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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17281-8.txt b/17281-8.txt new file mode 100644 index 0000000..0d6cb7c --- /dev/null +++ b/17281-8.txt @@ -0,0 +1,16353 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les loups de Paris + I. Le club des morts + +Author: Jules Lermina + +Release Date: December 11, 2005 [EBook #17281] +[Date last updated: January 2, 2006] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + +LES LOUPS DE PARIS + +PAR + +JULES LERMINA (WILLIAM COBB) + + + + +I + +LE CLUB DES MORTS + + + + +PARIS +E. DENTU, ÉDITEUR +LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES +PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS + +1876 + + + + + + +PROLOGUE + +LES GORGES D'OLLIOULES + + + + +I + +LE JUGEMENT + + +A l'heure où s'ouvre notre récit, c'est-à-dire dans la soirée du 15 +janvier 1822, un mouvement inaccoutumé régnait dans la rue Bonnefoi, où +s'élèvent les bâtiments du Palais de Justice, à Toulon. Une foule +compacte se pressait aux portes du tribunal, contenue par un fort +détachement de gendarmes qui, le sabre au poing, repoussaient les +curieux trop impatients. + +La ville de Toulon et le département du Var étaient sous le coup +d'émotions à la fois graves et pénibles qui se traduisaient par une +agitation toujours grandissante et dont l'accroissement pouvait fournir +matière aux inquiétudes des gouvernants. + +Ce qu'attendaient les nombreux habitants groupés autour du Palais de +Justice, c'était un arrêt auquel était suspendue la vie d'un homme. + +Il s'agissait d'une conspiration. On sait que l'année 1822 fut +particulièrement féconde en tentatives de révoltes, dont le but avoué +était de renverser les Bourbons, encore mal assis sur leur trône. + +On voyait surgir soudainement à l'est, à l'ouest, au nord, au sud, des +hommes qui, sans pâlir devant le danger, affirmaient hautement leur foi +politique, jusque sur les échafauds dressés à la hâte. C'était Caron, +c'étaient les sergents de La Rochelle. + +Les mouvements, mal combinés, avortaient. La police, usant largement +d'un odieux système de provocation, abusait de l'entraînement des +conjurés, et choisissait d'avance ses victimes. + +Les magistrats frappaient les imprudents des peines les plus dures, et à +Belfort, à Saumur, à La Rochelle, on n'entendait tomber de leurs lèvres +que ces mots sinistres: «Condamnés à la peine de mort.» + +Au nombre de ces conspirations, l'une des moins connues est la tentative +du capitaine Vallé, qui eut lieu à Marseille et dans le Var, au début de +l'année 1822. + +Nous n'entrerons pas dans les détails de cette affaire, qui, d'ailleurs, +resta à l'état de projet inexécuté et que la trahison arrêta dès ses +débuts. + +Sur la dénonciation d'un des affidés de la Charbonnerie, les meneurs +avaient été arrêtés avant toute exécution, et la cour d'assises, réunie +extraordinairement à Toulon, avait traduit à sa barre les officiers +désignés à la vengeance du gouvernement des Bourbons. + +Déjà, la veille, le capitaine Vallé avait été condamné à mort. +Aujourd'hui, les juges avaient à statuer sur le sort de plusieurs de ses +complices dont le nom avait été retrouvé sur une liste qu'il avait +lacérée et jetée au vent lors de son arrestation, mais dont la police +avait su retrouver et rapprocher les débris. + +Le principal accusé portait un nom bien connu dans le pays. Jacques de +Costebelle appartenait à une des plus anciennes familles des environs +d'Hyères, et les sympathies qu'il inspirait s'augmentaient encore de +cette circonstance que, se dégageant des préjugés de sa caste, Jacques +était connu pour un des apôtres les plus dévoués de la liberté. + +De plus, par une sorte de fatalité terrible, le président des assises +était un des plus anciens amis de son père. + +M. de Mauvillers tenait entre ses mains la vie de celui qu'il avait été +habitué à considérer en quelque façon comme son fils. + +Depuis la mort du marquis de Costebelle, Jacques avait presque +constamment vécu au château d'Ollioules, qu'habitait le magistrat. +Depuis deux années seulement, par suite de dissentiments politiques, une +rupture avait eu lieu, et M. de Mauvillers avait interdit sa maison au +fils de son ancien ami. + +Jacques, livré à lui-même, n'avait pas hésité à se consacrer tout entier +à l'oeuvre de délivrance qu'il jugeait juste et bonne. + +A peine âgé de vingt-cinq ans, il avait au coeur le dévouement ardent, +complet, profond, la religion du bien et l'acceptation du sacrifice. + +Tout à coup il s'était trouvé compromis dans l'affaire du capitaine +Vallé, arrêté et jeté en prison. + +Lorsque cette douloureuse nouvelle avait été connue, il n'était pas un +seul habitant d'Hyères et de Toulon qui ne fût convaincu que M. de +Mauvillers se récuserait. Le marquis de Costebelle, attaché à d'antiques +convictions, avait passé de longues années dans l'émigration, et c'était +là qu'était née l'amitié, qui jusqu'aux derniers jours de sa vie, +l'avait uni à M. de Mauvillers. + +Celui-ci aurait-il donc le courage, la cruauté de siéger, quand sur le +banc des accusés se trouvait le fils de l'homme qui l'avait aimé, qui +l'avait jadis aidé de son crédit et de sa fortune... car nul n'ignorait +que M. de Costebelle, possesseur d'une des plus belles fortunes du pays, +n'avait reculé devant aucun sacrifice pour sauver M. de Mauvillers de la +ruine. + +L'étonnement avait donc été profond quand on avait appris que le +magistrat avait pris place au fauteuil de la présidence. + +Avait-il donc quelque espoir de sauver l'accusé? + +On se faisait encore cette illusion. Et pourtant les plus avisés +secouaient la tête: ils avaient compris que le fanatisme politique +étouffe trop souvent les sentiments humains. + +Ceux qui connaissaient mieux M. de Mauvillers savaient que dans l'âme de +cet homme il était un sentiment qui primait toutes les considérations, +quelles qu'elles fussent: M. de Mauvillers était ambitieux; pour +obtenir, pour conserver la faveur du souverain, il n'était pas de +sacrifices, disons plus, de bassesses auxquelles il ne fût résigné +d'avance. Que lui importait le souvenir de son bienfaiteur? Le mot +d'ordre était venu des Tuileries. Hésiter, c'était désobéir, c'était se +condamner à une disgrâce certaine. En haut lieu, on ne veut que des +esclaves et les esclaves n'ont pas le droit de parler sentiment. + +M. de Mauvillers, insoucieux de la réprobation qu'il encourait, avait eu +le triste courage de rester à son poste. + +Et l'audience se prolongeait. + +Et de cette foule anxieuse s'élevait un murmure sourd qui grandissait +avec l'attente. + +Tout à coup il se fit une sorte de tumulte à la porte du Palais de +Justice. Un officier parut, et de son épée adressa un signe au +commandant de la gendarmerie. Les chevaux se cabrèrent et firent le vide +autour d'eux. Un mot terrible, sinistre, courut dans les groupes. Les +poitrines se serrèrent, des exclamations de colère et de désespoir se +firent entendre. + +Jacques de Costebelle était condamné à mort. + +M. de Mauvillers avait bien mérité de ses maîtres. + +A ce moment, d'une maison qui s'élevait juste en face du Palais de +Justice, une fenêtre s'était ouverte sans bruit. Elle était plongée dans +l'obscurité et l'attention était trop vivement excitée ailleurs pour que +cet incident fût remarqué. + +Une femme, enveloppée d'un manteau qui la cachait tout entière, la tête +couverte d'un voile noir, s'était penchée sur la balustrade de fer, et, +haletante, elle attendait. + +Les portes du Palais de Justice s'ouvrirent brusquement, et à la lueur +des torches portées par des soldats, le condamné parut. + +Jacques était un jeune homme de haute taille, aux épaules vigoureuses; +sous le reflet jaunâtre de la flamme, on voyait s'accuser nettement ses +traits rudes, mais empreints d'une enthousiaste énergie. Il était tête +nue; ses cheveux noirs, plantés bas, faisaient ressortir la fraîcheur de +son front mat et poli. + +Le condamné allait être réintégré dans sa prison, en attendant +l'exécution, déjà fixée au lendemain. + +Comme, pour se rendre à la Grosse-Tour, il fallait nécessairement +traverser une partie de la ville, au milieu de la foule, un nouveau +détachement de soldats avait été requis pour prêter main-forte aux +gendarmes. + +Jacques, les mains liées, les jambes retenues par des entraves, +attendait sur le perron du Palais de Justice le signal du départ. + +Tout à coup, il leva les yeux.... + +La femme qui se trouvait à la fenêtre avait levé la main, et de cette +main elle agitait un mouchoir.... + +Le jeune homme tressaillit: un frémissement convulsif le secoua tout +entier; mais, se contenant par un effort de volonté, il inclina deux +fois la tête. + +--En marche! dit une voix. + +Absorbé dans ses pensées, l'oeil fixé sur cette fenêtre obscure que lui +seul voyait, Jacques n'entendit pas. + +Une main se posa sur son épaule et le poussa rudement. + +Une sorte de rugissement s'échappa de la poitrine du jeune homme: il fit +un mouvement comme pour s'élancer, mais soudain un sourire passa sur ses +lèvres: + +--Allons! messieurs, dit-il, je vous suis. + +Et le sinistre cortège, éclairé par les torches fumeuses, s'ébranla dans +la direction du port. + +Silencieuse et triste, la foule saluait. + + + + +II + +PIERRE LE GEOLIER + + +Les prisons étant encombrées, le condamné à mort avait été enfermé, pour +plus de sûreté, dans un des cachots souterrains de la Grosse-Tour, à +l'entrée de la petite rade. + +Le greffier du tribunal lui avait donné lecture de l'arrêt qui le +condamnait à mort. L'exécution devait avoir lieu à sept heures du matin, +sur l'esplanade de l'Arsenal. + +Cette formalité remplie, la lourde porte s'était refermée sur celui que +la prétendue justice des hommes avait frappé. + +Jacques était seul. + +L'obscurité était profonde: on entendait au dehors le pas des +sentinelles et leurs voix qui se répondaient au loin; la mer mêlait son +écho lent et sourd au bruissement du vent dans les mâts qui craquaient. + +Jacques, debout, le dos appuyé contre la muraille fruste, restait +immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait. Douloureuse +méditation! + +Ainsi, tout était bien fini. A peine commencée, la vie s'arrêtait +brusquement. On allait le tuer. De lui, plein de vitalité, d'énergie, on +allait, dans quelques heures, faire un cadavre. Ce coeur qui battait à +pulsations précipitées s'arrêterait tout à coup; sous ce front qui +pensait se ferait la nuit et le néant.... Les deux mains du condamné se +crispaient lentement l'une contre l'autre... et pourtant pas un soupir +ne s'échappait de sa bouche. Et quiconque aurait pu voir son visage eût +remarqué avec surprise que sur ses lèvres il y avait comme un +sourire.... Ses yeux fixés sur les ténèbres semblaient revoir encore +l'apparition qui tout à l'heure s'était dressée en face de lui. + +Mourir! La jeunesse a d'étranges incrédulités. + +Jacques savait qu'il était perdu, et pourtant il doutait encore... et +comme si c'eût été un mot cabalistique, un nom vint sur ses lèvres: + +--Marie! Marie!... + +L'horloge de la grosse tour sonna. + +Il était dix heures. Encore neuf heures à vivre. + +A ce moment, Jacques entendit un pas s'approcher de son cachot. Une clef +fut introduite dans l'énorme serrure, qui grinça, puis la lourde porte +tourna sur ses gonds. + +Je ne sais quel espoir fou monta au cerveau de Jacques. Toutes ses +énergies se concentrèrent dans son regard. Mais sa tête retomba +tristement.... + +C'était un geôlier, couvert d'un grand manteau qui tombait jusqu'à ses +pieds, le front caché sous un bonnet de loutre qui ne laissait +apercevoir que deux yeux creux, et une barbe épaisse encadrant de +grosses lèvres. + +L'homme avait une lanterne à la main. + +--Que me voulez-vous? demanda brusquement Jacques. Ne puis-je du moins +obtenir le repos? + +Sans répondre, le geôlier ferma la porte, puis s'approchant de Jacques, +il souleva son bonnet, d'où s'échappa une chevelure hirsute, presque +sauvage: + +--Monsieur de Costebelle, dit-il, me reconnaissez-vous? + +Jacques le regarda attentivement. + +--Pierre Lamalou! s'écria-t-il. + +--Oui, Pierre Lamalou, dit le geôlier, qui vous a vu tout petit, pas +plus haut que ça, et qui est désespéré... + +--Mon brave, que veux-tu? c'est la guerre. Je suis le vaincu et je paye +ma dette.... J'ai fait mon devoir, comme d'autres le feront après moi... + +--Oui, oui, je sais, fit l'homme en secouant tristement la tête. Ils +disent comme ça que vous êtes un rebelle et qu'il faut faire un +exemple.... Moi, je sais que vous êtes bon et que vous ne pouvez avoir +voulu que le bien. + +--Mon ami, reprit Jacques, la sympathie d'un honnête homme comme toi +sera ma meilleure et dernière consolation. + +--Attendez, fit Lamalou. + +Il se pencha vers la porte et parut écouter attentivement au dehors. On +n'entendait aucun bruit. + +Puis, il se rapprocha de Jacques. + +--Voyez-vous, dit-il, j'ai pris un vilain métier; mais j'ai femme et +enfants... deux enfants... faut vivre.... Je me suis bien souvent +reproché d'avoir accepté cette place-là; mais aujourd'hui je suis bien +heureux que la misère m'ait poussé ici. + +--Que veux-tu dire? + +--Vous disiez, monsieur Jacques, que les quelques mots que je vous ai +dits seraient votre dernière consolation... Je ne crois pas ça, parce +que je vous en apporte une autre. + +--Je ne te comprends pas.... + +Lamalou écarta son manteau et prit à sa ceinture un papier soigneusement +plié. + +--Une lettre! s'écria Jacques, en étendant la main. + +--Oui, une lettre. + +--Qui te l'a remise? + +--Une dame, que je crois jeune, quoique je n'aie pas vu sa figure. Elle +se cachait sous un voile très-épais. Elle hésitait, la pauvre femme. Je +voyais bien qu'elle voulait me dire quelque chose. Alors je me suis +approché d'elle, et je lui ai dit tout bas: «Je connais M. de Costebelle +depuis plus de vingt ans.» J'ai vu que ça lui faisait plaisir et que ça +lui donnait confiance.... J'ai ajouté: «Si vous voulez que je lui dise +quelque chose de votre part...»--«Non, a-t-elle fait, c'est une lettre.» +Oh! je n'ai fait ni une ni deux, je l'ai prise, et la voilà. Maintenant +ne perdez pas de temps, lisez vite, car si l'on nous surprenait.... + +Jacques, immobile, tenait le billet entre ses mains. Tout son corps +tremblait. Il semblait qu'il n'eût pas le courage de briser le cachet. +Car cette lettre, c'était toute sa vie, tout son passé, tout ce qui +avait été son bonheur et son espérance. + +--Allons! allons! monsieur Jacques, insista le geôlier. + +--Tu as raison, fit Jacques. Devant mes juges, j'avais plus de courage. + +Il déchira l'enveloppe. + +Lamalou avait levé la lanterne et l'éclairait. + +Mais à peine le jeune homme eut-il jeté les yeux sur le billet qu'il +pâlit et jeta un cri. + +--Mon Dieu! mon Dieu! mais c'est horrible, cela! + +--Qu'y a-t-il, monsieur Jacques? Comment! est-ce que j'ai mal fait de me +charger de la commission? + +Mais Jacques ne l'entendait plus. Il lisait, il dévorait les lignes +rapidement tracées. + +Voici ce que contenait ce billet: + +«Mon ami, mon frère, je suis mourante de douleur et d'angoisse; vous +êtes condamné! notre père a été impitoyable. Les larmes me suffoquent; à +peine si je puis guider ma main, et cependant il faut que je vous +dise.... Mon Dieu! en un pareil moment! Jacques, celle que vous aimez, +celle qui s'est donnée à vous, Marie enfin.... Marie est mère! Les +angoisses de ces horribles jours ont avancé le terme.... Elle est +accourue vers moi, terrifiée, affolée... je l'ai cachée dans une cabane +des gorges d'Ollioules... et hier elle a mis au monde un garçon.... Que +faire?... Doit-elle avouer les liens qui l'unissent à vous?... elle le +veut, et je crois que nulle force humaine ne pourra la retenir... et +cependant c'est sa perte.... Notre père la chassera, la maudira... sa +vengeance s'étendra sur le petit être innocent qui, hélas! sourit dans +son berceau.... Jacques, à cette heure suprême, vous êtes le seul maître +de la destinée de ma pauvre soeur.... Dictez-lui votre volonté. Oh! à +vous, à vous seul elle obéira... exigez qu'elle cache la naissance de +cet enfant... exigez qu'elle se sauve... dites-nous à qui nous devons +confier notre cher trésor.... Oh! comme nous l'aimerons! Pauvre petit +orphelin, du moins tu auras deux mères.... Je pleure... je ne puis plus +écrire.... Tout ce que la plume ne peut expliquer vous le devinerez, +vous le comprendrez!... Jacques, un mot, quelques lignes... arrachez +Marie au désespoir... sauvez-la! Je ne veux pas qu'elle se perde, je ne +veux pas qu'elle meure.... Écrivez, de grâce, écrivez...» + +La lettre était brusquement interrompue. Sans doute un incident avait +empêché qu'elle fût continuée. + +Mais Jacques en savait assez. + +Hagard, les yeux grands ouverts comme ceux d'un fou, il froissait +machinalement entre ses doigts cette lettre dont chaque mot lui +torturait le coeur. + +Lamalou n'osait plus parler. Il devinait quelque épouvantable désespoir, +auquel il lui était impossible de porter remède. De grosses larmes +montaient à ses yeux et sa gorge était serrée comme dans un étau. + +Tout à coup Jacques se redressa. + +Ses deux mains se posèrent sur les épaules du geôlier. Il plongea dans +ses yeux son regard franc et clair, qui étincelait: + +--Ami! lui dit-il, au nom de mon père, au nom de tous ceux que tu aimes, +il faut que je sorte d'ici.... + +Lamalou recula, stupéfait. Non, en vérité, il n'avait pas entendu cela. +La bouche béante, il regardait Jacques. Évidemment il n'avait pas +compris. + +--Pierre, reprit Jacques de sa voix mâle et vibrante, je te supplie de +m'entendre. Vois-tu! la mort n'est rien... mais, cette nuit, il me faut +ma liberté! + +L'homme put enfin articuler quelques mots. + +--Ah! monsieur de Costebelle, vous savez bien que c'est impossible... +c'est de la folie.... La liberté! Ah! vous n'y songez pas... ne me +demandez pas cela! + +--Pierre, continua Jacques, combien faut-il de temps pour aller aux +gorges d'Ollioules? + +--Pour un bon marcheur, une heure et demie. + +--Autant pour le retour, trois heures. Il n'est pas encore onze +heures.... Laisse-moi sortir d'ici, et avant quatre heures je serai de +retour, et ils me trouveront là pour me tuer... + +--Tenez, monsieur Jacques, je ne puis vous comprendre. Ce que vous +demandez est tellement insensé!... Comme si cela se pouvait!... Voyons! +calmez vous! revenez à la raison... + +--Pierre, je veux ma liberté... + +--Demandez-moi ma vie... je vous la donnerai... mais autre chose... +c'est impossible... + +--Pierre, il y a six ans de cela, un jour, un homme avait glissé de la +falaise dans la mer... le flot hurlait, la tempête rugissait... l'homme +était perdu... tenter de le sauver était une folie... cet homme était un +vieillard... Pierre, c'était ton père!... Je me suis précipité à travers +les vagues et j'ai sauvé ton père!... Pierre, l'as-tu donc oublié?... + +--Non! non! faisait le geôlier, qui frémissait. + +--Pierre, c'est ma mère qui a attaché au front de ta femme le bouquet +des mariées... + +--C'est vrai!... c'est vrai!... + +--Pierre, tu m'as bercé dans tes bras... comme dans mes bras j'ai bercé +ton premier enfant... + +--Oui. + +--Eh bien! au nom de tous ces souvenirs, au nom de ton père, de ton +petit enfant qui me souriait et m'embrassait, donne-moi ces trois heures +de liberté! + +Lamalou chancelait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il +s'appuyait au mur pour ne pas tomber. + +--Pierre, vois... je me mets à genoux devant toi... je te supplie... à +mains jointes.... Pierre! + +Et Jacques, de ses deux bras, embrassait les genoux du geôlier. + +Tout à coup l'homme s'écria: + +--C'est ma vie que vous voulez, eh bien! prenez-la! + +--Enfin! fit Jacques en se redressant d'un bond. + +--Mais comment sortir d'ici? fit Pierre. + +--Ne peux-tu pas m'ouvrir les portes? + +--Moi! un pauvre porte-clefs.... Mais à deux pas d'ici les sentinelles +s'empareraient de vous.... Comment passer au guichet d'entrée? + +--Mon Dieu! tout est perdu! s'écria Jacques en se tordant les mains. + +--Non! attendez! par ici.... + +Le cachot dans lequel Jacques était enfermé prenait air et lumière par +le soupirail donnant sur la rade. Un énorme barreau de fer, scellé dans +le ciment, fermait la meurtrière. + +--Vous êtes bon nageur, fit Pierre. Je sais ça, puisque vous avez sauvé +mon père. Vous allez vous jeter dans la rade.... Le seul danger, c'est +que le bruit de votre chute soit entendu.... Mais je ne crois pas que ce +péril-là soit grand.... + +Jacques avait bondi vers le soupirail et secouait furieusement la barre +de fer. + +--Laissez cela, dit Lamalou, qui, depuis qu'il avait pris sa résolution, +avait recouvré tout son calme. + +Il écarta doucement Jacques. + +Puis, de ses doigts croisés, il enserra la barre de fer, s'arc-bouta sur +les reins, les pieds rivés au sol; les veines de son front saillirent +comme des cordes... on entendit un _han_! et du ciment brisé sortit la +barre de fer tordue. + +--Allez maintenant, dit Pierre. + +Jacques se tourna vers lui. + +--Pierre, ce que tu fais est grand et noble. Merci! Quand quatre heures +sonneront, je serai là, au bas de la tour. + +--Pourquoi faire? dit Pierre en haussant les épaules. Vous êtes sauvé, +profitez-en tout à fait. + +--Et toi? + +--Oh! moi... ça ne compte pas.... Ce que j'en disais, c'était pour la +femme et les petits... + +--Fuis avec moi... + +--Oh! ça! ce n'est pas possible!... Je ne peux pas quitter Toulon, +voyez-vous! ni la femme non plus. Nous y avons vécu, nous y mourrons. + +--Si je ne revenais pas, tu serais perdu! + +--Bah! fit Pierre avec un sourire triste, changement de logis, ils me +mettraient là-bas! + +Là-bas, c'était le bagne. + +Jacques frissonna. + +Il saisit la main de Pierre: + +--Tu m'as entendu, à quatre heures. + +--Comment! vous voulez... + +--Je veux tenir le serment que je t'ai fait.... Tu crois à ma parole? + +--Mais ce serait une folie. + +--Ce n'est jamais une folie que de faire son devoir. + +--Bah! partez toujours. Vous verrez après!... + +Et il se disait: + +--Quand il aura senti le grand air, du diable s'il se soucie du vieux +Lamalou! + +Ce sentiment se lisait si nettement sur son visage, que Jacques, +emporté par l'admiration, tant était simple ce désintéressement sublime, +prit l'homme par la tête et l'embrassa. + +Puis il répéta: + +--A quatre heures.... + +Pierre ne répondit plus; seulement il l'aida à passer par la meurtrière, +qui était étroite. + +Un instant après, un bruit sec monta jusqu'au geôlier. + +Jacques était à l'eau. + +Lamalou écouta. L'éveil n'avait pas été donné. + +--Allons! mon pauvre Lamalou, murmura le geôlier, te voilà bien!... + +Et, sortant du cachot, il ferma carrément l'énorme serrure. + + + + +III + +BISCARRE ET DIOULOUFAIT + + +Les gorges d'Ollioules constituent en réalité une des plus admirables +curiosités naturelles du midi de la France, si riche en merveilles. + +Entre le petit bourg du Bausset et la ville d'Ollioules, le voyageur +rencontre tout à coup de gigantesques roches qui s'élèvent à pic à une +hauteur énorme. Plus de ceps chargés de raisins, plus d'oliviers, plus +de verdure. La pierre âpre, noirâtre, brune, se dresse comme une +muraille infranchissable. Les anfractuosités de la roche se déchiquètent +en dentelures bizarres, et quand le soleil couchant rougit le ciel, on +dirait une frange bordée d'or rutilant. + +Par quel cataclysme cette masse colossale s'est-elle fendue dans toute +sa hauteur, comme sous le choc d'une hache géante? Dans quelle +convulsion géologique s'est opéré ce déchirement, qui ne laisse entre +les deux murailles lisses qu'un étroit défilé, dans lequel parfois +trois hommes ne pourraient passer de front? + +A l'époque où se passe cette première partie de notre récit, il était +rare que quelque voyageur s'aventurât de ce côté. Aussi les gorges +d'Ollioules avaient-elles un renom sinistre. Plus d'un malfaiteur +trouvait un refuge dans les détours inexplorés de ce val d'enfer, comme +on l'appelait encore dans le pays. + +Le lent travail de la nature avait creusé à travers les blocs des +galeries étroites, multiples, s'entre-croisant et dont les diverses +issues étaient souvent inconnues. La nuit, cette masse semblait cacher +dans ses flancs tout un monde fantastique. + +Cette nuit-là surtout. + +Deux heures s'étaient écoulées depuis le moment où Lamalou avait aidé à +l'évasion de Jacques. + +Le défilé d'Ollioules, plongé dans les ténèbres profondes, était muet et +désert. Le vent sifflait, âpre et froid, et les saxifrages, secouant +dans l'ombre leurs broussailles dénudées, ressemblaient à des gnomes +bizarrement accroupis sur la roche. + +Tout à coup (il était environ une heure du matin), un bruit sourd, +régulier, éveilla les échos des gorges. + +C'était le pas d'un homme, pas vigoureux, accentué. + +Qui donc pouvait s'aventurer à cette heure dans ce lieu maudit? + +Celui qui marchait semblait se hâter. Évidemment il connaissait +admirablement les localités; car, après avoir franchi le premier +passage, il se dirigea nettement vers la paroi de gauche des rochers. +Là, il se baissa et toucha la pierre de ses mains. + +Sans doute ses doigts rencontrèrent ce qu'ils cherchaient, car il laissa +échapper une exclamation satisfaite; puis il commença à gravir +lentement le roc. Il s'était engagé sur une sorte de sentier à peine +tracé et qu'il eût été difficile de reconnaître, même à la lumière du +jour. + +Il montait, s'accrochant, pour aider son ascension, aux troncs chauves +des pins. + +Au bout de cinq minutes, il s'arrêta. + +Il se trouvait environ à une hauteur de dix mètres. Ses mains palpèrent +encore une fois la pierre avec précaution. Puis il se courba, et de ses +lèvres s'échappa un son singulier. + +C'était une sorte d'ululation sourde et rauque à la fois, comme le +hurlement contenu d'une bête fauve. + +Quelques instants s'écoulèrent, puis le même cri répondit. + +Cette fois, il semblait partir des profondeurs de la terre. + +Deux fois, ce cri--un signal, à n'en pas douter--fut échangé entre +l'arrivant et un personnage invisible. + +Puis sur la crête du roc une ombre parut: elle descendit et s'approcha +de l'autre. + +--Qui vive? demanda une voix. + +--Loup, répondit-on. + +--Est-ce toi, Biscarre? + +--C'est moi. + +Les deux hommes se réunirent, puis disparurent bientôt dans une +anfractuosité en forme d'entonnoir. Là, se soutenant à la force des +poignets, ils se laissèrent tomber dans une excavation en forme de +caveau, et dans laquelle brûlait un feu de broussailles, dont la fumée +était entraînée par un courant souterrain. + +--Diouloufait, allume la lanterne, dit l'arrivant qui avait répondu au +nom de Biscarre. + +L'autre obéit. + +La physionomie de ces deux hommes, bien que différente, n'en portait pas +moins un même cachet effrayant. + +Et sans même regarder leur visage, qui se fût trouvé subitement en face +d'eux n'eût pu réprimer un frisson. + +Car tous deux portaient le costume des forçats. + +Biscarre était grand, bien proportionné, et même, sous les ignobles +vêtements qui le couvraient, on devinait je ne sais quelle élégance +native; ses mains sèches et nerveuses n'appartenaient point à un paysan. + +Il avait jeté à terre le bonnet vert qui cachait ses cheveux ras, de +couleur rousse, et, à la lueur du foyer qui crépitait, son masque +s'accentuait, avec ses traits fermes et anguleux, sa bouche aux lèvres +épaisses et sensuelles. + +Le front était bas, les mâchoires proéminaient en avant: on eût dit la +tête d'un fauve, d'un loup. Les dents blanches et aiguës apparaissaient +dans un rictus ironique: les yeux, à pupilles jaunes et mobiles, +complétaient la ressemblance de l'homme et de l'animal. + +Quant à Diouloufait, un seul mot peut suffire pour le dépeindre. C'était +un colosse. Tout en lui était énorme. Les traits boursouflés n'avaient +point pour ainsi dire de galbe propre: le nez épaté, les gros yeux, la +bouche lippue et largement fendue, les oreilles rouges et s'écartant du +crâne en conques disproportionnées, tout contribuait à donner, au +premier coup d'oeil, la sensation de la brutalité poussée à ses +dernières limites. + +--Tonnerre! s'écria Diouloufait, je ne t'attendais plus.... Voilà trois +heures que tu devrais être ici.... + +A cette apostrophe, un éclair de colère passa dans les yeux de Biscarre. +Cependant, il se contint: + +--Une fois pour toutes, souviens-toi, Diouloufait, que tu es fait pour +m'attendre et pour m'obéir... + +--Je le sais bien, fit le géant; mais enfin... il y a des bornes... + +--Non. Il n'y a d'autres bornes que celles que fixe ma volonté. + +L'accent de Biscarre était empreint d'une autorité si cassante, que +jamais despote n'eût mieux rendu les nuances de l'absolutisme le plus +complet. + +Et sans doute, le forçat avait le droit de parler ainsi, car après +l'avoir considéré un instant comme s'il avait senti en lui quelques +velléités de révolte, Diouloufait baissa les yeux et se tut. + +--Je n'ai pu m'évader qu'à minuit, reprit Biscarre, condescendant +toutefois à donner cette explication. Nul ne s'est encore aperçu de ma +disparition, car le canon n'a pas encore retenti; donc la nuit est à +moi. + +--Oh! le canon, fit Diouloufait en riant bruyamment, ils l'ont bien tiré +pour moi; je n'en suis pas moins bien tranquille ici. + +--A qui le dois-tu? + +--Parbleu! cette bêtise! à toi. Oh! tu es un malin, ça ne se discute +pas, et les autres ont bien su ce qu'ils faisaient quand ils t'ont nommé +chef des Loups. Tu as tout pour toi: de l'éducation, une tenue d'un chic +parfait, et puis cette poigne.... + +En considérant les énormes biceps de Diouloufait, on ne pouvait que +s'étonner de ces derniers mots. Était-il possible que ce colosse pût +éprouver de l'admiration pour la force de Biscarre, dont l'apparence, +quoique assez vigoureuse, ne pouvait être comparée à la sienne? + +Cependant, l'accent de Diouloufait ne prêtait à aucune interprétation; +il constatait franchement, sérieusement: c'était un simple hommage rendu +à la vérité. + +Quoi qu'il en fût, Biscarre interrompit brusquement son complice: + +--Assez! fit-il, nous ne sommes pas ici pour énumérer nos qualités +respectives. Demain, au point du jour, il faut que nous ayons quitté la +France. + +--Bah! Alors mettons-nous en route tout de suite. + +--Non, car avant tout j'ai une petite affaire à terminer. + +Et il ricana méchamment. + +Aucune expression ne saurait rendre l'expression de basse et féroce +cruauté qui crispait le masque de cet homme. + +--Une affaire? En suis-je? + +--Oui. + +--Et il faudra.... + +Diouloufait fit un geste significatif. + +--Je ne le crois pas. + +--Et à gagner? + +--Rien aujourd'hui, mais plus tard, oh! plus tard, ajouta-t-il, tout à +gagner! + +Il rit encore. + +--Alors une vraie opération? Ça me va! + +--Maintenant, réponds-moi: As-tu trouvé ce que je t'ai ordonné de +chercher? + +--Quoi? la petite dame? Oh! ça n'a pas été bien malin. + +--Elle est près d'ici? + +--A cent mètres. La première petite maison au sortir de la gorge. + +--Maison isolée? + +--On y tuerait quelqu'un en plein jour. + +--Bien. Avec qui est cette dame? + +--Avec la Bertrade, une vieille paysanne. + +--Oui, je la connais; c'est bon. Personne de plus? + +--Elle a reçu une visite dans la journée. + +--Une autre dame? + +--Oui. + +--Regarde-moi en face, dit Biscarre. + +--Tiens! pourquoi donc? fit Diouloufait avec son rire niais. J'aime pas +regarder tes yeux, ils me font peur. + +--C'est pour cela. Maintenant, réponds-moi: Tu n'as pas cherché à savoir +quelles sont ces femmes? + +--Oh! ça! je peux le jurer! + +--C'est bien. Qu'as-tu remarqué? + +--Dame, que ce sont des femmes de la haute, voilà tout. + +--As-tu fait quelque supposition au sujet de leur séjour dans cette +maison isolée? + +--Ah! ça! oui, j'en ai fait une. + +--Laquelle? + +--Ce n'est pas la peine de me regarder comme si tu allais me poignarder! +Tu m'interroges, je réponds, et bien franchement encore.... J'ai +supposé... on a le droit de supposer... que la plus jeune avait eu un +malheur, et que, pour cacher les suites du malheur... + +--Assez! dit encore Biscarre. + +Il était livide. + +--Ecoute-moi: Si jamais un mot sort de ta bouche, si jamais tu commets +une sottise quelconque, si tu fais, même en face de moi, une allusion à +cette aventure, aussi vrai que je m'appelle Biscarre, roi des Loups, tu +es un homme mort! + +Le géant parut mal à l'aise. Il paraît que cette menace avait un sens +précis. + +--C'est convenu, balbutia-t-il, on se taira. + +--J'y compte. Maintenant suis-moi, et en route. + +--Où allons-nous? + +--A la maison isolée. + +--Bah! l'affaire, c'est ça? + +--Pas de questions. + +--Cependant, il faut que je sache ce que j'aurai à faire. + +--Presque rien. Tu es sûr que la jeune dame est seule avec la paysanne? + +--Oh! à cette heure-ci, tout ça dort; à moins que le mioche ne les +tienne éveillées. + +--A mon signal, tu te jetteras sur la vieille. + +--Et qu'est-ce que je lui ferai? fit Diouloufait avec le mouvement de +tordre le cou à un poulet. + +--Tu l'empêcheras de crier, de remuer. + +--Ça, c'est facile; mais faudra-t-il aller jusqu'au bout? + +--Comme tu voudras. + +--Bon. + +--J'ai besoin de rester seul avec la femme, j'ai à lui parler sans +témoins. + +--Personne ne te gênera. + +--Dans une heure, nous aurons atteint une baie dans laquelle un canot +nous attend, et quand, à l'aube, le canon de la citadelle annoncera +l'évasion de Biscarre, nous serons loin. + +Un instant après, les deux hommes descendaient lentement la pente du roc +et se dirigeaient du côté du Beausset. + + + + +IV + +MATHILDE ET MARIE + + +La maison à laquelle les deux forçats venaient de faire allusion se +trouvait sur le coteau qui s'appuyait, à l'orient, sur la masse des rocs +d'Ollioules. + +A vrai dire, cette bâtisse avait droit tout au plus au titre de +chaumière, avec ses murs de pisé, son toit de paille, ses deux fenêtres +étroites et incommodes, sa porte branlante et mal fermée. + +Et cependant c'était là que s'était réfugiée la fille cadette de M. de +Mauvillers, de celui-là même qui venait de condamner à mort Jacques de +Costebelle. + +Triste roman, que celui-là, et qui peut se résumer en quelques lignes. + +M. de Mauvillers était resté veuf de bonne heure avec ses deux filles, +Mathilde et Marie. + +Absorbé par les soins de son ambition, il s'était peu préoccupé de +l'éducation de ses enfants, estimant que le plus important serait, au +jour venu, de les marier dans d'honorables conditions, ce qui +signifiait, dans l'esprit de M. de Mauvillers, qu'elles devaient former +des alliances utiles à ses propres projets. + +M. de Mauvillers rêvait le ministère, la pairie. Ses filles pouvaient +l'aider à atteindre ce but. Coeur sec et intelligence quasi brutale, il +n'avait jamais éprouvé le moindre sentiment d'affection vraie, et ses +ennemis disaient à voix basse--car il était redouté--que sa femme était +morte de chagrin. + +Il est des âmes aimantes que l'égoïsme tue plus sûrement que le poison. + +Mathilde et Marie s'étaient donc trouvées livrées à elles-mêmes. Leurs +caractères s'étaient développés sans direction effective, sans contrôle +efficace. + +M. de Mauvillers n'exigeait d'elles que le respect. Les banalités de +l'amour paternel restaient pour lui lettre morte, temps perdu, vaines +démonstrations. Qu'on se levât lorsqu'il entrait, qu'on s'inclinât sans +un mot devant ses volontés quelles qu'elles fussent, rien de plus. Il se +croyait père parce qu'il dominait. + +Ainsi que nous l'avons dit, il avait contracté vis-à-vis de M. de +Costebelle les plus grandes obligations. Sa fortune personnelle, +absolument compromise pendant l'émigration, avait été rétablie grâce au +concours du père de Jacques, homme honnête et bon dans toute l'acception +du mot, et qui avait conservé jusqu'à sa mort cette illusion que M. de +Mauvillers était une âme stoïque et digne des temps anciens. Il n'avait +pas deviné que la fidélité gardée par M. de Mauvillers à la cause des +Bourbons, même lorsque l'empire offrait carrière à son ambition, n'avait +pour motif réel que la prescience intuitive de la chute prochaine du +colosse. Il est des temps où l'attente et la patience sont des +habiletés. + +M. de Costebelle laissait en mourant deux fils: l'un, Frédéric, officier +dans l'armée royale, et Jacques, âme d'artiste, vivace, exaltée, et qui +ne semblait pétrie que pour la lutte. + +Jacques inquiétait M. de Costebelle. En vain il avait tenté de +régulariser cette fougue, d'endiguer cette énergie. Mais sa sévérité +paternelle se brisait bientôt, devant les brillantes qualités de ce +coeur chaud et enthousiaste. + +Cependant, à son lit de mort, M. de Costebelle avait supplié son ami de +Mauvillers de veiller sur ce fils bien-aimé. Il espérait que la froide +raison du magistrat parviendrait à calmer cette excitabilité presque +maladive. + +M. de Mauvillers promit. + +Et voici comment il tint sa promesse. + +Reconnaissant à Jacques un véritable talent d'orateur, et comprenant +que, bien dirigé, il lui serait possible de parvenir, soit par le +barreau, soit par la magistrature, à de hautes destinées, M. de +Mauvillers éprouva une jalousie haineuse, et ne tenta rien pour +satisfaire aux voeux de son ami mort. + +Jacques eut toute liberté de penser, d'agir, d'aller là où +l'entraînerait son imagination. + +Seulement, lorsque Jacques s'enthousiasma par les idées nouvelles, se +réchauffa à cette lueur révolutionnaire qui semblait jaillir à nouveau +du foyer de 89, M. de Mauvillers le mit à la porte. + +On sait le reste. + +Mais Jacques n'avait pas impunément passé vingt ans de son existence +auprès des deux jeunes filles. + +Mathilde était de caractère calme et froid. Non qu'à l'exemple de son +père elle niât ou ignorât ce qu'étaient le beau et l'idéal. Mais elle +avait hérité de sa mère la passivité, presque la défiance d'elle-même et +des autres. Elle adorait sa soeur et se fût sacrifiée pour elle; mais +elle renfermait ses sentiments dans son coeur, restant toujours affable, +d'humeur égale et douce, réprimant, sans raisonner, bien entendu, tout +élan, toute expansion. + +Marie était tout autre: c'était l'enfant avec toutes ses naïvetés, ses +joies sans motif ou ses petites colères mutines. Elle riait à la vie, à +l'avenir comme si elle avait couru à une fête. Elle aimait à parler, à +ouvrir son âme à toutes les effluves; tout lui était plaisir; sa charité +gracieuse doublait le prix de l'aumône. Quand elle passait dans le pays, +on disait: Voilà le soleil d'Ollioules! + +Et c'était, en vérité, comme un rayonnement de joie, de bonté et de +charme. + +Que de fois, courant avec Jacques à travers les prairies ou les bois +d'oliviers, elle avait écouté avec ravissement la voix des oiseaux, +chantant leurs hymnes de joie! Alors elle le prenait par la main et lui +disait: + +--Tout est beau! tout est bon! + +L'amour vint. Tout autre que M. de Mauvillers l'eût prévu. Lui, ne vit +rien. Il chassa le fils de son bienfaiteur, comme il eût fait d'un +laquais. Marie voulut prendre sa défense, M. de Mauvillers l'arrêta d'un +seul mot. Il _voulait_, cela devait suffire. + +Ces rigidités irraisonnées amènent la révolte. Marie feignit de se +soumettre. Et la contrainte qu'elle s'imposa ne fit que développer le +sentiment qui germait encore ignoré en elle. + +Sa soeur comprit, mais trop tard. Mathilde pouvait-elle prévoir la +faute, ignorant elle-même ce qu'était l'amour...? + +Un jour, Marie lui avoua qu'elle aimait Jacques, et qu'elle était aimée +de lui. Elle ne se repentait pas. Jacques était si bon, si honnête, si +aimant! Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? Il était certain que le mariage +aurait lieu. Il suffisait que M. de Mauvillers se réconciliât avec lui. +Et, le temps marchait; et Jacques, fou d'amour, fou de jeunesse, ne +sentait pas qu'il marchait à sa perte. Ses idées, ses convictions, +étaient pour lui une religion; il était convaincu du triomphe prochain. +Tout lui semblait beau, lumineux, rayonnant. + +Vint le réveil.... + +Jacques était arrêté, Marie allait devenir mère. + +M. de Mauvillers était implacable. Le fils du marquis de Costebelle +n'était plus qu'un ennemi politique. Il était condamné d'avance. + +Mathilde fut admirable de dévouement. Elle eut le courage d'aller avouer +la vérité à une vieille parente qui habitait Aix, la suppliant de +l'aider à sauver la coupable. Madame de Sorlis, c'était son nom, y +consentit, et, grâce à un stratagème, Marie put aller passer chez elle +les derniers mois de sa grossesse. + +M. de Mauvillers avait en vérité bien d'autres soucis en tête. + +Puis voilà que Marie avait appris les inquiétantes péripéties de +l'instruction dirigée contre Jacques. Jusqu'alors elle avait eu +confiance. M. de Mauvillers ne pouvait oublier le passé à ce point: le +fils du marquis devait lui être sacré! + +Pauvre enfant, qui ne croyait pas au mal et qui s'était perdue avec +l'insouciance des rêveurs! + +Enfin, le jour se fit dans son cerveau. Une vision horrible apparut +devant ses yeux... le tribunal, la condamnation... l'échafaud! + +Alors, folle de terreur, s'arrachant aux bras de madame de Sorlis, qui +voulait en vain la retenir, elle était revenue vers sa soeur, en lui +criant: + +--Sauve-nous! + +Et maintenant, dans cette soirée sinistre où l'arrêt de mort tombait des +lèvres de M. de Mauvillers, elle était là, dans cette masure, étendue +sans force sur son lit de douleur, à demi folle, attendant sa soeur, qui +était allée à Toulon pour connaître l'issue du procès.... Sa soeur, qui +savait tout et qui ne revenait pas.... + +La femme qui la soignait était sa nourrice. + +Nous le savons; on l'appelait Bertrade. + +La pauvre femme pleurait sur celle qu'elle appelait encore sa fille, +comme au temps où elle la nourrissait de son lait. + +Elle regardait ce visage pâli, ces yeux creusés par les larmes et la +souffrance, et elle berçait machinalement le petit enfant qui dormait +dans son berceau. + +Puis, il y avait plusieurs nuits qu'elle veillait, elle s'était +assoupie.... + +Marie était restée seule dans ce silence, seule avec ses épouvantables +angoisses. Ses lèvres répétaient incessamment un nom: + +--Jacques! Jacques!... + +Ses yeux ne quittaient pas l'horloge de bois suspendue au mur et dont le +balancier tintait monotone derrière les poids de fer. + +Il était minuit et demi.... + +Tout à coup Marie tressaillit, et d'un effort elle se dressa à demi, se +soutenant sur ses poignets. Était-ce donc une illusion? Elle croyait +avoir entendu du bruit au dehors!... + +Si c'était Mathilde!... + +Elle revenait. Tout était fini. Etait-il condamné? Qui sait? Peut-être +M. de Mauvillers... + +--Bertrade! Bertrade! cria-t-elle. + +La nourrice se réveilla en sursaut. + +--A la porte... cours... vite.... Quelqu'un!... + +Bertrade se hâta d'obéir.... La porte tourna en grinçant sur ses gonds +rouillés.... + +Et deux cris retentirent: + +--Marie! + +--Jacques!... + +Et la pauvre enfant, folle de joie, éperdue, à demi mourante, se laissa +tomber dans les bras de celui qu'elle croyait à jamais perdu... + + + + +V + +LE SERMENT D'UNE MÈRE + + +--Toi, mon Jacques! répétait Marie qui sanglotait. + +Elle l'avait doucement écarté d'elle, et le regardait de ses grands yeux +rayonnants d'une joie indicible. + +La vieille Bertrade s'était laissée tomber sur les genoux, et portait à +ses lèvres le vêtement du jeune homme. + +Jacques sentait les larmes monter à ses paupières; il ne pouvait parler, +tant l'émotion le tenait serré à la gorge. + +En vérité, c'était une épouvantable situation. + +Il comprenait quel espoir, mieux, quelle certitude s'imposait à celle +qui lui appartenait. Elle le voyait, donc elle le croyait à jamais +sauvé. + +Et pourtant, il était perdu: quand le jour se lèverait, il tomberait +sanglant sous les balles des exécuteurs. + +S'il était accouru vers Marie, c'était pour obéir à l'appel que Mathilde +lui avait adressé. + +Il voulait lui crier: + +--Je veux que tu vives, je veux que tu caches à ton père notre faute +commune. Par prudence pour toi-même, pour notre enfant, il le faut, je +te supplie de m'obéir. + +Il n'avait pas songé à cette illusion sinistre que lui donnait sa +présence. Pouvait-elle deviner, elle, qu'il eût obtenu de ses geôliers +quelques heures de liberté?... et surtout qu'il eût donné sa parole +d'honneur en garantie de son retour, quand ce retour, c'était la mort? +Il restait là, immobile sous son regard, muet. + +Parler, c'était la tuer. + +La joie folle qui lui remplissait le coeur ne pouvait être sans danger +immédiat pour sa vie, transformée tout à coup en cette horrible +angoisse. + +--Jacques, dit-elle enfin, de sa voix si douce, tu n'as pas encore +embrassé notre enfant. + +Elle fit un signe à la vieille nourrice, qui souleva l'enfant dans ses +bras. + +Marie le prit et approcha son front des lèvres de Jacques. + +L'enfant!... + +A sa vue, Jacques éprouva une telle douleur qu'il eut peine à réprimer +un cri. + +Oh! comme il l'embrassa pour mieux cacher la poignante étreinte qui lui +brisait le coeur! + +--Tu l'aimeras bien, disait Marie. Sais-tu, il est très-fort. Je +l'appellerai Jacques comme toi. Oh! maintenant que tu es là, je ne +crains plus rien, je suis heureuse. + +Heureuse! ce mot tombait sur le cerveau de Jacques comme un coup de +massue. + +Tandis qu'elle parlait, tandis qu'il soutenait l'enfant en le serrant +doucement contre sa poitrine, il regardait Marie. + +Sa pâleur avait disparu: les teintes de la vie étaient remontées à ses +joues. Sous le bonnet de dentelle blanche qui serrait son front, ses +cheveux blonds s'échappaient en boucles mutines. Ses grands yeux bleus +rayonnaient d'une indicible émotion. + +--Tu ne me parles pas, continuait-elle. Et pourtant tu as tant de choses +à me dire. Il faudra que tu me racontes tout. Qui t'a sauvé? c'est notre +père, n'est-ce pas? Vois-tu, nous avons été injustes envers lui. Il n'a +pu frapper le fils d'un ancien ami. + +--Marie! + +Le malheureux se sentait trembler tout entier. Il eût voulu arrêter sur +les lèvres de la jeune femme ces paroles qui le torturaient. + +Elle ne comprenait pas et continuait: + +--Vois-tu, j'ai toujours confiance en lui, malgré sa sévérité apparente. +Aussi, maintenant, nous ne devons plus avoir de secrets pour lui. Nous +lui dirons tout. Je sais que l'aveu te coûterait trop; c'est moi qui +aurai ce courage. Il nous pardonnera, j'en ai la conviction. Alors, +quelle joie! Je serai ta femme devant les hommes, comme déjà je suis +unie à toi devant Dieu. + +Jacques poussa un cri. Il chancelait. + +--Jacques! Jacques! qu'as-tu donc? Pourquoi ne me réponds-tu pas? + +--Marie! il faut t'armer de courage... + +--Du courage? et pourquoi? Quel nouveau malheur nous menace? + +Jacques ne répondait pas. + +Il parlait de courage, et lui-même se sentait lâche. + +Marie lui avait saisi les mains. + +--Je t'en supplie, ne me laisse pas dans cette incertitude... J'ai tant +souffert, depuis que tu étais là-bas, dans cette horrible prison.... Ah! +je le sens... je n'ai plus de force pour souffrir.... Si l'espérance, à +peine retrouvée, devait être perdue tout à coup.... Jacques, je sens que +j'en mourrais... + +--Mourir! Est-ce que tu as le droit de mourir, toi? Tu oublies donc +notre enfant... + +--Notre enfant! + +Elle l'attira à elle et le couvrit de baisers. + +--C'est vrai! et puis, pourquoi parler de mort... puisque tu es là... +puisque nous sommes à jamais réunis! + +L'horloge de bois sonna deux heures. + +Il n'y avait plus à hésiter. Jacques ne pouvait rester une minute de +plus. Il y avait là-bas un honnête homme qui avait risqué sa vie pour +lui, et qui l'attendait dans de mortelles angoisses, lui qui avait aussi +une femme et des enfants. + +Jacques se raidit contre sa propre faiblesse. + +--Marie, dit-il tout à coup, il faut que tu m'entendes... car tu ne sais +pas tout... + +--Jacques, tu me fais peur!... + +--Ma bien-aimée, ma femme, il faut que je te quitte... + +--Me quitter! non! non! je ne le veux pas.... A ton tour, je te dis que +tu n'en as pas le droit... ne m'abandonne pas, au nom de notre enfant... + +--Il le faut pourtant, reprit Jacques d'une voix grave. + +Il y eut un silence. Il rassemblait tout son courage. + +--Mais, du moins, s'écria Marie, tu es sauvé! n'est-il pas vrai?... + +--Oui, proféra le jeune homme avec effort. + +Il devait mentir. Son parti était pris. + +--Eh bien! je t'écoute, maintenant que je ne crains plus pour ta vie.... + +--Marie, quoi que je te demande, jure-moi de m'obéir... + +--N'es-tu pas mon époux, le maître de ma vie?... + +--Voici toute la vérité... Marie! j'ai été condamné!... + +--Toi! mon Dieu!... Ah! les hommes sont sans pitié! + +Il eut un sourire attristé. + +--Ne parle pas ainsi, ma douce Marie: il est des âmes généreuses et +bonnes.... + +Elle l'interrompit. + +--Mais, puisque tu es condamné, comment te trouves-tu ici, près de moi? + +Jacques hésita. + +--Je me suis évadé, dit-il enfin. + +--Évadé! Alors, tu es en danger... tu peux être arrêté de nouveau.... +Mon Dieu! mais c'est à désespérer... il faut se hâter de fuir... tu ne +peux risquer de retomber entre les mains de tes ennemis. + +Elle lui tendit la main. + +--Je comprends tout. Alors que tu pouvais gagner la mer, tu as voulu me +revoir.... Ah! merci pour cette pensée!... Dis-moi... toutes tes +précautions sont prises?... + +--Oui! oui!... + +--Tes amis t'attendent, n'est-ce pas? + +--C'est cela... en quelques heures j'aurai atteint le rivage... et là, +je suis sauvé... + +--Et moi qui ne comprenais pas, quand tu me parlais de t'abandonner.... +Ah! je me reproche de t'avoir retenu si longtemps. Tu vas gagner +l'Italie, n'est-ce pas?... Dès que tu seras en sûreté, tu m'écriras... +et j'irai te rejoindre avec notre cher enfant.... C'est bien cela, +n'est-il pas vrai?... + +--Oui! l'Italie!... + +Jacques, livide, balbutiait. Mais elle ne devinait rien. + +--Va, va, mon Jacques. Je t'appartiens, je suis ta femme... quand tu +m'appelleras, j'accourrai auprès de toi... et, réunis pour toujours, +nous oublierons ces jours de malheur. + +--Ecoute-moi encore, dit Jacques, et surtout ne t'effraie pas. Je vais +fuir, et tu ne peux ignorer qu'un semblable départ me force à courir +quelque danger... + +--Je le sais, mais j'ai confiance! + +--Moi aussi, j'ai foi en l'avenir... cependant, j'ai dû prendre une +précaution... + +--Laquelle? Dis vite; car, en vérité, il me tarde maintenant que tu sois +loin d'ici.... + +Jacques tira de sa poitrine un pli cacheté: + +--Je te le répète, je suis persuadé qu'il ne m'arrivera aucun +accident... pourtant j'ai écrit ce testament... + +--Un testament! oh! ne prononce pas ce mot! + +--Il faut conserver sa force en face du danger. C'est pour notre petit +Jacques que j'ai dû songer à tout.... Si, par hasard, par un de ces +événements que rien ne peut faire prévoir, il survenait, pendant ma +fuite, quelque obstacle, ce testament reconnaît les droits de notre +enfant à mon nom et à ma fortune.... Je sais que cette reconnaissance +est irrégulière; cependant, en des circonstances aussi graves, elle a +force spéciale. Garde ce précieux document, ma femme bien-aimée... et +s'il devenait nécessaire de le produire au grand jour, n'hésite pas.... + +Elle voulut parler, il l'interrompit d'un geste: + +--Ce n'est pas tout, ajouta-t-il. Il m'en coûte de détruire dans l'âme +d'une fille respectueuse les dernières illusions qu'elle peut encore +conserver.... Mais il faut que tu le saches, c'est des lèvres de M. de +Mauvillers qu'est tombé l'arrêt de ma condamnation. + +--C'est horrible! murmura Marie. + +--M. de Mauvillers a obéi à sa conscience. Il ne m'appartient pas de le +blâmer. Il a frappé en moi un ennemi de tout ce qui lui est sacré, +c'était son droit. Mais qui sait si cette animosité ne s'étendrait pas +sur notre enfant?... + +--Non! c'est impossible! + +--Qui sait? te dis-je. Jure-moi d'être prudente, de ne pas trahir notre +secret. + +--Mais puisque je dois aller bientôt te rejoindre? + +--Cette raison même doit t'engager au silence. J'espère, grâce à des +amis puissants et dévoués, obtenir bientôt le retour dans la patrie. Si +M. de Mauvillers connaissait les liens qui nous unissent, peut-être sa +colère me serait-elle nuisible. + +--Tu as raison! Je te comprends. + +--Tu te tairas. Tu me le jures... + +--Jusqu'au jour où tu m'auras donné le droit de parler, je te promets de +garder notre secret enseveli dans mon âme. + +--Merci!... mais mon absence peut se prolonger... pendant quelques +semaines... quelques mois.... Jure-moi de ne pas parler, quoi qu'il +arrive, avant qu'une année entière ne se soit écoulée... + +--Une année! mais tu me fais frémir... + +--Jure... je t'en supplie.... + +Marie fixa sur lui un long regard, comme si elle eût cherché à lire dans +son coeur. + +Il eut la force de lui sourire. + +--Je te le jure, dit-elle, quoi qu'il arrive, pas un mot ne s'échappera +de mes lèvres... avant une année. + +Il se pencha vers elle et la pressa dans ses bras. Puis, il prit +doucement l'enfant et l'embrassa. + +--Adieu! dit-il. + +--Ne prononce pas ce mot! s'écria mademoiselle de Mauvillers, au revoir! + +--Au revoir! s'écria Jacques. + +Et, fou de douleur, il s'élança dehors. + +--Mon Dieu! murmura Marie, protégez-le! car s'il meurt, je mourrai.... + +Elle attira l'enfant contre son sein. + +La pauvre petite créature se prit à pleurer. + +Le cri vagissant traversa le coeur de la mère dont la tête pâle retomba +sur son oreiller. + +--Oh! j'ai peur! fit-elle d'une voix à peine perceptible. + +Immobile, les bras croisés sur sa poitrine, elle semblait être morte. +C'est qu'une effrayante angoisse la torturait jusqu'aux fibres les plus +profondes de son être.... + +Tant que Jacques avait été devant elle, avec son énergie, tant qu'elle +avait pu considérer cette tête mâle et fière, elle avait gardé son +courage.... + +Maintenant, il lui semblait qu'elle avait eu tort de le laisser +partir.... S'il n'avait pas tout dit, si le danger était plus terrible +qu'elle ne le supposait.... + +Et toujours le balancier de l'horloge battait monotone comme les +pulsations d'une veine. + +Les minutes passaient.... + +Et à mesure que marchait l'aiguille, la fièvre montait au cerveau de la +pauvre femme.... + +Tout à coup, des profondeurs du val d'Ollioules, un coup de feu +éclata... répercuté par les roches et roulant jusqu'à la masure. + +--Bertrade! Bertrade! cria Marie. + +Et comme la nourrice accourait vers elle, elle étendit les bras en +avant, puis retomba inerte.... + +Que se passait-il donc? Et quelle signification terrible avait cet écho +de mort? + + + + +VI + +LE MEURTRE + + +Nous avons laissé Biscarre et Diouloufait au moment où ils quittaient la +tanière creusée dans les rocs d'Ollioules. + +Sans s'expliquer davantage, Biscarre avait désigné la maison +isolée--c'est-à-dire la chaumière de Bertrade--comme le but de leur +excursion criminelle. + +La gorge était étroite. Ils marchaient silencieusement entre les +murailles à pic qui se dressaient comme d'énormes fantômes noirs. + +Biscarre allait en avant, Diouloufait mesurant son pas sur le sien. + +Nous saurons tout à l'heure ce qu'était Biscarre. Mais d'où venait ce +Diouloufait, vigoureuse nature taillée en pleine chair et qui, +cependant, dans sa brutalité, n'avait pas la physionomie froidement +cruelle, féroce même, de son compagnon, de son maître? + +Diouloufait était pêcheur, fils de pêcheur. Quand il était jeune, il se +jetait à travers les dangers de la mer avec l'insouciance des enfants. +Son père était un bon et robuste travailleur à qui le repos était +inconnu. + +Dès l'aube, on le voyait au bord de la Méditerranée examinant ses +filets, les raccommodant lorsque la vague les avait déchirés. + +Bartholomé, son fils, était auprès de lui, impatient, ne comprenant, +dans ces excursions quotidiennes, que le plaisir d'entendre le vent +siffler et de voir le flot bondir. Il tirait son père par sa vareuse de +laine, et de ses grands yeux glauques, le regardait en lui disant: + +--Dépêchons-nous, père. + +Celui-ci passait sa main rude sur la tête velue de l'enfant, et +répétait, adoucissant sa voix rauque: + +--Tout à l'heure! + +Puis ils partaient. La barque, lancée, sautait sur les vagues qui la +secouaient comme un jouet. + +Le père était pensif, sachant quel était le danger, songeant à la mère, +qui attendait et le mari et le fils, et aussi le prix de la pêche. + +Bartholomé, assis sur les cordages, riait aux coups de lame. Insouciance +du danger, ignorance du travail. Cet enfant était solide, carré des +épaules avec des bras énormes pour son âge. Le père ne voulait pas qu'il +lançât les lourds filets. Il lui plaisait de travailler seul pour la +famille. + +On vivait mal, d'ailleurs. La concurrence était grande et le salaire peu +élevé. Le père Diouloufait ne se plaignait pas. Moins de répit, plus de +travail: il acceptait cela comme juste et nécessaire. + +Un jour,--Bartholomé avait alors douze ans,--ils partirent. Le ciel +était noir, et sur la mer c'était un brouillard tellement épais qu'on ne +distinguait pas la crête blanche des vagues. + +Le père Diouloufait n'avait pas voulu renoncer à la pêche, d'autant plus +que le lendemain était jour de fête et que la vente promettait d'être +bonne. + +En vue de l'île du Grand-Ribaud, qui n'est séparée de Porquerolles que +par un détroit large de quelque dix mètres,--ce qu'on appelle dans le +pays une rue de mer,--la barque fut prise en flanc par une énorme lame +qui la jeta contre le roc. + +On entendit un craquement sinistre. + +Puis la barque s'enfonça et disparut. + +Une tache noire resta sur le flot. Cette tache était double. C'était le +père Diouloufait qui avait saisi l'enfant par la ceinture et qui +nageait, le soutenant à fleur d'eau. + +Lutter contre la mer est horrible. Mais ici, la mer n'était pas seule. +Elle se doublait de la nuit. La brume s'alourdissait, toujours plus +épaisse, sur cet homme qui combattait plus encore pour la vie de son +fils que pour la sienne propre. + +Et plus encore pour la mère qui, là-bas, toute seule, dans sa masure +battue par le vent, pleurait en écoutant les hurlements de la tourmente. + +Bartholomé avait peur. Seulement, sentant contre ses côtés la main de +son père, il se rassurait un peu et s'aidait même autant qu'il le +pouvait. + +L'autre--presque un vieillard--haletait de fatigue et de désespoir. Il +n'avait pas cherché à atteindre l'île. Il avait senti le courant se +heurter à sa poitrine et avait deviné la mort certaine. + +Donc, il avait tendu vers la rive. + +Et chose épouvantable, il faisait cela sans espoir. + +Il se savait robuste, cela est vrai. Mais aussi il connaissait la +distance, et, dans son cerveau surgissait sans cesse cette pensée que +cette distance était infranchissable. + +Martyrs de la mer! qui pourra jamais analyser les effroyables tortures +qui vous étreignent! + +Il se savait perdu quand même, et il nageait. Son bras, lancé comme un +levier de fer, fendait le flot qui résistait. Il allait cependant. Il +sentait qu'il gagnait du terrain. + +Mais déjà ses muscles se raidissaient: il y avait dans ses mouvements un +automatisme qui présageait la lassitude décisive. + +Cela dura longtemps. Et cependant le père Diouloufait ne coulait pas. +Non, il semblait que sa volonté eût un but fixe, au bout duquel elle dût +se briser. Ce fut ce qui arriva. + +Il vit la rive, aperçut dans le lointain les lumières qui éclairaient +les huttes des pêcheurs... la sienne peut-être.... + +Il réunit toutes ses forces, se lança encore. + +L'enfant cria: + +--Père! La terre! la terre!... + +Alors, comme si c'eût été un signal attendu, le père ouvrit ses doigts +crispés à la ceinture de son fils, poussa une sorte de râle... et, +debout, à pic, tomba dans le gouffre, qui se referma sur lui.... + +L'enfant, sauvé, se traîna jusqu'à la masure. + +Quand la mère le vit seul, elle eut un mouvement de rage. Elle aimait +Diouloufait, si rude et si bon! Elle prit son enfant dans ses bras, le +serra avec force contre sa poitrine, et, montrant le poing au ciel, elle +cria: + +--Il faut le venger! + +--De qui? + +--De tout le monde. + +Ce qu'elle voyait, cette femme, c'est que la misère avait tué son mari, +et que cette misère était l'oeuvre de la société. Elle ne raisonnait +pas. Elle était folle, folle de haine et de désespoir. + +De fait, on disait dans le pays que cette catastrophe avait troublé sa +raison. Tout semblait le prouver. Dès le lendemain de la mort de son +mari, elle vendit la barque, les engins de pêche et jusqu'à la masure +que le pauvre homme avait construite de ses propres mains. + +Puis elle se mit à errer dans le pays, mendiant, traînant par la main le +petit Bartholomé, qui ne comprenait rien à ce changement d'existence et +regrettait la mer. + +De la mendicité au vol, la distance est courte. + +Bientôt, la veuve Diouloufait devint la terreur de ses voisins. + +Cependant, comme ils étaient bons et qu'ils la plaignaient d'être seule +et malheureuse, ils se contentaient de se barricader chez eux, de cacher +les quelques sous péniblement gagnés, de veiller sur leurs poulaillers. + +Mais la Dioulou--comme on l'appelait--ne se rebuta pas. + +En vain, on lui offrait de tous côtés l'hospitalité et un morceau de +pain; en vain, on lui répétait qu'il fallait apprendre un état à +Bartholomé, et on s'offrait même à le prendre pour rien en +apprentissage. + +Elle répondait par un ricanement et reprenait sa course vagabonde, +étendant sans cesse le cercle de ses tentatives criminelles. + +Une nuit, elle tenta de franchir le mur d'un jardin appartenant à un +nouveau venu dans le pays. L'homme ne la reconnut pas, prit son fusil et +tira. + +La femme tomba frappée d'une balle en plein corps. + +Bartholomé resta seul: pour lui ce fut le dernier coup. Cette haine de +tous, que sa mère s'était efforcée de lui inculquer, ne fit que grandir +et se développer. + +Vinrent les mauvaises connaissances. + +Il s'adjoignit bientôt à une bande qui dévastait les environs. A seize +ans, il fut pris et condamné aux travaux forcés. + +Ce fut au bagne de Toulon qu'il dut subir sa peine. Il en avait pour dix +ans. + +Dès la première année, il tenta de s'évader. Mais le coup avait été mal +organisé. On s'empara de lui, et sa peine fut portée à quinze ans. +L'année suivante, nouvelle tentative également suivie d'insuccès, et +nouvelle augmentation de peine. Cette fois, c'était vingt ans. + +Furieux, décidé à tout pour recouvrer sa liberté, sans savoir même quel +usage il en pourrait faire, Diouloufait rêvait d'assassiner un gardien +et de s'échapper au prix de plusieurs meurtres, lorsque Biscarre arriva +au bagne. + +A l'époque où se passaient les scènes que nous retraçons, il y avait de +cela deux ans. + +Biscarre fut mal accueilli par ses compagnons de bagne. Ses allures +déplaisaient. De fait, il affectait un profond mépris pour ceux dont la +justice humaine le contraignait à subir l'odieux contact. + +Il leur était évidemment supérieur en toutes choses, n'ayant ni leur +grossièreté, ni leur ignorance. + +Il avait été condamné, disait-on, pour tentative d'assassinat, mais nul +ne savait au juste dans quelles circonstances le fait s'était produit. +Aux premières questions, Biscarre avait répondu par des insultes. Une +sorte de conspiration s'était alors ourdie contre lui. + +Les anciens du bagne avaient fait courir le bruit que Biscarre était un +faux forçat, un _mouton_ (mouchard) envoyé par la police pour trahir les +secrets des camarades. + +Parmi ces déshérités de l'intelligence et de la conscience, le soupçon +germa vite, et le crime suit de près la conception. Il fut décidé que +Biscarre mourrait. + +On eut recours au sort pour désigner ceux des forçats qui devaient se +charger de l'exécution. + +Diouloufait se trouva au nombre des bourreaux désignés. On savait que sa +force était énorme, et il devait avoir facilement raison de Biscarre, +dont la taille était peu élevée et que les privations--et peut-être les +souffrances morales--avaient amaigri et sans doute affaibli. + +Le plan du meurtre avait été combiné de la façon suivante: + +Les forçats au milieu desquels devait s'accomplir ce drame horrible +étaient enfermés dans les bagnes flottants ou pontons. Ils couchaient +sur le plancher des batteries. + +A sept heures du soir, en hiver, le garde-chiourme donnait, par un coup +de sifflet, le signal de la prière; puis un second coup retentissait, et +à partir de ce moment le silence le plus complet devait régner parmi les +condamnés jusqu'au soleil levant. + +Il avait été décidé que le meurtre de Biscarre serait exécuté au moment +où sonnerait minuit, après la ronde qui d'ordinaire précédait cette +heure de quelques minutes. Les assassins devaient se saisir de Biscarre +et, sans bruit, le jeter par-dessus bord. On comptait sur la force de +Diouloufait pour étouffer ses cris, en le tenant à la gorge. + +Il était de règle que les forçats occupassent chaque nuit la même place, +une fois désignée. + +Cette fois, Diouloufait et ses deux complices avaient trouvé le moyen de +se glisser aux côtés de Biscarre, qui, d'ailleurs sans soupçon, ne +devinait rien et s'était endormi d'un profond sommeil. + +La ronde passa. + +Les forçats étaient immobiles. Rien de particulier n'attira l'attention +des surveillants, qui s'éloignèrent. + +Alors quelques mots furent échangés à voix basse, et les trois hommes se +préparèrent à achever l'oeuvre de mort. Ils étaient parvenus jusqu'à +Biscarre sans qu'il se réveillât. + +Tout à coup, la main puissante de Diouloufait s'abattit sur son cou, +tandis que les deux autres le saisissaient aux bras et aux jambes. + +Biscarre s'éveilla brusquement, et un râle sourd s'échappa de sa gorge. +Mais le son s'arrêta sous la pression terrible. + +Ses yeux grands ouverts virent à la lueur douteuse de la nuit les +assassins penchés sur lui. + +Ainsi que nous l'avons dit, un des forçats lui avait ramené violemment +les bras en arrière, derrière la tête, tandis que l'autre lui tenait les +pieds solidement serrés l'un contre l'autre. + +Au-dessus, Diouloufait, dont les doigts énormes meurtrissaient sa chair. + +--Enlevez, dit Diouloufait. + +Mais, à ce moment, les bras de Biscarre, comme deux leviers d'acier, se +relevèrent brusquement. + +L'homme qui les tenait tomba, tandis que, dégageant ses jambes d'un seul +élan, Biscarre frappait en pleine poitrine le second, qui s'affaissait +avec un gémissement rauque. + +Restait Diouloufait. + +Devenues libres, les mains de Biscarre tombèrent sur ses deux poignets. + +Diouloufait crut sentir deux anneaux de fer rivés à ses bras; sous la +pression effrayante, ses doigts se détendirent et lâchèrent Biscarre, +qui, se soulevant à la force des reins, écartait Diouloufait, qui se +tordait sous une torture atroce. Les doigts de Biscarre écrasaient ses +muscles et le sang rougissait ses mains. + +A ce moment, les surveillants accouraient au bruit. + +Biscarre repoussa violemment Diouloufait, qui tomba comme une masse. + +Puis Biscarre s'était étendu de nouveau, immobile, sur le plancher. + +Les trois assassins, rampant sur le sol, cherchaient à se cacher. + +On crut à une rixe. + +A toutes les questions, Biscarre opposa le mutisme le plus complet. + +Les quatre forçats fut mis au cachot. + +Détail singulier: les soupçons des gardes-chiourmes se portèrent sur +Biscarre, et ce fut à lui qu'on imputa la responsabilité de cette scène +de désordre. + +On voulut le contraindre à avouer la vérité, et il fut condamné à la +bastonnade. Le forçat chargé de l'exécution fut justement le chef du +complot dont Biscarre avait failli devenir victime. Il se promit de +prendre sa revanche. Le nombre des coups de corde avait été fixé à +quarante. + +Au premier, le sang jaillit des épaules de Biscarre. Il eut un froid +sourire et ne bougea pas. + +Au vingtième, son dos semblait couvert d'une hideuse bouillie sanglante. +Et il souriait toujours. + +--Assez! dit le commissaire du bagne. + +On avait compris qu'il ne parlerait pas. + +Biscarre fut placé à l'hôpital; huit jours après il reprenait sa place à +la fatigue. + +Dès lors, une sorte de respect s'attacha à lui. + +Diouloufait éprouvait pour cette vigueur incroyable une admiration qui +ne faisait que grandir. + +Un mois s'était à peine écoulé que Biscarre était devenu en réalité le +roi du bagne. On lui avait tout avoué, et les soupçons qu'il avait +inspirés et la tentative de meurtre à laquelle il avait échappé. + +Biscarre ne leur adressa pas un reproche. Seulement il leur dit: + +--Vous êtes des enfants! + +Nous verrons plus loin comment de ces ennemis mortels il avait su faire +des amis dévoués, mieux que cela, des esclaves. + +Revenons aux gorges d'Ollioules. + +Donc, Biscarre marchait silencieux. Celui qui dans cette nuit profonde +aurait pu examiner son visage aurait remarqué sur ses lèvres pâles le +sourire féroce qui ne le quittait presque jamais. + +Tout à coup il s'arrêta. + +Il venait de percevoir dans le silence le bruit d'un pas rapide. + +Il s'approcha de Diouloufait: + +--Qui peut passer à cette heure? demanda-t-il à voix basse. + +--Je ne sais. Aucun paysan n'oserait, par une nuit semblable, se +hasarder dans les gorges. + +--Je veux savoir, reprit Biscarre. La lanterne? + +--La voici. + +--Elle est allumée? + +--Oui. + +Et Diouloufait tendit à Biscarre une lanterne sourde et fermée qui ne +laissait pas filtrer le moindre rayon de lumière. + +Le pas se rapprochait. + +Biscarre s'écarta sur le côté de la route et, s'accroupissant au pied de +la roche, ordonna à Diouloufait de l'imiter. + +--Sur ta vie, pas un mouvement, pas un mot! + +--Suffit. + +Biscarre fouilla dans sa poitrine et en tira un pistolet qu'il arma. Le +ressort ne fit aucun bruit. + +Cependant Jacques--car c'était lui--se hâtait de toutes ses forces. Il +avait encore près de deux heures devant lui: il était sûr d'arriver à +temps pour dégager la responsabilité de Lamalou et tenir la parole qu'il +lui avait donnée. + +Mais il se sentait au coeur un désespoir si poignant, qu'il lui tardait +d'être arrivé au terme de la route: il avait peur de succomber à la +tentation, de résister à la voix de l'honneur qui l'appelait en avant... +car là-bas, dans cette chaumière qu'il venait de quitter, c'était le +passé, le bonheur, l'avenir, l'espérance.... + +Il lui semblait sentir une main--celle du petit enfant--qui s'attachait +à ses vêtements et l'attirait en arrière. + +Il se mit à courir.... + +Tout à coup--il passait alors à quelques mètres de Biscarre--un rayon de +lumière le frappa en plein visage.... + +Il poussa une exclamation de surprise. + +Mais une voix lui répondit, jetant son nom dans une imprécation: + +--Lui! Jacques de Costebelle! Ah! ma vengeance sera donc complète... + +--Qui a parlé? s'écria Jacques. + +--Moi! + +Et Biscarre, s'élançant au devant de lui, lui appuya le canon de son +arme sur la poitrine.... + +L'arme partit.... + +Et Jacques, les bras en avant, tomba sur le sol de toute sa hauteur... + +--Maintenant, cria Biscarre, à la belle Marie de Mauvillers!... Après le +père, l'enfant!... + +Diouloufait, terrifié, le suivit en courant... + + + + +VII + +LA VENGEANCE DU FORÇAT + + +C'était l'écho de ce coup de feu qui était venu frapper au coeur la +pauvre abandonnée. + +Instinctivement, elle avait compris qu'un nouveau danger menaçait +Jacques. + +Avait-il donc été poursuivi depuis le moment de son évasion? Avait-il +été surpris? + +C'était une horrible angoisse. + +--Bertrade! s'était écriée Marie, viens à moi. Je veux me lever, +m'habiller, courir... + +--Mon Dieu! mais est-ce possible, ma chère enfant? répondait la vieille +nourrice. Dans votre état de faiblesse, il vous est interdit de faire un +seul mouvement brusque... + +--Qu'importe! je mourrai, mais au moins j'aurai tenté de le sauver.... + +Et la pauvre femme, haletante, avait posé les pieds sur la mauvaise +natte qui servait de tapis. + +--Vite! une robe, un manteau.... Bertrade, obéis-moi... + +--Mais où voulez-vous aller? + +--Le sais-je? Ce coup de feu a été tiré aux gorges d'Ollioules.... C'est +là que j'irai... + +--Quelque contrebandier peut-être. + +--Non, ne cherche pas à me rassurer... tes efforts seraient vains. +J'irai... j'irai.... + +Et Marie, réunissant toute son énergie, s'efforçait de se dresser sur +ses pieds, mais elle chancelait; une sueur froide mouillait ses tempes; +déjà le martellement du vertige frappait son cerveau. + +Bertrade la soutenait. + +Marie s'était enfin enveloppée dans un long manteau qui la couvrait tout +entière. + +--Mais l'enfant! cria Bertrade. + +--N'es-tu pas là? Tu le défendras... tu te feras tuer avant qu'on ne +parvienne jusqu'à lui... + +--Je suis vieille, je suis faible!... que pourrai-je faire? + +Marie se tordait les mains. + +Si son amour l'appelait auprès de Jacques, son devoir la retenait auprès +de son enfant. + +Tout à coup, la vieille Bertrade tressaillit: + +--Écoutez! dit-elle. + +Marie la regarda sans comprendre. + +--N'avez-vous pas entendu? + +--Quoi? En vérité, je ne sais plus, je ne vis plus! + +--Non! je ne me trompe pas!... J'entends un pas qui retentit sur la +route.... + +Marie poussa un cri. + +--Ah! si c'était lui!... Oui, c'est cela... il revient... il a échappé à +ses persécuteurs; mais il est blessé, mourant, peut-être... + +--Calmez-vous! je vais au devant de lui.... Mais son pas est ferme; non, +il n'est pas blessé! + +--Va! va! Bertrade... car je me sens mourir. + +La vieille nourrice courut à la porte et l'ouvrit. Puis, traversant le +jardinet qui séparait la maison de la route à peine tracée, elle +s'avança dans l'obscurité en étendant les mains en avant. + +Tout à coup elle se sentit saisir à la gorge, un râle sourd s'échappa de +sa poitrine, elle chancela... mais la poigne énorme de Diouloufait la +soutenait: + +--Tais-toi, vieille sorcière, murmura à son oreille la voix du colosse, +ou, par le diable! je serre les doigts... et je t'envoie au sabbat!... + +Marie n'avait rien entendu. + +Droite, immobile, le cou tendu, elle attendait.... + +Soudain la porte s'ouvrit violemment... + +--Jacques! cria-t-elle. + +Celui qui était devant elle jeta à terre le bonnet qui cachait son +front. + +--Non, ce n'est pas Jacques, dit-il en ricanant. Marie de Mauvillers... +me reconnaissez-vous?... + +Haletante, pâle comme un cadavre, Marie était prête à défaillir. Mais +elle se raidit contre sa faiblesse et se redressa: + +--Biscarre! dit-elle, Biscarre l'assassin! + +L'homme frappa du pied avec fureur. + +--Oui, Biscarre l'assassin. Ah! vous ne vous attendiez pas à le revoir, +n'est-il pas vrai? Vous le croyiez bien rivé à la chaîne du bagne!... +bien courbé sous le bâton des gardes chiourmes! et vous vous demandez +comment Biscarre n'est pas mort de rage et de désespoir... Eh bien! +non! ma belle, Biscarre n'est pas mort... il est là, devant vous, +vivant, bien vivant... comme un démon sorti de l'enfer... et vous allez +compter avec lui, Marie de Mauvillers! + +Cette fois, Marie ne tremblait plus. + +Debout, la lèvre contractée par une expression de sanglant mépris, elle +étendit le bras vers la porte: + +--Sortez d'ici, misérable! proféra-t-elle. + +Lui, répondit par un éclat de rire. + +--En vérité! Ah! vous me chassez!... Cela serait grotesque, si ce +n'était terrible!... Vous me montrez la porte comme à un laquais... et +de fait, que suis-je? Vous l'avez dit, un misérable! moins qu'un +laquais, je suis un forçat.... Eh bien! le forçat est venu pour parler à +la fille du comte de Mauvillers... et vous l'entendrez. + +La physionomie de Biscarre était épouvantable de haine et de fureur +concentrée. + +Marie fit un pas en arrière, et portant les mains à son front, comme si +elle eût craint que la folie n'eût tout à coup envahi son cerveau, elle +cria: + +--Bertrade! Jacques! à moi!... + +Le forçat, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, la regardait +de ses yeux étincelants. + +Jamais figure humaine ne réalisa plus complètement le type bestial des +fauves. + +Biscarre avait du loup le crâne gros, oblong. La mâchoire s'avançait +comme si elle eût été prête à mordre; le front bas s'écrasait sur les +yeux petits et aux prunelles jaunâtres. + +Et, en ce moment, le visage, illuminé pour ainsi dire par un rayon +infernal, résumait toutes les passions de l'animal furieux. + +Saisie par une indicible épouvante, Marie cria encore une fois: +Bertrade! Jacques!... + +--Ni Bertrade ni Jacques ne viendront! dit froidement le forçat. + +--Que voulez-vous dire? + +--Bertrade est en mon pouvoir.... Quant à Jacques... + +--Jacques? + +--Oui, Jacques, votre amant, honnête fille des Mauvillers, Jacques, le +père de l'enfant qui est là et dont nous allons parler tout à l'heure, +Jacques n'entendra pas votre voix qui crie à l'aide... car Jacques est +mort. + +--Mort!... C'est faux! + +--C'est vrai!... Je l'ai tué! + +Les yeux de Marie s'ouvrirent démesurément; un flot de sang monta à sa +gorge. + +--Vous l'avez... tué! murmura-t-elle dans une sorte de râle. Non! c'est +impossible! + +--N'avez-vous pas entendu, tout à l'heure?... Tenez, voici l'arme qui a +tué votre amant. Vous pouvez toucher le canon de fer, il n'a pas encore +eu le temps de refroidir. + +Ces paroles atroces sifflaient entre ses dents serrées. + +C'était l'ironie féroce dans toute sa hideur. + +Marie s'était laissé tomber sur les genoux; elle ne pleurait pas. Une +angoisse effrayante tenaillait son coeur. + +--Je l'ai tué, répéta Biscarre, parce qu'il s'est trouvé sur mon chemin. +Aujourd'hui, comme autrefois, je croyais que le bourreau aurait accompli +ma tâche en le frappant; il s'était évadé, sans doute, et l'amant dévoué +était accouru vers sa maîtresse pour lui apporter la bonne nouvelle.... +Heureusement, j'étais là!... et Jacques est mort! + +--Mon Dieu! prenez pitié de moi! dit Marie, qui, de ses ongles, +meurtrissait sa poitrine. + +Tout à coup, elle se redressa, et regardant Biscarre en face: + +--Eh bien! assassin! s'écria-t-elle, achève ton oeuvre... frappe-moi! +maintenant. + +--Vous tuer! moi! Ah! tonnerre! vous ne me connaissez pas.... Oui, j'ai +tué votre amant... mais vous, Marie de Mauvillers, ce n'est pas par le +meurtre que je me vengerai de vous... + +--Vous venger! vous parlez de vengeance!... Mais pourquoi?... que vous +ai-je fait?... + +--Ce qu'elle m'a fait! cria le forçat. Elle le demande!... Attendez, +Marie, vous avez oublié... mais moi, je me souviens... et puisqu'il faut +aider votre mémoire... je vais vous satisfaire.... + +La mère, terrifiée, avait pris son enfant dans ses bras et maintenant +elle le berçait avec le geste inconscient d'une folle... + +--Il y a de cela cinq ans, Marie de Mauvillers.... Biscarre était +garde-chasse, au service de M. le comte de Mauvillers... on lui avait +jeté un morceau de pain, par pitié... car on ne lui devait rien.... +Qu'était-ce après tout que Biscarre?... un bâtard, moins encore, un +enfant trouvé... Un jour, un passant l'avait ramassé sur la route, où il +geignait dans un fossé... Ce fut un crime... car il eût mieux valu que +l'enfant crevât comme un chien.... + +Le forçat s'interrompit, et, de son poing levé, sembla menacer le ciel. + +--J'avais été élevé je ne sais où, je ne sais comment, toujours par +aumône. Un instant, triple fou! j'avais eu la pensée, n'étant rien, de +me faire quelque chose. Oui, en vérité, j'ai travaillé, j'ai appris, et +quand j'allais à la ville je me disais: qui sait? peut-être ta place +est-elle marquée d'avance au milieu de tous ces hommes qui passent sans +même te jeter un regard? Oh! l'envie! épouvantable passion qui étreint +l'âme et la ronge, qui fait résonner sans cesse à notre oreille un glas +sinistre, qui étale devant vos yeux des mirages éblouissants et toujours +effacés!... Je ne sais devant qui, un jour, je me laissai entraîner à +parler de mes rêves d'avenir. Ah! quel éclat de rire! Toi! Biscarre! le +mendiant, le misérable!... On me railla, moi! on m'insulta! Oh! de ce +jour-là, une haine implacable m'envahit tout entier, et c'était cette +haine qui me soutenait; car sans ce but nouveau, sans cette vengeance +éclatante qu'il me fallait tirer de ces hommes qui me méprisaient et qui +riaient en me regardant, je me serais tué. M. de Mauvillers avait besoin +d'un mendiant qui consentit à garder ses porcs. On daigna me désigner à +lui, il daigna me choisir. Du moins, je ne connaissais plus la faim, +vivant et mangeant avec les bêtes immondes. Je grandis. J'étais devenu, +dans mes heures de loisir, un habile jardinier. M. de Mauvillers me +confia quelques plates-bandes. Enfin, je fus garde-chasse. C'était un +métier de valet, vous l'avez dit. Peu m'importait; M. de Mauvillers +m'eût offert d'être son cocher que j'eusse accepté. Savez-vous pourquoi, +Marie? + +Elle ne tourna pas la tête vers lui. + +Un frémissement agita le corps de Biscarre; il continua: + +--Je ne voulais plus quitter la maison de M. de Mauvillers; j'étais prêt +à subir tous les dédains, à me courber sous toutes les humiliations, +parce que.... + +Il s'arrêta encore, puis avec un geste violent: + +--Parce que, s'écria-t-il, moi, Biscarre, le porcher, le mendiant, le +bâtard... je vous aimais, vous, fille du comte de Mauvillers.... + +Une exclamation de dégoût s'échappa des lèvres de Marie, qui cacha son +front dans ses mains... + +--Ah! taisez-vous!... continua Biscarre dont les dents grinçaient avec +un bruit sinistre. + +Puis, après un silence: + +--D'ailleurs, que m'importe! insultez-moi... je tiens ma revanche, et je +vous jure qu'elle sera terrible, si terrible que dans vos rêves vous +n'avez jamais pu la prévoir.... Oui, je vous aimais.... Quand vous +passiez, je me tapissais dans les broussailles... et je vous +regardais!... j'étais fou.... Comment, alors que dans nos bois vous +alliez sans défiance, ne me suis-je pas jeté sur vous, pour vous +emporter dans mon repaire?... je n'en sais rien! et pourtant mes tempes +bourdonnaient, un voile rouge couvrait mes yeux.... Quand vous n'étiez +plus là, je me tordais sur le sable que je mordais!... Oh! que cette +torture fut longue! Je luttais... je voulais m'enfuir. Mais une force +plus puissante que ma volonté me retenait auprès de vous.... Un jour +enfin, je sentis que je n'avais plus le courage de combattre... Marie de +Mauvillers, avez-vous oublié ce qui s'est passé ce jour-là? + +Elle ne répondit pas. Seulement son regard se croisa avec celui du +forçat. + +--Vous étiez entrée dans un des pavillons de chasse... votre soeur +Mathilde s'était éloignée... moi, stupide, j'errais autour de la +maison... en songeant à vous... en répétant: Je l'aime! je l'aime!... +Tout à coup, j'entendis du bruit... je me blottis dans un fourré... et +alors!... terre et ciel!... comment la foudre ne m'a-t-elle pas +écrasé?... Un homme sortait du pavillon... et cet homme, c'était +Jacques, oui, Jacques de Costebelle qui trahissait son bienfaiteur, qui +lui volait sa fille.... Jacques enfin, votre amant.... Je m'appuyai à un +arbre pour ne pas tomber... j'étais sans armes!... Ah! comme je l'aurais +tué avec joie.... Il s'était déjà éloigné que j'étais encore là, +haletant, l'écume aux lèvres.... Alors je ne sais quelle force m'a +poussé... je suis entré dans le pavillon.... Vous étiez là, agenouillée, +priant... pour lui? n'est-ce pas!... Que vous ai-je dit?... est-ce que +je m'en souviens?... c'était toute ma vie, c'était mon sang, mon âme que +je mettais à vos pieds!... Et vous!... oh! cela est horrible!... on eût +dit, sur ma parole, que vous ne m'aviez pas compris... Vous vous êtes +relevée... lentement... puis de la main me désignant la porte: «Sortez!» +avez-vous dit. Oui, «sortez!» comme tout à l'heure. Mais alors, j'étais +votre esclave.... Sur un mot tombé de vos lèvres, j'aurais volé... +j'aurais tué!... Aujourd'hui, c'est autre chose... j'étais le valet... +vous étiez la maîtresse. Aujourd'hui, je suis le maître et vous êtes +l'esclave!... + +La fureur de cet homme était grandiose, à force d'excès. Et réellement, +en le regardant, on se fût demandé si ces yeux étincelants, si cette +bouche écumante étaient les yeux et les lèvres d'un martyr ou bien d'un +fou. + +C'était--comme il l'avait rappelé tout à l'heure--un bâtard inconnu, un +enfant ramassé au bord d'une route.... D'où venait-il donc? et quel sang +coulait dans ses veines?... + +Parfois l'horrible confine au sublime. Biscarre, hideux de colère, était +presque beau. + +Écrasée sous cet anathème, sous ces imprécations qui sortaient de sa +poitrine comme un rugissement, Marie était retombée... serrant plus +convulsivement contre sa poitrine le petit enfant qui vagissait +douloureusement. + +Biscarre s'était tu. + +Elle n'eut pas le courage de l'interroger. + +Elle attendait. + +Lui, pressa sur son front ses deux mains qui se mouillèrent d'une sueur +brûlante. Il avait peine à se tenir debout: la congestion des violences +emplissait les lobes de son cerveau et troublait ses yeux. + +--Oui, je me souviens, reprit-il enfin, j'ai prié, j'ai supplié, je me +suis traîné à vos genoux en vous criant: Ne me chassez pas! je me +cacherai... je me tairai... et ma seule joie sera de vous voir +passer.... Mais, implacable, vous êtes restée sourde à mes +supplications... et le soir même, j'étais chassé de la maison de M. de +Mauvillers. Oh! cette fois, je n'eus plus qu'une pensée... me venger.... +Comment! voilà ce que je cherchais.... + +Il eut un rire méchant + +--Je n'avais pas alors l'expérience acquise depuis. Je ne savais pas +encore ce que c'est de souffrir et de faire souffrir.... Mon plan se +résumait en un seul mot: Tuer! tuer votre amant, vous tuer et me tuer +après! Mais dès la première tentative, vous savez ce qui se passa.... Je +m'étais glissé dans la maison pour surprendre Jacques de Costebelle et +le frapper au coeur... Je fus surpris par les valets. Je m'étais +introduit par effraction... c'était la nuit, j'étais armé... je fus +accusé de tentative de vol avec circonstance aggravante. Pourquoi ne me +condamna-t-on pas à mort[1]? Je n'en sais rien... ou plutôt je dus cette +indulgence de mes juges, de M. de Mauvillers lui-même, au repentir que +je manifestai devant le tribunal. Ils y crurent, les naïfs! et je fus +envoyé au bagne.... Maintenant, je me suis évadé, et je viens régler mes +comptes.... J'ai commencé... Le hasard m'a servi... j'ai tué M. de +Costebelle.... A votre tour! + +Marie se redressa sous cette menace directe: puisque c'était la mort, +inévitable, horrible, du moins elle voulait tomber sans lâcheté... + +--Tuez-moi donc! dit-elle froidement + +Biscarre la regarda en ricanant. Puis, désignant de la main son enfant +qu'elle pressait dans ses bras: + +--Eh bien! et l'enfant? fit-il. + +Marie poussa un cri de suprême angoisse. + +--Ah! vous n'oseriez pas toucher à cette pauvre créature! + +--En vérité!... et pourquoi donc?... + +--Non! c'est impossible! criait la pauvre femme, tordue dans les +convulsions de l'épouvante. C'est moi seule qu'il faut frapper!... c'est +moi seule qui vous ai insulté, qui vous ai chassé!... Pourquoi +puniriez-vous le petit être pour la faute de sa mère? + +--Bah! n'est-il pas le fils de Jacques? + +Maintenant elle se traînait aux pieds du misérable: + +--Frappez-moi! je vous en supplie! mais épargnez mon enfant.... Ma vie +pour racheter la sienne.... + +Biscarre, au lieu de répondre, étendit les bras comme pour se saisir de +l'enfant... + +[Note 1: A cette époque, ce crime entraînait la mort, les +_circonstances atténuantes_ n'existaient pas encore.] + +Marie bondit en arrière, lui faisant un rempart de son corps. Biscarre +s'arrêta. Il y eut un moment d'horrible silence. De ses yeux hagards, la +pauvre femme interrogeait ce visage sur lequel apparaissaient les +sentiments de la haine et de la fureur.... + +Tout à coup, Biscarre dit: + +--Je ne le tuerai pas!... + +--Ah! Dieu soit béni! cria Marie. + +--Ne vous hâtez pas de vous réjouir.... Car peut-être, plus tard, +pleurerez-vous, en comprenant qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il fût +mort!... + +--Que voulez-vous dire? s'écria Marie. + +--En vérité! avez-vous donc cru à un rayon de pitié?... Ce serait trop +de folie!... Avez-vous eu pitié de moi jadis?... + +--Mais... que prétendez-vous donc? fit Marie, saisie par un nouvel +effroi... + +--Je vais vous le dire, Marie de Mauvillers.... Je sais que la mort +n'est pas une vengeance suffisante.... Vous, morte!... l'enfant mort! +après? que me resterait-il, à moi? Je veux, au contraire, pendant +longtemps, bien longtemps, savourer cette vengeance qui est aujourd'hui +et qui sera dans l'avenir toute ma vie!... + +--Mais parlez! parlez donc! + +--Je ne vous tuerai pas, dit Biscarre. Je ne tuerai pas votre enfant.... +Seulement... + +--Achevez! + +--Marie de Mauvillers, reprit lentement Biscarre, avez-vous parfois +entendu parler de ces hommes qui, déclarant la guerre à l'humanité tout +entière, se mettent en lutte ouverte contre la société?... Ils marchent +dans la vie comme à travers un champ de bataille, frappant à la fois +amis et ennemis, dépouillant les vivants et les morts.... Ces +hommes-là, le peuple les appelle des bandits... Un jour vient où devant +eux se dresse la loi, qui les saisit à la gorge et les jette à +l'échafaud des voleurs et des assassins... + +--Mon Dieu! mon Dieu! quelle est cette épouvantable raillerie? râlait +Marie, qui se sentait devenir folle. + +--Ces hommes-là, continuait Biscarre, sont attachés au pilori +d'infamie... leur nom reste en exécration dans la mémoire des mères... +et n'est prononcé qu'avec terreur!... Eh bien! femme qui m'as insulté, +qui m'as couvert de ton mépris, femme qui m'as poussé au mal, au bagne, +voilà ce que je ferai de ton enfant... + +--Taisez-vous! par grâce!... + +--Non, point de grâce! Oui, ton enfant vivra, Marie de Mauvillers, mais +loin de toi... tu ignoreras où il est... et pendant de longues années tu +pleureras en prononçant tout bas son nom.... Mais un jour la rumeur +indignée de la foule portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le +nom d'un misérable qu'attendra le bourreau. On te racontera la liste de +ses forfaits, que tu écouteras en frissonnant.... Alors, moi, Biscarre, +je paraîtrai devant toi, et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu +quel est cet homme dont la tête va rouler tout à l'heure sur +l'échafaud?... cet homme, c'est ton fils!... + +--Pitié! Vous ne ferez pas cela!... + +--Voilà ma vengeance.... Cet enfant m'appartient désormais... c'est moi +qui le guiderai sur la route infâme!... Ne cherchez pas à combattre ma +résolution, elle est irrévocable.... Le fils de Jacques de Costebelle et +de Marie de Mauvillers est condamné... tu ne le reverras plus qu'une +fois... en place de Grève!... + +Devant cette monstrueuse évocation, Marie était restée foudroyée. + +Biscarre s'approcha. + +Par un dernier effort, elle serra contre sa poitrine l'enfant qui +dormait... mais elle vit les mains du misérable s'avancer vers elle, +saisir la pauvre créature.... + +Elle poussa un cri terrible, et mourante, morte peut-être, elle tomba à +la renverse sur le sol de la masure. + +Biscarre enveloppa l'enfant dans son manteau. + +--Au revoir! Marie, s'écria-t-il. + +Et il s'élança dehors. + +Diouloufait l'attendait: la vieille Bertrade gisait inanimée. + +--En route! fit Biscarre. + +Les deux hommes s'enfoncèrent dans la nuit... + + + + +VIII + +LA PAROLE DONNÉE + + +Six heures venaient de sonner. + +Dans la prison de la Grosse-Tour, un homme était assis sur un banc de +pierre, s'accoudant au parapet qui dominait la rade. + +Déjà, glissant sur la mer, une lueur blafarde annonçait le jour. Les +nuages avaient été chassés par le vent plus violent et plus froid. + +On entendait le cri des sentinelles. Tout à coup, un reflet rouge +éclaira le ciel, un coup de canon retentit. + +--Bon! encore une évasion! murmura l'homme. + +Deux autres détonations éclatèrent. On venait de constater au bagne la +disparition de Biscarre. + +--C'est le jour aux évasions! ajouta Pierre Lamalou en haussant les +épaules. + +Il se pencha vers la rade, plongeant son regard dans la profondeur unie +et noirâtre. + +--Bah! un forçat de perdu, un de retrouvé. Mon brave Lamalou, on te fait +de la place. + +Il passa sur ses yeux sa main large et velue. Une grosse larme roula sur +sa barbe inculte. + +--Tu pleures, vieille bête! fit-il. Ah çà! est-ce que par hasard tu +t'étais figuré que M. de Costebelle reviendrait?... Tu es encore bien +niais pour ton âge... et puis, à sa place, qu'est-ce que tu aurais +fait?... + +Il se tut, comme s'il s'interrogeait au plus profond de sa conscience. + +--Je serais revenu, murmura-t-il. Parce que le pauvre Lamalou a femme et +enfants. + +Il secoua la cendre de sa pipe sur son ongle. + +--Baste! ce qui est fait est fait.... Il est jeune, je suis presque +vieux, c'est justice. + +Il se livrait un singulier combat dans l'âme du geôlier. Non, il ne +regrettait pas ce qu'il avait fait, car il aimait Jacques comme son +propre enfant. Au moment où le jeune homme avait disparu par la +meurtrière, le sacrifice était fait. + +Et pourtant ce qui blessait Lamalou, c'était que Jacques lui eût donné +sa parole d'honneur qu'il reviendrait. Est-ce que Pierre, une fois +décidé, l'eût empêché de partir? Donc, ce mensonge était inutile. + +Lamalou n'aimait pas que Jacques eût menti. + +Les honnêtes gens ont dans l'âme un besoin d'estime pour ceux qu'ils +aiment. + +Et cependant l'heure passait. + +Déjà la prison s'animait. + +Les sentinelles avaient été relevées. + +En vain Lamalou, presque sans se rendre compte de ce qu'il faisait, +prêtait l'oreille, attendant qu'un cri, un appel lui rendît le repos. + +Pauvre homme! il pensait à sa femme, à ses petits enfants qui, le +lendemain, demanderaient où était leur père. + +Il se disait aussi que peut-être on aurait pitié de lui. Peut-être ne +ferait-on pas retomber sur lui la responsabilité de l'évasion.... + +Certes, si on eût vécu en des temps moins troublés, la chose eût été +possible. Mais il s'agissait de politique. En fait de droit commun, on +peut encore compter sur l'indulgence, sur ces sentiments d'humanité qui +restent au fond de toute âme. Mais en fait de guerre civile!... +N'insistons pas. + +Lamalou n'était pas un niais. Dans la sphère étroite où il avait vécu, +en face de la mer, il avait appris à connaître les hommes. + +Il se savait perdu. + +--Ça y est! murmura-t-il. + +Il éteignit sa pipe, ajusta son manteau, poussa un hem! hem! pour se +donner du coeur, et, d'un pas ferme, il se dirigea vers le cachot du +condamné. + +Là même, avant d'ouvrir la porte, il eut une seconde d'hésitation. +Certes, il eût été bien surpris de trouver Jacques. Et pourtant! + +Il ouvrit. Le cachot était vide. + +A ce moment, Lamalou entendit dans le couloir l'écho des pas qui +s'approchaient, puis le bruit des crosses tombant sur le sol. + +Il vint à la porte et se trouva en face d'un officier. + +--Nous venons chercher le prisonnier, dit l'officier. + +--Il n'est pas sept heures, balbutia Lamalou. + +Et, comme pour lui donner un démenti, l'horloge de la grosse tour +commença à tinter. + +Six... sept.... C'était bien l'heure. + +Lamalou eut un tressaillement et dit: + +--Le prisonnier s'est évadé... + +Une minute après, tout le monde officiel était aux abois. + +On examinait la meurtrière. On s'exclamait sur la force de celui qui +avait brisé cette énorme barre de fer. + +Mais une voix dit: + +--Le peloton d'exécution attend à l'esplanade. Il faut conduire le +geôlier jusque-là. + +Lamalou frissonna. + +Il baissa la tête et dit: + +--Allons! + +On le plaça entre deux soldats. + +Le sinistre cortège se mit en marche. + +Quand on sortit de la prison, Lamalou eut comme un éblouissement. Le +jour était venu et le frappait en plein visage. + +On parvint à l'esplanade. + +La foule--il y a toujours des curieux pour ces horribles +spectacles--occupait les avenues qui entourent le parallélogramme. + +On avait requis les troupes qui gardent le bagne. + +De plus, par une sorte de raffinement, un groupe de forçats avait été +amené pour assister à l'exécution. + +C'était chose atroce que cet accouplement monstrueux. D'un côté, les +soldats qui représentaient la France; de l'autre, les bonnets verts. + +Lamalou s'avançait. + +Tout à coup, l'officier qui conduisait l'escouade fit un signe. Et un +capitaine se détacha pour s'approcher de lui. + +--Où est le condamné? demanda le capitaine. + +--Évadé. + +--Qui l'a fait évader? + +--Cet homme. + +Il désigna Lamalou. + +Le capitaine était un de ces officiers de la Restauration qui avaient +gagné leur grade au prix des trahisons de Francfort et de Fribourg. + +L'attentat lui parut monstrueux. + +--Il faut le bâtonner. + +Lamalou frissonna. + +--Et puis les tribunaux feront justice de ce misérable, qu'on enverra au +bagne. + +--Mais... commença Lamalou. + +--Assez! fit l'autre, qui avait à peine trente ans. + +Il se tourna vers le groupe des forçats: + +--Un homme de bonne volonté! dit-il. + +Le garde-chiourme demanda: + +--Pourquoi faire? + +--Pour bâtonner ce traître.... Il faut faire un exemple... Il a fait +évader le condamné. + +--Bien. + +Le garde-chiourme parla aux forçats. + +L'un d'eux, espèce de colosse, se détacha. + +Deux autres vinrent se placer aux côtés de Lamalou. + +--Allez, dit le capitaine. + +D'un seul effort, Lamalou fut renversé. Il ne se défendait pas, +d'ailleurs. + +Il pensait à sa maison, où, en ce moment même, on disait: + +--Il va venir. + +Le forçat qui allait faire fonction d'exécuteur avait à la main une +corde, à laquelle il avait fait trois noeuds énormes. + +On dépouilla Lamalou de ses vêtements. Les épaules velues parurent, +rouges sous l'aurore blanche. + +--Un mot, dit le capitaine: veux-tu avouer pourquoi et comment tu as +fait évader le prisonnier? + +Lamalou eut un sursaut. + +--Je n'ai rien à dire. Il s'est évadé seul. + +--Tu mens! + +--Je ne puis vous répondre. Vous me tenez, tuez-moi. + +--Frappe, dit l'officier au forçat. + +La corde siffla dans l'air et s'abattit avec un bruit mat sur les +épaules de Pierre, qui poussa un cri. + +Il n'était pas forcé d'être stoïque. + +Et c'était une horrible douleur. + +Trois fois la corde siffla dans l'air. Trois fois elle retomba sur les +chairs, qui s'affaissèrent. + +Le sang jaillit. + +A ce moment, un homme livide, couvert de sang, s'élança sur l'esplanade. + +C'était Jacques! + +--Arrêtez! cria-t-il. + +--Jacques! fit Lamalou, ah! l'imbécile! + +Disant cela, il pleurait. Et il était bien heureux, Jacques était un +honnête homme. + +Mais cette plaie en pleine poitrine... + +--Monsieur, dit Jacques à l'officier, je me suis évadé sans que cet +homme en sût rien. Me voici! + +Il chancelait. + +Il s'approcha de Pierre: + +--Ami, dit-il, si je ne suis pas venu plus tôt, c'est qu'on m'a +assassiné. + +--Qui?... + +--Je ne sais pas; mais, dès que tu seras libre, cours aux gorges +d'Ollioules, vois Marie, et, je t'en supplie, protége mon enfant. + +--Il ne fallait pas revenir. + +--Jure à ton tour de te dévouer à mon enfant. + +--Je tiendrai ce serment comme vous avez tenu le vôtre. + +--Merci. + +--Monsieur, dit Jacques à l'officier, je vous appartiens.... + +Le capitaine était pâle. + +Il devinait un drame terrible. + +Fusiller cet homme demi-mort, c'était presque un crime. + +--Eh bien? fit Jacques. + +--Monsieur de Costebelle, commença l'officier.... + +Jacques s'avança vers les soldats et dit: + +--Mes amis, mes frères, je tombe pour la France et la liberté... +Obéissez à vos chefs.... Le martyr vous pardonne... + +--En joue! cria l'officier. + +A ce moment, Jacques étendit les bras en avant, puis il tomba d'un seul +coup, comme une masse.... + +Il était mort. + +Les soldats n'avaient pas tiré. + +--Jacques de Costebelle, murmura Lamalou, vous êtes un homme de coeur... +désormais je vous appartiens.... + +Et, se baissant sur le cadavre, il l'entoura de ses bras et le baisa au +front. + +L'officier avait détourné la tête. + + + + +PREMIÈRE PARTIE + +LE CLUB DES MORTS + + + + +I. + +SALONS ET MANSARDES + + +On était au mois de janvier 184... + +Le vent d'hiver, âpre et froid, sifflait sur Paris. Depuis plusieurs +jours, la neige, qui était tombée en abondance, étendait sur la ville +son linceul sinistre, moulant son corps énorme comme fait le drap aux +membres d'un cadavre. + +Les maisons, avec leurs toits blancs, ressemblaient à ces mausolées qui +se découpent, la nuit, dans les champs de repos, sous la lueur blafarde +de la lune. + +Nul bruit dans les rues. Déjà minuit avait sonné depuis longtemps, et +les voitures, traînées à grand'peine par les chevaux qui glissaient, +avaient regagné les remises. Point de passants. Les lanternes de gaz +projetaient, à travers une sorte de buée, leur reflet rougeâtre. Et, par +crainte du froid, la ville semblait s'être repliée sur elle-même, se +cachant sous la nappe glacée comme l'enfant se blottit sous les +courtines de son lit. + +Cependant, à quelques rares fenêtres, on apercevait de la lumière, soit +filtrant à travers les épais rideaux retombant en plis lourds, soit +éclairant la triste mansarde sur son cadre de neige. + +Ici le bal, là le travail; en bas le luxe avec toutes ses richesses, +riant sous ses tentures de velours et s'échauffant à l'énorme foyer dont +l'éclat se confond avec celui des bougies et des lustres.... En haut, la +misère grelottante, se courbant sous la bise qui souffle à travers les +ais mal joints. + +Le passant qui se fût arrêté devant la maison qui portait le n° 20 de la +rue de Seine, si peu philosophe qu'il fût, aurait pu, en levant les +yeux, laisser échapper cette remarque. + +Une file de voitures était arrêtée devant la grande porte. Les chevaux, +gras et bien nourris, sommeillaient sous leurs couvertures épaisses, +tandis que les cochers, qui se relayaient d'heure en heure pour la garde +des équipages, se promenaient deux à deux, emmitouflés dans leurs +énormes carricks à fourrures. + +Au premier étage, les hautes fenêtres se dessinaient dans la façade de +pierre, éclairées d'un reflet rougeâtre, tandis que le son des +instruments, sonnant joyeusement, éveillait les échos de la rue +silencieuse. + +Puis, tout au faîte de cette même maison, à une sorte d'oeil-de-boeuf +s'arrondissant sur la déclivité du toit, on distinguait, comme une +étoile obscurcie par un nuage, un point lumineux qui s'échappait d'une +lampe fumeuse. + +C'est d'abord dans cette mansarde que nous pénétrerons. + +La mansarde! nos pères l'ont chantée. Et elle apparaît à notre +imagination, éclairée par les rayons du soleil levant, égayée par la +jeunesse et l'espérance, avec son jardinet penché sur la gouttière et +ses fleurs qui s'ouvrent aux premières effluves du printemps.... + +O poëtes! c'est là le rêve, mais voici la réalité. + +Quatre murs à peine crépis, laissant voir sous le plâtre qui s'effrite +la charpente du toit: le plafond qui se baisse comme pour écraser +lentement, l'air qui manque, la lumière avarement mesurée, la fenêtre +mal fermée et craquant au vent d'hiver qui la secoue.... + +Pour mobilier, un grabat gisant à terre comme un mendiant de Goya dans +ses haillons, une table couverte de papiers, de dessins inachevés; sur +un chevalet boiteux, une toile ébauchée. + +Et au milieu de ce désordre misérable, un homme affaissé sur une chaise +de paille, s'enveloppant dans une mauvaise couverture sous laquelle il +frissonne. + +L'homme était jeune, vingt-cinq ans à peine. + +Une forêt de cheveux noirs et bouclés couvrait son front large, ses +traits, amaigris par la souffrance ou par l'excès de travail, avaient +une remarquable finesse. Sa bouche, aux lèvres pâles, était contractée +par le sourire d'une douloureuse ironie.... + +A ce moment, le bruit des instruments, montant de l'étage inférieur, lui +apporta, vibrante et joyeuse, la mélodie d'une valse. + +Il se leva brusquement. + +--Assez! murmura-t-il. Je ne puis plus, je ne veux plus souffrir... +puisque la vie ne veut pas de moi; puisque, alors même que j'éprouve +toutes les tortures du froid et de la faim, elle me jette ses échos de +bonheur comme une dernière insulte, j'irai chercher dans la mort un +refuge suprême.... + +Il s'approcha de la toile ébauchée, et prenant sa lampe entre ses doigts +amaigris: + +--Et pourtant, continua-t-il, que de fois j'ai rêvé, moi aussi, au +bonheur... à la gloire!... que de fois, dans la fièvre du travail, j'ai +aperçu dans un lointain mirage l'avenir qui me souriait.... Allons! n'y +songeons plus! il faut en finir.... + +Il revint vers la table, et écartant quelques papiers, il prit un +manuscrit sur lequel se détachaient ces deux mots: _Mon Histoire_. + +Sans plus prononcer une seule parole, il roula les feuilles dans une +large enveloppe, la serra au moyen d'un ruban, puis, au point de +jonction, il appliqua un large cachet de cire noire. + +Prenant alors une plume, il écrivit ces lignes: + +«Vous qui avez trouvé mon cadavre, je vous lègue ce manuscrit. +Puisse-t-il vous servir d'exemple et vous inspirer quelque pitié pour +celui qui est mort, las de la lutte et de la souffrance...» + +Il plaça le rouleau bien en vue. + +Puis, rejetant la couverture qu'il avait attachée autour de lui pour se +garantir du froid, il boutonna soigneusement la redingote étriquée et +usée qui composait toute sa garde-robe. Il prit son chapeau, qu'il +enfonça sur son front d'un mouvement sec. + +Encore une fois il jeta les yeux autour de lui. + +Peut-être cherchait-il un dernier encouragement. Peut-être se disait-il +que tout à coup une voix allait s'élever, qui lui crierait de prendre +courage.... + +Fol espoir! Seule, la misère froide et hideuse répondit à ce regard +désespéré. + +Il passa sa main sur ses yeux. Puis, avec un regard navré, il mit la +main sur la serrure. + +Il se trouvait sur l'escalier. C'était la route de la mort qui +commençait. Chaque marche qu'il franchissait l'entraînait vers le +gouffre du suicide. + +L'étage qui conduisait à la mansarde, étroit et glissant, conduisait, +après une trentaine de degrés, dans le grand escalier, auquel il +accédait par une porte basse. + +Jusque-là il avait marché dans l'obscurité, s'appuyant au mur pour se +guider. + +Mais tout à coup il se trouva inondé de lumière. + +Pour les heureux d'en bas, l'escalier avait été orné de fleurs; un épais +tapis couvrait les degrés, amortissant le bruit des pas. Des lampadères, +fixés aux murailles, jetaient les feux croisés des bougies roses. + +Le jeune homme s'arrêta un instant, comme ébloui, et, par un mouvement +en quelque sorte involontaire, il aspira longuement cette atmosphère +chaude et chargée de senteurs. + +Et puis un singulier sentiment de honte s'imposait à lui. + +S'étant penché sur la rampe, il percevait le bruit que faisaient en +causant les laquais, groupés dans les antichambres. Évidemment il y +avait des portes ouvertes. + +Il lui fallait donc passer, lui, le déshérité de toute joie, le +misérable à peine vêtu, devant ces hommes qui chuchoteraient en se +poussant du coude, et dont peut-être les rires à peine étouffés +parviendraient jusqu'à son oreille. + +Bien qu'il fût décidé à mourir, il reculait devant cette souffrance +d'amour-propre. Passer à travers cette splendeur pour aller aux ténèbres +du tombeau lui semblait plus atroce encore. + +Il restait là, accoudé. + +La musique parvenait jusqu'à lui: il voyait dans son esprit ces groupes +enlacés qui tournoyaient, les robes aux plis soyeux; il devinait les +sourires échangés, les yeux brillants de plaisir, les mains des +danseuses abandonnées aux doigts des cavaliers.... + +Tout à coup il entendit un bruit mat et sourd. + +C'était la porte cochère qui venait de s'ouvrir. + +Les roues d'une voiture retentirent sur le pavé de la cour et +s'arrêtèrent devant le vestibule. + +Décidément il lui fallait attendre. Il ne pouvait se risquer à croiser +sur l'escalier des invités qui peut-être l'auraient reconnu. Car lui +aussi avait eu naguère sa part de ces joies mondaines. + +Seulement, obéissant à un mouvement de curiosité dont il ne fut pas le +maître, il descendit quelques marches encore, si bien que, sans être vu, +il dominait la porte d'entrée. + +Deux dames atteignaient le palier du premier étage. + +L'une d'elles, enveloppée d'un camail de velours, était de haute taille, +tout son être était empreint d'une élégance majestueuse. Son visage +disparaissait sous un voile épais qui laissait apercevoir seulement +quelques boucles de cheveux bruns, coiffés, ainsi qu'on disait alors, à +l'anglaise, c'est-à-dire tombant de chaque côté des joues. + +L'autre avait rejeté en arrière le capuchon de soie bleue. + +Le jeune homme poussa un cri d'admiration. + +Il eût été impossible, en effet, de rêver apparition plus charmante. + +Ce n'avait été qu'un éclair, car un instant après, les deux dames +disparaissaient entre la haie des laquais qui s'étaient levés sur leur +passage. + +Mais un seul coup d'oeil avait suffi à l'artiste. + +Ce front pur, ces yeux largement ouverts et rayonnants de jeunesse et de +franchise, ces bandeaux blonds qui encadraient un ovale de vierge, ces +lèvres admirablement dessinées qui souriaient à la vie et à +l'espérance.... + +Il avait vu tout cela dans un éblouissement subit. + +Un écho éloigné vint jusqu'à lui. + +--Madame la baronne de Silvereal. + +Puis, dans l'antichambre, un laquais ajouta à mi-voix: + +--Mademoiselle Lucie est plus jolie que jamais. + +--Moi, j'aime mieux la baronne, dit un autre. + +--Elle est plus imposante; mais elle me fait presque peur. + +--Bah! et pourquoi donc? + +--On m'a dit un tas de choses mystérieuses. + +--Vraiment! tu nous conteras cela. + +--Oui, mais pas ici. + +Les voix se perdirent dans un murmure. + +Le jeune homme était resté immobile, le front incliné sur sa main. + +Mais tout à coup il se redressa: + +--Allons! pas de lâcheté! murmura-t-il. Peut-être est-ce le bonheur qui +vient de passer là, à quelques pas de moi!... mais je ne puis ni ne veux +plus espérer... je suis condamné. + +Et sans songer cette fois aux quolibets des laquais, il descendit d'un +pas ferme. + +En un instant, il eut atteint la cour. La porte était encore ouverte. Le +suisse s'apprêtait à la refermer. + +--Tiens! c'est vous, monsieur Martial, dit-il en voyant le jeune homme. +Comment! vous sortez à cette heure-ci? + +--Je ne puis pas dormir. + +--Ah! oui, le bruit. Qu'est-ce que vous voulez! il faut bien pardonner +aux riches. S'ils s'amusent, ils en ont le droit. + +--Je ne me plains pas. + +--Et vous sortez? + +--Oui, j'ai besoin d'air. + +--Mais vous allez geler dehors. Vous n'avez seulement pas de manteau... +et il fait un froid... + +--Merci! merci! fit Martial. + +Et il s'élança dehors. + +Il commençait à tomber une sorte de grésil qui lui mordait le visage et +lui blessait les yeux. + +Il se mit à courir dans la direction de la Seine. + +Il franchit la place de l'Institut et arriva sur le quai. + +Là, il se pencha sur le parapet. La Seine roulait lentement son flot +noir et sombre, avec un murmure vague qui semblait un appel. + +Martial était saisi par le vertige qui pousse vers la mort. + +Il l'avait dit, il était condamné. + +Le nom de Lucie tintait à son oreille sans qu'il se rappelât ce que cet +écho signifiait. + +Il descendit les marches de pierre sur lesquelles son pied glissait, et +parvint à la berge. + +Là, il se tourna encore une fois vers la grande ville qui s'estompait +dans l'ombre. + +--Mes rêves et mes espoirs, encore une fois, adieu! dit-il à voix basse. + +Puis, étendant les bras en avant, il prit son élan et se précipita dans +le fleuve. + +Au même instant, deux ombres se levèrent sur la berge, et l'on entendit +résonner dans le flot le choc de deux corps qui tombaient. + +Comment ces hommes se trouvaient-ils là? + +Étaient-ce donc encore deux désespérés qui demandaient au suicide +l'oubli et le repos? + +Non. Car à la lueur vague du remous, on voyait l'eau s'agiter sous de +vigoureux efforts. + +Puis le flot s'ouvrit, et les deux hommes reparurent soutenant Martial, +dont la tête retombait inerte. + +--Courage! dit l'un des deux hommes. + +En quelques brasses ils eurent atteint le bord; puis, sans dire un mot, +ils enlevèrent le jeune homme inanimé et gravirent l'escalier de la +berge. + +A l'angle du pont, une voiture, bizarrement recouverte de drap noir, +comme celles qu'on voit aux funérailles, attendait, immobile. Un coup de +sifflet retentit. + +La voiture approcha au trot de deux chevaux noirs. + +La portière s'ouvrit. Une voix dit: + +--Sauvé? + +--Oui, répondit un des sauveteurs. + +--Pauvre Martial! répéta la voix, qui appartenait à une femme. + +Martial fut étendu sur les coussins. + +Puis la portière se referma. + +Et les chevaux noirs partirent comme une flèche dans la direction des +Champs-Élysées. + + + + +II + +AU BAL + + +Tandis que la voiture mystérieuse entraîne Martial, miraculeusement +arraché à la mort, revenons à la maison de la rue de Seine. + +Madame de Silvereal venait de pénétrer dans les salons, suivie de Lucie; +leur apparition avait été saluée d'un murmure d'approbation admirative, +et elles auraient eu quelque peine à percer le flot qui se pressait sur +leur passage, si le maître de la maison n'était venu leur offrir son +bras et les dégager de la foule. + +--En vérité, baronne, dit-il, je ne sais comment vous témoigner ma +reconnaissance. L'heure s'avançait, et je commençais à craindre que mes +salons ne fussent privés de leur plus gracieux ornement. + +Celui qui parlait ainsi était un homme d'une cinquantaine d'années +environ, de haute taille. Ses cheveux grisonnants se relevaient en +touffes sur son crâne en saillie, tandis que des favoris presque blancs +formaient éventail de chaque côté de ses joues. C'était presque une +copie de la tête légendaire si spirituellement _croquée_ par Philippon +et qu'on a justement appelée la _poire_. + +Cependant, à vrai dire, cette coupe absolument française n'était pas en +rapport avec son visage anguleux et surtout avec son teint, dont la +nuance bistrée rappelait une origine étrangère. + +Le duc de Belen, de noblesse portugaise, avait longtemps habité +l'Amérique du Sud, et, possesseur d'une fortune énorme, était venu, il y +avait quelques années, éblouir Paris de son luxe et de ses prodigalités. + +Cependant, depuis quelque temps, pour des motifs qui étaient encore +inexpliqués, le duc de Belen avait abandonné le magnifique hôtel qu'il +possédait au faubourg Saint-Honoré, pour venir occuper les deux étages +de la maison de la rue de Seine, immeuble qui d'ailleurs lui +appartenait, et dont il avait transformé les appartements en une demeure +presque princière. + +Peu à peu, les baux expiraient et M. de Belen reprenait possession de +l'hôtel entier. C'était grâce à une sorte de pitié et peut-être de +protection occulte de M. Benoît que Martial avait pu garder jusque-là sa +mansarde. + +Après avoir adressé ce compliment banal à madame de Silvereal, le duc +s'était tourné avec empressement vers Lucie: + +--N'aurons-nous pas le plaisir, mademoiselle, de voir madame de +Favereye? + +--Ma mère est souffrante, monsieur le duc. + +--Et il a fallu toute mon insistance, reprit madame de Silvereal, pour +décider Lucie à m'accompagner. + +--Oserai-je espérer, fit M. de Belen avec un sourire qui montra ses +dents blanches et pointues, que mademoiselle ne se repentira pas de sa +condescendance? + +Lucie s'inclina sans répondre. + +Mais un observateur attentif aurait pu remarquer sur son visage le +passage d'une rapide pâleur. + +La jeune fille, vêtue d'une robe blanche relevée de fleurs bleues, +simplement coiffée de quelques bluets qui jouaient dans ses cheveux, +blonds comme la moisson, réalisait le type le plus achevé de la grâce et +de la beauté. + +Quand M. de Belen eut parlé, elle s'appuya au bras de madame de +Silvereal comme pour la prier de répondre. + +--Ma soeur, madame de Favereye, va peu dans le monde, dit-elle au duc. +Il est naturel que Lucie, ma nièce, n'ait pas grand goût à ces fêtes +auxquelles sa mère n'assiste pas. + +M. de Belen s'inclina; il avait conduit les deux dames dans l'un des +salons les plus animés, et leur ayant choisi des places, il se préparait +à continuer une conversation qui, cependant, paraissait peu plaire à ses +invitées, quand un nouveau personnage s'approcha: + +--Eh bien! mon cher duc, dit celui-ci d'une voix cassante et peu +sympathique, allez-vous donc abandonner vos invités en l'honneur de ma +femme?... + +De Belen le regarda en souriant: + +--Mon cher de Silvereal, soyez indulgent pour moi; mademoiselle Lucie +est trop belle pour que les plus impatients ne me pardonnent point de +m'oublier ici pendant quelques minutes. + +A ce compliment, presque grossier à force de netteté, Lucie ne put +réprimer un tressaillement nerveux, et elle cacha son visage sous son +éventail. + +--Allons, de Belen, vous serez donc toujours un sauvage? reprit de +Silvereal. + +--Bon! voici que j'ai encore commis quelque sottise. Que voulez-vous! +j'ai si longtemps vécu loin de toute civilisation.... + +A ce moment, de nouveaux noms furent jetés par l'introducteur, et force +fut au trop galant duc de s'arracher à sa douce contemplation. + +M. de Silvereal s'approcha de sa femme, et se penchant à son oreille: + +--Par grâce, dit-il, en s'efforçant d'adoucir l'accent de sa voix rude, +excusez mon ami. M. de Belen est un peu brusque.... + +Madame de Silvereal se tourna à demi vers lui: + +--Dites qu'il manque de la plus vulgaire éducation... + +--Madame! fit M. de Silvereal avec colère. + +--Pardon! je vous prierai de ne point élever ici la voix. Vous m'avez +ordonné de venir, je suis venue; de conduire Lucie à cette fête, j'ai +prié la pauvre enfant de me suivre. Ceci fait, ne me demandez rien de +plus. + +Le baron ouvrit les lèvres comme pour répliquer. + +Puis ses yeux se portèrent sur Lucie, et il haussa les épaules. + +--Après tout, murmura-t-il, il faudra bien que ma volonté s'accomplisse. + +Et il se perdit dans la foule. + +--Mon Dieu! murmura Lucie à l'oreille de sa tante, que se passe-t-il +donc ici, et pourquoi suis-je venue?... + +--Que veux-tu dire, mon enfant? fit madame de Silvereal avec surprise. +As-tu donc lieu de t'effrayer de quelques paroles de galanterie +ridicule? + +--N'avez-vous pas vu le regard que m'a lancé M. de Silvereal? En vérité, +on eût dit une menace. + +Madame de Silvereal garda un instant le silence, puis: + +--Ecoute-moi, mon enfant, reprit-elle doucement, et sois sans crainte. +Moi vivante, jamais le malheur ne s'approchera de toi. + +--Mais cette assurance même m'épouvante. Il est donc bien vrai qu'un +danger nous menace? + +--Tais-toi, fit madame de Silvereal. De grâce, ne m'adresse pas une +question, ici surtout. + +Elle lui prit la main. + +--Je t'en supplie, oublie cette triste impression, oublie les paroles +que je viens de prononcer. Tu es jeune... la vie s'ouvre devant toi +belle et radieuse. Aie confiance. Nous sommes au bal, voici de charmants +cavaliers qui s'apprêtent à te venir demander la faveur d'une +contredanse. Accepte... retrouve la gaieté et l'insouciance de tes seize +ans. + +--Et vous me jurez que je puis sans crainte... + +--Je te le jure. Tes yeux brillent déjà, chère enfant. Autrefois, +j'aurais banni toute inquiétude, quand il s'agissait de danser... qu'il +en soit ainsi pour toi. + +Un jeune homme s'approcha de Lucie et prononça la formule d'usage. + +La jeune fille regarda encore une fois madame de Silvereal, qui sourit +et inclina la tête en signe de consentement. + +Lucie prit le bras de son cavalier. + +A peine s'était-elle éloignée, qu'un homme d'une quarantaine d'années, +d'une remarquable élégance, s'approcha de madame de Silvereal. + +--Madame, murmura-t-il rapidement, il faut que je vous parle. + +Sans hésiter, madame de Silvereal se leva et appuya son bras sur celui +de son cavalier. + +Tous deux traversèrent la foule. + +Madame de Silvereal était arrivée à cet âge où la femme vraiment belle +s'épanouit dans toute sa magnifique éclosion. Grande, admirablement +faite, elle portait avec une désinvolture vraiment royale sa toilette de +velours noir, constellée de diamants. Ses épaules blanches et fermes +comme le marbre, avaient la coupe admirable du buste des statues +antiques, et, à regarder son visage de camée, on se fût demandé si cette +création parfaite n'était pas quelque statue descendue de son socle. + +Quant à celui qui venait de réclamer de si étrange façon la faveur d'un +entretien avec une des reines du bal, c'était, nous l'avons dit, un +homme d'une quarantaine d'années; et cependant, il eût été difficile de +lui assigner un âge précis. + +De taille moyenne, Armand de Bernaye réunissait en quelque sorte le +double caractère de la beauté naturelle et de la perfection civilisée. + +Grand, admirablement proportionné, Armand avait le front haut, l'oeil +noir, largement fendu, étincelant d'intelligence et de volonté: les +mains eussent fait envie à une petite-maîtresse; son pied, chaussé avec +une remarquable finesse, soutenait la comparaison avec les plus +délicieuses bottines de satin qui glissaient sur le parquet du bal. + +Mais ce qui frappait tout d'abord en lui, c'était la franchise quasi +dominatrice de sa physionomie. Ce n'était ni un _joli_ ni un _beau_ +garçon. C'était un homme, avec tout la développement de son énergie, +avec la suprême rectitude de sa conscience. + +Il semblait que de ces lèvres fermes, ombragées d'une moustache noire et +retombant en deux pointes sans apprêt, ne pussent s'échapper que des +paroles honnêtes. + +Devant lui, les étoiles de _cotillon_ s'écartaient avec une sorte de +respect non dissimulé. On eût dit que ces _dandies_, comme on disait +alors, devinaient en ce personnage une nature supérieure à la leur. + +--C'est le savant, murmurait-on sur son passage. + +Le savant! Ce mot résumait pour ces ignorants une double impression de +terreur respectueuse et d'envie. + +Armand de Bernaye passait, disait-on, tout son temps dans son +laboratoire, où il cherchait à dérober à la nature ses secrets les plus +cachés. Plus d'une fois son nom avait été prononcé à l'Académie des +sciences, et on lui devait d'importants progrès en chimie. + +Quoique, dans les salons les plus aristocratiques, on eût tenu à honneur +de le recevoir, il était rare qu'il s'arrachât à ses études: la rareté +de ses apparitions lui donnait même auprès des fidèles de la valse et de +la trénisse un renom presque fantastique. On assurait qu'il ne sortait +de sa retraite que lorsqu'il avait à accomplir dans la société quelque +oeuvre de magie. Et, chose curieuse, plusieurs fois déjà sa présence +avait paru concorder avec quelqu'une de ces catastrophes qui de temps à +autre viennent surprendre ce qu'on est convenu d'appeler la haute +société parisienne. + +Tel était l'homme qui en ce moment traversait les salons du duc de +Belen, ayant à son bras madame de Silvereal. + +Il marchaient lentement, lui, absorbé dans quelque pensée intérieure; +elle, un peu pâle, et cependant la tête haute, fière de l'homme qui +s'était fait momentanément son cavalier. + +Ils arrivèrent ainsi à une serre qui s'ouvrait au fond d'un boudoir, et +où le duc avait prodigué, avec son luxe habituel, les splendeurs d'une +végétation tropicale. + +En ce moment, la serre était vide. + +Armand s'effaça en s'inclinant. + +La baronne entra la première. + +M. de Bernaye lui désigna un siége et s'assit lui-même à quelque +distance d'elle. + +--Madame, lui dit-il de sa voix qui vibrait, sonore et douce à la fois, +je vous supplie de me pardonner si je vous ai arrachée pour quelques +instants aux plaisirs de cette fête. + +Elle releva la tête et le regarda. + +--Pourquoi me parler ainsi? Ne vous souvenez-vous plus des paroles qui +ont été un jour échangées entre nous? + +--Je ne les ai pas oubliées. + +Il passa sa main sur son front. + +--C'était en un jour de douleur.... Vous que j'avais tant aimée, vous à +qui j'avais dévoué ma vie entière, vous aviez rivé votre existence à +celle d'un autre. + +--Hélas! vous le savez... c'était mon devoir.... J'obéissais à mon père. + +--Oui, je le sais, reprit Armand avec un sourire triste. Mathilde de +Mauvillers devait servir de marchepied à M. de Mauvillers, magistrat, +pair de France... et elle n'avait pas le droit de résister. + +--Mon ami, fit Mathilde de Silvereal en baissant la voix, il est des +destinées humaines qui semblent maudites. J'ai bien souffert... mais que +sont les tortures endurées par moi en face de celles qui ont accablé ma +pauvre soeur? + +--Marie... oui, vous avez eu assez de confiance en moi pour me faire +connaître les terribles circonstances de ce drame passé. Et quand tout +espoir a été arraché de mon coeur, lorsque j'ai compris que désormais je +ne pouvais aimer celle qui cependant était ma vie et mon avenir, je vous +ai dit: «Mathilde! la fatalité nous sépare. Obéissons.» Main +souvenez-vous que le jour où le danger vous menacera, je serai là près +de vous, prêt à vous défendre, à sacrifier ma vie pour vous épargner une +larme. + +--Et moi, je vous ai dit, Armand: «A quelque heure que ce soit, en +quelque lieu que je me trouve, le jour où vous m'appellerez, je viendrai +à vous, forte de mon honneur et de mon sacrifice, et mettant ma main +dans la vôtre, je vous écouterai comme un ami, comme un frère...» + +--Vous ne m'avez pas appelé... et je suis venu. + +Mathilde répondit simplement: + +--C'est qu'un danger me menace? + +--Le savez-vous donc? + +--Je le devine. + +--Et vous ne tremblez pas? + +--Non; je savais que vous viendriez. + +Il y eut un moment de silence. Puis Armand prit la main de madame de +Silvereal. + +--Vous avez foi en moi... vous avez raison. Entendez-moi donc. + +--Je vous écoute comme on écoute Dieu. + +--M. de Silvereal veut votre mort... + +--Je le sais! + +--Et il veut marier Lucie de Favereye au duc de Belen... + +--Tout cela est vrai.... Mais comment avez-vous surpris le premier de +ces deux secrets? + +--Vous le saurez plus tard. Nous ne pouvons rester longtemps ici.... +Oui, M. de Silvereal veut votre mort, parce qu'il veut épouser une femme +qu'il aime... Certes, il est facile de déjouer ses projets en lui disant +en face qu'on a lu dans son âme perverse; mais, pour des motifs qui vous +seront dévoilés plus tard, il faut que cet homme conserve sa sécurité... +Donc, c'est par le poison qu'il veut vous tuer.... + +Armand fouilla dans sa poche, et en retira un flacon noir: + +--Prenez cette fiole, dit-il, et, tous les matins, buvez une goutte de +cette liqueur dans un verre d'eau. + +Elle étendit la main, prit le flacon et dit: + +--Je le ferai. + +--Vous êtes sauvée! + +--Mais vous avez prononcé le nom de Lucie? + +--Je veille sur elle, comme sur vous.... Soyez sans crainte. Je ne veux +pas, vous entendez... je ne veux pas que cette pauvre enfant devienne la +femme de ce misérable qu'on appelle le duc de Belen. + +--Un misérable! avez-vous dit? + +--Je suis sur la piste d'une infamie dont cet homme s'est rendu +coupable.... Mais je ne puis vous expliquer plus nettement ma pensée.... +M. de Belen paraît tout-puissant. Devant son nom presque princier, +devant ses richesses énormes, tous plient et se courbent; mais je +secouerai si violemment le colosse aux pieds d'argile, qu'il tombera en +poussière. + +Disant cela, Armand s'était levé; son oeil étincelait. Mathilde eut un +tressaillement. + +--Et.... M. de Silvereal? demanda-t-elle en hésitant. + +Armand se tut un instant. + +--Votre mari, dit-il enfin, est ou le complice ou la victime de cet +homme! Mais avez-vous donc quelque pitié pour lui... vous dont il a juré +la mort.... + +Madame de Silvereal le regarda. + +--J'ai peur qu'en le punissant nous ne cédions à un mouvement de colère +et de vengeance. + +Armand pâlit. + +--Vous avez raison, dit-il. Que les coupables soient punis, mais que nos +mains restent pures. + +Mathilde laissa échapper un cri de joie: + +--Vous m'avez compris, merci! + +Et comme Armand faisait un mouvement pour se retirer: + +--Mon ami, dit madame de Silvereal en rougissant, ne vous reverrai-je +plus? + +Le jeune homme se rapprocha. + +--Mathilde, reprit-il, il est dans la vie de M. de Silvereal un mystère +que vous ignorez et que je pressens... Voulez-vous me faire une +promesse? + +--Parlez! + +--Un jour viendra peut-être où j'aurai besoin de connaître toute la +vérité... ce jour-là, il faudra que vous m'aidiez à soulever le voile +qui couvre ces deux existences, il faudra que M. de Belen et votre mari +apparaissent devant nous dans toute la nudité de leur infamie... + +--Armand! + +--Que vous importe... si je vous jure de ne point porter la main sur +celui qui m'a volé tout mon bonheur?... Tant que vous ne m'aurez pas +relevé de ce serment, M. de Silvereal, quoi que je sache, si terribles +que soient les secrets qui m'auront été dévoilés, M. de Silvereal me +sera sacré... + +--Je vous crois... donc au jour où vous m'interrogerez, je parlerai... + +--Merci.... Maintenant, prenez mon bras... et rentrons dans la bal... +aussi bien mademoiselle Lucie doit vous attendre avec impatience.... + +Mathilde s'appuya sur lui. Au moment de franchir la porte de la serre, +elle s'arrêta: + +--Mon ami, dit-elle à voix basse, je ne sais pourquoi... mais il me +semble que dans la lutte que vous allez entreprendre de terribles périls +vont vous environner... + +--Ne craignez rien pour moi... + +--C'est comme un pressentiment qui me trouble... A votre tour, jurez-moi +d'être prudent.... + +Ils se trouvaient si près l'un de l'autre qu'ils étaient presque +enlacés. Un frémissement agita Armand. D'un mouvement violent il attira +Mathilde sur son coeur: + +--Si je meurs, du moins vous ne m'oublierez pas.... + +Elle se dégagea doucement, et posant la main sur la poitrine du jeune +homme: + +--Si vous mourez, je mourrai, car je vous aime.... + +Ils s'éloignèrent. A ce moment, les branches d'un yucca s'écartèrent +lentement, et une tête parut, sinistre, grimaçante: + +--Ah! ah! mes beaux amoureux! murmura l'inconnu, il paraît que nous +conspirons... il est temps de prendre ses précautions... gare à vous!... + + + + +III + +ANCIENNES ET NOUVELLES CONNAISSANCES + + +Le personnage qui venait de surgir de si étrange façon et qui paraissait +avoir entendu toute la conversation de M. de Bernaye et de madame de +Silvereal sortit peu à peu de la touffe exotique qui l'avait si +complétement dissimulé. Pour ne point abuser de la patience de nos +lecteurs, disons immédiatement qu'à première vue ceux d'entre eux qui se +souviennent de certain portrait tracé dans le prologue de ce récit +eussent reconnu maître Biscarre. Et cependant, à part le profil bestial +dont la nature l'avait gratifié et qu'il lui eût été certes bien +impossible de répudier, Biscarre était profondément métamorphosé... En +bien? peut-être. En tout cas, son visage, sa physionomie, sa chevelure +étaient autant d'oeuvres d'art si artistement combinées, que de l'ancien +forçat la science du _maquillage_ était parvenue à faire un élégant de +trente ans à peine, aux traits plutôt sévères que durs, en somme, ce +qu'on est convenu d'appeler un homme sérieux. Sa toilette était un +chef-d'oeuvre de goût. Des diamants de prix scintillaient au devant de +sa chemise de fine batiste; des gants irréprochables moulaient ses +mains, un peu grandes, mais longues et minces. En somme, maître +Biscarre, entrant dans les salons du duc de Belen, pouvait, sans +disparate, faire figure au milieu de tout ce que l'aristocratie et la +finance--confondues d'ailleurs sous le règne de Louis-Philippe, en une +seule caste--offraient de plus remarquables spécimens. Comment Biscarre +se trouvait-il dans la serre, c'est ce que nul n'aurait pu expliquer, et +moins que personne, l'intendant qui introduisait les arrivants en jetant +leur nom de sa voix sonore. Car Biscarre s'était abstenu de passer +devant lui. Il venait de la serre, sans avoir franchi ni la porte +d'entrée ni les salons. Nous saurons tout à l'heure quels étaient les +chemins secrets connus de Biscarre. En ce moment, il s'avançait dans les +salons fendant le flot des invités, et se dirigeait vers M. de Belen, +qui paraissait engagé dans une conversation des plus intéressantes avec +plusieurs grands spéculateurs de l'époque, MM. Stéphane et Colombet, qui +venaient d'obtenir une magnifique concession de chemin de fer; M. +Allard, le célèbre banquier, qui rêvait les emprunts internationaux, et +d'autres comparses, flaireurs de dividendes, qui humaient délicieusement +chacune des paroles tombant de ces lèvres privilégiées. + +--Mon cher de Belen, disait Colombet, homme de corpulence énorme, à +lèvres charnues, vous savez que nous comptons sur vous. Notre conseil +d'administration doit se recruter parmi les grands dignitaires de la +noblesse et de la fortune... + +--Et les actions de fondateurs sont d'une valeur certaine, ajoutait +Stéphane, personnage de bois qui semblait avoir deviné trente ans +d'avance le Vertillac des _Faux Bonshommes_. + +Chacun de ses gestes tombait net et sec, comme si un rouage se fût tout +à coup décliqueté. De Belen avait un sourire gracieux pour chacune de +ces gracieuses ouvertures. + +--Bah! reprenait Allard, le banquier, ce n'est pas pour une bagatelle +d'un ou de deux millions que le duc se fera prier... + +--Hé! hé! ni pour cinq, ni pour dix, fit tout à coup une voix aigre et +dure. + +Les causeurs se retournèrent. + +--Eh! c'est ce cher monsieur Mancal! + +Et toutes les mains, à l'exception de celles du duc, se tendirent vers +le nouveau venu. Or, celui-ci n'était autre que Biscarre. Puisque les +invités de M. de Belen paraissent ne le connaître que sous le nom de M. +Mancal, nous prierons le lecteur, mieux instruit, de ne pas trahir son +incognito. L'abstention du duc n'avait pas été remarquée, tant les +autres avaient mis d'empressement à accueillir l'arrivant. Cependant, M. +Mancal se confondait en salutations. + +--Ah! messieurs! que d'honneur!... En vérité, je ne mérite pas... + +--Vous-ne-mé-ri-tez pas, articula Stéphane, dont les deux bras se +levèrent vers le plafond avec un bruit de roues mal graissées, vous! +maître Mancal, le roi des hommes d'affaires de Paris... + +--Vous, qui tenez tête à tout notaire, avoué, juge, et savez les mettre +à merci!... continua Colombet, dont l'épais visage s'épanouit en un gros +rire. + +--Messieurs! messieurs!... + +--Le dieu de la chicane! acheva Allard. Et à Dieu ne plaise que ce mot +doive être pris en mauvaise part. Vous êtes stratégiste, comme le furent +Turenne et Napoléon... + +--Est-il donc si difficile de manoeuvrer, quand on a pour soi les gros +bataillons? fit Mancal en riant. Tenez, je fais un pari.... Chacun de +vous, messieurs Stéphane, Colombet, Allard, vous représentez une +armée.... Avec vos forces réunies, je voudrais conquérir le monde... + +--Bah! le monde est trop grand... + +--Et un coin de terre suffit... + +--Encore faut-il, interrompit Mancal, que ce coin de terre soit bien à +vous... + +--Certes! + +--Ou bien, continua l'homme d'affaires en regardant le duc, qui +paraissait fort mal à l'aise, ou bien que le tréfonds, comme nous disons +en terme juridique, renferme quelque trésor caché. + +Ces mots, qui peut-être renfermaient une allusion mystérieuse, +excitèrent l'hilarité des spéculateurs. On sait que le mot _tréfonds_ +signifie la partie souterraine d'une propriété. + +--Bah! les trésors! s'écria Colombet, est-ce qu'il en existe encore au +dix-neuvième siècle?... + +--Les génies et les fées ont à jamais disparu... dit un autre, et avec +eux les cavernes d'or et les grottes de diamant... + +--Est-ce votre avis, monsieur le duc? demanda Mancal, dont les lèvres se +plissèrent en un ironique sourire. + +Il paraît que cette plaisanterie, si innocente d'ailleurs en apparence, +n'était pas du goût de M. de Belen, car il répondit d'un ton fort sec: + +--M. Mancal a toujours de l'esprit! mais, je vous demande pardon, +messieurs, malgré tout le plaisir que je prends à causer avec vous, mes +devoirs de maître de maison me forcent à vous quitter un instant.... + +Comme il s'éloignait: + +--En vérité, aurais-je blessé M. le duc? fit Mancal d'un air consterné. + +--Et pourquoi? parce que vous avez parlé de trésor?... + +--Ce mot a été prononcé sans mauvaise intention... + +--Parbleu! fit Stéphane l'automate, supposeriez-vous, par hasard, que M. +de Belen possède quelque part une de ces cavernes fantastiques où les +gnomes enfouissaient jadis des monceaux d'or?... + +--Il est riche! fit Colombet en secouant la tête. + +--Voyez! reprit vivement Mancal, voici que, sur une expression qui m'est +échappée dans la conversation, vous bâtissez tout un monde de +suppositions.... Mais à mon tour, messieurs, veuillez m'excuser... il +faut que je présente mes hommages à M. le baron de Silvereal... + +--Heureux homme! fit Allard en lui frappant sur l'épaule. Il connaît +tout le monde. + +--Et il en sait plus long qu'il n'en dit, murmura Colombet, tandis que +Mancal se perdait dans la foule. + +--Il est dangereux, donc il faut le ménager, ajouta Stéphane avec la +netteté qui convient aux consciences de pureté douteuse. + +Les trois hommes se regardèrent, ébauchèrent un sourire, puis, sans +doute pour chasser certaines pensées importunes qui leur montaient au +cerveau, ils se dirigèrent d'un commun accord vers le buffet. Cependant +Mancal se glissait à travers les groupes d'invités avec la prestesse +d'un fauve: il passait par les interstices les plus étroits sans heurter +personne et sans dévier de sa route. Il arriva enfin à quelques pas de +M. de Silvereal, qui, appuyé au chambranle d'une porte, semblait perdu +dans ses méditations. Ses yeux, attachés au parquet, avaient une +singulière fixité. Le mari de Mathilde était petit, maigre; son profil +d'oiseau de proie n'était rien moins que sympathique, et, dans la +profondeur de ses yeux gris, un observateur eût facilement aperçu le +reflet sombre des plus mauvaises passions. Parfois ses regards se +portaient vers le groupe dont sa femme était le centre, et alors une +sorte d'éclair passait dans ses prunelles dilatées. + +--Monsieur le baron de Silvereal permettra-t-il à son humble serviteur +de lui offrir le témoignage de son respect? dit Mancal, qui s'était +arrêté devant lui et le saluait avec une déférence presque ridicule à +force d'affectation. + +Le baron tressaillit; il s'arracha à ses méditations et vit Mancal. + +--Ah! c'est vous! fit-il avec un mouvement joyeux. Eh bien! +m'apportez-vous de bonnes nouvelles? + +--Pourrait-il en être autrement? répondit Mancal avec un sourire +obséquieux. + +--Ainsi, _elle_ a compris? + +--Madame de Torrès a bien voulu prêter quelque attention à mes paroles, +et j'ai pu facilement lui expliquer que si vous avez été contraint, à +votre grand regret, de lui dérober cette soirée pour la consacrer à M. +le duc de Belen, c'était uniquement parce que de graves intérêts étaient +en jeu. + +--Ainsi, elle m'a pardonné? fit le baron, dont tout le corps frémit. + +--Elle a fait plus encore... + +--Parlez! parlez vite! + +--Madame de Torrès a daigné me charger d'une commission pour monsieur le +baron. + +--Une lettre? donnez! + +Et déjà le baron, impatient, tendait la main. + +--Une commission verbale, fit Mancal. Madame de Torrès attendra monsieur +le baron chez elle... demain, à dix heures du soir. + +M. de Silvereal eut un geste découragé: + +--Quoi! ne veut-elle plus me recevoir qu'au milieu des nombreux invités +qui sans cesse encombrent ses salons? + +--Je ne crois pas, monsieur le baron, reprit Mancal, que la pensée de +madame de Torrès doive être ainsi interprétée... + +--Dites-vous vrai? + +--Je le crois, car j'ai cru comprendre que sa porte serait fermée à tout +le monde. + +--Sans exception? + +--S'il était fait une exception, ce serait, en tout cas, en faveur du +seul homme dont vous n'ayez pas à vous préoccuper. + +--C'est-à-dire?... + +--C'est-à-dire de moi-même.... + +M. de Silvereal respira, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un +poids énorme. + +--Cependant, reprit Mancal, si j'osais parler à monsieur le baron en +toute franchise... + +--Je vous écoute. + +--J'ai peur de blesser monsieur le baron!... + +--Vous me faites mourir d'impatience... + +--Eh bien! monsieur le baron sait que je lui suis tout dévoué... je +croirais commettre un crime si je le trompais et même si je lui cachais +ce que j'ai cru découvrir.... Puisque vous m'autorisez à parler, sachez +donc que j'ai appris de bonne source que plusieurs personnages +importants, de haute distinction et de grande fortune, se disputent la +main de madame de Torrès... Certes, elle vous a voué un attachement réel +et que rien ne pourrait ébranler... cependant.... + +M. de Silvereal était devenu livide. + +--Crois-tu qu'elle songe à me retirer sa parole?... + +Il tutoyait maintenant l'agent d'affaires, descendu à ses yeux au rôle +de Scapin. + +Mancal eut un geste d'énergique dénégation. + +--Non! non! fit-il. Mais cependant... pardonnez-moi si j'hésite... la +chose est délicate... + +--T'expliqueras-tu!... + +--Puisque monsieur le baron l'exige, je dois lui obéir... or, je sais +que monsieur le baron, trop honnête pour faire de madame de Torrès sa +maîtresse, lui a fait entrevoir que... la santé de madame de Silvereal +était chancelante... + +--Cela est vrai! + +--Je n'en doute pas, fit Mancal en jetant un regard du côté de Mathilde, +dont l'apparence contredisait absolument les paroles de son mari. +Cependant, avouez que madame de Sylvéréal paraît lutter +avantageusement... contre le mal qui la mine... + +--Illusion! ma femme est atteinte d'une de ces maladies qui laissent au +condamné les dehors de la santé... et qui, cependant, le foudroient en +quelques heures... + +--Soit! mais madame de Torrès n'est pas initiée à ces secrets +physiologiques... car je crains qu'elle n'attribue vos promesses de +mariage à la passion qu'elle vous a inspirée. + +Un rayon sinistre passa dans les yeux du baron. + +--Monsieur Mancal, fit-il d'une voix sourde, j'ai juré à madame de +Torrès qu'elle serait ma femme... et je veux... + +--Vous voulez!... + +--Je me trompe... ce mot rend mal ma pensée... je sais, veux-je dire, +qu'avant trois mois, je serai libre... + +--Ainsi soit-il! fit Mancal en s'inclinant pour cacher le sourire +ironique qui crispait ses lèvres. + +Puis, après un silence, il ajouta: + +--Du reste, le savant docteur du quai de Gèvres est de ceux qui lisent +jusqu'au plus profond des mystères naturels. + +M. de Silvereal laissa échapper un cri de surprise: + +--Quoi! vous savez!... + +Mancal le regarda en riant, cette fois, sans se cacher: + +--Allez demain chez maître Blasias, fit-il. C'est un conseil d'ami que +vous donne votre dévoué serviteur.... + +Silvereal eut un moment d'hésitation; puis il reprit: + +--C'est bien, j'irai! + +--Monsieur le baron n'a aucun ordre à me donner?... + +--Aucun! + +Mancal s'inclina profondément et s'éloigna. + +--Allons! murmura-t-il en se perdant à travers les groupes, le crime est +semé... il faudra bien qu'il germe.... Ce sont là bonnes et fertiles +terres.... Mais quoi est donc le secret de M. de Belen? + +A ce moment, l'intendant du duc parut à la porte du salon, et s'arrêta, +regardant de tous côtés comme s'il eût cherché quelqu'un. + +M. de Belen s'approcha de lui: + +--Qu'y a-t-il? + +--Monsieur le duc, un être étrange, presque effrayant, qui se dit le +serviteur de M. Armand de Bernaye, insiste pour parler immédiatement à +son maître... + +--M. de Bernaye doit se trouver dans une des salles de jeu. + +L'intendant se dirigea du côté que le duc lui indiquait. Il n'eut aucune +peine à rejoindre Armand, qui, le sourire aux lèvres, suivait une partie +de baccarat engagée entre quelques joueurs, parmi lesquels Stéphane, +Colombet et Allard s'étaient érigés en chefs d'attaque. Aux premiers +mots prononcés à voix basse par l'intendant, Armand tressaillit. + +--Je vous suis, dit-il. + +--J'ai fait entrer votre serviteur dans un salon réservé. + +--C'est bien. + +Un instant après, Armand pénétrait dans une petite salle artistement +décorée. La porte se referma derrière lui. Le personnage qui venait de +le faire demander mérite description. C'était certes une des créatures +les plus bizarres qui se puissent imaginer. Au milieu d'une face d'un +brun olivâtre, s'épatait un large nez aux narines plates; les joues +osseuses saillaient comme les moulures d'un masque japonais; la bouche, +aux lèvres jaunes à force d'être pâles, était largement fendue et +laissait voir des dents presque noires, mais aiguës comme les pointes +d'un crayon d'ébène. Son front était tatoué de lignes bizarres qui +s'entre-croisaient géométriquement. Cet être singulier était enveloppé +dans un large manteau, sorte de _plaid_ qui tombait jusqu'à ses pieds +nus. Son front, ridé et sans cheveux, était à demi caché par un chapeau +plat, sans bord, absolument rond et qui semblait se tenir, par prodige, +en équilibre sur son crâne pointu. S'il se fût découvert, on eût +remarqué une touffe de cheveux partant du sommet de l'occiput et +soigneusement roulée sur elle-même en une espèce de rosette. + +Dès que M. de Bernaye parut, le spectre exotique étendit les bras en +avant, en même temps qu'il se prosternait presque jusqu'à terre. +Quelques mots furent échangés dans une langue que, certes, aucun des +invités de M. de Belen n'eût comprise. + +--Que me veux-tu, Soëra? demanda Armand. + +--C'est un billet. + +--Qui l'a apporté? + +--Un jeune homme qui est reparti immédiatement. + +--C'est bien! donne! + +Celui qu'Armand venait de désigner par le nom de Soëra plongea sa main +sous son manteau, qui s'entr'ouvrit et laissa apercevoir une sorte de +pagne, rayé de blanc et de noir, et tombant jusqu'aux jarrets. Le torse +n'était caché que par une ceinture montant de la taille aux aisselles, +et dans cette ceinture était retenue une de ces armes redoutables, lames +tordues en forme de flamme, et que les Malais désignent sous le nom de +«kriss.» Soëra présenta à Armand un petit billet plié en forme de +triangle et bordé de noir, comme une lettre de deuil. Armand laissa +échapper un geste de surprise. Puis, d'un mouvement rapide, il brisa le +cachet. L'enveloppe était vide; seulement, à l'intérieur de l'enveloppe +était empreinte, nettement dessinée, l'image d'une tête de mort. Armand +réfléchit un instant, puis: + +--Va, Soëra, dit-il. Tu es un bon serviteur. Retourne chez moi et ne +m'attends pas cette nuit. + +Soëra s'inclina en signe de soumission. A ce moment, la voix de M. de +Belen se fit entendre dans le salon qui confinait à celui où se trouvait +Armand. + +--Voyons, messieurs, disait-il, qui de vous se dévouera pour conduire le +cotillon?... + +Armand réfléchissait, les yeux fixés sur le singulier emblème qui venait +de lui être adressé. Une sorte de grondement sourd, sauvage, lui fit +lever la tête. Soëra avait rejeté son manteau et, redressant en arrière +son torse d'athlète, il avait tiré de sa ceinture le kriss dont la lame +luisait, aiguë et sinistre. + +--Soëra! fit Armand d'un ton d'autorité. + +L'autre grinçant des dents dit à voix basse: + +--Maître, avez-vous entendu? + +La voix de M. de Belen se fit entendre de nouveau: + +--Monsieur le vicomte (il parlait sans doute à un de ces mièvres jeunes +gens qui font leur chemin en guidant leur barque à travers valses et +mazourkes), monsieur le vicomte, ces dames réclament votre bon concours, +vous ne pouvez refuser! + +Cette fois, Soëra s'élança, et sans doute il allait franchir la porte du +salon, si la main d'Armand s'abattant sur son poignet ne l'eût cloué sur +place. + +--Es-tu fou?... s'écria le savant. + +L'autre, le visage livide sous la teinte d'ocre, semblait ne plus +entendre. Sa bouche écumait, et un seul mot s'échappait de ses lèvres: + +--Amok! Amok! + +--Silence! fit M. de Bernaye. + +D'un mouvement vigoureux, il repoussa le sauvage au fond de la pièce; +puis, les bras croisés, la tête haute, il se plaça devant lui. + +Soëra tremblait: c'était une agitation furieuse, presque convulsive. Il +dit encore: + +--Avez-vous entendu?... + +--Que veux-tu dire?... + +--Cette voix... + +--Eh bien? + +--C'est celle de là-bas... c'est la voix qui résonne dans mes nuits... +qui sort de la tombe.... + +Armand avait reconnu la voix de M. de Belen. Ses sourcils se +contractèrent. + +--Es-tu sûr de ce que tu dis? + +--Je le jure par le cadavre de mon père! + +--Tes oreilles ne te trompent pas? + +Soëra eut un ricanement. + +--Celui qui est mort me dit que j'ai bien entendu. + +Et il continua tout bas: + +--Amok! Amok! + +--Assez! fit durement Armand. Obéis-moi... retourne chez moi. Je te +défends de sortir jusqu'à ce que je te l'aie de nouveau permis. + +--Maître! n'exigez pas cela! il faut que je le tue. + +Et, disant cela, Soëra tourmentait la poignée de son kriss. Armand se +pencha à son oreille et prononça quelques mots. Soëra se courba, et, +repoussant l'instrument de mort dans sa ceinture, il s'enveloppa de +nouveau dans son manteau. + +D'un geste dominateur, Armand lui indiqua la porte. Soëra, frémissant +mais dompté, sortit à reculons. Armand le suivit des yeux. Quand il fut +seul: + +--Qui sait? murmura-t-il. Si là était le secret de ces misérables! + +Puis, passant la main sur son front, et jetant un dernier regard sur la +missive mystérieuse: + +--Avant tout, dit-il, obéissons. + +Un instant après, il sortit de la maison de M. de Belen. + + + + +IV + +LES SUITES D'UN BAL + + +Au moment où les derniers invités du duc de Belen se blottissaient dans +leurs voitures, dont les glaces, couvertes de givre, témoignaient de +l'âpreté du froid; tandis que les domestiques, sous la direction de +l'intendant, remettaient dans les salons cet ordre provisoire qui fait +disparaître tant bien que mal les traces laissées par la cohue, deux +personnages se tenaient dans le cabinet de M. de Belen. La physionomie +de ce cabinet était assez curieuse. Pendant toute la durée de la fête, +il avait été soigneusement fermé. Et cependant, si quelque invité y +avait pénétré, il y aurait pu trouver satisfaction à ses goûts, à +supposer qu'il fût, en si petite proportion que ce fût, porté aux études +orientalistes. De tous côtés, aux murailles, au plafond, sur les +meubles, ce n'étaient qu'armes, ustensiles, objets de toute nature +portant le caractère indélébile de l'art indo-chinois, depuis le +_tiwa-sa-wota_, tabatière en bois de santal, la corne de buffle +artistement sculptée, l'écale de noix de coco évidée à jour comme une +dentelle, jusqu'à ces inimitables corbeilles, enjolivées d'ornements +bizarres, que les artistes malais tressent avec les folioles du palmier +lontar. Ici la lance de bambou, le poignard recourbé où s'enchâssent les +perles vénitiennes, le sabre à la lame plate et s'élargissant à +l'extrémité; là, des flèches aiguës aux pointes empoisonnées, le disque +métallique à grelots qui tintinne sous les doigts du musicien. Sur des +socles de marbre jaspé, de hideuses statues, aux têtes difformes, aux +membres tortus semblaient attendre encore les hommages que les +sectateurs de Bouddha prodiguent à leurs idoles. Les tentures de soie +brodées d'or tombaient en plis lourds et magnifiques, relevées par des +écharpes tissées d'écorce et teintes des plus éclatantes couleurs, sur +lesquelles restaient immobiles, posés comme s'ils allaient prendre leur +vol, les dragons frangés de rouge et d'or. Des peaux de tigres +couvraient le parquet. Sur une console en bambou, un objet attirait +particulièrement l'attention: c'était un fragment de statue, sculptée +dans la pierre noire, et couverte d'incrustations d'argent. Ce fragment +semblait avoir été scié et détaché d'une statue de petite taille et +représentait le bras et la jambe d'un homme, ainsi qu'une portion du +torse. Là encore on reconnaissait le ciseau des artistes de l'ancien +empire d'Annam. En réalité, dans cette pièce bizarre, on se fût cru +transporté à des milliers de lieues de Paris. C'était comme une échappée +à travers l'espace vous entraînant tout à coup aux limites de l'extrême +Orient. Mais la présence des deux causeurs, M. de Belen et M. de +Silvereal, vous eût bientôt ramené dans le domaine de la réalité. M. de +Belen se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute +et la lèvre ricanante, tandis que le baron, assis ou plutôt affaissé sur +un siége de bambou, paraissait en proie à un malaise difficile à +vaincre. + +--Ainsi, mon cher baron, disait M. de Belen, vous prétendez m'imposer +des conditions? + +Silvereal protesta d'un geste soumis. + +--En vérité, la chose serait du plus haut comique!... n'ai-je pas déjà +fait pour vous plus que je ne vous devais?... + +--Cependant... hasarda le baron. + +--Cependant!... Que signifie ce _cependant_? Pardieu! il est bon que +nous ayons une explication définitive, et puisqu'il vous a convenu de la +provoquer vous-même, subissez-la. + +Le baron releva la tête et le regarda. + +--Je vous écoute, dit-il d'une voix qui semblait s'affermir. + +--Voyons, continua le duc, récapitulons, si vous le voulez bien, les +services que je vous ai rendus, et établissons nos situations +respectives. + +--Établissons, répéta le baron comme un écho. + +--Il y a huit ans aujourd'hui que vous m'avez prêté votre concours dans +une aventure périlleuse... + +--Et délicate. + +-Délicate, si l'épithète vous plaît. Je reconnais que vous ne m'avez pas +marchandé l'aide que je réclamais de vous. Un seul mot, pourtant. +N'était-ce pas moi qui avais conçu l'idée de ce plan? + +--L'idée et le plan de l'assassinat, fit le baron, qui décidément +reprenait peu à peu son sang-froid. + +Le visage de M. de Belen se contracta légèrement. + +--Dispensez-vous de ces expressions brutales, dit-il sèchement. Bref, +complices tous deux, nous mîmes notre projet à exécution. + +--Et le roi des Khmers[2] tomba sous nos coups, fit encore Silvereal, +qui avait, paraît-il, la manie des interruptions. + +--Je vous prierai de me laisser parler, reprit de Belen, dont l'accent +montait au plus haut diapason de l'irritation. En commettant cet acte... + +--Ce crime... + +--Ce crime, soit... notre but était de nous emparer des richesses +colossales déposées en un lieu caché dont seul le vieil Eni possédait le +secret... mais par une incroyable fatalité, ce secret nous échappa... ou +du moins ne nous fut révélé que par des documents si bizarres, disons le +mot, si incompréhensibles, que tout d'abord nous nous sentîmes +découragés et crûmes que jamais nous n'atteindrions au résultat rêvé... +Pour le présent, au lieu des centaines de millions dont nous avions +voulu nous assurer la possession, qu'avions-nous trouvé? à peine +quelques centaines de mille piastres en pierreries.... N'ai-je pas +partagé ce butin avec vous?... + +--En conservant la part du lion. + +--C'était mon droit. Non-seulement j'avais seul organisé le complot, +mais encore tandis que vous désespériez, je déclarais hautement qu'un +jour viendrait où les énormes richesses de Khmers nous appartiendraient. +Pour cela, il fallait des capitaux à l'aide desquels je pusse continuer +mes recherches. + +--Enfin, j'ai reçu à peine cinq cent mille francs. + +[Note 2: Les Khmers sont les ancêtres aujourd'hui disparus des +habitants du Cambodge, au sud du royaume de Siam.] + +--Qui, placés par moi, dans des spéculations commerciales, furent +rapidement triplés! + +--Hélas! tout cela n'est plus que souvenir! + +--A qui la faute? Parce que vous, monsieur de Silvereal, touchant à la +vieillesse, vous croyez toujours avoir vingt ans; parce que vous vous +laissez entraîner par vos passions séniles sur une pente fatale qui vous +jettera à la ruine et à la mort. Vous vous croyez fondé maintenant à me +rendre responsable de votre chute. A d'autres, mon cher! Vous m'avez +aidé, je vous ai payé, et je suis prêt à déclarer, si vous le désirez, +que tout doit être désormais fini entre nous! + +M. de Silvereal accueillit ces dernières paroles par un ricanement. + +--Je vous en défie, dit-il froidement. + +--Vous dites?... + +--Je dis, monsieur de Belen, que malgré votre forfanterie et vos +menaces, vous savez aussi bien que moi que nous sommes à jamais liés +l'un et l'autre. + +--Je vous prouverai le contraire... + +--Vous me ferez assassiner? En effet, je vous connais, et ce ne serait +pas votre coup d'essai.... Cependant, je vous ferai observer que nous ne +sommes plus aujourd'hui dans les déserts de l'Inde orientale... et qu'à +Paris, il existe certains personnages qui sauraient au besoin me +défendre contre vous. + +M. de Belen était devenu livide. Était-ce de terreur? était-ce de rage? +Au contraire, Silvereal avait retrouvé tout son calme. + +--Ces personnages se nomment: _primo_, le procureur du roi; _secundo_, +l'ambassadeur de Portugal; _tertio_... oh! c'est le _tertio_ qui est +surtout intéressant... les personnages s'appellent: les gendarmes! + +--Misérable! cria de Belen. + +--Les injures n'ont jamais en rien avancé les affaires... Je reprends +mon raisonnement.... Supposez seulement que moi, baron très-authentique +de Silvereal, n'ayant en somme dans mon passé aucune tache prouvée... +car l'histoire du Cambodge est restée parfaitement secrète... supposons, +dis-je, que je me présente chez M. le procureur du roi, et que, lui +dévoilant certain nom que vous me paraissez avoir complétement oublié, +je l'invite à consulter, au sujet du prétendu M. de Belen... du duc de +Belen.... MM. les attachés à la légation du Portugal, ne se pourrait-il +pas d'aventure que les troisièmes personnages ci-dessus mentionnés, à +savoir: MM. les gendarmes, ne vinssent jouer dans le drame actuel un +rôle que vous n'auriez pas suffisamment prévu?... + +--Monsieur de Silvereal, fit de Belen, qui grinçait des dents, voilà des +insolences qui vous coûteront cher. + +--Chacun son tour, mon cher! Comment! je viens à vous en ami et je vous +dis franchement: Je suis ruiné, à jamais perdu, si vous ne me prêtez +cinquante mille francs.... Avec cette somme, qui est pour vous une +bagatelle... car je reconnais que vous avez su mieux que moi faire +fructifier vos capitaux... je rétablis une situation désespérée.... +Voilà ce que je vous explique nettement, franchement, et à cela vous +répondez par des injures, par des menaces... + +--Je n'ai pas d'argent! + +--Bah! dites cela à d'autres, mon cher duc, mais pas à moi. Je connais +par A plus B le chiffre de votre fortune, et vous pouvez me remettre ces +cinquante mille francs aussi facilement que moi je jetterais à la rue un +écu de six livres. + +M. de Belen gardait maintenant le silence. + +--Et de fait, si vous avez quelque reproche à m'adresser, êtes-vous donc +vous-même à l'abri de tout blâme? Oui, j'ai le coeur jeune et le cerveau +brûlant... Que voulez-vous, on ne se refait pas! Mais vous-même, ne +comprenez-vous pas l'amour? Et votre passion pour mademoiselle de +Favereye?... + +--Ah! voilà où je vous attendais! s'écria M. de Belen avec fureur. Oui, +j'aime Lucie; oui, je veux qu'elle soit ma femme; et pour cela, j'ai +réclamé de vous le concours de celui qui se prétend mon ami, de vous, M. +de Silvereal. Eh bien! à quoi êtes-vous parvenu? Comment!... Lucie est +la nièce de votre femme, à laquelle elle est confiée par sa mère, madame +de Favereye, cette folle que l'on croirait en vérité occupée à des +oeuvres de magie, tant son existence est mystérieuse et retirée. Donc, +par votre femme, vous êtes pour ainsi dire maître des destinées de +Lucie, et vous pourriez imposer votre volonté. Mais, en vérité, il me +semble que vous tremblez devant madame de Silvereal... + +--Cependant c'est par mon ordre que, ce soir même, elle est venue ici +avec Lucie. + +--Par votre ordre!... Eh bien! je vous fais un pari: si madame de +Silvereal a consenti à vous obéir, c'est parce qu'un intérêt pressant, +personnel, l'engageait à se rendre à ce bal. + +--Que voulez-vous dire? + +--Parbleu! pour un conspirateur, vous me semblez bien peu +clairvoyant.... N'avez-vous pas remarqué que ce M. Armand de +Bernaye--encore un ennemi que je devine--ne l'a point quittée des yeux +pendant toute la soirée, et qu'ils sont restés ensemble près d'une +heure? + +--Oh! si je le croyais!... + +--Seriez-vous jaloux? Bah! la chose serait risible!... Mais, croyez-moi, +mon cher baron, madame de Silvereal est plus fine que vous, et quand +vous croyez qu'elle obéit, elle ne suit que sa propre volonté. + +La physionomie de M. de Silvereal s'était tout à coup assombrie. + +--Oh! cette femme! murmura-t-il avec un accent de rage mal contenue. + +--Elle vous hait et vous la haïssez. Voilà justement où le bât me +blesse.... Vous n'avez aucune influence sur elle; et de fait, l'amant en +titre de madame de Torrès ne peut guère faire figure au foyer de famille +avec l'autorité nécessaire... + +--Taisez-vous, de grâce... + +--Non, non. Nous réglons nos comptes, vous dis-je, et nous sommes ici +pour entendre nos vérités. Vous n'avez reculé devant aucun scandale, et, +dans l'ardeur amoureuse de nos vieux ans, style noble, vous vous +conduisez comme un gamin. Jugez alors de l'importance que madame de +Silvereal peut attacher à votre avis, dans cette importante question du +choix d'un mari pour sa nièce! Au contraire, me voyant lié d'amitié avec +vous qu'elle méprise, la baronne se défie de moi et me méprise aussi +quelque peu. Voilà la vérité, et voilà ce que vous appelez me prêter +votre concours. Pardieu! je ferais mieux de m'en passer... + +--Non, s'écria Silvereal, dont l'oeil s'éclaira d'un reflet sinistre. +Vous serez le mari de Lucie de Favereye, je le jure sur l'honneur... + +--Sur l'honneur... de vous à moi... quelle plaisanterie! fit cyniquement +de Belen. + +--Ne raillez pas, sur votre vie!... Oui, cette femme me hait et me +méprise; mais il faudra bien qu'elle plie sous ma volonté! Sinon... + +--Sinon? + +Les deux hommes se regardèrent. + +--Croyez-vous, dit de Belen, que madame de Silvereal plie par crainte de +la mort?... + +--De la mort, peut-être. De la honte, certainement. + +--Tiens! c'est une idée... et si je puis vous être utile... + +--Si j'ai besoin de vous, je vous avertirai... + +--Et vous allez agir?... + +--Je vous le promets. + +--Allons! voici que vous devenez plus raisonnable!... un mot encore +cependant... c'est assez délicat!... mais c'est mon devoir d'ami de vous +avertir... Vous connaissez bien madame de Torrès... + +--Ne parlons pas d'elle... + +--Si fait!... défiez-vous, maître baron... celle qu'on a surnommée le +Ténia en a dévoré et tué de plus grands et de plus riches que vous... + +--Que m'importe!... je l'aime!... + +En prononçant ces mots, le baron se transfigurait. C'était la passion +furieuse, bestiale, dans tout son horrible rayonnement. + +--Voilà qui répond à tout, dit le duc de Belen. Donc, n'en parlons plus. +Je n'ai point l'intention de me poser en Mentor.... Résumons-nous.... Je +ne commettrai pas l'indiscrétion de vous demander quels moyens vous +comptez employer pour triompher de la résistance évidente de madame de +Silvereal à mes projets sur Lucie... Seulement, je vous dirai ceci: le +jour où Lucie sera ma femme, je vous donnerai cinq cent mille francs... + +--Soit! mais en attendant... + +--Il tient à vous que le délai soit court.... Cependant, pour cette fois +encore, je veux bien vous aider... + +--Quoi! les cinquante mille francs que vous me refusiez?... + +--Les voici! fit M. de Belen. + +Il tira de sa poche un carnet, détacha une feuille à souche, y inscrivit +quelques mots, signa et ajouta: + +--Demain, Allard vous payera la somme demandée. + +--Ah! mon ami! s'écria Silvereal, vous êtes mon sauveur... + +--Une bouchée de pain pour le ténia, fit le duc en riant. + +Silvereal haussa les épaules. + +--Vous ne la connaissez pas!... + +--C'est entendu.... Madame de Torrès est un ange! En tout cas, ceci vous +regarde. Mais ne négligez pas les affaires sérieuses... + +--Non, je vous le promets. Maintenant, permettez-moi une question... + +--Tout à votre service, cher ami. + +--Vous continuez toujours vos recherches... au sujet du trésor des +Khmers?... + +--Vous n'en doutez pas, je suppose?... + +--Et croyez-vous être sur la trace? + +M. de Belen réfléchit un instant. Comme à son insu, ses yeux se +tournèrent vers le fragment de statue dont nous avons parlé, et dont les +arabesques d'argent scintillaient au feu des bougies. + +--Peut-être! dit-il enfin. Le sphinx me livrera son secret. + +--Et vous croyez que c'est ici, à Paris même, que vous le contraindrez à +parler? + +--J'en ai la conviction. + +--Vienne donc bientôt le jour du succès! Car je suppose, mon cher duc, +que ce jour-là, vous ne m'oublierez pas.... + +Les yeux de Belen étincelèrent: + +--Ce jour-là, s'écria-t-il, que m'importera de vous jeter en pâture des +millions à dévorer? Ce jour-là, nous serons les rois de Paris, les rois +du monde!... Ah! que tout nous paraîtra petit et mesquin!... Nous +verrons à nos pieds les plus grands et les plus orgueilleux... et +dominant de toute la hauteur d'une montagne de richesses ces misérables +qui ramperont en nous tendant la main, nous défierons la société dont +les rouages trembleront sous notre main souveraine... ce jour-là, je +serai dieu!... + +--Et je serai votre prophète! dit gaiement Silvereal. Courage donc... et +à nous deux le monde!... + +Le baron se retira, non sans avoir serré avec effusion la main de son +excellent ami. Le duc resta seul. Pendant quelques instants, la tête +entre ses mains, il parut absorbé dans ses réflexions. Puis il releva la +tête: + +--Cet homme est un complice, donc il est gênant; je lui donne un +mois.... Au bout de ce temps.... + +Il n'acheva pas; mais un geste éloquent traduisit sa pensée. Si +Silvereal avait pu le voir, il eût frissonné jusqu'au plus profond de +son être. Belen alla à la porte de son cabinet, l'ouvrit et tendit +l'oreille. Aucun bruit. Tout reposait enfin. Il était cinq heures du +matin. Le jour ne paraissait pas encore. M. de Belen n'appelait jamais +son valet de chambre pour le déshabiller. Il couchait dans une petite +pièce attenante à son cabinet, et se contentait d'un hamac, en voyageur +qui a connu les fatigues des longues et périlleuses entreprises. Il +entra dans sa chambre, après avoir soigneusement tiré les verrous qui +fermaient la porte de son cabinet; il commença à se dévêtir. Mais, au +lieu de se coucher, il alla à un large coffre de bois exotique, garni +d'énormes serrures, et l'ouvrit. Il en tira successivement une blouse, +un pantalon de toile bleue, qu'il endossa rapidement. Puis il prit une +lanterne portative et l'alluma. Il glissa un pistolet dans sa poche. +Cela fait, il sortit de sa chambre et se rendit par une galerie à la +serre, que nous avons déjà décrite, et où avait eu lieu l'entretien de +madame de Silvereal et d'Armand de Bernaye. Là, encore, il s'arrêta et +écouta. Sûr de n'être pas épié, il écarta la touffe de yuccas +gigantesques, dont les longues feuilles se refermèrent derrière lui. +Puis, se penchant, il pressa un ressort dissimulé dans une fente du +plancher. Une trappe glissa sur ses rainures. Il dirigea la lumière de +la lampe sur l'ouverture béante. On eût dit un puits dont la profondeur +se perdait dans l'ombre... Un instant après, M. de Belen avait +disparu... et la trappe, glissant de nouveau, effaçait toute trace de +son passage. + + + + +V + +SOUS TERRE + + +Le puits dans lequel notre personnage venait de s'introduire était de +forme circulaire et maçonné. Il était évident que jadis il avait servi +de cage à un escalier régulier qui, depuis longues années sans doute, +avait disparu. M. de Belen avait attaché la lanterne à son cou, de telle +sorte que le rayon de lumière, partant de sa poitrine, éclairât en plein +la muraille fruste. + +La descente n'était rien moins que facile. De place en place, des +crampons de fer saillaient de la pierre, et notre homme s'y accrochait +par les mains, tandis que le bout de ses pieds s'appuyait sur le rebord +de creux ménagés de distance en distance. Il était aisé de comprendre +qu'il avait déjà suivi plusieurs fois, souvent sans doute, ce chemin +périlleux, car ses mouvements, réguliers et en quelque sorte +automatiques, ne décelaient aucune hésitation. A mesure qu'il +descendait, il semblait que l'obscurité, fendue en quelque sorte par le +rayon qui s'échappait de la lanterne, se refermât au-dessus de lui plus +épaisse et plus opaque. Une vapeur chaude et humide montait du fond du +puits, et, par instants, M. de Belen devait respirer longuement pour +rétablir le jeu de ses poumons. Il descendit ainsi pendant une dizaine +de mètres, prenant soin d'assujettir ses pieds avant de quitter des +mains les crampons qui le soutenaient. Enfin, il s'arrêta, restant +suspendu dans le vide. Sans hésiter, et comme s'il eût répété un +exercice qui lui était familier, il se courba légèrement en arrière, +puis il sauta. La hauteur d'où il se laissait tomber était d'à peine +deux mètres: ses pieds frappèrent le sol avec un bruit mat. L'homme leva +sa lanterne dont la lueur éclaira l'endroit où il se trouvait. C'était +un vaste caveau circulaire, dont la voûte en ogive présentait des lignes +garnies d'arêtes de pierre. Au centre de ce plafond, se trouvait +l'ouverture ronde du puits par lequel M. de Belen venait de descendre. +Les murailles, formées d'une pierre solide noircie par les ans, +semblaient être les assises de la maison qu'il avait quittée tout à +l'heure. M. de Belen, après un rapide examen, pour la forme sans +doute--car il n'était pas supposable qu'un étranger se fût introduit +dans cet étrange souterrain--se baissa et posa la lanterne sur le sol. +Puis, se dirigeant vers un des points de la circonférence, il se courba +de nouveau. On entendit le cliquetis de pièces de fer, et quand il +revint dans le rayonnement de la lumière, il tenait à la main un levier +et une pioche dont la pointe soigneusement aciérée présentait un +tranchant aigu. Il les jeta sur le sol, retourna au point où il avait +pris ces instruments et revint encore une fois portant une bêche et une +large pelle. Cela fait, il releva la lanterne et promena le rayon +lumineux sur le sol. A ce moment, un cri de surprise lui échappa. Sur la +terre molle se dessinaient nettement, clairement les empreintes de pieds +humains. Une sourde exclamation s'échappa de sa poitrine. + +--Est-ce que je deviens fou? murmura-t-il. + +Non! Cette découverte n'était que trop réelle. Les empreintes étaient +petites; on eût dit qu'elles provenaient d'un pied de femme. De Belen +passa sa main sur son front qu'inondait une sueur glacée. Il restait +immobile, comme s'il se fût attendu à voir surgir de l'ombre quelque +spectre effrayant. + +--Allons! pas d'enfantillage! dit-il encore. + +Mais, malgré lui, il frissonnait. Il examinait soigneusement ces traces, +elles s'étendaient sur un périmètre étroit. Au point central, elles +s'étaient plus profondément enfoncées dans le sol, comme si l'être +mystérieux qui avait laissé cette trace indélébile de son passage se fût +arc-bouté sur ses jambes pour s'élancer.... Nous l'avons dit, +l'ouverture du puits se trouvait à plus de deux mètres de hauteur. +Était-il possible que d'un bond un homme eût pu atteindre les premiers +crampons de fer qui seuls pouvaient y donner accès? Problème que de +Belen ne cherchait même pas à résoudre. En vérité, il avait peur. Tout à +coup, il fit un geste de résolution. Sa main glissant dans sa poche +s'assura de la présence du pistolet à deux coups dont il s'était muni +par précaution. Cependant, un dernier point lui restait à vérifier. D'où +était venu l'être qui avait pénétré dans le souterrain? par quelle issue +s'était-il introduit? Cette question s'imposait à son esprit avec +d'autant plus de force que les dispositions connues de lui seul +semblaient la rendre insoluble. En effet, d'une part, la trace des pas +ne se trouvait, on l'a remarqué, qu'au milieu même du cercle formé par +la muraille! Il fallait donc que l'inconnu eût surgi de terre. Or, il +existait bien une plaque de pierre dissimulée sous le tuf; mais cette +plaque ne se trouvait découverte en aucun point, et de Belen avait assez +soigneusement exploré la partie du sol correspondant aux fissures pour +être certain que la trappe n'avait pas été dérangée. Il resta un instant +plongé dans ses réflexions. Mais c'était une de ces natures énergiques +qui se redressent sous le choc. Il saisit la pelle, et attaquant +résolument le tuf, il ne tarda pas à mettre à nu la dalle dont nous +avons parlé et dont l'étendue était d'environ un mètre carré. Puis à +l'aide du levier, il souleva la lourde pierre, qui tourna sur elle-même +et vint retomber lourdement sur le sol. Une dernière fois, de Belen +promena autour de lui le rayon de sa lanterne, puis il jeta un à un par +l'ouverture béante les instruments dont il s'était muni. Et enfin, +s'aidant de ses bras vigoureux, il descendit à son tour. Il se trouvait +alors dans un second caveau semblable au premier. Mais le sol de ce +nouveau souterrain portait les traces d'un travail persistant. + +La terre était fouillée en tous sens, et laissait en plusieurs points de +larges trous béants. Cette fois, la terre ne portait aucune empreinte. + +--Bien! murmura de Belen. L'imprudent qui, par quelque ruse que je +découvrirai, a pénétré jusqu'ici n'a en somme rien trouvé. + +Puis il ajouta avec un sourire: + +--Il a eu grand tort de ne pas faire disparaître ces empreintes... il +m'a trop bien prouvé qu'il était maladroit, et par conséquent peu à +craindre. Mais quel peut être cet homme... dont le pied est si petit?... + +Il saisit la pioche. + +--En tout cas, le mieux est de se hâter. Je dois toucher au terme de mes +recherches, et alors je défie le monde entier.... + +Disant cela, de Belen, retroussant ses manches, avait mis à nu des +biceps velus et sur lesquels les muscles ressortaient comme des cordes. +Il se mit alors à creuser le sol, divisant d'abord la terre friable à +coups de pioche, puis, à l'aide de la pelle, la rejetant contre la +muraille. Un quart d'heure se passa ainsi. La pioche se relevait et +retombait avec un bruit mat. Puis la pelle relevait la terre qui +s'égrenait sur le monceau qui grandissait peu à peu. De Belen s'arrêta +alors, et parut mesurer la profondeur du trou creusé. + +--Pas d'imprudence, murmura-t-il. + +Et, plus lentement, il continua son oeuvre, usant maintenant de +précaution comme s'il eût craint que le choc du fer ne brisât l'objet +qu'il cherchait à déterrer. Enfin, il poussa une exclamation. La pelle +venait de rencontrer une résistance subite. + +L'homme se mit à genoux, et, de ses ongles, il écarta la terre. Puis il +prit la lanterne et dirigea le rayon sur l'ouverture. Une pierre noire, +sur laquelle on distinguait des traces brillantes, émergeait de la terre +sombre. Il sembla que cette vue donnât au travailleur une nouvelle +énergie. Ses mains infatigables s'efforçaient de dégager cette pierre. +Enfin, s'arc-boutant sur ses genoux, il parvint à la détacher du sol. Il +l'écarta d'un effort vigoureux, et dans le moule laissé à découvert il +plongea son bras comme s'il eût supposé qu'au-dessous il dût rencontrer +ce qu'il cherchait. Mais il laissa échapper un cri de colère. + +--Rien! rien! fit-il. Malédiction! + +Et saisissant de nouveau la pioche, il élargit l'ouverture; puis, +frappant de toutes ses forces, il enfonçait le pic de fer dans la terre. +Mais la pointe pénétrait sans obstacle. Maintenant de Belen creusait +avec une sorte de rage fiévreuse. La terre jaillissait sous ses coups. +Il ne se reposait plus, tous ses membres ruisselaient de sueur. Et rien +n'apparaissait.... Alors, découragé, il se releva, et laissant échapper +la pioche, qui tomba: + +--Je suis maudit! murmura-t-il. + +A ce moment, un râle sourd s'échappa de sa poitrine... Une main venait +de se poser sur son épaule, tandis qu'une voix ironique prononçait ces +mots: + +--Eh bien! monsieur le duc, il paraît que la chasse a été mauvaise!... + +De Belen fit un effort pour s'élancer... mais la main qui s'était +appesantie sur lui était si lourde qu'il était pour ainsi dire cloué au +sol.... De Belen était d'une force exceptionnelle, dont témoignaient, +malgré ses allures aristocratiques, ses mains massives et ses membres +trapus. Et pourtant, soudain, il se sentait dompté, vaincu. Ainsi cet +être mystérieux, dont il avait constaté l'existence aux empreintes +laissées sur le sol, cet être se trouvait là, près de lui, et du premier +coup lui faisait sentir sa domination. Etait-ce réellement un ennemi? +Non pas seulement un de ces aventuriers qui, guettant dans l'ombre, +s'abattent sur la victime choisie pour en tirer un impôt immédiat, mais +un de ces exploiteurs qui, avant tout, cherchent à rassurer la +possession d'un secret, pour exercer ensuite le chantage à longue +portée.... En vérité, on s'étonnera que ces réflexions aient pu germer +dans le cerveau d'un homme ainsi surpris. Mais de Belen était le +sang-froid fait homme. Son organisme avait payé sa dette à l'ébranlement +nerveux que produit toute surprise: l'esprit restait net et ferme. Donc, +il ne bougeait pas; mieux encore: il n'avait pas répondu aux paroles de +défi qui lui avaient été jetées. Il attendait. Seulement sa main droite, +par un mouvement insensible, descendait vers la poche où se trouvait son +pistolet. L'autre continuait: + +--Eh bien! beau duc, tu ne réponds pas.... Je comprends bien qu'il soit +désagréable d'être dérangé pendant qu'on se livre à de délicates +opérations... mais ce n'est pas une raison pour avoir peur à ce point... +Voyons! répondras-tu? Ah çà! est-ce que, par hasard, tu serais mort de +frayeur?... + +--Je suis vivant, bien vivant! cria le duc. Et c'est toi qui es un homme +mort. + +Il avait saisi l'arme chargée, et tournant son bras derrière son dos, il +savait que la charge irait frapper son adversaire en plein corps. Il +pressa sur la détente. Une détonation violente ébranla le souterrain. +Belen secoua son épaule d'un élan vigoureux; mais, à sa grande surprise, +la main--sorte de grappin de bronze--pesait toujours sur lui. Un second +coup partit. + +--Ah! cette fois! cria de Belen... + +--Cette fois! répondit la voix de l'autre avec un éclat de rire, cette +fois, tu es en mon pouvoir... et tu ne peux même plus conserver +l'illusion de te débarrasser de moi.... Donc, je te rends la liberté... + +Et les doigts s'ouvrirent. Belen, libre, voulut s'élancer. Mais une +ombre noire se dressait devant lui: il savait par expérience que tenter +la lutte eût été folie. La lanterne éclairait sur le sol deux pieds +élégants et fins qui, s'appuyant sur la pioche et la pelle, +interdisaient toute pensée nouvelle de résistance. Belen se contint. + +--Qui es-tu? demanda-t-il. + +--Prends ta lanterne, et regarde! + +Le duc hésita à se baisser. Il crut à quelque coup traîtreusement porté. +Et cependant la vigueur de son ennemi rendait tout stratagème inutile. +Donc il obéit. Il dirigea sur le visage de l'inconnu le rayon de sa +lanterne. + +--Je ne vous connais pas! s'écria-t-il. + +--Vraiment? En vérité, cela me fait plaisir.... Il n'y a pourtant pas si +longtemps que nous nous sommes vus... + +--Je ne me souviens pas! commença Belen, qui, de très-bonne foi, +cherchait dans sa mémoire. + +--Bah! interrompit l'autre. Nous aurons tout le temps de renouveler +connaissance.... D'abord, mon cher duc, si vous m'en croyez, nous ferons +deux choses: la première, c'est de perdre l'un vis-à-vis de l'autre +cette attitude de provocation et de lutte qui ne nous convient +nullement, comme je vous le prouverai tout à l'heure... + +--Et l'autre... + +--C'est de me permettre d'éclairer un peu mieux ce lieu ténébreux qui va +se transformer pour quelques instants, si vous le voulez bien, en +cabinet de conférence... + +--A votre aise, fit le duc. + +L'autre tira de sa poche une boîte d'allumettes et, un instant après, +une petite lampe jetait sur la salle souterraine son clair rayonnement. + +--Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, s'il vous plaît nous +asseoir, nous allons entamer sans plus tarder la petite négociation qui +m'amène.... + +Celui qui parlait ainsi d'une voix sèche, martelant chaque mot +distinctement, paraissait un vieillard. Des cheveux blancs taillés ras +couvraient son crâne et descendaient sur son front bas. Le nez était +osseux, les yeux se cerclaient de rides. Quant au vêtement, rien de +spécial. La redingote était noire et serrée à la taille, le linge blanc, +et, détail bizarre, le chapeau était tenu par une main finement gantée. +Cependant le duc, redevenu maître de lui, prit le premier la parole. + +--Ainsi, monsieur, dit-il, vous allez m'expliquer pourquoi ce guet-apens +que rien ne justifie.... + +L'autre haussa légèrement les épaules. + +--Voilà de bien grands mots, fit-il. Guet-apens? Pourquoi pas meurtre, +assassinat, torture?... Je voudrais bien savoir de quoi vous vous +plaignez... + +--Mais... commença le duc, que ce ton railleur exaspérait. + +--Mais... mais... vous semblez furieux parce que j'ai pris la liberté de +vous rendre visite sans avoir été invité? + +--Monsieur, fit Belen avec colère, je vous serai obligé de mettre un +terme à vos railleries. Si vous êtes venu pour m'assassiner, tuez-moi, +mais du moins ne m'insultez pas. + +--Quelle manie d'hyperboles! Voilà maintenant que je veux vous +assassiner, et tout cela parce que je vous ai posé la main sur l'épaule. + +--Posé! + +--Bah! parce que cette main est un peu lourde. + +--Viendrez-vous au fait? + +--J'y arrive.... D'abord, cher duc, reprit l'étrange personnage, vous ne +vous êtes pas encore demandé comment un excellent pistolet à deux coups, +sortant des ateliers d'un armurier émérite et chargé par vos soins, n'a +produit sur moi aucun effet. + +--Je ne crois pas à la sorcellerie, fit de Belen. + +--Voici que vous devenez raisonnable. Donc vous comprenez que les canons +dudit pistolet ne contenaient plus les balles de plomb que vous y aviez +complaisamment placées. + +--La chose est probable. + +--Elle est vraie. + +--Et qui a fait cela? + +--Vous vous en doutez bien un peu... + +--C'est vous? + +--Évidemment. + +--Cependant ce pistolet se trouvait dans mon cabinet. + +--Tendu d'étoffes orientales du goût le plus étrange et du meilleur +effet. + +--Vous connaissez ce cabinet? + +--Aussi bien que ce souterrain. + +--Quand et par quelle voie vous y êtes-vous donc introduit? + +--Par la voie qui m'a amené ici. + +--Et que vous me ferez connaître, je l'espère. + +--Tout à l'heure. Pour l'instant, je vous supplie, monsieur le duc, de +bannir de votre esprit toute terreur inutile.... Ne voyez en moi qu'un +inconnu désireux d'avoir avec vous un entretien sérieux, très-sérieux, +et qui, par crainte des importuns, a dû choisir le lieu et le moment où +il était certain que cette entrevue ne serait pas troublée... je dois +vous dire, cher monsieur, que je suis votre voisin... + +--En vérité? + +--Mon Dieu, oui. Tenez, voici ma carte: «Germandret, achat et vente de +livres au comptant.» Monsieur le duc a dû remarquer mon humble boutique, +au 22 de la rue de Seine, juste à côté de votre hôtel. Puis-je espérer +que monsieur le duc ne m'oubliera pas, alors qu'il songera à monter sa +bibliothèque? + +Le duc ne put à son tour réprimer un sourire: il était clair que le +prétendu M. Germandret bavardait, comme on ferraille avant d'entamer la +lutte décisive. + +--Oui, dit de Belen, c'est pour solliciter ma pratique que M. Germandret +s'est introduit chez moi d'abord, qu'il a pris soin de rendre mes +pistolets inoffensifs et qu'enfin il a pénétré dans ce souterrain. + +--Il est vrai que mon plus grand désir est d'entrer en relations avec +monsieur le duc. + +De Belen se demandait s'il avait affaire à un fou. + +--Reste à savoir, reprit Germandret, si nos relations doivent se borner +à des questions purement bibliographiques. + +--Ah! nous arrivons au but, se dit Belen. + +Puis il reprit tout haut: + +--Vos affaires ne se bornent-elles donc pas à la librairie? + +--Non! pas positivement.... Que voulez-vous? il faut vivre, et les temps +sont difficiles. + +--Ah! vous avez d'autres branches... à votre arc? + +--Quelques-unes. + +--Et sans doute, vous ne ferez aucune difficulté à me les faire +connaître, puisque vous êtes venu pour cela? + +--Je n'ai rien à vous cacher. Je m'occupe encore d'objets d'art, +d'antiquités de toute sorte, et notamment.... + +Il appuya sur les mots. + +--D'objets précieux provenant de l'extrême Orient. + +Le duc laissa échapper un mouvement. + +--J'ai dit l'extrême Orient, reprit Germandret d'un ton bonhomme. J'ai +su m'assurer un certain nombre de clients qui me payent très-cher les +curiosités des pays d'Annam, de Siam, du Cambodge. + +--Du Cambodge? fit de Belen, en s'efforçant d'affermir sa voix. + +--Oh! ne croyez pas qu'il s'agisse de ces calebasses, de ces bambous +ridicules, de ces flèches, de ces armes que le premier voyageur venu +peut acquérir en échange de quelques pièces de monnaie. + +--De quoi s'agit-il donc? + +--De ces monuments étranges d'un art aujourd'hui disparu, dont les +vestiges ont été révélés au monde scientifique par quelques rares +explorateurs, et qui constituent aux yeux des délicats une source +féconde de recherches historiques et ethnologiques. + +Le duc ne répondit pas et se contenta d'incliner la tête. + +--Or, reprit Germandret sans paraître s'inquiéter de ce silence, le +hasard, le pur hasard, croyez-le bien, m'a appris que monsieur le duc +était passionné pour ces sortes d'étrangetés; j'ai voulu m'assurer par +moi-même de la réalité de mes hypothèses; c'est pourquoi je me trouve +ici. + +--Donc, reprit lentement le duc, vous supposez que je porte un grand +intérêt aux recherches dont vous parlez? + +--Intérêt est le mot propre. + +--Et quelle preuve en avez-vous? + +--Votre présence dans ce souterrain. + +--Expliquez-vous. + +--Comment! je trouve dans une sorte de cave bizarre monsieur le duc de +Belen, type de l'élégance parisienne, vêtu comme un ouvrier, maniant la +pioche à tours de bras, et je pourrais encore douter? + +--Qui vous dit que je cherche... ces antiquités inutiles? + +Germandret prit la lanterne et l'approcha du bloc de pierre que M. de +Belen avait mis à découvert: + +--Voilà qui me l'indique clairement. J'irai plus loin: je dirai que +monsieur le duc est heureux dans ses explorations, et cela malgré +l'exclamation de dépit qui lui échappait au moment où je l'ai +interrompu. + +--Ah! vous croyez que j'ai réussi? fit de Belen qui considérait +attentivement son interlocuteur. + +--Sans doute. Examinez ce bloc de pierre noire, constellé +d'incrustations d'argent, et ne remarquez-vous pas qu'il appartient +évidemment à la statue dont vous possédez déjà un fragment dans votre +cabinet? + +De Belen s'était levé pour vérifier l'observation. + +--C'est vrai! s'écria-t-il. Je n'avais pas remarqué tout d'abord. + +--Voyez, fit Germandret en riant, voici qu'au premier mot votre passion +se réveille. + +Le duc ne semblait pas l'entendre. + +--Oui, murmurait-il, c'est une partie du torse. Que signifie cela? + +--Ne pouvez-vous lire les inscriptions qui se trouvent sur cette pierre? + +--Non, elles sont tracées en une langue dont le secret n'a pas encore +été retrouvé. + +Il avait prononcé ces mots avec un accent de sincérité qui parut frapper +le prétendu Germandret. + +--C'est l'ancienne langue du Cambodge? demanda-t-il. + +--Oui. + +--En somme, monsieur le duc s'attendait à trouver ici autre chose que +cette pierre mal sculptée? + +--Qu'en savez-vous? fit Belen avec impatience. + +Puis, s'approchant de l'antiquaire: + +--Mon cher monsieur, lui dit-il, vous avez voulu, ceci est clair, +découvrir un secret, et pour arriver à votre but, vous avez employé des +moyens qu'il me répugne de qualifier. Maintenant, vous savez. Oui, je +cherche des antiquités que je sais avoir été enfouies autrefois dans le +sol de Paris. Or, cette maison m'appartient, j'ai droit d'y pratiquer +des fouilles, je le fais, et nul ne peut s'y opposer. Voilà ce que vous +a révélé votre indiscrétion coupable, qui n'est autre qu'une violation +de domicile. Je suppose que maintenant vous n'avez plus rien à faire ici +et que vous allez enfin me débarrasser de votre présence. + +Germandret ne bougea pas; seulement son visage s'éclaira d'une +expression de profonde ironie. + +--Monsieur le duc, reprit-il, vous êtes un enfant! + +--Ah! c'en est trop! et votre insolence... + +--Bon! Que prétendez-vous faire? Je vous ferai remarquer que nous sommes +seuls et que je suis le plus fort. + +--Des menaces? + +--Non, un simple rappel à la froide raison. Je voulais, en effet, +connaître votre secret, et je vais vous prouver que j'ai réussi. +Monsieur le duc, vous ne cherchez pas dans les souterrains des morceaux +de pierre couverts d'hiéroglyphes, qui sont pour vous lettre morte: +vous cherchez, avec une ardeur et une énergie fiévreuses, un trésor qui +vous a été révélé... + +De Belen s'était reculé et fixait sur son interlocuteur des yeux +hagards. + +--Continuez, fit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents serrées. + +--...Qui vous a été révélé, dis-je, lors du crime que vous avez commis, +de complicité avec le baron de Silvereal, dans les déserts de l'Inde +orientale. + +--Misérable! cria le duc. + +D'un bond il ramassa la pioche qui gisait à terre, et, la levant par un +mouvement formidable, il la lança sur le crâne de l'inconnu. + +Mais, d'un geste brusque qui semblait la détente d'un ressort mû par la +vapeur, le bras de Germandret avait saisi le lourd instrument de fer, +et, l'arrachant des mains du duc, l'avait lancé contre la muraille. +Puis, comme obéissant à une fureur dont il n'était plus le maître, il +l'avait pris à la gorge et renversé sur le sol. L'honnête de Belen +râlait et se tordait en convulsions impuissantes. + +--Gredin! disait le paisible antiquaire d'une voix éclatante, je ne sais +ce qui me retient de t'étrangler comme un chien!... + +Cependant, obéissant à une réflexion qui venait de traverser son +cerveau, il le secoua furieusement comme fait une bête fauve de la proie +qu'elle a saisie, et enfin le laissa retomber sur la terre, presque +inanimé. Cette fois le duc était vaincu. Les doigts du vigoureux inconnu +avaient laissé leurs empreintes violacées autour de son cou. + +--Grâce! murmura-t-il d'une voix dolente. + +--Eh! parbleu! si j'avais voulu te tuer, est-ce que tu n'aurais pas déjà +rendu ta belle âme au diable? + +De Belen faisait de vains efforts pour se redresser. Germandret vint à +lui, et, le saisissant par les bras, l'assit comme un enfant sur un tas +de terre. + +--Là, maintenant nous allons être sage, pas vrai, papa, et plus de +_blagues_ comme tout à l'heure, ou bien.... + +Il eut un geste significatif. + +La voix calme et mesurée de l'antiquaire avait fait place à un accent +rauque, brutal, presque sinistre. On peut remarquer aussi que le style +choisi du bibliomane ne se retrouvait plus dans ces dernières phrases, +émaillées d'argot. Quelques minutes se passèrent, et enfin une large +aspiration venue de la poitrine du duc apprit à son interlocuteur que +«le petit tour de vis» avait fini son effet. Germandret lui frappa +familièrement sur le genou: + +--Peut-on causer, papa? + +--Mais qui êtes-vous donc? balbutia le duc. + +--Tu m'as déjà demandé cela tout à l'heure. Pour l'instant, je te dirai +franchement que ça ne te regarde pas. Du reste, contente-toi de +m'écouter, et, pour manifester tes impressions, tu me feras le plaisir +de te borner à une pantomime extrêmement réservée. Cela dit, je +commence. + +De Belen poussa un soupir résigné. + +--Donc, mon bon duc, vous avez dans votre passé un tas de +peccadilles.... Vous vous appelez de Belen comme je m'appelle +Germandret, et vous êtes duc comme je suis marchand d'Elzéviers, +c'est-à-dire pas plus l'un que l'autre.... Ne protestez pas, ça ne +servirait à rien. Maintenant, outre vos anciennes affaires, vous avez +sur la conscience l'assassinat que votre ami Silvereal--un bien honnête +homme aussi--avait l'indélicatesse de vous rappeler tout à l'heure. + +Il s'arrêta, comme pour attendre une protestation. Mi-strangulation +physique, mi-prostration morale, le duc paraissait incapable de formuler +la plus légère remarque. + +--Voici qui est bien entendu: M. le duc de Belen est lié par une +complicité nette et sérieuse au sieur de Silvereal; l'un tient l'autre +et l'autre tient l'un. M. de Belen, seul possesseur du secret +indo-chinois, se croit maître de Silvereal, auquel il promet... combien? +mettons un demi-million... le jour où, ayant réussi à retrouver le +trésor en question, il sera devenu.... M'écoutez-vous, monsieur le duc? + +De Belen avait relevé la tête, non par défi, mais par curiosité. Il +était profondément surpris d'entendre un inconnu lui rapportant +textuellement le programme sur lequel s'exerçaient ses plus secrètes +pensées. Il oubliait que cet inconnu lui avait dit tout à l'heure avoir +entendu sa conversation avec Silvereal. Il est vrai que c'était quelques +minutes après le tour de vis, et qu'à ce moment les idées de M. le duc +n'étaient pas absolument nettes. Bref, il s'abstint de répondre à la +question du bibliomane, qui continua, sans plus s'en préoccuper: + +--Quand il sera devenu l'heureux époux de mademoiselle Lucie de +Favereye... + +--Quoi! vous savez cela aussi? articula enfin le duc. + +--Mais oui! et, par parenthèse, je me permettrai de vous dire que vous +êtes un fameux niais... + +--Oh! fit le duc avec un geste de profond nâvrement. + +--J'ai dit niais, et je maintiens le mot.... Vous êtes le complice de M. +de Silvereal.... Vous lui donnez cinquante mille francs... et, de plus, +vous lui demandez de vous aider dans l'accomplissement d'une mission... +qui lui soucie comme un couvert d'argent à un lézard.... + +Cette fois, de Belen écoutait. La fixité de ses yeux ne laissait aucun +doute à cet égard. + +--Cela m'étonne, ma vieille, reprit le bizarre personnage avec le ton +plus que familier qui tranchait avec ses manières habituelles. Eh +bien!... écoute-moi!... de ton histoire de trésor je me moque +absolument... et je te laisse maître de ton affaire, maintenant que je +la connais... mais, dans tes autres opérations, je puis te rendre +service, à condition... + +--A condition?... + +--Eh! pardieu! crois-tu que je te donnerai mon concours gratis? Tu veux +épouser la petite Favereye! que dis-je! tu en es amoureux... comme un +imbécile... et pour obtenir sa main, tu donnerais ton âme... mieux que +cela... cinq cent mille francs, ce qui vaut, au bas mot, cinq cent mille +fois plus... je cote ton âme vingt sous... tu ne m'accuseras pas +d'impolitesse... mais quant à compter sur le Silvereal, il faut que tu +sois complétement fou... + +--Que voulez-vous dire? + +--Il faut te mettre les points sur les _i_, j'y consens. Oui ou non, le +baron est-il amoureux de la dame de Torrès, autrement dit du Ténia?... + +--C'est exact... + +--Que faut-il pour qu'il arrive à donner à cette belle et _honneste_ +dame, comme dit Brantome (on sait ses classiques), la seule preuve +d'amour qu'elle ambitionne?... Mais répondez donc, cher duc?... + +--Je ne sais!... je ne devine pas!... + +--Décidément, vos facultés sont gravement altérées... heureusement je +suis là pour leur venir en aide. Le Ténia, madame de Torrès, veux-je +dire, exige qu'on l'épouse.... Elle veut devenir baronne de Silvereal... +histoire d'avoir un titre authentique.... Or, pour que le baron, qui est +marié, puisse lui donner cette satisfaction, que faut-il?... + +--Qu'il soit veuf! + +--Allons donc! voilà que l'intellect vous revient. C'est heureux. Vous +avez vu ce soir madame de Silvereal, c'est une créature superbe, bien en +chair, d'une admirable santé, et qui ne paraît pas le moins du monde +disposée à laisser la place libre à madame de Torrès... + +--Silvereal attendra. + +Germandret éclata de rire. + +--Parbleu! il attendra qu'une épidémie... le choléra... une phthisie +galopante veuille bien envoyer la baronne _ad matres_... et, comme cela +pourrait être long, il aura tout d'abord à coeur d'être agréable à son +excellent ami M. le duc de Belen, et il se servira de sa légitime +influence sur sa femme pour qu'à son tour elle contraigne mademoiselle +Lucie à devenir l'épouse du duc de Belen... voilà bien ce qui a été +convenu? + +--Absolument. + +--Vous êtes arrivé à la période de franchise. Nous finirons par nous +entendre. Eh bien! mon cher monsieur de Belen, M. de Silvereal vous... +comment dirai-je cela pour être poli?... vous trompe. + +--Impossible! + +--Ce mot, vous le savez, n'est pas français, surtout quand il s'agit de +la canaillerie (pardon!) humaine. Or, je vais vous mettre immédiatement +à votre aise. De cette canaillerie (pardon!) je connais trois beaux +échantillons. + +--Qui sont? + +--Vous d'abord, puis M. de Silvereal. + +--Et le troisième? + +--Le troisième, c'est moi! + +De Belen commençait à le regarder avec intérêt. Un peu remis des alertes +de tout à l'heure, il devinait _primo_ que celui qui parlait n'était pas +un sot, _secundo_ qu'il y aurait probablement nécessité de s'entendre +avec lui. Ces mots «le troisième, c'est moi!» lui arrachèrent même un +sourire, un vrai sourire, non forcé, mais épanoui, presque gai. Il eut +même un mot charmant: + +--Ne parlons plus de moi, n'est-ce pas? + +--C'est inutile, je le comprends, entre nous! + +--Mais le second? + +--Silvereal? + +--Justement. + +--Eh bien! maître Silvereal, sortant de votre cabinet, après vous avoir +extorqué cinquante mille francs... + +--Oh! il ne les a pas encore touchés! + +--Bon! une petitesse, maintenant! Attendez: il faut que vous appréciiez +vous-même en quoi il vous a _daubé_. + +--Je vous avoue que je commence à vous croire sur parole. + +--Alors, je dois me taire? + +--Non pas; mais je veux vous persuader que je ne vous en veux nullement +de... + +--De la petite opération de tout à l'heure... + +--Et que je suis persuadé que nous deviendrons bons amis. + +Germandret ne le quittait pas des yeux. Il se méfiait. Et pourtant il +avait tort. De Belen avait pris carrément son parti. Avoir cet homme +contre soi lui paraissait trop dangereux; donc, l'avoir pour soi ou du +moins avec soi était le _desideratum_. Quoi qu'il en soit, de Belen +continua: + +--Donc, mon ami Silvereal... + +--Est un bandit, compléta Germandret. + +Seulement il eut l'indélicatesse d'ajouter: + +--Comme vous et moi. + +De Belen réprima une grimace et reprit: + +--Bandit, soit. Mais pourquoi? + +--Mon Dieu! pour ceci simplement. Ayant dans sa poche le mandat qu'il +vous a extorqué, il s'est dit en sortant: Maintenant, mon petit duc, +va-t'en voir s'ils viennent! + +--Hein?... + +--Moi, s'est-il dit en palpant le bienheureux papier, je vais me +débarrasser de ma femme, épouser la Torrès, après quoi je me moque de +Belen.... En somme, je le tiens mieux qu'il ne me tient... je suis un +vrai Silvereal, moi, j'ai dans ma manche la magistrature, la cour, +toutes les influences... tandis que ce bonhomme (c'est Silvereal qui +parle, remarquez-le, je vous prie), tandis que ce bonhomme ne tient à +rien.... S'il trouve les millions indo-chinois, je le ferai chanter d'un +ou de deux millions, et tout sera dit.... S'il ne les trouve pas, eh +bien, je me soucie de lui comme de ça! + +Et Germandret fit claquer son ongle contre ses dents. + +De Belen était livide de colère. + +--Ainsi, vous l'avez entendu? + +--Moi! pas du tout! Vous supposez donc que le Silvereal conte ses +affaires aux étoiles? + +--Mais alors... + +--Alors je sais qu'il a dit tout cela, parce que, pendant qu'il vous +promettait de décider sa femme à votre mariage avec Lucie, il ne pensait +qu'à une seule chose... + +--A quoi donc? + +--Au poison que lui vendra demain certain personnage... + +--Que vous connaissez? + +--Un peu! + +--Mais cet homme est un misérable assassin! + +De Belen s'indignant touchait au sublime. + +--Oh! il est digne de nous! fit Germandret avec une insouciance qui +calma un peu les effervescences du vertueux duc. Vous voyez d'ici le +plan. On vous a soutiré cinquante mille francs, et vous épouserez Lucie, +si vous pouvez! + +--Oh! l'infâme voleur! + +--L'homme habile, tout au plus! + +--Je me vengerai de lui. + +--Comment? et puis, en somme, à quoi bon? + +De Belen se leva brusquement. + +--Voyons, fit-il, jouons cartes sur table... + +--Enfin! + +--Vous voulez que je me livre à vous... je ne sais d'où vous vient votre +puissance... mais elle est réelle, et je m'incline.... Je le répète, +jouons franc jeu. Si vous êtes venu, c'est parce que vous avez un pacte +à m'offrir... + +--Parfaitement raisonné! + +--Posez vos conditions... je crois pouvoir vous affirmer qu'elles sont +acceptées d'avance... + +--Eh! vous allez vite en besogne! J'aime assez cela, d'ailleurs... donc, +écoutez-moi. Voici, de votre côté, ce que vous voulez: découvrir le +secret des trésors indiens... + +--Le connaissez-vous? + +--Non; vous voyez que je suis franc... mais en fait d'énigmes, j'en ai +déchiffré de plus difficiles.... Second point, vous voulez épouser +Lucie, fille de Marie de Mauvillers, devenue femme de M. de Favereye... + +--Oui, je le veux... + +--Et il ne vous répugnerait pas de commencer par le second point? + +--Je suis assez riche, dès à présent, pour prétendre à cette alliance. + +--Bien! Moi, je vous offre de vous faire obtenir la main de Lucie... + +--Vous! mais vous êtes fou!... + +--Non... je m'y engage, et je vous jure que ce n'est pas à la légère... + +--Mais de quelle influence disposez-vous donc? + +--D'une influence telle que, lorsque vous la connaîtrez, vous en serez +épouvanté vous-même.... Mais chaque chose en son temps.... Je vous dis +que vous épouserez Lucie de Favereye. + +--Mais en échange de cette promesse... à laquelle je ne puis ajouter +foi... que me demandez-vous? + +--Deux choses... l'une immédiate, l'autre postérieure à votre mariage... + +--Voyons la condition immédiate... + +--Je vous dirai d'abord la seconde... c'est de m'initier à tous les +détails de l'affaire relative au trésor... + +--Après mon mariage, si ce mariage a eu lieu par vos soins? + +--Bien entendu... + +--Eh bien, je vous promets de vous prendre pour associé... mais +Silvereal... + +--Ne vous inquiétez pas de lui... je m'en charge... + +--Venons alors à la première condition... + +--Vous allez être étonné de sa simplicité... il s'agit tout simplement +d'accueillir chez vous un jeune homme que je vous présenterai +moi-même... + +--Hein? un complice, un espion?... + +--L'être le plus niais et le plus malléable qui se puisse trouver... + +--Mais... dans quel but? + +--Pour lui faire une position.... C'est un jeune homme auquel je +m'intéresse. Il est pauvre, il mérite toute sympathie.... Vous le +prendrez comme secrétaire, par exemple, et vous le produirez dans le +monde.... + +De Belen secoua la tête: + +--Sous sa simplicité apparente, cette exigence doit cacher quelque +piége... + +--Voyons, duc. Nous parlons à coeur ouvert. Croirez-vous à une +affirmation bien nette de ma part?... Les loups ne se mangent pas entre +eux... + +--Dicton démenti par l'expérience. + +--Et cependant très-vrai dans le cas actuel.... J'ai besoin que ce jeune +homme soit lancé dans le monde. J'ai un but... cela va sans dire.... +Mais je vous jure, là, foi de bandit! que mes projets ne vous touchent +en rien.... J'irai plus loin: de votre acceptation dépend le succès de +votre mariage. + +--Alors, j'accepte. + +--Sans défiance? + +--A quoi la défiance me servirait-elle? + +--Allons! je vous avais bien jugé! + +--Mais avant tout, dit le duc, j'exige que vous me disiez votre +véritable nom... + +--C'est votre droit. + +D'un geste rapide, le prétendu Germandret arracha sa perruque et sa +barbe grise. + +--Mancal! s'écria de Belen. + +--Lui-même, que vous avez toujours fort mal accueilli, et qui cependant +était de vos amis... + +--C'était vous! Vous vous grimez avec un art admirable. + +--Oui, j'ai certains talents fort utiles dans la profession que +j'exerce. + +--Eh bien, monsieur Mancal, voilà qui est entendu... alliance absolue... + +--Et complète. Je vous donne Lucie de Favereye. + +--Et nous chercherons ensemble les trésors de l'Eni... + +--Hein? + +--Bon! voilà que je vous dis une partie du secret... + +--Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard... + +--Je préfère un peu plus tard... + +--A votre aise. Mais mon jeune homme... + +--Je l'attends... me l'amènerez-vous vous-même?... + +--Point.... Il ne me connaît pas... + +--Vous êtes tout mystère.... Comment le reconnaîtrai-je?... + +--Ne vous inquiétez pas de ces détails... il saura se présenter de telle +sorte que vous ne conserviez aucun doute sur son identité... Maintenant, +monsieur le duc, je crois qu'il est temps de nous séparer... rentrez +dans votre monde, moi, je retourne au cabinet de Me Mancal... + +--Si nous nous serrions la main? dit le duc. + +--Au fait, pourquoi pas?... + +Les deux hommes échangèrent une vigoureuse étreinte. + +--A propos, dit le duc, comment vous êtes-vous introduit ici?... + +--Un peu plus tard, vous saurez cela.... + +Et avant que le duc eût répété sa question, Mancal--c'est-à-dire +Biscarre--avait disparu par l'orifice supérieur.... Quand le duc revint +dans le puits, il examina soigneusement les parois, mais il ne put rien +découvrir: + +--Bah! fit-il, qui ne risque rien!... + + + + +VI + +CE QUE C'ÉTAIT QUE LE CASTIGNEAU + + +Nous avons laissé Martial au moment où, miraculeusement sauvé d'une mort +certaine par deux inconnus, il avait été transporté dans une voiture +mystérieuse qui, entraînée par des chevaux rapides, avait disparu dans +la direction des Champs-Élysées. Les roues, fendant l'épais tapis de +neige qui couvrait le sol, n'éveillaient aucun écho. Et c'était un +spectacle presque fantastique que celui de cette voiture sombre, drapée +de deuil, qui fuyait à travers la nuit. Elle avait atteint la place de +la Concorde, qui étendait jusqu'à la Seine sa nappe blanche, d'où +émergeaient quelques becs de gaz jetant leur lueur jaunâtre. Puis, les +chevaux s'étaient engagés sur le Cours-la-Reine, qui, à cette époque, +était loin de présenter, même pendant la journée, l'animation qui s'y +voit aujourd'hui. Le Cours, longeant le quai désert, était bordé de +propriétés, jadis habitées par l'aristocratie et la haute finance, mais +déjà presque délaissées, le luxe commençant alors à tendre vers le +faubourg Saint-Honoré et abandonnant les Champs-Élysées au menu peuple. +L'allée des Veuves avait un renom sinistre qui n'avait pas peu contribué +à éloigner du quai de Billy les prudents et les riches. Derrière le +carré Marigny, abandonné aux joueurs de boule et qui ne s'animait qu'à +l'époque des fêtes nationales, c'était une sorte de dédale où les +jardins s'enchevêtraient, où les pavillons se dissimulaient derrière les +branches des grands arbres, tandis que des cabarets et des guinguettes +jetaient dans l'air leurs flonflons discordants ou leurs cris avinés. Le +Paris de nos pères immédiats possédait encore une physionomie bizarre et +que qualifierait aujourd'hui de romantique ceux d'entre nous qui n'ont +jamais connu que les grandes voies à lignes droites et monotones. Or, +c'était vers l'allée des Veuves que se dirigeait la voiture dans +laquelle se trouvaient Martial inanimé et la femme dont la voix avait +tout à l'heure prononcé quelques mots. Silencieuse, elle avait placé son +bras sous la tête du jeune homme et elle le soutenait doucement. + +Enveloppée dans une mante de satin noir, qui la cachait tout entière, +cette femme, le front penché, semblait en proie à une profonde émotion. +Une grosse larme, roulant de ses yeux, tomba sur le front de Martial, +qui ne la sentit pas. Et celle qui l'avait versée murmurait maintenant: + +--Ainsi, voici encore une créature humaine devant laquelle la vie +s'était peut-être ouverte radieuse et belle... et qui, de degrés en +degrés, est descendue jusqu'au désespoir douloureux et sinistre.... Sur +ses vingt ans, la nuit s'est faite, et il a voulu s'échapper de cette +prison qui se nomme la vie, pour se réfugier dans cette liberté qui +s'appelle la mort!... + +Et elle ajouta encore: + +--Pauvre Martial! vingt ans!... + +Puis, comme si une pensée plus douloureuse encore se fût tout à coup +imposée à elle: + +--Et lui! lui! fit-elle d'une voix brisée. N'a-t-il pas vingt ans? et ne +se débat-il pas, lui aussi, dans quelque gouffre de douleurs où la haine +et le crime l'ont poussé! + +La voiture s'arrêta. C'était devant une petite porte, à peine visible, +percée dans un mur élevé au-dessus duquel des arbres dépouillés de +feuilles étendaient leurs branches amaigries par l'hiver et blanches de +neige. Une ombre se dressa à la portière et l'ouvrit. Puis un cri de +surprise retentit: + +--Porte ce jeune homme dans ta chambre, dit la femme. Il n'est +qu'évanoui. Donne-lui les soins que réclame son état. Que M. de Bernaye +soit immédiatement averti... mais surtout, sur ta vie, Pierre, tu le +sais... pas un mot... que ce malheureux ignore où il se trouve et qui +l'a sauvé? + +--Oui, madame la marquise, fit l'homme, qui était de taille moyenne, +trapu, carré des épaules et dont les cheveux blancs indiquaient l'âge +avancé. Mais vous-même, que voulez-vous faire maintenant? + +--Je retourne à l'hôtel. Demain, à la première heure, je reviendrai... +que les Morts m'attendent. + +L'homme s'inclina; puis, avec une vigueur qui contrastait avec son +apparence sénile, il saisit Martial et l'enleva comme il eût fait d'un +enfant. La porte se referma derrière lui, tandis que les chevaux +légèrement touchés du fouet, entraînaient l'inconnue. Celui qui portait +Martial se trouvait alors dans un jardin spacieux, et se dirigeait vers +une maison cachée derrière un rideau d'ormes et de chênes, dernier +vestige des anciens bois qui, jadis, s'étaient étendus jusqu'à la Seine. + +Un mot sur la maison mystérieuse où nous pénétrons. Pendant longues +années, cette propriété, qui avait appartenu, disait-on, à une noble +famille du midi de la France éteinte depuis longtemps, était restée +abandonnée. Des procès s'étaient engagés au sujet de ces terrains et de +tous les domaines de cette famille, et avaient duré aussi longtemps que +les avocats et gens de loi avaient trouvé aliment à leur... activité. +Mais un jour était venu où subitement les procédures s'étaient arrêtées. +Des dédommagements qu'on évaluait à haut chiffre avaient été accordés +aux parties belligérantes, et finalement cet héritage mystérieux avait +été recueilli... par qui? Voilà ce que les curieux eussent bien voulu +savoir par le menu. Mais les plus avides de renseignements précis +avaient dû se contenter du fait suivant: Il y avait environ cinq ou six +années, un brave homme aux cheveux blancs, aux allures un peu +_pataudes_, était arrivé par une chaise de poste qui s'était arrêtée +devant la grille rouillée se trouvant juste à l'angle de l'allée des +Veuves et du Cours-la-Reine. Les voisins, marchands de vin, charbonniers +et autres, s'étaient plantés sur le pas de leur porte, comme bien on +pense. Or, le vieillard en question était descendu, et comme il avait +fait un faux pas, en glissant sur le marchepied, il avait laissé +échapper un de ces jurons _sui generis_ auxquels l'oreille des +connaisseurs devine une origine certaine. + +Le vieillard était du Midi, de Marseille ou des environs. Ceci était +acquis. Second point. L'homme était marié, et sa femme l'accompagnait. +Même âge. Cheveux blancs. Enfin un jeune homme, un ouvrier, à n'en pas +douter, ayant passé vingt-cinq ans, et qui témoignait aux deux +vieillards une affection et un respect filials. Donc le fils. La chaise +de poste était partie. La grille s'était refermée. Il restait en +conséquence beaucoup de détails à surprendre. Et cependant, en dépit de +toutes les ressources d'un espionnage infatigable, la récolte resta +maigre. Le vieillard s'appelait--ou du moins se faisait appeler--le +Castigneau. Est-ce que c'était là un nom de chrétien? On avait beau +chercher, quand, un beau soir, un client de passage, attablé dans un des +bouges de l'entrée de Chaillot, et qui boitait un peu, entendant ce mot +de Castigneau, se laissa aller à dire: + +--Je connais ça, moi! + +Jugez si on le questionna. Mais il parut d'abord que ce brave homme +était fâché d'avoir _lâché_ sa phrase, et il fallut grandement +l'amadouer pour qu'il consentît à compléter sa première énonciation. +Bref, le Castigneau, ce n'était pas le nom d'un homme, mais bien d'un +quartier de Toulon. Le cabaretier cligna de l'oeil et comprit l'embarras +et l'hésitation de son client. Puis une idée surgit dans son cerveau +fertile. Il s'approcha du camarade, et lui dit à voix basse: + +--Tu connais bien Toulon? + +--Oui... après? Fichez-moi la paix! + +Le ton de la réponse manquait d'aménité. + +--Bah! fit l'autre en lui tapant sur le genou, _en ami_, est-ce qu'on +fait des cachotteries entre soi?... Tu as été... là-bas? + +C'était poser carrément la question. La réponse fut cette fois un peu +plus catégorique: + +--Quand cela serait?... + +--Oh! tu n'en serais pas moins chez toi ici, d'autant plus que tu peux +me rendre un service.... + +Or, le cabaretier--qui s'appelait Malgâcheux et que nous aurons +l'honneur de revoir dans la cours de ce récit--avait, lui aussi, +quelques peccadilles sur la conscience, et ce n'était pas pour quelques +années de bagne qu'il eût fait la petite bouche. Il s'entendit donc +rapidement avec son compère, et un plan fut ébauché pour arriver à +savoir si d'aventure le Castigneau n'était pas tout simplement un vieux +_cheval de retour_. Cette constatation n'était pas d'ailleurs aussi +aisée qu'elle le semblait au premier coup d'oeil. Le Castigneau sortait +peu: son fils travaillait dans un atelier de la ville; ce qui, en somme, +paraissait assez bizarre de la part d'un jeune homme dont le père était +propriétaire d'un _immeuble_ sérieux. La femme du Castigneau allait +faire le marché, et à l'estimation des commères, elle dépensait à peine +quelques francs pour la nourriture de la maison. Malgâcheux et +Bridoine--c'était le nom du forçat--s'imaginèrent que le plus simple +était de s'introduire dans la maison pendant la journée, en choisissant +l'heure où le Castigneau serait seul. Sans doute, ayant à avouer un +passé peu flatteur, il s'exécuterait plus facilement sans témoins. Il ne +s'agissait que de s'y prendre adroitement. Bridoine, grâce à l'aide de +l'honorable Malgâcheux, s'affubla d'une houppelande de propriétaire, se +coiffa d'un chapeau large et rond qui lui donnait une physionomie quasi +respectable, s'arma d'une canne à double fin, soutien et défense, et +finalement ayant vu la Castignote, comme on disait, tourner les talons, +il s'en vint de son air le plus paterne sonner à la grille de la maison. +On le fit attendre quelque peu. Bridoine sonna une seconde, puis une +troisième fois. Pour être ex-forçat on n'en est pas moins homme. Voilà +que maître Bridoine commença à s'exaspérer, et, revenant à son +excellent naturel, il grommela entre ses dents un juron qui n'avait rien +d'édifiant et qui sentait de plusieurs lieues sa _grande fatigue_. Il +sembla que cette exclamation fût un: Sésame, ouvre toi! Car soudain la +porte tourna sur ses gonds. Et Bridoine se trouva en face de celui dont +il désirait si vivement faire la connaissance. La scène fut courte. + +--Qu'est-ce que vous voulez? demanda le Castigneau. + +--C'est bien à M. Castigneau que j'ai l'honneur de parler? + +--A lui-même. Après? + +--Peut-on causer un instant? + +--Non. + +Cette singulière réponse déconcerta quelque peu le Bridoine, qui leva +les yeux sur son interlocuteur. Celui-ci, le torse un peu en arrière, +l'oeil à la fois défiant et railleur, n'avait pas un air des plus +engageants. Mais en somme, c'était un vieillard, sans doute peu +redoutable. Bridoine allait passer outre et entamer, en dépit de tout, +la conversation réclamée, quand le Castigneau fit un pas vers lui. + +--Tu vas t'en aller, dit-il froidement. + +--Hein?... m'en aller.... Comment! je viens... bien poliment... + +--Poliment! alors ôte ton chapeau.... + +Et d'un revers de main, le Castigneau fit tomber la coiffure de +Bridoine. Celui-ci poussa un cri de colère. + +--Ne remue donc pas comme ça, reprit l'autre, tu déranges ta perruque. + +Par un mouvement instinctif, Bridoine porta sa main à son front; mais +plus vif encore, le Castigneau lui avait arraché ses cheveux postiches, +mettant à nu le crâne pointu du forçat. En même temps, faisant +demi-tour, le Castigneau, dont on n'eût pas soupçonné la force et +l'agilité, se plaça entre la porte et le visiteur. Bridoine commençait à +perdre son sang-froid. Il marcha sur le Castigneau les poings en avant. + +--Qui es-tu et que viens-tu faire ici? demanda le Castigneau. + +--Ça ne te regarde pas! + +--Vrai!... alors, je cogne.... + +Le poing du Castigneau, qui était d'une remarquable solidité, s'abattit, +à l'improviste, sur la poitrine de Bridoine, qui recula en trébuchant. + +--Veux-tu répondre? demanda encore le Castigneau toujours calme. + +--Je vais te découdre! cria Bridoine, dont la main se trouva tout à coup +armée d'un couteau. + +Le placide Castigneau eut un ricanement. Loin de paraître s'émouvoir du +danger, il marcha droit à Bridoine, qui leva le bras. Seulement, ce bras +ne retomba pas. Et, ma foi, sans qu'il sût trop comment, Bridoine se +trouva--désagréable surprise--le nez sur le sable, qu'il rougissait de +son sang. Le bon bourgeois, un genou sur ses épaules, le serrait d'une +main à la nuque. + +--Maintenant, dit le Castigneau, je veux bien causer... Qui es-tu? et +que viens-tu faire ici? + +Bridoine essaya de se redresser, n'y parvint pas et, avec la magnanimité +propre à sa nature, se décida à se soumettre: + +--Je suis Bridoine. + +--D'où viens-tu? + +--_De Toulon_. + +--Bien! Qui t'a envoyé ici? + +--Malgâcheux! + +--Qu'est-ce que Malgâcheux? + +--Le cabaretier d'ici près: _Aux Bons Amis_! + +--Et pourquoi es-tu venu? + +--Pour savoir qui vous êtes. + +--Le sais-tu? + +--Parbleu! non. + +--Eh bien, je vais te satisfaire maintenant.... + +Tout en parlant, le Castigneau continuait à tenir serré le cou de +Bridoine, qui se sentait congestionner. + +--Tu diras à Malgâcheux--puisque Malgâcheux il y a--que le Castigneau +est un bonhomme qui ne doit de comptes à personne et qui n'aime pas +qu'on l'espionne... Tu ajouteras que, la première fois qu'il s'occupera +de moi, j'irai lui casser les reins; et, comme il pourrait douter de ma +parole, tu ajouteras que je t'ai reconduit de la façon que tu vas +voir.... Je t'ai pris par la peau du cou et par la ceinture, vois-tu, +comme ça.... + +Ajoutons que le Castigneau exécutait en même temps, avec la plus grande +aisance, les opérations qu'il décrivait. + +--Je t'ai soulevé de terre comme un lapin... puis je t'ai emporté vers +la porte par laquelle tu étais entré, et... une, deux, trois... je t'ai +flanqué dans la rue.... Sur ce, bonsoir! + +Et Bridoine roula hors de la maison, ni plus ni moins que s'il eût été +un vulgaire paquet de linge. Dire que le retour de Bridoine chez +Malgâcheux eut le caractère d'un triomphe antique, ce serait mentir. Son +nez, ses épaules, ses genoux et le reste demandaient des soins +multiples. Quand le Malgâcheux l'interrogea, Bridoine raconta +l'histoire, et, en vérité, il mit dans son récit une franchise qui lui +faisait honneur. Le Malgâcheux resta pensif. + +--Faudra voir pourtant, dit-il. + +--En ce cas, tu verras toi-même... + +--Bah! pour une malheureuse râclée... + +--J'aurais bien voulu vous y voir! + +--Alors tu _canes_? + +--Absolument. + +Malgâcheux haussa les épaules en signe de souverain mépris, et se +promit, _in petto_, de satisfaire sa curiosité par des moyens moins +dangereux. Tout en s'avouant vaincu, Bridoine conservait au fond du +coeur--à supposer qu'il possédât cet organe essentiel--une rancune +féroce contre le Castigneau, et, bien qu'il se hâtât de quitter le +cabaret des _Bons Amis_, il se promettait bien de revenir rôder autour +de la maison où il avait été reçu de si touchante façon. Mais il se +garda d'en rien témoigner à son excellent camarade Malgâcheux, qui +réfléchissait de son côté et se disait qu'en somme, le mieux était de +vivre en paix avec un voisin dont la poigne était si rude et le biceps +si solide. Bref, soit que Bridoine eût ajourné ses projets, soit que +Malgâcheux fût réellement venu à résipiscence, le Castigneau ne fut plus +inquiété et reprit ses allures patriarcales. La grille restait toujours +soigneusement fermée. Et si certaine petite porte, donnant sur le carré +Marigny, n'avait pas attiré l'attention, c'était uniquement parce que, +de jour, il n'était jamais arrivé qu'on la vit même s'entre-bâiller. +Donc, sachant maintenant quelle était la réputation quasi fantastique de +la maison dans le quartier, revenons dans le jardin où le +Castigneau--car c'était sans doute lui, à en juger par la vigueur dont +il faisait preuve--emportait sur ses épaules le corps inanimé de +Martial. Au moment où il approchait de la maison, de la porte ouverte +sortit une femme, la tête et les épaules enveloppées d'un châle et qui +tenait une chandelle dont elle abritait la lumière derrière sa main +étendue. + +--Eh bien! Pierre, demanda-t-elle d'une voix contenue, qu'y a-t-il? + +--Femme, réveille le gars. Prépare la chambre du premier, nous avons un +malade. + +--Bon Dieu! le pauvre jeune homme! + +--Bah! nous en avons vu bien d'autres! dans deux heures il n'y paraîtra +plus! Va, Micheline. Bassine le lit, mets la tête basse.... Maintenant, +le gars!... + +--Me voici, père, dit une voix jeune et mâle. + +--Toi, mon brave Pierrot, en deux temps, quatre mouvements, chez le +numéro 5... + +--Bien! c'est compris. + +--Pas par la porte! Saute par-dessus le mur. On ne sait pas, il peut y +avoir des curieux... + +--En tout cas, ils n'ont qu'à courir après moi. + +--Attends. Tu lui remettras cette lettre. S'il n'est pas chez lui, tu +diras à son domestique de la lui porter immédiatement. + +Pierrot serra soigneusement le billet bordé de noir que lui avait donné +son père; puis, d'un bond, s'aidant des treillages fixés au mur, il +disparut. + +Cependant Martial avait été porté dans la chambre. Micheline +s'empressait de l'installer aussi confortablement que possible. +L'immersion avait été si rapide et si courte qu'il ne s'était pas +déclaré de symptômes d'asphyxie. C'était un évanouissement causé sans +doute par le choc. Du reste, le Castigneau ayant retroussé et mis à nu +ses bras musculeux, se livrait sur le corps du malade à une de ces +frictions qui réveilleraient un mort. Micheline présentait à son mari +les linges chauds destinés à rétablir la circulation. Au bout d'un quart +d'heure environ, Martial poussa un long soupir; puis il ouvrit les yeux +et regarda autour de lui. + +--Où suis-je? murmura-t-il. + +--Chez des amis, dit le Castigneau. + +--Je n'ai pas d'amis, soupira le jeune homme. + +--Faut pas dire de ces choses-là. Il y a de bons et braves coeurs +partout... et souvent au moment où on s'y attend le moins.... + +Le jeune homme essaya de se soulever, mais il retomba lourdement. Il +passa ses deux mains sur son front. + +--Oui, je me souviens, dit-il, j'ai voulu mourir... + +--Et vous n'êtes pas mort? Bah! ça arrive à tout le monde! + +--Ainsi, c'est vous qui m'avez sauvé? + +--Moi? pas du tout... + +--Cependant... je suis bien sûr... + +--D'avoir tâté de l'eau froide. Ça, c'est vrai. + +--Qui m'a arraché à la mort? + +--Quelque terre-neuve qui passait par là. Il y a tant de chiens errants! +fit le Castigneau avec un gros rire. + +Martial le regarda. Il vit une face maigre, deux yeux creux, une +chevelure et une barbe hérissées. Au premier coup d'oeil, son hôte +improvisé ne présentait pas une physionomie bien rassurante. Et +cependant, dans ces yeux enfoncés, sur ce visage émacié, il y avait +comme un rayonnement de bonté probe qui frappait instantanément. Martial +devina qu'il n'avait point affaire à un ennemi. + +--Je vous en prie, dit-il, dites-moi ce qui s'est passé. + +--Mon cher monsieur, répondit le Castigneau avec une certaine dignité, +quand on est soldat, on doit obéir à sa consigne. + +--Que voulez-vous dire? + +--Ceci: que je suis un soldat en ce sens que j'ai des chefs. On m'a dit: +«Voilà un brave jeune homme qui a voulu boire un bouillon, soignez-le et +rendez-nous-le en bon état.» Je vous soigne, et je ne sors pas de là. Je +ne sais rien de plus. Donc, contentez-vous-en pour l'instant. + +--Vous trouvez-vous donc mal ici? dit la femme d'une voix douce et +empreinte de ce charme que donne la vieillesse aux bonnes femmes. + +Martial sourit tristement: + +--Je n'ai pas le droit de me plaindre.... On m'a sauvé... on a cru me +rendre service.... Donc je vous dois, soit à vous, soit à ces chefs dont +vous parlez, l'expression de ma reconnaissance. + +--Je vous ferai remarquer, reprit assez vivement le Castigneau, qu'on ne +vous a rien demandé, sinon de vous bien reposer, de dormir, si vous +pouvez... + +--Soyez sûr que dès que mes forces me le permettront, je vous épargnerai +l'embarras de ma présence. + +--L'embarras!... Enfin, ça ne me regarde pas. Vous partirez si vous +voulez; mais en ce moment-ci, il n'est pas question de cela. D'abord, +vous bavardez trop... Tenez, voilà vos yeux qui se ferment. Donnez une +vigoureuse taloche à votre traversin... et bonsoir! + +En effet, Martial, épuisé, s'endormait malgré lui. Le Castigneau et sa +femme restèrent pendant quelque temps auprès de son lit. + +--Hé! mon vieux Lamalou, dit la femme à voix basse. Il y a encore là +quelque bonne action sous roche. + +--Ah! si tu savais! répondit sur le même ton le vieux Pierre (car, sous +le nom de Castigneau, c'était l'ancien geôlier de la Grosse-Tour), quand +elle m'a dit: «Prenez ce jeune homme dans vos bras!» j'ai reçu un coup +en pleine poitrine.... Dame! je crois toujours que je vais revoir le +petit... + +--Et tu es sûr que ce n'est pas lui? + +--Elle me l'a dit... tout de suite. Mon Dieu! qu'est-il devenu? et ne le +retrouverons-nous pas un jour, comme celui-là, désespéré et allant +jusqu'au suicide?... + +--Ne dis pas cela, Pierre!... Moi, j'ai toujours eu idée que madame la +marquise retrouvera le fils de Jacques. + +--Dieu le veuille! + +A ce moment, un sifflement doux, continu, perça le silence de la nuit. + +--Ça doit être le numéro cinq, fit Lamalou. + +Il sortit rapidement et se dirigea vers la petite porte. Il frappa +lui-même, de l'intérieur, trois coups espacés, puis suivis de deux plus +pressés. On répondit par un seul coup net et ferme. Alors la porte +s'ouvrit, et Armand de Bernaye parut. + +--Qu'y a-t-il? demanda-t-il à voix basse. + +--Un noyé, fit Lamalou sur le même ton. + +--Conduisez-moi près de lui. + +Armand pénétra doucement dans la chambre où dormait Martial. Puis, +prenant la lumière des mains de Micheline, il se pencha sur le jeune +homme. Tout à coup il se redressa avec un frémissement. + +--Quel est ce jeune homme? demanda-t-il. + +--Je ne sais pas. C'est madame la marquise qui l'a amené ici dans sa +voiture. + +--Son nom? + +--Je l'ignore. + +Armand se courba vers lui. + +--Quelle singulière ressemblance! fit-il encore. + +Puis se tournant vers Lamalou: + +--Il faut le laisser dormir, puis au réveil lui donner un repas léger. + +--Monsieur est-il prévenu qu'il y a rendez-vous au point du jour? + +--Je resterai ici. + +Armand jeta un dernier regard sur Martial. + +--Non, murmura-t-il, un pareil prodige n'est pas possible. Dans quelques +heures il faudra que ce mystère s'éclaircisse. + +Et après avoir donné à Lamalou et à sa femme ses dernières instructions, +il passa dans une pièce voisine, où il se jeta sur un lit de repos. + + + + +VII + +LA SALLE FUNÈBRE + + +Le soleil venait de se lever. La température s'était adoucie, et au vent +âpre qui pendant toute la nuit avait soufflé sur la ville, enveloppée +dans son linceul de neige, avait succédé, avec l'accalmie, un brouillard +humide qui, descendant en pluie fine et continue, détrempait peu à peu +le sol durci. Les Champs-Élysées et le quai étaient encore complétement +déserts. Tout à coup, du côté de la place, une voiture lancée au grand +trot fit jaillir sous ses roues la neige devenue boueuse; c'était un +cabriolet de maître, conduit par un homme soigneusement enveloppé de +fourrures, qui, s'arrêtant brusquement à mi-chemin de l'allée des +Veuves, descendit, jeta les rênes à un garçon et s'engagea dans le +dédale de ruelles dont nous avons parlé. Il arriva devant la maison +occupée par Lamalou, longea le mur du jardin, s'arrêta devant la petite +porte, et fit entendre le sifflement long et sonore qui avait déjà +retenti quelques heures auparavant. Il n'attendit pas longtemps: le +signal des coups frappés sur la porte fut échangé, et enfin il pénétra à +l'intérieur. Au moment où il disparaissait, une ombre jusque-là +dissimulée dans un angle de la muraille se dressa lentement. + +--Hé! hé! mon vieux Bridoine! murmura le nouveau venu, est-ce que par +hasard tu aurais trouvé la pie au nid? + +Puis il ajouta en ricanant: + +--Voilà qui fera jubiler les Loups! + +Se dressant sur la pointe des pieds, il s'approcha avec des précautions +infinies de la porte mystérieuse. + +--C'est bien ça, fit-il. C'est la maison du vieux dur à cuire! Voilà ce +que c'est que d'avoir de la patience. Aide-toi... et le diable t'aidera. + +Tandis qu'il prononçait entre ses dents cette formule proverbiale +défigurée à son usage personnel, un nouveau bruit de roues, grinçant +dans la boue, lui fit dresser l'oreille. La voiture venait de s'arrêter, +à peu près au même point que la première. Bridoine, qui était vêtu d'une +mauvaise blouse déteinte, ne parut pas avoir grand souci de sa toilette. +Il se glissa à terre, où il s'étendit tout de son long sur le ventre, +bien collé contre la base de la muraille. En somme, sa silhouette se +perdait dans l'ombre projetée. Le nouveau venu exécuta exactement les +mêmes formalités que celui qui l'avait précédé. La porte s'ouvrit et il +disparut. + +--Et de deux! fit Bridoine, qui rampa sur ses mains et ses genoux pour +s'éloigner de la porte. + +A quelque distance il se redressa sur ses pieds. + +--Voyons! voyons! fit-il en soliloque, faut-il essayer d'en savoir plus +long? + +Il médita quelques instants sur cette question. Il avait relevé +l'ignoble casquette qui couvrait son crâne pointu, et, tandis qu'une de +ses mains grattait ledit crâne, l'autre caressait une barbe qui +rappelait par ses enchevêtrements les lianes les plus impénétrables des +forêts sauvages. La solution de ce problème menaçait de prendre autant +de temps qu'une enquête confiée à une commission parlementaire, +lorsque.... Troisième voiture. Troisième inconnu.... Ou plutôt, non. +Cette fois, les personnages étaient au nombre de deux. Le coup de +sifflet fut double. Ils entrèrent. + +--Oh! oh! reprit Bridoine, j'ai bien envie de tordre le cou au vieux, +cela est clair.... Mais, d'autre part, je veux risquer le moins possible +ma peau... en ce moment-ci, il y a beaucoup de monde dans la baraque, et +je courrais grande chance d'y être accueilli encore plus mal que la +première fois. Vaut mieux attendre... et puis... les Loups! Voilà +peut-être un bel os à ronger... et, ma foi! dès qu'ils m'auront reçu, +là, définitivement, eh bien! je les lancerai là-dessus!... + +Ayant pris cette résolution à la fois intelligente et prudente, Bridoine +assujettit sa casquette d'un mouvement héroïque et reprit le chemin de +la capitale. Laissons-le à ses projets et, ne courant pas nous-mêmes les +dangers qu'il redoutait, introduisons-nous de nouveau dans la maison de +Lamalou, dit le Castigneau. + +Cette construction, qui avait fait partie autrefois de quelque +habitation princière, présentait à l'extérieur un aspect presque +monumental. Elle se composait d'un rez-de-chaussée élevé d'un étage et +de mansardes à fenêtres ogivales. C'était un singulier mélange de +styles, et il semblait que chaque génération eût tenu à mettre son sceau +sur le vieux bâtiment. Le rez-de-chaussée, à fenêtres étroites, +s'ouvrait sur un perron de quelques marches qui donnait accès à un +vestibule assez spacieux. Certes, pour la demeure d'un ancien geôlier +comme Lamalou, cette maison présentait un caractère de luxe à la fois +sévère et confortable qui eût excité la surprise. Dans le vestibule dont +nous parlons, des portes de chêne à panneaux sculptés s'ouvraient sur +des salons, meublés avec un goût sévère, et dont les murailles +disparaissaient sous de lourdes tentures. Des tableaux de prix, +appartenant aux écoles française et italienne, représentaient des sites +empruntés aux pays méridionaux. Mais il était un de ces salons surtout +dont la décoration bizarre, presque fantastique, eût plongé l'esprit des +profanes dans une stupéfaction profonde. Nous l'avons dit, le jour +commençait à poindre, et malgré le brouillard, les premiers rayons de +lumière blanche pénétraient à travers les fenêtres. Mais dans cette +haute pièce, par quelle issue le soleil se fût-il glissé? Toutes les +murailles étaient, du sol au plafond, couvertes de panneaux noirs, d'une +étoffe mate et sans reflets, sur lesquels se détachaient seules de +massives moulures d'argent. Pas une solution de continuité. Du plafond, +composé de poutres qui semblaient taillées dans l'ébène, descendaient +des lampes d'argent, jetant leur lueur blanche, presque blafarde, qui +venait mourir sur les tentures noires. On eût dit un immense sépulcre, +une chapelle ardente; des angles ténébreux, il semblait que des formes +fantastiques dussent tout à coup surgir, aux sons de l'hymne de mort. +Les reflets vacillants des lampes animaient cette immobilité d'une sorte +de tremblement sinistre. + +A l'une des extrémités de cette pièce, une longue table, couverte d'un +drap noir à franges d'argent, et au-dessus de cette table, appendu au +milieu du panneau noir, un tableau. Était-ce un portrait? Un homme +jeune, de haute taille, semblait prêt à s'élancer de son cadre d'ébène: +son visage livide était éclairé par un reflet à la fois effrayant et +superbe. Sur sa poitrine, qu'une de ses mains serrait avec une +crispation convulsive, des taches de sang coulaient.... Les yeux +ouverts, brillants comme l'acier, commandaient et suppliaient. Son nom? +nous le saurons tout à l'heure... Quatre hommes étaient assis autour de +la table, éclairés par un candélabre d'argent. Deux places étaient +vides: l'une d'elles était marquée par un fauteuil d'ébène, plus haut +que les autres siéges. De ces derniers, celui qui n'était pas occupé se +trouvait à la droite du fauteuil. Quels étaient ces hommes? et pour +quelle oeuvre étrange se trouvaient-ils donc réunis en ce lieu étrange? +Présentons-les tout d'abord. + +L'un, qui se tenait à la gauche du fauteuil présidentiel, était un homme +dont il eût été difficile de définir l'âge exact. On le nommait dans le +monde Archibald de Thomerville. Grand nom. Grande fortune. Connu, dans +le monde parisien, par sa passion pour les chevaux; ses écuries étaient, +disait-on, les seules qui pussent rivaliser avec celles d'Angleterre. + +Archibald avait les traits longs, plutôt que fins. Le nez, un peu mince, +avait cette tendance signalée par la physiognomonie comme étant l'indice +d'une volonté de fer, et qui, s'abaissant vers le menton, donne au +visage la forme familièrement appelée _en casse-noisette_. Ses yeux +étaient petits, mais noirs, vifs et perçants. Le trait le plus étrange +de cette physionomie, c'était une pâleur si singulièrement blanche, si +marmoréenne, en quelque sorte, que cette tête, sans barbe ni moustache, +au crâne garni seulement d'une couronne de cheveux grisonnants, +semblait plutôt appartenir à un buste de pierre qu'à un corps humain. + +Le personnage qui faisait face à Archibald de Thomerville était, à n'en +pas douter, un Anglais; car sa mâchoire supérieure présentait cette +forme typique que tous les caricaturistes ont exagérée à dessein. Mais +si l'oeil était tout d'abord attiré par cette particularité physique, +c'était surtout parce qu'au-dessus de la lèvre se voyait la trace +effrayante d'une épouvantable blessure. Une partie de la joue droite +avait été enlevée, sans doute par quelque projectile, et les sutures des +chairs, quoique exécutées avec la plus grande habileté possible, +formaient une cicatrice ineffaçable. + +Sir Lionel Storigan, de famille galloise, était d'un blond roux; des +favoris de même couleur et d'une longueur démesurée ajoutaient à la +singularité presque repoussante de son visage, et cependant ses grands +yeux bleus franchement ouverts, à la fois sympathiques et froids, +reconquéraient l'intérêt, troublé par l'inharmonie générale de cette +figure couturée. + +Sir Lionel passait pour le premier tireur de Paris et maniait l'épée +comme les prévôts les plus en renom. Que faisait-il? Rien et tout. Un +excentrique, terme qui, à l'époque où se déroule notre drame, impliquait +toujours une certaine admiration. Aujourd'hui, nous sommes blasés, et +les excentriques--comme on dit--ne feraient pas leurs frais. C'est +pourquoi il n'en existe plus. Restaient encore deux autres. Ceux-là +n'appartenaient évidemment pas au même monde que M. de Thomerville et +sir Lionel. Tout d'abord, à les considérer, une pensée subite, claire, +s'imposait à l'esprit. + +C'étaient deux frères, plus encore: deux jumeaux. Nous disons plus +encore, car la nature elle-même se plaît à rendre plus étroits les +liens qui unissent deux enfants entrés dans la vie à la même heure. Leur +ressemblance était si frappante, qu'en vérité il eût été impossible, à +moins d'une minutieuse étude, de mettre un nom sur l'un de ces deux +visages. Les cheveux bruns, bien plantés, quoique un peu bas sur le +front, avaient même coupe, même abondance. Les traits, gros et modelés +_au pouce_, comme disent les praticiens, dénotaient une de ces origines +qu'on qualifie de communes; ils sortaient de la masse et n'avaient point +conquis, de par la civilisation de leur race, cette miévrerie qui est +l'apanage des privilégiés de la naissance. Ils étaient rudes, mais +beaux. Leur âge, deux enfants. A peine vingt ans, plus ou moins; ceci +était affaire d'état civil. Mais dans ces yeux honnêtes et fiers, une +vitalité, une énergie qui saisissaient l'âme et réchauffaient le coeur. +La bouche aux lèvres épaisses avait la fermeté qui dénote la franchise, +la force et la bonté. Le cou musculeux décelait une vigueur peu commune. + +Ils devaient avoir l'énergie du corps et celle de la conscience. +Jumeaux, avons-nous dit, et d'une ressemblance parfaite. Un détail, +cependant, suffisait à les différencier de façon aussi positive que +possible. Tous deux étaient manchots. Mais, par une singularité toute +spéciale, à l'un manquait le bras droit, à l'autre le bras gauche. +Était-ce un jeu de la nature? était-ce le résultat d'un accident, en +tout cas, bien bizarre? Le membre qui leur manquait avait dû être coupé +presque à l'épaule. Ils portaient la manche vide ramenée sur la +poitrine, et fixée par un cordon au vêtement. Ceux-là se nommaient--pour +tout le monde--Droite et Gauche. C'était un sobriquet, à n'en pas +douter; mais il avait l'énorme avantage de les désigner aussi nettement +qu'il était nécessaire. + +Le lecteur comprendra que chacun de ces hommes réunis en ce lieu +mystérieux, laissait derrière lui un passé plus on moins étrange. Nous +ne voudrions pas encourir le reproche d'avoir abusé de sa curiosité en +ne la satisfaisant pas immédiatement; mais ces énigmes devant recevoir +plus tard une solution complète de la bouche même de ceux dont nous +venons de décrire l'extérieur, il nous paraît nécessaire d'éviter un +double emploi. Donc, les quatre hommes se trouvaient là, silencieux. Ils +paraissaient absorbés par leurs réflexions, comme si la solennité +sinistre de ce lieu funèbre eût exercé sur eux une influence profonde. + +Tout à coup, Archibald leva la tête: + +--Le soleil doit être levé, dit-il. + +--_Indeed_, répondit sir Lionel, qui avait l'habitude de mêler dans son +langage les langues française et anglaise, la marquise ne saurait +tarder... + +--Ne sommes-nous pas faits pour attendre? fit Droite d'un air grave. + +A peine Droite avait-il d'ailleurs parlé, que derrière le fauteuil resté +vide parut une forme noire, enveloppée d'un camail de soie. C'était une +femme. On eût cru qu'elle avait surgi de terre. Les quatre hommes +s'étaient subitement levés. + +--Je vous demande pardon de m'être fait attendre, dit une voix pleine et +pure. J'étais épuisée de fatigue, et pourtant ne sais-je pas que je n'ai +pas le droit de me reposer? + +L'apparition porta les mains à son front et rejeta en arrière le +capuchon qui la couvrait. Cette femme, c'était Marie de Mauvillers, +c'était celle que nous avons vue naguère dans la chaumière de Bertrade, +priant et pleurant au nom de son enfant, se courbant sous les insultes +de Biscarre le forçat. C'était Marie de Mauvillers, portant aujourd'hui +le nom de marquise de Favereye. C'était la mère de Lucie, que menaçait +l'amour du duc de Belen. En vérité, il eût semblé que pour elle les +années n'eussent pas marché. Déjà, au bal de la rue de Seine, nous avons +vu Mathilde Silvereal, sa soeur, belle d'une beauté rayonnante et +rehaussée encore par une admirable majesté. Mais Mathilde appartenait à +la terre. Marie semblait un être extra-humain. Oui, elle était belle de +cette perfection sculpturale qui fait les chefs d'oeuvre. Mais sur ces +traits fins, ciselés en quelque sorte en pleine chair, on eût dit qu'un +artiste inspiré eût jeté je ne sais quel rayonnement splendide, qui +centuplait leur charme pénétrant. Ces cheveux blonds, qui jadis +semblaient la couronne d'épis au front d'un enfant, se tordaient +maintenant sur ses tempes mates comme le diadème d'une reine. Ces yeux +bleus, qui avaient été la grâce, étincelaient aujourd'hui d'une bonté +sublime. Ceux qui se trouvaient là s'inclinaient devant Marie comme +devant une reine. Et ils faisaient bien!... Car cette femme debout, les +bras croisés sur la poitrine, semblait une de ces figures historiques +que les légendes impériales ou royales inventent pour l'édification des +peuples. Seulement, celle-là était réelle. Marie de Favereye eût servi +de modèle à l'homme de génie qui eût rêvé cette conception grandiose: la +statue de l'Humanité. Elle prit place au fauteuil, et cette même voix +d'or, pour emprunter l'admirable expression de Balzac, dit: + +--Messieurs, trois d'entre vous ignorent pourquoi je vous ai convoqués +ce matin. M. de Thomerville, sir Lionel, vous avez droit à des +explications... + +--Nous attendrons qu'il vous plaise de nous instruire, dit Archibald en +inclinant la tête. + +Sir Lionel l'approuva d'un geste. + +--Notre ami Armand de Bernaye doit d'abord, reprit-elle, nous fournir +quelques renseignements. + +Marie frappa sur un timbre. + +Une partie de l'un des panneaux se déplaça, et Lamalou parut au port +d'armes. + +--M. de Bernaye est là? + +--Oui, madame. + +--Qu'il vienne. + +Lamalou disparut. Un instant après, le savant était introduit. + +Il salua profondément Marie de Favereye. + +--Monsieur de Bernaye, dit-elle, vous avez donné vos soins au malade? + +--La science a été vigoureusement aidée par la nature... + +--Le jeune homme est hors de danger? + +--Complétement... + +--Vous a-t-il demandé quelques explications? + +--Aucune... il dort. + +--Sera-t-il bientôt en état de se présenter devant nous? + +--Je suis convaincu que cette comparution n'offre, dès à présent, aucun +danger; je crois même qu'elle sera d'un heureux effet sur son +imagination... + +--C'est bien. Prenez place auprès de moi, monsieur de Bernaye. + +Armand obéit et s'assit à sa droite. + +--Messieurs, reprit Marie après un moment de silence, vous avez +rencontré dans le monde, il y a quelques années, un jeune peintre qui +se nomme Martial?... + +--En effet, dit Archibald; il était très-assidu dans plusieurs maisons +de la Chaussée-d'Antin, mais je l'ai perdu de vue depuis assez +longtemps. + +--Mais je me souviens, ajouta sir Lionel, d'avoir souvent entendu +prononcer son nom, il y a quelques jours à peine. + +--Par qui? + +--Par cette misérable femme qui se fait appeler madame de Torrès. + +Marie l'arrêta d'un geste. + +--Donc, ce jeune homme n'est pas un inconnu pour vous. Pour moi, je +l'avais quelquefois rencontré dans le monde, et une sympathie singulière +m'avait attachée à lui.... + +Elle passa sur ses yeux sa main fine et aristocratique. + +--Pourquoi ai-je dit singulière? Non... vous qui savez tout mon secret, +ne comprenez-vous pas que Martial avait vingt ans, c'est-à-dire l'âge de +ce fils... que la mort du martyr qui assiste, muet témoin, à nos +entretiens, a fait orphelin?... + +Elle s'était à demi tournée vers le portrait suspendu derrière son +fauteuil. + +--Oui, continua-t-elle d'une voix sous laquelle on devinait des larmes, +il est quelque part, errant à travers le monde, suivi par une fatalité +terrible, un jeune homme qui, ainsi que Martial, s'est peut-être efforcé +de conquérir à coups de volonté la place qui lui appartient.... +Peut-être, lui aussi, pleure-t-il et tend-il les bras vers le ciel avec +désespoir! + +Sir Lionel et Archibald s'étaient levés: + +--Nous avons juré que nous le retrouverions. + +--Et dût-il nous en coûter la vie, ajoutèrent les deux frères Droite et +Gauche, nous l'arracherons aux dangers qui le menacent. + +--Merci! oh! merci du fond du coeur! reprit madame de Favereye. Ne +supposez pas que j'aie douté de vous un seul instant. Moi aussi, j'ai +confiance!... Oui, je le reverrai, le pauvre enfant volé... Mais, hélas! +comment le reverrai-je? + +Elle baissa la tête. + +Les paroles infâmes de Biscarre, proférées dans une nuit de désespoir et +de deuil, résonnaient encore à son oreille: + +«Un jour, s'était écrié le bandit, la rumeur indignée de la foule +portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le nom d'un misérable +qu'attendra le bourreau... Alors, moi, Biscarre, je paraîtrai devant +toi... et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu quel est cet homme +dont la tête va rouler tout à l'heure sur un échafaud!... Cet homme, +c'est ton fils!» + +Et cette voix de terreur, de haine folle, retentit si violemment dans +son coeur, que Marie de Mauvillers, pâlissant tout à coup, dut se +retenir au dossier de son fauteuil d'ébène pour ne pas tomber. + +--Madame, du courage! s'écria Armand. + +--Du courage! reprit-elle d'une voix vibrante. Non, je n'ai pas le droit +de faiblir! Pardonnez-moi, vous tous qui vous êtes dévoués à une oeuvre +d'abnégation et d'humanité. + +Il y eut un moment de silence, puis elle dit: + +--Vous n'avez pas oublié, messieurs, ce qui s'est passé lors de notre +dernière réunion. Il y a quelques mois, un crime odieux fut commis. Une +pauvre femme fut assassinée. Le vol avait été le mobile des meurtriers. +Après de longues recherches, la justice parvint enfin à s'emparer de +l'un des assassins. M. de Thomerville, grâce à ses relations, apprit le +soir même de l'interrogatoire que l'accusé, après avoir avoué son crime +au juge d'instruction, lui avait révélé en termes vagues l'existence +d'une association ténébreuse qui, à Paris et dans les environs, +commettait chaque jour de nouveaux attentats, impunis jusqu'ici. Sur +l'instance du magistrat, et quoiqu'il parût chercher à se dérober aux +conséquences de ce premier aveu, le coupable avait enfin laissé échapper +ces mots: Les Loups de Paris! Lorsque M. de Thomerville nous fit +connaître ce détail, une révélation subite se fit en moi. Il y a plus de +vingt ans, avant que j'eusse quitté Toulon, un procès criminel, dans +lequel avaient été impliqués plusieurs forçats, avait fait connaître +l'existence de cette bande de maudits qui s'était attribué ce surnom +sinistre. Les Loups existaient dès lors, ayant déclaré à la société une +guerre implacable; et l'un de ces misérables, pressé par sa conscience, +avait nommé le chef, l'organisateur de cette association. C'était +Biscarre, Biscarre l'évadé. Biscarre avait disparu, mais l'oeuvre de cet +homme avait subsisté. Qui sait? tapi dans quelque coin de l'ombre, sans +doute il la dirigeait encore. Voilà ce que je crois deviner. Retrouver +Biscarre, c'était découvrir enfin les traces de mon enfant. M. de +Thomerville obtint l'autorisation de pénétrer auprès de l'accusé. Là, +par tous les moyens possibles, fût-ce au prix d'une fortune, il devait +s'efforcer d'obtenir des aveux explicites, complets. Hélas! Dieu ne l'a +pas voulu. + +L'émotion avait saisi la marquise, et sa voix se perdit dans un sanglot. + +--Quand je me présentai à la Force, acheva Archibald de Thomerville, +j'appris que le coupable avait été trouvé le matin même mort dans sa +prison. + +--Un nouveau crime, sans doute, lui dit Lionel. + +--Peut-être! et cependant, pour le croire, il faudrait supposer que les +Loups de Paris ont su se ménager des complices jusque dans l'intérieur +des prisons... + +--Tout est possible, reprit l'Anglais. Ce complice ne peut-il pas être +l'un des détenus?... + +--C'est l'explication la plus plausible. Cependant le corps du misérable +ne portait aucune trace de lutte. Il s'était pendu à un barreau de fer, +et l'attention des geôliers n'avait été éveillée par aucun mouvement +insolite. + +--Ce fut pour mon coeur un coup terrible, reprit la marquise redevenue +maîtresse d'elle-même. Est-ce que cette lueur, surgissant tout à coup +des ténèbres, allait subitement s'évanouir? C'était à désespérer. +Cependant, en consultant le dossier, on découvrit que le criminel avait +été employé pendant quelque temps chez un brocanteur du quai de Gèvres +qui depuis longtemps déjà était désigné aux recherches de la police +comme recéleur... Par malheur, les préoccupations politiques attiraient +l'attention de la Préfecture d'un autre côté--ainsi que cela arrive trop +fréquemment;--les mesures furent prises avec négligence... et quand on +se présenta chez le brocanteur pour opérer une perquisition dans ses +magasins, on apprit qu'il avait disparu dans la nuit. + +--La police française se préoccupe trop des conspirateurs, _it is true_, +fit Lionel, dont le visage couturé ébaucha tant bien que mal un sourire. + +--Cependant, reprit Archibald, nous résolûmes de ne pas abandonner la +piste. Ce quai de Gèvres est hanté par la plupart des voleurs de Paris +qui cherchent à se défaire du produit de leurs méfaits, et au bout de +quelque temps, nous acquîmes la certitude que certaine maison, tenue par +un singulier personnage nommé Blasias, donnait souvent asile, la nuit, à +des individus mystérieux. Il était possible que le recéleur des Loups +n'eût fait que se déplacer. C'est ce que vous vous êtes décidé à +rechercher... + +--A votre tour, Droite et Gauche, dit la marquise. Car c'est à vous +maintenant qu'il appartient de parler. + +Les deux frères, ainsi interpellés, se regardèrent. Puis l'un d'eux se +leva; c'était Gauche. + +--Nous avons passé plusieurs nuits, dit-il, en observation sur le quai, +et il ne s'est pas écoulé de nuit sans que nous ne vissions pénétrer +chez ce Blasias quelque inconnu dont les allures prouvaient à la fois la +défiance et la culpabilité. Il en était un surtout dont l'attitude nous +avait frappés. Quand il se présentait à la maison de Blasias, il y +arrivait en maître.... Porteur d'une clef, il s'introduisait sans +avertir... + +--Je supposai, interrompit la marquise, que cet homme était, sinon +Biscarre, tout au moins un chef de la redoutable association dont nous +cherchons à prouver l'existence. Hier, il fut convenu que les frères +Droite et Gauche, veillant sur le quai, tenteraient de s'emparer de cet +homme, puis l'entraîneraient jusqu'à ma voiture, où, mettant son visage +en pleine lumière, j'aurais pu le reconnaître, mais l'événement en a +décidé autrement... + +--Au moment où nous descendions sur le quai, continua Gauche, nous vîmes +une ombre s'approcher vivement du bord de la rivière, puis, après +quelques moments d'hésitation, se jeter à l'eau.... + +Gauche s'arrêta. + +--Je dois achever, fit la marquise. Ces deux braves enfants se jetèrent +résolument dans la Seine, et arrachant la pauvre victime à la mort, +l'emportèrent jusqu'à la voiture. Quelle ne fut pas ma surprise, c'était +Martial, Martial le peintre.... Je me dis que la Providence m'avait +placée sur son chemin.... Une heure après, il se trouvait dans cette +maison. Voici, messieurs, pourquoi vous avez été convoqués.... Déjà +notre ami M. de Bernaye a bien voulu donner ses soins à Martial; si vous +m'y autorisez, je le ferai comparaître devant nous... nous le +soumettrons aux formalités que nous avons instituées, et si vous le +jugez digne d'entrer dans nos rangs, ce sera une recrue nouvelle pour +l'oeuvre honnête et belle que nous avons entreprise et à laquelle nous +avons dévoué notre vie. + +--Mais voudra-t-il nous faire connaître son passé? dit sir Lionel. + +Archibald de Thomerville tira de sa poche une liasse de papiers. + +--Sur l'avis que j'ai reçu de madame la marquise, dit-il, je me suis +rendu immédiatement dans la maison habitée par Martial, et qui +appartient, vous le savez, au duc de Belen.... + +A ce nom, Armand ne put réprimer un mouvement de surprise. + +--Mon nom et ma qualité m'en ont facilité l'accès... Après une courte +apparition dans les salons, j'ai pu m'esquiver et parvenir à la chambre +du jeune homme... J'ai ouvert la porte par les moyens que vous +connaissez, et, sur la table du malheureux, j'ai trouvé ce manuscrit... +Voyez... il porte ces mots écrits d'une main ferme: _Mon Histoire_. De +plus, un billet joint à ces feuillets autorise ceux qui auront trouvé +son corps à en prendre connaissance... + +--Mais Martial n'est pas mort, objecta sir Lionel. + +--Aussi est-ce seulement avec son aveu et après que nous l'aurons +entendu qu'il nous sera permis de lire ce manuscrit. Maintenant, +messieurs, consultez-vous. Vous connaissez le peintre Martial. A vous de +décider s'il doit quitter cette maison, sans savoir à qui il doit la +vie... ou s'il est de notre intérêt, de notre devoir, de lui offrir de +prendre place parmi nous.... + +La marquise se leva, et se tournant vers le portrait de Jacques de +Costebelle, elle resta immobile, plongée dans une méditation +douloureuse. + +Les cinq hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots à voix +basse. Puis Armand de Bernaye prit la parole: + +--Madame, dit-il, nous jugeons qu'il nous appartient d'entendre +Martial... puis nous déciderons de la résolution qu'il conviendra de +prendre à son égard.... + +La marquise inclina la tête en signe d'assentiment, puis elle frappa sur +le timbre. Lamalou parut. + +--Le jeune homme est-il éveillé? + +--Oui, madame. + +--Il est calme? + +--Plus que je ne l'aurais cru. + +--Conduisez-le ici, avec les formalités ordinaires. + +Lamalou sortit. + +--Maintenant, monsieur Bernaye, prenez cette place... c'est à vous qu'il +appartient de diriger l'interrogatoire. + +Lorsque Armand eut pris place au fauteuil, tous se couvrirent le visage +d'un masque de velours noir; puis la porte s'ouvrit de nouveau, et +Martial, les yeux bandés, entra dans la salle funèbre. + + + + +VIII + +RÉSURRECTION + + +Le sommeil auquel avait succombé Martial, après les secousses morales et +physiques qu'il avait subies, tenait plutôt de l'évanouissement, ou tout +au moins résultait d'une prostration complète de l'être tout entier. +Cependant, cette sédation de l'organisme, suivant un ébranlement aussi +profond, n'a jamais les caractères du repos absolu. Elle procède de +cette semi-somnolence qui, chez l'homme sain, précède le réveil. Martial +ne voyait pas, n'entendait pas, et pourtant il y avait sous ses +paupières baissées comme un rayonnement de lumière en même temps que +bruissait à ses oreilles un murmure indistinct. Rien ne prenait forme: +c'étaient des esquisses à peine ébauchées, se perdant l'une dans +l'autre, au milieu d'une atmosphère vague. En réalité, une sorte de +cauchemar. Que lui était-il arrivé? Où se trouvait-il? Ses notions +n'étaient pas assez nettes pour qu'il s'adressât ces questions. Il se +laissait vivre, ou plutôt il subissait cette résurrection qu'il ne +comprenait ni ne cherchait à comprendre. L'accablement était venu peu à +peu, plus lourd, plus profond. Martial avait perdu la conscience de +lui-même. Et pourtant, dans son cerveau enfiévré, il y avait comme des +martèlements sourds qui lui causaient, même en plein sommeil, une +douloureuse sensation. Il avait fallu que les heures passassent pour que +l'accalmie réelle se fît. Un moment il avait senti qu'on le soulevait et +qu'une main, s'approchant de ses lèvres, lui versait quelques gouttes +d'un liquide étrangement parfumé. C'était Armand qui, aidé de Lamalou, +lui faisait prendre quelques gouttes d'opium. Alors l'anéantissement +avait succédé à la fièvre. La respiration, tout à l'heure haletante et +précipitée, s'était faite calme et régulière. Plus rien. C'était le +sommeil réel. C'était l'oubli. Martial était définitivement sauvé. +Combien de temps avait duré cet état, c'est ce qu'il lui eût été +impossible de définir. Tout à coup il avait ouvert les yeux. Un +brouillard lourd, opaque, obscurcissait encore ses regards et pesait sur +son cerveau. Il fit--par instinct--un effort violent. Il était seul. Il +regarda autour de lui. Ses idées n'étaient point assez nettes pour qu'il +établît une comparaison entre le lieu où il se trouvait et la misérable +chambre qu'il avait quittée pour se jeter dans la mort. Ce qu'il +éprouvait, c'était plus que de la surprise: il était en proie à une +sorte d'ignorance complète, brute. Ce qui était n'avait aucun sens pour +lui. Il ne raisonnait ni ne discutait. C'était une hébétude absolue. Ses +paupières s'abaissèrent vivement. Le premier sentiment qui s'était +imposé à lui était celui-ci: il dormait et était évidemment en plein +rêve. Donc le mieux était de reprendre le sommeil interrompu. + +Mais après une prostration comme celle à laquelle il venait de +succomber, le réveil ne se fait jamais à demi. Les ressorts, mis de +nouveau en mouvement, doivent jouer leur jeu, si l'on peut employer +cette expression. Il faut que la détente se fasse.... Martial, ressaisi +par la vie, dut obéir à cette loi. Il sentit une force nouvelle affluer +à son coeur, échauffer sa poitrine, et il se dressa sur son séant. Au +même instant, la porte s'ouvrit, et Lamalou, le Castigneau, parut. Le +brave homme guettait de l'autre côté de la porte. Il savait que la +résurrection était proche, et il voulait être là en cas de besoin. Si la +situation n'eût été solennelle, elle eût été comique. Rien de plus +étrange que le regard de Martial, fixé sur l'honnête figure de +l'ex-geôlier. Lamalou souriait, Martial éprouvait une quasi-épouvante. +Le premier mot qui lui vint aux lèvres a été cent fois répété, et pour +cause, dans toute tragédie, comédie ou oeuvre dramatique, de quelque nom +qu'elle s'affuble. Ce mot sort des entrailles mêmes de la situation: + +--Où suis-je? dit Martial. + +Il sembla que le Castigneau n'eût pas entendu cette question, car il +répondit lui-même par cette autre: + +--Comment vous sentez-vous? + +--Je ne sais, murmura Martial. J'éprouve une douloureuse lassitude... + +--Qui se passera promptement.... Dame! vous avez fait un grand voyage... + +--Moi? + +--Bah! avez-vous donc oublié? + +--Que voulez-vous dire? + +--Ne vous souvenez-vous plus de ce que vous faisiez cette nuit, vers une +heure ou deux?... + +Martial avait laissé tomber sa tête entre ses mains. Chose étrange, il +lui fallait rassembler ses souvenirs, sa mémoire ébranlée ne lui +fournissant que des lueurs vagues. Tout à coup il tressaillit: + +--Mourir!... s'écria-t-il. Oui, je voulais mourir!... + +Il se redressa d'un violent effort. + +--Et de quel droit m'a-t-on contraint de vivre? fit-il avec un accent de +colère désespérée. + +--Vous allez le savoir, dit Lamalou. + +Le calme de cet homme surexcitait l'exaltation de Martial. En ce moment, +tout le passé lui revenait à l'esprit, avec ses douleurs, avec ses +tortures. Il se jeta à bas de son lit. + +--Je veux partir! dit-il. Livrez-moi passage! + +Lamalou se tenait devant lui, immobile et le sourire aux lèvres. + +--Mon bon monsieur, reprit-il avec son flegme ordinaire, vous m'avez +demandé deux choses: la première, c'est--où vous êtes; la seconde,--de +quel droit on vous a sauvé... Or, voici que maintenant, sans attendre la +réponse, vous voulez vous sauver. + +Debout, Martial promenait ses regards autour de lui. Les murs étaient +nus; la chambre était d'une simplicité monastique. Nul indice ne venait +éclairer son ignorance. Et malgré lui il se laissait saisir par une +curiosité qui grandissait à chaque instant. Certes, la jeunesse est +prompte à espérer comme à désespérer. En elle, tout est excessif, et à +vingt ans on court à la mort avec la même exaltation qui vous +entraînerait à travers la vie. Toute impression se décuple de par la +force même de la jeunesse. Voici que les dernières paroles de Lamalou +avait donné un autre cours aux pensées de Martial. Il était saisi par le +désir de percer le mystère qui l'entourait. + +--Eh bien, répondez-moi! dit-il brusquement. + +--Oh! cela n'est pas mon affaire. + +--Qui êtes-vous donc?... + +--Moi, je ne suis rien ni personne... + +--N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé? + +--En aucune façon... on vous a amené ici; je vous ai reçu et soigné... +voilà tout. + +--Mais qui donc m'a arraché à la mort? + +--Oui ou non, tenez-vous à le savoir? + +--Certes... + +--Alors, au lieu de vous enfuir pour aller tenter un nouveau plongeon, +il faut m'écouter. + +--J'attends... + +--D'abord, habillez-vous.... Voici vos effets, ils sont secs.... Je vais +vous aider. + +Martial, plongé dans ses réflexions, se laissait faire comme un enfant. +Quand il fut prêt: + +--Maintenant, dit Lamalou, répondez-moi bien franchement.... Avez-vous +du courage? + +--En doutez-vous... quand j'ai voulu... + +--Oh! parce qu'on veut se tuer, ce n'est pas toujours une preuve. + +Et Lamalou ajouta tristement: + +--J'en connais qui ont eu le courage de vivre... c'était plus dur... + +--Enfin, fit Martial quelque peu impatienté, par cette morale, +expliquez-vous; je ne crains rien... + +--Supposez pourtant que vous ne soyez plus vivant... + +--Hein!... + +--Supposez qu'ayant voulu vous tuer, vous avez réussi... + +--Vous êtes fou!... Je suis vivant, bien vivant!... + +--C'est ce dont vous douterez peut-être dans un instant. Enfin, si cela +était, et si tandis que vous croyez avoir été sauvé, vous étiez +réellement... mort!... + +Martial ne put réprimer un sourire: + +--Voyons, mon brave, vous croyez sans doute parler à un enfant... + +--Nous verrons.... Je devais vous dire cela.... Donc, quand même vous +seriez mort et vous vous trouveriez en face d'autres morts, vous +n'auriez pas peur? + +--Non, certes! + +--Alors, laissez-vous faire. + +Lamalou prit un foulard noir et s'approcha de lui: + +--Que voulez-vous? + +--Vous bander les yeux. + +--Voilà une singulière prétention. + +--Encore une fois, avez-vous peur? + +Martial ne savait plus que penser: il était surpris et presque mal à +l'aise. Il fit bonne contenance cependant. + +--Allez! dit-il. + +Et il tendit le front. Lamalou serra le foulard sur ses yeux; puis, lui +prenant la main, il le fit sortir de la chambre. Arrivé sur le palier, +il poussa un ressort, et une porte, dissimulée dans le mur, donna accès +à un escalier de pierre où il poussa doucement Martial. Une impression +froide, presque glaciale, saisit le jeune homme, qui, par un mouvement +instinctif, s'arrêta brusquement. + +--Il est encore temps de reculer, dit Lamalou, dont la voix, grossie par +l'écho, prenait une étrange sonorité. + +Martial se roidit contre la sensation étrange qui l'envahissait et +descendit l'escalier. Après une vingtaine de marches, Lamalou ouvrit une +autre porte, et Martial, ayant toujours les yeux bandés, se trouva dans +la salle funèbre. Il y eut un moment de silence. Martial se crut seul. +Immobile, il était en proie à une émotion indéfinissable et qui +grandissait à chaque seconde. Enfin, une voix s'éleva. C'était celle de +M. de Bernaye: + +--Martial, dit-il, arrachez le bandeau qui couvre vos yeux et regardez. + +Le jeune homme ne répondit pas immédiatement. Armand répéta ses paroles. +Martial tressaillit comme s'il se fût éveillé d'un profond sommeil. Il +porta ses mains à son front. Le bandeau tomba. Un cri de surprise, +presque d'angoisse, s'échappa de sa poitrine. Nous l'avons dit, le lieu +où il avait été conduit présentait un caractère d'étrangeté presque +fantastique. Du point où se trouvait le jeune homme, la table et ceux +qui l'entouraient se perdaient dans une sorte d'ombre vague, qui leur +donnait un relief bizarre. Cette salle, avec ses murs noirs et mats, +avec ses larges moulures d'argent, avec ses lampes à lueur blanche et +pâle, ressemblait à un de ces hypogées où l'on croit entendre gémir la +sourde clameur des morts. En vérité, Martial, dont les oreilles +retentissaient encore des étranges paroles prononcées par Lamalou, se +demandait si réellement il était bien vivant, et si son suicide n'était +pas accompli. Il restait là, cloué sur place, les yeux fixes, cherchant +à discerner les objets, troublé par une sorte d'hypnotisme cérébral, qui +augmentait encore le caractère mystérieux de ce lieu sinistre. La voix +d'Armand se fit entendre de nouveau: + +--Martial, dit M. de Bernaye, vous êtes libre de répondre à nos +questions ou de garder le silence. Écoutez. Cette nuit, vous avez voulu +mourir, et dans un accès de désespoir vous êtes allé au-devant du repos +que donne la tombe. Ce désespoir était-il le résultat d'une douleur +inconnue, d'une faute, ou même d'un crime? + +A ce dernier mot, Martial tressaillit. + +--Un crime! Non! non! s'écria-t-il d'une voix vibrante. + +--Pouvez-vous jurer sur l'honneur que vous ne vous soyez rendu coupable +d'aucun de ces actes qui ne laissent à l'homme d'autre issue que la +honte ou la mort? + +Tout le sang de Martial afflua à son cerveau, et, dans cette secousse +toute morale, par une sorte de résurrection décisive, il reprit +possession de lui-même. Rejetant en arrière sa tête jeune et fière, il +croisa ses bras sur sa poitrine et dit d'une voix vibrante: + +--Je ne sais où je suis, j'ignore qui vous êtes et quel droit vous vous +arrogez en m'interrogeant... mais quiconque fait appel à l'honneur d'un +homme, le contraint par là même à répondre.... Sur ma conscience, devant +vous qui m'écoutez et que je ne connais pas, je déclare que si j'ai +voulu mourir c'est pour ne pas succomber aux tentations mauvaises que la +fatalité jetait incessamment sur ma route.... J'ai voulu mourir, parce +que dans cette société égoïste et cruelle, l'énergie et la probité ne +sont que de vains mots... et que celui-là qui, fort de lui-même, veut se +frayer son chemin à coups de volonté, succombe sous l'indifférence, le +dédain, et qui sait, la haine d'autrui.... + +Armand l'interrompit vivement: + +--Ne parlez pas ainsi.... Qui que vous soyez, quels que soient les +obstacles qui se sont dressés devant vous, n'accusez pas l'humanité... +Vous sentez-vous donc si impeccable, que vous ayez le droit de vous +ériger en accusateur?... + +Martial laissa échapper une sourde exclamation, puis il garda le +silence: son front se baissa, et, pendant quelques instants, il resta +plongé dans ses réflexions. Le plus étrange en ceci, c'est que Martial, +tout en redevenant jusqu'à un certain point maître de lui-même, +subissait l'effet de l'imposant appareil qui l'entourait. Devant cet +interrogatoire, il ne songeait pas à la révolte. Pourquoi répondait-il? +Pourquoi ne déniait-il pas à ces inconnus le droit de scruter les replis +de sa conscience? Il était en quelque sorte saisi par cet engrenage +mystérieux, et il se laissait entraîner. + +--Martial, dit alors Armand, dont la voix, sévère jusque-là, prit tout à +coup un accent vibrant d'émotion et de pitié,--vous avez voulu mourir... +et voici qu'aujourd'hui, comme hier, vous maudissez la vie, la société, +l'humanité tout entière... et cependant ceux qui vous ont sauvé ne se +sont-ils pas dévoués, au risque de leur existence, pour vous arracher à +la mort? + +--C'est vrai, murmura Martial. + +--Avez-vous, d'ailleurs, le droit de mourir? Vous avez à peine dépassé +vingt ans, vous êtes une force, une énergie, une volonté. Avez-vous le +droit d'anéantir tout cela? + +--J'étais malheureux! fit Martial, dont la poitrine se gonflait. + +--Êtes-vous certain que vous fussiez inutile à tous comme à vous-même? +Vous renonciez à l'action... pourquoi? par égoïsme; parce que dans la +vie vous ne voyiez pas d'autre but que vous-même, que la satisfaction +de vos propres désirs, de vos propres passions... + +--Ne m'accablez pas! + +--Déjà vous nous comprenez, et, descendant au plus profond de vous-même, +vous vous dites que vous avez obéi à un sentiment de faiblesse, que vous +résumiez toute votre vie dans vos aspirations personnelles... sans +regarder autour de vous, sans vous demander si cet abandon de vous-même +n'était pas un vol fait à la grande cause de l'humanité. + +--Que voulez-vous dire? s'écria Martial. + +--Tout homme, continua la voix chaude d'Armand, est un soldat de +l'humanité... Il doit sa tâche, son service, sa conscription.... Mourir, +se tuer, c'est déserter... La nature vous a assigné un poste, des +devoirs à accomplir, et ce poste, vous n'avez pas le droit de +l'abandonner.... + +Frémissant, Martial avait fait un pas en avant. + +--Parlez! parlez encore! fit-il. + +--Si pour vous-même la vie semble à jamais finie, souvenez-vous que de +ces forces physiques et morales vous devez compte à vos frères, à tous +ceux qui, innocents du mal qui vous a été fait, doivent trouver en vous +un secours, que vous vous refusez à leur porter. Martial, vous avez +voulu mourir.... donc, vous ne vous appartenez plus! Nous revendiquons +votre jeunesse, votre énergie, votre conscience, au nom de la société à +laquelle seule désormais elles appartiennent... + +--Mais qui donc êtes-vous? + +--Nos noms! vous les saurez plus tard! Écoutez-moi encore.... Nous tous +qui sommes devant vous, nous avons, comme vous, désespéré, nous avons +voulu mourir... Comme vous, nous avons été sauvés... et au lendemain de +ce jour de lâcheté, une voix s'est adressée à nous comme vous parle +aujourd'hui la mienne, et cette voix nous a dit: + +«Vous êtes des morts; morts pour vous-même, vivez pour autrui. Puisque +vous désespérez de tout, puisque vous croyez que pour vous l'ombre s'est +faite, et que jamais un rayon de bonheur ne peut luire dans vos +ténèbres, eh bien! oubliez votre personnalité, dépouillez votre égoïsme. + +»Soyez des hommes nouveaux, détachés de toute préoccupation intéressée. +Vous aviez jeté la vie loin de vous comme un fardeau inutile, +reprenez-la comme une force et un outil; vous vous étiez enfermés dans +la mort comme ces chrétiens sur qui retombe la porte d'un cloître, +sortez de cette retraite et rentrez dans la société, mais donnez-lui à +jamais cette existence dont vous ne vouliez plus pour vous-mêmes; +devenez les soldats du bien, du beau, du droit; sacrifiez votre vie à +une cause noble et juste...» + +«Voilà ce qu'une voix nous a dit, Martial! + +--Et qu'avez-vous répondu? fit le jeune homme, qui se sentait envahir +par une émotion dont il n'était plus le maître. + +--A qui nous parlait ainsi, reprit Armand, nous avons fait à jamais +l'abandon de nous-mêmes. Nous sommes des morts; nous avons dépouillé +tout intérêt, toute ambition; mais nous ressuscitons pour l'oeuvre +éternelle de la solidarité humaine.... Nous avons perdu le droit de +commander, nous obéissons.... Sur les ordres reçus, nous nous rejetons +dans la mêlée sociale, luttant pour la justice et la conscience. Rien ne +nous trouble, rien ne nous abat! Nous sommes forts parce que nous sommes +dévoués. Aucune pensée pusillanime ne nous empêche de marcher au but qui +nous est désigné... Martial, voulez-vous ainsi, mort à vous-même, +renaître pour vos frères, pour leur secours, pour leur défense?... Vous +m'avez entendu.... Si vous refusez, vous sortirez d'ici libre et sans +entraves; ou vous retournerez à la mort, ou bien vous vous rejetterez à +travers les chemins où déjà vous vous êtes ensanglanté, à toutes les +ronces des douleurs et des misères.... Si vous acceptez, si vous vous +jugez digne de partager l'oeuvre des Morts, oeuvre de détachement et +d'abnégation, alors nos rangs s'ouvriront pour vous recevoir, et nous +compterons un soldat de plus.... Choisissez!... + +Dix fois déjà, électrisé par cette parole généreuse qui résonnait dans +son cerveau comme fait le clairon à l'oreille du combattant, Martial +avait voulu parler... Quand M. de Bernaye se tut, il s'écria à son tour: + +--Qui que vous soyez! je me livre à vous.... Mes yeux s'ouvrent.... Oui, +j'ai été jusqu'ici inutile à moi-même et aux autres.... Comme vous +l'exigez, j'oublierai qui je suis, quelles furent mes aspirations, mes +ambitions... Je dépouillerai ces convoitises égoïstes qui n'avaient fait +germer dans mon âme que la désillusion et la lâcheté, et je vous le dis +du fond de ma conscience, merci de m'avoir arraché à la mort! merci de +m'avoir deux fois sauvé et du suicide et de la désertion!... A mon tour, +répondez-moi: Suis-je digne de prendre le poste d'honneur que vous +m'offrez? + +--C'est ce que nous allons savoir, dit de Bernaye. + +--Interrogez-moi! Je suis prêt à vous répondre. Et pourtant... + +--Achevez! + +Martial hésitait. Son visage s'était couvert d'une vive rougeur. Armand +l'encouragea d'un mot bienveillant: + +--Je suis prêt, reprit Martial, à faire ici ma confession entière.... +Et cependant, j'ai peur de moi-même. Je sais que je n'ai pas forfait à +l'honneur, mais il est des faiblesses que mes lèvres seront impuissantes +à avouer.... + +Armand prit sur la table le manuscrit que M. de Thomerville avait trouvé +dans la chambre du jeune homme. + +--Nous autorisez-vous, dit-il, à briser ce cachet et à lire ces pages +sans doute tracées de votre main? + +Martial poussa un cri de surprise: + +--Comment ce manuscrit se trouve-t-il ici... entre vos mains? + +--C'est ce que vous saurez plus tard.... Martial, ne considérez pas +notre réserve comme un acte de défiance; mais avant de vous initier à +nos secrets, il faut d'abord que nous vous connaissions tout entier.... +Encore une fois, consentez-vous à ce que nous prenions lecture de ce que +vous avez écrit? + +--J'y consens! dit Martial. + +--C'est bien! fit Armand. Du reste, nous savons que dans toute âme, si +probe qu'elle soit, il est des replis qui doivent être sondés avec une +délicatesse infinie: la conscience a ses pudeurs! et si elles sont +excessives, elles n'en sont que plus honorables.... Voulez-vous que +cette lecture ait lieu en votre présence, ou préférez-vous vous retirer? + +Il y eut un moment de silence. Martial se consultait. C'est que dans un +coeur de vingt ans, alors que la mort est proche, les sensations +traduites sur le papier ont une franchise dont le souvenir effraye.... +Martial savait que, dans ce suprême effort de sa conscience, il avait +mis à nu les sentiments les plus secrets de son âme... Et cependant son +hésitation fut courte. + +--Lisez devant moi, dit-il d'une voix ferme. + +--Le courage dont vous faites preuve est de bon augure, dit Armand avec +bienveillance. + +Le timbre résonna encore une fois. Lamalou entra, et sur un signe de +Bernaye approcha un siége. + +Martial s'y laissa tomber, et sa tête se penchant sur ses mains, il se +disposa à écouter le récit de sa vie comme s'il eût entendu la +confession d'un autre. C'était une première étape vers le détachement de +soi-même. Armand remit le manuscrit à Archibald de Thomerville. + +--Lisez, lui dit-il. + +Et Archibald, dépliant les feuillets, commença d'une voix émue qui +s'affermit peu à peu.... La marquise de Favereye, enveloppée dans sa +mante noire, pleurait silencieusement en pensant à son fils. + + + + +IX + +HISTOIRE DE MARTIAL + + +Depuis le moment où, pour la première fois, Armand de Bernaye s'était +trouvé en face de Martial, il n'avait pas cessé de l'examiner +attentivement. On n'a pas oublié que lorsque le jeune homme était étendu +inanimé sur le lit où Lamalou l'avait couché, de Bernaye, se penchant +sur lui, n'avait pu réprimer une exclamation involontaire. + +--Quelle ressemblance! s'était-il écrié. + +Et, pendant qu'il procédait tout à l'heure à l'interrogatoire de +Martial, il étudiait ces traits qui éveillaient en lui tout un monde de +souvenirs.... Aussi, Armand, malgré son calme, écoutait-il avec une +impatience presque fiévreuse le manuscrit que M. de Thomerville lisait à +haute voix. + +Voici ce que contenaient les papiers sur lesquels Martial, avant +d'exécuter son funèbre dessein, avait tracé ses suprêmes pensées. + +«Je vais mourir, avait écrit Martial. Est-ce de ma part fatigue de +vivre? Est-ce regret du passé ou désespérance de l'avenir? Je le sais à +peine, et au moment d'accomplir cet acte que certains appellent un +crime, j'ai besoin de m'interroger moi-même et de rappeler à ma pensée +les tristesses et les douleurs qui m'ont accablé et qui ont éteint en +moi cette flamme de jeunesse, naguère encore si vivace en mon âme... + +»Est-il donc réellement des titres que la fatalité a marqués dès le +berceau d'un stigmate de malédiction? + +»Dois-je accuser les hommes ou bien dois-je m'accuser moi-même? +Peut-être la force m'a-t-elle manqué et suis-je coupable. Qu'on en juge. + +»Mon père se nommait--ou se nomme--Pierre Martial. Je ne sais s'il vit +encore ou s'il est mort. + +»J'avais quinze ans, lorsque je l'ai vu pour la dernière fois. Qui il +était? en vérité, il me serait difficile de l'expliquer. J'ai souvent +entendu prononcer le mot de fou quand on parlait de lui. En effet, il +était d'allures bizarres, et ma pauvre mère--je ne l'ai pas +oublié--pleurait bien souvent, lorsque, seuls tous deux, nous passions +de longues soirées au coin de notre foyer; mon père, enfermé dans son +cabinet, ne faisait auprès de nous que de rares apparitions. + +»C'était un homme de moyenne taille, maigre à l'excès. Je le vois +encore, alors qu'au moment du repas il entrait, calme et froid, presque +solennel, dans la salle de famille. Son front large était couvert d'une +forêt de cheveux blancs et bouclés comme ceux d'un enfant. Il marchait +ou plutôt il glissait silencieusement, toujours en proie aux obsessions +d'une pensée persistante. Quand il nous voyait, il nous adressait un +sourire d'une douceur pénétrante. Il embrassait ma mère, puis, me +pressant dans ses bras, il m'attirait sur ses genoux. Il semblait qu'il +eût voulu parler; mais, instantanément, le démon qui hantait son cerveau +s'emparait de nouveau de lui. Il ne nous voyait plus, et, tout en +mangeant rapidement, il murmurait à voix basse des mots étranges et dont +il nous était impossible de saisir la signification. + +»Puis il se retirait, après nous avoir souri de nouveau. La porte de son +cabinet se refermait sur lui. En lui tout me paraissait +incompréhensible. + +»Jamais il ne se couchait: il avait fait fabriquer, sur ses propres +indications, uns sorte de fauteuil, sur lequel il se tenait +continuellement, et qui était disposé de telle façon que, même si le +sommeil le surprenait, il fût toujours prêt à reprendre son travail au +premier réveil. + +»Plusieurs fois j'étais parvenu à m'introduire dans son cabinet, dont +l'aspect bizarre frappait vivement mon imagination d'enfant... + +»Les murs étaient couverts, au lieu de papier ou de tentures, par +d'énormes tableaux noirs, allant du plancher au plafond, et qui étaient +toujours couverts de signes étranges, s'entre-croisant, se mêlant. Ce +n'étaient ni des chiffres, ni les lettres d'une langue connue, du moins +à mes yeux. Pour un peu, j'aurais cru à quelque grimoire cabalistique. + +»Une fois même, un de mes camarades de pension me jeta au visage ces +mots: + +»--Tu n'es qu'un fils de sorcier! + +»Je courus auprès de ma mère, qui, en m'entendant, ne put retenir ses +larmes. + +»--Mon enfant, dit-elle en me couvrant de baisers, sache bien que ton +père est le plus honnête et le plus respectable des hommes. C'est un +savant, et sa science est telle que celle de personne ne peut lui être +comparée... + +»Je poussai un cri de surprise. + +»--Alors, pourquoi père ne fait-il pas de moi un savant?... + +»Malgré nous, et quoique d'ordinaire nous ne parlassions qu'à demi-voix +pour ne pas troubler mon père, cette fois il nous avait entendus. Nous +fûmes étonnés de le voir paraître; il s'enquit de ce qui s'était passé, +et, après une longue hésitation, ma mère se décida à lui faire connaître +le propos qui m'avait si vivement blessé. + +»Mon père se mit à rire. + +»--Sorcier est presque un terme poli, dit-il. Les académies elles-mêmes +mettent moins de formes dans leurs appréciations. Elles m'ont déclaré +fou, fou à lier, et peu s'en est fallu qu'elles ne provoquassent mon +interdiction et mon internement dans une maison d'aliénés. Voilà ce que +c'est que de battre en brèche l'enseignement officiel et de découvrir la +véritable raison des choses... + +»Je l'écoutais avec une attention fiévreuse. Jamais je n'avais entendu +autant de paroles s'échapper de ses lèvres. Il s'en aperçut, s'arrêta et +me considéra longuement. + +»--A quoi songez-vous? demanda ma mère, dont la voix révélait une sorte +d'inquiétude. + +»Mon père tressaillit et passa sa main sur son front. + +»--Non, murmura-t-il, je ne riverai pas cet enfant à la chaîne que je me +suis forgée moi-même. C'est assez d'un forçat de la science dans la +famille... + +»Tout à coup il s'interrompit, et ses yeux étincelèrent. + +»--Et pourtant! s'écria-t-il, je touche au but; encore quelques mois, +quelques jours peut-être, et j'aurai surpris dans les obscurités les +plus profondes de la nature ces arcanes qui, jusqu'à présent, ont +échappé à l'intelligence humaine!... Alors, si pénibles qu'aient été mes +travaux, si douloureuses qu'aient été mes premières déceptions, je +sentirai en moi un orgueil si grand et si large, qu'aucune puissance +humaine ne pourra lui être comparée. + +»En vérité, mon père, debout, le bras étendu comme s'il eût montré du +doigt le but qui, pour lui, se dressait à l'extrémité de quelque horizon +inconnu, mon père était beau comme ces thaumaturges des légendes qui +commandaient aux forces du ciel et de la terre. + +»--Mon ami! commença ma mère, tandis que son regard me désignait au +vieillard. + +»--Oui, oui, j'ai tort! fit-il en secouant la tête. A moi la science, à +lui l'art. Je ne veux pas qu'il se laisse saisir par l'engrenage qui +emporte un à un tous les lambeaux de moi-même. Petit, ajouta-t-il en me +tapant amicalement la joue, tu seras peintre... tu seras un grand +peintre.... D'ailleurs, après moi, le monde sera transformé et, dégagé +des préoccupations matérielles, pourra marcher d'un pas ferme et sûr +dans la grande voie de l'idéal. + +»Sur un nouveau geste de ma mère, qui semblait craindre l'effet que de +semblables paroles pouvaient produire sur ma jeune imagination, mon +père se retira après m'avoir dit: + +»--Si on m'appelle sorcier, laisse dire, il y a du vrai. + +»On comprendra facilement le travail qui dès lors s'opéra dans mon +cerveau. J'avais, depuis mon enfance, manifesté de grandes dispositions +pour le dessin, et les premières leçons que j'avais reçues d'un peintre +en renom semblaient indiquer, à ce qu'affirmaient les bienveillants, une +vocation réelle. + +»Mais, à partir de ce moment où mon père avait parlé, une immense +curiosité s'empara de moi. Bien que ma mère évitât toute conversation +qui eût trait aux travaux de mon père, je ne cessais de la questionner. + +»Elle s'effrayait de cet enthousiasme sans but réel et qui menaçait de +m'arracher aux travaux de l'atelier. Par un sentiment facile à +comprendre, elle pensa que mieux valait me tirer de cette incertitude. + +»Et voici ce qu'elle m'apprit: + +»Quand elle avait épousé mon père, il était professeur de mathématiques +dans un petit lycée de province. Ma mère était elle-même plus instruite +que les femmes ne le sont d'ordinaire, et leur affection était +née--chose bizarre--d'une sorte de sympathie scientifique. Elle avait +découvert dans le professeur, simple et modeste, une largeur de +conceptions, une ardeur de travail qui l'avaient frappée et +enthousiasmée. + +»Elle était relativement riche, possédant une quinzaine de mille livres +de rente. Mon père n'avait d'autres ressources que son modique +traitement: de plus, plusieurs fois déjà, l'originalité de son +enseignement l'avait désigné aux foudres censitaires, et sa situation +était menacée. + +»Ma mère sut triompher de ses scrupules, et, leur union s'étant +accomplie, mon père donna sa démission pour se livrer tout entier à ses +recherches. + +»Ses travaux avaient pour objet la loi première des nombres, qui (je +n'explique pas, j'expose) était à ses yeux la raison de la nature +physique. La découverte de cette loi, selon lui, simple et unique, +devait expliquer la marche des mondes, le secret des origines et des +fins de l'humanité. Il était parvenu, par l'étude des règles auxquelles +obéissent les nombres, à des aperçus si nouveaux, si grandioses, que ma +mère ne doutait pas un seul instant que la solution du problème ne fût +possible. + +»Longtemps elle l'avait suivi, aidé même dans ses travaux: ma naissance +seule avait mis un terme à ses propres spéculations. + +»--Quand je t'ai senti frémir dans mon sein, me disait cette courageuse +et excellente femme, lorsque tu as poussé ton premier cri, j'ai compris +que l'enfant était pour la mère le secret de toute la vie. + +»Mon père resta livré à lui-même. Mais l'amour paternel devait exercer +aussi sur lui une réelle influence. Dès lors ses recherches, jusque-là +purement spéculatives, eurent un but politique. Il rêva d'arriver aux +honneurs, à la fortune, et ce fut dans ce but que, résumant +quelques-unes de ses découvertes, il les fit connaître au monde savant. + +»Il y eut un moment de surprise, presque de stupeur. Il sembla que ce +fût un monde nouveau qui s'ouvrait aux yeux de l'humanité. Mais cet +étonnement, qui tenait de l'admiration, fit bientôt place à l'étroit +esprit de routine qui, par malheur, domine aujourd'hui encore les +adeptes de la science. + +»On cria à l'hérésie, presque au blasphème. Ce fut plus que du dédain, +ce fut de la colère. Le pauvre savant fut honni, insulté, mis au ban des +académies; peu s'en fallut que ses enseignements ne fussent déférés à la +justice. C'était, s'écriait-on, un outrage à la raison humaine que de +lui supposer des règles immuables. Le clergé prit parti. Les théories de +Martial étaient en contradiction avec le dogme du libre arbitre, de la +responsabilité. + +»Mon père lutta courageusement; mais les attaques prirent un tel +caractère de violence et de passion que force lui fut de plier. + +»Il avait, d'ailleurs, la placide résistance de ceux qui se savent sur +le chemin de la vérité. + +»Il quitta la petite ville du Midi qu'il habitait avec ma mère et moi, +et où sa présence était dénoncée comme un objet de scandale. + +»Pauvre père! que de souffrances, que de persécutions il dut endurer! +Calme, il rentra dans son cabinet, et il répéta le mot de Diogène: + +»--Pour prouver le mouvement, je marcherai. + +»Seulement son esprit avait reçu une commotion qui devait influer sur +son caractère. Dès lors il se refusa à toute communication avec +l'extérieur. Ma mère sut seulement que ses études avaient pris une +direction nouvelle. + +»Pour compléter, pour étayer son système, il s'était livré à +d'incessantes recherches sur les langues primitives. Ses admirables +facultés le servant à merveille, il devint en quelques années d'une +profonde érudition. Connaissant le sanscrit, le pâli et tous les +dialectes asiatiques, il se mit en correspondance avec des indigènes de +l'Hindoustan, de Chine, de Siam. Il dépensait des sommes considérables +pour se procurer des manuscrits, des documents de toute nature. Avec +quelle incroyable patience, avec quelle persévérance de martyr, il +s'était créé des relations dans les régions les moins connues, c'est ce +que l'imagination a peine à se figurer. + +»Et cependant ma mère, malgré la passion intelligente qu'elle lui avait +vouée, avait tenté plusieurs fois de l'arrêter sur cette pente. D'une +part, cet homme, soutenu surtout par une volonté ardente, +s'affaiblissait de jour en jour. Les déboires qu'il avait subis lui +avaient porté un coup qui avait ébranlé tout son organisme. L'excès de +travail le tuait. + +»Mais ce n'était pas tout. + +»Le capital de ma mère était depuis longtemps entamé. Plus de cent +cinquante mille francs avaient déjà été dépensés, et notre revenu était +réduit de moitié. + +»Loin de s'en apercevoir et surtout de s'en préoccuper, mon père ne +parlait que de dépenses nouvelles. + +»Jamais je n'oublierai une scène navrante qui un jour eut lieu entre ces +deux êtres que je chérissais et que je respectais plus que tout au +monde! + +»Ma mère reçut un jour un colis venant de l'extrême Orient. C'était une +caisse couverte de signes bizarres. Mon père la fit transporter dans la +salle commune, la porte de son cabinet étant trop étroite pour qu'elle +pût y être introduite. + +»Une curiosité bien naturelle nous attirait, et je demandai à mon père +la permission d'assister à l'ouverture de la boîte fantastique... + +»Il y consentit en souriant. + +»Au moment où il introduisait le ciseau sous les planches, il releva la +tête et regardant ma mère: + +»--Cette fois, dit-il, tu ne m'accuseras pas de faire de folles +dépenses.... Car ceci--et il frappa sur le couvercle--c'est un trésor +que pas une fortune connue ne pourrait payer. + +»Ma mère pâlit légèrement et ne répondit point. + +»--Hâtez-vous, mon père! m'écriai-je avec toute l'insouciance de la +jeunesse, il me tarde de voir ce trésor... + +»Pour tout dire, je m'attendais à un ruissellement de diamants et de +pierreries, comme en offrent à notre imagination les contes orientaux. + +»Le bois gémit sous l'effort. Les clous sortirent de leur gaîne. Une +odeur balsamique, exquise, s'échappa de la boîte, dans laquelle se +trouvait un second coffre sculpté avec une habileté surprenante et fait +d'un bois d'un brun rougeâtre, dont la provenance m'était inconnue. + +»Je vois encore mon père penché sur cette caisse. Ses mains tremblaient +comme s'il eût eu la fièvre, et comme je m'approchais pour l'aider, il +me repoussa doucement. + +»Les objets que renfermait le coffre mystérieux étaient soigneusement +enveloppés de plantes séchées, et qui, ainsi que le bois, exhalaient un +parfum pénétrant. + +»A vrai dire, ma mère et moi, nous retenions notre respiration, +haletants, inquiets comme si un sublime secret nous allait être dévoilé. +Malgré les déconvenues nombreuses que ma chère mère avait déjà subies, +sa physionomie s'était éclairée d'une suprême espérance. + +»Enfin mon père poussa un cri de joie. + +»Nous nous étions courbés pour mieux voir.... Au même instant, une +exclamation de désappointement s'échappa de notre poitrine. Voici ce +qui se présentait à nos regards... + +»Trois fragments d'une statue, sculptée dans une pierre noire, incrustée +d'arabesques qui paraissaient d'argent. + +»Ces fragments, artistement rapprochés, représentaient un homme nu, +assis, la jambe gauche appuyée contre la terre, la jambe droite relevée. +Sur le genou droit la main s'appuyait, tandis que l'autre reposait sur +l'autre cuisse. + +»La tête, bien modelée, portait une sorte de casque plat ou plutôt de +bonnet, s'adaptant exactement au crâne. Sur les épaules, sur le dos, sur +le ventre, des caractères singuliers ressortaient avec leur teinte +blanchâtre... + +»Nous restions stupéfaits, immobiles. J'avais échangé avec ma mère un +rapide regard, et une même question s'était formulée dans notre cerveau, +sans cependant s'échapper de nos lèvres. + +»--Est-il fou?... + +»Quant à mon père, radieux, transfiguré, il contemplait avec une sorte +de béatitude extatique cette ébauche singulière, et il prononça ces +mots: + +»--Le Roi Lépreux! Bua-Sivisithiweng!...» + +Au moment où Archibald de Thomerville, qui lisait à haute voix le +manuscrit de Martial, prononça, presque en l'épelant, ce nom barbare, +Armand de Bernaye, qui paraissait écouter avec une impatience fébrile, +se dressa tout à coup. + +--Arrêtez! s'écria-t-il. Je vous demande de m'autoriser à adresser à ce +jeune homme une question d'une importance capitale... + +--_I beg you pardon_! fit sir Lionel; mais il est de règle absolue au +Club des Morts que tout récit ayant trait à un suicide soit écouté dans +le plus profond silence et sans la moindre observation de notre part... + +--Vous dites vrai, sir Lionel. Vous savez que je respecte autant +qu'aucun de vous les lois que nous avons édictées, et cependant, encore +une fois, je vous supplie de me permettre de parler.... + +Il y eut un moment d'hésitation. + +De fait, l'observation de sir Lionel rappelait une des obligations qui +devaient être strictement observées. Les quatre hommes, Archibald, +Storigan et les deux frères Droite et Gauche se rapprochèrent de la +marquise, qui, toujours immobile, n'avait pas proféré un seul mot, et +ils se consultèrent à voix basse. Armand semblait en proie à une +agitation qui ne faisait que grandir. Après quelques minutes de +pourparlers, sir Lionel revint vers Armand, et d'un signe l'attira dans +un angle de la salle: + +--La prudence veut, dit-il à voix basse, que nous nous conformions aux +règles que nous avons établies. + +--Vous avez raison, fit Armand, qui s'efforçait de recouvrer son +sang-froid. + +--Cependant, continua sir Lionel, je suis autorisé à vous demander +communication des révélations que vous jugiez devoir faire, et, après +que je les aurai transmises à nos frères, ils décideront. + +Armand parut hésiter; puis: + +--Sir Lionel, dit-il d'un accent à peine perceptible, je crois être +certain que le père de ce malheureux jeune homme a été assassiné en +Indo-Chine... et que j'ai moi-même assisté à ses derniers moments. Déjà +la ressemblance de Martial avec la victime de ce crime m'avait +profondément frappé... maintenant c'est une certitude qui s'impose à +moi... + +--Je crois, reprit sir Lionel, qu'il est préférable de connaître en sa +totalité le manuscrit de Martial avant de lui faire cette révélation, +qui, au moment présent, me paraîtrait prématurée. + +Armand baissa la tête en signe d'adhésion. + +--D'autant plus, continua l'Anglais, que vous pouvez être le jouet d'une +illusion, d'une erreur... + +--Oh! c'est impossible! L'homme qui est mort entre mes bras, au +Cambodge, était bien le père de ce jeune homme. Et cependant, je +m'incline devant votre décision, j'attendrai! + +Pendant ce court colloque, Martial avait relevé la tête. Absorbé dans +ses pensées, il n'avait pas suivi les diverses péripéties de cet +incident et n'avait pas compris le sens de l'interruption. + +--Continuez, fit Armand, s'adressant à M. de Thomerville. + +Et celui-ci reprit sa lecture: + +«Les sons rauques, bizarres, que venait de proférer mon père nous +frappèrent d'une sorte d'épouvante. + +»--Que dites-vous? s'écria ma mère. + +»--Ah! vous ne pouvez pas me comprendre! fit mon père, dont la tête se +redressa avec une indicible expression de triomphe. Le Roi Lépreux! le +dernier souverain de cette nation des Khmers, qui, il y a plus de quinze +siècles, régnait sur le premier empire du monde oriental!... Vous me +considérez avec surprise, vous vous demandez si j'ai bien toute ma +raison. Eh bien, écoutez-moi! Regardez cette statue, divisée en trois +fragments; elle va disparaître pour quelques années, cachée dans les +profondeurs de la terre; mais le jour où elle reparaîtra, vous serez, +vous, êtres chéris de mon coeur, plus riches et plus puissants que les +rois et les empereurs! + +»Son visage rayonnait d'enthousiasme. Malgré nous, nous nous sentions +saisis par cette ardeur communicative. Et sur moi surtout, jeune, +vivace, plein de force et d'ambition, ces rêves, évoqués tout à coup, +produisaient une sorte de fascination. Ah! qui donc, à quinze ans, n'a +pas, dans les mirages de la jeunesse, rêvé des richesses colossales? +Est-ce amour de l'or, avidité, avarice? Non pas! c'est désir inné +d'avoir entre les mains l'outil des grandes choses! Pouvoir jeter les +millions, n'est-ce pas, dans notre civilisation, posséder le pouvoir de +centupler les forces humaines, d'élargir par delà l'infini le cercle de +l'activité générale?... + +»--Et que nous coûtent cette caisse... et cette statue? demanda ma mère +avec inquiétude. + +»Je l'avoue, à cette question, tombant subitement comme une douche d'eau +glacée sur un foyer brûlant, peu s'en fallut que je n'accusasse ma mère +d'égoïsme, d'étroitesse d'idées. Tout entier à sa joie, mon père +répondit avec une sorte de désinvolture: + +»--Presque rien: quinze mille francs! + +»J'entendis un cri. Pâle, chancelante, ma mère s'appuyait à un meuble +pour ne pas tomber. Mon père s'élança vers elle. + +»--Mon amie! s'écria-t-il, je t'en supplie... ne t'effraye pas! ne me +reproche pas cette dépense!... C'est le couronnement de mes efforts! +c'est la fortune!... Quinze mille francs! je te les rendrai au +centuple!... + +»Elle eut un sourire désolé, et cependant sublime de résignation. Elle +prit mon père par les épaules et l'embrassa. + +»--Tout ce qui est ici vous appartient! dit-elle. + +»Mon père, égoïste comme tous les inventeurs, laissa éclater sa joie: un +instant après, je l'aidais à transporter dans son cabinet les trois +fragments de cette bizarre statue, qu'il avait désignée sous le nom de +_Roi Lépreux_. Étant seul avec lui, je me hasardai à lui demander ce +qu'était ce roi, dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler. + +»--Je n'ai pas le temps de te donner de longues explications, me +répondit-il; sache seulement que le roi Lépreux est le dernier des +souverains qui, au troisième siècle de notre ère, régna sur l'immense +empire des Khmers. + +»--Les Khmers! m'écriai-je, quel est ce peuple?... + +»Mon père garda un instant le silence. + +»--Jamais peut-être nation ne fut plus forte et plus grande, reprit-il +avec solennité; ces hommes réduits maintenant à l'état d'esclaves, +possédèrent les secrets de la science avant que ses premiers éléments +eussent pénétré jusqu'à nous. + +»Puis, s'arrêtant tout à coup comme s'il eût parlé plus qu'il ne le +désirait: + +»--Laisse-moi, cher enfant! j'ai besoin d'être seul. + +»Et comme, attristé de ce renvoi, je baissais la tête, il vint à moi, et +prenant mes deux mains entre les siennes: + +»--Écoute-moi, me dit-il: voici que maintenant tu es un garçon +raisonnable, il faut que je puisse avoir en toi une confiance absolue. +Je connais ton coeur, et je le sais bon et généreux. Tu aimes ta mère, +n'est-il pas vrai? + +»--Si je l'aime!... à donner ma vie pour elle! + +»--C'est bien. Je te fournirai l'occasion de lui prouver ton affection +et ton dévouement. Il se peut que cette occasion... + +»Il balbutiait comme si les paroles qu'il devait prononcer lui eussent +été trop pénibles. + +»--Achevez! m'écriai-je, ma mère court-elle donc quelque danger? + +»--Non! reprit-il vivement, mais tu sauras plus tard que l'esprit des +femmes est tel que toutes les impressions prennent en elle une valeur +exagérée.... La grande amitié que me porte ta mère lui rendra +douloureuse... certaine nécessité à laquelle je ne puis échapper... + +»Je regardais mon père avec un effroi que je ne cherchais même pas à +dissimuler. Il s'en aperçut et se hâta de dire pour me rassurer: + +»--Vois, voici que toi-même tu t'épouvantes... J'aime mieux tout te +dire, sachant que tu es plus fort que ta mère.... Je vais partir... + +»--Partir!... Comment!... Nous abandonner!... + +»--Un bien grand mot! Je dois--pour de très graves intérêts qui +intéressent à la fois et la science et votre avenir à tous deux--quitter +la France pendant quelque temps. + +»J'étais stupéfait. Jamais mon père ne sortait, fût-ce seulement de +notre appartement. + +»--Et où allez vous? + +»--Loin, très-loin, dans un pays dont le nom même t'est probablement +inconnu... en Chine... au Cambodge... + +»C'était pour moi, je dois le reconnaître, comme s'il eût parlé une +langue ignorée. + +»--Dans quelques jours, j'attends un étranger: c'est avec lui que je +partirai. J'ai d'abord d'importantes occupations qui me retiendront +pendant quelque temps à Paris, puis je m'embarquerai. Voilà ce que +j'avais à te dire. Prépare doucement ta mère à cette séparation... +nécessaire. Je puis compter sur toi, n'est-ce pas, mon cher enfant? + +»Je ne lui répondis que par mes larmes; et cependant le respect qu'il +m'inspirait était tel, que je ne songeai même pas à combattre sa +résolution. Au contraire, j'éprouvais un certain sentiment de fierté à +assumer le rôle de consolateur qu'il me confiait. + +»Hélas! je ne supposais pas alors que de ce jour dût commencer pour nous +une série de désastres et de douleurs qui devaient conduire ma mère au +tombeau et moi-même au suicide. + +»Lorsque j'annonçai à la pauvre femme la résolution que m'avait fait +connaître mon père, elle eut un élan de désespoir. + +»Elle courut à son cabinet et resta longtemps enfermée avec lui. Que lui +dit-elle? Quelles explications put-elle obtenir? C'est ce que je ne +pouvais deviner. + +»Mais lorsque ma mère revint auprès de moi, ses yeux étaient gros de +larmes, et, suffoquée par les sanglots, elle fut pendant quelque temps +sans pouvoir parler. + +»Enfin, parvenant, grâce à mes caresses, à reprendre son sang-froid, +elle me dit: + +»--Mon Martial aimé, ne crois pas que j'aie le droit d'adresser le +moindre reproche à celui qui a consacré sa vie à une oeuvre sublime. +Hélas! ces âmes d'élite se créent des devoirs qui, pour nous, semblent +n'avoir pas de suffisantes raisons; mais la conscience de ton père ne +peut le tromper. + +»--Ainsi il partira, vous le permettrez? + +»--Il partira... et quand il se séparera de nous, je trouverai la force +de cacher ma douleur. + +»Je comprenais qu'elle était héroïque à force de dévouement. + +»Quelques jours se passèrent, pendant lesquels mes parents s'occupèrent +de régler les affaires d'intérêt. Il restait encore à ma mère cent vingt +et un mille francs. Mon père emportait avec lui, pour les frais de son +voyage, le reliquat des cent mille francs, qui furent placés par lui +chez un ancien banquier de Bordeaux, avec lequel il avait été en +relations depuis longtemps et qui était, je crois, d'origine portugaise. +On le nommait Estremoz. Il était en relations suivies avec l'Amérique +méridionale et les Indes. Les intérêts qu'il devait servir régulièrement +à ma mère étaient pour nous mettre à l'abri du besoin. + +»Un soir, un personnage étrange se présenta chez mon père. + +»Étrange, ai-je dit. Cette expression rend à peine l'impression profonde +que je ressentis en le voyant. + +»Bien que nous fussions alors en plein été, il était caché sous un +énorme manteau qui le couvrait tout entier, et son front s'abritait sous +un large chapeau qui dissimulait son visage. + +»Mais à peine eut-il pénétré dans la maison, à peine mon père se fut-il +avancé au-devant de lui avec des démonstrations de respect vraiment +singulières, que l'inconnu, sur l'invitation qui lui en fut faite, se +débarrassa de ce manteau. + +»C'était le soir, ai-je dit. Les lampes éclairaient la grande salle où +nous nous réunissions pour le repas de famille, et sous leur lumière +brillante, l'étranger me fit l'effet d'une apparition fantastique... + +»Tel je me figurais les personnages mystérieux des temples bouddhiques. + +»C'était un vieillard, à en juger par les rides multiples qui se +croisaient sur son visage, et qui se confondaient de curieuse façon avec +des lignes rouges, bleues et noires, tatouées dans l'épiderme. Le nez, +large, s'écrasait sur des lèvres sans couleur, qui, s'ouvrant, +laissaient voir des dents d'un brun noir. + +»Ses épaules et sa poitrine étaient couvertes d'une sorte de tunique +bizarrement rayée, et serrée à la taille par une large ceinture +tissée--du moins je le crois--de fils d'or pur; et sur cette ceinture +étincelait une tresse noire, constellée de pierres semblables aux plus +purs diamants. + +»La tunique tombait jusqu'aux pieds nus, et protégés seulement par une +large semelle, avançant en pointe au devant des doigts. + +»Des manches larges sortaient deux bras maigres, qu'un bracelet d'or, +large de deux pouces, serrait au-dessus du coude. + +»Mais ce qui mit le comble à ma surprise, c'est que le personnage +fantastique, après avoir échangé avec mon père quelques mots, d'ailleurs +parfaitement incompréhensibles pour moi, se prosterna devant ma mère, et +d'une voix gutturale et sonore à la fois (on eût dit l'écho d'un +instrument de cuivre) prononça ces paroles, dans le français le plus +pur: + +»--Le Roi du Feu salue la compagne du roi de la Science! + +»Puis se relevant, il se tourna vers moi et ajouta: + +»--Enfant! aime ton père, aime ta mère, et tu seras digne d'être homme! + +»Un instant après, mon père et l'étranger s'étaient enfermés dans le +cabinet de travail. + +»J'aurais bien désiré interroger ma mère, mais elle s'était abîmée dans +ses réflexions. Je ne l'osai pas. + +»Quant à moi, mon imagination surexcitée évoquait des rêves ensoleillés +de pierreries et de diamants. Je sentais des désirs passionnés, c'était +un songe d'or dans lequel je me plaisais à me perdre tout entier. + +»Lorsque je m'endormis, il me sembla que j'étais transporté au milieu de +régions éblouissantes où se dressaient des pagodes gigantesques, dont +les pilastres étaient taillés en plein diamant. + +»Au point du jour, je m'éveillai brusquement. + +»--Martial, me dit ma mère, viens embrasser ton père. + +»--Quoi! part-il déjà? m'écriai-je. + +»Et, malgré moi, mon coeur se serra d'une indicible angoisse. + +»Pauvre père! ce fut la dernière fois qu'il me fut donné de serrer +contre mes lèvres votre visage vénéré. + +»Il me prit dans ses bras, et comme, par un mouvement instinctif, je me +laissais tomber à genoux, il plaça ses mains sur mon front et me +bénit... + +»L'étranger était près de lui, enveloppé dans le manteau qui dissimulait +son étrange costume. + +»Une chaise de poste s'était arrêtée devant la porte. Le postillon aida +à charger la caisse, que je reconnus pour celle qui contenait les trois +fragments de statue. + +»Ma mère se jeta dans les bras de mon père; mais cette femme stoïque +tenait parole. Son coeur débordait de sanglots, mais son visage était +calme et ses lèvres souriaient. + +»Le signal du départ fut donné. Le fouet claqua dans l'air, les roues +s'ébranlèrent. + +»Je restai seul avec ma mère, qui, chancelant tout à coup, fût tombée +sur le sol si je ne l'eusse retenue. + +»J'ai longuement raconté cet épisode, non dans le but d'exciter chez +ceux qui le liront une curiosité que je ne puis satisfaire, mais pour +donner des indices si faibles qu'ils soient, grâce auxquels peut-être la +trace de mon père bien-aimé pourra être retrouvée. + +»Faut-il le pleurer! faut-il le venger!» + +Archibald de Thomerville avait interrompu un instant sa lecture. Ses +regards et ceux de sir Lionel s'étaient fixés sur Armand de Bernaye, +dont la pâleur était livide sous son masque, et dont les yeux +étincelaient. Armand comprit le sentiment qui les animait. Le portrait +de celui qui s'était dit «le roi du Feu» ne concordait-il pas de +singulière façon avec celui de Soëra, l'étrange personnage qui vivait +sous le toit de M. de Bernaye et lui paraissait dévoué comme un esclave? +Seul l'âge différait. Armand, d'un signe, indiqua aux deux hommes qu'il +partageait leur émotion. + +--Continuez, dit-il à Archibald. + +Mais à ce moment Martial se leva vivement. + +--Messieurs, dit-il, vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais prêt +à vous faire connaître ma vie et les circonstances qui m'ont jeté, +quoique jeune et vigoureux, sur la voie du suicide. Une sorte de honte +m'était montée au front, et j'avais accepté comme moyen terme la lecture +de ce manuscrit. Il me semblait que passant par la bouche d'autrui, mes +aveux perdraient de leur poignante gravité. C'était encore une +faiblesse, je dis plus, une lâcheté. Je veux que ce soit la dernière. +Depuis que j'ai entendu votre voix vibrante d'honneur me parler du +devoir, depuis que je respire cette atmosphère chaude dans laquelle il +me semble que passe un souffle de probité, je me sens devenir un autre +homme. J'étais faible, je suis fort; j'avais peur de mes propres +souvenirs, je veux les regarder en face. Ne lisez plus, je vous +parlerai, et cette confession que vous réclamez de moi, je veux vous la +faire complète, sans réticence, mettant dans chacune de mes paroles mon +âme tout entière, avec ses défaillances... Écoutez-moi donc. + +Un murmure d'approbation sortit de toutes les poitrines. + +--Parlez, dit Armand. Et n'oubliez pas que nous sommes de ceux qui, +ayant combattu le combat de la vie, sommes sortis de la lutte cuirassés +d'indulgence et de raison. + +Martial garda un instant le silence, le front penché sur sa main. Puis +il releva la tête et commença: + +«Dans ces premières années dont vous venez d'entendre le récit, dit-il, +il est un point sur lequel je n'ai pas suffisamment insisté, et qui +cependant explique tout ce qui s'est passé depuis. Loin de moi la pensée +d'adresser à ma mère un reproche que la pauvre morte--car je n'ai plus +ma mère, messieurs,--n'a jamais mérité. + +»Elle éprouvait pour moi une de ces passions que connaît seul le coeur +des mères. L'amour qu'elle éprouvait pour mon père, si savant et si +grand dans sa persévérance, se reportait sur moi, mais dans un autre +sens. Ainsi que mon père l'avait dit, c'était vers les grandeurs de +l'art que toutes mes aspirations avaient été dirigées. + +»Quelques essais heureux avaient donné à ceux qui m'entouraient croyance +en un talent qui, peut-être, se fût développé, si je n'avais été +entraîné plus tard dans une voie mauvaise. J'étais enthousiaste, j'avais +foi en moi, et ma grande facilité me trompant moi-même, je n'avais pas +dans le travail cette volonté ferme et presque brutale qui seule produit +les grandes oeuvres. + +»Ma mère, indulgente et fière de son fils, était convaincue que peu +d'années me suffiraient pour que j'eusse conquis ma place au milieu des +plus grands, sinon même au-dessus d'eux. Et moi, je me berçais de ces +chimères, gaspillant des facultés, réelles d'ailleurs, dans des essais +toujours inachevés. J'ébauchais tout, je ne terminais rien. La soif du +mieux m'empêchait de faire bien. A peine avais-je choisi un sujet, à +peine en avais-je tracé les lignes, placé les ombres, qu'il me semblait +que le cadre était trop étroit pour le développement de mes puissances +d'artiste. + +»Et je cherchais ailleurs. Si ma mère m'adressait quelques observations, +je lui répondais par ces longues et brûlantes tirades qui jaillissent de +tout cerveau de vingt ans, et pour lesquelles elle s'enthousiasmait à +son tour. «Tu es aussi grand que ton père!» me disait-elle, et c'était +le plus grand éloge qu'elle pût m'adresser... + +»Dès que mon père fut parti, la maison nous sembla bien vide; malgré son +courage, ma mère ne pouvait dissimuler complétement les amères +tristesses qui remplissaient son coeur. Songez-y bien, jamais elle +n'avait été séparée de celui auquel elle avait voué sa vie tout entière; +et maintenant voilà qu'il s'en était allé vers ces pays inconnus qui +semblent ne point appartenir au monde réel. Un jour elle me dit que son +absence durerait au moins deux années. Et disant cela, ses lèvres +tremblaient comme lorsqu'on retient ses larmes. Une lettre lui avait +fait connaître ce délai, en même temps qu'elle lui annonçait +l'embarquement de mon père. Et cependant, dans les lignes tracées par +lui, il régnait une telle chaleur d'espérance, de conviction, il parlait +si hardiment--lui que nous étions habitués à regarder comme +infaillible--d'immenses richesses à recueillir, il décrivait avec tant +de complaisance l'existence de bonheur qui suivrait son retour, que, +plus insouciant, j'en étais venu à ne pas regretter qu'il nous eût +quittés. + +»Mais cependant la grande salle triste me faisait froid au coeur. Depuis +longtemps déjà je caressais un rêve. Je ne sais quel beau parleur +m'avait convaincu qu'à Paris seul le véritable talent trouve à se faire +jour. Ces semences jetées en moi avaient promptement germé. Paris +m'apparaissait dans le lointain d'un nuage éblouissant. D'abord je +n'osai pas en parler à ma mère. Voudrait-elle quitter la maison où elle +avait été si heureuse? Je ne songeais pas à l'abandonner. Non, pas +encore. + +»Mais je me laissais aller à cette langueur qui accompagne le désir +persistant, caché et inassouvi. Je ne travaillais plus; chaque jour, +jetant mes pinceaux à peine touchés, je courais à travers la campagne. +Je cherchais de préférence les plus hautes collines, et je les +gravissais d'une seule traite, comme si de leur sommet j'avais pu +apercevoir la grande ville que mes yeux cherchaient à l'horizon. + +»Cet état de fièvre, suivi d'abattements inexpliqués, ne pouvait +longtemps échapper à l'oeil clairvoyant de ma mère. Elle m'interrogea. +Je ne savais pas mentir, et je lui avouai tout. Paris! Paris! là +seulement je pourrais donner cours à toute la fougue de travail que je +sentais bouillonner en moi... + +»Elle me crut. J'avais l'éloquence des rêveurs. Et puis n'était-elle pas +habituée à se sacrifier? Et, certes, c'était la plus grande preuve +d'amour qu'elle pût me donner... car, savez-vous ce qu'elle fit? + +»Un jour, elle me dit que, s'il l'eût fallu, elle eût été prête à +sacrifier tous ses souvenirs du passé, qui l'attachaient à la maison du +père, pour m'accompagner à Paris, mais elle avait consulté. Avec ses +ressources, il nous serait impossible de trouver dans la grande ville +l'aisance et la tranquillité, tandis que là où elle était, elle +pouvait--restant seule--se contenter d'un revenu assez modique pour me +donner les moyens de me livrer à Paris aux études que nécessitait le +soin de mon avenir. + +»Et moi, égoïste, je ne vis pas qu'en disant cela, ma pauvre mère était +blanche comme une morte. Oui, sur des conseils donnés de bonne foi, elle +était persuadée qu'à Paris, elle serait une gêne pour moi. On lui avait +dit--des artistes de passage, sans valeur, mais qu'elle croyait parce +qu'ils me flattaient--on lui avait dit que le véritable travailleur +avait besoin d'être seul, d'être libre, qu'il me fallait sentir sur mon +front de poëte le grand souffle de l'indépendance... que sais-je, moi? +Bref, la bien-aimée femme eut foi en ces théories, qui la séduisaient +d'autant plus qu'elles répondaient aux élans d'admiration que lui +inspirait ce qu'on appelait mon génie. Triste jour, que celui où j'eus +l'horrible courage d'accepter cet abandon qu'elle me faisait de toutes +ses préférences. Je l'ai dit, il lui restait un revenu de cinq ou six +mille francs environ. Elle gardait mille francs pour elle, le reste +était pour moi. C'était l'outil qu'elle me mettait aux mains, et, +m'embrassant avec la ferveur passionnée des mères, elle me disait: + +»--Va, je suis sûre de toi! + +»Je n'eus pas la force, à peine la pensée de refuser. Elle m'avait si +bien habitué à ses abnégations, que j'en comprenais peu la grandeur. + +»Je partis. J'arrivai à Paris. + +»Ici, quelques mots d'explication sont nécessaires. Vous n'ignorez pas +qu'il y a quatre ou cinq années, la lutte s'était engagée ardente entre +ceux qu'on appelait en peinture comme en littérature les classiques et +les romantiques. Mon éducation provinciale me lançait dans le camp des +premiers. Aussi, dès que je me mis en relations avec les jeunes artistes +de Paris, éprouvai-je une de ces déceptions qui sont atroces et +poignantes au coeur des novices. + +»Je n'avais rien, ni couleur, ni vitalité, ni passion. Je peignais +froid, poncif: c'était déjà le mot consacré. J'eus un moment de +découragement profond. Mais la bienveillance des uns, la camaraderie +intéressée des autres me rendirent mon énergie, du moins je le crus. + +»J'étais tombé dès le principe au milieu d'une de ces coteries +d'incompris dont le temps se dépensait en déclamations stériles et qui +se croyaient appelés aux plus hautes destinées parce qu'ils exposaient +en termes redondants les théories de ce qu'ils appelaient le grand art, +l'art de la nature... + +»Je n'eus pas de peine à me mettre au niveau de ces intelligences +faussées. De travail il était à peine question. Ce qu'il fallait avant +de jeter ses idées sur la toile, c'était les avoir bien répétées, +ressassées et, à force de parler, on s'apercevait qu'on n'avait plus le +temps d'agir... + +»J'écrivais à ma mère; et il est facile de comprendre que je ne me +faisais point faute de lui exposer, dans de longues lettres, les +banalités éblouissantes dont mon cerveau emportait chaque jour l'écho, +au sortir de nos réunions paresseuses. + +»Elle m'admirait, et me voyant à travers le prisme de son amour, elle me +répondait qu'elle était heureuse et fière de m'avoir envoyé à Paris, +qu'elle comprenait le magnifique éveil de ma nature, l'épanouissement de +mes facultés...--Tu as raison, me disait-elle, replie-toi sur toi-même, +et quand le jour sera venu, frappe un de ces grands coups qui, te +donnant la gloire, me donneront à moi l'immense bonheur. + +»Gloire! bonheur! hélas! que tout est loin de moi maintenant! + +»En somme, pour le milieu où je me trouvais, j'étais riche, et je +m'étais tout à coup vu entouré par cette foule de parasites qui +s'attachent aux jeunes gens et leur font une cour, comme à un souverain. + +»Comme, après tout, j'avais fait d'assez fortes études, j'étais +supérieur à cette tourbe d'impuissants qui, dans un but facile à +comprendre, exaltaient ce talent encore en enfance. Ils me proclamaient +chef d'école, ils se déclaraient trop heureux de se dire mes élèves; du +matin au soir, ils encombraient mon atelier, où l'atmosphère était +lourde de la fumée des pipes, ou aux phrases creuses se mêlait le choc +des verres sans cesse remplis et plus vite vidés. + +»Et moi, plein d'orgueil, buvant ces louanges qui me montaient au +cerveau comme une liqueur frelatée, je me croyais grandi de toute la +petitesse des autres... + +»Cependant, par une sorte de pudeur vis-à-vis de ma propre conscience, +je m'étais mis au travail. + +»Tandis que les autres péroraient, étendus sur mes divans, j'étais +parvenu à m'isoler au milieu de ce tapage. + +»J'ébauchais une Sarah d'après la _Baigneuse_ d'Hugo. Un jour, un de mes +courtisans s'approcha de la toile sur laquelle je me tenais courbé, et, +avec lui, ses compagnons se mirent à examiner longuement mon travail. Je +ne les voyais pas: je m'absorbais dans ma propre pensée. J'éprouvais un +de ces rares moments de bonheur où l'âme, oubliant la terre, se laisse +entraîner, comme si elle s'était détachée du corps, dans les espaces +infinis de l'art... + +»--Admirable! sublime! Rubens et Rembrandt! Delacroix n'est qu'un +enfant! Enfoncés les Ingristes! + +»A ces exclamations répétées, et qui se croisaient avec de petits cris +d'admiration, je levai la tête. Ils étaient là tous debout, dans une +attitude presque grotesque à force d'admiration forcée. + +»--Martial, dit l'un, dès aujourd'hui tu es le maître... + +»--Le roi du Salon, si toutefois ces misérables routiniers ne nient pas +le soleil! + +»Je rougissais, mais un indicible bonheur remplissait mon âme. Et tout +en me défendant contre ce que je daignais encore appeler d'amicales +exagérations, je me disais: + +»--Oui, je suis grand! oui, je suis maître!... + +»L'un d'eux ajouta: + +»--Quand _elle_ verra cette _patte_, elle consentira à tout. + +»--Elle! fis-je avec surprise. De qui parlez-vous? + +»-Oh! ceci est, ou plutôt était un grand secret. Mon cher, il s'agit +d'une femme, la plus belle, la plus forte, la plus intelligente qui +jamais ait compris l'art... + +»--Vous la nommez? + +»--Isabelle! + +»--En effet, il me semble vous avoir entendus prononcer ce nom. + +»--Écoute. Tu vas tout savoir. Isabelle est la fille la plus étrange qui +oncques ait paru parmi nous. D'où vient-elle? de quelque région où les +corps humains sont pétris de lumière et de soleil. C'est la perfection +plastique dans toute sa magnificence. Et sais-tu ceci? Tous, nous avons +supplié Isabelle de nous permettre de reproduire sur la toile cet idéal +de la beauté humaine... A tous elle a refusé. Et elle nous a dit: Le +jour où parmi vous se lèvera un maître incontestable, incontesté, un de +ces hommes marqués du sceau divin, et qui assurent à leur modèle +l'immortalité de la gloire, ce jour-là, j'irai à ce maître et je lui +dirai: Me voilà! + +»Il est facile de comprendre quelle curiosité passionnée ces étranges +paroles me mirent au coeur! + +»Quelle était cette femme dont mes amis parlaient avec enthousiasme? + +»--Qu'elle vienne! m'écriai-je, et si elle me trouve digne d'elle, je +jure que de cette beauté je saurai faire un chef-d'oeuvre immortel! + +»Le lendemain, Isabelle se présentait à mon atelier. + +»En vérité, nulle expression ne saurait rendre l'émotion profonde, +instantanée, qui s'empara de moi, quand elle parut dans l'encadrement +des tentures, avec ses longs yeux noirs ombragés de cils qui tamisaient +le regard, avec ses lignes sculpturales, et cependant animées d'une vie +superbe, avec cette carnation idéale sous laquelle on sentait courir le +sang chaud et puissant. On lui avait fait cortége comme à une reine. + +»Drapée dans un châle de peu de valeur, qui moulait son corps, elle +s'approcha de moi, et me regarda longuement. Moi, je la dévorais des +yeux. Sans parler, elle rejeta le bonnet qui couvrait son front, et de +sa nuque s'échappa un flot de cheveux noirs qui, se déroulant comme un +manteau, vint toucher la terre. + +»Puis, ses mains fines comme celles d'une reine, se posèrent sur ma +main, et elle me dit: + +»--Tu m'as appelée! je suis venue! + +»Certes, après ce qui m'avait été dit la veille, c'était là pour mon +orgueil un de ces triomphes qui laissent dans l'âme une trace +ineffaçable... + +»--Suis-je belle? me demanda-t-elle avec un sourire. + +»Belle! elle l'était à perdre les âmes, à tuer dans la conscience tout +autre sentiment que l'adoration de la créature... + +»Ah! messieurs, cette femme qui venait à moi, cette femme dont la +présence était pour moi comme la consécration de mon génie, cette +création résumant en elle toutes les séductions de la forme et de la +vie, ne l'avez-vous pas deviné déjà... + +»C'était celle qui, plus tard, après s'être jetée dans toutes les +débauches, après avoir déchiré avec la cruauté des bêtes fauves le coeur +des naïfs et des croyants, est devenue la courtisane froide, +implacable, qui flétrit et qui tue, la Phryné à laquelle s'est attaché +comme un stigmate effrayant un surnom presque hideux... + +»C'était le Ténia, c'était celle que vous nommez la duchesse de Torrès.» + +En prononçant ce nom, Martial tressaillit tout entier; une crispation +douloureuse convulsa ses traits. Il s'arrêta. D'un mouvement violent, il +arracha sa cravate, comme s'il se fût senti étouffer, puis il essuya de +la main son front, que mouillait une sueur glacée. Tous se taisaient, +comprenant que l'heure était venue des pénibles aveux. Oui, ils +connaissaient cette femme, dont le nom n'était jamais prononcé qu'avec +mépris, avec une secrète épouvante, cette femme qui, on s'en souvient, +avait allumé dans le coeur de M. de Silvereal une de ces passions qui +poussent à l'infamie et entraînent jusqu'au crime. Martial se roidit +contre l'angoisse qui lui étreignait le coeur, et, baissant la voix +comme à son insu, il reprit: + +--Pourquoi cette femme m'avait-elle choisi pour victime? Quel caprice +sinistre l'avait conduite vers moi? Je l'ai su plus tard... je vous le +dirai. + +«En ce moment, j'étais fou. Et comme je la contemplais sans trouver la +force de lui adresser une seule parole, elle s'éloigna et monta +légèrement sur un de ces escabeaux qui servent de piédestal aux modèles. + +»Là, en pleine lumière, sous un rayon de soleil qui semblait se dégager +du ciel pour lui faire un diadème d'or, sans embarras, sans honte, elle +fit un mouvement... et ses vêtements tombèrent à ses pieds... + +»Et moi, ébloui, saisi au coeur et au cerveau par cette apparition qui +semblait une statue vivante, nouveau Pygmalion d'une Galathée plus +belle que le marbre, je m'écriai: + +»--Non! je ne suis pas digne de cet idéal! + +»Puis, me contredisant moi-même, je saisis mes brosses et effaçai avec +une sorte de rage l'ébauche de cette Sarah qui, maintenant, me semblait +un crime de lèse-beauté! + +»Elle fit un geste; on nous laissa seuls. + +»--Et maintenant, dit-elle, à l'oeuvre, maître! + +»Oui, je travaillai avec une ardeur qui tenait du délire. C'était une +folie intense qui brûlait mon cerveau et me desséchait la poitrine.... +Je travaillai sans relâche, sans fatigue. Isabelle, avec son sourire de +reine, semblait ne pas ressentir la lassitude. + +»Quand l'esquisse fut terminée--c'était la Vénus que les amis trop +complaisants ont admirée au Salon--Isabelle vint à moi, et +s'agenouillant à mes pieds: + +»--Je t'aime! me dit-elle. + +»Oui, elle me l'a dit, ce mot divin pour lequel j'aurais donné ma vie, +mon honneur. Et quand ses lèvres touchèrent les miennes, il me sembla +que son souffle était brûlant comme celui des damnés! + +»Ah! je lui appartenais! et je croyais qu'elle était à moi. Cette femme +prit possession de ma volonté, de ma conscience.... Elle disait: Je +veux! et je me courbais comme un esclave... + +»Que vous dirai-je, maintenant, que vous n'ayez déjà compris? Cette +femme, ce fut le mauvais génie qui s'attacha à moi, et qui, prenant mon +coeur entre ses mains, le tordit jusqu'à ce qu'elle en eût exprimé la +dernière goutte de sang... Était-ce donc de l'amour que j'éprouvais pour +elle? Peut-on bien donner le nom d'amour à cette passion envahissante, +dominatrice, énervante, qui vous réduit à l'état de serf de la chair? +Pour un regard, j'aurais commis un crime. Je ne savais plus, je ne +pensais plus, je ne vivais plus! Elle, toujours elle!... + +»Le tableau, je vous l'ai dit, eut un succès prodigieux. De ce pas, je +fus sacré peintre. + +»Oh! écoutez bien ceci. + +»Malgré tout, il y avait encore en moi ces naïvetés d'enfant qui +centuplent la joie du premier succès. Le matin, je courais au Salon, et +là, seul, avant l'arrivée du public, je me plaçais devant mon oeuvre, et +je la regardais, me disant: + +»--Tout à l'heure, ils viendront l'admirer, et cela est de moi! + +»Ou bien encore, je me glissais dans les groupes, étudiant les visages, +cherchant à surprendre un mot, une louange. J'attendais un nouveau venu, +il y avait autour de mon nom comme une atmosphère de bienveillance... +J'étais heureux. + +»Un jour, j'eus une étrange vision. + +»Quand je pénétrai dans le grand salon où mon tableau occupait une des +places d'honneur, j'aperçus dans la pénombre du jour un peu gris une +forme arrêtée devant mon tableau... + +»Quelqu'un m'avait donc devancé? Quel était cet admirateur mystérieux +qui recherchait ainsi la solitude pour mieux étudier ses propres +impressions?... + +»Je m'avançai en étouffant le bruit de mes pas, et j'eus peine de +retenir une exclamation... + +»Devant la Vénus de l'art, était la Vénus vivante. Oui, c'était elle, +Isabelle, c'était ma maîtresse!... + +»Légèrement courbée en arrière, les prunelles agrandies, les narines +dilatées, elle contemplait le tableau avec une expression d'indicible +orgueil. + +»Était-ce donc la joie de reconnaître une fois de plus la valeur de +celui qu'elle aimait? En vérité, je le crus naïvement... et je +m'approchai d'elle. + +»Elle ne m'entendit pas, et je surpris ces mots qui erraient sur ses +lèvres: + +»--Je suis belle! belle à être reine!... + +»--Que fais-tu là? m'écriai-je. + +»Elle tourna vers moi ses grands yeux, clairs comme le ciel; j'y vis +passer comme un éclair. + +»Elle me fit peur. Il y avait dans son regard une sorte de menace, +quelque chose comme de la haine. + +»--Isabelle! fis-je en lui saisissant les mains. + +»Elle se dégagea lentement, toujours sans prononcer un seul mot; puis +tout à coup, comme si une pensée bizarre eût traversé son cerveau, elle +poussa un bruyant éclat de rire et s'enfuit. + +»Avant que je fusse revenu de ma stupeur, elle avait disparu. En vérité, +j'étais frappé en plein coeur d'un de ces mystérieux pressentiments qui +vous tenaillent et vous causent une horrible et sourde souffrance. Je +courus à mon atelier. Elle n'était pas encore revenue. + +»--C'est un caprice, me disais-je en essayant de me rassurer. + +»Une heure, deux heures passèrent. Elle ne paraissait pas. + +»Vers midi, un étranger se présenta chez moi. + +»C'était un Anglais, lord S... + +»--Monsieur, me dit-il avec ce léger accent qui, en ralentissant la +phrase, la rend plus froide et plus mesurée, combien voulez-vous me +vendre votre tableau? + +»Vendre mon tableau! vendre cette oeuvre où j'avais mis tout mon coeur +et toute ma vie! Ah! en vérité, à mon tour, j'éclatai de rire. + +»--Je ne vends pas mon tableau, répondis-je sans même réfléchir à +l'inconvenance de mon attitude. + +»Lord S..., sans se départir de son flegme, plongea sa main dans la +poche de son paletot et en tira un portefeuille. + +»--Monsieur, reprit-il, je suis riche, très-riche. Fixez vous-même le +prix de cette toile, et je l'accepte sans discussion... + +»Redevenu maître de moi-même, je répondis plus calme: + +»--Excusez-moi, monsieur, si je n'accueille pas avec la reconnaissance +prévue par vous les offres que vous voulez bien m'adresser. L'artiste +vous remercie, mais l'homme ne peut que vous répéter ce qu'il vous a dit +tout à l'heure: Je ne vends pas ce tableau... + +»--Et pourquoi? + +»Il promena ses regards autour de lui. Pour être plus confortable que +celui de mes jeunes confrères, mon atelier n'offrait cependant pas ce +luxe sérieux et grave que comporte une grande fortune. Donc, il +s'étonnait que je refusasse cette fortune peut-être. Je compris sa +pensée: + +»--Votre bienveillance, monsieur, a droit, en effet, à une explication. +Si je refuse de vous vendre ce tableau, ce n'est pas, croyez-le bien, +pour obtenir de vous des concessions par un moyen indigne d'un artiste +qui se respecte lui-même. Un intérêt spécial, ou plutôt un sentiment +profond fait un devoir pour moi de la conservation de cette toile. + +»A ces paroles, je remarquai que mon interlocuteur pâlissait +légèrement. + +»--Deux mille guinées, dit-il. + +»--Monsieur, cette insistance... + +»--Quatre mille guinées... + +»--Encore une fois, je refuse... + +»--Alors, monsieur, dit d'une voix nette et tranchante l'étrange +personnage, je vous tuerai. + +»Devant cette menace insensée, je crus avoir devant moi un monomane, un +fou. + +»--Pardon, monsieur, dis-je en souriant, si admirable à votre sens, du +moins, que soit une oeuvre d'art, elle ne peut valoir la vie d'un homme. + +»Lord S... me regarda en face. + +»--Monsieur, dit-il, il me faut ou ce tableau ou votre vie. + +»--Mais, à votre tour, expliquez-vous, car je commence à me demander si +réellement vous jouissez de toute votre raison. + +»--Je ne suis pas fou, reprit lord S..., mais ma volonté est +irrévocable. Il ne m'appartient pas de m'expliquer. Je n'en ai pas le +droit. Encore une fois, je vous offre... dix mille guinées, qui font, si +je ne me trompe, deux cent cinquante mille francs en monnaie de France. +Je vous laisse jusqu'à demain pour réfléchir.... Avant midi, je viendrai +prendre votre réponse. + +»Et me saluant avec une exquise politesse, il alla vers la porte, qu'il +ouvrit. + +»--Demain... avant-midi, répéta-t-il. + +»--Mais, monsieur, ma décision ne peut changer... et il est inutile... + +»--Alors, je vous tuerai, fit-il.. + +»Et la porte se referma sur lui. + +»Resté seul, je me demandais si je devais rire ou m'inquiéter de la +ridicule insistance de cet amateur. Ses menaces me laissaient froid, +mais il était une question qui revenait sans cesse dans mon cerveau et +le martelait douloureusement. + +»--Pourquoi cet homme tient-il si opiniâtrement à posséder ce tableau? + +»Et Isabelle ne revenait pas. La fièvre de l'attente et de l'inquiétude +m'envahissait. Puis, peut-on nier que la prescience de la douleur ne +pèse sur notre organisme tout entier? + +«Je ne savais rien, je ne prévoyais rien, et pourtant j'avais peur. +Cette femme avait pris si complétement possession de moi-même que, sans +elle, je ne me sentais plus vivre. On eût dit que mon être tout entier +n'existait plus que par elle. + +»J'essayai de me remettre au travail, pour chasser et cette angoisse +grandissante et l'irritation que me causaient maintenant--plus que +lorsque je les avais entendues--les paroles prononcées par lord S... + +»A mon insu, les deux noms: Isabelle et lord S... se heurtaient dans mon +cerveau, comme si entre ces deux êtres, qui cependant ne devaient même +pas se connaître, eût existé quelque lien mystérieux. + +»Penché vers la porte, j'écoutais, j'attendais que résonnât sur le +palier le doux et charmant bruit de ce pas qui si souvent avait fait +battre mon coeur.... La journée se passait. Et toujours j'étais seul. + +»J'essayai de me dominer, de raisonner. En vérité, j'étais un enfant. +Son absence, quoique un peu prolongée, s'expliquerait par les motifs les +plus simples. + +»Puis, sans savoir ce que je faisais, je pris mon chapeau et je +m'élançai dehors. Où allais-je? Est-ce que je le savais? Est-ce que je +me le demandais seulement? Je voulais la chercher, la trouver. Peut-être +avait-elle été victime de quelque accident. Ah! cette pensée me fit +tant de mal que je compris que, si elle était morte, je ne pourrais pas +lui survivre... + +»Fou! dix fois, cent fois fou! Ah! vous ne savez pas tout encore. +J'étais allé chez tous mes amis. Après tout, Isabelle pouvait avoir +contre moi quelque grief ignoré, qu'elle était venue confier à quelqu'un +de mes camarades. Et lorsque j'arrivais devant la porte, je m'arrêtais +avant de frapper, prenant mon coeur à deux mains pour l'empêcher +d'éclater. + +»--Isabelle est ici? m'écriais-je avec une sorte de certitude. + +»On me regardait. Ma physionomie traduisait une angoisse que mes amis +traduisaient en jalousie. Jaloux, moi! Ah! j'y songeais bien! La pensée +d'une faute de mon Isabelle n'avait même pas effleuré mon esprit. Je la +respectais, je la vénérais, en un mot, je l'aimais; donc, je croyais en +elle. + +»Quand j'eus en vain questionné tous ceux qui auraient pu l'avoir +rencontrée, je revins chez moi, hâtif, désolé, et cependant cette +espérance me restait, la dernière! + +»Si elle était là! Si elle m'attendait! + +»Rien! + +»Je vous ai parlé de faiblesses, presque de crimes. Écoutez ceci. A +peine étais-je revenu dans mon atelier, que l'on frappa à la porte. Je +savais que ce ne pouvait être Isabelle, car elle avait la clef. +Cependant, je bondis effaré, et j'ouvris. Si c'était un message? Elle +avait besoin de moi.... C'était cela, n'est-ce pas? + +»Point! c'était le concierge qui, m'ayant vu passer comme un fou et +traverser la cour sans tourner la tête, m'avait inutilement appelé pour +me remettre... une lettre... une lettre d'elle, peut-être. Je la pris +et je regardai la suscription. C'était l'écriture de ma mère, le timbre +de la petite ville où elle avait enseveli sa médiocrité et son +dévouement... savez-vous ce que je fis? + +»Je jetai la lettre loin de moi! avec un mouvement de colère! Ah! il +s'agissait bien de ma mère!... Qu'est-ce que cela me faisait?... + +»Et je passai la soirée à courir à travers le ville. Il pleuvait. Je ne +remarquais plus que j'étais tête nue. Je crois qu'en passant sur un pont +j'avais d'un mouvement de stupide fureur jeté mon chapeau dans la Seine. +J'étais glacé, je frissonnais, je pleurais! et certains, passant auprès +de moi et voyant mon visage convulsé, s'écartaient comme s'ils eussent +rencontré un fou. + +»Ce que je fis, je ne sais pas. Cependant, je me souviens d'être entré +dans un cabaret et d'avoir bu coup sur coup plusieurs verres +d'eau-de-vie. Si bien que la brûlure de l'alcool rendait plus âpre et +plus douloureuse la sensation de fer rouge sous laquelle se tordait mon +coeur. + +»Enfin, accablé, brisé, claquant des dents, à demi ivre de froid, de +liqueur, de désespoir, je me retrouvai dans mon atelier. Ce fut un +chagrin d'enfant. Je criais, j'appelais: Isabelle! Isabelle! + +»Puis vint une prostration stupide, instantanée, je tombai comme une +masse sur le plancher. + +»Quand je revins à moi, il faisait grand jour. Dix heures sonnaient. +J'étais toujours seul. + +»Tout à coup, une pensée traversa mon cerveau. + +»A midi! Oui, c'était bien à midi que cet Anglais devait revenir. Il +voulait mon tableau ou ma vie. Ma vie! oh! il ne prétendait pas +m'assassiner. Sans doute, il allait me proposer un duel, et moi, +inhabile, j'allais me trouver en face d'un adversaire dont l'épée +trouverait à coup sûr le chemin de mon coeur. Et c'est avec une joie +ineffable que je songeais à cela. Cet homme me tuerait! oui! c'était la +fin de cette épouvantable torture! Je voulais qu'il me tuât, et bientôt, +sans délai. J'avais une panoplie; j'en détachai deux épées et les +examinai avec complaisance, les faisant plier sur mon pied. L'acier +était bon, la pointe affilée.... Mourir! mourir!... Et comme cette +douzième heure tardait à sonner! J'étais là, courbé sur mes poignets, +l'oeil rivé à la pendule et disant à l'aiguille: + +»--Hâte-toi donc! marche! marche! + +»Au moment où j'entendis cliqueter le ressort qui prend la sonnerie, +toute mon âme se suspendit à cette sonorité que j'attendais. + +»Midi! Et à peine le douzième coup s'était-il éteint dans la +prolongation de l'écho argentin que j'entendis la porte s'ouvrir. + +»D'un élan, je me redressai... je regardai... + +»Et je poussai un cri de surprise, presque d'épouvante... + +»Isabelle venait d'entrer. + +»Et cependant, je ne courus pas à elle. Il me sembla qu'une force plus +grande que ma volonté me clouait au sol. Elle était là, debout, +immobile, drapée dans un costume de satin noir qui modelait son buste et +son corps tout entier, pâle et blanche dans cette gaîne sombre. Ses +cheveux tordus lui faisaient comme un diadème sinistre. Son regard était +fixe, dur: oui, c'était cet éclair qui, la veille, avait éclaté sous ses +cils de soie et qui maintenant restait à l'état de lueur continuelle. + +»D'un geste inconscient, je lui fis signe d'avancer. + +»Elle vint à moi, et alors, sur ce visage charmant qui pour moi avait +reflété toutes les joies de ma vie, de ma jeunesse enthousiaste, je ne +vis plus que les lignes immobiles d'un masque de marbre. + +»Triomphant enfin de l'espèce de stupeur qui pesait sur moi et +enchaînait tout mon être, je prononçai son nom. Mais ma voix se perdit +dans un sanglot. + +»Ses lèvres, rouges et sensuelles, eurent un sourire railleur. + +»--Martial, dit-elle, nous avons à causer... longuement. Voulez-vous +m'entendre? + +»Dans cette voix qui résonnait pour moi d'une mélodie presque divine, il +y avait un étrange frémissement. Je ne sais ce que je répondis... sans +doute quelqu'une de ces banales folies qui montent au coeur de ceux qui +aiment. + +»--Voici, reprit-elle. Dites-moi pourquoi vous avez refusé de vendre à +lord S... votre tableau... + +»--Quoi! tu sais cela? + +»--Je le sais. Voulez-vous me répondre? + +»J'étais si lâche que, ne devinant rien encore, je pliai devant sa +volonté. Bien plus, je me disais que ce que j'allais lui dire allait la +toucher, briser cette glace sous laquelle se cachait, dans je ne sais +quel incroyable phénomène, mon Isabelle d'autrefois. + +»--Ne l'as-tu pas compris? m'écriai-je. Cette oeuvre que de prétendus +connaisseurs admirent comme un effort de l'art, n'est-ce pas ma vie? +n'est-ce pas tout mon rêve, tout mon bonheur?... Quoi! j'irais livrer à +des mains profanes ce lambeau de mon coeur!... j'irais pour quelques +pièces d'or vendre ce qui est toi, ce qui est ta beauté, ce qui est mon +amour et mon avenir! Jamais!... il est impossible que tu n'aies pas +deviné cela... + +»Elle releva la tête, et, plongeant son regard dans mes yeux: + +»--Je veux, fit-elle en martelant chaque mot, je veux que vous acceptiez +les offres de lord S... + +»--Tu es folle!... Non, ce n'est pas toi qui parles!... Voyons!... +quelle pensée te trouble? Est-ce parce que tu me crois pauvre?... est-ce +parce que la modestie de notre existence te pèse? Avec les guinées que +m'offre cet homme, je pourrais te donner une vie princière, digne de +toi. C'est cela que tu veux, n'est-il pas vrai? Eh bien! écoute-moi!... +De cette oeuvre, s'il le faut, je ferai une copie; mais, je le sais, ce +ne sera plus toi. J'effacerai tes traits et je demanderai à l'idéal +quelque type qui, moins parfait que toi-même, résume cependant les +traits essentiels de la beauté humaine... + +»Elle me regardait sans m'interrompre. Je continuai: + +»--Puis je me mettrai au travail. Tu le vois, maintenant je suis sur le +chemin de la gloire, de la fortune... Mes toiles se couvriront d'or, et +cet or je te le donnerai! Dis-moi, n'est-ce pas, c'est bien là ce que tu +veux? + +»Elle eut un mouvement d'impatience, et alors, tandis que je tendais +vers elle mes mains qui suppliaient, voici, écoutez bien, voici ce +qu'elle me dit: + +»--Monsieur, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé... Si je +suis venue à vous, c'est parce que j'avais compris qu'il y avait en vous +une force qui, centuplée par la passion, pouvait produire un +chef-d'oeuvre. J'étais le modèle, et je savais que ce modèle éveillerait +en votre âme d'enfant toutes les sensations exaltées qui seules donnent +à l'oeuvre la vie réelle. + +»Une sorte de râle s'était échappé de ma poitrine. Je me laissai tomber +sur un siége, et, l'oeil plein d'effarements, je la contemplai. + +»Elle continuait: + +»--Donc je me suis donnée à vous qui, croyant à mon amour, avez résumé +dans cette toile tout ce que la nature vous avait départi de force et de +talent... je voulais cela, et je suis arrivée à mon but. Quel était ce +but? je vais vous le dire. Je suis de ces femmes qui haïssent les +banalités de ces passions fiévreuses dans lesquelles vous autres, naïfs, +croyez trouver le bonheur!... Moi, entendez-moi, je veux être riche, je +veux être grande, je veux être reine; je veux, par ma beauté, par cette +perfection physique qui vous affole, conquérir toutes les puissances +humaines.... Je n'ai pas de coeur... j'ignore même ce que veut dire ce +mot. Quant à l'amour, je sais ce que je vaux et je ne crains jamais de +l'éprouver. Pourquoi je suis ainsi? parce que ma mère est morte de +douleur, après avoir été abandonnée par l'homme auquel elle avait dévoué +toute sa jeunesse.... Soyez tranquille, ce jour-là, j'ai compris la vie. +Ne supposez pas que je veuille ici copier ces héroïnes dramatiques qui +ne rêvent que vengeance... je ne cherche pas à venger ma mère.... Sa +mort a été un enseignement... j'en profite, voilà tout! + +»Elle parlait sans colère, sans amertume, sans que dans cette effroyable +confession dont chaque mot tombait sur mon cerveau comme une goutte de +plomb brûlant, sa voix ne s'élevât ni ne faiblît. + +»Et savez-vous ce que moi je faisais pendant qu'elle tordait mon coeur +qui saignait--vraiment ces folies sont criminelles!--je la contemplais +toujours et cette phrase se creusait plus profonde en moi: + +»--Qu'elle est belle! + +»--Vous êtes intelligent, continuait-elle, toujours calme, toujours +impassible, vous me comprenez, n'est-ce pas?... Me sachant belle, je +voulus que cette beauté fût connue, admirée. Il me répugnait de gravir +un à un les échelons qui devaient m'amener aux sommets qui étaient mon +but.... De vous j'ai fait un peintre... je vous ai en quelque sorte +échauffé de cet amour qui vous a tué... l'étincelle a jailli, et +maintenant je vous dis: Je ne vous aime pas! je ne vous appartiens pas! +je suis libre de moi-même, et lord S..., qui est venu hier et qui +m'attend, est mon amant! + +»--Misérable! + +»Je bondis vers elle, les poings levés, avec un rugissement. + +»Elle avait croisé ses deux bras sur sa poitrine, la tête haute, sans +forfanterie cependant; elle savait bien que je ne la frapperais pas, que +je ne la tuerais pas. Et mon bras retomba inerte, et des larmes +désespérées jaillirent de mes yeux. J'avais entendu cela, elle m'avait +souffleté de ses aveux insolents et cyniques, et cependant je ne +l'écrasais pas comme un reptile. + +»Elle n'avait pas fini d'ailleurs, et tandis que je retombais fou, +stupide, j'entendis encore sa voix dont le diapason ne s'était même pas +modifié: + +»--Vous comprenez que lord S... ne peut pas laisser entre vos mains +cette toile qui prouve les liens qui vous ont uni à moi. C'est pourquoi +il me faut ce portrait, et ce que vous avez refusé hier, je veux que +vous l'acceptiez aujourd'hui. + +»Ah! quelle épouvantable scène, et l'humanité peut-elle descendre aussi +bas? Je priai, je sanglotai, je me traînai à ses pieds, je lui criai +mon amour avec toutes les folies de la passion forcenée. + +»Et comme toujours, hautaine et sûre d'elle-même, elle me répétait ce +mot: Je veux!... je courus à mon bureau, je saisis une plume et traçai +quelques lignes. + +»--Si tu le veux, m'écriai-je, ce tableau, je te le donne! + +»--A quel prix?» + +A ce moment Martial s'arrêta encore. La honte le tenait à la gorge. + +«Lorsque Isabelle sortit de chez moi, reprit-il après un silence, je lui +avais vendu ce tableau qu'elle m'avait payé... du même prix qu'elle +allait payer à son amant les enivrements du luxe et de la fortune. + +»La porte se referma sur elle. + +»Alors vint la honte! la première que j'eusse ressentie et qui est la +plus horrible de toutes.... J'avais conscience de mon infamie, et, chose +effrayante, je ne me repentais pas! + +»Lorsque j'avais entendu le froissement de sa robe glissant sur +l'escalier--alors qu'elle courait vers lord S... qui +l'attendait--j'étais tombé à genoux comme pour baiser encore les traces +de ses pas.... Quand je me redressai, je vis à quelques pas de moi un +point blanc qui attira mon attention... une sorte d'attraction +involontaire m'entraîna de ce côté... j'étendis les mains!... + +»C'était la lettre de ma mère... de ma mère que j'oubliais... de ma mère +qui aurait frémi de désespoir si elle avait vu le front pâle de son fils +déshonoré... + +»Cette lettre, je la pris entre mes doigts et je la regardai longuement; +par un mouvement instinctif, je l'approchai de mes lèvres, mais je +l'écartai vivement... Non, ces lèvres n'étaient pas dignes de toucher +ces lignes tracées par la mère honnête... + +»Je n'osais pas même briser le cachet. Il me semblait que de ses plis +allait sortir une malédiction! + +»--Allons! fis-je avec un frisson... + +»Et la lettre se déploya sous mes yeux. + +»Ah! la foudre fût tombée sur ma tête, que je n'aurais pas été frappé +d'un coup plus terrible. + +»Cette lettre contenait ces mots, écrits d'une main tremblante: + +«Mon enfant, mon Martial, viens vite... nous sommes perdus et je meurs!» + +»Je me redressai hagard. Non! je m'étais trompé; j'avais mal lu; ce +n'était pas possible. Quoi! pendant que cette misérable femme... ma mère +était là-bas, seule, désolée, qui souffrait, qui pleurait, qui +mourait... + +»Infâme que j'étais!... + +»Que signifiaient ces mots: Nous sommes perdus!... Qu'importe! il n'y +avait pas à hésiter, il fallait partir, partir sans perdre une +minute!... Eh bien, le croiriez-vous?... le fils ingrat eut besoin de +toute sa force pour ne pas attendre... attendre quoi?... + +»Attendre que peut-être l'autre revînt encore! l'autre, la courtisane! +celle qui m'avait cent fois répété: + +»--Je ne t'aime pas! je ne t'aime pas! + +»Celle qui m'avait dévoilé toute la vénalité de son coeur. + +»Oui, j'attendais encore cette misérable, tandis que ma mère, qui +s'était tuée pour moi, se tordait les mains et m'appelait! C'est +hideux!... mais je me confesse... et j'étais ainsi oublieux du bien et +rivé au mal... + +»Et le combat fut long, douloureux.... Je n'en suis que plus coupable. +Encore je ne savais rien... + +»Il me restait quelque argent. J'avais touché, quelques jours +auparavant, le trimestre de la pension de six mille francs--je ne sais +comment elle avait fait, la chère martyre--que me servait ma mère... + +»Je courus à la poste, et, deux heures après, les chevaux m'entraînaient +sur la route de la petite ville de G... + +»C'est à n'y pas croire. Avant de quitter mon atelier, j'avais, dans un +petit tiroir où naguère Isabelle plaçait des objets à mon usage, déposé +un billet qui contenait ces mots: + +«Attends-moi, je t'aime!...» + +»Cependant, lorsque, lancé sur la route, à travers la nuit, j'entendis +grelotter les sonnettes tintant au cou des chevaux, lorsque je me sentis +environné d'ombre, il se fit en moi un singulier revirement... + +»Métamorphose subite et, hélas! passagère! j'oubliai cette passion qui +me tenait à l'âme comme un bandit saisit un passant par le cou, et tous +mes souvenirs affluèrent à mon cerveau, retraçant une par une les scènes +du passé... + +»Je revis mon père qui, d'un pas lent, baissant son front chargé +d'étude, regagnait son cabinet après nous avoir donné, à ma mère et à +moi, le baiser d'adieu. Il s'enfermait et je savais qu'il travaillait, +toute la nuit, disputant au repos chaque heure, chaque minute... + +»Mon père!... Voyez à quel point la vie fiévreuse que je menais avait +oblitéré ma conscience.... Je ne me souvenais même plus des dernières +lettres de ma mère... + +»Depuis plus de huit ou dix mois, elle n'avait plus reçu de lettres de +lui. Où était-il? elle l'ignorait. Elle supposait seulement qu'il +s'était enfoncé dans les terres, sur les confins de la Chine, et que +les communications manquaient. + +»De ses angoisses, elle ne disait rien. Et moi, tout entier saisi par +l'engrenage qui devait arracher un à un les lambeaux de mon être, je ne +devinais rien!... + +»Mon père ne pouvait être, lui--forte et probe nature--soupçonné +d'égoïsme et d'oubli... les pays qu'il parcourait étaient pleins de +périls pour les Européens, menacés par des maladies inconnues, par cette +haine brutale des peuplades sauvages qui ignorent et redoutent à la +fois. C'était étrange. Tandis que mon oeil à moitié fermé suivait sur la +route le sillage des lanternes qui couraient et dont le reflet rougeâtre +tremblotait sur les arbres, je me sentais revivre dans mes anciennes +sensations du passé. + +»Et alors je croyais lire en traits de feu, inscrits sur les panneaux de +la chaise de poste, les mots qu'avait tracés la main de ma mère: + +«Viens! nous sommes perdus! je meurs!» + +»Plus vite! plus vite! Ah! que ces chevaux étaient lents! Je me penchais +hors de la voiture et j'offrais au postillon des poignées d'or. Le fouet +claquait. Les chevaux bondissaient, ayant l'écume au mors.... Plus +vite!... plus vite!... que j'échappe à la crainte, au remords qui me +tenaillent!... Le remords! oui, je me disais que chaque baiser donné par +moi à l'impure, à l'infâme, avait tué ma mère. + +»Oh! comme ce fut long!... Quelles rages je dus dévorer!... Alors que +j'eusse voulu voler plus vite que le vent, une roue cassait... ou bien +c'était le postillon qui était ivre... ou bien un cheval qui boitait. En +vain je priais, je payais, c'était long, effroyablement long. Car +maintenant une vision persistante obsédait mon cerveau. + +»Ma mère... morte! + +»Enfin le troisième jour, à l'aube, j'aperçus le bout du faubourg. +C'était la ville où s'était passée mon enfance, insoucieuse et +choyée!... Ah! vrai! en ce moment, j'oubliai Isabelle, cette beauté +surhumaine, cette attraction affolante... je ne vis plus que le clocher +pointu, couvert d'ardoises, dont la croix découpée en plein zinc se +détachait comme une double ligne sur le ciel blanc... + +»Et tandis que la chaise de poste roulait entre les maisons encore +endormies, je ressentais une joie d'enfant à regarder ces portes que je +connaissais toutes, ces fenêtres derrière lesquelles dormaient des +amis... + +»Puis la voiture s'arrêta. C'était là! J'étais arrivé!... + +»Le conducteur faisait vibrer sa mèche neuve à travers l'air, qu'il +coupait méthodiquement.... Il me semblait, en vérité, que j'arrivais en +triomphateur. + +»La porte s'ouvrit. Une femme, la vieille Suzanne, que nous appelions +simplement Zanne, ouvrit précipitamment la porte, et le doigt sur les +lèvres, me regardant d'un oeil gonflé de larmes, dit: + +»--Pas tant de bruit!... Vous voulez donc la tuer! + +»Mon coeur se serra si fort que je crus que j'allais tomber. + +»Mais la vieille Zanne m'avait saisi dans ses bras. Elle était forte, la +brave femme, forte de cette énergie que les coeurs honnêtes retrouvent +pour secourir les douleurs des autres. + +»J'avais à peine le pouvoir de murmurer quelques mots: + +»Ma mère... en danger!... dites... dites vite!... + +»--Ah! monsieur Martial, il y a vingt-quatre heures que nous vous +attendons! Comme vous êtes en retard!... Au fait, c'est peut-être que +les routes sont bien mauvaises!... + +»Ah! comme ces âmes droites savent vous faire rougir! Leur honnêteté +naïve tombe à plomb sur vos regrets et vos responsabilités! Elle ajouta: + +»--J'avais si grand'peur qu'elle mourût avant de vous avoir revu! + +»J'avais perdu tout un jour là-bas! à Paris!... et j'aurais pu la +trouver morte!... c'était épouvantable!... d'autant que le sens moral +défaillait à ce point en moi, que je ne me souvenais plus qu'elle +m'avait crié: «Viens! je meurs!...» + +»La Zanne ouvrit une porte et me poussa en avant. + +»Je ne sais... je vis un lit blanc... je discernai une forme vague dans +l'ombre que projetaient les rideaux... et je tombai à genoux en +sanglotant et en disant: + +»--Maman! maman! + +»Une main se posa sur mon front. Oh! comme elle était légère. On eût dit +les doigts d'un être immatériel. + +»--Tu vois bien, Zanne, dit une voix cassée qui semblait un souffle, tu +vois bien... qu'il viendrait! + +»Cet «il viendrait!...» était tout un reproche. La vieille servante +avait douté de moi. J'eus peur et honte à la fois, comme si je redoutais +qu'elle eût à travers la distance découvert la cause de mon retard. + +»J'osai lever les yeux sur ma mère. + +»Ah! quel spectacle! Cette femme, énergique et vigoureuse sous sa +fragilité native, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Ses cheveux +blancs se collaient en bandeaux plats sur ses tempes amaigries, et son +front, bombé par le retrait des lignes du visage, était éclairé par deux +yeux caves, secs, brillants... + +»Il n'y avait pas à douter, c'était la mort! + +»--Oh! je t'en prie, murmura-t-elle, viens près, tout près, que je +t'embrasse... de tout mon coeur... comme autrefois. + +»Elle me prit par les deux joues comme on fait à un enfant, et sur mon +front brûlant, je sentis ses lèvres froides... + +»--Que s'est-il passé? m'écriai-je. Il y a longtemps que tu es malade! +Pourquoi ne m'as-tu pas appelé plus tôt? + +»--Chut! fit-elle, ne parle pas si fort. Ma pauvre tête endolorie est +devenue bien sensible... il ne faut pas m'en vouloir!... Mais parle tout +bas... tout bas... + +»Elle se tourna péniblement et adressant un signe à la vieille Zanne, +qui regardait à travers ses larmes cette scène douloureuse: + +»--Laisse-nous, ma mie, il faut que je cause avec lui... et tu sais... +je n'ai pas de temps à perdre... + +»Nous restâmes seuls. Je n'osais pas interroger. J'attendais. + +»--Petit, reprit ma mère (c'était ainsi qu'elle m'appelait autrefois, +avant que je l'eusse quittée), petit, ouvre le petit meuble là-bas.... +Oui, c'est cela... le tiroir du haut.... Il y a une lettre, n'est-ce +pas?... pliée... avec le timbre de Bordeaux.... Apporte-la... mets-la +sur mon lit.... Merci!... tu es toujours gentil et complaisant comme +autrefois.... Ah! mon pauvre Martial! + +»Je me remis à genoux auprès de son lit. + +»--Vois-tu, reprit-elle, j'ai bien de mauvaises nouvelles à +t'apprendre.... Il faut avoir du courage... + +»--Mon père! m'écriai-je. + +»Elle posa vivement sa main sur ma bouche. + +»--Oh! non, pas cela! fit-elle. Cependant, promets-moi de ne pas te +désoler.... Car, sais-tu, c'est si terrible que j'en meurs.... Quand +j'ai appris... ce que contient cette lettre, je suis tombée par terre... +même je me suis fait bien mal... parce que ma tête a porté contre le +mur.... J'ai eu le délire.... C'est bien étrange, cela!... je ne +comprenais plus, je ne pensais plus.... Cependant je me souviens de ce +qui se passait dans ma pauvre tête... C'étaient des mensonges!... je te +voyais rire, je t'entendais chanter, et tu avais autour de toi toute +sorte de monde.... Comme c'est bizarre, le délire!... + +»Je baisais ses mains à pleines lèvres. Je n'avais pas l'infamie de me +défendre. Pauvre, pauvre mère! + +»--Mais il ne faut pas que je perde de temps, reprit-elle, parce que je +suis sûre, je sais que je vais bientôt mourir.... Ne pleure pas.... +Là!... voila que tu sanglotes!... Petit, je te le défends!... +Écoute-moi, et promets-moi d'être bien courageux... + +»--Parlez! parlez, ma mère! + +»--Oui, mais je te défends de t'exalter.... Vois-tu, depuis le jour où +ton père est parti, je ne vivais plus. Il ne faut pas m'en vouloir, mais +je l'aimais tant! Ah! si tu savais tous les trésors de dévouement et de +bonté que renfermait cette âme! Si je vaux quelque chose, c'est à lui +que je le dois. N'en doute jamais. Eh bien! voilà près d'une longue +année que je n'ai entendu parler de lui.... C'est atroce, cela. J'ai eu +des mois entiers sans sommeil. J'étais là, seule, tendant l'oreille... +car je me disais: S'il n'écrit pas, c'est qu'il revient. Hélas! le matin +passait, et puis le soir, et ton père n'était pas là... Seules, tes +lettres me remettaient un peu de joie au coeur. Ah! je veux te le dire, +je suis fière et heureuse; car, enfin, tu es bien un peu mon oeuvre... +et quand j'ai lu dans les journaux--j'en ai fait venir exprès... pour +les montrer--«notre grand peintre Martial,» alors c'était une fraîcheur +qui me passait à travers le coeur. C'est si bon, l'orgueil de son +enfant! + +»Elle s'interrompit. Sa respiration était courte. Je ne doutais plus. La +mort guettait sa proie, et elle ne pouvait plus lui échapper... + +»--Mais, ton père!... qu'est-il devenu? La dernière fois qu'il m'a +écrit, il était à... attends donc!... je ne me rappelle pas bien le +nom.... Saïgon... oui, c'est bien cela. Et il me disait que tout allait +au mieux, qu'il était sûr de réussir... que nous serions riches comme +des rois... et il ajoutait... tiens cela me fait rire: Le Roi du Feu +t'envoie l'expression de son profond respect.... Tu te rappelles +bien.... Comme il était singulier, ce Roi du Feu! + +»Et elle rit aux éclats. J'eus peur. Est-ce que le délire allait de +nouveau s'emparer d'elle? Mais sa volonté fut plus forte que la maladie. +Elle redevint maîtresse d'elle-même. + +»--Depuis ce temps, je n'ai plus entendu parler de ton père.... Je ne +suis pas bien effrayée... parce qu'il m'avertissait qu'il allait partir +pour une expédition lointaine... pour le pays... des Khmers! Tu sais, tu +as déjà entendu ce nom.... La statue qu'il avait reçue dans la caisse... +tu te rappelles... c'était, nous a-t-il dit... le roi Lépreux, le +dernier souverain des Khmers.... Il ajoutait qu'il était déjà allé dans +ce pays... et que, de la part des indigènes... des sauvages, sans +doute... il n'y avait aucun péril à redouter.... Et cependant, je n'ai +plus entendu parler de lui!... + +»Je crus que c'était cette inquiétude seule qui l'avait abattue ainsi, +et je m'efforçai de la rassurer. Mais elle me fit signe de me taire. + +»--Je te dis tout cela, continua-t-elle, veux-tu savoir la vérité? pour +retarder le moment où tu apprendras la terrible nouvelle... + +»--Mais, ma mère, que peut-il nous arriver de douloureux? Pourvu que mon +père vive... + +»--Ceci, fit-elle d'un ton fiévreux, c'est que le banquier chez lequel +nos fonds étaient déposés... tu sais bien, le banquier de Bordeaux.... +M. Estremoz... + +»--Eh bien? + +»--Eh bien, ce misérable est parti, en emportant notre modeste +fortune.... Tu es complétement ruiné!... + +»Sans me laisser placer une seule parole, elle continuait: + +»--Tu es ruiné, entends-tu? C'est la misère pour toi. Tu n'as plus un +sou. Tu mourras de faim, de froid.... Je sais bien ce que c'est. Tu es +trop jeune encore pour résister à ces privations atroces.... Nous +n'avons plus rien, rien!... + +»Chacun de ses mots se scandait dans une sorte de râle. + +»Ainsi, c'était pour cela que se mourait ma mère! Ah! en vérité, je +sentis tout mon être se soulever à cette pensée.... Certes, je glissais +déjà sur la pente du mal... mais, du moins, l'amour de l'argent pour +lui-même n'avait pas desséché mon coeur.... Que m'importait cette +fortune! Ruiné! Eh bien! tant mieux!... est-ce que ce n'était pas me +contraindre à lui rendre au centuple, à elle, les sacrifices qu'elle +s'était imposés pour moi? Je lui dis tout cela! Comme je parlais +éloquemment de travail, de succès, de gloire, de fortune, et cependant, +tout à coup, je m'interrompis. Sur sa lèvre errait un sourire +d'incrédulité profonde. + +»--Tu doutes de moi, maman? m'écriai-je. Ah! c'est mal! + +»--Bébé! va! fit-elle. + +»Elle m'attira tout près d'elle, si près que ses lèvres touchaient mon +oreille. + +»--Tu crois donc, dit-elle tout bas, et ses yeux se baissaient comme si +elle eût rougi de me parler ainsi, tu crois donc que je ne sais pas ce +qui se passe? Je sais que tu aimes... que tu es aimé!... Oh! d'abord +cela m'a fait de la peine, et puis je me suis raisonnée.... Tu es si +jeune... et puis, on m'a dit que tu l'adorais. Elle s'appelle Isabelle. +C'est bien cela, n'est-ce pas? Eh bien, j'ai peur que, si tu es +pauvre... elle ne te quitte, et que cela ne te fasse trop de peine! + +»Mon Dieu! où cette femme, chaste et pure entre toutes, avait-elle +appris cette indulgence! Et si vous aviez vu ce sourire un peu fin, un +peu moqueur, tout affection et tout pardon!... Cette vierge-mère aimait +tant son fils qu'elle mourait de douleur de ne pouvoir lui éviter une +larme... et pour qui? pour qui cette émotion sainte!... cette +condescendance sublime! + +»Pour cette femme qui s'était vendue, qui se vendait, qui allait se +vendre sans cesse et toujours! + +»--Je ne la connais pas, me dit ma mère; mais je la vois à travers +toi... tu l'aimes... donc elle est bonne et belle!... oh! je te +connais!... tu es bon juge! + +»J'aurais voulu me tuer au pied de ce lit. + +»Ce qui m'étonnait profondément, c'est que ma mère fût aussi bien +instruite de ce qui se passait à Paris. Voici ce qu'elle m'avoua. +Lorsqu'elle avait appris, très-indirectement, que j'avais une maîtresse, +elle avait éprouvé une terreur invincible. Sans doute, cette femme +allait m'arracher au travail, me pousser sur le chemin mauvais de +l'oisiveté, à la débauche, peut-être... et, sans faire part de son +projet à personne, elle était venue à Paris et avait pris adroitement +ses renseignements. Or, que lui avait-on dit? Depuis qu'Isabelle vivait +auprès de moi, j'avais complétement renoncé à la vie que j'avais menée +jusque-là. Plus de ces _parties_ entre camarades, d'où l'on revient la +tête lourde et les yeux rougis; je travaillais sans cesse, avec ardeur. +On parlait d'un chef-d'oeuvre. + +»Ma mère ne voulut même pas m'embrasser. Elle craignait que je ne lui +reprochasse de m'espionner. Et elle était repartie dans sa solitude, la +chère âme, heureuse de ce que le danger par elle redouté ne fût +qu'imaginaire!... + +»Voilà ce qu'était ma mère!... Quant à la perte de sa petite fortune, +c'était pour elle un coup mortel. Depuis quelque temps déjà, sa santé +était chancelante, et son énergie seule la soutenait encore; mais quand +elle avait vu s'écrouler d'un seul coup toutes ses espérances, tout cet +édifice de sécurité sur lequel, à ses yeux, reposait mon avenir, elle +avait été saisie d'une crise terrible, à laquelle elle devait succomber. + +»Ah! combien douce et charmante elle resta jusque dans les affres de +l'agonie!... elle se préoccupait surtout de ce que j'allais devenir. + +»Sur les quelques centaines de francs qu'elle s'était réservées pour son +entretien, elle avait encore économisé, et ce fut avec un sourire de +joie indicible qu'elle tira de son chevet la bourse où brillaient ces +dernières pièces d'or, dont chacune représentait une privation pénible. + +»--Prends, me dit-elle. C'est le sang de ta pauvre maman; cet argent-là +te portera bonheur.... Maintenant ce n'est pas tout, il me reste des +bijoux... les voici, dans cette petite cassette... je les ai reçus de +ton père... et si tu veux me faire bien plaisir, tu me jureras... non, +tu me promettras... pas de serment, ta parole me suffit... de ne t'en +défaire qu'en cas d'absolue nécessité... Il est bien entendu que je ne +laisse pas de dettes, pas même le loyer de notre petite maison.... Comme +je savais que j'allais mourir, je me suis entendue d'avance avec le +propriétaire, et tu peux la quitter sans avoir rien à payer... tu +comprends, nous avons fait une cote mal taillée! et il a résilié le +bail. + +»Est-il rien de plus admirable que cette sollicitude maternelle, +prévoyante jusqu'à la mort! + +»Quand elle comprit que la minute suprême arrivait, elle m'attira près +d'elle, et me serrant contre sa poitrine amaigrie où grinçait un râle +souffreteux: + +»--Tu sais, me dit-elle, quand tu reverras ton père, tu lui donneras mon +dernier baiser... + +»Et ses lèvres se posèrent sur mon front... et j'entendis un long +soupir! + +»La pauvre femme se laissa tomber sur son oreiller, ferma les yeux et +mourut... + +»Voilà les enseignements que j'avais reçus! voilà la sublime éducatrice +que mon père m'avait donnée! + +»Et voici ce que j'ait fait... + +»Six mois après, il semblait que tout cela ne fût qu'un mauvais rêve, à +jamais effacé. J'étais redevenu l'amant d'Isabelle; mais cette fois, +amant honteux, hypocrite, me glissant au milieu des sourires des +laquais, par un escalier dérobé, attendant, anxieux, qu'elle fût +seule... + +»Cette passion malsaine s'était de nouveau emparée de moi avec +l'intensité de la fièvre. + +»Travailler! il était bien question de cela. Parfois, je barbouillais à +la hâte quelques toiles, que j'allais vendre pour ne pas mourir de faim, +et le plus souvent j'employais cet argent en bouquets, que j'accourais +offrir au Ténia. + +»Car déjà on la nommait ainsi. + +»L'Anglais qui m'avait pris ma maîtresse avait promptement compris +quelle nature hideuse se cachait sous cette enveloppe admirable! Et, +désespéré, il s'était tiré un coup de pistolet dans la tête. + +»Je crois qu'il a survécu à sa blessure. + +»Dire comment j'ai vécu, je ne le sais pas. Je n'avais plus d'autre +objectif que cette femme. Dix fois, elle m'a chassé, et alors mes amis +me prenant en pitié, m'entraînaient dans le monde, espérant que cette +diversion me sauverait de moi-même. Rien! c'était comme la tache de sang +de lady Macbeth, que toute l'eau de la mer ne parviendrait pas à +effacer. + +»Je passais les nuits devant son hôtel, épiant aux fenêtres de sa +chambre un rayon de lumière, une ombre. + +»Je n'avais pas de pain, j'étais devenu une sorte de mendiant famélique +qui errait dans la vie, comme ces Italiens qui jadis portaient en leurs +veines le poison des Borgia, poison cent fois moins terrible que celui +qui tuait en moi la conscience et l'honneur. + +»Le plus horrible en ceci, c'est que cette femme jouait avec mon âme +avec un épouvantable cynisme! + +»Quand des mois s'étaient passés, quand je commençais à désespérer et +que peut-être une lueur de raison allait jaillir en moi, on eût dit +qu'elle devinait ce prochain réveil; alors elle m'appelait. + +»Tantôt, quand, stupide et rougissant de moi-même, je me trouvais sur le +passage de sa voiture, elle s'arrêtait brusquement et m'appelait; +j'accourais, courbé comme un valet, et alors, avec un éclat de rire, +elle repartait au galop de ses chevaux. + +»Et j'étais presque heureux qu'elle m'eût reconnu, fût-ce même pour +m'insulter. + +»Ou bien, dans la mansarde où j'avais dû me blottir, comme un fou dans +un cabanon, je recevais un billet qui contenait ce seul mot: + +«Viens!» + +»Et j'obéissais à cet appel... elle me recevait et me disait: + +»--Tu ne t'es pas encore tué!... décidément, tu es si lâche que je +t'aime! + +»Et avec quel art infernal elle se plaisait à m'abreuver d'humiliations! +Comme elle arrachait un à un de ma conscience chaque sentiment encore +résistant! + +»Ces bijoux, que ma mère m'avait confiés et que ma parole aurait dû me +rendre sacrés, je les donnai à cette femme, qui, sous mes yeux, s'en +para pour aller au théâtre avec son amant. + +»Et encore me dit-elle: + +»--Sont-ils assez vieillots! mais tant pis, ils me plaisent ainsi. + +»Le dégoût me monte aux lèvres quand je plonge par la pensée dans cette +fange, où je ne me débattais même plus. + +»Quand, pour la dernière fois, elle me mit à la porte comme un laquais, +j'attendis longtemps, espérant encore un de ces caprices odieux qui me +rapprochaient d'elle. Cette fois, ce fut trop long. Et peu à peu je me +sentis envahi par un tel mépris de moi-même et de cette misérable, que +je me condamnai. + +»Vous savez le reste. + +»Tombant de degré en degré, roulant sur cette pente où les désespérés +vont vite, j'avais tout négligé, tout oublié... et mes ardeurs de +travail et mes espérances de succès. + +»J'avais d'abord demandé à l'ivresse l'oubli fiévreux, j'avais bu de +l'absinthe; mais loin de me calmer, l'alcool ne faisait qu'exaspérer ma +douleur. + +»Parfois, j'avais tenté de ressaisir mes pinceaux; les êtres qu'évoquait +mon imagination n'étaient que des spectres. + +»Et la misère venait! Larve hideuse, elle m'enserrait de ses deux bras +qui étouffent et navrent! Dans cette mansarde dont les murs délabrés +criaient, par toutes leurs lézardes, les tortures de la pauvreté, je me +sentais glacé. En vain, je faisais appel à mon courage, à toutes les +exhortations du passé. Il m'était impossible de me dominer. En dépit de +moi, cette femme me tenait comme ces stryges des légendes qui embrassent +et emportent les enfants! + +»A mon coeur montaient le dédain, le mépris de mon être. A quoi étais-je +bon? A quoi étais-je utile? De mon père je ne savais rien. Ma mère, je +l'avais tuée, car c'était pour moi et à cause de moi qu'elle était +morte! + +»Alors, inutile aux autres et à moi-même, je n'avais plus qu'à +disparaître. + +»Ce qui me décida fut ceci. Une dernière fois je m'interrogeai, la +question était ainsi formulée: + +»--Si le Ténia t'appelait, irais-tu? + +»Voyez, je disais déjà le Ténia, c'est-à-dire que j'acceptais la renom +monstrueux qui s'attachait à cette femme. + +»Le Ténia! c'est-à-dire cette mucosité sinistre et rampante qui +s'agglutine aux entrailles, les ronge, les serre, les anéantit, qui de +l'homme fort fait un squelette, qui tue la force, détruit l'énergie... + +»Le Ténia! épouvantable étrangeté devant laquelle hésite encore la +science: + +»--Si elle t'appelait, irais-tu? + +»Et je répondais: + +»--Oui! + +»Alors il fallait en finir avec moi-même. + +»Je me décidai. + +»Je me condamnai à mort. + +»Oh! la terrible journée qui précéda l'acte suprême! Comme, dans la +vitalité de ma jeunesse, j'essayai encore de me défendre! comme je +voulais me rattacher à la vie! comme je plaidai ma cause! comme je fus +indulgent pour mes turpitudes! + +»Plaidoiries, plaintes, regrets, tout se heurta contre ma propre +ignominie. + +»Et ce jugement que j'avais porté contre moi-même, je me dis qu'il +fallait l'exécuter. + +»Pourtant, je m'en souviens maintenant, à l'heure dernière, une vision +éblouissante passa devant mes yeux. + +»Oui! où donc était-ce? Une jeune fille, pure, chaste, adorable! Ce fut +un éclair, il me sembla que si je l'avais rencontrée plus tôt, je serais +devenu un homme! + +»Bah! c'était quelque nouveau mirage décevant mon âme affolée! + +»Vous savez le reste! + +»Et maintenant, messieurs, vous qui m'avez sauvé, vous qui avez droit à +scruter les replis les plus profonds de mon âme... + +»Jugez-moi... + +»Seulement, écoutez bien.... J'ai été assez franc, j'ai fait assez bon +marché de mon orgueil, de mon amour-propre, pour que vous acceptiez ma +parole! + +»Depuis l'heure où j'ai voulu abandonner la vie, il s'est accompli en +moi une transformation telle que, m'interrogeant, il me semble être +revenu de deux années en arrière. Non, tout ce que j'ai dit n'existe +plus! Le Martial d'autrefois est mort!... et un autre s'est éveillé, en +qui parlent toutes les voix de l'honneur et de la probité. + +»Si je vous ai bien compris, vous vous êtes dévoués à une oeuvre grande +et généreuse; vous vous êtes constitués, au milieu de cette société +égoïste et haineuse, les chevaliers du droit et du devoir. + +»Eh bien! je vous le demande: ouvrez-moi vos rangs, et, soldat fidèle, +je combattrai à vos côtés. + +»Dans cette armée du bien, dont vous m'avez révélé l'existence, je +prendrai--si vous le voulez--le poste le plus humble ou le plus +dangereux.... Toutes mes énergies d'homme se sont réveillées à votre +appel. Je ne vous demande pas de croire aujourd'hui en moi... mettez-moi +à l'épreuve... ma vie vous appartient... J'attends votre arrêt.» + +Martial se laissa retomber sur son siége, épuisé par les angoisses de +cette confession, où s'étaient déroulés ses plus amers souvenirs. Peu à +peu, les personnages qui composaient le Club des Morts s'étaient laissé +eux-mêmes entraîner par ce récit, où la faiblesse humaine parlait si +haut. Et quand Martial eut fini, pas un mot ne s'échappa de toutes les +poitrines oppressées. Tous s'absorbaient dans leur pensée, et peut-être +se souvenaient d'avoir subi, eux aussi, le joug de funestes passions. +Enfin, Armand de Bernaye se leva. + +--Messieurs, dit-il, vous avez entendu le récit de Martial, vous avez +entendu encore la requête qu'il vous adresse. Vous savez ce qu'il nous +reste à faire. Que chacun de nous descende au plus profond de sa +conscience, et se demande si l'homme qui fait appel à nous est digne de +se dévouer à l'oeuvre que nous avons entreprise... Souvenez-vous que +notre premier devoir, c'est la franchise absolue envers nous-mêmes. +Donc, pas de fausse fierté, pas de compromis!... Oui, ou non, Martial +a-t-il le droit de faire partie du Club des Morts? Oui ou non, +avons-nous, à notre tour, le droit, en nous confiant à lui, de lui +livrer les secrets de notre association? Notre réponse, vous le savez, +doit être ainsi formulée: _Oui_, _non_, ou bien, pour troisième terme: +_Épreuve_. + +Armand se tourna vers Martial. + +--Si nous décidons qu'il y aura épreuve, ceci signifiera que nous avons +besoin de nouveaux gages avant de vous admettre à titre définitif dans +nos rangs. En ce cas, vous ne connaîtrez ni nos noms ni nos visages. +Nous vous imposerons une tâche, et c'est seulement lorsqu'elle sera +remplie que vous deviendrez notre compagnon et notre frère. + +--Quelle que soit votre décision, dit Martial, je l'accepte. Je +comprends moi-même que la faiblesse d'âme dont j'ai fait preuve vous +peut mettre en défiance contre moi. Et cependant, si vous pouviez lire +au fond de ma conscience, vous vous souviendriez que du creuset de la +douleur et du remords, la volonté sort plus vigoureuse et plus +résistante.... + +Armand l'interrompit d'un geste. + +--Nous vous avons entendu: il nous reste à vous juger. Sachez encore que +toute décision réclame l'unanimité des voix, en ce qui concerne +l'affirmation ou la négation. Pour l'épreuve, une seule voix suffit pour +l'imposer. + +Il se fit un grand silence. + +--Martial, reprit bientôt M. de Bernaye, chacun de nous, après avoir +consulté sa conscience, va faire connaître sa décision devant vous. + +Martial inclina la tête. Il était pâle d'angoisse. + +Sir Lionel Storigan se leva le premier et dit: + +--Oui. + +--Oui, dirent à leur tour chacun des frères Droite et Gauche. + +--Oui, répéta Armand. + +Seule, la marquise restait. Quand elle se dressa, Martial ne put +réprimer un mouvement de surprise. Dans l'ombre qui obscurcissait la +salle tendue de noir, il n'avait pas remarqué que l'un de ses juges fût +une femme. + +De sa voix douce et grave, elle laissa tomber ce mot: + +--Épreuve! + +Martial tressaillit. Il lui semblait que ce mot équivalait à une +condamnation sans appel. Il eut froid au coeur; il croyait qu'une main +inconnue le rejetait dans l'abîme où il s'était si longtemps débattu. + +--Ah! qui que vous soyez, s'écria-t-il, révoquez cet arrêt. Croyez en +moi! il me tarde de commencer l'oeuvre de réhabilitation. + +--Et ce sera quand vous le voudrez vous-même, reprit la marquise. Si le +mot qui vous admet dans nos rangs n'est pas tombé aussitôt de mes +lèvres, c'est qu'avant de lier pour toujours votre existence à nos +destinées, il vous reste une tâche à remplir. + +--Parlez! parlez! et quelle qu'elle soit, je saurai vous prouver que je +suis digne de vous. + +--Martial! votre seul crime, c'est d'avoir oublié votre mère. Voilà ce +que mon coeur vous reproche. De vos folies nous ne nous souvenons même +plus. Mais ce fut un crime, Martial, je le répète, que d'effacer de +votre coeur, fût-ce pendant une heure, le souvenir de celle qui avait +poussé l'esprit de dévouement et de sacrifice à ses dernières limites. + +Les larmes montaient aux yeux de Martial. + +--Vous avez donc oublié, Martial, continua la marquise, qui songeait, +elle, à ce cher petit être que Biscarre avait arraché de ses bras, vous +oubliez donc que l'enfant qui part emporte avec lui un lambeau du coeur +de sa mère, et qu'elle meurt loin de lui? Avant de vous lancer de +nouveau dans la mêlée humaine, avant de faire abandon de votre volonté, +avant enfin d'être le digne soldat du bien, voici l'épreuve que je vous +impose... + +--J'écoute! fit Martial oppressé. + +--Vous partirez aujourd'hui même, tout à l'heure. Vous irez dans cette +ville où votre mère vous a béni pour la dernière fois.... Là, vous vous +arrêterez; vous marcherez vers l'humble cimetière où dort la pauvre +femme, et sur la tombe qui la recouvre, vous vous agenouillerez, et vous +lui direz: «Mère! ton fils ingrat et coupable te supplie de lui +pardonner... et te demande si, dans la sincérité de sa conscience, il +est assez fort pour se mêler à la lutte humaine.» Alors, dans votre +coeur, une voix s'élèvera. Ce sera celle de la généreuse créature qui +vous a tout donné jusqu'à la dernière goutte de son sang... et cette +réponse dictera la mienne.... Si, courbé sur cette pierre glacée, vous +vous sentez béni par celle qui n'est plus, alors revenez vers nous... et +cette fois, je le jure, nous ne verrons plus en vous qu'un ami, un frère +et un soldat du droit! + +--Ah! merci mille fois d'avoir conçu cette pensée! s'écria Martial. Oui, +vous avez raison, je dois retremper mon âme à cette source de toute +bonté et de tout amour!... + +--Allez donc, dit Armand. Vous sortirez d'ici sans connaître le lieu où +vous avez été conduit. Dans une heure, une chaise de poste stationnera +sur la place du Carrousel, devant l'hôtel de Nantes. Ne prononcez pas +une parole. Le conducteur vous reconnaîtra sans que vous lui parliez. +Dans les poches de la voiture, vous trouverez l'argent nécessaire à +votre voyage.... + +A ces mots, Martial ne put réprimer un geste de protestation +involontaire. + +--Voyez, reprit Armand, voici que déjà le vain orgueil reprend sur vous +son empire. Vous êtes libre encore de refuser, si vous vous trouvez +humilié de recevoir de ceux qui comptent vous recueillir comme un frère +les ressources qui vous manquent. + +--Non! pardonnez-moi! fit Martial. + +--Qui est avec nous, continua M. de Bernaye, ne possède plus rien en +propre. Tout à tous, ceci est notre devise. + +--J'obéirai. + +--Trois jours vous suffisent pour accomplir ce pieux pèlerinage... dans +trois jours donc, vous vous retrouverez à Paris. Vous retournerez dans +votre chambre, et là vous trouverez un billet qui vous indiquera ce +qu'il vous reste à faire. Si la voix de votre mère a troublé votre coeur +et n'a pas éveillé en vous un de ces échos qui sont une révélation, +alors déchirez ce billet, et que tout ce qui s'est passé aujourd'hui +soit à jamais oublié... sinon, venez à nous, et dès lors vous serez +associé à notre oeuvre. + +Martial étendit la main: + +--Sur le souvenir de ma mère, par mon père qui peut-être réclame +vengeance, je vous jure d'être à mon poste dans trois jours. + +--Allez, Martial, nous vous attendons.... + +Le jeune homme sortit de la salle, et se retrouva dans la chambre où il +avait passé la nuit. Là, un léger repas était préparé. Sur les instances +de Lamalou, Martial consentit à réparer ses forces. Bientôt ses yeux se +fermèrent, son cerveau se troubla... il s'endormit. Et quand il revint à +lui, il se trouvait devant l'hôtel de Nantes, se demandant si tout ce +qui s'était passé n'était pas un rêve. Mais la chaise de poste était là. +Dès qu'il parut, le postillon s'approcha de lui et du geste lui désigna +la voiture, dont la portière se referma sur lui.... Et les chevaux, +brûlant le pavé, s'élancèrent vers la barrière. + + + + +X + +A L'OURS VERT + + +--Eh ben! de quoi donc, mon petit!... est-ce que par hasard on a des +_émoss_? + +Deux renseignements: A l'époque où se passent les faits que nous +racontons, l'abréviation des mots était dans toute sa floraison +argotique. On disait les _Funamb_ pour les Funambules, le petit _Laz_, +pour Lazari; on amputait les mots, trouvant plus court de nommer le café +du _caf_, et le bouillon un _ordin_, du mot ordinaire. + +Les termes métaphysiques n'avaient pas échappé à la contagion: «En v'la +une vraie _rigol_,» pour rigolade, «est-il _bass_!» pour est-il +_bassinant_ (ennuyeux)! _émoss_, pour émotion. + +Second détail: + +Voici où et dans quelles circonstances les paroles que nous venons de +citer étaient prononcées. Auprès des halles, derrière les ignobles +échoppes de bois qui entouraient alors la fontaine des Innocents, un +grand nombre de cabarets restaient ouverts toute la nuit. C'était à la +place Sainte-Opportune, dont l'arcade rappelait et rappelle encore aux +amants du passé les plus beaux jours de la Truanderie, que les maisons +branlantes et penchées abritaient ces bouges, réservés en apparence aux +maraîchers et aux travailleurs du carreau, mais en réalité envahis par +tout ce que Paris comptait de vagabonds et de gens sans aveu. Donc, au +pied d'une de ces bâtisses, menacées par le marteau des démolisseurs et +toutes prêtes à tomber d'elles-mêmes si on ne se hâtait de les jeter à +bas, une boutique à carreaux sales, formés de vitres verdâtres, +barbouillées de craie, portait cette enseigne: + + _A l'Ours vert_. + +Au-dessus de la porte d'entrée, une plaque de tôle, fichée par quatre +clous, représentait je ne sais quelle forme hétéroclite d'animal que le +propriétaire de l'établissement affirmait être un ours, et qui, par un +caprice singulier du peintre, était d'un vert que nous pourrions +qualifier d'ardent. L'ours était dressé sur ses jambes de derrière et, +le museau levé, paraissait se livrer à quelque sarabande qu'un ours qui +se respecte n'eût jamais esquissée. + +Voilà pour l'extérieur. Entrons. C'est un long boyau, divisé en deux +rangs de tables qui jadis eurent sans doute la blancheur immaculée de +sapin neuf, mais qui aujourd'hui sont rehaussées d'une couche de graisse +noirâtre, polie par les coudes des buveurs, et qui leur donnerait, si +peu de bonne volonté qu'on y voulût bien mettre, l'apparence d'une +toile vernie. Justement à côté de la porte d'entrée, un comptoir +recouvert d'une plaque de zinc, encombré de bouteilles, de brocs, avec +son évier percé d'un trou dans lequel roulent incessamment les rinçures +de verres vidés. Derrière le comptoir, une grosse femme, aux allures +masculines, aux lèvres moustachues, à l'oeil rougi. Nous disons à l'oeil +rougi au singulier, par cette raison que cet oeil est unique, l'autre +disparaissant sous la paupière fermée. Que si nous nous obstinions à +vouloir approfondir ce mystère, nous apprendrions que la maîtresse de +l'_Ours vert_, connue sous le surnom de la Brûleuse, a jadis soutenu +quelques vives discussions en cours d'assises pour incendie, et qu'après +une condamnation sévère, elle a assez peu respecté les arrêts de la +justice pour que, dans une lutte formidable contre les gendarmes, elle +ait perdu un de ses yeux. Excellente nature d'ailleurs, comme on le +verra tout à l'heure. Quant au patron, puissent nos lecteurs retrouver +avec satisfaction une de nos anciennes connaissances! Taille et +corpulence énormes, traits boursouflés, nez épaté, bouche lippue, +oreilles gigantesques, tels étaient les traits du personnage qui, jadis, +attendait dans les gorges d'Ollioules le forçat Biscarre; tel était +aujourd'hui Diouloufait, que les habitués de l'_Ours vert_ avaient +baptisé d'un surnom significatif. On l'appelait la Baleine. C'était +toujours le colosse aux formes massives; seulement, vingt années passant +sur ce masque de chair y avaient creusé des rides profondes, et les +cheveux embroussaillés étaient presque gris. En ce moment, la Baleine +venait de s'asseoir au fond de la salle presque vide, auprès d'un homme +qui, la tête dans ses deux mains, semblait ne pas remarquer sa +présence. + +--Voyons, mon petit _gosse_, reprit la Baleine, faut pas se faire du +tintouin comme ça. V'là-t-il pas! pour une méchante histoire de quatre +sous!... + +L'autre ne répondait pas. La Baleine se releva, alla au comptoir, et +s'adressant à la Brûleuse: + +--La vieille! passe-moi la bouteille de poivreau.... + +On appelait ainsi, dans ce monde dont nous ne présentons pas les +manières et le langage comme un modèle à suivre dans les familles, un +épouvantable mélange d'eau-de-vie et de kirsch qui emportait--comme +disait Diouloufait--la... bouche à quinze pas. + +--Pourquoi faire? fit la Brûleuse. + +--Est-ce que ça te regarde? + +--Un peu, qu'ça me regarde. Tu le tueras, ce p'tit-là!... + +--Ça, ça n'est pas ton affaire. + +--Mais si vous voulez tant que ça vous en débarrasser, vous feriez bien +de le _suriner_ une bonne fois.... + +La Baleine cligna de l'oeil et tapa amicalement sur l'épaule de la +grosse femme: + +--Toi, t'as du bon! t'es pas pour les moyens violents! mais, vois-tu, ma +p'tite, y a temps pour tout. + +--N'empêche que je trouve pas bien de lui détruire l'estomac comme ça. +Vois-tu, Dioulou, tu m'as donné une _gastrique_, que quelquefois j'en +crie. + +--Oui, mais toi! tu es une faible créature. + +La Brûleuse rit, ce qui lui donna l'occasion de montrer le plus horrible +chevauchement de dents jaunâtres ou noires _s'esbattant_ entre ses +mâchoires. + +--Écoute, reprit-elle, ça n'est pas tout ça. Mon petit Diou, il faut que +tu me dises pourquoi vous démolissez ce moucheron-là, à petites doses, +au lieu d'en finir, là, comme des gas, d'une seule fois! + +Dioulou regarda autour de lui avec inquiétude: + +--Tais-toi! et coupe-toi la langue plutôt que de _sottiser_ comme ça; tu +sais bien que je suis pas le maître. + +--Ah! oui, y a l'autre! En v'là un qui me fait peur, moi qui suis pas +poltronne, et qui mangerais un gendarme comme on avale un hareng saur... +mais celui-là! brrr! rien que d'y penser, ça me fait froid dans le dos. + +--Alors t'occupe pas du petiot! + +--C'est l'autre qui veut?... + +--Oui, c'est l'autre qui donne les ordres... y a pas à barguigner.... +Donc, t'en mêle pas... tu me ferais avoir du désagrément, et donne-moi +le poivreau... + +--Le v'là! mais attends! + +La bonne personne fit sauter le bouchon avec une chiquenaude, et, +prenant un verre, le remplit jusqu'aux bords: + +--Maintenant, prends... + +--Oh! la Brûleuse!... tu vas te faire mal!... + +--Allons donc!... Ça m'a brûlé le _sophage_, et maintenant, y a plus que +ça qui me soulage. + +Et, d'un coup de coude magistral, elle leva le verre, dont le contenu +glissa dans sa gorge. Elle poussa un han! de satisfaction, fit claquer +sa langue et remit la bouteille à Dioulou, qui, chargé en outre de deux +verres, se dirigea de nouveau vers la table, où celui que la Brûleuse +appelait le _moucheron_ était resté dans la même attitude. Dioulou posa +bruyamment sur le bois la bouteille et les verres, puis il frappa sur +l'épaule de son compagnon, une première fois sans succès, mais au second +choc, l'homme leva la tête. C'était un singulier personnage, en ce sens +que l'on s'étonnait malgré soi de le rencontrer en pareil lieu et en +semblable société. Il devait avoir vingt ans à peine: ses traits, +abstraction faite de la fatigue dont ils portaient les traces évidentes, +étaient d'une délicatesse charmante. Des yeux noirs, bien fendus et +couverts de longs cils, éclairaient un front blanc et bien modelé; les +cheveux noirs, légèrement bouclés, se groupaient symétriquement sur les +tempes, dont la peau fine laissait apercevoir les veines bleues. Le nez, +aquilin, avait les ailes fines et transparentes. La bouche, ombragée par +une moustache noire et encore peu fournie, avait une fraîcheur, une +jeunesse qui contrastaient avec le teint trop pâle, sur lequel +apparaissaient aux joues des teintes marbrées. + +--Eh bien!... Jacquot, fit Dioulou, est-ce que nous refuserons de +trinquer un brin avec papa?... + +Celui qu'il venait d'appeler Jacquot le regarda longuement, comme s'il +eût éprouvé quelque difficulté à le reconnaître. + +--Ah! c'est Diou! fit-il avec un soupir. + +--Comme tu dis ça, petiot!... On dirait que ça te chagrine de voir ta +vieille Baleine?... + +--Je ne dis pas cela! mais... je dormais!... et si vous saviez, quels +rêves!... oh! quels beaux rêves je faisais!... + +--Bah! les rêves, c'est des bêtises!... faut mieux boire. + +Et Dioulou emplit deux verres. Il poussa l'un d'eux vers Jacquot. +Celui-ci l'écarta doucement. + +--Boire! fit-il avec un accent empreint d'une tristesse navrante; pas +tout de suite!... Je ne voudrais pas oublier... + +--Oublier quoi? + +--Mon rêve! + +--Ah çà! il est donc bien rigolo.... Sacredié! moi, quand je rêve, c'est +toujours qu'on me mène là-bas, à la barrière Saint-Jacques... et puis, +on fourre ma tête dans l'histoire... tu sais... la lucarne d'où on +éternue dans le son.... Y a le canif qu'est grand, grand... comme je ne +sais pas quoi... et il descend... et il remonte... C'est pas drôle du +tout.... C'est pour ça que j'aime pas les rêves.... + +Jacquot ne paraissait pas l'entendre: la tête levée, il semblait, de son +regard vague, suivre dans quelque mirage lointain une vision à peine +effacée... + +--Voyons! reprit la Baleine, aie donc pas l'air d'un abruti comme ça.... +Qu'est-ce que t'as vu?... + +Jacquot tressaillit. + +--Vous ne comprendriez pas!... + +--Tiens! t'es encore poli toi! Alors, dis tout de suite que je suis trop +bête.... Voyez-vous, ce monsieur? Esquintez-vous donc le tempérament à +vouloir le consoler... + +--Pardonnez-moi, fit vivement le jeune homme, je ne voudrais pas vous +blesser. Et tenez, je vais vous le prouver en vous disant mon rêve. +Seulement, promettez-moi.... + +Il s'arrêta. + +--Quoi donc? demanda Dioulou. + +--De ne pas vous moquer de moi. + +--Oh! y a pas de risque! Déboule-moi ton affaire... + +--En somme, cela va pourtant vous paraître bien ridicule. Mais que +voulez-vous, il m'arrive parfois de faire ce même rêve, alors que je +veille.... Il me semble que je suis petit, oh! tout petit! Je suis +couché dans un berceau, enveloppé de rideaux blancs sous lesquels je +suis blotti comme dans un nid d'oiseau. J'ouvre les yeux, alors les +rideaux s'écartent, et.... + +Encore une fois, Jacquot se tut. Était-ce donc qu'il craignait de +profaner cette illusion en la décrivant dans un lieu semblable? + +--Eh bien? fit Dioulou, qui paraissait assez mal à l'aise. Quand on a +commencé, faut finir.... + +En même temps, tandis que le jeune homme s'absorbait dans ses propres +pensées, il lui glissa entre les doigts le verre plein de cette liqueur +redoutée de la Brûleuse. Machinalement, et comme par un mouvement +instinctif, Jacquot porta le verre à ses lèvres et but d'un trait. + +--Bravo! quel gaillard! fit la Baleine. Là, vrai! t'es pas une petite +fille, toi!... + +Une légère rougeur monta aux joues du jeune homme. + +--Je vais te dire tout, continua-t-il, comme si l'infernale liqueur eût +déjà exercé son influence redoutable sur son cerveau. + +Ses yeux brillèrent. + +--Alors, entre les dentelles blanches apparaît une femme!... Oh! comme +elle est belle!... et que son sourire est doux!... Elle se penche vers +moi, je sens sur mon front le souffle divin qui s'échappe de ses +lèvres... dans ses yeux, on dirait qu'il y a des larmes.... J'étends les +bras vers elle... et je balbutie un mot.... Mère!... alors je sens +qu'elle m'embrasse!... Un frisson passe à travers tout mon être!... puis +tout s'efface, tout disparaît... et je m'éveille!... + +Il y eut un moment de silence. Certes, la Baleine n'était pas +précisément ce qu'on appelait encore à cette époque un homme sensible, +et rien n'indiquait que le viscère dont les battements titillaient sa +septième côte eût droit au nom de coeur. Et pourtant il ne disait rien. +Il avait baissé le nez dans son verre vide et aspirait de ses larges +narines l'odeur âcre du poivreau. Tout à coup Jacquot reprit: + +--C'est bien vrai, cela, que vous n'avez jamais connu ma mère? + +Dioulou tressaillit. L'attaque était directe; heureusement il était prêt +à la riposte. + +--Tu sais bien! fit-il d'un ton brusque, je l'ai connue.... sans la +connaître.... C'était la soeur de.... l'autre... + +--Oui, c'est vrai. On me l'a dit cent fois... et aussi vous avez ajouté +que c'était une... méchante femme... + +--Oh! méchante... si l'on veut... seulement elle avait eu des histoires +avec la justice... pour des bagatelles... elle avait ses idées, c'te +femme... elle disait que ce qui était aux autres était à elle... + +--Assez! s'écria Jacquot. Il me répugne d'entendre accuser celle qui fut +ma mère... + +--Bah! elle est morte... et il y a longtemps... + +--Mais, mon père?... + +--Celui-là, mon p'tit... n'y avait que la mère qu'aurait pu nous +renseigner là-dessus... et je crois qu'elle n'en savait pas plus que +nous.... + +Il eut un gros rire. + +--A boire! fit Jacquot en pressant sur son front baigné de sueur sa main +qui tremblait... + +--Hé! va donc, p'tit! fit Dioulou en lui versant à pleins bords l'atroce +liqueur. Faut pas se chagriner! La vie, c'est la vie! A chacun son lot! +Et encore, t'es pas le plus malheureux... on aurait pu te jeter à la +rivière comme un petit chat.... Pas de ça, au contraire, t'as trouvé un +brave homme qui t'a recueilli, qui t'a élevé... un bon zig, enfin... ton +oncle... qui a été pour toi un vrai père... + +--Oui! oui! murmura le jeune homme, dont la tête s'alourdissait et qui +avait peine à parler. C'est vrai que mon oncle a été bon pour moi... + +--D'abord, il t'a fait éduquer.... Bigre! t'as pas à te plaindre... tu +sais lire, écrire, compter, sans parler d'un tas de choses que tu t'es +fourrées dans la tête, et quand tu le voudras, tu seras un monsieur! + +Jacquot, à demi ivre, laissa échapper un éclat de rire: + +--Oui, un monsieur... un mirliflore! Seulement, pour la minute, je meurs +de faim! + +--Ah! c'est vrai! cette nuit, quand tu es arrivé, j'ai bien vu que tu +avais un cheveu! Qu'est-ce qui s'est donc passé? + +Jacquot but encore, et, à mesure que son verre se vidait, une effrayante +transformation se faisait en lui. Sa pâleur devenait livide; les teintes +rouges de ses pommettes s'accentuaient et une sorte de tremblement +agitait ses lèvres. + +--Ce qu'il y a eu, ma pauvre Baleine, reprit-il d'une voix qui se +faisait rauque et saccadée. Est-ce que je sais au juste, moi?... +Toujours des histoires!... On dirait qu'on m'a jeté un sort! Je ne +demandais qu'à travailler... mais voilà le cinquième atelier d'où l'on +me met à la porte... + +--Bah! qu'est-ce que ça fait?... et pourquoi donc t'a-t-on renvoyé? + +--Je vais te dire.... Probablement que ma figure ne plaît pas aux +camarades.... Je ne suis pas plutôt arrivé dans un atelier qu'il y a +toujours quelqu'un qui me cherche querelle.... On m'accuse toujours d'un +tas de choses... tantôt c'est un outil qui disparaît, et on dit que +c'est moi qui l'ai pris... ou bien mon travail est abîmé pendant la +nuit... et le patron se fâche... alors je me révolte! On crie, je crie +plus fort!... Dame! je ne suis pas plus patient qu'un autre, et surtout +quand on sait qu'on n'a pas tort... + +--Tu n'as pas de chance! + +--Tiens, hier, encore la même chose... j'avais à graver une planche, une +planche très-jolie, très-délicate, et on était pressé. Je me mets au +travail; j'avais trouvé les indications écrites au crayon. Tu ne sais +pas ce que c'est que la gravure, mais on doit faire des traits dans ce +sens-ci, dans ce sens-là, pour indiquer les ombres, les draperies.... + +De son pouce, Jacquot indiquait sur la table le sens de ses paroles. + +--Je me dépêche et j'enlève l'ouvrage; je le porte au contre-maître, +croyant avoir un éloge. Bon! voilà qu'il me rit au nez et qu'il me +demande si je me moque de lui. Je ne comprends pas, j'insiste. Il me dit +que j'ai travaillé au rebours des instructions données. Cette fois-là, +je me croyais bien sûr de moi; je lui dis que j'ai exactement suivi les +indications du bulletin. Il se fâche; je lui dis que je vais le lui +prouver. Je retourne à ma place et je prends le papier. Tu vas voir +comme c'est drôle et comme j'ai raison de dire que le diable s'en +mêle.... J'étais si tranquille que je lui donne le bulletin tout plié. +Il l'ouvre, et alors il entre dans une rage!... vrai, c'était +effrayant!... Sais-tu ce qu'il y avait sur le bulletin? + +--Non. + +--Des indications absolument contraires à celles que j'y avais lues. + +--Tu es fou! + +--Non, mais je dis qu'il y avait là une trahison.... Je reconnaissais la +couleur du crayon, la forme des lettres, la disposition même des +annotations... et pourtant, là où j'avais gravé un creux, il fallait un +relief; là où les hachures devaient être verticales, je les avais faites +horizontales... Le contre-maître s'emporte, me traite de fainéant, de +propre à rien! Je me rebiffe, naturellement. Mais, bah! on me dit des +gros mots! tout mon sang me monte à la tête, et j'aurais fait un malheur +si on ne m'avait jeté dehors! Si bien que me voilà sur le pavé... + +--Tu entreras ailleurs! + +--Ouiche! pourquoi faire? Il y a une malechance sur moi! + +Le malheureux, en proie à une ivresse croissante, n'était plus maître de +sa raison. + +--J'en ai assez, disait-il d'une voix entrecoupée, je ne veux plus +travailler.... D'abord, ce n'est pas fait pour moi! je ne suis pas un +ouvrier, moi... je veux... tu l'as dit tout à l'heure... être un +monsieur... un mirliflore... A bas l'atelier!... à bas tout!... +Maintenant, laisse-moi tranquille... j'en ai assez!... faut que je +_pionce_! + +Ces mots d'argot, sur ces lèvres jeunes, semblaient avoir un caractère +plus odieux encore. + +Le jeune homme s'était laissé retomber sur la table. Il était plongé +dans l'abrutissement de l'ivresse. + +Le poivreau avait fait son effet. + +--Maintenant, murmura Dioulou, l'autre peut venir... le petiot est à +point... comme il l'a demandé. + +A ce moment, la porte du cabaret s'entr'ouvrit, et une tête maigre, +glabre, ignoble, se glissa dans l'entrebâillement. + +--Hé! la Baleine! dit l'arrivant d'une voix aigre, le _singe_ (maître) +n'est pas là? + +--Tiens! te v'là, Goniglu! + +--Réponds donc! + +--Eh bien, non... il n'est pas là... + +--Alors, j'entre. + +Goniglu avait six pieds; sa taille et sa maigreur l'avaient fait +surnommer l'Échalas. + +--Vois-tu, la Baleine, nous sommes là cinq ou six _zigs_ qui voulons +causer... et ça nous aurait gênés de trouver le patron. + +--Bah! et qui ça est avec toi? + +--Oh! des bons!... Y a Bibet, tu sais, La Curée, et puis Douze-Francs, +Muflier et Truard... et puis Maloigne... + +--Fichtre! dit Dioulou en riant, l'état-major! + +--Verse-nous des verres.... Tiens! v'là vingt ronds... je vas leur faire +signe. + +Goniglu rouvrit la porte et, de ses grands bras, adressa des signes à un +groupe qui stationnait à quelque distance. Un instant après, les +personnages nommés plus haut faisaient leur apparition dans la salle de +l'_Ours vert_. Il serait excessif d'affirmer que Goniglu et ses +compagnons appartinssent à l'élite de la société. Du moins, ils +dissimulaient admirablement les attaches qu'ils auraient pu avoir avec +le grand monde. C'était, pour tout dire, des amas de guenilles suant le +vice et la débauche: l'état-major--comme disait la Baleine--faisait mal +augurer de l'armée tout entière, car jamais vagabonds et voleurs, +misérables et bandits n'eurent allures plus repoussantes. + +Une exception, cependant: le dernier entré, Muflier, était vêtu d'une +longue redingote de couleur olivâtre qui lui pendait aux talons; des +brandebourgs multiples se croisaient sur sa poitrine bombée, tandis que +sur ses hanches s'arrondissaient les plis bouffants de la jupe à la +mode. Un chapeau très-haut, d'un feutre gris, allant en s'évasant au +sommet, ombrageait son front sous ses bords d'une largeur phénoménale. A +la main, Muflier portait un rotin de grosseur respectable, terminé par +une pomme en corne. Les autres étaient à peine couverts de mauvais +bourgerons ou de vestes trouées. Les pantalons élimés tombaient en +franges sur des bottes dont les hiatus laissaient voir des pieds +malpropres. Cette honorable société, à l'exception de Muflier, s'attabla +bruyamment. + +--Eh bien! fit Goniglu, cause-t-on, ou cause-t-on pas? + +--Faut causer! répondit Douze-Francs, qui devait ce surnom à une affaire +très-délicate--assassinat et vol--qui lui avait rapporté douze francs et +douze ans de travaux forcés. + +--Qu'est-ce qui commence? dit La Curée. + +Il y eut un instant d'arrêt. Les orateurs semblaient manquer. Mais +Muflier, qui était resté debout, appuyé au comptoir et jetant à la +Brûleuse des regards sympathiques, releva d'un geste sec le collet de sa +houppelande, poussa quelques hum! hum! de préparation, exécuta avec son +rotin quelques tours d'un moulinet dominateur, et finalement dit d'une +voix de stentor: + +--Vous êtes tous un tas de... mauviettes! + +--De quoi! de quoi! des manières! fit le groupe. + +Il faut savoir que Muflier, homme d'action et de conseil, portait +d'énormes moustaches qui lui donnaient une physionomie formidable, +qu'il accentuait encore en roulant de gros yeux à fleur de tête. + +--J'ai dit mauviettes, répéta-t-il en laissant retomber son rotin sur la +table. + +Maloigne, qui était petit et malingre, faillit se laisser glisser à +terre. Maloigne était l'admirateur-né de Muflier, quelque chose comme le +joueur de flûte antique. Pour lui, Muflier et sa redingote +représentaient l'idéal de la beauté mâle. Seulement Muflier lui faisait +peur. + +--Pas besoin de gros mots! fit Bibet dit La Curée. On s'explique sans +crier! + +--Est-on des amis ou n'est-on pas des amis? murmura Goniglu, qui +affectionnait cette forme interrogative à deux tranchants. + +--Quand vous voudrez arrêter votre grelot, fit Muflier, ça me fera +plaisir! + +--Faut retirer mauviettes! + +--Je ne retire rien du tout. Ce qui est dit est dit. Ah çà! continua +l'honorable Muflier en accentuant de nouveau son moulinet, est-ce que +vous croyez avoir affaire à un imbécile? + +--Oh! fit Maloigne avec un accent de profonde protestation. + +--Où veux-tu en venir? demanda Goniglu. + +--Où? voilà... vous avez peur! + +--Peur! nous! Ah! par exemple! + +--Vous avez un _trac_ du diable! Hier soir, tout feu, tout flamme! +C'était à qui parlerait le premier! Le maître par ici, le maître par là! +Vous débitiez tout votre chapelet.... Ce matin, ce n'est plus ça, et +vous _canez_... + +--C'est pas vrai! cria Goniglu. + +--Vous canez! répéta Muflier en enflant sa voix. Il a fallu que je vous +traîne jusqu'ici, et encore, toi, Goniglu, tu avais une flemme que si le +_singe_ avait été là, tu ne serais même pas entré. + +Un sourd grognement répondit seul à cette interpellation directe. + +--Mais moi qui n'ai pas froid aux yeux... + +--Oh! pour ça, non! soupira Maloigne. + +--Je vais carrément dire à môsieu le Bisco que ça ne peut pas durer plus +longtemps. + +Il était vrai que les dignes associés tournaient à chaque instant la +tête vers la porte pour s'assurer si le personnage qu'on venait de +nommer ne survenait pas à l'improviste. Cependant l'assurance de Muflier +commençait à les gagner. + +--Non! ça ne peut pas durer! reprit l'orateur. Il faut que ça finisse... +et on ne se moque pas plus longtemps des Loups! + +--Non! non! + +--Parle-t-il bien! parle-t-il bien! murmura Maloigne, dont les yeux +s'écarquillaient comme pour mieux embrasser les beautés multiples de +Muflier. + +--Au fait, sommes-nous les Loups ou sommes-nous pas les Loups? dit +Goniglu. + +--Eh bien! proféra solennellement Muflier, depuis quand les Loups +passent-ils leur temps à se croiser les bras et à regarder passer l'eau +sous les ponts? Comment! voilà plus de deux mois que celui que vous avez +élu comme chef, que le fondateur de l'association refuse de nous rien +mettre sous la dent... pas seulement une pauvre petite affaire! + +--On crève de faim! + +--On est tout nu! + +--On se rouille! + +--C'est ça! Se rouille-t-on ou se rouille-t-on pas? Muflier promena sur +son auditoire un regard circulaire et satisfait. + +--Qu'est-ce que c'est qu'un général qui laisse ses soldats sans +ouvrage?... Voyez-vous, c'est peu naturel, et il y a là-dessous quelque +manigance! Môsieu le chef des Loups s'est lancé dans le grand, il +travaille dans la haute, il tripote dans le doré... tandis que nous, +nous traînons dans les ruisseaux.... D'abord, c'est humiliant. Quand on +a des bras et des jambes, c'est pour s'en servir, et puis, ça n'est pas +régalant. On ne gagne rien et les capitaux s'en vont... + +--Pour ça, ils sont loin!... + +--Je sais bien qu'il y a la paye. Quoi? quarante malheureux sous par +jour, comme à des ouvriers. Nous! des ouvriers! peuh! Si nous avions +voulu être ouvriers, est-ce que nous serions Loups? + +--C'est vrai! c'est vrai! + +--Nous sommes des associés, et il nous faut une part des bénéfices. + +--Une grosse part. + +--Pour qu'elle soit grosse, il faut qu'il y ait des bénéfices, et pour +qu'il y ait des bénéfices, il faut qu'on travaille... + +--Oui! oui! + +--Eh bien! moi, Muflier, j'affirme, je déclare que ma dignité s'oppose à +ce que je touche un salaire, comme un misérable mercenaire. + +--Bravo! moi aussi. + +--Je déclare que mes intérêts souffrent, que la stagnation des affaires +me cause un préjudice énorme, et je veux que ça change. + +--C'est ça! il faut que ça change!... + +--Donc, mes agneaux, le chef va venir. Il faut lui poser carrément nos +conditions. + +Cette proposition, en dépit de l'enthousiasme croissant, jeta un léger +froid dans l'assistance. Mais Muflier était trop bien lancé pour +s'arrêter en si beau chemin. A ce moment, Dioulou, qui, depuis le +commencement de ce mémorable entretien, était resté auprès du comptoir +dans une attitude quasi indifférente, se rapprocha du groupe en écoutant +attentivement. + +--Il n'y a pas à tortiller, reprit nettement Muflier, nous sommes des +hommes d'action, il nous faut pour chef un homme d'action. + +--Le Bisco a fait ses preuves, dit la Baleine en intervenant tout à +coup. + +--Ses preuves!... eh bien! et nous donc!... Ah çà! est-ce que par hasard +nous n'avons pas fauché le pré et mangé la gourgane aussi bien que +lui?... + +--Oui, mais il vous a fourni des affaires superbes, et ça n'est pas sa +faute si vous avez mangé tout ce que vous avez gagné... + +--Fallait peut-être faire des économies pour faire plaisir à môsieu, +articula la voix glapissante de Goniglu. + +--Enfin, qu'est-ce que vous voulez? demanda Dioulou. + +--Ce que nous voulons, ma petite Baleine, répliqua Muflier, dont la voix +prit une intonation ironique, nous voulons qu'on ne nous traite plus en +esclaves, en chiens, nous voulons qu'on daigne se souvenir que nous +existons... + +--Sinon?... + +--Sinon nous verrons ce que nous avons à faire... ça ne te regarde +pas... + +--Et pourquoi cela? Est-ce que je ne suis pas un Loup comme vous?... + +--Tu es un Loup, soit, mais tu n'as d'yeux que pour le singe, c'est ton +roi, ton dieu; tout ce qu'il fait est bien fait.... Puisque vous êtes si +malins, faites vos affaires vous-mêmes... + +--Et qu'est-ce que vous deviendrez? + +--Voilà-t-il pas! Comme si nous ne pouvions pas vivre sans personne.... +Parbleu! nous resterons Loups comme devant, seulement nous n'aurons plus +de maître... + +--Et vous me ferez pincer au premier coup... Tenez, fit Dioulou avec +colère, vous êtes des ingrats... Qu'est-ce qui vous a fait sortir du +bagne? c'est le singe! Qu'est-ce qui t'a tiré de prison, toi, Goniglu? +c'est le singe!... Qu'est-ce qui t'a aidé à brûler la politesse aux +gendarmes, toi, Maloigne? c'est lui, toujours lui! + +Un murmure sourd répondit à ce plaidoyer. + +--Oh! mais vous ne me faites pas peur! reprit la Baleine en se campant +solidement sur ses énormes jambes. Tous ne m'empêcherez pas de parler. +Sans lui, vous n'êtes rien que des imbéciles et des brutes... Au coup de +Neuilly, c'est lui qui vous a sauvés au moment où vous alliez être +cernés par la _rousse_. A l'affaire de la rue du Bac, sans lui, vous +étiez fichus. Et voilà ces messieurs qui font de la rébellion! + +--Tonnerre! hurla Muflier, tu nous insultes! + +--Parce que je vous dis vos vérités!... Vous n'êtes bons à rien, qu'à +aller crever dans un cabanon. Vous n'avez ni coeur ni tête! + +--Te tairas-tu! cria encore Muflier, qui avait glissé sa main dans sa +poche. + +--Et c'est toi, Muflier, qui prétends sans doute prendre la direction de +la bande!... Un joli chef!... qui braille et qui ne sait rien faire, et +qui détalera à la première alerte!... + +--Ah! tu m'appelles lâche! grinça Muflier. + +Livide de rage, le bandit tenait à la main son couteau tout ouvert. Il +le leva sur Dioulou.... Mais au même instant, le couteau, violemment +arraché, roula sur le plancher. + +--Malédiction! cria Muflier. + +--Eh bien! qu'y a-t-il? fit l'homme qui venait d'intervenir et qui, les +deux bras croisés, regardait en face son féroce adversaire. + +C'était Jacquot qui, au bruit de la rixe, s'était dressé sur ses pieds, +et, voyant Dioulou traîtreusement menacé, s'était jeté sur Muflier. + +--Ah! c'est toi, le moucheron! fit Muflier, dont les dents claquaient +avec une convulsion de rage. Je vas rien te découdre! + +Il se rua sur Jacquot. Mais déjà la Baleine l'avait saisi à la gorge. Si +Dioulou était vigoureux, Muflier, fortement musclé, ne lui cédait en +rien. Jacquot avait voulu s'interposer, mais les autres l'avaient saisi +par derrière en criant: + +--Faut les laisser faire! Pas de tricheries! + +Les deux hommes s'étreignant, poitrine contre poitrine, les bras +enlacés, luttaient avec une énergie formidable. Une première fois, à une +secousse violente, ils se séparèrent, puis revinrent l'un sur l'autre, +les poings en avant. On entendit résonner leur thorax sous les coups. +Tout à coup, le bras de Dioulou se détendit avec la roideur d'un ressort +d'acier et atteignit Muflier en plein front. Le misérable poussa une +sorte de rugissement. + +--As-tu ton compte? fit Dioulou. + +Mais la voix s'arrêta dans son gosier. Muflier venait de lui lancer un +coup de tête à la poitrine. Alors le combat prit un caractère effrayant. +Les deux colosses, en proie à une rage furieuse, s'étaient saisis de +nouveau. Les tables se renversaient. Leurs corps, secoués, semblaient +n'en plus faire qu'un seul, tandis que de leurs têtes congestionnées les +yeux sortaient, comme prêts à sortir de leurs orbites. + +--Hardi! Muflier! criaient les autres. + +Tandis que seule la voix de Jacquot encourageait Dioulou. Déjà, +cependant, ce dernier semblait faiblir. Un souffle haletant sortait de +sa poitrine; ses reins pliaient. Mais à ce moment la porte s'ouvrit +violemment; un juron formidable retentit, et, en même temps, deux mains +se rivant à l'épaule des lutteurs les séparèrent les arrachèrent pour +ainsi dire l'un de l'autre et les repoussèrent contre les murailles +opposées. + +--Le singe! crièrent les spectateurs de la lutte. + +La force physique exercera toujours sur les natures brutales un empire +indiscuté. On eût dit qu'aux mains de Biscarre (le lecteur l'a déjà +reconnu), ces deux êtres énormes ne fussent plus que des enfants. Déjà +Muflier, la tête baissée, épuisé de fatigue, courbait la tête et +cherchait à éviter le regard de Biscarre. Quant à Biscarre--que les +Loups désignaient sous le nom de Bisco--on n'eût certes pas reconnu en +lui M. Mancal, l'homme d'affaires, ou Germandret, le bibliophile. Il +était redevenu le forçat, ignoble, avec sa blouse rapiécée, son pantalon +dentelé, la casquette à visière plate, les mèches de cheveux pendantes +sur les tempes.... Et cependant sur ce visage de bête fauve, il y avait +comme le rayonnement de la force du mal. De ses yeux gris et pâles +s'échappait une lueur sinistre. Les bandits--depuis Goniglu le Malin +jusqu'à Maloigne, le courtisan de Muflier--avaient perdu leur assurance. + +--Dioulou, ici!... fit Biscarre. + +Le colosse s'approcha, pliant les épaules, dans l'attitude d'un chien +qui craint d'être battu. + +--Muflier, ici!... + +Il y eut dans les yeux de Muflier une dernière révolte, mais, sous le +regard de Biscarre, il se courba à son tour et obéit. + +--Pourquoi vous battez-vous? demanda Biscarre. + +Tous deux gardèrent le silence. + +--Je veux que vous me répondiez. Allons! plus vite que ça! + +--Eh bien! fit Dioulou, c'est lui... c'est Muflier... qui se plaint de +toi. + +--Oh! c'est vrai... mais pas tout à fait, répliqua l'autre, qui +évidemment avait perdu toute son éloquence. + +--Ah! tu te plains de moi!... Parbleu! c'est amusant!... Me ferez-vous +l'honneur, maître Muflier, de me dire en quoi j'ai perdu votre +confiance? + +Certes, si Muflier eût été seul, il n'est pas douteux que, sans la +moindre explication, il se fût rendu à merci. Mais ses complices, +étonnés, disons plus, dégoûtés de ses hésitations, commençaient à se +pousser du coude et à ricaner en le regardant. Il se redressa, poussa un +hum! hum! d'encouragement, et dit d'une voix qui manquait encore de +fermeté: + +--Ces messieurs m'avaient chargé de vous exposer quelques +observations... + +--Hein? + +Biscarre regarda Goniglu, qui parut fort occupé à bourrer sa pipe. +Douze-Francs se gratta vivement l'épaule. Maloigne ramassa son +mouchoir.... Bref, aucun d'eux ne semblait disposé à accepter la part de +responsabilité que leur offrait si gaillardement Muflier. + +--Et quelles sont ces... observations? demanda Biscarre. + +--Oh! presque rien... des vétilles! fit légèrement Muflier. + +--C'est un mensonge, fit Dioulou. Ces gredins-là prétendent que tu es un +mauvais chef... et ne veulent plus de toi. + +--Ah bah! et qui veulent-ils choisir? + +--Parbleu! M. Muflier. + +--Tiens! mais ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, cela, fit +Biscarre en ricanant. D'ailleurs, je ne serais pas fâché moi-même de me +débarrasser du pouvoir... il me pèse. J'ai bien quelques affaires à +terminer, mais je m'en chargerai seul. + +Il y eut un murmure de protestation douloureuse. + +--Mais enfin, pourquoi ne nous donnez-vous rien à faire? articula +Muflier qui s'efforçait de sauver les dernières bribes de son prestige. + +--Ah! ah! voilà où le bât vous blesse? + +--Dame! nous voudrions bien travailler. + +--Adressez-vous à Muflier. Je suppose qu'il a en poche quelque bon plan +d'opération... et tenez, s'il veut de moi, je ne serais pas fâché de +travailler sous ses ordres. + +--Oh! vous voulez rire? fit Muflier. + +--Rire! certes non! reprit Biscarre, dont la voix reprit son timbre +vibrant, et je vais vous en donner la preuve.... + +Mais à ce moment il s'arrêta tout à coup. Ses yeux venaient de tomber +sur Jacquot, qui, immobile, semblait suivre cette scène avec une sorte +de stupeur. + +Biscarre pâlit et se mordit les lèvres. + +Il entraîna Dioulou dans un coin, et lui parlant à voix basse: + +--Comment! tu les a laissés parler devant le petit!... + +--Oh! ils étaient lancés... et c'est pour les arrêter que je me suis +battu. + +--Malédiction! Alors il a tout entendu. + +--Non! il est ivre, et je ne crois pas qu'il ait compris... + +--J'ai commis une imprudence, mais je la réparerai... + +--Comment? + +--Attends! Muflier, approche. + +L'habitude de la discipline l'emporta. Muflier vint à son chef. + +--Tu es un imbécile, dit Biscarre, et je te le prouve d'un mot. Est-ce +que Jacquot était au courant de nos affaires?... Tu bavardes comme une +pie, et tu ne te dis pas que Jacquot peut avoir peur et aller causer de +toutes nos aventures... + +--Tiens! c'est vrai! je n'avais pas songé. + +--Et tu veux être chef des Loups!... misère! + +Muflier baissa la tête. Il était vaincu. + +--Veux-tu réparer le mal que tu as fait? + +--Oui! oui! + +--Alors, dis comme moi... et obéis-moi.... + +Pendant ce rapide colloque, Goniglu et ses compagnons n'avaient pas +prononcé un mot. Ils attendaient comme il convient à des soldats bien +dressés. + +Biscarre revint vers eux. + +--Mes amis, je regrette que vous vous soyez emportés... mais au fond je +ne vous en veux pas... les bons ouvriers veulent du travail, c'est trop +juste.... + +Tous regardaient Biscarre avec surprise. De fait, ses allures avaient +changé, son accent s'était adouci. + +--Mais voila, continua-t-il, en ce moment les affaires sont lourdes. Le +bâtiment ne va pas. Et si je n'avais pas les reins aussi solides, tout +entrepreneur que je suis, je ferais la culbute. Cependant je crois que +je vais avoir quelque chose à vous donner. On me proposa une grande +affaire.... + +Un clignement d'yeux avertit les Loups de ne pas protester. + +--Une maison à construire, là, auprès des halles... Je sais que vous +êtes bons à la tâche, et je vous prendrai les premiers... seulement je +ne traite que dans la matinée d'aujourd'hui. Si vous trouvez à vous +embaucher tout de suite... + +--Non! non! fit Muflier. Nous ne voulons travailler que pour vous... + +--Oui! firent les autres. Muflier a raison. + +--Merci, mes amis, mes bons amis.... Mais, voyez-vous, il ne faut pas +être si vifs, ça fait faire des bêtises. Et puis se cogner entre soi, +c'est mal, c'est très-mal... Voyons, puis-je compter sur vous? + +--Oui. + +--Alors, allez avec Muflier: je lui ai indiqué le rendez-vous, et avant +une ou deux heures, vous serez embauchés; ça vous va-t-il? + +Une réponse unanime accueillit les paroles de Biscarre. Cependant les +bandits se demandaient ce que signifiait cette comédie. De fait, comme +il sera expliqué tout à l'heure, ils n'avaient attaché aucune importance +à la présence de Jacquot, qu'ils savaient être le neveu de Bisco. Mais +maintenant ils éprouvaient une vague inquiétude, en se souvenant que +déjà la Bisco leur avait recommandé le plus grand silence, lorsqu'ils se +trouvaient avec le jeune homme. + +--Alors, fit Goniglu en clignant de l'oeil à son tour, il y aura du +travail?... + +--Et on donnera des arrhes! + +--Bravo! alors nous en sommes. + +--Vous prendrez bien un verre avant de partir? + +--Oh! pour ça, oui! + +Biscarre s'approcha de Jacquot. + +--Et toi, mon neveu, boiras-tu un coup avec nous? + +Le jeune homme tressaillit: l'ivresse qui le tenait au cerveau troublait +ses pensées, qui se confondaient. C'était comme une hallucination +sinistre. Qu'étaient-ce que ces hommes? et avait-il bien entendu tout à +l'heure? Dioulou avait versé une tournée générale. Biscarre prit un +verre, et d'un mouvement rapide et inaperçu, tira de sa poche un flacon +d'où il laissa tomber quelques gouttes dans le vin. Puis il mit le verre +aux mains de Jacquot. + +--Bon! dit-il. A la santé des bons travailleurs!... + +Sans répondre, Jacquot porta le verre à ses lèvres: à peine l'eut-il +vidé, qu'il chancela. Biscarre lui saisit les bras et le soutint... +tandis que doucement le jeune homme s'affaissait sur un banc.... Il y +eut un silence; puis Biscarre, penché sur lui, se redressa: + +--C'est fait! dit-il. + +Alors il se tourna de nouveau vers les bandits: + +--Avez-vous compris, maintenant? Comment! voilà un gars qui est +ouvrier... pour de bon... qui est mon neveu... et qui n'a jamais +travaillé avec nous... et vous êtes assez bêtes pour parler devant +lui!... + +--Nous ne l'avions pas vu, hasarda Goniglu. + +--Je le croyais ivre-mort! fit Dioulou, qui se sentait atteint, lui +aussi, par le reproche de Biscarre. + +--Enfin, passons... c'est une imprudence qui aurait pu vous coûter +cher.... Maintenant, les Loups, un dernier mot!... Ce que je vous ai dit +est vrai, j'ai besoin de vous... + +--Ah! bravo!... Enfin!... + +--Quand vous vous plaignez, c'est que justement vous ne comprenez rien à +la vraie façon de procéder. Parbleu! si je voulais vous lancer dans des +opérations à quatre sous, où vous risqueriez votre peau... ça ne serait +pas difficile, et ça vous rapporterait comptant le bagne ou +l'échafaud.... Je vous ai promis de vous faire riches, je tiendrai ma +promesse... + +--Vive le Bisco!... + +--Moi, dit Goniglu attendri, j'irai vivre dans mon pays... + +--Et tu deviendras fonctionnaire du gouvernement, c'est entendu!... En +attendant, mes Loups, prenez patience... Pour vous y aider, voici +d'abord une vingtaine de jaunets qui vous permettront de vous requinquer +un peu.... + +Il jeta sur la table une poignée de pièces d'or. Les bandits se jetèrent +sur cette proie. + +--Le Bisco, dit Muflier, pardonnez-moi, n'est-ce pas?... + +--C'est fait. + +--Vive le singe! + +--Merci, mes Loups!... Venez prendre le mot d'ordre tous les matins, +mais pas en corps, comme aujourd'hui... Tonnerre! on dirait que vous +avez peur de n'être pas assez remarqués par la _rousse_!... qu'un seul +vienne, et jamais le même. + +--Nous obéirons. + +--Maintenant, allez-vous-en... et au revoir.... + +Les bandits, munis de leur part de butin, ne songeaient plus d'ailleurs +qu'à partir, et, après quelques nouvelles protestations, ils +disparurent.... + +Jacquot, affaissé sur la banc, dormait toujours d'un profond sommeil. +Biscarre s'approcha de la Brûleuse, qui était restée à son comptoir +pendant l'incident, quoique par ses cris elle n'eût pas cessé +d'encourager Dioulou. Seulement elle avait obéi à une consigne dès +longtemps donnée par la Baleine et qui lui interdisait, sous quelque +prétexte que ce fût, de se mêler des rixes. + +--Les femmes! disait Dioulou, ça ne sert qu'à envenimer les choses. + +--La Brûleuse, dit Biscarre, fermez la boutique, mettez les volets et +allez faire un tour d'une heure... + +--Hein? s'écria la compagne de Dioulou. Fermer le bazar! m'en aller au +moment où la clientèle va arriver!... + +--Allons! obéissez! vous savez que je ne souffre pas d'observation... + +--Cependant... + +--Obéis! tonnerre! cria Dioulou à son tour. + +--Mais on va s'ameuter devant le cabaret, on enfoncera les volets, on +pénétrera de force.... Sans compter la police, qui croira à un +accident... + +--Attendez, fit Biscarre. Du papier, de l'encre, une plume.... + +Il étendit sur la table la fouille que Dioulou lui présentait, puis +d'une écriture grasse et ferme, il écrivit: + + _Fermé pour cause de changement de propriétaire_. + +Cette fois, ce fut Dioulou qui ne put réprimer une exclamation de +surprise. + +--Comment! changement de propriétaire!... Et moi, alors, qu'est-ce que +je vais devenir? + +--Voyons, pas tant de phrases, dit Biscarre. La mère, collez ça sur les +volets, et filez rapidement. + +La Brûleuse, de son oeil unique, jeta un regard interrogatif à Dioulou. +Elle sentait en elle de vagues idées de résistance. Mais d'un geste +significatif, le colosse lui ordonna encore une fois d'obéir. Elle se +résigna en grommelant, et, un instant après, les lourdes planches de +bois, retenues par les boulons de fer, fermèrent hermétiquement la +devanture. Puis, la Brûleuse jeta un adieu à Dioulou et disparut, en +promettant de revenir dans une heure. Biscarre alluma une chandelle, et, +se rapprochant de Jacquot, s'assura que son sommeil était profond. La +tête du jeune homme, rejetée en arrière, portait le stigmate de la +fatigue; mais, en dépit de sa pâleur, il conservait une beauté et une +délicatesse natives qui, chez tout autre que Biscarre, eût excité une +sympathie involontaire. Mais bien au contraire, l'oeil ardent, la lèvre +crispée, l'ancien forçat l'enveloppait d'un regard de colère et de +haine. + +--Dioulou! fit-il. + +L'homme s'approcha. De la main, Biscarre lui désigna le dormeur. + +--N'est-ce pas qu'il lui ressemble? murmura-t-il. + +--A qui? + +--Mais à elle, pardieu!... à celle que je hais... pour l'avoir trop +aimée. + +--C'est pas malin, ça, fit Dioulou en ricanant, on se ressemble de plus +loin... puisqu'elle est sa mère... + +--Sa mère! oh! tais-toi!... Quand je songe à cela, je me demande si +j'aurai l'énergie nécessaire pour ne pas écraser d'un seul coup ce +misérable.... + +Il leva sur la tête de Jacquot son poing qui l'eût tué d'un seul coup, +mais Dioulou lui arrêta le bras. + +--Eh bien! eh bien! des folies, maintenant! + +--Tu as raison, fit Biscarre en se reculant, ce n'est pas ainsi qu'il +doit mourir.... Et qui sait? Si elle apprenait tout à coup, cette belle +marquise, que son fils est mort, peut-être éprouverait-elle dans sa +douleur une sorte de soulagement... + +--Oh! c'est impossible!... + +--Non! cela est vrai!... Est-ce que je ne devine pas les transes +horribles, les angoisses poignantes qui torturent l'âme de cette +femme?... Oh! je le sens, elle n'a pas oublié mes paroles; elle sait +qu'un jour viendra où elle saura que son fils est vivant, et que, ce +jour-là, ce fils, maudit, déshonoré, va passer d'un cachot d'infamie à +l'échafaud d'expiation! + +Dioulou, qui n'était pas facile à émouvoir, ne put réprimer un frisson. +Et, en vérité, Biscarre était effrayant à voir, tant la féroce passion +de la vengeance convulsait ses traits. + +--Il n'est pourtant pas méchant, le petit, fit Dioulou. Et tiens! pas +plus tard que tout à l'heure, sans lui, Muflier me fourrait deux pouces +de fer dans le corps... + +--Oui! oui! il est bon!... c'est une âme généreuse, fit Biscarre avec +ironie. Eh parbleu! je n'ai pas oublié le mal qu'il m'a donné, et +jusqu'ici en pure perte... + +--Le fait est que tu as tout tenté pour en faire un fier gueux... + +--Quand il était tout petit, reprit Biscarre, sous prétexte de pauvreté, +je le laissais sans cesse avec les vagabonds, avec toute cette tourbe +enfantine qui se vautre dans les ruisseaux... j'essayais, par cette +camaraderie dégoûtante, de développer en lui des instincts mauvais... + +--Mais, bernique! le petit ne mordait pas à la pomme! Te rappelles-tu, +quand les petits voyous rentraient, déguenillés, sales, lui arrivait +avec sa petite tête souriante et ses cheveux qui frisottaient. Était-il +gentil! c'était à croire qu'il sortait d'une boîte. + +Biscarre réfléchissait. + +--Je lui ai appris à lire, murmurait-il, et par les livres que je +choisissais, je m'efforçais de le pervertir. + +--Il ne comprenait pas, et il disait que ça l'ennuyait. + +--Est-ce qu'il y aurait une fatalité plus forte que la volonté humaine? +Non, ce n'est pas possible. Bandit je le veux, bandit il sera... et +aujourd'hui il ne m'échappera pas. + +--Ainsi, tu n'y renonces pas? + +--Renoncer à cette vengeance qui est ma vie.... Oh! certes non! et tant +qu'un souffle de vie restera en moi, je poursuivrai cette oeuvre de +haine. + +--Enfin, ça te regarde.... Et tu me dis que tu as un moyen? + +--Infaillible. Dis-moi seulement: quand il est arrivé hier soir, que +t'a-t-il dit? + +--Oh! il était désespéré! et même je ne l'ai jamais vu comme ça... + +--On l'avait chassé de l'atelier? + +--Oui, après une violente querelle. + +--C'est bien cela; le Loup qui était là a bien rempli mes instructions. +Continue: il s'est plaint, il s'est mis en colère? + +--Oh! en plein. Il a déclaré qu'il ne voulait plus travailler, qu'il +n'était pas bon à faire un ouvrier. + +--A merveille! + +--Qu'il voulait être un mirliflore... + +--Enfin! Ah! mon brave Dioulou, quand tu m'as vu dans ces deux dernières +années approuver le travail de Jacquot, alors qu'il passait ses nuits à +étudier; quand je l'encourageais dans cette voie qui devait lui rendre +insupportable sa condition présente, je savais bien que l'heure +sonnerait où se développeraient en lui des aspirations soigneusement, +mais lentement entretenues. Je n'ai pu en faire un voleur de grand +chemin! j'en ferai un bandit du grand monde! La route est plus +séduisante, mais le but sera le même... + +--Ainsi, c'est toi qui l'as fait chasser de l'atelier? + +--De celui-là comme des autres. Oh! sois tranquille, pas un seul instant +je ne l'ai perdu de vue.... Je le connais bien maintenant, et je sais +sur quel point de sa conscience il faut frapper... + +--Et tu ne crains pas que, dans le monde, le hasard ne vienne aider sa +mère à le découvrir? + +--Je ne redoute rien.... Mais, maintenant, laisse-moi. Il faut que je +cause avec lui. + +--Surtout pas de violence... car, vois-tu, cette diablesse de haine +m'effraye toujours. + +--Tu es bien poltron, maintenant. + +--Non. Mais, enfin, veux-tu que je te dise, Biscarre... + +--Quoi? + +--Tu ne te fâcheras pas, au moins? + +Biscarre le regarda en face. + +--Il est inutile que tu me parles... je sais ce que tu as à me dire. + +--Bah! tu es donc sorcier? + +La main de Biscarre tomba sur son poignet et s'y riva comme un bracelet +d'acier. + +--Écoute-moi bien, Dioulou. Je sais que, par bêtise, par sentiment, par +lâcheté, tu ne partages pas la haine que j'ai vouée au fils de Marie de +Mauvillers.... Je t'excuse, parce que tu ne comprends pas ce que sont +ces passions qui s'emparent d'un homme et lui mettent au coeur une +marque pareille à celle que le bourreau met à l'épaule du condamné... +Donc, tu as pour ce garçon, je ne dirai pas de l'affection, mais tout au +moins de la sympathie. + +--Je te prie... + +--Les sentiments sont libres. Adore-le, si tu veux, seulement.... + +Biscarre scanda sèchement chacune de ses paroles: + +--Seulement, si jamais tu tentais contre moi la moindre trahison, si tu +te permettais, en quelque circonstance que ce fût, de contrecarrer mes +projets, d'avertir Jacquot des périls qu'il court, je te donne ma +parole--et tu sais que je la tiens--que je te punirais de telle sorte +que pas un lambeau de ta chair n'échapperait aux tortures.... + +La voix de Biscarre avait pris un accent sourd et effrayant. + +--Pas une fibre de ton être qui ne fût douleur! pas une parcelle de +toi-même qui ne me donnât tout son sang! Maintenant tu es averti, va.... + +Dioulou était resté immobile. Sa face bestiale s'était couverte d'une +pâleur terrifiée. Oui, il connaissait Biscarre. Il avait peur! + +--Je te promets... je t'assure... commença-t-il. + +--Je n'ai pas besoin de tes serments. Tu me crains, cela me suffit. Un +dernier mot. Dès aujourd'hui, tu vas quitter le cabaret de l'_Ours +vert_. + +--Ah! et qu'est-ce que je ferai, alors? + +--Tu le sauras plus tard. Je veux que Jacquot soit dépisté et ne puisse +revenir ici. Donc, j'ai vendu la maison. + +--Vendu! + +--Oui, un honnête négociant en a soldé le prix hier, et viendra +aujourd'hui même se mettre en possession des lieux. Qu'à midi vous soyez +partis, toi et la Brûleuse. Ce soir, à huit heures, tu iras m'attendre +au quai de Gèvres. Là, je te donnerai mes ordres. + +Dioulou poussa un grand soupir; mais il savait par expérience que toute +résistance était inutile. Il inclina la tête. + +--Tu n'as plus besoin de moi? demanda-t-il. + +--Non, va-t'en. + +Le colosse eut un moment d'hésitation. Au fond, cette nature brutale +aimait Biscarre, comme le chien aime le maître qui le bat. + +--Biscarre! fit-il timidement. + +--Quoi? que me veux-tu encore? + +--Dis-moi que tu ne m'en veux pas... que tu ne te défies pas de moi.... + +Biscarre haussa les épaules et se mit à rire: + +--Décidément tu es trop sensible! Va... et ne te mets pas martel en +tête. + +Et comme Dioulou ne bougeait pas. + +--Voilà ma main... et qu'il ne soit plus question de rien.... + +Dioulou la saisit avec empressement; il eut un large sourire de +satisfaction. + +--Là, maintenant, je m'en vais. Je suis là, dans la soupente; si tu as +besoin de moi... + +--Je t'appellerai. + +Dioulou disparut par une porte intérieure. + +--Trop ému! murmura Biscarre; je veillerai. + +Il revint vers Jacquot, qui était toujours plongé dans un sommeil lourd. + +--A l'oeuvre! fit Biscarre. + +Il tira de sa poche un flacon à peu près semblable à celui d'où étaient +tombées les gouttes de narcotique versées tout à l'heure dans le verre +du jeune homme. Il enleva le bouchon, et plaça la fiole sous les narines +du dormeur. Quelques minutes se passèrent, puis Jacquot poussa un +soupir, ses membres s'agitèrent; il ouvrit les yeux, vit Biscarre, et, +comme s'il eût obéi à un mouvement instinctif de répulsion, il les +referma brusquement. + +--Eh bien, Jacquot, dit Biscarre, nous nous sommes donc grisé? + +--Moi! fit le jeune homme en regardant autour de lui; où suis-je donc? + +--Comment! tu bats encore la breloque? mais tu es chez l'ami la +Baleine... et c'est moi qui suis là, moi, ton vieil oncle... + +--C'est vrai!... oui, c'est le cabaret!... Comment donc suis-je venu +ici?... + +--Rappelle-toi donc. La Baleine m'a tout dit. Il t'a rencontré hier +soir, au moment où tu sortais de l'atelier. + +--D'où on venait de me chasser. + +--Oui, c'est ça! Oh! ces patrons! ça ne vaut pas la corde qui les +pendra.... Alors, comme tu avais l'air tout ennuyé et que c'est un brave +homme, il t'a amené ici et m'a fait prévenir. Mais il paraît que, pour +noyer ton chagrin, tu as bu un peu trop. Bah! il n'y a pas d'offense. +Moi, dans mon métier de maçon, ça m'arrive plus souvent qu'à mon tour, +et je n'en suis pas moins un brave homme. + +Tandis qu'il parlait, Jacquot le regardait fixement. Dans le désordre de +ses idées se retraçait un tableau horrible. Il revoyait les faces +patibulaires de ces hommes qui s'étaient rués sur Dioulou et sur lui. Il +revoyait Biscarre apparaissant tout à coup au milieu d'eux et les +dominant par sa force physique et par son ascendant. Qu'était-ce donc +que tout cela? Ici quelques explications sont nécessaires. D'une part, +Jacquot ne savait pas le véritable nom de Biscarre, qu'il appelait +simplement l'oncle Jean, nom sous lequel le forçat s'était fait +connaître à lui. De plus, depuis que Biscarre s'était convaincu que +jamais le jeune homme ne consentirait à s'affilier à la bande, il l'en +avait tenu soigneusement écarté. Aujourd'hui encore, lorsqu'il avait +chargé Dioulou de l'amener à l'_Ours vert_, il n'avait pas prévu que les +Loups viendraient et trahiraient son incognito. + +--A quoi penses-tu? demanda-t-il. + +--Je pense, balbutia le jeune homme, que j'ai vu tout à l'heure +d'étranges choses! + +--Où ça? Qu'est-ce que tu me chantes?... + +--Ici même, des hommes qu'il me semble avoir déjà rencontrés... et qui +ressemblent à des brigands.... + +Biscarre éclata de rire. + +--Tu vas bien, toi! je te conseille de répéter cela! Tu te ferais faire +un joli parti.... + +Le jeune homme avait laissé tomber son front sur sa main. A vrai dire, +les fumées de l'ivresse n'étaient pas complétement dissipées, mais +Biscarre ne voulait pas attendre que ses idées reprissent toute leur +netteté: + +--Ah! des brigands! continua-t-il. Vois-tu d'ici l'oncle Jean affilié à +une troupe de bandits... pourquoi pas volant et assassinant, pendant que +tu y es? + +Sur un geste de protestation, il reprit plus vivement encore: + +--Non, réellement, plus j'y pense, et plus tu me fais de la peine. +Éreintez-vous donc le tempérament à élever un enfant qui ne vous est de +rien!... + +--Mon oncle! + +--Il n'y pas de «mon oncle!» qui tienne! + +Puis se calmant tout à coup: + +--Au fait, je m'emporte! j'ai tort... tu as bu un coup de trop, et dame! +dans ces occasions-là, on voit trouble! Parbleu! je sais ce que c'est, +et je ne te jette pas la pierre, surtout parce que je sais aussi que tu +as eu des ennuis... la Baleine m'a conté ça. + +La voix de Biscarre avait pris une inflexion douce, presque affectueuse. + +--Tu as la tête tout étourdie.... C'est ça qui t'a trompé. J'avais donné +rendez-vous ici à quelques ouvriers que je veux embaucher... pour une +maison à bâtir, une bonne affaire... et il paraît qu'en m'attendant ils +se sont disputés... + +--Oui, c'est cela. + +--Il paraît même qu'ils sont allés jusqu'au couteau... et sans toi, la +pauvre Baleine avait son compte... + +--Où donc est-il? + +--Il a été se coucher un moment. Après s'être bûché comme ça, on est +fatigué, et puis je n'étais pas fâché qu'il me laissât seul avec toi, +parce que nous avons à causer. + +Le jeune homme le regarda avec surprise. + +--Ça ne peut pas t'étonner que je m'intéresse à toi; il y a longtemps +que l'oncle Jean te traite comme son fils. + +--Et je vous en suis très-reconnaissant. + +--Ne parlons pas de ça. Voyons, j'ai des propositions à te faire, +très-belles. Dis-moi d'abord si ce que m'a raconté la Baleine est vrai: +tu en as assez de l'atelier? + +--Eh bien, c'est vrai! Ne me grondez pas. C'est plus fort que moi, je +suis en butte à des persécutions continuelles, il y a sur moi comme une +fatalité: je fais tous mes efforts pour contenter les patrons, pour +vivre en bonne intelligence avec mes camarades, impossible! il faut +toujours que quelque circonstance m'attire le blâme des uns ou +l'aversion des autres. + +--Des injustices, quoi! + +--Oui! c'est injuste, c'est cruel; je n'ai pourtant jamais fait le mal, +toujours on me soupçonne, toujours on m'accuse; si du moins je devinais +la cause de l'antipathie qu'on semble me témoigner! + +--Oh! pour ça, c'est facile. + +--Que voulez-vous dire? + +--Comment! tu n'as pas compris cela, toi, un homme intelligent? + +--Expliquez-vous, de grâce. + +--Ça ne sera pas long. Aussi bien le coeur me saigne de voir que tu n'es +pas heureux comme tu le mérites. Voici où le bât te blesse, mon garçon: +tes camarades, tes patrons, tout ce monde-là est jaloux de toi. + +--Jaloux! et pourquoi? Suis-je donc fier? suis-je orgueilleux? ai-je +jamais provoqué, insulté qui que ce soit? + +--Non, mais tu es un _monsieur_, et c'est ça qui les chiffonne. + +--Je suis un ouvrier, rien de plus, ils le savent bien. + +--Pas vrai; tu en sais trop long pour eux. Tu lis, tu écris, tu as +appris un tas de choses dont ils ignorent même le premier mot; tu ne te +grises pas--je ne te parle pas d'aujourd'hui, c'est exceptionnel--et +puis je soupçonne l'ami la Baleine d'avoir voulu te consoler de force; +enfin tu n'es pas du même monde que tous ces flâneurs qui travaillent +juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim; alors on t'en veut, on a +peur que tu ne montes trop haut, et on te fait des tours, je connais ça. +Va, dans notre métier, c'est la même chose, toute proportion gardée. + +--Mais enfin, s'écria Jacquot, qu'est-ce que je vais devenir? + +--Nous allons causer de cela, et j'imagine que tu ne seras pas fâché de +ce que j'ai à te dire. Ça t'ennuie de n'avoir pas le sou, hein? + +--Comme tout le monde, je suppose. + +--Ça t'ennuie aussi de vivre toujours dans un monde qui ne peut pas te +comprendre et au milieu duquel tu te sens mal à l'aise, avoue-le. + +Jacquot eut un sourire. + +--Il est vrai qu'il y a en moi je ne sais quoi qui va mal avec les +allures de mes camarades. + +Biscarre, lui aussi, ébaucha un sourire. Toute cette conversation, +habilement dirigée par lui, tendait à un but qui se rapprochait de +lui-même. Il prit la main de Jacquot entre les siennes, et le regardant +en face, il reprit: + +--Dis-moi: quand tu passais à travers les rues, vêtu de ta blouse, les +pieds chaussés de lourds souliers à clous, la tête couverte d'une +méchante casquette, est-ce qu'il ne t'est pas arrivé de tressaillir +quand passait tout à coup auprès de toi quelque élégante voiture, +conduite par un dandy bien musqué, bien ganté, avec son tigre à côté de +lui?... Est-ce que tu ne t'es pas dit alors que, toi aussi, si la +fatalité ne t'avait pas jeté dans la vie sans ressources, tu aurais su, +aussi bien qu'un autre, faire figure dans le monde?... + +Le jeune homme écoutait. Il était pâle, ses yeux brillaient. + +--Vois-tu... je comprends cela, moi.... Quand j'étais jeune, comme je +n'étais pas plus bête qu'un autre, je me suis dit souvent que rien ne +devait être beau comme le luxe, comme la richesse. Ah! j'aurais donné ma +vie pour passer à travers toute cette foule en triomphateur, pour +traiter d'égal à égal avec les plus riches!... + +--Pourquoi me parlez-vous ainsi? s'écria Jacquot. Vous voulez donc me +rendre fou? + +--Bah! est-ce que les mots te font un pareil effet? + +--Vous ne comprenez donc pas que ces mots sont des idées?... que vous +réveillez en moi je ne sais quels désirs assoupis, je ne sais quels +rêves à peine formulés qui, parfois, surtout quand je me sens +malheureux, me brûlent le coeur et torturent mon cerveau? + +Biscarre se pencha vers lui: + +--Aussi, je t'ai bien deviné: tu voudrais être riche... + +--Oui. + +--Tu voudrais que les portes de ce monde brillant s'ouvrissent toutes +larges devant toi.... + +Le jeune homme se dressa sur ses pieds. + +--Ah! que je puisse seulement pénétrer dans ce monde qui semble ma vraie +patrie, et je m'y frayerai ma route à coups de volonté. Vous entendant +parler ainsi, je sens revivre en moi des pensées qu'en vain je m'efforce +d'étouffer. + +--Et ces pensées, quelles sont-elles? + +--Oh! ce sont des folies, sans doute. Mais je dois être franc. Souvent, +oubliant qu'elle fut mon origine, je me dis qu'un sang généreux coule +dans mes veines, que ma place est marquée au milieu des riches et des +puissants! Si vous saviez, alors je me dis que la fortune serait entre +mes mains un levier si fort que je changerais la face du monde. + +Biscarre ne put réprimer un ricanement. + +--Je vous en supplie, ne riez pas. Je suis fou, vous dis-je. Je le sais. +Mais du moins les fous sont heureux, car ils oublient cette terrible et +sinistre réalité qui vous écrase et vous brise; laissez-moi ma folie... + +--Parle; je te jure que je ne ris pas de toi. Est-ce que je ne comprends +pas tout cela? Est-ce que dans un coeur de vingt ans il n'y a pas telles +aspirations innommée qui éblouissent? + +Jacquot était retombé sur son siége, prenant entre ses mains ses tempes, +comme s'il eût craint que son cerveau n'éclatât sous le bouillonnement +de ses pensées. + +Biscarre, maître de lui, semblable au Méphistophélès de la légende, +sentait cette âme vibrer sous ses doigts comme un clavier, et +impitoyable, il parlait encore, baissant la voix. + +--Oui, je sais tout, disait-il; je t'ai vu frissonner, lorsque +passaient, enveloppées de soie et de velours, ces adorables créatures +qui ressemblent à des anges échappés du ciel, lorsque tombaient sur toi +ces regards qui enivrent et qui rendent fou. + +--Par grâce, taisez-vous! + +--Et alors tu te disais: Pourquoi ne suis-je rien? Pourquoi n'ai-je pas +de nom? pourquoi suis-je rivé à ce carcan qui s'appelle la misère, le +travail sans trêve ni repos? Et cependant, moi aussi je suis jeune, j'ai +la force et la vitalité, j'ai l'énergie et le désir! De quel droit +ceux-là sont-ils au-dessus de moi, quand je me sens supérieur à eux? + +--Assez! assez! balbutiait le malheureux que la tentation enlaçait. + +--Allons donc! n'est-il pas vrai que la volonté est la maîtresse du +monde? Assez de misère! assez de douleur! Il faut en finir. A moi la vie +facile et large! + +Jacquot laissa tomber sur la table son poing serré. + +--Ah! pourquoi me torturez-vous ainsi? + +La voix de Biscarre devint si sourde qu'à peine était-elle perceptible. + +--Parce que, si tu le veux, tu peux être riche! + +--Moi! folie! + +--Si tu le veux, tu peux entrer la tête haute au milieu de cette société +qui te paraît si enviable, parce que d'un seul bond tu peux, de l'abîme +où tu te débats, t'élancer sur les sommets. Dis un mot, et de l'ouvrier +désespéré, du misérable sans avenir et sans espoir, je fais un heureux +que tous salueront. + +Le jeune homme, livide, se leva tout à coup du banc sur lequel il était +affaissé. Il courut vers la fontaine d'où l'eau s'échappait tombant dans +la cuve de zinc, et là, se plongeant le front dans l'eau glacée, il se +frotta vigoureusement les tempes; puis vivement il revint vers Biscarre, +et s'arrêta devant lui, haletant... + +--Oncle Jean, dit-il d'une voix mal assurée, vous avez raison, je suis +fou!... Car j'entends résonner à mes oreilles des paroles que vous ne +prononcez pas... Voyons, ce n'est pas vrai! vous ne me dites pas que je +puis être riche! + +--Tu m'as bien entendu: je t'offre la réalisation de tes rêves. + +--Impossible! + +--Je t'offre de prendre ta place au soleil, de dépouiller la casaque de +l'ouvrier pour revêtir l'habit de l'homme du monde et du dandy. Je +t'offre les amours orgueilleuses et les joies du luxe. + +--Je ne sais plus... je ne vois plus... + +--Du calme! reprit Biscarre. Certes, mes paroles te semblent +incompréhensibles, et tu te demandes à ton tour si je ne suis pas fou. +Reprends ton sang-froid, et tu verras que je ne t'ai rien dit qui ne +soit l'expression de la vérité. + +Jacquot inclina la tête sans répondre. Il avait tant souffert, il +sentait si bien en son âme les aspirations de la jeunesse et de +l'ambition, qu'il se livrait tout entier, ne raisonnant plus. Biscarre +le tenait dans ses mains. Il touchait à l'heure depuis si longtemps +attendue. + +--Souvent, reprit-il d'un ton calme, tu m'as demandé quel était ton +père. + +--Oh! allez-vous donc enfin me dire son nom? + +--Attends. Je t'ai dit que tu étais la fils de ma soeur. Cela est vrai. +D'elle, je demande à ne pas te parler plus longuement. Mais celui qui +fut ton père n'a jamais oublié qu'il avait jeté sur la terre une +créature innocente. + +--Quoi! mon père vit-il donc encore? + +--Laisse-moi achever. Non, ton père n'est pas vivant, et tu ne le verras +jamais. + +--Mon Dieu! n'éveillez-vous donc en moi de pareil espoir que pour mieux +me désespérer! + +--Tu es injuste, et tu ferais mieux de m'entendre sans m'interrompre +ainsi à chaque instant. Voici exactement ce qui s'est passé. Il y a +deux jours, j'ai reçu la visite d'un homme très-connu dans le monde des +affaires, et qui est en relations avec la plus haute société. J'étais +étonné d'abord qu'un personnage de cette importance eût à causer avec un +pauvre maçon comme moi... mais j'ai été bien plus surpris encore, quand +il m'a demandé ce qu'était devenu le fils de ma soeur. Tu comprends bien +que j'ai commencé par me défier. Je n'aime pas les figures inconnues, et +puis je ne savais pas encore quel était ce M. Mancal... + +--Mancal! s'écria le jeune homme. J'ai déjà entendu prononcer ce nom.... +Oui, c'était dans une des dernières maisons où j'ai travaillé. Ce M. +Mancal avait procuré au fabricant une commande assez considérable. + +--Cela ne m'étonne pas. Car j'ai pris depuis mes renseignements: s'ils +n'avaient pas été parfaitement favorables, je ne t'aurais pas parlé de +tout cela. + +--Achevez, de grâce! Je meurs d'impatience. + +--Voici, je me dépêche. Mais j'ai besoin de te donner des détails. Tu +sais, les gens comme moi n'ont pas grande éducation. Ça ne sait pas +s'expliquer tout d'un coup. Donc ce M. Mancal vient me trouver au +chantier. J'étais en bourgeron de travail. Je me sentais un peu humilié. +Il me dit: + +«--C'est vous qu'on appelle l'oncle Jean? + +»--Oui, monsieur. + +»--Vous avez un neveu? + +»--Jacquot, un brave ouvrier. Si c'est pour des travaux de gravure... + +»--Non, mieux que cela, fait-il en riant. Dites-moi: votre soeur +s'appelait bien...» + +Il me dit le nom, c'était bien ça. + +«--C'est son fils? + +»--Oui. + +»--Est-ce un bon sujet? + +»--Un excellent garçon et un bon travailleur. + +»--Tant mieux. Il vaut mieux que les bienfaits soient bien placés. Son +père est mort et m'a chargé de lui remettre une forte somme. De plus, il +lui a posé, par testament, certaines conditions que, du reste, le jeune +homme acceptera de grand coeur, j'en suis persuadé.» + +--Dame, tu comprends si j'étais tout oreilles. Un héritage qui te +tombait du ciel! Quelle chance! Ma foi, je n'ai pas pu tenir ma langue +et j'ai questionné, questionné; je voulais surtout savoir le chiffre de +l'héritage. Était-ce dix mille, vingt mille? Le M. Mancal riait toujours +en répétant: «Mieux que cela! mieux que cela!...» J'aurais voulu savoir +aussi le nom de ton père, mais il paraît que j'étais trop curieux. +L'homme d'affaires m'a même dit assez carrément que je me mêlais de ce +qui ne me regardait pas. Enfin il a fini par me dire qu'il t'attendait +aujourd'hui même, entre midi et une heure. Il m'a remis son adresse... +et puis ceci.... + +Et avec un large sourire qui montrait ses dents de loup, pointues et +presque effrayantes, Biscarre agitait devant les yeux du jeune homme un +billet de mille francs. + +--Mille francs! pourquoi faire? s'écria le malheureux fasciné. + +--Parbleu! pour te _requinquer_ un peu. J'ai bien compris que ce beau +monsieur n'avait pas envie de te voir arriver chez lui habillé comme un +mendiant. Ça a son orgueil, les hommes d'affaires. + +--Mais ces conditions dont il parlait! + +--Ah! te voilà aussi curieux que moi. Faut de la patience. Il +t'expliquera ça, à toi tout seul. Tu comprends, il faut obéir à la +volonté de ton père: j'ai admis ça tout de suite. Du reste, j'ai dit que +je te consulterais, et tu es libre de refuser. Au fond, il vaut +peut-être mieux pour toi de rester ouvrier; on ne t'ennuiera pas +toujours, et tu éviteras bien des tracas. + +Disant cela, Biscarre fixait sur sa victime ses yeux brillants d'ironie. + +--Que dois-je faire? + +--Tu hésites? Bah! à ta place, je prendrais le bien qui vient en +dormant; et puis, quoiqu'il n'ait rien voulu me dire de positif, je sais +que ton père était un homme huppé, tout à fait de la haute. Tu seras +lancé du premier coup. Ah! mon gaillard! vas-tu être dorloté par de +belles duchesses! + +Jacquot tenait le billet entre ses mains. + +Je ne sais quel instinct luttait encore en lui et le retenait sur le +bord de l'abîme où Biscarre l'entraînait, mais tout à coup les visions +qui hantaient ses rêves étincelèrent devant ses yeux. Il vit, dans un +mirage éblouissant, les espaces ensoleillés de richesse et de luxe, dont +quelques rayons avaient parfois glissé jusqu'à lui. + +--J'irai, dit-il. + +--Et tu as raison! tu n'as pas un moment à perdre. Il faut aller chez un +tailleur... un bon. Tiens! voici une adresse, c'est M. Mancal qui me l'a +recommandé. Surtout pas d'économies, si tu dépenses plus que cela, ça ne +fait rien, il payera.... + +Biscarre se pencha à l'oreille de Jacquot: + +--Dis donc, il m'a parlé d'une dame que tu dois connaître, de la +duchesse de Torrès.... + +Le jeune homme poussa un cri: + +--Ah! voilà un nom qui te fait de l'effet.... Je croyais me rappeler +aussi.... N'es-tu pas allé chez elle, un jour, pour lui porter un bijou? + +--Oui... oui... je crois... en effet, balbutiait le jeune homme. + +--Allons! ne rougis pas comme cela. Du reste, ce n'est pas de cela qu'il +s'agit... il faut que tu te dépêches, et à midi, sans faute, chez M. +Mancal. + +Un instant après, celui qu'on appelait Jacquot sortait, la tête en feu, +du cabaret de l'_Ours vert_. + +--Dioulou! appela Biscarre. + +--Voilà, maître! fit le colosse en sortant de sa soupente, où d'ailleurs +il avait fait le meilleur somme du monde. + +--Mon vieux, tu vas filer d'ici et mettre la clef sous la porte. Je ne +veux pas que le petit retrouve ta trace. A partir de maintenant, l'oncle +Jean disparaît. Il le cherchera s'il veut. Plus de Dioulou. Je te +destine un nouveau rôle. Ah! je crois que les Loups ne se plaindront pas +et que nous allons leur tailler de la besogne. Quant au fils de +Costebelle et de la Mauvillers, Biscarre continuera à veiller sur lui, +par l'intermédiaire de l'excellent M. Mancal. + +Et un rire féroce s'échappa de la poitrine du bandit. + + + + +XI + +COALITION DE VICES + + +Il est aujourd'hui encore, en plein Paris, une sorte d'oasis qui tient à +la fois des béguinages flamands et des squares de Londres. Là, il semble +que tout bruit expire. Ni la Chaussée-d'Antin avec son commerce bruyant, +ni la rue Saint-Lazare avec son piétinement d'affaires ne troublent ce +coin, tout étroit, tout blotti sous les arbres, et dont les gens trop +pressés pour connaître la flânerie--c'est-à-dire la seule joie réelle du +Parisien--soupçonnent à peine l'existence. + +C'est une rue courte, tournant sur elle-même, ne venant pas d'ici pour +aboutir là. Nul n'y passe, parce que nul n'a besoin d'y passer. Elle +n'abrège aucun chemin; de plus, elle forme ce que les voituriers +appellent un dos d'âne. Donc, piétons et chevaux s'en écartent. Les deux +rues qui la touchent complètent son immobilité. C'est la rue de la +Tour-des-Dames, entre la rue Blanche et la rue La Rochefoucauld. Calme +aujourd'hui, combien plus ne l'était-elle pas, il y a plus de trente +ans, c'est-à-dire à l'époque où se passaient les faits dont nous nous +sommes constitué l'historien. + +Au coin de la rue Pigale, faisant retour vers la rue Saint-Lazare, on +voyait, sortant d'un massif d'arbres comme d'un nid, la terrasse d'un +pavillon de style renaissance. Si, à travers la grille délicatement +fouillée, l'oeil indiscret tentait de se glisser à travers les épaisses +charmilles que l'art expert du jardinier savait conserver vertes, même +sous les glaces de l'hiver, on apercevait une partie de la façade de ce +pavillon, d'où se détachait, roulant en volutes de marbre, un escalier +d'une élégance royale. Une large allée, partant de la grille, tournait +brusquement comme pour dérouter le regard des curieux qui se devait +contenter d'épier, à travers les hautes branches dépouillées de +feuilles, les fenêtres hermétiquement fermées, toutes capitonnées de +soie et de dentelle. + +Usant de nos priviléges de narrateur, entrons dans cet hôtel que les +profanes, passant dans la rue silencieuse, considéraient d'un oeil +d'envie. Onze heures venaient de sonner. Dans un boudoir du premier +étage, donnant sur le pan qui s'étendait jusqu'à la rue Blanche, une +femme étendue sur un canapé paraissait plongée dans un profond sommeil. +Sa tête, rejetée en arrière, s'encadrait dans un coussin couvert de +point d'Angleterre. Ses cheveux dénoués roulaient comme un flot noir sur +la soie à teinte d'or et venaient tomber sur le tapis oriental qui +couvrait le plancher. Cette femme était admirablement belle, et si +expressive que soit cette épithète, elle ne rend qu'imparfaitement +l'idéale perfection du visage de la dormeuse. C'était la rectitude +grecque dans toute sa plastique quasi divine; mais la statue vivait, et +sous cette peau d'une blancheur éblouissante, où s'entrelaçait le réseau +bleu des veines, on voyait courir le sang vivace et chaud. Les yeux +étaient fermés; mais des paupières, d'où tombaient de longs cils qui +formaient comme une frange de soie, il semblait qu'un rayon glissât, à +la fois tentateur et fascinant. Le buste, porté en avant par la pose de +cette femme étendue, avait cette netteté de formes que les sculpteurs +antiques ont su donner à leurs immortelles créations; et sous l'espèce +de tunique noire, passementée d'or et brodée de pierreries, qui +l'enveloppait, le corps moulé semblait une création artistique. Et +cependant, à ces lèvres purpurines, entre lesquelles blanchissaient des +perles, on eût demandé un sourire jeune, presque insouciant. N'était-ce +donc pas une jeune fille, presque une enfant, qui dormait là, oublieuse +du monde, ignorante de la vie? Pourquoi ce front si blanc semblait-il +rigide comme s'il eût été ciselé dans l'ivoire? Pourquoi ce sein +persistait-il à ne pas battre sous quelque vibration intime? Pourquoi +cette main fine, qui pendait comme une de ces fleurs, aux teintes de +lait, qui s'inclinent sur les lacs de l'Orient, avait-elle, dans sa +négligence même, je ne sais quelle dureté de geste inconscient? Le +boudoir où dormait cette créature que tout homme eût saluée reine de +beauté, eût difficilement révélé ce qu'elle était, ce qu'elle pensait, +ce qu'elle rêvait en ce moment même où sa pensée était peut-être +entraînée dans les mirages du sommeil. Certes, jamais fantaisie de +millionnaire n'eût pu réaliser plus éblouissant caprice.... + +La pièce était petite, ou du moins paraissait telle, tant l'éclat des +tentures de soie jaune, rehaussées d'or mat, troublait le regard et +trompait sur sa dimension réelle. Les plis, artistement drapés, étaient +retenus par des torsades tissées d'or et d'argent, sur lesquelles +courait, comme un serpent étincelant, une bande formée de diamants à +l'éclat blanc, d'améthystes au reflet violet, de topazes, de rubis, +d'émeraudes d'un vert éclatant... Au plafond, les tentures--qui +rappelaient cette étoffe des contes de fées, couleur du +soleil--formaient une sorte de dôme au centre duquel une lampe, +suspendue à trois chaînes d'or, jetait, à travers un globe de cristal à +mille facettes, ses rayons brillants sur les pierreries dont le nombre +semblait s'accroître sous le regard. C'était comme un croisement de +rayons qui étonnait plutôt qu'il ne séduisait: il est une sorte +d'ivresse qui donne au cerveau cette répercussion étoilée.... Et cette +femme, le plus beau diamant de cet écrin semblait, comme ces pierres +froides, avoir leur immobilité, qui sait, leur dureté, peut-être.... Ce +n'était pas tout. Sur le tapis, encore à portée de cette main aux ongles +roses, ruisselaient des colliers, des bracelets, plus encore, des pièces +d'or. On eût dit que ces richesses s'étaient échappées de ses doigts, +alors que, vaincue par le sommeil, elle les égrenait et les +caressait.... A quelques pas, une cassette entr'ouverte laissait passer, +à travers ses lèvres d'or, les branches d'une étoile de diamants d'un +prix énorme. Ce boudoir eût servi de demeure à ces gnomes des légendes +que l'imagination populaire prépose à la garde des trésors enfouis. +Cette femme était-elle donc une fée... ou bien quelque créature +fantastique?... Tout à coup un timbre résonna doucement, mais à ce +tintement faible, la dormeuse ouvrit subitement les yeux, et entre ses +prunelles passa rapidement comme un éclair inquiet. Mais vivement elle +regarda autour d'elle, à ses pieds, et un sourire étrange, froidement +joyeux, passa sur ses lèvres. Le timbre résonna une seconde fois. Elle +se redressa lentement, étendit le bras et toucha un point de la tenture. +Alors une petite porte tourna sur elle-même, laissant à découvert une +sorte de tour, semblable à celui que notre grand poëte Victor Hugo a +décrit dans la chambre de la duchesse Josiane. Une carte s'y trouvait. +Elle la prit, y jeta un rapide regard, puis, prenant un crayon, elle +traça rapidement quelques mots sur le vélin, repoussa le tour, qui +s'enfonça de nouveau dans la muraille. + +--Lui! murmura-t-elle. M'apporterait-il quelque mauvaise nouvelle? + +Elle posa ses pieds sur le tapis et se redressa. Rejetant ses cheveux en +arrière, elle les attacha sur sa nuque à l'aide d'une agrafe de +diamants; puis elle plaça sur ses épaules une sorte de manteau qui +l'enveloppait tout entière, et, soulevant la tenture, elle ouvrit une +porte et pénétra dans un petit salon attenant au boudoir, et dont tous +les meubles, par un raffinement de luxe d'un aspect vraiment original, +étaient recouverts de martre zibeline. Au même instant, un personnage, +vêtu de noir, s'inclinait profondément devant elle, en disant: + +--Madame la duchesse de Torrès me permettra-t-elle de lui adresser mes +humbles hommages? + +La duchesse--car c'était bien cette femme que nos lecteurs connaissent +déjà sous l'odieux surnom du Ténia--répondit brusquement: + +--Trêve de politesses, Mancal. Que me veux-tu? + +Disant cela, elle fixait sur l'homme d'affaires--en qui nul n'aurait +reconnu Biscarre, le forçat--son regard qui brillait autant que les +pierreries de son collier. + +--Hélas! madame, murmura-t-il en s'inclinant plus bas encore, si j'ai +pris la liberté de me présenter à une heure aussi matinale, c'est qu'il +y allait pour moi d'un grave intérêt. + +La lèvre de la duchesse se crispa sous l'expression d'un dédain +méprisant. + +--Pour vous? fit-elle, que m'importe! + +--Hélas, madame! reprit Mancal, dont la voix se faisait presque +suppliante, est-il pour moi plus grand danger que celui de vous +déplaire? + +Elle haussa les épaules avec une impatience non dissimulée. + +--Enfin, qu'as-tu fait? + +--Il faut donc l'avouer? + +--Sans doute! + +--J'hésite.... J'ai si grand'peur que madame la duchesse ne s'irrite +contre moi. + +--Une dernière fois, parleras-tu? + +Mancal se redressa: il était facile de voir, d'ailleurs, que toute cette +humilité, cette crainte excessive étaient jouées. Mais le Ténia était +trop inquiète pour s'en apercevoir. + +L'homme d'affaires tira de sa poche un journal. + +--Madame la duchesse a-t-elle pris connaissance des cours d'hier à la +Bourse? + +--Non! s'écria la jeune femme en pâlissant. + +D'un mouvement fébrile, elle arracha la feuille des mains de Biscarre, +et d'un seul coup d'oeil parcourut la cote des valeurs. + +Un cri furieux s'échappa de sa poitrine: + +--Misérable! s'écria-t-elle. Une baisse de vingt pour cent... et c'est +toi qui m'as conseillé de jouer sur cette valeur!... + +Mancal baissait la tête sans répondre. + +--Ainsi, où mène la confiance?... une perte de plus de deux cent mille +francs!... + +Rien de plus étrange que la physionomie de la duchesse, pendant qu'elle +se livrait à cet accès de colère. Ses lèvres tremblaient à ce point +qu'elle pouvait à peine articuler les mots; ses yeux si larges, si +clairs, se ternissaient et s'injectaient de sang.... + +Et cela pour une misérable perte d'argent, alors que le moindre des +colliers, que le plus petit diadème compensait et au delà les dix mille +louis enlevés par la spéculation.... + +Elle trépignait et frappait des pieds comme un enfant! + +--Mais réponds-moi donc! s'écria-t-elle. + +--Que puis-je vous dire? reprit Mancal, toujours humble; madame la +duchesse n'avait-elle pas pris les conseils de Colombet, de Stéphane?... + +--Des niais! plus que cela peut-être, des spéculateurs qui ont voulu me +voler!... + +--Oh! madame la duchesse est bien sévère. Quoi qu'il en soit, n'est-il +pas vrai qu'hier même elle m'a adressé des ordres positifs d'achat? + +--Eh! cela est exact! Après?... + +Et elle répétait en frappant l'une contre l'autre ses mains d'enfant, +crispées par la fureur: + +--Deux cent mille francs!... + +Mancal eut un sourire singulier: + +--J'ai dit à madame la duchesse que j'avais à implorer son pardon... + +--Te pardonner, infâme! quand tu es complice de mes ennemis, de ceux qui +m'ont dépouillée! + +--Madame la duchesse ne m'a pas compris.... + +Le Ténia se redressa comme si elle eût été mue par un ressort. + +--Je ne t'ai pas compris? + +--Non! + +--Tu ne viens pas me supplier de te pardonner ton crime!... car c'est un +crime... et je me vengerai! + +--Pardon; mais il y a crime, et crime et je croyais que la plus grande +faute que je pusse commettre... c'était... + +--Achève! + +--C'était d'avoir désobéi aux ordres de madame la duchesse. + +Elle s'élança vers lui et saisit ses deux mains entre les siennes: + +--Tu m'as désobéi! Comment? En quoi?... Mais hâte-toi donc!... tu ne +vois donc pas que tu me tues en te jouant ainsi de mon impatience! + +--Eh bien, madame, voici l'ordre que vous m'avez envoyé hier. + +Elle poussa une exclamation bruyante: + +--Quoi! Dis!... tu ne l'as pas exécuté!... + +--J'ai fait le contraire. Madame la duchesse me disait d'acheter... + +--Et... fit-elle haletante. + +--J'ai vendu!... + +Le Ténia chancela en portant la main à son coeur, tandis qu'une +expression d'indicible joie illuminait son visage. + +--Continue, dit-elle d'une voix à peine perceptible. + +--Au moment où l'ordre de madame la duchesse me parvenait, continua +Mancal-Biscarre, j'apprenais par des renseignements positifs que la +débâcle de l'affaire sur laquelle elle s'était engagée était certaine, +et allait être, quelques heures après, connue et publiée en Bourse.... +Le temps me manquait pour obtenir de vous de nouvelles instructions; et +cependant avais-je bien le droit non-seulement de ne pas exécuter les +ordres reçus, mais encore de retourner tout à coup, et de ma propre +initiative, une position prise sur le conseil de financiers tels que MM. +Colombet et Stéphane?...--je ne suis rien, moi, qu'un pauvre mandataire +dont le premier devoir est d'obéir les yeux fermés...--puis n'était-il +pas possible que mes renseignements fussent inexacts... ou encore madame +la duchesse ne pouvait-elle pas les avoir connus avant moi, et +n'encourait-elle cette perte qu'en toute volonté, et pour dissimuler +quelque autre opération fructueuse?... Je me suis dit tout cela... mais +ma conscience m'a contraint de prendre tous les risques à ma charge.... +J'ai vendu les actions en pleine hausse... et c'était en tremblant que +j'apportais à madame la duchesse les trois cent cinquante mille francs +que l'opération a produits. + +Mancal avait prononcé ce petit discours d'une voix calme, sans nuances. +On eût dit qu'il récitait une leçon. + +La duchesse s'était laissé tomber sur une chaise basse, la tête entre +les mains. + +Quand Mancal eut fini, elle le regarda en face, et lui tendant la main: + +--Mancal, dit-elle, vous êtes l'homme le plus habile et le plus honnête +que je connaisse. + +--Madame me permettra, j'espère, de régler nos comptes: j'ai là en +portefeuille les bordereaux et la somme payée. + +--Tu as les trois cent cinquante mille francs! + +--Les voici! dit Mancal. + +Déjà madame de Torrès avait arraché les billets de sa main, et +feuilletant les liasses, les comptait avec une agitation fiévreuse. + +--La somme est complète? demanda Mancal. + +--Oui! oui!... trois cent cinquante mille francs! répéta-elle encore une +fois. Ah! c'est comme un rêve!... + +--Une goutte d'eau dans la mer, fit Mancal. + +--Que veux-tu dire? que je suis riche! Oui, j'ai de l'or... oui, ma +fortune est immense... mais je veux plus, toujours plus!... c'est si +bon, l'argent!... + +Ses dents semblaient grincer sous l'action de la passion qui lui +étreignait le coeur. + +Tout à coup, elle se tut: une pensée subite venait de traverser son +cerveau. Il était impossible qu'elle se dispensât de récompenser l'homme +qui lui avait procuré un si énorme bénéfice, qui lui avait épargné une +perte immense. + +Mancal, immobile, les bras croisés, attendait. Elle eut un mouvement +brusque, détacha une dizaine de billets et les tendit à Mancal. + +--Prenez, dit-elle; tout travail mérite salaire. + +Mancal ne bougea pas. + +--Quoi! balbutia-t-elle, n'est-ce pas assez? + +--C'est trop! fit Mancal. + +--Quand je donne, je ne compte jamais! dit-elle avec hauteur. + +Mancal sourit. + +--Madame la duchesse se méprend sur ma pensée, dit-il; je n'ai certes +pas l'intention de dédaigner ses offres généreuses... mais je la supplie +de m'accorder une autre récompense. + +--Je ne vous comprends pas, dit le Ténia. + +Mancal s'assit sur un fauteuil, plaça son chapeau à côté de lui, sur le +tapis; puis, de sa voix la plus polie, il adressa à la duchesse cette +simple question: + +--Madame de Torrès possède-t-elle encore quelques gouttes du poison qui +a tué le duc, son mari?... + +Un cri rauque s'échappa de la poitrine du Ténia. Livide, les yeux grands +ouverts, elle regardait cet homme, si humble tout à l'heure, et qui lui +jetait soudain au visage cette effrayante accusation. Il continua: + +--Que madame la duchesse soit bien convaincue de mon réel désir de lui +être utile. Je n'obéis pas à une simple curiosité, et je la supplie de +me répondre. + +Elle avait repris son sang-froid: + +--Vous êtes fou, monsieur Mancal, et il vous faut rendre grâce à ma +pitié si je ne vous fais pas jeter à la porte par mes laquais. + +Mancal protesta d'un geste poli: + +--J'ai eu l'honneur de demander à madame la duchesse si elle avait bien +fait disparaître toutes les traces du crime dont son mari, M. le duc de +Torrès, a été victime. + +Le Ténia se mordit les lèvres jusqu'au sang. + +--Je ne puis ni ne veux vous comprendre, dit-elle. M. de Torrès est mort +entouré de médecins qui ont eux-mêmes constaté la nature de la maladie. + +--Oui, je sais cela. Cependant un certain personnage, dont le nom est +peut-être parvenu aux oreilles de madame la duchesse, affirme que les +médecins ont pu se tromper. + +--De qui voulez-vous donc parler? s'écria madame de Torrès. + +--Son nom? Ah! tenez, il m'échappe en ce moment... Seulement je puis +vous raconter quelques détails. Il y a de cela quinze mois environ... +madame de Torrès était depuis six mois la femme du duc, dont la fortune +très-considérable lui avait été assurée par un contrat que peut seule +expliquer la passion qu'elle lui avait inspirée.... La totalité des +biens des époux devait, en cas de mort, appartenir au survivant. Or, +dans le sixième mois d'union, un certain soir--si ma mémoire est +fidèle--du mois de novembre, une femme, fort simplement vêtue, comme une +servante, mais dont les manières élégantes contrastaient singulièrement +avec son costume, s'engageait, malgré la pluie et le brouillard, dans +une petite ruelle de Batignolles qu'on appelait, je crois, le +Chemin-des-Boeufs.... + +La duchesse, la tête baissée, écoutait sans hasarder un mouvement. + +La voix de l'ancien forçat avait repris son éclat presque métallique: il +scandait chacune de ses phrases, comme pour les mieux faire résonner sur +la conscience qu'il frappait. + +--Je crois inutile d'insister sur l'étrangeté du lieu où se passa la +scène que je vais dire: le Chemin-des-Boeufs, sorte de ruelle boueuse, +devait produire sur l'imagination de l'inconnue qui s'y hasardait une +impression quasi fantastique. Cependant, elle n'hésitait pas: son pas +était ferme, elle allait sans se détourner à un but fixé d'avance. A la +lueur d'un réverbère, on apercevait quelques masures s'estompant dans le +brouillard: l'une d'elles se détachait, isolée du groupe qui +l'entourait. Ce fut là que l'inconnue se dirigea. Elle frappa doucement +à la porte, qui tourna sur ses gonds, et elle se trouva tout à coup dans +une salle basse où l'attendait un vieillard à profil d'oiseau de proie; +le crâne et le front étaient couverts d'une forêt de cheveux blancs. +Une chandelle fumeuse éclairait la scène, et permettait de voir les +rides profondes qui sillonnaient son visage... L'homme la reçut avec de +vives démonstrations de respect. Il paraît d'ailleurs que ce n'était pas +l'unique fois qu'elle eût pénétré dans ce réduit, car sa première parole +fut celle-ci: «Avez-vous préparé ce que vous m'avez promis?» L'homme +s'inclina et se dirigea vers une table grossièrement équarrie, qui +disparaissait presque tout entière sous des cornues de terre, des +serpentins, des fioles de toute forme et de toute grandeur. Après avoir +invité l'inconnue à prendre un siége, il choisit plusieurs fioles, se +couvrit le visage d'un masque de verre et, sortant de la salle, se +rendit dans une pièce voisine dont la porte entr'ouverte laissait +apercevoir le reflet rougeâtre d'un fourneau en combustion. Après un +quart d'heure d'attente environ, le vieillard reparut, tenant à la main +une fiole à demi pleine d'un liquide blanchâtre et hermétiquement fermée +par un bouchon à l'émeri. + +»La femme tendit vivement la main comme pour s'en emparer. Mais l'autre +lui dit: «Vous n'avez pas oublié mes instructions?--Non.--Permettez-moi +cependant de vous les répéter. Pour que cette liqueur amène les +résultats... que vous désirez obtenir, elle doit être employée avec le +soin le plus minutieux. Il importe surtout de se prémunir contre toute +impatience. La dose nécessaire est d'une goutte le matin et une goutte +le soir, à un intervalle d'au moins dix heures. Au cas où quelque +malaise surviendrait avant le quatrième jour, s'abstenir pendant +vingt-quatre heures; puis recommencer en mesurant exactement les doses. +Alors, le septième jour, il y aura congestion, avec paralysie d'un côté +du corps. La nature achèvera l'oeuvre, et, avant cinquante heures... +tout sera fini.» La femme avait écouté avec la plus grande attention. +Quand le vieillard eut fini de parler, elle tira une bourse contenant +deux mille francs en or et la lui remit en échange du flacon. Elle +s'enveloppa dans son manteau de laine, ramassa son voile sur son visage +et disparut... + +»Sept jours après, M. le duc de Torrès, quoique jeune et vigoureux, +tombait en plein bal frappé d'apoplexie. On le transportait ici en toute +hâte, les médecins appelés s'efforçaient de rappeler la vie dans ce +corps paralysé. Mais le coup avait été trop violent pour que l'organisme +résistât. La duchesse de Torrès était veuve et héritait--conformément +aux stipulations de son contrat de mariage--d'une fortune évaluée à plus +de quatre millions et doublée depuis par d'heureuses spéculations. Que +dites-vous, madame, de cette courte, mais instructive narration.» + +Le Ténia, pendant la dernière partie de ce récit, s'était peu à peu +redressée. Son visage, d'une pâleur marmoréenne, s'était fait masque: +pas une fibre, pas un muscle ne bougeait. Il semblait que sous l'empire +d'une immense volonté, le sang lui-même se fût arrêté dans le réseau +veineux. Certes, bien que Mancal-Biscarre n'en fût pas à douter de +l'énergie de cette femme, il s'attendait à quelque explosion, à des +dénégations furieuses. Quand il eut cessé de parler, elle se leva, et +étendant la main, tira le cordon de la sonnette. + +--Prenez garde, madame, s'écria Mancal, ne me tentez pas!... + +Il croyait de bonne foi que le Ténia allait tout simplement donner à ses +valets l'ordre de le jeter à la porte. + +Un laquais frappa à la porte, puis entra: + +--Deux couverts, dit-elle simplement. Monsieur déjeune avec moi.... + +Venir chez un ennemi ou tout au moins chez un adversaire, lui jeter au +visage des accusations effrayantes, espérer de le tenir--comme le dit le +poëte--pantelant sous son talon de fer, puis... s'entendre inviter à +déjeuner... voilà certainement un des effets de surprise les plus +complets qui se puissent imaginer. Mancal se sentit à demi désarçonné. + +Elle se tourna vers lui, et avec le plus gracieux sourire: + +--Vous avez entendu, et vous acceptez, n'est-ce pas? + +--Certainement... je n'ai aucune raison de refuser, balbutia Mancal, qui +se demandait ce que ce coup de théâtre pouvait signifier. + +--Vous me permettez bien de passer un instant dans mon boudoir, +reprit-elle; je me suis levée pour vous recevoir, et en vérité, je suis +laide à faire peur.... + +Mancal esquissa un geste de dénégation. Pour un peu le Loup fût devenu +galant. Ouvrant une porte, elle disparut. Mancal, les yeux tout ouverts, +regardait le mur. En réalité, il se demandait s'il rêvait ou s'il était +éveillé. Il se sentait inquiet. Cette femme qu'il croyait tenir dans sa +main et en qui il avait voulu trouver un docile instrument allait-elle +soudainement lui échapper? Quelques minutes, avait-elle dit. Elle tint +parole, et Mancal était encore plongé dans ses réflexions lorsqu'elle +reparut. Elle avait revêtu un peignoir de satin rose, couvert de +dentelles et rehaussé de perles fines. Ses cheveux, relevés à pleines +mains, s'écrasaient sur sa nuque blanche. Son visage, sans aucun de ces +artifices qui constituent l'art éternel du _maquillage_, avait repris +une fraîcheur juvénile, presque enfantine. Ses yeux brillaient sous +leurs longs cils, sa bouche aux lèvres rouges souriait gaiement. + +--Madame la duchesse est servie. + +Un instant après, dans une salle à manger, toute boisée de thuya et de +bois de rose, Mancal et le Ténia se trouvaient assis l'un en face de +l'autre. Pas une ombre d'embarras dans cette singulière entrevue. La +duchesse, avec sa grâce féline, prenait plaisir à servir l'ancien +forçat, qui, malgré lui, se laissait entraîner aux sensualités des mets +recherchés et des vins exquis. Il se disait pourtant: + +--Si elle cherche à me griser, c'est qu'elle ne me connaît pas. + +Mais en vérité, était-il possible qu'elle rêvât à quelque méchant +dessein? C'était la simplicité charmante de l'hôtesse la plus affable. +Au dessert, elle fit un signe. Les laquais sortirent, elle resta seule +avec Mancal. Celui-ci, absolument maître de lui maintenant, attendait. +La duchesse trempait ses lèvres dans un verre de Dantzig où se jouaient +les paillettes d'or. Elle posa le cristal sur la table, puis +s'accoudant, et laissant tomber sa tête sur sa main, elle regarda Mancal +et dit: + +--Nous disions donc, cher monsieur, que j'ai empoisonné M. le duc de +Torrès.... + +La foudre tombant aux pieds du misérable l'eût frappé d'une moindre +commotion que cette simple parole prononcée du même ton calme qu'elle +lui eût offert quelques gouttes de liqueur. + +--Hein? fit-il. + +--Avez-vous donc oublié, reprit-elle, l'intéressant récit que vous +m'avez fait tout à l'heure? + +Il y eut un moment de silence; Mancal, en ces quelques secondes, fit un +suprême appel à toute son énergie. A comédienne, comédien et demi. Ainsi +pensa-t-il. Et il répondit en riant: + +--En vérité, je ne songeais plus à ce détail. + +--Me permettrez-vous d'abord une question? + +--Avez-vous donc besoin de ma permission? + +--Je voudrais savoir de qui vous avez appris les émouvantes péripéties +que vous m'avez si dramatiquement exposées. + +--Je puis vous satisfaire. Je connais beaucoup l'homme du +Chemin-des-Boeufs. + +--Ah! il est donc encore vivant? + +--A mon tour, permettez-moi de vous dire que vous le savez aussi bien +que moi... car vous avez donné à quelqu'un... certain conseil qui lui a +permis d'entrer en relations avec le même individu. + +Sans baisser les yeux devant cette riposte, le Ténia reprit: + +--Vous avez raison. Mais j'ignorais que vous le connussiez vous-même... + +--C'est un ami intime, fit Mancal en riant, et je dois vous avouer que +je n'ignore aucune de ses pensées... Ainsi, si cela pouvait vous être +agréable, je vous rapporterais les termes exacts de la conversation +tenue entre M. Blasias et M. de Silvereal. + +Mancal remarqua seulement dans la main de la duchesse une légère +contraction. Ce fut la seule preuve d'émotion qu'elle laissa échapper. + +--Ainsi, maître Blasias... dit-elle. + +--Maître Blasias, du quai de Gèvres, est l'ancien empoisonneur du +Chemin-des-Boeufs. + +--Et ces deux personnages ne sont autres que... M. Mancal, agent +d'affaires et homme de confiance de la duchesse de Torrès. + +Décidément, on jouait franc jeu, il n'y avait plus qu'à s'exécuter. + +--Ce qui vous explique, dit Mancal, comment votre agent d'affaires +connaît si bien l'histoire du Chemin-des-Boeufs. + +--Mais tout cela est très-naturel, reprit la duchesse, j'aurais mauvaise +grâce à ne pas vous féliciter de votre admirable talent. En vérité, je +ne vous ai pas reconnu. + +--Cependant, c'est vous-même qui affirmez que je suis moi-même le +personnage... + +--L'empoisonneur.... Oh! ceci tient, cher monsieur, à cette malheureuse +manie qui vous porte à dialoguer vos récits.... Quand vous m'avez répété +les paroles du vieillard en question, le son de voix, les inflexions, la +prononciation m'ont immédiatement révélé votre secret. + +--Vous êtes forte... + +--Comme un juge d'instruction, c'est vrai. Voilà donc qui est entendu. +Vous connaissez un secret assez délicat sur mon passé; vous êtes sans +doute venu chez moi pour tenter ce qu'on appelle--si je ne me +trompe--une opération de _chantage_. + +Impossible de rendre le ton d'exquise raillerie qui accompagnait ces +déclarations cyniques. + +--Venons donc au fait, reprit-elle, car, je dois vous l'avouer, vous +n'avez peut-être pas beaucoup de temps à vous. + +--Je suis à votre disposition... et n'ai rien qui me presse... + +--Vous ne me comprenez pas.... Je suis curieuse et je voudrais savoir +quelles étaient les conditions que vous vouliez m'imposer... C'est pour +cela que je vous invite à vous hâter... + +--Me hâter!... mais je ne saisis pas... + +--Vous perdez un temps précieux, car, sans vous en douter, vous avez +tout au plus une dizaine de minutes à me consacrer. + +Mancal se leva brusquement. Il était livide. Une lueur rapide venait de +traverser son cerveau. + +--Vous allez immédiatement m'expliquer vos paroles, sinon!... + +--Sinon?... Évidemment il n'y a pas moyen de causer avec vous. Enfin, +puisque vous y tenez absolument, voici l'explication que vous réclamez. + +Elle avait tiré de sa poche un petit flacon de cristal, fermé par un +bouchon à l'émeri. D'un seul coup d'oeil, Mancal le reconnut. C'était +celui qu'il avait remis jadis à l'empoisonneuse, et qu'elle lui avait +payé deux mille francs. Il était vide! Et la commotion que l'ex-forçat +éprouva fut telle, que la voix s'arrêta dans sa gorge, une sueur froide +mouilla son front, et il s'appuya au mur pour ne pas tomber. + +--Du poison! murmura-t-il d'une voix rauque. + +--Naturellement, fit le Ténia. Je suis une excellente élève, comme vous +voyez. + +Tout le corps de Mancal tressauta comme sous l'impression d'un ressort; +ses yeux s'injectèrent de sang. + +--Misérable! fit-il en bondissant vers la table et en saisissant un +couteau. + +Mais, au même instant, la duchesse se renversa en arrière avec un éclat +de rire si franc, si net, si clair, que malgré lui il s'arrêta. + +--Mon cher monsieur Mancal, reprit-elle, décidément vous êtes moins fort +que je ne le croyais. Rassurez-vous. Ce flacon était vide de poison. +Vous avez bu les vins les plus naturels et les liqueurs les moins +frelatées. Vous vous portez fort bien. + +A mesure qu'elle parlait, le visage contracté de Mancal se rassérénait. +Il jeta le couteau loin de lui. + +--Allons, fit-il, je suis vaincu. Vous êtes un trop rude adversaire. + +Le Ténia se leva, et, s'approchant de lui, plaça sa main sur son épaule: + +--Je puis être une utile alliée, dit-elle. Écoutez-moi; il faut que nous +causions encore, et cette fois sans réticences. + +Elle le regarda en face, comme deux complices qui ont un but et qui +veulent l'atteindre à tout prix. En réalité, la situation était changée, +comme on dit, du tout au tout. Mancal--incarnation de Biscarre--s'était +tout d'abord présenté en troisième rôle de mélodrame. Il avait pris des +allures _fatales_ et avait débité ses tirades avec un aplomb +merveilleux, qui devait, selon lui, réduire l'adversaire à merci. Il +avait engagé le duel. A la première passe, il avait employé ses coups +les plus savants, ils avaient été parés. Mieux encore: à la riposte, il +avait été désarmé, et il avait dû rompre. En garde donc, et au plus +fort! Elle lui dit: + +--Cartes sur table. Que voulez-vous de moi? Si vous parlez franchement, +je vous dirai ce que je veux de vous. + +--Bien, fit Mancal. Ma vie a un but, je veux que vous m'aidiez à +l'atteindre. + +--Ma vie a un but, dit la duchesse, dont la voix s'altéra légèrement, +m'aiderez-vous à votre tour?... + +--Je vous le jure. + +--Je ne crois pas aux serments. + +--Alors expliquez-vous. Quel est votre but, à vous? + +--Pourquoi parlerais-je la première? + +Mancal s'inclina: + +--Parce que vous êtes la plus forte. + +--C'est faux. Maître Mancal, je vais vous dire, moi, pourquoi, tenant +tout à l'heure votre vie entre mes mains, je ne vous ai pas empoisonné. + +Mancal ont un soubresaut involontaire. + +--C'est, _primo_, parce que j'aurais été fort empêchée de me débarrasser +de voire cadavre.... + +Dire «votre cadavre» à un homme vivant lui causera toujours et quand +même une impression fort désagréable. + +--_Secundo_, continua le Ténia, c'est parce que, de tous les bandits qui +me sont tombés sous la main, vous êtes, sans flatterie, le plus complet +que j'aie encore rencontré. + +--Vous êtes trop bonne, fit Mancal en souriant. Mais je crois qu'en fait +de scélératesse, j'ai trouvé mon maître... + +--Oh! trêve d'éloges! nous nous valons!... reste à savoir où nous +tendons et si nos projets peuvent cadrer ensemble. En ces sortes de +pactes, un seul mot doit suffire. Pouvez-vous, brièvement, sèchement, +caractériser le but de votre vie? + +Mancal la regarda en face, les yeux dans les yeux, et dit: + +--Oui, je hais!... + +Elle se pencha vers lui et répondit: + +--Et moi j'ai aimé... et je hais maintenant. + +--Moi, dit Mancal en serrant les mains de la duchesse entre les siennes, +je ne hais que parce que j'ai aimé... donc je vous comprends!... + +Il y eut un moment de silence. Il était évident que chacun hésitait à se +livrer. + +--Il nous reste à prononcer deux noms, dit le Ténia. Qui haïssez-vous? +qui est-ce que j'aime?... + +Mancal tenait toujours les mains du Ténia. Il les sentait nerveuses, +vibrantes, implacables. Il eut confiance. + +--Celle que je hais, dit-il, se nomme Marie, marquise de Favereye. + +--Celui que je hais, dit le Ténia, se nomme Armand de Bernaye.... + +Un cri de joie s'échappa de la poitrine de Mancal. + +--Ah! quelle alliance! fit-il. Armand de Bernaye aime Mathilde de +Silvereal, soeur de la marquise de Favereye.... + +La duchesse s'était dressée, haletante, fiévreuse: + +--Mathilde de Silvereal! + +--Ne le saviez-vous pas?... + +--Ainsi cette femme dont M. de Silvereal voulait la mort... + +--C'est votre rivale. + +--Non, c'est impossible! Pourquoi Armand l'aimerait-il?... Est-elle donc +plus belle que moi?... + +Et, avec un indicible mouvement d'orgueil, la courtisane relevait sur +son front les masses épaisses de ses cheveux noirs. + +--Il l'aime! vous dis-je, répéta Biscarre. Et je le sais d'autant mieux +qu'il y a quelques heures à peine, je l'ai vu auprès d'elle, étreignant +ses mains avec une énergie passionnée. + +--Taisez-vous! Vous mentez!... + +Mancal la regarda. Une colère furieuse éclatait dans ses yeux, et sa +pâleur était telle qu'il semblait que la vie fût prête à se retirer +d'elle. + +--C'est que vous ne savez pas, continua-t-elle, tout ce que j'ai déjà +souffert! Ah! j'ai vu les plus intelligents, les plus puissants se +traîner à mes pieds; j'ai vu des hommes pleins de jeunesse et de vie, +comme Martial, épier le moindre de mes signes, se courber sous mes +caprices les plus cruels, me donner goutte à goutte tout leur sang, +toute leur existence. Et je riais!... et j'éprouvais une effrayante joie +à leur crier: Je vous méprise! Mais cet Armand! de lui je n'ai jamais +reçu que dédain et mépris! + +Elle se tut un moment, comme accablée par ses propres pensées. + +--Il y a de cela quelques mois, reprit-elle. Ma voiture descendait au +trot de mes chevaux l'avenue des Champs-Élysées. Je rêvais... à quoi? A +ces mondes inconnus dans lesquels parfois l'imagination m'entraîne. Tout +à coup un cri retentit. Une femme--une misérable mendiante--venait +d'être renversée et avait roulé sous les pieds des chevaux: En avant! +criai-je à mon cocher. Je ne me souciais pas de me donner en spectacle à +cette foule. Que m'importait cette femme?... Mais déjà un homme s'était +élancé à la tête de mes chevaux, et d'un seul effort de sa main, il les +avait cloués sur place.... Cet homme, c'était Armand de Bernaye. Comme +je m'étais penchée hors de ma voiture, nos regards se croisèrent.... +Qu'éprouvai-je à ce moment? Il m'est impossible de décrire cette +impression étrange, magnétique, qui parcourut tout mon être... En un +instant, tout disparut autour de moi... et, par un dernier effort de +résistance, je fermai les yeux; puis, je les rouvris subitement... il +était là, courbé vers la terre. Il s'était agenouillé auprès de la +mendiante dont ses mains écartaient les haillons. De la foule +s'élevaient contre moi des cris de menace. Il leva la tête et fit un +signe, tous se turent. La femme était blessée, peu dangereusement +d'ailleurs. + +»Déjà elle revenait à elle et balbutiait des remercîments. Me roidissant +contre l'émotion qui me dominait, je tirai ma bourse; j'allais la jeter +aux pieds de cette femme. Mais il me regarda, et je n'osai pas. Ah! si +vous aviez lu sur ce visage énergique l'expression de mépris que j'y +savais découvrir!... Une colère folle luttait en moi contre je ne sais +quelle terreur vague. Lui, souleva la mendiante dans ses bras et vint +vers la voiture.--Descendez! me dit-il d'une voix brève. Et comme +j'hésitais, il répéta ce seul mot: Descendez! et sans savoir à quelle +influence je cédais, j'obéis. Oui, moi qui n'avais jamais plié devant +une prière, devant une supplication, si ardente qu'elle fût, je ne sus +pas résister.... Il étendit la mendiante sur les coussins de la voiture +et jeta son adresse au cocher: Conduisez cette femme, dit-il. + +»Le laquais hésitait, il attendait que je confirmasse cet ordre. Encore +une fois, Armand me regarda, et je dis au valet: Obéissez!... La calèche +s'éloigna. J'étais là, au milieu de cette foule, je me sentais humiliée, +tremblante. Je ne faisais pas un mouvement, j'attendais qu'il me parlât. +En ce moment, j'aurais donné ma vie pour qu'il m'adressât un mot.... +Savez-vous ce qu'il fit?» + +Ses lèvres pâlies tremblaient comme sous l'action de la fièvre. + +--Il reprit son chapeau aux mains des spectateurs de cette scène, le +remit sur sa tête, et me regardant en face une dernière fois, il +s'éloigna, me laissant seule, immobile, courbée sous le mépris. La foule +ricanait. J'eus peur... oui, en vérité!... Je ne retrouvai même pas en +moi cette énergie fiévreuse que donne la colère. Je baissai la tête, et, +cachant mon visage sous mon voile, je m'enfuis. Une voiture passait, je +m'y jetai... et alors, folle de douleur, saisie au coeur et au cerveau +par une sorte d'ivresse, je pleurai.... C'étaient les premières larmes +que j'eusse versées depuis bien des années!... et c'était cet homme qui +me les arrachait! Et je ne le haïssais pas!... je l'aimais!... + +Mancal ne l'avait pas interrompue. Elle parlait comme si elle eût été +seule, et c'était chose étrange que cette femme, reine de richesse et de +beauté, mettant ainsi son âme à nu. + +--Je voulais le revoir, dit-elle encore. Ce que j'ai fait pour cela, +j'ai honte à m'en souvenir.... Oui, je l'ai épié!... Je me suis placée +sur son passage!... J'ai supplié qu'on le décidât à venir chez moi.... +Je lui ai écrit... A mes lettres, il n'a pas répondu. Quand je le +rencontrais, alors tombait sur moi ce regard froid et sombre dont il +m'avait déjà souffletée, et je m'enfuyais! Sans cesse, je parlais de +lui, et ce que j'apprenais ne faisait qu'accroître ma passion. + +»Cette existence mystérieuse vouée tout entière à la science, le respect +que cet homme inspirait à tous, cette réputation qui grandissait chaque +jour, tout cela m'enivrait, et c'était avec des cris de douleur que je +me répétais: «Cet homme ne t'aime pas, cet homme te hait et te méprise!» +Et aujourd'hui vous venez me dire qu'il en aime une autre! Du moins, je +vais donc trouver un aliment au feu qui me brûle le coeur: puisqu'il +m'est interdit d'aimer, du moins je me sauverai du désespoir par la +haine!...» + +Elle se tut. Tout son être frémissait. + +--Il faut perdre cette femme, reprit Mancal; aidez-moi dans l'oeuvre que +je veux accomplir, et je vous jure que je vous vengerai de madame de +Silvereal et d'Armand de Bernaye. + +--Qu'exigez-vous de moi? + +--Vous attendez ce soir M. de Silvereal? + +--Ah! il s'agit bien de cet homme! + +--Écoutez-moi, duchesse de Torrès. Le hasard--un hasard infernal--nous a +donné les mêmes ennemis. Moi, je hais la marquise de Favereye, vous +voulez la perte de sa soeur. C'est dans leur amour, c'est dans leur +honneur qu'il nous faut les frapper.... Ce n'est pas tout.... + +Il se rapprocha de la duchesse et reprit d'une voix plus basse: + +--Vous ne m'avez pas fait votre confession tout entière. + +--Moi!... + +--Cette passion qui remplit votre être n'est pas la seule qui vous +domine; il en est une autre, plus profonde, plus âpre encore, et qui +atteint en vous jusqu'aux sources de la vie. + +--Expliquez-vous! Cette passion?... + +--C'est l'amour de l'or, c'est la passion de la richesse, c'est +l'ambition affolée et sans limites. + +Elle baissa la tête sans répondre. + +--Vous êtes riche, continua-t-il en regardant autour de lui, comme si +ses yeux cherchaient à percer l'épaisseur des murailles pour supputer le +chiffre de cette fortune. + +Un frémissement agita le corps de la courtisane: car Mancal l'avait bien +jugée. + +Que de fois, seule, alors que tout bruit s'était éteint autour d'elle, +cette femme, lasse des hommages dont elle avait été accablée, +s'enfermait dans le boudoir mystérieux que nous avons décrit au début de +ce chapitre, et là, prise d'une sorte de fièvre, elle ouvrait les +coffrets, les cassettes, et, plongeant ses mains de marbre dans l'or et +les pierreries, elle les égrenait entre ses doigts comme des gouttes +d'eau, frissonnant au tintement de l'or, éblouie par le rayonnement des +diamants. + +Passion maladive, monomanie étrange qui s'emparait de son être tout +entier, faisant vibrer ses fibres les plus secrètes. + +--Vous êtes riche! avait dit Mancal, eh bien, si vous consentez à +m'obéir, à m'aider dans la tâche que j'ai entreprise, je décuple, je +centuple cette richesse! + +La duchesse s'était redressée, et maintenant, les yeux fixés sur le +visage de l'homme d'affaires, elle attendait. + +--Vous me comprenez bien, reprit-il: ce que je vous propose, c'est un +pacte, c'est une association complète, absolue, dans laquelle chacun de +nous mettra au service de l'autre ses forces et sa puissance. + +--Sa puissance! interrompit le Ténia. + +--Ah! ce mot vous étonne, surtout quand il est prononcé par M. Mancal, +un homme d'affaires qui, à vos yeux, n'a d'autre valeur que celle d'un +manieur d'argent! Eh bien, si vous, duchesse de Torrès, vous êtes forte +par votre beauté, par votre intelligence, par votre fortune, l'humble +agent Mancal tient dans sa main, lui aussi, un pouvoir qui peut lutter +contre toutes les énergies humaines. + +Il s'était levé, et sur sa physionomie éclatait ce rayonnement sinistre +qui le transfigurait. Sous le masque de Mancal perçait le Roi des Loups. + +--A nous deux, continua-t-il d'une voix vibrante, nous pouvons dompter +le monde, car nous sommes le Mal! Vous êtes la beauté fatale et cruelle, +je suis la haine lente et sûre! Prenons nos ennemis corps à corps, nous +les contraindrons à crier grâce; mais, sans pitié, nous les frapperons à +mort! + +Il eut un geste d'une effrayante violence. + +--Vous avez raison, murmura le Ténia. Je veux rejeter à la face de cette +société hypocrite les outrages dont elle m'a abreuvée. Mais cette +richesse dont vous me parliez tout à l'heure?... + +--Je vous la donnerai. Mais répondez-moi: Êtes-vous prête à accepter les +conditions que je veux vous dicter? + +--Quelles sont-elles? + +--Veuillez sonner. + +La duchesse obéit machinalement. Un laquais parut. + +--Un jeune homme ne s'est-il pas présenté pour parler à madame la +duchesse? + +--Comme madame la duchesse avait défendu qu'on la dérangeât sous aucun +prétexte, je l'ai introduit dans la bibliothèque, où il attend que +madame veuille bien le recevoir. + +--C'est bien, fit Mancal. Dans un instant vous pourrez l'introduire. + +Le laquais sortit. Subjuguée par l'ascendant de cet homme, le Ténia +l'avait laissé parler. + +--Quel est ce jeune homme? demanda-t-elle. + +--Attendez. Voici mes conditions: je veux que ce jeune homme vous aime. + +La duchesse sourit: + +--Je suis sûre de moi! + +--Je veux, continua Mancal en se penchant vers elle, que vous le rendiez +fou, que vous éveilliez en son âme une passion si intense, si +irrésistible.... + +Il baissa la voix: + +--Que, dans son entraînement, ce jeune homme aille... jusqu'au crime! + +La duchesse tressaillit: + +--Vous le haïssez donc bien? + +--Oui! + +--Et en échange du concours que vous me demandez, que m'offrez-vous à +votre tour? + +--Je vous offre des trésors si grands que nul peut-être n'en connaît le +chiffre. + +--Folie! Vous me raillez! + +--Ce soir, M. de Silvereal viendra... + +--Je le sais. + +--Cet homme est en possession d'un secret qu'il faut lui arracher. Je +serai là... caché. Vous serez seule avec lui. Dans une heure, je vous +enverrai un bouquet. Vous aurez soin de ne pas le respirer; mais, le +soir, vous donnerez à M. de Silvereal la fleur rouge qui se trouvera au +centre de ce bouquet. Je ne vous fais pas l'injure de douter qu'il ne la +porte à ses lèvres... + +--Et alors? + +--Alors le reste me regarde. Nous saurons si mes pressentiments m'ont +trompé... ou si ces rêves qui vous éblouissent se peuvent réaliser... + +--Vous n'avez donc aucune certitude? + +--Ne me demandez rien de plus. Soyez patiente jusqu'à ce soir, et alors, +duchesse de Torrès, vous pourrez à votre gré ou contraindre vos ennemis +à plier devant vous, ou tout au moins vous venger! + +--J'attendrai. Mais ce jeune homme? + +--Ce que je vous demande aujourd'hui est peu de chose. Recevez-le devant +moi et approuvez ce que je dirai. + +--J'y consens. Mais qui me prouve que vous ne me tromperez pas et qu'en +me trompant par des espoirs irréalisables vous ne cherchiez pas +uniquement à obtenir ma complicité dans vos projets personnels? + +--Madame, dit gravement Mancal, entre gens comme nous, les serments +n'ont pas de valeur. Mais regardez-moi bien en face, et demandez-vous si +réellement l'homme qui vous parle de sa haine peut s'abaisser à de +vulgaires intrigues de chantage.... Regardez-moi, vous dis-je! et, dans +mon regard, sachez lire l'expression de la passion violente et +implacable. Je veux... entendez bien ce mot... je veux me venger... rien +de plus, rien de moins. Pour parvenir à mon but, j'avais besoin d'une +alliée... je vous ai trouvée sur ma route.... + +Mancal lui avait tendu la main.... Elle y laissa tomber la sienne, et +dit en souriant: + +--Je vous fais crédit jusqu'à ce soir. + +--Merci! Maintenant reprenons chacun notre rôle... et faites entrer +notre jeune homme. + +Un instant après la porte s'ouvrait, et le laquais annonçait: + +--M. le comte de Cherlux. + +Et Jacquot entra. Oui, c'était bien celui que nous avons trouvé il y a +quelques heures dans le cabaret de Diouloufait, c'était bien lui qui se +présentait sous le nom et sous le titre de comte de Cherlux.... +Transformation singulière, mais certainement moins bizarre que celle +qui s'était accomplie dans l'extérieur du jeune homme. D'où lui venait +donc cette aisance aristocratique, cette simplicité dans le luxe, ce +goût réellement exquis, lequel avait présidé à sa toilette? Jacques de +Cherlux--car tel était le nom que nous lui donnerons désormais--était de +taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Il portait encore sur +son visage pâli les traces des dernières émotions qu'il avait subies; +mais cette lassitude même prêtait un nouveau charme à sa physionomie un +peu inquiète. Jacques était beau, et la délicatesse de ses traits et de +sa stature lui donnait je ne sais quel charme dont on avait peine à se +défendre. En ce moment, il était visiblement ému; en vérité, il croyait +marcher dans un rêve. La métamorphose qui s'était opérée lui semblait +invraisemblable. Comment! hier encore, il n'était qu'un ouvrier, il +luttait contre des malveillances inconnues, il se débattait contre une +fatalité qui s'acharnait après lui, et voilà qu'aujourd'hui il était +admis, sur son nom, en présence d'une des plus jolies, des plus +élégantes femmes de Paris, en face de cette créature idéalement belle +qu'il avait entrevue un jour en tremblant, et qui maintenant s'inclinait +gracieusement devant lui et lui disait de sa voix pure et fraîche: + +--Soyez le bienvenu, monsieur. + +Mancal s'avança vivement à sa rencontre. + +--Madame la duchesse, dit-il, permettez-moi de vous présenter monsieur +le comte Jacques de Cherlux, en faveur duquel je fais appel à toute +votre bienveillance. + +Jacques, troublé, regardait la duchesse et attendait. + +A vingt ans, qui aurait pu, sans frémir jusqu'aux fibres les plus +intimes de son être, contempler cette créature, devant laquelle un +véritable artiste, Martial, avait oublié sa mère, cette femme si +complétement belle que les plus expérimentés des viveurs s'étaient voulu +tuer à ses pieds. Lui ne savait rien, n'entendait rien... toute son âme +passait dans ses regards, et ses lèvres tremblaient comme si la formule +d'adoration avait été prête à s'en échapper... + +--Votre recommandation est toute-puissante, vous le savez, dit la +duchesse en regardant Mancal, mais le nom de M. le comte de Cherlux, et +je dois dire plus encore, sa jeunesse et sa distinction plaident en sa +faveur mieux encore que vos paroles... + +--Madame, fit Jacques, je ne sais comment reconnaître.... + +La duchesse lui désigna un siége de la main. + +--Madame, reprit Mancal, qui suivait avec soin les progrès de l'émotion +qui s'emparait du néophyte admis dans le temple, M. le comte de Cherlux, +par suite de circonstances que je me ferai un devoir de vous expliquer, +se trouve dans une situation des plus singulières: jusqu'à ce jour, il a +ignoré et son nom et les hautes destinées qui lui étaient réservées.... +Je viens vous supplier de vouloir bien être sa patronne, son bon ange, +et de lui ouvrir les portes de ce monde dans lequel, j'en suis certain, +il occupera une place brillante. M. de Cherlux, qui--je puis le dire +sans l'offenser--a besoin en quelque sorte d'un stage dans la société +dont il ignore encore les moeurs, m'a témoigné le désir, très-honorable, +de s'attacher pendant quelque temps--presque incognito, pour ainsi +dire,--à la personne de quelqu'un de nos grands seigneurs... en qualité +de secrétaire, par exemple. Il est riche, et c'est, vous le comprenez, +dans un but tout spécial qu'il veut, mettant son instruction et son +intelligence au service d'un des rois de votre monde, acquérir en +échange ces notions sociales, cette expérience des hommes qui lui font +défaut... Veuillez dire, monsieur de Cherlux, si je traduis exactement +votre pensée. + +Jacques tressaillit, mais il lui fallait s'arracher à la contemplation +qui rivait son regard et sa pensée à la beauté de l'enchanteresse... il +releva la tête. + +--En effet, madame, répondit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre +calme, ce qui se passe aujourd'hui dans ma vie est tellement +extraordinaire, que j'ose à peine croire à ce miracle qui vient de +s'accomplir et qui d'un déshérité de la vie fait un gentilhomme, et je +vous l'avoue, au moment de franchir le seuil de ce monde, à peine +entrevu dans le mirage de mes songes de jeunesse, j'hésite... j'ai +presque peur.... Déjà la bienveillance que vous semblez me témoigner +m'encourage. M. Mancal a bien voulu me laisser espérer que madame de +Torrès prendrait en pitié cette inexpérience... C'est donc un suppliant +qui vient à vous, madame, et qui vous supplie de ne le pas repousser.... + +Ah! s'il eût pu comprendre en ce moment le rapide regard qui +s'échangeait entre les deux complices. + +--Qu'il vous aime! avait dit Mancal. + +--Il m'aimera! il m'aime! répondaient les yeux du Ténia. + +--Monsieur le comte, dit-elle, je vous suis dès ce moment tout +acquise... et quelle que soit la requête que vous ayez à m'adresser, je +puis vous assurer que j'emploierai ma faible influence à vous donner +satisfaction.... + +Mancal reprit la parole: + +--Si j'ai bien compris les intentions de M. de Cherlux, dit-il, l'homme +à qui nous devons demander un pareil service doit joindre à une grande +situation une honorabilité reconnue et incontestée... + +--Sans doute. + +--Eh bien, si j'osais émettre un avis, je rappellerais à madame la +duchesse que, dans la société parisienne, nul ne me paraît plus digne de +cette confiance qu'un homme honoré par elle d'une estime particulière. + +--Son nom? + +--Ne l'avez-vous pas deviné? je veux parler de M. le duc de Belen. + +Le Ténia regardait Mancal et cherchait à comprendre le but vers lequel +il tendait. Mais le visage du forçat avait perdu son expression féroce +pour prendre le masque de l'obséquiosité polie. Quant à Jacques, il +écoutait pour ainsi dire sans entendre. Il contemplait les cheveux de la +duchesse négligemment rejetés sur sa nuque; il devinait sous son +peignoir ces formes admirables qui avaient inspiré jadis un +chef-d'oeuvre à Martial; son regard courait sur ces mains fines, ces +bras blancs et ronds qu'un statuaire eût moulés, et, dans cette sorte +d'adoration inconsciente, il se souciait peu, en vérité, du sens même de +la conversation dont il était l'objet. + +--J'ai déjà eu l'honneur, continua Mancal, de pressentir M. le duc à ce +sujet, et j'ai la conviction que la recommandation de madame de Torrès +serait toute-puissante pour le décider à accueillir M. de Cherlux. + +Elle regarda Jacquot, qui, surpris dans sa contemplation, rougit et +baissa les yeux. + +--Quel est votre avis, monsieur de Cherlux? demanda-t-elle. + +«Savez-vous bien, ajouta-t-elle en souriant, que si la timidité sied à +la jeunesse, elle pourrait cependant vous être nuisible dans le monde +où vous allez entrer? + +--Madame, fit Jacques vivement, s'il vous plaît vouloir bien m'honorer +de votre protection, soyez certaine que je saurai m'en rendre digne... + +--Qu'il soit donc fait comme le désire mon ami Mancal, fit-elle en se +levant. + +Avec ces mouvements gracieux et empreints d'une volupté enivrante dont +les courtisanes du grand monde ont le secret, elle s'approcha d'un petit +meuble, et, se penchant, elle écrivit quelques lignes. + +Puis, se tournant vers Jacques: + +--Puisque vous me permettez, dit-elle, de prendre un rôle de bonne fée +dans votre existence, monsieur le comte, présentez-vous de ma part chez +M. le duc de Belen: vous ne pouvez trouver de meilleur professeur, plus +digne à tous égards de votre confiance comme il l'est déjà de notre +estime.... Je lui explique votre situation en deux mots, il se fera +votre initiateur.... + +Jacques s'était levé à son tour, et ses doigts tremblaient en touchant +la lettre que lui avait remise la duchesse. + +--Allez, monsieur le comte, lui dit-elle, et laissez-moi espérer que +vous n'oublierez pas trop vite celle qui est heureuse de vous rendre ce +léger service.... + +Elle lui tendit la main. Il s'inclina, et par un mouvement inconscient, +il saisit cette main et y appliqua ses lèvres.... Elle ne la dégagea +pas... un frisson parcourut les veines du jeune homme.... Un instant +après, à demi fou, la fièvre au cerveau, il s'élançait hors de l'hôtel. + +--Eh bien, mon cher allié, dit la Torrès à Mancal, êtes-vous content de +moi? + +Avant d'aller plus loin, il nous faut expliquer en quelques mots comment +Jacquot, l'ouvrier, était devenu tout à coup la comte de Cherlux. Rien +de plus simple, d'ailleurs. Le véritable comte de Cherlux était un de +ces viveurs tarés qui, après avoir abusé de toutes les jouissances, +descendent peu à peu tous les degrés de la misère. Un jour, Mancal +l'avait rencontré: une pensée infernale avait traversé son cerveau. + +--Monsieur le comte, lui avait-il dit, que donneriez-vous pour trois +mois de luxe et de richesse qui vous rappelassent votre vie d'autrefois? + +A ces paroles, tous les appétits du vieux comte s'étaient soudainement +réveillés, et un pacte était intervenu entre eux. Contre une somme de +cent mille francs, le comte de Cherlux avait signé un testament et un +acte de reconnaissance qui s'appliquait à Jacques. Le testament +expliquait une histoire banale de séduction: rien ne pouvait sembler +plus naturel. Puis le comte s'était rejeté follement dans le tourbillon +des plaisirs. Mais son organisme épuisé n'avait pu résister aux excès de +toutes sortes. Deux mois après, il mourait de la rupture d'un anévrisme, +et c'est alors que M. Mancal révélait à Jacques cette prétendue aventure +qui le faisait, lui, l'orphelin, le seul héritier du comte de Cherlux... + + + + +XII + +LES GALANTERIES DE MUFLIER + + +Le lecteur nous pardonnera si, l'entraînant à notre suite, nous le +contraignons à passer subitement de l'hôtel de M. de Belen au bouge de +l'_Ours vert_, de là dans le boudoir d'une courtisane, puis encore +ailleurs, et toujours plus loin. + +Les faits sont là qui crient au narrateur: + +--Marche! marche! + +Dans le drame complexe que nous avons entrepris de raconter et qui est +resté, il y a trente ans, dans une ombre mystérieuse qu'ont à peine +traversée quelques lueurs sinistres, les personnages les plus divers, +appartenant à toutes les classes de la société, se sont heurtés dans une +lutte terrible qui a mis face à face les êtres les plus disparates, en +apparence les plus étrangers l'un à l'autre, et force nous est de les +suivre dans les divers milieux où ils vivaient. + +Cela dit, allons au quai de Gèvres, qui s'étend, comme chacun sait, du +pont Notre-Dame au pont au Change. Là, au coin de la rue des Arcis, une +maison, surplombant sur le quai de son pignon qui semblait prêt à +s'écrouler, donnait asile à certains personnages que les plus délicats +auront plaisir à retrouver. Dans une mansarde du troisième et dernier +étage--justement au-dessous du toit pointu--Muflier, Goniglu et Maloigne +étaient tous trois agenouillés sur le carreau. Était-ce donc que, +créatures coupables, ils s'abîmaient dans les douleurs du repentir et +criaient merci à l'éternel? + +Pas précisément. Entre eux, à terre, il y avait un sac, et leurs mains, +loin d'être levées vers le ciel, étaient très-activement occupées à +fouiller ledit sac, d'où ils tiraient un à un les objets les plus +singuliers. + +C'était une paire de vieilles bottes aux talons absents et aux tiges +crevées, puis des socques plus ou moins articulés, puis un manche de +parapluie, un paquet de chiffons. Que sais-je? Et ils cherchaient +toujours, car le sac semblait inépuisable comme la célèbre bourse de +Fortunatus. + +Tout à coup un triple cri de joie s'échappa des trois poitrines de ces +trois gentilshommes, et pour saisir ce qu'ils venaient d'entrevoir sans +doute au fond du sac, ils se baissèrent si vivement que leurs trois +crânes se cognèrent avec un bruit mat. + +Mais, sans s'arrêter à ce détail sans importance, ils se redressèrent +instantanément: + +--Un chandelier d'argent! cria Muflier. + +--Un couvert de vermeil, ricana Goniglu. + +--Une casserole de cuivre, brama Maloigne. + +--Et c'est tout? + +--C'est tout. + +--Bah! ça ne valait pas la peine d'assommer cet imbécile, fit Maloigne, +qui avait le coeur sensible. + +--Cet homme était coupable, reprit Muflier d'un ton grave, et sa +punition est juste. Comment! nous sortons bien tranquillement de l'_Ours +vert_, comme d'honnêtes gens que nous sommes; rêvant à l'avenir, nous +suivons le quai... quand tout à coup, aux premières lueurs du jour, nous +apercevons un particulier qui se glissait le long des maisons en rasant +les murs. + +--Il avait mauvaise apparence, interrompit Goniglu. + +--De plus, continua Muflier, il avait un sac. + +--Un sac plein. + +--Bombé, séduisant, chargé de promesses. + +--Et de vieux chiffons. + +--Tout indiquait donc que c'était un travailleur qui emportait au logis +le butin de la nuit. + +--Ce fut aussi mon avis. Nous échangeons un regard... + +--Et nous tombons dessus. Je lui lance un coup de poing! + +Muflier laissa tomber sur sa main son front pensif. + +Puis, se relevant brusquement: + +--Goniglu, dit-il, je vais formuler une proposition. + +--Formule. + +--Il y a longtemps, mais là, très-longtemps que je n'ai pas fait un de +ces petits déjeuners... + +--Côtelettes aux cornichons. + +--Vin bouché. + +--Café, pousse-café, rincette. + +--_Et cætera_, justement. Eh bien! voilà mon avis: Nous sommes, quant à +présent, en possession de dix ronds de vingt francs. + +--Les fonds de Bisco. + +--Mais je dois t'avouer, Goniglu, que c'est un mouvement de délicatesse +qui m'a déterminé à cogner sur le bonhomme de tout à l'heure. + +--Ah bah! + +--Tu vas me comprendre.... Que nous a dit le Bisco? + +--Qu'il y aurait une affaire. + +--Très-bien! + +--Qu'il fallait nous requinquer un brin. + +--Ce que vous allez faire tout à l'heure... et puis... + +--C'est tout. + +--Mais, Goniglu de mon coeur, il y avait un sous-entendu, c'est que les +jaunets étaient comme qui dirait une avance, des arrhes... et je +préfère--voilà où éclate la délicatesse que je vous signalais tout à +l'heure--n'y toucher qu'après les avoir gagnés. + +--Ah bah! fit encore Goniglu, que les scrupules de Muflier surprenaient +au plus haut point. + +--Mais, d'autre part, j'ai envie de bien déjeuner... Alors, nous avons +_pigé_ le sac du bonhomme inconnu... Petit Maloigne va aller chez le +joli _Fourgat_ (recéleur) d'à côté, il va laver le chandelier, le +couvert et la casserole, et alors, noce à mort! + +--Bravo! firent les deux hommes. + +--Je suis prêt. Je vas _rincer_ tout ça, fit Maloigne. + +--Va donc, jeune messager, reprit Muflier, qui aimait à imiter l'accent +de Frédérick dans _Robert Macaire_, et hâte-toi; nous t'attendons avec +impatience. + +Maloigne, sans se plus faire prier, disparut, cachant sous sa blouse +déguenillée le butin dû à l'exploit nocturne. + +Goniglu et Muflier restèrent seuls. + +Il paraît que, devant Maloigne, ils n'avaient pas dit toute leur +pensée, car, obéissant tout à coup à une même réflexion, ils se +regardèrent, et la même exclamation: Eh bien? sortit de leurs lèvres. + +--Voyons, Goniglu, dit Muflier, qu'est-ce que tu penses de Bisco? + +--Il a une rude poigne. + +--Et il nous a carrément roulés. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. +Bah! pour un coup de poing de plus ou de moins! c'est pas la mer à +boire. Mais les affaires... as-tu confiance? + +--Hum! hum!... + +--Il fait de belles promesses... + +--Les tiendra-t-il? + +--J'ai de la méfiance... + +--Et moi aussi.... Je dis qu'au fond il se fiche de nous, et qu'il fait +un tas de manigances. + +--Dame! je l'ai vu entrer plus de vingt fois, en le filant, chez une +espèce de tripoteur qui a des bureaux d'un chic... + +--Par la grand'porte?... + +--Mon Dieu, oui. + +--Dans son costume ordinaire? + +--Oh! parfaitement, avec la casquette et les rouflaquettes. + +Ce mot gracieux désigne les mèches collées aux tempes et ramenées en +pointe qui distinguent les _lions_ du boulevard extérieur. + +--Et il restait longtemps? + +--Ça, c'est encore plus drôle, jamais je ne l'ai vu sortir. + +--Bah! c'est qu'il y a deux sorties. + +--Maloigne veillait à l'autre. + +--Bigre!... et le nom du tripoteur? + +--Mancal. + +--Connais pas.... Enfin, tout ça prouve que le Bisco lâche le simple +travail du bon Loup pour se fourrer dans des opérations de haute +volée... et qu'en somme, il oublie les vieux. + +--Pourtant, reprit Goniglu, c'est peut-être ainsi qu'il prépare un coup +_chocnosof_, tu sais, là, un vrai _bazardement_... + +--Possible! en tout cas... ton avis... + +--Ouvrir l'oeil... + +--C'est ça.... Vois-tu, quand le chef a de l'ambition, au besoin il +coupe sa queue d'un coup... et se débarrasse des _camaros_ en lançant à +la _rousse_ un bon petit avis... + +--Je ne crois pas pourtant que le Bisco... + +--Capable de tout! interrompit Muflier. Moi, c'est mon idée. Donc, tu +l'as dit, ouvrons l'oeil... et dame! en cas de danger!... + +Ils échangèrent un regard suffisamment intelligible pour que toute +explication fût inutile. + +Au même instant, d'ailleurs, la porte s'ouvrait et Maloigne +reparaissait. + +--Tu as été rudement long! + +--Est-ce que le père Blasias n'y était pas? + +Ces deux questions furent simultanées. + +Mais, sans répondre immédiatement, Maloigne ferma soigneusement la +porte, et, se rapprochant des amis, dit à voix basse: + +--J'ai les jaunets! + +--Bravo! + +--Chut donc! fit Maloigne. Mais il y a autre chose... + +--Quoi? + +--Je ne sais pas si ça peut servir.... Mais M. Muflier est si malin.... + +Muflier se rengorgea et dit d'un ton protecteur: + +--Parle, petit, car, d'honneur, tu me fais périr d'impatience! + +--Eh bien, voilà! reprit Maloigne. J'allais donc chez le père Blasias, +et j'allais entrer carrément dans la boutique du vieux revendeur, quand +je me suis cassé le nez... + +--Hein! + +--La boutique était fermée. + +--Fichtre! s'écria Muflier, est-ce que le vieux birbe aurait été +coffré?... + +--Ç'a été mon idée.... Mais, moi malin, je me dis: c'est pas naturel. +Or, comme c'est moi qui fais toujours les courses chez le vieux, j'ai +fait là comme partout. + +--Ce qui veut dire?... + +--Que j'ai regardé les êtres, les tenants et les aboutissants, et que je +les connais au bout de l'ongle. Or, le vieux ne sait peut-être pas que +derrière la maison, dans une cour, il y a un caveau... tout noir... où +on fourre un tas de débarras... et dans le mur, un trou... et derrière +le trou, un autre mur, celui du logement du vieux; et enfin, dans ce +mur, un autre trou, par lequel on voit chez lui. + +--Diable! fit Muflier, tu es un rude lapin, toi!... + +--Merci, patron! fit Maloigne. Donc, je me dis comme ça: Ou il y est, ou +il n'y est pas; s'il n'y est pas, je ne verrai rien... + +--Très-logique! + +--Donc, je vais au caveau, et, de trou en trou, je regarde... + +--Et alors? + +--Savez-vous ce que je vois? + +--Non, puisque tu ne l'as pas encore dit! + +--Eh bien, le père Blasias, dont je ne voyais que le dos, était courbé +sur.... + +Il s'arrêta et regarda encore autour de lui, comme s'il eût craint +d'être entendu. + +--Sur quoi? + +--Sur un cadavre! articula Maloigne d'une voix à peine perceptible. + +Muflier et Goniglu bondirent sur eux-mêmes. + +--Quoi! comment! le vieux bossu... + +--Le vieux bossu paraissait très, très-occupé... L'autre était étendu +sur une chaise, la tête en arrière... et pâle! pâle! Oh! il était bien +mort! ça se voyait... + +--Brrr! fit Goniglu, dont l'âme était sensible, ça me fait froid dans le +dos... + +--Alors, qu'est-ce que tu as fait? + +--Ça a duré cinq minutes comme ça.... Alors j'ai vu le vieux aller à un +petit fourneau dans lequel brillait du feu. Il a fait une _popotte_ +quelconque, et il s'est dégagé une fumée du diable. Dame!... alors... +j'avoue tout... j'ai eu peur... et j'ai décanillé. Oh! mais... c'était +rien ça... + +--Mais les jaunets!... + +--Attendez donc. Je filais... dame!... j'étais déjà sur le quai... et +puis je me suis tout à coup arrêté. Je me suis dit: Au fait, les amis +comptent sur moi... faut tout de même que j'aie les ronds.... Dame! j'ai +un peu hésité... ça se comprend... pas vrai... ça a bien duré un bon +quart d'heure... enfin, je me suis décidé... et je suis revenu.... Eh +bien, savez-vous ce que j'ai trouvé? + +--Un autre cadavre? + +--Non! le père Blasias tout tranquillement assis dans sa boutique toute +grande ouverte, et qui grattait une vieille casserole avec la pointe +d'un couteau ébréché. + +--C'est drôle, ça. Tu auras eu la berlue. + +--Pour ça, c'est pas possible. J'ai vu le _macchabé_ (cadavre) comme je +vous vois. + +--Dis donc pas de bêtises comme ça, interrompit Goniglu, que cette +assimilation paraissait affecter de façon passablement désagréable. + +--Je ne sais pas si ça se voyait sur ma figure, mais le père Blasias m'a +jeté un coup d'oeil.... Aussi, sans parler de rien, je lui ai offert le +_baluchon_... Il n'était pas non plus dans son assiette, car il n'a même +pas regardé ce que j'apportais... il est allé tout de suite à sa caisse, +et m'a donné une poignée de _monnerons_. + +Et, en forme de péroraison, Maloigne montra dans sa main une +demi-douzaine de louis. + +--Mais, saprédié! fit Muflier, c'est plus que ça ne vaut, même au +comptant! + +--Faut-il rapporter? dit Maloigne, qui crut pouvoir se permettre cette +plaisanterie fine et délicate. + +--Décidément, le vieux avait un _cheveu_. + +--Je vois ça... s'il a _suriné_ quelqu'un... + +--N'y avait pas de sang... + +--Il lui aura donné une drogue.... Et comment était-il nippé, le +particulier? + +--Oh! d'un _chic_ ruisselant... du noir et du blanc de premier choix. + +--Vieux? + +--Entrelardé... pas grand, maigre, avec une tête d'oiseau... + +--C'est tout? + +--A peu près.... Ah! si... il avait sa montre et une grosse chaîne... + +--Gamin, va! fit Muflier en lui touchant légèrement la joue. + +Il y eut un moment de silence. Chacun réfléchissait à cette étrange +aventure. + +Il est vrai que les allures du vieux juif Blasias leur avaient toujours +paru bizarres; mais on ne regarde guère à la physionomie d'un recéleur. + +--Au fond, reprit Muflier, ça ne nous regarde pas. + +--Eh bien, ne nous occupons pas du père Blasias, et puisqu'il a _casqué_ +si rondement, pensons au déjeuner. + +--Ça va, dirent les deux autres. + +--En route, ajouta Goniglu. + +Mais Muflier resta immobile. Il était évident qu'une idée nouvelle le +préoccupait. + +--Goniglu, fit-il... puisque nous avons du picaillon, crois-tu pas que +ce serait le moment d'être aimable? + +--Ce qui veut dire... + +--Que nous recevons souvent des politesses et qu'il serait convenable +d'en rendre une.... + +Goniglu cligna de l'oeil. + +--Paméla! + +--Hermance!... une petite galanterie à ces dames... + +--Bonne idée!... + +--Mais moi! interrompit Maloigne, je serai donc tout seul? + +--Maloigne, mon ami, tu as de l'avenir, dit Muflier, mais crois-en ma +vieille expérience, défie-toi de l'amour. Si tu savais tout ce qu'il m'a +coûté... de douleurs et de remords.... + +Un instant après, on pouvait voir, partant du pont Notre-Dame, un fiacre +traîné par deux haridelles et qui se dirigeait vers la Bastille, car +c'était dans les environs du boulevard Contrescarpe que travaillaient +Hermance et Paméla. Sans entrer dans des détails qu'il importe peu au +lecteur de connaître, franchissons quelques heures, et retrouvons dans +un cabaret de la place du Trône nos cinq personnages attablés et buvant +fortes rasades. Il faut supposer que si la côtelette aux cornichons est +par elle-même de nature inoffensive, elle a tout au moins le privilége +de titiller le gosier le plus rebelle; car une douzaine de litres vides, +portant aux lèvres les traces du cachet de cire verte, indiquaient +suffisamment combien la lutte avait été chaude. + +Auprès de Paméla, forte créature d'une trentaine d'années, Goniglu se +faisait gracieux: il avait je ne sais quel parfum régence qui étonnait +et plaisait à la fois. Des madrigaux, peut-être un peu trop pimentés--on +n'est pas parfait!--sortaient tout armés de son cerveau en gésine. +Muflier rappelait plutôt le grand siècle. Il était digne et quasi +solennel. Penché vers Hermance, qui pour la corpulence ne le cédait en +rien à sa compagne, il disait: + +--Quoi! tu doutes de moi, ange de ma vie! mais ce déjeuner lui-même +n'est-il pas la preuve des sentiments que tu m'inspires? Cette défiance +m'est pénible; sur mon honneur, elle me l'est. + +A ce moment, voici que du dehors monta jusqu'au cabaret un bruit +retentissant de grosse caisse et de cymbales. Puis une voix cria: + +--Entrez! entrez, messieurs!... La représentation va commencer! + +Maloigne, heureux de cette diversion qui l'arrachait à ses réflexions +solitaires, bondit vers la fenêtre. + +--Tiens! des saltimbanques! cria-t-il. + +Hermance, s'arrachant aux discours passionnés du bien-aimé, courut aussi +à la fenêtre, et, battant des mains: + +--Oh! je voudrais voir cela! fit-elle. + +Point n'était besoin de formuler deux fois un désir, quand Muflier était +là. Il se leva, s'aidant des mains à la table, uniquement pour conserver +la rigidité de l'homme sûr de lui-même. + +--Qu'est-ce que c'est, idole? demanda-t-il. + +--Des hommes sans bras qui jonglent avec des poids! + +Muflier resta immobile. Goniglu leva la tête. Le cas était curieux. +Maloigne se retourna avec un sourire: + +--Pas tout à fait sans bras, fit-il. Ils sont deux; mais ils en ont +chacun un. + +--Mon petit Anatole (c'était le prénom de Muflier), mène-moi-z-y! + +Muflier, grave, était venu aux carreaux. Or, voici ce qu'il vit: + +A quelques pas du cabaret, dans un terrain vague, se dressait une +baraque de petite dimension, enveloppée dans ses panneaux de toile +peinte. Sur les cadres étaient représentés des athlètes jouant avec des +poids énormes, supportant des canons sur leurs épaules, se livrant à +toutes les fantaisies de la lutte. Au-dessus, un vaste écriteau, sur +lequel se lisaient ces mots: + + DEUX BRAS POUR DEUX + + Les Frères DROITE et GAUCHE + _ont l'honneur d'informer_ + _l'honorable société_ + _qu'après leurs divers exercices_ + _ils accepteront les défis_ + _des hommes forts_ +_qui voudront bien les honorer de leur confiance._ + + ENTRÉE: DEUX SOUS + +--C'est-il drôle! c'est-il drôle! répétait Hermance. + +Paméla elle-même était en joie. + +Goniglu regarda Muflier, qui regarda Goniglu. + +Ils se comprirent d'un coup d'oeil. L'esprit chevaleresque de la vieille +France leur dictait leur devoir. + +--Payons la note, dit Muflier. + +--Et à la baraque! ajouta Goniglu. + +Nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié les deux personnages qui +avaient assisté à la séance du Club des Morts, et qui portaient les +singuliers surnoms de Droite et de Gauche. + +Donc, voici ce qu'ils étaient: saltimbanques. C'étaient bien eux, en +effet, qui, debout sur le tréteau, invitaient la foule à entrer dans la +baraque. + +Avant d'aller plus loin, il nous faut raconter rapidement comment les +deux frères avaient été victimes de l'accident qui les avait privés +chacun d'un bras. L'histoire était simple, d'ailleurs. Ils se nommaient +les frères Martin, et, dès leur enfance, avec leur père, ils exerçaient +l'état de saltimbanques. La naissance de deux jumeaux avait coûté la +vie à leur mère: ils avaient en outre une soeur, leur aînée de deux ans. + +Le père Martin était donc resté seul avec trois enfants; mais comme +c'était un homme courageux, il n'avait pas désespéré. De saltimbanque il +s'était fait chanteur ambulant. Dans les premières années, le métier +avait été dur, car il parcourait les villages, traînant dans une petite +voiture les petits enfants, trop faibles pour marcher. Il est vrai que +partout le père Martin rencontrait un accueil sympathique. Les mères +venaient se pencher sur ce nid roulant où gazouillaient les douces +créatures. Puis il avait une habileté toute spéciale à choisir les +chansons qui touchaient le coeur des femmes.... Si bien que les sous +pleuvaient, et que plus d'une courait chez elle, puis revenait bien +vite, serrant contre elle son tablier relevé: et c'étaient des +friandises, du bon pain frais, des galettes toutes chaudes. Elles +demandaient au père Martin la permission de les prendre dans leurs bras, +et c'étaient des jeux à n'en plus finir, des câlineries qui amusaient +les orphelins, des baisers qui ébouriffaient leurs petites têtes brunes. + +Bien souvent on avait offert au père Martin de se charger de l'un ou de +l'autre, voire même de tous les trois. Lui, secouant la tête et les +larmes aux yeux, disait: + +--Vous êtes bien bons; mais la morte m'a fait jurer de ne pas les +quitter. + +Puis, sans eux, est-ce qu'il aurait pu chanter? + +Et, s'attelant aux brancards, il repartait, tandis que les petits, +blottis dans un vaste panier plein de paille fraîche, battaient des +mains en criant: + +--Hue! papa!... hue! + +Il était presque heureux ainsi. + +Cependant les enfants grandirent; mais, par un singulier caprice de la +nature, tandis que les deux jumeaux devenaient forts et vigoureux, leur +soeur restait toute mignonne, sa taille ne se développait pas; elle +était faible et maladive, et c'était un véritable chagrin pour le père, +qui se demandait avec inquiétude s'il la conserverait. Quand les jumeaux +eurent sept ans, comme le père jouait avec eux, il remarqua leur extrême +agilité et leur vigueur véritablement surprenante. + +Il se souvint alors de son ancien état, et jugea que le mieux était de +leur apprendre ce qu'il savait lui-même. + +Oh! il ne les battit point. Il eût mieux aimé renoncer à tout. Mais les +petits étaient pleins de bon vouloir, et intelligents que c'était +plaisir de les instruire. + +La première fois que le père Martin se décida à les faire travailler en +public, ils remportèrent un véritable triomphe. + +Dès lors, la situation du quatuor ne cessa pas de s'améliorer. Ils +gagnaient de l'argent et installèrent une baraque mobile avec laquelle +ils parcouraient les foires. + +Ceci dura longtemps: ils ne demandaient rien de plus. Mignonne--c'était +le nom sous lequel ils désignaient leur soeur restée chétive--Mignonne +était devenue leur enfant à tous trois, leur ménagère en même temps. +Elle était si douce et si bonne! Son intelligence s'était développée en +raison inverse de sa taille et de sa force. La jeune fille avait compris +le rôle que lui assignait la nature dans cette association de forces. + +Tous trois l'adoraient: elle était en quelque sorte leur conscience +vivante; c'était elle qui, dans tous les cas où quelque question était à +décider, plaidait la cause du bien et du juste. Elle avait ce sens +intime des femmes qui leur apprend les délicatesses de la probité. Et +ils l'écoutaient avec une sorte d'admiration: ses arrêts étaient +respectés à l'égal d'une loi. + +Dans les villes où ils passaient, elle s'érigeait en «homme d'affaires.» +C'était elle qui allait solliciter des autorités les permissions +nécessaires. Elle s'y prenait de si gracieuse façon que pas un +fonctionnaire--et l'on sait s'ils sont complaisants en général--ne +songeait même à lui refuser ce qu'elle lui demandait. + +Le soir, après le travail, les trois hommes se réunissaient autour +d'elle, et elle leur faisait la lecture. + +Elle avait tout appris par elle-même et s'était de sa propre autorité +érigée en institutrice. Cette vie de saltimbanques eût fait envie à des +patriarches. C'étaient d'honnêtes gens ne faisant tort à personne et +passant à travers les perversités humaines sans les connaître, contents +de leur sort et ne désirant rien de plus. Cela ne pouvait durer: le +malheur veillait. + +Un jour, dans un de ses exercices, le père Martin poussa tout à coup un +cri, et un flot de sang s'échappa de ses lèvres: un vaisseau s'était +rompu dans sa poitrine. Le pauvre homme sentit qu'il était mort. A peine +lui fut-il possible de prononcer quelques mots. Seulement il mit la main +de Mignonne dans celles des deux frères, et il leur adressa un regard si +éloquent qu'ils comprirent. Il réclama d'eux le serment qu'il avait fait +lui-même à leur mère mourante. Les deux frères jurèrent de ne jamais +quitter Mignonne et de se dévouer à elle. + +Le saltimbanque mourut, un sourire aux lèvres. Et quel courage il lui +avait fallu pour conserver cette sérénité apparente! Les moribonds ont +une intuition surhumaine, et il avait vu dans l'avenir de nouvelles +douleurs. + +Les deux jumeaux avaient quinze ans, Mignonne dix-sept. On eût dit que +la mort de son père eût été le signal attendu par la maladie pour se +ruer sur elle. La pauvre rachitique fut saisie presque immédiatement par +d'atroces douleurs qui tordirent ses membres. Quand la santé lui +revint--et quelle santé!--elle ne pouvait plus marcher. Les frères +eurent un moment de profond découragement, mais elle, avec son sourire +d'ange, elle leur dit: + +--Ne vous désolez pas pour moi. Travaillez, je ne vous gênerai pas. Je +ne vous demande qu'une chose, c'est de m'aimer. + +Et elle fit si bien, elle sut si bien dissimuler les tortures qui +parfois convulsaient ses membres endoloris, que les frères retrouvèrent +leur énergie. + +Un an se passa. Dans la baraque, ils avaient installé une petite +chambre, toute blanche, éclairée par une fenêtre auprès de laquelle la +malade passait la plus grande partie de son temps, regardant de son oeil +triste et doux les campagnes qu'ils traversaient, les arbres qui +fuyaient, ou contemplant les maisons qui bordaient les grandes places +des villes où ils s'arrêtaient. + +Souvent, ils la prenaient dans leurs bras et ils la portaient dehors au +grand soleil. Ils espéraient un miracle, qui, hélas! n'arrivait pas. Un +miracle, non. Ce fut une épouvantable catastrophe qui les frappa. Ils +étaient venus à Paris, à l'occasion des fêtes royales, et avaient obtenu +une place au carré Marigny. La semaine avait été fructueuse. Mais, par +suite de je ne sais quelle rivalité malveillante, ils avaient été +avertis qu'ils eussent à céder leur place à un nouveau venu. Ah! si +Mignonne avait pu se rendre à la mairie, elle aurait bien su prouver à +l'employé qu'ils étaient victimes d'une injustice. Mais il n'y fallait +pas songer. + +La pauvrette était de plus en plus faible. Ses membres atrophiés ne lui +permettaient pas de tenter un seul mouvement. Elle avait même dû +renoncer à ces promenades qu'elle faisait naguère sur les bras de ses +frères. Elle les décida à tenter eux-mêmes de fléchir le cerbère +administratif, leur expliquant ce qu'ils devaient dire, les formules +respectueuses dont ils devaient user. + +--Surtout ne parlez pas trop... et ne discutez pas. Approuvez tout. + +Elle avait une profonde connaissance du coeur des fonctionnaires. Mais +ils n'avaient pas ce tact exquis. A la première sottise que leur débita, +du haut de son fauteuil de cuir, le pontife budgétaire, ils +s'emportèrent, voulurent lui prouver qu'il avait tort, ce qui était +vrai, et par conséquent constituait une injure cruelle. Ils furent +éconduits avec l'aménité connue. Ils sortirent donc fort tristes du +bâtiment municipal, et se regardant, ils se sentaient tout penauds de +reparaître devant leur cher juge auquel il faudrait bien tout confesser. +Mais ils la savaient indulgente et se hâtèrent. + +En approchant du carré Marigny, ils remarquèrent un mouvement +inaccoutumé à cette heure. Des femmes fuyaient, des hommes couraient. +Enfin, un mot frappa leur oreille: Le feu! + +Une même angoisse leur serra le coeur. Ils s'élancèrent en avant, +arrivèrent en vue de la pauvre baraque. + +Malheur! auprès de leur humble voiture s'élevait un de ces grands +établissements faits de bois et de toile, qui affectent des allures +théâtrales. Il brûlait. Déjà la flamme, courant avec une effroyable +rapidité, avait saisi sous ses dents rouges les ais les plus forts qui +craquaient et s'ébranlaient. + +Ils fendirent la foule amoncelée. Il fallait arriver à temps. Leur +baraque n'était pas encore atteinte. + +--Mignonne! Mignonne! criaient-ils. + +Ils atteignirent la voiture; mais au moment où ils y touchaient, l'un +des énormes panneaux du théâtre s'abattit sur leur baraque, la couvrant +tout entière de débris enflammés. + +Mignonne! Ils se ruèrent à travers le feu qui les mordait. Comment +firent-ils? Ils parvinrent jusqu'à la petite chambre où elle les +attendait, immobile, effarée, pâle, car elle comprenait tout et savait +qu'il lui était impossible de s'enfuir. Ils allaient la saisir, mais au +même instant, le toit de la baraque craqua sous le poids qui +l'accablait, et qui était énorme. Instinctivement, ils eurent une même +pensée: soutenir ce toit, l'empêcher d'écraser la Mignonne. D'une main, +ils s'arc-boutèrent aux parois; de l'autre, ils résistèrent à la chute, +supportant la masse qui resta immobile. Mais la flamme rongeait le bois +et brûlait leur chair. Ils ne sentaient pas l'horrible torture. La +Mignonne était toujours là, immobile, les regardant de ses yeux, qui +seuls vivaient encore. La fumée glissant à travers les fentes +envahissait la baraque. Mais le toit ne s'effondrait pas. Ils criait: Au +secours! Ils entendaient les clameurs de la foule. La chair se +détachait, boursouflée, de leurs mains qui grésillaient.... La +souffrance était telle qu'ils poussaient des hurlements, mais leurs +membres restaient de fer.... + +Tout à coup il y eut un écroulement. Que se passa-t-il? Quand ils +revinrent à eux, ils étaient étendus sur de la paille. Deux hommes +étaient auprès d'eux: c'étaient Armand de Bernaye et Archibald de +Thomerville. + +--Mignonne! + +Elle était morte. Quant à eux, ils avaient chacun un bras brûlé jusqu'à +l'os. L'amputation était nécessaire. Ce fut un horrible désespoir.... +Ils ne songeaient qu'à elle. Ils ne résistèrent même pas. Ils subirent +tous deux, sans un cri, la plus effroyable opération que le chirurgien +eût encore osé tenter, la désarticulation de l'épaule. On les avait +transportés dans la maison de Thomerville. Dès qu'ils furent seuls, ils +n'eurent qu'un désir: Mourir!... A quoi étaient-ils bons maintenant sur +la terre, maintenant que Mignonne était morte? Ils arrachèrent leurs +appareils. + +Encore une fois, Armand les sauva. Puis il leur parla. Ayant reconnu +leur indomptable énergie, il leur demanda, comme plus tard il devait le +demander à Martial, si cette vie dont ils ne se souciaient plus, ils la +voulaient consacrer à l'oeuvre du bien contre le mal. Et voilà comment +les deux frères Droite et Gauche faisaient partie du Club des Morts. + +Ils étaient restés saltimbanques, et c'était dans leur baraque que +venaient d'entrer les cinq personnages dont nous avons décrit les +exploits dans le chapitre précédent. Donc Muflier, s'effaçant avec toute +la galanterie dont il était capable, avait fait place à la belle +Hermance, tandis que Goniglu essuyait avec sa manche le coin de banc qui +allait avoir l'honneur de supporter les formes massives de Paméla. +Maloigne, toujours modeste, se tenait debout contre un des poteaux de +soutien. + +Les deux frères, quoique privés chacun d'un bras, exécutaient les +exercices que d'ordinaire on applaudit, alors même que le sujet est en +possession de tous ses membres. Voici comme ils procédaient. Tout +d'abord, c'étaient de simples jeux d'adresse. Se plaçant côte à côte, +ils jonglaient avec des boules, la main de chacun recevant et rejetant +les objets lancés par l'autre, et ils étaient parvenus à une telle +précision, que jamais une erreur ne se produisait. Ces deux bras étaient +bien en réalité dirigés par la même volonté, guidés par le même coup +d'oeil. Ainsi retenus, fondus en quelque sorte en un seul être, ils +bondissaient sur des trapèzes, s'enlevant sur des cordes tendues, +exécutant des culbutes, jusques et y compris le saut périlleux. Hermance +ne se possédait pas d'aise: Paméla, qui était plus sentimentale, +répétait vingt fois par minute: + +--Les pauvres garçons!... + +Goniglu secouait la tête, et déclarait que c'était très-fort! Maloigne +lorgnait Hermance du coin de l'oeil en se disant que peut-être pour lui +plaire et devenir son «heureux vainqueur» il lui faudrait se faire +amputer d'un bras ou d'une jambe. Seul, Muflier--l'homme qui faisait +grand--considérait avec un dédain non dissimulé les exercices de haute +voltige qui peut-être lui paraissait peu compatibles avec le véritable +sentiment de la dignité humaine. + +Cependant, Droite et Gauche avaient apporté sur le devant de leur petite +scène des poids de toutes formes et de toutes grandeurs, des altères de +taille respectable, et ils avaient annoncé au public que tout spectateur +était invité à se présenter: quel que fût le poids soulevé à bras tendu, +chacun des frères s'engageait à y ajouter un poids de dix kilos et à +exécuter le même exercice que l'amateur. Comme toujours, l'invitation +n'avait pas produit d'effet immédiat. Alors, pour _allumer_ le public, +Droite et Gauche avaient commencé à soulever des poids, et, en vérité, +ils semblaient se livrer à de tels efforts pour un malheureux bloc de +soixante livres, que la victoire devait être facile à remporter. + +Un quidam se hasarda, et, sans hésiter, saisit par la poignée un poids +de soixante livres. Il était robuste, mais peut-être l'amour-propre +était-il chez lui plus fort encore. Toujours est-il qu'il parvint, sans +trop de cahots, à suspendre le poids à son bras tendu comme un levier. +Mais il le laissa retomber un peu trop brusquement, et il eût peut-être +endommagé le plancher de bois, si Gauche, le saisissant à la volée, ne +l'eût relevé d'un seul mouvement. La salle trépigna. + +--Va donc, Goniglu, fit Muflier en se penchant vers son compagnon. Ça +fera plaisir à ces dames. + +Goniglu jeta à Paméla un regard interrogateur. La belle baissa les yeux, +et l'aimable rougeur que le vin avait fixée à son nez s'étendit sur tout +son visage. C'était un acquiescement tacite et délicat. + +Goniglu dressa sa longue taille, et s'approchant des tréteaux, il +escalada l'estrade avec la dextérité d'un acrobate émérite. Les +spectateurs furent du premier coup admirablement disposés en sa faveur. + +--Combien faut-il à monsieur? demanda Droite. + +Goniglu regarda Muflier, qui cligna de l'oeil pour l'encourager: + +--Cent livres, dit-il. + +Gauche leva le poids, comme il eût fait d'une orange, et le lui +présenta. Goniglu fut froissé de ce dédain pour les kilos et reprit: + +--Je me suis trompé, cent vingt! + +--Voilà! fit Droite, en exécutant le même mouvement. + +Goniglu ne jugea pas à propos d'exagérer ses scrupules d'amour-propre, +et, bravement, saisit l'objet par son anneau de fer. + +Mais Goniglu avait compté sans les nombreuses libations de la journée; +voilà qu'au moment où il fit appel à toute la rigidité musculaire dont +il était capable, certain travail s'opéra dans les régions +oesophagiennes qui lui fit passer dans tout le corps une sueur glacée. + +Goniglu vit d'un coup d'oeil l'abîme entr'ouvert sous ses pas, et +s'arc-boutant sur ses jambes qui flageolaient, il tira sur l'anneau. +Mais décidément le ciel était contre lui, et l'effort violent que tenta +Goniglu n'eut d'autre résultat que de le lancer en avant, le nez le +premier, sur le plancher, qu'il couvrit de sa longue personne. Un éclat +de rire homérique salua cette chute. + +Muflier avait bondi en poussant un juron épouvantable. D'ordinaire, il +n'avait pas la douceur de l'agneau; mais, l'ivresse aidant, il devenait +féroce. En vain Hermance se jeta à son cou, en le suppliant de ne pas +faire de scandale; en vain Paméla poussa des cris de Mélusine. D'un +saut, Muflier sauta sur l'estrade. + +--Je prends cent cinquante, cria-t-il. + +Et, sans attendre qu'on les lui présentât, il saisit les poids qui +représentaient cette charge et parvint à les enlever. + +On était redevenu silencieux. C'était la lutte suprême qui s'engageait. + +--Nous disons donc que je dois enlever cent soixante, dit Droite. + +--A moi cent soixante-dix! hurla Muflier. + +Après lui, la voix calme de Gauche reprit: + +--Et voilà cent quatre-vingts.... + +La sueur perlait au front de Muflier; ses dents grinçaient l'une contra +l'autre. Il avait peur.... Que dirait Hermance s'il était vaincu? + +--Deux cents... fit-il d'une voix rauque. + +Cette fois, il y eut un moment d'arrêt. Muflier regarda les poids avant +de les saisir de ses doigts nerveux... Mais il crut entendre dans la +foule un mouvement de défi. C'en était trop. Il se baissa; mais il ne se +releva pas. Son bras resta rivé à la masse, qui ne bougeait pas. Une +vingtaine de secondes s'écoula, et cela lui parut un siècle. Gauche eut +pitié de lui, et, l'écartant légèrement, prit le poids, qu'il enleva à +la hauteur de son épaule. Oh! cette fois, Muflier n'y put tenir. + +--Ah! c'est comme ça! cria-t-il, eh bien! je vous dis que vous êtes un +tas de canailles et que je vais vous faire votre affaire. + +Certes, cette conclusion n'avait rien de logique, mais raisonne-t-on +quand deux beaux yeux--et tels lui avaient toujours paru ceux +d'Hermance--sont fixés sur vous? Les spectateurs s'étaient levés. En +majorité, c'étaient des femmes, des enfants, des flâneurs peu disposés à +prendre part à un pugilat, et dès les premières provocations de Muflier, +chacun commença à tirer vers la porte. + +--Pourquoi nous insultez-vous? dit Gauche. Ce n'est pas notre faute si +vous êtes ivre! + +--Ivre! ivre! hurla Muflier. Je vais t'en donner, méchant manchot! + +Et il se rua sur lui. Il faut savoir que Goniglu--qui sans doute se +trouvait bien--n'avait pas cessé d'_embrasser sa mère_, selon la +magnifique expression du Romain débarquant sur la terre carthaginoise. +Les pieds de Muflier heurtèrent les côtes de Goniglu, et il faillit +tomber. Quand il voulut se relever, quelque chose qui ressemblait à un +étau le tenait à la gorge. En même temps, la foule, décidée à garder la +neutralité, escaladait les bancs pour sortir plus vite. C'était une +déroute. Dans leur hâte, les plus pressés renversaient les ais qui +soutenaient les quinquets, et on entendait un bruit de verres cassés. +L'obscurité se faisait dans la salle. Maloigne, qui se considérait comme +ayant charge d'âmes, avait entraîné Hermance et Paméla.... Muflier se +débattait; en somme, il était d'une force herculéenne et n'était pas +homme à se rendre sans résistance. L'ivresse le rendait fou. Il frappait +à tort et à travers. Ses poings ne rencontraient que le vide. Tout à +coup, oubliant où il se trouvait, supposant, dans sa surexcitation, +qu'il se livrait à quelqu'une de ses opérations ordinaires et qu'il +avait maille à partir avec les gendarmes, il s'oublia au point de +pousser le cri de ralliement: + +--A moi, Maloigne!... à moi, les Loups!... + +Mal lui en prit. Car les frères, qui jusque-là s'étaient contentés de le +maintenir, se jetèrent sur lui. En un clin d'oeil, il fut renversé, +bâillonné, ficelé. Goniglu s'étant rappelé par un gémissement au +souvenir des combattants, Gauche le traita, sans aucune espèce de +formalité, comme son compagnon. + +--Tu as entendu? dit Droite... + +--Il a dit: A moi, les Loups! + +--C'est donc un de ces bandits que nous étions chargés de découvrir? + +--C'est évident. + +--Il faut les enlever; mais comment sortir d'ici? + +Le fait est que la foule, après avoir quitté la baraque, était restée +groupée au dehors, et Maloigne, joignant sa voix à celle d'Hermance et +de Paméla, criait: + +--Au secours! on nous assassine! + +Quand tout à coup Droite parut sur la plate-forme. Le silence se fit +subitement. + +--Qui de vous se nomme Maloigne? demanda-t-il. + +--C'est moi, dit l'homme. + +--Eh bien, nous sommes réconciliés avec vos camarades; on s'est bien +vite reconnu entre amis, et si vous voulez bien aller nous attendre au +cabaret d'en face, nous y boirons une bonne bouteille. + +--Mais les amis? demanda Maloigne. + +--Ils se remettent un peu. Dame! vous savez, on a cogné un peu dur. + +Il y eut un moment d'hésitation; mais en somme, Maloigne ne se souciait +guère de rentrer là dedans. Après tout, le saltimbanque pouvait dire +vrai. Hermance vint à la rescousse, sans le savoir, la pauvrette! + +--Ne soyez pas longs, dit-elle en adressant à Droite son plus gracieux +sourire. + +Au fond, Muflier avait passablement baissé dans son estime, et elle +n'était pas fâchée de faire plus ample connaissance avec les deux +frères. O coeur des femmes! Enfin, l'attitude de Droite était si calme, +commandait si bien la confiance, que Maloigne, s'emparant du bras des +deux commères, articula un: «Allons-y!» plein de fermeté, et se dirigea +bravement vers le cabaret désigné. + +--Maintenant, dit Droite en entrant, pas une minute à perdre. Enlevons +les deux colis. + +La baraque, dont la façade donnait sur la place, s'ouvrait par le fond +sur un terrain vague où se trouvait la voiture des deux frères. La nuit +était venue, l'obscurité était profonde. Tandis que Gauche attelait +vivement le cheval, qui sommeillait tranquillement sous un auvent à +claire-voie, Droite s'emparait des deux hommes plongés dans la torpeur +de l'ivresse, et les transportait dans la voiture. Cinq minutes +s'étaient à peine écoulées, quand Maloigne, inquiet, revint à la +baraque. Silence complet. Il se hasarda à soulever le rideau, puis, à +tâtons, il s'introduisit dans la salle. Les quinquets de la scène +jetaient encore leur lueur jaunâtre. Mais la scène était vide. Les +quatre personnages avaient disparu. + + + + +XIII + +CONFESSION FORCÉE + + +Neuf heures du soir viennent de sonner. La duchesse de Torrès est dans +son boudoir de fourrures, nonchalamment étendue sur un sofa. Mancal est +devant elle. + +--Eh bien! et votre protégé? lui demanda-t-elle. + +--Grâce à vous, répondit Mancal, M. de Belen l'a accueilli comme je le +désirais. Mon protégé--et il souligna le mot d'un ricanement--est en +passe d'arriver... là où j'entends le conduire... + +--En vérité, dit la courtisane en riant à son tour, je serais presque +tentée de m'offenser de vos airs mystérieux... ne sommes-nous pas +maintenant--vous l'avez dit vous-même--deux alliés? + +--Deux complices même, si vous me permettez le mot, compléta Mancal. Et +cependant, je crois que dans toute alliance semblable à la nôtre, il est +bon que chacun conserve, jusqu'à un certain point, une dose de liberté +personnelle. + +--Je m'en souviendrai au besoin. + +--A condition, cependant, que jamais il n'entrave ni ne trouble les +projets de son allié. + +--Que voulez-vous? même sans y prendre garde, ne se peut-il pas qu'on +agisse contre ses intérêts... s'il n'a pas eu le soin de vous les +expliquer? + +--Vous êtes décidément bien curieuse.... Mais savez-vous bien, ma belle +duchesse, reprit Mancal, que je suis presque inquiet?... + +--Inquiet!... et pourquoi donc, je vous prie? + +--Mon Dieu! les femmes sont des êtres étranges auxquels manquent, avant +toutes choses, la logique et la suite dans les idées. + +--Vraiment! Voici monsieur Mancal philosophe... et peu galant... + +--Oh! il vous restera toujours assez de vices que vous savez transformer +en qualités pour qu'une critique légère, mais vraie, ne vous épouvante +pas... + +--Je vous écoute.... Vous disiez donc que la femme... + +--Manque de logique.... Et je me hâte d'ajouter: C'est là, même dans les +choses d'amour, ce qui constitue son plus grand charme... mais quand il +s'agit d'affaires... + +--Eh bien? + +--Ceci constitue un grand danger.... Pour arriver au but que l'on s'est +fixé d'avance, il faut une volonté tenace, une, inflexible, qui ne +connaisse ni les atermoiements, ni les compromis. En un mot, il faut du +raisonnement... et point de sentiment. + +--Vous ai-je donc prouvé que je fusse sentimentale? + +--Non point. Mais en vous, savez-vous ce que je redoute? + +--Dites, puisque vous êtes en train de lire--selon vous--à livre ouvert, +en ma tête et mon coeur. + +Mancal se leva, et s'approchant de la duchesse: + +--Les natures froides, égoïstes et dures comme la vôtre... + +--Quelle galanterie!... + +--Ont parfois des réveils de dévouement, d'enthousiasme, disons le mot, +de passion... qui sont d'autant plus violents que le sommeil, +l'engourdissement ont été plus profonds et plus prolongés. + +Le Ténia ne riait plus: maintenant la duchesse écoutait attentivement, +le menton appuyé sur la main, les yeux fixés sur le visage de Mancal. + +--J'irai plus loin, continua l'homme d'affaires. Ce qui est encore plus +féminin que la passion, c'est l'esprit de contradiction.... Dites à une +femme: il faut haïr cet homme! + +--Et?... + +--Et elle sera peut-être, par contraste, disposée à l'aimer. + +--Et quand cela serait! + +Mancal fit un mouvement brusque. + +--Ecoutez! parlons sérieusement. Je vous ai proposé un pacte.... Entre +nous, une parole suffit; êtes-vous prête, oui ou non, à l'exécuter? + +--Entre nous, vous le dites vous-même, une parole suffit: n'avez-vous +pas la mienne? + +Mancal baissa la voix: + +--Ne souriez pas ainsi, ce serait une imprudence... Vous ne me +connaissez encore qu'à demi... et cependant, je vous ai déclaré, ce qui +est vrai, que toute ma vie, toute ma force, toute ma volonté tendent à +un seul but, la vengeance!... + +--Vous vous répétez!... + +--Encore une fois, ne riez pas!... Il faut que vous compreniez qu'à +cette vengeance j'ai tout sacrifié... Est-ce que j'ai vécu, moi? est-ce +que j'ai connu aucune joie, aucune jouissance humaine? Non, je me suis +renfermé dans ma haine comme un moine dans sa cellule... et dans cette +épouvantable solitude, hantée de spectres et de fantômes, j'ai sans +relâche martelé mon âme avec cette masse lourde qui s'appelle le +souvenir... elle est maintenant plus dure, plus inaltérable que +l'acier... tout passe sur elle, près d'elle, sans qu'elle vibre, sans +qu'elle s'échauffe.... Je veux... tout pour moi se résume en ce seul +mot... et cette vengeance dont je viens vous demander un appoint, je ne +permettrais pas qu'elle fût compromise par une de vos fantaisies +capricieuses.... Me comprenez-vous? + +--Ne m'avez-vous pas ordonné vous-même--car vous donnez des ordres, mon +cher--de me faire aimer de ce jeune homme? + +--Et déjà il vous aime... + +--Je le sais bien.... Que vous faut-il de plus? + +--J'ai peur que, par le sentiment contradictoire dont je vous parlais +tout à l'heure, vous ne songiez... à l'aimer vous-même. + +La courtisane eut un éclat de rire strident et bizarre. Puis elle +entr'ouvrit les lèvres comme si elle eût voulu, par une protestation +violente, écarter ce soupçon qui, peut-être, était pour elle une +insulte. + +Et cependant elle se tut. + +--Duchesse de Torrès, reprit Biscarre, dont la voix prit un singulier +accent de menace, avec moi ou contre moi.... + +Elle plaça sa main sur l'épaule de Mancal. + +--Sinon? demanda-t-elle. + +Un éclair passa dans les yeux de l'ancien forçat. + +--Il est imprudent de me défier, dit-il. + +Il y eut un moment de silence. Puis elle se renversa en riant, en riant +encore: + +--Maître Mancal, dit-elle, avouez que vous regrettez presque d'être venu +à moi? + +--Je ne regrette jamais une faute commise, je la répare. + +Elle se mordit violemment les lèvres, et sous ses paupières aux cils +soyeux, un regard glissa qui vint frapper l'homme d'affaires en plein +visage. Puis, de sa voix la plus calme: + +--Ayez confiance, dit-elle, comme moi-même je crois en vous. + +Il lui saisit la main: + +--Ainsi, je puis compter sur vous? + +--Oui. + +--Et je payerai royalement votre concours. + +--C'est entendu. + +A ce moment, le timbre retentit. + +--Voici M. de Silvereal, dit Mancal. Je vais tenir ma parole.... Songez +à tenir la vôtre. + +--Vous n'assisterez pas au début de notre entretien? + +--Inutile. Et, de plus, je ne veux pas éveiller ses défiances. Quand le +moment sera venu, frappez à cette cloison... je viendrai. + +Il ouvrit une porte latérale. + +--Je suis là et j'attends, dit-il. + +--Et vous écouterez? + +--Je suppose que vous n'avez point de secrets à confier à cet amoureux +imbécile? + +--De plus, vous vous défiez.... Qu'il en soit donc fait comme vous le +désirez. + +Mancal disparut. Au même instant la porte s'ouvrit, et un laquais +annonça le baron de Silvereal. Le mari de Mathilde était d'une pâleur +presque livide. Ses traits osseux semblaient encore plus émaciés que +d'ordinaire, et dans ses yeux il y avait un reflet fiévreux. + +--Venez donc, mon cher baron, dit le Ténia en lui tendant la main. En +vérité, il me semble que vous vous êtes fait attendre. + +Le vieillard--nous disons vieillard, non en raison de son âge, mais à +cause de l'extrême fatigue qui donnait à sa physionomie un stigmate de +décrépitude--s'approcha vivement, et, comme l'eût fait un jeune homme, +mit un genou en terre pour baiser cette main qu'on lui tendait. + +--Avez-vous donc daigné vous apercevoir de mon absence? demanda-t-il +d'une voix tremblante. + +Rien de plus odieux que ces amours surannées qui abêtissent l'homme et +déshonorent le vieillard. La duchesse ne put réprimer elle-même un +haussement d'épaules. Elle s'étonnait presque maintenant d'avoir songé à +accepter le nom de ce fantoche ridicule. Voilà que, maintenant, voyant +devant elle ce vieillard à demi courbé, elle se prenait à pressentir que +le sacrifice serait peut-être au-dessus de ses forces. Se rendait-elle +un compte exact de ce qui se passait en elle? Non, certes. Elle était +troublée... et les dernières paroles de Mancal vibraient à son oreille +comme une voix lointaine. Pourquoi songeait-elle donc à ce jeune homme +qui était désigné à sa haine? Est-ce que d'aventure ce marbre pouvait +tout à coup s'animer?... Tandis que Silvereal, épiant son visage, +respectait son silence, elle se laissait entraîner à ses pensées. Tout à +coup elle tressaillit, et de ses deux mains elle releva sur son front +les admirables touffes de ses cheveux. + +--Pardonnez-moi, cher baron, dit-elle. En vérité, je suis presque +impolie. + +--Oh! protesta Silvereal. + +--Je suis inquiète, nerveuse... mais, ajouta-t-elle avec un sourire +charmant, mes amis sauront m'excuser, n'est-il pas vrai? + +--Vous êtes un ange! + +--Les démons aussi n'étaient-ils pas des anges?... Mais laissons les +métaphores célestes ou infernales... et parlons raison. + +--Je suis à vos ordres. + +--Tout d'abord, relevez-vous... là... asseyez-vous, près de moi.... Je +veux être bonne, car je me repens presque du mal que je vais vous faire. + +Silvereal pâlit. + +--Que voulez-vous-dire? + +--Mon cher baron, que pensez-vous, pour une femme, de l'état de veuvage? + +A cette brusque question, Silvereal la regarda avec surprise. + +--Je vous étonne... et pourtant rien n'est plus simple. Mon ami, si je +me sens triste, capricieuse, c'est parce que la solitude me pèse.... +Vous autres hommes, vous êtes entraînés dans le courant de la vie, vous +avez à peine le temps de penser... or, penser, c'est souffrir... et je +souffre d'être seule, de n'avoir pas auprès de moi ce confident, cet +ami de toutes les heures dont l'âme ne fait qu'une avec la vôtre... + +--Vous songez à vous remarier? s'écria Silvereal. + +--Ne le savez vous pas? + +--Si fait, et vous m'aviez fait espérer que vous pourriez consentir un +jour... + +--Consentir à quoi? + +--A accepter le nom de Silvereal. + +--Mais vous êtes fou! N'êtes-vous pas marié? + +Silvereal se rapprocha d'elle. + +--Ne vous ai-je pas dit que j'étais prêt à tout pour être libre? + +La Torrès se mit à rire: + +--Exaspération mélodramatique... voilà tout... + +--Vérité... la baronne de Silvereal est condamnée... + +--Par les médecins? + +--Par moi!... + +--Voici que vous allez encore rééditer les jolies choses que vous m'avez +une fois débitées.... Savez-vous bien que vous devenez effrayant... ou +ennuyeux... à votre choix.... + +Silvereal fit un geste violent. + +--Écoutez-moi... pour vous... pour vous donner mon nom... je me serais +laissé entraîner jusqu'au crime... + +--Baron! + +--Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'un crime... mais d'un acte de +justice... + +--Que voulez-vous dire? + +--Savez-vous, duchesse, quel droit la loi donne au mari sur la femme +adultère? + +--Parlez-vous de la baronne? Vous la calomniez... + +--Ma femme a un amant... + +--Qui vous l'a dit? + +--J'en ai la certitude. + +--Et il se nomme?... + +Les yeux étincelants, le Ténia regardait le baron. Il baissa la voix: + +--Il se nomme.... Armand de Bernaye.... + +La duchesse poussa un cri. Ainsi ce que Mancal lui avait dit était vrai. +Cet homme qui l'avait châtiée de son dédain, devant lequel elle s'était +pliée mendiant un mot, un regard, cet homme en aimait une autre!... La +femme se transforma de nouveau, et, avec une colère dont elle ne fut pas +maîtresse, elle saisit le bras de Silvereal en criant: + +--Vous les tuerez tous les deux, n'est-ce pas? + +Silvereal, qui ne comprenait pas, répondit: + +--Et vous serez à moi?... Vous me le promettez?... + +--Quand vous aurez vengé votre honneur... soit... je vous le promets! + +--Vous serez baronne de Silvereal, dit-il avec emportement. + +Silvereal venait de poser ses conditions: maintenant il était résolu. +Tout à coup ses yeux tombèrent sur un bouquet de camélias blancs qui +s'épanouissaient sur une console, à la portée de la main de la duchesse. + +--Et pour gage de votre promesse, murmura-t-il, ne me donnerez-vous +rien? + +--Que voulez-vous? + +--Une de ces fleurs, fit-il en désignant le bouquet. + +La duchesse tressaillit. Depuis quelques instants elle avait oublié +Mancal, ses instructions; sa passion de vengeance avait engourdi son +avidité. Et voilà que de lui-même Silvereal la rappelait à la réalité. +Sans dire un mot, elle étendit le bras et saisit le bouquet. Biscarre +lui avait dit: + +--Que Silvereal respire la fleur rouge. + +En effet, au milieu du bouquet de camélias blancs, une seule fleur +rouge, sorte de cactus aux feuilles pourprées, étincelait comme une +tache sanglante. + +Elle la détacha, et, par un mouvement nerveux, elle la tendit à +Silvereal... + +--Ce gage vous suffit-il? dit-elle. + +Il s'en empara, et par un mouvement brusque, il porta la fleur à ses +lèvres. Mais à peine les pétales eurent-ils touché ses lèvres, que +Silvereal se dressa comme sous l'impulsion d'un ressort. Il se leva et +fit quelques pas. + +--Qu'avez-vous donc? s'écria la duchesse presque épouvantée. + +Le baron chancelait, il s'appuya à la cheminée, son visage se couvrait +d'une teinte livide.... + +Au même instant, Mancal parut à la porte. Il posa son doigt sur ses +lèvres, en regardant la duchesse. Les yeux du baron étaient fixes; il +était évident que son organisme luttait encore contre l'engourdissement +qui s'emparait de lui. + +Tout à coup il étendit la main en avant, comme s'il eût été près à +tomber de toute sa hauteur. Mais déjà Mancal l'avait saisi dans ses +bras, et le soutenant doucement, il l'avait étendu sur les coussins du +sofa. Puis il se pencha sur lui, et, écartant son gilet, il appuya son +oreille contre sa poitrine. + +--L'avez-vous donc tué? s'écria la duchesse, qui se sentait saisie d'une +angoisse involontaire. + +--Tué! non pas! fit Mancal. Mais maintenant et pour une heure, cet homme +nous appartient tout entier: son âme, sa raison sont nos esclaves, et +pour la première fois de sa vie peut-être, il ne mentira pas. + +Mancal avait tiré de sa poche un flacon et l'avait placé sous les +narines du baron. Au bout de quelques secondes, Silvereal laissa +échapper un profond soupir. Les membres, contractés, se détendirent; le +visage, quoique pâle encore, perdit sa rigidité. C'était une sédation +générale succédant à la crise nerveuse. + +--Soyez sans crainte, dit Mancal, l'expérience a réussi. Blasias avait +d'ailleurs commencé l'oeuvre, et elle est achevée. + +--Mais que prétendez-vous faire? reprit le Ténia, dont la voix tremblait +un peu. + +--N'êtes-vous donc pas la femme forte et sans peur que j'ai cru +rencontrer? Ne voulez-vous donc pas être riche, riche à millions? +Chassez ces vaines terreurs, et écoutez. + +Mancal se plaça devant Silvereal, lui prit les poignets et dit: + +--Baron de Silvereal, m'entendez-vous? + +Les lèvres du baron s'agitèrent: + +--Je vous entends, articula-t-il. + +--Avez-vous nette et parfaite la notion du présent et la mémoire du +passé? + +--Oui... + +--Alors, répondez à mes questions... et dites-moi la vérité sur les +trésors du roi des Khmers.... + +Le Ténia considérait Mancal et se demandait s'il n'était pas lui-même +atteint de folie. + +--Le roi des Khmers!... balbutia Silvereal. + +Puis après un silence: + +--Nous l'avons tué... + +--Continuez... + +--Il avait un enfant, de Belen l'a jeté dans un gouffre... + +--Après? + +--Un Français, un vieillard était auprès de lui, nous l'avons.... + +Il s'arrêta. + +--Parlez! cria Mancal avec autorité... + +--Oui, je parlerai.... Pourquoi me tairais-je? Je suis seul.... Nul ne +peut m'entendre.... C'était une conspiration... Oui, là-bas... bien +loin... au Cambodge. Il fallait s'emparer des trésors de la grande +Pagode, à Angcor-Wat; ils sont sous la garde de l'Eni, du Roi du Feu. +Nous avons tué l'Eni, mais le secret nous a échappé. C'était le Français +qui le possédait. + +--Le nom de ce Français... + +--Martial... oui... c'est bien cela. Nous l'avons saisi, et nous avons +voulu le forcer à parler.... C'était un vieillard, il devait être +faible. Nous l'avons... torturé. + +La duchesse laissa échapper un cri. Mancal, par un geste énergique, la +rappela au silence. + +--Vous l'avez torturé? répéta-t-il. Continuez! + +Tout le corps de Silvereal fut secoué par un frisson convulsif. + +--C'était horrible... c'est de Belen qui a ordonné... Nous avons étendu +le vieillard sur la terre, et nous l'avons crucifié avec des pieux de +bois que nous avons enfoncés dans ses mains et dans ses pieds. Il se +taisait. J'ai pris une torche et je lui ai brûlé les genoux. La chair +criait. L'homme restait silencieux. Alors, avec un poignard, Belen lui a +coupé les articulations. Il fouillait dans les chairs... le sang +coulait... et le vieillard ne voulait pas parler. + +Mancal lui-même avait pâli: son visage implacable s'étirait sous une +impression d'horreur. + +--Belen lui a crevé les yeux... la vieillard a dit: J'ai un fils!... +Belen lui a écrasé les mains sous des pierres énormes.... Le vieillard a +dit: Ma pauvre femme! Alors, pris de rage folle, nous nous sommes jetés +sur lui... et nous l'avons tué... Il avait gardé le secret du roi des +Khmers! + +--Après? fit encore Mancal d'une voix étranglée. + +--Alors nous avons couru à la hutte, et nous avons cherché pendant toute +une nuit; nous avons découvert l'entrée d'une caverne... nous nous y +sommes engagés. Là il y avait pour deux millions de pierreries; nous +avons tout pris; mais ce n'était pas le trésor. Il y en a un autre, +là-bas, à la grande pagode d'Angcor. Chercher dans la pagode, c'est +impossible; la vie d'un homme n'y suffirait pas, elle est colossale. +Tout à coup, Belen, qui était retourné dans la hutte, a trouvé sur le +sol un portefeuille qui appartenait au Français, au vieux Martial. Il +l'a ouvert et il a poussé un cri: à Paris! a-t-il dit, il faut aller à +Paris! J'ai voulu savoir; il m'a menacé de me tuer. Je n'ai plus osé +parler. J'avais peur qu'il ne me traitât comme le vieillard. Seulement +j'ai deviné depuis. Il a trouvé un plan, des notes, les indications qui +doivent prouver en quelle partie de la pagode sont les trésors des +Khmers... à Paris... quelque part.... Je sais qu'il cherche... il n'a +pas encore trouvé; mais nous y parviendrons, et les trésors seront à +nous! + +La voix de Silvereal s'était affaiblie. Les dernières paroles étaient à +peine perceptibles. + +Mancal se tourna vers la duchesse: + +--Vous avais-je trompée? + +--Tout cela est horrible! fit la courtisane. Et en vérité, quelle que +soit mon énergie, il me semble que je suis en proie à un hideux +cauchemar. Ainsi ces hommes... + +--Sont de simples assassins. + +--Dites des bourreaux! + +--Bah! tuer pour tuer, fit Mancal avec son ricanement cynique, ce n'est +qu'une question de moyens. + +--Mais ces trésors, ces mots barbares que je n'ai pas compris... + +--Ignorance géographique, rien de plus. Tout cela est vrai, clair et +précis... et les trésors de la grande pagode seront à nous... ou plutôt +à vous... car ma seule richesse, à moi, ce sera ma vengeance! + +--Voyez... il s'éveille! + +--En effet. Écoutez-moi donc.... Que pas un mot, pas un geste ne vous +trahisse... qu'il ignore toujours qu'il a parlé. Quant à moi, je vais +mettre à profit les excellents renseignements qu'il m'a donnés. + +--Vous partez? + +--Certes, il est préférable que l'honnête Silvereal ignore ma présence. +A bientôt, chère duchesse!... J'aurai besoin de vous. Je puis toujours +compter sur votre concours? + +--Oui. + +--Adieu donc! Je vous laisse avec votre futur mari.... + +Le Ténia fit un geste de dégoût. + +--Où suis-je? dit une voix dolente. + +Mancal adressa un dernier geste d'encouragement à la duchesse et +disparut. + +Silvereal revenait à lui; hagard, il regarda: il avait peine à +reconnaître le lieu où il se trouvait. + +--Eh bien, cher baron, dit le Ténia, avouez que votre galanterie est +tout au moins discutable. + +Il la vit et ne répondit pas. + +--Vous vous êtes tout à coup endormi là sur ce sofa. J'ai respecté votre +sommeil.... Mais il se fait tard, mon ami, et l'heure du départ a sonné. + +Quelques instants après, Silvereal quittait l'hôtel de Torrès. Il +marchait d'un pas automatique et comme dans un rêve. Restée seule, la +duchesse appuya son front sur ses mains: + +--C'est étrange! murmura-t-elle. Qu'est-ce donc que j'éprouve?... Moi +qui n'ai reculé devant aucun scrupule... moi qui suis allée jusqu'au +crime... j'ai peur du gouffre qui s'ouvre devant moi.... + +Elle se trouvait devant une glace: + +--Comme je suis pâle! fit-elle. + +Puis elle ajouta tout bas: + +--Est-ce que Jacques de Cherlux me trouverait belle ainsi? + + + + +XIV + +BIZARRE! ÉTRANGE! + + +--Clos-Vougeot 1842! + +--Bouchées à la reine! + +--Compote d'ananas! + +--Xérès de Frontera! + +Quarante-huit heures après les dernières scènes que nous venons de +raconter, ces paroles étaient sentencieusement prononcées par un laquais +vêtu de noir, ganté de blanc, qui se penchait discrètement vers deux +convives, attablés dans un délicieux petit entre-sol de la rue de la +Paix. Le service était _di primo cartello_. Linge d'une exquise finesse, +cristaux, mousseline, argenterie massive et ciselée à blason, rien ne +manquait. C'était le soir. D'épais rideaux tombaient en plis lourds, +tandis que des panneaux de chêne sculpté couraient le long des +murailles, garnies de dressoirs, qu'un amateur eût reconnus pour de +véritables objets d'art. Les faïences de Rouen, de Delft, eussent fait +la joie d'un expert. Les domestiques circulaient silencieusement, +craignant sans doute de troubler les éminents personnages qu'ils étaient +appelés à servir. Le café venait d'être placé sur la table, et la cave à +liqueurs laissait étinceler, à travers ses ciselures, le fauve reflet de +l'eau-de-vie ou la teinte émeraudée de la menthe glaciale. + +Quand le moka fumant eut rempli les tasses de Sèvres, quand la caisse de +panatellas eut ouvert ses flancs tentateurs, le laquais s'inclina devant +les convives: + +--Ces messieurs désirent sans doute être seuls? + +Un signe de tête lui répondit. + +--Lorsque ces messieurs auront besoin de mes services, ils voudront bien +sonner. + +Nouveau signe approbatif. Enfin le laquais ajouta: + +--M. le marquis, mon maître, prie ces messieurs de lui faire savoir +s'ils seront disposés à le recevoir à huit heures. + +Les deux convives eurent une sorte de soubresaut, et l'un d'eux murmura: + +--Certainement... comment donc! avec plaisir. + +Alors le pas du laquais glissa sur les nattes qui garnissaient le +plancher, et s'éteignit derrière la porte qui se refermait. Pendant +quelques instants, pas un bruit ne troubla le silence de la salle, +éclairée par deux magnifiques candélabres à bougies roses. + +--Cré nom! dit un des convives, c'est rien chic! + +--Esbrouffant! + +--Et cette bisque!... était-ce tapé!... + +--Et ce petit vin... fichtre! en voilà du vrai bouché!... un sucre... + +--Goûte-moi ce café! + +--Pour un rude petit noir... en v'là un... + +--Et tâte-moi un peu ces cigares-là... + +--Des monuments... la colonne, quoi!... C'est à être fier d'être +Français rien qu'à les regarder! + +On ne se contenta pas de regarder, et un instant après des nuages de +fumée bleuâtre s'élevaient dans l'air. + +Nouveau silence. Les sybarites dégustaient. + +Mais, après quelques moments consacrés à ces rêveries délicates, la +conversation s'engagea de nouveau, d'abord à voix contenue: + +--Muflier! + +--Goniglu! + +--Qu'est-ce que tu dis de cela? + +--Hum!... et toi? + +--Je ne comprends pas. + +--Ni moi non plus. + +Et de fait, on aurait pu défier n'importe qui de rien comprendre à la +scène qui se passait en ce moment. Oui, c'était Muflier, mais Muflier +homme du monde, vêtu de noir, avec un dorsay irréprochable, une chemise +de fine batiste, un gilet bombant sur le torse; Muflier, aux mains +propres, aux ongles taillés, aux joues rasées, aux cheveux tordus par un +fer habile, aux moustaches affilées en poinçon par la pommade hongroise. +Oui, c'était Goniglu, transformé, rajeuni, gracieux et coquet, avec le +mouchoir à vignettes sortant en pointe de la poche. + +--Voyons! voyons! fit Muflier, rassemblons nos idées... et pour cela, si +tu m'en crois, faisons appel à nos souvenirs... + +--Je ne demande pas mieux... + +--Où étions-nous... la dernière fois?... + +Goniglu leva les yeux au plafond et soupira: + +--Hermance! + +--Paméla! compléta Muflier. Douce souvenance!... + +--Une baraque de saltimbanques... + +--Deux manchots.... C'est ça. + +--Des poids... cent... cent dix... cent cinquante... + +--Deux cents... + +--Puis une _pile_!... + +--Une vraie!... des ficelles... bras et jambes liés... + +--Un tombereau où on étouffait... sans parler du bâillon... + +--Un cheval qui galope... + +--Des roues qui sautent et nous cassent les os... + +--Le bruit d'une porte cochère qui roule et grince... + +--La voiture s'arrête; on nous descend comme des paquets... + +--Comme de vulgaires colis... + +--Obscurité complète; on nous dépose sur des lits... + +--On nous donne à boire de force... + +--Au fond, ça n'était pas mauvais... + +--Un peu fort! et puis, plus rien... + +--Le sommeil... + +--L'engourdissement... + +--Étrange! + +--Bizarre! + +Cette façon télégraphique de rappeler les phases d'une histoire passée +avait certes son charme, mais cela ne pouvait durer. + +--Mon cher Goniglu, dit Muflier, qui venait de se verser un petit verre +de cognac superfin, nous ne pouvons nous dissimuler une minute que cette +aventure est de tous points la plus étrange que j'aie pu rencontrer dans +ma longue et honorable carrière. + +--Je t'en offrirai autant. + +--Qu'on nous enlève, cela pouvait s'expliquer... surtout en ce qui me +concerne.... Ce ne serait pas la première fois qu'une femme du monde... + +--Muflier! + +--Que veux-tu, Goniglu? Ce coquin de physique!... et cependant je dois +avouer que, selon moi, l'explication des faits présents ne doit pas être +cherchée de ce côté? + +--Pourquoi cela? + +--A cause des ficelles et du bâillon. On se serait contenté de nous +bander les yeux, et à une porte discrètement entr'ouverte, nous aurions +rencontré une camériste coquette et gracieuse qui nous eût dit en +souriant: Venez! mes gentilshommes! on meurt d'impatience à vous +attendre! + +--Procédé qui paraît, en effet, contradictoire avec notre état de +colis... + +--Donc, cherchons ailleurs; nous avons dit que nous nous sommes +endormis. Combien de temps a duré ce sommeil? + +--Je n'en sais rien; mais quelle heure est-il? + +--Il doit faire nuit, puisque voici des lumières. Or, nous avons été +enlevés dans la soirée, il y a sans doute vingt-quatre heures de cela. + +--Va pour vingt-quatre heures. + +--Ce point s'éclaircira; enfin, il y a environ deux heures, nous nous +réveillons. + +--Plus de ficelles, les membres libres... + +--La tête fraîche, l'estomac creux... + +--Nous regardons autour de nous. Ce n'était certes pas là l'humble +demeure du travailleur, dans la rue des Arcis. + +--Certes non. Un local confortable, des meubles, des vrais meubles +palissandre, comme j'en voudrais donner à Paméla. + +--Ne nous trouble pas en évoquant ces images cythéréennes. A peine +sommes-nous éveillés que notre porte s'ouvre... + +--Un laquais paraît, et quel laquais! un prince Rodolphe en livrée. + +--Il se met obligeamment à notre disposition pour nous habiller. Ma foi, +je t'avouerai, Goniglu, que j'ai éprouvé un moment d'angoisse. Certes, +je n'ai jamais sacrifié au qu'en-dira-t-on, et les vanités de ce monde +me touchent peu; cependant... + +--Nous étions fichus comme quatre sous. + +--Nos vêtements--pour nous exprimer d'une façon plus +correcte--manquaient de cette élégance qui caractérise l'homme du monde, +et il me répugnait de voir la main de ce valet de pied--ce devait être +un valet de pied--froisser ces débris d'une antique splendeur... + +--Quand tout à coup nos yeux tombèrent sur les hardes qui nous étaient +destinées. Ah! Muflier! quelle coupe! + +--Quelle étoffe! une draperie soyeuse; et ce linge! + +--De la toile d'araignée tissée par la main des fées. + +--Bref, on nous a habillés! + +--Ah! si Paméla nous avait vus! + +--Peuh! Paméla! Hermance! étaient-elles vraiment dignes de nous? + +--Elles nous ont rendu de bien grands services, ne soyons pas ingrats! + +--Soit! je leur conserverai une place dans mon coeur! Enfin, on nous +demande ce que nous désirons. + +--Je réponds carrément: Tortiller un morceau! + +--Et tu as eu tort, Goniglu, car la fonctionnaire attaché à notre +personne a paru surpris de cette expression. Aussi ai-je repris, pour me +mettre à la hauteur de la situation: Nous voudrions casser une croûte! +Le laquais s'incline... les portes s'ouvrent devant nous... et +finalement, on nous installe devant cette table. + +--Où se succèdent les mets les plus fins... et les vins les plus +exquis... + +--Voilà l'histoire! + +--C'est étrange! + +--C'est bizarre! + +Et sur cette conclusion, qui rappelait les prémisses de l'entretien, +Muflier et Goniglu choquèrent leurs verres, qui montèrent pleins à leurs +lèvres pour redescendre vides. + +--Au fond, reprit Muflier en faisant claquer sa langue avec la +satisfaction d'un gourmet émérite, jusqu'ici l'aventure n'a rien de +désagréable, à part l'étrangeté du procédé; mais, entre nous, je ne +suppose pas que ce soit uniquement pour nous inviter à dîner qu'on nous +a ficelés comme des boudins, et amenés ici de façon aussi excentrique. + +--Il y a évidemment un dessous de cartes, fit sentencieusement Goniglu. + +--Tu l'as dit, mon fils.... Mais quel sera-t-il? quel peut-il être? Dans +ces ombres mystérieuses pouvons-nous porter le flambeau de la +vérité?... + +Et comme pour se récompenser lui-même de l'originalité de cette hardie +métaphore, Muflier se versa une nouvelle rasade. + +--Ma foi, si j'osais émettre un avis... commença Goniglu. + +--Ose, mon vieil ami, ose... je t'y autorise. + +--Et bien, je viens d'être frappé par certain mot prononcé tout à +l'heure par l'honorable personnage qui nous a si bien servis. + +--Et ce mot? + +--Tu l'as entendu comme moi... il nous a avertis d'une prochaine visite. + +--C'est bien cela... + +--Et si je ne me trompe, il a dit en parlant de cet inconnu: M. le +marquis! + +--Parfait!... Oui, certes... j'avais saisi ce mot au vol... mais je +t'avoue que je craignais de m'être trompé. + +--Ainsi il a bien dit marquis? + +--Absolument, reste à chercher parmi nos nombreuses connaissances à qui +ce titre peut s'appliquer. + +Les deux amis restèrent plongés dans une méditation profonde. De fait, +malgré le soin qu'ils mettaient à rappeler leurs souvenirs, Muflier et +Goniglu ne trouvaient pas parmi les Loups et bandits qui formaient le +fond de leurs relations, le personnage que d'Hozier eût pu classer dans +l'Armorial. + +--Je crois, dit Muflier, que nous ne connaissons pas de marquis. + +--Ou, du moins, je ne me rappelle pas.... D'abord, je me suis toujours +tenu à l'écart de l'aristocratie.... + +--C'est comme moi... eh! mon Dieu!... C'est peut-être un tort? Vois-tu, +Goniglu, je crois que nous ferions bien de nous rallier... + +--C'est mon opinion! + +--Je sais bien qu'à ces classes privilégiées, il y a beaucoup à +reprocher, et si nous fouillions l'histoire... + +--Oh! si nous fouillions l'histoire... certainement... mais est-ce bien +le moment?... + +--Nous fouillerons plus tard; en attendant, crois-moi, Goniglu, de la +tenue, du galbe; montrons-nous à la hauteur de la situation, et si le +faubourg Saint-Germain vient à nous, ne nous montrons pas impitoyables. + +--Je ferai des concessions, déclara nettement Goniglu. + +--Je n'attendais pas moins de ton esprit pratique. Vienne donc le +marquis, puisque marquis il y a! et il rencontrera de véritables +philosophes, prêts à tout comprendre! + +--Vienne le marquis! répéta Goniglu avec un geste de suprême élégance. + +Comme si cette évocation eût eu quelque pouvoir magique, la porte +s'ouvrit discrètement et un nouveau personnage parut sur le seuil. +Nouveau pour nos deux gredins, mais déjà connu du lecteur. Le marquis +Archibald de Thomerville,--car c'était lui, adressa à ses invités un +profond salut. + +Tout en lui respirait un parfum d'exquise distinction; c'était le grand +seigneur avec sa désinvolture pleine de charme. + +Nous l'avons dit, le visage d'Archibald, sans être réellement beau, +présentait, dans ses lignes directes et longues, une originalité +frappante, qu'augmentait encore la pâleur étrange qui couvrait ses +traits. Muflier s'était levé avec empressement et avait répondu par une +révérence du meilleur goût au salut qui lui était adressé. Quant à +Goniglu, force nous est d'avouer que son mouvement avait été moins +réussi, car il avait, en se déplaçant brusquement, renversé un verre qui +s'était brisé sur le parquet, détail qui l'avait légèrement troublé. +Mais le marquis parut n'y point prendre garde, ce qui donna à Goniglu +une haute idée de son savoir-vivre. + +--Messieurs, dit Archibald, permettez-moi tout d'abord de vous demander +si vous avez été satisfaits de mes gens et si vous n'avez aucune plainte +à formuler contre ma modeste hospitalité. + +--Oh! marquis, fit Muflier, nous sommes enchantés... + +--Ravis! accentua Goniglu. C'était d'un _chouette_ achevé!... + +Muflier lui lança un coup de pied dans les os des jambes pour l'engager +à châtier son style, le marquis n'étant peut-être pas initié à la langue +verte. + +--J'en suis heureux, reprit Archibald, et votre réponse me met mieux à +l'aise pour vous prier de me rendre un service. + +--Tout à vous! dit Muflier. Nous tenons à vous prouver que nous ne +sommes pas des ingrats.... Mais asseyez-vous donc, marquis... de grâce, +asseyez-vous... Il me peine de vous voir ainsi sur vos jambes.... + +Archibald, avec le plus grand sérieux, se rendit à cette invitation si +gracieusement formulée. + +--Là! fit Goniglu en se replaçant lui-même sur sa chaise. Maintenant, +monsieur le marquis prendra bien quelque chose?... + +--Je vous remercie. + +--Oh! sans façon!... pas de cérémonie entre nous!... voulez-vous du dur +ou du doux?... + +--A votre choix, messieurs!... + +Muflier versa dextrement un doigt de cognac, tendit le verre au marquis +avec un sourire, puis, prenant le sien, il trinqua de la meilleure grâce +du monde, imité par Goniglu, qui daigna cette fois ne rien casser. + +--Maintenant que la glace est rompue, reprit Muflier, nous allons causer +comme de vrais _camaros_. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service? + +Archibald reposa son verre sur la table. + +--Mon Dieu, messieurs, dit-il, j'ai à m'excuser de la façon peut-être +excentrique dont vous avez été conduits ici. + +--Oh! marquis, de grâce! + +--Oui, je sais que cela pouvait vous paraître irrégulier, bizarre, au +premier coup d'oeil. + +--Mais au second, rien de plus naturel. + +--Du reste, je dois vous avouer que cette violence de ma part vous est +une preuve du grand désir que j'avais de faire votre connaissance. + +Goniglu eut un rire bête. + +--Comment! vrai!... vous désiriez nous connaître?... + +--Certes, et j'ajoute que ce désir était partagé par plusieurs de mes +amis... + +--C'est drôle, articula Goniglu. + +--On vous avait donc parlé de nous? demanda Muflier. + +--Depuis longtemps déjà... + +--Et, s'il n'y a pas d'indiscrétion, qu'est-ce qu'on vous avait dit? +Vous savez, faut pas toujours croire les _potins_... + +Muflier se mordit les lèvres. _Potins_ lui avait échappé. + +--Mais, messieurs, soyez certains, reprit Archibald, que ces _potins_, +ainsi que vous dites si élégamment, étaient loin de vous être +défavorables... + +--Pas possible! fit naïvement Goniglu. + +--Mon cher marquis, me disait encore il y a deux jours certain vicomte +de nos amis, vous ne sauriez croire quels hommes d'énergie et de bon +conseil se cachent sous les dehors un peu bizarres de nos deux héros. + +--Héros! Le vicomte a dit héros! + +--Il l'a dit.... Voyez-vous, continua-t-il, avec des hommes tels que +ceux-là, on pourrait conquérir le monde! + +--Oh! c'est aller un peu loin! fit Muflier modestement. + +--Mais non!... C'est à peine effleurer la vérité. Tenez, vous, monsieur +Muflier, n'avez-vous pas accompli des actes héroïques? + +--Mon Dieu! vous savez... comme tout le monde. + +--Je ne vous en rappellerai qu'un seul. C'était à Joinville. + +--Hein? + +--Vous étiez occupés à dévaliser une maison inhabitée.... + +Muflier s'était redressé et regardait Archibald de ses gros yeux +étonnés. + +--Quelqu'un donna l'alerte. Vous aviez à ce moment une pendule sous le +bras. Des voisins accourent. L'un d'eux vous barre le passage; sans vous +soucier de la valeur de l'objet que vous aviez si péniblement acquis, +vous le soulevez et laissez retomber ladite pendule sur le crâne de +votre adversaire. + +--Hum! hum! toussa Muflier, qui se sentait assez mal à l'aise. + +--Le plus curieux en ceci, c'est que, m'a-t-on dit, la pendule avait +bravement supporté le choc, et que son mécanisme n'a pas le moindrement +souffert de cette alerte. Il est vrai que l'homme est mort à l'hôpital, +huit jours après, mais la pendule marchait. Voilà ce que j'appelle une +véritable action d'éclat. + +Muflier, dont la gorge se serrait, articula difficilement quelques mots: + +--Certainement... je ne dis pas!... pourtant... + +--Point de modestie. Nous sommes entre nous. Tenez, c'est comme votre +ami Goniglu.... + +Goniglu fit la grimace: il pressentait quelque nouvelle évocation du +passé, ce qui, amour-propre à part, ne lui plaisait que +très-médiocrement. + +--Vous rappelez-vous, cher monsieur Goniglu, certaine vieille femme de +Colombes à qui vous tordîtes le cou d'une seule main, tandis que de +l'autre vous fouilliez dans ses poches?... vous en souvenez-vous, dites? + +--Effectivement... oui... il y a peut-être quelque chose comme cela... + +--Et, comme la vieille se débattait, vous eûtes la bienveillance de +serrer assez fort pour l'achever.... + +Goniglu était vert, ce qui était sans doute sa façon de rougir avec +modestie. + +Muflier perdit son sang-froid. + +--Ah çà, mais... pourquoi diable nous racontez-vous ces blagues-là? +fit-il avec une nuance d'agacement, d'ailleurs très-compréhensible. + +--D'abord, reprit Archibald, qui conservait son flegme poli, pour vous +prouver que vous n'êtes pas des inconnus pour moi... ensuite pour +arriver au service que je vais réclamer de vous.... + +Le visage de Goniglu s'éclaira d'une douce espérance. + +--Ah! il y a un coup à faire! s'écria-t-il. Un petit refroidissement... + +--Peuh! pas tout à fait! fit Archibald, je ne voudrais pas vous proposer +une affaire compromettante... + +--Oh! s'il y avait du monneron derrière... + +--Tout s'arrangera à votre satisfaction, soyez-en sûrs, chers messieurs. +Mais avant tout, puis-je réellement compter sur vous? + +--Encore faudrait-il savoir? grommela Muflier. + +--Vous avez raison, quoique cependant vous devriez comprendre d'ores et +déjà que je me garderais bien de proposer à des hommes tels que vous une +indélicatesse. + +--Vous vous f...ichez de nous, dit Muflier nettement. + +--Dieu m'en garde!... Voyons, ne nous emportons pas.... Ai-je l'air d'un +homme qui vous veut du mal?... Et, tenez, je vais vous prouver la bonté +de mes intentions.... + +Thomerville plongea sa main dans sa poche et en tira plusieurs rouleaux +qu'il posa sur la table. Par un geste instinctif, Goniglu tendit la +main. + +--Voici, reprit Thomerville, quelques rouleaux de mille francs qui vous +sont destinés. + +--Il y a donc un raccourcissement à risquer?... + +--Mais, mon cher monsieur Muflier, vous prenez tout au tragique. Je +n'aurais jamais cru cela d'un homme de tête et de coeur.... Ces quelques +_monnerons_, selon votre ingénieuse qualification, représentent une des +faces de la question. + +--Ah! il y a une autre face? dit Goniglu, qui retira à regret sa main +tendue. + +--Et je vais me faire un vrai plaisir de vous la montrer. + +--Où ça? + +--Ici même.... + +Muflier regarda autour de lui d'un oeil défiant. Archibald était +toujours impassible. + +--Je vous prie seulement, cher monsieur, de vous abstenir, devant le +spectacle intéressant qui va se dérouler devant vous, de toute marque +d'approbation ou d'improbation.... + +Un regard rapide fut échangé entre Muflier et Goniglu. Ils n'aimaient +pas les surprises. + +--Vous consentez à garder le silence pendant quelques instants, n'est-il +pas vrai? insista Archibald. + +--Certainement, articula péniblement Muflier. + +--Mille remercîments. Maintenant, si vous m'en croyez, reculez un peu et +ne mettez pas votre visage complétement en lumière. Il vaudrait sans +doute mieux que la personne qui va venir ne vît pas vos traits, ou du +moins ne les distinguât que vaguement. + +Sans discuter, les deux bandits obéirent... et s'éloignèrent de la +table. Archibald se leva et éteignit quelques bougies, ce qui laissa les +deux hommes dans une demi-obscurité favorable à la rêverie. + +--Un dernier mot, ajouta encore Archibald: il est bien entendu que je +vous laisse absolument libres, si le désir vous en prend, de vous mêler +à la conversation qui va avoir lieu. Je ne veux en rien peser sur votre +volonté. Vous êtes mes hôtes, c'est-à-dire les maîtres d'agir comme il +vous plaira. + +Une sorte de grognement inquiet lui répondit: il l'interpréta sans +doute comme un acquiescement, car, sans plus attendre, il sonna. Un +laquais entra. + +--La personne que j'attends est-elle arrivée? demanda-t-il. + +--Oui, monsieur le marquis. + +--Priez-la de monter. + +Nos deux amis--selon une expression bizarre--n'en menaient pas large. +Quel était le personnage inconnu qui allait surgir tout à coup? Nous ne +jurerions pas que les dents de Goniglu ne claquassent pas un peu.... Les +deux paires d'yeux étaient fixées sur la porte, avec une tenacité facile +à comprendre.... Et voilà que tout à coup cette porte s'ouvrit... et +dans l'encadrement, entre les tentures que le laquais tenait +soulevées... apparut.... Qui? quoi?... Un gendarme! Oui, un gendarme, un +vrai gendarme, en chair et en os, avec son chapeau en travers, avec ses +buffleteries jaunes, avec ses bottes, avec son sabre... avec tout, +enfin! Nos ancêtres les Gaulois ne craignaient que la chute du ciel.... +La chute du ciel! quelle amère plaisanterie à comparer à cette +fantastique évocation!... Le gendarme se tenait au port d'armes, +respectueux, la main au chapeau.... Nous devons rappeler à nos lecteurs +qu'à l'époque où se passe notre récit, la gendarmerie opérait même dans +Paris... + +--Eh bien! mon brave, fit Archibald, quelles nouvelles? + +--Nous sommes sur la trace, monsieur le marquis... + +--Ah! c'est au mieux!... et vous pensez que les deux bandits... + +--Nous les aurons pincés avant huit jours... + +--Très-bien. Et vous êtes certain que ce sont eux... + +--Absolument. Les deux femmes sont au dépôt depuis hier soir... et +elles ont suffisamment parlé... Les deux gueux, Muflier et Goniglu, ont +beau se cacher... on les attrapera. + +--J'y compte. Je vous remercie, mon brave, et m'excuse de vous avoir +dérangé... mais cette affaire m'intéresse tout particulièrement. + +--Notre capitaine m'a prié de dire à monsieur le marquis que les ordres +de M. le préfet étaient formels et que les recherches seraient +continuées avec la plus grande activité... + +Et, après un nouveau salut, le gendarme tourna sur lui-même, empoigna +son sabre qui rendit un son mat. La porte se referma sur lui. On +entendit encore son pas lourd sur l'escalier, puis le tout s'éteignit +dans le silence... + +--Eh bien! messieurs, fit Archibald, ne voudrez-vous pas encore boire un +verre de liqueur?... + +Il y eut un bruit de mâchoires qui craquèrent et des gloussements +inarticulés répondirent à cette gracieuse invitation. Archibald fit un +pas vers eux: + +--Voyons, mes chers amis! Qu'éprouvez-vous donc? Est-ce que, par +aventure, je vous aurais blessé? + +--Non... oui... cependant.... + +--Le gendarme! dit Goniglu avec la netteté d'un ressort qui se détend. + +--Ah! le gendarme! fit Archibald. Bel homme et bon soldat... + +--Bel homme... oui, bel homme... + +--Çà, maintenant que vous connaissez les deux faces de la question, +chers messieurs, ne vous plairait-il pas de reprendre notre entretien? + +--Ah! c'était là l'autre face? fit Muflier. + +--Comme ces rouleaux étaient la première.... Vous m'avez très-bien +compris... il ne vous reste plus qu'à choisir. + +--A choisir... quoi? + +--L'argent... ou le gendarme. + +Muflier se secoua comme un chien qui sort de l'eau, et, finalement, +parvint à reprendre son aplomb: + +--Monsieur le marquis, dit-il avec une certaine aisance, nous sommes +tout à votre service. + +--Tout à fait.... Aussi vrai que je m'appelle Goniglu. + +--Alors, on peut s'entendre? reprit Archibald. + +--Parlez... ordonnez.... Nous sommes des esclaves... + +--Oh!... des amis... cela suffit. + +--Que voulez-vous?... Nous brûlons de savoir.... + +Archibald coupa la période commencée: + +--Cher monsieur, voici l'affaire en deux mots. Vous faites partie de la +mystérieuse association qui porte le nom des Loups de Paris... + +--Oui, proféra carrément Muflier. + +--Êtes-vous prêts à livrer votre chef? + +Muflier eut un bel élan: + +--C'était ça?... Fallait donc le dire tout de suite! + +--Comment se nomme-t-il? + +--Au juste... nous n'en savons rien; mais il a un sobriquet. + +--Et le surnom? + +--C'est... le Bisco. + +--Vous me le livrerez? + +--Parbleu!... Mais vous ne montrerez plus le gendarme? + +--Je vous le promets. + +--Alors, voilà qui est convenu. Aussi bien il commençait à furieusement +nous ennuyer, le Bisco, avec ses airs de matamore... + +--Et puis, il avait une poigne!... ajouta Goniglu. + +--Enfin, vous êtes décidés.... J'ai votre parole? + +Les deux bandits étendirent les bras à la façon du groupe des Horaces: + +--Vous l'avez! + +--En ce cas, mes chers amis, ma maison est la vôtre, et vous serez +royalement traités. Vous me ferez seulement le plaisir de ne pas sortir. +Vous donnerez les renseignements, et je ferai le reste. + +--Oh! nous ne tenons pas à sortir, dit Goniglu. + +--Oui, je comprends... à cause du gendarme?... + +Archibald se leva. + +--Un dernier mot, dit Muflier. Dans les paroles prononcées par +l'honorable militaire... que vous savez, j'ai relevé un détail +pénible.... Il est douloureux, quand on a le coeur bien placé--et le +gentilhomme qui m'écoute me comprendra à demi-mot--il est douloureux, +dis-je, que de faibles créatures soient au pouvoir de leurs +persécuteurs... + +--J'apprécie la délicatesse de vos sentiments, et, si vous le désirez... + +--Quoi! Hermance serait libre? + +--Et Paméla? + +--Ces dames seront traitées avec les égards qu'elles méritent. + +--Oh! ce n'est pas suffisant! + +--J'entends qu'elles seront délivrées dès demain. + +--Nous n'attendions pas moins d'un galant homme! + +Il y eut un dernier échange de saluts, puis Archibald sortit. + +--Eh bien! ma vieille, fit Muflier, qu'est-ce que tu en dis? + +--Moi! Oh! c'est tout vu! Je mange le morceau... + +--Et moi aussi! + +--Bravo! Allons nous coucher, et à demain les affaires sérieuses... + + + + +XV + +UNE BANQUE ORIGINALE + + +Les bureaux de M. Mancal, agent d'affaires, ou plutôt banquier, étaient +situés dans la rue Louis-le-Grand. Ils avaient les allures riches et +sévères qui dénotent les opérations sérieuses. Dans une première salle, +des garçons, revêtus d'une livrée sombre, accueillaient avec politesse +les nombreux clients qui, chaque matin, venaient chercher les +instructions de Mancal ou recourir à ses conseils. Puis, dans une vaste +pièce éclairée par deux hautes fenêtres aux carreaux dépolis, plusieurs +employés travaillaient assidûment derrière les grillages fermés. +Plusieurs portes y donnaient accès: sur l'une, un écusson était fixé +portant ce mot: Caisse; sur une autre: Contentieux; sur une troisième +enfin: Direction. Ce matin-là, un homme, vêtu comme un riche paysan, se +présenta dans la salle d'attente. Déjà plusieurs personnages attendaient +depuis assez longtemps le bon plaisir de M. Mancal, qui, leur +répondait-on, était enfermé en grave conférence dans son cabinet. +Cependant le nouveau venu, après avoir fait les questions d'usage et +reçu les mêmes réponses, déclara qu'à défaut de M. Mancal, il se +contenterait de parler au caissier, auquel il fit passer un pli. +Aussitôt il fut conduit vers la pièce dont nous avons parlé, et, un +instant après, il était introduit. Là, le caissier attendit que la porte +fût refermée, puis se levant brusquement: + +--Qu'y a-t-il? s'écria-t-il vivement, et comment, malgré la consigne +formelle, êtes-vous venu ici?... + +--Est-il là? + +--Oui. + +--Il faut que je lui parle... immédiatement. + +--Il est en affaires. + +--Je suppose, mon cher confrère, dit l'autre, que nulle affaire n'est +plus importante que de sauver sa peau. + +--Hein! il y a un danger? + +--Parbleu! Crois-tu que sans cela je me serais exposé à le mettre en +fureur? + +--Un danger grave? + +--Mon vieux cheval de retour, il ne faut pas se faire illusion. Certes, +il est très-intelligent.... + +Il baissa la voix. + +--Il est très-intelligent d'avoir organisé une maison de bonne apparence +où caissier, comptables, employés, garçons de bureau sont tous d'anciens +forçats plus ou moins évadés ou en rupture de ban.... On est bien +tranquille, on gère les affaires de l'association générale, on fait +fructifier les capitaux qui affluent de Toulon, de Rochefort, de Brest +et autres lieux... + +--Tais-toi donc, Dioulou... + +--Bah! nous sommes entre nous. Mais cette placidité ne peut pas toujours +durer. + +--Hélas! fit avec un soupir la caissier de la maison Mancal, qui--à ça +que vient de nous révéler notre ancienne connaissance +Diouloufait--n'était pas précisément aussi immaculé que l'agneau +nouveau-né. + +--Il ne faut pas te désespérer. D'abord, je ne t'ai dit un mot de cela +que parce que nous sommes de vieux camarades... de vieux loups de +terre.... Je sais quelque chose, je viens avertir le maître, c'est mon +devoir; mais _motus_! tu ne sais rien, je ne t'ai point parlé... Quant à +l'avenir, sois tranquille, il nous tirera de là... + +--Espérons-le, fit le caissier. + +--Maintenant, ne perdons pas de temps. + +--Je le crois pardieu bien.... Je vais l'avertir. + +Et le caissier, revenant à son bureau, posa la main sur un des clous +d'argent qui garnissaient son fauteuil de cuir. + +Or, il était vrai que Mancal causait avec un des plus habiles +_tripoteurs_ de la Bourse, lequel, avant de s'engager dans une opération +malhonnête, mais d'autant plus fructueuse, avait désiré obtenir certains +éclaircissements sur les susceptibilités du code pénal. Or, il exposait +ses idées, assez hardies en matière financière, faisant face à Mancal. + +--C'est très-simple, vous le comprenez, disait-il. Avec le capital +souscrit, je paye les deux premiers dividendes. Les actions font prime. +Comme j'en ai conservé tout un livre à souche absolument intact, avec +numéros en double emploi, je vends... et, muni des fonds, je +m'expatrie.... + +Il en était à ce point de ses loyales explications, lorsque les yeux de +Mancal, qui étaient fixés sur son bureau, virent glisser doucement la +plaque de bronze de l'encrier qui se trouvait justement devant lui, et +sous cette plaque, des caractères hiéroglyphiques se détachèrent sur +fond blanc. Mancal réprima un léger tressaillement. + +--Mon cher monsieur, dit-il, l'affaire dont vous m'entretenez, quoique +très-pratique, me paraît assez délicate pour mériter un assez long +examen. Veuillez donc, je vous prie, revenir demain matin, et j'aurai +sans doute une solution à vous donner. + +Il s'était levé. + +--Ainsi, dit l'autre, vous pensez que la chose pourra s'arranger? + +--Tout s'arrange... + +--Vous serez mon sauveur. Car, voyez-vous, monsieur Mancal, il y a +longtemps que je lutte... il faut en finir, et je dois songer à ma +famille... + +--Ces sentiments vous honorent. Adieu, cher monsieur, ou plutôt au +revoir.... + +Le père de famille se décida, sur un congé ainsi formulé, à se retirer +non sans avoir répété: + +--Songez-y bien. Le pain de mes enfants dépend de vous. + +Resté seul, Mancal alla vivement vers la porte, et tira le verrou. Puis +il toucha au ressort qui indiquait à qui de droit que nul ne devait le +venir déranger. Ensuite il se dirigea vers un large coffre-fort, +lourdement installé au milieu d'un panneau. Un nouveau ressort étant mis +en mouvement fit tourner sur elle-même la masse de fer, et Mancal se +trouva en face de son caissier. Il aperçut Dioulou: + +--Toi ici!... + +--Chut! fit celui-ci en mettant le doigt sur ses lèvres. C'est urgent... + +--Viens! + +Tous deux se retrouvèrent dans le cabinet de Mancal. + +--Grave? demanda-t-il à voix basse. + +--Très-grave, fit Dioulou sur le même ton. + +--Qu'y a-t-il? demanda Biscarre. + +--Nous sommes menacés... peut-être est-on déjà sur nos traces... + +--Oh! quels que soient nos ennemis, ils ne nous tiennent pas encore. +Explique-toi... + +--Voici. D'abord Muflier et Goniglu ont disparu... + +--Je me suis toujours défié d'eux; mais peut-être sont-ils ivres-morts +dans quelque bouge. + +--Non. Ils ont été enlevés. + +--C'est impossible; par qui? + +--C'est Maloigne qui est venu m'avertir; ils se sont pris de querelle +avec deux saltimbanques, sur la place du Trône, et depuis ce moment ils +n'ont plus reparu. + +--Si on les a tués, la perte n'est pas grande. + +--Je ne le crois pas, car les deux saltimbanques étaient à leur baraque +dès le lendemain, à la même place. + +--Tu les as vus? + +--Ce sont des manchots; tu dois connaître cela: Droite et Gauche. + +--Ah! les frères Martin. Leur as-tu parlé? + +--Certes non. Je n'aurais pas commis cette imprudence sans te consulter. +Suppose qu'ils aient réellement, et comme tout semble l'indiquer, enlevé +Muflier et Goniglu, c'est qu'ils y sont poussés par un intérêt sérieux. +Si j'étais allé m'enquérir de nos amis, je me livrais sans profit. + +--Bien raisonné; mais, du moins, tu les as épiés? + +--Oui. + +--Et qu'as-tu découvert? + +--Rien. Ils n'ont pas quitté la baraque. J'y suis entré avec les +spectateurs, et rien de suspect ne m'a frappé. + +--Bon. Est-ce là tout ce que tu as à me dire? En vérité, tu me parais +t'effrayer pour peu de chose. C'est peut-être une querelle particulière +entre les saltimbanques et ces deux misérables. + +--Attends. Tu vas voir que je n'ai pas tort de m'inquiéter. Ce matin +même, des étrangers sont venus au quai de Gèvres demander Blasias. + +--Et ils ont trouvé visage de bois. + +--Naturellement. Mais j'ai appris que les chercheurs avaient l'air fort +désappointés. + +--Bah! quelques voleurs en quête d'un complaisant recéleur... + +--En tout cas, des voleurs de la haute, car ils étaient admirablement +mis... mais enfin, tu me parais décidé à tout traiter fort légèrement. +Cependant, il y a un troisième détail... + +--C'est peut-être le plus utile... + +--Je le crois. Les mêmes personnages sont allés à l'_Ours vert_. + +--Ah! ah! Comment le sais-tu? + +--L'idée m'est venue d'aller rôder par là... et bien m'en a pris, car, +comme j'arrivais, ils venaient de quitter le cabaret. + +--En tous cas, tu es arrivé trop tard... + +--Pas tout à fait, car là j'ai obtenu le signalement de mes deux +personnages. + +--Ceci est bon. + +--L'un d'eux est grand, mince, très-pâle. L'autre est surtout +reconnaissable; il a l'accent anglais et porte au visage une balafre qui +le défigure.... Connais-tu cela? + +--Les renseignements sont vagues... mois on trouvera. J'ai d'ailleurs un +moyen infaillible. Tu sais qu'on peut compter sur moi.... Est-ce tout? + +--Oui, de ce côté... + +--Il y a encore une autre complication? + +--En vérité, il me semble que tu ris de tout cela... + +--Que veux-tu! je touche à mon but.... Jamais je ne me suis senti plus +sûr de moi-même. + +--Tant mieux. Tu nous défendras avec plus d'aplomb si on nous attaque. + +--Ton dernier renseignement? Fais vite. + +--Il s'agit d'un certain Bridoine qui depuis longtemps demande à faire +partie des Loups. + +--Je n'aime pas les nouveaux affiliés. En tout cas, il faut, pour entrer +parmi nous, avoir rendu d'abord à l'association un grand service. + +--Il dit avoir rempli cette condition. + +--En vérité? + +--Voici. Il est venu me trouver et m'a donné les détails suivants: il +existe sur le Cours-la-Reine une maison mystérieuse où se réunissent la +nuit des gens étranges. + +--Eh bien, on conspire contre le gouvernement... Est-ce que par hasard +tu voudrais te faire conservateur? + +--Ris toujours... mais parmi les personnages qu'il a guettés, il a +parfaitement distingué deux manchots. + +Mancal ne put réprimer un mouvement. + +--Ceci devient plus grave. Il faudra que je voie ce Bridoine. + +--Il sait quelque chose de plus: il a vu une femme qui s'introduisait +dans cette maison. + +--Et cette femme? + +--Il l'a suivie et il sait son nom. + +--Parle donc! Ce nom?... + +--Cette femme est la marquise Marie de Favereye.... + +Biscarre lança un coup de poing sur la table. + +--Malédiction! Oui, tu as raison. Il n'y a pas un instant à perdre.... +Je ne sais rien.... Je ne devine rien... Oh! tenterait-on, par hasard, +de lutter contre moi?... + +Les traits de Biscarre étaient convulsés. Il semblait qu'il suffît de +prononcer le nom de Marie de Favereye pour réveiller en lui toutes ses +fureurs de damné. + +Dioulou le regardait avec une sorte d'effroi. + +--Enfin, que décides-tu? demanda-t-il. + +Biscarre s'arrêta et réfléchit un instant, puis il alla à son bureau et +frappa deux fois sur un timbre. Or, à ce moment, un des employés de la +banque Mancal, à bouts de manches en lustrine, à lunettes bleues, était +justement occupé à régler le compte d'un honnête bourgeois qui le +remerciait vivement de sa complaisance. Le fait est qu'à l'inverse des +fonctionnaires--dont nous avons déjà eu l'occasion de constater l'esprit +grincheux et la politesse infinitésimale--les employés de M. Mancal +déployaient, dans leurs rapports avec le public, une aménité devenue +presque proverbiale. + +Celui-ci donc s'était évertué à expliquer au client, avec une douceur +inaltérable, les diverses opérations faites pour son compte, et il +achevait de dresser le bordereau des bénéfices réalisés, quand le son du +timbre deux fois répété parvint à son oreille. + +--Je vous demande mille fois pardon, dit-il, mais mon patron a besoin de +moi; ne vous impatientez pas, c'est l'affaire de quelques minutes... je +suis à vos ordres dans un instant. + +Et, se levant, il se dirigea vers le cabinet de Mancal. Or, voici le +court dialogue qui s'engagea entre le comptable et le patron: + +--Tu sais que tu n'as pas encore payé ta dette d'évasion... + +--Je le sais. + +--Nous avons besoin de toi. + +--Je suis à vos ordres. + +--Bien. Ce soir, trouve-toi à huit heures à la tête du Pont-Neuf, côté +rive gauche. Monsieur te donnera ses ordres... + +--C'est bien. Me permettez-vous une question? + +--Fais vite. + +--Est-ce pour une affaire rouge? + +--Pourquoi cette question? Est-ce que tu recules? + +--Non pas. Mais c'est que, s'il fallait _suriner_, j'apporterais mes +instruments... + +--C'est inutile. Tu as entendu... à huit heures. + +--J'y serai. + +Et sur un signe de Mancal, il sortit, revint à son guichet et dit à +l'honnête client: + +--Monsieur, je suis à votre disposition.... Le solde de votre crédit est +de trois cent vingt-sept francs quatre-vingt-cinq centimes. + +--Et que ferons-nous? demandait en même temps Dioulou. + +--Vous m'attendrez... et quand je serai là... + +Il s'arrêta. + +--Parbleu! il faudra bien que le manchot dise ce que c'est que cette +maison du Cours-la-Reine et ce que sont devenus nos amis... + + + + +XVI + +OU LA LUTTE S'ENGAGE + + +Le soir de ce même jour, vers minuit, des rafales de pluie s'étaient +abattues sur Paris. La température, très-froide pendant la journée, +s'était subitement élevée. Et n'eût été la saison, on aurait pris cette +bourrasque pour une tempête d'orage. Cependant, sous les torrents qui +tombaient sans temps d'arrêt, deux hommes, enveloppés de lourds +manteaux, se tenaient blottis contre le parapet du quai. + +--_By Jove_! fit l'un, en se secouant, voilà un temps à ne pas mettre un +de nos bandits dehors! + +--Au contraire, répondit l'autre. Ce sont là de ces soirées où ils ne +craignent même pas la police, et je crois, quant à moi, que nous +parviendrons enfin à mettre la main sur ce prétendu Blasias. + +--Dieu le veuille! reprit le premier, qui n'était autre que sir Lionel +Storigan, mais je vous avoue, mon cher Archibald, que je n'ai pas +absolument la même confiance que vous.... Mais, dites-moi, si notre +homme rentre en son repaire, quel est votre plan? Comment nous +emparerons-nous de lui? + +--A cela, je pourrais vous répondre que nous nous inspirerons des +circonstances; pourtant, je crois que le mieux sera de l'attirer au +dehors sous un prétexte quelconque... + +--Un prétexte!... Hum! il se défiera. + +--N'avons-nous pas le mot de passe? + +--Oui, je sais. Ce sont ces deux misérables qui vous l'ont donné. Mais, +en premier lieu, depuis l'enlèvement de ces personnages, il a peut-être +été changé, ce qui ne serait en somme que de la vulgaire prudence.... En +second lieu, êtes-vous bien certain que ces gredins ne vous aient pas +tendu un piége? + +--Leur intérêt me répond d'eux. Entre quelques milliers de francs et la +crainte du gendarme, ils n'ont pas hésité. C'était prévu. Et ils savent +que leur liberté dépend de la capture de Bisco... + +--C'est juste... et cependant je me défierais. Ces Loups de Paris--dont +nous avons entendu parler--sont des bandits émérites dont il convient de +se défier, alors même qu'ils semblent se trahir entre eux... + +--Défions-nous, soit, cela ne nous empêchera pas d'agir. + +--Ne m'avez-vous pas dit que vous attendiez encore des nôtres? + +--Oui... j'ai fait avertir les deux frères Droite et Gauche, et je +m'étonne même qu'ils ne soient pas encore arrivés. + +--Ce sont de braves coeurs!... + +--Dévoués à notre oeuvre jusqu'à la mort... et, sans eux, nous ne +serions pas sur les traces des Loups. Leur exploit a été un véritable +coup de maître. + +--Chut! fit tout à coup sir Lionel. Écoutez.... + +Archibald et l'Anglais tendaient l'oreille. + +On entendait sur le trottoir l'écho assourdi d'un pas rapide. Les deux +hommes se rejetèrent en arrière, et descendant de quelques marches +l'escalier qui conduisait à la berge, ils se cachèrent derrière la +saillie du parapet. Une ombre parut dans la nuit. Elle s'arrêta, puis +parut regarder soigneusement autour d'elle, se penchant et tendant +l'oreille. Sir Lionel poussa Archibald du coude: + +--Ce doit être notre homme. Pourquoi ne nous jetons-nous pas sur lui? + +Archibald répondit à voix basse: + +--Non. Si robuste que nous soyons, il pourrait nous échapper: une lutte +s'ensuivrait qui nous compromettrait inutilement et donnerait l'éveil à +toute la bande. + +--Et puis, ajouta sir Lionel, le mieux est de forcer l'animal dans son +repaire.... Nous y apprendrons sans doute d'intéressants détails. + +Cependant l'inconnu, après s'être assuré que le quai était désert ou du +moins l'avoir cru tel, se dirigea vers la masure où nous avons vu +pénétrer Silvereal. Il marchait sans précaution maintenant, comme un +homme certain de n'avoir rien à redouter. Il s'approcha de la devanture, +se baissa, et tira de sa poche une clef qu'il introduisit dans la +serrure. Le volet tourna sur lui-même, et l'homme disparut à +l'intérieur. + +--Allons! dit Archibald. + +--N'attendons-nous pas les deux frères? + +--A quoi bon? Ne pouvons-nous en finir à nous deux? + +--Certes oui, je suis à vos ordres. + +--Vos pistolets sont armés? + +--Et j'ai la main sur la crosse. Ils prendront la parole dès qu'il le +faudra. + +--Venez donc. + +Et remontant sur le quai, Lionel et Archibald se dirigèrent vers la +demeure du faux Blasias. + +La devanture était refermée. Archibald frappa de la façon qui lui avait +été enseignée par l'honnête Muflier. Six coups espacés de deux en deux. +Ils attendirent un instant, puis un judas s'ouvrit au-dessus de la +porte. + +--Qui est là? demanda une voix. + +--Loup! répondit M. de Thomerville. + +--Le mot de passe. + +--Hors du bois! + +--C'est bien. Attendez! + +On entendit un bruit de verrous, puis le volet s'ouvrit. + +Archibald et Lionel, la main sur leurs armes, pénétrèrent dans le +capharnaüm du vieux Blasias. Le recéleur, tenant à la main une lanterne, +fixait sur les deux hommes ses yeux, dans lesquels d'ailleurs ne perçait +aucune inquiétude. + +--Je ne vous connais pas, dit-il. + +--C'est pourquoi nous venons faire connaissance avec vous, dit Archibald +en riant. + +En même temps, sa main armée d'un pistolet se dirigeait vers Blasias, et +Lionel l'avait imité. Les deux Morts s'étaient placés entre la porte et +Blasias. Toute fuite de ce côté était impossible. Mais l'homme resta +immobile devant les armes de mort qui le menaçaient. Il laissa échapper +un ricanement. + +--Vous paraissez pleins de courage pour attaquer un pauvre vieillard! +fit-il. + +--Un vieillard... en vérité! mais si je ne me trompe, votre voix est +encore forte et vigoureuse.... Avez-vous bien l'âge que vous paraissez? + +--Que voulez-vous dire? + +--Rien que de fort simple. Vous ne vous appelez pas Blasias... vous êtes +le Bisco, chef des Loups de Paris. + +Il y eut un moment de silence. + +--Avouez-vous? demanda sir Lionel. + +Le Bisco baissa la tête, et comme obéissant à la crainte, il dit +doucement: + +--Je comprends tout... j'ai été trahi... je suis en votre pouvoir... + +--Vous vous résignez bien vite, ce me semble, dit Archibald. Je vous +avertis que votre soumission m'est grandement suspecte... Évidemment +vous cherchez en votre cerveau fertile quelque moyen de nous échapper... +mais veuillez vous convaincre que toute tentative serait inutile. + +--Au moindre mouvement, je vous brûle la cervelle, ajouta sir Lionel, +qui aimait les expressions nettes et précises. + +Le Bisco parut réfléchir un moment. + +--Écoutez-moi, dit-il. Je connais assez la vie pour comprendre que +lorsqu'une partie est perdue, c'est folie que de s'acharner à combattre. +Si vous savez qui je suis, je n'ignore pas moi-même quels sont les deux +hommes qui se trouvent devant moi. + +--Hein? vous nous connaissez? firent les deux hommes surpris. + +--Qui ne connaît le marquis Archibald de Thomerville, le premier +sportsman de Paris... qui jadis oui, je crois, une aventure d'amour, à +la suite de laquelle il tenta de s'empoisonner, ce qui explique +l'étrange pâleur répandue sur son visage? + +--Il est vrai que ces détails ont occupé pendant quelques jours +l'attention publique... je m'explique donc qu'ils ne vous soient pas +inconnus. + +--Non plus que cet autre acte de désespoir qui vous a défiguré, sir +Lionel Storigan... alors que, trompé par celle qui devait porter le nom +de duchesse de Torrès, vous avez tenté de vous briser le crâne d'un coup +de pistolet. + +--Je vois, fit sir Lionel, que vous possédez admirablement les annales +de la vie parisienne; en tout cas, si jadis ma main a trompé ma volonté, +soyez certain qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui.... + +Le Bisco paraissait avoir repris son assurance. + +--Sachant donc quels sont les deux personnages qui se sont introduits +chez moi, je suis certain de n'avoir pas à redouter un assassinat, et je +devine qu'il s'agit de conditions à m'imposer.... Je vous l'ai dit, à +partie perdue, il n'est pas d'autre recours que le payement de sa +dette.... Ces conditions, je les attends... et il est plus que probable +qu'elles sont acceptées d'avance... + +--Vous avez peur? + +--Parbleu!... je suis seul et sans armes... à la moindre tentative de +résistance, vous me logez une balle dans la tête. Je ne crois même pas +qu'il y ait là de véritable lâcheté... Allons plus loin!... vous me +considérez comme un bandit, je ne me fais pas à cet égard la moindre +illusion; vous ne pouvez donc exiger de moi l'héroïsme des honnêtes +gens. Vous voyez que je suis franc. Maintenant, je vous écoute. + +La voix de Biscarre avait repris sa netteté. Archibald, toujours +défiant, se demandait quel piége pouvait cacher cette apparente +soumission. + +--Vous êtes notre prisonnier, dit-il. + +--Que prétendez-vous faire? + +--Rien que de très-simple. Si nous vous avions arrêté dans la rue, vous +auriez tout mis en oeuvre pour nous échapper. Ici, la fuite est +impossible, et vous allez nous suivre. + +--Où me conduisez-vous? + +--Oh! pas en prison.... Tranquillisez-vous.... Ce n'est pas à un +magistrat que vous aurez à répondre. + +Biscarre se mordit les lèvres; une lueur venait de traverser son esprit. + +--Pourquoi ne m'interrogez-vous pas ici? + +--Parce que ce n'est pas à nous que ce soin appartient. + +--A qui donc? + +--Vous le saurez plus tard. Maintenant, répondez... Êtes-vous prêt à +nous suivre, et nous éviterez-vous la nécessité de recourir à la +violence? + +--Je vous suivrai. + +--Bien. + +--Seulement, jurez-moi que j'aurai la vie sauve... + +--Nous ne prenons aucun engagement. + +--En vérité? Du moins, avez-vous l'intention de me livrer à la justice? + +--Tout dépendra de vous-même. Selon vos réponses, vous serez libre, sous +certaines réserves, bien entendu. Sinon, nous ne préjugeons rien du sort +qui vous est réservé. + +Sir Lionel avait tiré de sa poche des cordes fines et solides. + +--Vos poignets? dit-il à Biscarre. + +Celui-ci tendit les mains en avant. Sir Lionel, avec une remarquable +dextérité, les lui serra au moyen de ces noeuds savants que connaissent +les marins. + +--Le bâillon, maintenant, dit Archibald. + +--Quoi! vous voulez!... s'écria Biscarre. + +--Simple mesure de précaution. Qui sait si quelques-uns de vos amis ne +rôdent pas aux environs et si vous n'éprouveriez pas la tentation de +leur jeter quelque signal?... + +--Décidément, vous êtes défiants... + +--C'est un hommage que nous rendons à votre habileté, dit sir Lionel en +riant. + +--Mon habileté!... hélas!... je vous en donne une bien triste preuve, +car, en vérité, je me suis laissé surprendre comme un niais. + +--Les plus grands capitaines ont leurs moments d'oubli. + +Décidément, l'aventure se passait dans les formes les plus courtoises. +Sans autre objection, Biscarre avait tendu le cou, et Archibald lui +avait posé aux lèvres un bâillon qui, s'y adaptant exactement, empêchait +toute émission de la voix. + +--Maintenant, dit sir Lionel, nous vous prendrons chacun par un bras, et +nous vous guiderons jusqu'à une voiture qui nous attend à quelques pas +d'ici. + +Biscarre inclina la tête en signe de consentement. Sir Lionel alla à la +porte pour l'ouvrir, mais elle s'était refermée par son propre poids. + +--La clef? fit-il. + +S'ils avaient en ce moment vu l'éclair qui passa sous les paupières +baissées de Biscarre, ils auraient compris que tout n'était pas encore +fini. + +--La clef? répéta Archibald en se rapprochant de lui. + +Biscarre se tourna à demi et d'un geste indiqua sa poche. Archibald y +plongea la main et en retira la clef. C'était une clef de fer, lourde, +massive. Sir Storigan la reçut des mains d'Archibald et se dirigea de +nouveau vers la porte. Mais comme cette partie de la pièce était plongée +dans l'obscurité, il se tourna vers M. de Thomerville: + +--Approchez la lanterne, dit-il. + +Celui-ci obéit. Dans ce mouvement, il s'éloigna de Biscarre. Celui-ci +s'était redressé, et, doucement, comme par un mouvement naturel, avait +fait un pas en arrière. Sir Lionel introduisit la clef dans la serrure; +on entendit un bruit sec. Puis, tout à coup, le sol sur lequel ils se +trouvaient céda sous leurs pas, et tous deux disparurent dans une trappe +subitement ouverte. Alors Biscarre, dégageant ses mains comme si en +réalité les noeuds de cordes eussent été serrés par un enfant, bondit +vers la trappe, qui se referma avec un bruit sourd, et, arrachant son +bâillon: + +--Imbéciles! cria-t-il. Avant de vous attaquer à moi, vous eussiez dû +mieux me connaître! + +Puis, prenant une autre clef dans sa poche, il ouvrit la porte de la +rue, sortit, et lança dans l'air un coup de sifflet net et strident. +Deux ombres se détachèrent dans l'obscurité: elles portaient une sorte +de paquet qui avait forme humaine. + +--Entrez, fit Biscarre. + +--Voila! camarade, dit Maloigne. Sacrédié! quel chien de temps! V'la de +l'ouvrage qui vaut de l'argent! Où faut-il mettre le manchot? + +--Étendez-le là, à terre; maintenant, faites sentinelle au dehors. A la +moindre alerte, le coup de sifflet. + +--Encore dehors! Mais nous sommes trempés... + +--Vous vous sécherez demain. Allez! + +Truard et Maloigne essayèrent encore de protester. Mais, sans s'en +préoccuper, Biscarre les jeta dehors. Puis, resté seul, il referma +soigneusement la porte et se dirigea vers le corps qui était étendu sans +mouvement. + +C'était celui d'un des frères Martin, celui de Gauche. Comment se +trouvait-il là, et que s'était-il donc passé? On se souvient que +Biscarre, averti par Diouloufait de l'enlèvement de Muflier et de +Goniglu, avait immédiatement donné à son personnel des ordres pour le +soir même. + +Biscarre avait compris que l'heure de la lutte avait sonné. L'enlèvement +des deux bandits devait, selon lui, être le résultat de quelque +imprudence par eux commise. Peut-être même y avait-il trahison. Les +allures de Muflier était depuis longtemps suspectes, et la scène qui +s'était passée à l'_Ours vert_ en était la preuve. En tout cas, il +fallait connaître l'étendue réelle du danger. Quels étaient les deux +personnages qui, d'après le rapport de Diouloufait, s'étaient présentés +d'abord au quai de Gèvres, ensuite au cabaret des Halles? Puis, dans +quel but les deux saltimbanques avaient-ils fait disparaître Muflier et +Goniglu? Biscarre avait pour principe de prendre tout d'abord +l'initiative; et il y avait en lui je ne sais quel esprit d'aventure qui +le poussait à compter sur le hasard. Il fallait d'abord s'emparer des +frères Droite et Gauche. A l'heure dite, quatre Loups s'étaient réunis à +la tête du Pont-Neuf, au point fixé par Biscarre. Puis, sous la conduite +de Diouloufait, ils s'étaient dirigés vers la place du Trône, où devait +se trouver encore la baraque des saltimbanques. Ils étaient arrivés +vers les dix heures du soir. C'était l'heure où se terminaient les +représentations. Au moment même où ils se glissaient dans la foule qui +entourait la baraque, Droite et Gauche exécutaient leurs derniers +exercices. Les Loups, sur l'ordre de Biscarre, s'étaient placés en +observation, prêts à accourir au premier signal de Biscarre, qui s'était +réservé le rôle principal dans le drame qui se préparait. Il était vêtu +d'une blouse qui cachait son costume de Blasias. Il entra dans la +baraque, après avoir jeté en passant quelques pièces de cuivre. C'était +pendant l'exercice des poids, et les deux frères excitaient des +trépignements de joie de la part des spectateurs, prompts à se moquer +des audacieux qui essayaient de lutter de vigueur avec les deux +manchots. Droite s'était avancé sur le devant des tréteaux qui leur +servaient de scène, et jetait une dernière fois le défi sacramentel: + +--Est-il encore dans la société quelque personne qui veuille essayer ses +forces? + +--Moi, dit Biscarre. + +Il y eut dans la foule un redoublement d'attention, et même quelques +applaudissements retentirent. Jusqu'ici les plus vigoureux avaient été +vaincus, il fallait une grande confiance en soi-même pour entamer de +nouveau la lutte. Mais quand Biscarre parut, il y eut un murmure de +désappointement. Cet homme de taille moyenne, vêtu comme un paysan, le +front couvert d'un large chapeau qui dissimulait en partie son visage, +avait des allures lourdes et _pataudes_ qui ne prouvaient rien moins +qu'une force exceptionnelle. Biscarre monta sur le tréteau. + +--Ah! ah! camarade, fit Gauche, il paraît que nous avons des biceps +exceptionnels! + +--Bah! comme tout le monde, dit Biscarre en traînant la voix à la façon +normande. + +--Vous venez de loin? Peut-être êtes-vous fatigué?... dit Droite avec un +accent de moquerie. + +--Peut-être ben!... mais je tâcherons de faire de mon mieux... + +--Choisissez! dit Gauche à son tour, en désignant à Biscarre le tas de +poids qui avaient servi à leurs exercices. + +Biscarre s'approcha, se baissa, et jouant la niaiserie du mieux qu'il +pouvait--et en cela c'était comme toujours un acteur admirable--il tâta +successivement plusieurs poids, sans les prendre et sans tâcher de les +enlever. + +--Avez-vous donc cru qu'ils étaient en carton, fit l'un des deux frères, +qui en souleva un et le laissa retomber sur les planches, qui gémirent +sous la masse de fer. + +Biscarre s'était redressé, toujours avec ses mouvements lents, et il +regardait autour de lui. Or, il y avait justement au milieu du tréteau +une table couverte d'un tapis sur lequel se voyaient des altères à poids +énormes. Il est vrai de dire que, le plus souvent, les frères évitaient +de se servir de ces engins, qui, même pour leurs forces exceptionnelles, +nécessitaient des efforts trop violents. Biscarre alla vers la table. + +--Qu'est-ce que vous venez faire par là? dit Gauche en riant. Est-ce que +vous voudriez en tâter? + +--Voyons! c'est pas bien de vous gausser de moi, dit Biscarre en riant +d'un gros rire. Si je voulais, j'enlèverais la table et tout ce qu'il y +a dessus. + +Un éclat de rire accueillit cette fanfaronnade, et l'hilarité de la +salle fut partagée par les deux jumeaux. + +--M. de Crac est mort! cria une voix. + +--A la porte le blagueur! + +Et les lazzi d'éclater de toutes parts. Biscarre passa ses mains sous sa +blouse et en tira un sac de toile assez gros. Il le plaça sur la table +et on entendit le bruit d'un sac d'écus. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? dit Droite. + +--Ça? Eh ben!... c'est le prix des deux derniers _viaux_ que j'ons +vendus aujourd'hui. + +--Et qu'est-ce que vous voulez que nous fassions de ça? + +--Ah! ce que vous voudrez! Seulement, faut les gagner. + +--Ah çà! que veulent dire toutes ces pasquinades? + +--Des... quoi? Voyons! êtes-vous des francs gars, oui ou non? Je vous +parie ce qu'il y a là dedans que j'enlevons la table et tout le +bibelot.... + +La sacoche paraissait ronde: décidément la partie ne manquait pas +d'intérêt, et le silence se fit comme par enchantement. + +--Nous ne parions pas d'argent, dit Gauche. + +--Ah! dites donc tout de go que vous avez peur de perdre. + +--Oui! oui! ils _canent_! crièrent quelques spectateurs. + +Droite et Gauche comprirent que, même en supposant, ce qui était +vraisemblable, que le particulier voulût jouer une farce, ils devaient +conserver leur prestige. + +--Je vous ai dit, reprit Gauche, que nous ne jouons pas d'argent, mais +on peut jouer autre chose. + +--Quoi? + +--Deux bonnes bouteilles de vin? + +--Du bon bouché, alors! + +--Tout ce qu'il y a de plus bouché. + +--Topez donc! + +Et Biscarre tendit la main aux deux frères. + +--Ça y est. Et maintenant, mes gars parisiens, regardez-moi ça. + +Biscarre vint vers la table, qui avait une longueur d'à peu près un +mètre. Il était impossible d'apprécier, au premier coup d'oeil, le poids +qui la surchargeait. + +--Essayez d'abord de lever ça, dit Biscarre. + +--Pourquoi faire? + +--Dame! pour me donner une petite idée de ce que ça pèse.... + +Droite saisit le bord de la table, et, d'un effort violent, souleva deux +des pieds à vingt centimètres environ, et encore se servait-il pour +levier des deux autres pieds. + +--Vingt dieux! fit Biscarre, il paraît que c'est un brin lourd... + +--Vous pouvez encore renoncer, dit Droite. + +--C'est ça! reculer... pour qu'on dise que les gars de la campagne sont +des clampins... + +--Allez donc... nous jugerons le coup.... + +Biscarre, avec ses mouvements compassés, releva les poignets de sa +chemise et mit à nu ses bras, sur lesquels les muscles saillaient comme +des cordes d'acier. Ses mains, quoique fines, présentaient, nous l'avons +dit, ce caractère assez singulier que le pouce était d'une longueur +inusitée et touchait presque à l'extrémité de l'index. Cette +conformation--qui existait chez le plus grand criminel dont le nom ait +retenti depuis quelques années--donne aux mains une force exceptionnelle +et permet d'exécuter des actes qui paraissent, pour ainsi dire, +invraisemblables. Biscarre saisit à son tour la table par le bord, +s'arc-bouta sur ses jambes, son dos se voûta, il y eut un moment de +complète immobilité. Puis, comme serrée entre des tenailles de bronze, +la table se souleva... tout entière... lentement. Le corps de Biscarre +ne bougeait pas plus que si c'eût été celui d'une statue. Des cris +d'enthousiasme éclatèrent: c'était la preuve d'une vigueur presque +surhumaine. Droite et Gauche ne purent réprimer eux-mêmes une +exclamation de surprise. Biscarre, après avoir soutenu la table pendant +quelques secondes, à deux pieds de terre, la laissa ensuite retomber, +mais sans secousse. Puis se tournant vers les deux frères: + +--Eh bien! les gars, qu'est-ce que vous dites de ça? demanda-t-il d'un +ton goguenard. + +--Nous avons perdu, dit Gauche; mais, sur ma parole, nous ne nous y +attendions pas. + +--Alors vous ne pourriez pas en faire autant?... + +--Non, certes. + +--Du moins, vous tiendrez le pari? + +--C'est convenu. + +--Et nous boirons ensemble deux bonnes bouteilles? + +--Quand vous voudrez. + +--Tout de suite alors, car j'sommes pressé... je repartons demain pour +le village. + +--A vos ordres. + +De fait, les frères jumeaux n'étaient pas fâchés de brusquer la fin de +la séance. Il n'est pas d'homme qui soit insensible à un échec +d'amour-propre, surtout quand il s'agit de rivalité de métier. Deux +jours auparavant, ils avaient obtenu sur les Loups Muflier et Goniglu un +avantage qui les avait placés haut dans l'estime de leur public +ordinaire. Mais aujourd'hui, c'était la revanche. Contraints de s'avouer +vaincus, ils sentaient que leur prestige étaient tombé du même coup. Ce +fut au milieu du plus profond silence que fut accueilli le boniment +ordinaire, annonçant l'heure de la représentation du lendemain. Et, dans +les rangs de la foule qui s'écoulait, ils auraient pu saisir plus d'une +observation peu sympathique. + +--Vous m'en voulez? fit le faux paysan. + +--Pourquoi donc? + +--Parce que j'ons voulu gagner un bon coup à boire. + +--C'était votre droit. + +--Alors, pour me prouver qu'il n'y a pas de rancune, venez avec moi. + +--Nous vous suivons. + +En un instant, les deux frères eurent barricadé la baraque et sortirent, +accompagnés de Biscarre. Détail étrange et qui prouve bien l'invincible +faiblesse du genre humain, les deux frères étaient trop préoccupés de +leur défaite pour concevoir le moindre soupçon sur la personnalité de +leur adversaire. + +--Où allons-nous? demanda Biscarre. + +--Chez le premier débitant venu. + +--Oh! oh! fit l'autre, vous ne m'avez pas l'air de traiter sérieusement +les affaires... le premier venu... pour avaler de la drogue... + +--Si vous connaissez un bon endroit. + +--C'est ça... oui, j'en ons un, et pas loin... au cours de Vincennes. + +Il était presque onze heures du soir: la pluie tombait maintenant à +torrents, et il eût été de la plus vulgaire prudence de ne pas +s'éloigner. + +Mais puisque le paysan ne se plaignait pas, malgré l'eau qui pénétrait +sa limousine, Droite et Gauche ne pouvaient reculer. Tous trois +passèrent la barrière. + +--Vous connaissez un cabaret par ici? demanda l'un des frères. + +--Quand je vous le disions! Pardine! est-ce que maintenant vous allez +vous défier de moi? Dites-le tout de suite, que vous ne voulez pas +payer.... + +A cette époque, la route qui mène de la barrière du Trône à Vincennes +était absolument déserte. A peine de distance en distance quelque maison +de sordide apparence... Biscarre marchait entre les deux frères, parlant +beaucoup, racontant des histoires de marchés et de foires, détaillant +avec un gros rire les prouesses qu'il avait déjà exécutées. Tout à coup, +Droite s'arrêta: + +--On dirait qu'on nous suit, dit-il. + +Gauche tressaillit, et à ce moment une même pensée traversa l'esprit des +deux frères. Mais déjà il était trop tard. Biscarre s'était jeté sur +Gauche, qu'il étreignait entre ses bras de fer; Droite avait été +renversé par trois hommes qui s'étaient jetés sur lui... + +--Nous les tenons, dit Biscarre. Ah! mes beaux manchots! vous vous +avisez de faire les malins... il vous en cuira.... + +En un clin d'oeil, Gauche avait été mis dans l'impossibilité de faire le +moindre mouvement, et déjà le bâillon s'abattait sur ses lèvres, lorsque +de sa bouche sortit un sifflement étrangement modulé. + +--Te tairas-tu, vipère? cria Biscarre. + +Et de son poing il lui martela la tête. + +Encore ne comprenait-il pas ce que signifiait ce sifflement. Or, il +répondait à une convention faite de longue date entre les deux frères. +S'ils étaient attaqués tous deux, tant que l'un et l'autre conservaient +l'espoir de vaincre leurs adversaires, ils luttaient, mais dès qu'ils se +sentaient vaincus, celui qui le premier reconnaissait la résistance +impossible avertissait son frère, dont le rôle devait alors se borner à +tenter l'évasion, et surtout à s'abstenir de prendre part au combat, +fût-ce dans l'espoir de la délivrance. Ce qu'ils ne voulaient point +risquer, c'était que la liberté leur fût ravie en même temps à tous +deux. Tant que l'un était libre, l'autre conservait l'espoir. Droite +avait entendu, et immédiatement il avait cessé de lutter contre ses +adversaires, ne songeant plus qu'à saisir l'occasion favorable. + +--Tenez-vous l'autre? cria Biscarre. + +--Il ne bouge même plus, répondit Truard, l'un des complices. + +Biscarre serra de nouveau les cordes qui entravaient les mouvements de +Gauche. + +--Je vais finir l'affaire de l'autre manchot, dit-il. + +Et il se rapprocha du groupe des trois hommes qui maintenaient Droite. +Mais avant qu'il fût arrivé, celui-ci, d'un seul bond, s'était relevé: +d'un coup vigoureusement assené, il avait assommé un de ses adversaires, +et s'était élancé sur le côté de la route; là, il hésitait encore: +devait-il, malgré leurs conventions formelles, revenir au secours de son +frère? + +Son hésitation ne fut pas de longue durée. Les trois assassins s'étaient +jetés à sa poursuite. + +--Arrêtez! cria Biscarre. + +On entendit le craquement d'une batterie, et un coup de feu retentit: la +balle effleura la tête de Droite. Par un hasard inespéré, l'adresse de +Biscarre s'était trouvée en défaut. + +--Malédiction! cria le forçat. + +Mais déjà Droite avait disparu. Biscarre, poussant d'épouvantables +jurements, revint vers Gauche, toujours immobile. + +--Du moins, murmura-t-il, celui-là ne m'échappera pas. + +On sait le reste. + +Gauche était au pouvoir de Biscarre. Le malheureux gisait sur le sol, +dans le laboratoire de Blasias. Il n'avait pas perdu son sang-froid, il +devinait qu'il était aux mains d'un ennemi implacable.... Qu'allait-il +se passer? Quel était cet homme? Pourquoi l'avait-on amené dans ce lieu +sinistre? + +Biscarre avait fermé la porte du laboratoire, puis il s'était courbé sur +le corps du manchot. + +--Écoute-moi bien, lui dit-il, de sa voix stridente, et je t'engage, +dans ton intérêt, à ne pas perdre une seule de mes paroles. Ta vie est +entre mes mains, et je suis décidé, en cas de résistance, à te tuer +comme un chien.... Veux-tu répondre à mes questions?... Je vais +t'enlever ton bâillon, mais en même temps, je tiendrai appuyé sur ton +crâne la gueule d'un pistolet.... Au moindre cri, je te fais sauter la +cervelle. + +Tenant d'une main l'arme de mort, de l'autre Biscarre approcha sa +lanterne de son visage. + +--Tu peux répondre avec les yeux: m'entends-tu? + +--Oui, fit Gauche du regard. + +--Tu t'engages à me répondre? + +--Oui, répéta l'autre du même signe. + +--C'est bien. + +Gauche sentit le froid du pistolet appuyé à sa tempe, tandis que +Biscarre détachait le bâillon. Un long soupir de soulagement s'échappa +de la poitrine du malheureux. Ce fut tout. Il attendit. + +--Il y a deux jours, dit Biscarre, deux hommes sont entrés dans votre +baraque, et depuis ce moment ils n'ont pas reparu. + +--C'est vrai, dit Gauche. + +--Ils ont été tués? + +--Non. + +--Enlevés alors? + +--Oui. + +--Pourquoi? + +Gauche garda le silence. + +--Tu n'oublies rien de ce que je t'ai dit: parle ou je te tue. + +--Vous me tuerez! + +--En vérité... nous jouons au Spartiate... + +--Non. + +--Alors, si tu t'es attaqué à eux, c'est que tu agissais d'après des +ordres? + +--C'est vrai. + +--Tu es donc un des membres d'une association secrète? + +--Je suis l'ennemi des criminels et des maudits... + +--Bon! fit Biscarre en riant, voilà qui est parler, et je suppose que tu +me fais l'honneur de me compter au nombre de ces adversaires; mais là +n'est pas la question: je veux, je veux, entends-tu bien, savoir quels +sont ceux qui t'emploient. + +--Appuyez votre doigt sur la gâchette, dit Gauche, car je jure que je ne +dirai rien. + +Biscarre eut un mouvement de rage. Peut-être allait-il le tuer, quand +tout à coup une pensée traversa son cerveau. + +--Ainsi, tu ne parleras pas? + +--Non. + +--Alors même que je te briserais les membres et que je te déchirerais +les chairs? + +--Suis-je donc au pouvoir du bourreau? + +--Tu es au pouvoir d'un homme qui veut ton secret... + +--Eh bien! torturez-moi, brisez-moi, je ne parlerai pas! Croyez-moi, +mieux vaut en finir tout de suite; tuez-moi. + +Biscarre ricana: + +--Pas encore, fit-il; et d'abord, puisque tu ne daignes pas m'être +reconnaissant d'avoir bien voulu te rendre la liberté de la langue, tu +me permettras de retirer cette concession. + +D'un mouvement rapide, il rattacha aux lèvres de Gauche le bâillon un +instant écarté. + +--Et maintenant, continua Biscarre, je t'avertis que malgré tout ton +courage, malgré la force de ta volonté, tu parleras. Une dernière fois, +je te dis que toute résistance de ta part est inutile, et pour te le +prouver, sache que déjà deux d'entre vous sont mes prisonniers. Ne +connais-tu pas le marquis Archibald de Thomerville et sir Lionel +Storigan? + +Un râle sourd s'échappa de la poitrine du malheureux, tandis qu'une +sueur froide mouillait tout son corps. Ainsi déjà une partie du secret +était au pouvoir de ce misérable!... C'était une effrayante +révélation!... + +--Voilà qui commence à te toucher, mon brave, continua Biscarre. +Allons!... décide-toi... mange le morceau. + +Les yeux de Gauche se fixèrent sur le visage de Biscarre avec une +expression de profond mépris. Biscarre comprit que c'était un refus. + +--A ton aise, donc. Je te le répète, tu parleras quand même. + +Biscarre n'avait-il pas à sa disposition les moyens qui déjà avaient eu +raison du mutisme de Silvereal? Sans perdre un instant, il cacha son +visage sous un masque de verre, alluma une lampe d'esprit-de-vin et +plaça sur le réchaud une cornue de terre d'où, après quelques minutes, +une vapeur blanchâtre commença à s'échapper. L'effet ne se fit pas +attendre. Les effluves du narcotique saisirent Gauche, toujours étendu à +terre. En vain, il tenta de résister; en vain, tendant tous ses muscles, +il chercha à rassembler ses forces défaillantes. Le feu brilla plus +ardent et plus clair, les vapeurs se répandirent dans toute l'étroite +pièce comme un nuage, ses yeux se fermèrent, sa poitrine se souleva dans +un dernier effort; mais la résistance était vaincue: il dormait. +Biscarre se rapprocha de lui, et se baissant, il lui posa la main sur la +poitrine. La respiration était lente et régulière. Alors, encore une +fois Biscarre détacha le bâillon, puis il plaça un flacon sous les +narines de Gauche, chez lequel se manifestèrent les symptômes que nous +avons déjà décrits, et il commença l'interrogatoire: + +--Quelle est l'association dont tu fais partie? + +--C'est le Club des Morts. + +Biscarre se souvint tout à coup de l'indication donnée par Bridoine à +Diouloufait: + +--Ne tient-il pas ses séances dans une maison du carré Marigny? + +--Oui... au bout du Cours-la-Reine... + +--MM. de Thomerville et sir Storigan n'en font-ils pas partie? + +--Oui. + +--Quels sont les autres? + +--M. Armand de Bernaye et mon frère. + +--N'est-il pas d'autres affiliés? + +--Je ne les connais pas. + +--Quel est le but de l'association? + +--Lutter contre le mal, défendre les honnêtes gens, punir les criminels. + +Biscarre ne put réprimer un sourire. + +--Quel est votre chef? + +A cette question, un tressaillement convulsif agita le corps de Gauche. +On eût dit qu'un scrupule inconscient luttait encore contre la +contrainte subie. + +--Parle! + +--Notre chef, c'est... une femme. + +--Son nom? + +Mais avant que Gauche eût répondu, un craquement sinistre se fit +entendre. Biscarre bondit sur lui-même. Le bruit venait du côté de la +cour, là même où la muraille s'appuyait au caveau par lequel Maloigne +était passé pour l'espionner. Biscarre, le pistolet à la main, tendait +l'oreille. Au même instant, des coups redoublés attaquèrent la muraille, +qui, peu solide, chancelait déjà. Biscarre reculait vers le magasin, +l'oeil fixé sur les pierres qui se disjoignaient. Les coups résonnaient +plus rapides et plus violents. Tout à coup, il y eut un écroulement, et +une brèche s'ouvrit. Deux hommes parurent. + +--Bernaye!... l'autre frère!... cria Biscarre. Pardieu! le Club des +Morts est venu tout entier se livrer à moi.... + +D'un geste brusque, il abaissa son arme. Mais avant qu'il eût tiré, une +épouvantable détonation retentit. Les pierres, en tombant, avaient brisé +plusieurs fioles remplies de mélanges chimiques qui s'étaient subitement +enflammés. Il y eut un horrible vacillement. La flamme, en une seconde, +remplit la masure de bois. Biscarre avait reculé; il était maintenant +dans la première pièce, protégé contre ses ennemis par une barrière de +feu. + +--En avant! cria de Bernaye. + +Droite avait saisi le corps de son frère et l'avait entraîné au dehors. +Bernaye, d'un bond, franchit les flammes; mais à ce moment, les poutres +ébranlées tombèrent avec fracas. Bernaye, frappé, tomba. Quand il se +releva, la porte était ouverte. Biscarre fuyait sur le quai. + +--Droite! Gauche! cria Bernaye. Chassons la bête fauve!... + +Les deux frères étaient là. L'air vif de la nuit avait subitement +dissipé l'ivresse passagère de Gauche. On apercevait l'ombre de Biscarre +courant sur le quai. + +--En avant! cria encore Armand. + +Tous trois s'élancèrent sur ses traces. Les deux frères étaient alertes +et vigoureux. C'était une étrange chasse à l'ombre. Mais voici qu'une +lueur éclaira tout à coup la scène.... C'était la maison du vieux +Blasias qui brûlait. Déjà des maisons voisines les cris: «Au feu!» se +faisaient entendre. Les dernières bonbonnes du laboratoire éclataient +avec un bruit semblable à la détonation d'armes à feu. + +Un ruisseau étincelant coulait sur le quai. + +--Archibald!... Lionel!... fit tout à coup Armand. + +--Les malheureux!... répondit Gauche, ils sont prisonniers!... + +--Dans cette maison? + +--Sans doute!... + +--Alors ils sont perdus!... Il nous faut cet homme mort ou vivant.... +Les Morts sont sacrifiés au devoir!... + +Et, sans s'arrêter, sans tourner la tête en arrière, les trois hommes +poursuivaient Biscarre. Celui-ci, se voyant en pleine lumière, avait +bondi sur le parapet du quai! puis, d'un élan surhumain, il s'était jeté +sur la berge. Mais, un instant après, les trois hommes sautaient +derrière lui. Qu'espérait-il? Il allait droit au fleuve gonflé qui +roulait entre les rives ses flots noirâtres. + +--Nous nous emparerons de lui, dit Gauche. A l'eau; à l'eau!... + +Un bruit mat leur répondit. Biscarre venait de s'élancer dans le fleuve. +Derrière lui, Droite et Gauche... puis Armand. Ils s'efforçaient de le +cerner. Lui plongeait... et, pendant quelques instants, sa trace +disparaissait. Puis sa tête émergeait, et, à chacune de ses tentatives, +il semblait que ses ennemis se rapprochassent de lui. Évidemment, sa +respiration s'épuisait. Armand n'était plus qu'à deux mètres de lui.... +En face, les deux frères lui coupaient la retraite. Il se rapprochait de +la rive. Qu'on pût le contraindre à y remonter, et cette fois il était +pris.... Mais tout à coup, il battit l'eau de ses deux mains et +s'enfonça. Les trois nageurs se rejoignirent. + +--Attendons, dit Armand, il va reparaître, et cette fois ce sera la +dernière.... + +En effet, après quelques instants, une masse noire flotta. + +--C'est lui, dit Droite en fendant l'eau. + +Mais au même moment, une seconde forme parut à la surface. + +--C'est lui! cria Armand. + +Et sa main, s'accrochant au corps, l'entraîna vigoureusement sur la +berge. Il se pencha sur lui, le considérant au reflet rouge de +l'incendie qui éclairait le ciel. Il poussa un cri: + +--Archibald!... + +Et à ce cri un autre répondit, poussé par les deux frères qui, eux +aussi, avaient ramené un corps sur la rive, c'était celui de sir +Lionel.... Quant à Biscarre, il avait disparu. Était-il mort? + + +FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE + + + + +TABLE + +PROLOGUE + +LES GORGES D'OLLIOULES + +I. Le Jugement + +II. Pierre le geôlier + +III. Biscarre et Diouloufait + +IV. Mathilde et Marie + +V. Le Serment d'une mère + +VI. Le Meurtre + +VII. La Vengeance du forçat + +VIII. La Parole donnée + + +PREMIÈRE PARTIE + +LE CLUB DES MORTS + +I. Salons et mansardes + +II. Au bal + +III. Anciennes et nouvelles connaissances + +IV. Les Suites d'un bal + +V. Sous terre + +VI. Ce que c'était que le Castigneau + +VII. La Salle funèbre + +VIII. Résurrection + +IX. Histoire de Martial + +X. A l'_Ours vert_ + +XI. Coalition de vices + +XII. Les Galanteries de Muflier + +XIII. Confession forcée + +XIV. Bizarre! étrange! + +XV. Une banque originale + +XVI. Où la lutte s'engage + +FIN DE LA TABLE DE LA PREMIÈRE PARTIE + + + + +F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS *** + +***** This file should be named 17281-8.txt or 17281-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/2/8/17281/ + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les loups de Paris + I. Le club des morts + +Author: Jules Lermina + +Release Date: December 11, 2005 [EBook #17281] +[Date last updated: January 2, 2006] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>LES LOUPS DE PARIS</h1> + +<h3>PAR</h3> + +<h2>JULES LERMINA (WILLIAM COBB)</h2> + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3>I</h3> + +<h1>LE CLUB DES MORTS</h1> +<hr style='width: 45%;' /> + + + +<h3>PARIS</h3> + +<h3>E. DENTU, ÉDITEUR</h3> + +<h3>LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES</h3> + +<h3>PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS</h3> + +<h3>1876</h3> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE</h2> +<table summary="TABLE"> +<tr><td> +<a href="#PROLOGUE"><b>PROLOGUE</b></a><br /> +<a href="#GORGES"><b>LES GORGES D'OLLIOULES</b></a><br /><br /> +<a href="#I"><b>I. Le Jugement</b></a><br /> +<a href="#II"><b>II. Pierre le geôlier</b></a><br /> +<a href="#III"><b>III. Biscarre et Diouloufait</b></a><br /> +<a href="#IV"><b>IV. Mathilde et Marie</b></a><br /> +<a href="#V"><b>V. Le Serment d'une mère</b></a><br /> +<a href="#VI"><b>VI. Le Meurtre</b></a><br /> +<a href="#VII"><b>VII. La Vengeance du forçat</b></a><br /> +<a href="#VIII"><b>VIII. La Parole donnée</b></a><br /><br /> +<a href="#PREMIERE_PARTIE"><b>PREMIÈRE PARTIE</b></a><br /><br /> +<a href="#IB"><b>I. Salons et mansardes</b></a><br /> +<a href="#IIB"><b>II. Au bal</b></a><br /> +<a href="#IIIB"><b>III. Anciennes et nouvelles connaissances</b></a><br /> +<a href="#IVB"><b>IV. Les Suites d'un bal</b></a><br /> +<a href="#VB"><b>V. Sous terre</b></a><br /> +<a href="#VIB"><b>VI. Ce que c'était que le Castigneau</b></a><br /> +<a href="#VIIB"><b>VII. La Salle funèbre</b></a><br /> +<a href="#VIIIB"><b>VIII. Résurrection</b></a><br /> +<a href="#IXB"><b>IX. Histoire de Martial</b></a><br /> +<a href="#XB"><b>X. A l'<i>Ours vert</i></b></a><br /> +<a href="#XIB"><b>XI. Coalition de vices</b></a><br /> +<a href="#XIIB"><b>XII. Les Galanteries de Muflier</b></a><br /> +<a href="#XIIIB"><b>XIII. Confession forcée</b></a><br /> +<a href="#XIVB"><b>XIV. Bizarre! étrange!</b></a><br /> +<a href="#XVB"><b>XV. Une banque originale</b></a><br /> +<a href="#XVIB"><b>XVI. Où la lutte s'engage</b></a><br /> +</td></tr></table> +<hr style="width: 65%;" /> + +<h1>LE CLUB DES MORTS</h1> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="PROLOGUE" id="PROLOGUE"></a>PROLOGUE</h2> +<h2><a name="GORGES" id="GORGES"></a>LES GORGES D'OLLIOULES</h2> +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2> + +<h3>LE JUGEMENT</h3> + + +<p>A l'heure où s'ouvre notre récit, c'est-à-dire dans la soirée du 15 +janvier 1822, un mouvement inaccoutumé régnait dans la rue Bonnefoi, où +s'élèvent les bâtiments du Palais de Justice, à Toulon. Une foule +compacte se pressait aux portes du tribunal, contenue par un fort +détachement de gendarmes qui, le sabre au poing, repoussaient les +curieux trop impatients.</p> + +<p>La ville de Toulon et le département du Var étaient sous le coup +d'émotions à la fois graves et pénibles qui se traduisaient par une +agitation toujours grandissante et dont l'accroissement pouvait fournir +matière aux inquiétudes des gouvernants.</p> + +<p>Ce qu'attendaient les nombreux habitants groupés autour du Palais de +Justice, c'était un arrêt auquel était suspendue la vie d'un homme.</p> + +<p>Il s'agissait d'une conspiration. On sait que l'année 1822 fut +particulièrement féconde en tentatives de révoltes, dont le but avoué +était de renverser les Bourbons, encore mal assis sur leur trône.</p> + +<p>On voyait surgir soudainement à l'est, à l'ouest, au nord, au sud, des +hommes qui, sans pâlir devant le danger, affirmaient hautement leur foi +politique, jusque sur les échafauds dressés à la hâte. C'était Caron, +c'étaient les sergents de La Rochelle.</p> + +<p>Les mouvements, mal combinés, avortaient. La police, usant largement +d'un odieux système de provocation, abusait de l'entraînement des +conjurés, et choisissait d'avance ses victimes.</p> + +<p>Les magistrats frappaient les imprudents des peines les plus dures, et à +Belfort, à Saumur, à La Rochelle, on n'entendait tomber de leurs lèvres +que ces mots sinistres: «Condamnés à la peine de mort.»</p> + +<p>Au nombre de ces conspirations, l'une des moins connues est la tentative +du capitaine Vallé, qui eut lieu à Marseille et dans le Var, au début de +l'année 1822.</p> + +<p>Nous n'entrerons pas dans les détails de cette affaire, qui, d'ailleurs, +resta à l'état de projet inexécuté et que la trahison arrêta dès ses +débuts.</p> + +<p>Sur la dénonciation d'un des affidés de la Charbonnerie, les meneurs +avaient été arrêtés avant toute exécution, et la cour d'assises, réunie +extraordinairement à Toulon, avait traduit à sa barre les officiers +désignés à la vengeance du gouvernement des Bourbons.</p> + +<p>Déjà, la veille, le capitaine Vallé avait été condamné à mort. +Aujourd'hui, les juges avaient à statuer sur le sort de plusieurs de ses +complices dont le nom avait été retrouvé sur une liste qu'il avait +lacérée et jetée au vent lors de son arrestation, mais dont la police +avait su retrouver et rapprocher les débris.</p> + +<p>Le principal accusé portait un nom bien connu dans le pays. Jacques de +Costebelle appartenait à une des plus anciennes familles des environs +d'Hyères, et les sympathies qu'il inspirait s'augmentaient encore de +cette circonstance que, se dégageant des préjugés de sa caste, Jacques +était connu pour un des apôtres les plus dévoués de la liberté.</p> + +<p>De plus, par une sorte de fatalité terrible, le président des assises +était un des plus anciens amis de son père.</p> + +<p>M. de Mauvillers tenait entre ses mains la vie de celui qu'il avait été +habitué à considérer en quelque façon comme son fils.</p> + +<p>Depuis la mort du marquis de Costebelle, Jacques avait presque +constamment vécu au château d'Ollioules, qu'habitait le magistrat. +Depuis deux années seulement, par suite de dissentiments politiques, une +rupture avait eu lieu, et M. de Mauvillers avait interdit sa maison au +fils de son ancien ami.</p> + +<p>Jacques, livré à lui-même, n'avait pas hésité à se consacrer tout entier +à l'œuvre de délivrance qu'il jugeait juste et bonne.</p> + +<p>A peine âgé de vingt-cinq ans, il avait au cœur le dévouement ardent, +complet, profond, la religion du bien et l'acceptation du sacrifice.</p> + +<p>Tout à coup il s'était trouvé compromis dans l'affaire du capitaine +Vallé, arrêté et jeté en prison.</p> + +<p>Lorsque cette douloureuse nouvelle avait été connue, il n'était pas un +seul habitant d'Hyères et de Toulon qui ne fût convaincu que M. de +Mauvillers se récuserait. Le marquis de Costebelle, attaché à d'antiques +convictions, avait passé de longues années dans l'émigration, et c'était +là qu'était née l'amitié, qui jusqu'aux derniers jours de sa vie, +l'avait uni à M. de Mauvillers.</p> + +<p>Celui-ci aurait-il donc le courage, la cruauté de siéger, quand sur le +banc des accusés se trouvait le fils de l'homme qui l'avait aimé, qui +l'avait jadis aidé de son crédit et de sa fortune... car nul n'ignorait +que M. de Costebelle, possesseur d'une des plus belles fortunes du pays, +n'avait reculé devant aucun sacrifice pour sauver M. de Mauvillers de la +ruine.</p> + +<p>L'étonnement avait donc été profond quand on avait appris que le +magistrat avait pris place au fauteuil de la présidence.</p> + +<p>Avait-il donc quelque espoir de sauver l'accusé?</p> + +<p>On se faisait encore cette illusion. Et pourtant les plus avisés +secouaient la tête: ils avaient compris que le fanatisme politique +étouffe trop souvent les sentiments humains.</p> + +<p>Ceux qui connaissaient mieux M. de Mauvillers savaient que dans l'âme de +cet homme il était un sentiment qui primait toutes les considérations, +quelles qu'elles fussent: M. de Mauvillers était ambitieux; pour +obtenir, pour conserver la faveur du souverain, il n'était pas de +sacrifices, disons plus, de bassesses auxquelles il ne fût résigné +d'avance. Que lui importait le souvenir de son bienfaiteur? Le mot +d'ordre était venu des Tuileries. Hésiter, c'était désobéir, c'était se +condamner à une disgrâce certaine. En haut lieu, on ne veut que des +esclaves et les esclaves n'ont pas le droit de parler sentiment.</p> + +<p>M. de Mauvillers, insoucieux de la réprobation qu'il encourait, avait eu +le triste courage de rester à son poste.</p> + +<p>Et l'audience se prolongeait.</p> + +<p>Et de cette foule anxieuse s'élevait un murmure sourd qui grandissait +avec l'attente.</p> + +<p>Tout à coup il se fit une sorte de tumulte à la porte du Palais de +Justice. Un officier parut, et de son épée adressa un signe au +commandant de la gendarmerie. Les chevaux se cabrèrent et firent le vide +autour d'eux. Un mot terrible, sinistre, courut dans les groupes. Les +poitrines se serrèrent, des exclamations de colère et de désespoir se +firent entendre.</p> + +<p>Jacques de Costebelle était condamné à mort.</p> + +<p>M. de Mauvillers avait bien mérité de ses maîtres.</p> + +<p>A ce moment, d'une maison qui s'élevait juste en face du Palais de +Justice, une fenêtre s'était ouverte sans bruit. Elle était plongée dans +l'obscurité et l'attention était trop vivement excitée ailleurs pour que +cet incident fût remarqué.</p> + +<p>Une femme, enveloppée d'un manteau qui la cachait tout entière, la tête +couverte d'un voile noir, s'était penchée sur la balustrade de fer, et, +haletante, elle attendait.</p> + +<p>Les portes du Palais de Justice s'ouvrirent brusquement, et à la lueur +des torches portées par des soldats, le condamné parut.</p> + +<p>Jacques était un jeune homme de haute taille, aux épaules vigoureuses; +sous le reflet jaunâtre de la flamme, on voyait s'accuser nettement ses +traits rudes, mais empreints d'une enthousiaste énergie. Il était tête +nue; ses cheveux noirs, plantés bas, faisaient ressortir la fraîcheur de +son front mat et poli.</p> + +<p>Le condamné allait être réintégré dans sa prison, en attendant +l'exécution, déjà fixée au lendemain.</p> + +<p>Comme, pour se rendre à la Grosse-Tour, il fallait nécessairement +traverser une partie de la ville, au milieu de la foule, un nouveau +détachement de soldats avait été requis pour prêter main-forte aux +gendarmes.</p> + +<p>Jacques, les mains liées, les jambes retenues par des entraves, +attendait sur le perron du Palais de Justice le signal du départ.</p> + +<p>Tout à coup, il leva les yeux....</p> + +<p>La femme qui se trouvait à la fenêtre avait levé la main, et de cette +main elle agitait un mouchoir....</p> + +<p>Le jeune homme tressaillit: un frémissement convulsif le secoua tout +entier; mais, se contenant par un effort de volonté, il inclina deux +fois la tête.</p> + +<p>—En marche! dit une voix.</p> + +<p>Absorbé dans ses pensées, l'œil fixé sur cette fenêtre obscure que lui +seul voyait, Jacques n'entendit pas.</p> + +<p>Une main se posa sur son épaule et le poussa rudement.</p> + +<p>Une sorte de rugissement s'échappa de la poitrine du jeune homme: il fit +un mouvement comme pour s'élancer, mais soudain un sourire passa sur ses +lèvres:</p> + +<p>—Allons! messieurs, dit-il, je vous suis.</p> + +<p>Et le sinistre cortège, éclairé par les torches fumeuses, s'ébranla dans +la direction du port.</p> + +<p>Silencieuse et triste, la foule saluait.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2> + +<h3>PIERRE LE GEOLIER</h3> + + +<p>Les prisons étant encombrées, le condamné à mort avait été enfermé, pour +plus de sûreté, dans un des cachots souterrains de la Grosse-Tour, à +l'entrée de la petite rade.</p> + +<p>Le greffier du tribunal lui avait donné lecture de l'arrêt qui le +condamnait à mort. L'exécution devait avoir lieu à sept heures du matin, +sur l'esplanade de l'Arsenal.</p> + +<p>Cette formalité remplie, la lourde porte s'était refermée sur celui que +la prétendue justice des hommes avait frappé.</p> + +<p>Jacques était seul.</p> + +<p>L'obscurité était profonde: on entendait au dehors le pas des +sentinelles et leurs voix qui se répondaient au loin; la mer mêlait son +écho lent et sourd au bruissement du vent dans les mâts qui craquaient.</p> + +<p>Jacques, debout, le dos appuyé contre la muraille fruste, restait +immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait. Douloureuse +méditation!</p> + +<p>Ainsi, tout était bien fini. A peine commencée, la vie s'arrêtait +brusquement. On allait le tuer. De lui, plein de vitalité, d'énergie, on +allait, dans quelques heures, faire un cadavre. Ce cœur qui battait à +pulsations précipitées s'arrêterait tout à coup; sous ce front qui +pensait se ferait la nuit et le néant.... Les deux mains du condamné se +crispaient lentement l'une contre l'autre... et pourtant pas un soupir +ne s'échappait de sa bouche. Et quiconque aurait pu voir son visage eût +remarqué avec surprise que sur ses lèvres il y avait comme un +sourire.... Ses yeux fixés sur les ténèbres semblaient revoir encore +l'apparition qui tout à l'heure s'était dressée en face de lui.</p> + +<p>Mourir! La jeunesse a d'étranges incrédulités.</p> + +<p>Jacques savait qu'il était perdu, et pourtant il doutait encore... et +comme si c'eût été un mot cabalistique, un nom vint sur ses lèvres:</p> + +<p>—Marie! Marie!...</p> + +<p>L'horloge de la grosse tour sonna.</p> + +<p>Il était dix heures. Encore neuf heures à vivre.</p> + +<p>A ce moment, Jacques entendit un pas s'approcher de son cachot. Une clef +fut introduite dans l'énorme serrure, qui grinça, puis la lourde porte +tourna sur ses gonds.</p> + +<p>Je ne sais quel espoir fou monta au cerveau de Jacques. Toutes ses +énergies se concentrèrent dans son regard. Mais sa tête retomba +tristement....</p> + +<p>C'était un geôlier, couvert d'un grand manteau qui tombait jusqu'à ses +pieds, le front caché sous un bonnet de loutre qui ne laissait +apercevoir que deux yeux creux, et une barbe épaisse encadrant de +grosses lèvres.</p> + +<p>L'homme avait une lanterne à la main.</p> + +<p>—Que me voulez-vous? demanda brusquement Jacques. Ne puis-je du moins +obtenir le repos?</p> + +<p>Sans répondre, le geôlier ferma la porte, puis s'approchant de Jacques, +il souleva son bonnet, d'où s'échappa une chevelure hirsute, presque +sauvage:</p> + +<p>—Monsieur de Costebelle, dit-il, me reconnaissez-vous?</p> + +<p>Jacques le regarda attentivement.</p> + +<p>—Pierre Lamalou! s'écria-t-il.</p> + +<p>—Oui, Pierre Lamalou, dit le geôlier, qui vous a vu tout petit, pas +plus haut que ça, et qui est désespéré...</p> + +<p>—Mon brave, que veux-tu? c'est la guerre. Je suis le vaincu et je paye +ma dette.... J'ai fait mon devoir, comme d'autres le feront après moi...</p> + +<p>—Oui, oui, je sais, fit l'homme en secouant tristement la tête. Ils +disent comme ça que vous êtes un rebelle et qu'il faut faire un +exemple.... Moi, je sais que vous êtes bon et que vous ne pouvez avoir +voulu que le bien.</p> + +<p>—Mon ami, reprit Jacques, la sympathie d'un honnête homme comme toi +sera ma meilleure et dernière consolation.</p> + +<p>—Attendez, fit Lamalou.</p> + +<p>Il se pencha vers la porte et parut écouter attentivement au dehors. On +n'entendait aucun bruit.</p> + +<p>Puis, il se rapprocha de Jacques.</p> + +<p>—Voyez-vous, dit-il, j'ai pris un vilain métier; mais j'ai femme et +enfants... deux enfants... faut vivre.... Je me suis bien souvent +reproché d'avoir accepté cette place-là; mais aujourd'hui je suis bien +heureux que la misère m'ait poussé ici.</p> + +<p>—Que veux-tu dire?</p> + +<p>—Vous disiez, monsieur Jacques, que les quelques mots que je vous ai +dits seraient votre dernière consolation... Je ne crois pas ça, parce +que je vous en apporte une autre.</p> + +<p>—Je ne te comprends pas....</p> + +<p>Lamalou écarta son manteau et prit à sa ceinture un papier soigneusement +plié.</p> + +<p>—Une lettre! s'écria Jacques, en étendant la main.</p> + +<p>—Oui, une lettre.</p> + +<p>—Qui te l'a remise?</p> + +<p>—Une dame, que je crois jeune, quoique je n'aie pas vu sa figure. Elle +se cachait sous un voile très-épais. Elle hésitait, la pauvre femme. Je +voyais bien qu'elle voulait me dire quelque chose. Alors je me suis +approché d'elle, et je lui ai dit tout bas: «Je connais M. de Costebelle +depuis plus de vingt ans.» J'ai vu que ça lui faisait plaisir et que ça +lui donnait confiance.... J'ai ajouté: «Si vous voulez que je lui dise +quelque chose de votre part...»—«Non, a-t-elle fait, c'est une lettre.» +Oh! je n'ai fait ni une ni deux, je l'ai prise, et la voilà. Maintenant +ne perdez pas de temps, lisez vite, car si l'on nous surprenait....</p> + +<p>Jacques, immobile, tenait le billet entre ses mains. Tout son corps +tremblait. Il semblait qu'il n'eût pas le courage de briser le cachet. +Car cette lettre, c'était toute sa vie, tout son passé, tout ce qui +avait été son bonheur et son espérance.</p> + +<p>—Allons! allons! monsieur Jacques, insista le geôlier.</p> + +<p>—Tu as raison, fit Jacques. Devant mes juges, j'avais plus de courage.</p> + +<p>Il déchira l'enveloppe.</p> + +<p>Lamalou avait levé la lanterne et l'éclairait.</p> + +<p>Mais à peine le jeune homme eut-il jeté les yeux sur le billet qu'il +pâlit et jeta un cri.</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! mais c'est horrible, cela!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il, monsieur Jacques? Comment! est-ce que j'ai mal fait de me +charger de la commission?</p> + +<p>Mais Jacques ne l'entendait plus. Il lisait, il dévorait les lignes +rapidement tracées.</p> + +<p>Voici ce que contenait ce billet:</p> + +<p>«Mon ami, mon frère, je suis mourante de douleur et d'angoisse; vous +êtes condamné! notre père a été impitoyable. Les larmes me suffoquent; à +peine si je puis guider ma main, et cependant il faut que je vous +dise.... Mon Dieu! en un pareil moment! Jacques, celle que vous aimez, +celle qui s'est donnée à vous, Marie enfin.... Marie est mère! Les +angoisses de ces horribles jours ont avancé le terme.... Elle est +accourue vers moi, terrifiée, affolée... je l'ai cachée dans une cabane +des gorges d'Ollioules... et hier elle a mis au monde un garçon.... Que +faire?... Doit-elle avouer les liens qui l'unissent à vous?... elle le +veut, et je crois que nulle force humaine ne pourra la retenir... et +cependant c'est sa perte.... Notre père la chassera, la maudira... sa +vengeance s'étendra sur le petit être innocent qui, hélas! sourit dans +son berceau.... Jacques, à cette heure suprême, vous êtes le seul maître +de la destinée de ma pauvre sœur.... Dictez-lui votre volonté. Oh! à +vous, à vous seul elle obéira... exigez qu'elle cache la naissance de +cet enfant... exigez qu'elle se sauve... dites-nous à qui nous devons +confier notre cher trésor.... Oh! comme nous l'aimerons! Pauvre petit +orphelin, du moins tu auras deux mères.... Je pleure... je ne puis plus +écrire.... Tout ce que la plume ne peut expliquer vous le devinerez, +vous le comprendrez!... Jacques, un mot, quelques lignes... arrachez +Marie au désespoir... sauvez-la! Je ne veux pas qu'elle se perde, je ne +veux pas qu'elle meure.... Ecrivez, de grâce, écrivez...»</p> + +<p>La lettre était brusquement interrompue. Sans doute un incident avait +empêché qu'elle fût continuée.</p> + +<p>Mais Jacques en savait assez.</p> + +<p>Hagard, les yeux grands ouverts comme ceux d'un fou, il froissait +machinalement entre ses doigts cette lettre dont chaque mot lui +torturait le cœur.</p> + +<p>Lamalou n'osait plus parler. Il devinait quelque épouvantable désespoir, +auquel il lui était impossible de porter remède. De grosses larmes +montaient à ses yeux et sa gorge était serrée comme dans un étau.</p> + +<p>Tout à coup Jacques se redressa.</p> + +<p>Ses deux mains se posèrent sur les épaules du geôlier. Il plongea dans +ses yeux son regard franc et clair, qui étincelait:</p> + +<p>—Ami! lui dit-il, au nom de mon père, au nom de tous ceux que tu aimes, +il faut que je sorte d'ici....</p> + +<p>Lamalou recula, stupéfait. Non, en vérité, il n'avait pas entendu cela. +La bouche béante, il regardait Jacques. Evidemment il n'avait pas +compris.</p> + +<p>—Pierre, reprit Jacques de sa voix mâle et vibrante, je te supplie de +m'entendre. Vois-tu! la mort n'est rien... mais, cette nuit, il me faut +ma liberté!</p> + +<p>L'homme put enfin articuler quelques mots.</p> + +<p>—Ah! monsieur de Costebelle, vous savez bien que c'est impossible... +c'est de la folie.... La liberté! Ah! vous n'y songez pas... ne me +demandez pas cela!</p> + +<p>—Pierre, continua Jacques, combien faut-il de temps pour aller aux +gorges d'Ollioules?</p> + +<p>—Pour un bon marcheur, une heure et demie.</p> + +<p>—Autant pour le retour, trois heures. Il n'est pas encore onze +heures.... Laisse-moi sortir d'ici, et avant quatre heures je serai de +retour, et ils me trouveront là pour me tuer...</p> + +<p>—Tenez, monsieur Jacques, je ne puis vous comprendre. Ce que vous +demandez est tellement insensé!... Comme si cela se pouvait!... Voyons! +calmez vous! revenez à la raison...</p> + +<p>—Pierre, je veux ma liberté...</p> + +<p>—Demandez-moi ma vie... je vous la donnerai... mais autre chose... +c'est impossible...</p> + +<p>—Pierre, il y a six ans de cela, un jour, un homme avait glissé de la +falaise dans la mer... le flot hurlait, la tempête rugissait... l'homme +était perdu... tenter de le sauver était une folie... cet homme était un +vieillard... Pierre, c'était ton père!... Je me suis précipité à travers +les vagues et j'ai sauvé ton père!... Pierre, l'as-tu donc oublié?...</p> + +<p>—Non! non! faisait le geôlier, qui frémissait.</p> + +<p>—Pierre, c'est ma mère qui a attaché au front de ta femme le bouquet +des mariées...</p> + +<p>—C'est vrai!... c'est vrai!...</p> + +<p>—Pierre, tu m'as bercé dans tes bras... comme dans mes bras j'ai bercé +ton premier enfant...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Eh bien! au nom de tous ces souvenirs, au nom de ton père, de ton +petit enfant qui me souriait et m'embrassait, donne-moi ces trois heures +de liberté!</p> + +<p>Lamalou chancelait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il +s'appuyait au mur pour ne pas tomber.</p> + +<p>—Pierre, vois... je me mets à genoux devant toi... je te supplie... à +mains jointes.... Pierre!</p> + +<p>Et Jacques, de ses deux bras, embrassait les genoux du geôlier.</p> + +<p>Tout à coup l'homme s'écria:</p> + +<p>—C'est ma vie que vous voulez, eh bien! prenez-la!</p> + +<p>—Enfin! fit Jacques en se redressant d'un bond.</p> + +<p>—Mais comment sortir d'ici? fit Pierre.</p> + +<p>—Ne peux-tu pas m'ouvrir les portes?</p> + +<p>—Moi! un pauvre porte-clefs.... Mais à deux pas d'ici les sentinelles +s'empareraient de vous.... Comment passer au guichet d'entrée?</p> + +<p>—Mon Dieu! tout est perdu! s'écria Jacques en se tordant les mains.</p> + +<p>—Non! attendez! par ici....</p> + +<p>Le cachot dans lequel Jacques était enfermé prenait air et lumière par +le soupirail donnant sur la rade. Un énorme barreau de fer, scellé dans +le ciment, fermait la meurtrière.</p> + +<p>—Vous êtes bon nageur, fit Pierre. Je sais ça, puisque vous avez sauvé +mon père. Vous allez vous jeter dans la rade.... Le seul danger, c'est +que le bruit de votre chute soit entendu.... Mais je ne crois pas que ce +péril-là soit grand....</p> + +<p>Jacques avait bondi vers le soupirail et secouait furieusement la barre +de fer.</p> + +<p>—Laissez cela, dit Lamalou, qui, depuis qu'il avait pris sa résolution, +avait recouvré tout son calme.</p> + +<p>Il écarta doucement Jacques.</p> + +<p>Puis, de ses doigts croisés, il enserra la barre de fer, s'arc-bouta sur +les reins, les pieds rivés au sol; les veines de son front saillirent +comme des cordes... on entendit un <i>han</i>! et du ciment brisé sortit la +barre de fer tordue.</p> + +<p>—Allez maintenant, dit Pierre.</p> + +<p>Jacques se tourna vers lui.</p> + +<p>—Pierre, ce que tu fais est grand et noble. Merci! Quand quatre heures +sonneront, je serai là, au bas de la tour.</p> + +<p>—Pourquoi faire? dit Pierre en haussant les épaules. Vous êtes sauvé, +profitez-en tout à fait.</p> + +<p>—Et toi?</p> + +<p>—Oh! moi... ça ne compte pas.... Ce que j'en disais, c'était pour la +femme et les petits...</p> + +<p>—Fuis avec moi...</p> + +<p>—Oh! ça! ce n'est pas possible!... Je ne peux pas quitter Toulon, +voyez-vous! ni la femme non plus. Nous y avons vécu, nous y mourrons.</p> + +<p>—Si je ne revenais pas, tu serais perdu!</p> + +<p>—Bah! fit Pierre avec un sourire triste, changement de logis, ils me +mettraient là-bas!</p> + +<p>Là-bas, c'était le bagne.</p> + +<p>Jacques frissonna.</p> + +<p>Il saisit la main de Pierre:</p> + +<p>—Tu m'as entendu, à quatre heures.</p> + +<p>—Comment! vous voulez...</p> + +<p>—Je veux tenir le serment que je t'ai fait.... Tu crois à ma parole?</p> + +<p>—Mais ce serait une folie.</p> + +<p>—Ce n'est jamais une folie que de faire son devoir.</p> + +<p>—Bah! partez toujours. Vous verrez après!...</p> + +<p>Et il se disait:</p> + +<p>—Quand il aura senti le grand air, du diable s'il se soucie du vieux +Lamalou!</p> + +<p>Ce sentiment se lisait si nettement sur son visage, que Jacques, +emporté par l'admiration, tant était simple ce désintéressement sublime, +prit l'homme par la tête et l'embrassa.</p> + +<p>Puis il répéta:</p> + +<p>—A quatre heures....</p> + +<p>Pierre ne répondit plus; seulement il l'aida à passer par la meurtrière, +qui était étroite.</p> + +<p>Un instant après, un bruit sec monta jusqu'au geôlier.</p> + +<p>Jacques était à l'eau.</p> + +<p>Lamalou écouta. L'éveil n'avait pas été donné.</p> + +<p>—Allons! mon pauvre Lamalou, murmura le geôlier, te voilà bien!...</p> + +<p>Et, sortant du cachot, il ferma carrément l'énorme serrure.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2> + +<h3>BISCARRE ET DIOULOUFAIT</h3> + + +<p>Les gorges d'Ollioules constituent en réalité une des plus admirables +curiosités naturelles du midi de la France, si riche en merveilles.</p> + +<p>Entre le petit bourg du Bausset et la ville d'Ollioules, le voyageur +rencontre tout à coup de gigantesques roches qui s'élèvent à pic à une +hauteur énorme. Plus de ceps chargés de raisins, plus d'oliviers, plus +de verdure. La pierre âpre, noirâtre, brune, se dresse comme une +muraille infranchissable. Les anfractuosités de la roche se déchiquètent +en dentelures bizarres, et quand le soleil couchant rougit le ciel, on +dirait une frange bordée d'or rutilant.</p> + +<p>Par quel cataclysme cette masse colossale s'est-elle fendue dans toute +sa hauteur, comme sous le choc d'une hache géante? Dans quelle +convulsion géologique s'est opéré ce déchirement, qui ne laisse entre +les deux murailles lisses qu'un étroit défilé, dans lequel parfois +trois hommes ne pourraient passer de front?</p> + +<p>A l'époque où se passe cette première partie de notre récit, il était +rare que quelque voyageur s'aventurât de ce côté. Aussi les gorges +d'Ollioules avaient-elles un renom sinistre. Plus d'un malfaiteur +trouvait un refuge dans les détours inexplorés de ce val d'enfer, comme +on l'appelait encore dans le pays.</p> + +<p>Le lent travail de la nature avait creusé à travers les blocs des +galeries étroites, multiples, s'entre-croisant et dont les diverses +issues étaient souvent inconnues. La nuit, cette masse semblait cacher +dans ses flancs tout un monde fantastique.</p> + +<p>Cette nuit-là surtout.</p> + +<p>Deux heures s'étaient écoulées depuis le moment où Lamalou avait aidé à +l'évasion de Jacques.</p> + +<p>Le défilé d'Ollioules, plongé dans les ténèbres profondes, était muet et +désert. Le vent sifflait, âpre et froid, et les saxifrages, secouant +dans l'ombre leurs broussailles dénudées, ressemblaient à des gnomes +bizarrement accroupis sur la roche.</p> + +<p>Tout à coup (il était environ une heure du matin), un bruit sourd, +régulier, éveilla les échos des gorges.</p> + +<p>C'était le pas d'un homme, pas vigoureux, accentué.</p> + +<p>Qui donc pouvait s'aventurer à cette heure dans ce lieu maudit?</p> + +<p>Celui qui marchait semblait se hâter. Évidemment il connaissait +admirablement les localités; car, après avoir franchi le premier +passage, il se dirigea nettement vers la paroi de gauche des rochers. +Là, il se baissa et toucha la pierre de ses mains.</p> + +<p>Sans doute ses doigts rencontrèrent ce qu'ils cherchaient, car il laissa +échapper une exclamation satisfaite; puis il commença à gravir +lentement le roc. Il s'était engagé sur une sorte de sentier à peine +tracé et qu'il eût été difficile de reconnaître, même à la lumière du +jour.</p> + +<p>Il montait, s'accrochant, pour aider son ascension, aux troncs chauves +des pins.</p> + +<p>Au bout de cinq minutes, il s'arrêta.</p> + +<p>Il se trouvait environ à une hauteur de dix mètres. Ses mains palpèrent +encore une fois la pierre avec précaution. Puis il se courba, et de ses +lèvres s'échappa un son singulier.</p> + +<p>C'était une sorte d'ululation sourde et rauque à la fois, comme le +hurlement contenu d'une bête fauve.</p> + +<p>Quelques instants s'écoulèrent, puis le même cri répondit.</p> + +<p>Cette fois, il semblait partir des profondeurs de la terre.</p> + +<p>Deux fois, ce cri—un signal, à n'en pas douter—fut échangé entre +l'arrivant et un personnage invisible.</p> + +<p>Puis sur la crête du roc une ombre parut: elle descendit et s'approcha +de l'autre.</p> + +<p>—Qui vive? demanda une voix.</p> + +<p>—Loup, répondit-on.</p> + +<p>—Est-ce toi, Biscarre?</p> + +<p>—C'est moi.</p> + +<p>Les deux hommes se réunirent, puis disparurent bientôt dans une +anfractuosité en forme d'entonnoir. Là, se soutenant à la force des +poignets, ils se laissèrent tomber dans une excavation en forme de +caveau, et dans laquelle brûlait un feu de broussailles, dont la fumée +était entraînée par un courant souterrain.</p> + +<p>—Diouloufait, allume la lanterne, dit l'arrivant qui avait répondu au +nom de Biscarre.</p> + +<p>L'autre obéit.</p> + +<p>La physionomie de ces deux hommes, bien que différente, n'en portait pas +moins un même cachet effrayant.</p> + +<p>Et sans même regarder leur visage, qui se fût trouvé subitement en face +d'eux n'eût pu réprimer un frisson.</p> + +<p>Car tous deux portaient le costume des forçats.</p> + +<p>Biscarre était grand, bien proportionné, et même, sous les ignobles +vêtements qui le couvraient, on devinait je ne sais quelle élégance +native; ses mains sèches et nerveuses n'appartenaient point à un paysan.</p> + +<p>Il avait jeté à terre le bonnet vert qui cachait ses cheveux ras, de +couleur rousse, et, à la lueur du foyer qui crépitait, son masque +s'accentuait, avec ses traits fermes et anguleux, sa bouche aux lèvres +épaisses et sensuelles.</p> + +<p>Le front était bas, les mâchoires proéminaient en avant: on eût dit la +tête d'un fauve, d'un loup. Les dents blanches et aiguës apparaissaient +dans un rictus ironique: les yeux, à pupilles jaunes et mobiles, +complétaient la ressemblance de l'homme et de l'animal.</p> + +<p>Quant à Diouloufait, un seul mot peut suffire pour le dépeindre. C'était +un colosse. Tout en lui était énorme. Les traits boursouflés n'avaient +point pour ainsi dire de galbe propre: le nez épaté, les gros yeux, la +bouche lippue et largement fendue, les oreilles rouges et s'écartant du +crâne en conques disproportionnées, tout contribuait à donner, au +premier coup d'œil, la sensation de la brutalité poussée à ses +dernières limites.</p> + +<p>—Tonnerre! s'écria Diouloufait, je ne t'attendais plus.... Voilà trois +heures que tu devrais être ici....</p> + +<p>A cette apostrophe, un éclair de colère passa dans les yeux de Biscarre. +Cependant, il se contint:</p> + +<p>—Une fois pour toutes, souviens-toi, Diouloufait, que tu es fait pour +m'attendre et pour m'obéir...</p> + +<p>—Je le sais bien, fit le géant; mais enfin... il y a des bornes...</p> + +<p>—Non. Il n'y a d'autres bornes que celles que fixe ma volonté.</p> + +<p>L'accent de Biscarre était empreint d'une autorité si cassante, que +jamais despote n'eût mieux rendu les nuances de l'absolutisme le plus +complet.</p> + +<p>Et sans doute, le forçat avait le droit de parler ainsi, car après +l'avoir considéré un instant comme s'il avait senti en lui quelques +velléités de révolte, Diouloufait baissa les yeux et se tut.</p> + +<p>—Je n'ai pu m'évader qu'à minuit, reprit Biscarre, condescendant +toutefois à donner cette explication. Nul ne s'est encore aperçu de ma +disparition, car le canon n'a pas encore retenti; donc la nuit est à +moi.</p> + +<p>—Oh! le canon, fit Diouloufait en riant bruyamment, ils l'ont bien tiré +pour moi; je n'en suis pas moins bien tranquille ici.</p> + +<p>—A qui le dois-tu?</p> + +<p>—Parbleu! cette bêtise! à toi. Oh! tu es un malin, ça ne se discute +pas, et les autres ont bien su ce qu'ils faisaient quand ils t'ont nommé +chef des Loups. Tu as tout pour toi: de l'éducation, une tenue d'un chic +parfait, et puis cette poigne....</p> + +<p>En considérant les énormes biceps de Diouloufait, on ne pouvait que +s'étonner de ces derniers mots. Etait-il possible que ce colosse pût +éprouver de l'admiration pour la force de Biscarre, dont l'apparence, +quoique assez vigoureuse, ne pouvait être comparée à la sienne?</p> + +<p>Cependant, l'accent de Diouloufait ne prêtait à aucune interprétation; +il constatait franchement, sérieusement: c'était un simple hommage rendu +à la vérité.</p> + +<p>Quoi qu'il en fût, Biscarre interrompit brusquement son complice:</p> + +<p>—Assez! fit-il, nous ne sommes pas ici pour énumérer nos qualités +respectives. Demain, au point du jour, il faut que nous ayons quitté la +France.</p> + +<p>—Bah! Alors mettons-nous en route tout de suite.</p> + +<p>—Non, car avant tout j'ai une petite affaire à terminer.</p> + +<p>Et il ricana méchamment.</p> + +<p>Aucune expression ne saurait rendre l'expression de basse et féroce +cruauté qui crispait le masque de cet homme.</p> + +<p>—Une affaire? En suis-je?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et il faudra....</p> + +<p>Diouloufait fit un geste significatif.</p> + +<p>—Je ne le crois pas.</p> + +<p>—Et à gagner?</p> + +<p>—Rien aujourd'hui, mais plus tard, oh! plus tard, ajouta-t-il, tout à +gagner!</p> + +<p>Il rit encore.</p> + +<p>—Alors une vraie opération? Ça me va!</p> + +<p>—Maintenant, réponds-moi: As-tu trouvé ce que je t'ai ordonné de +chercher?</p> + +<p>—Quoi? la petite dame? Oh! ça n'a pas été bien malin.</p> + +<p>—Elle est près d'ici?</p> + +<p>—A cent mètres. La première petite maison au sortir de la gorge.</p> + +<p>—Maison isolée?</p> + +<p>—On y tuerait quelqu'un en plein jour.</p> + +<p>—Bien. Avec qui est cette dame?</p> + +<p>—Avec la Bertrade, une vieille paysanne.</p> + +<p>—Oui, je la connais; c'est bon. Personne de plus?</p> + +<p>—Elle a reçu une visite dans la journée.</p> + +<p>—Une autre dame?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Regarde-moi en face, dit Biscarre.</p> + +<p>—Tiens! pourquoi donc? fit Diouloufait avec son rire niais. J'aime pas +regarder tes yeux, ils me font peur.</p> + +<p>—C'est pour cela. Maintenant, réponds-moi: Tu n'as pas cherché à savoir +quelles sont ces femmes?</p> + +<p>—Oh! ça! je peux le jurer!</p> + +<p>—C'est bien. Qu'as-tu remarqué?</p> + +<p>—Dame, que ce sont des femmes de la haute, voilà tout.</p> + +<p>—As-tu fait quelque supposition au sujet de leur séjour dans cette +maison isolée?</p> + +<p>—Ah! ça! oui, j'en ai fait une.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine de me regarder comme si tu allais me poignarder! +Tu m'interroges, je réponds, et bien franchement encore.... J'ai +supposé... on a le droit de supposer... que la plus jeune avait eu un +malheur, et que, pour cacher les suites du malheur...</p> + +<p>—Assez! dit encore Biscarre.</p> + +<p>Il était livide.</p> + +<p>—Ecoute-moi: Si jamais un mot sort de ta bouche, si jamais tu commets +une sottise quelconque, si tu fais, même en face de moi, une allusion à +cette aventure, aussi vrai que je m'appelle Biscarre, roi des Loups, tu +es un homme mort!</p> + +<p>Le géant parut mal à l'aise. Il paraît que cette menace avait un sens +précis.</p> + +<p>—C'est convenu, balbutia-t-il, on se taira.</p> + +<p>—J'y compte. Maintenant suis-moi, et en route.</p> + +<p>—Où allons-nous?</p> + +<p>—A la maison isolée.</p> + +<p>—Bah! l'affaire, c'est ça?</p> + +<p>—Pas de questions.</p> + +<p>—Cependant, il faut que je sache ce que j'aurai à faire.</p> + +<p>—Presque rien. Tu es sûr que la jeune dame est seule avec la paysanne?</p> + +<p>—Oh! à cette heure-ci, tout ça dort; à moins que le mioche ne les +tienne éveillées.</p> + +<p>—A mon signal, tu te jetteras sur la vieille.</p> + +<p>—Et qu'est-ce que je lui ferai? fit Diouloufait avec le mouvement de +tordre le cou à un poulet.</p> + +<p>—Tu l'empêcheras de crier, de remuer.</p> + +<p>—Ça, c'est facile; mais faudra-t-il aller jusqu'au bout?</p> + +<p>—Comme tu voudras.</p> + +<p>—Bon.</p> + +<p>—J'ai besoin de rester seul avec la femme, j'ai à lui parler sans +témoins.</p> + +<p>—Personne ne te gênera.</p> + +<p>—Dans une heure, nous aurons atteint une baie dans laquelle un canot +nous attend, et quand, à l'aube, le canon de la citadelle annoncera +l'évasion de Biscarre, nous serons loin.</p> + +<p>Un instant après, les deux hommes descendaient lentement la pente du roc +et se dirigeaient du côté du Beausset.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2> + +<h3>MATHILDE ET MARIE</h3> + + +<p>La maison à laquelle les deux forçats venaient de faire allusion se +trouvait sur le coteau qui s'appuyait, à l'orient, sur la masse des rocs +d'Ollioules.</p> + +<p>A vrai dire, cette bâtisse avait droit tout au plus au titre de +chaumière, avec ses murs de pisé, son toit de paille, ses deux fenêtres +étroites et incommodes, sa porte branlante et mal fermée.</p> + +<p>Et cependant c'était là que s'était réfugiée la fille cadette de M. de +Mauvillers, de celui-là même qui venait de condamner à mort Jacques de +Costebelle.</p> + +<p>Triste roman, que celui-là, et qui peut se résumer en quelques lignes.</p> + +<p>M. de Mauvillers était resté veuf de bonne heure avec ses deux filles, +Mathilde et Marie.</p> + +<p>Absorbé par les soins de son ambition, il s'était peu préoccupé de +l'éducation de ses enfants, estimant que le plus important serait, au +jour venu, de les marier dans d'honorables conditions, ce qui +signifiait, dans l'esprit de M. de Mauvillers, qu'elles devaient former +des alliances utiles à ses propres projets.</p> + +<p>M. de Mauvillers rêvait le ministère, la pairie. Ses filles pouvaient +l'aider à atteindre ce but. Cœur sec et intelligence quasi brutale, il +n'avait jamais éprouvé le moindre sentiment d'affection vraie, et ses +ennemis disaient à voix basse—car il était redouté—que sa femme était +morte de chagrin.</p> + +<p>Il est des âmes aimantes que l'égoïsme tue plus sûrement que le poison.</p> + +<p>Mathilde et Marie s'étaient donc trouvées livrées à elles-mêmes. Leurs +caractères s'étaient développés sans direction effective, sans contrôle +efficace.</p> + +<p>M. de Mauvillers n'exigeait d'elles que le respect. Les banalités de +l'amour paternel restaient pour lui lettre morte, temps perdu, vaines +démonstrations. Qu'on se levât lorsqu'il entrait, qu'on s'inclinât sans +un mot devant ses volontés quelles qu'elles fussent, rien de plus. Il se +croyait père parce qu'il dominait.</p> + +<p>Ainsi que nous l'avons dit, il avait contracté vis-à-vis de M. de +Costebelle les plus grandes obligations. Sa fortune personnelle, +absolument compromise pendant l'émigration, avait été rétablie grâce au +concours du père de Jacques, homme honnête et bon dans toute l'acception +du mot, et qui avait conservé jusqu'à sa mort cette illusion que M. de +Mauvillers était une âme stoïque et digne des temps anciens. Il n'avait +pas deviné que la fidélité gardée par M. de Mauvillers à la cause des +Bourbons, même lorsque l'empire offrait carrière à son ambition, n'avait +pour motif réel que la prescience intuitive de la chute prochaine du +colosse. Il est des temps où l'attente et la patience sont des +habiletés.</p> + +<p>M. de Costebelle laissait en mourant deux fils: l'un, Frédéric, officier +dans l'armée royale, et Jacques, âme d'artiste, vivace, exaltée, et qui +ne semblait pétrie que pour la lutte.</p> + +<p>Jacques inquiétait M. de Costebelle. En vain il avait tenté de +régulariser cette fougue, d'endiguer cette énergie. Mais sa sévérité +paternelle se brisait bientôt, devant les brillantes qualités de ce +cœur chaud et enthousiaste.</p> + +<p>Cependant, à son lit de mort, M. de Costebelle avait supplié son ami de +Mauvillers de veiller sur ce fils bien-aimé. Il espérait que la froide +raison du magistrat parviendrait à calmer cette excitabilité presque +maladive.</p> + +<p>M. de Mauvillers promit.</p> + +<p>Et voici comment il tint sa promesse.</p> + +<p>Reconnaissant à Jacques un véritable talent d'orateur, et comprenant +que, bien dirigé, il lui serait possible de parvenir, soit par le +barreau, soit par la magistrature, à de hautes destinées, M. de +Mauvillers éprouva une jalousie haineuse, et ne tenta rien pour +satisfaire aux vœux de son ami mort.</p> + +<p>Jacques eut toute liberté de penser, d'agir, d'aller là où +l'entraînerait son imagination.</p> + +<p>Seulement, lorsque Jacques s'enthousiasma par les idées nouvelles, se +réchauffa à cette lueur révolutionnaire qui semblait jaillir à nouveau +du foyer de 89, M. de Mauvillers le mit à la porte.</p> + +<p>On sait le reste.</p> + +<p>Mais Jacques n'avait pas impunément passé vingt ans de son existence +auprès des deux jeunes filles.</p> + +<p>Mathilde était de caractère calme et froid. Non qu'à l'exemple de son +père elle niât ou ignorât ce qu'étaient le beau et l'idéal. Mais elle +avait hérité de sa mère la passivité, presque la défiance d'elle-même et +des autres. Elle adorait sa sœur et se fût sacrifiée pour elle; mais +elle renfermait ses sentiments dans son cœur, restant toujours affable, +d'humeur égale et douce, réprimant, sans raisonner, bien entendu, tout +élan, toute expansion.</p> + +<p>Marie était tout autre: c'était l'enfant avec toutes ses naïvetés, ses +joies sans motif ou ses petites colères mutines. Elle riait à la vie, à +l'avenir comme si elle avait couru à une fête. Elle aimait à parler, à +ouvrir son âme à toutes les effluves; tout lui était plaisir; sa charité +gracieuse doublait le prix de l'aumône. Quand elle passait dans le pays, +on disait: Voilà le soleil d'Ollioules!</p> + +<p>Et c'était, en vérité, comme un rayonnement de joie, de bonté et de +charme.</p> + +<p>Que de fois, courant avec Jacques à travers les prairies ou les bois +d'oliviers, elle avait écouté avec ravissement la voix des oiseaux, +chantant leurs hymnes de joie! Alors elle le prenait par la main et lui +disait:</p> + +<p>—Tout est beau! tout est bon!</p> + +<p>L'amour vint. Tout autre que M. de Mauvillers l'eût prévu. Lui, ne vit +rien. Il chassa le fils de son bienfaiteur, comme il eût fait d'un +laquais. Marie voulut prendre sa défense, M. de Mauvillers l'arrêta d'un +seul mot. Il <i>voulait</i>, cela devait suffire.</p> + +<p>Ces rigidités irraisonnées amènent la révolte. Marie feignit de se +soumettre. Et la contrainte qu'elle s'imposa ne fit que développer le +sentiment qui germait encore ignoré en elle.</p> + +<p>Sa sœur comprit, mais trop tard. Mathilde pouvait-elle prévoir la +faute, ignorant elle-même ce qu'était l'amour...?</p> + +<p>Un jour, Marie lui avoua qu'elle aimait Jacques, et qu'elle était aimée +de lui. Elle ne se repentait pas. Jacques était si bon, si honnête, si +aimant! Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? Il était certain que le mariage +aurait lieu. Il suffisait que M. de Mauvillers se réconciliât avec lui. +Et, le temps marchait; et Jacques, fou d'amour, fou de jeunesse, ne +sentait pas qu'il marchait à sa perte. Ses idées, ses convictions, +étaient pour lui une religion; il était convaincu du triomphe prochain. +Tout lui semblait beau, lumineux, rayonnant.</p> + +<p>Vint le réveil....</p> + +<p>Jacques était arrêté, Marie allait devenir mère.</p> + +<p>M. de Mauvillers était implacable. Le fils du marquis de Costebelle +n'était plus qu'un ennemi politique. Il était condamné d'avance.</p> + +<p>Mathilde fut admirable de dévouement. Elle eut le courage d'aller avouer +la vérité à une vieille parente qui habitait Aix, la suppliant de +l'aider à sauver la coupable. Madame de Sorlis, c'était son nom, y +consentit, et, grâce à un stratagème, Marie put aller passer chez elle +les derniers mois de sa grossesse.</p> + +<p>M. de Mauvillers avait en vérité bien d'autres soucis en tête.</p> + +<p>Puis voilà que Marie avait appris les inquiétantes péripéties de +l'instruction dirigée contre Jacques. Jusqu'alors elle avait eu +confiance. M. de Mauvillers ne pouvait oublier le passé à ce point: le +fils du marquis devait lui être sacré!</p> + +<p>Pauvre enfant, qui ne croyait pas au mal et qui s'était perdue avec +l'insouciance des rêveurs!</p> + +<p>Enfin, le jour se fit dans son cerveau. Une vision horrible apparut +devant ses yeux... le tribunal, la condamnation... l'échafaud!</p> + +<p>Alors, folle de terreur, s'arrachant aux bras de madame de Sorlis, qui +voulait en vain la retenir, elle était revenue vers sa sœur, en lui +criant:</p> + +<p>—Sauve-nous!</p> + +<p>Et maintenant, dans cette soirée sinistre où l'arrêt de mort tombait des +lèvres de M. de Mauvillers, elle était là, dans cette masure, étendue +sans force sur son lit de douleur, à demi folle, attendant sa sœur, qui +était allée à Toulon pour connaître l'issue du procès.... Sa sœur, qui +savait tout et qui ne revenait pas....</p> + +<p>La femme qui la soignait était sa nourrice.</p> + +<p>Nous le savons; on l'appelait Bertrade.</p> + +<p>La pauvre femme pleurait sur celle qu'elle appelait encore sa fille, +comme au temps où elle la nourrissait de son lait.</p> + +<p>Elle regardait ce visage pâli, ces yeux creusés par les larmes et la +souffrance, et elle berçait machinalement le petit enfant qui dormait +dans son berceau.</p> + +<p>Puis, il y avait plusieurs nuits qu'elle veillait, elle s'était +assoupie....</p> + +<p>Marie était restée seule dans ce silence, seule avec ses épouvantables +angoisses. Ses lèvres répétaient incessamment un nom:</p> + +<p>—Jacques! Jacques!...</p> + +<p>Ses yeux ne quittaient pas l'horloge de bois suspendue au mur et dont le +balancier tintait monotone derrière les poids de fer.</p> + +<p>Il était minuit et demi....</p> + +<p>Tout à coup Marie tressaillit, et d'un effort elle se dressa à demi, se +soutenant sur ses poignets. Etait-ce donc une illusion? Elle croyait +avoir entendu du bruit au dehors!...</p> + +<p>Si c'était Mathilde!...</p> + +<p>Elle revenait. Tout était fini. Etait-il condamné? Qui sait? Peut-être +M. de Mauvillers...</p> + +<p>—Bertrade! Bertrade! cria-t-elle.</p> + +<p>La nourrice se réveilla en sursaut.</p> + +<p>—A la porte... cours... vite.... Quelqu'un!...</p> + +<p>Bertrade se hâta d'obéir.... La porte tourna en grinçant sur ses gonds +rouillés....</p> + +<p>Et deux cris retentirent:</p> + +<p>—Marie!</p> + +<p>—Jacques!...</p> + +<p>Et la pauvre enfant, folle de joie, éperdue, à demi mourante, se laissa +tomber dans les bras de celui qu'elle croyait à jamais perdu...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2> + +<h3>LE SERMENT D'UNE MÈRE</h3> + + +<p>—Toi, mon Jacques! répétait Marie qui sanglotait.</p> + +<p>Elle l'avait doucement écarté d'elle, et le regardait de ses grands yeux +rayonnants d'une joie indicible.</p> + +<p>La vieille Bertrade s'était laissée tomber sur les genoux, et portait à +ses lèvres le vêtement du jeune homme.</p> + +<p>Jacques sentait les larmes monter à ses paupières; il ne pouvait parler, +tant l'émotion le tenait serré à la gorge.</p> + +<p>En vérité, c'était une épouvantable situation.</p> + +<p>Il comprenait quel espoir, mieux, quelle certitude s'imposait à celle +qui lui appartenait. Elle le voyait, donc elle le croyait à jamais +sauvé.</p> + +<p>Et pourtant, il était perdu: quand le jour se lèverait, il tomberait +sanglant sous les balles des exécuteurs.</p> + +<p>S'il était accouru vers Marie, c'était pour obéir à l'appel que Mathilde +lui avait adressé.</p> + +<p>Il voulait lui crier:</p> + +<p>—Je veux que tu vives, je veux que tu caches à ton père notre faute +commune. Par prudence pour toi-même, pour notre enfant, il le faut, je +te supplie de m'obéir.</p> + +<p>Il n'avait pas songé à cette illusion sinistre que lui donnait sa +présence. Pouvait-elle deviner, elle, qu'il eût obtenu de ses geôliers +quelques heures de liberté?... et surtout qu'il eût donné sa parole +d'honneur en garantie de son retour, quand ce retour, c'était la mort? +Il restait là, immobile sous son regard, muet.</p> + +<p>Parler, c'était la tuer.</p> + +<p>La joie folle qui lui remplissait le cœur ne pouvait être sans danger +immédiat pour sa vie, transformée tout à coup en cette horrible +angoisse.</p> + +<p>—Jacques, dit-elle enfin, de sa voix si douce, tu n'as pas encore +embrassé notre enfant.</p> + +<p>Elle fit un signe à la vieille nourrice, qui souleva l'enfant dans ses +bras.</p> + +<p>Marie le prit et approcha son front des lèvres de Jacques.</p> + +<p>L'enfant!...</p> + +<p>A sa vue, Jacques éprouva une telle douleur qu'il eut peine à réprimer +un cri.</p> + +<p>Oh! comme il l'embrassa pour mieux cacher la poignante étreinte qui lui +brisait le cœur!</p> + +<p>—Tu l'aimeras bien, disait Marie. Sais-tu, il est très-fort. Je +l'appellerai Jacques comme toi. Oh! maintenant que tu es là, je ne +crains plus rien, je suis heureuse.</p> + +<p>Heureuse! ce mot tombait sur le cerveau de Jacques comme un coup de +massue.</p> + +<p>Tandis qu'elle parlait, tandis qu'il soutenait l'enfant en le serrant +doucement contre sa poitrine, il regardait Marie.</p> + +<p>Sa pâleur avait disparu: les teintes de la vie étaient remontées à ses +joues. Sous le bonnet de dentelle blanche qui serrait son front, ses +cheveux blonds s'échappaient en boucles mutines. Ses grands yeux bleus +rayonnaient d'une indicible émotion.</p> + +<p>—Tu ne me parles pas, continuait-elle. Et pourtant tu as tant de choses +à me dire. Il faudra que tu me racontes tout. Qui t'a sauvé? c'est notre +père, n'est-ce pas? Vois-tu, nous avons été injustes envers lui. Il n'a +pu frapper le fils d'un ancien ami.</p> + +<p>—Marie!</p> + +<p>Le malheureux se sentait trembler tout entier. Il eût voulu arrêter sur +les lèvres de la jeune femme ces paroles qui le torturaient.</p> + +<p>Elle ne comprenait pas et continuait:</p> + +<p>—Vois-tu, j'ai toujours confiance en lui, malgré sa sévérité apparente. +Aussi, maintenant, nous ne devons plus avoir de secrets pour lui. Nous +lui dirons tout. Je sais que l'aveu te coûterait trop; c'est moi qui +aurai ce courage. Il nous pardonnera, j'en ai la conviction. Alors, +quelle joie! Je serai ta femme devant les hommes, comme déjà je suis +unie à toi devant Dieu.</p> + +<p>Jacques poussa un cri. Il chancelait.</p> + +<p>—Jacques! Jacques! qu'as-tu donc? Pourquoi ne me réponds-tu pas?</p> + +<p>—Marie! il faut t'armer de courage...</p> + +<p>—Du courage? et pourquoi? Quel nouveau malheur nous menace?</p> + +<p>Jacques ne répondait pas.</p> + +<p>Il parlait de courage, et lui-même se sentait lâche.</p> + +<p>Marie lui avait saisi les mains.</p> + +<p>—Je t'en supplie, ne me laisse pas dans cette incertitude... J'ai tant +souffert, depuis que tu étais là-bas, dans cette horrible prison.... Ah! +je le sens... je n'ai plus de force pour souffrir.... Si l'espérance, à +peine retrouvée, devait être perdue tout à coup.... Jacques, je sens que +j'en mourrais...</p> + +<p>—Mourir! Est-ce que tu as le droit de mourir, toi? Tu oublies donc +notre enfant...</p> + +<p>—Notre enfant!</p> + +<p>Elle l'attira à elle et le couvrit de baisers.</p> + +<p>—C'est vrai! et puis, pourquoi parler de mort... puisque tu es là... +puisque nous sommes à jamais réunis!</p> + +<p>L'horloge de bois sonna deux heures.</p> + +<p>Il n'y avait plus à hésiter. Jacques ne pouvait rester une minute de +plus. Il y avait là-bas un honnête homme qui avait risqué sa vie pour +lui, et qui l'attendait dans de mortelles angoisses, lui qui avait aussi +une femme et des enfants.</p> + +<p>Jacques se raidit contre sa propre faiblesse.</p> + +<p>—Marie, dit-il tout à coup, il faut que tu m'entendes... car tu ne sais +pas tout...</p> + +<p>—Jacques, tu me fais peur!...</p> + +<p>—Ma bien-aimée, ma femme, il faut que je te quitte...</p> + +<p>—Me quitter! non! non! je ne le veux pas.... A ton tour, je te dis que +tu n'en as pas le droit... ne m'abandonne pas, au nom de notre enfant...</p> + +<p>—Il le faut pourtant, reprit Jacques d'une voix grave.</p> + +<p>Il y eut un silence. Il rassemblait tout son courage.</p> + +<p>—Mais, du moins, s'écria Marie, tu es sauvé! n'est-il pas vrai?...</p> + +<p>—Oui, proféra le jeune homme avec effort.</p> + +<p>Il devait mentir. Son parti était pris.</p> + +<p>—Eh bien! je t'écoute, maintenant que je ne crains plus pour ta vie....</p> + +<p>—Marie, quoi que je te demande, jure-moi de m'obéir...</p> + +<p>—N'es-tu pas mon époux, le maître de ma vie?...</p> + +<p>—Voici toute la vérité... Marie! j'ai été condamné!...</p> + +<p>—Toi! mon Dieu!... Ah! les hommes sont sans pitié!</p> + +<p>Il eut un sourire attristé.</p> + +<p>—Ne parle pas ainsi, ma douce Marie: il est des âmes généreuses et +bonnes....</p> + +<p>Elle l'interrompit.</p> + +<p>—Mais, puisque tu es condamné, comment te trouves-tu ici, près de moi?</p> + +<p>Jacques hésita.</p> + +<p>—Je me suis évadé, dit-il enfin.</p> + +<p>—Évadé! Alors, tu es en danger... tu peux être arrêté de nouveau.... +Mon Dieu! mais c'est à désespérer... il faut se hâter de fuir... tu ne +peux risquer de retomber entre les mains de tes ennemis.</p> + +<p>Elle lui tendit la main.</p> + +<p>—Je comprends tout. Alors que tu pouvais gagner la mer, tu as voulu me +revoir.... Ah! merci pour cette pensée!... Dis-moi... toutes tes +précautions sont prises?...</p> + +<p>—Oui! oui!...</p> + +<p>—Tes amis t'attendent, n'est-ce pas?</p> + +<p>—C'est cela... en quelques heures j'aurai atteint le rivage... et là, +je suis sauvé...</p> + +<p>—Et moi qui ne comprenais pas, quand tu me parlais de t'abandonner.... +Ah! je me reproche de t'avoir retenu si longtemps. Tu vas gagner +l'Italie, n'est-ce pas?... Dès que tu seras en sûreté, tu m'écriras... +et j'irai te rejoindre avec notre cher enfant.... C'est bien cela, +n'est-il pas vrai?...</p> + +<p>—Oui! l'Italie!...</p> + +<p>Jacques, livide, balbutiait. Mais elle ne devinait rien.</p> + +<p>—Va, va, mon Jacques. Je t'appartiens, je suis ta femme... quand tu +m'appelleras, j'accourrai auprès de toi... et, réunis pour toujours, +nous oublierons ces jours de malheur.</p> + +<p>—Ecoute-moi encore, dit Jacques, et surtout ne t'effraie pas. Je vais +fuir, et tu ne peux ignorer qu'un semblable départ me force à courir +quelque danger...</p> + +<p>—Je le sais, mais j'ai confiance!</p> + +<p>—Moi aussi, j'ai foi en l'avenir... cependant, j'ai dû prendre une +précaution...</p> + +<p>—Laquelle? Dis vite; car, en vérité, il me tarde maintenant que tu sois +loin d'ici....</p> + +<p>Jacques tira de sa poitrine un pli cacheté:</p> + +<p>—Je te le répète, je suis persuadé qu'il ne m'arrivera aucun +accident... pourtant j'ai écrit ce testament...</p> + +<p>—Un testament! oh! ne prononce pas ce mot!</p> + +<p>—Il faut conserver sa force en face du danger. C'est pour notre petit +Jacques que j'ai dû songer à tout.... Si, par hasard, par un de ces +événements que rien ne peut faire prévoir, il survenait, pendant ma +fuite, quelque obstacle, ce testament reconnaît les droits de notre +enfant à mon nom et à ma fortune.... Je sais que cette reconnaissance +est irrégulière; cependant, en des circonstances aussi graves, elle a +force spéciale. Garde ce précieux document, ma femme bien-aimée... et +s'il devenait nécessaire de le produire au grand jour, n'hésite pas....</p> + +<p>Elle voulut parler, il l'interrompit d'un geste:</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, ajouta-t-il. Il m'en coûte de détruire dans l'âme +d'une fille respectueuse les dernières illusions qu'elle peut encore +conserver.... Mais il faut que tu le saches, c'est des lèvres de M. de +Mauvillers qu'est tombé l'arrêt de ma condamnation.</p> + +<p>—C'est horrible! murmura Marie.</p> + +<p>—M. de Mauvillers a obéi à sa conscience. Il ne m'appartient pas de le +blâmer. Il a frappé en moi un ennemi de tout ce qui lui est sacré, +c'était son droit. Mais qui sait si cette animosité ne s'étendrait pas +sur notre enfant?...</p> + +<p>—Non! c'est impossible!</p> + +<p>—Qui sait? te dis-je. Jure-moi d'être prudente, de ne pas trahir notre +secret.</p> + +<p>—Mais puisque je dois aller bientôt te rejoindre?</p> + +<p>—Cette raison même doit t'engager au silence. J'espère, grâce à des +amis puissants et dévoués, obtenir bientôt le retour dans la patrie. Si +M. de Mauvillers connaissait les liens qui nous unissent, peut-être sa +colère me serait-elle nuisible.</p> + +<p>—Tu as raison! Je te comprends.</p> + +<p>—Tu te tairas. Tu me le jures...</p> + +<p>—Jusqu'au jour où tu m'auras donné le droit de parler, je te promets de +garder notre secret enseveli dans mon âme.</p> + +<p>—Merci!... mais mon absence peut se prolonger... pendant quelques +semaines... quelques mois.... Jure-moi de ne pas parler, quoi qu'il +arrive, avant qu'une année entière ne se soit écoulée...</p> + +<p>—Une année! mais tu me fais frémir...</p> + +<p>—Jure... je t'en supplie....</p> + +<p>Marie fixa sur lui un long regard, comme si elle eût cherché à lire dans +son cœur.</p> + +<p>Il eut la force de lui sourire.</p> + +<p>—Je te le jure, dit-elle, quoi qu'il arrive, pas un mot ne s'échappera +de mes lèvres... avant une année.</p> + +<p>Il se pencha vers elle et la pressa dans ses bras. Puis, il prit +doucement l'enfant et l'embrassa.</p> + +<p>—Adieu! dit-il.</p> + +<p>—Ne prononce pas ce mot! s'écria mademoiselle de Mauvillers, au revoir!</p> + +<p>—Au revoir! s'écria Jacques.</p> + +<p>Et, fou de douleur, il s'élança dehors.</p> + +<p>—Mon Dieu! murmura Marie, protégez-le! car s'il meurt, je mourrai....</p> + +<p>Elle attira l'enfant contre son sein.</p> + +<p>La pauvre petite créature se prit à pleurer.</p> + +<p>Le cri vagissant traversa le cœur de la mère dont la tête pâle retomba +sur son oreiller.</p> + +<p>—Oh! j'ai peur! fit-elle d'une voix à peine perceptible.</p> + +<p>Immobile, les bras croisés sur sa poitrine, elle semblait être morte. +C'est qu'une effrayante angoisse la torturait jusqu'aux fibres les plus +profondes de son être....</p> + +<p>Tant que Jacques avait été devant elle, avec son énergie, tant qu'elle +avait pu considérer cette tête mâle et fière, elle avait gardé son +courage....</p> + +<p>Maintenant, il lui semblait qu'elle avait eu tort de le laisser +partir.... S'il n'avait pas tout dit, si le danger était plus terrible +qu'elle ne le supposait....</p> + +<p>Et toujours le balancier de l'horloge battait monotone comme les +pulsations d'une veine.</p> + +<p>Les minutes passaient....</p> + +<p>Et à mesure que marchait l'aiguille, la fièvre montait au cerveau de la +pauvre femme....</p> + +<p>Tout à coup, des profondeurs du val d'Ollioules, un coup de feu +éclata... répercuté par les roches et roulant jusqu'à la masure.</p> + +<p>—Bertrade! Bertrade! cria Marie.</p> + +<p>Et comme la nourrice accourait vers elle, elle étendit les bras en +avant, puis retomba inerte....</p> + +<p>Que se passait-il donc? Et quelle signification terrible avait cet écho +de mort?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2> + +<h3>LE MEURTRE</h3> + + +<p>Nous avons laissé Biscarre et Diouloufait au moment où ils quittaient la +tanière creusée dans les rocs d'Ollioules.</p> + +<p>Sans s'expliquer davantage, Biscarre avait désigné la maison +isolée—c'est-à-dire la chaumière de Bertrade—comme le but de leur +excursion criminelle.</p> + +<p>La gorge était étroite. Ils marchaient silencieusement entre les +murailles à pic qui se dressaient comme d'énormes fantômes noirs.</p> + +<p>Biscarre allait en avant, Diouloufait mesurant son pas sur le sien.</p> + +<p>Nous saurons tout à l'heure ce qu'était Biscarre. Mais d'où venait ce +Diouloufait, vigoureuse nature taillée en pleine chair et qui, +cependant, dans sa brutalité, n'avait pas la physionomie froidement +cruelle, féroce même, de son compagnon, de son maître?</p> + +<p>Diouloufait était pêcheur, fils de pêcheur. Quand il était jeune, il se +jetait à travers les dangers de la mer avec l'insouciance des enfants. +Son père était un bon et robuste travailleur à qui le repos était +inconnu.</p> + +<p>Dès l'aube, on le voyait au bord de la Méditerranée examinant ses +filets, les raccommodant lorsque la vague les avait déchirés.</p> + +<p>Bartholomé, son fils, était auprès de lui, impatient, ne comprenant, +dans ces excursions quotidiennes, que le plaisir d'entendre le vent +siffler et de voir le flot bondir. Il tirait son père par sa vareuse de +laine, et de ses grands yeux glauques, le regardait en lui disant:</p> + +<p>—Dépêchons-nous, père.</p> + +<p>Celui-ci passait sa main rude sur la tête velue de l'enfant, et +répétait, adoucissant sa voix rauque:</p> + +<p>—Tout à l'heure!</p> + +<p>Puis ils partaient. La barque, lancée, sautait sur les vagues qui la +secouaient comme un jouet.</p> + +<p>Le père était pensif, sachant quel était le danger, songeant à la mère, +qui attendait et le mari et le fils, et aussi le prix de la pêche.</p> + +<p>Bartholomé, assis sur les cordages, riait aux coups de lame. Insouciance +du danger, ignorance du travail. Cet enfant était solide, carré des +épaules avec des bras énormes pour son âge. Le père ne voulait pas qu'il +lançât les lourds filets. Il lui plaisait de travailler seul pour la +famille.</p> + +<p>On vivait mal, d'ailleurs. La concurrence était grande et le salaire peu +élevé. Le père Diouloufait ne se plaignait pas. Moins de répit, plus de +travail: il acceptait cela comme juste et nécessaire.</p> + +<p>Un jour,—Bartholomé avait alors douze ans,—ils partirent. Le ciel +était noir, et sur la mer c'était un brouillard tellement épais qu'on ne +distinguait pas la crête blanche des vagues.</p> + +<p>Le père Diouloufait n'avait pas voulu renoncer à la pêche, d'autant plus +que le lendemain était jour de fête et que la vente promettait d'être +bonne.</p> + +<p>En vue de l'île du Grand-Ribaud, qui n'est séparée de Porquerolles que +par un détroit large de quelque dix mètres,—ce qu'on appelle dans le +pays une rue de mer,—la barque fut prise en flanc par une énorme lame +qui la jeta contre le roc.</p> + +<p>On entendit un craquement sinistre.</p> + +<p>Puis la barque s'enfonça et disparut.</p> + +<p>Une tache noire resta sur le flot. Cette tache était double. C'était le +père Diouloufait qui avait saisi l'enfant par la ceinture et qui +nageait, le soutenant à fleur d'eau.</p> + +<p>Lutter contre la mer est horrible. Mais ici, la mer n'était pas seule. +Elle se doublait de la nuit. La brume s'alourdissait, toujours plus +épaisse, sur cet homme qui combattait plus encore pour la vie de son +fils que pour la sienne propre.</p> + +<p>Et plus encore pour la mère qui, là-bas, toute seule, dans sa masure +battue par le vent, pleurait en écoutant les hurlements de la tourmente.</p> + +<p>Bartholomé avait peur. Seulement, sentant contre ses côtés la main de +son père, il se rassurait un peu et s'aidait même autant qu'il le +pouvait.</p> + +<p>L'autre—presque un vieillard—haletait de fatigue et de désespoir. Il +n'avait pas cherché à atteindre l'île. Il avait senti le courant se +heurter à sa poitrine et avait deviné la mort certaine.</p> + +<p>Donc, il avait tendu vers la rive.</p> + +<p>Et chose épouvantable, il faisait cela sans espoir.</p> + +<p>Il se savait robuste, cela est vrai. Mais aussi il connaissait la +distance, et, dans son cerveau surgissait sans cesse cette pensée que +cette distance était infranchissable.</p> + +<p>Martyrs de la mer! qui pourra jamais analyser les effroyables tortures +qui vous étreignent!</p> + +<p>Il se savait perdu quand même, et il nageait. Son bras, lancé comme un +levier de fer, fendait le flot qui résistait. Il allait cependant. Il +sentait qu'il gagnait du terrain.</p> + +<p>Mais déjà ses muscles se raidissaient: il y avait dans ses mouvements un +automatisme qui présageait la lassitude décisive.</p> + +<p>Cela dura longtemps. Et cependant le père Diouloufait ne coulait pas. +Non, il semblait que sa volonté eût un but fixe, au bout duquel elle dût +se briser. Ce fut ce qui arriva.</p> + +<p>Il vit la rive, aperçut dans le lointain les lumières qui éclairaient +les huttes des pêcheurs... la sienne peut-être....</p> + +<p>Il réunit toutes ses forces, se lança encore.</p> + +<p>L'enfant cria:</p> + +<p>—Père! La terre! la terre!...</p> + +<p>Alors, comme si c'eût été un signal attendu, le père ouvrit ses doigts +crispés à la ceinture de son fils, poussa une sorte de râle... et, +debout, à pic, tomba dans le gouffre, qui se referma sur lui....</p> + +<p>L'enfant, sauvé, se traîna jusqu'à la masure.</p> + +<p>Quand la mère le vit seul, elle eut un mouvement de rage. Elle aimait +Diouloufait, si rude et si bon! Elle prit son enfant dans ses bras, le +serra avec force contre sa poitrine, et, montrant le poing au ciel, elle +cria:</p> + +<p>—Il faut le venger!</p> + +<p>—De qui?</p> + +<p>—De tout le monde.</p> + +<p>Ce qu'elle voyait, cette femme, c'est que la misère avait tué son mari, +et que cette misère était l'œuvre de la société. Elle ne raisonnait +pas. Elle était folle, folle de haine et de désespoir.</p> + +<p>De fait, on disait dans le pays que cette catastrophe avait troublé sa +raison. Tout semblait le prouver. Dès le lendemain de la mort de son +mari, elle vendit la barque, les engins de pêche et jusqu'à la masure +que le pauvre homme avait construite de ses propres mains.</p> + +<p>Puis elle se mit à errer dans le pays, mendiant, traînant par la main le +petit Bartholomé, qui ne comprenait rien à ce changement d'existence et +regrettait la mer.</p> + +<p>De la mendicité au vol, la distance est courte.</p> + +<p>Bientôt, la veuve Diouloufait devint la terreur de ses voisins.</p> + +<p>Cependant, comme ils étaient bons et qu'ils la plaignaient d'être seule +et malheureuse, ils se contentaient de se barricader chez eux, de cacher +les quelques sous péniblement gagnés, de veiller sur leurs poulaillers.</p> + +<p>Mais la Dioulou—comme on l'appelait—ne se rebuta pas.</p> + +<p>En vain, on lui offrait de tous côtés l'hospitalité et un morceau de +pain; en vain, on lui répétait qu'il fallait apprendre un état à +Bartholomé, et on s'offrait même à le prendre pour rien en +apprentissage.</p> + +<p>Elle répondait par un ricanement et reprenait sa course vagabonde, +étendant sans cesse le cercle de ses tentatives criminelles.</p> + +<p>Une nuit, elle tenta de franchir le mur d'un jardin appartenant à un +nouveau venu dans le pays. L'homme ne la reconnut pas, prit son fusil et +tira.</p> + +<p>La femme tomba frappée d'une balle en plein corps.</p> + +<p>Bartholomé resta seul: pour lui ce fut le dernier coup. Cette haine de +tous, que sa mère s'était efforcée de lui inculquer, ne fit que grandir +et se développer.</p> + +<p>Vinrent les mauvaises connaissances.</p> + +<p>Il s'adjoignit bientôt à une bande qui dévastait les environs. A seize +ans, il fut pris et condamné aux travaux forcés.</p> + +<p>Ce fut au bagne de Toulon qu'il dut subir sa peine. Il en avait pour dix +ans.</p> + +<p>Dès la première année, il tenta de s'évader. Mais le coup avait été mal +organisé. On s'empara de lui, et sa peine fut portée à quinze ans. +L'année suivante, nouvelle tentative également suivie d'insuccès, et +nouvelle augmentation de peine. Cette fois, c'était vingt ans.</p> + +<p>Furieux, décidé à tout pour recouvrer sa liberté, sans savoir même quel +usage il en pourrait faire, Diouloufait rêvait d'assassiner un gardien +et de s'échapper au prix de plusieurs meurtres, lorsque Biscarre arriva +au bagne.</p> + +<p>A l'époque où se passaient les scènes que nous retraçons, il y avait de +cela deux ans.</p> + +<p>Biscarre fut mal accueilli par ses compagnons de bagne. Ses allures +déplaisaient. De fait, il affectait un profond mépris pour ceux dont la +justice humaine le contraignait à subir l'odieux contact.</p> + +<p>Il leur était évidemment supérieur en toutes choses, n'ayant ni leur +grossièreté, ni leur ignorance.</p> + +<p>Il avait été condamné, disait-on, pour tentative d'assassinat, mais nul +ne savait au juste dans quelles circonstances le fait s'était produit. +Aux premières questions, Biscarre avait répondu par des insultes. Une +sorte de conspiration s'était alors ourdie contre lui.</p> + +<p>Les anciens du bagne avaient fait courir le bruit que Biscarre était un +faux forçat, un <i>mouton</i> (mouchard) envoyé par la police pour trahir les +secrets des camarades.</p> + +<p>Parmi ces déshérités de l'intelligence et de la conscience, le soupçon +germa vite, et le crime suit de près la conception. Il fut décidé que +Biscarre mourrait.</p> + +<p>On eut recours au sort pour désigner ceux des forçats qui devaient se +charger de l'exécution.</p> + +<p>Diouloufait se trouva au nombre des bourreaux désignés. On savait que sa +force était énorme, et il devait avoir facilement raison de Biscarre, +dont la taille était peu élevée et que les privations—et peut-être les +souffrances morales—avaient amaigri et sans doute affaibli.</p> + +<p>Le plan du meurtre avait été combiné de la façon suivante:</p> + +<p>Les forçats au milieu desquels devait s'accomplir ce drame horrible +étaient enfermés dans les bagnes flottants ou pontons. Ils couchaient +sur le plancher des batteries.</p> + +<p>A sept heures du soir, en hiver, le garde-chiourme donnait, par un coup +de sifflet, le signal de la prière; puis un second coup retentissait, et +à partir de ce moment le silence le plus complet devait régner parmi les +condamnés jusqu'au soleil levant.</p> + +<p>Il avait été décidé que le meurtre de Biscarre serait exécuté au moment +où sonnerait minuit, après la ronde qui d'ordinaire précédait cette +heure de quelques minutes. Les assassins devaient se saisir de Biscarre +et, sans bruit, le jeter par-dessus bord. On comptait sur la force de +Diouloufait pour étouffer ses cris, en le tenant à la gorge.</p> + +<p>Il était de règle que les forçats occupassent chaque nuit la même place, +une fois désignée.</p> + +<p>Cette fois, Diouloufait et ses deux complices avaient trouvé le moyen de +se glisser aux côtés de Biscarre, qui, d'ailleurs sans soupçon, ne +devinait rien et s'était endormi d'un profond sommeil.</p> + +<p>La ronde passa.</p> + +<p>Les forçats étaient immobiles. Rien de particulier n'attira l'attention +des surveillants, qui s'éloignèrent.</p> + +<p>Alors quelques mots furent échangés à voix basse, et les trois hommes se +préparèrent à achever l'œuvre de mort. Ils étaient parvenus jusqu'à +Biscarre sans qu'il se réveillât.</p> + +<p>Tout à coup, la main puissante de Diouloufait s'abattit sur son cou, +tandis que les deux autres le saisissaient aux bras et aux jambes.</p> + +<p>Biscarre s'éveilla brusquement, et un râle sourd s'échappa de sa gorge. +Mais le son s'arrêta sous la pression terrible.</p> + +<p>Ses yeux grands ouverts virent à la lueur douteuse de la nuit les +assassins penchés sur lui.</p> + +<p>Ainsi que nous l'avons dit, un des forçats lui avait ramené violemment +les bras en arrière, derrière la tête, tandis que l'autre lui tenait les +pieds solidement serrés l'un contre l'autre.</p> + +<p>Au-dessus, Diouloufait, dont les doigts énormes meurtrissaient sa chair.</p> + +<p>—Enlevez, dit Diouloufait.</p> + +<p>Mais, à ce moment, les bras de Biscarre, comme deux leviers d'acier, se +relevèrent brusquement.</p> + +<p>L'homme qui les tenait tomba, tandis que, dégageant ses jambes d'un seul +élan, Biscarre frappait en pleine poitrine le second, qui s'affaissait +avec un gémissement rauque.</p> + +<p>Restait Diouloufait.</p> + +<p>Devenues libres, les mains de Biscarre tombèrent sur ses deux poignets.</p> + +<p>Diouloufait crut sentir deux anneaux de fer rivés à ses bras; sous la +pression effrayante, ses doigts se détendirent et lâchèrent Biscarre, +qui, se soulevant à la force des reins, écartait Diouloufait, qui se +tordait sous une torture atroce. Les doigts de Biscarre écrasaient ses +muscles et le sang rougissait ses mains.</p> + +<p>A ce moment, les surveillants accouraient au bruit.</p> + +<p>Biscarre repoussa violemment Diouloufait, qui tomba comme une masse.</p> + +<p>Puis Biscarre s'était étendu de nouveau, immobile, sur le plancher.</p> + +<p>Les trois assassins, rampant sur le sol, cherchaient à se cacher.</p> + +<p>On crut à une rixe.</p> + +<p>A toutes les questions, Biscarre opposa le mutisme le plus complet.</p> + +<p>Les quatre forçats fut mis au cachot.</p> + +<p>Détail singulier: les soupçons des gardes-chiourmes se portèrent sur +Biscarre, et ce fut à lui qu'on imputa la responsabilité de cette scène +de désordre.</p> + +<p>On voulut le contraindre à avouer la vérité, et il fut condamné à la +bastonnade. Le forçat chargé de l'exécution fut justement le chef du +complot dont Biscarre avait failli devenir victime. Il se promit de +prendre sa revanche. Le nombre des coups de corde avait été fixé à +quarante.</p> + +<p>Au premier, le sang jaillit des épaules de Biscarre. Il eut un froid +sourire et ne bougea pas.</p> + +<p>Au vingtième, son dos semblait couvert d'une hideuse bouillie sanglante. +Et il souriait toujours.</p> + +<p>—Assez! dit le commissaire du bagne.</p> + +<p>On avait compris qu'il ne parlerait pas.</p> + +<p>Biscarre fut placé à l'hôpital; huit jours après il reprenait sa place à +la fatigue.</p> + +<p>Dès lors, une sorte de respect s'attacha à lui.</p> + +<p>Diouloufait éprouvait pour cette vigueur incroyable une admiration qui +ne faisait que grandir.</p> + +<p>Un mois s'était à peine écoulé que Biscarre était devenu en réalité le +roi du bagne. On lui avait tout avoué, et les soupçons qu'il avait +inspirés et la tentative de meurtre à laquelle il avait échappé.</p> + +<p>Biscarre ne leur adressa pas un reproche. Seulement il leur dit:</p> + +<p>—Vous êtes des enfants!</p> + +<p>Nous verrons plus loin comment de ces ennemis mortels il avait su faire +des amis dévoués, mieux que cela, des esclaves.</p> + +<p>Revenons aux gorges d'Ollioules.</p> + +<p>Donc, Biscarre marchait silencieux. Celui qui dans cette nuit profonde +aurait pu examiner son visage aurait remarqué sur ses lèvres pâles le +sourire féroce qui ne le quittait presque jamais.</p> + +<p>Tout à coup il s'arrêta.</p> + +<p>Il venait de percevoir dans le silence le bruit d'un pas rapide.</p> + +<p>Il s'approcha de Diouloufait:</p> + +<p>—Qui peut passer à cette heure? demanda-t-il à voix basse.</p> + +<p>—Je ne sais. Aucun paysan n'oserait, par une nuit semblable, se +hasarder dans les gorges.</p> + +<p>—Je veux savoir, reprit Biscarre. La lanterne?</p> + +<p>—La voici.</p> + +<p>—Elle est allumée?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>Et Diouloufait tendit à Biscarre une lanterne sourde et fermée qui ne +laissait pas filtrer le moindre rayon de lumière.</p> + +<p>Le pas se rapprochait.</p> + +<p>Biscarre s'écarta sur le côté de la route et, s'accroupissant au pied de +la roche, ordonna à Diouloufait de l'imiter.</p> + +<p>—Sur ta vie, pas un mouvement, pas un mot!</p> + +<p>—Suffit.</p> + +<p>Biscarre fouilla dans sa poitrine et en tira un pistolet qu'il arma. Le +ressort ne fit aucun bruit.</p> + +<p>Cependant Jacques—car c'était lui—se hâtait de toutes ses forces. Il +avait encore près de deux heures devant lui: il était sûr d'arriver à +temps pour dégager la responsabilité de Lamalou et tenir la parole qu'il +lui avait donnée.</p> + +<p>Mais il se sentait au cœur un désespoir si poignant, qu'il lui tardait +d'être arrivé au terme de la route: il avait peur de succomber à la +tentation, de résister à la voix de l'honneur qui l'appelait en avant... +car là-bas, dans cette chaumière qu'il venait de quitter, c'était le +passé, le bonheur, l'avenir, l'espérance....</p> + +<p>Il lui semblait sentir une main—celle du petit enfant—qui s'attachait +à ses vêtements et l'attirait en arrière.</p> + +<p>Il se mit à courir....</p> + +<p>Tout à coup—il passait alors à quelques mètres de Biscarre—un rayon de +lumière le frappa en plein visage....</p> + +<p>Il poussa une exclamation de surprise.</p> + +<p>Mais une voix lui répondit, jetant son nom dans une imprécation:</p> + +<p>—Lui! Jacques de Costebelle! Ah! ma vengeance sera donc complète...</p> + +<p>—Qui a parlé? s'écria Jacques.</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>Et Biscarre, s'élançant au devant de lui, lui appuya le canon de son +arme sur la poitrine....</p> + +<p>L'arme partit....</p> + +<p>Et Jacques, les bras en avant, tomba sur le sol de toute sa hauteur...</p> + +<p>—Maintenant, cria Biscarre, à la belle Marie de Mauvillers!... Après le +père, l'enfant!...</p> + +<p>Diouloufait, terrifié, le suivit en courant...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2> + +<h3>LA VENGEANCE DU FORÇAT</h3> + + +<p>C'était l'écho de ce coup de feu qui était venu frapper au cœur la +pauvre abandonnée.</p> + +<p>Instinctivement, elle avait compris qu'un nouveau danger menaçait +Jacques.</p> + +<p>Avait-il donc été poursuivi depuis le moment de son évasion? Avait-il +été surpris?</p> + +<p>C'était une horrible angoisse.</p> + +<p>—Bertrade! s'était écriée Marie, viens à moi. Je veux me lever, +m'habiller, courir...</p> + +<p>—Mon Dieu! mais est-ce possible, ma chère enfant? répondait la vieille +nourrice. Dans votre état de faiblesse, il vous est interdit de faire un +seul mouvement brusque...</p> + +<p>—Qu'importe! je mourrai, mais au moins j'aurai tenté de le sauver....</p> + +<p>Et la pauvre femme, haletante, avait posé les pieds sur la mauvaise +natte qui servait de tapis.</p> + +<p>—Vite! une robe, un manteau.... Bertrade, obéis-moi...</p> + +<p>—Mais où voulez-vous aller?</p> + +<p>—Le sais-je? Ce coup de feu a été tiré aux gorges d'Ollioules.... C'est +là que j'irai...</p> + +<p>—Quelque contrebandier peut-être.</p> + +<p>—Non, ne cherche pas à me rassurer... tes efforts seraient vains. +J'irai... j'irai....</p> + +<p>Et Marie, réunissant toute son énergie, s'efforçait de se dresser sur +ses pieds, mais elle chancelait; une sueur froide mouillait ses tempes; +déjà le martellement du vertige frappait son cerveau.</p> + +<p>Bertrade la soutenait.</p> + +<p>Marie s'était enfin enveloppée dans un long manteau qui la couvrait tout +entière.</p> + +<p>—Mais l'enfant! cria Bertrade.</p> + +<p>—N'es-tu pas là? Tu le défendras... tu te feras tuer avant qu'on ne +parvienne jusqu'à lui...</p> + +<p>—Je suis vieille, je suis faible!... que pourrai-je faire?</p> + +<p>Marie se tordait les mains.</p> + +<p>Si son amour l'appelait auprès de Jacques, son devoir la retenait auprès +de son enfant.</p> + +<p>Tout à coup, la vieille Bertrade tressaillit:</p> + +<p>—Écoutez! dit-elle.</p> + +<p>Marie la regarda sans comprendre.</p> + +<p>—N'avez-vous pas entendu?</p> + +<p>—Quoi? En vérité, je ne sais plus, je ne vis plus!</p> + +<p>—Non! je ne me trompe pas!... J'entends un pas qui retentit sur la +route....</p> + +<p>Marie poussa un cri.</p> + +<p>—Ah! si c'était lui!... Oui, c'est cela... il revient... il a échappé à +ses persécuteurs; mais il est blessé, mourant, peut-être...</p> + +<p>—Calmez-vous! je vais au devant de lui.... Mais son pas est ferme; non, +il n'est pas blessé!</p> + +<p>—Va! va! Bertrade... car je me sens mourir.</p> + +<p>La vieille nourrice courut à la porte et l'ouvrit. Puis, traversant le +jardinet qui séparait la maison de la route à peine tracée, elle +s'avança dans l'obscurité en étendant les mains en avant.</p> + +<p>Tout à coup elle se sentit saisir à la gorge, un râle sourd s'échappa de +sa poitrine, elle chancela... mais la poigne énorme de Diouloufait la +soutenait:</p> + +<p>—Tais-toi, vieille sorcière, murmura à son oreille la voix du colosse, +ou, par le diable! je serre les doigts... et je t'envoie au sabbat!...</p> + +<p>Marie n'avait rien entendu.</p> + +<p>Droite, immobile, le cou tendu, elle attendait....</p> + +<p>Soudain la porte s'ouvrit violemment...</p> + +<p>—Jacques! cria-t-elle.</p> + +<p>Celui qui était devant elle jeta à terre le bonnet qui cachait son +front.</p> + +<p>—Non, ce n'est pas Jacques, dit-il en ricanant. Marie de Mauvillers... +me reconnaissez-vous?...</p> + +<p>Haletante, pâle comme un cadavre, Marie était prête à défaillir. Mais +elle se raidit contre sa faiblesse et se redressa:</p> + +<p>—Biscarre! dit-elle, Biscarre l'assassin!</p> + +<p>L'homme frappa du pied avec fureur.</p> + +<p>—Oui, Biscarre l'assassin. Ah! vous ne vous attendiez pas à le revoir, +n'est-il pas vrai? Vous le croyiez bien rivé à la chaîne du bagne!... +bien courbé sous le bâton des gardes chiourmes! et vous vous demandez +comment Biscarre n'est pas mort de rage et de désespoir... Eh bien! +non! ma belle, Biscarre n'est pas mort... il est là, devant vous, +vivant, bien vivant... comme un démon sorti de l'enfer... et vous allez +compter avec lui, Marie de Mauvillers!</p> + +<p>Cette fois, Marie ne tremblait plus.</p> + +<p>Debout, la lèvre contractée par une expression de sanglant mépris, elle +étendit le bras vers la porte:</p> + +<p>—Sortez d'ici, misérable! proféra-t-elle.</p> + +<p>Lui, répondit par un éclat de rire.</p> + +<p>—En vérité! Ah! vous me chassez!... Cela serait grotesque, si ce +n'était terrible!... Vous me montrez la porte comme à un laquais... et +de fait, que suis-je? Vous l'avez dit, un misérable! moins qu'un +laquais, je suis un forçat.... Eh bien! le forçat est venu pour parler à +la fille du comte de Mauvillers... et vous l'entendrez.</p> + +<p>La physionomie de Biscarre était épouvantable de haine et de fureur +concentrée.</p> + +<p>Marie fit un pas en arrière, et portant les mains à son front, comme si +elle eût craint que la folie n'eût tout à coup envahi son cerveau, elle +cria:</p> + +<p>—Bertrade! Jacques! à moi!...</p> + +<p>Le forçat, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, la regardait +de ses yeux étincelants.</p> + +<p>Jamais figure humaine ne réalisa plus complètement le type bestial des +fauves.</p> + +<p>Biscarre avait du loup le crâne gros, oblong. La mâchoire s'avançait +comme si elle eût été prête à mordre; le front bas s'écrasait sur les +yeux petits et aux prunelles jaunâtres.</p> + +<p>Et, en ce moment, le visage, illuminé pour ainsi dire par un rayon +infernal, résumait toutes les passions de l'animal furieux.</p> + +<p>Saisie par une indicible épouvante, Marie cria encore une fois: +Bertrade! Jacques!...</p> + +<p>—Ni Bertrade ni Jacques ne viendront! dit froidement le forçat.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Bertrade est en mon pouvoir.... Quant à Jacques...</p> + +<p>—Jacques?</p> + +<p>—Oui, Jacques, votre amant, honnête fille des Mauvillers, Jacques, le +père de l'enfant qui est là et dont nous allons parler tout à l'heure, +Jacques n'entendra pas votre voix qui crie à l'aide... car Jacques est +mort.</p> + +<p>—Mort!... C'est faux!</p> + +<p>—C'est vrai!... Je l'ai tué!</p> + +<p>Les yeux de Marie s'ouvrirent démesurément; un flot de sang monta à sa +gorge.</p> + +<p>—Vous l'avez... tué! murmura-t-elle dans une sorte de râle. Non! c'est +impossible!</p> + +<p>—N'avez-vous pas entendu, tout à l'heure?... Tenez, voici l'arme qui a +tué votre amant. Vous pouvez toucher le canon de fer, il n'a pas encore +eu le temps de refroidir.</p> + +<p>Ces paroles atroces sifflaient entre ses dents serrées.</p> + +<p>C'était l'ironie féroce dans toute sa hideur.</p> + +<p>Marie s'était laissé tomber sur les genoux; elle ne pleurait pas. Une +angoisse effrayante tenaillait son cœur.</p> + +<p>—Je l'ai tué, répéta Biscarre, parce qu'il s'est trouvé sur mon chemin. +Aujourd'hui, comme autrefois, je croyais que le bourreau aurait accompli +ma tâche en le frappant; il s'était évadé, sans doute, et l'amant dévoué +était accouru vers sa maîtresse pour lui apporter la bonne nouvelle.... +Heureusement, j'étais là!... et Jacques est mort!</p> + +<p>—Mon Dieu! prenez pitié de moi! dit Marie, qui, de ses ongles, +meurtrissait sa poitrine.</p> + +<p>Tout à coup, elle se redressa, et regardant Biscarre en face:</p> + +<p>—Eh bien! assassin! s'écria-t-elle, achève ton œuvre... frappe-moi! +maintenant.</p> + +<p>—Vous tuer! moi! Ah! tonnerre! vous ne me connaissez pas.... Oui, j'ai +tué votre amant... mais vous, Marie de Mauvillers, ce n'est pas par le +meurtre que je me vengerai de vous...</p> + +<p>—Vous venger! vous parlez de vengeance!... Mais pourquoi?... que vous +ai-je fait?...</p> + +<p>—Ce qu'elle m'a fait! cria le forçat. Elle le demande!... Attendez, +Marie, vous avez oublié... mais moi, je me souviens... et puisqu'il faut +aider votre mémoire... je vais vous satisfaire....</p> + +<p>La mère, terrifiée, avait pris son enfant dans ses bras et maintenant +elle le berçait avec le geste inconscient d'une folle...</p> + +<p>—Il y a de cela cinq ans, Marie de Mauvillers.... Biscarre était +garde-chasse, au service de M. le comte de Mauvillers... on lui avait +jeté un morceau de pain, par pitié... car on ne lui devait rien.... +Qu'était-ce après tout que Biscarre?... un bâtard, moins encore, un +enfant trouvé... Un jour, un passant l'avait ramassé sur la route, où il +geignait dans un fossé... Ce fut un crime... car il eût mieux valu que +l'enfant crevât comme un chien....</p> + +<p>Le forçat s'interrompit, et, de son poing levé, sembla menacer le ciel.</p> + +<p>—J'avais été élevé je ne sais où, je ne sais comment, toujours par +aumône. Un instant, triple fou! j'avais eu la pensée, n'étant rien, de +me faire quelque chose. Oui, en vérité, j'ai travaillé, j'ai appris, et +quand j'allais à la ville je me disais: qui sait? peut-être ta place +est-elle marquée d'avance au milieu de tous ces hommes qui passent sans +même te jeter un regard? Oh! l'envie! épouvantable passion qui étreint +l'âme et la ronge, qui fait résonner sans cesse à notre oreille un glas +sinistre, qui étale devant vos yeux des mirages éblouissants et toujours +effacés!... Je ne sais devant qui, un jour, je me laissai entraîner à +parler de mes rêves d'avenir. Ah! quel éclat de rire! Toi! Biscarre! le +mendiant, le misérable!... On me railla, moi! on m'insulta! Oh! de ce +jour-là, une haine implacable m'envahit tout entier, et c'était cette +haine qui me soutenait; car sans ce but nouveau, sans cette vengeance +éclatante qu'il me fallait tirer de ces hommes qui me méprisaient et qui +riaient en me regardant, je me serais tué. M. de Mauvillers avait besoin +d'un mendiant qui consentit à garder ses porcs. On daigna me désigner à +lui, il daigna me choisir. Du moins, je ne connaissais plus la faim, +vivant et mangeant avec les bêtes immondes. Je grandis. J'étais devenu, +dans mes heures de loisir, un habile jardinier. M. de Mauvillers me +confia quelques plates-bandes. Enfin, je fus garde-chasse. C'était un +métier de valet, vous l'avez dit. Peu m'importait; M. de Mauvillers +m'eût offert d'être son cocher que j'eusse accepté. Savez-vous pourquoi, +Marie?</p> + +<p>Elle ne tourna pas la tête vers lui.</p> + +<p>Un frémissement agita le corps de Biscarre; il continua:</p> + +<p>—Je ne voulais plus quitter la maison de M. de Mauvillers; j'étais prêt +à subir tous les dédains, à me courber sous toutes les humiliations, +parce que....</p> + +<p>Il s'arrêta encore, puis avec un geste violent:</p> + +<p>—Parce que, s'écria-t-il, moi, Biscarre, le porcher, le mendiant, le +bâtard... je vous aimais, vous, fille du comte de Mauvillers....</p> + +<p>Une exclamation de dégoût s'échappa des lèvres de Marie, qui cacha son +front dans ses mains...</p> + +<p>—Ah! taisez-vous!... continua Biscarre dont les dents grinçaient avec +un bruit sinistre.</p> + +<p>Puis, après un silence:</p> + +<p>—D'ailleurs, que m'importe! insultez-moi... je tiens ma revanche, et je +vous jure qu'elle sera terrible, si terrible que dans vos rêves vous +n'avez jamais pu la prévoir.... Oui, je vous aimais.... Quand vous +passiez, je me tapissais dans les broussailles... et je vous +regardais!... j'étais fou.... Comment, alors que dans nos bois vous +alliez sans défiance, ne me suis-je pas jeté sur vous, pour vous +emporter dans mon repaire?... je n'en sais rien! et pourtant mes tempes +bourdonnaient, un voile rouge couvrait mes yeux.... Quand vous n'étiez +plus là, je me tordais sur le sable que je mordais!... Oh! que cette +torture fut longue! Je luttais... je voulais m'enfuir. Mais une force +plus puissante que ma volonté me retenait auprès de vous.... Un jour +enfin, je sentis que je n'avais plus le courage de combattre... Marie de +Mauvillers, avez-vous oublié ce qui s'est passé ce jour-là?</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Seulement son regard se croisa avec celui du +forçat.</p> + +<p>—Vous étiez entrée dans un des pavillons de chasse... votre sœur +Mathilde s'était éloignée... moi, stupide, j'errais autour de la +maison... en songeant à vous... en répétant: Je l'aime! je l'aime!... +Tout à coup, j'entendis du bruit... je me blottis dans un fourré... et +alors!... terre et ciel!... comment la foudre ne m'a-t-elle pas +écrasé?... Un homme sortait du pavillon... et cet homme, c'était +Jacques, oui, Jacques de Costebelle qui trahissait son bienfaiteur, qui +lui volait sa fille.... Jacques enfin, votre amant.... Je m'appuyai à un +arbre pour ne pas tomber... j'étais sans armes!... Ah! comme je l'aurais +tué avec joie.... Il s'était déjà éloigné que j'étais encore là, +haletant, l'écume aux lèvres.... Alors je ne sais quelle force m'a +poussé... je suis entré dans le pavillon.... Vous étiez là, agenouillée, +priant... pour lui? n'est-ce pas!... Que vous ai-je dit?... est-ce que +je m'en souviens?... c'était toute ma vie, c'était mon sang, mon âme que +je mettais à vos pieds!... Et vous!... oh! cela est horrible!... on eût +dit, sur ma parole, que vous ne m'aviez pas compris... Vous vous êtes +relevée... lentement... puis de la main me désignant la porte: «Sortez!» +avez-vous dit. Oui, «sortez!» comme tout à l'heure. Mais alors, j'étais +votre esclave.... Sur un mot tombé de vos lèvres, j'aurais volé... +j'aurais tué!... Aujourd'hui, c'est autre chose... j'étais le valet... +vous étiez la maîtresse. Aujourd'hui, je suis le maître et vous êtes +l'esclave!...</p> + +<p>La fureur de cet homme était grandiose, à force d'excès. Et réellement, +en le regardant, on se fût demandé si ces yeux étincelants, si cette +bouche écumante étaient les yeux et les lèvres d'un martyr ou bien d'un +fou.</p> + +<p>C'était—comme il l'avait rappelé tout à l'heure—un bâtard inconnu, un +enfant ramassé au bord d'une route.... D'où venait-il donc? et quel sang +coulait dans ses veines?...</p> + +<p>Parfois l'horrible confine au sublime. Biscarre, hideux de colère, était +presque beau.</p> + +<p>Écrasée sous cet anathème, sous ces imprécations qui sortaient de sa +poitrine comme un rugissement, Marie était retombée... serrant plus +convulsivement contre sa poitrine le petit enfant qui vagissait +douloureusement.</p> + +<p>Biscarre s'était tu.</p> + +<p>Elle n'eut pas le courage de l'interroger.</p> + +<p>Elle attendait.</p> + +<p>Lui, pressa sur son front ses deux mains qui se mouillèrent d'une sueur +brûlante. Il avait peine à se tenir debout: la congestion des violences +emplissait les lobes de son cerveau et troublait ses yeux.</p> + +<p>—Oui, je me souviens, reprit-il enfin, j'ai prié, j'ai supplié, je me +suis traîné à vos genoux en vous criant: Ne me chassez pas! je me +cacherai... je me tairai... et ma seule joie sera de vous voir +passer.... Mais, implacable, vous êtes restée sourde à mes +supplications... et le soir même, j'étais chassé de la maison de M. de +Mauvillers. Oh! cette fois, je n'eus plus qu'une pensée... me venger.... +Comment! voilà ce que je cherchais....</p> + +<p>Il eut un rire méchant</p> + +<p>—Je n'avais pas alors l'expérience acquise depuis. Je ne savais pas +encore ce que c'est de souffrir et de faire souffrir.... Mon plan se +résumait en un seul mot: Tuer! tuer votre amant, vous tuer et me tuer +après! Mais dès la première tentative, vous savez ce qui se passa.... Je +m'étais glissé dans la maison pour surprendre Jacques de Costebelle et +le frapper au cœur... Je fus surpris par les valets. Je m'étais +introduit par effraction... c'était la nuit, j'étais armé... je fus +accusé de tentative de vol avec circonstance aggravante. Pourquoi ne me +condamna-t-on pas à mort<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a>? Je n'en sais rien... ou plutôt je dus cette +indulgence de mes juges, de M. de Mauvillers lui-même, au repentir que +je manifestai devant le tribunal. Ils y crurent, les naïfs! et je fus +envoyé au bagne.... Maintenant, je me suis évadé, et je viens régler mes +comptes.... J'ai commencé... Le hasard m'a servi... j'ai tué M. de +Costebelle.... A votre tour!</p> + +<p>Marie se redressa sous cette menace directe: puisque c'était la mort, +inévitable, horrible, du moins elle voulait tomber sans lâcheté...</p> + +<p>—Tuez-moi donc! dit-elle froidement</p> + +<p>Biscarre la regarda en ricanant. Puis, désignant de la main son enfant +qu'elle pressait dans ses bras:</p> + +<p>—Eh bien! et l'enfant? fit-il.</p> + +<p>Marie poussa un cri de suprême angoisse.</p> + +<p>—Ah! vous n'oseriez pas toucher à cette pauvre créature!</p> + +<p>—En vérité!... et pourquoi donc?...</p> + +<p>—Non! c'est impossible! criait la pauvre femme, tordue dans les +convulsions de l'épouvante. C'est moi seule qu'il faut frapper!... c'est +moi seule qui vous ai insulté, qui vous ai chassé!... Pourquoi +puniriez-vous le petit être pour la faute de sa mère?</p> + +<p>—Bah! n'est-il pas le fils de Jacques?</p> + +<p>Maintenant elle se traînait aux pieds du misérable:</p> + +<p>—Frappez-moi! je vous en supplie! mais épargnez mon enfant.... Ma vie +pour racheter la sienne....</p> + +<p>Biscarre, au lieu de répondre, étendit les bras comme pour se saisir de +l'enfant...</p> + +<p>Marie bondit en arrière, lui faisant un rempart de son corps. Biscarre +s'arrêta. Il y eut un moment d'horrible silence. De ses yeux hagards, la +pauvre femme interrogeait ce visage sur lequel apparaissaient les +sentiments de la haine et de la fureur....</p> + +<p>Tout à coup, Biscarre dit:</p> + +<p>—Je ne le tuerai pas!...</p> + +<p>—Ah! Dieu soit béni! cria Marie.</p> + +<p>—Ne vous hâtez pas de vous réjouir.... Car peut-être, plus tard, +pleurerez-vous, en comprenant qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il fût +mort!...</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? s'écria Marie.</p> + +<p>—En vérité! avez-vous donc cru à un rayon de pitié?... Ce serait trop +de folie!... Avez-vous eu pitié de moi jadis?...</p> + +<p>—Mais... que prétendez-vous donc? fit Marie, saisie par un nouvel +effroi...</p> + +<p>—Je vais vous le dire, Marie de Mauvillers.... Je sais que la mort +n'est pas une vengeance suffisante.... Vous, morte!... l'enfant mort! +après? que me resterait-il, à moi? Je veux, au contraire, pendant +longtemps, bien longtemps, savourer cette vengeance qui est aujourd'hui +et qui sera dans l'avenir toute ma vie!...</p> + +<p>—Mais parlez! parlez donc!</p> + +<p>—Je ne vous tuerai pas, dit Biscarre. Je ne tuerai pas votre enfant.... +Seulement...</p> + +<p>—Achevez!</p> + +<p>—Marie de Mauvillers, reprit lentement Biscarre, avez-vous parfois +entendu parler de ces hommes qui, déclarant la guerre à l'humanité tout +entière, se mettent en lutte ouverte contre la société?... Ils marchent +dans la vie comme à travers un champ de bataille, frappant à la fois +amis et ennemis, dépouillant les vivants et les morts.... Ces +hommes-là, le peuple les appelle des bandits... Un jour vient où devant +eux se dresse la loi, qui les saisit à la gorge et les jette à +l'échafaud des voleurs et des assassins...</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! quelle est cette épouvantable raillerie? râlait +Marie, qui se sentait devenir folle.</p> + +<p>—Ces hommes-là, continuait Biscarre, sont attachés au pilori +d'infamie... leur nom reste en exécration dans la mémoire des mères... +et n'est prononcé qu'avec terreur!... Eh bien! femme qui m'as insulté, +qui m'as couvert de ton mépris, femme qui m'as poussé au mal, au bagne, +voilà ce que je ferai de ton enfant...</p> + +<p>—Taisez-vous! par grâce!...</p> + +<p>—Non, point de grâce! Oui, ton enfant vivra, Marie de Mauvillers, mais +loin de toi... tu ignoreras où il est... et pendant de longues années tu +pleureras en prononçant tout bas son nom.... Mais un jour la rumeur +indignée de la foule portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le +nom d'un misérable qu'attendra le bourreau. On te racontera la liste de +ses forfaits, que tu écouteras en frissonnant.... Alors, moi, Biscarre, +je paraîtrai devant toi, et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu +quel est cet homme dont la tête va rouler tout à l'heure sur +l'échafaud?... cet homme, c'est ton fils!...</p> + +<p>—Pitié! Vous ne ferez pas cela!...</p> + +<p>—Voilà ma vengeance.... Cet enfant m'appartient désormais... c'est moi +qui le guiderai sur la route infâme!... Ne cherchez pas à combattre ma +résolution, elle est irrévocable.... Le fils de Jacques de Costebelle et +de Marie de Mauvillers est condamné... tu ne le reverras plus qu'une +fois... en place de Grève!...</p> + +<p>Devant cette monstrueuse évocation, Marie était restée foudroyée.</p> + +<p>Biscarre s'approcha.</p> + +<p>Par un dernier effort, elle serra contre sa poitrine l'enfant qui +dormait... mais elle vit les mains du misérable s'avancer vers elle, +saisir la pauvre créature....</p> + +<p>Elle poussa un cri terrible, et mourante, morte peut-être, elle tomba à +la renverse sur le sol de la masure.</p> + +<p>Biscarre enveloppa l'enfant dans son manteau.</p> + +<p>—Au revoir! Marie, s'écria-t-il.</p> + +<p>Et il s'élança dehors.</p> + +<p>Diouloufait l'attendait: la vieille Bertrade gisait inanimée.</p> + +<p>—En route! fit Biscarre.</p> + +<p>Les deux hommes s'enfoncèrent dans la nuit...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2> + +<h3>LA PAROLE DONNÉE</h3> + + +<p>Six heures venaient de sonner.</p> + +<p>Dans la prison de la Grosse-Tour, un homme était assis sur un banc de +pierre, s'accoudant au parapet qui dominait la rade.</p> + +<p>Déjà, glissant sur la mer, une lueur blafarde annonçait le jour. Les +nuages avaient été chassés par le vent plus violent et plus froid.</p> + +<p>On entendait le cri des sentinelles. Tout à coup, un reflet rouge +éclaira le ciel, un coup de canon retentit.</p> + +<p>—Bon! encore une évasion! murmura l'homme.</p> + +<p>Deux autres détonations éclatèrent. On venait de constater au bagne la +disparition de Biscarre.</p> + +<p>—C'est le jour aux évasions! ajouta Pierre Lamalou en haussant les +épaules.</p> + +<p>Il se pencha vers la rade, plongeant son regard dans la profondeur unie +et noirâtre.</p> + +<p>—Bah! un forçat de perdu, un de retrouvé. Mon brave Lamalou, on te fait +de la place.</p> + +<p>Il passa sur ses yeux sa main large et velue. Une grosse larme roula sur +sa barbe inculte.</p> + +<p>—Tu pleures, vieille bête! fit-il. Ah çà! est-ce que par hasard tu +t'étais figuré que M. de Costebelle reviendrait?... Tu es encore bien +niais pour ton âge... et puis, à sa place, qu'est-ce que tu aurais +fait?...</p> + +<p>Il se tut, comme s'il s'interrogeait au plus profond de sa conscience.</p> + +<p>—Je serais revenu, murmura-t-il. Parce que le pauvre Lamalou a femme et +enfants.</p> + +<p>Il secoua la cendre de sa pipe sur son ongle.</p> + +<p>—Baste! ce qui est fait est fait.... Il est jeune, je suis presque +vieux, c'est justice.</p> + +<p>Il se livrait un singulier combat dans l'âme du geôlier. Non, il ne +regrettait pas ce qu'il avait fait, car il aimait Jacques comme son +propre enfant. Au moment où le jeune homme avait disparu par la +meurtrière, le sacrifice était fait.</p> + +<p>Et pourtant ce qui blessait Lamalou, c'était que Jacques lui eût donné +sa parole d'honneur qu'il reviendrait. Est-ce que Pierre, une fois +décidé, l'eût empêché de partir? Donc, ce mensonge était inutile.</p> + +<p>Lamalou n'aimait pas que Jacques eût menti.</p> + +<p>Les honnêtes gens ont dans l'âme un besoin d'estime pour ceux qu'ils +aiment.</p> + +<p>Et cependant l'heure passait.</p> + +<p>Déjà la prison s'animait.</p> + +<p>Les sentinelles avaient été relevées.</p> + +<p>En vain Lamalou, presque sans se rendre compte de ce qu'il faisait, +prêtait l'oreille, attendant qu'un cri, un appel lui rendît le repos.</p> + +<p>Pauvre homme! il pensait à sa femme, à ses petits enfants qui, le +lendemain, demanderaient où était leur père.</p> + +<p>Il se disait aussi que peut-être on aurait pitié de lui. Peut-être ne +ferait-on pas retomber sur lui la responsabilité de l'évasion....</p> + +<p>Certes, si on eût vécu en des temps moins troublés, la chose eût été +possible. Mais il s'agissait de politique. En fait de droit commun, on +peut encore compter sur l'indulgence, sur ces sentiments d'humanité qui +restent au fond de toute âme. Mais en fait de guerre civile!... +N'insistons pas.</p> + +<p>Lamalou n'était pas un niais. Dans la sphère étroite où il avait vécu, +en face de la mer, il avait appris à connaître les hommes.</p> + +<p>Il se savait perdu.</p> + +<p>—Ça y est! murmura-t-il.</p> + +<p>Il éteignit sa pipe, ajusta son manteau, poussa un hem! hem! pour se +donner du cœur, et, d'un pas ferme, il se dirigea vers le cachot du +condamné.</p> + +<p>Là même, avant d'ouvrir la porte, il eut une seconde d'hésitation. +Certes, il eût été bien surpris de trouver Jacques. Et pourtant!</p> + +<p>Il ouvrit. Le cachot était vide.</p> + +<p>A ce moment, Lamalou entendit dans le couloir l'écho des pas qui +s'approchaient, puis le bruit des crosses tombant sur le sol.</p> + +<p>Il vint à la porte et se trouva en face d'un officier.</p> + +<p>—Nous venons chercher le prisonnier, dit l'officier.</p> + +<p>—Il n'est pas sept heures, balbutia Lamalou.</p> + +<p>Et, comme pour lui donner un démenti, l'horloge de la grosse tour +commença à tinter.</p> + +<p>Six... sept.... C'était bien l'heure.</p> + +<p>Lamalou eut un tressaillement et dit:</p> + +<p>—Le prisonnier s'est évadé...</p> + +<p>Une minute après, tout le monde officiel était aux abois.</p> + +<p>On examinait la meurtrière. On s'exclamait sur la force de celui qui +avait brisé cette énorme barre de fer.</p> + +<p>Mais une voix dit:</p> + +<p>—Le peloton d'exécution attend à l'esplanade. Il faut conduire le +geôlier jusque-là.</p> + +<p>Lamalou frissonna.</p> + +<p>Il baissa la tête et dit:</p> + +<p>—Allons!</p> + +<p>On le plaça entre deux soldats.</p> + +<p>Le sinistre cortège se mit en marche.</p> + +<p>Quand on sortit de la prison, Lamalou eut comme un éblouissement. Le +jour était venu et le frappait en plein visage.</p> + +<p>On parvint à l'esplanade.</p> + +<p>La foule—il y a toujours des curieux pour ces horribles +spectacles—occupait les avenues qui entourent le parallélogramme.</p> + +<p>On avait requis les troupes qui gardent le bagne.</p> + +<p>De plus, par une sorte de raffinement, un groupe de forçats avait été +amené pour assister à l'exécution.</p> + +<p>C'était chose atroce que cet accouplement monstrueux. D'un côté, les +soldats qui représentaient la France; de l'autre, les bonnets verts.</p> + +<p>Lamalou s'avançait.</p> + +<p>Tout à coup, l'officier qui conduisait l'escouade fit un signe. Et un +capitaine se détacha pour s'approcher de lui.</p> + +<p>—Où est le condamné? demanda le capitaine.</p> + +<p>—Évadé.</p> + +<p>—Qui l'a fait évader?</p> + +<p>—Cet homme.</p> + +<p>Il désigna Lamalou.</p> + +<p>Le capitaine était un de ces officiers de la Restauration qui avaient +gagné leur grade au prix des trahisons de Francfort et de Fribourg.</p> + +<p>L'attentat lui parut monstrueux.</p> + +<p>—Il faut le bâtonner.</p> + +<p>Lamalou frissonna.</p> + +<p>—Et puis les tribunaux feront justice de ce misérable, qu'on enverra au +bagne.</p> + +<p>—Mais... commença Lamalou.</p> + +<p>—Assez! fit l'autre, qui avait à peine trente ans.</p> + +<p>Il se tourna vers le groupe des forçats:</p> + +<p>—Un homme de bonne volonté! dit-il.</p> + +<p>Le garde-chiourme demanda:</p> + +<p>—Pourquoi faire?</p> + +<p>—Pour bâtonner ce traître.... Il faut faire un exemple... Il a fait +évader le condamné.</p> + +<p>—Bien.</p> + +<p>Le garde-chiourme parla aux forçats.</p> + +<p>L'un d'eux, espèce de colosse, se détacha.</p> + +<p>Deux autres vinrent se placer aux côtés de Lamalou.</p> + +<p>—Allez, dit le capitaine.</p> + +<p>D'un seul effort, Lamalou fut renversé. Il ne se défendait pas, +d'ailleurs.</p> + +<p>Il pensait à sa maison, où, en ce moment même, on disait:</p> + +<p>—Il va venir.</p> + +<p>Le forçat qui allait faire fonction d'exécuteur avait à la main une +corde, à laquelle il avait fait trois nœuds énormes.</p> + +<p>On dépouilla Lamalou de ses vêtements. Les épaules velues parurent, +rouges sous l'aurore blanche.</p> + +<p>—Un mot, dit le capitaine: veux-tu avouer pourquoi et comment tu as +fait évader le prisonnier?</p> + +<p>Lamalou eut un sursaut.</p> + +<p>—Je n'ai rien à dire. Il s'est évadé seul.</p> + +<p>—Tu mens!</p> + +<p>—Je ne puis vous répondre. Vous me tenez, tuez-moi.</p> + +<p>—Frappe, dit l'officier au forçat.</p> + +<p>La corde siffla dans l'air et s'abattit avec un bruit mat sur les +épaules de Pierre, qui poussa un cri.</p> + +<p>Il n'était pas forcé d'être stoïque.</p> + +<p>Et c'était une horrible douleur.</p> + +<p>Trois fois la corde siffla dans l'air. Trois fois elle retomba sur les +chairs, qui s'affaissèrent.</p> + +<p>Le sang jaillit.</p> + +<p>A ce moment, un homme livide, couvert de sang, s'élança sur l'esplanade.</p> + +<p>C'était Jacques!</p> + +<p>—Arrêtez! cria-t-il.</p> + +<p>—Jacques! fit Lamalou, ah! l'imbécile!</p> + +<p>Disant cela, il pleurait. Et il était bien heureux, Jacques était un +honnête homme.</p> + +<p>Mais cette plaie en pleine poitrine...</p> + +<p>—Monsieur, dit Jacques à l'officier, je me suis évadé sans que cet +homme en sût rien. Me voici!</p> + +<p>Il chancelait.</p> + +<p>Il s'approcha de Pierre:</p> + +<p>—Ami, dit-il, si je ne suis pas venu plus tôt, c'est qu'on m'a +assassiné.</p> + +<p>—Qui?...</p> + +<p>—Je ne sais pas; mais, dès que tu seras libre, cours aux gorges +d'Ollioules, vois Marie, et, je t'en supplie, protége mon enfant.</p> + +<p>—Il ne fallait pas revenir.</p> + +<p>—Jure à ton tour de te dévouer à mon enfant.</p> + +<p>—Je tiendrai ce serment comme vous avez tenu le vôtre.</p> + +<p>—Merci.</p> + +<p>—Monsieur, dit Jacques à l'officier, je vous appartiens....</p> + +<p>Le capitaine était pâle.</p> + +<p>Il devinait un drame terrible.</p> + +<p>Fusiller cet homme demi-mort, c'était presque un crime.</p> + +<p>—Eh bien? fit Jacques.</p> + +<p>—Monsieur de Costebelle, commença l'officier....</p> + +<p>Jacques s'avança vers les soldats et dit:</p> + +<p>—Mes amis, mes frères, je tombe pour la France et la liberté... +Obéissez à vos chefs.... Le martyr vous pardonne...</p> + +<p>—En joue! cria l'officier.</p> + +<p>A ce moment, Jacques étendit les bras en avant, puis il tomba d'un seul +coup, comme une masse....</p> + +<p>Il était mort.</p> + +<p>Les soldats n'avaient pas tiré.</p> + +<p>—Jacques de Costebelle, murmura Lamalou, vous êtes un homme de cœur... +désormais je vous appartiens....</p> + +<p>Et, se baissant sur le cadavre, il l'entoura de ses bras et le baisa au +front.</p> + +<p>L'officier avait détourné la tête.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="PREMIERE_PARTIE" id="PREMIERE_PARTIE"></a>PREMIÈRE PARTIE</h2> + +<h2>LE CLUB DES MORTS</h2> +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IB" id="IB"></a>I.</h2> + +<h3>SALONS ET MANSARDES</h3> + + +<p>On était au mois de janvier 184...</p> + +<p>Le vent d'hiver, âpre et froid, sifflait sur Paris. Depuis plusieurs +jours, la neige, qui était tombée en abondance, étendait sur la ville +son linceul sinistre, moulant son corps énorme comme fait le drap aux +membres d'un cadavre.</p> + +<p>Les maisons, avec leurs toits blancs, ressemblaient à ces mausolées qui +se découpent, la nuit, dans les champs de repos, sous la lueur blafarde +de la lune.</p> + +<p>Nul bruit dans les rues. Déjà minuit avait sonné depuis longtemps, et +les voitures, traînées à grand'peine par les chevaux qui glissaient, +avaient regagné les remises. Point de passants. Les lanternes de gaz +projetaient, à travers une sorte de buée, leur reflet rougeâtre. Et, par +crainte du froid, la ville semblait s'être repliée sur elle-même, se +cachant sous la nappe glacée comme l'enfant se blottit sous les +courtines de son lit.</p> + +<p>Cependant, à quelques rares fenêtres, on apercevait de la lumière, soit +filtrant à travers les épais rideaux retombant en plis lourds, soit +éclairant la triste mansarde sur son cadre de neige.</p> + +<p>Ici le bal, là le travail; en bas le luxe avec toutes ses richesses, +riant sous ses tentures de velours et s'échauffant à l'énorme foyer dont +l'éclat se confond avec celui des bougies et des lustres.... En haut, la +misère grelottante, se courbant sous la bise qui souffle à travers les +ais mal joints.</p> + +<p>Le passant qui se fût arrêté devant la maison qui portait le n° 20 de la +rue de Seine, si peu philosophe qu'il fût, aurait pu, en levant les +yeux, laisser échapper cette remarque.</p> + +<p>Une file de voitures était arrêtée devant la grande porte. Les chevaux, +gras et bien nourris, sommeillaient sous leurs couvertures épaisses, +tandis que les cochers, qui se relayaient d'heure en heure pour la garde +des équipages, se promenaient deux à deux, emmitouflés dans leurs +énormes carricks à fourrures.</p> + +<p>Au premier étage, les hautes fenêtres se dessinaient dans la façade de +pierre, éclairées d'un reflet rougeâtre, tandis que le son des +instruments, sonnant joyeusement, éveillait les échos de la rue +silencieuse.</p> + +<p>Puis, tout au faîte de cette même maison, à une sorte d'œil-de-bœuf +s'arrondissant sur la déclivité du toit, on distinguait, comme une +étoile obscurcie par un nuage, un point lumineux qui s'échappait d'une +lampe fumeuse.</p> + +<p>C'est d'abord dans cette mansarde que nous pénétrerons.</p> + +<p>La mansarde! nos pères l'ont chantée. Et elle apparaît à notre +imagination, éclairée par les rayons du soleil levant, égayée par la +jeunesse et l'espérance, avec son jardinet penché sur la gouttière et +ses fleurs qui s'ouvrent aux premières effluves du printemps....</p> + +<p>O poëtes! c'est là le rêve, mais voici la réalité.</p> + +<p>Quatre murs à peine crépis, laissant voir sous le plâtre qui s'effrite +la charpente du toit: le plafond qui se baisse comme pour écraser +lentement, l'air qui manque, la lumière avarement mesurée, la fenêtre +mal fermée et craquant au vent d'hiver qui la secoue....</p> + +<p>Pour mobilier, un grabat gisant à terre comme un mendiant de Goya dans +ses haillons, une table couverte de papiers, de dessins inachevés; sur +un chevalet boiteux, une toile ébauchée.</p> + +<p>Et au milieu de ce désordre misérable, un homme affaissé sur une chaise +de paille, s'enveloppant dans une mauvaise couverture sous laquelle il +frissonne.</p> + +<p>L'homme était jeune, vingt-cinq ans à peine.</p> + +<p>Une forêt de cheveux noirs et bouclés couvrait son front large, ses +traits, amaigris par la souffrance ou par l'excès de travail, avaient +une remarquable finesse. Sa bouche, aux lèvres pâles, était contractée +par le sourire d'une douloureuse ironie....</p> + +<p>A ce moment, le bruit des instruments, montant de l'étage inférieur, lui +apporta, vibrante et joyeuse, la mélodie d'une valse.</p> + +<p>Il se leva brusquement.</p> + +<p>—Assez! murmura-t-il. Je ne puis plus, je ne veux plus souffrir... +puisque la vie ne veut pas de moi; puisque, alors même que j'éprouve +toutes les tortures du froid et de la faim, elle me jette ses échos de +bonheur comme une dernière insulte, j'irai chercher dans la mort un +refuge suprême....</p> + +<p>Il s'approcha de la toile ébauchée, et prenant sa lampe entre ses doigts +amaigris:</p> + +<p>—Et pourtant, continua-t-il, que de fois j'ai rêvé, moi aussi, au +bonheur... à la gloire!... que de fois, dans la fièvre du travail, j'ai +aperçu dans un lointain mirage l'avenir qui me souriait.... Allons! n'y +songeons plus! il faut en finir....</p> + +<p>Il revint vers la table, et écartant quelques papiers, il prit un +manuscrit sur lequel se détachaient ces deux mots: <i>Mon Histoire</i>.</p> + +<p>Sans plus prononcer une seule parole, il roula les feuilles dans une +large enveloppe, la serra au moyen d'un ruban, puis, au point de +jonction, il appliqua un large cachet de cire noire.</p> + +<p>Prenant alors une plume, il écrivit ces lignes:</p> + +<p>«Vous qui avez trouvé mon cadavre, je vous lègue ce manuscrit. +Puisse-t-il vous servir d'exemple et vous inspirer quelque pitié pour +celui qui est mort, las de la lutte et de la souffrance...»</p> + +<p>Il plaça le rouleau bien en vue.</p> + +<p>Puis, rejetant la couverture qu'il avait attachée autour de lui pour se +garantir du froid, il boutonna soigneusement la redingote étriquée et +usée qui composait toute sa garde-robe. Il prit son chapeau, qu'il +enfonça sur son front d'un mouvement sec.</p> + +<p>Encore une fois il jeta les yeux autour de lui.</p> + +<p>Peut-être cherchait-il un dernier encouragement. Peut-être se disait-il +que tout à coup une voix allait s'élever, qui lui crierait de prendre +courage....</p> + +<p>Fol espoir! Seule, la misère froide et hideuse répondit à ce regard +désespéré.</p> + +<p>Il passa sa main sur ses yeux. Puis, avec un regard navré, il mit la +main sur la serrure.</p> + +<p>Il se trouvait sur l'escalier. C'était la route de la mort qui +commençait. Chaque marche qu'il franchissait l'entraînait vers le +gouffre du suicide.</p> + +<p>L'étage qui conduisait à la mansarde, étroit et glissant, conduisait, +après une trentaine de degrés, dans le grand escalier, auquel il +accédait par une porte basse.</p> + +<p>Jusque-là il avait marché dans l'obscurité, s'appuyant au mur pour se +guider.</p> + +<p>Mais tout à coup il se trouva inondé de lumière.</p> + +<p>Pour les heureux d'en bas, l'escalier avait été orné de fleurs; un épais +tapis couvrait les degrés, amortissant le bruit des pas. Des lampadères, +fixés aux murailles, jetaient les feux croisés des bougies roses.</p> + +<p>Le jeune homme s'arrêta un instant, comme ébloui, et, par un mouvement +en quelque sorte involontaire, il aspira longuement cette atmosphère +chaude et chargée de senteurs.</p> + +<p>Et puis un singulier sentiment de honte s'imposait à lui.</p> + +<p>S'étant penché sur la rampe, il percevait le bruit que faisaient en +causant les laquais, groupés dans les antichambres. Evidemment il y +avait des portes ouvertes.</p> + +<p>Il lui fallait donc passer, lui, le déshérité de toute joie, le +misérable à peine vêtu, devant ces hommes qui chuchoteraient en se +poussant du coude, et dont peut-être les rires à peine étouffés +parviendraient jusqu'à son oreille.</p> + +<p>Bien qu'il fût décidé à mourir, il reculait devant cette souffrance +d'amour-propre. Passer à travers cette splendeur pour aller aux ténèbres +du tombeau lui semblait plus atroce encore.</p> + +<p>Il restait là, accoudé.</p> + +<p>La musique parvenait jusqu'à lui: il voyait dans son esprit ces groupes +enlacés qui tournoyaient, les robes aux plis soyeux; il devinait les +sourires échangés, les yeux brillants de plaisir, les mains des +danseuses abandonnées aux doigts des cavaliers....</p> + +<p>Tout à coup il entendit un bruit mat et sourd.</p> + +<p>C'était la porte cochère qui venait de s'ouvrir.</p> + +<p>Les roues d'une voiture retentirent sur le pavé de la cour et +s'arrêtèrent devant le vestibule.</p> + +<p>Décidément il lui fallait attendre. Il ne pouvait se risquer à croiser +sur l'escalier des invités qui peut-être l'auraient reconnu. Car lui +aussi avait eu naguère sa part de ces joies mondaines.</p> + +<p>Seulement, obéissant à un mouvement de curiosité dont il ne fut pas le +maître, il descendit quelques marches encore, si bien que, sans être vu, +il dominait la porte d'entrée.</p> + +<p>Deux dames atteignaient le palier du premier étage.</p> + +<p>L'une d'elles, enveloppée d'un camail de velours, était de haute taille, +tout son être était empreint d'une élégance majestueuse. Son visage +disparaissait sous un voile épais qui laissait apercevoir seulement +quelques boucles de cheveux bruns, coiffés, ainsi qu'on disait alors, à +l'anglaise, c'est-à-dire tombant de chaque côté des joues.</p> + +<p>L'autre avait rejeté en arrière le capuchon de soie bleue.</p> + +<p>Le jeune homme poussa un cri d'admiration.</p> + +<p>Il eût été impossible, en effet, de rêver apparition plus charmante.</p> + +<p>Ce n'avait été qu'un éclair, car un instant après, les deux dames +disparaissaient entre la haie des laquais qui s'étaient levés sur leur +passage.</p> + +<p>Mais un seul coup d'œil avait suffi à l'artiste.</p> + +<p>Ce front pur, ces yeux largement ouverts et rayonnants de jeunesse et de +franchise, ces bandeaux blonds qui encadraient un ovale de vierge, ces +lèvres admirablement dessinées qui souriaient à la vie et à +l'espérance....</p> + +<p>Il avait vu tout cela dans un éblouissement subit.</p> + +<p>Un écho éloigné vint jusqu'à lui.</p> + +<p>—Madame la baronne de Silvereal.</p> + +<p>Puis, dans l'antichambre, un laquais ajouta à mi-voix:</p> + +<p>—Mademoiselle Lucie est plus jolie que jamais.</p> + +<p>—Moi, j'aime mieux la baronne, dit un autre.</p> + +<p>—Elle est plus imposante; mais elle me fait presque peur.</p> + +<p>—Bah! et pourquoi donc?</p> + +<p>—On m'a dit un tas de choses mystérieuses.</p> + +<p>—Vraiment! tu nous conteras cela.</p> + +<p>—Oui, mais pas ici.</p> + +<p>Les voix se perdirent dans un murmure.</p> + +<p>Le jeune homme était resté immobile, le front incliné sur sa main.</p> + +<p>Mais tout à coup il se redressa:</p> + +<p>—Allons! pas de lâcheté! murmura-t-il. Peut-être est-ce le bonheur qui +vient de passer là, à quelques pas de moi!... mais je ne puis ni ne veux +plus espérer... je suis condamné.</p> + +<p>Et sans songer cette fois aux quolibets des laquais, il descendit d'un +pas ferme.</p> + +<p>En un instant, il eut atteint la cour. La porte était encore ouverte. Le +suisse s'apprêtait à la refermer.</p> + +<p>—Tiens! c'est vous, monsieur Martial, dit-il en voyant le jeune homme. +Comment! vous sortez à cette heure-ci?</p> + +<p>—Je ne puis pas dormir.</p> + +<p>—Ah! oui, le bruit. Qu'est-ce que vous voulez! il faut bien pardonner +aux riches. S'ils s'amusent, ils en ont le droit.</p> + +<p>—Je ne me plains pas.</p> + +<p>—Et vous sortez?</p> + +<p>—Oui, j'ai besoin d'air.</p> + +<p>—Mais vous allez geler dehors. Vous n'avez seulement pas de manteau... +et il fait un froid...</p> + +<p>—Merci! merci! fit Martial.</p> + +<p>Et il s'élança dehors.</p> + +<p>Il commençait à tomber une sorte de grésil qui lui mordait le visage et +lui blessait les yeux.</p> + +<p>Il se mit à courir dans la direction de la Seine.</p> + +<p>Il franchit la place de l'Institut et arriva sur le quai.</p> + +<p>Là, il se pencha sur le parapet. La Seine roulait lentement son flot +noir et sombre, avec un murmure vague qui semblait un appel.</p> + +<p>Martial était saisi par le vertige qui pousse vers la mort.</p> + +<p>Il l'avait dit, il était condamné.</p> + +<p>Le nom de Lucie tintait à son oreille sans qu'il se rappelât ce que cet +écho signifiait.</p> + +<p>Il descendit les marches de pierre sur lesquelles son pied glissait, et +parvint à la berge.</p> + +<p>Là, il se tourna encore une fois vers la grande ville qui s'estompait +dans l'ombre.</p> + +<p>—Mes rêves et mes espoirs, encore une fois, adieu! dit-il à voix basse.</p> + +<p>Puis, étendant les bras en avant, il prit son élan et se précipita dans +le fleuve.</p> + +<p>Au même instant, deux ombres se levèrent sur la berge, et l'on entendit +résonner dans le flot le choc de deux corps qui tombaient.</p> + +<p>Comment ces hommes se trouvaient-ils là?</p> + +<p>Etaient-ce donc encore deux désespérés qui demandaient au suicide +l'oubli et le repos?</p> + +<p>Non. Car à la lueur vague du remous, on voyait l'eau s'agiter sous de +vigoureux efforts.</p> + +<p>Puis le flot s'ouvrit, et les deux hommes reparurent soutenant Martial, +dont la tête retombait inerte.</p> + +<p>—Courage! dit l'un des deux hommes.</p> + +<p>En quelques brasses ils eurent atteint le bord; puis, sans dire un mot, +ils enlevèrent le jeune homme inanimé et gravirent l'escalier de la +berge.</p> + +<p>A l'angle du pont, une voiture, bizarrement recouverte de drap noir, +comme celles qu'on voit aux funérailles, attendait, immobile. Un coup de +sifflet retentit.</p> + +<p>La voiture approcha au trot de deux chevaux noirs.</p> + +<p>La portière s'ouvrit. Une voix dit:</p> + +<p>—Sauvé?</p> + +<p>—Oui, répondit un des sauveteurs.</p> + +<p>—Pauvre Martial! répéta la voix, qui appartenait à une femme.</p> + +<p>Martial fut étendu sur les coussins.</p> + +<p>Puis la portière se referma.</p> + +<p>Et les chevaux noirs partirent comme une flèche dans la direction des +Champs-Élysées.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIB" id="IIB"></a>II</h2> + +<h3>AU BAL</h3> + + +<p>Tandis que la voiture mystérieuse entraîne Martial, miraculeusement +arraché à la mort, revenons à la maison de la rue de Seine.</p> + +<p>Madame de Silvereal venait de pénétrer dans les salons, suivie de Lucie; +leur apparition avait été saluée d'un murmure d'approbation admirative, +et elles auraient eu quelque peine à percer le flot qui se pressait sur +leur passage, si le maître de la maison n'était venu leur offrir son +bras et les dégager de la foule.</p> + +<p>—En vérité, baronne, dit-il, je ne sais comment vous témoigner ma +reconnaissance. L'heure s'avançait, et je commençais à craindre que mes +salons ne fussent privés de leur plus gracieux ornement.</p> + +<p>Celui qui parlait ainsi était un homme d'une cinquantaine d'années +environ, de haute taille. Ses cheveux grisonnants se relevaient en +touffes sur son crâne en saillie, tandis que des favoris presque blancs +formaient éventail de chaque côté de ses joues. C'était presque une +copie de la tête légendaire si spirituellement <i>croquée</i> par Philippon +et qu'on a justement appelée la <i>poire</i>.</p> + +<p>Cependant, à vrai dire, cette coupe absolument française n'était pas en +rapport avec son visage anguleux et surtout avec son teint, dont la +nuance bistrée rappelait une origine étrangère.</p> + +<p>Le duc de Belen, de noblesse portugaise, avait longtemps habité +l'Amérique du Sud, et, possesseur d'une fortune énorme, était venu, il y +avait quelques années, éblouir Paris de son luxe et de ses prodigalités.</p> + +<p>Cependant, depuis quelque temps, pour des motifs qui étaient encore +inexpliqués, le duc de Belen avait abandonné le magnifique hôtel qu'il +possédait au faubourg Saint-Honoré, pour venir occuper les deux étages +de la maison de la rue de Seine, immeuble qui d'ailleurs lui +appartenait, et dont il avait transformé les appartements en une demeure +presque princière.</p> + +<p>Peu à peu, les baux expiraient et M. de Belen reprenait possession de +l'hôtel entier. C'était grâce à une sorte de pitié et peut-être de +protection occulte de M. Benoît que Martial avait pu garder jusque-là sa +mansarde.</p> + +<p>Après avoir adressé ce compliment banal à madame de Silvereal, le duc +s'était tourné avec empressement vers Lucie:</p> + +<p>—N'aurons-nous pas le plaisir, mademoiselle, de voir madame de +Favereye?</p> + +<p>—Ma mère est souffrante, monsieur le duc.</p> + +<p>—Et il a fallu toute mon insistance, reprit madame de Silvereal, pour +décider Lucie à m'accompagner.</p> + +<p>—Oserai-je espérer, fit M. de Belen avec un sourire qui montra ses +dents blanches et pointues, que mademoiselle ne se repentira pas de sa +condescendance?</p> + +<p>Lucie s'inclina sans répondre.</p> + +<p>Mais un observateur attentif aurait pu remarquer sur son visage le +passage d'une rapide pâleur.</p> + +<p>La jeune fille, vêtue d'une robe blanche relevée de fleurs bleues, +simplement coiffée de quelques bluets qui jouaient dans ses cheveux, +blonds comme la moisson, réalisait le type le plus achevé de la grâce et +de la beauté.</p> + +<p>Quand M. de Belen eut parlé, elle s'appuya au bras de madame de +Silvereal comme pour la prier de répondre.</p> + +<p>—Ma sœur, madame de Favereye, va peu dans le monde, dit-elle au duc. +Il est naturel que Lucie, ma nièce, n'ait pas grand goût à ces fêtes +auxquelles sa mère n'assiste pas.</p> + +<p>M. de Belen s'inclina; il avait conduit les deux dames dans l'un des +salons les plus animés, et leur ayant choisi des places, il se préparait +à continuer une conversation qui, cependant, paraissait peu plaire à ses +invitées, quand un nouveau personnage s'approcha:</p> + +<p>—Eh bien! mon cher duc, dit celui-ci d'une voix cassante et peu +sympathique, allez-vous donc abandonner vos invités en l'honneur de ma +femme?...</p> + +<p>De Belen le regarda en souriant:</p> + +<p>—Mon cher de Silvereal, soyez indulgent pour moi; mademoiselle Lucie +est trop belle pour que les plus impatients ne me pardonnent point de +m'oublier ici pendant quelques minutes.</p> + +<p>A ce compliment, presque grossier à force de netteté, Lucie ne put +réprimer un tressaillement nerveux, et elle cacha son visage sous son +éventail.</p> + +<p>—Allons, de Belen, vous serez donc toujours un sauvage? reprit de +Silvereal.</p> + +<p>—Bon! voici que j'ai encore commis quelque sottise. Que voulez-vous! +j'ai si longtemps vécu loin de toute civilisation....</p> + +<p>A ce moment, de nouveaux noms furent jetés par l'introducteur, et force +fut au trop galant duc de s'arracher à sa douce contemplation.</p> + +<p>M. de Silvereal s'approcha de sa femme, et se penchant à son oreille:</p> + +<p>—Par grâce, dit-il, en s'efforçant d'adoucir l'accent de sa voix rude, +excusez mon ami. M. de Belen est un peu brusque....</p> + +<p>Madame de Silvereal se tourna à demi vers lui:</p> + +<p>—Dites qu'il manque de la plus vulgaire éducation...</p> + +<p>—Madame! fit M. de Silvereal avec colère.</p> + +<p>—Pardon! je vous prierai de ne point élever ici la voix. Vous m'avez +ordonné de venir, je suis venue; de conduire Lucie à cette fête, j'ai +prié la pauvre enfant de me suivre. Ceci fait, ne me demandez rien de +plus.</p> + +<p>Le baron ouvrit les lèvres comme pour répliquer.</p> + +<p>Puis ses yeux se portèrent sur Lucie, et il haussa les épaules.</p> + +<p>—Après tout, murmura-t-il, il faudra bien que ma volonté s'accomplisse.</p> + +<p>Et il se perdit dans la foule.</p> + +<p>—Mon Dieu! murmura Lucie à l'oreille de sa tante, que se passe-t-il +donc ici, et pourquoi suis-je venue?...</p> + +<p>—Que veux-tu dire, mon enfant? fit madame de Silvereal avec surprise. +As-tu donc lieu de t'effrayer de quelques paroles de galanterie +ridicule?</p> + +<p>—N'avez-vous pas vu le regard que m'a lancé M. de Silvereal? En vérité, +on eût dit une menace.</p> + +<p>Madame de Silvereal garda un instant le silence, puis:</p> + +<p>—Ecoute-moi, mon enfant, reprit-elle doucement, et sois sans crainte. +Moi vivante, jamais le malheur ne s'approchera de toi.</p> + +<p>—Mais cette assurance même m'épouvante. Il est donc bien vrai qu'un +danger nous menace?</p> + +<p>—Tais-toi, fit madame de Silvereal. De grâce, ne m'adresse pas une +question, ici surtout.</p> + +<p>Elle lui prit la main.</p> + +<p>—Je t'en supplie, oublie cette triste impression, oublie les paroles +que je viens de prononcer. Tu es jeune... la vie s'ouvre devant toi +belle et radieuse. Aie confiance. Nous sommes au bal, voici de charmants +cavaliers qui s'apprêtent à te venir demander la faveur d'une +contredanse. Accepte... retrouve la gaieté et l'insouciance de tes seize +ans.</p> + +<p>—Et vous me jurez que je puis sans crainte...</p> + +<p>—Je te le jure. Tes yeux brillent déjà, chère enfant. Autrefois, +j'aurais banni toute inquiétude, quand il s'agissait de danser... qu'il +en soit ainsi pour toi.</p> + +<p>Un jeune homme s'approcha de Lucie et prononça la formule d'usage.</p> + +<p>La jeune fille regarda encore une fois madame de Silvereal, qui sourit +et inclina la tête en signe de consentement.</p> + +<p>Lucie prit le bras de son cavalier.</p> + +<p>A peine s'était-elle éloignée, qu'un homme d'une quarantaine d'années, +d'une remarquable élégance, s'approcha de madame de Silvereal.</p> + +<p>—Madame, murmura-t-il rapidement, il faut que je vous parle.</p> + +<p>Sans hésiter, madame de Silvereal se leva et appuya son bras sur celui +de son cavalier.</p> + +<p>Tous deux traversèrent la foule.</p> + +<p>Madame de Silvereal était arrivée à cet âge où la femme vraiment belle +s'épanouit dans toute sa magnifique éclosion. Grande, admirablement +faite, elle portait avec une désinvolture vraiment royale sa toilette de +velours noir, constellée de diamants. Ses épaules blanches et fermes +comme le marbre, avaient la coupe admirable du buste des statues +antiques, et, à regarder son visage de camée, on se fût demandé si cette +création parfaite n'était pas quelque statue descendue de son socle.</p> + +<p>Quant à celui qui venait de réclamer de si étrange façon la faveur d'un +entretien avec une des reines du bal, c'était, nous l'avons dit, un +homme d'une quarantaine d'années; et cependant, il eût été difficile de +lui assigner un âge précis.</p> + +<p>De taille moyenne, Armand de Bernaye réunissait en quelque sorte le +double caractère de la beauté naturelle et de la perfection civilisée.</p> + +<p>Grand, admirablement proportionné, Armand avait le front haut, l'œil +noir, largement fendu, étincelant d'intelligence et de volonté: les +mains eussent fait envie à une petite-maîtresse; son pied, chaussé avec +une remarquable finesse, soutenait la comparaison avec les plus +délicieuses bottines de satin qui glissaient sur le parquet du bal.</p> + +<p>Mais ce qui frappait tout d'abord en lui, c'était la franchise quasi +dominatrice de sa physionomie. Ce n'était ni un <i>joli</i> ni un <i>beau</i> +garçon. C'était un homme, avec tout la développement de son énergie, +avec la suprême rectitude de sa conscience.</p> + +<p>Il semblait que de ces lèvres fermes, ombragées d'une moustache noire et +retombant en deux pointes sans apprêt, ne pussent s'échapper que des +paroles honnêtes.</p> + +<p>Devant lui, les étoiles de <i>cotillon</i> s'écartaient avec une sorte de +respect non dissimulé. On eût dit que ces <i>dandies</i>, comme on disait +alors, devinaient en ce personnage une nature supérieure à la leur.</p> + +<p>—C'est le savant, murmurait-on sur son passage.</p> + +<p>Le savant! Ce mot résumait pour ces ignorants une double impression de +terreur respectueuse et d'envie.</p> + +<p>Armand de Bernaye passait, disait-on, tout son temps dans son +laboratoire, où il cherchait à dérober à la nature ses secrets les plus +cachés. Plus d'une fois son nom avait été prononcé à l'Académie des +sciences, et on lui devait d'importants progrès en chimie.</p> + +<p>Quoique, dans les salons les plus aristocratiques, on eût tenu à honneur +de le recevoir, il était rare qu'il s'arrachât à ses études: la rareté +de ses apparitions lui donnait même auprès des fidèles de la valse et de +la trénisse un renom presque fantastique. On assurait qu'il ne sortait +de sa retraite que lorsqu'il avait à accomplir dans la société quelque +œuvre de magie. Et, chose curieuse, plusieurs fois déjà sa présence +avait paru concorder avec quelqu'une de ces catastrophes qui de temps à +autre viennent surprendre ce qu'on est convenu d'appeler la haute +société parisienne.</p> + +<p>Tel était l'homme qui en ce moment traversait les salons du duc de +Belen, ayant à son bras madame de Silvereal.</p> + +<p>Il marchaient lentement, lui, absorbé dans quelque pensée intérieure; +elle, un peu pâle, et cependant la tête haute, fière de l'homme qui +s'était fait momentanément son cavalier.</p> + +<p>Ils arrivèrent ainsi à une serre qui s'ouvrait au fond d'un boudoir, et +où le duc avait prodigué, avec son luxe habituel, les splendeurs d'une +végétation tropicale.</p> + +<p>En ce moment, la serre était vide.</p> + +<p>Armand s'effaça en s'inclinant.</p> + +<p>La baronne entra la première.</p> + +<p>M. de Bernaye lui désigna un siége et s'assit lui-même à quelque +distance d'elle.</p> + +<p>—Madame, lui dit-il de sa voix qui vibrait, sonore et douce à la fois, +je vous supplie de me pardonner si je vous ai arrachée pour quelques +instants aux plaisirs de cette fête.</p> + +<p>Elle releva la tête et le regarda.</p> + +<p>—Pourquoi me parler ainsi? Ne vous souvenez-vous plus des paroles qui +ont été un jour échangées entre nous?</p> + +<p>—Je ne les ai pas oubliées.</p> + +<p>Il passa sa main sur son front.</p> + +<p>—C'était en un jour de douleur.... Vous que j'avais tant aimée, vous à +qui j'avais dévoué ma vie entière, vous aviez rivé votre existence à +celle d'un autre.</p> + +<p>—Hélas! vous le savez... c'était mon devoir.... J'obéissais à mon père.</p> + +<p>—Oui, je le sais, reprit Armand avec un sourire triste. Mathilde de +Mauvillers devait servir de marchepied à M. de Mauvillers, magistrat, +pair de France... et elle n'avait pas le droit de résister.</p> + +<p>—Mon ami, fit Mathilde de Silvereal en baissant la voix, il est des +destinées humaines qui semblent maudites. J'ai bien souffert... mais que +sont les tortures endurées par moi en face de celles qui ont accablé ma +pauvre sœur?</p> + +<p>—Marie... oui, vous avez eu assez de confiance en moi pour me faire +connaître les terribles circonstances de ce drame passé. Et quand tout +espoir a été arraché de mon cœur, lorsque j'ai compris que désormais je +ne pouvais aimer celle qui cependant était ma vie et mon avenir, je vous +ai dit: «Mathilde! la fatalité nous sépare. Obéissons.» Main +souvenez-vous que le jour où le danger vous menacera, je serai là près +de vous, prêt à vous défendre, à sacrifier ma vie pour vous épargner une +larme.</p> + +<p>—Et moi, je vous ai dit, Armand: «A quelque heure que ce soit, en +quelque lieu que je me trouve, le jour où vous m'appellerez, je viendrai +à vous, forte de mon honneur et de mon sacrifice, et mettant ma main +dans la vôtre, je vous écouterai comme un ami, comme un frère...»</p> + +<p>—Vous ne m'avez pas appelé... et je suis venu.</p> + +<p>Mathilde répondit simplement:</p> + +<p>—C'est qu'un danger me menace?</p> + +<p>—Le savez-vous donc?</p> + +<p>—Je le devine.</p> + +<p>—Et vous ne tremblez pas?</p> + +<p>—Non; je savais que vous viendriez.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence. Puis Armand prit la main de madame de +Silvereal.</p> + +<p>—Vous avez foi en moi... vous avez raison. Entendez-moi donc.</p> + +<p>—Je vous écoute comme on écoute Dieu.</p> + +<p>—M. de Silvereal veut votre mort...</p> + +<p>—Je le sais!</p> + +<p>—Et il veut marier Lucie de Favereye au duc de Belen...</p> + +<p>—Tout cela est vrai.... Mais comment avez-vous surpris le premier de +ces deux secrets?</p> + +<p>—Vous le saurez plus tard. Nous ne pouvons rester longtemps ici.... +Oui, M. de Silvereal veut votre mort, parce qu'il veut épouser une femme +qu'il aime... Certes, il est facile de déjouer ses projets en lui disant +en face qu'on a lu dans son âme perverse; mais, pour des motifs qui vous +seront dévoilés plus tard, il faut que cet homme conserve sa sécurité... +Donc, c'est par le poison qu'il veut vous tuer....</p> + +<p>Armand fouilla dans sa poche, et en retira un flacon noir:</p> + +<p>—Prenez cette fiole, dit-il, et, tous les matins, buvez une goutte de +cette liqueur dans un verre d'eau.</p> + +<p>Elle étendit la main, prit le flacon et dit:</p> + +<p>—Je le ferai.</p> + +<p>—Vous êtes sauvée!</p> + +<p>—Mais vous avez prononcé le nom de Lucie?</p> + +<p>—Je veille sur elle, comme sur vous.... Soyez sans crainte. Je ne veux +pas, vous entendez... je ne veux pas que cette pauvre enfant devienne la +femme de ce misérable qu'on appelle le duc de Belen.</p> + +<p>—Un misérable! avez-vous dit?</p> + +<p>—Je suis sur la piste d'une infamie dont cet homme s'est rendu +coupable.... Mais je ne puis vous expliquer plus nettement ma pensée.... +M. de Belen paraît tout-puissant. Devant son nom presque princier, +devant ses richesses énormes, tous plient et se courbent; mais je +secouerai si violemment le colosse aux pieds d'argile, qu'il tombera en +poussière.</p> + +<p>Disant cela, Armand s'était levé; son œil étincelait. Mathilde eut un +tressaillement.</p> + +<p>—Et.... M. de Silvereal? demanda-t-elle en hésitant.</p> + +<p>Armand se tut un instant.</p> + +<p>—Votre mari, dit-il enfin, est ou le complice ou la victime de cet +homme! Mais avez-vous donc quelque pitié pour lui... vous dont il a juré +la mort....</p> + +<p>Madame de Silvereal le regarda.</p> + +<p>—J'ai peur qu'en le punissant nous ne cédions à un mouvement de colère +et de vengeance.</p> + +<p>Armand pâlit.</p> + +<p>—Vous avez raison, dit-il. Que les coupables soient punis, mais que nos +mains restent pures.</p> + +<p>Mathilde laissa échapper un cri de joie:</p> + +<p>—Vous m'avez compris, merci!</p> + +<p>Et comme Armand faisait un mouvement pour se retirer:</p> + +<p>—Mon ami, dit madame de Silvereal en rougissant, ne vous reverrai-je +plus?</p> + +<p>Le jeune homme se rapprocha.</p> + +<p>—Mathilde, reprit-il, il est dans la vie de M. de Silvereal un mystère +que vous ignorez et que je pressens... Voulez-vous me faire une +promesse?</p> + +<p>—Parlez!</p> + +<p>—Un jour viendra peut-être où j'aurai besoin de connaître toute la +vérité... ce jour-là, il faudra que vous m'aidiez à soulever le voile +qui couvre ces deux existences, il faudra que M. de Belen et votre mari +apparaissent devant nous dans toute la nudité de leur infamie...</p> + +<p>—Armand!</p> + +<p>—Que vous importe... si je vous jure de ne point porter la main sur +celui qui m'a volé tout mon bonheur?... Tant que vous ne m'aurez pas +relevé de ce serment, M. de Silvereal, quoi que je sache, si terribles +que soient les secrets qui m'auront été dévoilés, M. de Silvereal me +sera sacré...</p> + +<p>—Je vous crois... donc au jour où vous m'interrogerez, je parlerai...</p> + +<p>—Merci.... Maintenant, prenez mon bras... et rentrons dans la bal... +aussi bien mademoiselle Lucie doit vous attendre avec impatience....</p> + +<p>Mathilde s'appuya sur lui. Au moment de franchir la porte de la serre, +elle s'arrêta:</p> + +<p>—Mon ami, dit-elle à voix basse, je ne sais pourquoi... mais il me +semble que dans la lutte que vous allez entreprendre de terribles périls +vont vous environner...</p> + +<p>—Ne craignez rien pour moi...</p> + +<p>—C'est comme un pressentiment qui me trouble... A votre tour, jurez-moi +d'être prudent....</p> + +<p>Ils se trouvaient si près l'un de l'autre qu'ils étaient presque +enlacés. Un frémissement agita Armand. D'un mouvement violent il attira +Mathilde sur son cœur:</p> + +<p>—Si je meurs, du moins vous ne m'oublierez pas....</p> + +<p>Elle se dégagea doucement, et posant la main sur la poitrine du jeune +homme:</p> + +<p>—Si vous mourez, je mourrai, car je vous aime....</p> + +<p>Ils s'éloignèrent. A ce moment, les branches d'un yucca s'écartèrent +lentement, et une tête parut, sinistre, grimaçante:</p> + +<p>—Ah! ah! mes beaux amoureux! murmura l'inconnu, il paraît que nous +conspirons... il est temps de prendre ses précautions... gare à vous!...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIIB" id="IIIB"></a>III</h2> + +<h3>ANCIENNES ET NOUVELLES CONNAISSANCES</h3> + + +<p>Le personnage qui venait de surgir de si étrange façon et qui paraissait +avoir entendu toute la conversation de M. de Bernaye et de madame de +Silvereal sortit peu à peu de la touffe exotique qui l'avait si +complétement dissimulé. Pour ne point abuser de la patience de nos +lecteurs, disons immédiatement qu'à première vue ceux d'entre eux qui se +souviennent de certain portrait tracé dans le prologue de ce récit +eussent reconnu maître Biscarre. Et cependant, à part le profil bestial +dont la nature l'avait gratifié et qu'il lui eût été certes bien +impossible de répudier, Biscarre était profondément métamorphosé... En +bien? peut-être. En tout cas, son visage, sa physionomie, sa chevelure +étaient autant d'œuvres d'art si artistement combinées, que de l'ancien +forçat la science du <i>maquillage</i> était parvenue à faire un élégant de +trente ans à peine, aux traits plutôt sévères que durs, en somme, ce +qu'on est convenu d'appeler un homme sérieux. Sa toilette était un +chef-d'œuvre de goût. Des diamants de prix scintillaient au devant de +sa chemise de fine batiste; des gants irréprochables moulaient ses +mains, un peu grandes, mais longues et minces. En somme, maître +Biscarre, entrant dans les salons du duc de Belen, pouvait, sans +disparate, faire figure au milieu de tout ce que l'aristocratie et la +finance—confondues d'ailleurs sous le règne de Louis-Philippe, en une +seule caste—offraient de plus remarquables spécimens. Comment Biscarre +se trouvait-il dans la serre, c'est ce que nul n'aurait pu expliquer, et +moins que personne, l'intendant qui introduisait les arrivants en jetant +leur nom de sa voix sonore. Car Biscarre s'était abstenu de passer +devant lui. Il venait de la serre, sans avoir franchi ni la porte +d'entrée ni les salons. Nous saurons tout à l'heure quels étaient les +chemins secrets connus de Biscarre. En ce moment, il s'avançait dans les +salons fendant le flot des invités, et se dirigeait vers M. de Belen, +qui paraissait engagé dans une conversation des plus intéressantes avec +plusieurs grands spéculateurs de l'époque, MM. Stéphane et Colombet, qui +venaient d'obtenir une magnifique concession de chemin de fer; M. +Allard, le célèbre banquier, qui rêvait les emprunts internationaux, et +d'autres comparses, flaireurs de dividendes, qui humaient délicieusement +chacune des paroles tombant de ces lèvres privilégiées.</p> + +<p>—Mon cher de Belen, disait Colombet, homme de corpulence énorme, à +lèvres charnues, vous savez que nous comptons sur vous. Notre conseil +d'administration doit se recruter parmi les grands dignitaires de la +noblesse et de la fortune...</p> + +<p>—Et les actions de fondateurs sont d'une valeur certaine, ajoutait +Stéphane, personnage de bois qui semblait avoir deviné trente ans +d'avance le Vertillac des <i>Faux Bonshommes</i>.</p> + +<p>Chacun de ses gestes tombait net et sec, comme si un rouage se fût tout +à coup décliqueté. De Belen avait un sourire gracieux pour chacune de +ces gracieuses ouvertures.</p> + +<p>—Bah! reprenait Allard, le banquier, ce n'est pas pour une bagatelle +d'un ou de deux millions que le duc se fera prier...</p> + +<p>—Hé! hé! ni pour cinq, ni pour dix, fit tout à coup une voix aigre et +dure.</p> + +<p>Les causeurs se retournèrent.</p> + +<p>—Eh! c'est ce cher monsieur Mancal!</p> + +<p>Et toutes les mains, à l'exception de celles du duc, se tendirent vers +le nouveau venu. Or, celui-ci n'était autre que Biscarre. Puisque les +invités de M. de Belen paraissent ne le connaître que sous le nom de M. +Mancal, nous prierons le lecteur, mieux instruit, de ne pas trahir son +incognito. L'abstention du duc n'avait pas été remarquée, tant les +autres avaient mis d'empressement à accueillir l'arrivant. Cependant, M. +Mancal se confondait en salutations.</p> + +<p>—Ah! messieurs! que d'honneur!... En vérité, je ne mérite pas...</p> + +<p>—Vous-ne-mé-ri-tez pas, articula Stéphane, dont les deux bras se +levèrent vers le plafond avec un bruit de roues mal graissées, vous! +maître Mancal, le roi des hommes d'affaires de Paris...</p> + +<p>—Vous, qui tenez tête à tout notaire, avoué, juge, et savez les mettre +à merci!... continua Colombet, dont l'épais visage s'épanouit en un gros +rire.</p> + +<p>—Messieurs! messieurs!...</p> + +<p>—Le dieu de la chicane! acheva Allard. Et à Dieu ne plaise que ce mot +doive être pris en mauvaise part. Vous êtes stratégiste, comme le furent +Turenne et Napoléon...</p> + +<p>—Est-il donc si difficile de manœuvrer, quand on a pour soi les gros +bataillons? fit Mancal en riant. Tenez, je fais un pari.... Chacun de +vous, messieurs Stéphane, Colombet, Allard, vous représentez une +armée.... Avec vos forces réunies, je voudrais conquérir le monde...</p> + +<p>—Bah! le monde est trop grand...</p> + +<p>—Et un coin de terre suffit...</p> + +<p>—Encore faut-il, interrompit Mancal, que ce coin de terre soit bien à +vous...</p> + +<p>—Certes!</p> + +<p>—Ou bien, continua l'homme d'affaires en regardant le duc, qui +paraissait fort mal à l'aise, ou bien que le tréfonds, comme nous disons +en terme juridique, renferme quelque trésor caché.</p> + +<p>Ces mots, qui peut-être renfermaient une allusion mystérieuse, +excitèrent l'hilarité des spéculateurs. On sait que le mot <i>tréfonds</i> +signifie la partie souterraine d'une propriété.</p> + +<p>—Bah! les trésors! s'écria Colombet, est-ce qu'il en existe encore au +dix-neuvième siècle?...</p> + +<p>—Les génies et les fées ont à jamais disparu... dit un autre, et avec +eux les cavernes d'or et les grottes de diamant...</p> + +<p>—Est-ce votre avis, monsieur le duc? demanda Mancal, dont les lèvres se +plissèrent en un ironique sourire.</p> + +<p>Il paraît que cette plaisanterie, si innocente d'ailleurs en apparence, +n'était pas du goût de M. de Belen, car il répondit d'un ton fort sec:</p> + +<p>—M. Mancal a toujours de l'esprit! mais, je vous demande pardon, +messieurs, malgré tout le plaisir que je prends à causer avec vous, mes +devoirs de maître de maison me forcent à vous quitter un instant....</p> + +<p>Comme il s'éloignait:</p> + +<p>—En vérité, aurais-je blessé M. le duc? fit Mancal d'un air consterné.</p> + +<p>—Et pourquoi? parce que vous avez parlé de trésor?...</p> + +<p>—Ce mot a été prononcé sans mauvaise intention...</p> + +<p>—Parbleu! fit Stéphane l'automate, supposeriez-vous, par hasard, que M. +de Belen possède quelque part une de ces cavernes fantastiques où les +gnomes enfouissaient jadis des monceaux d'or?...</p> + +<p>—Il est riche! fit Colombet en secouant la tête.</p> + +<p>—Voyez! reprit vivement Mancal, voici que, sur une expression qui m'est +échappée dans la conversation, vous bâtissez tout un monde de +suppositions.... Mais à mon tour, messieurs, veuillez m'excuser... il +faut que je présente mes hommages à M. le baron de Silvereal...</p> + +<p>—Heureux homme! fit Allard en lui frappant sur l'épaule. Il connaît +tout le monde.</p> + +<p>—Et il en sait plus long qu'il n'en dit, murmura Colombet, tandis que +Mancal se perdait dans la foule.</p> + +<p>—Il est dangereux, donc il faut le ménager, ajouta Stéphane avec la +netteté qui convient aux consciences de pureté douteuse.</p> + +<p>Les trois hommes se regardèrent, ébauchèrent un sourire, puis, sans +doute pour chasser certaines pensées importunes qui leur montaient au +cerveau, ils se dirigèrent d'un commun accord vers le buffet. Cependant +Mancal se glissait à travers les groupes d'invités avec la prestesse +d'un fauve: il passait par les interstices les plus étroits sans heurter +personne et sans dévier de sa route. Il arriva enfin à quelques pas de +M. de Silvereal, qui, appuyé au chambranle d'une porte, semblait perdu +dans ses méditations. Ses yeux, attachés au parquet, avaient une +singulière fixité. Le mari de Mathilde était petit, maigre; son profil +d'oiseau de proie n'était rien moins que sympathique, et, dans la +profondeur de ses yeux gris, un observateur eût facilement aperçu le +reflet sombre des plus mauvaises passions. Parfois ses regards se +portaient vers le groupe dont sa femme était le centre, et alors une +sorte d'éclair passait dans ses prunelles dilatées.</p> + +<p>—Monsieur le baron de Silvereal permettra-t-il à son humble serviteur +de lui offrir le témoignage de son respect? dit Mancal, qui s'était +arrêté devant lui et le saluait avec une déférence presque ridicule à +force d'affectation.</p> + +<p>Le baron tressaillit; il s'arracha à ses méditations et vit Mancal.</p> + +<p>—Ah! c'est vous! fit-il avec un mouvement joyeux. Eh bien! +m'apportez-vous de bonnes nouvelles?</p> + +<p>—Pourrait-il en être autrement? répondit Mancal avec un sourire +obséquieux.</p> + +<p>—Ainsi, <i>elle</i> a compris?</p> + +<p>—Madame de Torrès a bien voulu prêter quelque attention à mes paroles, +et j'ai pu facilement lui expliquer que si vous avez été contraint, à +votre grand regret, de lui dérober cette soirée pour la consacrer à M. +le duc de Belen, c'était uniquement parce que de graves intérêts étaient +en jeu.</p> + +<p>—Ainsi, elle m'a pardonné? fit le baron, dont tout le corps frémit.</p> + +<p>—Elle a fait plus encore...</p> + +<p>—Parlez! parlez vite!</p> + +<p>—Madame de Torrès a daigné me charger d'une commission pour monsieur le +baron.</p> + +<p>—Une lettre? donnez!</p> + +<p>Et déjà le baron, impatient, tendait la main.</p> + +<p>—Une commission verbale, fit Mancal. Madame de Torrès attendra monsieur +le baron chez elle... demain, à dix heures du soir.</p> + +<p>M. de Silvereal eut un geste découragé:</p> + +<p>—Quoi! ne veut-elle plus me recevoir qu'au milieu des nombreux invités +qui sans cesse encombrent ses salons?</p> + +<p>—Je ne crois pas, monsieur le baron, reprit Mancal, que la pensée de +madame de Torrès doive être ainsi interprétée...</p> + +<p>—Dites-vous vrai?</p> + +<p>—Je le crois, car j'ai cru comprendre que sa porte serait fermée à tout +le monde.</p> + +<p>—Sans exception?</p> + +<p>—S'il était fait une exception, ce serait, en tout cas, en faveur du +seul homme dont vous n'ayez pas à vous préoccuper.</p> + +<p>—C'est-à-dire?...</p> + +<p>—C'est-à-dire de moi-même....</p> + +<p>M. de Silvereal respira, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un +poids énorme.</p> + +<p>—Cependant, reprit Mancal, si j'osais parler à monsieur le baron en +toute franchise...</p> + +<p>—Je vous écoute.</p> + +<p>—J'ai peur de blesser monsieur le baron!...</p> + +<p>—Vous me faites mourir d'impatience...</p> + +<p>—Eh bien! monsieur le baron sait que je lui suis tout dévoué... je +croirais commettre un crime si je le trompais et même si je lui cachais +ce que j'ai cru découvrir.... Puisque vous m'autorisez à parler, sachez +donc que j'ai appris de bonne source que plusieurs personnages +importants, de haute distinction et de grande fortune, se disputent la +main de madame de Torrès... Certes, elle vous a voué un attachement réel +et que rien ne pourrait ébranler... cependant....</p> + +<p>M. de Silvereal était devenu livide.</p> + +<p>—Crois-tu qu'elle songe à me retirer sa parole?...</p> + +<p>Il tutoyait maintenant l'agent d'affaires, descendu à ses yeux au rôle +de Scapin.</p> + +<p>Mancal eut un geste d'énergique dénégation.</p> + +<p>—Non! non! fit-il. Mais cependant... pardonnez-moi si j'hésite... la +chose est délicate...</p> + +<p>—T'expliqueras-tu!...</p> + +<p>—Puisque monsieur le baron l'exige, je dois lui obéir... or, je sais +que monsieur le baron, trop honnête pour faire de madame de Torrès sa +maîtresse, lui a fait entrevoir que... la santé de madame de Silvereal +était chancelante...</p> + +<p>—Cela est vrai!</p> + +<p>—Je n'en doute pas, fit Mancal en jetant un regard du côté de Mathilde, +dont l'apparence contredisait absolument les paroles de son mari. +Cependant, avouez que madame de Sylvereal paraît lutter +avantageusement... contre le mal qui la mine...</p> + +<p>—Illusion! ma femme est atteinte d'une de ces maladies qui laissent au +condamné les dehors de la santé... et qui, cependant, le foudroient en +quelques heures...</p> + +<p>—Soit! mais madame de Torrès n'est pas initiée à ces secrets +physiologiques... car je crains qu'elle n'attribue vos promesses de +mariage à la passion qu'elle vous a inspirée.</p> + +<p>Un rayon sinistre passa dans les yeux du baron.</p> + +<p>—Monsieur Mancal, fit-il d'une voix sourde, j'ai juré à madame de +Torrès qu'elle serait ma femme... et je veux...</p> + +<p>—Vous voulez!...</p> + +<p>—Je me trompe... ce mot rend mal ma pensée... je sais, veux-je dire, +qu'avant trois mois, je serai libre...</p> + +<p>—Ainsi soit-il! fit Mancal en s'inclinant pour cacher le sourire +ironique qui crispait ses lèvres.</p> + +<p>Puis, après un silence, il ajouta:</p> + +<p>—Du reste, le savant docteur du quai de Gèvres est de ceux qui lisent +jusqu'au plus profond des mystères naturels.</p> + +<p>M. de Silvereal laissa échapper un cri de surprise:</p> + +<p>—Quoi! vous savez!...</p> + +<p>Mancal le regarda en riant, cette fois, sans se cacher:</p> + +<p>—Allez demain chez maître Blasias, fit-il. C'est un conseil d'ami que +vous donne votre dévoué serviteur....</p> + +<p>Silvereal eut un moment d'hésitation; puis il reprit:</p> + +<p>—C'est bien, j'irai!</p> + +<p>—Monsieur le baron n'a aucun ordre à me donner?...</p> + +<p>—Aucun!</p> + +<p>Mancal s'inclina profondément et s'éloigna.</p> + +<p>—Allons! murmura-t-il en se perdant à travers les groupes, le crime est +semé... il faudra bien qu'il germe.... Ce sont là bonnes et fertiles +terres.... Mais quoi est donc le secret de M. de Belen?</p> + +<p>A ce moment, l'intendant du duc parut à la porte du salon, et s'arrêta, +regardant de tous côtés comme s'il eût cherché quelqu'un.</p> + +<p>M. de Belen s'approcha de lui:</p> + +<p>—Qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Monsieur le duc, un être étrange, presque effrayant, qui se dit le +serviteur de M. Armand de Bernaye, insiste pour parler immédiatement à +son maître...</p> + +<p>—M. de Bernaye doit se trouver dans une des salles de jeu.</p> + +<p>L'intendant se dirigea du côté que le duc lui indiquait. Il n'eut aucune +peine à rejoindre Armand, qui, le sourire aux lèvres, suivait une partie +de baccarat engagée entre quelques joueurs, parmi lesquels Stéphane, +Colombet et Allard s'étaient érigés en chefs d'attaque. Aux premiers +mots prononcés à voix basse par l'intendant, Armand tressaillit.</p> + +<p>—Je vous suis, dit-il.</p> + +<p>—J'ai fait entrer votre serviteur dans un salon réservé.</p> + +<p>—C'est bien.</p> + +<p>Un instant après, Armand pénétrait dans une petite salle artistement +décorée. La porte se referma derrière lui. Le personnage qui venait de +le faire demander mérite description. C'était certes une des créatures +les plus bizarres qui se puissent imaginer. Au milieu d'une face d'un +brun olivâtre, s'épatait un large nez aux narines plates; les joues +osseuses saillaient comme les moulures d'un masque japonais; la bouche, +aux lèvres jaunes à force d'être pâles, était largement fendue et +laissait voir des dents presque noires, mais aiguës comme les pointes +d'un crayon d'ébène. Son front était tatoué de lignes bizarres qui +s'entre-croisaient géométriquement. Cet être singulier était enveloppé +dans un large manteau, sorte de <i>plaid</i> qui tombait jusqu'à ses pieds +nus. Son front, ridé et sans cheveux, était à demi caché par un chapeau +plat, sans bord, absolument rond et qui semblait se tenir, par prodige, +en équilibre sur son crâne pointu. S'il se fût découvert, on eût +remarqué une touffe de cheveux partant du sommet de l'occiput et +soigneusement roulée sur elle-même en une espèce de rosette.</p> + +<p>Dès que M. de Bernaye parut, le spectre exotique étendit les bras en +avant, en même temps qu'il se prosternait presque jusqu'à terre. +Quelques mots furent échangés dans une langue que, certes, aucun des +invités de M. de Belen n'eût comprise.</p> + +<p>—Que me veux-tu, Soëra? demanda Armand.</p> + +<p>—C'est un billet.</p> + +<p>—Qui l'a apporté?</p> + +<p>—Un jeune homme qui est reparti immédiatement.</p> + +<p>—C'est bien! donne!</p> + +<p>Celui qu'Armand venait de désigner par le nom de Soëra plongea sa main +sous son manteau, qui s'entr'ouvrit et laissa apercevoir une sorte de +pagne, rayé de blanc et de noir, et tombant jusqu'aux jarrets. Le torse +n'était caché que par une ceinture montant de la taille aux aisselles, +et dans cette ceinture était retenue une de ces armes redoutables, lames +tordues en forme de flamme, et que les Malais désignent sous le nom de +«kriss.» Soëra présenta à Armand un petit billet plié en forme de +triangle et bordé de noir, comme une lettre de deuil. Armand laissa +échapper un geste de surprise. Puis, d'un mouvement rapide, il brisa le +cachet. L'enveloppe était vide; seulement, à l'intérieur de l'enveloppe +était empreinte, nettement dessinée, l'image d'une tête de mort. Armand +réfléchit un instant, puis:</p> + +<p>—Va, Soëra, dit-il. Tu es un bon serviteur. Retourne chez moi et ne +m'attends pas cette nuit.</p> + +<p>Soëra s'inclina en signe de soumission. A ce moment, la voix de M. de +Belen se fit entendre dans le salon qui confinait à celui où se trouvait +Armand.</p> + +<p>—Voyons, messieurs, disait-il, qui de vous se dévouera pour conduire le +cotillon?...</p> + +<p>Armand réfléchissait, les yeux fixés sur le singulier emblème qui venait +de lui être adressé. Une sorte de grondement sourd, sauvage, lui fit +lever la tête. Soëra avait rejeté son manteau et, redressant en arrière +son torse d'athlète, il avait tiré de sa ceinture le kriss dont la lame +luisait, aiguë et sinistre.</p> + +<p>—Soëra! fit Armand d'un ton d'autorité.</p> + +<p>L'autre grinçant des dents dit à voix basse:</p> + +<p>—Maître, avez-vous entendu?</p> + +<p>La voix de M. de Belen se fit entendre de nouveau:</p> + +<p>—Monsieur le vicomte (il parlait sans doute à un de ces mièvres jeunes +gens qui font leur chemin en guidant leur barque à travers valses et +mazourkes), monsieur le vicomte, ces dames réclament votre bon concours, +vous ne pouvez refuser!</p> + +<p>Cette fois, Soëra s'élança, et sans doute il allait franchir la porte du +salon, si la main d'Armand s'abattant sur son poignet ne l'eût cloué sur +place.</p> + +<p>—Es-tu fou?... s'écria le savant.</p> + +<p>L'autre, le visage livide sous la teinte d'ocre, semblait ne plus +entendre. Sa bouche écumait, et un seul mot s'échappait de ses lèvres:</p> + +<p>—Amok! Amok!</p> + +<p>—Silence! fit M. de Bernaye.</p> + +<p>D'un mouvement vigoureux, il repoussa le sauvage au fond de la pièce; +puis, les bras croisés, la tête haute, il se plaça devant lui.</p> + +<p>Soëra tremblait: c'était une agitation furieuse, presque convulsive. Il +dit encore:</p> + +<p>—Avez-vous entendu?...</p> + +<p>—Que veux-tu dire?...</p> + +<p>—Cette voix...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—C'est celle de là-bas... c'est la voix qui résonne dans mes nuits... +qui sort de la tombe....</p> + +<p>Armand avait reconnu la voix de M. de Belen. Ses sourcils se +contractèrent.</p> + +<p>—Es-tu sûr de ce que tu dis?</p> + +<p>—Je le jure par le cadavre de mon père!</p> + +<p>—Tes oreilles ne te trompent pas?</p> + +<p>Soëra eut un ricanement.</p> + +<p>—Celui qui est mort me dit que j'ai bien entendu.</p> + +<p>Et il continua tout bas:</p> + +<p>—Amok! Amok!</p> + +<p>—Assez! fit durement Armand. Obéis-moi... retourne chez moi. Je te +défends de sortir jusqu'à ce que je te l'aie de nouveau permis.</p> + +<p>—Maître! n'exigez pas cela! il faut que je le tue.</p> + +<p>Et, disant cela, Soëra tourmentait la poignée de son kriss. Armand se +pencha à son oreille et prononça quelques mots. Soëra se courba, et, +repoussant l'instrument de mort dans sa ceinture, il s'enveloppa de +nouveau dans son manteau.</p> + +<p>D'un geste dominateur, Armand lui indiqua la porte. Soëra, frémissant +mais dompté, sortit à reculons. Armand le suivit des yeux. Quand il fut +seul:</p> + +<p>—Qui sait? murmura-t-il. Si là était le secret de ces misérables!</p> + +<p>Puis, passant la main sur son front, et jetant un dernier regard sur la +missive mystérieuse:</p> + +<p>—Avant tout, dit-il, obéissons.</p> + +<p>Un instant après, il sortit de la maison de M. de Belen.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVB" id="IVB"></a>IV</h2> + +<h3>LES SUITES D'UN BAL</h3> + + +<p>Au moment où les derniers invités du duc de Belen se blottissaient dans +leurs voitures, dont les glaces, couvertes de givre, témoignaient de +l'âpreté du froid; tandis que les domestiques, sous la direction de +l'intendant, remettaient dans les salons cet ordre provisoire qui fait +disparaître tant bien que mal les traces laissées par la cohue, deux +personnages se tenaient dans le cabinet de M. de Belen. La physionomie +de ce cabinet était assez curieuse. Pendant toute la durée de la fête, +il avait été soigneusement fermé. Et cependant, si quelque invité y +avait pénétré, il y aurait pu trouver satisfaction à ses goûts, à +supposer qu'il fût, en si petite proportion que ce fût, porté aux études +orientalistes. De tous côtés, aux murailles, au plafond, sur les +meubles, ce n'étaient qu'armes, ustensiles, objets de toute nature +portant le caractère indélébile de l'art indo-chinois, depuis le +<i>tiwa-sa-wota</i>, tabatière en bois de santal, la corne de buffle +artistement sculptée, l'écale de noix de coco évidée à jour comme une +dentelle, jusqu'à ces inimitables corbeilles, enjolivées d'ornements +bizarres, que les artistes malais tressent avec les folioles du palmier +lontar. Ici la lance de bambou, le poignard recourbé où s'enchâssent les +perles vénitiennes, le sabre à la lame plate et s'élargissant à +l'extrémité; là, des flèches aiguës aux pointes empoisonnées, le disque +métallique à grelots qui tintinne sous les doigts du musicien. Sur des +socles de marbre jaspé, de hideuses statues, aux têtes difformes, aux +membres tortus semblaient attendre encore les hommages que les +sectateurs de Bouddha prodiguent à leurs idoles. Les tentures de soie +brodées d'or tombaient en plis lourds et magnifiques, relevées par des +écharpes tissées d'écorce et teintes des plus éclatantes couleurs, sur +lesquelles restaient immobiles, posés comme s'ils allaient prendre leur +vol, les dragons frangés de rouge et d'or. Des peaux de tigres +couvraient le parquet. Sur une console en bambou, un objet attirait +particulièrement l'attention: c'était un fragment de statue, sculptée +dans la pierre noire, et couverte d'incrustations d'argent. Ce fragment +semblait avoir été scié et détaché d'une statue de petite taille et +représentait le bras et la jambe d'un homme, ainsi qu'une portion du +torse. Là encore on reconnaissait le ciseau des artistes de l'ancien +empire d'Annam. En réalité, dans cette pièce bizarre, on se fût cru +transporté à des milliers de lieues de Paris. C'était comme une échappée +à travers l'espace vous entraînant tout à coup aux limites de l'extrême +Orient. Mais la présence des deux causeurs, M. de Belen et M. de +Silvereal, vous eût bientôt ramené dans le domaine de la réalité. M. de +Belen se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute +et la lèvre ricanante, tandis que le baron, assis ou plutôt affaissé sur +un siége de bambou, paraissait en proie à un malaise difficile à +vaincre.</p> + +<p>—Ainsi, mon cher baron, disait M. de Belen, vous prétendez m'imposer +des conditions?</p> + +<p>Silvereal protesta d'un geste soumis.</p> + +<p>—En vérité, la chose serait du plus haut comique!... n'ai-je pas déjà +fait pour vous plus que je ne vous devais?...</p> + +<p>—Cependant... hasarda le baron.</p> + +<p>—Cependant!... Que signifie ce <i>cependant</i>? Pardieu! il est bon que +nous ayons une explication définitive, et puisqu'il vous a convenu de la +provoquer vous-même, subissez-la.</p> + +<p>Le baron releva la tête et le regarda.</p> + +<p>—Je vous écoute, dit-il d'une voix qui semblait s'affermir.</p> + +<p>—Voyons, continua le duc, récapitulons, si vous le voulez bien, les +services que je vous ai rendus, et établissons nos situations +respectives.</p> + +<p>—Établissons, répéta le baron comme un écho.</p> + +<p>—Il y a huit ans aujourd'hui que vous m'avez prêté votre concours dans +une aventure périlleuse...</p> + +<p>—Et délicate.</p> + +<p>-Délicate, si l'épithète vous plaît. Je reconnais que vous ne m'avez pas +marchandé l'aide que je réclamais de vous. Un seul mot, pourtant. +N'était-ce pas moi qui avais conçu l'idée de ce plan?</p> + +<p>—L'idée et le plan de l'assassinat, fit le baron, qui décidément +reprenait peu à peu son sang-froid.</p> + +<p>Le visage de M. de Belen se contracta légèrement.</p> + +<p>—Dispensez-vous de ces expressions brutales, dit-il sèchement. Bref, +complices tous deux, nous mîmes notre projet à exécution.</p> + +<p>—Et le roi des Khmers +<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Note_2_2" class="fnanchor">[2]</a> tomba sous nos coups, fit encore Silvereal, +qui avait, paraît-il, la manie des interruptions.</p> + +<p>—Je vous prierai de me laisser parler, reprit de Belen, dont l'accent +montait au plus haut diapason de l'irritation. En commettant cet acte...</p> + +<p>—Ce crime...</p> + +<p>—Ce crime, soit... notre but était de nous emparer des richesses +colossales déposées en un lieu caché dont seul le vieil Eni possédait le +secret... mais par une incroyable fatalité, ce secret nous échappa... ou +du moins ne nous fut révélé que par des documents si bizarres, disons le +mot, si incompréhensibles, que tout d'abord nous nous sentîmes +découragés et crûmes que jamais nous n'atteindrions au résultat rêvé... +Pour le présent, au lieu des centaines de millions dont nous avions +voulu nous assurer la possession, qu'avions-nous trouvé? à peine +quelques centaines de mille piastres en pierreries.... N'ai-je pas +partagé ce butin avec vous?...</p> + +<p>—En conservant la part du lion.</p> + +<p>—C'était mon droit. Non-seulement j'avais seul organisé le complot, +mais encore tandis que vous désespériez, je déclarais hautement qu'un +jour viendrait où les énormes richesses de Khmers nous appartiendraient. +Pour cela, il fallait des capitaux à l'aide desquels je pusse continuer +mes recherches.</p> + +<p>—Enfin, j'ai reçu à peine cinq cent mille francs.</p> + +<p>—Qui, placés par moi, dans des spéculations commerciales, furent +rapidement triplés!</p> + +<p>—Hélas! tout cela n'est plus que souvenir!</p> + +<p>—A qui la faute? Parce que vous, monsieur de Silvereal, touchant à la +vieillesse, vous croyez toujours avoir vingt ans; parce que vous vous +laissez entraîner par vos passions séniles sur une pente fatale qui vous +jettera à la ruine et à la mort. Vous vous croyez fondé maintenant à me +rendre responsable de votre chute. A d'autres, mon cher! Vous m'avez +aidé, je vous ai payé, et je suis prêt à déclarer, si vous le désirez, +que tout doit être désormais fini entre nous!</p> + +<p>M. de Silvereal accueillit ces dernières paroles par un ricanement.</p> + +<p>—Je vous en défie, dit-il froidement.</p> + +<p>—Vous dites?...</p> + +<p>—Je dis, monsieur de Belen, que malgré votre forfanterie et vos +menaces, vous savez aussi bien que moi que nous sommes à jamais liés +l'un et l'autre.</p> + +<p>—Je vous prouverai le contraire...</p> + +<p>—Vous me ferez assassiner? En effet, je vous connais, et ce ne serait +pas votre coup d'essai.... Cependant, je vous ferai observer que nous ne +sommes plus aujourd'hui dans les déserts de l'Inde orientale... et qu'à +Paris, il existe certains personnages qui sauraient au besoin me +défendre contre vous.</p> + +<p>M. de Belen était devenu livide. Était-ce de terreur? était-ce de rage? +Au contraire, Silvereal avait retrouvé tout son calme.</p> + +<p>—Ces personnages se nomment: <i>primo</i>, le procureur du roi; <i>secundo</i>, +l'ambassadeur de Portugal; <i>tertio</i>... oh! c'est le <i>tertio</i> qui est +surtout intéressant... les personnages s'appellent: les gendarmes!</p> + +<p>—Misérable! cria de Belen.</p> + +<p>—Les injures n'ont jamais en rien avancé les affaires... Je reprends +mon raisonnement.... Supposez seulement que moi, baron très-authentique +de Silvereal, n'ayant en somme dans mon passé aucune tache prouvée... +car l'histoire du Cambodge est restée parfaitement secrète... supposons, +dis-je, que je me présente chez M. le procureur du roi, et que, lui +dévoilant certain nom que vous me paraissez avoir complétement oublié, +je l'invite à consulter, au sujet du prétendu M. de Belen... du duc de +Belen.... MM. les attachés à la légation du Portugal, ne se pourrait-il +pas d'aventure que les troisièmes personnages ci-dessus mentionnés, à +savoir: MM. les gendarmes, ne vinssent jouer dans le drame actuel un +rôle que vous n'auriez pas suffisamment prévu?...</p> + +<p>—Monsieur de Silvereal, fit de Belen, qui grinçait des dents, voilà des +insolences qui vous coûteront cher.</p> + +<p>—Chacun son tour, mon cher! Comment! je viens à vous en ami et je vous +dis franchement: Je suis ruiné, à jamais perdu, si vous ne me prêtez +cinquante mille francs.... Avec cette somme, qui est pour vous une +bagatelle... car je reconnais que vous avez su mieux que moi faire +fructifier vos capitaux... je rétablis une situation désespérée.... +Voilà ce que je vous explique nettement, franchement, et à cela vous +répondez par des injures, par des menaces...</p> + +<p>—Je n'ai pas d'argent!</p> + +<p>—Bah! dites cela à d'autres, mon cher duc, mais pas à moi. Je connais +par A plus B le chiffre de votre fortune, et vous pouvez me remettre ces +cinquante mille francs aussi facilement que moi je jetterais à la rue un +écu de six livres.</p> + +<p>M. de Belen gardait maintenant le silence.</p> + +<p>—Et de fait, si vous avez quelque reproche à m'adresser, êtes-vous donc +vous-même à l'abri de tout blâme? Oui, j'ai le cœur jeune et le cerveau +brûlant... Que voulez-vous, on ne se refait pas! Mais vous-même, ne +comprenez-vous pas l'amour? Et votre passion pour mademoiselle de +Favereye?...</p> + +<p>—Ah! voilà où je vous attendais! s'écria M. de Belen avec fureur. Oui, +j'aime Lucie; oui, je veux qu'elle soit ma femme; et pour cela, j'ai +réclamé de vous le concours de celui qui se prétend mon ami, de vous, M. +de Silvereal. Eh bien! à quoi êtes-vous parvenu? Comment!... Lucie est +la nièce de votre femme, à laquelle elle est confiée par sa mère, madame +de Favereye, cette folle que l'on croirait en vérité occupée à des +œuvres de magie, tant son existence est mystérieuse et retirée. Donc, +par votre femme, vous êtes pour ainsi dire maître des destinées de +Lucie, et vous pourriez imposer votre volonté. Mais, en vérité, il me +semble que vous tremblez devant madame de Silvereal...</p> + +<p>—Cependant c'est par mon ordre que, ce soir même, elle est venue ici +avec Lucie.</p> + +<p>—Par votre ordre!... Eh bien! je vous fais un pari: si madame de +Silvereal a consenti à vous obéir, c'est parce qu'un intérêt pressant, +personnel, l'engageait à se rendre à ce bal.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Parbleu! pour un conspirateur, vous me semblez bien peu +clairvoyant.... N'avez-vous pas remarqué que ce M. Armand de +Bernaye—encore un ennemi que je devine—ne l'a point quittée des yeux +pendant toute la soirée, et qu'ils sont restés ensemble près d'une +heure?</p> + +<p>—Oh! si je le croyais!...</p> + +<p>—Seriez-vous jaloux? Bah! la chose serait risible!... Mais, croyez-moi, +mon cher baron, madame de Silvereal est plus fine que vous, et quand +vous croyez qu'elle obéit, elle ne suit que sa propre volonté.</p> + +<p>La physionomie de M. de Silvereal s'était tout à coup assombrie.</p> + +<p>—Oh! cette femme! murmura-t-il avec un accent de rage mal contenue.</p> + +<p>—Elle vous hait et vous la haïssez. Voilà justement où le bât me +blesse.... Vous n'avez aucune influence sur elle; et de fait, l'amant en +titre de madame de Torrès ne peut guère faire figure au foyer de famille +avec l'autorité nécessaire...</p> + +<p>—Taisez-vous, de grâce...</p> + +<p>—Non, non. Nous réglons nos comptes, vous dis-je, et nous sommes ici +pour entendre nos vérités. Vous n'avez reculé devant aucun scandale, et, +dans l'ardeur amoureuse de nos vieux ans, style noble, vous vous +conduisez comme un gamin. Jugez alors de l'importance que madame de +Silvereal peut attacher à votre avis, dans cette importante question du +choix d'un mari pour sa nièce! Au contraire, me voyant lié d'amitié avec +vous qu'elle méprise, la baronne se défie de moi et me méprise aussi +quelque peu. Voilà la vérité, et voilà ce que vous appelez me prêter +votre concours. Pardieu! je ferais mieux de m'en passer...</p> + +<p>—Non, s'écria Silvereal, dont l'œil s'éclaira d'un reflet sinistre. +Vous serez le mari de Lucie de Favereye, je le jure sur l'honneur...</p> + +<p>—Sur l'honneur... de vous à moi... quelle plaisanterie! fit cyniquement +de Belen.</p> + +<p>—Ne raillez pas, sur votre vie!... Oui, cette femme me hait et me +méprise; mais il faudra bien qu'elle plie sous ma volonté! Sinon...</p> + +<p>—Sinon?</p> + +<p>Les deux hommes se regardèrent.</p> + +<p>—Croyez-vous, dit de Belen, que madame de Silvereal plie par crainte de +la mort?...</p> + +<p>—De la mort, peut-être. De la honte, certainement.</p> + +<p>—Tiens! c'est une idée... et si je puis vous être utile...</p> + +<p>—Si j'ai besoin de vous, je vous avertirai...</p> + +<p>—Et vous allez agir?...</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—Allons! voici que vous devenez plus raisonnable!... un mot encore +cependant... c'est assez délicat!... mais c'est mon devoir d'ami de vous +avertir... Vous connaissez bien madame de Torrès...</p> + +<p>—Ne parlons pas d'elle...</p> + +<p>—Si fait!... défiez-vous, maître baron... celle qu'on a surnommée le +Ténia en a dévoré et tué de plus grands et de plus riches que vous...</p> + +<p>—Que m'importe!... je l'aime!...</p> + +<p>En prononçant ces mots, le baron se transfigurait. C'était la passion +furieuse, bestiale, dans tout son horrible rayonnement.</p> + +<p>—Voilà qui répond à tout, dit le duc de Belen. Donc, n'en parlons plus. +Je n'ai point l'intention de me poser en Mentor.... Résumons-nous.... Je +ne commettrai pas l'indiscrétion de vous demander quels moyens vous +comptez employer pour triompher de la résistance évidente de madame de +Silvereal à mes projets sur Lucie... Seulement, je vous dirai ceci: le +jour où Lucie sera ma femme, je vous donnerai cinq cent mille francs...</p> + +<p>—Soit! mais en attendant...</p> + +<p>—Il tient à vous que le délai soit court.... Cependant, pour cette fois +encore, je veux bien vous aider...</p> + +<p>—Quoi! les cinquante mille francs que vous me refusiez?...</p> + +<p>—Les voici! fit M. de Belen.</p> + +<p>Il tira de sa poche un carnet, détacha une feuille à souche, y inscrivit +quelques mots, signa et ajouta:</p> + +<p>—Demain, Allard vous payera la somme demandée.</p> + +<p>—Ah! mon ami! s'écria Silvereal, vous êtes mon sauveur...</p> + +<p>—Une bouchée de pain pour le ténia, fit le duc en riant.</p> + +<p>Silvereal haussa les épaules.</p> + +<p>—Vous ne la connaissez pas!...</p> + +<p>—C'est entendu.... Madame de Torrès est un ange! En tout cas, ceci vous +regarde. Mais ne négligez pas les affaires sérieuses...</p> + +<p>—Non, je vous le promets. Maintenant, permettez-moi une question...</p> + +<p>—Tout à votre service, cher ami.</p> + +<p>—Vous continuez toujours vos recherches... au sujet du trésor des +Khmers?...</p> + +<p>—Vous n'en doutez pas, je suppose?...</p> + +<p>—Et croyez-vous être sur la trace?</p> + +<p>M. de Belen réfléchit un instant. Comme à son insu, ses yeux se +tournèrent vers le fragment de statue dont nous avons parlé, et dont les +arabesques d'argent scintillaient au feu des bougies.</p> + +<p>—Peut-être! dit-il enfin. Le sphinx me livrera son secret.</p> + +<p>—Et vous croyez que c'est ici, à Paris même, que vous le contraindrez à +parler?</p> + +<p>—J'en ai la conviction.</p> + +<p>—Vienne donc bientôt le jour du succès! Car je suppose, mon cher duc, +que ce jour-là, vous ne m'oublierez pas....</p> + +<p>Les yeux de Belen étincelèrent:</p> + +<p>—Ce jour-là, s'écria-t-il, que m'importera de vous jeter en pâture des +millions à dévorer? Ce jour-là, nous serons les rois de Paris, les rois +du monde!... Ah! que tout nous paraîtra petit et mesquin!... Nous +verrons à nos pieds les plus grands et les plus orgueilleux... et +dominant de toute la hauteur d'une montagne de richesses ces misérables +qui ramperont en nous tendant la main, nous défierons la société dont +les rouages trembleront sous notre main souveraine... ce jour-là, je +serai dieu!...</p> + +<p>—Et je serai votre prophète! dit gaiement Silvereal. Courage donc... et +à nous deux le monde!...</p> + +<p>Le baron se retira, non sans avoir serré avec effusion la main de son +excellent ami. Le duc resta seul. Pendant quelques instants, la tête +entre ses mains, il parut absorbé dans ses réflexions. Puis il releva la +tête:</p> + +<p>—Cet homme est un complice, donc il est gênant; je lui donne un +mois.... Au bout de ce temps....</p> + +<p>Il n'acheva pas; mais un geste éloquent traduisit sa pensée. Si +Silvereal avait pu le voir, il eût frissonné jusqu'au plus profond de +son être. Belen alla à la porte de son cabinet, l'ouvrit et tendit +l'oreille. Aucun bruit. Tout reposait enfin. Il était cinq heures du +matin. Le jour ne paraissait pas encore. M. de Belen n'appelait jamais +son valet de chambre pour le déshabiller. Il couchait dans une petite +pièce attenante à son cabinet, et se contentait d'un hamac, en voyageur +qui a connu les fatigues des longues et périlleuses entreprises. Il +entra dans sa chambre, après avoir soigneusement tiré les verrous qui +fermaient la porte de son cabinet; il commença à se dévêtir. Mais, au +lieu de se coucher, il alla à un large coffre de bois exotique, garni +d'énormes serrures, et l'ouvrit. Il en tira successivement une blouse, +un pantalon de toile bleue, qu'il endossa rapidement. Puis il prit une +lanterne portative et l'alluma. Il glissa un pistolet dans sa poche. +Cela fait, il sortit de sa chambre et se rendit par une galerie à la +serre, que nous avons déjà décrite, et où avait eu lieu l'entretien de +madame de Silvereal et d'Armand de Bernaye. Là, encore, il s'arrêta et +écouta. Sûr de n'être pas épié, il écarta la touffe de yuccas +gigantesques, dont les longues feuilles se refermèrent derrière lui. +Puis, se penchant, il pressa un ressort dissimulé dans une fente du +plancher. Une trappe glissa sur ses rainures. Il dirigea la lumière de +la lampe sur l'ouverture béante. On eût dit un puits dont la profondeur +se perdait dans l'ombre... Un instant après, M. de Belen avait +disparu... et la trappe, glissant de nouveau, effaçait toute trace de +son passage.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VB" id="VB"></a>V</h2> + +<h3>SOUS TERRE</h3> + + +<p>Le puits dans lequel notre personnage venait de s'introduire était de +forme circulaire et maçonné. Il était évident que jadis il avait servi +de cage à un escalier régulier qui, depuis longues années sans doute, +avait disparu. M. de Belen avait attaché la lanterne à son cou, de telle +sorte que le rayon de lumière, partant de sa poitrine, éclairât en plein +la muraille fruste.</p> + +<p>La descente n'était rien moins que facile. De place en place, des +crampons de fer saillaient de la pierre, et notre homme s'y accrochait +par les mains, tandis que le bout de ses pieds s'appuyait sur le rebord +de creux ménagés de distance en distance. Il était aisé de comprendre +qu'il avait déjà suivi plusieurs fois, souvent sans doute, ce chemin +périlleux, car ses mouvements, réguliers et en quelque sorte +automatiques, ne décelaient aucune hésitation. A mesure qu'il +descendait, il semblait que l'obscurité, fendue en quelque sorte par le +rayon qui s'échappait de la lanterne, se refermât au-dessus de lui plus +épaisse et plus opaque. Une vapeur chaude et humide montait du fond du +puits, et, par instants, M. de Belen devait respirer longuement pour +rétablir le jeu de ses poumons. Il descendit ainsi pendant une dizaine +de mètres, prenant soin d'assujettir ses pieds avant de quitter des +mains les crampons qui le soutenaient. Enfin, il s'arrêta, restant +suspendu dans le vide. Sans hésiter, et comme s'il eût répété un +exercice qui lui était familier, il se courba légèrement en arrière, +puis il sauta. La hauteur d'où il se laissait tomber était d'à peine +deux mètres: ses pieds frappèrent le sol avec un bruit mat. L'homme leva +sa lanterne dont la lueur éclaira l'endroit où il se trouvait. C'était +un vaste caveau circulaire, dont la voûte en ogive présentait des lignes +garnies d'arêtes de pierre. Au centre de ce plafond, se trouvait +l'ouverture ronde du puits par lequel M. de Belen venait de descendre. +Les murailles, formées d'une pierre solide noircie par les ans, +semblaient être les assises de la maison qu'il avait quittée tout à +l'heure. M. de Belen, après un rapide examen, pour la forme sans +doute—car il n'était pas supposable qu'un étranger se fût introduit +dans cet étrange souterrain—se baissa et posa la lanterne sur le sol. +Puis, se dirigeant vers un des points de la circonférence, il se courba +de nouveau. On entendit le cliquetis de pièces de fer, et quand il +revint dans le rayonnement de la lumière, il tenait à la main un levier +et une pioche dont la pointe soigneusement aciérée présentait un +tranchant aigu. Il les jeta sur le sol, retourna au point où il avait +pris ces instruments et revint encore une fois portant une bêche et une +large pelle. Cela fait, il releva la lanterne et promena le rayon +lumineux sur le sol. A ce moment, un cri de surprise lui échappa. Sur la +terre molle se dessinaient nettement, clairement les empreintes de pieds +humains. Une sourde exclamation s'échappa de sa poitrine.</p> + +<p>—Est-ce que je deviens fou? murmura-t-il.</p> + +<p>Non! Cette découverte n'était que trop réelle. Les empreintes étaient +petites; on eût dit qu'elles provenaient d'un pied de femme. De Belen +passa sa main sur son front qu'inondait une sueur glacée. Il restait +immobile, comme s'il se fût attendu à voir surgir de l'ombre quelque +spectre effrayant.</p> + +<p>—Allons! pas d'enfantillage! dit-il encore.</p> + +<p>Mais, malgré lui, il frissonnait. Il examinait soigneusement ces traces, +elles s'étendaient sur un périmètre étroit. Au point central, elles +s'étaient plus profondément enfoncées dans le sol, comme si l'être +mystérieux qui avait laissé cette trace indélébile de son passage se fût +arc-bouté sur ses jambes pour s'élancer.... Nous l'avons dit, +l'ouverture du puits se trouvait à plus de deux mètres de hauteur. +Était-il possible que d'un bond un homme eût pu atteindre les premiers +crampons de fer qui seuls pouvaient y donner accès? Problème que de +Belen ne cherchait même pas à résoudre. En vérité, il avait peur. Tout à +coup, il fit un geste de résolution. Sa main glissant dans sa poche +s'assura de la présence du pistolet à deux coups dont il s'était muni +par précaution. Cependant, un dernier point lui restait à vérifier. D'où +était venu l'être qui avait pénétré dans le souterrain? par quelle issue +s'était-il introduit? Cette question s'imposait à son esprit avec +d'autant plus de force que les dispositions connues de lui seul +semblaient la rendre insoluble. En effet, d'une part, la trace des pas +ne se trouvait, on l'a remarqué, qu'au milieu même du cercle formé par +la muraille! Il fallait donc que l'inconnu eût surgi de terre. Or, il +existait bien une plaque de pierre dissimulée sous le tuf; mais cette +plaque ne se trouvait découverte en aucun point, et de Belen avait assez +soigneusement exploré la partie du sol correspondant aux fissures pour +être certain que la trappe n'avait pas été dérangée. Il resta un instant +plongé dans ses réflexions. Mais c'était une de ces natures énergiques +qui se redressent sous le choc. Il saisit la pelle, et attaquant +résolument le tuf, il ne tarda pas à mettre à nu la dalle dont nous +avons parlé et dont l'étendue était d'environ un mètre carré. Puis à +l'aide du levier, il souleva la lourde pierre, qui tourna sur elle-même +et vint retomber lourdement sur le sol. Une dernière fois, de Belen +promena autour de lui le rayon de sa lanterne, puis il jeta un à un par +l'ouverture béante les instruments dont il s'était muni. Et enfin, +s'aidant de ses bras vigoureux, il descendit à son tour. Il se trouvait +alors dans un second caveau semblable au premier. Mais le sol de ce +nouveau souterrain portait les traces d'un travail persistant.</p> + +<p>La terre était fouillée en tous sens, et laissait en plusieurs points de +larges trous béants. Cette fois, la terre ne portait aucune empreinte.</p> + +<p>—Bien! murmura de Belen. L'imprudent qui, par quelque ruse que je +découvrirai, a pénétré jusqu'ici n'a en somme rien trouvé.</p> + +<p>Puis il ajouta avec un sourire:</p> + +<p>—Il a eu grand tort de ne pas faire disparaître ces empreintes... il +m'a trop bien prouvé qu'il était maladroit, et par conséquent peu à +craindre. Mais quel peut être cet homme... dont le pied est si petit?...</p> + +<p>Il saisit la pioche.</p> + +<p>—En tout cas, le mieux est de se hâter. Je dois toucher au terme de mes +recherches, et alors je défie le monde entier....</p> + +<p>Disant cela, de Belen, retroussant ses manches, avait mis à nu des +biceps velus et sur lesquels les muscles ressortaient comme des cordes. +Il se mit alors à creuser le sol, divisant d'abord la terre friable à +coups de pioche, puis, à l'aide de la pelle, la rejetant contre la +muraille. Un quart d'heure se passa ainsi. La pioche se relevait et +retombait avec un bruit mat. Puis la pelle relevait la terre qui +s'égrenait sur le monceau qui grandissait peu à peu. De Belen s'arrêta +alors, et parut mesurer la profondeur du trou creusé.</p> + +<p>—Pas d'imprudence, murmura-t-il.</p> + +<p>Et, plus lentement, il continua son œuvre, usant maintenant de +précaution comme s'il eût craint que le choc du fer ne brisât l'objet +qu'il cherchait à déterrer. Enfin, il poussa une exclamation. La pelle +venait de rencontrer une résistance subite.</p> + +<p>L'homme se mit à genoux, et, de ses ongles, il écarta la terre. Puis il +prit la lanterne et dirigea le rayon sur l'ouverture. Une pierre noire, +sur laquelle on distinguait des traces brillantes, émergeait de la terre +sombre. Il sembla que cette vue donnât au travailleur une nouvelle +énergie. Ses mains infatigables s'efforçaient de dégager cette pierre. +Enfin, s'arc-boutant sur ses genoux, il parvint à la détacher du sol. Il +l'écarta d'un effort vigoureux, et dans le moule laissé à découvert il +plongea son bras comme s'il eût supposé qu'au-dessous il dût rencontrer +ce qu'il cherchait. Mais il laissa échapper un cri de colère.</p> + +<p>—Rien! rien! fit-il. Malédiction!</p> + +<p>Et saisissant de nouveau la pioche, il élargit l'ouverture; puis, +frappant de toutes ses forces, il enfonçait le pic de fer dans la terre. +Mais la pointe pénétrait sans obstacle. Maintenant de Belen creusait +avec une sorte de rage fiévreuse. La terre jaillissait sous ses coups. +Il ne se reposait plus, tous ses membres ruisselaient de sueur. Et rien +n'apparaissait.... Alors, découragé, il se releva, et laissant échapper +la pioche, qui tomba:</p> + +<p>—Je suis maudit! murmura-t-il.</p> + +<p>A ce moment, un râle sourd s'échappa de sa poitrine... Une main venait +de se poser sur son épaule, tandis qu'une voix ironique prononçait ces +mots:</p> + +<p>—Eh bien! monsieur le duc, il paraît que la chasse a été mauvaise!...</p> + +<p>De Belen fit un effort pour s'élancer... mais la main qui s'était +appesantie sur lui était si lourde qu'il était pour ainsi dire cloué au +sol.... De Belen était d'une force exceptionnelle, dont témoignaient, +malgré ses allures aristocratiques, ses mains massives et ses membres +trapus. Et pourtant, soudain, il se sentait dompté, vaincu. Ainsi cet +être mystérieux, dont il avait constaté l'existence aux empreintes +laissées sur le sol, cet être se trouvait là, près de lui, et du premier +coup lui faisait sentir sa domination. Etait-ce réellement un ennemi? +Non pas seulement un de ces aventuriers qui, guettant dans l'ombre, +s'abattent sur la victime choisie pour en tirer un impôt immédiat, mais +un de ces exploiteurs qui, avant tout, cherchent à rassurer la +possession d'un secret, pour exercer ensuite le chantage à longue +portée.... En vérité, on s'étonnera que ces réflexions aient pu germer +dans le cerveau d'un homme ainsi surpris. Mais de Belen était le +sang-froid fait homme. Son organisme avait payé sa dette à l'ébranlement +nerveux que produit toute surprise: l'esprit restait net et ferme. Donc, +il ne bougeait pas; mieux encore: il n'avait pas répondu aux paroles de +défi qui lui avaient été jetées. Il attendait. Seulement sa main droite, +par un mouvement insensible, descendait vers la poche où se trouvait son +pistolet. L'autre continuait:</p> + +<p>—Eh bien! beau duc, tu ne réponds pas.... Je comprends bien qu'il soit +désagréable d'être dérangé pendant qu'on se livre à de délicates +opérations... mais ce n'est pas une raison pour avoir peur à ce point... +Voyons! répondras-tu? Ah çà! est-ce que, par hasard, tu serais mort de +frayeur?...</p> + +<p>—Je suis vivant, bien vivant! cria le duc. Et c'est toi qui es un homme +mort.</p> + +<p>Il avait saisi l'arme chargée, et tournant son bras derrière son dos, il +savait que la charge irait frapper son adversaire en plein corps. Il +pressa sur la détente. Une détonation violente ébranla le souterrain. +Belen secoua son épaule d'un élan vigoureux; mais, à sa grande surprise, +la main—sorte de grappin de bronze—pesait toujours sur lui. Un second +coup partit.</p> + +<p>—Ah! cette fois! cria de Belen...</p> + +<p>—Cette fois! répondit la voix de l'autre avec un éclat de rire, cette +fois, tu es en mon pouvoir... et tu ne peux même plus conserver +l'illusion de te débarrasser de moi.... Donc, je te rends la liberté...</p> + +<p>Et les doigts s'ouvrirent. Belen, libre, voulut s'élancer. Mais une +ombre noire se dressait devant lui: il savait par expérience que tenter +la lutte eût été folie. La lanterne éclairait sur le sol deux pieds +élégants et fins qui, s'appuyant sur la pioche et la pelle, +interdisaient toute pensée nouvelle de résistance. Belen se contint.</p> + +<p>—Qui es-tu? demanda-t-il.</p> + +<p>—Prends ta lanterne, et regarde!</p> + +<p>Le duc hésita à se baisser. Il crut à quelque coup traîtreusement porté. +Et cependant la vigueur de son ennemi rendait tout stratagème inutile. +Donc il obéit. Il dirigea sur le visage de l'inconnu le rayon de sa +lanterne.</p> + +<p>—Je ne vous connais pas! s'écria-t-il.</p> + +<p>—Vraiment? En vérité, cela me fait plaisir.... Il n'y a pourtant pas si +longtemps que nous nous sommes vus...</p> + +<p>—Je ne me souviens pas! commença Belen, qui, de très-bonne foi, +cherchait dans sa mémoire.</p> + +<p>—Bah! interrompit l'autre. Nous aurons tout le temps de renouveler +connaissance.... D'abord, mon cher duc, si vous m'en croyez, nous ferons +deux choses: la première, c'est de perdre l'un vis-à-vis de l'autre +cette attitude de provocation et de lutte qui ne nous convient +nullement, comme je vous le prouverai tout à l'heure...</p> + +<p>—Et l'autre...</p> + +<p>—C'est de me permettre d'éclairer un peu mieux ce lieu ténébreux qui va +se transformer pour quelques instants, si vous le voulez bien, en +cabinet de conférence...</p> + +<p>—A votre aise, fit le duc.</p> + +<p>L'autre tira de sa poche une boîte d'allumettes et, un instant après, +une petite lampe jetait sur la salle souterraine son clair rayonnement.</p> + +<p>—Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, s'il vous plaît nous +asseoir, nous allons entamer sans plus tarder la petite négociation qui +m'amène....</p> + +<p>Celui qui parlait ainsi d'une voix sèche, martelant chaque mot +distinctement, paraissait un vieillard. Des cheveux blancs taillés ras +couvraient son crâne et descendaient sur son front bas. Le nez était +osseux, les yeux se cerclaient de rides. Quant au vêtement, rien de +spécial. La redingote était noire et serrée à la taille, le linge blanc, +et, détail bizarre, le chapeau était tenu par une main finement gantée. +Cependant le duc, redevenu maître de lui, prit le premier la parole.</p> + +<p>—Ainsi, monsieur, dit-il, vous allez m'expliquer pourquoi ce guet-apens +que rien ne justifie....</p> + +<p>L'autre haussa légèrement les épaules.</p> + +<p>—Voilà de bien grands mots, fit-il. Guet-apens? Pourquoi pas meurtre, +assassinat, torture?... Je voudrais bien savoir de quoi vous vous +plaignez...</p> + +<p>—Mais... commença le duc, que ce ton railleur exaspérait.</p> + +<p>—Mais... mais... vous semblez furieux parce que j'ai pris la liberté de +vous rendre visite sans avoir été invité?</p> + +<p>—Monsieur, fit Belen avec colère, je vous serai obligé de mettre un +terme à vos railleries. Si vous êtes venu pour m'assassiner, tuez-moi, +mais du moins ne m'insultez pas.</p> + +<p>—Quelle manie d'hyperboles! Voilà maintenant que je veux vous +assassiner, et tout cela parce que je vous ai posé la main sur l'épaule.</p> + +<p>—Posé!</p> + +<p>—Bah! parce que cette main est un peu lourde.</p> + +<p>—Viendrez-vous au fait?</p> + +<p>—J'y arrive.... D'abord, cher duc, reprit l'étrange personnage, vous ne +vous êtes pas encore demandé comment un excellent pistolet à deux coups, +sortant des ateliers d'un armurier émérite et chargé par vos soins, n'a +produit sur moi aucun effet.</p> + +<p>—Je ne crois pas à la sorcellerie, fit de Belen.</p> + +<p>—Voici que vous devenez raisonnable. Donc vous comprenez que les canons +dudit pistolet ne contenaient plus les balles de plomb que vous y aviez +complaisamment placées.</p> + +<p>—La chose est probable.</p> + +<p>—Elle est vraie.</p> + +<p>—Et qui a fait cela?</p> + +<p>—Vous vous en doutez bien un peu...</p> + +<p>—C'est vous?</p> + +<p>—Évidemment.</p> + +<p>—Cependant ce pistolet se trouvait dans mon cabinet.</p> + +<p>—Tendu d'étoffes orientales du goût le plus étrange et du meilleur +effet.</p> + +<p>—Vous connaissez ce cabinet?</p> + +<p>—Aussi bien que ce souterrain.</p> + +<p>—Quand et par quelle voie vous y êtes-vous donc introduit?</p> + +<p>—Par la voie qui m'a amené ici.</p> + +<p>—Et que vous me ferez connaître, je l'espère.</p> + +<p>—Tout à l'heure. Pour l'instant, je vous supplie, monsieur le duc, de +bannir de votre esprit toute terreur inutile.... Ne voyez en moi qu'un +inconnu désireux d'avoir avec vous un entretien sérieux, très-sérieux, +et qui, par crainte des importuns, a dû choisir le lieu et le moment où +il était certain que cette entrevue ne serait pas troublée... je dois +vous dire, cher monsieur, que je suis votre voisin...</p> + +<p>—En vérité?</p> + +<p>—Mon Dieu, oui. Tenez, voici ma carte: «Germandret, achat et vente de +livres au comptant.» Monsieur le duc a dû remarquer mon humble boutique, +au 22 de la rue de Seine, juste à côté de votre hôtel. Puis-je espérer +que monsieur le duc ne m'oubliera pas, alors qu'il songera à monter sa +bibliothèque?</p> + +<p>Le duc ne put à son tour réprimer un sourire: il était clair que le +prétendu M. Germandret bavardait, comme on ferraille avant d'entamer la +lutte décisive.</p> + +<p>—Oui, dit de Belen, c'est pour solliciter ma pratique que M. Germandret +s'est introduit chez moi d'abord, qu'il a pris soin de rendre mes +pistolets inoffensifs et qu'enfin il a pénétré dans ce souterrain.</p> + +<p>—Il est vrai que mon plus grand désir est d'entrer en relations avec +monsieur le duc.</p> + +<p>De Belen se demandait s'il avait affaire à un fou.</p> + +<p>—Reste à savoir, reprit Germandret, si nos relations doivent se borner +à des questions purement bibliographiques.</p> + +<p>—Ah! nous arrivons au but, se dit Belen.</p> + +<p>Puis il reprit tout haut:</p> + +<p>—Vos affaires ne se bornent-elles donc pas à la librairie?</p> + +<p>—Non! pas positivement.... Que voulez-vous? il faut vivre, et les temps +sont difficiles.</p> + +<p>—Ah! vous avez d'autres branches... à votre arc?</p> + +<p>—Quelques-unes.</p> + +<p>—Et sans doute, vous ne ferez aucune difficulté à me les faire +connaître, puisque vous êtes venu pour cela?</p> + +<p>—Je n'ai rien à vous cacher. Je m'occupe encore d'objets d'art, +d'antiquités de toute sorte, et notamment....</p> + +<p>Il appuya sur les mots.</p> + +<p>—D'objets précieux provenant de l'extrême Orient.</p> + +<p>Le duc laissa échapper un mouvement.</p> + +<p>—J'ai dit l'extrême Orient, reprit Germandret d'un ton bonhomme. J'ai +su m'assurer un certain nombre de clients qui me payent très-cher les +curiosités des pays d'Annam, de Siam, du Cambodge.</p> + +<p>—Du Cambodge? fit de Belen, en s'efforçant d'affermir sa voix.</p> + +<p>—Oh! ne croyez pas qu'il s'agisse de ces calebasses, de ces bambous +ridicules, de ces flèches, de ces armes que le premier voyageur venu +peut acquérir en échange de quelques pièces de monnaie.</p> + +<p>—De quoi s'agit-il donc?</p> + +<p>—De ces monuments étranges d'un art aujourd'hui disparu, dont les +vestiges ont été révélés au monde scientifique par quelques rares +explorateurs, et qui constituent aux yeux des délicats une source +féconde de recherches historiques et ethnologiques.</p> + +<p>Le duc ne répondit pas et se contenta d'incliner la tête.</p> + +<p>—Or, reprit Germandret sans paraître s'inquiéter de ce silence, le +hasard, le pur hasard, croyez-le bien, m'a appris que monsieur le duc +était passionné pour ces sortes d'étrangetés; j'ai voulu m'assurer par +moi-même de la réalité de mes hypothèses; c'est pourquoi je me trouve +ici.</p> + +<p>—Donc, reprit lentement le duc, vous supposez que je porte un grand +intérêt aux recherches dont vous parlez?</p> + +<p>—Intérêt est le mot propre.</p> + +<p>—Et quelle preuve en avez-vous?</p> + +<p>—Votre présence dans ce souterrain.</p> + +<p>—Expliquez-vous.</p> + +<p>—Comment! je trouve dans une sorte de cave bizarre monsieur le duc de +Belen, type de l'élégance parisienne, vêtu comme un ouvrier, maniant la +pioche à tours de bras, et je pourrais encore douter?</p> + +<p>—Qui vous dit que je cherche... ces antiquités inutiles?</p> + +<p>Germandret prit la lanterne et l'approcha du bloc de pierre que M. de +Belen avait mis à découvert:</p> + +<p>—Voilà qui me l'indique clairement. J'irai plus loin: je dirai que +monsieur le duc est heureux dans ses explorations, et cela malgré +l'exclamation de dépit qui lui échappait au moment où je l'ai +interrompu.</p> + +<p>—Ah! vous croyez que j'ai réussi? fit de Belen qui considérait +attentivement son interlocuteur.</p> + +<p>—Sans doute. Examinez ce bloc de pierre noire, constellé +d'incrustations d'argent, et ne remarquez-vous pas qu'il appartient +évidemment à la statue dont vous possédez déjà un fragment dans votre +cabinet?</p> + +<p>De Belen s'était levé pour vérifier l'observation.</p> + +<p>—C'est vrai! s'écria-t-il. Je n'avais pas remarqué tout d'abord.</p> + +<p>—Voyez, fit Germandret en riant, voici qu'au premier mot votre passion +se réveille.</p> + +<p>Le duc ne semblait pas l'entendre.</p> + +<p>—Oui, murmurait-il, c'est une partie du torse. Que signifie cela?</p> + +<p>—Ne pouvez-vous lire les inscriptions qui se trouvent sur cette pierre?</p> + +<p>—Non, elles sont tracées en une langue dont le secret n'a pas encore +été retrouvé.</p> + +<p>Il avait prononcé ces mots avec un accent de sincérité qui parut frapper +le prétendu Germandret.</p> + +<p>—C'est l'ancienne langue du Cambodge? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—En somme, monsieur le duc s'attendait à trouver ici autre chose que +cette pierre mal sculptée?</p> + +<p>—Qu'en savez-vous? fit Belen avec impatience.</p> + +<p>Puis, s'approchant de l'antiquaire:</p> + +<p>—Mon cher monsieur, lui dit-il, vous avez voulu, ceci est clair, +découvrir un secret, et pour arriver à votre but, vous avez employé des +moyens qu'il me répugne de qualifier. Maintenant, vous savez. Oui, je +cherche des antiquités que je sais avoir été enfouies autrefois dans le +sol de Paris. Or, cette maison m'appartient, j'ai droit d'y pratiquer +des fouilles, je le fais, et nul ne peut s'y opposer. Voilà ce que vous +a révélé votre indiscrétion coupable, qui n'est autre qu'une violation +de domicile. Je suppose que maintenant vous n'avez plus rien à faire ici +et que vous allez enfin me débarrasser de votre présence.</p> + +<p>Germandret ne bougea pas; seulement son visage s'éclaira d'une +expression de profonde ironie.</p> + +<p>—Monsieur le duc, reprit-il, vous êtes un enfant!</p> + +<p>—Ah! c'en est trop! et votre insolence...</p> + +<p>—Bon! Que prétendez-vous faire? Je vous ferai remarquer que nous sommes +seuls et que je suis le plus fort.</p> + +<p>—Des menaces?</p> + +<p>—Non, un simple rappel à la froide raison. Je voulais, en effet, +connaître votre secret, et je vais vous prouver que j'ai réussi. +Monsieur le duc, vous ne cherchez pas dans les souterrains des morceaux +de pierre couverts d'hiéroglyphes, qui sont pour vous lettre morte: +vous cherchez, avec une ardeur et une énergie fiévreuses, un trésor qui +vous a été révélé...</p> + +<p>De Belen s'était reculé et fixait sur son interlocuteur des yeux +hagards.</p> + +<p>—Continuez, fit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents serrées.</p> + +<p>—...Qui vous a été révélé, dis-je, lors du crime que vous avez commis, +de complicité avec le baron de Silvereal, dans les déserts de l'Inde +orientale.</p> + +<p>—Misérable! cria le duc.</p> + +<p>D'un bond il ramassa la pioche qui gisait à terre, et, la levant par un +mouvement formidable, il la lança sur le crâne de l'inconnu.</p> + +<p>Mais, d'un geste brusque qui semblait la détente d'un ressort mû par la +vapeur, le bras de Germandret avait saisi le lourd instrument de fer, +et, l'arrachant des mains du duc, l'avait lancé contre la muraille. +Puis, comme obéissant à une fureur dont il n'était plus le maître, il +l'avait pris à la gorge et renversé sur le sol. L'honnête de Belen +râlait et se tordait en convulsions impuissantes.</p> + +<p>—Gredin! disait le paisible antiquaire d'une voix éclatante, je ne sais +ce qui me retient de t'étrangler comme un chien!...</p> + +<p>Cependant, obéissant à une réflexion qui venait de traverser son +cerveau, il le secoua furieusement comme fait une bête fauve de la proie +qu'elle a saisie, et enfin le laissa retomber sur la terre, presque +inanimé. Cette fois le duc était vaincu. Les doigts du vigoureux inconnu +avaient laissé leurs empreintes violacées autour de son cou.</p> + +<p>—Grâce! murmura-t-il d'une voix dolente.</p> + +<p>—Eh! parbleu! si j'avais voulu te tuer, est-ce que tu n'aurais pas déjà +rendu ta belle âme au diable?</p> + +<p>De Belen faisait de vains efforts pour se redresser. Germandret vint à +lui, et, le saisissant par les bras, l'assit comme un enfant sur un tas +de terre.</p> + +<p>—Là, maintenant nous allons être sage, pas vrai, papa, et plus de +<i>blagues</i> comme tout à l'heure, ou bien....</p> + +<p>Il eut un geste significatif.</p> + +<p>La voix calme et mesurée de l'antiquaire avait fait place à un accent +rauque, brutal, presque sinistre. On peut remarquer aussi que le style +choisi du bibliomane ne se retrouvait plus dans ces dernières phrases, +émaillées d'argot. Quelques minutes se passèrent, et enfin une large +aspiration venue de la poitrine du duc apprit à son interlocuteur que +«le petit tour de vis» avait fini son effet. Germandret lui frappa +familièrement sur le genou:</p> + +<p>—Peut-on causer, papa?</p> + +<p>—Mais qui êtes-vous donc? balbutia le duc.</p> + +<p>—Tu m'as déjà demandé cela tout à l'heure. Pour l'instant, je te dirai +franchement que ça ne te regarde pas. Du reste, contente-toi de +m'écouter, et, pour manifester tes impressions, tu me feras le plaisir +de te borner à une pantomime extrêmement réservée. Cela dit, je +commence.</p> + +<p>De Belen poussa un soupir résigné.</p> + +<p>—Donc, mon bon duc, vous avez dans votre passé un tas de +peccadilles.... Vous vous appelez de Belen comme je m'appelle +Germandret, et vous êtes duc comme je suis marchand d'Elzéviers, +c'est-à-dire pas plus l'un que l'autre.... Ne protestez pas, ça ne +servirait à rien. Maintenant, outre vos anciennes affaires, vous avez +sur la conscience l'assassinat que votre ami Silvereal—un bien honnête +homme aussi—avait l'indélicatesse de vous rappeler tout à l'heure.</p> + +<p>Il s'arrêta, comme pour attendre une protestation. Mi-strangulation +physique, mi-prostration morale, le duc paraissait incapable de formuler +la plus légère remarque.</p> + +<p>—Voici qui est bien entendu: M. le duc de Belen est lié par une +complicité nette et sérieuse au sieur de Silvereal; l'un tient l'autre +et l'autre tient l'un. M. de Belen, seul possesseur du secret +indo-chinois, se croit maître de Silvereal, auquel il promet... combien? +mettons un demi-million... le jour où, ayant réussi à retrouver le +trésor en question, il sera devenu.... M'écoutez-vous, monsieur le duc?</p> + +<p>De Belen avait relevé la tête, non par défi, mais par curiosité. Il +était profondément surpris d'entendre un inconnu lui rapportant +textuellement le programme sur lequel s'exerçaient ses plus secrètes +pensées. Il oubliait que cet inconnu lui avait dit tout à l'heure avoir +entendu sa conversation avec Silvereal. Il est vrai que c'était quelques +minutes après le tour de vis, et qu'à ce moment les idées de M. le duc +n'étaient pas absolument nettes. Bref, il s'abstint de répondre à la +question du bibliomane, qui continua, sans plus s'en préoccuper:</p> + +<p>—Quand il sera devenu l'heureux époux de mademoiselle Lucie de +Favereye...</p> + +<p>—Quoi! vous savez cela aussi? articula enfin le duc.</p> + +<p>—Mais oui! et, par parenthèse, je me permettrai de vous dire que vous +êtes un fameux niais...</p> + +<p>—Oh! fit le duc avec un geste de profond nâvrement.</p> + +<p>—J'ai dit niais, et je maintiens le mot.... Vous êtes le complice de M. +de Silvereal.... Vous lui donnez cinquante mille francs... et, de plus, +vous lui demandez de vous aider dans l'accomplissement d'une mission... +qui lui soucie comme un couvert d'argent à un lézard....</p> + +<p>Cette fois, de Belen écoutait. La fixité de ses yeux ne laissait aucun +doute à cet égard.</p> + +<p>—Cela m'étonne, ma vieille, reprit le bizarre personnage avec le ton +plus que familier qui tranchait avec ses manières habituelles. Eh +bien!... écoute-moi!... de ton histoire de trésor je me moque +absolument... et je te laisse maître de ton affaire, maintenant que je +la connais... mais, dans tes autres opérations, je puis te rendre +service, à condition...</p> + +<p>—A condition?...</p> + +<p>—Eh! pardieu! crois-tu que je te donnerai mon concours gratis? Tu veux +épouser la petite Favereye! que dis-je! tu en es amoureux... comme un +imbécile... et pour obtenir sa main, tu donnerais ton âme... mieux que +cela... cinq cent mille francs, ce qui vaut, au bas mot, cinq cent mille +fois plus... je cote ton âme vingt sous... tu ne m'accuseras pas +d'impolitesse... mais quant à compter sur le Silvereal, il faut que tu +sois complétement fou...</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Il faut te mettre les points sur les <i>i</i>, j'y consens. Oui ou non, le +baron est-il amoureux de la dame de Torrès, autrement dit du Ténia?...</p> + +<p>—C'est exact...</p> + +<p>—Que faut-il pour qu'il arrive à donner à cette belle et <i>honneste</i> +dame, comme dit Brantome (on sait ses classiques), la seule preuve +d'amour qu'elle ambitionne?... Mais répondez donc, cher duc?...</p> + +<p>—Je ne sais!... je ne devine pas!...</p> + +<p>—Décidément, vos facultés sont gravement altérées... heureusement je +suis là pour leur venir en aide. Le Ténia, madame de Torrès, veux-je +dire, exige qu'on l'épouse.... Elle veut devenir baronne de Silvereal... +histoire d'avoir un titre authentique.... Or, pour que le baron, qui est +marié, puisse lui donner cette satisfaction, que faut-il?...</p> + +<p>—Qu'il soit veuf!</p> + +<p>—Allons donc! voilà que l'intellect vous revient. C'est heureux. Vous +avez vu ce soir madame de Silvereal, c'est une créature superbe, bien en +chair, d'une admirable santé, et qui ne paraît pas le moins du monde +disposée à laisser la place libre à madame de Torrès...</p> + +<p>—Silvereal attendra.</p> + +<p>Germandret éclata de rire.</p> + +<p>—Parbleu! il attendra qu'une épidémie... le choléra... une phthisie +galopante veuille bien envoyer la baronne <i>ad matres</i>... et, comme cela +pourrait être long, il aura tout d'abord à cœur d'être agréable à son +excellent ami M. le duc de Belen, et il se servira de sa légitime +influence sur sa femme pour qu'à son tour elle contraigne mademoiselle +Lucie à devenir l'épouse du duc de Belen... voilà bien ce qui a été +convenu?</p> + +<p>—Absolument.</p> + +<p>—Vous êtes arrivé à la période de franchise. Nous finirons par nous +entendre. Eh bien! mon cher monsieur de Belen, M. de Silvereal vous... +comment dirai-je cela pour être poli?... vous trompe.</p> + +<p>—Impossible!</p> + +<p>—Ce mot, vous le savez, n'est pas français, surtout quand il s'agit de +la canaillerie (pardon!) humaine. Or, je vais vous mettre immédiatement +à votre aise. De cette canaillerie (pardon!) je connais trois beaux +échantillons.</p> + +<p>—Qui sont?</p> + +<p>—Vous d'abord, puis M. de Silvereal.</p> + +<p>—Et le troisième?</p> + +<p>—Le troisième, c'est moi!</p> + +<p>De Belen commençait à le regarder avec intérêt. Un peu remis des alertes +de tout à l'heure, il devinait <i>primo</i> que celui qui parlait n'était pas +un sot, <i>secundo</i> qu'il y aurait probablement nécessité de s'entendre +avec lui. Ces mots «le troisième, c'est moi!» lui arrachèrent même un +sourire, un vrai sourire, non forcé, mais épanoui, presque gai. Il eut +même un mot charmant:</p> + +<p>—Ne parlons plus de moi, n'est-ce pas?</p> + +<p>—C'est inutile, je le comprends, entre nous!</p> + +<p>—Mais le second?</p> + +<p>—Silvereal?</p> + +<p>—Justement.</p> + +<p>—Eh bien! maître Silvereal, sortant de votre cabinet, après vous avoir +extorqué cinquante mille francs...</p> + +<p>—Oh! il ne les a pas encore touchés!</p> + +<p>—Bon! une petitesse, maintenant! Attendez: il faut que vous appréciiez +vous-même en quoi il vous a <i>daubé</i>.</p> + +<p>—Je vous avoue que je commence à vous croire sur parole.</p> + +<p>—Alors, je dois me taire?</p> + +<p>—Non pas; mais je veux vous persuader que je ne vous en veux nullement +de...</p> + +<p>—De la petite opération de tout à l'heure...</p> + +<p>—Et que je suis persuadé que nous deviendrons bons amis.</p> + +<p>Germandret ne le quittait pas des yeux. Il se méfiait. Et pourtant il +avait tort. De Belen avait pris carrément son parti. Avoir cet homme +contre soi lui paraissait trop dangereux; donc, l'avoir pour soi ou du +moins avec soi était le <i>desideratum</i>. Quoi qu'il en soit, de Belen +continua:</p> + +<p>—Donc, mon ami Silvereal...</p> + +<p>—Est un bandit, compléta Germandret.</p> + +<p>Seulement il eut l'indélicatesse d'ajouter:</p> + +<p>—Comme vous et moi.</p> + +<p>De Belen réprima une grimace et reprit:</p> + +<p>—Bandit, soit. Mais pourquoi?</p> + +<p>—Mon Dieu! pour ceci simplement. Ayant dans sa poche le mandat qu'il +vous a extorqué, il s'est dit en sortant: Maintenant, mon petit duc, +va-t'en voir s'ils viennent!</p> + +<p>—Hein?...</p> + +<p>—Moi, s'est-il dit en palpant le bienheureux papier, je vais me +débarrasser de ma femme, épouser la Torrès, après quoi je me moque de +Belen.... En somme, je le tiens mieux qu'il ne me tient... je suis un +vrai Silvereal, moi, j'ai dans ma manche la magistrature, la cour, +toutes les influences... tandis que ce bonhomme (c'est Silvereal qui +parle, remarquez-le, je vous prie), tandis que ce bonhomme ne tient à +rien.... S'il trouve les millions indo-chinois, je le ferai chanter d'un +ou de deux millions, et tout sera dit.... S'il ne les trouve pas, eh +bien, je me soucie de lui comme de ça!</p> + +<p>Et Germandret fit claquer son ongle contre ses dents.</p> + +<p>De Belen était livide de colère.</p> + +<p>—Ainsi, vous l'avez entendu?</p> + +<p>—Moi! pas du tout! Vous supposez donc que le Silvereal conte ses +affaires aux étoiles?</p> + +<p>—Mais alors...</p> + +<p>—Alors je sais qu'il a dit tout cela, parce que, pendant qu'il vous +promettait de décider sa femme à votre mariage avec Lucie, il ne pensait +qu'à une seule chose...</p> + +<p>—A quoi donc?</p> + +<p>—Au poison que lui vendra demain certain personnage...</p> + +<p>—Que vous connaissez?</p> + +<p>—Un peu!</p> + +<p>—Mais cet homme est un misérable assassin!</p> + +<p>De Belen s'indignant touchait au sublime.</p> + +<p>—Oh! il est digne de nous! fit Germandret avec une insouciance qui +calma un peu les effervescences du vertueux duc. Vous voyez d'ici le +plan. On vous a soutiré cinquante mille francs, et vous épouserez Lucie, +si vous pouvez!</p> + +<p>—Oh! l'infâme voleur!</p> + +<p>—L'homme habile, tout au plus!</p> + +<p>—Je me vengerai de lui.</p> + +<p>—Comment? et puis, en somme, à quoi bon?</p> + +<p>De Belen se leva brusquement.</p> + +<p>—Voyons, fit-il, jouons cartes sur table...</p> + +<p>—Enfin!</p> + +<p>—Vous voulez que je me livre à vous... je ne sais d'où vous vient votre +puissance... mais elle est réelle, et je m'incline.... Je le répète, +jouons franc jeu. Si vous êtes venu, c'est parce que vous avez un pacte +à m'offrir...</p> + +<p>—Parfaitement raisonné!</p> + +<p>—Posez vos conditions... je crois pouvoir vous affirmer qu'elles sont +acceptées d'avance...</p> + +<p>—Eh! vous allez vite en besogne! J'aime assez cela, d'ailleurs... donc, +écoutez-moi. Voici, de votre côté, ce que vous voulez: découvrir le +secret des trésors indiens...</p> + +<p>—Le connaissez-vous?</p> + +<p>—Non; vous voyez que je suis franc... mais en fait d'énigmes, j'en ai +déchiffré de plus difficiles.... Second point, vous voulez épouser +Lucie, fille de Marie de Mauvillers, devenue femme de M. de Favereye...</p> + +<p>—Oui, je le veux...</p> + +<p>—Et il ne vous répugnerait pas de commencer par le second point?</p> + +<p>—Je suis assez riche, dès à présent, pour prétendre à cette alliance.</p> + +<p>—Bien! Moi, je vous offre de vous faire obtenir la main de Lucie...</p> + +<p>—Vous! mais vous êtes fou!...</p> + +<p>—Non... je m'y engage, et je vous jure que ce n'est pas à la légère...</p> + +<p>—Mais de quelle influence disposez-vous donc?</p> + +<p>—D'une influence telle que, lorsque vous la connaîtrez, vous en serez +épouvanté vous-même.... Mais chaque chose en son temps.... Je vous dis +que vous épouserez Lucie de Favereye.</p> + +<p>—Mais en échange de cette promesse... à laquelle je ne puis ajouter +foi... que me demandez-vous?</p> + +<p>—Deux choses... l'une immédiate, l'autre postérieure à votre mariage...</p> + +<p>—Voyons la condition immédiate...</p> + +<p>—Je vous dirai d'abord la seconde... c'est de m'initier à tous les +détails de l'affaire relative au trésor...</p> + +<p>—Après mon mariage, si ce mariage a eu lieu par vos soins?</p> + +<p>—Bien entendu...</p> + +<p>—Eh bien, je vous promets de vous prendre pour associé... mais +Silvereal...</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas de lui... je m'en charge...</p> + +<p>—Venons alors à la première condition...</p> + +<p>—Vous allez être étonné de sa simplicité... il s'agit tout simplement +d'accueillir chez vous un jeune homme que je vous présenterai +moi-même...</p> + +<p>—Hein? un complice, un espion?...</p> + +<p>—L'être le plus niais et le plus malléable qui se puisse trouver...</p> + +<p>—Mais... dans quel but?</p> + +<p>—Pour lui faire une position.... C'est un jeune homme auquel je +m'intéresse. Il est pauvre, il mérite toute sympathie.... Vous le +prendrez comme secrétaire, par exemple, et vous le produirez dans le +monde....</p> + +<p>De Belen secoua la tête:</p> + +<p>—Sous sa simplicité apparente, cette exigence doit cacher quelque +piége...</p> + +<p>—Voyons, duc. Nous parlons à cœur ouvert. Croirez-vous à une +affirmation bien nette de ma part?... Les loups ne se mangent pas entre +eux...</p> + +<p>—Dicton démenti par l'expérience.</p> + +<p>—Et cependant très-vrai dans le cas actuel.... J'ai besoin que ce jeune +homme soit lancé dans le monde. J'ai un but... cela va sans dire.... +Mais je vous jure, là, foi de bandit! que mes projets ne vous touchent +en rien.... J'irai plus loin: de votre acceptation dépend le succès de +votre mariage.</p> + +<p>—Alors, j'accepte.</p> + +<p>—Sans défiance?</p> + +<p>—A quoi la défiance me servirait-elle?</p> + +<p>—Allons! je vous avais bien jugé!</p> + +<p>—Mais avant tout, dit le duc, j'exige que vous me disiez votre +véritable nom...</p> + +<p>—C'est votre droit.</p> + +<p>D'un geste rapide, le prétendu Germandret arracha sa perruque et sa +barbe grise.</p> + +<p>—Mancal! s'écria de Belen.</p> + +<p>—Lui-même, que vous avez toujours fort mal accueilli, et qui cependant +était de vos amis...</p> + +<p>—C'était vous! Vous vous grimez avec un art admirable.</p> + +<p>—Oui, j'ai certains talents fort utiles dans la profession que +j'exerce.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur Mancal, voilà qui est entendu... alliance absolue...</p> + +<p>—Et complète. Je vous donne Lucie de Favereye.</p> + +<p>—Et nous chercherons ensemble les trésors de l'Eni...</p> + +<p>—Hein?</p> + +<p>—Bon! voilà que je vous dis une partie du secret...</p> + +<p>—Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard...</p> + +<p>—Je préfère un peu plus tard...</p> + +<p>—A votre aise. Mais mon jeune homme...</p> + +<p>—Je l'attends... me l'amènerez-vous vous-même?...</p> + +<p>—Point.... Il ne me connaît pas...</p> + +<p>—Vous êtes tout mystère.... Comment le reconnaîtrai-je?...</p> + +<p>—Ne vous inquiétez pas de ces détails... il saura se présenter de telle +sorte que vous ne conserviez aucun doute sur son identité... Maintenant, +monsieur le duc, je crois qu'il est temps de nous séparer... rentrez +dans votre monde, moi, je retourne au cabinet de M<sup>e</sup> Mancal...</p> + +<p>—Si nous nous serrions la main? dit le duc.</p> + +<p>—Au fait, pourquoi pas?...</p> + +<p>Les deux hommes échangèrent une vigoureuse étreinte.</p> + +<p>—A propos, dit le duc, comment vous êtes-vous introduit ici?...</p> + +<p>—Un peu plus tard, vous saurez cela....</p> + +<p>Et avant que le duc eût répété sa question, Mancal—c'est-à-dire +Biscarre—avait disparu par l'orifice supérieur.... Quand le duc revint +dans le puits, il examina soigneusement les parois, mais il ne put rien +découvrir:</p> + +<p>—Bah! fit-il, qui ne risque rien!...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIB" id="VIB"></a>VI</h2> + +<h3>CE QUE C'ÉTAIT QUE LE CASTIGNEAU</h3> + + +<p>Nous avons laissé Martial au moment où, miraculeusement sauvé d'une mort +certaine par deux inconnus, il avait été transporté dans une voiture +mystérieuse qui, entraînée par des chevaux rapides, avait disparu dans +la direction des Champs-Élysées. Les roues, fendant l'épais tapis de +neige qui couvrait le sol, n'éveillaient aucun écho. Et c'était un +spectacle presque fantastique que celui de cette voiture sombre, drapée +de deuil, qui fuyait à travers la nuit. Elle avait atteint la place de +la Concorde, qui étendait jusqu'à la Seine sa nappe blanche, d'où +émergeaient quelques becs de gaz jetant leur lueur jaunâtre. Puis, les +chevaux s'étaient engagés sur le Cours-la-Reine, qui, à cette époque, +était loin de présenter, même pendant la journée, l'animation qui s'y +voit aujourd'hui. Le Cours, longeant le quai désert, était bordé de +propriétés, jadis habitées par l'aristocratie et la haute finance, mais +déjà presque délaissées, le luxe commençant alors à tendre vers le +faubourg Saint-Honoré et abandonnant les Champs-Élysées au menu peuple. +L'allée des Veuves avait un renom sinistre qui n'avait pas peu contribué +à éloigner du quai de Billy les prudents et les riches. Derrière le +carré Marigny, abandonné aux joueurs de boule et qui ne s'animait qu'à +l'époque des fêtes nationales, c'était une sorte de dédale où les +jardins s'enchevêtraient, où les pavillons se dissimulaient derrière les +branches des grands arbres, tandis que des cabarets et des guinguettes +jetaient dans l'air leurs flonflons discordants ou leurs cris avinés. Le +Paris de nos pères immédiats possédait encore une physionomie bizarre et +que qualifierait aujourd'hui de romantique ceux d'entre nous qui n'ont +jamais connu que les grandes voies à lignes droites et monotones. Or, +c'était vers l'allée des Veuves que se dirigeait la voiture dans +laquelle se trouvaient Martial inanimé et la femme dont la voix avait +tout à l'heure prononcé quelques mots. Silencieuse, elle avait placé son +bras sous la tête du jeune homme et elle le soutenait doucement.</p> + +<p>Enveloppée dans une mante de satin noir, qui la cachait tout entière, +cette femme, le front penché, semblait en proie à une profonde émotion. +Une grosse larme, roulant de ses yeux, tomba sur le front de Martial, +qui ne la sentit pas. Et celle qui l'avait versée murmurait maintenant:</p> + +<p>—Ainsi, voici encore une créature humaine devant laquelle la vie +s'était peut-être ouverte radieuse et belle... et qui, de degrés en +degrés, est descendue jusqu'au désespoir douloureux et sinistre.... Sur +ses vingt ans, la nuit s'est faite, et il a voulu s'échapper de cette +prison qui se nomme la vie, pour se réfugier dans cette liberté qui +s'appelle la mort!...</p> + +<p>Et elle ajouta encore:</p> + +<p>—Pauvre Martial! vingt ans!...</p> + +<p>Puis, comme si une pensée plus douloureuse encore se fût tout à coup +imposée à elle:</p> + +<p>—Et lui! lui! fit-elle d'une voix brisée. N'a-t-il pas vingt ans? et ne +se débat-il pas, lui aussi, dans quelque gouffre de douleurs où la haine +et le crime l'ont poussé!</p> + +<p>La voiture s'arrêta. C'était devant une petite porte, à peine visible, +percée dans un mur élevé au-dessus duquel des arbres dépouillés de +feuilles étendaient leurs branches amaigries par l'hiver et blanches de +neige. Une ombre se dressa à la portière et l'ouvrit. Puis un cri de +surprise retentit:</p> + +<p>—Porte ce jeune homme dans ta chambre, dit la femme. Il n'est +qu'évanoui. Donne-lui les soins que réclame son état. Que M. de Bernaye +soit immédiatement averti... mais surtout, sur ta vie, Pierre, tu le +sais... pas un mot... que ce malheureux ignore où il se trouve et qui +l'a sauvé?</p> + +<p>—Oui, madame la marquise, fit l'homme, qui était de taille moyenne, +trapu, carré des épaules et dont les cheveux blancs indiquaient l'âge +avancé. Mais vous-même, que voulez-vous faire maintenant?</p> + +<p>—Je retourne à l'hôtel. Demain, à la première heure, je reviendrai... +que les Morts m'attendent.</p> + +<p>L'homme s'inclina; puis, avec une vigueur qui contrastait avec son +apparence sénile, il saisit Martial et l'enleva comme il eût fait d'un +enfant. La porte se referma derrière lui, tandis que les chevaux +légèrement touchés du fouet, entraînaient l'inconnue. Celui qui portait +Martial se trouvait alors dans un jardin spacieux, et se dirigeait vers +une maison cachée derrière un rideau d'ormes et de chênes, dernier +vestige des anciens bois qui, jadis, s'étaient étendus jusqu'à la Seine.</p> + +<p>Un mot sur la maison mystérieuse où nous pénétrons. Pendant longues +années, cette propriété, qui avait appartenu, disait-on, à une noble +famille du midi de la France éteinte depuis longtemps, était restée +abandonnée. Des procès s'étaient engagés au sujet de ces terrains et de +tous les domaines de cette famille, et avaient duré aussi longtemps que +les avocats et gens de loi avaient trouvé aliment à leur... activité. +Mais un jour était venu où subitement les procédures s'étaient arrêtées. +Des dédommagements qu'on évaluait à haut chiffre avaient été accordés +aux parties belligérantes, et finalement cet héritage mystérieux avait +été recueilli... par qui? Voilà ce que les curieux eussent bien voulu +savoir par le menu. Mais les plus avides de renseignements précis +avaient dû se contenter du fait suivant: Il y avait environ cinq ou six +années, un brave homme aux cheveux blancs, aux allures un peu +<i>pataudes</i>, était arrivé par une chaise de poste qui s'était arrêtée +devant la grille rouillée se trouvant juste à l'angle de l'allée des +Veuves et du Cours-la-Reine. Les voisins, marchands de vin, charbonniers +et autres, s'étaient plantés sur le pas de leur porte, comme bien on +pense. Or, le vieillard en question était descendu, et comme il avait +fait un faux pas, en glissant sur le marchepied, il avait laissé +échapper un de ces jurons <i>sui generis</i> auxquels l'oreille des +connaisseurs devine une origine certaine.</p> + +<p>Le vieillard était du Midi, de Marseille ou des environs. Ceci était +acquis. Second point. L'homme était marié, et sa femme l'accompagnait. +Même âge. Cheveux blancs. Enfin un jeune homme, un ouvrier, à n'en pas +douter, ayant passé vingt-cinq ans, et qui témoignait aux deux +vieillards une affection et un respect filials. Donc le fils. La chaise +de poste était partie. La grille s'était refermée. Il restait en +conséquence beaucoup de détails à surprendre. Et cependant, en dépit de +toutes les ressources d'un espionnage infatigable, la récolte resta +maigre. Le vieillard s'appelait—ou du moins se faisait appeler—le +Castigneau. Est-ce que c'était là un nom de chrétien? On avait beau +chercher, quand, un beau soir, un client de passage, attablé dans un des +bouges de l'entrée de Chaillot, et qui boitait un peu, entendant ce mot +de Castigneau, se laissa aller à dire:</p> + +<p>—Je connais ça, moi!</p> + +<p>Jugez si on le questionna. Mais il parut d'abord que ce brave homme +était fâché d'avoir <i>lâché</i> sa phrase, et il fallut grandement +l'amadouer pour qu'il consentît à compléter sa première énonciation. +Bref, le Castigneau, ce n'était pas le nom d'un homme, mais bien d'un +quartier de Toulon. Le cabaretier cligna de l'œil et comprit l'embarras +et l'hésitation de son client. Puis une idée surgit dans son cerveau +fertile. Il s'approcha du camarade, et lui dit à voix basse:</p> + +<p>—Tu connais bien Toulon?</p> + +<p>—Oui... après? Fichez-moi la paix!</p> + +<p>Le ton de la réponse manquait d'aménité.</p> + +<p>—Bah! fit l'autre en lui tapant sur le genou, <i>en ami</i>, est-ce qu'on +fait des cachotteries entre soi?... Tu as été... là-bas?</p> + +<p>C'était poser carrément la question. La réponse fut cette fois un peu +plus catégorique:</p> + +<p>—Quand cela serait?...</p> + +<p>—Oh! tu n'en serais pas moins chez toi ici, d'autant plus que tu peux +me rendre un service....</p> + +<p>Or, le cabaretier—qui s'appelait Malgâcheux et que nous aurons +l'honneur de revoir dans la cours de ce récit—avait, lui aussi, +quelques peccadilles sur la conscience, et ce n'était pas pour quelques +années de bagne qu'il eût fait la petite bouche. Il s'entendit donc +rapidement avec son compère, et un plan fut ébauché pour arriver à +savoir si d'aventure le Castigneau n'était pas tout simplement un vieux +<i>cheval de retour</i>. Cette constatation n'était pas d'ailleurs aussi +aisée qu'elle le semblait au premier coup d'œil. Le Castigneau sortait +peu: son fils travaillait dans un atelier de la ville; ce qui, en somme, +paraissait assez bizarre de la part d'un jeune homme dont le père était +propriétaire d'un <i>immeuble</i> sérieux. La femme du Castigneau allait +faire le marché, et à l'estimation des commères, elle dépensait à peine +quelques francs pour la nourriture de la maison. Malgâcheux et +Bridoine—c'était le nom du forçat—s'imaginèrent que le plus simple +était de s'introduire dans la maison pendant la journée, en choisissant +l'heure où le Castigneau serait seul. Sans doute, ayant à avouer un +passé peu flatteur, il s'exécuterait plus facilement sans témoins. Il ne +s'agissait que de s'y prendre adroitement. Bridoine, grâce à l'aide de +l'honorable Malgâcheux, s'affubla d'une houppelande de propriétaire, se +coiffa d'un chapeau large et rond qui lui donnait une physionomie quasi +respectable, s'arma d'une canne à double fin, soutien et défense, et +finalement ayant vu la Castignote, comme on disait, tourner les talons, +il s'en vint de son air le plus paterne sonner à la grille de la maison. +On le fit attendre quelque peu. Bridoine sonna une seconde, puis une +troisième fois. Pour être ex-forçat on n'en est pas moins homme. Voilà +que maître Bridoine commença à s'exaspérer, et, revenant à son +excellent naturel, il grommela entre ses dents un juron qui n'avait rien +d'édifiant et qui sentait de plusieurs lieues sa <i>grande fatigue</i>. Il +sembla que cette exclamation fût un: Sésame, ouvre toi! Car soudain la +porte tourna sur ses gonds. Et Bridoine se trouva en face de celui dont +il désirait si vivement faire la connaissance. La scène fut courte.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous voulez? demanda le Castigneau.</p> + +<p>—C'est bien à M. Castigneau que j'ai l'honneur de parler?</p> + +<p>—A lui-même. Après?</p> + +<p>—Peut-on causer un instant?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>Cette singulière réponse déconcerta quelque peu le Bridoine, qui leva +les yeux sur son interlocuteur. Celui-ci, le torse un peu en arrière, +l'œil à la fois défiant et railleur, n'avait pas un air des plus +engageants. Mais en somme, c'était un vieillard, sans doute peu +redoutable. Bridoine allait passer outre et entamer, en dépit de tout, +la conversation réclamée, quand le Castigneau fit un pas vers lui.</p> + +<p>—Tu vas t'en aller, dit-il froidement.</p> + +<p>—Hein?... m'en aller.... Comment! je viens... bien poliment...</p> + +<p>—Poliment! alors ôte ton chapeau....</p> + +<p>Et d'un revers de main, le Castigneau fit tomber la coiffure de +Bridoine. Celui-ci poussa un cri de colère.</p> + +<p>—Ne remue donc pas comme ça, reprit l'autre, tu déranges ta perruque.</p> + +<p>Par un mouvement instinctif, Bridoine porta sa main à son front; mais +plus vif encore, le Castigneau lui avait arraché ses cheveux postiches, +mettant à nu le crâne pointu du forçat. En même temps, faisant +demi-tour, le Castigneau, dont on n'eût pas soupçonné la force et +l'agilité, se plaça entre la porte et le visiteur. Bridoine commençait à +perdre son sang-froid. Il marcha sur le Castigneau les poings en avant.</p> + +<p>—Qui es-tu et que viens-tu faire ici? demanda le Castigneau.</p> + +<p>—Ça ne te regarde pas!</p> + +<p>—Vrai!... alors, je cogne....</p> + +<p>Le poing du Castigneau, qui était d'une remarquable solidité, s'abattit, +à l'improviste, sur la poitrine de Bridoine, qui recula en trébuchant.</p> + +<p>—Veux-tu répondre? demanda encore le Castigneau toujours calme.</p> + +<p>—Je vais te découdre! cria Bridoine, dont la main se trouva tout à coup +armée d'un couteau.</p> + +<p>Le placide Castigneau eut un ricanement. Loin de paraître s'émouvoir du +danger, il marcha droit à Bridoine, qui leva le bras. Seulement, ce bras +ne retomba pas. Et, ma foi, sans qu'il sût trop comment, Bridoine se +trouva—désagréable surprise—le nez sur le sable, qu'il rougissait de +son sang. Le bon bourgeois, un genou sur ses épaules, le serrait d'une +main à la nuque.</p> + +<p>—Maintenant, dit le Castigneau, je veux bien causer... Qui es-tu? et +que viens-tu faire ici?</p> + +<p>Bridoine essaya de se redresser, n'y parvint pas et, avec la magnanimité +propre à sa nature, se décida à se soumettre:</p> + +<p>—Je suis Bridoine.</p> + +<p>—D'où viens-tu?</p> + +<p>—<i>De Toulon</i>.</p> + +<p>—Bien! Qui t'a envoyé ici?</p> + +<p>—Malgâcheux!</p> + +<p>—Qu'est-ce que Malgâcheux?</p> + +<p>—Le cabaretier d'ici près: <i>Aux Bons Amis</i>!</p> + +<p>—Et pourquoi es-tu venu?</p> + +<p>—Pour savoir qui vous êtes.</p> + +<p>—Le sais-tu?</p> + +<p>—Parbleu! non.</p> + +<p>—Eh bien, je vais te satisfaire maintenant....</p> + +<p>Tout en parlant, le Castigneau continuait à tenir serré le cou de +Bridoine, qui se sentait congestionner.</p> + +<p>—Tu diras à Malgâcheux—puisque Malgâcheux il y a—que le Castigneau +est un bonhomme qui ne doit de comptes à personne et qui n'aime pas +qu'on l'espionne... Tu ajouteras que, la première fois qu'il s'occupera +de moi, j'irai lui casser les reins; et, comme il pourrait douter de ma +parole, tu ajouteras que je t'ai reconduit de la façon que tu vas +voir.... Je t'ai pris par la peau du cou et par la ceinture, vois-tu, +comme ça....</p> + +<p>Ajoutons que le Castigneau exécutait en même temps, avec la plus grande +aisance, les opérations qu'il décrivait.</p> + +<p>—Je t'ai soulevé de terre comme un lapin... puis je t'ai emporté vers +la porte par laquelle tu étais entré, et... une, deux, trois... je t'ai +flanqué dans la rue.... Sur ce, bonsoir!</p> + +<p>Et Bridoine roula hors de la maison, ni plus ni moins que s'il eût été +un vulgaire paquet de linge. Dire que le retour de Bridoine chez +Malgâcheux eut le caractère d'un triomphe antique, ce serait mentir. Son +nez, ses épaules, ses genoux et le reste demandaient des soins +multiples. Quand le Malgâcheux l'interrogea, Bridoine raconta +l'histoire, et, en vérité, il mit dans son récit une franchise qui lui +faisait honneur. Le Malgâcheux resta pensif.</p> + +<p>—Faudra voir pourtant, dit-il.</p> + +<p>—En ce cas, tu verras toi-même...</p> + +<p>—Bah! pour une malheureuse râclée...</p> + +<p>—J'aurais bien voulu vous y voir!</p> + +<p>—Alors tu <i>canes</i>?</p> + +<p>—Absolument.</p> + +<p>Malgâcheux haussa les épaules en signe de souverain mépris, et se +promit, <i>in petto</i>, de satisfaire sa curiosité par des moyens moins +dangereux. Tout en s'avouant vaincu, Bridoine conservait au fond du +cœur—à supposer qu'il possédât cet organe essentiel—une rancune +féroce contre le Castigneau, et, bien qu'il se hâtât de quitter le +cabaret des <i>Bons Amis</i>, il se promettait bien de revenir rôder autour +de la maison où il avait été reçu de si touchante façon. Mais il se +garda d'en rien témoigner à son excellent camarade Malgâcheux, qui +réfléchissait de son côté et se disait qu'en somme, le mieux était de +vivre en paix avec un voisin dont la poigne était si rude et le biceps +si solide. Bref, soit que Bridoine eût ajourné ses projets, soit que +Malgâcheux fût réellement venu à résipiscence, le Castigneau ne fut plus +inquiété et reprit ses allures patriarcales. La grille restait toujours +soigneusement fermée. Et si certaine petite porte, donnant sur le carré +Marigny, n'avait pas attiré l'attention, c'était uniquement parce que, +de jour, il n'était jamais arrivé qu'on la vit même s'entre-bâiller. +Donc, sachant maintenant quelle était la réputation quasi fantastique de +la maison dans le quartier, revenons dans le jardin où le +Castigneau—car c'était sans doute lui, à en juger par la vigueur dont +il faisait preuve—emportait sur ses épaules le corps inanimé de +Martial. Au moment où il approchait de la maison, de la porte ouverte +sortit une femme, la tête et les épaules enveloppées d'un châle et qui +tenait une chandelle dont elle abritait la lumière derrière sa main +étendue.</p> + +<p>—Eh bien! Pierre, demanda-t-elle d'une voix contenue, qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Femme, réveille le gars. Prépare la chambre du premier, nous avons un +malade.</p> + +<p>—Bon Dieu! le pauvre jeune homme!</p> + +<p>—Bah! nous en avons vu bien d'autres! dans deux heures il n'y paraîtra +plus! Va, Micheline. Bassine le lit, mets la tête basse.... Maintenant, +le gars!...</p> + +<p>—Me voici, père, dit une voix jeune et mâle.</p> + +<p>—Toi, mon brave Pierrot, en deux temps, quatre mouvements, chez le +numéro 5...</p> + +<p>—Bien! c'est compris.</p> + +<p>—Pas par la porte! Saute par-dessus le mur. On ne sait pas, il peut y +avoir des curieux...</p> + +<p>—En tout cas, ils n'ont qu'à courir après moi.</p> + +<p>—Attends. Tu lui remettras cette lettre. S'il n'est pas chez lui, tu +diras à son domestique de la lui porter immédiatement.</p> + +<p>Pierrot serra soigneusement le billet bordé de noir que lui avait donné +son père; puis, d'un bond, s'aidant des treillages fixés au mur, il +disparut.</p> + +<p>Cependant Martial avait été porté dans la chambre. Micheline +s'empressait de l'installer aussi confortablement que possible. +L'immersion avait été si rapide et si courte qu'il ne s'était pas +déclaré de symptômes d'asphyxie. C'était un évanouissement causé sans +doute par le choc. Du reste, le Castigneau ayant retroussé et mis à nu +ses bras musculeux, se livrait sur le corps du malade à une de ces +frictions qui réveilleraient un mort. Micheline présentait à son mari +les linges chauds destinés à rétablir la circulation. Au bout d'un quart +d'heure environ, Martial poussa un long soupir; puis il ouvrit les yeux +et regarda autour de lui.</p> + +<p>—Où suis-je? murmura-t-il.</p> + +<p>—Chez des amis, dit le Castigneau.</p> + +<p>—Je n'ai pas d'amis, soupira le jeune homme.</p> + +<p>—Faut pas dire de ces choses-là. Il y a de bons et braves cœurs +partout... et souvent au moment où on s'y attend le moins....</p> + +<p>Le jeune homme essaya de se soulever, mais il retomba lourdement. Il +passa ses deux mains sur son front.</p> + +<p>—Oui, je me souviens, dit-il, j'ai voulu mourir...</p> + +<p>—Et vous n'êtes pas mort? Bah! ça arrive à tout le monde!</p> + +<p>—Ainsi, c'est vous qui m'avez sauvé?</p> + +<p>—Moi? pas du tout...</p> + +<p>—Cependant... je suis bien sûr...</p> + +<p>—D'avoir tâté de l'eau froide. Ça, c'est vrai.</p> + +<p>—Qui m'a arraché à la mort?</p> + +<p>—Quelque terre-neuve qui passait par là. Il y a tant de chiens errants! +fit le Castigneau avec un gros rire.</p> + +<p>Martial le regarda. Il vit une face maigre, deux yeux creux, une +chevelure et une barbe hérissées. Au premier coup d'œil, son hôte +improvisé ne présentait pas une physionomie bien rassurante. Et +cependant, dans ces yeux enfoncés, sur ce visage émacié, il y avait +comme un rayonnement de bonté probe qui frappait instantanément. Martial +devina qu'il n'avait point affaire à un ennemi.</p> + +<p>—Je vous en prie, dit-il, dites-moi ce qui s'est passé.</p> + +<p>—Mon cher monsieur, répondit le Castigneau avec une certaine dignité, +quand on est soldat, on doit obéir à sa consigne.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Ceci: que je suis un soldat en ce sens que j'ai des chefs. On m'a dit: +«Voilà un brave jeune homme qui a voulu boire un bouillon, soignez-le et +rendez-nous-le en bon état.» Je vous soigne, et je ne sors pas de là. Je +ne sais rien de plus. Donc, contentez-vous-en pour l'instant.</p> + +<p>—Vous trouvez-vous donc mal ici? dit la femme d'une voix douce et +empreinte de ce charme que donne la vieillesse aux bonnes femmes.</p> + +<p>Martial sourit tristement:</p> + +<p>—Je n'ai pas le droit de me plaindre.... On m'a sauvé... on a cru me +rendre service.... Donc je vous dois, soit à vous, soit à ces chefs dont +vous parlez, l'expression de ma reconnaissance.</p> + +<p>—Je vous ferai remarquer, reprit assez vivement le Castigneau, qu'on ne +vous a rien demandé, sinon de vous bien reposer, de dormir, si vous +pouvez...</p> + +<p>—Soyez sûr que dès que mes forces me le permettront, je vous épargnerai +l'embarras de ma présence.</p> + +<p>—L'embarras!... Enfin, ça ne me regarde pas. Vous partirez si vous +voulez; mais en ce moment-ci, il n'est pas question de cela. D'abord, +vous bavardez trop... Tenez, voilà vos yeux qui se ferment. Donnez une +vigoureuse taloche à votre traversin... et bonsoir!</p> + +<p>En effet, Martial, épuisé, s'endormait malgré lui. Le Castigneau et sa +femme restèrent pendant quelque temps auprès de son lit.</p> + +<p>—Hé! mon vieux Lamalou, dit la femme à voix basse. Il y a encore là +quelque bonne action sous roche.</p> + +<p>—Ah! si tu savais! répondit sur le même ton le vieux Pierre (car, sous +le nom de Castigneau, c'était l'ancien geôlier de la Grosse-Tour), quand +elle m'a dit: «Prenez ce jeune homme dans vos bras!» j'ai reçu un coup +en pleine poitrine.... Dame! je crois toujours que je vais revoir le +petit...</p> + +<p>—Et tu es sûr que ce n'est pas lui?</p> + +<p>—Elle me l'a dit... tout de suite. Mon Dieu! qu'est-il devenu? et ne le +retrouverons-nous pas un jour, comme celui-là, désespéré et allant +jusqu'au suicide?...</p> + +<p>—Ne dis pas cela, Pierre!... Moi, j'ai toujours eu idée que madame la +marquise retrouvera le fils de Jacques.</p> + +<p>—Dieu le veuille!</p> + +<p>A ce moment, un sifflement doux, continu, perça le silence de la nuit.</p> + +<p>—Ça doit être le numéro cinq, fit Lamalou.</p> + +<p>Il sortit rapidement et se dirigea vers la petite porte. Il frappa +lui-même, de l'intérieur, trois coups espacés, puis suivis de deux plus +pressés. On répondit par un seul coup net et ferme. Alors la porte +s'ouvrit, et Armand de Bernaye parut.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda-t-il à voix basse.</p> + +<p>—Un noyé, fit Lamalou sur le même ton.</p> + +<p>—Conduisez-moi près de lui.</p> + +<p>Armand pénétra doucement dans la chambre où dormait Martial. Puis, +prenant la lumière des mains de Micheline, il se pencha sur le jeune +homme. Tout à coup il se redressa avec un frémissement.</p> + +<p>—Quel est ce jeune homme? demanda-t-il.</p> + +<p>—Je ne sais pas. C'est madame la marquise qui l'a amené ici dans sa +voiture.</p> + +<p>—Son nom?</p> + +<p>—Je l'ignore.</p> + +<p>Armand se courba vers lui.</p> + +<p>—Quelle singulière ressemblance! fit-il encore.</p> + +<p>Puis se tournant vers Lamalou:</p> + +<p>—Il faut le laisser dormir, puis au réveil lui donner un repas léger.</p> + +<p>—Monsieur est-il prévenu qu'il y a rendez-vous au point du jour?</p> + +<p>—Je resterai ici.</p> + +<p>Armand jeta un dernier regard sur Martial.</p> + +<p>—Non, murmura-t-il, un pareil prodige n'est pas possible. Dans quelques +heures il faudra que ce mystère s'éclaircisse.</p> + +<p>Et après avoir donné à Lamalou et à sa femme ses dernières instructions, +il passa dans une pièce voisine, où il se jeta sur un lit de repos.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIIB" id="VIIB"></a>VII</h2> + +<h3>LA SALLE FUNÈBRE</h3> + + +<p>Le soleil venait de se lever. La température s'était adoucie, et au vent +âpre qui pendant toute la nuit avait soufflé sur la ville, enveloppée +dans son linceul de neige, avait succédé, avec l'accalmie, un brouillard +humide qui, descendant en pluie fine et continue, détrempait peu à peu +le sol durci. Les Champs-Élysées et le quai étaient encore complétement +déserts. Tout à coup, du côté de la place, une voiture lancée au grand +trot fit jaillir sous ses roues la neige devenue boueuse; c'était un +cabriolet de maître, conduit par un homme soigneusement enveloppé de +fourrures, qui, s'arrêtant brusquement à mi-chemin de l'allée des +Veuves, descendit, jeta les rênes à un garçon et s'engagea dans le +dédale de ruelles dont nous avons parlé. Il arriva devant la maison +occupée par Lamalou, longea le mur du jardin, s'arrêta devant la petite +porte, et fit entendre le sifflement long et sonore qui avait déjà +retenti quelques heures auparavant. Il n'attendit pas longtemps: le +signal des coups frappés sur la porte fut échangé, et enfin il pénétra à +l'intérieur. Au moment où il disparaissait, une ombre jusque-là +dissimulée dans un angle de la muraille se dressa lentement.</p> + +<p>—Hé! hé! mon vieux Bridoine! murmura le nouveau venu, est-ce que par +hasard tu aurais trouvé la pie au nid?</p> + +<p>Puis il ajouta en ricanant:</p> + +<p>—Voilà qui fera jubiler les Loups!</p> + +<p>Se dressant sur la pointe des pieds, il s'approcha avec des précautions +infinies de la porte mystérieuse.</p> + +<p>—C'est bien ça, fit-il. C'est la maison du vieux dur à cuire! Voilà ce +que c'est que d'avoir de la patience. Aide-toi... et le diable t'aidera.</p> + +<p>Tandis qu'il prononçait entre ses dents cette formule proverbiale +défigurée à son usage personnel, un nouveau bruit de roues, grinçant +dans la boue, lui fit dresser l'oreille. La voiture venait de s'arrêter, +à peu près au même point que la première. Bridoine, qui était vêtu d'une +mauvaise blouse déteinte, ne parut pas avoir grand souci de sa toilette. +Il se glissa à terre, où il s'étendit tout de son long sur le ventre, +bien collé contre la base de la muraille. En somme, sa silhouette se +perdait dans l'ombre projetée. Le nouveau venu exécuta exactement les +mêmes formalités que celui qui l'avait précédé. La porte s'ouvrit et il +disparut.</p> + +<p>—Et de deux! fit Bridoine, qui rampa sur ses mains et ses genoux pour +s'éloigner de la porte.</p> + +<p>A quelque distance il se redressa sur ses pieds.</p> + +<p>—Voyons! voyons! fit-il en soliloque, faut-il essayer d'en savoir plus +long?</p> + +<p>Il médita quelques instants sur cette question. Il avait relevé +l'ignoble casquette qui couvrait son crâne pointu, et, tandis qu'une de +ses mains grattait ledit crâne, l'autre caressait une barbe qui +rappelait par ses enchevêtrements les lianes les plus impénétrables des +forêts sauvages. La solution de ce problème menaçait de prendre autant +de temps qu'une enquête confiée à une commission parlementaire, +lorsque.... Troisième voiture. Troisième inconnu.... Ou plutôt, non. +Cette fois, les personnages étaient au nombre de deux. Le coup de +sifflet fut double. Ils entrèrent.</p> + +<p>—Oh! oh! reprit Bridoine, j'ai bien envie de tordre le cou au vieux, +cela est clair.... Mais, d'autre part, je veux risquer le moins possible +ma peau... en ce moment-ci, il y a beaucoup de monde dans la baraque, et +je courrais grande chance d'y être accueilli encore plus mal que la +première fois. Vaut mieux attendre... et puis... les Loups! Voilà +peut-être un bel os à ronger... et, ma foi! dès qu'ils m'auront reçu, +là, définitivement, eh bien! je les lancerai là-dessus!...</p> + +<p>Ayant pris cette résolution à la fois intelligente et prudente, Bridoine +assujettit sa casquette d'un mouvement héroïque et reprit le chemin de +la capitale. Laissons-le à ses projets et, ne courant pas nous-mêmes les +dangers qu'il redoutait, introduisons-nous de nouveau dans la maison de +Lamalou, dit le Castigneau.</p> + +<p>Cette construction, qui avait fait partie autrefois de quelque +habitation princière, présentait à l'extérieur un aspect presque +monumental. Elle se composait d'un rez-de-chaussée élevé d'un étage et +de mansardes à fenêtres ogivales. C'était un singulier mélange de +styles, et il semblait que chaque génération eût tenu à mettre son sceau +sur le vieux bâtiment. Le rez-de-chaussée, à fenêtres étroites, +s'ouvrait sur un perron de quelques marches qui donnait accès à un +vestibule assez spacieux. Certes, pour la demeure d'un ancien geôlier +comme Lamalou, cette maison présentait un caractère de luxe à la fois +sévère et confortable qui eût excité la surprise. Dans le vestibule dont +nous parlons, des portes de chêne à panneaux sculptés s'ouvraient sur +des salons, meublés avec un goût sévère, et dont les murailles +disparaissaient sous de lourdes tentures. Des tableaux de prix, +appartenant aux écoles française et italienne, représentaient des sites +empruntés aux pays méridionaux. Mais il était un de ces salons surtout +dont la décoration bizarre, presque fantastique, eût plongé l'esprit des +profanes dans une stupéfaction profonde. Nous l'avons dit, le jour +commençait à poindre, et malgré le brouillard, les premiers rayons de +lumière blanche pénétraient à travers les fenêtres. Mais dans cette +haute pièce, par quelle issue le soleil se fût-il glissé? Toutes les +murailles étaient, du sol au plafond, couvertes de panneaux noirs, d'une +étoffe mate et sans reflets, sur lesquels se détachaient seules de +massives moulures d'argent. Pas une solution de continuité. Du plafond, +composé de poutres qui semblaient taillées dans l'ébène, descendaient +des lampes d'argent, jetant leur lueur blanche, presque blafarde, qui +venait mourir sur les tentures noires. On eût dit un immense sépulcre, +une chapelle ardente; des angles ténébreux, il semblait que des formes +fantastiques dussent tout à coup surgir, aux sons de l'hymne de mort. +Les reflets vacillants des lampes animaient cette immobilité d'une sorte +de tremblement sinistre.</p> + +<p>A l'une des extrémités de cette pièce, une longue table, couverte d'un +drap noir à franges d'argent, et au-dessus de cette table, appendu au +milieu du panneau noir, un tableau. Était-ce un portrait? Un homme +jeune, de haute taille, semblait prêt à s'élancer de son cadre d'ébène: +son visage livide était éclairé par un reflet à la fois effrayant et +superbe. Sur sa poitrine, qu'une de ses mains serrait avec une +crispation convulsive, des taches de sang coulaient.... Les yeux +ouverts, brillants comme l'acier, commandaient et suppliaient. Son nom? +nous le saurons tout à l'heure... Quatre hommes étaient assis autour de +la table, éclairés par un candélabre d'argent. Deux places étaient +vides: l'une d'elles était marquée par un fauteuil d'ébène, plus haut +que les autres siéges. De ces derniers, celui qui n'était pas occupé se +trouvait à la droite du fauteuil. Quels étaient ces hommes? et pour +quelle œuvre étrange se trouvaient-ils donc réunis en ce lieu étrange? +Présentons-les tout d'abord.</p> + +<p>L'un, qui se tenait à la gauche du fauteuil présidentiel, était un homme +dont il eût été difficile de définir l'âge exact. On le nommait dans le +monde Archibald de Thomerville. Grand nom. Grande fortune. Connu, dans +le monde parisien, par sa passion pour les chevaux; ses écuries étaient, +disait-on, les seules qui pussent rivaliser avec celles d'Angleterre.</p> + +<p>Archibald avait les traits longs, plutôt que fins. Le nez, un peu mince, +avait cette tendance signalée par la physiognomonie comme étant l'indice +d'une volonté de fer, et qui, s'abaissant vers le menton, donne au +visage la forme familièrement appelée <i>en casse-noisette</i>. Ses yeux +étaient petits, mais noirs, vifs et perçants. Le trait le plus étrange +de cette physionomie, c'était une pâleur si singulièrement blanche, si +marmoréenne, en quelque sorte, que cette tête, sans barbe ni moustache, +au crâne garni seulement d'une couronne de cheveux grisonnants, +semblait plutôt appartenir à un buste de pierre qu'à un corps humain.</p> + +<p>Le personnage qui faisait face à Archibald de Thomerville était, à n'en +pas douter, un Anglais; car sa mâchoire supérieure présentait cette +forme typique que tous les caricaturistes ont exagérée à dessein. Mais +si l'œil était tout d'abord attiré par cette particularité physique, +c'était surtout parce qu'au-dessus de la lèvre se voyait la trace +effrayante d'une épouvantable blessure. Une partie de la joue droite +avait été enlevée, sans doute par quelque projectile, et les sutures des +chairs, quoique exécutées avec la plus grande habileté possible, +formaient une cicatrice ineffaçable.</p> + +<p>Sir Lionel Storigan, de famille galloise, était d'un blond roux; des +favoris de même couleur et d'une longueur démesurée ajoutaient à la +singularité presque repoussante de son visage, et cependant ses grands +yeux bleus franchement ouverts, à la fois sympathiques et froids, +reconquéraient l'intérêt, troublé par l'inharmonie générale de cette +figure couturée.</p> + +<p>Sir Lionel passait pour le premier tireur de Paris et maniait l'épée +comme les prévôts les plus en renom. Que faisait-il? Rien et tout. Un +excentrique, terme qui, à l'époque où se déroule notre drame, impliquait +toujours une certaine admiration. Aujourd'hui, nous sommes blasés, et +les excentriques—comme on dit—ne feraient pas leurs frais. C'est +pourquoi il n'en existe plus. Restaient encore deux autres. Ceux-là +n'appartenaient évidemment pas au même monde que M. de Thomerville et +sir Lionel. Tout d'abord, à les considérer, une pensée subite, claire, +s'imposait à l'esprit.</p> + +<p>C'étaient deux frères, plus encore: deux jumeaux. Nous disons plus +encore, car la nature elle-même se plaît à rendre plus étroits les +liens qui unissent deux enfants entrés dans la vie à la même heure. Leur +ressemblance était si frappante, qu'en vérité il eût été impossible, à +moins d'une minutieuse étude, de mettre un nom sur l'un de ces deux +visages. Les cheveux bruns, bien plantés, quoique un peu bas sur le +front, avaient même coupe, même abondance. Les traits, gros et modelés +<i>au pouce</i>, comme disent les praticiens, dénotaient une de ces origines +qu'on qualifie de communes; ils sortaient de la masse et n'avaient point +conquis, de par la civilisation de leur race, cette miévrerie qui est +l'apanage des privilégiés de la naissance. Ils étaient rudes, mais +beaux. Leur âge, deux enfants. A peine vingt ans, plus ou moins; ceci +était affaire d'état civil. Mais dans ces yeux honnêtes et fiers, une +vitalité, une énergie qui saisissaient l'âme et réchauffaient le cœur. +La bouche aux lèvres épaisses avait la fermeté qui dénote la franchise, +la force et la bonté. Le cou musculeux décelait une vigueur peu commune.</p> + +<p>Ils devaient avoir l'énergie du corps et celle de la conscience. +Jumeaux, avons-nous dit, et d'une ressemblance parfaite. Un détail, +cependant, suffisait à les différencier de façon aussi positive que +possible. Tous deux étaient manchots. Mais, par une singularité toute +spéciale, à l'un manquait le bras droit, à l'autre le bras gauche. +Était-ce un jeu de la nature? était-ce le résultat d'un accident, en +tout cas, bien bizarre? Le membre qui leur manquait avait dû être coupé +presque à l'épaule. Ils portaient la manche vide ramenée sur la +poitrine, et fixée par un cordon au vêtement. Ceux-là se nommaient—pour +tout le monde—Droite et Gauche. C'était un sobriquet, à n'en pas +douter; mais il avait l'énorme avantage de les désigner aussi nettement +qu'il était nécessaire.</p> + +<p>Le lecteur comprendra que chacun de ces hommes réunis en ce lieu +mystérieux, laissait derrière lui un passé plus on moins étrange. Nous +ne voudrions pas encourir le reproche d'avoir abusé de sa curiosité en +ne la satisfaisant pas immédiatement; mais ces énigmes devant recevoir +plus tard une solution complète de la bouche même de ceux dont nous +venons de décrire l'extérieur, il nous paraît nécessaire d'éviter un +double emploi. Donc, les quatre hommes se trouvaient là, silencieux. Ils +paraissaient absorbés par leurs réflexions, comme si la solennité +sinistre de ce lieu funèbre eût exercé sur eux une influence profonde.</p> + +<p>Tout à coup, Archibald leva la tête:</p> + +<p>—Le soleil doit être levé, dit-il.</p> + +<p>—<i>Indeed</i>, répondit sir Lionel, qui avait l'habitude de mêler dans son +langage les langues française et anglaise, la marquise ne saurait +tarder...</p> + +<p>—Ne sommes-nous pas faits pour attendre? fit Droite d'un air grave.</p> + +<p>A peine Droite avait-il d'ailleurs parlé, que derrière le fauteuil resté +vide parut une forme noire, enveloppée d'un camail de soie. C'était une +femme. On eût cru qu'elle avait surgi de terre. Les quatre hommes +s'étaient subitement levés.</p> + +<p>—Je vous demande pardon de m'être fait attendre, dit une voix pleine et +pure. J'étais épuisée de fatigue, et pourtant ne sais-je pas que je n'ai +pas le droit de me reposer?</p> + +<p>L'apparition porta les mains à son front et rejeta en arrière le +capuchon qui la couvrait. Cette femme, c'était Marie de Mauvillers, +c'était celle que nous avons vue naguère dans la chaumière de Bertrade, +priant et pleurant au nom de son enfant, se courbant sous les insultes +de Biscarre le forçat. C'était Marie de Mauvillers, portant aujourd'hui +le nom de marquise de Favereye. C'était la mère de Lucie, que menaçait +l'amour du duc de Belen. En vérité, il eût semblé que pour elle les +années n'eussent pas marché. Déjà, au bal de la rue de Seine, nous avons +vu Mathilde Silvereal, sa sœur, belle d'une beauté rayonnante et +rehaussée encore par une admirable majesté. Mais Mathilde appartenait à +la terre. Marie semblait un être extra-humain. Oui, elle était belle de +cette perfection sculpturale qui fait les chefs d'œuvre. Mais sur ces +traits fins, ciselés en quelque sorte en pleine chair, on eût dit qu'un +artiste inspiré eût jeté je ne sais quel rayonnement splendide, qui +centuplait leur charme pénétrant. Ces cheveux blonds, qui jadis +semblaient la couronne d'épis au front d'un enfant, se tordaient +maintenant sur ses tempes mates comme le diadème d'une reine. Ces yeux +bleus, qui avaient été la grâce, étincelaient aujourd'hui d'une bonté +sublime. Ceux qui se trouvaient là s'inclinaient devant Marie comme +devant une reine. Et ils faisaient bien!... Car cette femme debout, les +bras croisés sur la poitrine, semblait une de ces figures historiques +que les légendes impériales ou royales inventent pour l'édification des +peuples. Seulement, celle-là était réelle. Marie de Favereye eût servi +de modèle à l'homme de génie qui eût rêvé cette conception grandiose: la +statue de l'Humanité. Elle prit place au fauteuil, et cette même voix +d'or, pour emprunter l'admirable expression de Balzac, dit:</p> + +<p>—Messieurs, trois d'entre vous ignorent pourquoi je vous ai convoqués +ce matin. M. de Thomerville, sir Lionel, vous avez droit à des +explications...</p> + +<p>—Nous attendrons qu'il vous plaise de nous instruire, dit Archibald en +inclinant la tête.</p> + +<p>Sir Lionel l'approuva d'un geste.</p> + +<p>—Notre ami Armand de Bernaye doit d'abord, reprit-elle, nous fournir +quelques renseignements.</p> + +<p>Marie frappa sur un timbre.</p> + +<p>Une partie de l'un des panneaux se déplaça, et Lamalou parut au port +d'armes.</p> + +<p>—M. de Bernaye est là?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Qu'il vienne.</p> + +<p>Lamalou disparut. Un instant après, le savant était introduit.</p> + +<p>Il salua profondément Marie de Favereye.</p> + +<p>—Monsieur de Bernaye, dit-elle, vous avez donné vos soins au malade?</p> + +<p>—La science a été vigoureusement aidée par la nature...</p> + +<p>—Le jeune homme est hors de danger?</p> + +<p>—Complétement...</p> + +<p>—Vous a-t-il demandé quelques explications?</p> + +<p>—Aucune... il dort.</p> + +<p>—Sera-t-il bientôt en état de se présenter devant nous?</p> + +<p>—Je suis convaincu que cette comparution n'offre, dès à présent, aucun +danger; je crois même qu'elle sera d'un heureux effet sur son +imagination...</p> + +<p>—C'est bien. Prenez place auprès de moi, monsieur de Bernaye.</p> + +<p>Armand obéit et s'assit à sa droite.</p> + +<p>—Messieurs, reprit Marie après un moment de silence, vous avez +rencontré dans le monde, il y a quelques années, un jeune peintre qui +se nomme Martial?...</p> + +<p>—En effet, dit Archibald; il était très-assidu dans plusieurs maisons +de la Chaussée-d'Antin, mais je l'ai perdu de vue depuis assez +longtemps.</p> + +<p>—Mais je me souviens, ajouta sir Lionel, d'avoir souvent entendu +prononcer son nom, il y a quelques jours à peine.</p> + +<p>—Par qui?</p> + +<p>—Par cette misérable femme qui se fait appeler madame de Torrès.</p> + +<p>Marie l'arrêta d'un geste.</p> + +<p>—Donc, ce jeune homme n'est pas un inconnu pour vous. Pour moi, je +l'avais quelquefois rencontré dans le monde, et une sympathie singulière +m'avait attachée à lui....</p> + +<p>Elle passa sur ses yeux sa main fine et aristocratique.</p> + +<p>—Pourquoi ai-je dit singulière? Non... vous qui savez tout mon secret, +ne comprenez-vous pas que Martial avait vingt ans, c'est-à-dire l'âge de +ce fils... que la mort du martyr qui assiste, muet témoin, à nos +entretiens, a fait orphelin?...</p> + +<p>Elle s'était à demi tournée vers le portrait suspendu derrière son +fauteuil.</p> + +<p>—Oui, continua-t-elle d'une voix sous laquelle on devinait des larmes, +il est quelque part, errant à travers le monde, suivi par une fatalité +terrible, un jeune homme qui, ainsi que Martial, s'est peut-être efforcé +de conquérir à coups de volonté la place qui lui appartient.... +Peut-être, lui aussi, pleure-t-il et tend-il les bras vers le ciel avec +désespoir!</p> + +<p>Sir Lionel et Archibald s'étaient levés:</p> + +<p>—Nous avons juré que nous le retrouverions.</p> + +<p>—Et dût-il nous en coûter la vie, ajoutèrent les deux frères Droite et +Gauche, nous l'arracherons aux dangers qui le menacent.</p> + +<p>—Merci! oh! merci du fond du cœur! reprit madame de Favereye. Ne +supposez pas que j'aie douté de vous un seul instant. Moi aussi, j'ai +confiance!... Oui, je le reverrai, le pauvre enfant volé... Mais, hélas! +comment le reverrai-je?</p> + +<p>Elle baissa la tête.</p> + +<p>Les paroles infâmes de Biscarre, proférées dans une nuit de désespoir et +de deuil, résonnaient encore à son oreille:</p> + +<p>«Un jour, s'était écrié le bandit, la rumeur indignée de la foule +portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le nom d'un misérable +qu'attendra le bourreau... Alors, moi, Biscarre, je paraîtrai devant +toi... et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu quel est cet homme +dont la tête va rouler tout à l'heure sur un échafaud!... Cet homme, +c'est ton fils!»</p> + +<p>Et cette voix de terreur, de haine folle, retentit si violemment dans +son cœur, que Marie de Mauvillers, pâlissant tout à coup, dut se +retenir au dossier de son fauteuil d'ébène pour ne pas tomber.</p> + +<p>—Madame, du courage! s'écria Armand.</p> + +<p>—Du courage! reprit-elle d'une voix vibrante. Non, je n'ai pas le droit +de faiblir! Pardonnez-moi, vous tous qui vous êtes dévoués à une œuvre +d'abnégation et d'humanité.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence, puis elle dit:</p> + +<p>—Vous n'avez pas oublié, messieurs, ce qui s'est passé lors de notre +dernière réunion. Il y a quelques mois, un crime odieux fut commis. Une +pauvre femme fut assassinée. Le vol avait été le mobile des meurtriers. +Après de longues recherches, la justice parvint enfin à s'emparer de +l'un des assassins. M. de Thomerville, grâce à ses relations, apprit le +soir même de l'interrogatoire que l'accusé, après avoir avoué son crime +au juge d'instruction, lui avait révélé en termes vagues l'existence +d'une association ténébreuse qui, à Paris et dans les environs, +commettait chaque jour de nouveaux attentats, impunis jusqu'ici. Sur +l'instance du magistrat, et quoiqu'il parût chercher à se dérober aux +conséquences de ce premier aveu, le coupable avait enfin laissé échapper +ces mots: Les Loups de Paris! Lorsque M. de Thomerville nous fit +connaître ce détail, une révélation subite se fit en moi. Il y a plus de +vingt ans, avant que j'eusse quitté Toulon, un procès criminel, dans +lequel avaient été impliqués plusieurs forçats, avait fait connaître +l'existence de cette bande de maudits qui s'était attribué ce surnom +sinistre. Les Loups existaient dès lors, ayant déclaré à la société une +guerre implacable; et l'un de ces misérables, pressé par sa conscience, +avait nommé le chef, l'organisateur de cette association. C'était +Biscarre, Biscarre l'évadé. Biscarre avait disparu, mais l'œuvre de cet +homme avait subsisté. Qui sait? tapi dans quelque coin de l'ombre, sans +doute il la dirigeait encore. Voilà ce que je crois deviner. Retrouver +Biscarre, c'était découvrir enfin les traces de mon enfant. M. de +Thomerville obtint l'autorisation de pénétrer auprès de l'accusé. Là, +par tous les moyens possibles, fût-ce au prix d'une fortune, il devait +s'efforcer d'obtenir des aveux explicites, complets. Hélas! Dieu ne l'a +pas voulu.</p> + +<p>L'émotion avait saisi la marquise, et sa voix se perdit dans un sanglot.</p> + +<p>—Quand je me présentai à la Force, acheva Archibald de Thomerville, +j'appris que le coupable avait été trouvé le matin même mort dans sa +prison.</p> + +<p>—Un nouveau crime, sans doute, lui dit Lionel.</p> + +<p>—Peut-être! et cependant, pour le croire, il faudrait supposer que les +Loups de Paris ont su se ménager des complices jusque dans l'intérieur +des prisons...</p> + +<p>—Tout est possible, reprit l'Anglais. Ce complice ne peut-il pas être +l'un des détenus?...</p> + +<p>—C'est l'explication la plus plausible. Cependant le corps du misérable +ne portait aucune trace de lutte. Il s'était pendu à un barreau de fer, +et l'attention des geôliers n'avait été éveillée par aucun mouvement +insolite.</p> + +<p>—Ce fut pour mon cœur un coup terrible, reprit la marquise redevenue +maîtresse d'elle-même. Est-ce que cette lueur, surgissant tout à coup +des ténèbres, allait subitement s'évanouir? C'était à désespérer. +Cependant, en consultant le dossier, on découvrit que le criminel avait +été employé pendant quelque temps chez un brocanteur du quai de Gèvres +qui depuis longtemps déjà était désigné aux recherches de la police +comme recéleur... Par malheur, les préoccupations politiques attiraient +l'attention de la Préfecture d'un autre côté—ainsi que cela arrive trop +fréquemment;—les mesures furent prises avec négligence... et quand on +se présenta chez le brocanteur pour opérer une perquisition dans ses +magasins, on apprit qu'il avait disparu dans la nuit.</p> + +<p>—La police française se préoccupe trop des conspirateurs, <i>it is true</i>, +fit Lionel, dont le visage couturé ébaucha tant bien que mal un sourire.</p> + +<p>—Cependant, reprit Archibald, nous résolûmes de ne pas abandonner la +piste. Ce quai de Gèvres est hanté par la plupart des voleurs de Paris +qui cherchent à se défaire du produit de leurs méfaits, et au bout de +quelque temps, nous acquîmes la certitude que certaine maison, tenue par +un singulier personnage nommé Blasias, donnait souvent asile, la nuit, à +des individus mystérieux. Il était possible que le recéleur des Loups +n'eût fait que se déplacer. C'est ce que vous vous êtes décidé à +rechercher...</p> + +<p>—A votre tour, Droite et Gauche, dit la marquise. Car c'est à vous +maintenant qu'il appartient de parler.</p> + +<p>Les deux frères, ainsi interpellés, se regardèrent. Puis l'un d'eux se +leva; c'était Gauche.</p> + +<p>—Nous avons passé plusieurs nuits, dit-il, en observation sur le quai, +et il ne s'est pas écoulé de nuit sans que nous ne vissions pénétrer +chez ce Blasias quelque inconnu dont les allures prouvaient à la fois la +défiance et la culpabilité. Il en était un surtout dont l'attitude nous +avait frappés. Quand il se présentait à la maison de Blasias, il y +arrivait en maître.... Porteur d'une clef, il s'introduisait sans +avertir...</p> + +<p>—Je supposai, interrompit la marquise, que cet homme était, sinon +Biscarre, tout au moins un chef de la redoutable association dont nous +cherchons à prouver l'existence. Hier, il fut convenu que les frères +Droite et Gauche, veillant sur le quai, tenteraient de s'emparer de cet +homme, puis l'entraîneraient jusqu'à ma voiture, où, mettant son visage +en pleine lumière, j'aurais pu le reconnaître, mais l'événement en a +décidé autrement...</p> + +<p>—Au moment où nous descendions sur le quai, continua Gauche, nous vîmes +une ombre s'approcher vivement du bord de la rivière, puis, après +quelques moments d'hésitation, se jeter à l'eau....</p> + +<p>Gauche s'arrêta.</p> + +<p>—Je dois achever, fit la marquise. Ces deux braves enfants se jetèrent +résolument dans la Seine, et arrachant la pauvre victime à la mort, +l'emportèrent jusqu'à la voiture. Quelle ne fut pas ma surprise, c'était +Martial, Martial le peintre.... Je me dis que la Providence m'avait +placée sur son chemin.... Une heure après, il se trouvait dans cette +maison. Voici, messieurs, pourquoi vous avez été convoqués.... Déjà +notre ami M. de Bernaye a bien voulu donner ses soins à Martial; si vous +m'y autorisez, je le ferai comparaître devant nous... nous le +soumettrons aux formalités que nous avons instituées, et si vous le +jugez digne d'entrer dans nos rangs, ce sera une recrue nouvelle pour +l'œuvre honnête et belle que nous avons entreprise et à laquelle nous +avons dévoué notre vie.</p> + +<p>—Mais voudra-t-il nous faire connaître son passé? dit sir Lionel.</p> + +<p>Archibald de Thomerville tira de sa poche une liasse de papiers.</p> + +<p>—Sur l'avis que j'ai reçu de madame la marquise, dit-il, je me suis +rendu immédiatement dans la maison habitée par Martial, et qui +appartient, vous le savez, au duc de Belen....</p> + +<p>A ce nom, Armand ne put réprimer un mouvement de surprise.</p> + +<p>—Mon nom et ma qualité m'en ont facilité l'accès... Après une courte +apparition dans les salons, j'ai pu m'esquiver et parvenir à la chambre +du jeune homme... J'ai ouvert la porte par les moyens que vous +connaissez, et, sur la table du malheureux, j'ai trouvé ce manuscrit... +Voyez... il porte ces mots écrits d'une main ferme: <i>Mon Histoire</i>. De +plus, un billet joint à ces feuillets autorise ceux qui auront trouvé +son corps à en prendre connaissance...</p> + +<p>—Mais Martial n'est pas mort, objecta sir Lionel.</p> + +<p>—Aussi est-ce seulement avec son aveu et après que nous l'aurons +entendu qu'il nous sera permis de lire ce manuscrit. Maintenant, +messieurs, consultez-vous. Vous connaissez le peintre Martial. A vous de +décider s'il doit quitter cette maison, sans savoir à qui il doit la +vie... ou s'il est de notre intérêt, de notre devoir, de lui offrir de +prendre place parmi nous....</p> + +<p>La marquise se leva, et se tournant vers le portrait de Jacques de +Costebelle, elle resta immobile, plongée dans une méditation +douloureuse.</p> + +<p>Les cinq hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots à voix +basse. Puis Armand de Bernaye prit la parole:</p> + +<p>—Madame, dit-il, nous jugeons qu'il nous appartient d'entendre +Martial... puis nous déciderons de la résolution qu'il conviendra de +prendre à son égard....</p> + +<p>La marquise inclina la tête en signe d'assentiment, puis elle frappa sur +le timbre. Lamalou parut.</p> + +<p>—Le jeune homme est-il éveillé?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Il est calme?</p> + +<p>—Plus que je ne l'aurais cru.</p> + +<p>—Conduisez-le ici, avec les formalités ordinaires.</p> + +<p>Lamalou sortit.</p> + +<p>—Maintenant, monsieur Bernaye, prenez cette place... c'est à vous qu'il +appartient de diriger l'interrogatoire.</p> + +<p>Lorsque Armand eut pris place au fauteuil, tous se couvrirent le visage +d'un masque de velours noir; puis la porte s'ouvrit de nouveau, et +Martial, les yeux bandés, entra dans la salle funèbre.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIIIB" id="VIIIB"></a>VIII</h2> + +<h3>RÉSURRECTION</h3> + + +<p>Le sommeil auquel avait succombé Martial, après les secousses morales et +physiques qu'il avait subies, tenait plutôt de l'évanouissement, ou tout +au moins résultait d'une prostration complète de l'être tout entier. +Cependant, cette sédation de l'organisme, suivant un ébranlement aussi +profond, n'a jamais les caractères du repos absolu. Elle procède de +cette semi-somnolence qui, chez l'homme sain, précède le réveil. Martial +ne voyait pas, n'entendait pas, et pourtant il y avait sous ses +paupières baissées comme un rayonnement de lumière en même temps que +bruissait à ses oreilles un murmure indistinct. Rien ne prenait forme: +c'étaient des esquisses à peine ébauchées, se perdant l'une dans +l'autre, au milieu d'une atmosphère vague. En réalité, une sorte de +cauchemar. Que lui était-il arrivé? Où se trouvait-il? Ses notions +n'étaient pas assez nettes pour qu'il s'adressât ces questions. Il se +laissait vivre, ou plutôt il subissait cette résurrection qu'il ne +comprenait ni ne cherchait à comprendre. L'accablement était venu peu à +peu, plus lourd, plus profond. Martial avait perdu la conscience de +lui-même. Et pourtant, dans son cerveau enfiévré, il y avait comme des +martèlements sourds qui lui causaient, même en plein sommeil, une +douloureuse sensation. Il avait fallu que les heures passassent pour que +l'accalmie réelle se fît. Un moment il avait senti qu'on le soulevait et +qu'une main, s'approchant de ses lèvres, lui versait quelques gouttes +d'un liquide étrangement parfumé. C'était Armand qui, aidé de Lamalou, +lui faisait prendre quelques gouttes d'opium. Alors l'anéantissement +avait succédé à la fièvre. La respiration, tout à l'heure haletante et +précipitée, s'était faite calme et régulière. Plus rien. C'était le +sommeil réel. C'était l'oubli. Martial était définitivement sauvé. +Combien de temps avait duré cet état, c'est ce qu'il lui eût été +impossible de définir. Tout à coup il avait ouvert les yeux. Un +brouillard lourd, opaque, obscurcissait encore ses regards et pesait sur +son cerveau. Il fit—par instinct—un effort violent. Il était seul. Il +regarda autour de lui. Ses idées n'étaient point assez nettes pour qu'il +établît une comparaison entre le lieu où il se trouvait et la misérable +chambre qu'il avait quittée pour se jeter dans la mort. Ce qu'il +éprouvait, c'était plus que de la surprise: il était en proie à une +sorte d'ignorance complète, brute. Ce qui était n'avait aucun sens pour +lui. Il ne raisonnait ni ne discutait. C'était une hébétude absolue. Ses +paupières s'abaissèrent vivement. Le premier sentiment qui s'était +imposé à lui était celui-ci: il dormait et était évidemment en plein +rêve. Donc le mieux était de reprendre le sommeil interrompu.</p> + +<p>Mais après une prostration comme celle à laquelle il venait de +succomber, le réveil ne se fait jamais à demi. Les ressorts, mis de +nouveau en mouvement, doivent jouer leur jeu, si l'on peut employer +cette expression. Il faut que la détente se fasse.... Martial, ressaisi +par la vie, dut obéir à cette loi. Il sentit une force nouvelle affluer +à son cœur, échauffer sa poitrine, et il se dressa sur son séant. Au +même instant, la porte s'ouvrit, et Lamalou, le Castigneau, parut. Le +brave homme guettait de l'autre côté de la porte. Il savait que la +résurrection était proche, et il voulait être là en cas de besoin. Si la +situation n'eût été solennelle, elle eût été comique. Rien de plus +étrange que le regard de Martial, fixé sur l'honnête figure de +l'ex-geôlier. Lamalou souriait, Martial éprouvait une quasi-épouvante. +Le premier mot qui lui vint aux lèvres a été cent fois répété, et pour +cause, dans toute tragédie, comédie ou œuvre dramatique, de quelque nom +qu'elle s'affuble. Ce mot sort des entrailles mêmes de la situation:</p> + +<p>—Où suis-je? dit Martial.</p> + +<p>Il sembla que le Castigneau n'eût pas entendu cette question, car il +répondit lui-même par cette autre:</p> + +<p>—Comment vous sentez-vous?</p> + +<p>—Je ne sais, murmura Martial. J'éprouve une douloureuse lassitude...</p> + +<p>—Qui se passera promptement.... Dame! vous avez fait un grand voyage...</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Bah! avez-vous donc oublié?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Ne vous souvenez-vous plus de ce que vous faisiez cette nuit, vers une +heure ou deux?...</p> + +<p>Martial avait laissé tomber sa tête entre ses mains. Chose étrange, il +lui fallait rassembler ses souvenirs, sa mémoire ébranlée ne lui +fournissant que des lueurs vagues. Tout à coup il tressaillit:</p> + +<p>—Mourir!... s'écria-t-il. Oui, je voulais mourir!...</p> + +<p>Il se redressa d'un violent effort.</p> + +<p>—Et de quel droit m'a-t-on contraint de vivre? fit-il avec un accent de +colère désespérée.</p> + +<p>—Vous allez le savoir, dit Lamalou.</p> + +<p>Le calme de cet homme surexcitait l'exaltation de Martial. En ce moment, +tout le passé lui revenait à l'esprit, avec ses douleurs, avec ses +tortures. Il se jeta à bas de son lit.</p> + +<p>—Je veux partir! dit-il. Livrez-moi passage!</p> + +<p>Lamalou se tenait devant lui, immobile et le sourire aux lèvres.</p> + +<p>—Mon bon monsieur, reprit-il avec son flegme ordinaire, vous m'avez +demandé deux choses: la première, c'est—où vous êtes; la seconde,—de +quel droit on vous a sauvé... Or, voici que maintenant, sans attendre la +réponse, vous voulez vous sauver.</p> + +<p>Debout, Martial promenait ses regards autour de lui. Les murs étaient +nus; la chambre était d'une simplicité monastique. Nul indice ne venait +éclairer son ignorance. Et malgré lui il se laissait saisir par une +curiosité qui grandissait à chaque instant. Certes, la jeunesse est +prompte à espérer comme à désespérer. En elle, tout est excessif, et à +vingt ans on court à la mort avec la même exaltation qui vous +entraînerait à travers la vie. Toute impression se décuple de par la +force même de la jeunesse. Voici que les dernières paroles de Lamalou +avait donné un autre cours aux pensées de Martial. Il était saisi par le +désir de percer le mystère qui l'entourait.</p> + +<p>—Eh bien, répondez-moi! dit-il brusquement.</p> + +<p>—Oh! cela n'est pas mon affaire.</p> + +<p>—Qui êtes-vous donc?...</p> + +<p>—Moi, je ne suis rien ni personne...</p> + +<p>—N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé?</p> + +<p>—En aucune façon... on vous a amené ici; je vous ai reçu et soigné... +voilà tout.</p> + +<p>—Mais qui donc m'a arraché à la mort?</p> + +<p>—Oui ou non, tenez-vous à le savoir?</p> + +<p>—Certes...</p> + +<p>—Alors, au lieu de vous enfuir pour aller tenter un nouveau plongeon, +il faut m'écouter.</p> + +<p>—J'attends...</p> + +<p>—D'abord, habillez-vous.... Voici vos effets, ils sont secs.... Je vais +vous aider.</p> + +<p>Martial, plongé dans ses réflexions, se laissait faire comme un enfant. +Quand il fut prêt:</p> + +<p>—Maintenant, dit Lamalou, répondez-moi bien franchement.... Avez-vous +du courage?</p> + +<p>—En doutez-vous... quand j'ai voulu...</p> + +<p>—Oh! parce qu'on veut se tuer, ce n'est pas toujours une preuve.</p> + +<p>Et Lamalou ajouta tristement:</p> + +<p>—J'en connais qui ont eu le courage de vivre... c'était plus dur...</p> + +<p>—Enfin, fit Martial quelque peu impatienté, par cette morale, +expliquez-vous; je ne crains rien...</p> + +<p>—Supposez pourtant que vous ne soyez plus vivant...</p> + +<p>—Hein!...</p> + +<p>—Supposez qu'ayant voulu vous tuer, vous avez réussi...</p> + +<p>—Vous êtes fou!... Je suis vivant, bien vivant!...</p> + +<p>—C'est ce dont vous douterez peut-être dans un instant. Enfin, si cela +était, et si tandis que vous croyez avoir été sauvé, vous étiez +réellement... mort!...</p> + +<p>Martial ne put réprimer un sourire:</p> + +<p>—Voyons, mon brave, vous croyez sans doute parler à un enfant...</p> + +<p>—Nous verrons.... Je devais vous dire cela.... Donc, quand même vous +seriez mort et vous vous trouveriez en face d'autres morts, vous +n'auriez pas peur?</p> + +<p>—Non, certes!</p> + +<p>—Alors, laissez-vous faire.</p> + +<p>Lamalou prit un foulard noir et s'approcha de lui:</p> + +<p>—Que voulez-vous?</p> + +<p>—Vous bander les yeux.</p> + +<p>—Voilà une singulière prétention.</p> + +<p>—Encore une fois, avez-vous peur?</p> + +<p>Martial ne savait plus que penser: il était surpris et presque mal à +l'aise. Il fit bonne contenance cependant.</p> + +<p>—Allez! dit-il.</p> + +<p>Et il tendit le front. Lamalou serra le foulard sur ses yeux; puis, lui +prenant la main, il le fit sortir de la chambre. Arrivé sur le palier, +il poussa un ressort, et une porte, dissimulée dans le mur, donna accès +à un escalier de pierre où il poussa doucement Martial. Une impression +froide, presque glaciale, saisit le jeune homme, qui, par un mouvement +instinctif, s'arrêta brusquement.</p> + +<p>—Il est encore temps de reculer, dit Lamalou, dont la voix, grossie par +l'écho, prenait une étrange sonorité.</p> + +<p>Martial se roidit contre la sensation étrange qui l'envahissait et +descendit l'escalier. Après une vingtaine de marches, Lamalou ouvrit une +autre porte, et Martial, ayant toujours les yeux bandés, se trouva dans +la salle funèbre. Il y eut un moment de silence. Martial se crut seul. +Immobile, il était en proie à une émotion indéfinissable et qui +grandissait à chaque seconde. Enfin, une voix s'éleva. C'était celle de +M. de Bernaye:</p> + +<p>—Martial, dit-il, arrachez le bandeau qui couvre vos yeux et regardez.</p> + +<p>Le jeune homme ne répondit pas immédiatement. Armand répéta ses paroles. +Martial tressaillit comme s'il se fût éveillé d'un profond sommeil. Il +porta ses mains à son front. Le bandeau tomba. Un cri de surprise, +presque d'angoisse, s'échappa de sa poitrine. Nous l'avons dit, le lieu +où il avait été conduit présentait un caractère d'étrangeté presque +fantastique. Du point où se trouvait le jeune homme, la table et ceux +qui l'entouraient se perdaient dans une sorte d'ombre vague, qui leur +donnait un relief bizarre. Cette salle, avec ses murs noirs et mats, +avec ses larges moulures d'argent, avec ses lampes à lueur blanche et +pâle, ressemblait à un de ces hypogées où l'on croit entendre gémir la +sourde clameur des morts. En vérité, Martial, dont les oreilles +retentissaient encore des étranges paroles prononcées par Lamalou, se +demandait si réellement il était bien vivant, et si son suicide n'était +pas accompli. Il restait là, cloué sur place, les yeux fixes, cherchant +à discerner les objets, troublé par une sorte d'hypnotisme cérébral, qui +augmentait encore le caractère mystérieux de ce lieu sinistre. La voix +d'Armand se fit entendre de nouveau:</p> + +<p>—Martial, dit M. de Bernaye, vous êtes libre de répondre à nos +questions ou de garder le silence. Écoutez. Cette nuit, vous avez voulu +mourir, et dans un accès de désespoir vous êtes allé au-devant du repos +que donne la tombe. Ce désespoir était-il le résultat d'une douleur +inconnue, d'une faute, ou même d'un crime?</p> + +<p>A ce dernier mot, Martial tressaillit.</p> + +<p>—Un crime! Non! non! s'écria-t-il d'une voix vibrante.</p> + +<p>—Pouvez-vous jurer sur l'honneur que vous ne vous soyez rendu coupable +d'aucun de ces actes qui ne laissent à l'homme d'autre issue que la +honte ou la mort?</p> + +<p>Tout le sang de Martial afflua à son cerveau, et, dans cette secousse +toute morale, par une sorte de résurrection décisive, il reprit +possession de lui-même. Rejetant en arrière sa tête jeune et fière, il +croisa ses bras sur sa poitrine et dit d'une voix vibrante:</p> + +<p>—Je ne sais où je suis, j'ignore qui vous êtes et quel droit vous vous +arrogez en m'interrogeant... mais quiconque fait appel à l'honneur d'un +homme, le contraint par là même à répondre.... Sur ma conscience, devant +vous qui m'écoutez et que je ne connais pas, je déclare que si j'ai +voulu mourir c'est pour ne pas succomber aux tentations mauvaises que la +fatalité jetait incessamment sur ma route.... J'ai voulu mourir, parce +que dans cette société égoïste et cruelle, l'énergie et la probité ne +sont que de vains mots... et que celui-là qui, fort de lui-même, veut se +frayer son chemin à coups de volonté, succombe sous l'indifférence, le +dédain, et qui sait, la haine d'autrui....</p> + +<p>Armand l'interrompit vivement:</p> + +<p>—Ne parlez pas ainsi.... Qui que vous soyez, quels que soient les +obstacles qui se sont dressés devant vous, n'accusez pas l'humanité... +Vous sentez-vous donc si impeccable, que vous ayez le droit de vous +ériger en accusateur?...</p> + +<p>Martial laissa échapper une sourde exclamation, puis il garda le +silence: son front se baissa, et, pendant quelques instants, il resta +plongé dans ses réflexions. Le plus étrange en ceci, c'est que Martial, +tout en redevenant jusqu'à un certain point maître de lui-même, +subissait l'effet de l'imposant appareil qui l'entourait. Devant cet +interrogatoire, il ne songeait pas à la révolte. Pourquoi répondait-il? +Pourquoi ne déniait-il pas à ces inconnus le droit de scruter les replis +de sa conscience? Il était en quelque sorte saisi par cet engrenage +mystérieux, et il se laissait entraîner.</p> + +<p>—Martial, dit alors Armand, dont la voix, sévère jusque-là, prit tout à +coup un accent vibrant d'émotion et de pitié,—vous avez voulu mourir... +et voici qu'aujourd'hui, comme hier, vous maudissez la vie, la société, +l'humanité tout entière... et cependant ceux qui vous ont sauvé ne se +sont-ils pas dévoués, au risque de leur existence, pour vous arracher à +la mort?</p> + +<p>—C'est vrai, murmura Martial.</p> + +<p>—Avez-vous, d'ailleurs, le droit de mourir? Vous avez à peine dépassé +vingt ans, vous êtes une force, une énergie, une volonté. Avez-vous le +droit d'anéantir tout cela?</p> + +<p>—J'étais malheureux! fit Martial, dont la poitrine se gonflait.</p> + +<p>—Êtes-vous certain que vous fussiez inutile à tous comme à vous-même? +Vous renonciez à l'action... pourquoi? par égoïsme; parce que dans la +vie vous ne voyiez pas d'autre but que vous-même, que la satisfaction +de vos propres désirs, de vos propres passions...</p> + +<p>—Ne m'accablez pas!</p> + +<p>—Déjà vous nous comprenez, et, descendant au plus profond de vous-même, +vous vous dites que vous avez obéi à un sentiment de faiblesse, que vous +résumiez toute votre vie dans vos aspirations personnelles... sans +regarder autour de vous, sans vous demander si cet abandon de vous-même +n'était pas un vol fait à la grande cause de l'humanité.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? s'écria Martial.</p> + +<p>—Tout homme, continua la voix chaude d'Armand, est un soldat de +l'humanité... Il doit sa tâche, son service, sa conscription.... Mourir, +se tuer, c'est déserter... La nature vous a assigné un poste, des +devoirs à accomplir, et ce poste, vous n'avez pas le droit de +l'abandonner....</p> + +<p>Frémissant, Martial avait fait un pas en avant.</p> + +<p>—Parlez! parlez encore! fit-il.</p> + +<p>—Si pour vous-même la vie semble à jamais finie, souvenez-vous que de +ces forces physiques et morales vous devez compte à vos frères, à tous +ceux qui, innocents du mal qui vous a été fait, doivent trouver en vous +un secours, que vous vous refusez à leur porter. Martial, vous avez +voulu mourir.... donc, vous ne vous appartenez plus! Nous revendiquons +votre jeunesse, votre énergie, votre conscience, au nom de la société à +laquelle seule désormais elles appartiennent...</p> + +<p>—Mais qui donc êtes-vous?</p> + +<p>—Nos noms! vous les saurez plus tard! Écoutez-moi encore.... Nous tous +qui sommes devant vous, nous avons, comme vous, désespéré, nous avons +voulu mourir... Comme vous, nous avons été sauvés... et au lendemain de +ce jour de lâcheté, une voix s'est adressée à nous comme vous parle +aujourd'hui la mienne, et cette voix nous a dit:</p> + +<p>«Vous êtes des morts; morts pour vous-même, vivez pour autrui. Puisque +vous désespérez de tout, puisque vous croyez que pour vous l'ombre s'est +faite, et que jamais un rayon de bonheur ne peut luire dans vos +ténèbres, eh bien! oubliez votre personnalité, dépouillez votre égoïsme.</p> + +<p>»Soyez des hommes nouveaux, détachés de toute préoccupation intéressée. +Vous aviez jeté la vie loin de vous comme un fardeau inutile, +reprenez-la comme une force et un outil; vous vous étiez enfermés dans +la mort comme ces chrétiens sur qui retombe la porte d'un cloître, +sortez de cette retraite et rentrez dans la société, mais donnez-lui à +jamais cette existence dont vous ne vouliez plus pour vous-mêmes; +devenez les soldats du bien, du beau, du droit; sacrifiez votre vie à +une cause noble et juste...»</p> + +<p>«Voilà ce qu'une voix nous a dit, Martial!</p> + +<p>—Et qu'avez-vous répondu? fit le jeune homme, qui se sentait envahir +par une émotion dont il n'était plus le maître.</p> + +<p>—A qui nous parlait ainsi, reprit Armand, nous avons fait à jamais +l'abandon de nous-mêmes. Nous sommes des morts; nous avons dépouillé +tout intérêt, toute ambition; mais nous ressuscitons pour l'œuvre +éternelle de la solidarité humaine.... Nous avons perdu le droit de +commander, nous obéissons.... Sur les ordres reçus, nous nous rejetons +dans la mêlée sociale, luttant pour la justice et la conscience. Rien ne +nous trouble, rien ne nous abat! Nous sommes forts parce que nous sommes +dévoués. Aucune pensée pusillanime ne nous empêche de marcher au but qui +nous est désigné... Martial, voulez-vous ainsi, mort à vous-même, +renaître pour vos frères, pour leur secours, pour leur défense?... Vous +m'avez entendu.... Si vous refusez, vous sortirez d'ici libre et sans +entraves; ou vous retournerez à la mort, ou bien vous vous rejetterez à +travers les chemins où déjà vous vous êtes ensanglanté, à toutes les +ronces des douleurs et des misères.... Si vous acceptez, si vous vous +jugez digne de partager l'œuvre des Morts, œuvre de détachement et +d'abnégation, alors nos rangs s'ouvriront pour vous recevoir, et nous +compterons un soldat de plus.... Choisissez!...</p> + +<p>Dix fois déjà, électrisé par cette parole généreuse qui résonnait dans +son cerveau comme fait le clairon à l'oreille du combattant, Martial +avait voulu parler... Quand M. de Bernaye se tut, il s'écria à son tour:</p> + +<p>—Qui que vous soyez! je me livre à vous.... Mes yeux s'ouvrent.... Oui, +j'ai été jusqu'ici inutile à moi-même et aux autres.... Comme vous +l'exigez, j'oublierai qui je suis, quelles furent mes aspirations, mes +ambitions... Je dépouillerai ces convoitises égoïstes qui n'avaient fait +germer dans mon âme que la désillusion et la lâcheté, et je vous le dis +du fond de ma conscience, merci de m'avoir arraché à la mort! merci de +m'avoir deux fois sauvé et du suicide et de la désertion!... A mon tour, +répondez-moi: Suis-je digne de prendre le poste d'honneur que vous +m'offrez?</p> + +<p>—C'est ce que nous allons savoir, dit de Bernaye.</p> + +<p>—Interrogez-moi! Je suis prêt à vous répondre. Et pourtant...</p> + +<p>—Achevez!</p> + +<p>Martial hésitait. Son visage s'était couvert d'une vive rougeur. Armand +l'encouragea d'un mot bienveillant:</p> + +<p>—Je suis prêt, reprit Martial, à faire ici ma confession entière.... +Et cependant, j'ai peur de moi-même. Je sais que je n'ai pas forfait à +l'honneur, mais il est des faiblesses que mes lèvres seront impuissantes +à avouer....</p> + +<p>Armand prit sur la table le manuscrit que M. de Thomerville avait trouvé +dans la chambre du jeune homme.</p> + +<p>—Nous autorisez-vous, dit-il, à briser ce cachet et à lire ces pages +sans doute tracées de votre main?</p> + +<p>Martial poussa un cri de surprise:</p> + +<p>—Comment ce manuscrit se trouve-t-il ici... entre vos mains?</p> + +<p>—C'est ce que vous saurez plus tard.... Martial, ne considérez pas +notre réserve comme un acte de défiance; mais avant de vous initier à +nos secrets, il faut d'abord que nous vous connaissions tout entier.... +Encore une fois, consentez-vous à ce que nous prenions lecture de ce que +vous avez écrit?</p> + +<p>—J'y consens! dit Martial.</p> + +<p>—C'est bien! fit Armand. Du reste, nous savons que dans toute âme, si +probe qu'elle soit, il est des replis qui doivent être sondés avec une +délicatesse infinie: la conscience a ses pudeurs! et si elles sont +excessives, elles n'en sont que plus honorables.... Voulez-vous que +cette lecture ait lieu en votre présence, ou préférez-vous vous retirer?</p> + +<p>Il y eut un moment de silence. Martial se consultait. C'est que dans un +cœur de vingt ans, alors que la mort est proche, les sensations +traduites sur le papier ont une franchise dont le souvenir effraye.... +Martial savait que, dans ce suprême effort de sa conscience, il avait +mis à nu les sentiments les plus secrets de son âme... Et cependant son +hésitation fut courte.</p> + +<p>—Lisez devant moi, dit-il d'une voix ferme.</p> + +<p>—Le courage dont vous faites preuve est de bon augure, dit Armand avec +bienveillance.</p> + +<p>Le timbre résonna encore une fois. Lamalou entra, et sur un signe de +Bernaye approcha un siége.</p> + +<p>Martial s'y laissa tomber, et sa tête se penchant sur ses mains, il se +disposa à écouter le récit de sa vie comme s'il eût entendu la +confession d'un autre. C'était une première étape vers le détachement de +soi-même. Armand remit le manuscrit à Archibald de Thomerville.</p> + +<p>—Lisez, lui dit-il.</p> + +<p>Et Archibald, dépliant les feuillets, commença d'une voix émue qui +s'affermit peu à peu.... La marquise de Favereye, enveloppée dans sa +mante noire, pleurait silencieusement en pensant à son fils.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IXB" id="IXB"></a>IX</h2> + +<h3>HISTOIRE DE MARTIAL</h3> + + +<p>Depuis le moment où, pour la première fois, Armand de Bernaye s'était +trouvé en face de Martial, il n'avait pas cessé de l'examiner +attentivement. On n'a pas oublié que lorsque le jeune homme était étendu +inanimé sur le lit où Lamalou l'avait couché, de Bernaye, se penchant +sur lui, n'avait pu réprimer une exclamation involontaire.</p> + +<p>—Quelle ressemblance! s'était-il écrié.</p> + +<p>Et, pendant qu'il procédait tout à l'heure à l'interrogatoire de +Martial, il étudiait ces traits qui éveillaient en lui tout un monde de +souvenirs.... Aussi, Armand, malgré son calme, écoutait-il avec une +impatience presque fiévreuse le manuscrit que M. de Thomerville lisait à +haute voix.</p> + +<p>Voici ce que contenaient les papiers sur lesquels Martial, avant +d'exécuter son funèbre dessein, avait tracé ses suprêmes pensées.</p> + +<p>«Je vais mourir, avait écrit Martial. Est-ce de ma part fatigue de +vivre? Est-ce regret du passé ou désespérance de l'avenir? Je le sais à +peine, et au moment d'accomplir cet acte que certains appellent un +crime, j'ai besoin de m'interroger moi-même et de rappeler à ma pensée +les tristesses et les douleurs qui m'ont accablé et qui ont éteint en +moi cette flamme de jeunesse, naguère encore si vivace en mon âme...</p> + +<p>»Est-il donc réellement des titres que la fatalité a marqués dès le +berceau d'un stigmate de malédiction?</p> + +<p>»Dois-je accuser les hommes ou bien dois-je m'accuser moi-même? +Peut-être la force m'a-t-elle manqué et suis-je coupable. Qu'on en juge.</p> + +<p>»Mon père se nommait—ou se nomme—Pierre Martial. Je ne sais s'il vit +encore ou s'il est mort.</p> + +<p>»J'avais quinze ans, lorsque je l'ai vu pour la dernière fois. Qui il +était? en vérité, il me serait difficile de l'expliquer. J'ai souvent +entendu prononcer le mot de fou quand on parlait de lui. En effet, il +était d'allures bizarres, et ma pauvre mère—je ne l'ai pas +oublié—pleurait bien souvent, lorsque, seuls tous deux, nous passions +de longues soirées au coin de notre foyer; mon père, enfermé dans son +cabinet, ne faisait auprès de nous que de rares apparitions.</p> + +<p>»C'était un homme de moyenne taille, maigre à l'excès. Je le vois +encore, alors qu'au moment du repas il entrait, calme et froid, presque +solennel, dans la salle de famille. Son front large était couvert d'une +forêt de cheveux blancs et bouclés comme ceux d'un enfant. Il marchait +ou plutôt il glissait silencieusement, toujours en proie aux obsessions +d'une pensée persistante. Quand il nous voyait, il nous adressait un +sourire d'une douceur pénétrante. Il embrassait ma mère, puis, me +pressant dans ses bras, il m'attirait sur ses genoux. Il semblait qu'il +eût voulu parler; mais, instantanément, le démon qui hantait son cerveau +s'emparait de nouveau de lui. Il ne nous voyait plus, et, tout en +mangeant rapidement, il murmurait à voix basse des mots étranges et dont +il nous était impossible de saisir la signification.</p> + +<p>»Puis il se retirait, après nous avoir souri de nouveau. La porte de son +cabinet se refermait sur lui. En lui tout me paraissait +incompréhensible.</p> + +<p>»Jamais il ne se couchait: il avait fait fabriquer, sur ses propres +indications, uns sorte de fauteuil, sur lequel il se tenait +continuellement, et qui était disposé de telle façon que, même si le +sommeil le surprenait, il fût toujours prêt à reprendre son travail au +premier réveil.</p> + +<p>»Plusieurs fois j'étais parvenu à m'introduire dans son cabinet, dont +l'aspect bizarre frappait vivement mon imagination d'enfant...</p> + +<p>»Les murs étaient couverts, au lieu de papier ou de tentures, par +d'énormes tableaux noirs, allant du plancher au plafond, et qui étaient +toujours couverts de signes étranges, s'entre-croisant, se mêlant. Ce +n'étaient ni des chiffres, ni les lettres d'une langue connue, du moins +à mes yeux. Pour un peu, j'aurais cru à quelque grimoire cabalistique.</p> + +<p>»Une fois même, un de mes camarades de pension me jeta au visage ces +mots:</p> + +<p>»—Tu n'es qu'un fils de sorcier!</p> + +<p>»Je courus auprès de ma mère, qui, en m'entendant, ne put retenir ses +larmes.</p> + +<p>»—Mon enfant, dit-elle en me couvrant de baisers, sache bien que ton +père est le plus honnête et le plus respectable des hommes. C'est un +savant, et sa science est telle que celle de personne ne peut lui être +comparée...</p> + +<p>»Je poussai un cri de surprise.</p> + +<p>»—Alors, pourquoi père ne fait-il pas de moi un savant?...</p> + +<p>»Malgré nous, et quoique d'ordinaire nous ne parlassions qu'à demi-voix +pour ne pas troubler mon père, cette fois il nous avait entendus. Nous +fûmes étonnés de le voir paraître; il s'enquit de ce qui s'était passé, +et, après une longue hésitation, ma mère se décida à lui faire connaître +le propos qui m'avait si vivement blessé.</p> + +<p>»Mon père se mit à rire.</p> + +<p>»—Sorcier est presque un terme poli, dit-il. Les académies elles-mêmes +mettent moins de formes dans leurs appréciations. Elles m'ont déclaré +fou, fou à lier, et peu s'en est fallu qu'elles ne provoquassent mon +interdiction et mon internement dans une maison d'aliénés. Voilà ce que +c'est que de battre en brèche l'enseignement officiel et de découvrir la +véritable raison des choses...</p> + +<p>»Je l'écoutais avec une attention fiévreuse. Jamais je n'avais entendu +autant de paroles s'échapper de ses lèvres. Il s'en aperçut, s'arrêta et +me considéra longuement.</p> + +<p>»—A quoi songez-vous? demanda ma mère, dont la voix révélait une sorte +d'inquiétude.</p> + +<p>»Mon père tressaillit et passa sa main sur son front.</p> + +<p>»—Non, murmura-t-il, je ne riverai pas cet enfant à la chaîne que je me +suis forgée moi-même. C'est assez d'un forçat de la science dans la +famille...</p> + +<p>»Tout à coup il s'interrompit, et ses yeux étincelèrent.</p> + +<p>»—Et pourtant! s'écria-t-il, je touche au but; encore quelques mois, +quelques jours peut-être, et j'aurai surpris dans les obscurités les +plus profondes de la nature ces arcanes qui, jusqu'à présent, ont +échappé à l'intelligence humaine!... Alors, si pénibles qu'aient été mes +travaux, si douloureuses qu'aient été mes premières déceptions, je +sentirai en moi un orgueil si grand et si large, qu'aucune puissance +humaine ne pourra lui être comparée.</p> + +<p>»En vérité, mon père, debout, le bras étendu comme s'il eût montré du +doigt le but qui, pour lui, se dressait à l'extrémité de quelque horizon +inconnu, mon père était beau comme ces thaumaturges des légendes qui +commandaient aux forces du ciel et de la terre.</p> + +<p>»—Mon ami! commença ma mère, tandis que son regard me désignait au +vieillard.</p> + +<p>»—Oui, oui, j'ai tort! fit-il en secouant la tête. A moi la science, à +lui l'art. Je ne veux pas qu'il se laisse saisir par l'engrenage qui +emporte un à un tous les lambeaux de moi-même. Petit, ajouta-t-il en me +tapant amicalement la joue, tu seras peintre... tu seras un grand +peintre.... D'ailleurs, après moi, le monde sera transformé et, dégagé +des préoccupations matérielles, pourra marcher d'un pas ferme et sûr +dans la grande voie de l'idéal.</p> + +<p>»Sur un nouveau geste de ma mère, qui semblait craindre l'effet que de +semblables paroles pouvaient produire sur ma jeune imagination, mon +père se retira après m'avoir dit:</p> + +<p>»—Si on m'appelle sorcier, laisse dire, il y a du vrai.</p> + +<p>»On comprendra facilement le travail qui dès lors s'opéra dans mon +cerveau. J'avais, depuis mon enfance, manifesté de grandes dispositions +pour le dessin, et les premières leçons que j'avais reçues d'un peintre +en renom semblaient indiquer, à ce qu'affirmaient les bienveillants, une +vocation réelle.</p> + +<p>»Mais, à partir de ce moment où mon père avait parlé, une immense +curiosité s'empara de moi. Bien que ma mère évitât toute conversation +qui eût trait aux travaux de mon père, je ne cessais de la questionner.</p> + +<p>»Elle s'effrayait de cet enthousiasme sans but réel et qui menaçait de +m'arracher aux travaux de l'atelier. Par un sentiment facile à +comprendre, elle pensa que mieux valait me tirer de cette incertitude.</p> + +<p>»Et voici ce qu'elle m'apprit:</p> + +<p>»Quand elle avait épousé mon père, il était professeur de mathématiques +dans un petit lycée de province. Ma mère était elle-même plus instruite +que les femmes ne le sont d'ordinaire, et leur affection était +née—chose bizarre—d'une sorte de sympathie scientifique. Elle avait +découvert dans le professeur, simple et modeste, une largeur de +conceptions, une ardeur de travail qui l'avaient frappée et +enthousiasmée.</p> + +<p>»Elle était relativement riche, possédant une quinzaine de mille livres +de rente. Mon père n'avait d'autres ressources que son modique +traitement: de plus, plusieurs fois déjà, l'originalité de son +enseignement l'avait désigné aux foudres censitaires, et sa situation +était menacée.</p> + +<p>»Ma mère sut triompher de ses scrupules, et, leur union s'étant +accomplie, mon père donna sa démission pour se livrer tout entier à ses +recherches.</p> + +<p>»Ses travaux avaient pour objet la loi première des nombres, qui (je +n'explique pas, j'expose) était à ses yeux la raison de la nature +physique. La découverte de cette loi, selon lui, simple et unique, +devait expliquer la marche des mondes, le secret des origines et des +fins de l'humanité. Il était parvenu, par l'étude des règles auxquelles +obéissent les nombres, à des aperçus si nouveaux, si grandioses, que ma +mère ne doutait pas un seul instant que la solution du problème ne fût +possible.</p> + +<p>»Longtemps elle l'avait suivi, aidé même dans ses travaux: ma naissance +seule avait mis un terme à ses propres spéculations.</p> + +<p>»—Quand je t'ai senti frémir dans mon sein, me disait cette courageuse +et excellente femme, lorsque tu as poussé ton premier cri, j'ai compris +que l'enfant était pour la mère le secret de toute la vie.</p> + +<p>»Mon père resta livré à lui-même. Mais l'amour paternel devait exercer +aussi sur lui une réelle influence. Dès lors ses recherches, jusque-là +purement spéculatives, eurent un but politique. Il rêva d'arriver aux +honneurs, à la fortune, et ce fut dans ce but que, résumant +quelques-unes de ses découvertes, il les fit connaître au monde savant.</p> + +<p>»Il y eut un moment de surprise, presque de stupeur. Il sembla que ce +fût un monde nouveau qui s'ouvrait aux yeux de l'humanité. Mais cet +étonnement, qui tenait de l'admiration, fit bientôt place à l'étroit +esprit de routine qui, par malheur, domine aujourd'hui encore les +adeptes de la science.</p> + +<p>»On cria à l'hérésie, presque au blasphème. Ce fut plus que du dédain, +ce fut de la colère. Le pauvre savant fut honni, insulté, mis au ban des +académies; peu s'en fallut que ses enseignements ne fussent déférés à la +justice. C'était, s'écriait-on, un outrage à la raison humaine que de +lui supposer des règles immuables. Le clergé prit parti. Les théories de +Martial étaient en contradiction avec le dogme du libre arbitre, de la +responsabilité.</p> + +<p>»Mon père lutta courageusement; mais les attaques prirent un tel +caractère de violence et de passion que force lui fut de plier.</p> + +<p>»Il avait, d'ailleurs, la placide résistance de ceux qui se savent sur +le chemin de la vérité.</p> + +<p>»Il quitta la petite ville du Midi qu'il habitait avec ma mère et moi, +et où sa présence était dénoncée comme un objet de scandale.</p> + +<p>»Pauvre père! que de souffrances, que de persécutions il dut endurer! +Calme, il rentra dans son cabinet, et il répéta le mot de Diogène:</p> + +<p>»—Pour prouver le mouvement, je marcherai.</p> + +<p>»Seulement son esprit avait reçu une commotion qui devait influer sur +son caractère. Dès lors il se refusa à toute communication avec +l'extérieur. Ma mère sut seulement que ses études avaient pris une +direction nouvelle.</p> + +<p>»Pour compléter, pour étayer son système, il s'était livré à +d'incessantes recherches sur les langues primitives. Ses admirables +facultés le servant à merveille, il devint en quelques années d'une +profonde érudition. Connaissant le sanscrit, le pâli et tous les +dialectes asiatiques, il se mit en correspondance avec des indigènes de +l'Hindoustan, de Chine, de Siam. Il dépensait des sommes considérables +pour se procurer des manuscrits, des documents de toute nature. Avec +quelle incroyable patience, avec quelle persévérance de martyr, il +s'était créé des relations dans les régions les moins connues, c'est ce +que l'imagination a peine à se figurer.</p> + +<p>»Et cependant ma mère, malgré la passion intelligente qu'elle lui avait +vouée, avait tenté plusieurs fois de l'arrêter sur cette pente. D'une +part, cet homme, soutenu surtout par une volonté ardente, +s'affaiblissait de jour en jour. Les déboires qu'il avait subis lui +avaient porté un coup qui avait ébranlé tout son organisme. L'excès de +travail le tuait.</p> + +<p>»Mais ce n'était pas tout.</p> + +<p>»Le capital de ma mère était depuis longtemps entamé. Plus de cent +cinquante mille francs avaient déjà été dépensés, et notre revenu était +réduit de moitié.</p> + +<p>»Loin de s'en apercevoir et surtout de s'en préoccuper, mon père ne +parlait que de dépenses nouvelles.</p> + +<p>»Jamais je n'oublierai une scène navrante qui un jour eut lieu entre ces +deux êtres que je chérissais et que je respectais plus que tout au +monde!</p> + +<p>»Ma mère reçut un jour un colis venant de l'extrême Orient. C'était une +caisse couverte de signes bizarres. Mon père la fit transporter dans la +salle commune, la porte de son cabinet étant trop étroite pour qu'elle +pût y être introduite.</p> + +<p>»Une curiosité bien naturelle nous attirait, et je demandai à mon père +la permission d'assister à l'ouverture de la boîte fantastique...</p> + +<p>»Il y consentit en souriant.</p> + +<p>»Au moment où il introduisait le ciseau sous les planches, il releva la +tête et regardant ma mère:</p> + +<p>»—Cette fois, dit-il, tu ne m'accuseras pas de faire de folles +dépenses.... Car ceci—et il frappa sur le couvercle—c'est un trésor +que pas une fortune connue ne pourrait payer.</p> + +<p>»Ma mère pâlit légèrement et ne répondit point.</p> + +<p>»—Hâtez-vous, mon père! m'écriai-je avec toute l'insouciance de la +jeunesse, il me tarde de voir ce trésor...</p> + +<p>»Pour tout dire, je m'attendais à un ruissellement de diamants et de +pierreries, comme en offrent à notre imagination les contes orientaux.</p> + +<p>»Le bois gémit sous l'effort. Les clous sortirent de leur gaîne. Une +odeur balsamique, exquise, s'échappa de la boîte, dans laquelle se +trouvait un second coffre sculpté avec une habileté surprenante et fait +d'un bois d'un brun rougeâtre, dont la provenance m'était inconnue.</p> + +<p>»Je vois encore mon père penché sur cette caisse. Ses mains tremblaient +comme s'il eût eu la fièvre, et comme je m'approchais pour l'aider, il +me repoussa doucement.</p> + +<p>»Les objets que renfermait le coffre mystérieux étaient soigneusement +enveloppés de plantes séchées, et qui, ainsi que le bois, exhalaient un +parfum pénétrant.</p> + +<p>»A vrai dire, ma mère et moi, nous retenions notre respiration, +haletants, inquiets comme si un sublime secret nous allait être dévoilé. +Malgré les déconvenues nombreuses que ma chère mère avait déjà subies, +sa physionomie s'était éclairée d'une suprême espérance.</p> + +<p>»Enfin mon père poussa un cri de joie.</p> + +<p>»Nous nous étions courbés pour mieux voir.... Au même instant, une +exclamation de désappointement s'échappa de notre poitrine. Voici ce +qui se présentait à nos regards...</p> + +<p>»Trois fragments d'une statue, sculptée dans une pierre noire, incrustée +d'arabesques qui paraissaient d'argent.</p> + +<p>»Ces fragments, artistement rapprochés, représentaient un homme nu, +assis, la jambe gauche appuyée contre la terre, la jambe droite relevée. +Sur le genou droit la main s'appuyait, tandis que l'autre reposait sur +l'autre cuisse.</p> + +<p>»La tête, bien modelée, portait une sorte de casque plat ou plutôt de +bonnet, s'adaptant exactement au crâne. Sur les épaules, sur le dos, sur +le ventre, des caractères singuliers ressortaient avec leur teinte +blanchâtre...</p> + +<p>»Nous restions stupéfaits, immobiles. J'avais échangé avec ma mère un +rapide regard, et une même question s'était formulée dans notre cerveau, +sans cependant s'échapper de nos lèvres.</p> + +<p>»—Est-il fou?...</p> + +<p>»Quant à mon père, radieux, transfiguré, il contemplait avec une sorte +de béatitude extatique cette ébauche singulière, et il prononça ces +mots:</p> + +<p>»—Le Roi Lépreux! Bua-Sivisithiweng!...»</p> + +<p>Au moment où Archibald de Thomerville, qui lisait à haute voix le +manuscrit de Martial, prononça, presque en l'épelant, ce nom barbare, +Armand de Bernaye, qui paraissait écouter avec une impatience fébrile, +se dressa tout à coup.</p> + +<p>—Arrêtez! s'écria-t-il. Je vous demande de m'autoriser à adresser à ce +jeune homme une question d'une importance capitale...</p> + +<p>—<i>I beg you pardon</i>! fit sir Lionel; mais il est de règle absolue au +Club des Morts que tout récit ayant trait à un suicide soit écouté dans +le plus profond silence et sans la moindre observation de notre part...</p> + +<p>—Vous dites vrai, sir Lionel. Vous savez que je respecte autant +qu'aucun de vous les lois que nous avons édictées, et cependant, encore +une fois, je vous supplie de me permettre de parler....</p> + +<p>Il y eut un moment d'hésitation.</p> + +<p>De fait, l'observation de sir Lionel rappelait une des obligations qui +devaient être strictement observées. Les quatre hommes, Archibald, +Storigan et les deux frères Droite et Gauche se rapprochèrent de la +marquise, qui, toujours immobile, n'avait pas proféré un seul mot, et +ils se consultèrent à voix basse. Armand semblait en proie à une +agitation qui ne faisait que grandir. Après quelques minutes de +pourparlers, sir Lionel revint vers Armand, et d'un signe l'attira dans +un angle de la salle:</p> + +<p>—La prudence veut, dit-il à voix basse, que nous nous conformions aux +règles que nous avons établies.</p> + +<p>—Vous avez raison, fit Armand, qui s'efforçait de recouvrer son +sang-froid.</p> + +<p>—Cependant, continua sir Lionel, je suis autorisé à vous demander +communication des révélations que vous jugiez devoir faire, et, après +que je les aurai transmises à nos frères, ils décideront.</p> + +<p>Armand parut hésiter; puis:</p> + +<p>—Sir Lionel, dit-il d'un accent à peine perceptible, je crois être +certain que le père de ce malheureux jeune homme a été assassiné en +Indo-Chine... et que j'ai moi-même assisté à ses derniers moments. Déjà +la ressemblance de Martial avec la victime de ce crime m'avait +profondément frappé... maintenant c'est une certitude qui s'impose à +moi...</p> + +<p>—Je crois, reprit sir Lionel, qu'il est préférable de connaître en sa +totalité le manuscrit de Martial avant de lui faire cette révélation, +qui, au moment présent, me paraîtrait prématurée.</p> + +<p>Armand baissa la tête en signe d'adhésion.</p> + +<p>—D'autant plus, continua l'Anglais, que vous pouvez être le jouet d'une +illusion, d'une erreur...</p> + +<p>—Oh! c'est impossible! L'homme qui est mort entre mes bras, au +Cambodge, était bien le père de ce jeune homme. Et cependant, je +m'incline devant votre décision, j'attendrai!</p> + +<p>Pendant ce court colloque, Martial avait relevé la tête. Absorbé dans +ses pensées, il n'avait pas suivi les diverses péripéties de cet +incident et n'avait pas compris le sens de l'interruption.</p> + +<p>—Continuez, fit Armand, s'adressant à M. de Thomerville.</p> + +<p>Et celui-ci reprit sa lecture:</p> + +<p>«Les sons rauques, bizarres, que venait de proférer mon père nous +frappèrent d'une sorte d'épouvante.</p> + +<p>»—Que dites-vous? s'écria ma mère.</p> + +<p>»—Ah! vous ne pouvez pas me comprendre! fit mon père, dont la tête se +redressa avec une indicible expression de triomphe. Le Roi Lépreux! le +dernier souverain de cette nation des Khmers, qui, il y a plus de quinze +siècles, régnait sur le premier empire du monde oriental!... Vous me +considérez avec surprise, vous vous demandez si j'ai bien toute ma +raison. Eh bien, écoutez-moi! Regardez cette statue, divisée en trois +fragments; elle va disparaître pour quelques années, cachée dans les +profondeurs de la terre; mais le jour où elle reparaîtra, vous serez, +vous, êtres chéris de mon cœur, plus riches et plus puissants que les +rois et les empereurs!</p> + +<p>»Son visage rayonnait d'enthousiasme. Malgré nous, nous nous sentions +saisis par cette ardeur communicative. Et sur moi surtout, jeune, +vivace, plein de force et d'ambition, ces rêves, évoqués tout à coup, +produisaient une sorte de fascination. Ah! qui donc, à quinze ans, n'a +pas, dans les mirages de la jeunesse, rêvé des richesses colossales? +Est-ce amour de l'or, avidité, avarice? Non pas! c'est désir inné +d'avoir entre les mains l'outil des grandes choses! Pouvoir jeter les +millions, n'est-ce pas, dans notre civilisation, posséder le pouvoir de +centupler les forces humaines, d'élargir par delà l'infini le cercle de +l'activité générale?...</p> + +<p>»—Et que nous coûtent cette caisse... et cette statue? demanda ma mère +avec inquiétude.</p> + +<p>»Je l'avoue, à cette question, tombant subitement comme une douche d'eau +glacée sur un foyer brûlant, peu s'en fallut que je n'accusasse ma mère +d'égoïsme, d'étroitesse d'idées. Tout entier à sa joie, mon père +répondit avec une sorte de désinvolture:</p> + +<p>»—Presque rien: quinze mille francs!</p> + +<p>»J'entendis un cri. Pâle, chancelante, ma mère s'appuyait à un meuble +pour ne pas tomber. Mon père s'élança vers elle.</p> + +<p>»—Mon amie! s'écria-t-il, je t'en supplie... ne t'effraye pas! ne me +reproche pas cette dépense!... C'est le couronnement de mes efforts! +c'est la fortune!... Quinze mille francs! je te les rendrai au +centuple!...</p> + +<p>»Elle eut un sourire désolé, et cependant sublime de résignation. Elle +prit mon père par les épaules et l'embrassa.</p> + +<p>»—Tout ce qui est ici vous appartient! dit-elle.</p> + +<p>»Mon père, égoïste comme tous les inventeurs, laissa éclater sa joie: un +instant après, je l'aidais à transporter dans son cabinet les trois +fragments de cette bizarre statue, qu'il avait désignée sous le nom de +<i>Roi Lépreux</i>. Étant seul avec lui, je me hasardai à lui demander ce +qu'était ce roi, dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler.</p> + +<p>»—Je n'ai pas le temps de te donner de longues explications, me +répondit-il; sache seulement que le roi Lépreux est le dernier des +souverains qui, au troisième siècle de notre ère, régna sur l'immense +empire des Khmers.</p> + +<p>»—Les Khmers! m'écriai-je, quel est ce peuple?...</p> + +<p>»Mon père garda un instant le silence.</p> + +<p>»—Jamais peut-être nation ne fut plus forte et plus grande, reprit-il +avec solennité; ces hommes réduits maintenant à l'état d'esclaves, +possédèrent les secrets de la science avant que ses premiers éléments +eussent pénétré jusqu'à nous.</p> + +<p>»Puis, s'arrêtant tout à coup comme s'il eût parlé plus qu'il ne le +désirait:</p> + +<p>»—Laisse-moi, cher enfant! j'ai besoin d'être seul.</p> + +<p>»Et comme, attristé de ce renvoi, je baissais la tête, il vint à moi, et +prenant mes deux mains entre les siennes:</p> + +<p>»—Écoute-moi, me dit-il: voici que maintenant tu es un garçon +raisonnable, il faut que je puisse avoir en toi une confiance absolue. +Je connais ton cœur, et je le sais bon et généreux. Tu aimes ta mère, +n'est-il pas vrai?</p> + +<p>»—Si je l'aime!... à donner ma vie pour elle!</p> + +<p>»—C'est bien. Je te fournirai l'occasion de lui prouver ton affection +et ton dévouement. Il se peut que cette occasion...</p> + +<p>»Il balbutiait comme si les paroles qu'il devait prononcer lui eussent +été trop pénibles.</p> + +<p>»—Achevez! m'écriai-je, ma mère court-elle donc quelque danger?</p> + +<p>»—Non! reprit-il vivement, mais tu sauras plus tard que l'esprit des +femmes est tel que toutes les impressions prennent en elle une valeur +exagérée.... La grande amitié que me porte ta mère lui rendra +douloureuse... certaine nécessité à laquelle je ne puis échapper...</p> + +<p>»Je regardais mon père avec un effroi que je ne cherchais même pas à +dissimuler. Il s'en aperçut et se hâta de dire pour me rassurer:</p> + +<p>»—Vois, voici que toi-même tu t'épouvantes... J'aime mieux tout te +dire, sachant que tu es plus fort que ta mère.... Je vais partir...</p> + +<p>»—Partir!... Comment!... Nous abandonner!...</p> + +<p>»—Un bien grand mot! Je dois—pour de très graves intérêts qui +intéressent à la fois et la science et votre avenir à tous deux—quitter +la France pendant quelque temps.</p> + +<p>»J'étais stupéfait. Jamais mon père ne sortait, fût-ce seulement de +notre appartement.</p> + +<p>»—Et où allez vous?</p> + +<p>»—Loin, très-loin, dans un pays dont le nom même t'est probablement +inconnu... en Chine... au Cambodge...</p> + +<p>»C'était pour moi, je dois le reconnaître, comme s'il eût parlé une +langue ignorée.</p> + +<p>»—Dans quelques jours, j'attends un étranger: c'est avec lui que je +partirai. J'ai d'abord d'importantes occupations qui me retiendront +pendant quelque temps à Paris, puis je m'embarquerai. Voilà ce que +j'avais à te dire. Prépare doucement ta mère à cette séparation... +nécessaire. Je puis compter sur toi, n'est-ce pas, mon cher enfant?</p> + +<p>»Je ne lui répondis que par mes larmes; et cependant le respect qu'il +m'inspirait était tel, que je ne songeai même pas à combattre sa +résolution. Au contraire, j'éprouvais un certain sentiment de fierté à +assumer le rôle de consolateur qu'il me confiait.</p> + +<p>»Hélas! je ne supposais pas alors que de ce jour dût commencer pour nous +une série de désastres et de douleurs qui devaient conduire ma mère au +tombeau et moi-même au suicide.</p> + +<p>»Lorsque j'annonçai à la pauvre femme la résolution que m'avait fait +connaître mon père, elle eut un élan de désespoir.</p> + +<p>»Elle courut à son cabinet et resta longtemps enfermée avec lui. Que lui +dit-elle? Quelles explications put-elle obtenir? C'est ce que je ne +pouvais deviner.</p> + +<p>»Mais lorsque ma mère revint auprès de moi, ses yeux étaient gros de +larmes, et, suffoquée par les sanglots, elle fut pendant quelque temps +sans pouvoir parler.</p> + +<p>»Enfin, parvenant, grâce à mes caresses, à reprendre son sang-froid, +elle me dit:</p> + +<p>»—Mon Martial aimé, ne crois pas que j'aie le droit d'adresser le +moindre reproche à celui qui a consacré sa vie à une œuvre sublime. +Hélas! ces âmes d'élite se créent des devoirs qui, pour nous, semblent +n'avoir pas de suffisantes raisons; mais la conscience de ton père ne +peut le tromper.</p> + +<p>»—Ainsi il partira, vous le permettrez?</p> + +<p>»—Il partira... et quand il se séparera de nous, je trouverai la force +de cacher ma douleur.</p> + +<p>»Je comprenais qu'elle était héroïque à force de dévouement.</p> + +<p>»Quelques jours se passèrent, pendant lesquels mes parents s'occupèrent +de régler les affaires d'intérêt. Il restait encore à ma mère cent vingt +et un mille francs. Mon père emportait avec lui, pour les frais de son +voyage, le reliquat des cent mille francs, qui furent placés par lui +chez un ancien banquier de Bordeaux, avec lequel il avait été en +relations depuis longtemps et qui était, je crois, d'origine portugaise. +On le nommait Estremoz. Il était en relations suivies avec l'Amérique +méridionale et les Indes. Les intérêts qu'il devait servir régulièrement +à ma mère étaient pour nous mettre à l'abri du besoin.</p> + +<p>»Un soir, un personnage étrange se présenta chez mon père.</p> + +<p>»Étrange, ai-je dit. Cette expression rend à peine l'impression profonde +que je ressentis en le voyant.</p> + +<p>»Bien que nous fussions alors en plein été, il était caché sous un +énorme manteau qui le couvrait tout entier, et son front s'abritait sous +un large chapeau qui dissimulait son visage.</p> + +<p>»Mais à peine eut-il pénétré dans la maison, à peine mon père se fut-il +avancé au-devant de lui avec des démonstrations de respect vraiment +singulières, que l'inconnu, sur l'invitation qui lui en fut faite, se +débarrassa de ce manteau.</p> + +<p>»C'était le soir, ai-je dit. Les lampes éclairaient la grande salle où +nous nous réunissions pour le repas de famille, et sous leur lumière +brillante, l'étranger me fit l'effet d'une apparition fantastique...</p> + +<p>»Tel je me figurais les personnages mystérieux des temples bouddhiques.</p> + +<p>»C'était un vieillard, à en juger par les rides multiples qui se +croisaient sur son visage, et qui se confondaient de curieuse façon avec +des lignes rouges, bleues et noires, tatouées dans l'épiderme. Le nez, +large, s'écrasait sur des lèvres sans couleur, qui, s'ouvrant, +laissaient voir des dents d'un brun noir.</p> + +<p>»Ses épaules et sa poitrine étaient couvertes d'une sorte de tunique +bizarrement rayée, et serrée à la taille par une large ceinture +tissée—du moins je le crois—de fils d'or pur; et sur cette ceinture +étincelait une tresse noire, constellée de pierres semblables aux plus +purs diamants.</p> + +<p>»La tunique tombait jusqu'aux pieds nus, et protégés seulement par une +large semelle, avançant en pointe au devant des doigts.</p> + +<p>»Des manches larges sortaient deux bras maigres, qu'un bracelet d'or, +large de deux pouces, serrait au-dessus du coude.</p> + +<p>»Mais ce qui mit le comble à ma surprise, c'est que le personnage +fantastique, après avoir échangé avec mon père quelques mots, d'ailleurs +parfaitement incompréhensibles pour moi, se prosterna devant ma mère, et +d'une voix gutturale et sonore à la fois (on eût dit l'écho d'un +instrument de cuivre) prononça ces paroles, dans le français le plus +pur:</p> + +<p>»—Le Roi du Feu salue la compagne du roi de la Science!</p> + +<p>»Puis se relevant, il se tourna vers moi et ajouta:</p> + +<p>»—Enfant! aime ton père, aime ta mère, et tu seras digne d'être homme!</p> + +<p>»Un instant après, mon père et l'étranger s'étaient enfermés dans le +cabinet de travail.</p> + +<p>»J'aurais bien désiré interroger ma mère, mais elle s'était abîmée dans +ses réflexions. Je ne l'osai pas.</p> + +<p>»Quant à moi, mon imagination surexcitée évoquait des rêves ensoleillés +de pierreries et de diamants. Je sentais des désirs passionnés, c'était +un songe d'or dans lequel je me plaisais à me perdre tout entier.</p> + +<p>»Lorsque je m'endormis, il me sembla que j'étais transporté au milieu de +régions éblouissantes où se dressaient des pagodes gigantesques, dont +les pilastres étaient taillés en plein diamant.</p> + +<p>»Au point du jour, je m'éveillai brusquement.</p> + +<p>»—Martial, me dit ma mère, viens embrasser ton père.</p> + +<p>»—Quoi! part-il déjà? m'écriai-je.</p> + +<p>»Et, malgré moi, mon cœur se serra d'une indicible angoisse.</p> + +<p>»Pauvre père! ce fut la dernière fois qu'il me fut donné de serrer +contre mes lèvres votre visage vénéré.</p> + +<p>»Il me prit dans ses bras, et comme, par un mouvement instinctif, je me +laissais tomber à genoux, il plaça ses mains sur mon front et me +bénit...</p> + +<p>»L'étranger était près de lui, enveloppé dans le manteau qui dissimulait +son étrange costume.</p> + +<p>»Une chaise de poste s'était arrêtée devant la porte. Le postillon aida +à charger la caisse, que je reconnus pour celle qui contenait les trois +fragments de statue.</p> + +<p>»Ma mère se jeta dans les bras de mon père; mais cette femme stoïque +tenait parole. Son cœur débordait de sanglots, mais son visage était +calme et ses lèvres souriaient.</p> + +<p>»Le signal du départ fut donné. Le fouet claqua dans l'air, les roues +s'ébranlèrent.</p> + +<p>»Je restai seul avec ma mère, qui, chancelant tout à coup, fût tombée +sur le sol si je ne l'eusse retenue.</p> + +<p>»J'ai longuement raconté cet épisode, non dans le but d'exciter chez +ceux qui le liront une curiosité que je ne puis satisfaire, mais pour +donner des indices si faibles qu'ils soient, grâce auxquels peut-être la +trace de mon père bien-aimé pourra être retrouvée.</p> + +<p>»Faut-il le pleurer! faut-il le venger!»</p> + +<p>Archibald de Thomerville avait interrompu un instant sa lecture. Ses +regards et ceux de sir Lionel s'étaient fixés sur Armand de Bernaye, +dont la pâleur était livide sous son masque, et dont les yeux +étincelaient. Armand comprit le sentiment qui les animait. Le portrait +de celui qui s'était dit «le roi du Feu» ne concordait-il pas de +singulière façon avec celui de Soëra, l'étrange personnage qui vivait +sous le toit de M. de Bernaye et lui paraissait dévoué comme un esclave? +Seul l'âge différait. Armand, d'un signe, indiqua aux deux hommes qu'il +partageait leur émotion.</p> + +<p>—Continuez, dit-il à Archibald.</p> + +<p>Mais à ce moment Martial se leva vivement.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais prêt +à vous faire connaître ma vie et les circonstances qui m'ont jeté, +quoique jeune et vigoureux, sur la voie du suicide. Une sorte de honte +m'était montée au front, et j'avais accepté comme moyen terme la lecture +de ce manuscrit. Il me semblait que passant par la bouche d'autrui, mes +aveux perdraient de leur poignante gravité. C'était encore une +faiblesse, je dis plus, une lâcheté. Je veux que ce soit la dernière. +Depuis que j'ai entendu votre voix vibrante d'honneur me parler du +devoir, depuis que je respire cette atmosphère chaude dans laquelle il +me semble que passe un souffle de probité, je me sens devenir un autre +homme. J'étais faible, je suis fort; j'avais peur de mes propres +souvenirs, je veux les regarder en face. Ne lisez plus, je vous +parlerai, et cette confession que vous réclamez de moi, je veux vous la +faire complète, sans réticence, mettant dans chacune de mes paroles mon +âme tout entière, avec ses défaillances... Écoutez-moi donc.</p> + +<p>Un murmure d'approbation sortit de toutes les poitrines.</p> + +<p>—Parlez, dit Armand. Et n'oubliez pas que nous sommes de ceux qui, +ayant combattu le combat de la vie, sommes sortis de la lutte cuirassés +d'indulgence et de raison.</p> + +<p>Martial garda un instant le silence, le front penché sur sa main. Puis +il releva la tête et commença:</p> + +<p>«Dans ces premières années dont vous venez d'entendre le récit, dit-il, +il est un point sur lequel je n'ai pas suffisamment insisté, et qui +cependant explique tout ce qui s'est passé depuis. Loin de moi la pensée +d'adresser à ma mère un reproche que la pauvre morte—car je n'ai plus +ma mère, messieurs,—n'a jamais mérité.</p> + +<p>»Elle éprouvait pour moi une de ces passions que connaît seul le cœur +des mères. L'amour qu'elle éprouvait pour mon père, si savant et si +grand dans sa persévérance, se reportait sur moi, mais dans un autre +sens. Ainsi que mon père l'avait dit, c'était vers les grandeurs de +l'art que toutes mes aspirations avaient été dirigées.</p> + +<p>»Quelques essais heureux avaient donné à ceux qui m'entouraient croyance +en un talent qui, peut-être, se fût développé, si je n'avais été +entraîné plus tard dans une voie mauvaise. J'étais enthousiaste, j'avais +foi en moi, et ma grande facilité me trompant moi-même, je n'avais pas +dans le travail cette volonté ferme et presque brutale qui seule produit +les grandes œuvres.</p> + +<p>»Ma mère, indulgente et fière de son fils, était convaincue que peu +d'années me suffiraient pour que j'eusse conquis ma place au milieu des +plus grands, sinon même au-dessus d'eux. Et moi, je me berçais de ces +chimères, gaspillant des facultés, réelles d'ailleurs, dans des essais +toujours inachevés. J'ébauchais tout, je ne terminais rien. La soif du +mieux m'empêchait de faire bien. A peine avais-je choisi un sujet, à +peine en avais-je tracé les lignes, placé les ombres, qu'il me semblait +que le cadre était trop étroit pour le développement de mes puissances +d'artiste.</p> + +<p>»Et je cherchais ailleurs. Si ma mère m'adressait quelques observations, +je lui répondais par ces longues et brûlantes tirades qui jaillissent de +tout cerveau de vingt ans, et pour lesquelles elle s'enthousiasmait à +son tour. «Tu es aussi grand que ton père!» me disait-elle, et c'était +le plus grand éloge qu'elle pût m'adresser...</p> + +<p>»Dès que mon père fut parti, la maison nous sembla bien vide; malgré son +courage, ma mère ne pouvait dissimuler complétement les amères +tristesses qui remplissaient son cœur. Songez-y bien, jamais elle +n'avait été séparée de celui auquel elle avait voué sa vie tout entière; +et maintenant voilà qu'il s'en était allé vers ces pays inconnus qui +semblent ne point appartenir au monde réel. Un jour elle me dit que son +absence durerait au moins deux années. Et disant cela, ses lèvres +tremblaient comme lorsqu'on retient ses larmes. Une lettre lui avait +fait connaître ce délai, en même temps qu'elle lui annonçait +l'embarquement de mon père. Et cependant, dans les lignes tracées par +lui, il régnait une telle chaleur d'espérance, de conviction, il parlait +si hardiment—lui que nous étions habitués à regarder comme +infaillible—d'immenses richesses à recueillir, il décrivait avec tant +de complaisance l'existence de bonheur qui suivrait son retour, que, +plus insouciant, j'en étais venu à ne pas regretter qu'il nous eût +quittés.</p> + +<p>»Mais cependant la grande salle triste me faisait froid au cœur. Depuis +longtemps déjà je caressais un rêve. Je ne sais quel beau parleur +m'avait convaincu qu'à Paris seul le véritable talent trouve à se faire +jour. Ces semences jetées en moi avaient promptement germé. Paris +m'apparaissait dans le lointain d'un nuage éblouissant. D'abord je +n'osai pas en parler à ma mère. Voudrait-elle quitter la maison où elle +avait été si heureuse? Je ne songeais pas à l'abandonner. Non, pas +encore.</p> + +<p>»Mais je me laissais aller à cette langueur qui accompagne le désir +persistant, caché et inassouvi. Je ne travaillais plus; chaque jour, +jetant mes pinceaux à peine touchés, je courais à travers la campagne. +Je cherchais de préférence les plus hautes collines, et je les +gravissais d'une seule traite, comme si de leur sommet j'avais pu +apercevoir la grande ville que mes yeux cherchaient à l'horizon.</p> + +<p>»Cet état de fièvre, suivi d'abattements inexpliqués, ne pouvait +longtemps échapper à l'œil clairvoyant de ma mère. Elle m'interrogea. +Je ne savais pas mentir, et je lui avouai tout. Paris! Paris! là +seulement je pourrais donner cours à toute la fougue de travail que je +sentais bouillonner en moi...</p> + +<p>»Elle me crut. J'avais l'éloquence des rêveurs. Et puis n'était-elle pas +habituée à se sacrifier? Et, certes, c'était la plus grande preuve +d'amour qu'elle pût me donner... car, savez-vous ce qu'elle fit?</p> + +<p>»Un jour, elle me dit que, s'il l'eût fallu, elle eût été prête à +sacrifier tous ses souvenirs du passé, qui l'attachaient à la maison du +père, pour m'accompagner à Paris, mais elle avait consulté. Avec ses +ressources, il nous serait impossible de trouver dans la grande ville +l'aisance et la tranquillité, tandis que là où elle était, elle +pouvait—restant seule—se contenter d'un revenu assez modique pour me +donner les moyens de me livrer à Paris aux études que nécessitait le +soin de mon avenir.</p> + +<p>»Et moi, égoïste, je ne vis pas qu'en disant cela, ma pauvre mère était +blanche comme une morte. Oui, sur des conseils donnés de bonne foi, elle +était persuadée qu'à Paris, elle serait une gêne pour moi. On lui avait +dit—des artistes de passage, sans valeur, mais qu'elle croyait parce +qu'ils me flattaient—on lui avait dit que le véritable travailleur +avait besoin d'être seul, d'être libre, qu'il me fallait sentir sur mon +front de poëte le grand souffle de l'indépendance... que sais-je, moi? +Bref, la bien-aimée femme eut foi en ces théories, qui la séduisaient +d'autant plus qu'elles répondaient aux élans d'admiration que lui +inspirait ce qu'on appelait mon génie. Triste jour, que celui où j'eus +l'horrible courage d'accepter cet abandon qu'elle me faisait de toutes +ses préférences. Je l'ai dit, il lui restait un revenu de cinq ou six +mille francs environ. Elle gardait mille francs pour elle, le reste +était pour moi. C'était l'outil qu'elle me mettait aux mains, et, +m'embrassant avec la ferveur passionnée des mères, elle me disait:</p> + +<p>»—Va, je suis sûre de toi!</p> + +<p>»Je n'eus pas la force, à peine la pensée de refuser. Elle m'avait si +bien habitué à ses abnégations, que j'en comprenais peu la grandeur.</p> + +<p>»Je partis. J'arrivai à Paris.</p> + +<p>»Ici, quelques mots d'explication sont nécessaires. Vous n'ignorez pas +qu'il y a quatre ou cinq années, la lutte s'était engagée ardente entre +ceux qu'on appelait en peinture comme en littérature les classiques et +les romantiques. Mon éducation provinciale me lançait dans le camp des +premiers. Aussi, dès que je me mis en relations avec les jeunes artistes +de Paris, éprouvai-je une de ces déceptions qui sont atroces et +poignantes au cœur des novices.</p> + +<p>»Je n'avais rien, ni couleur, ni vitalité, ni passion. Je peignais +froid, poncif: c'était déjà le mot consacré. J'eus un moment de +découragement profond. Mais la bienveillance des uns, la camaraderie +intéressée des autres me rendirent mon énergie, du moins je le crus.</p> + +<p>»J'étais tombé dès le principe au milieu d'une de ces coteries +d'incompris dont le temps se dépensait en déclamations stériles et qui +se croyaient appelés aux plus hautes destinées parce qu'ils exposaient +en termes redondants les théories de ce qu'ils appelaient le grand art, +l'art de la nature...</p> + +<p>»Je n'eus pas de peine à me mettre au niveau de ces intelligences +faussées. De travail il était à peine question. Ce qu'il fallait avant +de jeter ses idées sur la toile, c'était les avoir bien répétées, +ressassées et, à force de parler, on s'apercevait qu'on n'avait plus le +temps d'agir...</p> + +<p>»J'écrivais à ma mère; et il est facile de comprendre que je ne me +faisais point faute de lui exposer, dans de longues lettres, les +banalités éblouissantes dont mon cerveau emportait chaque jour l'écho, +au sortir de nos réunions paresseuses.</p> + +<p>»Elle m'admirait, et me voyant à travers le prisme de son amour, elle me +répondait qu'elle était heureuse et fière de m'avoir envoyé à Paris, +qu'elle comprenait le magnifique éveil de ma nature, l'épanouissement de +mes facultés...—Tu as raison, me disait-elle, replie-toi sur toi-même, +et quand le jour sera venu, frappe un de ces grands coups qui, te +donnant la gloire, me donneront à moi l'immense bonheur.</p> + +<p>»Gloire! bonheur! hélas! que tout est loin de moi maintenant!</p> + +<p>»En somme, pour le milieu où je me trouvais, j'étais riche, et je +m'étais tout à coup vu entouré par cette foule de parasites qui +s'attachent aux jeunes gens et leur font une cour, comme à un souverain.</p> + +<p>»Comme, après tout, j'avais fait d'assez fortes études, j'étais +supérieur à cette tourbe d'impuissants qui, dans un but facile à +comprendre, exaltaient ce talent encore en enfance. Ils me proclamaient +chef d'école, ils se déclaraient trop heureux de se dire mes élèves; du +matin au soir, ils encombraient mon atelier, où l'atmosphère était +lourde de la fumée des pipes, ou aux phrases creuses se mêlait le choc +des verres sans cesse remplis et plus vite vidés.</p> + +<p>»Et moi, plein d'orgueil, buvant ces louanges qui me montaient au +cerveau comme une liqueur frelatée, je me croyais grandi de toute la +petitesse des autres...</p> + +<p>»Cependant, par une sorte de pudeur vis-à-vis de ma propre conscience, +je m'étais mis au travail.</p> + +<p>»Tandis que les autres péroraient, étendus sur mes divans, j'étais +parvenu à m'isoler au milieu de ce tapage.</p> + +<p>»J'ébauchais une Sarah d'après la <i>Baigneuse</i> d'Hugo. Un jour, un de mes +courtisans s'approcha de la toile sur laquelle je me tenais courbé, et, +avec lui, ses compagnons se mirent à examiner longuement mon travail. Je +ne les voyais pas: je m'absorbais dans ma propre pensée. J'éprouvais un +de ces rares moments de bonheur où l'âme, oubliant la terre, se laisse +entraîner, comme si elle s'était détachée du corps, dans les espaces +infinis de l'art...</p> + +<p>»—Admirable! sublime! Rubens et Rembrandt! Delacroix n'est qu'un +enfant! Enfoncés les Ingristes!</p> + +<p>»A ces exclamations répétées, et qui se croisaient avec de petits cris +d'admiration, je levai la tête. Ils étaient là tous debout, dans une +attitude presque grotesque à force d'admiration forcée.</p> + +<p>»—Martial, dit l'un, dès aujourd'hui tu es le maître...</p> + +<p>»—Le roi du Salon, si toutefois ces misérables routiniers ne nient pas +le soleil!</p> + +<p>»Je rougissais, mais un indicible bonheur remplissait mon âme. Et tout +en me défendant contre ce que je daignais encore appeler d'amicales +exagérations, je me disais:</p> + +<p>»—Oui, je suis grand! oui, je suis maître!...</p> + +<p>»L'un d'eux ajouta:</p> + +<p>»—Quand <i>elle</i> verra cette <i>patte</i>, elle consentira à tout.</p> + +<p>»—Elle! fis-je avec surprise. De qui parlez-vous?</p> + +<p>»-Oh! ceci est, ou plutôt était un grand secret. Mon cher, il s'agit +d'une femme, la plus belle, la plus forte, la plus intelligente qui +jamais ait compris l'art...</p> + +<p>»—Vous la nommez?</p> + +<p>»—Isabelle!</p> + +<p>»—En effet, il me semble vous avoir entendus prononcer ce nom.</p> + +<p>»—Écoute. Tu vas tout savoir. Isabelle est la fille la plus étrange qui +oncques ait paru parmi nous. D'où vient-elle? de quelque région où les +corps humains sont pétris de lumière et de soleil. C'est la perfection +plastique dans toute sa magnificence. Et sais-tu ceci? Tous, nous avons +supplié Isabelle de nous permettre de reproduire sur la toile cet idéal +de la beauté humaine... A tous elle a refusé. Et elle nous a dit: Le +jour où parmi vous se lèvera un maître incontestable, incontesté, un de +ces hommes marqués du sceau divin, et qui assurent à leur modèle +l'immortalité de la gloire, ce jour-là, j'irai à ce maître et je lui +dirai: Me voilà!</p> + +<p>»Il est facile de comprendre quelle curiosité passionnée ces étranges +paroles me mirent au cœur!</p> + +<p>»Quelle était cette femme dont mes amis parlaient avec enthousiasme?</p> + +<p>»—Qu'elle vienne! m'écriai-je, et si elle me trouve digne d'elle, je +jure que de cette beauté je saurai faire un chef-d'œuvre immortel!</p> + +<p>»Le lendemain, Isabelle se présentait à mon atelier.</p> + +<p>»En vérité, nulle expression ne saurait rendre l'émotion profonde, +instantanée, qui s'empara de moi, quand elle parut dans l'encadrement +des tentures, avec ses longs yeux noirs ombragés de cils qui tamisaient +le regard, avec ses lignes sculpturales, et cependant animées d'une vie +superbe, avec cette carnation idéale sous laquelle on sentait courir le +sang chaud et puissant. On lui avait fait cortége comme à une reine.</p> + +<p>»Drapée dans un châle de peu de valeur, qui moulait son corps, elle +s'approcha de moi, et me regarda longuement. Moi, je la dévorais des +yeux. Sans parler, elle rejeta le bonnet qui couvrait son front, et de +sa nuque s'échappa un flot de cheveux noirs qui, se déroulant comme un +manteau, vint toucher la terre.</p> + +<p>»Puis, ses mains fines comme celles d'une reine, se posèrent sur ma +main, et elle me dit:</p> + +<p>»—Tu m'as appelée! je suis venue!</p> + +<p>»Certes, après ce qui m'avait été dit la veille, c'était là pour mon +orgueil un de ces triomphes qui laissent dans l'âme une trace +ineffaçable...</p> + +<p>»—Suis-je belle? me demanda-t-elle avec un sourire.</p> + +<p>»Belle! elle l'était à perdre les âmes, à tuer dans la conscience tout +autre sentiment que l'adoration de la créature...</p> + +<p>»Ah! messieurs, cette femme qui venait à moi, cette femme dont la +présence était pour moi comme la consécration de mon génie, cette +création résumant en elle toutes les séductions de la forme et de la +vie, ne l'avez-vous pas deviné déjà...</p> + +<p>»C'était celle qui, plus tard, après s'être jetée dans toutes les +débauches, après avoir déchiré avec la cruauté des bêtes fauves le cœur +des naïfs et des croyants, est devenue la courtisane froide, +implacable, qui flétrit et qui tue, la Phryné à laquelle s'est attaché +comme un stigmate effrayant un surnom presque hideux...</p> + +<p>»C'était le Ténia, c'était celle que vous nommez la duchesse de Torrès.»</p> + +<p>En prononçant ce nom, Martial tressaillit tout entier; une crispation +douloureuse convulsa ses traits. Il s'arrêta. D'un mouvement violent, il +arracha sa cravate, comme s'il se fût senti étouffer, puis il essuya de +la main son front, que mouillait une sueur glacée. Tous se taisaient, +comprenant que l'heure était venue des pénibles aveux. Oui, ils +connaissaient cette femme, dont le nom n'était jamais prononcé qu'avec +mépris, avec une secrète épouvante, cette femme qui, on s'en souvient, +avait allumé dans le cœur de M. de Silvereal une de ces passions qui +poussent à l'infamie et entraînent jusqu'au crime. Martial se roidit +contre l'angoisse qui lui étreignait le cœur, et, baissant la voix +comme à son insu, il reprit:</p> + +<p>—Pourquoi cette femme m'avait-elle choisi pour victime? Quel caprice +sinistre l'avait conduite vers moi? Je l'ai su plus tard... je vous le +dirai.</p> + +<p>«En ce moment, j'étais fou. Et comme je la contemplais sans trouver la +force de lui adresser une seule parole, elle s'éloigna et monta +légèrement sur un de ces escabeaux qui servent de piédestal aux modèles.</p> + +<p>»Là, en pleine lumière, sous un rayon de soleil qui semblait se dégager +du ciel pour lui faire un diadème d'or, sans embarras, sans honte, elle +fit un mouvement... et ses vêtements tombèrent à ses pieds...</p> + +<p>»Et moi, ébloui, saisi au cœur et au cerveau par cette apparition qui +semblait une statue vivante, nouveau Pygmalion d'une Galathée plus +belle que le marbre, je m'écriai:</p> + +<p>»—Non! je ne suis pas digne de cet idéal!</p> + +<p>»Puis, me contredisant moi-même, je saisis mes brosses et effaçai avec +une sorte de rage l'ébauche de cette Sarah qui, maintenant, me semblait +un crime de lèse-beauté!</p> + +<p>»Elle fit un geste; on nous laissa seuls.</p> + +<p>»—Et maintenant, dit-elle, à l'œuvre, maître!</p> + +<p>»Oui, je travaillai avec une ardeur qui tenait du délire. C'était une +folie intense qui brûlait mon cerveau et me desséchait la poitrine.... +Je travaillai sans relâche, sans fatigue. Isabelle, avec son sourire de +reine, semblait ne pas ressentir la lassitude.</p> + +<p>»Quand l'esquisse fut terminée—c'était la Vénus que les amis trop +complaisants ont admirée au Salon—Isabelle vint à moi, et +s'agenouillant à mes pieds:</p> + +<p>»—Je t'aime! me dit-elle.</p> + +<p>»Oui, elle me l'a dit, ce mot divin pour lequel j'aurais donné ma vie, +mon honneur. Et quand ses lèvres touchèrent les miennes, il me sembla +que son souffle était brûlant comme celui des damnés!</p> + +<p>»Ah! je lui appartenais! et je croyais qu'elle était à moi. Cette femme +prit possession de ma volonté, de ma conscience.... Elle disait: Je +veux! et je me courbais comme un esclave...</p> + +<p>»Que vous dirai-je, maintenant, que vous n'ayez déjà compris? Cette +femme, ce fut le mauvais génie qui s'attacha à moi, et qui, prenant mon +cœur entre ses mains, le tordit jusqu'à ce qu'elle en eût exprimé la +dernière goutte de sang... Était-ce donc de l'amour que j'éprouvais pour +elle? Peut-on bien donner le nom d'amour à cette passion envahissante, +dominatrice, énervante, qui vous réduit à l'état de serf de la chair? +Pour un regard, j'aurais commis un crime. Je ne savais plus, je ne +pensais plus, je ne vivais plus! Elle, toujours elle!...</p> + +<p>»Le tableau, je vous l'ai dit, eut un succès prodigieux. De ce pas, je +fus sacré peintre.</p> + +<p>»Oh! écoutez bien ceci.</p> + +<p>»Malgré tout, il y avait encore en moi ces naïvetés d'enfant qui +centuplent la joie du premier succès. Le matin, je courais au Salon, et +là, seul, avant l'arrivée du public, je me plaçais devant mon œuvre, et +je la regardais, me disant:</p> + +<p>»—Tout à l'heure, ils viendront l'admirer, et cela est de moi!</p> + +<p>»Ou bien encore, je me glissais dans les groupes, étudiant les visages, +cherchant à surprendre un mot, une louange. J'attendais un nouveau venu, +il y avait autour de mon nom comme une atmosphère de bienveillance... +J'étais heureux.</p> + +<p>»Un jour, j'eus une étrange vision.</p> + +<p>»Quand je pénétrai dans le grand salon où mon tableau occupait une des +places d'honneur, j'aperçus dans la pénombre du jour un peu gris une +forme arrêtée devant mon tableau...</p> + +<p>»Quelqu'un m'avait donc devancé? Quel était cet admirateur mystérieux +qui recherchait ainsi la solitude pour mieux étudier ses propres +impressions?...</p> + +<p>»Je m'avançai en étouffant le bruit de mes pas, et j'eus peine de +retenir une exclamation...</p> + +<p>»Devant la Vénus de l'art, était la Vénus vivante. Oui, c'était elle, +Isabelle, c'était ma maîtresse!...</p> + +<p>»Légèrement courbée en arrière, les prunelles agrandies, les narines +dilatées, elle contemplait le tableau avec une expression d'indicible +orgueil.</p> + +<p>»Était-ce donc la joie de reconnaître une fois de plus la valeur de +celui qu'elle aimait? En vérité, je le crus naïvement... et je +m'approchai d'elle.</p> + +<p>»Elle ne m'entendit pas, et je surpris ces mots qui erraient sur ses +lèvres:</p> + +<p>»—Je suis belle! belle à être reine!...</p> + +<p>»—Que fais-tu là? m'écriai-je.</p> + +<p>»Elle tourna vers moi ses grands yeux, clairs comme le ciel; j'y vis +passer comme un éclair.</p> + +<p>»Elle me fit peur. Il y avait dans son regard une sorte de menace, +quelque chose comme de la haine.</p> + +<p>»—Isabelle! fis-je en lui saisissant les mains.</p> + +<p>»Elle se dégagea lentement, toujours sans prononcer un seul mot; puis +tout à coup, comme si une pensée bizarre eût traversé son cerveau, elle +poussa un bruyant éclat de rire et s'enfuit.</p> + +<p>»Avant que je fusse revenu de ma stupeur, elle avait disparu. En vérité, +j'étais frappé en plein cœur d'un de ces mystérieux pressentiments qui +vous tenaillent et vous causent une horrible et sourde souffrance. Je +courus à mon atelier. Elle n'était pas encore revenue.</p> + +<p>»—C'est un caprice, me disais-je en essayant de me rassurer.</p> + +<p>»Une heure, deux heures passèrent. Elle ne paraissait pas.</p> + +<p>»Vers midi, un étranger se présenta chez moi.</p> + +<p>»C'était un Anglais, lord S...</p> + +<p>»—Monsieur, me dit-il avec ce léger accent qui, en ralentissant la +phrase, la rend plus froide et plus mesurée, combien voulez-vous me +vendre votre tableau?</p> + +<p>»Vendre mon tableau! vendre cette œuvre où j'avais mis tout mon cœur +et toute ma vie! Ah! en vérité, à mon tour, j'éclatai de rire.</p> + +<p>»—Je ne vends pas mon tableau, répondis-je sans même réfléchir à +l'inconvenance de mon attitude.</p> + +<p>»Lord S..., sans se départir de son flegme, plongea sa main dans la +poche de son paletot et en tira un portefeuille.</p> + +<p>»—Monsieur, reprit-il, je suis riche, très-riche. Fixez vous-même le +prix de cette toile, et je l'accepte sans discussion...</p> + +<p>»Redevenu maître de moi-même, je répondis plus calme:</p> + +<p>»—Excusez-moi, monsieur, si je n'accueille pas avec la reconnaissance +prévue par vous les offres que vous voulez bien m'adresser. L'artiste +vous remercie, mais l'homme ne peut que vous répéter ce qu'il vous a dit +tout à l'heure: Je ne vends pas ce tableau...</p> + +<p>»—Et pourquoi?</p> + +<p>»Il promena ses regards autour de lui. Pour être plus confortable que +celui de mes jeunes confrères, mon atelier n'offrait cependant pas ce +luxe sérieux et grave que comporte une grande fortune. Donc, il +s'étonnait que je refusasse cette fortune peut-être. Je compris sa +pensée:</p> + +<p>»—Votre bienveillance, monsieur, a droit, en effet, à une explication. +Si je refuse de vous vendre ce tableau, ce n'est pas, croyez-le bien, +pour obtenir de vous des concessions par un moyen indigne d'un artiste +qui se respecte lui-même. Un intérêt spécial, ou plutôt un sentiment +profond fait un devoir pour moi de la conservation de cette toile.</p> + +<p>»A ces paroles, je remarquai que mon interlocuteur pâlissait +légèrement.</p> + +<p>»—Deux mille guinées, dit-il.</p> + +<p>»—Monsieur, cette insistance...</p> + +<p>»—Quatre mille guinées...</p> + +<p>»—Encore une fois, je refuse...</p> + +<p>»—Alors, monsieur, dit d'une voix nette et tranchante l'étrange +personnage, je vous tuerai.</p> + +<p>»Devant cette menace insensée, je crus avoir devant moi un monomane, un +fou.</p> + +<p>»—Pardon, monsieur, dis-je en souriant, si admirable à votre sens, du +moins, que soit une œuvre d'art, elle ne peut valoir la vie d'un homme.</p> + +<p>»Lord S... me regarda en face.</p> + +<p>»—Monsieur, dit-il, il me faut ou ce tableau ou votre vie.</p> + +<p>»—Mais, à votre tour, expliquez-vous, car je commence à me demander si +réellement vous jouissez de toute votre raison.</p> + +<p>»—Je ne suis pas fou, reprit lord S..., mais ma volonté est +irrévocable. Il ne m'appartient pas de m'expliquer. Je n'en ai pas le +droit. Encore une fois, je vous offre... dix mille guinées, qui font, si +je ne me trompe, deux cent cinquante mille francs en monnaie de France. +Je vous laisse jusqu'à demain pour réfléchir.... Avant midi, je viendrai +prendre votre réponse.</p> + +<p>»Et me saluant avec une exquise politesse, il alla vers la porte, qu'il +ouvrit.</p> + +<p>»—Demain... avant-midi, répéta-t-il.</p> + +<p>»—Mais, monsieur, ma décision ne peut changer... et il est inutile...</p> + +<p>»—Alors, je vous tuerai, fit-il..</p> + +<p>»Et la porte se referma sur lui.</p> + +<p>»Resté seul, je me demandais si je devais rire ou m'inquiéter de la +ridicule insistance de cet amateur. Ses menaces me laissaient froid, +mais il était une question qui revenait sans cesse dans mon cerveau et +le martelait douloureusement.</p> + +<p>»—Pourquoi cet homme tient-il si opiniâtrement à posséder ce tableau?</p> + +<p>»Et Isabelle ne revenait pas. La fièvre de l'attente et de l'inquiétude +m'envahissait. Puis, peut-on nier que la prescience de la douleur ne +pèse sur notre organisme tout entier?</p> + +<p>«Je ne savais rien, je ne prévoyais rien, et pourtant j'avais peur. +Cette femme avait pris si complétement possession de moi-même que, sans +elle, je ne me sentais plus vivre. On eût dit que mon être tout entier +n'existait plus que par elle.</p> + +<p>»J'essayai de me remettre au travail, pour chasser et cette angoisse +grandissante et l'irritation que me causaient maintenant—plus que +lorsque je les avais entendues—les paroles prononcées par lord S...</p> + +<p>»A mon insu, les deux noms: Isabelle et lord S... se heurtaient dans mon +cerveau, comme si entre ces deux êtres, qui cependant ne devaient même +pas se connaître, eût existé quelque lien mystérieux.</p> + +<p>»Penché vers la porte, j'écoutais, j'attendais que résonnât sur le +palier le doux et charmant bruit de ce pas qui si souvent avait fait +battre mon cœur.... La journée se passait. Et toujours j'étais seul.</p> + +<p>»J'essayai de me dominer, de raisonner. En vérité, j'étais un enfant. +Son absence, quoique un peu prolongée, s'expliquerait par les motifs les +plus simples.</p> + +<p>»Puis, sans savoir ce que je faisais, je pris mon chapeau et je +m'élançai dehors. Où allais-je? Est-ce que je le savais? Est-ce que je +me le demandais seulement? Je voulais la chercher, la trouver. Peut-être +avait-elle été victime de quelque accident. Ah! cette pensée me fit +tant de mal que je compris que, si elle était morte, je ne pourrais pas +lui survivre...</p> + +<p>»Fou! dix fois, cent fois fou! Ah! vous ne savez pas tout encore. +J'étais allé chez tous mes amis. Après tout, Isabelle pouvait avoir +contre moi quelque grief ignoré, qu'elle était venue confier à quelqu'un +de mes camarades. Et lorsque j'arrivais devant la porte, je m'arrêtais +avant de frapper, prenant mon cœur à deux mains pour l'empêcher +d'éclater.</p> + +<p>»—Isabelle est ici? m'écriais-je avec une sorte de certitude.</p> + +<p>»On me regardait. Ma physionomie traduisait une angoisse que mes amis +traduisaient en jalousie. Jaloux, moi! Ah! j'y songeais bien! La pensée +d'une faute de mon Isabelle n'avait même pas effleuré mon esprit. Je la +respectais, je la vénérais, en un mot, je l'aimais; donc, je croyais en +elle.</p> + +<p>»Quand j'eus en vain questionné tous ceux qui auraient pu l'avoir +rencontrée, je revins chez moi, hâtif, désolé, et cependant cette +espérance me restait, la dernière!</p> + +<p>»Si elle était là! Si elle m'attendait!</p> + +<p>»Rien!</p> + +<p>»Je vous ai parlé de faiblesses, presque de crimes. Écoutez ceci. A +peine étais-je revenu dans mon atelier, que l'on frappa à la porte. Je +savais que ce ne pouvait être Isabelle, car elle avait la clef. +Cependant, je bondis effaré, et j'ouvris. Si c'était un message? Elle +avait besoin de moi.... C'était cela, n'est-ce pas?</p> + +<p>»Point! c'était le concierge qui, m'ayant vu passer comme un fou et +traverser la cour sans tourner la tête, m'avait inutilement appelé pour +me remettre... une lettre... une lettre d'elle, peut-être. Je la pris +et je regardai la suscription. C'était l'écriture de ma mère, le timbre +de la petite ville où elle avait enseveli sa médiocrité et son +dévouement... savez-vous ce que je fis?</p> + +<p>»Je jetai la lettre loin de moi! avec un mouvement de colère! Ah! il +s'agissait bien de ma mère!... Qu'est-ce que cela me faisait?...</p> + +<p>»Et je passai la soirée à courir à travers le ville. Il pleuvait. Je ne +remarquais plus que j'étais tête nue. Je crois qu'en passant sur un pont +j'avais d'un mouvement de stupide fureur jeté mon chapeau dans la Seine. +J'étais glacé, je frissonnais, je pleurais! et certains, passant auprès +de moi et voyant mon visage convulsé, s'écartaient comme s'ils eussent +rencontré un fou.</p> + +<p>»Ce que je fis, je ne sais pas. Cependant, je me souviens d'être entré +dans un cabaret et d'avoir bu coup sur coup plusieurs verres +d'eau-de-vie. Si bien que la brûlure de l'alcool rendait plus âpre et +plus douloureuse la sensation de fer rouge sous laquelle se tordait mon +cœur.</p> + +<p>»Enfin, accablé, brisé, claquant des dents, à demi ivre de froid, de +liqueur, de désespoir, je me retrouvai dans mon atelier. Ce fut un +chagrin d'enfant. Je criais, j'appelais: Isabelle! Isabelle!</p> + +<p>»Puis vint une prostration stupide, instantanée, je tombai comme une +masse sur le plancher.</p> + +<p>»Quand je revins à moi, il faisait grand jour. Dix heures sonnaient. +J'étais toujours seul.</p> + +<p>»Tout à coup, une pensée traversa mon cerveau.</p> + +<p>»A midi! Oui, c'était bien à midi que cet Anglais devait revenir. Il +voulait mon tableau ou ma vie. Ma vie! oh! il ne prétendait pas +m'assassiner. Sans doute, il allait me proposer un duel, et moi, +inhabile, j'allais me trouver en face d'un adversaire dont l'épée +trouverait à coup sûr le chemin de mon cœur. Et c'est avec une joie +ineffable que je songeais à cela. Cet homme me tuerait! oui! c'était la +fin de cette épouvantable torture! Je voulais qu'il me tuât, et bientôt, +sans délai. J'avais une panoplie; j'en détachai deux épées et les +examinai avec complaisance, les faisant plier sur mon pied. L'acier +était bon, la pointe affilée.... Mourir! mourir!... Et comme cette +douzième heure tardait à sonner! J'étais là, courbé sur mes poignets, +l'œil rivé à la pendule et disant à l'aiguille:</p> + +<p>»—Hâte-toi donc! marche! marche!</p> + +<p>»Au moment où j'entendis cliqueter le ressort qui prend la sonnerie, +toute mon âme se suspendit à cette sonorité que j'attendais.</p> + +<p>»Midi! Et à peine le douzième coup s'était-il éteint dans la +prolongation de l'écho argentin que j'entendis la porte s'ouvrir.</p> + +<p>»D'un élan, je me redressai... je regardai...</p> + +<p>»Et je poussai un cri de surprise, presque d'épouvante...</p> + +<p>»Isabelle venait d'entrer.</p> + +<p>»Et cependant, je ne courus pas à elle. Il me sembla qu'une force plus +grande que ma volonté me clouait au sol. Elle était là, debout, +immobile, drapée dans un costume de satin noir qui modelait son buste et +son corps tout entier, pâle et blanche dans cette gaîne sombre. Ses +cheveux tordus lui faisaient comme un diadème sinistre. Son regard était +fixe, dur: oui, c'était cet éclair qui, la veille, avait éclaté sous ses +cils de soie et qui maintenant restait à l'état de lueur continuelle.</p> + +<p>»D'un geste inconscient, je lui fis signe d'avancer.</p> + +<p>»Elle vint à moi, et alors, sur ce visage charmant qui pour moi avait +reflété toutes les joies de ma vie, de ma jeunesse enthousiaste, je ne +vis plus que les lignes immobiles d'un masque de marbre.</p> + +<p>»Triomphant enfin de l'espèce de stupeur qui pesait sur moi et +enchaînait tout mon être, je prononçai son nom. Mais ma voix se perdit +dans un sanglot.</p> + +<p>»Ses lèvres, rouges et sensuelles, eurent un sourire railleur.</p> + +<p>»—Martial, dit-elle, nous avons à causer... longuement. Voulez-vous +m'entendre?</p> + +<p>»Dans cette voix qui résonnait pour moi d'une mélodie presque divine, il +y avait un étrange frémissement. Je ne sais ce que je répondis... sans +doute quelqu'une de ces banales folies qui montent au cœur de ceux qui +aiment.</p> + +<p>»—Voici, reprit-elle. Dites-moi pourquoi vous avez refusé de vendre à +lord S... votre tableau...</p> + +<p>»—Quoi! tu sais cela?</p> + +<p>»—Je le sais. Voulez-vous me répondre?</p> + +<p>»J'étais si lâche que, ne devinant rien encore, je pliai devant sa +volonté. Bien plus, je me disais que ce que j'allais lui dire allait la +toucher, briser cette glace sous laquelle se cachait, dans je ne sais +quel incroyable phénomène, mon Isabelle d'autrefois.</p> + +<p>»—Ne l'as-tu pas compris? m'écriai-je. Cette œuvre que de prétendus +connaisseurs admirent comme un effort de l'art, n'est-ce pas ma vie? +n'est-ce pas tout mon rêve, tout mon bonheur?... Quoi! j'irais livrer à +des mains profanes ce lambeau de mon cœur!... j'irais pour quelques +pièces d'or vendre ce qui est toi, ce qui est ta beauté, ce qui est mon +amour et mon avenir! Jamais!... il est impossible que tu n'aies pas +deviné cela...</p> + +<p>»Elle releva la tête, et, plongeant son regard dans mes yeux:</p> + +<p>»—Je veux, fit-elle en martelant chaque mot, je veux que vous acceptiez +les offres de lord S...</p> + +<p>»—Tu es folle!... Non, ce n'est pas toi qui parles!... Voyons!... +quelle pensée te trouble? Est-ce parce que tu me crois pauvre?... est-ce +parce que la modestie de notre existence te pèse? Avec les guinées que +m'offre cet homme, je pourrais te donner une vie princière, digne de +toi. C'est cela que tu veux, n'est-il pas vrai? Eh bien! écoute-moi!... +De cette œuvre, s'il le faut, je ferai une copie; mais, je le sais, ce +ne sera plus toi. J'effacerai tes traits et je demanderai à l'idéal +quelque type qui, moins parfait que toi-même, résume cependant les +traits essentiels de la beauté humaine...</p> + +<p>»Elle me regardait sans m'interrompre. Je continuai:</p> + +<p>»—Puis je me mettrai au travail. Tu le vois, maintenant je suis sur le +chemin de la gloire, de la fortune... Mes toiles se couvriront d'or, et +cet or je te le donnerai! Dis-moi, n'est-ce pas, c'est bien là ce que tu +veux?</p> + +<p>»Elle eut un mouvement d'impatience, et alors, tandis que je tendais +vers elle mes mains qui suppliaient, voici, écoutez bien, voici ce +qu'elle me dit:</p> + +<p>»—Monsieur, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé... Si je +suis venue à vous, c'est parce que j'avais compris qu'il y avait en vous +une force qui, centuplée par la passion, pouvait produire un +chef-d'œuvre. J'étais le modèle, et je savais que ce modèle éveillerait +en votre âme d'enfant toutes les sensations exaltées qui seules donnent +à l'œuvre la vie réelle.</p> + +<p>»Une sorte de râle s'était échappé de ma poitrine. Je me laissai tomber +sur un siége, et, l'œil plein d'effarements, je la contemplai.</p> + +<p>»Elle continuait:</p> + +<p>»—Donc je me suis donnée à vous qui, croyant à mon amour, avez résumé +dans cette toile tout ce que la nature vous avait départi de force et de +talent... je voulais cela, et je suis arrivée à mon but. Quel était ce +but? je vais vous le dire. Je suis de ces femmes qui haïssent les +banalités de ces passions fiévreuses dans lesquelles vous autres, naïfs, +croyez trouver le bonheur!... Moi, entendez-moi, je veux être riche, je +veux être grande, je veux être reine; je veux, par ma beauté, par cette +perfection physique qui vous affole, conquérir toutes les puissances +humaines.... Je n'ai pas de cœur... j'ignore même ce que veut dire ce +mot. Quant à l'amour, je sais ce que je vaux et je ne crains jamais de +l'éprouver. Pourquoi je suis ainsi? parce que ma mère est morte de +douleur, après avoir été abandonnée par l'homme auquel elle avait dévoué +toute sa jeunesse.... Soyez tranquille, ce jour-là, j'ai compris la vie. +Ne supposez pas que je veuille ici copier ces héroïnes dramatiques qui +ne rêvent que vengeance... je ne cherche pas à venger ma mère.... Sa +mort a été un enseignement... j'en profite, voilà tout!</p> + +<p>»Elle parlait sans colère, sans amertume, sans que dans cette effroyable +confession dont chaque mot tombait sur mon cerveau comme une goutte de +plomb brûlant, sa voix ne s'élevât ni ne faiblît.</p> + +<p>»Et savez-vous ce que moi je faisais pendant qu'elle tordait mon cœur +qui saignait—vraiment ces folies sont criminelles!—je la contemplais +toujours et cette phrase se creusait plus profonde en moi:</p> + +<p>»—Qu'elle est belle!</p> + +<p>»—Vous êtes intelligent, continuait-elle, toujours calme, toujours +impassible, vous me comprenez, n'est-ce pas?... Me sachant belle, je +voulus que cette beauté fût connue, admirée. Il me répugnait de gravir +un à un les échelons qui devaient m'amener aux sommets qui étaient mon +but.... De vous j'ai fait un peintre... je vous ai en quelque sorte +échauffé de cet amour qui vous a tué... l'étincelle a jailli, et +maintenant je vous dis: Je ne vous aime pas! je ne vous appartiens pas! +je suis libre de moi-même, et lord S..., qui est venu hier et qui +m'attend, est mon amant!</p> + +<p>»—Misérable!</p> + +<p>»Je bondis vers elle, les poings levés, avec un rugissement.</p> + +<p>»Elle avait croisé ses deux bras sur sa poitrine, la tête haute, sans +forfanterie cependant; elle savait bien que je ne la frapperais pas, que +je ne la tuerais pas. Et mon bras retomba inerte, et des larmes +désespérées jaillirent de mes yeux. J'avais entendu cela, elle m'avait +souffleté de ses aveux insolents et cyniques, et cependant je ne +l'écrasais pas comme un reptile.</p> + +<p>»Elle n'avait pas fini d'ailleurs, et tandis que je retombais fou, +stupide, j'entendis encore sa voix dont le diapason ne s'était même pas +modifié:</p> + +<p>»—Vous comprenez que lord S... ne peut pas laisser entre vos mains +cette toile qui prouve les liens qui vous ont uni à moi. C'est pourquoi +il me faut ce portrait, et ce que vous avez refusé hier, je veux que +vous l'acceptiez aujourd'hui.</p> + +<p>»Ah! quelle épouvantable scène, et l'humanité peut-elle descendre aussi +bas? Je priai, je sanglotai, je me traînai à ses pieds, je lui criai +mon amour avec toutes les folies de la passion forcenée.</p> + +<p>»Et comme toujours, hautaine et sûre d'elle-même, elle me répétait ce +mot: Je veux!... je courus à mon bureau, je saisis une plume et traçai +quelques lignes.</p> + +<p>»—Si tu le veux, m'écriai-je, ce tableau, je te le donne!</p> + +<p>»—A quel prix?»</p> + +<p>A ce moment Martial s'arrêta encore. La honte le tenait à la gorge.</p> + +<p>«Lorsque Isabelle sortit de chez moi, reprit-il après un silence, je lui +avais vendu ce tableau qu'elle m'avait payé... du même prix qu'elle +allait payer à son amant les enivrements du luxe et de la fortune.</p> + +<p>»La porte se referma sur elle.</p> + +<p>»Alors vint la honte! la première que j'eusse ressentie et qui est la +plus horrible de toutes.... J'avais conscience de mon infamie, et, chose +effrayante, je ne me repentais pas!</p> + +<p>»Lorsque j'avais entendu le froissement de sa robe glissant sur +l'escalier—alors qu'elle courait vers lord S... qui +l'attendait—j'étais tombé à genoux comme pour baiser encore les traces +de ses pas.... Quand je me redressai, je vis à quelques pas de moi un +point blanc qui attira mon attention... une sorte d'attraction +involontaire m'entraîna de ce côté... j'étendis les mains!...</p> + +<p>»C'était la lettre de ma mère... de ma mère que j'oubliais... de ma mère +qui aurait frémi de désespoir si elle avait vu le front pâle de son fils +déshonoré...</p> + +<p>»Cette lettre, je la pris entre mes doigts et je la regardai longuement; +par un mouvement instinctif, je l'approchai de mes lèvres, mais je +l'écartai vivement... Non, ces lèvres n'étaient pas dignes de toucher +ces lignes tracées par la mère honnête...</p> + +<p>»Je n'osais pas même briser le cachet. Il me semblait que de ses plis +allait sortir une malédiction!</p> + +<p>»—Allons! fis-je avec un frisson...</p> + +<p>»Et la lettre se déploya sous mes yeux.</p> + +<p>»Ah! la foudre fût tombée sur ma tête, que je n'aurais pas été frappé +d'un coup plus terrible.</p> + +<p>»Cette lettre contenait ces mots, écrits d'une main tremblante:</p> + +<p>«Mon enfant, mon Martial, viens vite... nous sommes perdus et je meurs!»</p> + +<p>»Je me redressai hagard. Non! je m'étais trompé; j'avais mal lu; ce +n'était pas possible. Quoi! pendant que cette misérable femme... ma mère +était là-bas, seule, désolée, qui souffrait, qui pleurait, qui +mourait...</p> + +<p>»Infâme que j'étais!...</p> + +<p>»Que signifiaient ces mots: Nous sommes perdus!... Qu'importe! il n'y +avait pas à hésiter, il fallait partir, partir sans perdre une +minute!... Eh bien, le croiriez-vous?... le fils ingrat eut besoin de +toute sa force pour ne pas attendre... attendre quoi?...</p> + +<p>»Attendre que peut-être l'autre revînt encore! l'autre, la courtisane! +celle qui m'avait cent fois répété:</p> + +<p>»—Je ne t'aime pas! je ne t'aime pas!</p> + +<p>»Celle qui m'avait dévoilé toute la vénalité de son cœur.</p> + +<p>»Oui, j'attendais encore cette misérable, tandis que ma mère, qui +s'était tuée pour moi, se tordait les mains et m'appelait! C'est +hideux!... mais je me confesse... et j'étais ainsi oublieux du bien et +rivé au mal...</p> + +<p>»Et le combat fut long, douloureux.... Je n'en suis que plus coupable. +Encore je ne savais rien...</p> + +<p>»Il me restait quelque argent. J'avais touché, quelques jours +auparavant, le trimestre de la pension de six mille francs—je ne sais +comment elle avait fait, la chère martyre—que me servait ma mère...</p> + +<p>»Je courus à la poste, et, deux heures après, les chevaux m'entraînaient +sur la route de la petite ville de G...</p> + +<p>»C'est à n'y pas croire. Avant de quitter mon atelier, j'avais, dans un +petit tiroir où naguère Isabelle plaçait des objets à mon usage, déposé +un billet qui contenait ces mots:</p> + +<p>«Attends-moi, je t'aime!...»</p> + +<p>»Cependant, lorsque, lancé sur la route, à travers la nuit, j'entendis +grelotter les sonnettes tintant au cou des chevaux, lorsque je me sentis +environné d'ombre, il se fit en moi un singulier revirement...</p> + +<p>»Métamorphose subite et, hélas! passagère! j'oubliai cette passion qui +me tenait à l'âme comme un bandit saisit un passant par le cou, et tous +mes souvenirs affluèrent à mon cerveau, retraçant une par une les scènes +du passé...</p> + +<p>»Je revis mon père qui, d'un pas lent, baissant son front chargé +d'étude, regagnait son cabinet après nous avoir donné, à ma mère et à +moi, le baiser d'adieu. Il s'enfermait et je savais qu'il travaillait, +toute la nuit, disputant au repos chaque heure, chaque minute...</p> + +<p>»Mon père!... Voyez à quel point la vie fiévreuse que je menais avait +oblitéré ma conscience.... Je ne me souvenais même plus des dernières +lettres de ma mère...</p> + +<p>»Depuis plus de huit ou dix mois, elle n'avait plus reçu de lettres de +lui. Où était-il? elle l'ignorait. Elle supposait seulement qu'il +s'était enfoncé dans les terres, sur les confins de la Chine, et que +les communications manquaient.</p> + +<p>»De ses angoisses, elle ne disait rien. Et moi, tout entier saisi par +l'engrenage qui devait arracher un à un les lambeaux de mon être, je ne +devinais rien!...</p> + +<p>»Mon père ne pouvait être, lui—forte et probe nature—soupçonné +d'égoïsme et d'oubli... les pays qu'il parcourait étaient pleins de +périls pour les Européens, menacés par des maladies inconnues, par cette +haine brutale des peuplades sauvages qui ignorent et redoutent à la +fois. C'était étrange. Tandis que mon œil à moitié fermé suivait sur la +route le sillage des lanternes qui couraient et dont le reflet rougeâtre +tremblotait sur les arbres, je me sentais revivre dans mes anciennes +sensations du passé.</p> + +<p>»Et alors je croyais lire en traits de feu, inscrits sur les panneaux de +la chaise de poste, les mots qu'avait tracés la main de ma mère:</p> + +<p>«Viens! nous sommes perdus! je meurs!»</p> + +<p>»Plus vite! plus vite! Ah! que ces chevaux étaient lents! Je me penchais +hors de la voiture et j'offrais au postillon des poignées d'or. Le fouet +claquait. Les chevaux bondissaient, ayant l'écume au mors.... Plus +vite!... plus vite!... que j'échappe à la crainte, au remords qui me +tenaillent!... Le remords! oui, je me disais que chaque baiser donné par +moi à l'impure, à l'infâme, avait tué ma mère.</p> + +<p>»Oh! comme ce fut long!... Quelles rages je dus dévorer!... Alors que +j'eusse voulu voler plus vite que le vent, une roue cassait... ou bien +c'était le postillon qui était ivre... ou bien un cheval qui boitait. En +vain je priais, je payais, c'était long, effroyablement long. Car +maintenant une vision persistante obsédait mon cerveau.</p> + +<p>»Ma mère... morte!</p> + +<p>»Enfin le troisième jour, à l'aube, j'aperçus le bout du faubourg. +C'était la ville où s'était passée mon enfance, insoucieuse et +choyée!... Ah! vrai! en ce moment, j'oubliai Isabelle, cette beauté +surhumaine, cette attraction affolante... je ne vis plus que le clocher +pointu, couvert d'ardoises, dont la croix découpée en plein zinc se +détachait comme une double ligne sur le ciel blanc...</p> + +<p>»Et tandis que la chaise de poste roulait entre les maisons encore +endormies, je ressentais une joie d'enfant à regarder ces portes que je +connaissais toutes, ces fenêtres derrière lesquelles dormaient des +amis...</p> + +<p>»Puis la voiture s'arrêta. C'était là! J'étais arrivé!...</p> + +<p>»Le conducteur faisait vibrer sa mèche neuve à travers l'air, qu'il +coupait méthodiquement.... Il me semblait, en vérité, que j'arrivais en +triomphateur.</p> + +<p>»La porte s'ouvrit. Une femme, la vieille Suzanne, que nous appelions +simplement Zanne, ouvrit précipitamment la porte, et le doigt sur les +lèvres, me regardant d'un œil gonflé de larmes, dit:</p> + +<p>»—Pas tant de bruit!... Vous voulez donc la tuer!</p> + +<p>»Mon cœur se serra si fort que je crus que j'allais tomber.</p> + +<p>»Mais la vieille Zanne m'avait saisi dans ses bras. Elle était forte, la +brave femme, forte de cette énergie que les cœurs honnêtes retrouvent +pour secourir les douleurs des autres.</p> + +<p>»J'avais à peine le pouvoir de murmurer quelques mots:</p> + +<p>»Ma mère... en danger!... dites... dites vite!...</p> + +<p>»—Ah! monsieur Martial, il y a vingt-quatre heures que nous vous +attendons! Comme vous êtes en retard!... Au fait, c'est peut-être que +les routes sont bien mauvaises!...</p> + +<p>»Ah! comme ces âmes droites savent vous faire rougir! Leur honnêteté +naïve tombe à plomb sur vos regrets et vos responsabilités! Elle ajouta:</p> + +<p>»—J'avais si grand'peur qu'elle mourût avant de vous avoir revu!</p> + +<p>»J'avais perdu tout un jour là-bas! à Paris!... et j'aurais pu la +trouver morte!... c'était épouvantable!... d'autant que le sens moral +défaillait à ce point en moi, que je ne me souvenais plus qu'elle +m'avait crié: «Viens! je meurs!...»</p> + +<p>»La Zanne ouvrit une porte et me poussa en avant.</p> + +<p>»Je ne sais... je vis un lit blanc... je discernai une forme vague dans +l'ombre que projetaient les rideaux... et je tombai à genoux en +sanglotant et en disant:</p> + +<p>»—Maman! maman!</p> + +<p>»Une main se posa sur mon front. Oh! comme elle était légère. On eût dit +les doigts d'un être immatériel.</p> + +<p>»—Tu vois bien, Zanne, dit une voix cassée qui semblait un souffle, tu +vois bien... qu'il viendrait!</p> + +<p>»Cet «il viendrait!...» était tout un reproche. La vieille servante +avait douté de moi. J'eus peur et honte à la fois, comme si je redoutais +qu'elle eût à travers la distance découvert la cause de mon retard.</p> + +<p>»J'osai lever les yeux sur ma mère.</p> + +<p>»Ah! quel spectacle! Cette femme, énergique et vigoureuse sous sa +fragilité native, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Ses cheveux +blancs se collaient en bandeaux plats sur ses tempes amaigries, et son +front, bombé par le retrait des lignes du visage, était éclairé par deux +yeux caves, secs, brillants...</p> + +<p>»Il n'y avait pas à douter, c'était la mort!</p> + +<p>»—Oh! je t'en prie, murmura-t-elle, viens près, tout près, que je +t'embrasse... de tout mon cœur... comme autrefois.</p> + +<p>»Elle me prit par les deux joues comme on fait à un enfant, et sur mon +front brûlant, je sentis ses lèvres froides...</p> + +<p>»—Que s'est-il passé? m'écriai-je. Il y a longtemps que tu es malade! +Pourquoi ne m'as-tu pas appelé plus tôt?</p> + +<p>»—Chut! fit-elle, ne parle pas si fort. Ma pauvre tête endolorie est +devenue bien sensible... il ne faut pas m'en vouloir!... Mais parle tout +bas... tout bas...</p> + +<p>»Elle se tourna péniblement et adressant un signe à la vieille Zanne, +qui regardait à travers ses larmes cette scène douloureuse:</p> + +<p>»—Laisse-nous, ma mie, il faut que je cause avec lui... et tu sais... +je n'ai pas de temps à perdre...</p> + +<p>»Nous restâmes seuls. Je n'osais pas interroger. J'attendais.</p> + +<p>»—Petit, reprit ma mère (c'était ainsi qu'elle m'appelait autrefois, +avant que je l'eusse quittée), petit, ouvre le petit meuble là-bas.... +Oui, c'est cela... le tiroir du haut.... Il y a une lettre, n'est-ce +pas?... pliée... avec le timbre de Bordeaux.... Apporte-la... mets-la +sur mon lit.... Merci!... tu es toujours gentil et complaisant comme +autrefois.... Ah! mon pauvre Martial!</p> + +<p>»Je me remis à genoux auprès de son lit.</p> + +<p>»—Vois-tu, reprit-elle, j'ai bien de mauvaises nouvelles à +t'apprendre.... Il faut avoir du courage...</p> + +<p>»—Mon père! m'écriai-je.</p> + +<p>»Elle posa vivement sa main sur ma bouche.</p> + +<p>»—Oh! non, pas cela! fit-elle. Cependant, promets-moi de ne pas te +désoler.... Car, sais-tu, c'est si terrible que j'en meurs.... Quand +j'ai appris... ce que contient cette lettre, je suis tombée par terre... +même je me suis fait bien mal... parce que ma tête a porté contre le +mur.... J'ai eu le délire.... C'est bien étrange, cela!... je ne +comprenais plus, je ne pensais plus.... Cependant je me souviens de ce +qui se passait dans ma pauvre tête... C'étaient des mensonges!... je te +voyais rire, je t'entendais chanter, et tu avais autour de toi toute +sorte de monde.... Comme c'est bizarre, le délire!...</p> + +<p>»Je baisais ses mains à pleines lèvres. Je n'avais pas l'infamie de me +défendre. Pauvre, pauvre mère!</p> + +<p>»—Mais il ne faut pas que je perde de temps, reprit-elle, parce que je +suis sûre, je sais que je vais bientôt mourir.... Ne pleure pas.... +Là!... voila que tu sanglotes!... Petit, je te le défends!... +Écoute-moi, et promets-moi d'être bien courageux...</p> + +<p>»—Parlez! parlez, ma mère!</p> + +<p>»—Oui, mais je te défends de t'exalter.... Vois-tu, depuis le jour où +ton père est parti, je ne vivais plus. Il ne faut pas m'en vouloir, mais +je l'aimais tant! Ah! si tu savais tous les trésors de dévouement et de +bonté que renfermait cette âme! Si je vaux quelque chose, c'est à lui +que je le dois. N'en doute jamais. Eh bien! voilà près d'une longue +année que je n'ai entendu parler de lui.... C'est atroce, cela. J'ai eu +des mois entiers sans sommeil. J'étais là, seule, tendant l'oreille... +car je me disais: S'il n'écrit pas, c'est qu'il revient. Hélas! le matin +passait, et puis le soir, et ton père n'était pas là... Seules, tes +lettres me remettaient un peu de joie au cœur. Ah! je veux te le dire, +je suis fière et heureuse; car, enfin, tu es bien un peu mon œuvre... +et quand j'ai lu dans les journaux—j'en ai fait venir exprès... pour +les montrer—«notre grand peintre Martial,» alors c'était une fraîcheur +qui me passait à travers le cœur. C'est si bon, l'orgueil de son +enfant!</p> + +<p>»Elle s'interrompit. Sa respiration était courte. Je ne doutais plus. La +mort guettait sa proie, et elle ne pouvait plus lui échapper...</p> + +<p>»—Mais, ton père!... qu'est-il devenu? La dernière fois qu'il m'a +écrit, il était à... attends donc!... je ne me rappelle pas bien le +nom.... Saïgon... oui, c'est bien cela. Et il me disait que tout allait +au mieux, qu'il était sûr de réussir... que nous serions riches comme +des rois... et il ajoutait... tiens cela me fait rire: Le Roi du Feu +t'envoie l'expression de son profond respect.... Tu te rappelles +bien.... Comme il était singulier, ce Roi du Feu!</p> + +<p>»Et elle rit aux éclats. J'eus peur. Est-ce que le délire allait de +nouveau s'emparer d'elle? Mais sa volonté fut plus forte que la maladie. +Elle redevint maîtresse d'elle-même.</p> + +<p>»—Depuis ce temps, je n'ai plus entendu parler de ton père.... Je ne +suis pas bien effrayée... parce qu'il m'avertissait qu'il allait partir +pour une expédition lointaine... pour le pays... des Khmers! Tu sais, tu +as déjà entendu ce nom.... La statue qu'il avait reçue dans la caisse... +tu te rappelles... c'était, nous a-t-il dit... le roi Lépreux, le +dernier souverain des Khmers.... Il ajoutait qu'il était déjà allé dans +ce pays... et que, de la part des indigènes... des sauvages, sans +doute... il n'y avait aucun péril à redouter.... Et cependant, je n'ai +plus entendu parler de lui!...</p> + +<p>»Je crus que c'était cette inquiétude seule qui l'avait abattue ainsi, +et je m'efforçai de la rassurer. Mais elle me fit signe de me taire.</p> + +<p>»—Je te dis tout cela, continua-t-elle, veux-tu savoir la vérité? pour +retarder le moment où tu apprendras la terrible nouvelle...</p> + +<p>»—Mais, ma mère, que peut-il nous arriver de douloureux? Pourvu que mon +père vive...</p> + +<p>»—Ceci, fit-elle d'un ton fiévreux, c'est que le banquier chez lequel +nos fonds étaient déposés... tu sais bien, le banquier de Bordeaux.... +M. Estremoz...</p> + +<p>»—Eh bien?</p> + +<p>»—Eh bien, ce misérable est parti, en emportant notre modeste +fortune.... Tu es complétement ruiné!...</p> + +<p>»Sans me laisser placer une seule parole, elle continuait:</p> + +<p>»—Tu es ruiné, entends-tu? C'est la misère pour toi. Tu n'as plus un +sou. Tu mourras de faim, de froid.... Je sais bien ce que c'est. Tu es +trop jeune encore pour résister à ces privations atroces.... Nous +n'avons plus rien, rien!...</p> + +<p>»Chacun de ses mots se scandait dans une sorte de râle.</p> + +<p>»Ainsi, c'était pour cela que se mourait ma mère! Ah! en vérité, je +sentis tout mon être se soulever à cette pensée.... Certes, je glissais +déjà sur la pente du mal... mais, du moins, l'amour de l'argent pour +lui-même n'avait pas desséché mon cœur.... Que m'importait cette +fortune! Ruiné! Eh bien! tant mieux!... est-ce que ce n'était pas me +contraindre à lui rendre au centuple, à elle, les sacrifices qu'elle +s'était imposés pour moi? Je lui dis tout cela! Comme je parlais +éloquemment de travail, de succès, de gloire, de fortune, et cependant, +tout à coup, je m'interrompis. Sur sa lèvre errait un sourire +d'incrédulité profonde.</p> + +<p>»—Tu doutes de moi, maman? m'écriai-je. Ah! c'est mal!</p> + +<p>»—Bébé! va! fit-elle.</p> + +<p>»Elle m'attira tout près d'elle, si près que ses lèvres touchaient mon +oreille.</p> + +<p>»—Tu crois donc, dit-elle tout bas, et ses yeux se baissaient comme si +elle eût rougi de me parler ainsi, tu crois donc que je ne sais pas ce +qui se passe? Je sais que tu aimes... que tu es aimé!... Oh! d'abord +cela m'a fait de la peine, et puis je me suis raisonnée.... Tu es si +jeune... et puis, on m'a dit que tu l'adorais. Elle s'appelle Isabelle. +C'est bien cela, n'est-ce pas? Eh bien, j'ai peur que, si tu es +pauvre... elle ne te quitte, et que cela ne te fasse trop de peine!</p> + +<p>»Mon Dieu! où cette femme, chaste et pure entre toutes, avait-elle +appris cette indulgence! Et si vous aviez vu ce sourire un peu fin, un +peu moqueur, tout affection et tout pardon!... Cette vierge-mère aimait +tant son fils qu'elle mourait de douleur de ne pouvoir lui éviter une +larme... et pour qui? pour qui cette émotion sainte!... cette +condescendance sublime!</p> + +<p>»Pour cette femme qui s'était vendue, qui se vendait, qui allait se +vendre sans cesse et toujours!</p> + +<p>»—Je ne la connais pas, me dit ma mère; mais je la vois à travers +toi... tu l'aimes... donc elle est bonne et belle!... oh! je te +connais!... tu es bon juge!</p> + +<p>»J'aurais voulu me tuer au pied de ce lit.</p> + +<p>»Ce qui m'étonnait profondément, c'est que ma mère fût aussi bien +instruite de ce qui se passait à Paris. Voici ce qu'elle m'avoua. +Lorsqu'elle avait appris, très-indirectement, que j'avais une maîtresse, +elle avait éprouvé une terreur invincible. Sans doute, cette femme +allait m'arracher au travail, me pousser sur le chemin mauvais de +l'oisiveté, à la débauche, peut-être... et, sans faire part de son +projet à personne, elle était venue à Paris et avait pris adroitement +ses renseignements. Or, que lui avait-on dit? Depuis qu'Isabelle vivait +auprès de moi, j'avais complétement renoncé à la vie que j'avais menée +jusque-là. Plus de ces <i>parties</i> entre camarades, d'où l'on revient la +tête lourde et les yeux rougis; je travaillais sans cesse, avec ardeur. +On parlait d'un chef-d'œuvre.</p> + +<p>»Ma mère ne voulut même pas m'embrasser. Elle craignait que je ne lui +reprochasse de m'espionner. Et elle était repartie dans sa solitude, la +chère âme, heureuse de ce que le danger par elle redouté ne fût +qu'imaginaire!...</p> + +<p>»Voilà ce qu'était ma mère!... Quant à la perte de sa petite fortune, +c'était pour elle un coup mortel. Depuis quelque temps déjà, sa santé +était chancelante, et son énergie seule la soutenait encore; mais quand +elle avait vu s'écrouler d'un seul coup toutes ses espérances, tout cet +édifice de sécurité sur lequel, à ses yeux, reposait mon avenir, elle +avait été saisie d'une crise terrible, à laquelle elle devait succomber.</p> + +<p>»Ah! combien douce et charmante elle resta jusque dans les affres de +l'agonie!... elle se préoccupait surtout de ce que j'allais devenir.</p> + +<p>»Sur les quelques centaines de francs qu'elle s'était réservées pour son +entretien, elle avait encore économisé, et ce fut avec un sourire de +joie indicible qu'elle tira de son chevet la bourse où brillaient ces +dernières pièces d'or, dont chacune représentait une privation pénible.</p> + +<p>»—Prends, me dit-elle. C'est le sang de ta pauvre maman; cet argent-là +te portera bonheur.... Maintenant ce n'est pas tout, il me reste des +bijoux... les voici, dans cette petite cassette... je les ai reçus de +ton père... et si tu veux me faire bien plaisir, tu me jureras... non, +tu me promettras... pas de serment, ta parole me suffit... de ne t'en +défaire qu'en cas d'absolue nécessité... Il est bien entendu que je ne +laisse pas de dettes, pas même le loyer de notre petite maison.... Comme +je savais que j'allais mourir, je me suis entendue d'avance avec le +propriétaire, et tu peux la quitter sans avoir rien à payer... tu +comprends, nous avons fait une cote mal taillée! et il a résilié le +bail.</p> + +<p>»Est-il rien de plus admirable que cette sollicitude maternelle, +prévoyante jusqu'à la mort!</p> + +<p>»Quand elle comprit que la minute suprême arrivait, elle m'attira près +d'elle, et me serrant contre sa poitrine amaigrie où grinçait un râle +souffreteux:</p> + +<p>»—Tu sais, me dit-elle, quand tu reverras ton père, tu lui donneras mon +dernier baiser...</p> + +<p>»Et ses lèvres se posèrent sur mon front... et j'entendis un long +soupir!</p> + +<p>»La pauvre femme se laissa tomber sur son oreiller, ferma les yeux et +mourut...</p> + +<p>»Voilà les enseignements que j'avais reçus! voilà la sublime éducatrice +que mon père m'avait donnée!</p> + +<p>»Et voici ce que j'ait fait...</p> + +<p>»Six mois après, il semblait que tout cela ne fût qu'un mauvais rêve, à +jamais effacé. J'étais redevenu l'amant d'Isabelle; mais cette fois, +amant honteux, hypocrite, me glissant au milieu des sourires des +laquais, par un escalier dérobé, attendant, anxieux, qu'elle fût +seule...</p> + +<p>»Cette passion malsaine s'était de nouveau emparée de moi avec +l'intensité de la fièvre.</p> + +<p>»Travailler! il était bien question de cela. Parfois, je barbouillais à +la hâte quelques toiles, que j'allais vendre pour ne pas mourir de faim, +et le plus souvent j'employais cet argent en bouquets, que j'accourais +offrir au Ténia.</p> + +<p>»Car déjà on la nommait ainsi.</p> + +<p>»L'Anglais qui m'avait pris ma maîtresse avait promptement compris +quelle nature hideuse se cachait sous cette enveloppe admirable! Et, +désespéré, il s'était tiré un coup de pistolet dans la tête.</p> + +<p>»Je crois qu'il a survécu à sa blessure.</p> + +<p>»Dire comment j'ai vécu, je ne le sais pas. Je n'avais plus d'autre +objectif que cette femme. Dix fois, elle m'a chassé, et alors mes amis +me prenant en pitié, m'entraînaient dans le monde, espérant que cette +diversion me sauverait de moi-même. Rien! c'était comme la tache de sang +de lady Macbeth, que toute l'eau de la mer ne parviendrait pas à +effacer.</p> + +<p>»Je passais les nuits devant son hôtel, épiant aux fenêtres de sa +chambre un rayon de lumière, une ombre.</p> + +<p>»Je n'avais pas de pain, j'étais devenu une sorte de mendiant famélique +qui errait dans la vie, comme ces Italiens qui jadis portaient en leurs +veines le poison des Borgia, poison cent fois moins terrible que celui +qui tuait en moi la conscience et l'honneur.</p> + +<p>»Le plus horrible en ceci, c'est que cette femme jouait avec mon âme +avec un épouvantable cynisme!</p> + +<p>»Quand des mois s'étaient passés, quand je commençais à désespérer et +que peut-être une lueur de raison allait jaillir en moi, on eût dit +qu'elle devinait ce prochain réveil; alors elle m'appelait.</p> + +<p>»Tantôt, quand, stupide et rougissant de moi-même, je me trouvais sur le +passage de sa voiture, elle s'arrêtait brusquement et m'appelait; +j'accourais, courbé comme un valet, et alors, avec un éclat de rire, +elle repartait au galop de ses chevaux.</p> + +<p>»Et j'étais presque heureux qu'elle m'eût reconnu, fût-ce même pour +m'insulter.</p> + +<p>»Ou bien, dans la mansarde où j'avais dû me blottir, comme un fou dans +un cabanon, je recevais un billet qui contenait ce seul mot:</p> + +<p>«Viens!»</p> + +<p>»Et j'obéissais à cet appel... elle me recevait et me disait:</p> + +<p>»—Tu ne t'es pas encore tué!... décidément, tu es si lâche que je +t'aime!</p> + +<p>»Et avec quel art infernal elle se plaisait à m'abreuver d'humiliations! +Comme elle arrachait un à un de ma conscience chaque sentiment encore +résistant!</p> + +<p>»Ces bijoux, que ma mère m'avait confiés et que ma parole aurait dû me +rendre sacrés, je les donnai à cette femme, qui, sous mes yeux, s'en +para pour aller au théâtre avec son amant.</p> + +<p>»Et encore me dit-elle:</p> + +<p>»—Sont-ils assez vieillots! mais tant pis, ils me plaisent ainsi.</p> + +<p>»Le dégoût me monte aux lèvres quand je plonge par la pensée dans cette +fange, où je ne me débattais même plus.</p> + +<p>»Quand, pour la dernière fois, elle me mit à la porte comme un laquais, +j'attendis longtemps, espérant encore un de ces caprices odieux qui me +rapprochaient d'elle. Cette fois, ce fut trop long. Et peu à peu je me +sentis envahi par un tel mépris de moi-même et de cette misérable, que +je me condamnai.</p> + +<p>»Vous savez le reste.</p> + +<p>»Tombant de degré en degré, roulant sur cette pente où les désespérés +vont vite, j'avais tout négligé, tout oublié... et mes ardeurs de +travail et mes espérances de succès.</p> + +<p>»J'avais d'abord demandé à l'ivresse l'oubli fiévreux, j'avais bu de +l'absinthe; mais loin de me calmer, l'alcool ne faisait qu'exaspérer ma +douleur.</p> + +<p>»Parfois, j'avais tenté de ressaisir mes pinceaux; les êtres qu'évoquait +mon imagination n'étaient que des spectres.</p> + +<p>»Et la misère venait! Larve hideuse, elle m'enserrait de ses deux bras +qui étouffent et navrent! Dans cette mansarde dont les murs délabrés +criaient, par toutes leurs lézardes, les tortures de la pauvreté, je me +sentais glacé. En vain, je faisais appel à mon courage, à toutes les +exhortations du passé. Il m'était impossible de me dominer. En dépit de +moi, cette femme me tenait comme ces stryges des légendes qui embrassent +et emportent les enfants!</p> + +<p>»A mon cœur montaient le dédain, le mépris de mon être. A quoi étais-je +bon? A quoi étais-je utile? De mon père je ne savais rien. Ma mère, je +l'avais tuée, car c'était pour moi et à cause de moi qu'elle était +morte!</p> + +<p>»Alors, inutile aux autres et à moi-même, je n'avais plus qu'à +disparaître.</p> + +<p>»Ce qui me décida fut ceci. Une dernière fois je m'interrogeai, la +question était ainsi formulée:</p> + +<p>»—Si le Ténia t'appelait, irais-tu?</p> + +<p>»Voyez, je disais déjà le Ténia, c'est-à-dire que j'acceptais la renom +monstrueux qui s'attachait à cette femme.</p> + +<p>»Le Ténia! c'est-à-dire cette mucosité sinistre et rampante qui +s'agglutine aux entrailles, les ronge, les serre, les anéantit, qui de +l'homme fort fait un squelette, qui tue la force, détruit l'énergie...</p> + +<p>»Le Ténia! épouvantable étrangeté devant laquelle hésite encore la +science:</p> + +<p>»—Si elle t'appelait, irais-tu?</p> + +<p>»Et je répondais:</p> + +<p>»—Oui!</p> + +<p>»Alors il fallait en finir avec moi-même.</p> + +<p>»Je me décidai.</p> + +<p>»Je me condamnai à mort.</p> + +<p>»Oh! la terrible journée qui précéda l'acte suprême! Comme, dans la +vitalité de ma jeunesse, j'essayai encore de me défendre! comme je +voulais me rattacher à la vie! comme je plaidai ma cause! comme je fus +indulgent pour mes turpitudes!</p> + +<p>»Plaidoiries, plaintes, regrets, tout se heurta contre ma propre +ignominie.</p> + +<p>»Et ce jugement que j'avais porté contre moi-même, je me dis qu'il +fallait l'exécuter.</p> + +<p>»Pourtant, je m'en souviens maintenant, à l'heure dernière, une vision +éblouissante passa devant mes yeux.</p> + +<p>»Oui! où donc était-ce? Une jeune fille, pure, chaste, adorable! Ce fut +un éclair, il me sembla que si je l'avais rencontrée plus tôt, je serais +devenu un homme!</p> + +<p>»Bah! c'était quelque nouveau mirage décevant mon âme affolée!</p> + +<p>»Vous savez le reste!</p> + +<p>»Et maintenant, messieurs, vous qui m'avez sauvé, vous qui avez droit à +scruter les replis les plus profonds de mon âme...</p> + +<p>»Jugez-moi...</p> + +<p>»Seulement, écoutez bien.... J'ai été assez franc, j'ai fait assez bon +marché de mon orgueil, de mon amour-propre, pour que vous acceptiez ma +parole!</p> + +<p>»Depuis l'heure où j'ai voulu abandonner la vie, il s'est accompli en +moi une transformation telle que, m'interrogeant, il me semble être +revenu de deux années en arrière. Non, tout ce que j'ai dit n'existe +plus! Le Martial d'autrefois est mort!... et un autre s'est éveillé, en +qui parlent toutes les voix de l'honneur et de la probité.</p> + +<p>»Si je vous ai bien compris, vous vous êtes dévoués à une œuvre grande +et généreuse; vous vous êtes constitués, au milieu de cette société +égoïste et haineuse, les chevaliers du droit et du devoir.</p> + +<p>»Eh bien! je vous le demande: ouvrez-moi vos rangs, et, soldat fidèle, +je combattrai à vos côtés.</p> + +<p>»Dans cette armée du bien, dont vous m'avez révélé l'existence, je +prendrai—si vous le voulez—le poste le plus humble ou le plus +dangereux.... Toutes mes énergies d'homme se sont réveillées à votre +appel. Je ne vous demande pas de croire aujourd'hui en moi... mettez-moi +à l'épreuve... ma vie vous appartient... J'attends votre arrêt.»</p> + +<p>Martial se laissa retomber sur son siége, épuisé par les angoisses de +cette confession, où s'étaient déroulés ses plus amers souvenirs. Peu à +peu, les personnages qui composaient le Club des Morts s'étaient laissé +eux-mêmes entraîner par ce récit, où la faiblesse humaine parlait si +haut. Et quand Martial eut fini, pas un mot ne s'échappa de toutes les +poitrines oppressées. Tous s'absorbaient dans leur pensée, et peut-être +se souvenaient d'avoir subi, eux aussi, le joug de funestes passions. +Enfin, Armand de Bernaye se leva.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, vous avez entendu le récit de Martial, vous avez +entendu encore la requête qu'il vous adresse. Vous savez ce qu'il nous +reste à faire. Que chacun de nous descende au plus profond de sa +conscience, et se demande si l'homme qui fait appel à nous est digne de +se dévouer à l'œuvre que nous avons entreprise... Souvenez-vous que +notre premier devoir, c'est la franchise absolue envers nous-mêmes. +Donc, pas de fausse fierté, pas de compromis!... Oui, ou non, Martial +a-t-il le droit de faire partie du Club des Morts? Oui ou non, +avons-nous, à notre tour, le droit, en nous confiant à lui, de lui +livrer les secrets de notre association? Notre réponse, vous le savez, +doit être ainsi formulée: <i>Oui</i>, <i>non</i>, ou bien, pour troisième terme: +<i>Épreuve</i>.</p> + +<p>Armand se tourna vers Martial.</p> + +<p>—Si nous décidons qu'il y aura épreuve, ceci signifiera que nous avons +besoin de nouveaux gages avant de vous admettre à titre définitif dans +nos rangs. En ce cas, vous ne connaîtrez ni nos noms ni nos visages. +Nous vous imposerons une tâche, et c'est seulement lorsqu'elle sera +remplie que vous deviendrez notre compagnon et notre frère.</p> + +<p>—Quelle que soit votre décision, dit Martial, je l'accepte. Je +comprends moi-même que la faiblesse d'âme dont j'ai fait preuve vous +peut mettre en défiance contre moi. Et cependant, si vous pouviez lire +au fond de ma conscience, vous vous souviendriez que du creuset de la +douleur et du remords, la volonté sort plus vigoureuse et plus +résistante....</p> + +<p>Armand l'interrompit d'un geste.</p> + +<p>—Nous vous avons entendu: il nous reste à vous juger. Sachez encore que +toute décision réclame l'unanimité des voix, en ce qui concerne +l'affirmation ou la négation. Pour l'épreuve, une seule voix suffit pour +l'imposer.</p> + +<p>Il se fit un grand silence.</p> + +<p>—Martial, reprit bientôt M. de Bernaye, chacun de nous, après avoir +consulté sa conscience, va faire connaître sa décision devant vous.</p> + +<p>Martial inclina la tête. Il était pâle d'angoisse.</p> + +<p>Sir Lionel Storigan se leva le premier et dit:</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Oui, dirent à leur tour chacun des frères Droite et Gauche.</p> + +<p>—Oui, répéta Armand.</p> + +<p>Seule, la marquise restait. Quand elle se dressa, Martial ne put +réprimer un mouvement de surprise. Dans l'ombre qui obscurcissait la +salle tendue de noir, il n'avait pas remarqué que l'un de ses juges fût +une femme.</p> + +<p>De sa voix douce et grave, elle laissa tomber ce mot:</p> + +<p>—Epreuve!</p> + +<p>Martial tressaillit. Il lui semblait que ce mot équivalait à une +condamnation sans appel. Il eut froid au cœur; il croyait qu'une main +inconnue le rejetait dans l'abîme où il s'était si longtemps débattu.</p> + +<p>—Ah! qui que vous soyez, s'écria-t-il, révoquez cet arrêt. Croyez en +moi! il me tarde de commencer l'œuvre de réhabilitation.</p> + +<p>—Et ce sera quand vous le voudrez vous-même, reprit la marquise. Si le +mot qui vous admet dans nos rangs n'est pas tombé aussitôt de mes +lèvres, c'est qu'avant de lier pour toujours votre existence à nos +destinées, il vous reste une tâche à remplir.</p> + +<p>—Parlez! parlez! et quelle qu'elle soit, je saurai vous prouver que je +suis digne de vous.</p> + +<p>—Martial! votre seul crime, c'est d'avoir oublié votre mère. Voilà ce +que mon cœur vous reproche. De vos folies nous ne nous souvenons même +plus. Mais ce fut un crime, Martial, je le répète, que d'effacer de +votre cœur, fût-ce pendant une heure, le souvenir de celle qui avait +poussé l'esprit de dévouement et de sacrifice à ses dernières limites.</p> + +<p>Les larmes montaient aux yeux de Martial.</p> + +<p>—Vous avez donc oublié, Martial, continua la marquise, qui songeait, +elle, à ce cher petit être que Biscarre avait arraché de ses bras, vous +oubliez donc que l'enfant qui part emporte avec lui un lambeau du cœur +de sa mère, et qu'elle meurt loin de lui? Avant de vous lancer de +nouveau dans la mêlée humaine, avant de faire abandon de votre volonté, +avant enfin d'être le digne soldat du bien, voici l'épreuve que je vous +impose...</p> + +<p>—J'écoute! fit Martial oppressé.</p> + +<p>—Vous partirez aujourd'hui même, tout à l'heure. Vous irez dans cette +ville où votre mère vous a béni pour la dernière fois.... Là, vous vous +arrêterez; vous marcherez vers l'humble cimetière où dort la pauvre +femme, et sur la tombe qui la recouvre, vous vous agenouillerez, et vous +lui direz: «Mère! ton fils ingrat et coupable te supplie de lui +pardonner... et te demande si, dans la sincérité de sa conscience, il +est assez fort pour se mêler à la lutte humaine.» Alors, dans votre +cœur, une voix s'élèvera. Ce sera celle de la généreuse créature qui +vous a tout donné jusqu'à la dernière goutte de son sang... et cette +réponse dictera la mienne.... Si, courbé sur cette pierre glacée, vous +vous sentez béni par celle qui n'est plus, alors revenez vers nous... et +cette fois, je le jure, nous ne verrons plus en vous qu'un ami, un frère +et un soldat du droit!</p> + +<p>—Ah! merci mille fois d'avoir conçu cette pensée! s'écria Martial. Oui, +vous avez raison, je dois retremper mon âme à cette source de toute +bonté et de tout amour!...</p> + +<p>—Allez donc, dit Armand. Vous sortirez d'ici sans connaître le lieu où +vous avez été conduit. Dans une heure, une chaise de poste stationnera +sur la place du Carrousel, devant l'hôtel de Nantes. Ne prononcez pas +une parole. Le conducteur vous reconnaîtra sans que vous lui parliez. +Dans les poches de la voiture, vous trouverez l'argent nécessaire à +votre voyage....</p> + +<p>A ces mots, Martial ne put réprimer un geste de protestation +involontaire.</p> + +<p>—Voyez, reprit Armand, voici que déjà le vain orgueil reprend sur vous +son empire. Vous êtes libre encore de refuser, si vous vous trouvez +humilié de recevoir de ceux qui comptent vous recueillir comme un frère +les ressources qui vous manquent.</p> + +<p>—Non! pardonnez-moi! fit Martial.</p> + +<p>—Qui est avec nous, continua M. de Bernaye, ne possède plus rien en +propre. Tout à tous, ceci est notre devise.</p> + +<p>—J'obéirai.</p> + +<p>—Trois jours vous suffisent pour accomplir ce pieux pèlerinage... dans +trois jours donc, vous vous retrouverez à Paris. Vous retournerez dans +votre chambre, et là vous trouverez un billet qui vous indiquera ce +qu'il vous reste à faire. Si la voix de votre mère a troublé votre cœur +et n'a pas éveillé en vous un de ces échos qui sont une révélation, +alors déchirez ce billet, et que tout ce qui s'est passé aujourd'hui +soit à jamais oublié... sinon, venez à nous, et dès lors vous serez +associé à notre œuvre.</p> + +<p>Martial étendit la main:</p> + +<p>—Sur le souvenir de ma mère, par mon père qui peut-être réclame +vengeance, je vous jure d'être à mon poste dans trois jours.</p> + +<p>—Allez, Martial, nous vous attendons....</p> + +<p>Le jeune homme sortit de la salle, et se retrouva dans la chambre où il +avait passé la nuit. Là, un léger repas était préparé. Sur les instances +de Lamalou, Martial consentit à réparer ses forces. Bientôt ses yeux se +fermèrent, son cerveau se troubla... il s'endormit. Et quand il revint à +lui, il se trouvait devant l'hôtel de Nantes, se demandant si tout ce +qui s'était passé n'était pas un rêve. Mais la chaise de poste était là. +Dès qu'il parut, le postillon s'approcha de lui et du geste lui désigna +la voiture, dont la portière se referma sur lui.... Et les chevaux, +brûlant le pavé, s'élancèrent vers la barrière.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XB" id="XB"></a>X</h2> + +<h3>A L'OURS VERT</h3> + + +<p>—Eh ben! de quoi donc, mon petit!... est-ce que par hasard on a des +<i>émoss</i>?</p> + +<p>Deux renseignements: A l'époque où se passent les faits que nous +racontons, l'abréviation des mots était dans toute sa floraison +argotique. On disait les <i>Funamb</i> pour les Funambules, le petit <i>Laz</i>, +pour Lazari; on amputait les mots, trouvant plus court de nommer le café +du <i>caf</i>, et le bouillon un <i>ordin</i>, du mot ordinaire.</p> + +<p>Les termes métaphysiques n'avaient pas échappé à la contagion: «En v'la +une vraie <i>rigol</i>,» pour rigolade, «est-il <i>bass</i>!» pour est-il +<i>bassinant</i> (ennuyeux)! <i>émoss</i>, pour émotion.</p> + +<p>Second détail:</p> + +<p>Voici où et dans quelles circonstances les paroles que nous venons de +citer étaient prononcées. Auprès des halles, derrière les ignobles +échoppes de bois qui entouraient alors la fontaine des Innocents, un +grand nombre de cabarets restaient ouverts toute la nuit. C'était à la +place Sainte-Opportune, dont l'arcade rappelait et rappelle encore aux +amants du passé les plus beaux jours de la Truanderie, que les maisons +branlantes et penchées abritaient ces bouges, réservés en apparence aux +maraîchers et aux travailleurs du carreau, mais en réalité envahis par +tout ce que Paris comptait de vagabonds et de gens sans aveu. Donc, au +pied d'une de ces bâtisses, menacées par le marteau des démolisseurs et +toutes prêtes à tomber d'elles-mêmes si on ne se hâtait de les jeter à +bas, une boutique à carreaux sales, formés de vitres verdâtres, +barbouillées de craie, portait cette enseigne:</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;"><i>A l'Ours vert</i>.</span><br /> +</p> + +<p>Au-dessus de la porte d'entrée, une plaque de tôle, fichée par quatre +clous, représentait je ne sais quelle forme hétéroclite d'animal que le +propriétaire de l'établissement affirmait être un ours, et qui, par un +caprice singulier du peintre, était d'un vert que nous pourrions +qualifier d'ardent. L'ours était dressé sur ses jambes de derrière et, +le museau levé, paraissait se livrer à quelque sarabande qu'un ours qui +se respecte n'eût jamais esquissée.</p> + +<p>Voilà pour l'extérieur. Entrons. C'est un long boyau, divisé en deux +rangs de tables qui jadis eurent sans doute la blancheur immaculée de +sapin neuf, mais qui aujourd'hui sont rehaussées d'une couche de graisse +noirâtre, polie par les coudes des buveurs, et qui leur donnerait, si +peu de bonne volonté qu'on y voulût bien mettre, l'apparence d'une +toile vernie. Justement à côté de la porte d'entrée, un comptoir +recouvert d'une plaque de zinc, encombré de bouteilles, de brocs, avec +son évier percé d'un trou dans lequel roulent incessamment les rinçures +de verres vidés. Derrière le comptoir, une grosse femme, aux allures +masculines, aux lèvres moustachues, à l'œil rougi. Nous disons à l'œil +rougi au singulier, par cette raison que cet œil est unique, l'autre +disparaissant sous la paupière fermée. Que si nous nous obstinions à +vouloir approfondir ce mystère, nous apprendrions que la maîtresse de +l'<i>Ours vert</i>, connue sous le surnom de la Brûleuse, a jadis soutenu +quelques vives discussions en cours d'assises pour incendie, et qu'après +une condamnation sévère, elle a assez peu respecté les arrêts de la +justice pour que, dans une lutte formidable contre les gendarmes, elle +ait perdu un de ses yeux. Excellente nature d'ailleurs, comme on le +verra tout à l'heure. Quant au patron, puissent nos lecteurs retrouver +avec satisfaction une de nos anciennes connaissances! Taille et +corpulence énormes, traits boursouflés, nez épaté, bouche lippue, +oreilles gigantesques, tels étaient les traits du personnage qui, jadis, +attendait dans les gorges d'Ollioules le forçat Biscarre; tel était +aujourd'hui Diouloufait, que les habitués de l'<i>Ours vert</i> avaient +baptisé d'un surnom significatif. On l'appelait la Baleine. C'était +toujours le colosse aux formes massives; seulement, vingt années passant +sur ce masque de chair y avaient creusé des rides profondes, et les +cheveux embroussaillés étaient presque gris. En ce moment, la Baleine +venait de s'asseoir au fond de la salle presque vide, auprès d'un homme +qui, la tête dans ses deux mains, semblait ne pas remarquer sa +présence.</p> + +<p>—Voyons, mon petit <i>gosse</i>, reprit la Baleine, faut pas se faire du +tintouin comme ça. V'là-t-il pas! pour une méchante histoire de quatre +sous!...</p> + +<p>L'autre ne répondait pas. La Baleine se releva, alla au comptoir, et +s'adressant à la Brûleuse:</p> + +<p>—La vieille! passe-moi la bouteille de poivreau....</p> + +<p>On appelait ainsi, dans ce monde dont nous ne présentons pas les +manières et le langage comme un modèle à suivre dans les familles, un +épouvantable mélange d'eau-de-vie et de kirsch qui emportait—comme +disait Diouloufait—la... bouche à quinze pas.</p> + +<p>—Pourquoi faire? fit la Brûleuse.</p> + +<p>—Est-ce que ça te regarde?</p> + +<p>—Un peu, qu'ça me regarde. Tu le tueras, ce p'tit-là!...</p> + +<p>—Ça, ça n'est pas ton affaire.</p> + +<p>—Mais si vous voulez tant que ça vous en débarrasser, vous feriez bien +de le <i>suriner</i> une bonne fois....</p> + +<p>La Baleine cligna de l'œil et tapa amicalement sur l'épaule de la +grosse femme:</p> + +<p>—Toi, t'as du bon! t'es pas pour les moyens violents! mais, vois-tu, ma +p'tite, y a temps pour tout.</p> + +<p>—N'empêche que je trouve pas bien de lui détruire l'estomac comme ça. +Vois-tu, Dioulou, tu m'as donné une <i>gastrique</i>, que quelquefois j'en +crie.</p> + +<p>—Oui, mais toi! tu es une faible créature.</p> + +<p>La Brûleuse rit, ce qui lui donna l'occasion de montrer le plus horrible +chevauchement de dents jaunâtres ou noires <i>s'esbattant</i> entre ses +mâchoires.</p> + +<p>—Écoute, reprit-elle, ça n'est pas tout ça. Mon petit Diou, il faut que +tu me dises pourquoi vous démolissez ce moucheron-là, à petites doses, +au lieu d'en finir, là, comme des gas, d'une seule fois!</p> + +<p>Dioulou regarda autour de lui avec inquiétude:</p> + +<p>—Tais-toi! et coupe-toi la langue plutôt que de <i>sottiser</i> comme ça; tu +sais bien que je suis pas le maître.</p> + +<p>—Ah! oui, y a l'autre! En v'là un qui me fait peur, moi qui suis pas +poltronne, et qui mangerais un gendarme comme on avale un hareng saur... +mais celui-là! brrr! rien que d'y penser, ça me fait froid dans le dos.</p> + +<p>—Alors t'occupe pas du petiot!</p> + +<p>—C'est l'autre qui veut?...</p> + +<p>—Oui, c'est l'autre qui donne les ordres... y a pas à barguigner.... +Donc, t'en mêle pas... tu me ferais avoir du désagrément, et donne-moi +le poivreau...</p> + +<p>—Le v'là! mais attends!</p> + +<p>La bonne personne fit sauter le bouchon avec une chiquenaude, et, +prenant un verre, le remplit jusqu'aux bords:</p> + +<p>—Maintenant, prends...</p> + +<p>—Oh! la Brûleuse!... tu vas te faire mal!...</p> + +<p>—Allons donc!... Ça m'a brûlé le <i>sophage</i>, et maintenant, y a plus que +ça qui me soulage.</p> + +<p>Et, d'un coup de coude magistral, elle leva le verre, dont le contenu +glissa dans sa gorge. Elle poussa un han! de satisfaction, fit claquer +sa langue et remit la bouteille à Dioulou, qui, chargé en outre de deux +verres, se dirigea de nouveau vers la table, où celui que la Brûleuse +appelait le <i>moucheron</i> était resté dans la même attitude. Dioulou posa +bruyamment sur le bois la bouteille et les verres, puis il frappa sur +l'épaule de son compagnon, une première fois sans succès, mais au second +choc, l'homme leva la tête. C'était un singulier personnage, en ce sens +que l'on s'étonnait malgré soi de le rencontrer en pareil lieu et en +semblable société. Il devait avoir vingt ans à peine: ses traits, +abstraction faite de la fatigue dont ils portaient les traces évidentes, +étaient d'une délicatesse charmante. Des yeux noirs, bien fendus et +couverts de longs cils, éclairaient un front blanc et bien modelé; les +cheveux noirs, légèrement bouclés, se groupaient symétriquement sur les +tempes, dont la peau fine laissait apercevoir les veines bleues. Le nez, +aquilin, avait les ailes fines et transparentes. La bouche, ombragée par +une moustache noire et encore peu fournie, avait une fraîcheur, une +jeunesse qui contrastaient avec le teint trop pâle, sur lequel +apparaissaient aux joues des teintes marbrées.</p> + +<p>—Eh bien!... Jacquot, fit Dioulou, est-ce que nous refuserons de +trinquer un brin avec papa?...</p> + +<p>Celui qu'il venait d'appeler Jacquot le regarda longuement, comme s'il +eût éprouvé quelque difficulté à le reconnaître.</p> + +<p>—Ah! c'est Diou! fit-il avec un soupir.</p> + +<p>—Comme tu dis ça, petiot!... On dirait que ça te chagrine de voir ta +vieille Baleine?...</p> + +<p>—Je ne dis pas cela! mais... je dormais!... et si vous saviez, quels +rêves!... oh! quels beaux rêves je faisais!...</p> + +<p>—Bah! les rêves, c'est des bêtises!... faut mieux boire.</p> + +<p>Et Dioulou emplit deux verres. Il poussa l'un d'eux vers Jacquot. +Celui-ci l'écarta doucement.</p> + +<p>—Boire! fit-il avec un accent empreint d'une tristesse navrante; pas +tout de suite!... Je ne voudrais pas oublier...</p> + +<p>—Oublier quoi?</p> + +<p>—Mon rêve!</p> + +<p>—Ah çà! il est donc bien rigolo.... Sacredié! moi, quand je rêve, c'est +toujours qu'on me mène là-bas, à la barrière Saint-Jacques... et puis, +on fourre ma tête dans l'histoire... tu sais... la lucarne d'où on +éternue dans le son.... Y a le canif qu'est grand, grand... comme je ne +sais pas quoi... et il descend... et il remonte... C'est pas drôle du +tout.... C'est pour ça que j'aime pas les rêves....</p> + +<p>Jacquot ne paraissait pas l'entendre: la tête levée, il semblait, de son +regard vague, suivre dans quelque mirage lointain une vision à peine +effacée...</p> + +<p>—Voyons! reprit la Baleine, aie donc pas l'air d'un abruti comme ça.... +Qu'est-ce que t'as vu?...</p> + +<p>Jacquot tressaillit.</p> + +<p>—Vous ne comprendriez pas!...</p> + +<p>—Tiens! t'es encore poli toi! Alors, dis tout de suite que je suis trop +bête.... Voyez-vous, ce monsieur? Esquintez-vous donc le tempérament à +vouloir le consoler...</p> + +<p>—Pardonnez-moi, fit vivement le jeune homme, je ne voudrais pas vous +blesser. Et tenez, je vais vous le prouver en vous disant mon rêve. +Seulement, promettez-moi....</p> + +<p>Il s'arrêta.</p> + +<p>—Quoi donc? demanda Dioulou.</p> + +<p>—De ne pas vous moquer de moi.</p> + +<p>—Oh! y a pas de risque! Déboule-moi ton affaire...</p> + +<p>—En somme, cela va pourtant vous paraître bien ridicule. Mais que +voulez-vous, il m'arrive parfois de faire ce même rêve, alors que je +veille.... Il me semble que je suis petit, oh! tout petit! Je suis +couché dans un berceau, enveloppé de rideaux blancs sous lesquels je +suis blotti comme dans un nid d'oiseau. J'ouvre les yeux, alors les +rideaux s'écartent, et....</p> + +<p>Encore une fois, Jacquot se tut. Était-ce donc qu'il craignait de +profaner cette illusion en la décrivant dans un lieu semblable?</p> + +<p>—Eh bien? fit Dioulou, qui paraissait assez mal à l'aise. Quand on a +commencé, faut finir....</p> + +<p>En même temps, tandis que le jeune homme s'absorbait dans ses propres +pensées, il lui glissa entre les doigts le verre plein de cette liqueur +redoutée de la Brûleuse. Machinalement, et comme par un mouvement +instinctif, Jacquot porta le verre à ses lèvres et but d'un trait.</p> + +<p>—Bravo! quel gaillard! fit la Baleine. Là, vrai! t'es pas une petite +fille, toi!...</p> + +<p>Une légère rougeur monta aux joues du jeune homme.</p> + +<p>—Je vais te dire tout, continua-t-il, comme si l'infernale liqueur eût +déjà exercé son influence redoutable sur son cerveau.</p> + +<p>Ses yeux brillèrent.</p> + +<p>—Alors, entre les dentelles blanches apparaît une femme!... Oh! comme +elle est belle!... et que son sourire est doux!... Elle se penche vers +moi, je sens sur mon front le souffle divin qui s'échappe de ses +lèvres... dans ses yeux, on dirait qu'il y a des larmes.... J'étends les +bras vers elle... et je balbutie un mot.... Mère!... alors je sens +qu'elle m'embrasse!... Un frisson passe à travers tout mon être!... puis +tout s'efface, tout disparaît... et je m'éveille!...</p> + +<p>Il y eut un moment de silence. Certes, la Baleine n'était pas +précisément ce qu'on appelait encore à cette époque un homme sensible, +et rien n'indiquait que le viscère dont les battements titillaient sa +septième côte eût droit au nom de cœur. Et pourtant il ne disait rien. +Il avait baissé le nez dans son verre vide et aspirait de ses larges +narines l'odeur âcre du poivreau. Tout à coup Jacquot reprit:</p> + +<p>—C'est bien vrai, cela, que vous n'avez jamais connu ma mère?</p> + +<p>Dioulou tressaillit. L'attaque était directe; heureusement il était prêt +à la riposte.</p> + +<p>—Tu sais bien! fit-il d'un ton brusque, je l'ai connue.... sans la +connaître.... C'était la sœur de.... l'autre...</p> + +<p>—Oui, c'est vrai. On me l'a dit cent fois... et aussi vous avez ajouté +que c'était une... méchante femme...</p> + +<p>—Oh! méchante... si l'on veut... seulement elle avait eu des histoires +avec la justice... pour des bagatelles... elle avait ses idées, c'te +femme... elle disait que ce qui était aux autres était à elle...</p> + +<p>—Assez! s'écria Jacquot. Il me répugne d'entendre accuser celle qui fut +ma mère...</p> + +<p>—Bah! elle est morte... et il y a longtemps...</p> + +<p>—Mais, mon père?...</p> + +<p>—Celui-là, mon p'tit... n'y avait que la mère qu'aurait pu nous +renseigner là-dessus... et je crois qu'elle n'en savait pas plus que +nous....</p> + +<p>Il eut un gros rire.</p> + +<p>—A boire! fit Jacquot en pressant sur son front baigné de sueur sa main +qui tremblait...</p> + +<p>—Hé! va donc, p'tit! fit Dioulou en lui versant à pleins bords l'atroce +liqueur. Faut pas se chagriner! La vie, c'est la vie! A chacun son lot! +Et encore, t'es pas le plus malheureux... on aurait pu te jeter à la +rivière comme un petit chat.... Pas de ça, au contraire, t'as trouvé un +brave homme qui t'a recueilli, qui t'a élevé... un bon zig, enfin... ton +oncle... qui a été pour toi un vrai père...</p> + +<p>—Oui! oui! murmura le jeune homme, dont la tête s'alourdissait et qui +avait peine à parler. C'est vrai que mon oncle a été bon pour moi...</p> + +<p>—D'abord, il t'a fait éduquer.... Bigre! t'as pas à te plaindre... tu +sais lire, écrire, compter, sans parler d'un tas de choses que tu t'es +fourrées dans la tête, et quand tu le voudras, tu seras un monsieur!</p> + +<p>Jacquot, à demi ivre, laissa échapper un éclat de rire:</p> + +<p>—Oui, un monsieur... un mirliflore! Seulement, pour la minute, je meurs +de faim!</p> + +<p>—Ah! c'est vrai! cette nuit, quand tu es arrivé, j'ai bien vu que tu +avais un cheveu! Qu'est-ce qui s'est donc passé?</p> + +<p>Jacquot but encore, et, à mesure que son verre se vidait, une effrayante +transformation se faisait en lui. Sa pâleur devenait livide; les teintes +rouges de ses pommettes s'accentuaient et une sorte de tremblement +agitait ses lèvres.</p> + +<p>—Ce qu'il y a eu, ma pauvre Baleine, reprit-il d'une voix qui se +faisait rauque et saccadée. Est-ce que je sais au juste, moi?... +Toujours des histoires!... On dirait qu'on m'a jeté un sort! Je ne +demandais qu'à travailler... mais voilà le cinquième atelier d'où l'on +me met à la porte...</p> + +<p>—Bah! qu'est-ce que ça fait?... et pourquoi donc t'a-t-on renvoyé?</p> + +<p>—Je vais te dire.... Probablement que ma figure ne plaît pas aux +camarades.... Je ne suis pas plutôt arrivé dans un atelier qu'il y a +toujours quelqu'un qui me cherche querelle.... On m'accuse toujours d'un +tas de choses... tantôt c'est un outil qui disparaît, et on dit que +c'est moi qui l'ai pris... ou bien mon travail est abîmé pendant la +nuit... et le patron se fâche... alors je me révolte! On crie, je crie +plus fort!... Dame! je ne suis pas plus patient qu'un autre, et surtout +quand on sait qu'on n'a pas tort...</p> + +<p>—Tu n'as pas de chance!</p> + +<p>—Tiens, hier, encore la même chose... j'avais à graver une planche, une +planche très-jolie, très-délicate, et on était pressé. Je me mets au +travail; j'avais trouvé les indications écrites au crayon. Tu ne sais +pas ce que c'est que la gravure, mais on doit faire des traits dans ce +sens-ci, dans ce sens-là, pour indiquer les ombres, les draperies....</p> + +<p>De son pouce, Jacquot indiquait sur la table le sens de ses paroles.</p> + +<p>—Je me dépêche et j'enlève l'ouvrage; je le porte au contre-maître, +croyant avoir un éloge. Bon! voilà qu'il me rit au nez et qu'il me +demande si je me moque de lui. Je ne comprends pas, j'insiste. Il me dit +que j'ai travaillé au rebours des instructions données. Cette fois-là, +je me croyais bien sûr de moi; je lui dis que j'ai exactement suivi les +indications du bulletin. Il se fâche; je lui dis que je vais le lui +prouver. Je retourne à ma place et je prends le papier. Tu vas voir +comme c'est drôle et comme j'ai raison de dire que le diable s'en +mêle.... J'étais si tranquille que je lui donne le bulletin tout plié. +Il l'ouvre, et alors il entre dans une rage!... vrai, c'était +effrayant!... Sais-tu ce qu'il y avait sur le bulletin?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Des indications absolument contraires à celles que j'y avais lues.</p> + +<p>—Tu es fou!</p> + +<p>—Non, mais je dis qu'il y avait là une trahison.... Je reconnaissais la +couleur du crayon, la forme des lettres, la disposition même des +annotations... et pourtant, là où j'avais gravé un creux, il fallait un +relief; là où les hachures devaient être verticales, je les avais faites +horizontales... Le contre-maître s'emporte, me traite de fainéant, de +propre à rien! Je me rebiffe, naturellement. Mais, bah! on me dit des +gros mots! tout mon sang me monte à la tête, et j'aurais fait un malheur +si on ne m'avait jeté dehors! Si bien que me voilà sur le pavé...</p> + +<p>—Tu entreras ailleurs!</p> + +<p>—Ouiche! pourquoi faire? Il y a une malechance sur moi!</p> + +<p>Le malheureux, en proie à une ivresse croissante, n'était plus maître de +sa raison.</p> + +<p>—J'en ai assez, disait-il d'une voix entrecoupée, je ne veux plus +travailler.... D'abord, ce n'est pas fait pour moi! je ne suis pas un +ouvrier, moi... je veux... tu l'as dit tout à l'heure... être un +monsieur... un mirliflore... A bas l'atelier!... à bas tout!... +Maintenant, laisse-moi tranquille... j'en ai assez!... faut que je +<i>pionce</i>!</p> + +<p>Ces mots d'argot, sur ces lèvres jeunes, semblaient avoir un caractère +plus odieux encore.</p> + +<p>Le jeune homme s'était laissé retomber sur la table. Il était plongé +dans l'abrutissement de l'ivresse.</p> + +<p>Le poivreau avait fait son effet.</p> + +<p>—Maintenant, murmura Dioulou, l'autre peut venir... le petiot est à +point... comme il l'a demandé.</p> + +<p>A ce moment, la porte du cabaret s'entr'ouvrit, et une tête maigre, +glabre, ignoble, se glissa dans l'entrebâillement.</p> + +<p>—Hé! la Baleine! dit l'arrivant d'une voix aigre, le <i>singe</i> (maître) +n'est pas là?</p> + +<p>—Tiens! te v'là, Goniglu!</p> + +<p>—Réponds donc!</p> + +<p>—Eh bien, non... il n'est pas là...</p> + +<p>—Alors, j'entre.</p> + +<p>Goniglu avait six pieds; sa taille et sa maigreur l'avaient fait +surnommer l'Échalas.</p> + +<p>—Vois-tu, la Baleine, nous sommes là cinq ou six <i>zigs</i> qui voulons +causer... et ça nous aurait gênés de trouver le patron.</p> + +<p>—Bah! et qui ça est avec toi?</p> + +<p>—Oh! des bons!... Y a Bibet, tu sais, La Curée, et puis Douze-Francs, +Muflier et Truard... et puis Maloigne...</p> + +<p>—Fichtre! dit Dioulou en riant, l'état-major!</p> + +<p>—Verse-nous des verres.... Tiens! v'là vingt ronds... je vas leur faire +signe.</p> + +<p>Goniglu rouvrit la porte et, de ses grands bras, adressa des signes à un +groupe qui stationnait à quelque distance. Un instant après, les +personnages nommés plus haut faisaient leur apparition dans la salle de +l'<i>Ours vert</i>. Il serait excessif d'affirmer que Goniglu et ses +compagnons appartinssent à l'élite de la société. Du moins, ils +dissimulaient admirablement les attaches qu'ils auraient pu avoir avec +le grand monde. C'était, pour tout dire, des amas de guenilles suant le +vice et la débauche: l'état-major—comme disait la Baleine—faisait mal +augurer de l'armée tout entière, car jamais vagabonds et voleurs, +misérables et bandits n'eurent allures plus repoussantes.</p> + +<p>Une exception, cependant: le dernier entré, Muflier, était vêtu d'une +longue redingote de couleur olivâtre qui lui pendait aux talons; des +brandebourgs multiples se croisaient sur sa poitrine bombée, tandis que +sur ses hanches s'arrondissaient les plis bouffants de la jupe à la +mode. Un chapeau très-haut, d'un feutre gris, allant en s'évasant au +sommet, ombrageait son front sous ses bords d'une largeur phénoménale. A +la main, Muflier portait un rotin de grosseur respectable, terminé par +une pomme en corne. Les autres étaient à peine couverts de mauvais +bourgerons ou de vestes trouées. Les pantalons élimés tombaient en +franges sur des bottes dont les hiatus laissaient voir des pieds +malpropres. Cette honorable société, à l'exception de Muflier, s'attabla +bruyamment.</p> + +<p>—Eh bien! fit Goniglu, cause-t-on, ou cause-t-on pas?</p> + +<p>—Faut causer! répondit Douze-Francs, qui devait ce surnom à une affaire +très-délicate—assassinat et vol—qui lui avait rapporté douze francs et +douze ans de travaux forcés.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui commence? dit La Curée.</p> + +<p>Il y eut un instant d'arrêt. Les orateurs semblaient manquer. Mais +Muflier, qui était resté debout, appuyé au comptoir et jetant à la +Brûleuse des regards sympathiques, releva d'un geste sec le collet de sa +houppelande, poussa quelques hum! hum! de préparation, exécuta avec son +rotin quelques tours d'un moulinet dominateur, et finalement dit d'une +voix de stentor:</p> + +<p>—Vous êtes tous un tas de... mauviettes!</p> + +<p>—De quoi! de quoi! des manières! fit le groupe.</p> + +<p>Il faut savoir que Muflier, homme d'action et de conseil, portait +d'énormes moustaches qui lui donnaient une physionomie formidable, +qu'il accentuait encore en roulant de gros yeux à fleur de tête.</p> + +<p>—J'ai dit mauviettes, répéta-t-il en laissant retomber son rotin sur la +table.</p> + +<p>Maloigne, qui était petit et malingre, faillit se laisser glisser à +terre. Maloigne était l'admirateur-né de Muflier, quelque chose comme le +joueur de flûte antique. Pour lui, Muflier et sa redingote +représentaient l'idéal de la beauté mâle. Seulement Muflier lui faisait +peur.</p> + +<p>—Pas besoin de gros mots! fit Bibet dit La Curée. On s'explique sans +crier!</p> + +<p>—Est-on des amis ou n'est-on pas des amis? murmura Goniglu, qui +affectionnait cette forme interrogative à deux tranchants.</p> + +<p>—Quand vous voudrez arrêter votre grelot, fit Muflier, ça me fera +plaisir!</p> + +<p>—Faut retirer mauviettes!</p> + +<p>—Je ne retire rien du tout. Ce qui est dit est dit. Ah çà! continua +l'honorable Muflier en accentuant de nouveau son moulinet, est-ce que +vous croyez avoir affaire à un imbécile?</p> + +<p>—Oh! fit Maloigne avec un accent de profonde protestation.</p> + +<p>—Où veux-tu en venir? demanda Goniglu.</p> + +<p>—Où? voilà... vous avez peur!</p> + +<p>—Peur! nous! Ah! par exemple!</p> + +<p>—Vous avez un <i>trac</i> du diable! Hier soir, tout feu, tout flamme! +C'était à qui parlerait le premier! Le maître par ici, le maître par là! +Vous débitiez tout votre chapelet.... Ce matin, ce n'est plus ça, et +vous <i>canez</i>...</p> + +<p>—C'est pas vrai! cria Goniglu.</p> + +<p>—Vous canez! répéta Muflier en enflant sa voix. Il a fallu que je vous +traîne jusqu'ici, et encore, toi, Goniglu, tu avais une flemme que si le +<i>singe</i> avait été là, tu ne serais même pas entré.</p> + +<p>Un sourd grognement répondit seul à cette interpellation directe.</p> + +<p>—Mais moi qui n'ai pas froid aux yeux...</p> + +<p>—Oh! pour ça, non! soupira Maloigne.</p> + +<p>—Je vais carrément dire à môsieu le Bisco que ça ne peut pas durer plus +longtemps.</p> + +<p>Il était vrai que les dignes associés tournaient à chaque instant la +tête vers la porte pour s'assurer si le personnage qu'on venait de +nommer ne survenait pas à l'improviste. Cependant l'assurance de Muflier +commençait à les gagner.</p> + +<p>—Non! ça ne peut pas durer! reprit l'orateur. Il faut que ça finisse... +et on ne se moque pas plus longtemps des Loups!</p> + +<p>—Non! non!</p> + +<p>—Parle-t-il bien! parle-t-il bien! murmura Maloigne, dont les yeux +s'écarquillaient comme pour mieux embrasser les beautés multiples de +Muflier.</p> + +<p>—Au fait, sommes-nous les Loups ou sommes-nous pas les Loups? dit +Goniglu.</p> + +<p>—Eh bien! proféra solennellement Muflier, depuis quand les Loups +passent-ils leur temps à se croiser les bras et à regarder passer l'eau +sous les ponts? Comment! voilà plus de deux mois que celui que vous avez +élu comme chef, que le fondateur de l'association refuse de nous rien +mettre sous la dent... pas seulement une pauvre petite affaire!</p> + +<p>—On crève de faim!</p> + +<p>—On est tout nu!</p> + +<p>—On se rouille!</p> + +<p>—C'est ça! Se rouille-t-on ou se rouille-t-on pas? Muflier promena sur +son auditoire un regard circulaire et satisfait.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est qu'un général qui laisse ses soldats sans +ouvrage?... Voyez-vous, c'est peu naturel, et il y a là-dessous quelque +manigance! Môsieu le chef des Loups s'est lancé dans le grand, il +travaille dans la haute, il tripote dans le doré... tandis que nous, +nous traînons dans les ruisseaux.... D'abord, c'est humiliant. Quand on +a des bras et des jambes, c'est pour s'en servir, et puis, ça n'est pas +régalant. On ne gagne rien et les capitaux s'en vont...</p> + +<p>—Pour ça, ils sont loin!...</p> + +<p>—Je sais bien qu'il y a la paye. Quoi? quarante malheureux sous par +jour, comme à des ouvriers. Nous! des ouvriers! peuh! Si nous avions +voulu être ouvriers, est-ce que nous serions Loups?</p> + +<p>—C'est vrai! c'est vrai!</p> + +<p>—Nous sommes des associés, et il nous faut une part des bénéfices.</p> + +<p>—Une grosse part.</p> + +<p>—Pour qu'elle soit grosse, il faut qu'il y ait des bénéfices, et pour +qu'il y ait des bénéfices, il faut qu'on travaille...</p> + +<p>—Oui! oui!</p> + +<p>—Eh bien! moi, Muflier, j'affirme, je déclare que ma dignité s'oppose à +ce que je touche un salaire, comme un misérable mercenaire.</p> + +<p>—Bravo! moi aussi.</p> + +<p>—Je déclare que mes intérêts souffrent, que la stagnation des affaires +me cause un préjudice énorme, et je veux que ça change.</p> + +<p>—C'est ça! il faut que ça change!...</p> + +<p>—Donc, mes agneaux, le chef va venir. Il faut lui poser carrément nos +conditions.</p> + +<p>Cette proposition, en dépit de l'enthousiasme croissant, jeta un léger +froid dans l'assistance. Mais Muflier était trop bien lancé pour +s'arrêter en si beau chemin. A ce moment, Dioulou, qui, depuis le +commencement de ce mémorable entretien, était resté auprès du comptoir +dans une attitude quasi indifférente, se rapprocha du groupe en écoutant +attentivement.</p> + +<p>—Il n'y a pas à tortiller, reprit nettement Muflier, nous sommes des +hommes d'action, il nous faut pour chef un homme d'action.</p> + +<p>—Le Bisco a fait ses preuves, dit la Baleine en intervenant tout à +coup.</p> + +<p>—Ses preuves!... eh bien! et nous donc!... Ah çà! est-ce que par hasard +nous n'avons pas fauché le pré et mangé la gourgane aussi bien que +lui?...</p> + +<p>—Oui, mais il vous a fourni des affaires superbes, et ça n'est pas sa +faute si vous avez mangé tout ce que vous avez gagné...</p> + +<p>—Fallait peut-être faire des économies pour faire plaisir à môsieu, +articula la voix glapissante de Goniglu.</p> + +<p>—Enfin, qu'est-ce que vous voulez? demanda Dioulou.</p> + +<p>—Ce que nous voulons, ma petite Baleine, répliqua Muflier, dont la voix +prit une intonation ironique, nous voulons qu'on ne nous traite plus en +esclaves, en chiens, nous voulons qu'on daigne se souvenir que nous +existons...</p> + +<p>—Sinon?...</p> + +<p>—Sinon nous verrons ce que nous avons à faire... ça ne te regarde +pas...</p> + +<p>—Et pourquoi cela? Est-ce que je ne suis pas un Loup comme vous?...</p> + +<p>—Tu es un Loup, soit, mais tu n'as d'yeux que pour le singe, c'est ton +roi, ton dieu; tout ce qu'il fait est bien fait.... Puisque vous êtes si +malins, faites vos affaires vous-mêmes...</p> + +<p>—Et qu'est-ce que vous deviendrez?</p> + +<p>—Voilà-t-il pas! Comme si nous ne pouvions pas vivre sans personne.... +Parbleu! nous resterons Loups comme devant, seulement nous n'aurons plus +de maître...</p> + +<p>—Et vous me ferez pincer au premier coup... Tenez, fit Dioulou avec +colère, vous êtes des ingrats... Qu'est-ce qui vous a fait sortir du +bagne? c'est le singe! Qu'est-ce qui t'a tiré de prison, toi, Goniglu? +c'est le singe!... Qu'est-ce qui t'a aidé à brûler la politesse aux +gendarmes, toi, Maloigne? c'est lui, toujours lui!</p> + +<p>Un murmure sourd répondit à ce plaidoyer.</p> + +<p>—Oh! mais vous ne me faites pas peur! reprit la Baleine en se campant +solidement sur ses énormes jambes. Tous ne m'empêcherez pas de parler. +Sans lui, vous n'êtes rien que des imbéciles et des brutes... Au coup de +Neuilly, c'est lui qui vous a sauvés au moment où vous alliez être +cernés par la <i>rousse</i>. A l'affaire de la rue du Bac, sans lui, vous +étiez fichus. Et voilà ces messieurs qui font de la rébellion!</p> + +<p>—Tonnerre! hurla Muflier, tu nous insultes!</p> + +<p>—Parce que je vous dis vos vérités!... Vous n'êtes bons à rien, qu'à +aller crever dans un cabanon. Vous n'avez ni cœur ni tête!</p> + +<p>—Te tairas-tu! cria encore Muflier, qui avait glissé sa main dans sa +poche.</p> + +<p>—Et c'est toi, Muflier, qui prétends sans doute prendre la direction de +la bande!... Un joli chef!... qui braille et qui ne sait rien faire, et +qui détalera à la première alerte!...</p> + +<p>—Ah! tu m'appelles lâche! grinça Muflier.</p> + +<p>Livide de rage, le bandit tenait à la main son couteau tout ouvert. Il +le leva sur Dioulou.... Mais au même instant, le couteau, violemment +arraché, roula sur le plancher.</p> + +<p>—Malédiction! cria Muflier.</p> + +<p>—Eh bien! qu'y a-t-il? fit l'homme qui venait d'intervenir et qui, les +deux bras croisés, regardait en face son féroce adversaire.</p> + +<p>C'était Jacquot qui, au bruit de la rixe, s'était dressé sur ses pieds, +et, voyant Dioulou traîtreusement menacé, s'était jeté sur Muflier.</p> + +<p>—Ah! c'est toi, le moucheron! fit Muflier, dont les dents claquaient +avec une convulsion de rage. Je vas rien te découdre!</p> + +<p>Il se rua sur Jacquot. Mais déjà la Baleine l'avait saisi à la gorge. Si +Dioulou était vigoureux, Muflier, fortement musclé, ne lui cédait en +rien. Jacquot avait voulu s'interposer, mais les autres l'avaient saisi +par derrière en criant:</p> + +<p>—Faut les laisser faire! Pas de tricheries!</p> + +<p>Les deux hommes s'étreignant, poitrine contre poitrine, les bras +enlacés, luttaient avec une énergie formidable. Une première fois, à une +secousse violente, ils se séparèrent, puis revinrent l'un sur l'autre, +les poings en avant. On entendit résonner leur thorax sous les coups. +Tout à coup, le bras de Dioulou se détendit avec la roideur d'un ressort +d'acier et atteignit Muflier en plein front. Le misérable poussa une +sorte de rugissement.</p> + +<p>—As-tu ton compte? fit Dioulou.</p> + +<p>Mais la voix s'arrêta dans son gosier. Muflier venait de lui lancer un +coup de tête à la poitrine. Alors le combat prit un caractère effrayant. +Les deux colosses, en proie à une rage furieuse, s'étaient saisis de +nouveau. Les tables se renversaient. Leurs corps, secoués, semblaient +n'en plus faire qu'un seul, tandis que de leurs têtes congestionnées les +yeux sortaient, comme prêts à sortir de leurs orbites.</p> + +<p>—Hardi! Muflier! criaient les autres.</p> + +<p>Tandis que seule la voix de Jacquot encourageait Dioulou. Déjà, +cependant, ce dernier semblait faiblir. Un souffle haletant sortait de +sa poitrine; ses reins pliaient. Mais à ce moment la porte s'ouvrit +violemment; un juron formidable retentit, et, en même temps, deux mains +se rivant à l'épaule des lutteurs les séparèrent les arrachèrent pour +ainsi dire l'un de l'autre et les repoussèrent contre les murailles +opposées.</p> + +<p>—Le singe! crièrent les spectateurs de la lutte.</p> + +<p>La force physique exercera toujours sur les natures brutales un empire +indiscuté. On eût dit qu'aux mains de Biscarre (le lecteur l'a déjà +reconnu), ces deux êtres énormes ne fussent plus que des enfants. Déjà +Muflier, la tête baissée, épuisé de fatigue, courbait la tête et +cherchait à éviter le regard de Biscarre. Quant à Biscarre—que les +Loups désignaient sous le nom de Bisco—on n'eût certes pas reconnu en +lui M. Mancal, l'homme d'affaires, ou Germandret, le bibliophile. Il +était redevenu le forçat, ignoble, avec sa blouse rapiécée, son pantalon +dentelé, la casquette à visière plate, les mèches de cheveux pendantes +sur les tempes.... Et cependant sur ce visage de bête fauve, il y avait +comme le rayonnement de la force du mal. De ses yeux gris et pâles +s'échappait une lueur sinistre. Les bandits—depuis Goniglu le Malin +jusqu'à Maloigne, le courtisan de Muflier—avaient perdu leur assurance.</p> + +<p>—Dioulou, ici!... fit Biscarre.</p> + +<p>Le colosse s'approcha, pliant les épaules, dans l'attitude d'un chien +qui craint d'être battu.</p> + +<p>—Muflier, ici!...</p> + +<p>Il y eut dans les yeux de Muflier une dernière révolte, mais, sous le +regard de Biscarre, il se courba à son tour et obéit.</p> + +<p>—Pourquoi vous battez-vous? demanda Biscarre.</p> + +<p>Tous deux gardèrent le silence.</p> + +<p>—Je veux que vous me répondiez. Allons! plus vite que ça!</p> + +<p>—Eh bien! fit Dioulou, c'est lui... c'est Muflier... qui se plaint de +toi.</p> + +<p>—Oh! c'est vrai... mais pas tout à fait, répliqua l'autre, qui +évidemment avait perdu toute son éloquence.</p> + +<p>—Ah! tu te plains de moi!... Parbleu! c'est amusant!... Me ferez-vous +l'honneur, maître Muflier, de me dire en quoi j'ai perdu votre +confiance?</p> + +<p>Certes, si Muflier eût été seul, il n'est pas douteux que, sans la +moindre explication, il se fût rendu à merci. Mais ses complices, +étonnés, disons plus, dégoûtés de ses hésitations, commençaient à se +pousser du coude et à ricaner en le regardant. Il se redressa, poussa un +hum! hum! d'encouragement, et dit d'une voix qui manquait encore de +fermeté:</p> + +<p>—Ces messieurs m'avaient chargé de vous exposer quelques +observations...</p> + +<p>—Hein?</p> + +<p>Biscarre regarda Goniglu, qui parut fort occupé à bourrer sa pipe. +Douze-Francs se gratta vivement l'épaule. Maloigne ramassa son +mouchoir.... Bref, aucun d'eux ne semblait disposé à accepter la part de +responsabilité que leur offrait si gaillardement Muflier.</p> + +<p>—Et quelles sont ces... observations? demanda Biscarre.</p> + +<p>—Oh! presque rien... des vétilles! fit légèrement Muflier.</p> + +<p>—C'est un mensonge, fit Dioulou. Ces gredins-là prétendent que tu es un +mauvais chef... et ne veulent plus de toi.</p> + +<p>—Ah bah! et qui veulent-ils choisir?</p> + +<p>—Parbleu! M. Muflier.</p> + +<p>—Tiens! mais ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, cela, fit +Biscarre en ricanant. D'ailleurs, je ne serais pas fâché moi-même de me +débarrasser du pouvoir... il me pèse. J'ai bien quelques affaires à +terminer, mais je m'en chargerai seul.</p> + +<p>Il y eut un murmure de protestation douloureuse.</p> + +<p>—Mais enfin, pourquoi ne nous donnez-vous rien à faire? articula +Muflier qui s'efforçait de sauver les dernières bribes de son prestige.</p> + +<p>—Ah! ah! voilà où le bât vous blesse?</p> + +<p>—Dame! nous voudrions bien travailler.</p> + +<p>—Adressez-vous à Muflier. Je suppose qu'il a en poche quelque bon plan +d'opération... et tenez, s'il veut de moi, je ne serais pas fâché de +travailler sous ses ordres.</p> + +<p>—Oh! vous voulez rire? fit Muflier.</p> + +<p>—Rire! certes non! reprit Biscarre, dont la voix reprit son timbre +vibrant, et je vais vous en donner la preuve....</p> + +<p>Mais à ce moment il s'arrêta tout à coup. Ses yeux venaient de tomber +sur Jacquot, qui, immobile, semblait suivre cette scène avec une sorte +de stupeur.</p> + +<p>Biscarre pâlit et se mordit les lèvres.</p> + +<p>Il entraîna Dioulou dans un coin, et lui parlant à voix basse:</p> + +<p>—Comment! tu les a laissés parler devant le petit!...</p> + +<p>—Oh! ils étaient lancés... et c'est pour les arrêter que je me suis +battu.</p> + +<p>—Malédiction! Alors il a tout entendu.</p> + +<p>—Non! il est ivre, et je ne crois pas qu'il ait compris...</p> + +<p>—J'ai commis une imprudence, mais je la réparerai...</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Attends! Muflier, approche.</p> + +<p>L'habitude de la discipline l'emporta. Muflier vint à son chef.</p> + +<p>—Tu es un imbécile, dit Biscarre, et je te le prouve d'un mot. Est-ce +que Jacquot était au courant de nos affaires?... Tu bavardes comme une +pie, et tu ne te dis pas que Jacquot peut avoir peur et aller causer de +toutes nos aventures...</p> + +<p>—Tiens! c'est vrai! je n'avais pas songé.</p> + +<p>—Et tu veux être chef des Loups!... misère!</p> + +<p>Muflier baissa la tête. Il était vaincu.</p> + +<p>—Veux-tu réparer le mal que tu as fait?</p> + +<p>—Oui! oui!</p> + +<p>—Alors, dis comme moi... et obéis-moi....</p> + +<p>Pendant ce rapide colloque, Goniglu et ses compagnons n'avaient pas +prononcé un mot. Ils attendaient comme il convient à des soldats bien +dressés.</p> + +<p>Biscarre revint vers eux.</p> + +<p>—Mes amis, je regrette que vous vous soyez emportés... mais au fond je +ne vous en veux pas... les bons ouvriers veulent du travail, c'est trop +juste....</p> + +<p>Tous regardaient Biscarre avec surprise. De fait, ses allures avaient +changé, son accent s'était adouci.</p> + +<p>—Mais voila, continua-t-il, en ce moment les affaires sont lourdes. Le +bâtiment ne va pas. Et si je n'avais pas les reins aussi solides, tout +entrepreneur que je suis, je ferais la culbute. Cependant je crois que +je vais avoir quelque chose à vous donner. On me proposa une grande +affaire....</p> + +<p>Un clignement d'yeux avertit les Loups de ne pas protester.</p> + +<p>—Une maison à construire, là, auprès des halles... Je sais que vous +êtes bons à la tâche, et je vous prendrai les premiers... seulement je +ne traite que dans la matinée d'aujourd'hui. Si vous trouvez à vous +embaucher tout de suite...</p> + +<p>—Non! non! fit Muflier. Nous ne voulons travailler que pour vous...</p> + +<p>—Oui! firent les autres. Muflier a raison.</p> + +<p>—Merci, mes amis, mes bons amis.... Mais, voyez-vous, il ne faut pas +être si vifs, ça fait faire des bêtises. Et puis se cogner entre soi, +c'est mal, c'est très-mal... Voyons, puis-je compter sur vous?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Alors, allez avec Muflier: je lui ai indiqué le rendez-vous, et avant +une ou deux heures, vous serez embauchés; ça vous va-t-il?</p> + +<p>Une réponse unanime accueillit les paroles de Biscarre. Cependant les +bandits se demandaient ce que signifiait cette comédie. De fait, comme +il sera expliqué tout à l'heure, ils n'avaient attaché aucune importance +à la présence de Jacquot, qu'ils savaient être le neveu de Bisco. Mais +maintenant ils éprouvaient une vague inquiétude, en se souvenant que +déjà la Bisco leur avait recommandé le plus grand silence, lorsqu'ils se +trouvaient avec le jeune homme.</p> + +<p>—Alors, fit Goniglu en clignant de l'œil à son tour, il y aura du +travail?...</p> + +<p>—Et on donnera des arrhes!</p> + +<p>—Bravo! alors nous en sommes.</p> + +<p>—Vous prendrez bien un verre avant de partir?</p> + +<p>—Oh! pour ça, oui!</p> + +<p>Biscarre s'approcha de Jacquot.</p> + +<p>—Et toi, mon neveu, boiras-tu un coup avec nous?</p> + +<p>Le jeune homme tressaillit: l'ivresse qui le tenait au cerveau troublait +ses pensées, qui se confondaient. C'était comme une hallucination +sinistre. Qu'étaient-ce que ces hommes? et avait-il bien entendu tout à +l'heure? Dioulou avait versé une tournée générale. Biscarre prit un +verre, et d'un mouvement rapide et inaperçu, tira de sa poche un flacon +d'où il laissa tomber quelques gouttes dans le vin. Puis il mit le verre +aux mains de Jacquot.</p> + +<p>—Bon! dit-il. A la santé des bons travailleurs!...</p> + +<p>Sans répondre, Jacquot porta le verre à ses lèvres: à peine l'eut-il +vidé, qu'il chancela. Biscarre lui saisit les bras et le soutint... +tandis que doucement le jeune homme s'affaissait sur un banc.... Il y +eut un silence; puis Biscarre, penché sur lui, se redressa:</p> + +<p>—C'est fait! dit-il.</p> + +<p>Alors il se tourna de nouveau vers les bandits:</p> + +<p>—Avez-vous compris, maintenant? Comment! voilà un gars qui est +ouvrier... pour de bon... qui est mon neveu... et qui n'a jamais +travaillé avec nous... et vous êtes assez bêtes pour parler devant +lui!...</p> + +<p>—Nous ne l'avions pas vu, hasarda Goniglu.</p> + +<p>—Je le croyais ivre-mort! fit Dioulou, qui se sentait atteint, lui +aussi, par le reproche de Biscarre.</p> + +<p>—Enfin, passons... c'est une imprudence qui aurait pu vous coûter +cher.... Maintenant, les Loups, un dernier mot!... Ce que je vous ai dit +est vrai, j'ai besoin de vous...</p> + +<p>—Ah! bravo!... Enfin!...</p> + +<p>—Quand vous vous plaignez, c'est que justement vous ne comprenez rien à +la vraie façon de procéder. Parbleu! si je voulais vous lancer dans des +opérations à quatre sous, où vous risqueriez votre peau... ça ne serait +pas difficile, et ça vous rapporterait comptant le bagne ou +l'échafaud.... Je vous ai promis de vous faire riches, je tiendrai ma +promesse...</p> + +<p>—Vive le Bisco!...</p> + +<p>—Moi, dit Goniglu attendri, j'irai vivre dans mon pays...</p> + +<p>—Et tu deviendras fonctionnaire du gouvernement, c'est entendu!... En +attendant, mes Loups, prenez patience... Pour vous y aider, voici +d'abord une vingtaine de jaunets qui vous permettront de vous requinquer +un peu....</p> + +<p>Il jeta sur la table une poignée de pièces d'or. Les bandits se jetèrent +sur cette proie.</p> + +<p>—Le Bisco, dit Muflier, pardonnez-moi, n'est-ce pas?...</p> + +<p>—C'est fait.</p> + +<p>—Vive le singe!</p> + +<p>—Merci, mes Loups!... Venez prendre le mot d'ordre tous les matins, +mais pas en corps, comme aujourd'hui... Tonnerre! on dirait que vous +avez peur de n'être pas assez remarqués par la <i>rousse</i>!... qu'un seul +vienne, et jamais le même.</p> + +<p>—Nous obéirons.</p> + +<p>—Maintenant, allez-vous-en... et au revoir....</p> + +<p>Les bandits, munis de leur part de butin, ne songeaient plus d'ailleurs +qu'à partir, et, après quelques nouvelles protestations, ils +disparurent....</p> + +<p>Jacquot, affaissé sur la banc, dormait toujours d'un profond sommeil. +Biscarre s'approcha de la Brûleuse, qui était restée à son comptoir +pendant l'incident, quoique par ses cris elle n'eût pas cessé +d'encourager Dioulou. Seulement elle avait obéi à une consigne dès +longtemps donnée par la Baleine et qui lui interdisait, sous quelque +prétexte que ce fût, de se mêler des rixes.</p> + +<p>—Les femmes! disait Dioulou, ça ne sert qu'à envenimer les choses.</p> + +<p>—La Brûleuse, dit Biscarre, fermez la boutique, mettez les volets et +allez faire un tour d'une heure...</p> + +<p>—Hein? s'écria la compagne de Dioulou. Fermer le bazar! m'en aller au +moment où la clientèle va arriver!...</p> + +<p>—Allons! obéissez! vous savez que je ne souffre pas d'observation...</p> + +<p>—Cependant...</p> + +<p>—Obéis! tonnerre! cria Dioulou à son tour.</p> + +<p>—Mais on va s'ameuter devant le cabaret, on enfoncera les volets, on +pénétrera de force.... Sans compter la police, qui croira à un +accident...</p> + +<p>—Attendez, fit Biscarre. Du papier, de l'encre, une plume....</p> + +<p>Il étendit sur la table la fouille que Dioulou lui présentait, puis +d'une écriture grasse et ferme, il écrivit:</p> + +<p> +<span style="margin-left: 4em;"><i>Fermé pour cause de changement de propriétaire</i>.</span><br /> +</p> + +<p>Cette fois, ce fut Dioulou qui ne put réprimer une exclamation de +surprise.</p> + +<p>—Comment! changement de propriétaire!... Et moi, alors, qu'est-ce que +je vais devenir?</p> + +<p>—Voyons, pas tant de phrases, dit Biscarre. La mère, collez ça sur les +volets, et filez rapidement.</p> + +<p>La Brûleuse, de son œil unique, jeta un regard interrogatif à Dioulou. +Elle sentait en elle de vagues idées de résistance. Mais d'un geste +significatif, le colosse lui ordonna encore une fois d'obéir. Elle se +résigna en grommelant, et, un instant après, les lourdes planches de +bois, retenues par les boulons de fer, fermèrent hermétiquement la +devanture. Puis, la Brûleuse jeta un adieu à Dioulou et disparut, en +promettant de revenir dans une heure. Biscarre alluma une chandelle, et, +se rapprochant de Jacquot, s'assura que son sommeil était profond. La +tête du jeune homme, rejetée en arrière, portait le stigmate de la +fatigue; mais, en dépit de sa pâleur, il conservait une beauté et une +délicatesse natives qui, chez tout autre que Biscarre, eût excité une +sympathie involontaire. Mais bien au contraire, l'œil ardent, la lèvre +crispée, l'ancien forçat l'enveloppait d'un regard de colère et de +haine.</p> + +<p>—Dioulou! fit-il.</p> + +<p>L'homme s'approcha. De la main, Biscarre lui désigna le dormeur.</p> + +<p>—N'est-ce pas qu'il lui ressemble? murmura-t-il.</p> + +<p>—A qui?</p> + +<p>—Mais à elle, pardieu!... à celle que je hais... pour l'avoir trop +aimée.</p> + +<p>—C'est pas malin, ça, fit Dioulou en ricanant, on se ressemble de plus +loin... puisqu'elle est sa mère...</p> + +<p>—Sa mère! oh! tais-toi!... Quand je songe à cela, je me demande si +j'aurai l'énergie nécessaire pour ne pas écraser d'un seul coup ce +misérable....</p> + +<p>Il leva sur la tête de Jacquot son poing qui l'eût tué d'un seul coup, +mais Dioulou lui arrêta le bras.</p> + +<p>—Eh bien! eh bien! des folies, maintenant!</p> + +<p>—Tu as raison, fit Biscarre en se reculant, ce n'est pas ainsi qu'il +doit mourir.... Et qui sait? Si elle apprenait tout à coup, cette belle +marquise, que son fils est mort, peut-être éprouverait-elle dans sa +douleur une sorte de soulagement...</p> + +<p>—Oh! c'est impossible!...</p> + +<p>—Non! cela est vrai!... Est-ce que je ne devine pas les transes +horribles, les angoisses poignantes qui torturent l'âme de cette +femme?... Oh! je le sens, elle n'a pas oublié mes paroles; elle sait +qu'un jour viendra où elle saura que son fils est vivant, et que, ce +jour-là, ce fils, maudit, déshonoré, va passer d'un cachot d'infamie à +l'échafaud d'expiation!</p> + +<p>Dioulou, qui n'était pas facile à émouvoir, ne put réprimer un frisson. +Et, en vérité, Biscarre était effrayant à voir, tant la féroce passion +de la vengeance convulsait ses traits.</p> + +<p>—Il n'est pourtant pas méchant, le petit, fit Dioulou. Et tiens! pas +plus tard que tout à l'heure, sans lui, Muflier me fourrait deux pouces +de fer dans le corps...</p> + +<p>—Oui! oui! il est bon!... c'est une âme généreuse, fit Biscarre avec +ironie. Eh parbleu! je n'ai pas oublié le mal qu'il m'a donné, et +jusqu'ici en pure perte...</p> + +<p>—Le fait est que tu as tout tenté pour en faire un fier gueux...</p> + +<p>—Quand il était tout petit, reprit Biscarre, sous prétexte de pauvreté, +je le laissais sans cesse avec les vagabonds, avec toute cette tourbe +enfantine qui se vautre dans les ruisseaux... j'essayais, par cette +camaraderie dégoûtante, de développer en lui des instincts mauvais...</p> + +<p>—Mais, bernique! le petit ne mordait pas à la pomme! Te rappelles-tu, +quand les petits voyous rentraient, déguenillés, sales, lui arrivait +avec sa petite tête souriante et ses cheveux qui frisottaient. Était-il +gentil! c'était à croire qu'il sortait d'une boîte.</p> + +<p>Biscarre réfléchissait.</p> + +<p>—Je lui ai appris à lire, murmurait-il, et par les livres que je +choisissais, je m'efforçais de le pervertir.</p> + +<p>—Il ne comprenait pas, et il disait que ça l'ennuyait.</p> + +<p>—Est-ce qu'il y aurait une fatalité plus forte que la volonté humaine? +Non, ce n'est pas possible. Bandit je le veux, bandit il sera... et +aujourd'hui il ne m'échappera pas.</p> + +<p>—Ainsi, tu n'y renonces pas?</p> + +<p>—Renoncer à cette vengeance qui est ma vie.... Oh! certes non! et tant +qu'un souffle de vie restera en moi, je poursuivrai cette œuvre de +haine.</p> + +<p>—Enfin, ça te regarde.... Et tu me dis que tu as un moyen?</p> + +<p>—Infaillible. Dis-moi seulement: quand il est arrivé hier soir, que +t'a-t-il dit?</p> + +<p>—Oh! il était désespéré! et même je ne l'ai jamais vu comme ça...</p> + +<p>—On l'avait chassé de l'atelier?</p> + +<p>—Oui, après une violente querelle.</p> + +<p>—C'est bien cela; le Loup qui était là a bien rempli mes instructions. +Continue: il s'est plaint, il s'est mis en colère?</p> + +<p>—Oh! en plein. Il a déclaré qu'il ne voulait plus travailler, qu'il +n'était pas bon à faire un ouvrier.</p> + +<p>—A merveille!</p> + +<p>—Qu'il voulait être un mirliflore...</p> + +<p>—Enfin! Ah! mon brave Dioulou, quand tu m'as vu dans ces deux dernières +années approuver le travail de Jacquot, alors qu'il passait ses nuits à +étudier; quand je l'encourageais dans cette voie qui devait lui rendre +insupportable sa condition présente, je savais bien que l'heure +sonnerait où se développeraient en lui des aspirations soigneusement, +mais lentement entretenues. Je n'ai pu en faire un voleur de grand +chemin! j'en ferai un bandit du grand monde! La route est plus +séduisante, mais le but sera le même...</p> + +<p>—Ainsi, c'est toi qui l'as fait chasser de l'atelier?</p> + +<p>—De celui-là comme des autres. Oh! sois tranquille, pas un seul instant +je ne l'ai perdu de vue.... Je le connais bien maintenant, et je sais +sur quel point de sa conscience il faut frapper...</p> + +<p>—Et tu ne crains pas que, dans le monde, le hasard ne vienne aider sa +mère à le découvrir?</p> + +<p>—Je ne redoute rien.... Mais, maintenant, laisse-moi. Il faut que je +cause avec lui.</p> + +<p>—Surtout pas de violence... car, vois-tu, cette diablesse de haine +m'effraye toujours.</p> + +<p>—Tu es bien poltron, maintenant.</p> + +<p>—Non. Mais, enfin, veux-tu que je te dise, Biscarre...</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Tu ne te fâcheras pas, au moins?</p> + +<p>Biscarre le regarda en face.</p> + +<p>—Il est inutile que tu me parles... je sais ce que tu as à me dire.</p> + +<p>—Bah! tu es donc sorcier?</p> + +<p>La main de Biscarre tomba sur son poignet et s'y riva comme un bracelet +d'acier.</p> + +<p>—Écoute-moi bien, Dioulou. Je sais que, par bêtise, par sentiment, par +lâcheté, tu ne partages pas la haine que j'ai vouée au fils de Marie de +Mauvillers.... Je t'excuse, parce que tu ne comprends pas ce que sont +ces passions qui s'emparent d'un homme et lui mettent au cœur une +marque pareille à celle que le bourreau met à l'épaule du condamné... +Donc, tu as pour ce garçon, je ne dirai pas de l'affection, mais tout au +moins de la sympathie.</p> + +<p>—Je te prie...</p> + +<p>—Les sentiments sont libres. Adore-le, si tu veux, seulement....</p> + +<p>Biscarre scanda sèchement chacune de ses paroles:</p> + +<p>—Seulement, si jamais tu tentais contre moi la moindre trahison, si tu +te permettais, en quelque circonstance que ce fût, de contrecarrer mes +projets, d'avertir Jacquot des périls qu'il court, je te donne ma +parole—et tu sais que je la tiens—que je te punirais de telle sorte +que pas un lambeau de ta chair n'échapperait aux tortures....</p> + +<p>La voix de Biscarre avait pris un accent sourd et effrayant.</p> + +<p>—Pas une fibre de ton être qui ne fût douleur! pas une parcelle de +toi-même qui ne me donnât tout son sang! Maintenant tu es averti, va....</p> + +<p>Dioulou était resté immobile. Sa face bestiale s'était couverte d'une +pâleur terrifiée. Oui, il connaissait Biscarre. Il avait peur!</p> + +<p>—Je te promets... je t'assure... commença-t-il.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de tes serments. Tu me crains, cela me suffit. Un +dernier mot. Dès aujourd'hui, tu vas quitter le cabaret de l'<i>Ours +vert</i>.</p> + +<p>—Ah! et qu'est-ce que je ferai, alors?</p> + +<p>—Tu le sauras plus tard. Je veux que Jacquot soit dépisté et ne puisse +revenir ici. Donc, j'ai vendu la maison.</p> + +<p>—Vendu!</p> + +<p>—Oui, un honnête négociant en a soldé le prix hier, et viendra +aujourd'hui même se mettre en possession des lieux. Qu'à midi vous soyez +partis, toi et la Brûleuse. Ce soir, à huit heures, tu iras m'attendre +au quai de Gèvres. Là, je te donnerai mes ordres.</p> + +<p>Dioulou poussa un grand soupir; mais il savait par expérience que toute +résistance était inutile. Il inclina la tête.</p> + +<p>—Tu n'as plus besoin de moi? demanda-t-il.</p> + +<p>—Non, va-t'en.</p> + +<p>Le colosse eut un moment d'hésitation. Au fond, cette nature brutale +aimait Biscarre, comme le chien aime le maître qui le bat.</p> + +<p>—Biscarre! fit-il timidement.</p> + +<p>—Quoi? que me veux-tu encore?</p> + +<p>—Dis-moi que tu ne m'en veux pas... que tu ne te défies pas de moi....</p> + +<p>Biscarre haussa les épaules et se mit à rire:</p> + +<p>—Décidément tu es trop sensible! Va... et ne te mets pas martel en +tête.</p> + +<p>Et comme Dioulou ne bougeait pas.</p> + +<p>—Voilà ma main... et qu'il ne soit plus question de rien....</p> + +<p>Dioulou la saisit avec empressement; il eut un large sourire de +satisfaction.</p> + +<p>—Là, maintenant, je m'en vais. Je suis là, dans la soupente; si tu as +besoin de moi...</p> + +<p>—Je t'appellerai.</p> + +<p>Dioulou disparut par une porte intérieure.</p> + +<p>—Trop ému! murmura Biscarre; je veillerai.</p> + +<p>Il revint vers Jacquot, qui était toujours plongé dans un sommeil lourd.</p> + +<p>—A l'œuvre! fit Biscarre.</p> + +<p>Il tira de sa poche un flacon à peu près semblable à celui d'où étaient +tombées les gouttes de narcotique versées tout à l'heure dans le verre +du jeune homme. Il enleva le bouchon, et plaça la fiole sous les narines +du dormeur. Quelques minutes se passèrent, puis Jacquot poussa un +soupir, ses membres s'agitèrent; il ouvrit les yeux, vit Biscarre, et, +comme s'il eût obéi à un mouvement instinctif de répulsion, il les +referma brusquement.</p> + +<p>—Eh bien, Jacquot, dit Biscarre, nous nous sommes donc grisé?</p> + +<p>—Moi! fit le jeune homme en regardant autour de lui; où suis-je donc?</p> + +<p>—Comment! tu bats encore la breloque? mais tu es chez l'ami la +Baleine... et c'est moi qui suis là, moi, ton vieil oncle...</p> + +<p>—C'est vrai!... oui, c'est le cabaret!... Comment donc suis-je venu +ici?...</p> + +<p>—Rappelle-toi donc. La Baleine m'a tout dit. Il t'a rencontré hier +soir, au moment où tu sortais de l'atelier.</p> + +<p>—D'où on venait de me chasser.</p> + +<p>—Oui, c'est ça! Oh! ces patrons! ça ne vaut pas la corde qui les +pendra.... Alors, comme tu avais l'air tout ennuyé et que c'est un brave +homme, il t'a amené ici et m'a fait prévenir. Mais il paraît que, pour +noyer ton chagrin, tu as bu un peu trop. Bah! il n'y a pas d'offense. +Moi, dans mon métier de maçon, ça m'arrive plus souvent qu'à mon tour, +et je n'en suis pas moins un brave homme.</p> + +<p>Tandis qu'il parlait, Jacquot le regardait fixement. Dans le désordre de +ses idées se retraçait un tableau horrible. Il revoyait les faces +patibulaires de ces hommes qui s'étaient rués sur Dioulou et sur lui. Il +revoyait Biscarre apparaissant tout à coup au milieu d'eux et les +dominant par sa force physique et par son ascendant. Qu'était-ce donc +que tout cela? Ici quelques explications sont nécessaires. D'une part, +Jacquot ne savait pas le véritable nom de Biscarre, qu'il appelait +simplement l'oncle Jean, nom sous lequel le forçat s'était fait +connaître à lui. De plus, depuis que Biscarre s'était convaincu que +jamais le jeune homme ne consentirait à s'affilier à la bande, il l'en +avait tenu soigneusement écarté. Aujourd'hui encore, lorsqu'il avait +chargé Dioulou de l'amener à l'<i>Ours vert</i>, il n'avait pas prévu que les +Loups viendraient et trahiraient son incognito.</p> + +<p>—A quoi penses-tu? demanda-t-il.</p> + +<p>—Je pense, balbutia le jeune homme, que j'ai vu tout à l'heure +d'étranges choses!</p> + +<p>—Où ça? Qu'est-ce que tu me chantes?...</p> + +<p>—Ici même, des hommes qu'il me semble avoir déjà rencontrés... et qui +ressemblent à des brigands....</p> + +<p>Biscarre éclata de rire.</p> + +<p>—Tu vas bien, toi! je te conseille de répéter cela! Tu te ferais faire +un joli parti....</p> + +<p>Le jeune homme avait laissé tomber son front sur sa main. A vrai dire, +les fumées de l'ivresse n'étaient pas complétement dissipées, mais +Biscarre ne voulait pas attendre que ses idées reprissent toute leur +netteté:</p> + +<p>—Ah! des brigands! continua-t-il. Vois-tu d'ici l'oncle Jean affilié à +une troupe de bandits... pourquoi pas volant et assassinant, pendant que +tu y es?</p> + +<p>Sur un geste de protestation, il reprit plus vivement encore:</p> + +<p>—Non, réellement, plus j'y pense, et plus tu me fais de la peine. +Éreintez-vous donc le tempérament à élever un enfant qui ne vous est de +rien!...</p> + +<p>—Mon oncle!</p> + +<p>—Il n'y pas de «mon oncle!» qui tienne!</p> + +<p>Puis se calmant tout à coup:</p> + +<p>—Au fait, je m'emporte! j'ai tort... tu as bu un coup de trop, et dame! +dans ces occasions-là, on voit trouble! Parbleu! je sais ce que c'est, +et je ne te jette pas la pierre, surtout parce que je sais aussi que tu +as eu des ennuis... la Baleine m'a conté ça.</p> + +<p>La voix de Biscarre avait pris une inflexion douce, presque affectueuse.</p> + +<p>—Tu as la tête tout étourdie.... C'est ça qui t'a trompé. J'avais donné +rendez-vous ici à quelques ouvriers que je veux embaucher... pour une +maison à bâtir, une bonne affaire... et il paraît qu'en m'attendant ils +se sont disputés...</p> + +<p>—Oui, c'est cela.</p> + +<p>—Il paraît même qu'ils sont allés jusqu'au couteau... et sans toi, la +pauvre Baleine avait son compte...</p> + +<p>—Où donc est-il?</p> + +<p>—Il a été se coucher un moment. Après s'être bûché comme ça, on est +fatigué, et puis je n'étais pas fâché qu'il me laissât seul avec toi, +parce que nous avons à causer.</p> + +<p>Le jeune homme le regarda avec surprise.</p> + +<p>—Ça ne peut pas t'étonner que je m'intéresse à toi; il y a longtemps +que l'oncle Jean te traite comme son fils.</p> + +<p>—Et je vous en suis très-reconnaissant.</p> + +<p>—Ne parlons pas de ça. Voyons, j'ai des propositions à te faire, +très-belles. Dis-moi d'abord si ce que m'a raconté la Baleine est vrai: +tu en as assez de l'atelier?</p> + +<p>—Eh bien, c'est vrai! Ne me grondez pas. C'est plus fort que moi, je +suis en butte à des persécutions continuelles, il y a sur moi comme une +fatalité: je fais tous mes efforts pour contenter les patrons, pour +vivre en bonne intelligence avec mes camarades, impossible! il faut +toujours que quelque circonstance m'attire le blâme des uns ou +l'aversion des autres.</p> + +<p>—Des injustices, quoi!</p> + +<p>—Oui! c'est injuste, c'est cruel; je n'ai pourtant jamais fait le mal, +toujours on me soupçonne, toujours on m'accuse; si du moins je devinais +la cause de l'antipathie qu'on semble me témoigner!</p> + +<p>—Oh! pour ça, c'est facile.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Comment! tu n'as pas compris cela, toi, un homme intelligent?</p> + +<p>—Expliquez-vous, de grâce.</p> + +<p>—Ça ne sera pas long. Aussi bien le cœur me saigne de voir que tu n'es +pas heureux comme tu le mérites. Voici où le bât te blesse, mon garçon: +tes camarades, tes patrons, tout ce monde-là est jaloux de toi.</p> + +<p>—Jaloux! et pourquoi? Suis-je donc fier? suis-je orgueilleux? ai-je +jamais provoqué, insulté qui que ce soit?</p> + +<p>—Non, mais tu es un <i>monsieur</i>, et c'est ça qui les chiffonne.</p> + +<p>—Je suis un ouvrier, rien de plus, ils le savent bien.</p> + +<p>—Pas vrai; tu en sais trop long pour eux. Tu lis, tu écris, tu as +appris un tas de choses dont ils ignorent même le premier mot; tu ne te +grises pas—je ne te parle pas d'aujourd'hui, c'est exceptionnel—et +puis je soupçonne l'ami la Baleine d'avoir voulu te consoler de force; +enfin tu n'es pas du même monde que tous ces flâneurs qui travaillent +juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim; alors on t'en veut, on a +peur que tu ne montes trop haut, et on te fait des tours, je connais ça. +Va, dans notre métier, c'est la même chose, toute proportion gardée.</p> + +<p>—Mais enfin, s'écria Jacquot, qu'est-ce que je vais devenir?</p> + +<p>—Nous allons causer de cela, et j'imagine que tu ne seras pas fâché de +ce que j'ai à te dire. Ça t'ennuie de n'avoir pas le sou, hein?</p> + +<p>—Comme tout le monde, je suppose.</p> + +<p>—Ça t'ennuie aussi de vivre toujours dans un monde qui ne peut pas te +comprendre et au milieu duquel tu te sens mal à l'aise, avoue-le.</p> + +<p>Jacquot eut un sourire.</p> + +<p>—Il est vrai qu'il y a en moi je ne sais quoi qui va mal avec les +allures de mes camarades.</p> + +<p>Biscarre, lui aussi, ébaucha un sourire. Toute cette conversation, +habilement dirigée par lui, tendait à un but qui se rapprochait de +lui-même. Il prit la main de Jacquot entre les siennes, et le regardant +en face, il reprit:</p> + +<p>—Dis-moi: quand tu passais à travers les rues, vêtu de ta blouse, les +pieds chaussés de lourds souliers à clous, la tête couverte d'une +méchante casquette, est-ce qu'il ne t'est pas arrivé de tressaillir +quand passait tout à coup auprès de toi quelque élégante voiture, +conduite par un dandy bien musqué, bien ganté, avec son tigre à côté de +lui?... Est-ce que tu ne t'es pas dit alors que, toi aussi, si la +fatalité ne t'avait pas jeté dans la vie sans ressources, tu aurais su, +aussi bien qu'un autre, faire figure dans le monde?...</p> + +<p>Le jeune homme écoutait. Il était pâle, ses yeux brillaient.</p> + +<p>—Vois-tu... je comprends cela, moi.... Quand j'étais jeune, comme je +n'étais pas plus bête qu'un autre, je me suis dit souvent que rien ne +devait être beau comme le luxe, comme la richesse. Ah! j'aurais donné ma +vie pour passer à travers toute cette foule en triomphateur, pour +traiter d'égal à égal avec les plus riches!...</p> + +<p>—Pourquoi me parlez-vous ainsi? s'écria Jacquot. Vous voulez donc me +rendre fou?</p> + +<p>—Bah! est-ce que les mots te font un pareil effet?</p> + +<p>—Vous ne comprenez donc pas que ces mots sont des idées?... que vous +réveillez en moi je ne sais quels désirs assoupis, je ne sais quels +rêves à peine formulés qui, parfois, surtout quand je me sens +malheureux, me brûlent le cœur et torturent mon cerveau?</p> + +<p>Biscarre se pencha vers lui:</p> + +<p>—Aussi, je t'ai bien deviné: tu voudrais être riche...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Tu voudrais que les portes de ce monde brillant s'ouvrissent toutes +larges devant toi....</p> + +<p>Le jeune homme se dressa sur ses pieds.</p> + +<p>—Ah! que je puisse seulement pénétrer dans ce monde qui semble ma vraie +patrie, et je m'y frayerai ma route à coups de volonté. Vous entendant +parler ainsi, je sens revivre en moi des pensées qu'en vain je m'efforce +d'étouffer.</p> + +<p>—Et ces pensées, quelles sont-elles?</p> + +<p>—Oh! ce sont des folies, sans doute. Mais je dois être franc. Souvent, +oubliant qu'elle fut mon origine, je me dis qu'un sang généreux coule +dans mes veines, que ma place est marquée au milieu des riches et des +puissants! Si vous saviez, alors je me dis que la fortune serait entre +mes mains un levier si fort que je changerais la face du monde.</p> + +<p>Biscarre ne put réprimer un ricanement.</p> + +<p>—Je vous en supplie, ne riez pas. Je suis fou, vous dis-je. Je le sais. +Mais du moins les fous sont heureux, car ils oublient cette terrible et +sinistre réalité qui vous écrase et vous brise; laissez-moi ma folie...</p> + +<p>—Parle; je te jure que je ne ris pas de toi. Est-ce que je ne comprends +pas tout cela? Est-ce que dans un cœur de vingt ans il n'y a pas telles +aspirations innommées qui éblouissent?</p> + +<p>Jacquot était retombé sur son siége, prenant entre ses mains ses tempes, +comme s'il eût craint que son cerveau n'éclatât sous le bouillonnement +de ses pensées.</p> + +<p>Biscarre, maître de lui, semblable au Méphistophélès de la légende, +sentait cette âme vibrer sous ses doigts comme un clavier, et +impitoyable, il parlait encore, baissant la voix.</p> + +<p>—Oui, je sais tout, disait-il; je t'ai vu frissonner, lorsque +passaient, enveloppées de soie et de velours, ces adorables créatures +qui ressemblent à des anges échappés du ciel, lorsque tombaient sur toi +ces regards qui enivrent et qui rendent fou.</p> + +<p>—Par grâce, taisez-vous!</p> + +<p>—Et alors tu te disais: Pourquoi ne suis-je rien? Pourquoi n'ai-je pas +de nom? pourquoi suis-je rivé à ce carcan qui s'appelle la misère, le +travail sans trêve ni repos? Et cependant, moi aussi je suis jeune, j'ai +la force et la vitalité, j'ai l'énergie et le désir! De quel droit +ceux-là sont-ils au-dessus de moi, quand je me sens supérieur à eux?</p> + +<p>—Assez! assez! balbutiait le malheureux que la tentation enlaçait.</p> + +<p>—Allons donc! n'est-il pas vrai que la volonté est la maîtresse du +monde? Assez de misère! assez de douleur! Il faut en finir. A moi la vie +facile et large!</p> + +<p>Jacquot laissa tomber sur la table son poing serré.</p> + +<p>—Ah! pourquoi me torturez-vous ainsi?</p> + +<p>La voix de Biscarre devint si sourde qu'à peine était-elle perceptible.</p> + +<p>—Parce que, si tu le veux, tu peux être riche!</p> + +<p>—Moi! folie!</p> + +<p>—Si tu le veux, tu peux entrer la tête haute au milieu de cette société +qui te paraît si enviable, parce que d'un seul bond tu peux, de l'abîme +où tu te débats, t'élancer sur les sommets. Dis un mot, et de l'ouvrier +désespéré, du misérable sans avenir et sans espoir, je fais un heureux +que tous salueront.</p> + +<p>Le jeune homme, livide, se leva tout à coup du banc sur lequel il était +affaissé. Il courut vers la fontaine d'où l'eau s'échappait tombant dans +la cuve de zinc, et là, se plongeant le front dans l'eau glacée, il se +frotta vigoureusement les tempes; puis vivement il revint vers Biscarre, +et s'arrêta devant lui, haletant...</p> + +<p>—Oncle Jean, dit-il d'une voix mal assurée, vous avez raison, je suis +fou!... Car j'entends résonner à mes oreilles des paroles que vous ne +prononcez pas... Voyons, ce n'est pas vrai! vous ne me dites pas que je +puis être riche!</p> + +<p>—Tu m'as bien entendu: je t'offre la réalisation de tes rêves.</p> + +<p>—Impossible!</p> + +<p>—Je t'offre de prendre ta place au soleil, de dépouiller la casaque de +l'ouvrier pour revêtir l'habit de l'homme du monde et du dandy. Je +t'offre les amours orgueilleuses et les joies du luxe.</p> + +<p>—Je ne sais plus... je ne vois plus...</p> + +<p>—Du calme! reprit Biscarre. Certes, mes paroles te semblent +incompréhensibles, et tu te demandes à ton tour si je ne suis pas fou. +Reprends ton sang-froid, et tu verras que je ne t'ai rien dit qui ne +soit l'expression de la vérité.</p> + +<p>Jacquot inclina la tête sans répondre. Il avait tant souffert, il +sentait si bien en son âme les aspirations de la jeunesse et de +l'ambition, qu'il se livrait tout entier, ne raisonnant plus. Biscarre +le tenait dans ses mains. Il touchait à l'heure depuis si longtemps +attendue.</p> + +<p>—Souvent, reprit-il d'un ton calme, tu m'as demandé quel était ton +père.</p> + +<p>—Oh! allez-vous donc enfin me dire son nom?</p> + +<p>—Attends. Je t'ai dit que tu étais la fils de ma sœur. Cela est vrai. +D'elle, je demande à ne pas te parler plus longuement. Mais celui qui +fut ton père n'a jamais oublié qu'il avait jeté sur la terre une +créature innocente.</p> + +<p>—Quoi! mon père vit-il donc encore?</p> + +<p>—Laisse-moi achever. Non, ton père n'est pas vivant, et tu ne le verras +jamais.</p> + +<p>—Mon Dieu! n'éveillez-vous donc en moi de pareil espoir que pour mieux +me désespérer!</p> + +<p>—Tu es injuste, et tu ferais mieux de m'entendre sans m'interrompre +ainsi à chaque instant. Voici exactement ce qui s'est passé. Il y a +deux jours, j'ai reçu la visite d'un homme très-connu dans le monde des +affaires, et qui est en relations avec la plus haute société. J'étais +étonné d'abord qu'un personnage de cette importance eût à causer avec un +pauvre maçon comme moi... mais j'ai été bien plus surpris encore, quand +il m'a demandé ce qu'était devenu le fils de ma sœur. Tu comprends bien +que j'ai commencé par me défier. Je n'aime pas les figures inconnues, et +puis je ne savais pas encore quel était ce M. Mancal...</p> + +<p>—Mancal! s'écria le jeune homme. J'ai déjà entendu prononcer ce nom.... +Oui, c'était dans une des dernières maisons où j'ai travaillé. Ce M. +Mancal avait procuré au fabricant une commande assez considérable.</p> + +<p>—Cela ne m'étonne pas. Car j'ai pris depuis mes renseignements: s'ils +n'avaient pas été parfaitement favorables, je ne t'aurais pas parlé de +tout cela.</p> + +<p>—Achevez, de grâce! Je meurs d'impatience.</p> + +<p>—Voici, je me dépêche. Mais j'ai besoin de te donner des détails. Tu +sais, les gens comme moi n'ont pas grande éducation. Ça ne sait pas +s'expliquer tout d'un coup. Donc ce M. Mancal vient me trouver au +chantier. J'étais en bourgeron de travail. Je me sentais un peu humilié. +Il me dit:</p> + +<p>«—C'est vous qu'on appelle l'oncle Jean?</p> + +<p>»—Oui, monsieur.</p> + +<p>»—Vous avez un neveu?</p> + +<p>»—Jacquot, un brave ouvrier. Si c'est pour des travaux de gravure...</p> + +<p>»—Non, mieux que cela, fait-il en riant. Dites-moi: votre sœur +s'appelait bien...»</p> + +<p>Il me dit le nom, c'était bien ça.</p> + +<p>«—C'est son fils?</p> + +<p>»—Oui.</p> + +<p>»—Est-ce un bon sujet?</p> + +<p>»—Un excellent garçon et un bon travailleur.</p> + +<p>»—Tant mieux. Il vaut mieux que les bienfaits soient bien placés. Son +père est mort et m'a chargé de lui remettre une forte somme. De plus, il +lui a posé, par testament, certaines conditions que, du reste, le jeune +homme acceptera de grand cœur, j'en suis persuadé.»</p> + +<p>—Dame, tu comprends si j'étais tout oreilles. Un héritage qui te +tombait du ciel! Quelle chance! Ma foi, je n'ai pas pu tenir ma langue +et j'ai questionné, questionné; je voulais surtout savoir le chiffre de +l'héritage. Était-ce dix mille, vingt mille? Le M. Mancal riait toujours +en répétant: «Mieux que cela! mieux que cela!...» J'aurais voulu savoir +aussi le nom de ton père, mais il paraît que j'étais trop curieux. +L'homme d'affaires m'a même dit assez carrément que je me mêlais de ce +qui ne me regardait pas. Enfin il a fini par me dire qu'il t'attendait +aujourd'hui même, entre midi et une heure. Il m'a remis son adresse... +et puis ceci....</p> + +<p>Et avec un large sourire qui montrait ses dents de loup, pointues et +presque effrayantes, Biscarre agitait devant les yeux du jeune homme un +billet de mille francs.</p> + +<p>—Mille francs! pourquoi faire? s'écria le malheureux fasciné.</p> + +<p>—Parbleu! pour te <i>requinquer</i> un peu. J'ai bien compris que ce beau +monsieur n'avait pas envie de te voir arriver chez lui habillé comme un +mendiant. Ça a son orgueil, les hommes d'affaires.</p> + +<p>—Mais ces conditions dont il parlait!</p> + +<p>—Ah! te voilà aussi curieux que moi. Faut de la patience. Il +t'expliquera ça, à toi tout seul. Tu comprends, il faut obéir à la +volonté de ton père: j'ai admis ça tout de suite. Du reste, j'ai dit que +je te consulterais, et tu es libre de refuser. Au fond, il vaut +peut-être mieux pour toi de rester ouvrier; on ne t'ennuiera pas +toujours, et tu éviteras bien des tracas.</p> + +<p>Disant cela, Biscarre fixait sur sa victime ses yeux brillants d'ironie.</p> + +<p>—Que dois-je faire?</p> + +<p>—Tu hésites? Bah! à ta place, je prendrais le bien qui vient en +dormant; et puis, quoiqu'il n'ait rien voulu me dire de positif, je sais +que ton père était un homme huppé, tout à fait de la haute. Tu seras +lancé du premier coup. Ah! mon gaillard! vas-tu être dorloté par de +belles duchesses!</p> + +<p>Jacquot tenait le billet entre ses mains.</p> + +<p>Je ne sais quel instinct luttait encore en lui et le retenait sur le +bord de l'abîme où Biscarre l'entraînait, mais tout à coup les visions +qui hantaient ses rêves étincelèrent devant ses yeux. Il vit, dans un +mirage éblouissant, les espaces ensoleillés de richesse et de luxe, dont +quelques rayons avaient parfois glissé jusqu'à lui.</p> + +<p>—J'irai, dit-il.</p> + +<p>—Et tu as raison! tu n'as pas un moment à perdre. Il faut aller chez un +tailleur... un bon. Tiens! voici une adresse, c'est M. Mancal qui me l'a +recommandé. Surtout pas d'économies, si tu dépenses plus que cela, ça ne +fait rien, il payera....</p> + +<p>Biscarre se pencha à l'oreille de Jacquot:</p> + +<p>—Dis donc, il m'a parlé d'une dame que tu dois connaître, de la +duchesse de Torrès....</p> + +<p>Le jeune homme poussa un cri:</p> + +<p>—Ah! voilà un nom qui te fait de l'effet.... Je croyais me rappeler +aussi.... N'es-tu pas allé chez elle, un jour, pour lui porter un bijou?</p> + +<p>—Oui... oui... je crois... en effet, balbutiait le jeune homme.</p> + +<p>—Allons! ne rougis pas comme cela. Du reste, ce n'est pas de cela qu'il +s'agit... il faut que tu te dépêches, et à midi, sans faute, chez M. +Mancal.</p> + +<p>Un instant après, celui qu'on appelait Jacquot sortait, la tête en feu, +du cabaret de l'<i>Ours vert</i>.</p> + +<p>—Dioulou! appela Biscarre.</p> + +<p>—Voilà, maître! fit le colosse en sortant de sa soupente, où d'ailleurs +il avait fait le meilleur somme du monde.</p> + +<p>—Mon vieux, tu vas filer d'ici et mettre la clef sous la porte. Je ne +veux pas que le petit retrouve ta trace. A partir de maintenant, l'oncle +Jean disparaît. Il le cherchera s'il veut. Plus de Dioulou. Je te +destine un nouveau rôle. Ah! je crois que les Loups ne se plaindront pas +et que nous allons leur tailler de la besogne. Quant au fils de +Costebelle et de la Mauvillers, Biscarre continuera à veiller sur lui, +par l'intermédiaire de l'excellent M. Mancal.</p> + +<p>Et un rire féroce s'échappa de la poitrine du bandit.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIB" id="XIB"></a>XI</h2> + +<h3>COALITION DE VICES</h3> + + +<p>Il est aujourd'hui encore, en plein Paris, une sorte d'oasis qui tient à +la fois des béguinages flamands et des squares de Londres. Là, il semble +que tout bruit expire. Ni la Chaussée-d'Antin avec son commerce bruyant, +ni la rue Saint-Lazare avec son piétinement d'affaires ne troublent ce +coin, tout étroit, tout blotti sous les arbres, et dont les gens trop +pressés pour connaître la flânerie—c'est-à-dire la seule joie réelle du +Parisien—soupçonnent à peine l'existence.</p> + +<p>C'est une rue courte, tournant sur elle-même, ne venant pas d'ici pour +aboutir là. Nul n'y passe, parce que nul n'a besoin d'y passer. Elle +n'abrège aucun chemin; de plus, elle forme ce que les voituriers +appellent un dos d'âne. Donc, piétons et chevaux s'en écartent. Les deux +rues qui la touchent complètent son immobilité. C'est la rue de la +Tour-des-Dames, entre la rue Blanche et la rue La Rochefoucauld. Calme +aujourd'hui, combien plus ne l'était-elle pas, il y a plus de trente +ans, c'est-à-dire à l'époque où se passaient les faits dont nous nous +sommes constitué l'historien.</p> + +<p>Au coin de la rue Pigale, faisant retour vers la rue Saint-Lazare, on +voyait, sortant d'un massif d'arbres comme d'un nid, la terrasse d'un +pavillon de style renaissance. Si, à travers la grille délicatement +fouillée, l'œil indiscret tentait de se glisser à travers les épaisses +charmilles que l'art expert du jardinier savait conserver vertes, même +sous les glaces de l'hiver, on apercevait une partie de la façade de ce +pavillon, d'où se détachait, roulant en volutes de marbre, un escalier +d'une élégance royale. Une large allée, partant de la grille, tournait +brusquement comme pour dérouter le regard des curieux qui se devait +contenter d'épier, à travers les hautes branches dépouillées de +feuilles, les fenêtres hermétiquement fermées, toutes capitonnées de +soie et de dentelle.</p> + +<p>Usant de nos priviléges de narrateur, entrons dans cet hôtel que les +profanes, passant dans la rue silencieuse, considéraient d'un œil +d'envie. Onze heures venaient de sonner. Dans un boudoir du premier +étage, donnant sur le pan qui s'étendait jusqu'à la rue Blanche, une +femme étendue sur un canapé paraissait plongée dans un profond sommeil. +Sa tête, rejetée en arrière, s'encadrait dans un coussin couvert de +point d'Angleterre. Ses cheveux dénoués roulaient comme un flot noir sur +la soie à teinte d'or et venaient tomber sur le tapis oriental qui +couvrait le plancher. Cette femme était admirablement belle, et si +expressive que soit cette épithète, elle ne rend qu'imparfaitement +l'idéale perfection du visage de la dormeuse. C'était la rectitude +grecque dans toute sa plastique quasi divine; mais la statue vivait, et +sous cette peau d'une blancheur éblouissante, où s'entrelaçait le réseau +bleu des veines, on voyait courir le sang vivace et chaud. Les yeux +étaient fermés; mais des paupières, d'où tombaient de longs cils qui +formaient comme une frange de soie, il semblait qu'un rayon glissât, à +la fois tentateur et fascinant. Le buste, porté en avant par la pose de +cette femme étendue, avait cette netteté de formes que les sculpteurs +antiques ont su donner à leurs immortelles créations; et sous l'espèce +de tunique noire, passementée d'or et brodée de pierreries, qui +l'enveloppait, le corps moulé semblait une création artistique. Et +cependant, à ces lèvres purpurines, entre lesquelles blanchissaient des +perles, on eût demandé un sourire jeune, presque insouciant. N'était-ce +donc pas une jeune fille, presque une enfant, qui dormait là, oublieuse +du monde, ignorante de la vie? Pourquoi ce front si blanc semblait-il +rigide comme s'il eût été ciselé dans l'ivoire? Pourquoi ce sein +persistait-il à ne pas battre sous quelque vibration intime? Pourquoi +cette main fine, qui pendait comme une de ces fleurs, aux teintes de +lait, qui s'inclinent sur les lacs de l'Orient, avait-elle, dans sa +négligence même, je ne sais quelle dureté de geste inconscient? Le +boudoir où dormait cette créature que tout homme eût saluée reine de +beauté, eût difficilement révélé ce qu'elle était, ce qu'elle pensait, +ce qu'elle rêvait en ce moment même où sa pensée était peut-être +entraînée dans les mirages du sommeil. Certes, jamais fantaisie de +millionnaire n'eût pu réaliser plus éblouissant caprice....</p> + +<p>La pièce était petite, ou du moins paraissait telle, tant l'éclat des +tentures de soie jaune, rehaussées d'or mat, troublait le regard et +trompait sur sa dimension réelle. Les plis, artistement drapés, étaient +retenus par des torsades tissées d'or et d'argent, sur lesquelles +courait, comme un serpent étincelant, une bande formée de diamants à +l'éclat blanc, d'améthystes au reflet violet, de topazes, de rubis, +d'émeraudes d'un vert éclatant... Au plafond, les tentures—qui +rappelaient cette étoffe des contes de fées, couleur du +soleil—formaient une sorte de dôme au centre duquel une lampe, +suspendue à trois chaînes d'or, jetait, à travers un globe de cristal à +mille facettes, ses rayons brillants sur les pierreries dont le nombre +semblait s'accroître sous le regard. C'était comme un croisement de +rayons qui étonnait plutôt qu'il ne séduisait: il est une sorte +d'ivresse qui donne au cerveau cette répercussion étoilée.... Et cette +femme, le plus beau diamant de cet écrin semblait, comme ces pierres +froides, avoir leur immobilité, qui sait, leur dureté, peut-être.... Ce +n'était pas tout. Sur le tapis, encore à portée de cette main aux ongles +roses, ruisselaient des colliers, des bracelets, plus encore, des pièces +d'or. On eût dit que ces richesses s'étaient échappées de ses doigts, +alors que, vaincue par le sommeil, elle les égrenait et les +caressait.... A quelques pas, une cassette entr'ouverte laissait passer, +à travers ses lèvres d'or, les branches d'une étoile de diamants d'un +prix énorme. Ce boudoir eût servi de demeure à ces gnomes des légendes +que l'imagination populaire prépose à la garde des trésors enfouis. +Cette femme était-elle donc une fée... ou bien quelque créature +fantastique?... Tout à coup un timbre résonna doucement, mais à ce +tintement faible, la dormeuse ouvrit subitement les yeux, et entre ses +prunelles passa rapidement comme un éclair inquiet. Mais vivement elle +regarda autour d'elle, à ses pieds, et un sourire étrange, froidement +joyeux, passa sur ses lèvres. Le timbre résonna une seconde fois. Elle +se redressa lentement, étendit le bras et toucha un point de la tenture. +Alors une petite porte tourna sur elle-même, laissant à découvert une +sorte de tour, semblable à celui que notre grand poëte Victor Hugo a +décrit dans la chambre de la duchesse Josiane. Une carte s'y trouvait. +Elle la prit, y jeta un rapide regard, puis, prenant un crayon, elle +traça rapidement quelques mots sur le vélin, repoussa le tour, qui +s'enfonça de nouveau dans la muraille.</p> + +<p>—Lui! murmura-t-elle. M'apporterait-il quelque mauvaise nouvelle?</p> + +<p>Elle posa ses pieds sur le tapis et se redressa. Rejetant ses cheveux en +arrière, elle les attacha sur sa nuque à l'aide d'une agrafe de +diamants; puis elle plaça sur ses épaules une sorte de manteau qui +l'enveloppait tout entière, et, soulevant la tenture, elle ouvrit une +porte et pénétra dans un petit salon attenant au boudoir, et dont tous +les meubles, par un raffinement de luxe d'un aspect vraiment original, +étaient recouverts de martre zibeline. Au même instant, un personnage, +vêtu de noir, s'inclinait profondément devant elle, en disant:</p> + +<p>—Madame la duchesse de Torrès me permettra-t-elle de lui adresser mes +humbles hommages?</p> + +<p>La duchesse—car c'était bien cette femme que nos lecteurs connaissent +déjà sous l'odieux surnom du Ténia—répondit brusquement:</p> + +<p>—Trêve de politesses, Mancal. Que me veux-tu?</p> + +<p>Disant cela, elle fixait sur l'homme d'affaires—en qui nul n'aurait +reconnu Biscarre, le forçat—son regard qui brillait autant que les +pierreries de son collier.</p> + +<p>—Hélas! madame, murmura-t-il en s'inclinant plus bas encore, si j'ai +pris la liberté de me présenter à une heure aussi matinale, c'est qu'il +y allait pour moi d'un grave intérêt.</p> + +<p>La lèvre de la duchesse se crispa sous l'expression d'un dédain +méprisant.</p> + +<p>—Pour vous? fit-elle, que m'importe!</p> + +<p>—Hélas, madame! reprit Mancal, dont la voix se faisait presque +suppliante, est-il pour moi plus grand danger que celui de vous +déplaire?</p> + +<p>Elle haussa les épaules avec une impatience non dissimulée.</p> + +<p>—Enfin, qu'as-tu fait?</p> + +<p>—Il faut donc l'avouer?</p> + +<p>—Sans doute!</p> + +<p>—J'hésite.... J'ai si grand'peur que madame la duchesse ne s'irrite +contre moi.</p> + +<p>—Une dernière fois, parleras-tu?</p> + +<p>Mancal se redressa: il était facile de voir, d'ailleurs, que toute cette +humilité, cette crainte excessive étaient jouées. Mais le Ténia était +trop inquiète pour s'en apercevoir.</p> + +<p>L'homme d'affaires tira de sa poche un journal.</p> + +<p>—Madame la duchesse a-t-elle pris connaissance des cours d'hier à la +Bourse?</p> + +<p>—Non! s'écria la jeune femme en pâlissant.</p> + +<p>D'un mouvement fébrile, elle arracha la feuille des mains de Biscarre, +et d'un seul coup d'œil parcourut la cote des valeurs.</p> + +<p>Un cri furieux s'échappa de sa poitrine:</p> + +<p>—Misérable! s'écria-t-elle. Une baisse de vingt pour cent... et c'est +toi qui m'as conseillé de jouer sur cette valeur!...</p> + +<p>Mancal baissait la tête sans répondre.</p> + +<p>—Ainsi, où mène la confiance?... une perte de plus de deux cent mille +francs!...</p> + +<p>Rien de plus étrange que la physionomie de la duchesse, pendant qu'elle +se livrait à cet accès de colère. Ses lèvres tremblaient à ce point +qu'elle pouvait à peine articuler les mots; ses yeux si larges, si +clairs, se ternissaient et s'injectaient de sang....</p> + +<p>Et cela pour une misérable perte d'argent, alors que le moindre des +colliers, que le plus petit diadème compensait et au delà les dix mille +louis enlevés par la spéculation....</p> + +<p>Elle trépignait et frappait des pieds comme un enfant!</p> + +<p>—Mais réponds-moi donc! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Que puis-je vous dire? reprit Mancal, toujours humble; madame la +duchesse n'avait-elle pas pris les conseils de Colombet, de Stéphane?...</p> + +<p>—Des niais! plus que cela peut-être, des spéculateurs qui ont voulu me +voler!...</p> + +<p>—Oh! madame la duchesse est bien sévère. Quoi qu'il en soit, n'est-il +pas vrai qu'hier même elle m'a adressé des ordres positifs d'achat?</p> + +<p>—Eh! cela est exact! Après?...</p> + +<p>Et elle répétait en frappant l'une contre l'autre ses mains d'enfant, +crispées par la fureur:</p> + +<p>—Deux cent mille francs!...</p> + +<p>Mancal eut un sourire singulier:</p> + +<p>—J'ai dit à madame la duchesse que j'avais à implorer son pardon...</p> + +<p>—Te pardonner, infâme! quand tu es complice de mes ennemis, de ceux qui +m'ont dépouillée!</p> + +<p>—Madame la duchesse ne m'a pas compris....</p> + +<p>Le Ténia se redressa comme si elle eût été mue par un ressort.</p> + +<p>—Je ne t'ai pas compris?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Tu ne viens pas me supplier de te pardonner ton crime!... car c'est un +crime... et je me vengerai!</p> + +<p>—Pardon; mais il y a crime, et crime et je croyais que la plus grande +faute que je pusse commettre... c'était...</p> + +<p>—Achève!</p> + +<p>—C'était d'avoir désobéi aux ordres de madame la duchesse.</p> + +<p>Elle s'élança vers lui et saisit ses deux mains entre les siennes:</p> + +<p>—Tu m'as désobéi! Comment? En quoi?... Mais hâte-toi donc!... tu ne +vois donc pas que tu me tues en te jouant ainsi de mon impatience!</p> + +<p>—Eh bien, madame, voici l'ordre que vous m'avez envoyé hier.</p> + +<p>Elle poussa une exclamation bruyante:</p> + +<p>—Quoi! Dis!... tu ne l'as pas exécuté!...</p> + +<p>—J'ai fait le contraire. Madame la duchesse me disait d'acheter...</p> + +<p>—Et... fit-elle haletante.</p> + +<p>—J'ai vendu!...</p> + +<p>Le Ténia chancela en portant la main à son cœur, tandis qu'une +expression d'indicible joie illuminait son visage.</p> + +<p>—Continue, dit-elle d'une voix à peine perceptible.</p> + +<p>—Au moment où l'ordre de madame la duchesse me parvenait, continua +Mancal-Biscarre, j'apprenais par des renseignements positifs que la +débâcle de l'affaire sur laquelle elle s'était engagée était certaine, +et allait être, quelques heures après, connue et publiée en Bourse.... +Le temps me manquait pour obtenir de vous de nouvelles instructions; et +cependant avais-je bien le droit non-seulement de ne pas exécuter les +ordres reçus, mais encore de retourner tout à coup, et de ma propre +initiative, une position prise sur le conseil de financiers tels que MM. +Colombet et Stéphane?...—je ne suis rien, moi, qu'un pauvre mandataire +dont le premier devoir est d'obéir les yeux fermés...—puis n'était-il +pas possible que mes renseignements fussent inexacts... ou encore madame +la duchesse ne pouvait-elle pas les avoir connus avant moi, et +n'encourait-elle cette perte qu'en toute volonté, et pour dissimuler +quelque autre opération fructueuse?... Je me suis dit tout cela... mais +ma conscience m'a contraint de prendre tous les risques à ma charge.... +J'ai vendu les actions en pleine hausse... et c'était en tremblant que +j'apportais à madame la duchesse les trois cent cinquante mille francs +que l'opération a produits.</p> + +<p>Mancal avait prononcé ce petit discours d'une voix calme, sans nuances. +On eût dit qu'il récitait une leçon.</p> + +<p>La duchesse s'était laissé tomber sur une chaise basse, la tête entre +les mains.</p> + +<p>Quand Mancal eut fini, elle le regarda en face, et lui tendant la main:</p> + +<p>—Mancal, dit-elle, vous êtes l'homme le plus habile et le plus honnête +que je connaisse.</p> + +<p>—Madame me permettra, j'espère, de régler nos comptes: j'ai là en +portefeuille les bordereaux et la somme payée.</p> + +<p>—Tu as les trois cent cinquante mille francs!</p> + +<p>—Les voici! dit Mancal.</p> + +<p>Déjà madame de Torrès avait arraché les billets de sa main, et +feuilletant les liasses, les comptait avec une agitation fiévreuse.</p> + +<p>—La somme est complète? demanda Mancal.</p> + +<p>—Oui! oui!... trois cent cinquante mille francs! répéta-elle encore une +fois. Ah! c'est comme un rêve!...</p> + +<p>—Une goutte d'eau dans la mer, fit Mancal.</p> + +<p>—Que veux-tu dire? que je suis riche! Oui, j'ai de l'or... oui, ma +fortune est immense... mais je veux plus, toujours plus!... c'est si +bon, l'argent!...</p> + +<p>Ses dents semblaient grincer sous l'action de la passion qui lui +étreignait le cœur.</p> + +<p>Tout à coup, elle se tut: une pensée subite venait de traverser son +cerveau. Il était impossible qu'elle se dispensât de récompenser l'homme +qui lui avait procuré un si énorme bénéfice, qui lui avait épargné une +perte immense.</p> + +<p>Mancal, immobile, les bras croisés, attendait. Elle eut un mouvement +brusque, détacha une dizaine de billets et les tendit à Mancal.</p> + +<p>—Prenez, dit-elle; tout travail mérite salaire.</p> + +<p>Mancal ne bougea pas.</p> + +<p>—Quoi! balbutia-t-elle, n'est-ce pas assez?</p> + +<p>—C'est trop! fit Mancal.</p> + +<p>—Quand je donne, je ne compte jamais! dit-elle avec hauteur.</p> + +<p>Mancal sourit.</p> + +<p>—Madame la duchesse se méprend sur ma pensée, dit-il; je n'ai certes +pas l'intention de dédaigner ses offres généreuses... mais je la supplie +de m'accorder une autre récompense.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas, dit le Ténia.</p> + +<p>Mancal s'assit sur un fauteuil, plaça son chapeau à côté de lui, sur le +tapis; puis, de sa voix la plus polie, il adressa à la duchesse cette +simple question:</p> + +<p>—Madame de Torrès possède-t-elle encore quelques gouttes du poison qui +a tué le duc, son mari?...</p> + +<p>Un cri rauque s'échappa de la poitrine du Ténia. Livide, les yeux grands +ouverts, elle regardait cet homme, si humble tout à l'heure, et qui lui +jetait soudain au visage cette effrayante accusation. Il continua:</p> + +<p>—Que madame la duchesse soit bien convaincue de mon réel désir de lui +être utile. Je n'obéis pas à une simple curiosité, et je la supplie de +me répondre.</p> + +<p>Elle avait repris son sang-froid:</p> + +<p>—Vous êtes fou, monsieur Mancal, et il vous faut rendre grâce à ma +pitié si je ne vous fais pas jeter à la porte par mes laquais.</p> + +<p>Mancal protesta d'un geste poli:</p> + +<p>—J'ai eu l'honneur de demander à madame la duchesse si elle avait bien +fait disparaître toutes les traces du crime dont son mari, M. le duc de +Torrès, a été victime.</p> + +<p>Le Ténia se mordit les lèvres jusqu'au sang.</p> + +<p>—Je ne puis ni ne veux vous comprendre, dit-elle. M. de Torrès est mort +entouré de médecins qui ont eux-mêmes constaté la nature de la maladie.</p> + +<p>—Oui, je sais cela. Cependant un certain personnage, dont le nom est +peut-être parvenu aux oreilles de madame la duchesse, affirme que les +médecins ont pu se tromper.</p> + +<p>—De qui voulez-vous donc parler? s'écria madame de Torrès.</p> + +<p>—Son nom? Ah! tenez, il m'échappe en ce moment... Seulement je puis +vous raconter quelques détails. Il y a de cela quinze mois environ... +madame de Torrès était depuis six mois la femme du duc, dont la fortune +très-considérable lui avait été assurée par un contrat que peut seule +expliquer la passion qu'elle lui avait inspirée.... La totalité des +biens des époux devait, en cas de mort, appartenir au survivant. Or, +dans le sixième mois d'union, un certain soir—si ma mémoire est +fidèle—du mois de novembre, une femme, fort simplement vêtue, comme une +servante, mais dont les manières élégantes contrastaient singulièrement +avec son costume, s'engageait, malgré la pluie et le brouillard, dans +une petite ruelle de Batignolles qu'on appelait, je crois, le +Chemin-des-Bœufs....</p> + +<p>La duchesse, la tête baissée, écoutait sans hasarder un mouvement.</p> + +<p>La voix de l'ancien forçat avait repris son éclat presque métallique: il +scandait chacune de ses phrases, comme pour les mieux faire résonner sur +la conscience qu'il frappait.</p> + +<p>—Je crois inutile d'insister sur l'étrangeté du lieu où se passa la +scène que je vais dire: le Chemin-des-Bœufs, sorte de ruelle boueuse, +devait produire sur l'imagination de l'inconnue qui s'y hasardait une +impression quasi fantastique. Cependant, elle n'hésitait pas: son pas +était ferme, elle allait sans se détourner à un but fixé d'avance. A la +lueur d'un réverbère, on apercevait quelques masures s'estompant dans le +brouillard: l'une d'elles se détachait, isolée du groupe qui +l'entourait. Ce fut là que l'inconnue se dirigea. Elle frappa doucement +à la porte, qui tourna sur ses gonds, et elle se trouva tout à coup dans +une salle basse où l'attendait un vieillard à profil d'oiseau de proie; +le crâne et le front étaient couverts d'une forêt de cheveux blancs. +Une chandelle fumeuse éclairait la scène, et permettait de voir les +rides profondes qui sillonnaient son visage... L'homme la reçut avec de +vives démonstrations de respect. Il paraît d'ailleurs que ce n'était pas +l'unique fois qu'elle eût pénétré dans ce réduit, car sa première parole +fut celle-ci: «Avez-vous préparé ce que vous m'avez promis?» L'homme +s'inclina et se dirigea vers une table grossièrement équarrie, qui +disparaissait presque tout entière sous des cornues de terre, des +serpentins, des fioles de toute forme et de toute grandeur. Après avoir +invité l'inconnue à prendre un siége, il choisit plusieurs fioles, se +couvrit le visage d'un masque de verre et, sortant de la salle, se +rendit dans une pièce voisine dont la porte entr'ouverte laissait +apercevoir le reflet rougeâtre d'un fourneau en combustion. Après un +quart d'heure d'attente environ, le vieillard reparut, tenant à la main +une fiole à demi pleine d'un liquide blanchâtre et hermétiquement fermée +par un bouchon à l'émeri.</p> + +<p>»La femme tendit vivement la main comme pour s'en emparer. Mais l'autre +lui dit: «Vous n'avez pas oublié mes instructions?—Non.—Permettez-moi +cependant de vous les répéter. Pour que cette liqueur amène les +résultats... que vous désirez obtenir, elle doit être employée avec le +soin le plus minutieux. Il importe surtout de se prémunir contre toute +impatience. La dose nécessaire est d'une goutte le matin et une goutte +le soir, à un intervalle d'au moins dix heures. Au cas où quelque +malaise surviendrait avant le quatrième jour, s'abstenir pendant +vingt-quatre heures; puis recommencer en mesurant exactement les doses. +Alors, le septième jour, il y aura congestion, avec paralysie d'un côté +du corps. La nature achèvera l'œuvre, et, avant cinquante heures... +tout sera fini.» La femme avait écouté avec la plus grande attention. +Quand le vieillard eut fini de parler, elle tira une bourse contenant +deux mille francs en or et la lui remit en échange du flacon. Elle +s'enveloppa dans son manteau de laine, ramassa son voile sur son visage +et disparut...</p> + +<p>»Sept jours après, M. le duc de Torrès, quoique jeune et vigoureux, +tombait en plein bal frappé d'apoplexie. On le transportait ici en toute +hâte, les médecins appelés s'efforçaient de rappeler la vie dans ce +corps paralysé. Mais le coup avait été trop violent pour que l'organisme +résistât. La duchesse de Torrès était veuve et héritait—conformément +aux stipulations de son contrat de mariage—d'une fortune évaluée à plus +de quatre millions et doublée depuis par d'heureuses spéculations. Que +dites-vous, madame, de cette courte, mais instructive narration.»</p> + +<p>Le Ténia, pendant la dernière partie de ce récit, s'était peu à peu +redressée. Son visage, d'une pâleur marmoréenne, s'était fait masque: +pas une fibre, pas un muscle ne bougeait. Il semblait que sous l'empire +d'une immense volonté, le sang lui-même se fût arrêté dans le réseau +veineux. Certes, bien que Mancal-Biscarre n'en fût pas à douter de +l'énergie de cette femme, il s'attendait à quelque explosion, à des +dénégations furieuses. Quand il eut cessé de parler, elle se leva, et +étendant la main, tira le cordon de la sonnette.</p> + +<p>—Prenez garde, madame, s'écria Mancal, ne me tentez pas!...</p> + +<p>Il croyait de bonne foi que le Ténia allait tout simplement donner à ses +valets l'ordre de le jeter à la porte.</p> + +<p>Un laquais frappa à la porte, puis entra:</p> + +<p>—Deux couverts, dit-elle simplement. Monsieur déjeune avec moi....</p> + +<p>Venir chez un ennemi ou tout au moins chez un adversaire, lui jeter au +visage des accusations effrayantes, espérer de le tenir—comme le dit le +poëte—pantelant sous son talon de fer, puis... s'entendre inviter à +déjeuner... voilà certainement un des effets de surprise les plus +complets qui se puissent imaginer. Mancal se sentit à demi désarçonné.</p> + +<p>Elle se tourna vers lui, et avec le plus gracieux sourire:</p> + +<p>—Vous avez entendu, et vous acceptez, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Certainement... je n'ai aucune raison de refuser, balbutia Mancal, qui +se demandait ce que ce coup de théâtre pouvait signifier.</p> + +<p>—Vous me permettez bien de passer un instant dans mon boudoir, +reprit-elle; je me suis levée pour vous recevoir, et en vérité, je suis +laide à faire peur....</p> + +<p>Mancal esquissa un geste de dénégation. Pour un peu le Loup fût devenu +galant. Ouvrant une porte, elle disparut. Mancal, les yeux tout ouverts, +regardait le mur. En réalité, il se demandait s'il rêvait ou s'il était +éveillé. Il se sentait inquiet. Cette femme qu'il croyait tenir dans sa +main et en qui il avait voulu trouver un docile instrument allait-elle +soudainement lui échapper? Quelques minutes, avait-elle dit. Elle tint +parole, et Mancal était encore plongé dans ses réflexions lorsqu'elle +reparut. Elle avait revêtu un peignoir de satin rose, couvert de +dentelles et rehaussé de perles fines. Ses cheveux, relevés à pleines +mains, s'écrasaient sur sa nuque blanche. Son visage, sans aucun de ces +artifices qui constituent l'art éternel du <i>maquillage</i>, avait repris +une fraîcheur juvénile, presque enfantine. Ses yeux brillaient sous +leurs longs cils, sa bouche aux lèvres rouges souriait gaiement.</p> + +<p>—Madame la duchesse est servie.</p> + +<p>Un instant après, dans une salle à manger, toute boisée de thuya et de +bois de rose, Mancal et le Ténia se trouvaient assis l'un en face de +l'autre. Pas une ombre d'embarras dans cette singulière entrevue. La +duchesse, avec sa grâce féline, prenait plaisir à servir l'ancien +forçat, qui, malgré lui, se laissait entraîner aux sensualités des mets +recherchés et des vins exquis. Il se disait pourtant:</p> + +<p>—Si elle cherche à me griser, c'est qu'elle ne me connaît pas.</p> + +<p>Mais en vérité, était-il possible qu'elle rêvât à quelque méchant +dessein? C'était la simplicité charmante de l'hôtesse la plus affable. +Au dessert, elle fit un signe. Les laquais sortirent, elle resta seule +avec Mancal. Celui-ci, absolument maître de lui maintenant, attendait. +La duchesse trempait ses lèvres dans un verre de Dantzig où se jouaient +les paillettes d'or. Elle posa le cristal sur la table, puis +s'accoudant, et laissant tomber sa tête sur sa main, elle regarda Mancal +et dit:</p> + +<p>—Nous disions donc, cher monsieur, que j'ai empoisonné M. le duc de +Torrès....</p> + +<p>La foudre tombant aux pieds du misérable l'eût frappé d'une moindre +commotion que cette simple parole prononcée du même ton calme qu'elle +lui eût offert quelques gouttes de liqueur.</p> + +<p>—Hein? fit-il.</p> + +<p>—Avez-vous donc oublié, reprit-elle, l'intéressant récit que vous +m'avez fait tout à l'heure?</p> + +<p>Il y eut un moment de silence; Mancal, en ces quelques secondes, fit un +suprême appel à toute son énergie. A comédienne, comédien et demi. Ainsi +pensa-t-il. Et il répondit en riant:</p> + +<p>—En vérité, je ne songeais plus à ce détail.</p> + +<p>—Me permettrez-vous d'abord une question?</p> + +<p>—Avez-vous donc besoin de ma permission?</p> + +<p>—Je voudrais savoir de qui vous avez appris les émouvantes péripéties +que vous m'avez si dramatiquement exposées.</p> + +<p>—Je puis vous satisfaire. Je connais beaucoup l'homme du +Chemin-des-Bœufs.</p> + +<p>—Ah! il est donc encore vivant?</p> + +<p>—A mon tour, permettez-moi de vous dire que vous le savez aussi bien +que moi... car vous avez donné à quelqu'un... certain conseil qui lui a +permis d'entrer en relations avec le même individu.</p> + +<p>Sans baisser les yeux devant cette riposte, le Ténia reprit:</p> + +<p>—Vous avez raison. Mais j'ignorais que vous le connussiez vous-même...</p> + +<p>—C'est un ami intime, fit Mancal en riant, et je dois vous avouer que +je n'ignore aucune de ses pensées... Ainsi, si cela pouvait vous être +agréable, je vous rapporterais les termes exacts de la conversation +tenue entre M. Blasias et M. de Silvereal.</p> + +<p>Mancal remarqua seulement dans la main de la duchesse une légère +contraction. Ce fut la seule preuve d'émotion qu'elle laissa échapper.</p> + +<p>—Ainsi, maître Blasias... dit-elle.</p> + +<p>—Maître Blasias, du quai de Gèvres, est l'ancien empoisonneur du +Chemin-des-Bœufs.</p> + +<p>—Et ces deux personnages ne sont autres que... M. Mancal, agent +d'affaires et homme de confiance de la duchesse de Torrès.</p> + +<p>Décidément, on jouait franc jeu, il n'y avait plus qu'à s'exécuter.</p> + +<p>—Ce qui vous explique, dit Mancal, comment votre agent d'affaires +connaît si bien l'histoire du Chemin-des-Bœufs.</p> + +<p>—Mais tout cela est très-naturel, reprit la duchesse, j'aurais mauvaise +grâce à ne pas vous féliciter de votre admirable talent. En vérité, je +ne vous ai pas reconnu.</p> + +<p>—Cependant, c'est vous-même qui affirmez que je suis moi-même le +personnage...</p> + +<p>—L'empoisonneur.... Oh! ceci tient, cher monsieur, à cette malheureuse +manie qui vous porte à dialoguer vos récits.... Quand vous m'avez répété +les paroles du vieillard en question, le son de voix, les inflexions, la +prononciation m'ont immédiatement révélé votre secret.</p> + +<p>—Vous êtes forte...</p> + +<p>—Comme un juge d'instruction, c'est vrai. Voilà donc qui est entendu. +Vous connaissez un secret assez délicat sur mon passé; vous êtes sans +doute venu chez moi pour tenter ce qu'on appelle—si je ne me +trompe—une opération de <i>chantage</i>.</p> + +<p>Impossible de rendre le ton d'exquise raillerie qui accompagnait ces +déclarations cyniques.</p> + +<p>—Venons donc au fait, reprit-elle, car, je dois vous l'avouer, vous +n'avez peut-être pas beaucoup de temps à vous.</p> + +<p>—Je suis à votre disposition... et n'ai rien qui me presse...</p> + +<p>—Vous ne me comprenez pas.... Je suis curieuse et je voudrais savoir +quelles étaient les conditions que vous vouliez m'imposer,.. C'est pour +cela que je vous invite à vous hâter...</p> + +<p>—Me hâter!... mais je ne saisis pas...</p> + +<p>—Vous perdez un temps précieux, car, sans vous en douter, vous avez +tout au plus une dizaine de minutes à me consacrer.</p> + +<p>Mancal se leva brusquement. Il était livide. Une lueur rapide venait de +traverser son cerveau.</p> + +<p>—Vous allez immédiatement m'expliquer vos paroles, sinon!...</p> + +<p>—Sinon?... Évidemment il n'y a pas moyen de causer avec vous. Enfin, +puisque vous y tenez absolument, voici l'explication que vous réclamez.</p> + +<p>Elle avait tiré de sa poche un petit flacon de cristal, fermé par un +bouchon à l'émeri. D'un seul coup d'œil, Mancal le reconnut. C'était +celui qu'il avait remis jadis à l'empoisonneuse, et qu'elle lui avait +payé deux mille francs. Il était vide! Et la commotion que l'ex-forçat +éprouva fut telle, que la voix s'arrêta dans sa gorge, une sueur froide +mouilla son front, et il s'appuya au mur pour ne pas tomber.</p> + +<p>—Du poison! murmura-t-il d'une voix rauque.</p> + +<p>—Naturellement, fit le Ténia. Je suis une excellente élève, comme vous +voyez.</p> + +<p>Tout le corps de Mancal tressauta comme sous l'impression d'un ressort; +ses yeux s'injectèrent de sang.</p> + +<p>—Misérable! fit-il en bondissant vers la table et en saisissant un +couteau.</p> + +<p>Mais, au même instant, la duchesse se renversa en arrière avec un éclat +de rire si franc, si net, si clair, que malgré lui il s'arrêta.</p> + +<p>—Mon cher monsieur Mancal, reprit-elle, décidément vous êtes moins fort +que je ne le croyais. Rassurez-vous. Ce flacon était vide de poison. +Vous avez bu les vins les plus naturels et les liqueurs les moins +frelatées. Vous vous portez fort bien.</p> + +<p>A mesure qu'elle parlait, le visage contracté de Mancal se rassérénait. +Il jeta le couteau loin de lui.</p> + +<p>—Allons, fit-il, je suis vaincu. Vous êtes un trop rude adversaire.</p> + +<p>Le Ténia se leva, et, s'approchant de lui, plaça sa main sur son épaule:</p> + +<p>—Je puis être une utile alliée, dit-elle. Écoutez-moi; il faut que nous +causions encore, et cette fois sans réticences.</p> + +<p>Elle le regarda en face, comme deux complices qui ont un but et qui +veulent l'atteindre à tout prix. En réalité, la situation était changée, +comme on dit, du tout au tout. Mancal—incarnation de Biscarre—s'était +tout d'abord présenté en troisième rôle de mélodrame. Il avait pris des +allures <i>fatales</i> et avait débité ses tirades avec un aplomb +merveilleux, qui devait, selon lui, réduire l'adversaire à merci. Il +avait engagé le duel. A la première passe, il avait employé ses coups +les plus savants, ils avaient été parés. Mieux encore: à la riposte, il +avait été désarmé, et il avait dû rompre. En garde donc, et au plus +fort! Elle lui dit:</p> + +<p>—Cartes sur table. Que voulez-vous de moi? Si vous parlez franchement, +je vous dirai ce que je veux de vous.</p> + +<p>—Bien, fit Mancal. Ma vie a un but, je veux que vous m'aidiez à +l'atteindre.</p> + +<p>—Ma vie a un but, dit la duchesse, dont la voix s'altéra légèrement, +m'aiderez-vous à votre tour?...</p> + +<p>—Je vous le jure.</p> + +<p>—Je ne crois pas aux serments.</p> + +<p>—Alors expliquez-vous. Quel est votre but, à vous?</p> + +<p>—Pourquoi parlerais-je la première?</p> + +<p>Mancal s'inclina:</p> + +<p>—Parce que vous êtes la plus forte.</p> + +<p>—C'est faux. Maître Mancal, je vais vous dire, moi, pourquoi, tenant +tout à l'heure votre vie entre mes mains, je ne vous ai pas empoisonné.</p> + +<p>Mancal ont un soubresaut involontaire.</p> + +<p>—C'est, <i>primo</i>, parce que j'aurais été fort empêchée de me débarrasser +de voire cadavre....</p> + +<p>Dire «votre cadavre» à un homme vivant lui causera toujours et quand +même une impression fort désagréable.</p> + +<p>—<i>Secundo</i>, continua le Ténia, c'est parce que, de tous les bandits qui +me sont tombés sous la main, vous êtes, sans flatterie, le plus complet +que j'aie encore rencontré.</p> + +<p>—Vous êtes trop bonne, fit Mancal en souriant. Mais je crois qu'en fait +de scélératesse, j'ai trouvé mon maître...</p> + +<p>—Oh! trêve d'éloges! nous nous valons!... reste à savoir où nous +tendons et si nos projets peuvent cadrer ensemble. En ces sortes de +pactes, un seul mot doit suffire. Pouvez-vous, brièvement, sèchement, +caractériser le but de votre vie?</p> + +<p>Mancal la regarda en face, les yeux dans les yeux, et dit:</p> + +<p>—Oui, je hais!...</p> + +<p>Elle se pencha vers lui et répondit:</p> + +<p>—Et moi j'ai aimé... et je hais maintenant.</p> + +<p>—Moi, dit Mancal en serrant les mains de la duchesse entre les siennes, +je ne hais que parce que j'ai aimé... donc je vous comprends!...</p> + +<p>Il y eut un moment de silence. Il était évident que chacun hésitait à se +livrer.</p> + +<p>—Il nous reste à prononcer deux noms, dit le Ténia. Qui haïssez-vous? +qui est-ce que j'aime?...</p> + +<p>Mancal tenait toujours les mains du Ténia. Il les sentait nerveuses, +vibrantes, implacables. Il eut confiance.</p> + +<p>—Celle que je hais, dit-il, se nomme Marie, marquise de Favereye.</p> + +<p>—Celui que je hais, dit le Ténia, se nomme Armand de Bernaye....</p> + +<p>Un cri de joie s'échappa de la poitrine de Mancal.</p> + +<p>—Ah! quelle alliance! fit-il. Armand de Bernaye aime Mathilde de +Silvereal, sœur de la marquise de Favereye....</p> + +<p>La duchesse s'était dressée, haletante, fiévreuse:</p> + +<p>—Mathilde de Silvereal!</p> + +<p>—Ne le saviez-vous pas?...</p> + +<p>—Ainsi cette femme dont M. de Silvereal voulait la mort...</p> + +<p>—C'est votre rivale.</p> + +<p>—Non, c'est impossible! Pourquoi Armand l'aimerait-il?... Est-elle donc +plus belle que moi?...</p> + +<p>Et, avec un indicible mouvement d'orgueil, la courtisane relevait sur +son front les masses épaisses de ses cheveux noirs.</p> + +<p>—Il l'aime! vous dis-je, répéta Biscarre. Et je le sais d'autant mieux +qu'il y a quelques heures à peine, je l'ai vu auprès d'elle, étreignant +ses mains avec une énergie passionnée.</p> + +<p>—Taisez-vous! Vous mentez!...</p> + +<p>Mancal la regarda. Une colère furieuse éclatait dans ses yeux, et sa +pâleur était telle qu'il semblait que la vie fût prête à se retirer +d'elle.</p> + +<p>—C'est que vous ne savez pas, continua-t-elle, tout ce que j'ai déjà +souffert! Ah! j'ai vu les plus intelligents, les plus puissants se +traîner à mes pieds; j'ai vu des hommes pleins de jeunesse et de vie, +comme Martial, épier le moindre de mes signes, se courber sous mes +caprices les plus cruels, me donner goutte à goutte tout leur sang, +toute leur existence. Et je riais!... et j'éprouvais une effrayante joie +à leur crier: Je vous méprise! Mais cet Armand! de lui je n'ai jamais +reçu que dédain et mépris!</p> + +<p>Elle se tut un moment, comme accablée par ses propres pensées.</p> + +<p>—Il y a de cela quelques mois, reprit-elle. Ma voiture descendait au +trot de mes chevaux l'avenue des Champs-Élysées. Je rêvais... à quoi? A +ces mondes inconnus dans lesquels parfois l'imagination m'entraîne. Tout +à coup un cri retentit. Une femme—une misérable mendiante—venait +d'être renversée et avait roulé sous les pieds des chevaux: En avant! +criai-je à mon cocher. Je ne me souciais pas de me donner en spectacle à +cette foule. Que m'importait cette femme?... Mais déjà un homme s'était +élancé à la tête de mes chevaux, et d'un seul effort de sa main, il les +avait cloués sur place.... Cet homme, c'était Armand de Bernaye. Comme +je m'étais penchée hors de ma voiture, nos regards se croisèrent.... +Qu'éprouvai-je à ce moment? Il m'est impossible de décrire cette +impression étrange, magnétique, qui parcourut tout mon être... En un +instant, tout disparut autour de moi... et, par un dernier effort de +résistance, je fermai les yeux; puis, je les rouvris subitement... il +était là, courbé vers la terre. Il s'était agenouillé auprès de la +mendiante dont ses mains écartaient les haillons. De la foule +s'élevaient contre moi des cris de menace. Il leva la tête et fit un +signe, tous se turent. La femme était blessée, peu dangereusement +d'ailleurs.</p> + +<p>»Déjà elle revenait à elle et balbutiait des remercîments. Me roidissant +contre l'émotion qui me dominait, je tirai ma bourse; j'allais la jeter +aux pieds de cette femme. Mais il me regarda, et je n'osai pas. Ah! si +vous aviez lu sur ce visage énergique l'expression de mépris que j'y +savais découvrir!... Une colère folle luttait en moi contre je ne sais +quelle terreur vague. Lui, souleva la mendiante dans ses bras et vint +vers la voiture.—Descendez! me dit-il d'une voix brève. Et comme +j'hésitais, il répéta ce seul mot: Descendez! et sans savoir à quelle +influence je cédais, j'obéis. Oui, moi qui n'avais jamais plié devant +une prière, devant une supplication, si ardente qu'elle fût, je ne sus +pas résister.... Il étendit la mendiante sur les coussins de la voiture +et jeta son adresse au cocher: Conduisez cette femme, dit-il.</p> + +<p>»Le laquais hésitait, il attendait que je confirmasse cet ordre. Encore +une fois, Armand me regarda, et je dis au valet: Obéissez!... La calèche +s'éloigna. J'étais là, au milieu de cette foule, je me sentais humiliée, +tremblante. Je ne faisais pas un mouvement, j'attendais qu'il me parlât. +En ce moment, j'aurais donné ma vie pour qu'il m'adressât un mot.... +Savez-vous ce qu'il fit?»</p> + +<p>Ses lèvres pâlies tremblaient comme sous l'action de la fièvre.</p> + +<p>—Il reprit son chapeau aux mains des spectateurs de cette scène, le +remit sur sa tête, et me regardant en face une dernière fois, il +s'éloigna, me laissant seule, immobile, courbée sous le mépris. La foule +ricanait. J'eus peur... oui, en vérité!... Je ne retrouvai même pas en +moi cette énergie fiévreuse que donne la colère. Je baissai la tête, et, +cachant mon visage sous mon voile, je m'enfuis. Une voiture passait, je +m'y jetai... et alors, folle de douleur, saisie au cœur et au cerveau +par une sorte d'ivresse, je pleurai.... C'étaient les premières larmes +que j'eusse versées depuis bien des années!... et c'était cet homme qui +me les arrachait! Et je ne le haïssais pas!... je l'aimais!...</p> + +<p>Mancal ne l'avait pas interrompue. Elle parlait comme si elle eût été +seule, et c'était chose étrange que cette femme, reine de richesse et de +beauté, mettant ainsi son âme à nu.</p> + +<p>—Je voulais le revoir, dit-elle encore. Ce que j'ai fait pour cela, +j'ai honte à m'en souvenir.... Oui, je l'ai épié!... Je me suis placée +sur son passage!... J'ai supplié qu'on le décidât à venir chez moi.... +Je lui ai écrit... A mes lettres, il n'a pas répondu. Quand je le +rencontrais, alors tombait sur moi ce regard froid et sombre dont il +m'avait déjà souffletée, et je m'enfuyais! Sans cesse, je parlais de +lui, et ce que j'apprenais ne faisait qu'accroître ma passion.</p> + +<p>»Cette existence mystérieuse vouée tout entière à la science, le respect +que cet homme inspirait à tous, cette réputation qui grandissait chaque +jour, tout cela m'enivrait, et c'était avec des cris de douleur que je +me répétais: «Cet homme ne t'aime pas, cet homme te hait et te méprise!» +Et aujourd'hui vous venez me dire qu'il en aime une autre! Du moins, je +vais donc trouver un aliment au feu qui me brûle le cœur: puisqu'il +m'est interdit d'aimer, du moins je me sauverai du désespoir par la +haine!...»</p> + +<p>Elle se tut. Tout son être frémissait.</p> + +<p>—Il faut perdre cette femme, reprit Mancal; aidez-moi dans l'œuvre que +je veux accomplir, et je vous jure que je vous vengerai de madame de +Silvereal et d'Armand de Bernaye.</p> + +<p>—Qu'exigez-vous de moi?</p> + +<p>—Vous attendez ce soir M. de Silvereal?</p> + +<p>—Ah! il s'agit bien de cet homme!</p> + +<p>—Écoutez-moi, duchesse de Torrès. Le hasard—un hasard infernal—nous a +donné les mêmes ennemis. Moi, je hais la marquise de Favereye, vous +voulez la perte de sa sœur. C'est dans leur amour, c'est dans leur +honneur qu'il nous faut les frapper.... Ce n'est pas tout....</p> + +<p>Il se rapprocha de la duchesse et reprit d'une voix plus basse:</p> + +<p>—Vous ne m'avez pas fait votre confession tout entière.</p> + +<p>—Moi!...</p> + +<p>—Cette passion qui remplit votre être n'est pas la seule qui vous +domine; il en est une autre, plus profonde, plus âpre encore, et qui +atteint en vous jusqu'aux sources de la vie.</p> + +<p>—Expliquez-vous! Cette passion?...</p> + +<p>—C'est l'amour de l'or, c'est la passion de la richesse, c'est +l'ambition affolée et sans limites.</p> + +<p>Elle baissa la tête sans répondre.</p> + +<p>—Vous êtes riche, continua-t-il en regardant autour de lui, comme si +ses yeux cherchaient à percer l'épaisseur des murailles pour supputer le +chiffre de cette fortune.</p> + +<p>Un frémissement agita le corps de la courtisane: car Mancal l'avait bien +jugée.</p> + +<p>Que de fois, seule, alors que tout bruit s'était éteint autour d'elle, +cette femme, lasse des hommages dont elle avait été accablée, +s'enfermait dans le boudoir mystérieux que nous avons décrit au début de +ce chapitre, et là, prise d'une sorte de fièvre, elle ouvrait les +coffrets, les cassettes, et, plongeant ses mains de marbre dans l'or et +les pierreries, elle les égrenait entre ses doigts comme des gouttes +d'eau, frissonnant au tintement de l'or, éblouie par le rayonnement des +diamants.</p> + +<p>Passion maladive, monomanie étrange qui s'emparait de son être tout +entier, faisant vibrer ses fibres les plus secrètes.</p> + +<p>—Vous êtes riche! avait dit Mancal, eh bien, si vous consentez à +m'obéir, à m'aider dans la tâche que j'ai entreprise, je décuple, je +centuple cette richesse!</p> + +<p>La duchesse s'était redressée, et maintenant, les yeux fixés sur le +visage de l'homme d'affaires, elle attendait.</p> + +<p>—Vous me comprenez bien, reprit-il: ce que je vous propose, c'est un +pacte, c'est une association complète, absolue, dans laquelle chacun de +nous mettra au service de l'autre ses forces et sa puissance.</p> + +<p>—Sa puissance! interrompit le Ténia.</p> + +<p>—Ah! ce mot vous étonne, surtout quand il est prononcé par M. Mancal, +un homme d'affaires qui, à vos yeux, n'a d'autre valeur que celle d'un +manieur d'argent! Eh bien, si vous, duchesse de Torrès, vous êtes forte +par votre beauté, par votre intelligence, par votre fortune, l'humble +agent Mancal tient dans sa main, lui aussi, un pouvoir qui peut lutter +contre toutes les énergies humaines.</p> + +<p>Il s'était levé, et sur sa physionomie éclatait ce rayonnement sinistre +qui le transfigurait. Sous le masque de Mancal perçait le Roi des Loups.</p> + +<p>—A nous deux, continua-t-il d'une voix vibrante, nous pouvons dompter +le monde, car nous sommes le Mal! Vous êtes la beauté fatale et cruelle, +je suis la haine lente et sûre! Prenons nos ennemis corps à corps, nous +les contraindrons à crier grâce; mais, sans pitié, nous les frapperons à +mort!</p> + +<p>Il eut un geste d'une effrayante violence.</p> + +<p>—Vous avez raison, murmura le Ténia. Je veux rejeter à la face de cette +société hypocrite les outrages dont elle m'a abreuvée. Mais cette +richesse dont vous me parliez tout à l'heure?...</p> + +<p>—Je vous la donnerai. Mais répondez-moi: Êtes-vous prête à accepter les +conditions que je veux vous dicter?</p> + +<p>—Quelles sont-elles?</p> + +<p>—Veuillez sonner.</p> + +<p>La duchesse obéit machinalement. Un laquais parut.</p> + +<p>—Un jeune homme ne s'est-il pas présenté pour parler à madame la +duchesse?</p> + +<p>—Comme madame la duchesse avait défendu qu'on la dérangeât sous aucun +prétexte, je l'ai introduit dans la bibliothèque, où il attend que +madame veuille bien le recevoir.</p> + +<p>—C'est bien, fit Mancal. Dans un instant vous pourrez l'introduire.</p> + +<p>Le laquais sortit. Subjuguée par l'ascendant de cet homme, le Ténia +l'avait laissé parler.</p> + +<p>—Quel est ce jeune homme? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Attendez. Voici mes conditions: je veux que ce jeune homme vous aime.</p> + +<p>La duchesse sourit:</p> + +<p>—Je suis sûre de moi!</p> + +<p>—Je veux, continua Mancal en se penchant vers elle, que vous le rendiez +fou, que vous éveilliez en son âme une passion si intense, si +irrésistible....</p> + +<p>Il baissa la voix:</p> + +<p>—Que, dans son entraînement, ce jeune homme aille... jusqu'au crime!</p> + +<p>La duchesse tressaillit:</p> + +<p>—Vous le haïssez donc bien?</p> + +<p>—Oui!</p> + +<p>—Et en échange du concours que vous me demandez, que m'offrez-vous à +votre tour?</p> + +<p>—Je vous offre des trésors si grands que nul peut-être n'en connaît le +chiffre.</p> + +<p>—Folie! Vous me raillez!</p> + +<p>—Ce soir, M. de Silvereal viendra...</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Cet homme est en possession d'un secret qu'il faut lui arracher. Je +serai là... caché. Vous serez seule avec lui. Dans une heure, je vous +enverrai un bouquet. Vous aurez soin de ne pas le respirer; mais, le +soir, vous donnerez à M. de Silvereal la fleur rouge qui se trouvera au +centre de ce bouquet. Je ne vous fais pas l'injure de douter qu'il ne la +porte à ses lèvres...</p> + +<p>—Et alors?</p> + +<p>—Alors le reste me regarde. Nous saurons si mes pressentiments m'ont +trompé... ou si ces rêves qui vous éblouissent se peuvent réaliser...</p> + +<p>—Vous n'avez donc aucune certitude?</p> + +<p>—Ne me demandez rien de plus. Soyez patiente jusqu'à ce soir, et alors, +duchesse de Torrès, vous pourrez à votre gré ou contraindre vos ennemis +à plier devant vous, ou tout au moins vous venger!</p> + +<p>—J'attendrai. Mais ce jeune homme?</p> + +<p>—Ce que je vous demande aujourd'hui est peu de chose. Recevez-le devant +moi et approuvez ce que je dirai.</p> + +<p>—J'y consens. Mais qui me prouve que vous ne me tromperez pas et qu'en +me trompant par des espoirs irréalisables vous ne cherchiez pas +uniquement à obtenir ma complicité dans vos projets personnels?</p> + +<p>—Madame, dit gravement Mancal, entre gens comme nous, les serments +n'ont pas de valeur. Mais regardez-moi bien en face, et demandez-vous si +réellement l'homme qui vous parle de sa haine peut s'abaisser à de +vulgaires intrigues de chantage.... Regardez-moi, vous dis-je! et, dans +mon regard, sachez lire l'expression de la passion violente et +implacable. Je veux... entendez bien ce mot... je veux me venger... rien +de plus, rien de moins. Pour parvenir à mon but, j'avais besoin d'une +alliée... je vous ai trouvée sur ma route....</p> + +<p>Mancal lui avait tendu la main.... Elle y laissa tomber la sienne, et +dit en souriant:</p> + +<p>—Je vous fais crédit jusqu'à ce soir.</p> + +<p>—Merci! Maintenant reprenons chacun notre rôle... et faites entrer +notre jeune homme.</p> + +<p>Un instant après la porte s'ouvrait, et le laquais annonçait:</p> + +<p>—M. le comte de Cherlux.</p> + +<p>Et Jacquot entra. Oui, c'était bien celui que nous avons trouvé il y a +quelques heures dans le cabaret de Diouloufait, c'était bien lui qui se +présentait sous le nom et sous le titre de comte de Cherlux.... +Transformation singulière, mais certainement moins bizarre que celle +qui s'était accomplie dans l'extérieur du jeune homme. D'où lui venait +donc cette aisance aristocratique, cette simplicité dans le luxe, ce +goût réellement exquis, lequel avait présidé à sa toilette? Jacques de +Cherlux—car tel était le nom que nous lui donnerons désormais—était de +taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Il portait encore sur +son visage pâli les traces des dernières émotions qu'il avait subies; +mais cette lassitude même prêtait un nouveau charme à sa physionomie un +peu inquiète. Jacques était beau, et la délicatesse de ses traits et de +sa stature lui donnait je ne sais quel charme dont on avait peine à se +défendre. En ce moment, il était visiblement ému; en vérité, il croyait +marcher dans un rêve. La métamorphose qui s'était opérée lui semblait +invraisemblable. Comment! hier encore, il n'était qu'un ouvrier, il +luttait contre des malveillances inconnues, il se débattait contre une +fatalité qui s'acharnait après lui, et voilà qu'aujourd'hui il était +admis, sur son nom, en présence d'une des plus jolies, des plus +élégantes femmes de Paris, en face de cette créature idéalement belle +qu'il avait entrevue un jour en tremblant, et qui maintenant s'inclinait +gracieusement devant lui et lui disait de sa voix pure et fraîche:</p> + +<p>—Soyez le bienvenu, monsieur.</p> + +<p>Mancal s'avança vivement à sa rencontre.</p> + +<p>—Madame la duchesse, dit-il, permettez-moi de vous présenter monsieur +le comte Jacques de Cherlux, en faveur duquel je fais appel à toute +votre bienveillance.</p> + +<p>Jacques, troublé, regardait la duchesse et attendait.</p> + +<p>A vingt ans, qui aurait pu, sans frémir jusqu'aux fibres les plus +intimes de son être, contempler cette créature, devant laquelle un +véritable artiste, Martial, avait oublié sa mère, cette femme si +complétement belle que les plus expérimentés des viveurs s'étaient voulu +tuer à ses pieds. Lui ne savait rien, n'entendait rien... toute son âme +passait dans ses regards, et ses lèvres tremblaient comme si la formule +d'adoration avait été prête à s'en échapper...</p> + +<p>—Votre recommandation est toute-puissante, vous le savez, dit la +duchesse en regardant Mancal, mais le nom de M. le comte de Cherlux, et +je dois dire plus encore, sa jeunesse et sa distinction plaident en sa +faveur mieux encore que vos paroles...</p> + +<p>—Madame, fit Jacques, je ne sais comment reconnaître....</p> + +<p>La duchesse lui désigna un siége de la main.</p> + +<p>—Madame, reprit Mancal, qui suivait avec soin les progrès de l'émotion +qui s'emparait du néophyte admis dans le temple, M. le comte de Cherlux, +par suite de circonstances que je me ferai un devoir de vous expliquer, +se trouve dans une situation des plus singulières: jusqu'à ce jour, il a +ignoré et son nom et les hautes destinées qui lui étaient réservées.... +Je viens vous supplier de vouloir bien être sa patronne, son bon ange, +et de lui ouvrir les portes de ce monde dans lequel, j'en suis certain, +il occupera une place brillante. M. de Cherlux, qui—je puis le dire +sans l'offenser—a besoin en quelque sorte d'un stage dans la société +dont il ignore encore les mœurs, m'a témoigné le désir, très-honorable, +de s'attacher pendant quelque temps—presque incognito, pour ainsi +dire,—à la personne de quelqu'un de nos grands seigneurs... en qualité +de secrétaire, par exemple. Il est riche, et c'est, vous le comprenez, +dans un but tout spécial qu'il veut, mettant son instruction et son +intelligence au service d'un des rois de votre monde, acquérir en +échange ces notions sociales, cette expérience des hommes qui lui font +défaut... Veuillez dire, monsieur de Cherlux, si je traduis exactement +votre pensée.</p> + +<p>Jacques tressaillit, mais il lui fallait s'arracher à la contemplation +qui rivait son regard et sa pensée à la beauté de l'enchanteresse... il +releva la tête.</p> + +<p>—En effet, madame, répondit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre +calme, ce qui se passe aujourd'hui dans ma vie est tellement +extraordinaire, que j'ose à peine croire à ce miracle qui vient de +s'accomplir et qui d'un déshérité de la vie fait un gentilhomme, et je +vous l'avoue, au moment de franchir le seuil de ce monde, à peine +entrevu dans le mirage de mes songes de jeunesse, j'hésite... j'ai +presque peur.... Déjà la bienveillance que vous semblez me témoigner +m'encourage. M. Mancal a bien voulu me laisser espérer que madame de +Torrès prendrait en pitié cette inexpérience... C'est donc un suppliant +qui vient à vous, madame, et qui vous supplie de ne le pas repousser....</p> + +<p>Ah! s'il eût pu comprendre en ce moment le rapide regard qui +s'échangeait entre les deux complices.</p> + +<p>—Qu'il vous aime! avait dit Mancal.</p> + +<p>—Il m'aimera! il m'aime! répondaient les yeux du Ténia.</p> + +<p>—Monsieur le comte, dit-elle, je vous suis dès ce moment tout +acquise... et quelle que soit la requête que vous ayez à m'adresser, je +puis vous assurer que j'emploierai ma faible influence à vous donner +satisfaction....</p> + +<p>Mancal reprit la parole:</p> + +<p>—Si j'ai bien compris les intentions de M. de Cherlux, dit-il, l'homme +à qui nous devons demander un pareil service doit joindre à une grande +situation une honorabilité reconnue et incontestée...</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Eh bien, si j'osais émettre un avis, je rappellerais à madame la +duchesse que, dans la société parisienne, nul ne me paraît plus digne de +cette confiance qu'un homme honoré par elle d'une estime particulière.</p> + +<p>—Son nom?</p> + +<p>—Ne l'avez-vous pas deviné? je veux parler de M. le duc de Belen.</p> + +<p>Le Ténia regardait Mancal et cherchait à comprendre le but vers lequel +il tendait. Mais le visage du forçat avait perdu son expression féroce +pour prendre le masque de l'obséquiosité polie. Quant à Jacques, il +écoutait pour ainsi dire sans entendre. Il contemplait les cheveux de la +duchesse négligemment rejetés sur sa nuque; il devinait sous son +peignoir ces formes admirables qui avaient inspiré jadis un +chef-d'œuvre à Martial; son regard courait sur ces mains fines, ces +bras blancs et ronds qu'un statuaire eût moulés, et, dans cette sorte +d'adoration inconsciente, il se souciait peu, en vérité, du sens même de +la conversation dont il était l'objet.</p> + +<p>—J'ai déjà eu l'honneur, continua Mancal, de pressentir M. le duc à ce +sujet, et j'ai la conviction que la recommandation de madame de Torrès +serait toute-puissante pour le décider à accueillir M. de Cherlux.</p> + +<p>Elle regarda Jacquot, qui, surpris dans sa contemplation, rougit et +baissa les yeux.</p> + +<p>—Quel est votre avis, monsieur de Cherlux? demanda-t-elle.</p> + +<p>«Savez-vous bien, ajouta-t-elle en souriant, que si la timidité sied à +la jeunesse, elle pourrait cependant vous être nuisible dans le monde +où vous allez entrer?</p> + +<p>—Madame, fit Jacques vivement, s'il vous plaît vouloir bien m'honorer +de votre protection, soyez certaine que je saurai m'en rendre digne...</p> + +<p>—Qu'il soit donc fait comme le désire mon ami Mancal, fit-elle en se +levant.</p> + +<p>Avec ces mouvements gracieux et empreints d'une volupté enivrante dont +les courtisanes du grand monde ont le secret, elle s'approcha d'un petit +meuble, et, se penchant, elle écrivit quelques lignes.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Jacques:</p> + +<p>—Puisque vous me permettez, dit-elle, de prendre un rôle de bonne fée +dans votre existence, monsieur le comte, présentez-vous de ma part chez +M. le duc de Belen: vous ne pouvez trouver de meilleur professeur, plus +digne à tous égards de votre confiance comme il l'est déjà de notre +estime.... Je lui explique votre situation en deux mots, il se fera +votre initiateur....</p> + +<p>Jacques s'était levé à son tour, et ses doigts tremblaient en touchant +la lettre que lui avait remise la duchesse.</p> + +<p>—Allez, monsieur le comte, lui dit-elle, et laissez-moi espérer que +vous n'oublierez pas trop vite celle qui est heureuse de vous rendre ce +léger service....</p> + +<p>Elle lui tendit la main. Il s'inclina, et par un mouvement inconscient, +il saisit cette main et y appliqua ses lèvres.... Elle ne la dégagea +pas... un frisson parcourut les veines du jeune homme.... Un instant +après, à demi fou, la fièvre au cerveau, il s'élançait hors de l'hôtel.</p> + +<p>—Eh bien, mon cher allié, dit la Torrès à Mancal, êtes-vous content de +moi?</p> + +<p>Avant d'aller plus loin, il nous faut expliquer en quelques mots comment +Jacquot, l'ouvrier, était devenu tout à coup la comte de Cherlux. Rien +de plus simple, d'ailleurs. Le véritable comte de Cherlux était un de +ces viveurs tarés qui, après avoir abusé de toutes les jouissances, +descendent peu à peu tous les degrés de la misère. Un jour, Mancal +l'avait rencontré: une pensée infernale avait traversé son cerveau.</p> + +<p>—Monsieur le comte, lui avait-il dit, que donneriez-vous pour trois +mois de luxe et de richesse qui vous rappelassent votre vie d'autrefois?</p> + +<p>A ces paroles, tous les appétits du vieux comte s'étaient soudainement +réveillés, et un pacte était intervenu entre eux. Contre une somme de +cent mille francs, le comte de Cherlux avait signé un testament et un +acte de reconnaissance qui s'appliquait à Jacques. Le testament +expliquait une histoire banale de séduction: rien ne pouvait sembler +plus naturel. Puis le comte s'était rejeté follement dans le tourbillon +des plaisirs. Mais son organisme épuisé n'avait pu résister aux excès de +toutes sortes. Deux mois après, il mourait de la rupture d'un anévrisme, +et c'est alors que M. Mancal révélait à Jacques cette prétendue aventure +qui le faisait, lui, l'orphelin, le seul héritier du comte de Cherlux...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIIB" id="XIIB"></a>XII</h2> + +<h3>LES GALANTERIES DE MUFLIER</h3> + + +<p>Le lecteur nous pardonnera si, l'entraînant à notre suite, nous le +contraignons à passer subitement de l'hôtel de M. de Belen au bouge de +l'<i>Ours vert</i>, de là dans le boudoir d'une courtisane, puis encore +ailleurs, et toujours plus loin.</p> + +<p>Les faits sont là qui crient au narrateur:</p> + +<p>—Marche! marche!</p> + +<p>Dans le drame complexe que nous avons entrepris de raconter et qui est +resté, il y a trente ans, dans une ombre mystérieuse qu'ont à peine +traversée quelques lueurs sinistres, les personnages les plus divers, +appartenant à toutes les classes de la société, se sont heurtés dans une +lutte terrible qui a mis face à face les êtres les plus disparates, en +apparence les plus étrangers l'un à l'autre, et force nous est de les +suivre dans les divers milieux où ils vivaient.</p> + +<p>Cela dit, allons au quai de Gèvres, qui s'étend, comme chacun sait, du +pont Notre-Dame au pont au Change. Là, au coin de la rue des Arcis, une +maison, surplombant sur le quai de son pignon qui semblait prêt à +s'écrouler, donnait asile à certains personnages que les plus délicats +auront plaisir à retrouver. Dans une mansarde du troisième et dernier +étage—justement au-dessous du toit pointu—Muflier, Goniglu et Maloigne +étaient tous trois agenouillés sur le carreau. Était-ce donc que, +créatures coupables, ils s'abîmaient dans les douleurs du repentir et +criaient merci à l'éternel?</p> + +<p>Pas précisément. Entre eux, à terre, il y avait un sac, et leurs mains, +loin d'être levées vers le ciel, étaient très-activement occupées à +fouiller ledit sac, d'où ils tiraient un à un les objets les plus +singuliers.</p> + +<p>C'était une paire de vieilles bottes aux talons absents et aux tiges +crevées, puis des socques plus ou moins articulés, puis un manche de +parapluie, un paquet de chiffons. Que sais-je? Et ils cherchaient +toujours, car le sac semblait inépuisable comme la célèbre bourse de +Fortunatus.</p> + +<p>Tout à coup un triple cri de joie s'échappa des trois poitrines de ces +trois gentilshommes, et pour saisir ce qu'ils venaient d'entrevoir sans +doute au fond du sac, ils se baissèrent si vivement que leurs trois +crânes se cognèrent avec un bruit mat.</p> + +<p>Mais, sans s'arrêter à ce détail sans importance, ils se redressèrent +instantanément:</p> + +<p>—Un chandelier d'argent! cria Muflier.</p> + +<p>—Un couvert de vermeil, ricana Goniglu.</p> + +<p>—Une casserole de cuivre, brama Maloigne.</p> + +<p>—Et c'est tout?</p> + +<p>—C'est tout.</p> + +<p>—Bah! ça ne valait pas la peine d'assommer cet imbécile, fit Maloigne, +qui avait le cœur sensible.</p> + +<p>—Cet homme était coupable, reprit Muflier d'un ton grave, et sa +punition est juste. Comment! nous sortons bien tranquillement de l'<i>Ours +vert</i>, comme d'honnêtes gens que nous sommes; rêvant à l'avenir, nous +suivons le quai... quand tout à coup, aux premières lueurs du jour, nous +apercevons un particulier qui se glissait le long des maisons en rasant +les murs.</p> + +<p>—Il avait mauvaise apparence, interrompit Goniglu.</p> + +<p>—De plus, continua Muflier, il avait un sac.</p> + +<p>—Un sac plein.</p> + +<p>—Bombé, séduisant, chargé de promesses.</p> + +<p>—Et de vieux chiffons.</p> + +<p>—Tout indiquait donc que c'était un travailleur qui emportait au logis +le butin de la nuit.</p> + +<p>—Ce fut aussi mon avis. Nous échangeons un regard...</p> + +<p>—Et nous tombons dessus. Je lui lance un coup de poing!</p> + +<p>Muflier laissa tomber sur sa main son front pensif.</p> + +<p>Puis, se relevant brusquement:</p> + +<p>—Goniglu, dit-il, je vais formuler une proposition.</p> + +<p>—Formule.</p> + +<p>—Il y a longtemps, mais là, très-longtemps que je n'ai pas fait un de +ces petits déjeuners...</p> + +<p>—Côtelettes aux cornichons.</p> + +<p>—Vin bouché.</p> + +<p>—Café, pousse-café, rincette.</p> + +<p>—<i>Et cætera</i>, justement. Eh bien! voilà mon avis: Nous sommes, quant à +présent, en possession de dix ronds de vingt francs.</p> + +<p>—Les fonds de Bisco.</p> + +<p>—Mais je dois t'avouer, Goniglu, que c'est un mouvement de délicatesse +qui m'a déterminé à cogner sur le bonhomme de tout à l'heure.</p> + +<p>—Ah bah!</p> + +<p>—Tu vas me comprendre.... Que nous a dit le Bisco?</p> + +<p>—Qu'il y aurait une affaire.</p> + +<p>—Très-bien!</p> + +<p>—Qu'il fallait nous requinquer un brin.</p> + +<p>—Ce que vous allez faire tout à l'heure... et puis...</p> + +<p>—C'est tout.</p> + +<p>—Mais, Goniglu de mon cœur, il y avait un sous-entendu, c'est que les +jaunets étaient comme qui dirait une avance, des arrhes... et je +préfère—voilà où éclate la délicatesse que je vous signalais tout à +l'heure—n'y toucher qu'après les avoir gagnés.</p> + +<p>—Ah bah! fit encore Goniglu, que les scrupules de Muflier surprenaient +au plus haut point.</p> + +<p>—Mais, d'autre part, j'ai envie de bien déjeuner... Alors, nous avons +<i>pigé</i> le sac du bonhomme inconnu... Petit Maloigne va aller chez le +joli <i>Fourgat</i> (recéleur) d'à côté, il va laver le chandelier, le +couvert et la casserole, et alors, noce à mort!</p> + +<p>—Bravo! firent les deux hommes.</p> + +<p>—Je suis prêt. Je vas <i>rincer</i> tout ça, fit Maloigne.</p> + +<p>—Va donc, jeune messager, reprit Muflier, qui aimait à imiter l'accent +de Frédérick dans <i>Robert Macaire</i>, et hâte-toi; nous t'attendons avec +impatience.</p> + +<p>Maloigne, sans se plus faire prier, disparut, cachant sous sa blouse +déguenillée le butin dû à l'exploit nocturne.</p> + +<p>Goniglu et Muflier restèrent seuls.</p> + +<p>Il paraît que, devant Maloigne, ils n'avaient pas dit toute leur +pensée, car, obéissant tout à coup à une même réflexion, ils se +regardèrent, et la même exclamation: Eh bien? sortit de leurs lèvres.</p> + +<p>—Voyons, Goniglu, dit Muflier, qu'est-ce que tu penses de Bisco?</p> + +<p>—Il a une rude poigne.</p> + +<p>—Et il nous a carrément roulés. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. +Bah! pour un coup de poing de plus ou de moins! c'est pas la mer à +boire. Mais les affaires... as-tu confiance?</p> + +<p>—Hum! hum!...</p> + +<p>—Il fait de belles promesses...</p> + +<p>—Les tiendra-t-il?</p> + +<p>—J'ai de la méfiance...</p> + +<p>—Et moi aussi.... Je dis qu'au fond il se fiche de nous, et qu'il fait +un tas de manigances.</p> + +<p>—Dame! je l'ai vu entrer plus de vingt fois, en le filant, chez une +espèce de tripoteur qui a des bureaux d'un chic...</p> + +<p>—Par la grand'porte?...</p> + +<p>—Mon Dieu, oui.</p> + +<p>—Dans son costume ordinaire?</p> + +<p>—Oh! parfaitement, avec la casquette et les rouflaquettes.</p> + +<p>Ce mot gracieux désigne les mèches collées aux tempes et ramenées en +pointe qui distinguent les <i>lions</i> du boulevard extérieur.</p> + +<p>—Et il restait longtemps?</p> + +<p>—Ça, c'est encore plus drôle, jamais je ne l'ai vu sortir.</p> + +<p>—Bah! c'est qu'il y a deux sorties.</p> + +<p>—Maloigne veillait à l'autre.</p> + +<p>—Bigre!... et le nom du tripoteur?</p> + +<p>—Mancal.</p> + +<p>—Connais pas.... Enfin, tout ça prouve que le Bisco lâche le simple +travail du bon Loup pour se fourrer dans des opérations de haute +volée... et qu'en somme, il oublie les vieux.</p> + +<p>—Pourtant, reprit Goniglu, c'est peut-être ainsi qu'il prépare un coup +<i>chocnosof</i>, tu sais, là, un vrai <i>bazardement</i>...</p> + +<p>—Possible! en tout cas... ton avis...</p> + +<p>—Ouvrir l'œil...</p> + +<p>—C'est ça.... Vois-tu, quand le chef a de l'ambition, au besoin il +coupe sa queue d'un coup... et se débarrasse des <i>camaros</i> en lançant à +la <i>rousse</i> un bon petit avis...</p> + +<p>—Je ne crois pas pourtant que le Bisco...</p> + +<p>—Capable de tout! interrompit Muflier. Moi, c'est mon idée. Donc, tu +l'as dit, ouvrons l'œil... et dame! en cas de danger!...</p> + +<p>Ils échangèrent un regard suffisamment intelligible pour que toute +explication fût inutile.</p> + +<p>Au même instant, d'ailleurs, la porte s'ouvrait et Maloigne +reparaissait.</p> + +<p>—Tu as été rudement long!</p> + +<p>—Est-ce que le père Blasias n'y était pas?</p> + +<p>Ces deux questions furent simultanées.</p> + +<p>Mais, sans répondre immédiatement, Maloigne ferma soigneusement la +porte, et, se rapprochant des amis, dit à voix basse:</p> + +<p>—J'ai les jaunets!</p> + +<p>—Bravo!</p> + +<p>—Chut donc! fit Maloigne. Mais il y a autre chose...</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Je ne sais pas si ça peut servir.... Mais M. Muflier est si malin....</p> + +<p>Muflier se rengorgea et dit d'un ton protecteur:</p> + +<p>—Parle, petit, car, d'honneur, tu me fais périr d'impatience!</p> + +<p>—Eh bien, voilà! reprit Maloigne. J'allais donc chez le père Blasias, +et j'allais entrer carrément dans la boutique du vieux revendeur, quand +je me suis cassé le nez...</p> + +<p>—Hein!</p> + +<p>—La boutique était fermée.</p> + +<p>—Fichtre! s'écria Muflier, est-ce que le vieux birbe aurait été +coffré?...</p> + +<p>—Ç'a été mon idée.... Mais, moi malin, je me dis: c'est pas naturel. +Or, comme c'est moi qui fais toujours les courses chez le vieux, j'ai +fait là comme partout.</p> + +<p>—Ce qui veut dire?...</p> + +<p>—Que j'ai regardé les êtres, les tenants et les aboutissants, et que je +les connais au bout de l'ongle. Or, le vieux ne sait peut-être pas que +derrière la maison, dans une cour, il y a un caveau... tout noir... où +on fourre un tas de débarras... et dans le mur, un trou... et derrière +le trou, un autre mur, celui du logement du vieux; et enfin, dans ce +mur, un autre trou, par lequel on voit chez lui.</p> + +<p>—Diable! fit Muflier, tu es un rude lapin, toi!...</p> + +<p>—Merci, patron! fit Maloigne. Donc, je me dis comme ça: Ou il y est, ou +il n'y est pas; s'il n'y est pas, je ne verrai rien...</p> + +<p>—Très-logique!</p> + +<p>—Donc, je vais au caveau, et, de trou en trou, je regarde...</p> + +<p>—Et alors?</p> + +<p>—Savez-vous ce que je vois?</p> + +<p>—Non, puisque tu ne l'as pas encore dit!</p> + +<p>—Eh bien, le père Blasias, dont je ne voyais que le dos, était courbé +sur....</p> + +<p>Il s'arrêta et regarda encore autour de lui, comme s'il eût craint +d'être entendu.</p> + +<p>—Sur quoi?</p> + +<p>—Sur un cadavre! articula Maloigne d'une voix à peine perceptible.</p> + +<p>Muflier et Goniglu bondirent sur eux-mêmes.</p> + +<p>—Quoi! comment! le vieux bossu...</p> + +<p>—Le vieux bossu paraissait très, très-occupé... L'autre était étendu +sur une chaise, la tête en arrière... et pâle! pâle! Oh! il était bien +mort! ça se voyait...</p> + +<p>—Brrr! fit Goniglu, dont l'âme était sensible, ça me fait froid dans le +dos...</p> + +<p>—Alors, qu'est-ce que tu as fait?</p> + +<p>—Ça a duré cinq minutes comme ça.... Alors j'ai vu le vieux aller à un +petit fourneau dans lequel brillait du feu. Il a fait une <i>popotte</i> +quelconque, et il s'est dégagé une fumée du diable. Dame!... alors... +j'avoue tout... j'ai eu peur... et j'ai décanillé. Oh! mais... c'était +rien ça...</p> + +<p>—Mais les jaunets!...</p> + +<p>—Attendez donc. Je filais... dame!... j'étais déjà sur le quai... et +puis je me suis tout à coup arrêté. Je me suis dit: Au fait, les amis +comptent sur moi... faut tout de même que j'aie les ronds.... Dame! j'ai +un peu hésité... ça se comprend... pas vrai... ça a bien duré un bon +quart d'heure... enfin, je me suis décidé... et je suis revenu.... Eh +bien, savez-vous ce que j'ai trouvé?</p> + +<p>—Un autre cadavre?</p> + +<p>—Non! le père Blasias tout tranquillement assis dans sa boutique toute +grande ouverte, et qui grattait une vieille casserole avec la pointe +d'un couteau ébréché.</p> + +<p>—C'est drôle, ça. Tu auras eu la berlue.</p> + +<p>—Pour ça, c'est pas possible. J'ai vu le <i>macchabé</i> (cadavre) comme je +vous vois.</p> + +<p>—Dis donc pas de bêtises comme ça, interrompit Goniglu, que cette +assimilation paraissait affecter de façon passablement désagréable.</p> + +<p>—Je ne sais pas si ça se voyait sur ma figure, mais le père Blasias m'a +jeté un coup d'œil.... Aussi, sans parler de rien, je lui ai offert le +<i>baluchon</i>... Il n'était pas non plus dans son assiette, car il n'a même +pas regardé ce que j'apportais... il est allé tout de suite à sa caisse, +et m'a donné une poignée de <i>monnerons</i>.</p> + +<p>Et, en forme de péroraison, Maloigne montra dans sa main une +demi-douzaine de louis.</p> + +<p>—Mais, saprédié! fit Muflier, c'est plus que ça ne vaut, même au +comptant!</p> + +<p>—Faut-il rapporter? dit Maloigne, qui crut pouvoir se permettre cette +plaisanterie fine et délicate.</p> + +<p>—Décidément, le vieux avait un <i>cheveu</i>.</p> + +<p>—Je vois ça... s'il a <i>suriné</i> quelqu'un...</p> + +<p>—N'y avait pas de sang...</p> + +<p>—Il lui aura donné une drogue.... Et comment était-il nippé, le +particulier?</p> + +<p>—Oh! d'un <i>chic</i> ruisselant... du noir et du blanc de premier choix.</p> + +<p>—Vieux?</p> + +<p>—Entrelardé... pas grand, maigre, avec une tête d'oiseau...</p> + +<p>—C'est tout?</p> + +<p>—A peu près.... Ah! si... il avait sa montre et une grosse chaîne...</p> + +<p>—Gamin, va! fit Muflier en lui touchant légèrement la joue.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence. Chacun réfléchissait à cette étrange +aventure.</p> + +<p>Il est vrai que les allures du vieux juif Blasias leur avaient toujours +paru bizarres; mais on ne regarde guère à la physionomie d'un recéleur.</p> + +<p>—Au fond, reprit Muflier, ça ne nous regarde pas.</p> + +<p>—Eh bien, ne nous occupons pas du père Blasias, et puisqu'il a <i>casqué</i> +si rondement, pensons au déjeuner.</p> + +<p>—Ça va, dirent les deux autres.</p> + +<p>—En route, ajouta Goniglu.</p> + +<p>Mais Muflier resta immobile. Il était évident qu'une idée nouvelle le +préoccupait.</p> + +<p>—Goniglu, fit-il... puisque nous avons du picaillon, crois-tu pas que +ce serait le moment d'être aimable?</p> + +<p>—Ce qui veut dire...</p> + +<p>—Que nous recevons souvent des politesses et qu'il serait convenable +d'en rendre une....</p> + +<p>Goniglu cligna de l'œil.</p> + +<p>—Paméla!</p> + +<p>—Hermance!... une petite galanterie à ces dames...</p> + +<p>—Bonne idée!...</p> + +<p>—Mais moi! interrompit Maloigne, je serai donc tout seul?</p> + +<p>—Maloigne, mon ami, tu as de l'avenir, dit Muflier, mais crois-en ma +vieille expérience, défie-toi de l'amour. Si tu savais tout ce qu'il m'a +coûté... de douleurs et de remords....</p> + +<p>Un instant après, on pouvait voir, partant du pont Notre-Dame, un fiacre +traîné par deux haridelles et qui se dirigeait vers la Bastille, car +c'était dans les environs du boulevard Contrescarpe que travaillaient +Hermance et Paméla. Sans entrer dans des détails qu'il importe peu au +lecteur de connaître, franchissons quelques heures, et retrouvons dans +un cabaret de la place du Trône nos cinq personnages attablés et buvant +fortes rasades. Il faut supposer que si la côtelette aux cornichons est +par elle-même de nature inoffensive, elle a tout au moins le privilége +de titiller le gosier le plus rebelle; car une douzaine de litres vides, +portant aux lèvres les traces du cachet de cire verte, indiquaient +suffisamment combien la lutte avait été chaude.</p> + +<p>Auprès de Paméla, forte créature d'une trentaine d'années, Goniglu se +faisait gracieux: il avait je ne sais quel parfum régence qui étonnait +et plaisait à la fois. Des madrigaux, peut-être un peu trop pimentés—on +n'est pas parfait!—sortaient tout armés de son cerveau en gésine. +Muflier rappelait plutôt le grand siècle. Il était digne et quasi +solennel. Penché vers Hermance, qui pour la corpulence ne le cédait en +rien à sa compagne, il disait:</p> + +<p>—Quoi! tu doutes de moi, ange de ma vie! mais ce déjeuner lui-même +n'est-il pas la preuve des sentiments que tu m'inspires? Cette défiance +m'est pénible; sur mon honneur, elle me l'est.</p> + +<p>A ce moment, voici que du dehors monta jusqu'au cabaret un bruit +retentissant de grosse caisse et de cymbales. Puis une voix cria:</p> + +<p>—Entrez! entrez, messieurs!... La représentation va commencer!</p> + +<p>Maloigne, heureux de cette diversion qui l'arrachait à ses réflexions +solitaires, bondit vers la fenêtre.</p> + +<p>—Tiens! des saltimbanques! cria-t-il.</p> + +<p>Hermance, s'arrachant aux discours passionnés du bien-aimé, courut aussi +à la fenêtre, et, battant des mains:</p> + +<p>—Oh! je voudrais voir cela! fit-elle.</p> + +<p>Point n'était besoin de formuler deux fois un désir, quand Muflier était +là. Il se leva, s'aidant des mains à la table, uniquement pour conserver +la rigidité de l'homme sûr de lui-même.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est, idole? demanda-t-il.</p> + +<p>—Des hommes sans bras qui jonglent avec des poids!</p> + +<p>Muflier resta immobile. Goniglu leva la tête. Le cas était curieux. +Maloigne se retourna avec un sourire:</p> + +<p>—Pas tout à fait sans bras, fit-il. Ils sont deux; mais ils en ont +chacun un.</p> + +<p>—Mon petit Anatole (c'était le prénom de Muflier), mène-moi-z-y!</p> + +<p>Muflier, grave, était venu aux carreaux. Or, voici ce qu'il vit:</p> + +<p>A quelques pas du cabaret, dans un terrain vague, se dressait une +baraque de petite dimension, enveloppée dans ses panneaux de toile +peinte. Sur les cadres étaient représentés des athlètes jouant avec des +poids énormes, supportant des canons sur leurs épaules, se livrant à +toutes les fantaisies de la lutte. Au-dessus, un vaste écriteau, sur +lequel se lisaient ces mots: + +<br /></p> +<p class="smcap"> +<span style="margin-left: 5em;">deux bras pour deux</span><br /><br /> +<span style="margin-left: 3.5em;">les frères DROITE et GAUCHE</span></p> +<p> +<span style="margin-left: 4.5em;"><i>ont l'honneur d'informer</i></span><br /> +<span style="margin-left: 5.5em;"><i>l'honorable société</i></span><br /> +<span style="margin-left: 3em;"><i>qu'après leurs divers exercices</i></span><br /> +<span style="margin-left: 4em;"><i>ils accepteront les défis</i></span><br /> +<span style="margin-left: 5.5em;"><i>des hommes forts</i></span><br /> +<i>qui voudront bien les honorer de leur confiance.</i><br /> +</p> +<p class="smcap"> +<span style="margin-left: 5em;">entrée: deux sous</span><br /> +</p> + +<p>—C'est-il drôle! c'est-il drôle! répétait Hermance.</p> + +<p>Paméla elle-même était en joie.</p> + +<p>Goniglu regarda Muflier, qui regarda Goniglu.</p> + +<p>Ils se comprirent d'un coup d'œil. L'esprit chevaleresque de la vieille +France leur dictait leur devoir.</p> + +<p>—Payons la note, dit Muflier.</p> + +<p>—Et à la baraque! ajouta Goniglu.</p> + +<p>Nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié les deux personnages qui +avaient assisté à la séance du Club des Morts, et qui portaient les +singuliers surnoms de Droite et de Gauche.</p> + +<p>Donc, voici ce qu'ils étaient: saltimbanques. C'étaient bien eux, en +effet, qui, debout sur le tréteau, invitaient la foule à entrer dans la +baraque.</p> + +<p>Avant d'aller plus loin, il nous faut raconter rapidement comment les +deux frères avaient été victimes de l'accident qui les avait privés +chacun d'un bras. L'histoire était simple, d'ailleurs. Ils se nommaient +les frères Martin, et, dès leur enfance, avec leur père, ils exerçaient +l'état de saltimbanques. La naissance de deux jumeaux avait coûté la +vie à leur mère: ils avaient en outre une sœur, leur aînée de deux ans.</p> + +<p>Le père Martin était donc resté seul avec trois enfants; mais comme +c'était un homme courageux, il n'avait pas désespéré. De saltimbanque il +s'était fait chanteur ambulant. Dans les premières années, le métier +avait été dur, car il parcourait les villages, traînant dans une petite +voiture les petits enfants, trop faibles pour marcher. Il est vrai que +partout le père Martin rencontrait un accueil sympathique. Les mères +venaient se pencher sur ce nid roulant où gazouillaient les douces +créatures. Puis il avait une habileté toute spéciale à choisir les +chansons qui touchaient le cœur des femmes.... Si bien que les sous +pleuvaient, et que plus d'une courait chez elle, puis revenait bien +vite, serrant contre elle son tablier relevé: et c'étaient des +friandises, du bon pain frais, des galettes toutes chaudes. Elles +demandaient au père Martin la permission de les prendre dans leurs bras, +et c'étaient des jeux à n'en plus finir, des câlineries qui amusaient +les orphelins, des baisers qui ébouriffaient leurs petites têtes brunes.</p> + +<p>Bien souvent on avait offert au père Martin de se charger de l'un ou de +l'autre, voire même de tous les trois. Lui, secouant la tête et les +larmes aux yeux, disait:</p> + +<p>—Vous êtes bien bons; mais la morte m'a fait jurer de ne pas les +quitter.</p> + +<p>Puis, sans eux, est-ce qu'il aurait pu chanter?</p> + +<p>Et, s'attelant aux brancards, il repartait, tandis que les petits, +blottis dans un vaste panier plein de paille fraîche, battaient des +mains en criant:</p> + +<p>—Hue! papa!... hue!</p> + +<p>Il était presque heureux ainsi.</p> + +<p>Cependant les enfants grandirent; mais, par un singulier caprice de la +nature, tandis que les deux jumeaux devenaient forts et vigoureux, leur +sœur restait toute mignonne, sa taille ne se développait pas; elle +était faible et maladive, et c'était un véritable chagrin pour le père, +qui se demandait avec inquiétude s'il la conserverait. Quand les jumeaux +eurent sept ans, comme le père jouait avec eux, il remarqua leur extrême +agilité et leur vigueur véritablement surprenante.</p> + +<p>Il se souvint alors de son ancien état, et jugea que le mieux était de +leur apprendre ce qu'il savait lui-même.</p> + +<p>Oh! il ne les battit point. Il eût mieux aimé renoncer à tout. Mais les +petits étaient pleins de bon vouloir, et intelligents que c'était +plaisir de les instruire.</p> + +<p>La première fois que le père Martin se décida à les faire travailler en +public, ils remportèrent un véritable triomphe.</p> + +<p>Dès lors, la situation du quatuor ne cessa pas de s'améliorer. Ils +gagnaient de l'argent et installèrent une baraque mobile avec laquelle +ils parcouraient les foires.</p> + +<p>Ceci dura longtemps: ils ne demandaient rien de plus. Mignonne—c'était +le nom sous lequel ils désignaient leur sœur restée chétive—Mignonne +était devenue leur enfant à tous trois, leur ménagère en même temps. +Elle était si douce et si bonne! Son intelligence s'était développée en +raison inverse de sa taille et de sa force. La jeune fille avait compris +le rôle que lui assignait la nature dans cette association de forces.</p> + +<p>Tous trois l'adoraient: elle était en quelque sorte leur conscience +vivante; c'était elle qui, dans tous les cas où quelque question était à +décider, plaidait la cause du bien et du juste. Elle avait ce sens +intime des femmes qui leur apprend les délicatesses de la probité. Et +ils l'écoutaient avec une sorte d'admiration: ses arrêts étaient +respectés à l'égal d'une loi.</p> + +<p>Dans les villes où ils passaient, elle s'érigeait en «homme d'affaires.» +C'était elle qui allait solliciter des autorités les permissions +nécessaires. Elle s'y prenait de si gracieuse façon que pas un +fonctionnaire—et l'on sait s'ils sont complaisants en général—ne +songeait même à lui refuser ce qu'elle lui demandait.</p> + +<p>Le soir, après le travail, les trois hommes se réunissaient autour +d'elle, et elle leur faisait la lecture.</p> + +<p>Elle avait tout appris par elle-même et s'était de sa propre autorité +érigée en institutrice. Cette vie de saltimbanques eût fait envie à des +patriarches. C'étaient d'honnêtes gens ne faisant tort à personne et +passant à travers les perversités humaines sans les connaître, contents +de leur sort et ne désirant rien de plus. Cela ne pouvait durer: le +malheur veillait.</p> + +<p>Un jour, dans un de ses exercices, le père Martin poussa tout à coup un +cri, et un flot de sang s'échappa de ses lèvres: un vaisseau s'était +rompu dans sa poitrine. Le pauvre homme sentit qu'il était mort. A peine +lui fut-il possible de prononcer quelques mots. Seulement il mit la main +de Mignonne dans celles des deux frères, et il leur adressa un regard si +éloquent qu'ils comprirent. Il réclama d'eux le serment qu'il avait fait +lui-même à leur mère mourante. Les deux frères jurèrent de ne jamais +quitter Mignonne et de se dévouer à elle.</p> + +<p>Le saltimbanque mourut, un sourire aux lèvres. Et quel courage il lui +avait fallu pour conserver cette sérénité apparente! Les moribonds ont +une intuition surhumaine, et il avait vu dans l'avenir de nouvelles +douleurs.</p> + +<p>Les deux jumeaux avaient quinze ans, Mignonne dix-sept. On eût dit que +la mort de son père eût été le signal attendu par la maladie pour se +ruer sur elle. La pauvre rachitique fut saisie presque immédiatement par +d'atroces douleurs qui tordirent ses membres. Quand la santé lui +revint—et quelle santé!—elle ne pouvait plus marcher. Les frères +eurent un moment de profond découragement, mais elle, avec son sourire +d'ange, elle leur dit:</p> + +<p>—Ne vous désolez pas pour moi. Travaillez, je ne vous gênerai pas. Je +ne vous demande qu'une chose, c'est de m'aimer.</p> + +<p>Et elle fit si bien, elle sut si bien dissimuler les tortures qui +parfois convulsaient ses membres endoloris, que les frères retrouvèrent +leur énergie.</p> + +<p>Un an se passa. Dans la baraque, ils avaient installé une petite +chambre, toute blanche, éclairée par une fenêtre auprès de laquelle la +malade passait la plus grande partie de son temps, regardant de son œil +triste et doux les campagnes qu'ils traversaient, les arbres qui +fuyaient, ou contemplant les maisons qui bordaient les grandes places +des villes où ils s'arrêtaient.</p> + +<p>Souvent, ils la prenaient dans leurs bras et ils la portaient dehors au +grand soleil. Ils espéraient un miracle, qui, hélas! n'arrivait pas. Un +miracle, non. Ce fut une épouvantable catastrophe qui les frappa. Ils +étaient venus à Paris, à l'occasion des fêtes royales, et avaient obtenu +une place au carré Marigny. La semaine avait été fructueuse. Mais, par +suite de je ne sais quelle rivalité malveillante, ils avaient été +avertis qu'ils eussent à céder leur place à un nouveau venu. Ah! si +Mignonne avait pu se rendre à la mairie, elle aurait bien su prouver à +l'employé qu'ils étaient victimes d'une injustice. Mais il n'y fallait +pas songer.</p> + +<p>La pauvrette était de plus en plus faible. Ses membres atrophiés ne lui +permettaient pas de tenter un seul mouvement. Elle avait même dû +renoncer à ces promenades qu'elle faisait naguère sur les bras de ses +frères. Elle les décida à tenter eux-mêmes de fléchir le cerbère +administratif, leur expliquant ce qu'ils devaient dire, les formules +respectueuses dont ils devaient user.</p> + +<p>—Surtout ne parlez pas trop... et ne discutez pas. Approuvez tout.</p> + +<p>Elle avait une profonde connaissance du cœur des fonctionnaires. Mais +ils n'avaient pas ce tact exquis. A la première sottise que leur débita, +du haut de son fauteuil de cuir, le pontife budgétaire, ils +s'emportèrent, voulurent lui prouver qu'il avait tort, ce qui était +vrai, et par conséquent constituait une injure cruelle. Ils furent +éconduits avec l'aménité connue. Ils sortirent donc fort tristes du +bâtiment municipal, et se regardant, ils se sentaient tout penauds de +reparaître devant leur cher juge auquel il faudrait bien tout confesser. +Mais ils la savaient indulgente et se hâtèrent.</p> + +<p>En approchant du carré Marigny, ils remarquèrent un mouvement +inaccoutumé à cette heure. Des femmes fuyaient, des hommes couraient. +Enfin, un mot frappa leur oreille: Le feu!</p> + +<p>Une même angoisse leur serra le cœur. Ils s'élancèrent en avant, +arrivèrent en vue de la pauvre baraque.</p> + +<p>Malheur! auprès de leur humble voiture s'élevait un de ces grands +établissements faits de bois et de toile, qui affectent des allures +théâtrales. Il brûlait. Déjà la flamme, courant avec une effroyable +rapidité, avait saisi sous ses dents rouges les ais les plus forts qui +craquaient et s'ébranlaient.</p> + +<p>Ils fendirent la foule amoncelée. Il fallait arriver à temps. Leur +baraque n'était pas encore atteinte.</p> + +<p>—Mignonne! Mignonne! criaient-ils.</p> + +<p>Ils atteignirent la voiture; mais au moment où ils y touchaient, l'un +des énormes panneaux du théâtre s'abattit sur leur baraque, la couvrant +tout entière de débris enflammés.</p> + +<p>Mignonne! Ils se ruèrent à travers le feu qui les mordait. Comment +firent-ils? Ils parvinrent jusqu'à la petite chambre où elle les +attendait, immobile, effarée, pâle, car elle comprenait tout et savait +qu'il lui était impossible de s'enfuir. Ils allaient la saisir, mais au +même instant, le toit de la baraque craqua sous le poids qui +l'accablait, et qui était énorme. Instinctivement, ils eurent une même +pensée: soutenir ce toit, l'empêcher d'écraser la Mignonne. D'une main, +ils s'arc-boutèrent aux parois; de l'autre, ils résistèrent à la chute, +supportant la masse qui resta immobile. Mais la flamme rongeait le bois +et brûlait leur chair. Ils ne sentaient pas l'horrible torture. La +Mignonne était toujours là, immobile, les regardant de ses yeux, qui +seuls vivaient encore. La fumée glissant à travers les fentes +envahissait la baraque. Mais le toit ne s'effondrait pas. Ils criait: Au +secours! Ils entendaient les clameurs de la foule. La chair se +détachait, boursouflée, de leurs mains qui grésillaient.... La +souffrance était telle qu'ils poussaient des hurlements, mais leurs +membres restaient de fer....</p> + +<p>Tout à coup il y eut un écroulement. Que se passa-t-il? Quand ils +revinrent à eux, ils étaient étendus sur de la paille. Deux hommes +étaient auprès d'eux: c'étaient Armand de Bernaye et Archibald de +Thomerville.</p> + +<p>—Mignonne!</p> + +<p>Elle était morte. Quant à eux, ils avaient chacun un bras brûlé jusqu'à +l'os. L'amputation était nécessaire. Ce fut un horrible désespoir.... +Ils ne songeaient qu'à elle. Ils ne résistèrent même pas. Ils subirent +tous deux, sans un cri, la plus effroyable opération que le chirurgien +eût encore osé tenter, la désarticulation de l'épaule. On les avait +transportés dans la maison de Thomerville. Dès qu'ils furent seuls, ils +n'eurent qu'un désir: Mourir!... A quoi étaient-ils bons maintenant sur +la terre, maintenant que Mignonne était morte? Ils arrachèrent leurs +appareils.</p> + +<p>Encore une fois, Armand les sauva. Puis il leur parla. Ayant reconnu +leur indomptable énergie, il leur demanda, comme plus tard il devait le +demander à Martial, si cette vie dont ils ne se souciaient plus, ils la +voulaient consacrer à l'œuvre du bien contre le mal. Et voilà comment +les deux frères Droite et Gauche faisaient partie du Club des Morts.</p> + +<p>Ils étaient restés saltimbanques, et c'était dans leur baraque que +venaient d'entrer les cinq personnages dont nous avons décrit les +exploits dans le chapitre précédent. Donc Muflier, s'effaçant avec toute +la galanterie dont il était capable, avait fait place à la belle +Hermance, tandis que Goniglu essuyait avec sa manche le coin de banc qui +allait avoir l'honneur de supporter les formes massives de Paméla. +Maloigne, toujours modeste, se tenait debout contre un des poteaux de +soutien.</p> + +<p>Les deux frères, quoique privés chacun d'un bras, exécutaient les +exercices que d'ordinaire on applaudit, alors même que le sujet est en +possession de tous ses membres. Voici comme ils procédaient. Tout +d'abord, c'étaient de simples jeux d'adresse. Se plaçant côte à côte, +ils jonglaient avec des boules, la main de chacun recevant et rejetant +les objets lancés par l'autre, et ils étaient parvenus à une telle +précision, que jamais une erreur ne se produisait. Ces deux bras étaient +bien en réalité dirigés par la même volonté, guidés par le même coup +d'œil. Ainsi retenus, fondus en quelque sorte en un seul être, ils +bondissaient sur des trapèzes, s'enlevant sur des cordes tendues, +exécutant des culbutes, jusques et y compris le saut périlleux. Hermance +ne se possédait pas d'aise: Paméla, qui était plus sentimentale, +répétait vingt fois par minute:</p> + +<p>—Les pauvres garçons!...</p> + +<p>Goniglu secouait la tête, et déclarait que c'était très-fort! Maloigne +lorgnait Hermance du coin de l'œil en se disant que peut-être pour lui +plaire et devenir son «heureux vainqueur» il lui faudrait se faire +amputer d'un bras ou d'une jambe. Seul, Muflier—l'homme qui faisait +grand—considérait avec un dédain non dissimulé les exercices de haute +voltige qui peut-être lui paraissait peu compatibles avec le véritable +sentiment de la dignité humaine.</p> + +<p>Cependant, Droite et Gauche avaient apporté sur le devant de leur petite +scène des poids de toutes formes et de toutes grandeurs, des altères de +taille respectable, et ils avaient annoncé au public que tout spectateur +était invité à se présenter: quel que fût le poids soulevé à bras tendu, +chacun des frères s'engageait à y ajouter un poids de dix kilos et à +exécuter le même exercice que l'amateur. Comme toujours, l'invitation +n'avait pas produit d'effet immédiat. Alors, pour <i>allumer</i> le public, +Droite et Gauche avaient commencé à soulever des poids, et, en vérité, +ils semblaient se livrer à de tels efforts pour un malheureux bloc de +soixante livres, que la victoire devait être facile à remporter.</p> + +<p>Un quidam se hasarda, et, sans hésiter, saisit par la poignée un poids +de soixante livres. Il était robuste, mais peut-être l'amour-propre +était-il chez lui plus fort encore. Toujours est-il qu'il parvint, sans +trop de cahots, à suspendre le poids à son bras tendu comme un levier. +Mais il le laissa retomber un peu trop brusquement, et il eût peut-être +endommagé le plancher de bois, si Gauche, le saisissant à la volée, ne +l'eût relevé d'un seul mouvement. La salle trépigna.</p> + +<p>—Va donc, Goniglu, fit Muflier en se penchant vers son compagnon. Ça +fera plaisir à ces dames.</p> + +<p>Goniglu jeta à Paméla un regard interrogateur. La belle baissa les yeux, +et l'aimable rougeur que le vin avait fixée à son nez s'étendit sur tout +son visage. C'était un acquiescement tacite et délicat.</p> + +<p>Goniglu dressa sa longue taille, et s'approchant des tréteaux, il +escalada l'estrade avec la dextérité d'un acrobate émérite. Les +spectateurs furent du premier coup admirablement disposés en sa faveur.</p> + +<p>—Combien faut-il à monsieur? demanda Droite.</p> + +<p>Goniglu regarda Muflier, qui cligna de l'œil pour l'encourager:</p> + +<p>—Cent livres, dit-il.</p> + +<p>Gauche leva le poids, comme il eût fait d'une orange, et le lui +présenta. Goniglu fut froissé de ce dédain pour les kilos et reprit:</p> + +<p>—Je me suis trompé, cent vingt!</p> + +<p>—Voilà! fit Droite, en exécutant le même mouvement.</p> + +<p>Goniglu ne jugea pas à propos d'exagérer ses scrupules d'amour-propre, +et, bravement, saisit l'objet par son anneau de fer.</p> + +<p>Mais Goniglu avait compté sans les nombreuses libations de la journée; +voilà qu'au moment où il fit appel à toute la rigidité musculaire dont +il était capable, certain travail s'opéra dans les régions +oesophagiennes qui lui fit passer dans tout le corps une sueur glacée.</p> + +<p>Goniglu vit d'un coup d'œil l'abîme entr'ouvert sous ses pas, et +s'arc-boutant sur ses jambes qui flageolaient, il tira sur l'anneau. +Mais décidément le ciel était contre lui, et l'effort violent que tenta +Goniglu n'eut d'autre résultat que de le lancer en avant, le nez le +premier, sur le plancher, qu'il couvrit de sa longue personne. Un éclat +de rire homérique salua cette chute.</p> + +<p>Muflier avait bondi en poussant un juron épouvantable. D'ordinaire, il +n'avait pas la douceur de l'agneau; mais, l'ivresse aidant, il devenait +féroce. En vain Hermance se jeta à son cou, en le suppliant de ne pas +faire de scandale; en vain Paméla poussa des cris de Mélusine. D'un +saut, Muflier sauta sur l'estrade.</p> + +<p>—Je prends cent cinquante, cria-t-il.</p> + +<p>Et, sans attendre qu'on les lui présentât, il saisit les poids qui +représentaient cette charge et parvint à les enlever.</p> + +<p>On était redevenu silencieux. C'était la lutte suprême qui s'engageait.</p> + +<p>—Nous disons donc que je dois enlever cent soixante, dit Droite.</p> + +<p>—A moi cent soixante-dix! hurla Muflier.</p> + +<p>Après lui, la voix calme de Gauche reprit:</p> + +<p>—Et voilà cent quatre-vingts....</p> + +<p>La sueur perlait au front de Muflier; ses dents grinçaient l'une contra +l'autre. Il avait peur.... Que dirait Hermance s'il était vaincu?</p> + +<p>—Deux cents... fit-il d'une voix rauque.</p> + +<p>Cette fois, il y eut un moment d'arrêt. Muflier regarda les poids avant +de les saisir de ses doigts nerveux... Mais il crut entendre dans la +foule un mouvement de défi. C'en était trop. Il se baissa; mais il ne se +releva pas. Son bras resta rivé à la masse, qui ne bougeait pas. Une +vingtaine de secondes s'écoula, et cela lui parut un siècle. Gauche eut +pitié de lui, et, l'écartant légèrement, prit le poids, qu'il enleva à +la hauteur de son épaule. Oh! cette fois, Muflier n'y put tenir.</p> + +<p>—Ah! c'est comme ça! cria-t-il, eh bien! je vous dis que vous êtes un +tas de canailles et que je vais vous faire votre affaire.</p> + +<p>Certes, cette conclusion n'avait rien de logique, mais raisonne-t-on +quand deux beaux yeux—et tels lui avaient toujours paru ceux +d'Hermance—sont fixés sur vous? Les spectateurs s'étaient levés. En +majorité, c'étaient des femmes, des enfants, des flâneurs peu disposés à +prendre part à un pugilat, et dès les premières provocations de Muflier, +chacun commença à tirer vers la porte.</p> + +<p>—Pourquoi nous insultez-vous? dit Gauche. Ce n'est pas notre faute si +vous êtes ivre!</p> + +<p>—Ivre! ivre! hurla Muflier. Je vais t'en donner, méchant manchot!</p> + +<p>Et il se rua sur lui. Il faut savoir que Goniglu—qui sans doute se +trouvait bien—n'avait pas cessé d'<i>embrasser sa mère</i>, selon la +magnifique expression du Romain débarquant sur la terre carthaginoise. +Les pieds de Muflier heurtèrent les côtes de Goniglu, et il faillit +tomber. Quand il voulut se relever, quelque chose qui ressemblait à un +étau le tenait à la gorge. En même temps, la foule, décidée à garder la +neutralité, escaladait les bancs pour sortir plus vite. C'était une +déroute. Dans leur hâte, les plus pressés renversaient les ais qui +soutenaient les quinquets, et on entendait un bruit de verres cassés. +L'obscurité se faisait dans la salle. Maloigne, qui se considérait comme +ayant charge d'âmes, avait entraîné Hermance et Paméla.... Muflier se +débattait; en somme, il était d'une force herculéenne et n'était pas +homme à se rendre sans résistance. L'ivresse le rendait fou. Il frappait +à tort et à travers. Ses poings ne rencontraient que le vide. Tout à +coup, oubliant où il se trouvait, supposant, dans sa surexcitation, +qu'il se livrait à quelqu'une de ses opérations ordinaires et qu'il +avait maille à partir avec les gendarmes, il s'oublia au point de +pousser le cri de ralliement:</p> + +<p>—A moi, Maloigne!... à moi, les Loups!...</p> + +<p>Mal lui en prit. Car les frères, qui jusque-là s'étaient contentés de le +maintenir, se jetèrent sur lui. En un clin d'œil, il fut renversé, +bâillonné, ficelé. Goniglu s'étant rappelé par un gémissement au +souvenir des combattants, Gauche le traita, sans aucune espèce de +formalité, comme son compagnon.</p> + +<p>—Tu as entendu? dit Droite...</p> + +<p>—Il a dit: A moi, les Loups!</p> + +<p>—C'est donc un de ces bandits que nous étions chargés de découvrir?</p> + +<p>—C'est évident.</p> + +<p>—Il faut les enlever; mais comment sortir d'ici?</p> + +<p>Le fait est que la foule, après avoir quitté la baraque, était restée +groupée au dehors, et Maloigne, joignant sa voix à celle d'Hermance et +de Paméla, criait:</p> + +<p>—Au secours! on nous assassine!</p> + +<p>Quand tout à coup Droite parut sur la plate-forme. Le silence se fit +subitement.</p> + +<p>—Qui de vous se nomme Maloigne? demanda-t-il.</p> + +<p>—C'est moi, dit l'homme.</p> + +<p>—Eh bien, nous sommes réconciliés avec vos camarades; on s'est bien +vite reconnu entre amis, et si vous voulez bien aller nous attendre au +cabaret d'en face, nous y boirons une bonne bouteille.</p> + +<p>—Mais les amis? demanda Maloigne.</p> + +<p>—Ils se remettent un peu. Dame! vous savez, on a cogné un peu dur.</p> + +<p>Il y eut un moment d'hésitation; mais en somme, Maloigne ne se souciait +guère de rentrer là dedans. Après tout, le saltimbanque pouvait dire +vrai. Hermance vint à la rescousse, sans le savoir, la pauvrette!</p> + +<p>—Ne soyez pas longs, dit-elle en adressant à Droite son plus gracieux +sourire.</p> + +<p>Au fond, Muflier avait passablement baissé dans son estime, et elle +n'était pas fâchée de faire plus ample connaissance avec les deux +frères. O cœur des femmes! Enfin, l'attitude de Droite était si calme, +commandait si bien la confiance, que Maloigne, s'emparant du bras des +deux commères, articula un: «Allons-y!» plein de fermeté, et se dirigea +bravement vers le cabaret désigné.</p> + +<p>—Maintenant, dit Droite en entrant, pas une minute à perdre. Enlevons +les deux colis.</p> + +<p>La baraque, dont la façade donnait sur la place, s'ouvrait par le fond +sur un terrain vague où se trouvait la voiture des deux frères. La nuit +était venue, l'obscurité était profonde. Tandis que Gauche attelait +vivement le cheval, qui sommeillait tranquillement sous un auvent à +claire-voie, Droite s'emparait des deux hommes plongés dans la torpeur +de l'ivresse, et les transportait dans la voiture. Cinq minutes +s'étaient à peine écoulées, quand Maloigne, inquiet, revint à la +baraque. Silence complet. Il se hasarda à soulever le rideau, puis, à +tâtons, il s'introduisit dans la salle. Les quinquets de la scène +jetaient encore leur lueur jaunâtre. Mais la scène était vide. Les +quatre personnages avaient disparu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIIIB" id="XIIIB"></a>XIII</h2> + +<h3>CONFESSION FORCÉE</h3> + + +<p>Neuf heures du soir viennent de sonner. La duchesse de Torrès est dans +son boudoir de fourrures, nonchalamment étendue sur un sofa. Mancal est +devant elle.</p> + +<p>—Eh bien! et votre protégé? lui demanda-t-elle.</p> + +<p>—Grâce à vous, répondit Mancal, M. de Belen l'a accueilli comme je le +désirais. Mon protégé—et il souligna le mot d'un ricanement—est en +passe d'arriver... là où j'entends le conduire...</p> + +<p>—En vérité, dit la courtisane en riant à son tour, je serais presque +tentée de m'offenser de vos airs mystérieux... ne sommes-nous pas +maintenant—vous l'avez dit vous-même—deux alliés?</p> + +<p>—Deux complices même, si vous me permettez le mot, compléta Mancal. Et +cependant, je crois que dans toute alliance semblable à la nôtre, il est +bon que chacun conserve, jusqu'à un certain point, une dose de liberté +personnelle.</p> + +<p>—Je m'en souviendrai au besoin.</p> + +<p>—A condition, cependant, que jamais il n'entrave ni ne trouble les +projets de son allié.</p> + +<p>—Que voulez-vous? même sans y prendre garde, ne se peut-il pas qu'on +agisse contre ses intérêts... s'il n'a pas eu le soin de vous les +expliquer?</p> + +<p>—Vous êtes décidément bien curieuse.... Mais savez-vous bien, ma belle +duchesse, reprit Mancal, que je suis presque inquiet?...</p> + +<p>—Inquiet!... et pourquoi donc, je vous prie?</p> + +<p>—Mon Dieu! les femmes sont des êtres étranges auxquels manquent, avant +toutes choses, la logique et la suite dans les idées.</p> + +<p>—Vraiment! Voici monsieur Mancal philosophe... et peu galant...</p> + +<p>—Oh! il vous restera toujours assez de vices que vous savez transformer +en qualités pour qu'une critique légère, mais vraie, ne vous épouvante +pas...</p> + +<p>—Je vous écoute.... Vous disiez donc que la femme...</p> + +<p>—Manque de logique.... Et je me hâte d'ajouter: C'est là, même dans les +choses d'amour, ce qui constitue son plus grand charme... mais quand il +s'agit d'affaires...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Ceci constitue un grand danger.... Pour arriver au but que l'on s'est +fixé d'avance, il faut une volonté tenace, une, inflexible, qui ne +connaisse ni les atermoiements, ni les compromis. En un mot, il faut du +raisonnement... et point de sentiment.</p> + +<p>—Vous ai-je donc prouvé que je fusse sentimentale?</p> + +<p>—Non point. Mais en vous, savez-vous ce que je redoute?</p> + +<p>—Dites, puisque vous êtes en train de lire—selon vous—à livre ouvert, +en ma tête et mon cœur.</p> + +<p>Mancal se leva, et s'approchant de la duchesse:</p> + +<p>—Les natures froides, égoïstes et dures comme la vôtre...</p> + +<p>—Quelle galanterie!...</p> + +<p>—Ont parfois des réveils de dévouement, d'enthousiasme, disons le mot, +de passion... qui sont d'autant plus violents que le sommeil, +l'engourdissement ont été plus profonds et plus prolongés.</p> + +<p>Le Ténia ne riait plus: maintenant la duchesse écoutait attentivement, +le menton appuyé sur la main, les yeux fixés sur le visage de Mancal.</p> + +<p>—J'irai plus loin, continua l'homme d'affaires. Ce qui est encore plus +féminin que la passion, c'est l'esprit de contradiction.... Dites à une +femme: il faut haïr cet homme!</p> + +<p>—Et?...</p> + +<p>—Et elle sera peut-être, par contraste, disposée à l'aimer.</p> + +<p>—Et quand cela serait!</p> + +<p>Mancal fit un mouvement brusque.</p> + +<p>—Ecoutez! parlons sérieusement. Je vous ai proposé un pacte.... Entre +nous, une parole suffit; êtes-vous prête, oui ou non, à l'exécuter?</p> + +<p>—Entre nous, vous le dites vous-même, une parole suffit: n'avez-vous +pas la mienne?</p> + +<p>Mancal baissa la voix:</p> + +<p>—Ne souriez pas ainsi, ce serait une imprudence... Vous ne me +connaissez encore qu'à demi... et cependant, je vous ai déclaré, ce qui +est vrai, que toute ma vie, toute ma force, toute ma volonté tendent à +un seul but, la vengeance!...</p> + +<p>—Vous vous répétez!...</p> + +<p>—Encore une fois, ne riez pas!... Il faut que vous compreniez qu'à +cette vengeance j'ai tout sacrifié... Est-ce que j'ai vécu, moi? est-ce +que j'ai connu aucune joie, aucune jouissance humaine? Non, je me suis +renfermé dans ma haine comme un moine dans sa cellule... et dans cette +épouvantable solitude, hantée de spectres et de fantômes, j'ai sans +relâche martelé mon âme avec cette masse lourde qui s'appelle le +souvenir... elle est maintenant plus dure, plus inaltérable que +l'acier... tout passe sur elle, près d'elle, sans qu'elle vibre, sans +qu'elle s'échauffe.... Je veux... tout pour moi se résume en ce seul +mot... et cette vengeance dont je viens vous demander un appoint, je ne +permettrais pas qu'elle fût compromise par une de vos fantaisies +capricieuses.... Me comprenez-vous?</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas ordonné vous-même—car vous donnez des ordres, mon +cher—de me faire aimer de ce jeune homme?</p> + +<p>—Et déjà il vous aime...</p> + +<p>—Je le sais bien.... Que vous faut-il de plus?</p> + +<p>—J'ai peur que, par le sentiment contradictoire dont je vous parlais +tout à l'heure, vous ne songiez... à l'aimer vous-même.</p> + +<p>La courtisane eut un éclat de rire strident et bizarre. Puis elle +entr'ouvrit les lèvres comme si elle eût voulu, par une protestation +violente, écarter ce soupçon qui, peut-être, était pour elle une +insulte.</p> + +<p>Et cependant elle se tut.</p> + +<p>—Duchesse de Torrès, reprit Biscarre, dont la voix prit un singulier +accent de menace, avec moi ou contre moi....</p> + +<p>Elle plaça sa main sur l'épaule de Mancal.</p> + +<p>—Sinon? demanda-t-elle.</p> + +<p>Un éclair passa dans les yeux de l'ancien forçat.</p> + +<p>—Il est imprudent de me défier, dit-il.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence. Puis elle se renversa en riant, en riant +encore:</p> + +<p>—Maître Mancal, dit-elle, avouez que vous regrettez presque d'être venu +à moi?</p> + +<p>—Je ne regrette jamais une faute commise, je la répare.</p> + +<p>Elle se mordit violemment les lèvres, et sous ses paupières aux cils +soyeux, un regard glissa qui vint frapper l'homme d'affaires en plein +visage. Puis, de sa voix la plus calme:</p> + +<p>—Ayez confiance, dit-elle, comme moi-même je crois en vous.</p> + +<p>Il lui saisit la main:</p> + +<p>—Ainsi, je puis compter sur vous?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et je payerai royalement votre concours.</p> + +<p>—C'est entendu.</p> + +<p>A ce moment, le timbre retentit.</p> + +<p>—Voici M. de Silvereal, dit Mancal. Je vais tenir ma parole.... Songez +à tenir la vôtre.</p> + +<p>—Vous n'assisterez pas au début de notre entretien?</p> + +<p>—Inutile. Et, de plus, je ne veux pas éveiller ses défiances. Quand le +moment sera venu, frappez à cette cloison... je viendrai.</p> + +<p>Il ouvrit une porte latérale.</p> + +<p>—Je suis là et j'attends, dit-il.</p> + +<p>—Et vous écouterez?</p> + +<p>—Je suppose que vous n'avez point de secrets à confier à cet amoureux +imbécile?</p> + +<p>—De plus, vous vous défiez.... Qu'il en soit donc fait comme vous le +désirez.</p> + +<p>Mancal disparut. Au même instant la porte s'ouvrit, et un laquais +annonça le baron de Silvereal. Le mari de Mathilde était d'une pâleur +presque livide. Ses traits osseux semblaient encore plus émaciés que +d'ordinaire, et dans ses yeux il y avait un reflet fiévreux.</p> + +<p>—Venez donc, mon cher baron, dit le Ténia en lui tendant la main. En +vérité, il me semble que vous vous êtes fait attendre.</p> + +<p>Le vieillard—nous disons vieillard, non en raison de son âge, mais à +cause de l'extrême fatigue qui donnait à sa physionomie un stigmate de +décrépitude—s'approcha vivement, et, comme l'eût fait un jeune homme, +mit un genou en terre pour baiser cette main qu'on lui tendait.</p> + +<p>—Avez-vous donc daigné vous apercevoir de mon absence? demanda-t-il +d'une voix tremblante.</p> + +<p>Rien de plus odieux que ces amours surannées qui abêtissent l'homme et +déshonorent le vieillard. La duchesse ne put réprimer elle-même un +haussement d'épaules. Elle s'étonnait presque maintenant d'avoir songé à +accepter le nom de ce fantoche ridicule. Voilà que, maintenant, voyant +devant elle ce vieillard à demi courbé, elle se prenait à pressentir que +le sacrifice serait peut-être au-dessus de ses forces. Se rendait-elle +un compte exact de ce qui se passait en elle? Non, certes. Elle était +troublée... et les dernières paroles de Mancal vibraient à son oreille +comme une voix lointaine. Pourquoi songeait-elle donc à ce jeune homme +qui était désigné à sa haine? Est-ce que d'aventure ce marbre pouvait +tout à coup s'animer?... Tandis que Silvereal, épiant son visage, +respectait son silence, elle se laissait entraîner à ses pensées. Tout à +coup elle tressaillit, et de ses deux mains elle releva sur son front +les admirables touffes de ses cheveux.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, cher baron, dit-elle. En vérité, je suis presque +impolie.</p> + +<p>—Oh! protesta Silvereal.</p> + +<p>—Je suis inquiète, nerveuse... mais, ajouta-t-elle avec un sourire +charmant, mes amis sauront m'excuser, n'est-il pas vrai?</p> + +<p>—Vous êtes un ange!</p> + +<p>—Les démons aussi n'étaient-ils pas des anges?... Mais laissons les +métaphores célestes ou infernales... et parlons raison.</p> + +<p>—Je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Tout d'abord, relevez-vous... là... asseyez-vous, près de moi.... Je +veux être bonne, car je me repens presque du mal que je vais vous faire.</p> + +<p>Silvereal pâlit.</p> + +<p>—Que voulez-vous-dire?</p> + +<p>—Mon cher baron, que pensez-vous, pour une femme, de l'état de veuvage?</p> + +<p>A cette brusque question, Silvereal la regarda avec surprise.</p> + +<p>—Je vous étonne... et pourtant rien n'est plus simple. Mon ami, si je +me sens triste, capricieuse, c'est parce que la solitude me pèse.... +Vous autres hommes, vous êtes entraînés dans le courant de la vie, vous +avez à peine le temps de penser... or, penser, c'est souffrir... et je +souffre d'être seule, de n'avoir pas auprès de moi ce confident, cet +ami de toutes les heures dont l'âme ne fait qu'une avec la vôtre...</p> + +<p>—Vous songez à vous remarier? s'écria Silvereal.</p> + +<p>—Ne le savez vous pas?</p> + +<p>—Si fait, et vous m'aviez fait espérer que vous pourriez consentir un +jour...</p> + +<p>—Consentir à quoi?</p> + +<p>—A accepter le nom de Silvereal.</p> + +<p>—Mais vous êtes fou! N'êtes-vous pas marié?</p> + +<p>Silvereal se rapprocha d'elle.</p> + +<p>—Ne vous ai-je pas dit que j'étais prêt à tout pour être libre?</p> + +<p>La Torrès se mit à rire:</p> + +<p>—Exaspération mélodramatique... voilà tout...</p> + +<p>—Vérité... la baronne de Silvereal est condamnée...</p> + +<p>—Par les médecins?</p> + +<p>—Par moi!...</p> + +<p>—Voici que vous allez encore rééditer les jolies choses que vous m'avez +une fois débitées.... Savez-vous bien que vous devenez effrayant... ou +ennuyeux... à votre choix....</p> + +<p>Silvereal fit un geste violent.</p> + +<p>—Écoutez-moi... pour vous... pour vous donner mon nom... je me serais +laissé entraîner jusqu'au crime...</p> + +<p>—Baron!</p> + +<p>—Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'un crime... mais d'un acte de +justice...</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Savez-vous, duchesse, quel droit la loi donne au mari sur la femme +adultère?</p> + +<p>—Parlez-vous de la baronne? Vous la calomniez...</p> + +<p>—Ma femme a un amant...</p> + +<p>—Qui vous l'a dit?</p> + +<p>—J'en ai la certitude.</p> + +<p>—Et il se nomme?...</p> + +<p>Les yeux étincelants, le Ténia regardait le baron. Il baissa la voix:</p> + +<p>—Il se nomme.... Armand de Bernaye....</p> + +<p>La duchesse poussa un cri. Ainsi ce que Mancal lui avait dit était vrai. +Cet homme qui l'avait châtiée de son dédain, devant lequel elle s'était +pliée mendiant un mot, un regard, cet homme en aimait une autre!... La +femme se transforma de nouveau, et, avec une colère dont elle ne fut pas +maîtresse, elle saisit le bras de Silvereal en criant:</p> + +<p>—Vous les tuerez tous les deux, n'est-ce pas?</p> + +<p>Silvereal, qui ne comprenait pas, répondit:</p> + +<p>—Et vous serez à moi?... Vous me le promettez?...</p> + +<p>—Quand vous aurez vengé votre honneur... soit... je vous le promets!</p> + +<p>—Vous serez baronne de Silvereal, dit-il avec emportement.</p> + +<p>Silvereal venait de poser ses conditions: maintenant il était résolu. +Tout à coup ses yeux tombèrent sur un bouquet de camélias blancs qui +s'épanouissaient sur une console, à la portée de la main de la duchesse.</p> + +<p>—Et pour gage de votre promesse, murmura-t-il, ne me donnerez-vous +rien?</p> + +<p>—Que voulez-vous?</p> + +<p>—Une de ces fleurs, fit-il en désignant le bouquet.</p> + +<p>La duchesse tressaillit. Depuis quelques instants elle avait oublié +Mancal, ses instructions; sa passion de vengeance avait engourdi son +avidité. Et voilà que de lui-même Silvereal la rappelait à la réalité. +Sans dire un mot, elle étendit le bras et saisit le bouquet. Biscarre +lui avait dit:</p> + +<p>—Que Silvereal respire la fleur rouge.</p> + +<p>En effet, au milieu du bouquet de camélias blancs, une seule fleur +rouge, sorte de cactus aux feuilles pourprées, étincelait comme une +tache sanglante.</p> + +<p>Elle la détacha, et, par un mouvement nerveux, elle la tendit à +Silvereal...</p> + +<p>—Ce gage vous suffit-il? dit-elle.</p> + +<p>Il s'en empara, et par un mouvement brusque, il porta la fleur à ses +lèvres. Mais à peine les pétales eurent-ils touché ses lèvres, que +Silvereal se dressa comme sous l'impulsion d'un ressort. Il se leva et +fit quelques pas.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc? s'écria la duchesse presque épouvantée.</p> + +<p>Le baron chancelait, il s'appuya à la cheminée, son visage se couvrait +d'une teinte livide....</p> + +<p>Au même instant, Mancal parut à la porte. Il posa son doigt sur ses +lèvres, en regardant la duchesse. Les yeux du baron étaient fixes; il +était évident que son organisme luttait encore contre l'engourdissement +qui s'emparait de lui.</p> + +<p>Tout à coup il étendit la main en avant, comme s'il eût été près à +tomber de toute sa hauteur. Mais déjà Mancal l'avait saisi dans ses +bras, et le soutenant doucement, il l'avait étendu sur les coussins du +sofa. Puis il se pencha sur lui, et, écartant son gilet, il appuya son +oreille contre sa poitrine.</p> + +<p>—L'avez-vous donc tué? s'écria la duchesse, qui se sentait saisie d'une +angoisse involontaire.</p> + +<p>—Tué! non pas! fit Mancal. Mais maintenant et pour une heure, cet homme +nous appartient tout entier: son âme, sa raison sont nos esclaves, et +pour la première fois de sa vie peut-être, il ne mentira pas.</p> + +<p>Mancal avait tiré de sa poche un flacon et l'avait placé sous les +narines du baron. Au bout de quelques secondes, Silvereal laissa +échapper un profond soupir. Les membres, contractés, se détendirent; le +visage, quoique pâle encore, perdit sa rigidité. C'était une sédation +générale succédant à la crise nerveuse.</p> + +<p>—Soyez sans crainte, dit Mancal, l'expérience a réussi. Blasias avait +d'ailleurs commencé l'œuvre, et elle est achevée.</p> + +<p>—Mais que prétendez-vous faire? reprit le Ténia, dont la voix tremblait +un peu.</p> + +<p>—N'êtes-vous donc pas la femme forte et sans peur que j'ai cru +rencontrer? Ne voulez-vous donc pas être riche, riche à millions? +Chassez ces vaines terreurs, et écoutez.</p> + +<p>Mancal se plaça devant Silvereal, lui prit les poignets et dit:</p> + +<p>—Baron de Silvereal, m'entendez-vous?</p> + +<p>Les lèvres du baron s'agitèrent:</p> + +<p>—Je vous entends, articula-t-il.</p> + +<p>—Avez-vous nette et parfaite la notion du présent et la mémoire du +passé?</p> + +<p>—Oui...</p> + +<p>—Alors, répondez à mes questions... et dites-moi la vérité sur les +trésors du roi des Khmers....</p> + +<p>Le Ténia considérait Mancal et se demandait s'il n'était pas lui-même +atteint de folie.</p> + +<p>—Le roi des Khmers!... balbutia Silvereal.</p> + +<p>Puis après un silence:</p> + +<p>—Nous l'avons tué...</p> + +<p>—Continuez...</p> + +<p>—Il avait un enfant, de Belen l'a jeté dans un gouffre...</p> + +<p>—Après?</p> + +<p>—Un Français, un vieillard était auprès de lui, nous l'avons....</p> + +<p>Il s'arrêta.</p> + +<p>—Parlez! cria Mancal avec autorité...</p> + +<p>—Oui, je parlerai.... Pourquoi me tairais-je? Je suis seul.... Nul ne +peut m'entendre.... C'était une conspiration... Oui, là-bas... bien +loin... au Cambodge. Il fallait s'emparer des trésors de la grande +Pagode, à Angcor-Wat; ils sont sous la garde de l'Eni, du Roi du Feu. +Nous avons tué l'Eni, mais le secret nous a échappé. C'était le Français +qui le possédait.</p> + +<p>—Le nom de ce Français...</p> + +<p>—Martial... oui... c'est bien cela. Nous l'avons saisi, et nous avons +voulu le forcer à parler.... C'était un vieillard, il devait être +faible. Nous l'avons... torturé.</p> + +<p>La duchesse laissa échapper un cri. Mancal, par un geste énergique, la +rappela au silence.</p> + +<p>—Vous l'avez torturé? répéta-t-il. Continuez!</p> + +<p>Tout le corps de Silvereal fut secoué par un frisson convulsif.</p> + +<p>—C'était horrible... c'est de Belen qui a ordonné... Nous avons étendu +le vieillard sur la terre, et nous l'avons crucifié avec des pieux de +bois que nous avons enfoncés dans ses mains et dans ses pieds. Il se +taisait. J'ai pris une torche et je lui ai brûlé les genoux. La chair +criait. L'homme restait silencieux. Alors, avec un poignard, Belen lui a +coupé les articulations. Il fouillait dans les chairs... le sang +coulait... et le vieillard ne voulait pas parler.</p> + +<p>Mancal lui-même avait pâli: son visage implacable s'étirait sous une +impression d'horreur.</p> + +<p>—Belen lui a crevé les yeux... la vieillard a dit: J'ai un fils!... +Belen lui a écrasé les mains sous des pierres énormes.... Le vieillard a +dit: Ma pauvre femme! Alors, pris de rage folle, nous nous sommes jetés +sur lui... et nous l'avons tué... Il avait gardé le secret du roi des +Khmers!</p> + +<p>—Après? fit encore Mancal d'une voix étranglée.</p> + +<p>—Alors nous avons couru à la hutte, et nous avons cherché pendant toute +une nuit; nous avons découvert l'entrée d'une caverne... nous nous y +sommes engagés. Là il y avait pour deux millions de pierreries; nous +avons tout pris; mais ce n'était pas le trésor. Il y en a un autre, +là-bas, à la grande pagode d'Angcor. Chercher dans la pagode, c'est +impossible; la vie d'un homme n'y suffirait pas, elle est colossale. +Tout à coup, Belen, qui était retourné dans la hutte, a trouvé sur le +sol un portefeuille qui appartenait au Français, au vieux Martial. Il +l'a ouvert et il a poussé un cri: à Paris! a-t-il dit, il faut aller à +Paris! J'ai voulu savoir; il m'a menacé de me tuer. Je n'ai plus osé +parler. J'avais peur qu'il ne me traitât comme le vieillard. Seulement +j'ai deviné depuis. Il a trouvé un plan, des notes, les indications qui +doivent prouver en quelle partie de la pagode sont les trésors des +Khmers... à Paris... quelque part.... Je sais qu'il cherche... il n'a +pas encore trouvé; mais nous y parviendrons, et les trésors seront à +nous!</p> + +<p>La voix de Silvereal s'était affaiblie. Les dernières paroles étaient à +peine perceptibles.</p> + +<p>Mancal se tourna vers la duchesse:</p> + +<p>—Vous avais-je trompée?</p> + +<p>—Tout cela est horrible! fit la courtisane. Et en vérité, quelle que +soit mon énergie, il me semble que je suis en proie à un hideux +cauchemar. Ainsi ces hommes...</p> + +<p>—Sont de simples assassins.</p> + +<p>—Dites des bourreaux!</p> + +<p>—Bah! tuer pour tuer, fit Mancal avec son ricanement cynique, ce n'est +qu'une question de moyens.</p> + +<p>—Mais ces trésors, ces mots barbares que je n'ai pas compris...</p> + +<p>—Ignorance géographique, rien de plus. Tout cela est vrai, clair et +précis... et les trésors de la grande pagode seront à nous... ou plutôt +à vous... car ma seule richesse, à moi, ce sera ma vengeance!</p> + +<p>—Voyez... il s'éveille!</p> + +<p>—En effet. Écoutez-moi donc.... Que pas un mot, pas un geste ne vous +trahisse... qu'il ignore toujours qu'il a parlé. Quant à moi, je vais +mettre à profit les excellents renseignements qu'il m'a donnés.</p> + +<p>—Vous partez?</p> + +<p>—Certes, il est préférable que l'honnête Silvereal ignore ma présence. +A bientôt, chère duchesse!... J'aurai besoin de vous. Je puis toujours +compter sur votre concours?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Adieu donc! Je vous laisse avec votre futur mari....</p> + +<p>Le Ténia fit un geste de dégoût.</p> + +<p>—Où suis-je? dit une voix dolente.</p> + +<p>Mancal adressa un dernier geste d'encouragement à la duchesse et +disparut.</p> + +<p>Silvereal revenait à lui; hagard, il regarda: il avait peine à +reconnaître le lieu où il se trouvait.</p> + +<p>—Eh bien, cher baron, dit le Ténia, avouez que votre galanterie est +tout au moins discutable.</p> + +<p>Il la vit et ne répondit pas.</p> + +<p>—Vous vous êtes tout à coup endormi là sur ce sofa. J'ai respecté votre +sommeil.... Mais il se fait tard, mon ami, et l'heure du départ a sonné.</p> + +<p>Quelques instants après, Silvereal quittait l'hôtel de Torrès. Il +marchait d'un pas automatique et comme dans un rêve. Restée seule, la +duchesse appuya son front sur ses mains:</p> + +<p>—C'est étrange! murmura-t-elle. Qu'est-ce donc que j'éprouve?... Moi +qui n'ai reculé devant aucun scrupule... moi qui suis allée jusqu'au +crime... j'ai peur du gouffre qui s'ouvre devant moi....</p> + +<p>Elle se trouvait devant une glace:</p> + +<p>—Comme je suis pâle! fit-elle.</p> + +<p>Puis elle ajouta tout bas:</p> + +<p>—Est-ce que Jacques de Cherlux me trouverait belle ainsi?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIVB" id="XIVB"></a>XIV</h2> + +<h3><span class="smcap">BIZARRE! ÉTRANGE!</span></h3> + + +<p>—Clos-Vougeot 1842!</p> + +<p>—Bouchées à la reine!</p> + +<p>—Compote d'ananas!</p> + +<p>—Xérès de Frontera!</p> + +<p>Quarante-huit heures après les dernières scènes que nous venons de +raconter, ces paroles étaient sentencieusement prononcées par un laquais +vêtu de noir, ganté de blanc, qui se penchait discrètement vers deux +convives, attablés dans un délicieux petit entre-sol de la rue de la +Paix. Le service était <i>di primo cartello</i>. Linge d'une exquise finesse, +cristaux, mousseline, argenterie massive et ciselée à blason, rien ne +manquait. C'était le soir. D'épais rideaux tombaient en plis lourds, +tandis que des panneaux de chêne sculpté couraient le long des +murailles, garnies de dressoirs, qu'un amateur eût reconnus pour de +véritables objets d'art. Les faïences de Rouen, de Delft, eussent fait +la joie d'un expert. Les domestiques circulaient silencieusement, +craignant sans doute de troubler les éminents personnages qu'ils étaient +appelés à servir. Le café venait d'être placé sur la table, et la cave à +liqueurs laissait étinceler, à travers ses ciselures, le fauve reflet de +l'eau-de-vie ou la teinte émeraudée de la menthe glaciale.</p> + +<p>Quand le moka fumant eut rempli les tasses de Sèvres, quand la caisse de +panatellas eut ouvert ses flancs tentateurs, le laquais s'inclina devant +les convives:</p> + +<p>—Ces messieurs désirent sans doute être seuls?</p> + +<p>Un signe de tête lui répondit.</p> + +<p>—Lorsque ces messieurs auront besoin de mes services, ils voudront bien +sonner.</p> + +<p>Nouveau signe approbatif. Enfin le laquais ajouta:</p> + +<p>—M. le marquis, mon maître, prie ces messieurs de lui faire savoir +s'ils seront disposés à le recevoir à huit heures.</p> + +<p>Les deux convives eurent une sorte de soubresaut, et l'un d'eux murmura:</p> + +<p>—Certainement... comment donc! avec plaisir.</p> + +<p>Alors le pas du laquais glissa sur les nattes qui garnissaient le +plancher, et s'éteignit derrière la porte qui se refermait. Pendant +quelques instants, pas un bruit ne troubla le silence de la salle, +éclairée par deux magnifiques candélabres à bougies roses.</p> + +<p>—Cré nom! dit un des convives, c'est rien chic!</p> + +<p>—Esbrouffant!</p> + +<p>—Et cette bisque!... était-ce tapé!...</p> + +<p>—Et ce petit vin... fichtre! en voilà du vrai bouché!... un sucre...</p> + +<p>—Goûte-moi ce café!</p> + +<p>—Pour un rude petit noir... en v'là un...</p> + +<p>—Et tâte-moi un peu ces cigares-là...</p> + +<p>—Des monuments... la colonne, quoi!... C'est à être fier d'être +Français rien qu'à les regarder!</p> + +<p>On ne se contenta pas de regarder, et un instant après des nuages de +fumée bleuâtre s'élevaient dans l'air.</p> + +<p>Nouveau silence. Les sybarites dégustaient.</p> + +<p>Mais, après quelques moments consacrés à ces rêveries délicates, la +conversation s'engagea de nouveau, d'abord à voix contenue:</p> + +<p>—Muflier!</p> + +<p>—Goniglu!</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu dis de cela?</p> + +<p>—Hum!... et toi?</p> + +<p>—Je ne comprends pas.</p> + +<p>—Ni moi non plus.</p> + +<p>Et de fait, on aurait pu défier n'importe qui de rien comprendre à la +scène qui se passait en ce moment. Oui, c'était Muflier, mais Muflier +homme du monde, vêtu de noir, avec un dorsay irréprochable, une chemise +de fine batiste, un gilet bombant sur le torse; Muflier, aux mains +propres, aux ongles taillés, aux joues rasées, aux cheveux tordus par un +fer habile, aux moustaches affilées en poinçon par la pommade hongroise. +Oui, c'était Goniglu, transformé, rajeuni, gracieux et coquet, avec le +mouchoir à vignettes sortant en pointe de la poche.</p> + +<p>—Voyons! voyons! fit Muflier, rassemblons nos idées... et pour cela, si +tu m'en crois, faisons appel à nos souvenirs...</p> + +<p>—Je ne demande pas mieux...</p> + +<p>—Où étions-nous... la dernière fois?...</p> + +<p>Goniglu leva les yeux au plafond et soupira:</p> + +<p>—Hermance!</p> + +<p>—Paméla! compléta Muflier. Douce souvenance!...</p> + +<p>—Une baraque de saltimbanques...</p> + +<p>—Deux manchots.... C'est ça.</p> + +<p>—Des poids... cent... cent dix... cent cinquante...</p> + +<p>—Deux cents...</p> + +<p>—Puis une <i>pile</i>!...</p> + +<p>—Une vraie!... des ficelles... bras et jambes liés...</p> + +<p>—Un tombereau où on étouffait... sans parler du bâillon...</p> + +<p>—Un cheval qui galope...</p> + +<p>—Des roues qui sautent et nous cassent les os...</p> + +<p>—Le bruit d'une porte cochère qui roule et grince...</p> + +<p>—La voiture s'arrête; on nous descend comme des paquets...</p> + +<p>—Comme de vulgaires colis...</p> + +<p>—Obscurité complète; on nous dépose sur des lits...</p> + +<p>—On nous donne à boire de force...</p> + +<p>—Au fond, ça n'était pas mauvais...</p> + +<p>—Un peu fort! et puis, plus rien...</p> + +<p>—Le sommeil...</p> + +<p>—L'engourdissement...</p> + +<p>—Étrange!</p> + +<p>—Bizarre!</p> + +<p>Cette façon télégraphique de rappeler les phases d'une histoire passée +avait certes son charme, mais cela ne pouvait durer.</p> + +<p>—Mon cher Goniglu, dit Muflier, qui venait de se verser un petit verre +de cognac superfin, nous ne pouvons nous dissimuler une minute que cette +aventure est de tous points la plus étrange que j'aie pu rencontrer dans +ma longue et honorable carrière.</p> + +<p>—Je t'en offrirai autant.</p> + +<p>—Qu'on nous enlève, cela pouvait s'expliquer... surtout en ce qui me +concerne.... Ce ne serait pas la première fois qu'une femme du monde...</p> + +<p>—Muflier!</p> + +<p>—Que veux-tu, Goniglu? Ce coquin de physique!... et cependant je dois +avouer que, selon moi, l'explication des faits présents ne doit pas être +cherchée de ce côté?</p> + +<p>—Pourquoi cela?</p> + +<p>—A cause des ficelles et du bâillon. On se serait contenté de nous +bander les yeux, et à une porte discrètement entr'ouverte, nous aurions +rencontré une camériste coquette et gracieuse qui nous eût dit en +souriant: Venez! mes gentilshommes! on meurt d'impatience à vous +attendre!</p> + +<p>—Procédé qui paraît, en effet, contradictoire avec notre état de +colis...</p> + +<p>—Donc, cherchons ailleurs; nous avons dit que nous nous sommes +endormis. Combien de temps a duré ce sommeil?</p> + +<p>—Je n'en sais rien; mais quelle heure est-il?</p> + +<p>—Il doit faire nuit, puisque voici des lumières. Or, nous avons été +enlevés dans la soirée, il y a sans doute vingt-quatre heures de cela.</p> + +<p>—Va pour vingt-quatre heures.</p> + +<p>—Ce point s'éclaircira; enfin, il y a environ deux heures, nous nous +réveillons.</p> + +<p>—Plus de ficelles, les membres libres...</p> + +<p>—La tête fraîche, l'estomac creux...</p> + +<p>—Nous regardons autour de nous. Ce n'était certes pas là l'humble +demeure du travailleur, dans la rue des Arcis.</p> + +<p>—Certes non. Un local confortable, des meubles, des vrais meubles +palissandre, comme j'en voudrais donner à Paméla.</p> + +<p>—Ne nous trouble pas en évoquant ces images cythéréennes. A peine +sommes-nous éveillés que notre porte s'ouvre...</p> + +<p>—Un laquais paraît, et quel laquais! un prince Rodolphe en livrée.</p> + +<p>—Il se met obligeamment à notre disposition pour nous habiller. Ma foi, +je t'avouerai, Goniglu, que j'ai éprouvé un moment d'angoisse. Certes, +je n'ai jamais sacrifié au qu'en-dira-t-on, et les vanités de ce monde +me touchent peu; cependant...</p> + +<p>—Nous étions fichus comme quatre sous.</p> + +<p>—Nos vêtements—pour nous exprimer d'une façon plus +correcte—manquaient de cette élégance qui caractérise l'homme du monde, +et il me répugnait de voir la main de ce valet de pied—ce devait être +un valet de pied—froisser ces débris d'une antique splendeur...</p> + +<p>—Quand tout à coup nos yeux tombèrent sur les hardes qui nous étaient +destinées. Ah! Muflier! quelle coupe!</p> + +<p>—Quelle étoffe! une draperie soyeuse; et ce linge!</p> + +<p>—De la toile d'araignée tissée par la main des fées.</p> + +<p>—Bref, on nous a habillés!</p> + +<p>—Ah! si Paméla nous avait vus!</p> + +<p>—Peuh! Paméla! Hermance! étaient-elles vraiment dignes de nous?</p> + +<p>—Elles nous ont rendu de bien grands services, ne soyons pas ingrats!</p> + +<p>—Soit! je leur conserverai une place dans mon cœur! Enfin, on nous +demande ce que nous désirons.</p> + +<p>—Je réponds carrément: Tortiller un morceau!</p> + +<p>—Et tu as eu tort, Goniglu, car la fonctionnaire attaché à notre +personne a paru surpris de cette expression. Aussi ai-je repris, pour me +mettre à la hauteur de la situation: Nous voudrions casser une croûte! +Le laquais s'incline... les portes s'ouvrent devant nous... et +finalement, on nous installe devant cette table.</p> + +<p>—Où se succèdent les mets les plus fins... et les vins les plus +exquis...</p> + +<p>—Voilà l'histoire!</p> + +<p>—C'est étrange!</p> + +<p>—C'est bizarre!</p> + +<p>Et sur cette conclusion, qui rappelait les prémisses de l'entretien, +Muflier et Goniglu choquèrent leurs verres, qui montèrent pleins à leurs +lèvres pour redescendre vides.</p> + +<p>—Au fond, reprit Muflier en faisant claquer sa langue avec la +satisfaction d'un gourmet émérite, jusqu'ici l'aventure n'a rien de +désagréable, à part l'étrangeté du procédé; mais, entre nous, je ne +suppose pas que ce soit uniquement pour nous inviter à dîner qu'on nous +a ficelés comme des boudins, et amenés ici de façon aussi excentrique.</p> + +<p>—Il y a évidemment un dessous de cartes, fit sentencieusement Goniglu.</p> + +<p>—Tu l'as dit, mon fils.... Mais quel sera-t-il? quel peut-il être? Dans +ces ombres mystérieuses pouvons-nous porter le flambeau de la +vérité?...</p> + +<p>Et comme pour se récompenser lui-même de l'originalité de cette hardie +métaphore, Muflier se versa une nouvelle rasade.</p> + +<p>—Ma foi, si j'osais émettre un avis... commença Goniglu.</p> + +<p>—Ose, mon vieil ami, ose... je t'y autorise.</p> + +<p>—Et bien, je viens d'être frappé par certain mot prononcé tout à +l'heure par l'honorable personnage qui nous a si bien servis.</p> + +<p>—Et ce mot?</p> + +<p>—Tu l'as entendu comme moi... il nous a avertis d'une prochaine visite.</p> + +<p>—C'est bien cela...</p> + +<p>—Et si je ne me trompe, il a dit en parlant de cet inconnu: M. le +marquis!</p> + +<p>—Parfait!... Oui, certes... j'avais saisi ce mot au vol... mais je +t'avoue que je craignais de m'être trompé.</p> + +<p>—Ainsi il a bien dit marquis?</p> + +<p>—Absolument, reste à chercher parmi nos nombreuses connaissances à qui +ce titre peut s'appliquer.</p> + +<p>Les deux amis restèrent plongés dans une méditation profonde. De fait, +malgré le soin qu'ils mettaient à rappeler leurs souvenirs, Muflier et +Goniglu ne trouvaient pas parmi les Loups et bandits qui formaient le +fond de leurs relations, le personnage que d'Hozier eût pu classer dans +l'Armorial.</p> + +<p>—Je crois, dit Muflier, que nous ne connaissons pas de marquis.</p> + +<p>—Ou, du moins, je ne me rappelle pas.... D'abord, je me suis toujours +tenu à l'écart de l'aristocratie....</p> + +<p>—C'est comme moi... eh! mon Dieu!... C'est peut-être un tort? Vois-tu, +Goniglu, je crois que nous ferions bien de nous rallier...</p> + +<p>—C'est mon opinion!</p> + +<p>—Je sais bien qu'à ces classes privilégiées, il y a beaucoup à +reprocher, et si nous fouillions l'histoire...</p> + +<p>—Oh! si nous fouillions l'histoire... certainement... mais est-ce bien +le moment?...</p> + +<p>—Nous fouillerons plus tard; en attendant, crois-moi, Goniglu, de la +tenue, du galbe; montrons-nous à la hauteur de la situation, et si le +faubourg Saint-Germain vient à nous, ne nous montrons pas impitoyables.</p> + +<p>—Je ferai des concessions, déclara nettement Goniglu.</p> + +<p>—Je n'attendais pas moins de ton esprit pratique. Vienne donc le +marquis, puisque marquis il y a! et il rencontrera de véritables +philosophes, prêts à tout comprendre!</p> + +<p>—Vienne le marquis! répéta Goniglu avec un geste de suprême élégance.</p> + +<p>Comme si cette évocation eût eu quelque pouvoir magique, la porte +s'ouvrit discrètement et un nouveau personnage parut sur le seuil. +Nouveau pour nos deux gredins, mais déjà connu du lecteur. Le marquis +Archibald de Thomerville,—car c'était lui, adressa à ses invités un +profond salut.</p> + +<p>Tout en lui respirait un parfum d'exquise distinction; c'était le grand +seigneur avec sa désinvolture pleine de charme.</p> + +<p>Nous l'avons dit, le visage d'Archibald, sans être réellement beau, +présentait, dans ses lignes directes et longues, une originalité +frappante, qu'augmentait encore la pâleur étrange qui couvrait ses +traits. Muflier s'était levé avec empressement et avait répondu par une +révérence du meilleur goût au salut qui lui était adressé. Quant à +Goniglu, force nous est d'avouer que son mouvement avait été moins +réussi, car il avait, en se déplaçant brusquement, renversé un verre qui +s'était brisé sur le parquet, détail qui l'avait légèrement troublé. +Mais le marquis parut n'y point prendre garde, ce qui donna à Goniglu +une haute idée de son savoir-vivre.</p> + +<p>—Messieurs, dit Archibald, permettez-moi tout d'abord de vous demander +si vous avez été satisfaits de mes gens et si vous n'avez aucune plainte +à formuler contre ma modeste hospitalité.</p> + +<p>—Oh! marquis, fit Muflier, nous sommes enchantés...</p> + +<p>—Ravis! accentua Goniglu. C'était d'un <i>chouette</i> achevé!...</p> + +<p>Muflier lui lança un coup de pied dans les os des jambes pour l'engager +à châtier son style, le marquis n'étant peut-être pas initié à la langue +verte.</p> + +<p>—J'en suis heureux, reprit Archibald, et votre réponse me met mieux à +l'aise pour vous prier de me rendre un service.</p> + +<p>—Tout à vous! dit Muflier. Nous tenons à vous prouver que nous ne +sommes pas des ingrats.... Mais asseyez-vous donc, marquis... de grâce, +asseyez-vous... Il me peine de vous voir ainsi sur vos jambes....</p> + +<p>Archibald, avec le plus grand sérieux, se rendit à cette invitation si +gracieusement formulée.</p> + +<p>—Là! fit Goniglu en se replaçant lui-même sur sa chaise. Maintenant, +monsieur le marquis prendra bien quelque chose?...</p> + +<p>—Je vous remercie.</p> + +<p>—Oh! sans façon!... pas de cérémonie entre nous!... voulez-vous du dur +ou du doux?...</p> + +<p>—A votre choix, messieurs!...</p> + +<p>Muflier versa dextrement un doigt de cognac, tendit le verre au marquis +avec un sourire, puis, prenant le sien, il trinqua de la meilleure grâce +du monde, imité par Goniglu, qui daigna cette fois ne rien casser.</p> + +<p>—Maintenant que la glace est rompue, reprit Muflier, nous allons causer +comme de vrais <i>camaros</i>. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?</p> + +<p>Archibald reposa son verre sur la table.</p> + +<p>—Mon Dieu, messieurs, dit-il, j'ai à m'excuser de la façon peut-être +excentrique dont vous avez été conduits ici.</p> + +<p>—Oh! marquis, de grâce!</p> + +<p>—Oui, je sais que cela pouvait vous paraître irrégulier, bizarre, au +premier coup d'œil.</p> + +<p>—Mais au second, rien de plus naturel.</p> + +<p>—Du reste, je dois vous avouer que cette violence de ma part vous est +une preuve du grand désir que j'avais de faire votre connaissance.</p> + +<p>Goniglu eut un rire bête.</p> + +<p>—Comment! vrai!... vous désiriez nous connaître?...</p> + +<p>—Certes, et j'ajoute que ce désir était partagé par plusieurs de mes +amis...</p> + +<p>—C'est drôle, articula Goniglu.</p> + +<p>—On vous avait donc parlé de nous? demanda Muflier.</p> + +<p>—Depuis longtemps déjà...</p> + +<p>—Et, s'il n'y a pas d'indiscrétion, qu'est-ce qu'on vous avait dit? +Vous savez, faut pas toujours croire les <i>potins</i>...</p> + +<p>Muflier se mordit les lèvres. <i>Potins</i> lui avait échappé.</p> + +<p>—Mais, messieurs, soyez certains, reprit Archibald, que ces <i>potins</i>, +ainsi que vous dites si élégamment, étaient loin de vous être +défavorables...</p> + +<p>—Pas possible! fit naïvement Goniglu.</p> + +<p>—Mon cher marquis, me disait encore il y a deux jours certain vicomte +de nos amis, vous ne sauriez croire quels hommes d'énergie et de bon +conseil se cachent sous les dehors un peu bizarres de nos deux héros.</p> + +<p>—Héros! Le vicomte a dit héros!</p> + +<p>—Il l'a dit.... Voyez-vous, continua-t-il, avec des hommes tels que +ceux-là, on pourrait conquérir le monde!</p> + +<p>—Oh! c'est aller un peu loin! fit Muflier modestement.</p> + +<p>—Mais non!... C'est à peine effleurer la vérité. Tenez, vous, monsieur +Muflier, n'avez-vous pas accompli des actes héroïques?</p> + +<p>—Mon Dieu! vous savez... comme tout le monde.</p> + +<p>—Je ne vous en rappellerai qu'un seul. C'était à Joinville.</p> + +<p>—Hein?</p> + +<p>—Vous étiez occupés à dévaliser une maison inhabitée....</p> + +<p>Muflier s'était redressé et regardait Archibald de ses gros yeux +étonnés.</p> + +<p>—Quelqu'un donna l'alerte. Vous aviez à ce moment une pendule sous le +bras. Des voisins accourent. L'un d'eux vous barre le passage; sans vous +soucier de la valeur de l'objet que vous aviez si péniblement acquis, +vous le soulevez et laissez retomber ladite pendule sur le crâne de +votre adversaire.</p> + +<p>—Hum! hum! toussa Muflier, qui se sentait assez mal à l'aise.</p> + +<p>—Le plus curieux en ceci, c'est que, m'a-t-on dit, la pendule avait +bravement supporté le choc, et que son mécanisme n'a pas le moindrement +souffert de cette alerte. Il est vrai que l'homme est mort à l'hôpital, +huit jours après, mais la pendule marchait. Voilà ce que j'appelle une +véritable action d'éclat.</p> + +<p>Muflier, dont la gorge se serrait, articula difficilement quelques mots:</p> + +<p>—Certainement... je ne dis pas!... pourtant...</p> + +<p>—Point de modestie. Nous sommes entre nous. Tenez, c'est comme votre +ami Goniglu....</p> + +<p>Goniglu fit la grimace: il pressentait quelque nouvelle évocation du +passé, ce qui, amour-propre à part, ne lui plaisait que +très-médiocrement.</p> + +<p>—Vous rappelez-vous, cher monsieur Goniglu, certaine vieille femme de +Colombes à qui vous tordîtes le cou d'une seule main, tandis que de +l'autre vous fouilliez dans ses poches?... vous en souvenez-vous, dites?</p> + +<p>—Effectivement... oui... il y a peut-être quelque chose comme cela...</p> + +<p>—Et, comme la vieille se débattait, vous eûtes la bienveillance de +serrer assez fort pour l'achever....</p> + +<p>Goniglu était vert, ce qui était sans doute sa façon de rougir avec +modestie.</p> + +<p>Muflier perdit son sang-froid.</p> + +<p>—Ah çà, mais... pourquoi diable nous racontez-vous ces blagues-là? +fit-il avec une nuance d'agacement, d'ailleurs très-compréhensible.</p> + +<p>—D'abord, reprit Archibald, qui conservait son flegme poli, pour vous +prouver que vous n'êtes pas des inconnus pour moi... ensuite pour +arriver au service que je vais réclamer de vous....</p> + +<p>Le visage de Goniglu s'éclaira d'une douce espérance.</p> + +<p>—Ah! il y a un coup à faire! s'écria-t-il. Un petit refroidissement...</p> + +<p>—Peuh! pas tout à fait! fit Archibald, je ne voudrais pas vous proposer +une affaire compromettante...</p> + +<p>—Oh! s'il y avait du monneron derrière...</p> + +<p>—Tout s'arrangera à votre satisfaction, soyez-en sûrs, chers messieurs. +Mais avant tout, puis-je réellement compter sur vous?</p> + +<p>—Encore faudrait-il savoir? grommela Muflier.</p> + +<p>—Vous avez raison, quoique cependant vous devriez comprendre d'ores et +déjà que je me garderais bien de proposer à des hommes tels que vous une +indélicatesse.</p> + +<p>—Vous vous f...ichez de nous, dit Muflier nettement.</p> + +<p>—Dieu m'en garde!... Voyons, ne nous emportons pas.... Ai-je l'air d'un +homme qui vous veut du mal?... Et, tenez, je vais vous prouver la bonté +de mes intentions....</p> + +<p>Thomerville plongea sa main dans sa poche et en tira plusieurs rouleaux +qu'il posa sur la table. Par un geste instinctif, Goniglu tendit la +main.</p> + +<p>—Voici, reprit Thomerville, quelques rouleaux de mille francs qui vous +sont destinés.</p> + +<p>—Il y a donc un raccourcissement à risquer?...</p> + +<p>—Mais, mon cher monsieur Muflier, vous prenez tout au tragique. Je +n'aurais jamais cru cela d'un homme de tête et de cœur.... Ces quelques +<i>monnerons</i>, selon votre ingénieuse qualification, représentent une des +faces de la question.</p> + +<p>—Ah! il y a une autre face? dit Goniglu, qui retira à regret sa main +tendue.</p> + +<p>—Et je vais me faire un vrai plaisir de vous la montrer.</p> + +<p>—Où ça?</p> + +<p>—Ici même....</p> + +<p>Muflier regarda autour de lui d'un œil défiant. Archibald était +toujours impassible.</p> + +<p>—Je vous prie seulement, cher monsieur, de vous abstenir, devant le +spectacle intéressant qui va se dérouler devant vous, de toute marque +d'approbation ou d'improbation....</p> + +<p>Un regard rapide fut échangé entre Muflier et Goniglu. Ils n'aimaient +pas les surprises.</p> + +<p>—Vous consentez à garder le silence pendant quelques instants, n'est-il +pas vrai? insista Archibald.</p> + +<p>—Certainement, articula péniblement Muflier.</p> + +<p>—Mille remercîments. Maintenant, si vous m'en croyez, reculez un peu et +ne mettez pas votre visage complétement en lumière. Il vaudrait sans +doute mieux que la personne qui va venir ne vît pas vos traits, ou du +moins ne les distinguât que vaguement.</p> + +<p>Sans discuter, les deux bandits obéirent... et s'éloignèrent de la +table. Archibald se leva et éteignit quelques bougies, ce qui laissa les +deux hommes dans une demi-obscurité favorable à la rêverie.</p> + +<p>—Un dernier mot, ajouta encore Archibald: il est bien entendu que je +vous laisse absolument libres, si le désir vous en prend, de vous mêler +à la conversation qui va avoir lieu. Je ne veux en rien peser sur votre +volonté. Vous êtes mes hôtes, c'est-à-dire les maîtres d'agir comme il +vous plaira.</p> + +<p>Une sorte de grognement inquiet lui répondit: il l'interpréta sans +doute comme un acquiescement, car, sans plus attendre, il sonna. Un +laquais entra.</p> + +<p>—La personne que j'attends est-elle arrivée? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui, monsieur le marquis.</p> + +<p>—Priez-la de monter.</p> + +<p>Nos deux amis—selon une expression bizarre—n'en menaient pas large. +Quel était le personnage inconnu qui allait surgir tout à coup? Nous ne +jurerions pas que les dents de Goniglu ne claquassent pas un peu.... Les +deux paires d'yeux étaient fixées sur la porte, avec une tenacité facile +à comprendre.... Et voilà que tout à coup cette porte s'ouvrit... et +dans l'encadrement, entre les tentures que le laquais tenait +soulevées... apparut.... Qui? quoi?... Un gendarme! Oui, un gendarme, un +vrai gendarme, en chair et en os, avec son chapeau en travers, avec ses +buffleteries jaunes, avec ses bottes, avec son sabre... avec tout, +enfin! Nos ancêtres les Gaulois ne craignaient que la chute du ciel.... +La chute du ciel! quelle amère plaisanterie à comparer à cette +fantastique évocation!... Le gendarme se tenait au port d'armes, +respectueux, la main au chapeau.... Nous devons rappeler à nos lecteurs +qu'à l'époque où se passe notre récit, la gendarmerie opérait même dans +Paris...</p> + +<p>—Eh bien! mon brave, fit Archibald, quelles nouvelles?</p> + +<p>—Nous sommes sur la trace, monsieur le marquis...</p> + +<p>—Ah! c'est au mieux!... et vous pensez que les deux bandits...</p> + +<p>—Nous les aurons pincés avant huit jours...</p> + +<p>—Très-bien. Et vous êtes certain que ce sont eux...</p> + +<p>—Absolument. Les deux femmes sont au dépôt depuis hier soir... et +elles ont suffisamment parlé... Les deux gueux, Muflier et Goniglu, ont +beau se cacher... on les attrapera.</p> + +<p>—J'y compte. Je vous remercie, mon brave, et m'excuse de vous avoir +dérangé... mais cette affaire m'intéresse tout particulièrement.</p> + +<p>—Notre capitaine m'a prié de dire à monsieur le marquis que les ordres +de M. le préfet étaient formels et que les recherches seraient +continuées avec la plus grande activité...</p> + +<p>Et, après un nouveau salut, le gendarme tourna sur lui-même, empoigna +son sabre qui rendit un son mat. La porte se referma sur lui. On +entendit encore son pas lourd sur l'escalier, puis le tout s'éteignit +dans le silence...</p> + +<p>—Eh bien! messieurs, fit Archibald, ne voudrez-vous pas encore boire un +verre de liqueur?...</p> + +<p>Il y eut un bruit de mâchoires qui craquèrent et des gloussements +inarticulés répondirent à cette gracieuse invitation. Archibald fit un +pas vers eux:</p> + +<p>—Voyons, mes chers amis! Qu'éprouvez-vous donc? Est-ce que, par +aventure, je vous aurais blessé?</p> + +<p>—Non... oui... cependant....</p> + +<p>—Le gendarme! dit Goniglu avec la netteté d'un ressort qui se détend.</p> + +<p>—Ah! le gendarme! fit Archibald. Bel homme et bon soldat...</p> + +<p>—Bel homme... oui, bel homme...</p> + +<p>—Çà, maintenant que vous connaissez les deux faces de la question, +chers messieurs, ne vous plairait-il pas de reprendre notre entretien?</p> + +<p>—Ah! c'était là l'autre face? fit Muflier.</p> + +<p>—Comme ces rouleaux étaient la première.... Vous m'avez très-bien +compris... il ne vous reste plus qu'à choisir.</p> + +<p>—A choisir... quoi?</p> + +<p>—L'argent... ou le gendarme.</p> + +<p>Muflier se secoua comme un chien qui sort de l'eau, et, finalement, +parvint à reprendre son aplomb:</p> + +<p>—Monsieur le marquis, dit-il avec une certaine aisance, nous sommes +tout à votre service.</p> + +<p>—Tout à fait.... Aussi vrai que je m'appelle Goniglu.</p> + +<p>—Alors, on peut s'entendre? reprit Archibald.</p> + +<p>—Parlez... ordonnez.... Nous sommes des esclaves...</p> + +<p>—Oh!... des amis... cela suffit.</p> + +<p>—Que voulez-vous?... Nous brûlons de savoir....</p> + +<p>Archibald coupa la période commencée:</p> + +<p>—Cher monsieur, voici l'affaire en deux mots. Vous faites partie de la +mystérieuse association qui porte le nom des Loups de Paris...</p> + +<p>—Oui, proféra carrément Muflier.</p> + +<p>—Êtes-vous prêts à livrer votre chef?</p> + +<p>Muflier eut un bel élan:</p> + +<p>—C'était ça?... Fallait donc le dire tout de suite!</p> + +<p>—Comment se nomme-t-il?</p> + +<p>—Au juste... nous n'en savons rien; mais il a un sobriquet.</p> + +<p>—Et le surnom?</p> + +<p>—C'est... le Bisco.</p> + +<p>—Vous me le livrerez?</p> + +<p>—Parbleu!... Mais vous ne montrerez plus le gendarme?</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—Alors, voilà qui est convenu. Aussi bien il commençait à furieusement +nous ennuyer, le Bisco, avec ses airs de matamore...</p> + +<p>—Et puis, il avait une poigne!... ajouta Goniglu.</p> + +<p>—Enfin, vous êtes décidés.... J'ai votre parole?</p> + +<p>Les deux bandits étendirent les bras à la façon du groupe des Horaces:</p> + +<p>—Vous l'avez!</p> + +<p>—En ce cas, mes chers amis, ma maison est la vôtre, et vous serez +royalement traités. Vous me ferez seulement le plaisir de ne pas sortir. +Vous donnerez les renseignements, et je ferai le reste.</p> + +<p>—Oh! nous ne tenons pas à sortir, dit Goniglu.</p> + +<p>—Oui, je comprends... à cause du gendarme?...</p> + +<p>Archibald se leva.</p> + +<p>—Un dernier mot, dit Muflier. Dans les paroles prononcées par +l'honorable militaire... que vous savez, j'ai relevé un détail +pénible.... Il est douloureux, quand on a le cœur bien placé—et le +gentilhomme qui m'écoute me comprendra à demi-mot—il est douloureux, +dis-je, que de faibles créatures soient au pouvoir de leurs +persécuteurs...</p> + +<p>—J'apprécie la délicatesse de vos sentiments, et, si vous le désirez...</p> + +<p>—Quoi! Hermance serait libre?</p> + +<p>—Et Paméla?</p> + +<p>—Ces dames seront traitées avec les égards qu'elles méritent.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas suffisant!</p> + +<p>—J'entends qu'elles seront délivrées dès demain.</p> + +<p>—Nous n'attendions pas moins d'un galant homme!</p> + +<p>Il y eut un dernier échange de saluts, puis Archibald sortit.</p> + +<p>—Eh bien! ma vieille, fit Muflier, qu'est-ce que tu en dis?</p> + +<p>—Moi! Oh! c'est tout vu! Je mange le morceau...</p> + +<p>—Et moi aussi!</p> + +<p>—Bravo! Allons nous coucher, et à demain les affaires sérieuses...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVB" id="XVB"></a>XV</h2> + +<h3>UNE BANQUE ORIGINALE</h3> + + +<p>Les bureaux de M. Mancal, agent d'affaires, ou plutôt banquier, étaient +situés dans la rue Louis-le-Grand. Ils avaient les allures riches et +sévères qui dénotent les opérations sérieuses. Dans une première salle, +des garçons, revêtus d'une livrée sombre, accueillaient avec politesse +les nombreux clients qui, chaque matin, venaient chercher les +instructions de Mancal ou recourir à ses conseils. Puis, dans une vaste +pièce éclairée par deux hautes fenêtres aux carreaux dépolis, plusieurs +employés travaillaient assidûment derrière les grillages fermés. +Plusieurs portes y donnaient accès: sur l'une, un écusson était fixé +portant ce mot: Caisse; sur une autre: Contentieux; sur une troisième +enfin: Direction. Ce matin-là, un homme, vêtu comme un riche paysan, se +présenta dans la salle d'attente. Déjà plusieurs personnages attendaient +depuis assez longtemps le bon plaisir de M. Mancal, qui, leur +répondait-on, était enfermé en grave conférence dans son cabinet. +Cependant le nouveau venu, après avoir fait les questions d'usage et +reçu les mêmes réponses, déclara qu'à défaut de M. Mancal, il se +contenterait de parler au caissier, auquel il fit passer un pli. +Aussitôt il fut conduit vers la pièce dont nous avons parlé, et, un +instant après, il était introduit. Là, le caissier attendit que la porte +fût refermée, puis se levant brusquement:</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? s'écria-t-il vivement, et comment, malgré la consigne +formelle, êtes-vous venu ici?...</p> + +<p>—Est-il là?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Il faut que je lui parle... immédiatement.</p> + +<p>—Il est en affaires.</p> + +<p>—Je suppose, mon cher confrère, dit l'autre, que nulle affaire n'est +plus importante que de sauver sa peau.</p> + +<p>—Hein! il y a un danger?</p> + +<p>—Parbleu! Crois-tu que sans cela je me serais exposé à le mettre en +fureur?</p> + +<p>—Un danger grave?</p> + +<p>—Mon vieux cheval de retour, il ne faut pas se faire illusion. Certes, +il est très-intelligent....</p> + +<p>Il baissa la voix.</p> + +<p>—Il est très-intelligent d'avoir organisé une maison de bonne apparence +où caissier, comptables, employés, garçons de bureau sont tous d'anciens +forçats plus ou moins évadés ou en rupture de ban.... On est bien +tranquille, on gère les affaires de l'association générale, on fait +fructifier les capitaux qui affluent de Toulon, de Rochefort, de Brest +et autres lieux...</p> + +<p>—Tais-toi donc, Dioulou...</p> + +<p>—Bah! nous sommes entre nous. Mais cette placidité ne peut pas toujours +durer.</p> + +<p>—Hélas! fit avec un soupir la caissier de la maison Mancal, qui—à ça +que vient de nous révéler notre ancienne connaissance +Diouloufait—n'était pas précisément aussi immaculé que l'agneau +nouveau-né.</p> + +<p>—Il ne faut pas te désespérer. D'abord, je ne t'ai dit un mot de cela +que parce que nous sommes de vieux camarades... de vieux loups de +terre.... Je sais quelque chose, je viens avertir le maître, c'est mon +devoir; mais <i>motus</i>! tu ne sais rien, je ne t'ai point parlé... Quant à +l'avenir, sois tranquille, il nous tirera de là...</p> + +<p>—Espérons-le, fit le caissier.</p> + +<p>—Maintenant, ne perdons pas de temps.</p> + +<p>—Je le crois pardieu bien.... Je vais l'avertir.</p> + +<p>Et le caissier, revenant à son bureau, posa la main sur un des clous +d'argent qui garnissaient son fauteuil de cuir.</p> + +<p>Or, il était vrai que Mancal causait avec un des plus habiles +<i>tripoteurs</i> de la Bourse, lequel, avant de s'engager dans une opération +malhonnête, mais d'autant plus fructueuse, avait désiré obtenir certains +éclaircissements sur les susceptibilités du code pénal. Or, il exposait +ses idées, assez hardies en matière financière, faisant face à Mancal.</p> + +<p>—C'est très-simple, vous le comprenez, disait-il. Avec le capital +souscrit, je paye les deux premiers dividendes. Les actions font prime. +Comme j'en ai conservé tout un livre à souche absolument intact, avec +numéros en double emploi, je vends... et, muni des fonds, je +m'expatrie....</p> + +<p>Il en était à ce point de ses loyales explications, lorsque les yeux de +Mancal, qui étaient fixés sur son bureau, virent glisser doucement la +plaque de bronze de l'encrier qui se trouvait justement devant lui, et +sous cette plaque, des caractères hiéroglyphiques se détachèrent sur +fond blanc. Mancal réprima un léger tressaillement.</p> + +<p>—Mon cher monsieur, dit-il, l'affaire dont vous m'entretenez, quoique +très-pratique, me paraît assez délicate pour mériter un assez long +examen. Veuillez donc, je vous prie, revenir demain matin, et j'aurai +sans doute une solution à vous donner.</p> + +<p>Il s'était levé.</p> + +<p>—Ainsi, dit l'autre, vous pensez que la chose pourra s'arranger?</p> + +<p>—Tout s'arrange...</p> + +<p>—Vous serez mon sauveur. Car, voyez-vous, monsieur Mancal, il y a +longtemps que je lutte... il faut en finir, et je dois songer à ma +famille...</p> + +<p>—Ces sentiments vous honorent. Adieu, cher monsieur, ou plutôt au +revoir....</p> + +<p>Le père de famille se décida, sur un congé ainsi formulé, à se retirer +non sans avoir répété:</p> + +<p>—Songez-y bien. Le pain de mes enfants dépend de vous.</p> + +<p>Resté seul, Mancal alla vivement vers la porte, et tira le verrou. Puis +il toucha au ressort qui indiquait à qui de droit que nul ne devait le +venir déranger. Ensuite il se dirigea vers un large coffre-fort, +lourdement installé au milieu d'un panneau. Un nouveau ressort étant mis +en mouvement fit tourner sur elle-même la masse de fer, et Mancal se +trouva en face de son caissier. Il aperçut Dioulou:</p> + +<p>—Toi ici!...</p> + +<p>—Chut! fit celui-ci en mettant le doigt sur ses lèvres. C'est urgent...</p> + +<p>—Viens!</p> + +<p>Tous deux se retrouvèrent dans le cabinet de Mancal.</p> + +<p>—Grave? demanda-t-il à voix basse.</p> + +<p>—Très-grave, fit Dioulou sur le même ton.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda Biscarre.</p> + +<p>—Nous sommes menacés... peut-être est-on déjà sur nos traces...</p> + +<p>—Oh! quels que soient nos ennemis, ils ne nous tiennent pas encore. +Explique-toi...</p> + +<p>—Voici. D'abord Muflier et Goniglu ont disparu...</p> + +<p>—Je me suis toujours défié d'eux; mais peut-être sont-ils ivres-morts +dans quelque bouge.</p> + +<p>—Non. Ils ont été enlevés.</p> + +<p>—C'est impossible; par qui?</p> + +<p>—C'est Maloigne qui est venu m'avertir; ils se sont pris de querelle +avec deux saltimbanques, sur la place du Trône, et depuis ce moment ils +n'ont plus reparu.</p> + +<p>—Si on les a tués, la perte n'est pas grande.</p> + +<p>—Je ne le crois pas, car les deux saltimbanques étaient à leur baraque +dès le lendemain, à la même place.</p> + +<p>—Tu les as vus?</p> + +<p>—Ce sont des manchots; tu dois connaître cela: Droite et Gauche.</p> + +<p>—Ah! les frères Martin. Leur as-tu parlé?</p> + +<p>—Certes non. Je n'aurais pas commis cette imprudence sans te consulter. +Suppose qu'ils aient réellement, et comme tout semble l'indiquer, enlevé +Muflier et Goniglu, c'est qu'ils y sont poussés par un intérêt sérieux. +Si j'étais allé m'enquérir de nos amis, je me livrais sans profit.</p> + +<p>—Bien raisonné; mais, du moins, tu les as épiés?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et qu'as-tu découvert?</p> + +<p>—Rien. Ils n'ont pas quitté la baraque. J'y suis entré avec les +spectateurs, et rien de suspect ne m'a frappé.</p> + +<p>—Bon. Est-ce là tout ce que tu as à me dire? En vérité, tu me parais +t'effrayer pour peu de chose. C'est peut-être une querelle particulière +entre les saltimbanques et ces deux misérables.</p> + +<p>—Attends. Tu vas voir que je n'ai pas tort de m'inquiéter. Ce matin +même, des étrangers sont venus au quai de Gèvres demander Blasias.</p> + +<p>—Et ils ont trouvé visage de bois.</p> + +<p>—Naturellement. Mais j'ai appris que les chercheurs avaient l'air fort +désappointés.</p> + +<p>—Bah! quelques voleurs en quête d'un complaisant recéleur...</p> + +<p>—En tout cas, des voleurs de la haute, car ils étaient admirablement +mis... mais enfin, tu me parais décidé à tout traiter fort légèrement. +Cependant, il y a un troisième détail...</p> + +<p>—C'est peut-être le plus utile...</p> + +<p>—Je le crois. Les mêmes personnages sont allés à l'<i>Ours vert</i>.</p> + +<p>—Ah! ah! Comment le sais-tu?</p> + +<p>—L'idée m'est venue d'aller rôder par là... et bien m'en a pris, car, +comme j'arrivais, ils venaient de quitter le cabaret.</p> + +<p>—En tous cas, tu es arrivé trop tard...</p> + +<p>—Pas tout à fait, car là j'ai obtenu le signalement de mes deux +personnages.</p> + +<p>—Ceci est bon.</p> + +<p>—L'un d'eux est grand, mince, très-pâle. L'autre est surtout +reconnaissable; il a l'accent anglais et porte au visage une balafre qui +le défigure.... Connais-tu cela?</p> + +<p>—Les renseignements sont vagues... mois on trouvera. J'ai d'ailleurs un +moyen infaillible. Tu sais qu'on peut compter sur moi.... Est-ce tout?</p> + +<p>—Oui, de ce côté...</p> + +<p>—Il y a encore une autre complication?</p> + +<p>—En vérité, il me semble que tu ris de tout cela...</p> + +<p>—Que veux-tu! je touche à mon but.... Jamais je ne me suis senti plus +sûr de moi-même.</p> + +<p>—Tant mieux. Tu nous défendras avec plus d'aplomb si on nous attaque.</p> + +<p>—Ton dernier renseignement? Fais vite.</p> + +<p>—Il s'agit d'un certain Bridoine qui depuis longtemps demande à faire +partie des Loups.</p> + +<p>—Je n'aime pas les nouveaux affiliés. En tout cas, il faut, pour entrer +parmi nous, avoir rendu d'abord à l'association un grand service.</p> + +<p>—Il dit avoir rempli cette condition.</p> + +<p>—En vérité?</p> + +<p>—Voici. Il est venu me trouver et m'a donné les détails suivants: il +existe sur le Cours-la-Reine une maison mystérieuse où se réunissent la +nuit des gens étranges.</p> + +<p>—Eh bien, on conspire contre le gouvernement... Est-ce que par hasard +tu voudrais te faire conservateur?</p> + +<p>—Ris toujours... mais parmi les personnages qu'il a guettés, il a +parfaitement distingué deux manchots.</p> + +<p>Mancal ne put réprimer un mouvement.</p> + +<p>—Ceci devient plus grave. Il faudra que je voie ce Bridoine.</p> + +<p>—Il sait quelque chose de plus: il a vu une femme qui s'introduisait +dans cette maison.</p> + +<p>—Et cette femme?</p> + +<p>—Il l'a suivie et il sait son nom.</p> + +<p>—Parle donc! Ce nom?...</p> + +<p>—Cette femme est la marquise Marie de Favereye....</p> + +<p>Biscarre lança un coup de poing sur la table.</p> + +<p>—Malédiction! Oui, tu as raison. Il n'y a pas un instant à perdre.... +Je ne sais rien.... Je ne devine rien... Oh! tenterait-on, par hasard, +de lutter contre moi?...</p> + +<p>Les traits de Biscarre étaient convulsés. Il semblait qu'il suffît de +prononcer le nom de Marie de Favereye pour réveiller en lui toutes ses +fureurs de damné.</p> + +<p>Dioulou le regardait avec une sorte d'effroi.</p> + +<p>—Enfin, que décides-tu? demanda-t-il.</p> + +<p>Biscarre s'arrêta et réfléchit un instant, puis il alla à son bureau et +frappa deux fois sur un timbre. Or, à ce moment, un des employés de la +banque Mancal, à bouts de manches en lustrine, à lunettes bleues, était +justement occupé à régler le compte d'un honnête bourgeois qui le +remerciait vivement de sa complaisance. Le fait est qu'à l'inverse des +fonctionnaires—dont nous avons déjà eu l'occasion de constater l'esprit +grincheux et la politesse infinitésimale—les employés de M. Mancal +déployaient, dans leurs rapports avec le public, une aménité devenue +presque proverbiale.</p> + +<p>Celui-ci donc s'était évertué à expliquer au client, avec une douceur +inaltérable, les diverses opérations faites pour son compte, et il +achevait de dresser le bordereau des bénéfices réalisés, quand le son du +timbre deux fois répété parvint à son oreille.</p> + +<p>—Je vous demande mille fois pardon, dit-il, mais mon patron a besoin de +moi; ne vous impatientez pas, c'est l'affaire de quelques minutes... je +suis à vos ordres dans un instant.</p> + +<p>Et, se levant, il se dirigea vers le cabinet de Mancal. Or, voici le +court dialogue qui s'engagea entre le comptable et le patron:</p> + +<p>—Tu sais que tu n'as pas encore payé ta dette d'évasion...</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Nous avons besoin de toi.</p> + +<p>—Je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Bien. Ce soir, trouve-toi à huit heures à la tête du Pont-Neuf, côté +rive gauche. Monsieur te donnera ses ordres...</p> + +<p>—C'est bien. Me permettez-vous une question?</p> + +<p>—Fais vite.</p> + +<p>—Est-ce pour une affaire rouge?</p> + +<p>—Pourquoi cette question? Est-ce que tu recules?</p> + +<p>—Non pas. Mais c'est que, s'il fallait <i>suriner</i>, j'apporterais mes +instruments...</p> + +<p>—C'est inutile. Tu as entendu... à huit heures.</p> + +<p>—J'y serai.</p> + +<p>Et sur un signe de Mancal, il sortit, revint à son guichet et dit à +l'honnête client:</p> + +<p>—Monsieur, je suis à votre disposition.... Le solde de votre crédit est +de trois cent vingt-sept francs quatre-vingt-cinq centimes.</p> + +<p>—Et que ferons-nous? demandait en même temps Dioulou.</p> + +<p>—Vous m'attendrez... et quand je serai là...</p> + +<p>Il s'arrêta.</p> + +<p>—Parbleu! il faudra bien que le manchot dise ce que c'est que cette +maison du Cours-la-Reine et ce que sont devenus nos amis...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVIB" id="XVIB"></a>XVI</h2> + +<h3>OU LA LUTTE S'ENGAGE</h3> + + +<p>Le soir de ce même jour, vers minuit, des rafales de pluie s'étaient +abattues sur Paris. La température, très-froide pendant la journée, +s'était subitement élevée. Et n'eût été la saison, on aurait pris cette +bourrasque pour une tempête d'orage. Cependant, sous les torrents qui +tombaient sans temps d'arrêt, deux hommes, enveloppés de lourds +manteaux, se tenaient blottis contre le parapet du quai.</p> + +<p>—<i>By Jove</i>! fit l'un, en se secouant, voilà un temps à ne pas mettre un +de nos bandits dehors!</p> + +<p>—Au contraire, répondit l'autre. Ce sont là de ces soirées où ils ne +craignent même pas la police, et je crois, quant à moi, que nous +parviendrons enfin à mettre la main sur ce prétendu Blasias.</p> + +<p>—Dieu le veuille! reprit le premier, qui n'était autre que sir Lionel +Storigan, mais je vous avoue, mon cher Archibald, que je n'ai pas +absolument la même confiance que vous.... Mais, dites-moi, si notre +homme rentre en son repaire, quel est votre plan? Comment nous +emparerons-nous de lui?</p> + +<p>—A cela, je pourrais vous répondre que nous nous inspirerons des +circonstances; pourtant, je crois que le mieux sera de l'attirer au +dehors sous un prétexte quelconque...</p> + +<p>—Un prétexte!... Hum! il se défiera.</p> + +<p>—N'avons-nous pas le mot de passe?</p> + +<p>—Oui, je sais. Ce sont ces deux misérables qui vous l'ont donné. Mais, +en premier lieu, depuis l'enlèvement de ces personnages, il a peut-être +été changé, ce qui ne serait en somme que de la vulgaire prudence.... En +second lieu, êtes-vous bien certain que ces gredins ne vous aient pas +tendu un piége?</p> + +<p>—Leur intérêt me répond d'eux. Entre quelques milliers de francs et la +crainte du gendarme, ils n'ont pas hésité. C'était prévu. Et ils savent +que leur liberté dépend de la capture de Bisco...</p> + +<p>—C'est juste... et cependant je me défierais. Ces Loups de Paris—dont +nous avons entendu parler—sont des bandits émérites dont il convient de +se défier, alors même qu'ils semblent se trahir entre eux...</p> + +<p>—Défions-nous, soit, cela ne nous empêchera pas d'agir.</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas dit que vous attendiez encore des nôtres?</p> + +<p>—Oui... j'ai fait avertir les deux frères Droite et Gauche, et je +m'étonne même qu'ils ne soient pas encore arrivés.</p> + +<p>—Ce sont de braves cœurs!...</p> + +<p>—Dévoués à notre œuvre jusqu'à la mort... et, sans eux, nous ne +serions pas sur les traces des Loups. Leur exploit a été un véritable +coup de maître.</p> + +<p>—Chut! fit tout à coup sir Lionel. Écoutez....</p> + +<p>Archibald et l'Anglais tendaient l'oreille.</p> + +<p>On entendait sur le trottoir l'écho assourdi d'un pas rapide. Les deux +hommes se rejetèrent en arrière, et descendant de quelques marches +l'escalier qui conduisait à la berge, ils se cachèrent derrière la +saillie du parapet. Une ombre parut dans la nuit. Elle s'arrêta, puis +parut regarder soigneusement autour d'elle, se penchant et tendant +l'oreille. Sir Lionel poussa Archibald du coude:</p> + +<p>—Ce doit être notre homme. Pourquoi ne nous jetons-nous pas sur lui?</p> + +<p>Archibald répondit à voix basse:</p> + +<p>—Non. Si robuste que nous soyons, il pourrait nous échapper: une lutte +s'ensuivrait qui nous compromettrait inutilement et donnerait l'éveil à +toute la bande.</p> + +<p>—Et puis, ajouta sir Lionel, le mieux est de forcer l'animal dans son +repaire.... Nous y apprendrons sans doute d'intéressants détails.</p> + +<p>Cependant l'inconnu, après s'être assuré que le quai était désert ou du +moins l'avoir cru tel, se dirigea vers la masure où nous avons vu +pénétrer Silvereal. Il marchait sans précaution maintenant, comme un +homme certain de n'avoir rien à redouter. Il s'approcha de la devanture, +se baissa, et tira de sa poche une clef qu'il introduisit dans la +serrure. Le volet tourna sur lui-même, et l'homme disparut à +l'intérieur.</p> + +<p>—Allons! dit Archibald.</p> + +<p>—N'attendons-nous pas les deux frères?</p> + +<p>—A quoi bon? Ne pouvons-nous en finir à nous deux?</p> + +<p>—Certes oui, je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Vos pistolets sont armés?</p> + +<p>—Et j'ai la main sur la crosse. Ils prendront la parole dès qu'il le +faudra.</p> + +<p>—Venez donc.</p> + +<p>Et remontant sur le quai, Lionel et Archibald se dirigèrent vers la +demeure du faux Blasias.</p> + +<p>La devanture était refermée. Archibald frappa de la façon qui lui avait +été enseignée par l'honnête Muflier. Six coups espacés de deux en deux. +Ils attendirent un instant, puis un judas s'ouvrit au-dessus de la +porte.</p> + +<p>—Qui est là? demanda une voix.</p> + +<p>—Loup! répondit M. de Thomerville.</p> + +<p>—Le mot de passe.</p> + +<p>—Hors du bois!</p> + +<p>—C'est bien. Attendez!</p> + +<p>On entendit un bruit de verrous, puis le volet s'ouvrit.</p> + +<p>Archibald et Lionel, la main sur leurs armes, pénétrèrent dans le +capharnaüm du vieux Blasias. Le recéleur, tenant à la main une lanterne, +fixait sur les deux hommes ses yeux, dans lesquels d'ailleurs ne perçait +aucune inquiétude.</p> + +<p>—Je ne vous connais pas, dit-il.</p> + +<p>—C'est pourquoi nous venons faire connaissance avec vous, dit Archibald +en riant.</p> + +<p>En même temps, sa main armée d'un pistolet se dirigeait vers Blasias, et +Lionel l'avait imité. Les deux Morts s'étaient placés entre la porte et +Blasias. Toute fuite de ce côté était impossible. Mais l'homme resta +immobile devant les armes de mort qui le menaçaient. Il laissa échapper +un ricanement.</p> + +<p>—Vous paraissez pleins de courage pour attaquer un pauvre vieillard! +fit-il.</p> + +<p>—Un vieillard... en vérité! mais si je ne me trompe, votre voix est +encore forte et vigoureuse.... Avez-vous bien l'âge que vous paraissez?</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Rien que de fort simple. Vous ne vous appelez pas Blasias... vous êtes +le Bisco, chef des Loups de Paris.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence.</p> + +<p>—Avouez-vous? demanda sir Lionel.</p> + +<p>Le Bisco baissa la tête, et comme obéissant à la crainte, il dit +doucement:</p> + +<p>—Je comprends tout... j'ai été trahi... je suis en votre pouvoir...</p> + +<p>—Vous vous résignez bien vite, ce me semble, dit Archibald. Je vous +avertis que votre soumission m'est grandement suspecte... Évidemment +vous cherchez en votre cerveau fertile quelque moyen de nous échapper... +mais veuillez vous convaincre que toute tentative serait inutile.</p> + +<p>—Au moindre mouvement, je vous brûle la cervelle, ajouta sir Lionel, +qui aimait les expressions nettes et précises.</p> + +<p>Le Bisco parut réfléchir un moment.</p> + +<p>—Écoutez-moi, dit-il. Je connais assez la vie pour comprendre que +lorsqu'une partie est perdue, c'est folie que de s'acharner à combattre. +Si vous savez qui je suis, je n'ignore pas moi-même quels sont les deux +hommes qui se trouvent devant moi.</p> + +<p>—Hein? vous nous connaissez? firent les deux hommes surpris.</p> + +<p>—Qui ne connaît le marquis Archibald de Thomerville, le premier +sportsman de Paris... qui jadis oui, je crois, une aventure d'amour, à +la suite de laquelle il tenta de s'empoisonner, ce qui explique +l'étrange pâleur répandue sur son visage?</p> + +<p>—Il est vrai que ces détails ont occupé pendant quelques jours +l'attention publique... je m'explique donc qu'ils ne vous soient pas +inconnus.</p> + +<p>—Non plus que cet autre acte de désespoir qui vous a défiguré, sir +Lionel Storigan... alors que, trompé par celle qui devait porter le nom +de duchesse de Torrès, vous avez tenté de vous briser le crâne d'un coup +de pistolet.</p> + +<p>—Je vois, fit sir Lionel, que vous possédez admirablement les annales +de la vie parisienne; en tout cas, si jadis ma main a trompé ma volonté, +soyez certain qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui....</p> + +<p>Le Bisco paraissait avoir repris son assurance.</p> + +<p>—Sachant donc quels sont les deux personnages qui se sont introduits +chez moi, je suis certain de n'avoir pas à redouter un assassinat, et je +devine qu'il s'agit de conditions à m'imposer.... Je vous l'ai dit, à +partie perdue, il n'est pas d'autre recours que le payement de sa +dette.... Ces conditions, je les attends... et il est plus que probable +qu'elles sont acceptées d'avance...</p> + +<p>—Vous avez peur?</p> + +<p>—Parbleu!... je suis seul et sans armes... à la moindre tentative de +résistance, vous me logez une balle dans la tête. Je ne crois même pas +qu'il y ait là de véritable lâcheté... Allons plus loin!... vous me +considérez comme un bandit, je ne me fais pas à cet égard la moindre +illusion; vous ne pouvez donc exiger de moi l'héroïsme des honnêtes +gens. Vous voyez que je suis franc. Maintenant, je vous écoute.</p> + +<p>La voix de Biscarre avait repris sa netteté. Archibald, toujours +défiant, se demandait quel piége pouvait cacher cette apparente +soumission.</p> + +<p>—Vous êtes notre prisonnier, dit-il.</p> + +<p>—Que prétendez-vous faire?</p> + +<p>—Rien que de très-simple. Si nous vous avions arrêté dans la rue, vous +auriez tout mis en oeuvre pour nous échapper. Ici, la fuite est +impossible, et vous allez nous suivre.</p> + +<p>—Où me conduisez-vous?</p> + +<p>—Oh! pas en prison.... Tranquillisez-vous.... Ce n'est pas à un +magistrat que vous aurez à répondre.</p> + +<p>Biscarre se mordit les lèvres; une lueur venait de traverser son esprit.</p> + +<p>—Pourquoi ne m'interrogez-vous pas ici?</p> + +<p>—Parce que ce n'est pas à nous que ce soin appartient.</p> + +<p>—A qui donc?</p> + +<p>—Vous le saurez plus tard. Maintenant, répondez... Êtes-vous prêt à +nous suivre, et nous éviterez-vous la nécessité de recourir à la +violence?</p> + +<p>—Je vous suivrai.</p> + +<p>—Bien.</p> + +<p>—Seulement, jurez-moi que j'aurai la vie sauve...</p> + +<p>—Nous ne prenons aucun engagement.</p> + +<p>—En vérité? Du moins, avez-vous l'intention de me livrer à la justice?</p> + +<p>—Tout dépendra de vous-même. Selon vos réponses, vous serez libre, sous +certaines réserves, bien entendu. Sinon, nous ne préjugeons rien du sort +qui vous est réservé.</p> + +<p>Sir Lionel avait tiré de sa poche des cordes fines et solides.</p> + +<p>—Vos poignets? dit-il à Biscarre.</p> + +<p>Celui-ci tendit les mains en avant. Sir Lionel, avec une remarquable +dextérité, les lui serra au moyen de ces nœuds savants que connaissent +les marins.</p> + +<p>—Le bâillon, maintenant, dit Archibald.</p> + +<p>—Quoi! vous voulez!... s'écria Biscarre.</p> + +<p>—Simple mesure de précaution. Qui sait si quelques-uns de vos amis ne +rôdent pas aux environs et si vous n'éprouveriez pas la tentation de +leur jeter quelque signal?...</p> + +<p>—Décidément, vous êtes défiants...</p> + +<p>—C'est un hommage que nous rendons à votre habileté, dit sir Lionel en +riant.</p> + +<p>—Mon habileté!... hélas!... je vous en donne une bien triste preuve, +car, en vérité, je me suis laissé surprendre comme un niais.</p> + +<p>—Les plus grands capitaines ont leurs moments d'oubli.</p> + +<p>Décidément, l'aventure se passait dans les formes les plus courtoises. +Sans autre objection, Biscarre avait tendu le cou, et Archibald lui +avait posé aux lèvres un bâillon qui, s'y adaptant exactement, empêchait +toute émission de la voix.</p> + +<p>—Maintenant, dit sir Lionel, nous vous prendrons chacun par un bras, et +nous vous guiderons jusqu'à une voiture qui nous attend à quelques pas +d'ici.</p> + +<p>Biscarre inclina la tête en signe de consentement. Sir Lionel alla à la +porte pour l'ouvrir, mais elle s'était refermée par son propre poids.</p> + +<p>—La clef? fit-il.</p> + +<p>S'ils avaient en ce moment vu l'éclair qui passa sous les paupières +baissées de Biscarre, ils auraient compris que tout n'était pas encore +fini.</p> + +<p>—La clef? répéta Archibald en se rapprochant de lui.</p> + +<p>Biscarre se tourna à demi et d'un geste indiqua sa poche. Archibald y +plongea la main et en retira la clef. C'était une clef de fer, lourde, +massive. Sir Storigan la reçut des mains d'Archibald et se dirigea de +nouveau vers la porte. Mais comme cette partie de la pièce était plongée +dans l'obscurité, il se tourna vers M. de Thomerville:</p> + +<p>—Approchez la lanterne, dit-il.</p> + +<p>Celui-ci obéit. Dans ce mouvement, il s'éloigna de Biscarre. Celui-ci +s'était redressé, et, doucement, comme par un mouvement naturel, avait +fait un pas en arrière. Sir Lionel introduisit la clef dans la serrure; +on entendit un bruit sec. Puis, tout à coup, le sol sur lequel ils se +trouvaient céda sous leurs pas, et tous deux disparurent dans une trappe +subitement ouverte. Alors Biscarre, dégageant ses mains comme si en +réalité les nœuds de cordes eussent été serrés par un enfant, bondit +vers la trappe, qui se referma avec un bruit sourd, et, arrachant son +bâillon:</p> + +<p>—Imbéciles! cria-t-il. Avant de vous attaquer à moi, vous eussiez dû +mieux me connaître!</p> + +<p>Puis, prenant une autre clef dans sa poche, il ouvrit la porte de la +rue, sortit, et lança dans l'air un coup de sifflet net et strident. +Deux ombres se détachèrent dans l'obscurité: elles portaient une sorte +de paquet qui avait forme humaine.</p> + +<p>—Entrez, fit Biscarre.</p> + +<p>—Voila! camarade, dit Maloigne. Sacrédié! quel chien de temps! V'la de +l'ouvrage qui vaut de l'argent! Où faut-il mettre le manchot?</p> + +<p>—Étendez-le là, à terre; maintenant, faites sentinelle au dehors. A la +moindre alerte, le coup de sifflet.</p> + +<p>—Encore dehors! Mais nous sommes trempés...</p> + +<p>—Vous vous sécherez demain. Allez!</p> + +<p>Truard et Maloigne essayèrent encore de protester. Mais, sans s'en +préoccuper, Biscarre les jeta dehors. Puis, resté seul, il referma +soigneusement la porte et se dirigea vers le corps qui était étendu sans +mouvement.</p> + +<p>C'était celui d'un des frères Martin, celui de Gauche. Comment se +trouvait-il là, et que s'était-il donc passé? On se souvient que +Biscarre, averti par Diouloufait de l'enlèvement de Muflier et de +Goniglu, avait immédiatement donné à son personnel des ordres pour le +soir même.</p> + +<p>Biscarre avait compris que l'heure de la lutte avait sonné. L'enlèvement +des deux bandits devait, selon lui, être le résultat de quelque +imprudence par eux commise. Peut-être même y avait-il trahison. Les +allures de Muflier était depuis longtemps suspectes, et la scène qui +s'était passée à l'<i>Ours vert</i> en était la preuve. En tout cas, il +fallait connaître l'étendue réelle du danger. Quels étaient les deux +personnages qui, d'après le rapport de Diouloufait, s'étaient présentés +d'abord au quai de Gèvres, ensuite au cabaret des Halles? Puis, dans +quel but les deux saltimbanques avaient-ils fait disparaître Muflier et +Goniglu? Biscarre avait pour principe de prendre tout d'abord +l'initiative; et il y avait en lui je ne sais quel esprit d'aventure qui +le poussait à compter sur le hasard. Il fallait d'abord s'emparer des +frères Droite et Gauche. A l'heure dite, quatre Loups s'étaient réunis à +la tête du Pont-Neuf, au point fixé par Biscarre. Puis, sous la conduite +de Diouloufait, ils s'étaient dirigés vers la place du Trône, où devait +se trouver encore la baraque des saltimbanques. Ils étaient arrivés +vers les dix heures du soir. C'était l'heure où se terminaient les +représentations. Au moment même où ils se glissaient dans la foule qui +entourait la baraque, Droite et Gauche exécutaient leurs derniers +exercices. Les Loups, sur l'ordre de Biscarre, s'étaient placés en +observation, prêts à accourir au premier signal de Biscarre, qui s'était +réservé le rôle principal dans le drame qui se préparait. Il était vêtu +d'une blouse qui cachait son costume de Blasias. Il entra dans la +baraque, après avoir jeté en passant quelques pièces de cuivre. C'était +pendant l'exercice des poids, et les deux frères excitaient des +trépignements de joie de la part des spectateurs, prompts à se moquer +des audacieux qui essayaient de lutter de vigueur avec les deux +manchots. Droite s'était avancé sur le devant des tréteaux qui leur +servaient de scène, et jetait une dernière fois le défi sacramentel:</p> + +<p>—Est-il encore dans la société quelque personne qui veuille essayer ses +forces?</p> + +<p>—Moi, dit Biscarre.</p> + +<p>Il y eut dans la foule un redoublement d'attention, et même quelques +applaudissements retentirent. Jusqu'ici les plus vigoureux avaient été +vaincus, il fallait une grande confiance en soi-même pour entamer de +nouveau la lutte. Mais quand Biscarre parut, il y eut un murmure de +désappointement. Cet homme de taille moyenne, vêtu comme un paysan, le +front couvert d'un large chapeau qui dissimulait en partie son visage, +avait des allures lourdes et <i>pataudes</i> qui ne prouvaient rien moins +qu'une force exceptionnelle. Biscarre monta sur le tréteau.</p> + +<p>—Ah! ah! camarade, fit Gauche, il paraît que nous avons des biceps +exceptionnels!</p> + +<p>—Bah! comme tout le monde, dit Biscarre en traînant la voix à la façon +normande.</p> + +<p>—Vous venez de loin? Peut-être êtes-vous fatigué?... dit Droite avec un +accent de moquerie.</p> + +<p>—Peut-être ben!... mais je tâcherons de faire de mon mieux...</p> + +<p>—Choisissez! dit Gauche à son tour, en désignant à Biscarre le tas de +poids qui avaient servi à leurs exercices.</p> + +<p>Biscarre s'approcha, se baissa, et jouant la niaiserie du mieux qu'il +pouvait—et en cela c'était comme toujours un acteur admirable—il tâta +successivement plusieurs poids, sans les prendre et sans tâcher de les +enlever.</p> + +<p>—Avez-vous donc cru qu'ils étaient en carton, fit l'un des deux frères, +qui en souleva un et le laissa retomber sur les planches, qui gémirent +sous la masse de fer.</p> + +<p>Biscarre s'était redressé, toujours avec ses mouvements lents, et il +regardait autour de lui. Or, il y avait justement au milieu du tréteau +une table couverte d'un tapis sur lequel se voyaient des altères à poids +énormes. Il est vrai de dire que, le plus souvent, les frères évitaient +de se servir de ces engins, qui, même pour leurs forces exceptionnelles, +nécessitaient des efforts trop violents. Biscarre alla vers la table.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous venez faire par là? dit Gauche en riant. Est-ce que +vous voudriez en tâter?</p> + +<p>—Voyons! c'est pas bien de vous gausser de moi, dit Biscarre en riant +d'un gros rire. Si je voulais, j'enlèverais la table et tout ce qu'il y +a dessus.</p> + +<p>Un éclat de rire accueillit cette fanfaronnade, et l'hilarité de la +salle fut partagée par les deux jumeaux.</p> + +<p>—M. de Crac est mort! cria une voix.</p> + +<p>—A la porte le blagueur!</p> + +<p>Et les lazzi d'éclater de toutes parts. Biscarre passa ses mains sous sa +blouse et en tira un sac de toile assez gros. Il le plaça sur la table +et on entendit le bruit d'un sac d'écus.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? dit Droite.</p> + +<p>—Ça? Eh ben!... c'est le prix des deux derniers <i>viaux</i> que j'ons +vendus aujourd'hui.</p> + +<p>—Et qu'est-ce que vous voulez que nous fassions de ça?</p> + +<p>—Ah! ce que vous voudrez! Seulement, faut les gagner.</p> + +<p>—Ah çà! que veulent dire toutes ces pasquinades?</p> + +<p>—Des... quoi? Voyons! êtes-vous des francs gars, oui ou non? Je vous +parie ce qu'il y a là dedans que j'enlevons la table et tout le +bibelot....</p> + +<p>La sacoche paraissait ronde: décidément la partie ne manquait pas +d'intérêt, et le silence se fit comme par enchantement.</p> + +<p>—Nous ne parions pas d'argent, dit Gauche.</p> + +<p>—Ah! dites donc tout de go que vous avez peur de perdre.</p> + +<p>—Oui! oui! ils <i>canent</i>! crièrent quelques spectateurs.</p> + +<p>Droite et Gauche comprirent que, même en supposant, ce qui était +vraisemblable, que le particulier voulût jouer une farce, ils devaient +conserver leur prestige.</p> + +<p>—Je vous ai dit, reprit Gauche, que nous ne jouons pas d'argent, mais +on peut jouer autre chose.</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Deux bonnes bouteilles de vin?</p> + +<p>—Du bon bouché, alors!</p> + +<p>—Tout ce qu'il y a de plus bouché.</p> + +<p>—Topez donc!</p> + +<p>Et Biscarre tendit la main aux deux frères.</p> + +<p>—Ça y est. Et maintenant, mes gars parisiens, regardez-moi ça.</p> + +<p>Biscarre vint vers la table, qui avait une longueur d'à peu près un +mètre. Il était impossible d'apprécier, au premier coup d'œil, le poids +qui la surchargeait.</p> + +<p>—Essayez d'abord de lever ça, dit Biscarre.</p> + +<p>—Pourquoi faire?</p> + +<p>—Dame! pour me donner une petite idée de ce que ça pèse....</p> + +<p>Droite saisit le bord de la table, et, d'un effort violent, souleva deux +des pieds à vingt centimètres environ, et encore se servait-il pour +levier des deux autres pieds.</p> + +<p>—Vingt dieux! fit Biscarre, il paraît que c'est un brin lourd...</p> + +<p>—Vous pouvez encore renoncer, dit Droite.</p> + +<p>—C'est ça! reculer... pour qu'on dise que les gars de la campagne sont +des clampins...</p> + +<p>—Allez donc... nous jugerons le coup....</p> + +<p>Biscarre, avec ses mouvements compassés, releva les poignets de sa +chemise et mit à nu ses bras, sur lesquels les muscles saillaient comme +des cordes d'acier. Ses mains, quoique fines, présentaient, nous l'avons +dit, ce caractère assez singulier que le pouce était d'une longueur +inusitée et touchait presque à l'extrémité de l'index. Cette +conformation—qui existait chez le plus grand criminel dont le nom ait +retenti depuis quelques années—donne aux mains une force exceptionnelle +et permet d'exécuter des actes qui paraissent, pour ainsi dire, +invraisemblables. Biscarre saisit à son tour la table par le bord, +s'arc-bouta sur ses jambes, son dos se voûta, il y eut un moment de +complète immobilité. Puis, comme serrée entre des tenailles de bronze, +la table se souleva... tout entière... lentement. Le corps de Biscarre +ne bougeait pas plus que si c'eût été celui d'une statue. Des cris +d'enthousiasme éclatèrent: c'était la preuve d'une vigueur presque +surhumaine. Droite et Gauche ne purent réprimer eux-mêmes une +exclamation de surprise. Biscarre, après avoir soutenu la table pendant +quelques secondes, à deux pieds de terre, la laissa ensuite retomber, +mais sans secousse. Puis se tournant vers les deux frères:</p> + +<p>—Eh bien! les gars, qu'est-ce que vous dites de ça? demanda-t-il d'un +ton goguenard.</p> + +<p>—Nous avons perdu, dit Gauche; mais, sur ma parole, nous ne nous y +attendions pas.</p> + +<p>—Alors vous ne pourriez pas en faire autant?...</p> + +<p>—Non, certes.</p> + +<p>—Du moins, vous tiendrez le pari?</p> + +<p>—C'est convenu.</p> + +<p>—Et nous boirons ensemble deux bonnes bouteilles?</p> + +<p>—Quand vous voudrez.</p> + +<p>—Tout de suite alors, car j'sommes pressé... je repartons demain pour +le village.</p> + +<p>—A vos ordres.</p> + +<p>De fait, les frères jumeaux n'étaient pas fâchés de brusquer la fin de +la séance. Il n'est pas d'homme qui soit insensible à un échec +d'amour-propre, surtout quand il s'agit de rivalité de métier. Deux +jours auparavant, ils avaient obtenu sur les Loups Muflier et Goniglu un +avantage qui les avait placés haut dans l'estime de leur public +ordinaire. Mais aujourd'hui, c'était la revanche. Contraints de s'avouer +vaincus, ils sentaient que leur prestige étaient tombé du même coup. Ce +fut au milieu du plus profond silence que fut accueilli le boniment +ordinaire, annonçant l'heure de la représentation du lendemain. Et, dans +les rangs de la foule qui s'écoulait, ils auraient pu saisir plus d'une +observation peu sympathique.</p> + +<p>—Vous m'en voulez? fit le faux paysan.</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Parce que j'ons voulu gagner un bon coup à boire.</p> + +<p>—C'était votre droit.</p> + +<p>—Alors, pour me prouver qu'il n'y a pas de rancune, venez avec moi.</p> + +<p>—Nous vous suivons.</p> + +<p>En un instant, les deux frères eurent barricadé la baraque et sortirent, +accompagnés de Biscarre. Détail étrange et qui prouve bien l'invincible +faiblesse du genre humain, les deux frères étaient trop préoccupés de +leur défaite pour concevoir le moindre soupçon sur la personnalité de +leur adversaire.</p> + +<p>—Où allons-nous? demanda Biscarre.</p> + +<p>—Chez le premier débitant venu.</p> + +<p>—Oh! oh! fit l'autre, vous ne m'avez pas l'air de traiter sérieusement +les affaires... le premier venu... pour avaler de la drogue...</p> + +<p>—Si vous connaissez un bon endroit.</p> + +<p>—C'est ça... oui, j'en ons un, et pas loin... au cours de Vincennes.</p> + +<p>Il était presque onze heures du soir: la pluie tombait maintenant à +torrents, et il eût été de la plus vulgaire prudence de ne pas +s'éloigner.</p> + +<p>Mais puisque le paysan ne se plaignait pas, malgré l'eau qui pénétrait +sa limousine, Droite et Gauche ne pouvaient reculer. Tous trois +passèrent la barrière.</p> + +<p>—Vous connaissez un cabaret par ici? demanda l'un des frères.</p> + +<p>—Quand je vous le disions! Pardine! est-ce que maintenant vous allez +vous défier de moi? Dites-le tout de suite, que vous ne voulez pas +payer....</p> + +<p>A cette époque, la route qui mène de la barrière du Trône à Vincennes +était absolument déserte. A peine de distance en distance quelque maison +de sordide apparence... Biscarre marchait entre les deux frères, parlant +beaucoup, racontant des histoires de marchés et de foires, détaillant +avec un gros rire les prouesses qu'il avait déjà exécutées. Tout à coup, +Droite s'arrêta:</p> + +<p>—On dirait qu'on nous suit, dit-il.</p> + +<p>Gauche tressaillit, et à ce moment une même pensée traversa l'esprit des +deux frères. Mais déjà il était trop tard. Biscarre s'était jeté sur +Gauche, qu'il étreignait entre ses bras de fer; Droite avait été +renversé par trois hommes qui s'étaient jetés sur lui...</p> + +<p>—Nous les tenons, dit Biscarre. Ah! mes beaux manchots! vous vous +avisez de faire les malins... il vous en cuira....</p> + +<p>En un clin d'œil, Gauche avait été mis dans l'impossibilité de faire le +moindre mouvement, et déjà le bâillon s'abattait sur ses lèvres, lorsque +de sa bouche sortit un sifflement étrangement modulé.</p> + +<p>—Te tairas-tu, vipère? cria Biscarre.</p> + +<p>Et de son poing il lui martela la tête.</p> + +<p>Encore ne comprenait-il pas ce que signifiait ce sifflement. Or, il +répondait à une convention faite de longue date entre les deux frères. +S'ils étaient attaqués tous deux, tant que l'un et l'autre conservaient +l'espoir de vaincre leurs adversaires, ils luttaient, mais dès qu'ils se +sentaient vaincus, celui qui le premier reconnaissait la résistance +impossible avertissait son frère, dont le rôle devait alors se borner à +tenter l'évasion, et surtout à s'abstenir de prendre part au combat, +fût-ce dans l'espoir de la délivrance. Ce qu'ils ne voulaient point +risquer, c'était que la liberté leur fût ravie en même temps à tous +deux. Tant que l'un était libre, l'autre conservait l'espoir. Droite +avait entendu, et immédiatement il avait cessé de lutter contre ses +adversaires, ne songeant plus qu'à saisir l'occasion favorable.</p> + +<p>—Tenez-vous l'autre? cria Biscarre.</p> + +<p>—Il ne bouge même plus, répondit Truard, l'un des complices.</p> + +<p>Biscarre serra de nouveau les cordes qui entravaient les mouvements de +Gauche.</p> + +<p>—Je vais finir l'affaire de l'autre manchot, dit-il.</p> + +<p>Et il se rapprocha du groupe des trois hommes qui maintenaient Droite. +Mais avant qu'il fût arrivé, celui-ci, d'un seul bond, s'était relevé: +d'un coup vigoureusement assené, il avait assommé un de ses adversaires, +et s'était élancé sur le côté de la route; là, il hésitait encore: +devait-il, malgré leurs conventions formelles, revenir au secours de son +frère?</p> + +<p>Son hésitation ne fut pas de longue durée. Les trois assassins s'étaient +jetés à sa poursuite.</p> + +<p>—Arrêtez! cria Biscarre.</p> + +<p>On entendit le craquement d'une batterie, et un coup de feu retentit: la +balle effleura la tête de Droite. Par un hasard inespéré, l'adresse de +Biscarre s'était trouvée en défaut.</p> + +<p>—Malédiction! cria le forçat.</p> + +<p>Mais déjà Droite avait disparu. Biscarre, poussant d'épouvantables +jurements, revint vers Gauche, toujours immobile.</p> + +<p>—Du moins, murmura-t-il, celui-là ne m'échappera pas.</p> + +<p>On sait le reste.</p> + +<p>Gauche était au pouvoir de Biscarre. Le malheureux gisait sur le sol, +dans le laboratoire de Blasias. Il n'avait pas perdu son sang-froid, il +devinait qu'il était aux mains d'un ennemi implacable.... Qu'allait-il +se passer? Quel était cet homme? Pourquoi l'avait-on amené dans ce lieu +sinistre?</p> + +<p>Biscarre avait fermé la porte du laboratoire, puis il s'était courbé sur +le corps du manchot.</p> + +<p>—Écoute-moi bien, lui dit-il, de sa voix stridente, et je t'engage, +dans ton intérêt, à ne pas perdre une seule de mes paroles. Ta vie est +entre mes mains, et je suis décidé, en cas de résistance, à te tuer +comme un chien.... Veux-tu répondre à mes questions?... Je vais +t'enlever ton bâillon, mais en même temps, je tiendrai appuyé sur ton +crâne la gueule d'un pistolet.... Au moindre cri, je te fais sauter la +cervelle.</p> + +<p>Tenant d'une main l'arme de mort, de l'autre Biscarre approcha sa +lanterne de son visage.</p> + +<p>—Tu peux répondre avec les yeux: m'entends-tu?</p> + +<p>—Oui, fit Gauche du regard.</p> + +<p>—Tu t'engages à me répondre?</p> + +<p>—Oui, répéta l'autre du même signe.</p> + +<p>—C'est bien.</p> + +<p>Gauche sentit le froid du pistolet appuyé à sa tempe, tandis que +Biscarre détachait le bâillon. Un long soupir de soulagement s'échappa +de la poitrine du malheureux. Ce fut tout. Il attendit.</p> + +<p>—Il y a deux jours, dit Biscarre, deux hommes sont entrés dans votre +baraque, et depuis ce moment ils n'ont pas reparu.</p> + +<p>—C'est vrai, dit Gauche.</p> + +<p>—Ils ont été tués?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Enlevés alors?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>Gauche garda le silence.</p> + +<p>—Tu n'oublies rien de ce que je t'ai dit: parle ou je te tue.</p> + +<p>—Vous me tuerez!</p> + +<p>—En vérité... nous jouons au Spartiate...</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Alors, si tu t'es attaqué à eux, c'est que tu agissais d'après des +ordres?</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Tu es donc un des membres d'une association secrète?</p> + +<p>—Je suis l'ennemi des criminels et des maudits...</p> + +<p>—Bon! fit Biscarre en riant, voilà qui est parler, et je suppose que tu +me fais l'honneur de me compter au nombre de ces adversaires; mais là +n'est pas la question: je veux, je veux, entends-tu bien, savoir quels +sont ceux qui t'emploient.</p> + +<p>—Appuyez votre doigt sur la gâchette, dit Gauche, car je jure que je ne +dirai rien.</p> + +<p>Biscarre eut un mouvement de rage. Peut-être allait-il le tuer, quand +tout à coup une pensée traversa son cerveau.</p> + +<p>—Ainsi, tu ne parleras pas?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Alors même que je te briserais les membres et que je te déchirerais +les chairs?</p> + +<p>—Suis-je donc au pouvoir du bourreau?</p> + +<p>—Tu es au pouvoir d'un homme qui veut ton secret...</p> + +<p>—Eh bien! torturez-moi, brisez-moi, je ne parlerai pas! Croyez-moi, +mieux vaut en finir tout de suite; tuez-moi.</p> + +<p>Biscarre ricana:</p> + +<p>—Pas encore, fit-il; et d'abord, puisque tu ne daignes pas m'être +reconnaissant d'avoir bien voulu te rendre la liberté de la langue, tu +me permettras de retirer cette concession.</p> + +<p>D'un mouvement rapide, il rattacha aux lèvres de Gauche le bâillon un +instant écarté.</p> + +<p>—Et maintenant, continua Biscarre, je t'avertis que malgré tout ton +courage, malgré la force de ta volonté, tu parleras. Une dernière fois, +je te dis que toute résistance de ta part est inutile, et pour te le +prouver, sache que déjà deux d'entre vous sont mes prisonniers. Ne +connais-tu pas le marquis Archibald de Thomerville et sir Lionel +Storigan?</p> + +<p>Un râle sourd s'échappa de la poitrine du malheureux, tandis qu'une +sueur froide mouillait tout son corps. Ainsi déjà une partie du secret +était au pouvoir de ce misérable!... C'était une effrayante +révélation!...</p> + +<p>—Voilà qui commence à te toucher, mon brave, continua Biscarre. +Allons!... décide-toi... mange le morceau.</p> + +<p>Les yeux de Gauche se fixèrent sur le visage de Biscarre avec une +expression de profond mépris. Biscarre comprit que c'était un refus.</p> + +<p>—A ton aise, donc. Je te le répète, tu parleras quand même.</p> + +<p>Biscarre n'avait-il pas à sa disposition les moyens qui déjà avaient eu +raison du mutisme de Silvereal? Sans perdre un instant, il cacha son +visage sous un masque de verre, alluma une lampe d'esprit-de-vin et +plaça sur le réchaud une cornue de terre d'où, après quelques minutes, +une vapeur blanchâtre commença à s'échapper. L'effet ne se fit pas +attendre. Les effluves du narcotique saisirent Gauche, toujours étendu à +terre. En vain, il tenta de résister; en vain, tendant tous ses muscles, +il chercha à rassembler ses forces défaillantes. Le feu brilla plus +ardent et plus clair, les vapeurs se répandirent dans toute l'étroite +pièce comme un nuage, ses yeux se fermèrent, sa poitrine se souleva dans +un dernier effort; mais la résistance était vaincue: il dormait. +Biscarre se rapprocha de lui, et se baissant, il lui posa la main sur la +poitrine. La respiration était lente et régulière. Alors, encore une +fois Biscarre détacha le bâillon, puis il plaça un flacon sous les +narines de Gauche, chez lequel se manifestèrent les symptômes que nous +avons déjà décrits, et il commença l'interrogatoire:</p> + +<p>—Quelle est l'association dont tu fais partie?</p> + +<p>—C'est le Club des Morts.</p> + +<p>Biscarre se souvint tout à coup de l'indication donnée par Bridoine à +Diouloufait:</p> + +<p>—Ne tient-il pas ses séances dans une maison du carré Marigny?</p> + +<p>—Oui... au bout du Cours-la-Reine...</p> + +<p>—MM. de Thomerville et sir Storigan n'en font-ils pas partie?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Quels sont les autres?</p> + +<p>—M. Armand de Bernaye et mon frère.</p> + +<p>—N'est-il pas d'autres affiliés?</p> + +<p>—Je ne les connais pas.</p> + +<p>—Quel est le but de l'association?</p> + +<p>—Lutter contre le mal, défendre les honnêtes gens, punir les criminels.</p> + +<p>Biscarre ne put réprimer un sourire.</p> + +<p>—Quel est votre chef?</p> + +<p>A cette question, un tressaillement convulsif agita le corps de Gauche. +On eût dit qu'un scrupule inconscient luttait encore contre la +contrainte subie.</p> + +<p>—Parle!</p> + +<p>—Notre chef, c'est... une femme.</p> + +<p>—Son nom?</p> + +<p>Mais avant que Gauche eût répondu, un craquement sinistre se fit +entendre. Biscarre bondit sur lui-même. Le bruit venait du côté de la +cour, là même où la muraille s'appuyait au caveau par lequel Maloigne +était passé pour l'espionner. Biscarre, le pistolet à la main, tendait +l'oreille. Au même instant, des coups redoublés attaquèrent la muraille, +qui, peu solide, chancelait déjà. Biscarre reculait vers le magasin, +l'œil fixé sur les pierres qui se disjoignaient. Les coups résonnaient +plus rapides et plus violents. Tout à coup, il y eut un écroulement, et +une brèche s'ouvrit. Deux hommes parurent.</p> + +<p>—Bernaye!... l'autre frère!... cria Biscarre. Pardieu! le Club des +Morts est venu tout entier se livrer à moi....</p> + +<p>D'un geste brusque, il abaissa son arme. Mais avant qu'il eût tiré, une +épouvantable détonation retentit. Les pierres, en tombant, avaient brisé +plusieurs fioles remplies de mélanges chimiques qui s'étaient subitement +enflammés. Il y eut un horrible vacillement. La flamme, en une seconde, +remplit la masure de bois. Biscarre avait reculé; il était maintenant +dans la première pièce, protégé contre ses ennemis par une barrière de +feu.</p> + +<p>—En avant! cria de Bernaye.</p> + +<p>Droite avait saisi le corps de son frère et l'avait entraîné au dehors. +Bernaye, d'un bond, franchit les flammes; mais à ce moment, les poutres +ébranlées tombèrent avec fracas. Bernaye, frappé, tomba. Quand il se +releva, la porte était ouverte. Biscarre fuyait sur le quai.</p> + +<p>—Droite! Gauche! cria Bernaye. Chassons la bête fauve!...</p> + +<p>Les deux frères étaient là. L'air vif de la nuit avait subitement +dissipé l'ivresse passagère de Gauche. On apercevait l'ombre de Biscarre +courant sur le quai.</p> + +<p>—En avant! cria encore Armand.</p> + +<p>Tous trois s'élancèrent sur ses traces. Les deux frères étaient alertes +et vigoureux. C'était une étrange chasse à l'ombre. Mais voici qu'une +lueur éclaira tout à coup la scène.... C'était la maison du vieux +Blasias qui brûlait. Déjà des maisons voisines les cris: «Au feu!» se +faisaient entendre. Les dernières bonbonnes du laboratoire éclataient +avec un bruit semblable à la détonation d'armes à feu.</p> + +<p>Un ruisseau étincelant coulait sur le quai.</p> + +<p>—Archibald!... Lionel!... fit tout à coup Armand.</p> + +<p>—Les malheureux!... répondit Gauche, ils sont prisonniers!...</p> + +<p>—Dans cette maison?</p> + +<p>—Sans doute!...</p> + +<p>—Alors ils sont perdus!... Il nous faut cet homme mort ou vivant.... +Les Morts sont sacrifiés au devoir!...</p> + +<p>Et, sans s'arrêter, sans tourner la tête en arrière, les trois hommes +poursuivaient Biscarre. Celui-ci, se voyant en pleine lumière, avait +bondi sur le parapet du quai! puis, d'un élan surhumain, il s'était jeté +sur la berge. Mais, un instant après, les trois hommes sautaient +derrière lui. Qu'espérait-il? Il allait droit au fleuve gonflé qui +roulait entre les rives ses flots noirâtres.</p> + +<p>—Nous nous emparerons de lui, dit Gauche. A l'eau; à l'eau!...</p> + +<p>Un bruit mat leur répondit. Biscarre venait de s'élancer dans le fleuve. +Derrière lui, Droite et Gauche... puis Armand. Ils s'efforçaient de le +cerner. Lui plongeait... et, pendant quelques instants, sa trace +disparaissait. Puis sa tête émergeait, et, à chacune de ses tentatives, +il semblait que ses ennemis se rapprochassent de lui. Évidemment, sa +respiration s'épuisait. Armand n'était plus qu'à deux mètres de lui.... +En face, les deux frères lui coupaient la retraite. Il se rapprochait de +la rive. Qu'on pût le contraindre à y remonter, et cette fois il était +pris.... Mais tout à coup, il battit l'eau de ses deux mains et +s'enfonça. Les trois nageurs se rejoignirent.</p> + +<p>—Attendons, dit Armand, il va reparaître, et cette fois ce sera la +dernière....</p> + +<p>En effet, après quelques instants, une masse noire flotta.</p> + +<p>—C'est lui, dit Droite en fendant l'eau.</p> + +<p>Mais au même moment, une seconde forme parut à la surface.</p> + +<p>—C'est lui! cria Armand.</p> + +<p>Et sa main, s'accrochant au corps, l'entraîna vigoureusement sur la +berge. Il se pencha sur lui, le considérant au reflet rouge de +l'incendie qui éclairait le ciel. Il poussa un cri:</p> + +<p>—Archibald!...</p> + +<p>Et à ce cri un autre répondit, poussé par les deux frères qui, eux +aussi, avaient ramené un corps sur la rive, c'était celui de sir +Lionel.... Quant à Biscarre, il avait disparu. Était-il mort?<br /></p> + + + + +<h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> A cette époque, ce crime entraînait la mort, les +<i>circonstances atténuantes</i> n'existaient pas encore.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Note_2_2" id="Note_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Les Khmers sont les ancêtres aujourd'hui disparus des +habitants du Cambodge, au sud du royaume de Siam.</p></div> + + +<h3><span class="smcap">fin de la première partie</span></h3> + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h5>F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.</h5> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les loups de Paris, by Jules Lermina + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES LOUPS DE PARIS *** + +***** This file should be named 17281-h.htm or 17281-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/2/8/17281/ + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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