summaryrefslogtreecommitdiff
path: root/17319-h
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:50:50 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:50:50 -0700
commita86b773201f9f968f0f19af6ce79cfb84b866337 (patch)
tree49e6c76aaf789c1ab1e6e2344135fff367e68a5f /17319-h
initial commit of ebook 17319HEADmain
Diffstat (limited to '17319-h')
-rw-r--r--17319-h/17319-h.htm11624
1 files changed, 11624 insertions, 0 deletions
diff --git a/17319-h/17319-h.htm b/17319-h/17319-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..ec7d7cc
--- /dev/null
+++ b/17319-h/17319-h.htm
@@ -0,0 +1,11624 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+ <title>Chateaubriand</title>
+ <meta name="author" content="Jules Lemaitre">
+
+<style type=text/css>
+
+body {margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;}
+p {text-align: justify}
+p.droite {text-align: right}
+p.milieu {text-align: center}
+blockquote {text-align: justify}
+
+hr {width: 50%; text-align: center}
+hr.full {width: 100%}
+hr.short {width: 20%; text-align: center}
+
+.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%;
+ float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed;
+ width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left}
+
+span.pagenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute}
+
+.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%;
+ text-align: left}
+.poem .stanza {margin: 1em 0em}
+.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;}
+.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em}
+.poem p.i2 {margin-left: 1em}
+.poem p.i4 {margin-left: 2em}
+.poem p.i6 {margin-left: 3em}
+.poem p.i8 {margin-left: 4em}
+.poem p.i10 {margin-left: 5em}
+.poem p.i20 {margin-left: 10em}
+.poem p.i30 {margin-left: 15em}
+</style>
+
+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Chateaubriand, by Jules Lemaître
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Chateaubriand
+
+Author: Jules Lemaître
+
+Release Date: December 16, 2005 [EBook #17319]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+Character set for HTML: ISO-8859-1
+
+
+</pre>
+
+<h1>CHATEAUBRIAND</h1>
+
+<h4>CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</h4>
+
+
+
+<p>DU MÊME AUTEUR</p>
+
+<p>Format grand in-18</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>LES ROIS, roman, 1 vol.</p>
+<p>JEAN-JACQUES ROUSSEAU, 1 vol.</p>
+<p>JEAN RACINE 1 &mdash;</p>
+ </div><div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>THÉATRE</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>L'AINÉE, comédie en quatre actes.</p>
+<p>L'AGE DIFFICILE, comédie en trois actes.</p>
+<p>BERTRADE, comédie en quatre actes.</p>
+<p>LA BONNE HÉLÈNE, comédie en deux actes, en vers.</p>
+<p>LE DÉPUTÉ LEVEAU, comédie en quatre actes.</p>
+<p>PLIPOTE, comédie en trois actes.</p>
+<p>MARIAGE BLANC, drame en trois actes.</p>
+<p>LA MASSIÈRE, comédie en quatre actes.</p>
+<p>LE PARDON, comédie en trois actes.</p>
+<p>RÉVOLTÉE, pièce en quatre actes.</p>
+<p>LES ROIS, drame en cinq actes.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>En cours de publication:</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>THÉATRE COMPLET</p>
+<p>Déjà parus, tomes I, II et III 3 vol.</p>
+ </div> </div>
+
+
+
+
+<h2>JULES LEMAITRE</h2>
+
+<h4>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</h4>
+
+
+
+<p>CHATEAUBRIAND</p>
+
+
+
+<p>PARIS</p>
+
+<p>CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</p>
+
+<p>3, RUE AUBER, 3</p>
+
+
+
+
+<h1>CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a></h1>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a><p>Ce cours a été professé à la «Société des Conférences».</p></blockquote>
+
+
+
+<h2><a name="conf1"></a>PREMIÈRE CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>ENFANCE ET JEUNESSE.&mdash;LE VOYAGE EN AMÉRIQUE</h3>
+
+
+<p>Chateaubriand! Quelles images fait surgir aussitôt
+ce nom sonore? Une magnifique série d'attitudes
+et de costumes. Un enfant rêveur, dans les
+bruyères, autour d'un vieux château... Un jeune
+officier français chez les Peaux-Rouges, parmi des
+sauvagesses charmantes, dans la forêt vierge... Un
+livre qui fait rouvrir les églises et sortir les processions... Le
+clair de lune, la cime indéterminée des
+forêts, l'odeur d'ambre des crocodiles... Un écrivain
+jaloux de la gloire de Napoléon... Un royaliste
+qui sert le roi avec la plus dédaigneuse fidélité... Un
+vieillard sourd près du fauteuil d'une vieille
+dame, belle et aveugle... Un tombeau dans les
+rochers sur la mer...</p>
+
+<p>Quoi encore? Il avait la plus belle tête du monde,
+et dont on ne conçoit les cheveux que fouettés
+par le vent. Il a su exprimer avec des mots plus
+de sensations qu'on n'avait fait avant lui. Il est
+l'homme qui a «renouvelé l'imagination française»
+(Faguet). Il est le père du romantisme et de presque
+toute la littérature du dix-neuvième siècle. Et il
+est l'inventeur d'une nouvelle façon d'être triste.</p>
+
+<p>Et puis? En ce qui regarde sa gloire, sa chance est
+inouïe, presque égale à celle de l'Empereur. Il est,
+entre nos grands écrivains, le seul qui soit pleinement
+«à cheval» sur deux mondes, le seul qui ait
+appartenu à l'ancien régime et au nouveau, le seul
+qui ait presque autant vécu dans l'un que dans
+l'autre, le seul aussi qui ait tant voyagé et qui ait
+vu tant d'aspects de la terre. Il est né en 1768,
+dix ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau.
+Il est mort en 1848, quand Taine et Renan écrivaient
+déjà. Nos pères auraient pu le voir entrer
+à l'Abbaye-aux-Bois.</p>
+
+<p>Comme l'ancienne France et la nouvelle, il a
+connu le dur passage de l'une à l'autre; il en a
+souffert dans son âme et dans sa chair. Il a vu la
+Révolution et il a vu l'Empire. Son génie a reçu
+de la réalité les plus beaux ébranlements. Il a
+«bâillé sa vie», c'est entendu; mais nul n'a été
+plus aimé, et nul n'a plus joui de sa gloire et de
+sa tristesse. Orgueil, désir, ennui, c'est toute son
+âme. Il nous a légué des façons de sentir où nous
+trouvons encore des délices.</p>
+
+<p>Voilà, sommairement, ce que Chateaubriand
+est pour nous, et ce qu'il était pour moi, avant
+que j'eusse entrepris de l'étudier de plus près.
+Je ne sais pas du tout si nous découvrirons en lui
+quelque chose de plus, ou bien autre chose. Nous
+verrons bien. Sa bibliographie est énorme. Je n'ai
+pas tout lu, il s'en faut. Je ne vous promets pas
+d'être complet; je ne vous promets pas d'être original:
+je ne puis vous assurer que ma sincérité.
+Ce que je vous propose, en somme, c'est une libre
+promenade à travers la vie et l'&oelig;uvre de Chateaubriand.</p>
+
+<p>Naturellement, je me servirai beaucoup des
+<i>Mémoires d'outre-tombe</i>, surtout pour ses commencements,
+sur lesquels nous n'avons que son témoignage.
+Je m'en servirai avec la prudence qui convient:
+car, lorsqu'il nous raconte son enfance,
+il a déjà quarante ans. Mais aussi la façon dont il
+voit l'enfant qu'il a été nous fait mieux connaître
+l'homme.</p>
+
+<p>Le 4 septembre 1768 naissait, à Saint-Malo, dans
+une rue sombre et étroite, appelée la rue des Juifs,
+le chevalier François-Auguste de Chateaubriand.
+«Il était presque mort quand il vint au jour.» «Le
+mugissement des vagues soulevées par une bourrasque
+annonçant l'équinoxe d'automne empêcha
+d'entendre ses cris... Le bruit de la tempête berça
+son premier sommeil... Le Ciel sembla réunir ces
+diverses circonstances pour placer dans son berceau
+une image de ses destinées.» Bref, Chateaubriand
+naquit sans aucune simplicité.</p>
+
+<p>Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre
+s&oelig;urs survivaient, lorsque, comme il dit, «la vie
+lui fut infligée». Ne faites pas attention et ne vous
+désolez pas; cette vie fut, en effet, l'une des plus
+magnifiques que l'on connaisse, et Dieu sait s'il en
+a joui! Sauf à l'armée de Condé, après sa blessure,
+puis à Londres, et peut-être beaucoup plus tard,
+dans l'extrême vieillesse, je ne crois pas qu'il ait
+excessivement souffert. Il a été triste, oui; mais
+être triste, c'est tout autre chose: c'est même, pour
+lui, presque le contraire.</p>
+
+<p>Il dit encore: «Il est probable que mes quatre
+s&oelig;urs durent leur existence au désir de mon père
+d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second
+garçon; je résistais; j'avais aversion pour la vie.»
+Son père et sa mère ne l'avaient donc pas désiré
+pour lui-même. Il n'a pas été extrêmement aimé
+par eux. Il les a peu aimés. Son père, cadet d'une
+famille ancienne, et qui avait réparé la fortune
+de la maison par le commerce en temps de paix et
+la course en temps de guerre, était un sinistre
+vieux gentilhomme; sa mère, une dame grondeuse
+et avare. «Mon père était la terreur des domestiques,
+ma mère le fléau.» D'ailleurs «une véritable
+sainte», dit-il autre part: car ça n'empêche
+pas.</p>
+
+<p><i>Cui non risere parentes</i>... «Celui à qui ses parents
+n'ont pas souri ne fut jamais admis à la table d'un
+dieu ni au lit d'une déesse.» Cela ne fut point vrai
+de Chateaubriand, qui, certes, s'assit aux banquets
+des olympiens et connut les amours des déesses
+mortelles. La rudesse même et la solitude de son
+enfance et ce Combourg avare de sourires préparaient
+en lui ce génie par où il devait régner et
+plaire. «Cette dure éducation, dit-il, a imprimé à
+mes sentiments un caractère de mélancolie.»</p>
+
+<p>«On me livra, dit-il encore, à une enfance
+oisive.» Oisive, mais libre et très peu surveillée.
+À Saint-Malo, il pousse comme il plaît à Dieu, il
+vagabonde, se bat et polissonne tout le jour. C'est
+un gamin un peu court, avec une grosse tête,
+robuste et dru. Je crois bien qu'il exagère, lorsqu'il
+dit: «J'étais surtout désolé, quand je paraissais
+déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs
+habits neufs et de leur braverie», ou bien, le jour
+de sa première communion, à Dol: «Mon bouquet
+et mes habits étaient moins beaux que ceux de
+mes compagnons.» (Pourquoi? était-il si pauvre?
+ou sa mère si indifférente?) ou enfin: «Une pierre
+m'atteignit si rudement (dans une rixe entre galopins)
+que mon oreille gauche, à moitié détachée,
+tombait sur mon épaule» (il a cette manie de grossir
+tout ce qui le touche). Mais il eut, certainement,
+une enfance tumultueuse, à plaies et à bosses, et
+qui fait songer à l'enfance de son compatriote
+Duguesclin.</p>
+
+<p>Il fit des études décousues à Dol, à Rennes, à
+Dinan. C'était un enfant très orgueilleux et très
+passionné, en même temps que farouche et rêveur.
+Tout, dit-il, était passion chez lui, en attendant
+les passions mêmes. Il faut lire sa résistance délirante,
+un jour qu'il a été condamné à recevoir
+le fouet: «L'idée de la honte n'avait point approché
+de mon éducation sauvage: à tous les âges de
+ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse
+préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature
+vivante.» Chez lui, ce que j'appellerai la
+crise de la première communion et ensuite la crise
+de la puberté furent d'une extrême violence. Je
+ne sais ce qu'il avait caché en confession; sûrement
+autre chose qu'une désobéissance ou un larcin
+de confiture. Le prêtre le devine et insiste; l'enfant
+avoue... «Je n'aurai jamais un tel moment
+dans ma vie... Je sanglotais de bonheur.» Or,
+cette même année, le hasard avait fait tomber
+entre ses mains un Horace complet. En outre, il
+dérobe un Tibulle. Le quatrième livre de <i>l'Enéide</i>
+et le sixième de <i>Télémaque</i> le troublent plus que
+de raison. Des sermons mêmes de Massillon sur <i>la
+Pécheresse</i> et sur <i>l'Enfant prodigue</i>, il tirait des
+émotions sensuelles.</p>
+
+<p>Et bientôt, revenu à Combourg, ce sont des songeries
+ardentes, et des courses folles dans les bois.
+«... J'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une
+manière qui m'était inconnue devait être la félicité
+suprême... Je me composai une femme
+de toutes les femmes que j'avais vues...» C'est ici
+que se place le développement fameux sur la
+«sylphide», le fantôme d'amour, sur la «charmeresse
+qui le suit partout» et qui «varie au
+gré de sa folie». Morceau de rhétorique, mais
+ardente vers la fin, et mélangée de quelques traits
+plus précis: «Mes yeux se creusaient, je maigrissais,
+je ne dormais plus; j'étais distrait, triste,
+ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une
+manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant
+<i>pleine de délices</i>.» Il nous dit aussi que sa ferveur
+religieuse se ralentit alors; et je le crois sans peine.</p>
+
+<p>À Combourg, où il a presque toujours passé
+ses vacances, il fait, ses premières études finies,
+un séjour un peu long. Combourg est un sombre
+château féodal parmi des étangs et des landes.
+Combourg est lugubre, mais d'un grand aspect et
+qui tout de même le remplit d'orgueil. Les soirs
+d'hiver, après le souper, dans la grande salle éclairée
+d'une seule chandelle, pendant que le père
+maniaque fait invariablement les cent pas, la mère
+et les enfants demeurent silencieux devant la vaste
+cheminée; puis le chevalier va se coucher dans un
+donjon isolé, où «il ne perd pas un murmure des
+ténèbres». Mais, le jour, il fait ce qu'il veut, et,
+pour se consoler, il a ses quatre s&oelig;urs et surtout
+Lucile.</p>
+
+<p>Lucile est une étrange fille, belle, pâle, avec
+«quelque chose de rêveur et de souffrant».
+«Tout lui était souci, chagrin, blessure... À dix-sept
+ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années... Elle
+avait des songes prophétiques.» Tous deux
+font ensemble d'interminables promenades et
+s'échauffent sur la littérature. Ils traduisent
+ensemble les plus beaux et les plus désespérés passages
+de Job et de Lucrèce sur la vie. Elle écrit de
+petits poèmes en prose, «d'une sensibilité passionnée».
+Il lui raconte tout ce qu'il rêve; elle
+lui dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ils
+s'amusent et s'entraînent tous deux à être tristes
+de cette tristesse «qui a fait, dit-il, mon tourment
+et <i>ma félicité</i>».</p>
+
+<p>Comment, ayant cette amie à son côté, en vient-il
+à songer au suicide? Il ne l'explique que par
+ces mots: «Lucile était malheureuse, ma mère ne
+me consolait pas, mon père me faisait éprouver les
+affres de la vie.» Et il est vrai que ce fut, plutôt
+qu'un suicide, une sorte de défi à la destinée. Il
+possédait un fusil de chasse dont la détente était
+usée: «Je chargeai ce fusil..., je l'armai, j'introduisis
+le bout du canon dans ma bouche, je frappai
+la crosse contre terre, je réitérai plusieurs fois; le
+coup ne partit pas, l'apparition d'un garde suspendit
+ma résolution.» Peut-être bien qu'il
+n'avait pas frappé la crosse très fort... Puis il
+raconte cela vingt-cinq ans après. Enfin, ce fut
+tout au moins une manière de jouer assez dangereusement
+avec la mort. Mais je ne puis m'empêcher
+de croire qu'il a triché.</p>
+
+<p>Comme il rêvait et désirait tout, et qu'en outre
+il répugnait à toute discipline, il ne sut pas choisir
+son métier et sa vie. On avait pensé à faire de lui
+un marin: il s'était dérobé. Ensuite il avait dit
+qu'il serait prêtre, mais bientôt il ne voulut plus.
+«Abbé, je me parus ridicule.»&mdash;«Je dis donc
+à ma mère que je n'étais pas assez fortement
+appelé à l'état ecclésiastique.» En quoi il ne se
+trompait pas. Alors il déclara qu'il irait au Canada
+défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service
+chez quelque rajah. Projet vague et admirable.
+Son père demanda simplement pour lui un
+brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre.</p>
+
+<p>Après quelques mois de garnison à Cambrai,
+il vient à Paris et y fait d'abord un peu la figure du
+Huron de Voltaire, ou plutôt celle que, dans les
+<i>Natchez</i>, il prêtera à Chactas visitant Paris. Il
+est présenté au roi, suit la chasse à Versailles.
+Il retrouve à Paris deux de ses s&oelig;urs: Julie, devenue
+madame de Farcy, élégante et brillante,&mdash;et
+Lucile. Il s'attache à Malesherbes, dont son frère
+est devenu le parent par son mariage avec une
+Rosambo.&mdash;Son père meurt en 1786.</p>
+
+<p>On était à la veille de la Révolution: «Tout
+était dérangé dans les esprits et dans les m&oelig;urs... Les
+magistrats tournaient en moquerie la gravité
+de leurs pères... Le prêtre, en chaire, évitait le
+nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur
+des chrétiens... Le suprême bon ton était d'être
+Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à
+l'armée: d'être tout, excepté Français. Ce que l'on
+faisait, ce que l'on disait n'était qu'une suite d'inconséquences.»
+Ainsi écrit-il trente ans plus tard:
+mais, au moment même, il n'est pas trop mécontent
+de ce qui arrive. «Nous nous entendions en
+politique (avec M. de Malesherbes): les sentiments
+généreux du fond de nos premiers troubles allaient
+à l'indépendance de mon caractère, l'antipathie
+naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force
+à ce penchant.»</p>
+
+<p>Mais le monde littéraire l'attire. Il débute dans
+l'<i>Almanach des Muses</i>; mon Dieu, oui. Il fréquente
+Parny, Ginguené, Flins, Le Brun, La Harpe,
+Chamfort, et son futur grand ami, et qui lui sera
+si bienfaisant et si fidèle, Fontanes. De quelques-uns
+de ces écrivains, il trace, trente ans après, des
+portraits fort pittoresques et malveillants: c'est
+qu'alors il les juge avec une autre âme, avec ce que
+les événements lui ont appris, et du rang où il
+s'est placé.</p>
+
+<p>Voici, par exemple, comment, en 1820, il juge
+Chamfort: «Atteint de la maladie qui a fait les
+jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes
+le hasard de sa naissance... Quand il vit que
+sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna
+contre lui-même les mains qu'il avait levées
+contre la société. Le bonnet rouge ne parut plus
+à son orgueil qu'une autre espèce de couronne,
+le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont
+les Marat et les Robespierre étaient les grands
+seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs
+jusque dans le monde des douleurs et des larmes,
+condamné à n'être encore que vilain dans la féodalité
+des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper
+aux supériorités du crime...»</p>
+
+<p>Mais, à vingt ans, il est fort content de connaître
+Chamfort et de l'amener quelquefois souper dans
+sa famille. Et, même un peu plus tard, dans son
+<i>Essai historique</i>, il est beaucoup moins sévère, et
+pour Chamfort et pour les autres.</p>
+
+<p>C'est qu'il a assisté, et de tout près, aux commencements
+de la Révolution, et que, malgré les horreurs
+dont il a été témoin: la prise de la Bastille,
+et les têtes de Berthier et de Foulon passant
+sous ses fenêtres, et le 5 octobre et les premières
+grandes journées criminelles, il a senti l'ivresse révolutionnaire,
+l'ivresse du Paris de la rue, des clubs,
+des spectacles, des maisons de jeu, et du Palais-Royal.
+Deux fois, il a rencontré Mirabeau; il le
+juge avec une extrême indulgence, ou plutôt il
+l'admire: «Ce fils des lions, lion lui-même à tête
+de chimère... était tout roman, tout poésie, tout
+enthousiasme... Mirabeau m'enchanta de récits
+d'amour, de souhaits de retraite... Malgré son
+immoralité, il n'avait pu fausser sa conscience.»</p>
+
+<p>Ce qu'il y a d'effréné dans Mirabeau s'accorde
+fort bien avec ce qu'il y a d'indompté dans Chateaubriand.
+Tous deux sont fils de pères terribles.
+Et ce qu'il y a d'effréné aussi dans la Révolution
+ne peut lui déplaire: ce redoublement de vie, ce
+mélange des m&oelig;urs anciennes et des m&oelig;urs nouvelles,
+les passions et les caractères en liberté.
+Les périls même, dit-il, ajoutaient à l'intérêt de
+ce désordre. «Le genre humain en vacances se
+promène dans les rues débarrassé de ses pédagogues.»
+Et dans les derniers salons encore
+ouverts en 1790, à l'hôtel de La Rochefoucauld,
+aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de
+Simiane, de Vaudreuil, les personnes les plus élégantes
+connaissent cette ivresse. Et le sentiment
+du péril, et de l'incertitude des choses et des
+ruines proches, les pousse tour à tour aux amours
+rapides, ou aux rêveries dans la solitude, «mêlées
+de tendresses indéfinissables».</p>
+
+<p>Oui, malgré ses premières atrocités, Chateaubriand
+garde, des commencements de la Révolution,
+le meilleur souvenir émotif et esthétique. Le
+désordre des temps lui suggère cette comparaison
+bien inattendue: «Je ne pourrais mieux peindre
+la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à
+l'architecture du temps de Louis XII et de François
+I<SUP>er</SUP>, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler
+au style gothique.» Et, quand la Révolution sera
+tout à fait épouvantable, alors éclatera l'espèce
+de miracle des victoires révolutionnaires, dues en
+grande partie, il est vrai, à l'armée d'ancien régime;
+et cela éblouira sur le jacobinisme jusqu'à Joseph
+de Maistre. C'est, je crois, seulement de nos jours
+qu'on a su voir la Révolution toute nue et sans
+prestige.</p>
+
+<p>Mais Chateaubriand n'en pourra jamais parler
+de sang-froid ni sans une sorte d'admiration
+épouvantée où vivent des souvenirs d'émotions
+fortes et secrètement délicieuses. Il ne sera jamais
+totalement désenchanté de la Révolution. Comme
+les libéraux du dix-neuvième siècle, il distingue toujours,
+dans les événements révolutionnaires, «ce
+qu'il faut condamner, l'accident» et «l'intelligence
+cachée qui jette parmi les ruines les fondements
+du nouvel édifice.» Chose vraiment étrange,
+en 1821 (et il le maintient en 1846), il parle sérieusement,
+comme feront les Michelet et les Quinet,
+d'«une rénovation de l'espèce humaine dont la
+prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant
+jubilé.» C'est que, voyez-vous, cet enfant
+de volupté et de théâtre a trop joui de son imagination
+et s'est trop amusé ces années-là.</p>
+
+<p>Et cependant (ici je ne comprends plus très
+bien), au moment où Paris était si curieux et si
+grisant et présentait tous les jours, à ce passionné
+de drame et d'images, un spectacle unique et irretrouvable,
+tout à coup il part pour l'Amérique
+du Nord.</p>
+
+<p>Dans ses <i>Mémoires</i>, il nous dit subitement (et
+il est vrai que, quelques années auparavant, il
+avait songé à aller au Canada ou aux Indes):
+«Une idée me dominait, l'idée de passer aux États-Unis.
+Je me proposais de découvrir le passage au
+nord-ouest de l'Amérique.» Simplement. Et un
+peu plus loin, il nous dit que M. de Malesherbes
+lui montait la tête sur ce voyage; qu'il allait le
+voir le matin; que, le nez collé sur des cartes, ils
+supputaient tous deux les distances du détroit de
+Behring au fond de la baie d'Hudson; qu'ils
+lisaient les divers récits des voyageurs «anglais,
+hollandais, français, russes, suédois, danois»;
+qu'ils s'inquiétaient du chemin à suivre par terre
+pour attaquer le rivage de la mer polaire; qu'ils
+devisaient des difficultés à surmonter, des précautions
+à prendre, et que Malesherbes lui disait:
+«Si j'étais plus jeune, je partirais avec vous.»</p>
+
+<p>On conçoit que Malesherbes, l'aimant bien et
+craignant pour lui s'il restait à Paris, l'engageât
+dans ce magnifique «divertissement» d'un voyage
+d'exploration (peut-être l'excellent homme feignit-il
+de croire à l'utilité et au sérieux de ce projet).
+Les grands explorateurs, Cook et Lapeyrouse,
+étaient à la mode. On continuait à s'occuper beaucoup
+de l'Amérique, depuis la guerre de l'Indépendance.
+Mais au reste, si Chateaubriand rêve
+de voyage, il rêve surtout, et par là même, de littérature.
+Il a lu en 1787 <i>les Études de la nature</i>, de
+Bernardin de Saint-Pierre, et le roman de <i>Paul et
+Virginie</i>, qui en est un épisode. La nature des tropiques,
+et les papayers et les pamplemousses l'ont
+enchanté. Il aura aussi sa nature à lui et sa palette
+pour la peindre, aux bords de l'Ohio. Puis, il est
+plein de Jean-Jacques. Il va, «au delà des mers,
+contempler le plus grand spectacle qui puisse
+s'offrir à l'&oelig;il du philosophe; méditer sur l'homme
+libre de la nature et sur l'homme libre de la société,
+placés l'un près de l'autre sur le même sol».
+(Introduction à <i>l'Essai</i>.) Paul et Virginie sont déjà
+de petits sauvages, ignorants, hors de la civilisation,
+affranchis de préjugés, innocents et vertueux; mais
+ce sont des petits sauvages blancs. Il trouvera
+mieux avec les Iroquois et les Muscogulges. Car,
+à cette heure-là, il a toutes les illusions de son
+temps. «La révolution, dit-il, marchait à grands
+pas: les principes sur lesquels elle se fondait étaient
+les miens; mais je détestais les violences», etc...
+Il était alors incroyant: «De chrétien zélé que
+j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire
+un esprit faible. Ce changement dans mes opinions
+religieuses s'était opéré par la lecture des
+livres philosophiques.»</p>
+
+<p>C'est donc un disciple et un admirateur de Rousseau
+et de Bernardin qui part pour l'Amérique.
+C'est un fils de marin, qui rêve voyages de
+découvertes. Et c'est aussi un jeune homme triste
+et singulier, qui porte au fond de son c&oelig;ur, comme
+il dit, «un désespoir sans cause».</p>
+
+<p>Et voici une hypothèse complémentaire (elles
+sont toutes permises, puisque, sur sa jeunesse, nous
+ne savons rien que par lui). En 1790, il mène une vie
+fort dissipée. Les deux premières lettres que nous
+ayons de lui (au chevalier de Châtenet) sont d'un
+très mauvais ton. Ce Châtenet voudrait épouser
+Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui écrit:
+«... J'ai rempli tous mes engagements auprès de
+ma s&oelig;ur. Elle t'attend de pied ferme pour continuer
+le roman.» Et plus loin: «Ménage-la, si
+tu la séduis, mon cher Châtenet; songe que c'est
+une vierge.»&mdash;Et, dans la deuxième lettre au
+même: «Je suis fâché qu'Eugénie (sans doute une
+camarade) m'ait mal jugé; elle est la première
+personne qui m'ait reproché le défaut de sensibilité.»
+Si, par sensibilité, elle entendait la tendresse,
+peut-être Eugénie ne se trompait-elle pas
+tant. Donc il s'amuse; et il a des dettes, notamment
+une «dette d'honneur» qui se monte à cinq
+mille livres environ. Et M. Victor Giraud nous a
+raconté en détail comment, pour payer ses dettes,
+le chevalier de Chateaubriand plaçait des bas de
+fil, et même dans son régiment.</p>
+
+<p>Dans ces conditions, M. de Malesherbes a dû le
+presser de partir et, si j'ose dire, l'expédier en
+Amérique, paternellement, comme on y expédiait
+souvent les mauvais sujets.</p>
+
+<p>Donc il s'embarque à Saint-Malo au printemps
+de 1791. Il voyage avec l'abbé Nagot, supérieur
+de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui vont
+à Baltimore. Un de ces séminaristes, l'abbé de
+Mondésir, interrogé cinquante ans plus tard, se
+souvient surtout des allures excentriques et tumultueuses
+et des «menteries incroyables» du chevalier
+de Chateaubriand, qui lui est apparu (on
+le sent) comme une espèce de fou. (Je vous renvoie
+encore à M. Victor Giraud, <i>Nouvelles Études sur
+Chateaubriand</i>.)</p>
+
+<p>Le chevalier de Chateaubriand s'arrête, aux
+Açores (Santa-Cruz), aux îles de Saint-Pierre et
+de Miquelon. Il manque, paraît-il, de se noyer ou
+d'être mangé par un requin en se baignant dans la
+mer. Il débarque à Baltimore, va en voiture à
+Philadelphie où il est reçu par Washington.</p>
+
+<p>Je dois dire qu'il a beau, dans ses <i>Mémoires</i>,
+fortifier cette entrevue d'un parallèle oratoire entre
+Washington et Bonaparte, elle est plus comique
+que grandiose...</p>
+
+<p>Il nous dit fièrement: «Je n'étais pas ému... Visage
+d'homme ne me troublera jamais.» Allons,
+tant mieux. Une petite servante l'introduit.
+Washington est de grande taille, «d'un air calme
+et froid plutôt que noble». Le jeune chevalier
+de Chateaubriand lui explique tant bien que mal
+le motif de son voyage. «Il m'écoutait avec
+une sorte d'étonnement.» (Vous verrez qu'il y
+avait de quoi.) «Je m'en aperçus, et je lui dis
+avec un peu de vivacité: Mais il est moins difficile
+de découvrir le passage du nord-ouest que de
+créer un peuple comme vous l'avez fait.&mdash;<i>Well,
+well, young man!</i> Bien, bien, jeune homme!
+s'écria-t-il en me tendant la main.»</p>
+
+<p>Qu'est-ce que le chevalier avait donc raconté
+à Washington? Et que voulait-il au juste? Voici
+(et c'est le fameux plan arrêté avec M. de
+Malesherbes, qui, à ce qu'il me semble, «en avait
+de bonnes»): «Je voulais, dit-il, marcher à
+l'ouest» (en partant de Baltimore) «de manière
+à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe
+de Californie» (c'est-à-dire traverser l'Amérique
+du Nord dans sa plus grande largeur, et la plupart
+des grands lacs et les montagnes Rocheuses),
+«de là, suivant le profil du continent, et toujours
+en vue de la mer, je prétendais reconnaître le
+détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional
+de l'Amérique, descendre à l'est le long des
+rivages de la mer Polaire et rentrer dans les
+États-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et
+le Canada.»</p>
+
+<p>C'est effrayant! Voilà ce qu'il avait rêvé de
+faire, il y a cent vingt ans, les mains dans ses
+poches. Comme il le dit avec une drôlerie qu'il ne
+paraît pas soupçonner: «Quels moyens avais-je
+d'exécuter cette prodigieuse entreprise? Aucun.»
+Il en prend d'ailleurs très vite son parti: «J'entrevis
+que le but de ce premier voyage serait manqué... et,
+en attendant l'avenir, je promis à la poésie
+ce qui serait perdu pour la science.» Et alors
+au lieu de ce qu'il devait faire, voici ce qu'il
+fait (assure-t-il).</p>
+
+<p>De Philadelphie, une diligence le conduit à
+New-York. Puis il va en bateau, sur l'Hudson,
+jusqu'à Albany. Là, il engage un Hollandais qui
+parle plusieurs dialectes indiens, et, par des régions
+encore sauvages, mais non complètement inhabitées,
+il se dirige vers le Niagara.</p>
+
+<p>Il entre dans la forêt vierge. Il y rencontre un
+hangar où un petit Français, M. Violet, ancien
+marmiton au service du général Rochambeau,
+apprenait à danser à une vingtaine d'Iroquois.
+Il achète des Indiens un habillement en peau
+d'ours; il y ajoute la calotte de drap rouge à
+côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler
+les chiens, la bandoulière des coureurs de bois.
+«Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert;
+je portais la barbe longue; j'avais du sauvage,
+du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une
+partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain
+pour dépister un carcajou.» Il est parfaitement
+heureux.</p>
+
+<p>Il arrive au lac des Onondagas. Il rend visite au
+sachem, qui parle anglais et entend le français.
+Il suit une route tracée par des abattis d'arbres;
+il est reçu dans des fermes de colons, où il y a des
+meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces,
+et où les filles de la maison chantent du Paisiello
+ou du Cimarosa.</p>
+
+<p>Il atteint le Niagara. En voulant descendre dans
+le lit de la cataracte, il tombe sur une saillie de
+rocher, où il se casse le bras gauche, raconte-t-il.
+Il demeure douze jours chez de bons Indiens. Puis,
+son Hollandais le quitte. Alors il «s'associe à des
+trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio».
+Avant de partir, il «jette, dit-il, un coup d'&oelig;il
+sur les lacs du Canada». (Un coup d'&oelig;il, qu'entend-il
+par là? Les lacs du Canada ne sont pas des
+mares).</p>
+
+<p>Il arrive à Pittsbourg, au confluent de Kentucky
+et de l'Ohio. Tout de suite après, il nous décrit le
+confluent de l'Ohio et du Mississipi. Mais une nouvelle
+compagnie de trafiquants, venant de chez
+les Creeks dans les Florides, lui permet de la
+suivre. «Nous nous acheminâmes vers les pays
+connus sous le nom général des Florides.» Cela,
+par terre, en «suivant des sentiers». Mais aussitôt,
+sans qu'on sache comment, il se retrouve sur
+l'Ohio. Il aborde avec ses trafiquants une île située
+dans un des lacs que l'Ohio traverse. Il s'y amuse
+une journée avec deux jeunes Floridiennes, «issues
+d'un sang mêlé de Chiroki et de Castillan».</p>
+
+<p>Son itinéraire devient de plus en plus vague.
+«Je me hâtai de quitter le désert... Nous repassâmes
+les montagnes Bleues... J'avisai au bord
+d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un
+de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai demander
+le vivre et le couvert, et fus bien reçu.» C'est tout.
+Où ce ruisseau? Où cette maison américaine?
+Nous ne savons pas. J'ai envie de dire:&mdash;Lui non
+plus, soyez tranquilles.</p>
+
+<p>Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un
+journal anglais qui lui apprend la fuite du roi
+et son arrestation à Varennes, et la formation de
+l'armée des princes. Subitement, il prend la résolution
+de retourner en France. Il revient à Philadelphie,
+et s'embarque pour le Havre le 10 décembre
+1791.</p>
+
+<p>Il avait passé, d'après les dates qu'il nous donne
+lui-même, exactement cinq mois en Amérique.
+Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau,
+avec des guides, dans des régions connues, une
+excursion que tout Européen robuste pouvait
+accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir démontré
+dans ses <i>Etudes critiques</i>, en se servant du texte
+même du <i>Voyage en Amérique</i> et des <i>Mémoires
+d'outre-tombe</i>, que Chateaubriand n'a pu visiter
+aucune des régions où se dérouleront plus tard ses
+romans; qu'il les a décrites surtout d'après le
+Français Charlevoix et l'Anglais Bartram, mais qu'il
+n'a pu voir les Florides ni même le Mississipi; et
+qu'il a été tout au plus au Niagara. Or, le <i>Voyage
+en Amérique</i> étant son premier ouvrage, M. de
+Chateaubriand aurait donc débuté dans la littérature
+par un mensonge, et par un mensonge qu'il
+a soutenu imperturbablement toute sa vie: car il
+ne cesse dans presque tous ses écrits (<i>Essai sur
+les Révolutions</i>, <i>Génie du christianisme</i>, <i>Itinéraire</i>),
+et dans ses articles et dans ses lettres privées, de
+rappeler son séjour chez les bons sauvages de la
+Louisiane. Mais M. l'abbé Bertrin a défendu Chateaubriand,
+et, il me semble, avec succès sur
+quelques points. Il reste seulement qu'on démêle
+fort mal son itinéraire à partir du Niagara et que,
+souvent, il s'arrange pour nous faire croire qu'il a
+vu beaucoup plus de pays qu'il n'en a visité en
+effet.</p>
+
+<p>Quel qu'ait été son voyage, il en rapporte une
+masse de notes, une suite de descriptions déjà
+soignées et achevées, et probablement une première
+ébauche des énormes <i>Natchez</i>.</p>
+
+<p>Ces notes et ces descriptions, il en transporte une
+partie, en 1822, dans le manuscrit des <i>Mémoires
+d'outre-tombe</i>. Le reste, il le publie, en 1827, sous
+le titre de <i>Voyage en Amérique</i>. Mais les morceaux
+insérés dans les <i>Mémoires</i> ont été sûrement retouchés
+ou même «récrits» par l'auteur; ils sont,
+à n'en pas douter, de sa dernière et souveraine
+manière. Au contraire, le <i>Voyage en Amérique</i>
+semble bien être la reproduction à peu près intacte
+du premier manuscrit; donc, comme je le disais,
+le premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant
+à ce titre.</p>
+
+<p>L'auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il
+est plein, nous le savons, de Jean-Jacques et de
+Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les
+dépasse pas: ce qui n'a rien de surprenant, car
+il n'a que vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais c'est
+déjà fort beau, vraiment.</p>
+
+<blockquote><p>
+Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe
+comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige
+au hasard et n'est embarrassé que du choix des ombrages.
+Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé,
+souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux,
+tandis que les habitants du fleuve accompagnent ma
+course, que les peuples de l'air m'enchantent de leurs
+hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les
+forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur
+le front de l'homme de la société ou sur le mien qu'est
+gravé le sceau immortel de notre origine? Courez vous
+enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos
+petites lois, etc.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il me semble que voilà d'excellent Rousseau.</p>
+
+<p>De même:</p>
+
+<blockquote><p>
+Cette terre commence à se peupler... Les générations
+européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres
+sur ces bords que les générations américaines qu'elles
+auront exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils
+point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces
+déserts où l'homme promenait son indépendance?
+Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la
+cabane ouverte et le haut chêne qui ne porte que le
+nid des oiseaux? La richesse du sol ne fera-t-elle point
+naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il
+d'être la terre du sang, et les édifices des hommes
+embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les
+monuments de la nature?
+</p></blockquote>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage?... Cela
+prouve que l'homme est plutôt un être
+actif qu'un être contemplatif, que dans sa condition
+naturelle il lui faut peu de chose, et que la simplicité
+de l'âme est une source inépuisable de bonheur.
+</p></blockquote>
+
+<p>(À moins, toutefois, qu'il ne regarde les choses
+presque uniquement pour les décrire, qu'il n'ait
+dans son bagage un encrier, une plume et de gros
+cahiers de papier, et que, sous la hutte de l'Indien,
+il ne passe plusieurs heures par jour à aligner
+des phrases artificieuses et savantes dont il attend
+la renommée et l'admiration des hommes,&mdash;comme
+faisait le chevalier de Chateaubriand: et
+c'est là sa principale manière de trouver à la vie
+sauvage «tant de charme».) Et voici d'excellent
+Bernardin de Saint-Pierre, avec peut-être
+quelque chose de plus vif dans le pittoresque:</p>
+
+<blockquote><p>
+À quelque distance du rivage, à l'ombre d'un cyprès
+chauve, nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses
+qui s'élevaient sous l'eau et montaient jusqu'à
+sa surface. Une légion de poissons d'or faisait en silence
+les approches de la citadelle. Tout à coup l'eau bouillonnait;
+les poissons d'or fuyaient. Des écrevisses
+armées de ciseaux, sortant de la place insultée, culbutaient
+leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes
+éparses revenaient à la charge, faisaient plier à leur
+tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentrait
+à reculons pour se réparer dans la forteresse.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ou bien:</p>
+
+<blockquote><p>
+De toutes les parties de la forêt, les chauves-souris
+accrochées aux feuilles élèvent leur chant monotone:
+on croirait ouïr un glas continu.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ou encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux,
+les chardonnerets pourpres brillent dans la verdure
+des arbres; l'oiseau whet-shaw imite le bruit de
+la scie, l'oiseau-chat miaule, et les perroquets qui
+apprennent quelques mots autour des maisons les
+répètent dans les bois.
+</p></blockquote>
+
+<p>Déjà, pourtant, certaines inventions verbales
+et certaines harmonies présagent, semble-t-il, le
+Chateaubriand futur:</p>
+
+<blockquote><p>
+Minuit. Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa
+lumière se rétrécit. J'écoute: un calme formidable
+pèse sur ces forêts; on dirait que des silences succèdent
+à des silences. Je cherche vainement à entendre dans
+un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie.
+D'où vient ce soupir? D'un de mes compagnons: il se
+plaint, bien qu'il sommeille. Tu vis, donc tu souffres:
+voilà l'homme.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas mal, pour un garçon de vingt-deux
+ans. Mais peut-être a-t-il un peu arrangé cela pour
+l'édition de 1827. Avec lui, on ne sait jamais.</p>
+
+<p>Nous l'avons laissé au moment où il s'embarquait,
+pour le Havre. Il nous dit que ce départ soudain
+fut le résultat d'un débat de conscience, qu'il
+lui parut que c'était pour lui un devoir de revenir
+au secours du roi, «quoique les Bourbons n'eussent
+pas besoin d'un cadet de Bretagne». Mais, un peu
+plus loin, à l'heure de rejoindre l'armée des princes,
+il prévoit toutes les objections qu'on peut lui faire
+et s'apprête à les réfuter, fort posément et du ton
+d'un homme qui ne se fait point d'illusions. Cela
+ne lui apparaissait donc pas, en tout cas, comme un
+devoir si impérieux. Je crois que, tout simplement,
+il en avait assez de l'Amérique, comme peut-être,
+lorsqu'il était parti pour l'Amérique, il en avait
+assez de la France. C'était une âme invinciblement
+inquiète.</p>
+
+<p>Un peu avant d'aborder à Saint-Malo, il est
+assailli par une terrible et fort belle tempête, qui
+accroît son magasin de sensations et d'images.</p>
+
+<p>Puis il s'en va à Saint-Malo et se marie.</p>
+
+<p>Pourquoi? pourquoi? pourquoi? C'est affreusement
+simple. Il s'est aperçu qu'il n'avait pas
+assez d'argent pour rejoindre les princes. «On
+me maria, dit-il, afin de me procurer le moyen de
+m'aller faire tuer pour une cause que je n'aimais
+pas.» Il épouse une orpheline, mademoiselle
+Céleste Buisson de la Vigne, «blanche, délicate,
+mince et fort jolie», qu'il avait aperçue trois ou
+quatre fois, et dont «on estimait la fortune de
+cinq à six cent mille francs». C'était donc un
+mariage riche. Mais il se trouva que la fortune de
+sa femme était en rentes sur le clergé: «La nation
+se chargea de les payer à sa façon...» Il faudra
+emprunter; un notaire lui procurera dix mille
+francs. Au moment de partir, il les jouera, et les
+perdra, sauf quinze cents francs. C'est avec ces
+quinze cents francs qu'il partira pour l'armée des
+princes. Ce n'était pas la peine de prendre femme
+pour cela... Il faut dire que c'est sa s&oelig;ur Lucile
+qui l'a voulu marier. Peut-être verrons-nous plus
+tard les raisons qu'elle en avait.</p>
+
+<p>À peine marié, il quitte sa jeune femme. Il
+l'oubliera totalement pendant douze ans. Avant
+son départ, il revoit à Paris M. de Malesherbes
+et lui soumet ses scrupules sur l'émigration. Car,
+dit-il, «mon peu de goût pour la monarchie
+absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti
+que je prenais.» M. de Malesherbes répond à ses
+objections. «Il me cita des exemples embarrassants.
+Il me présenta les Guelfes et les Gibelins
+s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape;
+en Angleterre les barons se soulevant contre Jean
+sans Terre; enfin, de nos jours, il citait la république
+des États-Unis implorant le secours de la
+France.» Mais Chateaubriand nous donne ensuite
+le vrai mobile de son acte: «Je ne cédai réellement
+qu'au mouvement de mon âge, au point
+d'honneur.» Deux décrets ayant déjà frappé
+les émigrés, «c'était dans ces rangs déjà proscrits,
+dit-il, que j'accourais me placer... La menace du
+plus fort me fait toujours passer du côté du plus
+faible». Là, il ne ment pas. L'orgueil, l'impossibilité
+de «subir», l'impossibilité d'être longtemps
+avec la masse, le besoin d'être seul ou avec le petit
+nombre... ce sera toujours sa vraie, sa seule vertu.</p>
+
+<p>Il sort de Paris le 15 juillet 1792 avec son frère
+le comte de Chateaubriand. Ils avaient deux
+passeports pour Lille. Ils passent par Tournay,
+par Bruxelles, «quartier général de la haute émigration»,
+où «les femmes les plus élégantes
+de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui
+ne pouvaient marcher que comme aides de camp,
+attendaient dans les plaisirs les moments de la victoire»;
+il laisse son frère à Bruxelles, traverse
+Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, Trêves,
+où il rejoint l'armée des princes. L'ordre est de
+marcher sur Thionville (où commande Wimpfen).
+L'armée royaliste y arrive le 1<SUP>er</SUP> septembre.</p>
+
+<p>«Auprès de notre camp indigent et obscur en
+existait un autre brillant et riche. À l'état-major
+on ne voyait que fourgons remplis de comestibles;
+on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de
+camp.» Le «camp indigent et obscur» se composait
+de gentilshommes pauvres classés par provinces
+et servant en qualité de simples soldats,
+qui détestent l'autre camp, celui des élégants et des
+gentilshommes de cour. Ainsi, la partie rurale et
+pauvre de l'armée des émigrés avait pour l'autre
+partie quelques-uns des sentiments des révolutionnaires
+eux-mêmes. En somme, cette armée ne
+semble pas avoir eu la foi.</p>
+
+<p>Chateaubriand raconte tout cela fort gaiement.
+«Nous surgîmes invaincus à Thionville, car chemin
+faisant nous ne rencontrâmes personne.» Monsieur
+et le comte d'Artois se montrent, font la reconnaissance
+de la place, somment en vain Wimpfen,
+et disparaissent. Tout cela ne paraît pas très
+sérieux. On commence le siège, on fait quelques
+travaux et quelques démonstrations, on reçoit
+quelques bombes. On fait la cuisine, on lave son
+linge, on couche sous la tente. La vie est un peu
+dure, mais fort convenable à des hobereaux chasseurs.
+Derrière le camp s'est formée une espèce
+de marché ou de foire. Les paysans amènent des
+quartauts de vin; on fait frire des saucisses et sauter
+des crêpes. Des paysannes vendent du lait. On
+boit et on mange ferme en racontant des histoires.
+«Cette vie de soldat, dit Chateaubriand, est
+très <i>amusante</i>; je me croyais encore parmi les
+Indiens.»</p>
+
+<p>Je ne pense pas que personne ait jamais plus
+clairement senti l'ironie et la folie des choses, l'envers
+des grands sentiments et des grands desseins,
+la misère des coulisses de l'histoire; ait tour à tour
+mieux connu la joyeuse absurdité de tout, plus
+joui d'être vidé de toute croyance et raillé plus
+sinistrement que le chevalier de Chateaubriand
+devant Thionville. «Je me souviens d'avoir dit
+à mon camarade Ferron que le roi périrait sur
+l'échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition
+devant Thionville serait un des principaux
+chefs d'accusation contre Louis XVI.» Il avait
+donc, s'il faut l'en croire, le sentiment de tuer allègrement
+son roi en mangeant des saucisses à la foire,
+auprès du camp.</p>
+
+<p>Mais, un jour que, recru de fatigue, il dormait
+presque sous les roues des affûts où il était de garde,
+un obus lui envoya un éclat à la cuisse droite.
+«Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur,
+je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon
+sang. J'entourai ma cuisse de mon mouchoir... Pendant
+ce temps-là, le sang coulait à torrents
+dans les prisons de Paris: ma femme et mes s&oelig;urs
+étaient plus en danger que moi.» Et voilà des émotions.</p>
+
+<p>Quelques heures après, on lève le siège et l'on
+part pour Verdun. Sa blessure ne lui permettant
+de marcher qu'avec douleur, Chateaubriand se
+traîne comme il peut à la suite de sa compagnie,
+qui bientôt se débande. Le plan du chevalier est de
+parvenir à Ostende et de s'embarquer pour Jersey,
+où il trouvera son oncle Bédée. Tout cela avec dix-huit
+livres tournois dans sa poche. Miné de fièvre,
+puis atteint d'une «petite vérole confluente», boitillant
+sur sa béquille, ses cheveux pendant sur son
+visage que masquent sa barbe et ses moustaches,
+la cuisse entourée d'un torchis de foin, une couverture
+de laine par-dessus son uniforme en loques;
+guettant sur les routes les charrettes des paysans;
+couchant où il peut; de fossé en fossé, de grange
+en grange et de charrette en charrette, il arrive à
+Namur, puis à Bruxelles où il retrouve son frère
+et reçoit quelques soins; puis à Ostende par les
+canaux; nolise avec quelques Bretons une barque
+pontée, couche dans la cale sur des galets, fait
+relâche à Guernesey, où un prêtre émigré lui lit les
+prières des agonisants et où le capitaine le fait débarquer
+sur le quai pour qu'il ne meure pas à bord.
+(Tout cela, à ce qu'il raconte.) Mais il rembarque
+le lendemain (car il a un tempérament de fer) et
+tombe enfin, à Saint-Hélier, chez son oncle Bédée.
+Il y demeure quatre mois entre la vie et la mort,
+et il apprend, dans son lit de malade, la mort de
+Louis XVI. Quand il peut marcher, il arrête sa
+place dans un paquebot et débarque à Southampton
+le 17 mai 1793.</p>
+
+<p>Il n'a pas vingt-cinq ans; et l'on peut dire que,
+pour ce qui est de voir, de sentir et d'être ému, il
+n'a pas perdu son temps.</p>
+
+<p>Sans doute une vie ordinaire et tout unie peut
+contenir des sentiments violents, et des drames
+de l'esprit ou du c&oelig;ur; et sans doute, d'autre part,
+il y avait eu dans notre littérature (au dix-septième
+siècle même) de beaux aventuriers, et qui
+avaient vu bien des choses étonnantes, et qui n'en
+avaient rien tiré du tout. Mais, étant données
+l'imagination et la sensibilité natives de Chateaubriand,
+il n'est évidemment pas indifférent qu'il
+ait eu la jeunesse follement secouée que nous
+venons de voir, plutôt que la jeunesse extérieurement
+tranquille et quasi sédentaire d'un Corneille,
+si vous voulez, ou d'un Bossuet, ou même d'un
+Racine... Le vagabondage de Jean-Jacques explique
+beaucoup du génie de Jean-Jacques. Pareillement,
+et mieux encore, le génie propre de Chateaubriand
+a été mis en branle par les agitations de
+son corps et s'est nourri des aventures de ses yeux
+et de tous ses sens.</p>
+
+<p>Une enfance sauvage, violente et rêveuse dans les
+landes et sur les grèves; un suicide à pile ou face;
+un passage subit de la plus pure Bretagne d'ancien
+régime au Paris qui se divertit, puis au Paris révolutionnaire;
+huit mois sur la mer et dans les solitudes
+neuves de l'Amérique; un mariage aussitôt
+oublié; quelques mois de guerre civile «amusante»
+(c'est lui qui l'a dit), et enfin, pour une fois, la vraie
+souffrance, la détresse entière, le désespoir total, la
+mort vue de tout près, en sorte que l'idée de la
+mort, de la douleur, du néant de toutes choses achèvera
+toujours la beauté de ses tableaux et que la
+tristesse en aiguisera toujours le charme sensuel... Certes
+voilà un écrivain d'imagination à qui les
+souvenirs et les munitions ne manqueront pas.</p>
+
+<p>Et si vous croyez que je ne l'aime pas tel qu'il
+est, combien vous vous trompez!</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf2"></a>DEUXIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>L'ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS</h3>
+
+
+<p>Je continuerai à vous parler librement de Chateaubriand
+(en me servant, d'ailleurs, de Chateaubriand
+lui-même). Joubert écrivait, un jour, à
+Molé: «Il y a un point essentiel, et dont il faut,
+préalablement, convenir entre nous: c'est que
+nous l'aimerons toujours, coupable ou non coupable;
+que, dans le premier cas, nous le défendrons;
+dans le second, nous le consolerons. Cela
+posé, jugeons-le sans miséricorde, et parlons-en
+sans retenue.»</p>
+
+<p>Puisqu'il est bien convenu que nous l'aimons,
+nous aussi, j'accepte le pacte proposé par Joubert.
+Car enfin, est-ce pour ses vertus que nous l'aimons?
+Un peu, car il en a; mais c'est beaucoup plus
+pour certains de ses défauts, ou plutôt pour les
+causes profondes dont ils sont les effets; pour sa
+puissance de désir et de dégoût; pour son imagination,
+son orgueil, son ennui, et parce que toute
+cette ardeur et toute cette tristesse, il les a traduites
+par des mots qui nous sont un enchantement.
+Je lui en suis très reconnaissant; mais que voulez-vous?
+On n'a pas toujours le besoin absolu de
+respecter ceux qu'on aime, ou, si vous voulez, on
+n'aime pas ceux-là seulement qu'on respecte.</p>
+
+<p>Le voilà donc arrivé à Londres. Il est toujours
+malade; il tousse, il a des sueurs et des crachements
+de sang. Des amis le traînent de médecin
+en médecin. On lui dit qu'il peut durer quelques
+mois, peut-être un an ou deux, s'il renonce à toute
+fatigue. Et alors, certain de sa fin prochaine, ce
+garçon de vingt-quatre ans décide d'écrire, avant
+de mourir, un ouvrage sur la Révolution et de
+dire sa pensée sur l'histoire et sur la vie.</p>
+
+<p>Mais il faut vivre. On s'entr'aide assez volontiers
+chez les émigrés. Presque tous travaillent.
+«Les uns se sont mis dans le commerce des charbons;
+les autres font avec leurs femmes des chapeaux
+de paille; les autres enseignent le français
+qu'ils ne savent pas.» «Ils sont tous très gais.»
+Le chevalier fait la connaissance de Peltier, principal
+rédacteur des <i>Actes des apôtres</i>, et ambassadeur
+du roi d'Haïti auprès de George III; une
+espèce de bohème «qui n'avait pas précisément
+de vices, mais qui était rongé d'une vermine de
+petits défauts». Il confie à Peltier son plan d'un
+<i>Essai sur les Révolutions</i>. Peltier a subitement foi
+dans ce garçon, qui, évidemment, ne ressemble
+pas à tout le monde. Il s'écrie: «Ce sera superbe!»,
+lui loue une chambre chez son imprimeur, et
+lui procure des traductions du latin et de l'anglais.</p>
+
+<p>Chateaubriand travaille le jour à ses traductions
+et la nuit à son grand ouvrage. Il fuit, par fierté,
+les émigrés riches. Il se saoûle de tristesse dans de
+solitaires promenades à Kensington et à Westminster.
+Mais Peltier, distrait, l'oublie. Un jour
+vient où il n'a plus de quoi manger. «... Cinq jours
+s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait;
+j'étais brûlant, le sommeil m'avait fui; je suçais
+des morceaux de linge que je trempais dans l'eau;
+je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais
+devant des boutiques de boulanger, mon tourment
+était horrible.» Nous le croyons parce qu'il
+le dit. Il avait refusé le schilling quotidien que le
+gouvernement anglais donnait aux émigrés pauvres.
+Mais pourtant il n'était pas sans recours au
+monde, puisque, le jour suivant, étant allé voir
+son compatriote Hingant, et l'ayant trouvé tout
+sanglant d'un suicide manqué, il s'adresse alors, et
+utilement, à M. de Barentin, émigré important, et
+que, dans le même moment, il reçoit quarante
+écus de son oncle Bédée. Comment donc expliquer
+les morceaux de linge qu'il suçait, et l'herbe et le
+papier? Par une sorte d'apathie et d'immobilité
+dans le désespoir, par ce qu'il appelle plus loin cet
+«esprit de retenue et de solitude intérieure», qui
+l'avait empêché de faire des démarches très simples,
+et par exemple de se rappeler à l'attention de
+l'imprimeur Baylis et de Peltier.</p>
+
+<p>Pour ménager les quarante écus de l'oncle, il
+habite une mansarde dont la lucarne donne sur un
+cimetière, et où il couche sans draps, et, quand il
+fait froid, met sur sa couverture un habit et une
+chaise. Heureusement Peltier se ressouvient de
+lui et le «déniche dans son aire». Il lui propose
+d'aller à Beecles, dans les environs de Londres,
+déchiffrer de vieux manuscrits français pour une
+société d'antiquaires, moyennant deux cents guinées.
+En réalité, le chevalier était appelé dans cette
+ville, non comme paléographe, mais pour y enseigner
+le français dans un petit collège. (Anatole Le
+Braz, <i>Au pays d'exil de Chateaubriand</i>). Il accepte, se
+fait habiller de neuf, se présente chez le ministre de
+Beecles, et est bien accueilli par les gentilshommes
+du canton. La santé lui revient, il parcourt le pays
+à cheval, va sans doute reprendre goût à la vie, car
+il a vingt-cinq ans.</p>
+
+<p>Mais là, il apprend la mort du comte de Chateaubriand,
+son frère, et de la comtesse de Chateaubriand,
+et celle de Malesherbes et de madame
+de Rosambo, tous guillotinés le même jour. Il
+apprend que sa mère a été conduite du fond de la
+Bretagne dans les prisons de Paris, et que sa femme
+et sa s&oelig;ur Lucile attendent leur sentence dans les
+cachots de Rennes.</p>
+
+<p>Or, il avait fait la connaissance, à Bungay,
+proche de Beecles, d'un ministre anglais, M. Ives,
+brave homme et savant homme, mari d'une charmante
+femme et père d'une jolie fille de quinze
+ans, Charlotte, excellente musicienne. Charlotte
+est touchée par les malheurs du jeune étranger.
+Elle le questionne sur la France, sur la littérature,
+lui demande des plans d'études, traduit avec lui
+le Tasse et joue du piano pour lui. Une chute de
+cheval, qui l'oblige à rester quelque temps chez
+les Ives, resserre l'intimité. Il se laisse aller à ce
+charme... Mais un jour madame Ives, en fort bons
+termes, et délicats et touchants, lui offre la main
+de Charlotte... «De toutes les peines que j'avais
+endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus
+grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives;
+je couvris ses mains de mes baisers et de mes
+larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur,
+et elle se mit à sangloter de joie... Elle appela son
+mari et sa fille. «Arrêtez! m'écriai-je, je suis
+marié!» Il s'en était tout à coup ressouvenu, et
+sans plaisir.</p>
+
+<p>(Cette Charlotte Ives se mariera, sera lady Sulton;
+et, vingt ans plus tard, en 1822, elle ira trouver
+Chateaubriand, ambassadeur à Londres, se fera
+reconnaître, échangera avec lui des souvenirs
+mélancoliques et tendres, et finalement le priera
+(car elle ne perd pas la tête) de s'intéresser à son
+fils aîné et de le recommander à Canning. Et Chateaubriand
+nous racontera cette scène d'une façon
+touchante, certes, mais sans doute en la romançant
+un peu. Et encore, je n'en sais rien. Je dis cela
+parce qu'il romance tout, quelquefois sans s'en
+apercevoir.)</p>
+
+<p>Il revient à Londres, de plus en plus triste. Mais
+il se remet au travail. Il écrivait, en pensant à
+Charlotte; l'idée lui était venue, nous dit-il,
+«qu'en acquérant du renom, il rendrait la famille
+Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle lui avait
+témoigné». Mais il écrivait surtout parce qu'il avait
+la passion d'écrire et parce qu'il voulait la gloire.
+Il voulait la gloire, bien qu'il se crût désespéré; et
+il écrivait sur la Révolution, parce qu'il n'aurait
+pu sans doute écrire sur autre chose, parce que
+c'était la Révolution qui avait bouleversé sa vie,
+qui la lui avait faite tragique et sinistrement variée,
+et qu'elle l'avait mis dans cet état de sombre exaltation,
+où, la mémoire débordant d'images fortes
+et le c&oelig;ur de fortes émotions, il ne se pouvait plus
+contenir et se sentait capable de peindre l'univers
+et à la fois d'expliquer l'histoire humaine et d'en
+montrer l'absurdité. «L'<i>Essai</i>, dit-il, offre le <i>compendium</i>
+de mon existence, comme poète, moraliste,
+publiciste, politique.» Fils d'un père hypocondre,
+frère d'une s&oelig;ur à demi folle et qui se tuera,
+il avait, dans une série de secousses de sa sensibilité,
+vu la plus vieille France et fait, dans la plus
+mélancolique nature, des orgies de solitude; vu la
+royauté de Versailles, le Paris aimable, le Paris
+sanglant et l'immense Révolution, la mer, les paysages
+de glace, la forêt vierge et les fleuves d'Amérique,
+la guerre civile, l'émigration pauvre de
+Londres; connu la misère, la souffrance physique,
+la maladie à bien des reprises, les approches de la
+mort, même la faim; et il venait d'avoir sa première
+peine d'amour, je crois. Et, plein de tout
+cela, il se soulageait en écrivant douze ou quinze
+heures par jour.</p>
+
+<p>À cette époque, la confusion de ses pensées est
+extrême. En même temps qu'il hait la Révolution
+qui l'a chassé et dépouillé et qui lui a tué une partie
+des siens; en même temps qu'il la voit telle qu'elle
+fut à l'intérieur, c'est-à-dire atroce et faite par des
+scélérats qui étaient presque tous des hommes
+médiocres, la Révolution à l'extérieur l'éblouit
+par la grandeur inouïe et l'imprévu de son action;
+et,&mdash;vingt-huit ans plus tard,&mdash;après avoir parlé
+de l'exécution de son frère et de l'emprisonnement
+de sa mère, il se ressouviendra encore de son éblouissement;
+il nous dira «les combats gigantesques
+de la Vendée et des bords du Rhin; les trônes
+croulant au bruit de la marche de nos armées...; le
+peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et
+jetant la poussière des rois morts aux visages des
+rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France,
+glorieuse de ses nouvelles libertés» (car il paraît y
+croire encore en 1816), «fière même de ses crimes,
+stable sur son propre sol tout en reculant ses frontières,
+doublement armée du glaive du bourreau
+et de l'épée du soldat». Certes il est royaliste, mais
+sans joie et sans amour.</p>
+
+<p>Pareillement, sur la religion, il est divisé contre
+lui-même. S'il a cessé de croire d'assez bonne heure,
+il se souvient d'avoir cru, il a gardé le respect de
+l'Église et la sensibilité chrétienne. Mais d'autre
+part,&mdash;nous l'avons vu et nous le verrons mieux
+encore,&mdash;il est nourri de Rousseau, qu'il considère
+comme un dieu, et dont l'<i>Émile</i> lui paraît un «livre
+sublime». Et, d'autre part encore, s'il se retrouve
+souvent déiste et spiritualiste à la manière de
+Jean-Jacques, il glisse d'autres fois au matérialisme,
+il croit à la plus sombre fatalité ou, plus
+simplement, il ne croit à rien, sinon à la tristesse
+et à l'absurdité de tout. En somme (comme il le dira
+lui-même dans l'<i>Essai</i>, I, 22) «il ne sait pas ce qu'il
+croit et ce qu'il ne croit pas». Sa tête est un chaos.
+Il avait fait autrefois des mathématiques et de
+l'art naval. Puis il avait lu prodigieusement: toute
+la bibliothèque grecque et latine, je pense, et tous
+les livres importants du dix-huitième siècle et surtout
+les encyclopédistes. Un monde de lectures par-dessus
+un monde d'impressions personnelles.</p>
+
+<p>Ce jeune homme malheureux et atteint «d'une
+forte encéphalite», pour parler comme Renan,
+intitule son «pourana»: <i>Essai historique, politique
+et moral sur les Révolutions anciennes et modernes
+considérées dans leurs rapports avec la Révolution
+française</i>. Rien de moins.</p>
+
+<p>On voit assez clairement, il me semble, comment
+cette idée était venue à ce jeune homme. Il est
+orgueilleux, il se pique de philosophie et de sang-froid.
+Il réagit et se raidit contre sa destinée. Un
+homme qui a vu tant de choses, qui a demeuré
+chez les sauvages, ne s'étonne plus guère. Le
+monde est grand, la durée est inépuisable. Cette
+Révolution qui, tout en le réduisant, lui, à la misère
+et à l'exil, a changé l'Europe, ce n'est rien. Du
+moins ce n'est rien de nouveau ni d'extraordinaire.
+On a déjà vu des choses toutes pareilles. Il n'y a
+pas de quoi «se frapper»; il s'agit seulement d'en
+tirer des leçons s'il est possible.</p>
+
+<p>Et il nous expose ainsi l'objet de son livre.</p>
+
+<p>«I. Quelles sont les révolutions arrivées autrefois
+dans les gouvernements des hommes? Quel
+était alors l'état de la société, et quelle a été l'influence
+de ces révolutions sur l'âge où elles éclatèrent
+et les siècles qui les suivirent?</p>
+
+<p>«II. Parmi ces révolutions en est-il quelques-unes
+qui, par l'esprit, les m&oelig;urs et les lumières du
+temps, puissent se comparer à la révolution actuelle
+de la France?»</p>
+
+<p>Il se pose encore d'autres questions: «Quelles
+sont les causes de cette dernière révolution? Le
+gouvernement de la France est-il fondé sur de vrais
+principes et peut-il subsister? S'il subsiste, quel
+en sera l'effet sur les nations de l'Europe?» etc...
+Mais il n'a le temps de répondre qu'aux deux premières
+questions,&mdash;en six cent quatre-vingts
+pages, il est vrai.</p>
+
+<p>Les trois cents premières pages, surtout, sont
+un parallèle constant, curieux, ingénieux, mais
+évidemment forcé, surprenant, quelquefois même
+déconcertant, et çà et là ahurissant, entre les
+révolutions grecques et la Révolution française, et
+entre les personnages de celle-ci et de celles-là.
+C'est d'un homme qui a le sentiment de la vie à
+un prodigieux degré, et qui la retrouve et qui la
+voit à travers les siècles, et qui, ainsi, comprend
+le passé par le présent. Et c'est peut-être là le don
+royal, je ne dis pas de l'érudit, mais de l'historien.
+C'est, un peu, Pascal parlant de Platon et d'Aristote:
+«On ne se les imagine qu'avec de grandes
+robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et,
+comme les autres, riant avec leurs amis, etc.»
+C'est aussi, un peu, Renan, dans son <i>Histoire
+d'Israël</i>, comparant les prophètes à nos journalistes
+révolutionnaires. Mais le jeune Chateaubriand
+(il a peut-être reçu de Plutarque cette manie
+des parallèles) poursuit les analogies dans le détail
+et en trouve ou en invente tant qu'il veut, et ne
+tient aucun compte des différences religieuses,
+économiques ou géographiques ni de l'insuffisance
+de nos informations sur la vie de l'antiquité. De
+là des rapprochements d'une amusante extravagance,
+bien que tout n'y soit pas absurde, et qu'il
+s'y rencontre des lueurs, et que, souvent aussi, il ne
+faille sans doute y voir que des satires ou flétrissures
+détournées des contemporains, par la peinture
+de leurs «doubles» de jadis. Quelques exemples,
+pour vous indiquer le ton et le genre d'agrément:</p>
+
+<blockquote><p>
+À la tête des montagnards (à Athènes) on distinguait
+Pisistrate: brave, éloquent, généreux, d'une
+figure aimable et d'un esprit cultivé, il n'avait de Robespierre
+que la dissimulation profonde, et de l'infâme
+d'Orléans que les richesses et la naissance illustre...</p>
+
+<p>Il semble qu'il y ait des hommes qui renaissent à
+des siècles d'intervalle pour jouer, chez différents
+peuples et sous différents noms, les mêmes rôles dans
+les mêmes circonstances: Mégaclès et Tallien en offrent
+un exemple extraordinaire. Tous deux redevables à
+un mariage opulent de la considération attachée à la
+fortune, tous deux placés à la tête du parti modéré
+dans leurs nations respectives, ils se font tous deux
+remarquer par la versatilité de leurs principes et la
+ressemblance de leurs destinées. Flottant, ainsi que
+le révolutionnaire français, au gré d'une humeur capricieuse,
+l'Athénien fut d'abord subjugué par le génie de
+Pisistrate, parvint ensuite à renverser le tyran, s'en
+repentit bientôt après; rappela les montagnards, se
+brouilla avec eux, fut chassé d'Athènes, reparut
+encore, et finit par s'éclipser tout à coup dans l'histoire;
+sort commun des hommes sans caractère;
+ils luttent un moment contre l'oubli qui les submerge,
+et soudain s'engloutissent tout vivants dans leur nullité.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Vous voyez que Chateaubriand, à vingt-cinq
+ans, a déjà sa plume.)</p>
+
+<p>Autre exemple: le chapitre sur Sparte et les
+jacobins. Il y a là, sur les jacobins, disciples de
+Lycurgue et imitateurs des Spartiates, des remarques
+bien curieuses. Le jeune Chateaubriand dit
+fort bien&mdash;cent ans avant Taine&mdash;que «la
+voie spéculative et les doctrines abstraites» sont
+pour beaucoup dans les causes de la Révolution,
+et que c'est même là son trait distinctif. Il dit
+encore: «La grande base de leur doctrine était le
+fameux système de perfection, savoir que les hommes
+parviendront un jour à une pureté inconnue
+de gouvernements et de m&oelig;urs.»</p>
+
+<p>Ce «système de perfection», Chateaubriand
+promet de le développer «dans la seconde partie
+du cinquième livre de cet <i>Essai</i>». Malheureusement,
+il n'a pas écrit ce cinquième livre. Il nous
+dit seulement ici, dans une note: «Ce système, sur
+lequel toute notre révolution est suspendue (<i>sic</i>),
+n'est presque point connu du public. Les initiés à
+ce grand mystère en dérobent religieusement la
+connaissance aux profanes. J'espère être le premier
+écrivain sur les affaires présentes qui aura démasqué
+l'idole. Je tiens le secret de la bouche même
+du célèbre Chamfort, qui le laissa échapper devant
+moi un matin que j'étais allé le voir. Ce système
+de perfection a obtenu un grand crédit en Angleterre.»
+N'oublions pas que l'Angleterre fut la
+patrie de la franc-maçonnerie, et signalons cette
+note de Chateaubriand aux historiens qui pensent
+que la Révolution française a été secrètement
+une &oelig;uvre maçonnique.</p>
+
+<p>C'est pour réaliser ce «système de perfection»
+que les jacobins ont voulu tout détruire afin de
+tout changer. («Il était absurde de songer à une
+démocratie sans une révolution complète du côté
+de la morale.») Et dans quelles circonstances!
+Écoutez le jeune émigré:</p>
+
+<blockquote><p>
+Attaquée par l'Europe entière, déchirée par des
+guerres civiles, agitée de mille factions, ses places frontières
+ou prises ou saccagées, sans soldats, sans finances,
+hors un papier discrédité qui tombait de jour en jour,
+le découragement dans tous les états et la famine presque
+assurée: telle était la France, tel le tableau qu'elle
+présentait à l'instant même qu'on méditait de la livrer
+à une révolution générale. Il fallait remédier à cette
+complication de maux; il fallait établir à la fois par
+un miracle la République de Lycurgue chez un vieux
+peuple nourri sous une monarchie, immense dans sa
+population et corrompu dans ses m&oelig;urs; et sauver un
+grand pays sans armées, amolli dans la paix et expirant
+dans les convulsions politiques, de l'invasion de
+cinq cent mille hommes des meilleures troupes de l'Europe.
+Ces forcenés seuls pouvaient en imaginer les
+moyens et, ce qui est encore plus incroyable, parvenir
+en partie à les exécuter: moyens exécrables sans
+doute, mais, il faut l'avouer, d'une conception gigantesque.
+</p></blockquote>
+
+<p>Sans doute, trente ans plus tard, rééditant l'<i>Essai</i>
+et l'accompagnant de notes expiatoires, il écrivait
+au bas de la page que je viens de citer: «Je
+mets à tort sur le compte d'une poignée d'hommes
+sanguinaires ce qu'il faut attribuer à la nation.»
+Mais, vers la même époque, ayant à raconter la
+Révolution dans ses <i>Mémoires</i>, il en parle encore
+avec une horreur incurablement mêlée d'admiration.</p>
+
+<p>Quoi d'étonnant? En même temps que le jeune
+Chateaubriand composait son <i>Essai</i>, Joseph de
+Maistre rédigeait ses <i>Considérations sur la France</i>.
+Et ce grave Savoyard, de quinze ans plus âgé
+que Chateaubriand, et bien meilleur catholique,
+écrivait que, seule, la folie furieuse de «l'infernal
+Comité de salut public» avait pu conserver la
+France pour le roi. Il disait: «Qu'on y réfléchisse
+bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire
+une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient
+être sauvées que par le jacobinisme.» Et
+encore: «Lorsque d'aveugles factieux décrètent
+l'indivisibilité de la République, ne voyez que la
+Providence qui décrète celle du royaume.»</p>
+
+<p>Joseph de Maistre introduit ici une pensée qui
+n'est point dans Chateaubriand: il voit dans les
+jacobins les instruments d'une puissance qui en
+savait plus qu'eux. Et, d'autre part, cette interprétation
+du rôle des jacobins ne l'empêche point de
+voir et de définir avec une sagacité aiguë l'erreur
+fondamentale de la Révolution. N'importe: les
+victoires révolutionnaires l'ont presque autant
+ébloui que le chevalier de Chateaubriand.</p>
+
+<p>Les victoires révolutionnaires ont réjoui même
+les émigrés. Plus tard, elles couvriront et feront
+bénéficier de leur prestige l'histoire même intérieure
+de la Révolution; elles détourneront l'attention
+de ses crimes et de la malfaisance de ses principes
+et assureront et prolongeront jusqu'à nous
+sa légende. Chateaubriand flétrira tant qu'on voudra
+les atrocités de la Terreur: jamais, et non pas
+même quand il servira le roi, il ne détestera la
+Révolution, ni même ne se déprendra de ses dogmes.</p>
+
+<p>En continuant à feuilleter l'<i>Essai</i>, nous arrivons
+à un parallèle du «siècle de Solon» et du
+dix-huitième siècle français, qui est d'une fantaisie
+assez inattendue. Cela commence par un
+morceau de bravoure: <i>Caractère des Athéniens et
+des Français</i>, brillant et un peu facile. Puis, l'auteur
+pousse son parallèle dans le détail, et en profite
+pour déballer en citations ses souvenirs de lecture.
+Il est du dix-huitième siècle à ce point qu'il
+écrit tranquillement: «<i>Homère</i> a donné Virgile
+à l'antique Italie et le Tasse à la nouvelle, <i>Voltaire
+à la France...</i>» Il rapproche le chantre octogénaire
+de Téos et le vieillard de Ferney; Simonide
+et M. de Fontanes, qu'il appelle le Simonide
+français; Sapho et Parny, qu'il nomme «le
+Tibulle de la France et le seul élégiaque que la
+France ait encore produit»; Ésope et M. de
+Nivernais; les élégies morales de Solon et <i>l'Ode sur
+l'homme</i> de Jean-Baptiste Rousseau; les hymnes
+de Tyrtée et les odes républicaines d'Écouchard-Lebrun
+et la <i>Marseillaise</i>, qu'il cite presque entièrement
+et dont il parle presque avec admiration:
+«Le lyrique a eu le grand talent d'y mettre de
+l'enthousiasme sans paraître ampoulé»; il rapproche
+enfin une chanson en l'honneur d'Harmodius et
+d'Aristogiton et une épitaphe à la louange de Marat.</p>
+
+<p>Puis il passe aux philosophes. Il met en parallèle
+les «sages» et les «encyclopédistes»; Thalès,
+Solon, Périandre et Jean-Jacques Rousseau,
+Montesquieu, Chamfort. Il rapproche une lettre
+d'Héraclite refusant l'hospitalité du roi de Perse
+et une lettre de Jean-Jacques refusant l'hospitalité
+du roi de Prusse, et donne l'avantage à Jean-Jacques
+«pour la mesure». Là, il se souvient
+que Héraclite et Rousseau furent persécutés... Et
+le voilà pyrrhonien par indignation: «Nous
+ne pouvons souffrir ce qui s'écarte de nos vues
+étroites, de nos petites habitudes... Ceci est bien,
+ceci est mal, sont les mots qui sortent sans cesse
+de notre bouche. De quel droit osons-nous prononcer
+ainsi? Avons-nous compris le motif secret de
+telle action? Misérables que nous sommes, savons-nous
+ce qui est bien, ce qui est mal?»</p>
+
+<p>Et un peu plus loin il redouble. Après avoir
+dit que les sages de la Grèce voulaient que le gouvernement
+découlât des m&oelig;urs, au lieu que nos
+philosophes veulent faire découler les m&oelig;urs du
+gouvernement (et ainsi «les premiers disaient
+aux peuples: Soyez vertueux, vous serez libres, et
+les seconds: Soyez libres, vous serez vertueux»),
+il s'enfonce de nouveau dans la négation. Les
+m&oelig;urs, dit-il, sont l'obéissance à ce «sens intérieur»
+qui nous montre l'honnête et le déshonnête,
+pour faire celui-là et éviter celui-ci. Mais ce sens
+intérieur, «qui sait jusqu'à quel point la société
+l'a altéré? Qui sait si des préjugés, si inhérents
+à notre constitution que nous les prenons souvent
+pour la nature même, ne nous montrent pas des
+vices et des vertus là où il n'en existe pas?... Si
+cette voix de la conscience n'était elle-même...?
+Mais gardons-nous de creuser plus avant dans cet
+épouvantable abîme.»</p>
+
+<p>Ce sont audaces de très jeune homme. Peut-être
+que, la nuit où il s'abandonnait à ce désespoir
+philosophique, le pauvre garçon avait particulièrement
+froid dans sa mansarde. Mais enfin il n'est pas
+inutile de savoir qu'il a passé par là. D'autant que
+plus tard, et jusqu'à sa mort, un quasi nihilisme
+sera souvent chez lui comme à fleur de phrase.</p>
+
+<p>Il cherche alors les effets des révolutions de la
+Grèce sur le reste du monde antique, et, parce qu'il
+les cherche, il les trouve, mais souvent cela lui donne
+bien du mal.</p>
+
+<p>Il a bien de la peine aussi à poursuivre son
+parallèle entre les nations de l'antiquité et celles
+d'aujourd'hui. Par exemple, à quoi ressemble
+l'Égypte? À l'Italie moderne. Pourquoi? Comment?
+C'est que, comme l'Italie moderne (celle de 1792),
+«l'antique royaume des Sésostris, gouverné en
+apparence par des monarques, en réalité par un
+pontife maître de l'opinion, se composait de magnificence
+et de faiblesse». Puis, «c'est sur les bords
+du Nil que les philosophes de l'antiquité allaient
+puiser la lumière, c'est sous le beau ciel de Florence
+que l'Europe barbare a rallumé le flambeau des
+lettres». Voilà.&mdash;Pour Carthage, c'est plus facile:
+le parallèle avec l'Angleterre s'impose. Et, pour
+démontrer que le gouvernement anglais et le gouvernement
+carthaginois, c'est la même chose, le
+jeune Chateaubriand imite Montesquieu et se
+donne des airs de profondeur. Puis il compare
+Annibal et Marlborough, Hannon et Cook, et
+rapproche le <i>Périple</i> d'Hannon de quelques pages
+de Cook sur les îles Sandwich.</p>
+
+<p>Ici, une page révélatrice. Il vient d'opposer à
+l'ignorance d'Hannon la science de Cook. Mais
+tout à coup:</p>
+
+<blockquote><p>
+Cependant, il faut l'avouer, ce que nous gagnons du
+côté des sciences, nous le perdons en sentiment. L'âme
+des anciens aimait à se plonger dans le vague infini;
+la nôtre est circonscrite par nos connaissances. Quel
+est l'homme sensible qui ne s'est trouvé souvent à
+l'étroit dans une petite circonférence de quelques millions
+de lieues? Lorsque, dans l'intérieur du Canada,
+je gravissais une montagne, mes regards se portaient
+toujours à l'ouest, sur les déserts infréquentés qui
+s'étendent dans cette longitude. À l'orient, mon
+imagination rencontrait aussitôt l'Atlantique, des
+pays parcourus, et je perdais mes plaisirs. Mais, à
+l'aspect opposé, il m'en prenait presque aussi mal. J'arrivais
+incessamment à la mer du Sud, de là en Asie, de
+là en Europe, de là... J'eusse voulu pouvoir dire,
+comme les Grecs: «Et là-bas! là-bas! la terre inconnue,
+la terre immense!»
+</p></blockquote>
+
+<p>Cela est bien de lui. C'est en somme ce vaste
+désir d'inexploré qui lui a fait entreprendre, à
+vingt-cinq ans, ce voyage de l'esprit à travers le
+monde ancien et le monde moderne, et chercher
+des visions dans le temps, comme il avait cherché
+des images dans l'espace. Il est remarquable que
+le premier ouvrage de ce jeune homme insatiable,
+un ouvrage qui devait avoir cinq gros volumes, ait
+été une espèce d'histoire universelle, et une histoire
+universelle par rapport à la Révolution française&mdash;donc
+par rapport à lui-même, puisqu'il devait à la
+Révolution l'ébranlement de son âme, et son exil,
+et ses douleurs et sa froide mansarde,&mdash;de sorte
+qu'en cette histoire il ramenait à soi et en quelque
+façon résorbait et engloutissait les siècles et l'univers
+pour son plaisir.</p>
+
+<p>Il continue à rapprocher, à rapprocher éperdûment:
+la Scythie et la Suisse et leurs «trois âges»,
+c'est à savoir la Scythie et la Suisse pauvres et vertueuses;
+la Scythie et la Suisse philosophiques;
+la Scythie et la Suisse corrompues; puis la Macédoine
+et la Prusse; Tyr et la Hollande; la Perse
+et l'Allemagne, et même le <i>Mahabarata</i> et la <i>Messiade</i>
+de Klopstock, et même le roi Darius et l'empereur
+Joseph!</p>
+
+<p>Des chapitres ne craignent pas de s'intituler:
+«Influence de la Révolution républicaine de la
+Grèce sur la Perse, et de la Révolution républicaine
+de la France sur l'Allemagne.&mdash;Déclaration de la
+guerre médique (505 av. J.-C.); déclaration de la
+guerre présente, 1792.&mdash;Portrait de Miltiade, portrait
+de Dumouriez.&mdash;Bataille de Marathon,
+bataille de Jemmapes.&mdash;Campagne de la 4e année
+de la 74e olympiade, campagne de 1793.&mdash;Consternation
+à Athènes et à Paris.&mdash;Bataille de Salamine,
+bataille de Maubeuge.&mdash;Mardonius et
+Cobourg.&mdash;Pausanias et Pichegru.&mdash;Bataille
+de Platée, bataille de Fleurus.» Ce sont des
+gageures, d'où il se tire à peu près, puisqu'il dit ce
+qu'il veut. Et cela ne prouve rien, sinon que les
+passions des hommes sont toujours à peu près
+les mêmes, ce que l'on savait.</p>
+
+<p>Cela nous mène à la fin du premier volume de
+la réédition de 1826. Dans un dernier chapitre que
+Chateaubriand, trente ans après l'avoir écrit,
+appelle «une sorte d'orgie noire d'un c&oelig;ur blessé
+et d'un esprit malade», il se soulage et dit tout.
+À quoi ont servi ces révolutions dont il vient de
+retracer l'histoire? «Est-il une liberté civile? J'en
+doute. Les Grecs furent-ils plus heureux, furent-ils
+meilleurs après leur révolution? Non.» Puis il
+médite:</p>
+
+<blockquote><p>
+Malgré mille efforts pour pénétrer dans les causes des
+troubles des États, on sent quelque chose qui échappe;
+un je ne sais quoi, caché je ne sais où, et ce je ne sais
+quoi paraît être la raison efficiente de toutes les révolutions...
+Ce principe inconnu ne naît-il point de cette
+vague inquiétude, particulière à notre c&oelig;ur, qui nous
+fait nous dégoûter également du bonheur et du
+malheur, et nous précipitera de révolution en révolution
+jusqu'au dernier siècle? Et cette inquiétude, d'où
+vient-elle à son tour? Je n'en sais rien; peut-être de
+la conscience d'une autre vie; peut-être d'une aspiration
+secrète vers la divinité. Quelle que soit son origine,
+elle existe chez tous les peuples. On la rencontre
+chez le sauvage et dans nos sociétés. Elle s'augmente
+surtout par les mauvaises m&oelig;urs et bouleverse les
+empires.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il en trouve, dit-il, une preuve bien frappante
+dans les causes de notre révolution. La révolution
+était inévitable, à cause de l'immoralité et de
+l'égoïsme des individus et à cause des «folies et
+des imbécillités» de l'ancien régime, dont il fait
+le plus sombre des tableaux. Mais la Révolution
+a été abominable à son tour. Vouloir établir la
+démocratie chez un peuple corrompu, cela est fou.
+Lui aussi a cru à la démocratie; peut-être que ses
+opinions actuelles (le royalisme) ne sont que «le
+triomphe de sa raison sur son penchant».&mdash;«En
+ce qui le regarde comme individu», toutes les
+constitutions lui sont parfaitement indifférentes:</p>
+
+<blockquote><p>
+Nous nous agitons aujourd'hui pour un vain système,
+et nous ne serons plus demain! Des soixante
+années que le ciel peut-être nous destine à traîner sur
+ce globe, nous en dépenserons vingt à naître et vingt
+à mourir, et la moitié des vingt autres s'évanouira
+dans le sommeil. Craignons-nous que les misères inhérentes
+à notre nature d'homme ne remplissent pas
+assez ce court espace sans y ajouter des maux d'opinion?
+</p></blockquote>
+
+<p>Et plus loin: «La liberté politique n'est qu'un
+songe, un sentiment factice que nous n'avons point...
+Tant que nous ne retournerons pas à la vie du sauvage,
+nous dépendrons toujours d'un homme. Et
+qu'importe alors que nous soyons dévorés par une
+cour, par un directoire, par une assemblée du peuple?...
+Tout gouvernement est un mal, tout gouvernement
+est un joug.» Toutefois, il vaut mieux
+obéir à un roi qu'à une multitude ignorante.</p>
+
+<p>Tel est, vers 1795, le royalisme de Chateaubriand.
+Et tel il sera toujours, même sous la Restauration:
+«Un triomphe de sa raison sur son penchant.»</p>
+
+<p>Au deuxième volume de l'<i>Essai</i>, l'auteur reprend
+infatigablement ses inutiles parallèles. Mais
+les boutades, les poussées d'humeur, les confessions
+directes ou indirectes deviennent de plus en plus
+nombreuses.</p>
+
+<blockquote><p>
+J'avoue (dit-il), que je crois en théorie au principe
+de la souveraineté du peuple; mais j'ajoute aussi que,
+si on le met rigoureusement en pratique, il vaut beaucoup
+mieux pour le genre humain redevenir sauvage
+et s'enfuir tout nu dans les bois.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il se fait de Périclès une image charmante et
+déjà renanienne, oserai-je dire, et où il met beaucoup
+de lui-même: «Périclès avait pris le vrai
+sentier pour arriver au bonheur. Traitant le monde
+selon sa portée, lorsque la nécessité le forçait d'y
+paraître, il s'y présentait avec des idées communes
+et un c&oelig;ur de glace. Mais le soir, renfermé secrètement
+avec Aspasie et un petit nombre d'amis
+choisis, il leur découvrait ses opinions cachées et
+un c&oelig;ur de feu.»</p>
+
+<p>Tel sans doute il était lui-même quelquefois, avec
+des amis, le soir, dans quelque taverne de Londres.
+Plus tard, Sainte-Beuve dira: «Il y avait un
+Chateaubriand secret aussi lâché et débridé de
+ton que l'autre l'était peu, mais celui-là connu seulement
+d'un très petit nombre dans l'intimité.»</p>
+
+<p>En 1796-97, l'espèce humaine lui fait horreur;
+il déborde d'amertume et de fiel. À propos de Denys
+de Syracuse:</p>
+
+<blockquote><p>
+Toujours bas, nous rampons sous les princes dans
+leur gloire et nous leur crachons au visage lorsqu'ils
+sont tombés... Qu'eût dû faire Denys dans ses revers?
+Il eût dû se retirer dans quelque lieu sauvage pour
+gémir sur ses fautes passées et surtout pour cacher ses
+pleurs; ou plutôt il pouvait, comme les anciens, se
+coucher et mourir. Un homme n'est jamais très à
+plaindre lorsqu'il a le droguiste ou le marchand de
+poignards à sa porte, et qu'il lui reste quelques <i>mines</i>.
+</p></blockquote>
+
+<p>L'étrange garçon! Après ce chapitre sur Denys
+de Syracuse, après une longue énumération de tous
+les princes fugitifs, depuis Thésée jusqu'aux Bourbons,
+il s'arrête comme n'en pouvant plus, et il
+écrit une méditation qu'il dédie «aux infortunés».</p>
+
+<p>Il cherche quelles doivent être les règles de conduite
+dans le malheur. La première règle est de
+cacher ses pleurs. Car le misérable n'est qu'un
+objet de curiosité ou un objet d'ennui. La seconde
+règle, qui découle de la première, «consiste à
+s'isoler entièrement. Il faut éviter la société lorsqu'on
+souffre, parce qu'elle est l'ennemie naturelle
+des malheureux; sa maxime est: l'infortuné
+coupable. Je suis si convaincu de cette vérité
+sociale, que je ne passe guère dans les rues sans
+baisser la tête.» Troisième règle: «Fierté intraitable.
+L'orgueil est la vertu du malheur... On se
+familiarise aisément avec le malheureux; et il
+se trouve dans la dure nécessité de se rappeler
+sa dignité d'homme, s'il ne veut que les autres
+l'oublient.»</p>
+
+<p>Et maintenant, «que faudrait-il faire pour soulager
+ses chagrins?» La réponse nous indique très
+précisément comment le jeune Chateaubriand soulageait
+les siens, et en somme comment il vivait
+à Londres.</p>
+
+<p>«Un livre vraiment utile aux misérables, ce
+sont les Évangiles.» Le malheureux doit éviter
+les jardins publics, le fracas, le grand jour; le plus
+souvent, même, il ne sortira que la nuit. Ainsi faisait-il.
+Un soir, il va s'asseoir au sommet d'une
+colline, qui domine la ville; il regarde les lumières
+des maisons. «Ici, il voit éclater le réverbère à la
+porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans
+les plaisirs, ignorent qu'il est un misérable, occupé
+seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes,
+lui qui eut aussi des fêtes et des amis!» Il ramène
+ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant
+dans une pauvre maison écartée du faubourg,
+et il dit: «Là, j'ai des frères.» Voilà un son de
+voix, un accent, qui ne sont pas très communs dans
+Chateaubriand.</p>
+
+<p>Il recommande la solitude dans la nature. «Que
+celui que le chagrin mine s'enfonce dans les forêts.»
+Il recommande aussi, comme Rousseau, la botanique.
+Puis, au retour, la lecture: «Un livre qu'on
+a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu'on
+tire précieusement du lieu obscur où on le tenait
+caché, va remplir ces heures de silence.» Enfin,
+«peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux
+ou trois heures du matin, au murmure des vents
+et de la pluie qui battent contre vos fenêtres, écrivez-vous
+ce que vous savez des hommes». Et c'est
+en effet à ces heures-là surtout que le pauvre garçon
+écrivait: c'est à ces heures-là, au bruit du vent,
+«auprès d'un humble feu et d'une lumière vacillante»
+qu'il a tracé les lignes que je viens de vous
+lire.</p>
+
+<p>Et la méditation finit d'une façon brève et terrible
+sur cette phrase: «Mais, après tout, il faut
+toujours en revenir à ceci: sans les premières
+nécessités de la vie, point de remèdes à nos maux.»</p>
+
+<p>N'oublions jamais qu'à l'origine de l'&oelig;uvre de
+Chateaubriand, il y a eu sept années de misère à
+Londres et une longue débauche presque ininterrompue
+de solitude et de tristesse.</p>
+
+<p>Après ce chapitre: <i>Aux Infortunés</i>, le voilà,
+encore une fois, courageusement reparti pour ses
+parallèles. Il compare les destinées et les morts
+d'Agis de Sparte, de Charles I<SUP>er</SUP> d'Angleterre et de
+Louis XVI. Il recommence à comparer les philosophes
+grecs et les philosophes modernes. Il rapproche
+Platon, Fénelon, Rousseau. La <i>République</i>
+et le <i>Télémaque</i> ont du bon: mais l'<i>Émile</i>! «Le
+sage doit regarder cet écrit de Jean-Jacques comme
+un trésor. Peut-être n'y a-t-il dans le monde entier
+que cinq ouvrages à lire: l'<i>Émile</i> en est un.» Pourquoi?
+Parce que Rousseau «a brisé l'édifice de nos
+idées sociales»; parce qu'il a montré «que nous
+existions comme dans une espèce de monde factice».
+«L'étonnement dut être grand lorsque
+Rousseau vint à jeter parmi ses contemporains
+abâtardis l'homme vierge de la nature.»</p>
+
+<p>Jusque-là, Chateaubriand n'est, en effet, qu'un
+disciple de Rousseau. On peut croire qu'il est resté,
+comme son maître, vaguement chrétien. Mais tout
+à coup, sans qu'on s'y attende, sans que le dessein
+général de son livre paraisse l'y obliger, il se met à
+nous faire l'histoire du paganisme, puis l'histoire
+du christianisme. C'est donc pour nous dire des
+choses qui lui tiennent au c&oelig;ur. Or, après avoir
+parlé de Jésus dans le même esprit que Jean-Jacques
+(quoique beaucoup plus froidement), il intitule
+un chapitre: <i>la Chute du christianisme s'accélère</i>;
+puis, il se donne le froid plaisir de résumer, contre
+le christianisme, contre son histoire, son dogme et
+sa discipline, les objections de Voltaire, de Diderot
+et des encyclopédistes. Il nous avertit, il est vrai,
+qu'«il n'y est pour rien», et qu'il ne fait que
+«rapporter les raisonnements des autres»; mais
+attendez.</p>
+
+<p>Sur un exemplaire que Sainte-Beuve a eu entre
+les mains, et où Chateaubriand avait noté de sa
+main les modifications à faire pour une seconde
+édition, il avait ajouté aussi, en guise de commentaire,
+«ses plus secrètes pensées», que voici.</p>
+
+<p>À côté de ces mots du texte imprimé: «Je suis
+bien fâché que mon sujet ne me permette pas de
+rapporter les raisons victorieuses avec lesquelles
+les Abadie, les Bergier, les Warburton ont combattu
+leurs antagonistes (les incrédules) et d'être
+obligé de renvoyer à leurs ouvrages», il met en
+marge: «Oui, qui ont débité des platitudes, mais
+j'étais bien obligé de mettre cela à cause des sots».
+En regard de ce texte: «Dieu, la matière, la fatalité,
+ne font qu'un», il écrit: «Voilà mon système,
+voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard,
+fatalité dans ce monde, la réputation, l'honneur,
+la richesse, la vertu même: et comment croire qu'un
+Dieu intelligent nous conduit? Voyez les fripons
+en place, la fortune allant au scélérat, l'honnête
+homme volé, assassiné, méprisé. Il y a peut-être
+un Dieu, mais c'est le Dieu d'Épicure; il est trop
+grand, trop heureux pour s'occuper de nos affaires,
+et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer
+les uns les autres.» En regard de ce texte: «Père
+des miséricordes... soit que tu m'aies destiné à une
+carrière immortelle, soit que je doive seulement
+passer et mourir...», il écrit: «Quelquefois je suis
+tenté de croire à l'immortalité de l'âme, mais
+ensuite la raison m'empêche de l'admettre. D'ailleurs
+pourquoi désirerais-je l'immortalité? Il paraît
+qu'il y a des peines mentales totalement séparées
+de celles du corps, comme la douleur que nous sentons
+à la perte d'un ami, etc... Or, si l'âme souffre
+par elle-même, indépendamment du corps, il est
+à croire qu'elle pourra souffrir également dans une
+autre vie; conséquemment, l'autre monde ne vaut
+pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc point
+survivre à nos cendres; mourons tout entiers, de
+peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit corriger
+de la manie d'<i>être</i>». Enfin, en regard de ce texte:
+«Dieu, répondez-vous, vous a fait libre. Ce n'est
+pas là la question. A-t-il prévu que je tomberais,
+que je serais à jamais malheureux? Oui, indubitablement.
+Eh bien, votre Dieu n'est plus qu'un
+tyran horrible et absurde», il écrit: «Cette objection
+est insoluble et renverse de fond en comble le
+système chrétien. Au reste, personne n'y croit plus.»</p>
+
+<p>Bref, il nie le Dieu-Providence, l'immortalité de
+l'âme et le christianisme lui-même. Et ailleurs,
+non plus dans les notes de l'«exemplaire confidentiel»,
+mais dans le livre imprimé, il se demande:
+«Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme?»
+Il avoue qu'il n'en sait rien. S'élèvera-t-il
+un homme qui se mettra à prêcher un culte nouveau?
+Mais les nations seront trop indifférentes en
+matière religieuse et trop corrompues. «La religion
+nouvelle mourra dans le mépris.» Ou bien, «ne
+serait-il pas possible que les peuples atteignissent
+à un degré de lumière et de connaissances morales
+suffisant pour n'avoir plus besoin de culte?» Mais
+non. Le plus probable est que les nations «retourneront
+tour à tour dans la barbarie...» jusqu'à ce
+qu'elles en émergent de nouveau, «et ainsi de suite
+dans une révolution sans terme».</p>
+
+<p>Et cela le mène à ces conclusions:</p>
+
+<blockquote><p>
+Déjà nous possédons cette importante vérité, que
+l'homme, faible dans ses moyens et dans son génie,
+ne fait que se répéter sans cesse; qu'il <i>circule</i> dans un
+<i>cercle</i>, dont il tâche en vain de sortir...&mdash;Il s'ensuit
+qu'un homme bien persuadé qu'il n'y a rien de nouveau
+en histoire perd le goût des innovations, goût que
+je regarde comme un des plus grands fléaux qui
+affligent l'Europe en ce moment.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et alors le flot d'amertume se précipite: Liberté!
+le grand mot! et qu'est-ce que la liberté
+politique? Je vais vous l'expliquer. Un homme
+libre à Sparte veut dire un homme dont les heures
+sont réglées comme celles de l'écolier sous la
+férule, etc. «On s'écrie: Les citoyens sont esclaves,
+mais esclaves de la loi. Pure duperie de mots. Que
+m'importe que ce soit la loi ou le roi qui me traîne
+à la guillotine? On a beau se torturer, faire des
+phrases et du bel esprit, le plus grand malheur des
+hommes, c'est d'avoir des lois et un gouvernement.»</p>
+
+<p>Enfin:</p>
+
+<blockquote><p>
+Soyons hommes, c'est-à-dire libres; apprenons à
+mépriser les préjugés de la naissance et des richesses,
+à nous élever au-dessus des grands et des rois, à honorer
+l'indigence et la vertu; donnons de l'énergie à notre
+âme, de l'élévation à notre pensée; portons partout
+la dignité de notre caractère, dans le bonheur et dans
+l'infortune; sachons braver la pauvreté et sourire à la
+mort; mais pour faire tout cela, il faut commencer
+par cesser de nous passionner pour les institutions
+humaines, de quelque genre qu'elles soient. Nous n'apercevons
+presque jamais la réalité des choses, mais leurs
+images réfléchies faussement par nos désirs... Tandis
+que nous nous berçons ainsi de chimères, le temps vole
+et la tombe se ferme tout à coup sur nous. Les hommes
+sortent du néant et y retournent: la mort est un grand
+lac creusé au milieu de la nature; les vies humaines,
+comme autant de fleuves, vont s'y engloutir... Profitons
+donc du peu d'instants que nous avons à passer sur ce
+globe pour connaître au moins la vérité. Si c'est la vérité
+politique que nous cherchons, elle est facile à trouver.
+Ici un ministre despote me bâillonne, me plonge
+au fond des cachots, où je reste vingt ans sans savoir
+pourquoi; échappé de la Bastille, plein d'indignation,
+je me précipite dans la démocratie, un anthropophage
+m'y attend à la guillotine. Le républicain, sans cesse
+exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace
+furieuse, s'applaudit de son bonheur; le sujet, tranquille
+esclave, vante les bons repas et les caresses de
+son maître. O homme de la nature! c'est toi seul qui
+me fais me glorifier d'être homme! Ton c&oelig;ur ne connaît
+point la dépendance, tu ne sais ce que c'est que
+de ramper dans une cour ou de caresser un tigre populaire.
+Que t'importent nos arts, notre luxe, nos villes?
+As-tu besoin de spectacle, tu te rends au temple de la
+nature, à la religieuse forêt...
+</p></blockquote>
+
+<p>Et cela continue; et le dernier chapitre est le
+récit d'une «Nuit chez les sauvages de l'Amérique».</p>
+
+<p>Ainsi conclut le jeune émigré. Et il ne vous échappera
+point que ce «retour à la nature», c'est, en
+un sens, le suprême désespoir philosophique, puisque
+c'est la négation de l'utilité de toute l'&oelig;uvre
+humaine.</p>
+
+<p>L'<i>Essai</i> parut en 1797; les notes marginales sont
+probablement de 1798. Il est important de savoir
+que Chateaubriand a pensé ainsi, qu'il a été incrédule
+et révolté, et à peu près nihiliste, non par une
+passagère chaleur du sang, mais avec insistance et
+réflexion pendant plusieurs années de sa jeunesse,
+et jusqu'à la veille du moment où il conçut le <i>Génie
+du christianisme</i>.</p>
+
+<p>Plus tard, en 1811, à l'occasion de son élection
+à l'Académie, ses ennemis rappelleront qu'il pensa
+comme les encyclopédistes. On opposera l'incroyance
+de l'homme aux théories de l'écrivain religieux;
+on parlera d'hypocrisie. Chateaubriand laissera le
+soin de sa défense à un jeune homme, Damaze de
+Raymond.</p>
+
+<p>Mais en 1826, en pleine Restauration, sans nécessité,
+il me semble, et même au risque de troubler
+des âmes en faisant connaître davantage un livre
+qu'il réprouvait, il donne lui-même une réédition
+de l'<i>Essai sur les Révolutions</i>. Il y met une habile
+préface où il explique dans quelles conditions l'ouvrage
+a été écrit, où il en montre les contradictions
+et où il exagère quelque peu ce qui s'y trouve
+encore de christianisme. Il accompagne le texte de
+notes très nombreuses et fort plaisantes. Il se critique,
+se réfute, se condamne, se gourmande et se
+raille avec beaucoup de bonne grâce et un air de
+charmante franchise. Il a, sur sa vanité et sa
+fatuité de jeune homme, des réflexions piquantes
+(qui d'ailleurs s'appliqueraient encore mieux à bien
+des passages des <i>Mémoires d'outre-tombe</i>). Mais
+souvent, à propos de quelque chapitre particulièrement
+éloquent dans son âcre misanthropie, il se
+laisse désarmer. «Me louerai-je? J'en ai bien envie;
+la colère de ces pages m'a amusé; je les avais complètement
+oubliées.» Ou bien: «Voilà certes un
+des plus étranges chapitres de tout l'ouvrage, et
+peut-être un des morceaux les plus extraordinaires
+qui soient jamais échappés à la plume d'un écrivain... C'est
+du Rousseau, c'est du René, c'est du
+dégoût de tout, de l'ennui de tout.» En somme, il
+se reconnaît avec plaisir dans ce premier ouvrage;
+et même il est content que l'on sache qu'il a été ce
+jeune homme troublé et révolté et qu'il a senti
+et pensé comme cela. Il a voulu que ses impiétés
+même ne fussent point abolies, et que l'on connût
+clairement qu'il n'avait pas toujours été bon chrétien.
+Au fait, si l'on ne connaissait pas, par ce livre,
+le jeune homme qu'il avait été, on comprendrait
+moins le vieillard si profondément désenchanté
+qu'il fut. Et, après 1830, quand il sera publiquement
+l'ami de Carrel, de Béranger, de Lamennais,
+il sera ravi, nous le verrons, d'avoir écrit l'<i>Essai</i>, et
+fier de ce volumineux péché de jeunesse.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf3"></a>TROISIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>LES NATCHEZ.&mdash;ATALA</h3>
+
+
+<p>Chateaubriand nous dit dans les <i>Mémoires d'outre-tombe:</i>
+«Il est certain que, si l'<i>Essai</i> fut un
+moment connu, il fut presque aussitôt oublié: une
+ombre subite engloutit le premier rayon de ma
+gloire.» Cela dut lui être dur; car, naturellement,
+il avait espéré la gloire et la fortune. Mais, comme
+il ne connut pas tout de suite cet insuccès, il n'en
+ressentit que peu à peu l'amertume. Il eut d'ailleurs
+des compensations. S'il ne réussit pas en France,
+l'<i>Essai</i> fit du bruit dans le monde des émigrés:
+il scandalisa quelque peu; mais cela même ne
+nuisit point à l'auteur. Chez les personnes victimes
+de catastrophes extraordinaires, jetées violemment
+hors des conditions de leur vie normale, comme les
+émigrés, il se produit souvent une sorte de relâchement
+des principes, une disposition au scepticisme
+par désespoir habituel (elles en ont tant vu!). Beaucoup
+d'émigrés purent goûter l'<i>Essai</i> pour ses
+hardiesses mêmes et ses négations.</p>
+
+<p>Puis, des revues anglaises en parlèrent avec
+éloge. Chateaubriand devint presque un personnage;
+«la haute émigration le rechercha». Pauvre
+et inconnu, il avait été d'une fierté ombrageuse,
+et cramponné à sa solitude. Recherché, il se laissa
+faire. Il fit un chemin, comme il dit, «de rue en
+rue», et, s'éloignant du canton de l'émigration
+pauvre de l'est, «il arriva, de logement en logement,
+jusqu'au quartier de la riche émigration de
+l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et
+les colons de la Martinique.» Il fait des connaissances:
+Christian de Lamoignon, Malouet, le chevalier
+Panat, homme de goût par profession et qui
+avait «une réputation méritée d'esprit, de malpropreté
+et de gourmandise»; Montlosier, «féodalement
+libéral, aristocrate et démocrate, esprit
+bizarre» dont il fait un portrait vraiment prodigieux;
+l'abbé Delille, à la tête de singe, qui lisait
+ses vers comme un ange, mais que madame
+Delille souffletait quand il n'était pas sage; l'abbé
+Caron, mesdames de Caumont et de Gontaut;
+madame de Boignes, alors très jeune et extrêmement
+jolie; enfin Fontanes, qu'il avait déjà rencontré.</p>
+
+<p>Tout de même, son <i>Essai</i> n'a aucun succès à
+Paris. Qu'à cela ne tienne! Ce sera donc un autre
+livre qui lui donnera la gloire. Il renonce à écrire
+les trois derniers volumes annoncés de l'<i>Essai</i>. Mais
+il reprend (nous sommes en 1799) le manuscrit de
+2.383 pages in-folio (paraît-il) qu'il avait rapporté
+d'Amérique. Avec cela, il fait les <i>Natchez</i>, dont
+<i>Atala</i> et <i>René</i> sont des épisodes. C'était un dessein
+formé depuis longtemps: «J'étais encore très
+jeune lorsque je conçus l'idée de faire l'épopée de
+<i>l'homme de la nature</i> (toujours l'influence de Rousseau)
+et de peindre les m&oelig;urs des sauvages, en les
+liant à quelque événement connu.»</p>
+
+<p>Mais, lorsqu'en 1800 il quitta l'Angleterre pour
+rentrer en France, il n'osa pas se charger d'un trop
+lourd bagage et laissa à Londres le manuscrit des
+<i>Natchez</i>, sauf <i>Atala</i> et <i>René</i> et quelques descriptions
+de l'Amérique:</p>
+
+<blockquote><p>
+Quelques années s'écoulèrent avant que les communications
+avec la Grande-Bretagne se rouvrissent.
+Je ne songeai guère à mes papiers dans le premier
+moment de la Restauration; et d'ailleurs, comment les
+retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle,
+chez une Anglaise qui m'avait loué un petit appartement
+à Londres. J'avais oublié le nom de cette femme;
+le nom de la rue et le numéro de la maison où j'avais
+demeuré étaient également sortis de ma mémoire.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il y a là un détachement, ou une insouciance, qui
+ne sent pas son homme de lettres. Chateaubriand
+était également capable et de cette insouciance et
+de la plus monstrueuse vanité.</p>
+
+<p>Malgré tant de difficultés, il paraît qu'on
+retrouva la rue, la maison, les enfants de l'hôtesse,
+et le manuscrit des <i>Natchez</i>. L'auteur les «corrigea»,
+on ne peut pas savoir dans quelle mesure, et
+les fit paraître dans l'édition de ses &oelig;uvres complètes
+(1836).</p>
+
+<hr />
+
+<p>Je devrais peut-être vous parler de <i>René</i> dès
+aujourd'hui: mais, si je le faisais, les <i>Natchez</i> vous
+paraîtraient ensuite d'un intérêt un peu languissant;
+et, d'ailleurs, si la première version de <i>René</i>
+doit être antérieure aux <i>Natchez</i>, comme je le montrerai,
+la version parfaite, celle que nous possédons
+leur est certainement postérieure. Au surplus, je
+réserverai, dans les <i>Natchez</i>, la plus grande partie
+de ce qui se rapporte à cet étrange René et au
+développement de son caractère.</p>
+
+<p>Donc, parlons des <i>Natchez</i>. C'est l'&oelig;uvre d'un
+jeune disciple de Rousseau, qui a vu du pays;
+c'est un poème épique; c'est un roman historique
+et exotique; c'est un conte philosophique; c'est
+je ne sais quoi encore. Cela fait songer, un assez long
+moment, au Huron de Voltaire, et à toutes les
+histoires de sauvages et d'hommes de la nature qui
+ont charmé le dix-huitième siècle; cela fait penser
+quelquefois, pour le «style poétique», aux
+<i>Incas</i> de Marmontel; pour le «merveilleux» à
+Milton et à Klopstock; et enfin, pour la mélancolie
+et le goût de la tristesse, à certaines lettres du
+jeune Saint-Preux dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>, et à
+<i>Werther</i>, paru en 1774. C'est d'ailleurs, quant aux
+événements, et sauf les quatre livres du voyage de
+Chactas en Europe, une série presque ininterrompue
+de malheurs prodigieux et, proprement,
+d'horreurs.</p>
+
+<p>Je crois qu'on lit fort peu les <i>Natchez</i>, car ce
+n'est pas une joie; je crois qu'on les lit encore
+moins que le reste de l'&oelig;uvre de Chateaubriand
+(les <i>Mémoires</i> exceptés, bien entendu). Il n'est
+donc pas inutile que je vous fasse, de la fable, un
+petit exposé, qui sera court, et très simplifié, je
+vous en préviens: car ce récit de 580 fortes pages
+est faiblement ordonné, assez souvent confus et
+quelque peu obscur, et plein d'effets répétés.</p>
+
+<p>René, venant du Fort Rosalie (qui est un poste
+français) arrive chez les Natchez pour se faire sauvage.
+Il se présente au vieux sachem Chactas, qui
+lui demande son histoire. «Mais le frère d'Amélie
+répond d'une voix troublée: Indien, ma vie est
+sans aventures, et le c&oelig;ur de René ne se raconte
+point.» Il supplie Chactas de le faire admettre au
+nombre des guerriers Natchez et de l'adopter lui-même
+pour son fils. Chactas y consent et offre à
+René «la calebasse de l'hospitalité, où six générations
+avaient bu l'eau d'érable». Puis, c'est le
+calumet de la paix, et la chanson de l'hospitalité
+«dansée par une jeune fille aux bras nus». Et
+tout ceci n'est pas sans grâce et rappelle, avec
+d'autres rites, les scènes de l'<i>Odyssée</i> où l'hospitalité
+est offerte aux voyageurs.</p>
+
+<p>Or, au même moment, le capitaine français
+Chépar, qui commande le Fort Rosalie, vient passer
+une revue de ses troupes tout près du village
+des Natchez, afin de les décider aux concessions
+de terrains que les blancs leur demandent. Et alors,
+c'est la plus condamnable orgie du style dit «poétique»
+de ce dix-huitième siècle dont le jeune Chateaubriand
+est encore jusqu'aux moelles. L'auteur
+invoque la Muse, «fille de Mnémosyne à la longue
+mémoire, âme du trépied de Delphes et des
+colombes de Dodone», pour n'oublier aucun des
+capitaines et des bataillons qui vont défiler tout à
+l'heure. Et cela est à la fois un peu comique et assez
+amusant, parce que le jeune auteur a beaucoup
+plus d'imagination et d'invention verbale que les
+Delille en vers et que les Marmontel en prose.</p>
+
+<p>Est-ce que ceci n'est pas ingénieux:</p>
+
+<blockquote><p>
+Ils portent un tube enflammé, surmonté du glaive
+de Bayonne; leur vêtement est celui du lys, symbole
+de l'honneur virginal de la France.
+</p></blockquote>
+
+<p>Mais est-ce que ceci n'est pas charmant:</p>
+
+<blockquote><p>
+Ces guerriers couvrent leur front du chapeau gaulois,
+dont le triangle bizarre est orné d'une rose blanche
+qu'attacha souvent la main d'une vierge timide, et
+que surmonte de sa cime légère un gracieux faisceau de
+plumes.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et ceci encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+L'armée entière s'ébranle; ses pas égaux mesurent
+la marche que frappent les tambours. Les jambes
+noircies des soldats ouvrent et ferment une longue
+avenue, en se croisant comme les ciseaux d'une
+jeune fille qui découpe d'ingénieux ouvrages. Par
+intervalles, les caisses d'airain que recouvre la peau de
+l'onagre se taisent au signe du géant qui les guide;
+alors mille instruments, fils d'Éole, animent les forêts,
+tandis que les cymbales du nègre se choquent dans
+l'air et <i>tournent comme deux soleils</i>.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et enfin ceci n'«enfonce»-t-il pas tous les
+Delille et même tous les Écouchard-Lebrun:</p>
+
+<blockquote><p>
+Tour à tour l'armée s'allonge et se resserre, tour à
+tour s'avance et se retire: ici, elle se creuse comme la
+corbeille de Flore; là elle s'enfle comme les contours
+d'une urne de Corinthe... Les capitaines font prendre
+aux bataillons toutes les figures de l'art d'Uranie:
+ainsi des enfants étendent des soies légères sur leurs
+doigts légers, sans confondre ou briser le dédale fragile;
+ils le déploient en étoile, le dessinent en croix,
+le ferment en cercle et l'entr'ouvrent doucement sous
+la forme d'un berceau.
+</p></blockquote>
+
+<p>Comme il s'amuse!</p>
+
+<p>Ici, nous apprenons que Satan veut empêcher
+l'Évangile de s'étendre dans le nouveau monde
+et, pour cela, unir tous les Indiens idolâtres afin
+d'exterminer les chrétiens. Puis, nous faisons la
+connaissance de la belle et douce Céluta, de la charmante
+petite Mila, et du bon et simple Outougamiz,
+frère de Céluta. Puis, Satan va trouver
+la Renommée et la prie de répandre de faux bruits
+et de semer les mensonges et les calomnies afin
+de brouiller davantage les Peaux-Rouges et les
+blancs. Et cela nous touche peu.</p>
+
+<p>Après que René s'est plongé dans les flots du
+Meschacebé, a respiré l'odeur des sassafras et des
+liquidambars et est rentré dans sa cabane, Céluta
+lui prépare un repas et dissimule peu son amour
+pour le mélancolique jeune homme. Le bon Outougamiz
+conclut avec lui un pacte d'amitié. Mais le
+sombre Ondouré, amoureux de Céluta, essaye
+d'assassiner René et le manque. Les deux hommes
+luttent corps à corps («tels, sur les rivages du
+Nil ou dans les fleuves des Florides, deux crocodiles
+se disputent au printemps une femelle brillante»);
+et René terrasse son adversaire, qui ne
+lui pardonnera point.</p>
+
+<p>À ce moment, le jeune Chateaubriand, se souvenant
+de Milton et de Klopstock et éprouvant le
+besoin d'être sublime, nous transporte dans le
+Paradis. L'ange de l'Amérique s'entretient solennellement
+avec le chérubin Uriel des choses du
+nouveau monde. Et sainte Geneviève de Paris et
+sainte Catherine des Bois, patronne du Canada,
+traversent la région éthérée pour aller trouver la
+Vierge:</p>
+
+<blockquote><p>
+Elles s'étaient alarmées des malheurs dont Satan
+menaçait l'empire français en Amérique: un même
+mouvement de charité les emportait aux célestes
+habitacles pour implorer la miséricorde de Marie.
+Tristes autant que des substances spirituelles peuvent
+ressentir notre douleur, elles versaient ces larmes intérieures
+dont Dieu a fait présent à ses élus; elles
+éprouvaient cette sorte de pitié que l'ange ressent
+pour l'homme, et qui, loin de troubler la pacifique
+Jérusalem, ne fait qu'ajouter aux félicités qu'on y
+goûte.
+</p></blockquote>
+
+<p>Comment cela? Quel est ce sadisme angélique?
+Mystère.</p>
+
+<p>Les deux saintes continuent leur chemin. Tantôt
+«elles s'ouvrent une voie au travers des sables
+d'étoiles; tantôt elles coupent les cercles ignorés
+où les comètes promènent leurs pas vagabonds.»
+Elles frôlent l'essieu commun de tous les univers
+créés... «À distance égale, le long de cet axe,
+sont assis trois esprits sévères: le premier est
+l'ange du passé; le second, l'ange du présent;
+le troisième, l'ange de l'avenir. Ce sont ces trois
+puissances qui laissent tomber le temps sur la
+terre: car le temps n'entre point dans le ciel et
+n'en descend point.» Qu'est-ce à dire? «Ces choses-là
+sont rudes», pour parler comme Victor Hugo.</p>
+
+<p>Les saintes traversent les régions platoniciennes
+où sommeillent les âmes qui n'ont pas encore subi
+la vie mortelle. Elles arrivent enfin à la Jérusalem
+céleste. Là elles rencontrent le bienheureux Las
+Cases et les martyrs canadiens, qui se pressent sur
+les pas des deux vierges. Le roi saint Louis se joint
+à eux. Et tout le cortège «va chercher le trône
+de Marie».</p>
+
+<p>Ici, une chose extraordinaire et jolie (d'ailleurs
+conforme au dogme): «Seule de tous les justes,
+Marie a conservé un corps.» Elle a seule un corps
+parmi les saints, dont les corps attendent dans la
+terre le jugement dernier, tandis que son corps,
+à elle, a été enlevé au ciel aussitôt après sa mort.
+Mais surtout je crois que le chevalier s'est dit:
+«Celle-là, nous l'aimons; et comment la concevrions-nous?
+Et que pouvons-nous aimer, qui ne
+soit de chair? Et d'ailleurs, si elle n'avait pas de
+corps, comment et avec quels ressouvenirs aurait-elle
+pitié, puisque la pitié est sa fonction? S'il ne
+prêtait un corps à Marie, le poète ne pourrait pas
+dire: «Une tendre compassion pour les hommes,
+dont elle fut la fille, une patience, une douceur
+sans égale rayonnent sur le front de la Mère du
+Sauveur.» Et enfin, qui prierait la Vierge Marie, si
+elle n'avait éternellement la figure d'une femme?
+Mais il en résulte ceci d'étrange, que le paradis,
+c'est, dans une immensité immatérielle, seul visible,
+seul tangible, un corps féminin...</p>
+
+<p>Voilà du «merveilleux chrétien». Et c'est merveilleux
+en effet. Et c'est charmant. Le culte de la
+Vierge est presque toute la religion de beaucoup
+de catholiques. Une jeune femme disait: «Je ne
+crois pas à Dieu, mais je crois à la sainte Vierge.»</p>
+
+<p>Marie répond aux deux saintes, aux martyrs
+et au roi Louis: «Vos prières ont trouvé grâce à
+mon oreille; je vais monter au trône de mon fils.»
+Et elle part «comme une colombe qui prend son
+vol». Et Marie,&mdash;qui seule des justes a un corps,
+ne l'oublions pas,&mdash;approche du Calvaire <i>immatériel</i>.
+Mais dans cet autre monde ces petites
+contrariétés n'ont aucune importance.</p>
+
+<p>«La Charité ouvre sans effort le rideau de l'éternité.
+Le Sauveur apparaît à Marie... Qui pourrait
+redire l'entretien de Marie et d'Emmanuel?»&mdash;Évidemment,
+ce n'est pas nous.&mdash;Puis le Père,
+le Fils et l'Esprit se consultent... Et «le Souverain
+du Ciel permet à Satan un moment de triomphe
+pour l'expiation de quelques fautes particulières.»
+Ce n'était peut-être pas la peine de mettre en mouvement,
+pour un si médiocre oracle, l'ange de l'Amérique,
+et le chérubin Uriel, et Catherine, et Geneviève,
+et les martyrs canadiens, et Las Cases, et
+saint Louis et la Vierge Marie.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Nous redescendons chez les Natchez. Chactas
+adopte officiellement René, malgré l'opposition
+d'Ondouré. Puis, pendant une chasse au castor,
+il fait à René le récit de ses aventures.</p>
+
+<p>Ici se plaçait, dans le premier manuscrit des
+<i>Natchez</i>, l'histoire d'Atala. Mais, dans la version
+publiée en 1836, l'auteur suppose cette histoire
+connue, et Chactas ne commence son récit qu'à
+partir du moment où il a quitté le Père Aubry.</p>
+
+<p>Il raconte qu'il s'est mis à l'école de la guerre
+chez les Iroquois; qu'un missionnaire lui a appris
+la langue française, et qu'un jour, envoyé comme
+interprète avec une députation iroquoise pour négocier
+avec les blancs, il a été arrêté, comme suspect
+de trahison, par le gouverneur des Français et
+envoyé au bagne de Toulon; qu'ensuite, son innocence
+ayant été reconnue par le nouveau gouverneur du Canada,
+il est allé à Paris, puis à Versailles
+pour être présenté au roi Louis XIV.</p>
+
+<p>Et ainsi, de descriptions du monde invisible qui
+rappelaient <i>le Paradis perdu</i> et <i>la Messiade</i> et qui
+appartenaient au «genre sublime», nous passons à
+une sorte de conte philosophique et à quelque chose
+qui n'est pas extrêmement différent de l'<i>Ingénu</i>
+de Voltaire,&mdash;pour revenir ensuite à une manière
+d'épopée, qui n'est vraiment pas le contraire des
+<i>Incas</i> de Marmontel.</p>
+
+<p>Le voyage de Chactas en France est agréable.
+Chactas, qui avait déjà appris le français chez les
+Iroquois, a eu tout le temps de se perfectionner
+au bagne: il est donc assez invraisemblable de l'entendre
+appeler un carrosse une «hutte roulante»,
+le cocher «guide du traîneau», Paris le «grand
+village», une église la «cabane des prières», etc... Mais
+cela est amusant. Et la venue de Chactas
+à Paris et à Versailles n'est point une invention
+absurde: car nous savons que, sans compter
+le doge de Gênes, les Turcs et l'ambassade
+siamoise, on montrait souvent des «curiosités»
+à la cour de Louis XIV.</p>
+
+<p>Une bonne partie du rôle de Chactas rappelle
+celui du Huron par la constatation étonnée de tout
+ce qui, à Paris et à Versailles, dans les lois et dans
+les m&oelig;urs, s'éloigne de la raison, de la justice, et
+de la nature. Même, Chactas a peut-être plus de
+verdeur dans la naïveté et un accent plus «révolutionnaire»
+que le Huron. La présentation de
+Chactas et de ses compagnons à Louis XIV est
+vraiment savoureuse:</p>
+
+<blockquote><p>
+Ononthio (le gouverneur du Canada) nous présenta
+au grand chef (Louis XIV) en disant: «Sire, les sujets
+de Votre Majesté...» Je me tournai vers les chefs des
+Cinq Nations et leur expliquai la parole d'Ononthio.
+Ils me répondirent: «C'est faux», et ils s'assirent à
+terre, les jambes croisées. Alors, m'adressant au premier
+sachem (toujours Louis XIV): «Puissant Soleil,
+lui dis-je, Ononthio vient de prononcer une parole
+qu'un génie ennemi lui aura sans doute inspirée: mais
+toi qu'Athaïnsie (la vengeance) n'a pas privé de sens,
+tu es trop prudent pour te persuader que nous sommes
+tes esclaves.» À ces paroles, qui sortaient ingénument
+de mes lèvres, il se fit un mouvement dans la hutte
+(cette hutte est le palais de Versailles). Je continuai
+mon discours: «Chef des chefs, tu nous as retenus dans
+la hutte de la servitude (au bagne) par la plus indigne
+trahison... Cependant la grandeur de notre âme veut
+que nous t'excusions, car le souverain Esprit ôte et
+donne la raison comme il lui plaît, et il n'y a rien de
+plus insensé et de plus misérable qu'un homme abandonné
+à lui-même. Enterrons donc la hache... et puisse
+notre union durer autant que la terre et le soleil! J'ai
+dit.» En achevant ces mots, je voulus présenter le
+calumet de la paix au Soleil; mais sans doute quelque
+génie frappa ce chef de ses traits invisibles, car la
+pâleur étendit son bandeau blanc sur son front: on se
+hâta de nous emmener dans une autre partie de la
+cabane. Là, nous fûmes entourés d'une foule curieuse;
+les jeunes gens surtout nous souriaient avec complaisance,
+plusieurs nous serrèrent secrètement la main.
+</p></blockquote>
+
+<p>Cela est, avec plus de couleur, du meilleur
+Voltaire des <i>Contes</i>, du meilleur Montesquieu des
+<i>Lettres persanes</i>, à plus forte raison du meilleur
+Saint-Lambert des <i>Fables orientales</i>. C'est dans le
+même esprit que Chactas assiste aux fêtes de Versailles,
+visite l'Académie, le Palais de Justice, etc... Le
+palais de Versailles lui inspire des propos de ce
+genre: «Ce palais n'a-t-il coûté ni sueurs ni larmes?
+Ah! qu'il serait grand ici, le bruit des pleurs,
+si jamais il commençait à se faire entendre!»
+Chactas voit passer une chaîne de protestants condamnés
+aux galères; il assiste à la pendaison d'un
+pasteur condamné à mort pour rupture de ban.
+(«La mort le lia par la cime, comme une gerbe
+moissonnée.») Chactas est aussi abondant que
+le Huron contre la révocation de l'Édit de Nantes
+et les dragonnades.</p>
+
+<p>À vrai dire, c'est entièrement, c'est absolument
+l'esprit de Voltaire. Chateaubriand rassemble autour
+de son sauvage tous les grands hommes et toutes
+les femmes charmantes du siècle de Louis XIV;
+et l'homme de la nature démêle et admire les
+avantages et la douceur d'une société brillante.
+La Bruyère lui fait un petit résumé des absurdités
+et des gloires du siècle. Puis Fénelon, ce Fénelon
+tant aimé des philosophes, lui fait la plus suave
+apologie de la civilisation, à qui nous devons les
+arts, et aussi des vertus nouvelles. «Si les vertus
+sont des émanations du Tout-Puissant; si elles
+sont nécessairement plus nombreuses dans l'ordre
+social que dans l'ordre naturel, l'état de la société
+qui nous rapproche davantage de la Divinité est
+donc un état supérieur à celui de la nature.»
+(Mais alors, cette glorification de l'homme naturel
+que devaient être les <i>Natchez</i>?) En somme, les trois
+personnages qui tour à tour expliquent à Chactas
+la société du temps de Louis XIV, c'est La Bruyère,
+c'est Fénelon, et c'est Ninon de Lenclos. Cette spirituelle
+ikouessen (courtisane) ayant demandé à
+Chactas «ce qu'il a trouvé de plus sensé parmi
+nous», Chactas lui répond: «Mousse blanche
+des chênes qui sers à la couche des héros, les galériens
+et les femmes comme toi me semblent avoir
+toute la sagesse de la nation.» En ces années-là
+(1797-99) celui qui écrira tout à l'heure <i>le Génie
+du christianisme</i> est donc encore essentiellement
+un homme du dix-huitième siècle, et du dix-huitième
+siècle tout entier: car, si le voyage de
+Chactas en France est écrit dans l'esprit de Voltaire,
+presque tout le reste du roman est écrit dans l'esprit
+de Jean-Jacques, si ce n'est que l'optimisme de
+l'auteur a de fortes distractions.</p>
+
+<p>Chactas se rembarque donc pour le Canada,
+fait naufrage, séjourne chez les Esquimaux, puis
+chez les Sioux qui voudraient le retenir et faire de
+lui leur chef, arrive enfin chez les Natchez, où il
+retrouve ses amis Outougamiz, Céluta, Mila, son
+vieux camarade Adario, et René.</p>
+
+<p>Mais le calme dure peu. Parce que René, ignorant
+les coutumes, a tué dans une chasse des
+femelles de castor, les Illinois déclarent la guerre
+aux Natchez. René part avec les guerriers de la
+tribu de l'Aigle. Chépar, le commandant français,
+profite de l'incident pour sommer les Natchez de
+céder leurs terres. Chactas se rend, pour négocier,
+au Fort Rosalie, où on le garde comme prisonnier.</p>
+
+<p>Et cependant, les Français et les Natchez se
+rencontrent. Et c'est alors une description «poétique»
+de bataille, à la manière de Virgile plutôt
+que d'Homère, avec des morts d'une pittoresque
+horreur, où le poète paraît se divertir effroyablement.
+Exemples:</p>
+
+<blockquote><p>
+La hache du sachem, atteignant Adémar au visage,
+lui enlève une partie du front, du nez et des lèvres.
+Le soldat reste quelque temps debout, objet affreux,
+au milieu de ses compagnons épouvantés: tel se montre
+un bouleau dont les sauvages ont enlevé l'écorce au
+printemps; le tronc mis à nu et teint d'une sève rougie
+se fait apercevoir de loin parmi les arbres de la forêt.
+Adémar tombe sur son visage mutilé et la nuit éternelle
+l'environne.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ou bien:</p>
+
+<blockquote><p>
+Tani est frappé d'un globe d'airain à la tête; son
+crâne emporté se va suspendre par la chevelure à la
+branche fleurie d'un érable.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ou bien:</p>
+
+<blockquote><p>
+...La membrane qui soutenait les entrailles de
+Lameck est rompue; elles s'affaissent dans les aines,
+lesquelles se gonflent comme une outre. L'Indien
+se pâme avec d'accablantes douleurs, et un dur sommeil
+ferme ses yeux.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ou encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Une balle lancée au hasard lui crève le réservoir du
+fiel. Le guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande
+amertume; son haleine expirante fait monter, comme
+par le jeu d'une pompe, le sang qui vient bouillonner
+à ses lèvres.
+</p></blockquote>
+
+<p>Etc., etc... Car Chateaubriand a l'imagination
+facilement cruelle.</p>
+
+<p>La bataille se prolonge sans résultat. Alors le
+roi des Enfers, «jugeant le combat arrivé au point
+nécessaire pour l'accomplissement de ses desseins»
+(nous ne voyons pas bien pourquoi), songe à séparer
+les combattants. Pour cela, il va trouver dans sa
+grotte le démon de la nuit, qui est un démon-femme.
+L'auteur nous en fait une description voluptueuse,
+dont se souviendra, je crois, Alfred de Vigny dans
+<i>Eloa</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+La reine des ténèbres était alors occupée à se parer.
+Les songes plaçaient des diamants dans sa chevelure
+azurée; les mystères couvraient son front d'un bandeau;
+et les amours, nouant autour d'elle les crêpes
+de son écharpe, ne laissaient paraître qu'une de ses
+mamelles, semblable au globe de la lune; pour sceptre,
+elle tenait à la main un bouquet de pavots... Ce démon
+de la nuit avait toutes les grâces de l'ange de la nuit;
+mais, comme celui-ci, il ne présidait point au repos
+de la vertu, et ne pouvait inspirer que des plaisirs
+ou des crimes.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Ainsi Vigny, faisant parler son languissant et
+mélancolique Satan:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Je leur donne des nuits qui consolent des jours.</p>
+<p>Je suis le roi secret des secrètes amours...</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ce démon de la nuit va faire la nuit et l'orage
+sur le champ de bataille. Le combat cesse, on échange
+les prisonniers, une trêve d'un an est conclue. Et
+là-dessus Chateaubriand remise décidément son
+«merveilleux» chrétien, jusqu'aux <i>Martyrs</i>.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Mais vous vous rappelez peut-être cette tribu
+de l'Aigle qui est partie contre les Illinois. Elle
+rentre dans ses huttes, laissant René aux mains
+de l'ennemi. René va subir les plus affreux supplices,
+lorsqu'il est sauvé par Outougamiz qui survient
+mystérieusement et qui ramène René, blessé
+et malade, à travers des périls extraordinaires
+(et cela forme, je pense, une des parties les moins
+ennuyeuses du roman).</p>
+
+<p>Ici finit le douzième livre de l'épopée. Le reste
+n'est point divisé en «livres» et (c'est l'auteur
+qui nous en prévient) est écrit «sur le ton de la
+simple narration». Pas tant que cela: mais enfin
+le style de cette seconde partie des <i>Natchez</i> est un
+peu moins tendu. Pourquoi cette différence? Chateaubriand
+ne nous le dit pas. Je crois que, tout simplement,
+travaillant sur l'énorme manuscrit primitif
+des <i>Natchez</i>, il n'a eu le temps et le courage
+d'élever au ton de l'épopée que la première moitié
+de son roman peau-rouge.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Je reprends mon exposé. Par reconnaissance
+pour Outougamiz, René épouse Céluta, qu'il
+n'aime point. Elle lui donne une fille, qu'il nomme
+Amélie (retenez ce point). Or, un jour, des soldats
+viennent pour arrêter le sachem Adario et René,
+dénoncés aux Français par le traître Ondouré. René
+est absent; mais Adario est emmené au Fort Rosalie
+et condamné à être vendu comme esclave avec
+sa femme et ses enfants.</p>
+
+<p>On ne sait pas où est René. Outougamiz et Mila
+se mettent à sa recherche, et le trouvent méditant,
+au bord d'un fleuve, dans une caverne où sont des
+tombeaux. René leur tient des propos assez pareils
+à ceux d'Hamlet. Quand il apprend ce qui s'est
+passé, il s'en va, sur sa pirogue, à la Nouvelle-Orléans,
+proposer sa tête en échange de celle d'Adario.</p>
+
+<p>Là, tout le monde se retrouve: Chactas, Céluta,
+Mila, Outougamiz, qui n'ont pas voulu abandonner
+René. René est en prison; on lui fait son procès,
+on le condamne à être transporté en Europe.
+Puis, on lui fait grâce: il faut dire qu'Adélaïde,
+la fille du gouverneur, s'intéresse à lui. Mais,
+dénoncé de nouveau, il s'enfuit de la Nouvelle-Orléans
+en y laissant Céluta malade.</p>
+
+<p>Rentré chez les Natchez, René apprend par un
+missionnaire, le père Souël, la mort de la s&oelig;ur
+Amélie de la Miséricorde. Il «éprouve d'abord un
+véritable délire»; puis, s'étant calmé, le frère
+d'Amélie, «sous un sassafras, au bord du Meschacebé»,
+assis entre Chactas et le Père Souël, «leur
+révèle la mystérieuse douleur qui empoisonna son
+existence».</p>
+
+<p>(Et ici, paraît-il, se plaçait, dans le premier manuscrit
+des <i>Natchez</i>, le récit qui fut publié plus tard
+sous le titre de <i>René</i>.)</p>
+
+<p>À ce moment, le traître Ondouré envoie René traiter
+avec les Illinois. Puis, dans le conseil, il accuse
+René de toutes les trahisons, propose de le tuer
+à son retour avec les autres blancs établis sur les
+terres des Natchez, et fait adopter son opinion par
+le conseil.</p>
+
+<p>Cependant Céluta, que nous avons laissée à la
+Nouvelle-Orléans avec son enfant, rentre à son
+tour chez les Natchez à travers mille effroyables
+dangers dont elle est sauvée par une bonne
+négresse. Elle retrouve Mila et Outougamiz mariés,
+et pleins d'angoisse. L'intérêt tragique des deux
+cents dernières pages consiste en ceci: René, qui
+est toujours chez les Illinois, reviendra-t-il avant
+le jour marqué pour le massacre des blancs? Dans
+ce cas, il est perdu. Mais comment l'avertir de ne
+pas rentrer? Outougamiz est d'ailleurs lié par le
+secret qu'Ondouré a fait jurer à tous les guerriers
+avant de leur faire connaître la décision du
+conseil.</p>
+
+<p>(Entre temps, la pauvre douce petite sauvagesse
+Céluta reçoit de René une lettre où il lui explique
+sans nécessité son affreux caractère, et que nous
+retrouverons.)</p>
+
+<p>Naturellement, la fatalité veut que René revienne
+le jour même du massacre et soit assassiné
+par Ondouré sur le seuil de sa hutte. Ondouré viole
+Céluta évanouie, et s'enfuit. Céluta se réveille et,
+dans les ténèbres, s'assied sur le cadavre de René.
+Mila et Outougamiz entrent dans la cabane et
+cherchent en tâtonnant le foyer. Outougamiz
+fait de la lumière:</p>
+
+<blockquote><p>
+Trois cris horribles s'échappent à la fois du sein de
+Céluta, de Mila et d'Outougamiz. La cabane inondée de
+sang, quelques meubles renversés par les dernières
+convulsions du cadavre, les animaux domestiques
+montés sur les sièges et sur les tables pour éviter la
+souillure de la terre; Céluta assise sur la poitrine de
+René, et portant les marques de deux crimes qui
+auraient fait rebrousser l'astre du jour; Mila, debout,
+les yeux à moitié sortis de leur orbite; Outougamiz
+le front sillonné comme par la foudre, voilà ce qui se
+présentait aux regards!
+</p></blockquote>
+
+<p>(Il faut bien dire que beaucoup de pages des
+<i>Natchez</i> sont de ce ton détestable.)</p>
+
+<p>Tous les colons sont massacrés. Mais Outougamiz
+tue Ondouré d'un coup de hache. Céluta s'aperçoit
+qu'elle est enceinte des &oelig;uvres du monstre. Une
+nuit, les Natchez déterrent les os de leurs morts, les
+chargent sur leurs épaules et prennent la route
+du désert. Outougamiz meurt. Quelques jours après
+Céluta met au monde une fille qu'elle allaite sans
+la regarder. Heureusement cet enfant meurt: aussitôt
+Céluta et Mila se précipitent dans une cataracte,
+laissant aux soins du plus vieux sachem la petite
+Amélie, la fille de René.</p>
+
+<p>Voilà, très en abrégé, l'action de cet étrange
+roman. L'auteur avait conçu, vous vous en souvenez,
+«l'idée de faire l'épopée de l'homme de la
+nature» qu'il jugeait, dans l'<i>Essai</i>, plus vertueux
+et plus heureux que l'homme civilisé. Mais on
+dirait que sa disposition d'âme a changé à mesure
+qu'il écrivait. Le personnage le plus scélérat du
+poème est un homme de la nature. Sauf quelques
+descriptions de fêtes, de moissons ou de chasses,
+ce poème est constamment atroce. Les bons sauvages,
+la douce et résignée Céluta, la vive petite
+Mila, Outougamiz le simple, l'excellent Chactas y
+sont malheureux à peu près sans interruption.
+C'est une suite de tableaux affreux... Je ne vous
+ai parlé ni de la mort du vieux chef supplicié par
+les Illinois, ni du vieil Adario étranglant son petit-fils
+pour qu'il ne soit pas esclave, ni d'Akantie,
+la maîtresse jalouse d'Ondouré, jetée par lui dans
+un marécage où pullulent les serpents venimeux, ni
+de tant d'autres horreurs. L'épouvante et la souffrance
+physique jouent un rôle accablant dans cette
+histoire (un peu comme dans l'atroce et naïve <i>Chute
+d'un ange</i>). Toujours le pire arrive. Tout le monde
+est torturé dans son c&oelig;ur et dans sa chair. Et sans
+doute cet étalage d'horreurs mélodramatiques
+suppose un désir un peu enfantin d'étonner et de
+frapper: mais il suppose aussi chez l'auteur, à
+cette époque, un fond sincère d'imagination sombre
+et maladive. Avec les deux volumes de l'<i>Essai
+sur les Révolutions</i>, les deux volumes des <i>Natchez</i>
+forment la plus grande masse de pages désespérées
+par où un écrivain de génie ait jamais débuté.
+Peu à peu, cette mélancolie deviendra, en quelque
+façon, voluptueuse: mais on sentira toujours qu'à
+l'origine de l'&oelig;uvre écrite de Chateaubriand, il
+y a les années de Londres.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Environ deux ans après.&mdash;Chateaubriand a
+commencé (nous verrons comment) d'écrire <i>le
+Génie du christianisme</i>. Il a passé, le plus naturellement
+du monde, de «l'épopée de l'homme de la
+nature» à l'apologie de la religion chrétienne. Il
+est rentré en France. Il y a trouvé des amis que
+séduit sa personne et qui croient à son génie. Son
+<i>Essai sur les Révolutions</i> n'a pas eu de succès,
+mais a été lu de quelques-uns, de ceux qui comptent.
+On parle beaucoup de son futur grand ouvrage,
+dont <i>Atala</i> ainsi que <i>René</i> (chose inattendue) doivent
+faire partie. Une lettre au <i>Mercure</i> sur le
+livre de madame de Staël (<i>De la littérature considérée
+dans ses rapports avec la morale</i>) «le fait
+tout à coup sortir de l'ombre», comme il dit.
+Et enfin, soit parce que des épreuves d'<i>Atala</i>
+avaient été en effet dérobées, soit plutôt qu'il lui
+semble bon de préparer le public, par un récit d'une
+émotion voluptueuse, à goûter sa pieuse apologétique,
+il écrit le 31 mars 1801 au <i>Journal des
+Débats</i> et au <i>Publiciste</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+Citoyen, dans mon ouvrage sur <i>le Génie du christianisme</i>
+ou <i>les Beautés poétiques et morales de la religion
+chrétienne</i>, il se trouve une section entière consacrée
+à la poétique du christianisme. Cette section se divise
+en trois parties: poésie, beaux-arts, littérature, sous
+le titre d'<i>Harmonies de la religion avec les scènes de la
+nature et les passions du c&oelig;ur humain...</i> Cette partie est
+terminée par une anecdote extraite de mes voyages
+en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages.
+Elle est intitulée <i>Atala</i>, etc. Quelques épreuves
+de cette petite histoire s'étant trouvées égarées, pour
+prévenir un accident qui me causerait un tort infini,
+je me vois obligé de la publier à part, avant mon grand
+ouvrage.
+</p></blockquote>
+
+<p><i>Atala</i> parut en avril 1801, et Chateaubriand
+entra soudainement dans la gloire.</p>
+
+<p><i>Atala</i> était précédée d'une préface importante.
+L'auteur n'y semble pas ignorer son originalité.
+Il dit:</p>
+
+<blockquote><p>
+Je ne sais si le public goûtera cette histoire qui sort
+de toutes les routes connues, et qui présente une
+nature tout à fait étrangère à l'Europe. Il n'y a point
+d'aventures dans <i>Atala</i>. C'est une sorte de <i>poème</i>, moitié
+descriptif, moitié dramatique: tout consiste dans
+la peinture de deux amants qui marchent et causent
+dans la solitude; tout gît dans le tableau des troubles
+de l'amour au milieu du calme des déserts et du calme
+de la religion. J'ai donné à ce petit ouvrage les formes
+les plus antiques (?); il est divisé en <i>prologue</i>, <i>récit</i>
+et <i>épilogue</i>, etc.
+</p></blockquote>
+
+<p>Par «poème», il entend sans doute un ouvrage
+où tout est subordonné à l'impression de beauté.
+Il ajoute, ce qui est neuf et vient à propos après
+les fades déluges de larmes et l'horrible sensibilité
+du dix-huitième siècle:</p>
+
+<blockquote><p>
+Je dirai encore que mon but n'a pas été d'arracher
+beaucoup de larmes; il me semble que c'est une dangereuse
+erreur, avancée, comme tant d'autres, par
+M. de Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui
+font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne
+voudrait être l'auteur et qui déchire le c&oelig;ur bien autrement
+que l'<i>Énéide</i>... Les vraies larmes sont celles
+que fait couler une belle poésie; il faut qu'il s'y mêle
+autant d'admiration que de douleur.
+</p></blockquote>
+
+<p>Cela est excellent; et cela s'applique si bien à
+toute l'&oelig;uvre de Chateaubriand lui-même, qui n'est
+guère touchante, mais qui est belle et surtout
+riche en prestiges.</p>
+
+<p>Enfin, l'auteur n'a plus du tout confiance en
+Rousseau, et semble même lui avoir retiré sa sympathie:
+«Au reste, je ne suis point, comme
+M. Rousseau, un enthousiaste des sauvages» (il
+l'avait été); «et, quoique j'aie peut-être autant
+à me plaindre de la société que ce philosophe
+avait à s'en louer, je ne crois point que la pure
+nature soit la plus belle chose du monde. Je l'ai
+toujours trouvée fort laide partout où j'ai eu l'occasion
+de la voir... Avec ce mot de nature, on a tout
+perdu.» Ainsi Chateaubriand prépare habilement
+son rôle de défenseur du christianisme.</p>
+
+<p>Sainte-Beuve, dans <i>Chateaubriand et son groupe</i>,
+consacre quatre leçons entières à <i>Atala</i>. Il la rapproche
+de <i>Paul et Virginie</i>; il la rapproche de
+Théocrite. Il compare les manières de Jean-Jacques,
+de Saint-Pierre, de Chateaubriand et de
+Lamartine; il compare les funérailles d'Atala et
+celles de Manon Lescaut. Il critique la critique de
+l'abbé Morellet, etc... Bref, il ne nous laisse pas
+grand'chose à dire... Mais qu'importe, s'il nous
+laisse quelque chose à sentir?</p>
+
+<p>Rappelons d'abord la fable, cela est nécessaire.</p>
+
+<p>Le récit est fait à René par le vieux Chactas des
+<i>Natchez</i>. Chactas raconte la grande aventure de sa
+jeunesse quand il ne comptait encore que «dix-sept
+chutes de feuilles». Son père, le guerrier
+Outalissi, de la nation des Natchez, alliée aux
+Espagnols, l'a emmené à la guerre contre les Muscogulges,
+autre nation puissante des Florides.
+Outalissi étant mort dans le combat, un vieil
+Espagnol, Lopez, de la ville de Saint-Augustin,
+adopte le jeune Chactas et essaye de l'initier à la
+vie civilisée. Mais, au bout de «trente lunes»,
+Chactas s'ennuie et ne peut plus rester. Un matin
+il remet ses habits de sauvage et déclare à Lopez
+qu'il veut reprendre sa vie de chasseur. Il part,
+s'égare dans les bois, est pris par un parti de Muscogulges
+et de Siminoles: il confesse hardiment son
+origine et sa nation: «Je m'appelle Chactas, fils
+d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de
+cent chevelures aux héros muscogulges.» Le chef,
+nommé Simaghan, lui dit: «Réjouis-toi; tu seras
+brûlé au grand village.»</p>
+
+<p>Une nuit que Chactas est assis près du «feu de la
+guerre» avec le chasseur commis à sa garde, une
+jeune femme à demi voilée vient s'asseoir à ses
+côtés. C'est Atala, fille de Simaghan.</p>
+
+<p>La tribu est toujours en marche. Mais, le soir,
+Atala vient visiter le prisonnier à la dérobée;
+elle trouve moyen d'éloigner le guerrier qui le garde;
+elle lui détache ses liens, et ils vont ensemble se
+promener dans la forêt. Et chaque soir Chactas
+revient s'asseoir auprès de son arbre, parce qu'il
+ne veut pas fuir sans Atala et qu'elle hésite à le
+suivre.</p>
+
+<p>Un soir enfin elle se décide. Chactas fuit avec sa
+libératrice dans le désert. Mais il ne peut rien comprendre
+aux contradictions d'Atala, qui l'aime et
+le repousse. Pendant un grand orage, elle soulage
+son c&oelig;ur et raconte son histoire à son ami. Atala
+est chrétienne. Elle n'est pas, comme on le croit,
+la fille de Simaghan; elle est la fille de Lopez, de ce
+vieil Espagnol qui fut le bienfaiteur de Chactas.
+Ces souvenirs les attendrissent. «Atala n'offre
+plus qu'une faible résistance.» À ce moment, ils
+sont rencontrés par le Père Aubry, qui a fondé près
+de là une colonie d'Indiens convertis au christianisme.
+Il conduit les deux jeunes gens dans son
+ermitage.</p>
+
+<p>Mais Atala est mourante. Elle s'est empoisonnée
+pendant l'orage... «Ma mère, explique-t-elle,
+m'avait conçue dans le malheur... et elle me mit
+au monde avec de grands déchirements d'entrailles;
+on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours,
+ma mère fit un v&oelig;u, elle promit à la reine des anges
+que je lui consacrerais ma virginité si j'échappais
+à la mort.» Et plus tard, lorsque Atala eut seize
+ans, sa mère lui dit avant de mourir: «Songe que
+je me suis engagée pour toi, et que, si tu ne tiens
+pas ma promesse, ce sera moins toi qui seras punie
+que ta mère, dont tu plongeras l'âme dans les
+tourments éternels.» Et Atala s'est donc empoisonnée,
+craignant de manquer à son v&oelig;u et, par là,
+de damner sa mère. Le Père Aubry lui apprend
+qu'elle pouvait être relevée de son v&oelig;u: mais il
+n'est plus temps; elle va mourir. Le Père Aubry
+la console, et calme le désespoir de Chactas par
+de magnifiques discours. Elle meurt; vous connaissez
+le récit de ses funérailles.</p>
+
+<p>Voilà l'histoire. Elle devait trouver place, vous
+vous le rappelez, dans la quatrième partie du <i>Génie
+du christianisme</i>. Mais, à vrai dire, elle ne serait
+pas autrement chrétienne sans les discours du Père
+Aubry. Le christianisme d'Atala n'est qu'une
+sorte de fétichisme. Si les deux amants ne rencontraient
+pas le vieux missionnaire, si Atala cédait
+pendant l'orage, et si elle mourait ensuite dans la
+forêt (désespérée et ravie d'avoir manqué à son
+v&oelig;u), l'histoire d'Atala pourrait finir comme celle
+de Manon Lescaut. (Oh! cette mort et cet enterrement
+de Manon, rappelez-vous! La sublime chose!
+et sans l'ombre d'effort! «Je la perdis, je reçus
+d'elle des marques d'amour au moment même
+qu'elle expirait. Je demeurai deux jours et deux
+nuits avec la bouche attachée sur le visage et sur
+les mains de ma chère Manon... J'ouvris une large
+fosse, j'y plaçai l'idole de mon c&oelig;ur... Je me couchai
+ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le
+sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les
+ouvrir jamais.»)</p>
+
+<p>Chateaubriand dit qu'<i>Atala</i> «sort de toutes les
+routes connues». Il faut s'entendre. L'histoire
+d'Atala n'est peut-être pas, en soi, une merveille
+d'invention. Dans les ennuyeux <i>Incas</i> de Marmontel,
+aux chapitres XXVII et XXVIII, l'Espagnol Alonzo
+s'éprend de Cora, l'une des vierges sacrées qui
+vivent dans le temple du soleil. Et Cora aime aussi
+Alonzo. Alonzo enlève Cora à la faveur du désordre
+que répand dans le temple l'éruption du volcan
+de Quito. Les deux jeunes gens fuient ensemble,
+comme Chactas et Atala. Ils mangent des choses
+très exotiques, «le doux savinte, la palta, la moelle
+du coco». Lorsque Cora s'est donnée, elle est
+dévorée de remords, car elle était, comme Atala,
+tenue par un v&oelig;u: «Délices de mon âme, mon cher
+Alonzo... un devoir sacré, un devoir terrible m'enchaîne... Voici
+le moment d'un éternel adieu... En
+me dévouant aux autels, mes parents répondirent
+de ma fidélité. Le sang d'un père, d'une mère,
+est garant des v&oelig;ux que j'ai faits. Fugitive et
+parjure, je les livrerais au supplice: mon crime
+retomberait sur eux et ils en porteraient la peine:
+telle est la rigueur de la loi.&mdash;Ô Dieu!&mdash;Tu
+frémis?» Alonzo la reconduit sagement dans
+l'asile des vierges. Il la retrouve un peu plus tard;
+elle est enceinte, elle va être condamnée à mort:
+mais il s'accuse lui-même, la défend et la sauve
+par l'éloquence de ses propos philosophiques et de
+ses invectives contre le fanatisme et l'intolérance.</p>
+
+<p>Eh bien, l'histoire d'<i>Atala</i> aussi, comme tant
+d'histoires du dix-huitième siècle, pouvait simplement
+être un exemple des dangers du fanatisme
+ignorant. Vers la fin du récit, après qu'Atala a
+révélé son v&oelig;u, Chactas, serrant les poings et
+regardant le missionnaire d'un air menaçant,
+s'écrie: «La voilà donc, cette religion que vous
+m'avez tant vantée! Périsse le serment qui m'enlève
+Atala! Périsse le Dieu qui contrarie la nature!
+Homme! prêtre! qu'es-tu venu faire dans ces
+forêts?&mdash;Te sauver! dit le vieillard.» Et, à partir
+de là, l'histoire devient à peu près chrétienne, en
+dépit du furieux désespoir, déjà byronien, qui ressaisit
+un moment la jeune muscogulge. Mais enfin,
+sans le Père Aubry, <i>Atala</i> pourrait être, par l'esprit,
+un conte de Marmontel ou de Saint-Lambert.
+Et il est vrai qu'il y a le Père Aubry: mais, même
+avec le Père Aubry, on voit qu'après tout, si la
+religion console par des phrases harmonieuses
+Atala et Chactas, c'est elle qui a causé leurs malheurs
+et tué Atala.</p>
+
+<p>Et l'on peut dire encore: On trouverait baroque
+la sympathie de Chateaubriand pour ces Peaux-Rouges
+aux profils de vieilles femmes (braves,
+mais si cruels et si vilainement tatoués); mais en
+réalité ces Peaux-Rouges ne nous apparaissent pas
+un seul moment comme des Peaux-Rouges. Atala,
+d'ailleurs, «pas plus que Chactas, n'a une physionomie
+une et reconnaissable. C'est un mélange
+d'impressions, d'observations déjà raffinées et de
+sentiments qui veulent être primitifs» (Sainte-Beuve).
+«Ils sont trop civilisés pour des sauvages;
+leur langage mêle constamment et sans aucune
+mesure la naïveté des races primitives aux idées
+abstraites et générales des Européens du dix-neuvième
+siècle» (Vinet). Sans compter une «couleur
+locale vraiment trop faite exprès». Oui, Sainte-Beuve
+a raison, Vinet a raison; je dirai même:
+quand on lit les critiques du sec et spirituel abbé
+Morellet, on trouve que, les trois quarts du temps,
+l'abbé Morellet a raison. Seulement...</p>
+
+<p>Seulement, écoutez ceci:</p>
+
+<blockquote><p>
+Tout à coup, j'entendis le murmure d'un vêtement
+sur l'herbe et une femme, à demi voilée, vint s'asseoir
+à mes côtés... Je crus que c'était la vierge des dernières
+amours, cette vierge qu'on envoie au prisonnier
+de guerre pour enchanter sa tombe. Dans cette
+persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble
+qui, pourtant, ne venait pas de la crainte du bûcher:
+«Vierge, vous êtes digne des premières amours, et
+vous n'êtes pas faite pour les dernières... Comment
+mêler la mort et la vie? Vous me feriez trop regretter
+le jour...» La jeune fille me dit alors: «Je ne suis point
+la vierge des dernières amours. Es-tu chrétien?» Je
+répondis que je n'avais point trahi les génies de ma
+cabane. À ces mots, l'Indienne eut un mouvement
+involontaire. Elle me dit: «Je te plains de n'être qu'un
+méchant idolâtre. Ma mère m'a faite chrétienne;
+je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets
+d'or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous
+rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé.» En prononçant
+ces mots, Atala se lève et s'éloigne.
+</p></blockquote>
+
+<p>Plus loin:</p>
+
+<blockquote><p>
+Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent
+dans la fontaine. «Ah! repris-je avec vivacité, si
+votre c&oelig;ur parlait comme le mien! Le désert n'est-il
+pas libre?... Ô fille plus belle que le premier songe de
+l'époux! ô ma bien-aimée, ose suivre mes pas...»
+Atala me répondit d'une voix tendre: «Mon jeune
+ami, vous avez appris le langage des blancs; il est aisé
+de tromper une Indienne.&mdash;Quoi! m'écriai-je, vous
+m'appelez votre jeune ami. Ah! si un pauvre esclave...&mdash;Eh
+bien, dit-elle en se penchant sur moi, un pauvre
+esclave...» Je repris avec ardeur: «Qu'un baiser
+l'assure de ta foi!» Atala écouta ma prière. Comme un
+faon semble pendu aux fleurs de lianes roses, qu'il
+saisit de sa langue délicate dans l'escarpement de la
+montagne, ainsi je restais suspendu aux lèvres de ma
+bien-aimée.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ou bien encore, écoutez ces phrases:</p>
+
+<blockquote><p>
+... Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants
+roses, de jeunes crocodiles s'embarquent passagers sur
+ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au
+vent ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque
+anse retirée du fleuve...</p>
+
+<p>... De l'extrémité des avenues, on aperçoit des ours,
+enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches
+des ormeaux...
+</p></blockquote>
+
+<p>(Tout cela, pas vrai: mais qu'importe?)</p>
+
+<blockquote><p>
+... Je leur disais: «Vous êtes les grâces du jour, et
+la nuit vous aime comme la rosée...»</p>
+
+<p>... La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait
+sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins,
+et l'on respirait la faible odeur d'ambre qu'exhalaient
+les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves.
+La lune brillait au milieu d'un azur sans tache, et sa
+lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée
+des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre,
+hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait
+dans la profondeur du bois: on eût dit que l'âme de
+la solitude soupirait dans toute l'étendue du désert.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ne vous y trompez point, de telles choses
+n'avaient pas encore été écrites. Vous ne les trouverez
+pas chez Jean-Jacques, et non pas même
+chez Bernardin de Saint-Pierre. Cela était nouveau,
+et cela sans doute fut aussitôt reconnu et aimé parce
+que cela était déjà dans les sensibilités du temps:
+mais enfin cela était dit pour la première fois.
+De même, par exemple, qu'<i>Andromaque</i>, en 1668,
+exprima tout à coup les passions de l'amour comme
+on ne l'avait pas fait encore: ainsi, en 1801, <i>Atala</i>
+se trouva exprimer les formes et les couleurs,&mdash;avec
+une sensualité mêlée de rêve,&mdash;comme on ne
+les avait pas encore exprimées.</p>
+
+<p>«Mêlée de rêve», ai-je dit. «Le génie des airs
+secouait sa chevelure bleue... L'âme de la solitude
+soupirait...» Ainsi encore, dans les <i>Natchez</i>:
+«Je m'assieds sur des pierres polies par la douce
+lime des eaux... <i>La solitude de la terre et de la mer
+était assise à ma table</i>.» Chateaubriand a vécu
+neuf ans à Londres; il connaissait très bien les
+poètes anglais: n'y aurait-il pas, dans cette union
+fréquente d'images extrêmement précises et de
+vagues symboles, quelque influence de la poésie
+anglaise?</p>
+
+<p>Joubert écrivit: «Ce livre-ci n'est point un
+livre comme un autre... Il y a un charme, un talisman
+qui tient aux doigts de l'ouvrier... Le livre
+réussira, parce qu'il est de l'enchanteur.»</p>
+
+<p><i>Atala</i> (et certaines pages des <i>Natchez</i>) atteignent
+déjà le suprême degré dans l'art de jouir, par le
+style, des formes, des couleurs et des sons. Un siècle
+après, cet art ne sera pas dépassé. «Le pélican, le
+cou reployé, le bec reposant comme une faux sur
+sa poitrine, se tenait immobile à la pointe d'un
+rocher.» Dans les siècles des siècles, on ne fera
+pas mieux <i>voir</i> le pélican. «Quel dessein n'ai-je
+point rêvé? Quel songe n'est point sorti de ce c&oelig;ur
+si triste?» On ne dira jamais, ni en mots plus doux,
+l'éternel désir.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Telle qu'elle est, <i>Atala</i> peut se relire encore avec
+délices. Mais quelle audacieuse habileté d'avoir
+publié avant <i>le Génie du christianisme</i> et <i>pour
+y préparer</i>, ce voluptueux poème de la nature, de
+l'amour, du sang et de la mort! Ah! cet écrivain
+qui nous émeut si profondément, et dans nos sens
+autant que dans notre c&oelig;ur, et qui promène son
+archet sur toutes nos fibres... Ah! comme il va nous
+parler de la religion, ma chère!</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf4"></a>QUATRIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>RENÉ</h3>
+
+
+<p><i>René</i> passe pour une date importante de notre
+histoire littéraire. Rien n'empêche de dire que tout
+le romantisme vient de <i>René</i>. René est un type,
+René est un des noms le plus souvent cités pour
+signifier un état d'esprit qui a été à la mode pendant
+une grande partie du siècle dernier, et qui,
+d'ailleurs, n'a point disparu, et qui est sans doute
+immortel. Or, <i>René</i> est un petit livre bizarre de
+quarante pages, où il n'y a peut-être pas plus de
+cinquante lignes qui aient été neuves à leur moment.
+Mais il est vrai qu'elles y sont.</p>
+
+<p><i>René</i> parut pour la première fois en 1802, dans le
+<i>Génie du christianisme</i>. Qu'avait affaire René avec
+le reste de l'ouvrage, avec la démonstration des
+«beautés poétiques et morales de la religion chrétienne»?
+L'auteur nous le dit dans sa <i>Défense</i>,
+<i>René</i>, comme <i>Atala</i>, «tend à faire aimer la religion,
+et à en démontrer l'utilité.» Il prouve «invinciblement,
+et la nécessité des cloîtres pour certains
+malheurs de la vie..., et la puissance d'une religion
+qui peut seule fermer les plaies que tous les
+baumes de la terre ne sauraient guérir». L'auteur
+a voulu peindre aussi les funestes conséquences de
+ces «rêveries criminelles... introduites parmi nous
+par J.-J. Rousseau, et de l'amour outré de la solitude».</p>
+
+<p>Et comment a-t-il conçu le sujet de cette nouvelle?
+Afin d'inspirer plus d'éloignement pour le
+cas de René, il a pensé, nous dit-il, qu'il devait
+prendre la punition de ce jeune homme «dans le
+cercle de ces malheurs épouvantables qui appartiennent
+moins à l'individu qu'à la famille de
+l'homme» (?) «et que les anciens attribuaient à la
+fatalité.»&mdash;«L'auteur eût choisi le sujet de
+Phèdre s'il n'eût été traité par Racine. Il ne restait
+que celui d'Érope et de Thyeste, ou de Canace
+et Macareus, ou de Canne et Bybis chez les Grecs
+et les Latins, ou d'Amnon et de Thamar chez les
+Hébreux.»</p>
+
+<p>Ainsi, pour punir le crime intellectuel de René, il
+paraît qu'il n'y a pas de châtiment plus convenable,
+plus congruent, plus nécessaire que de le
+faire aimer par sa s&oelig;ur et de lui faire entendre,
+chuchoté par cette s&oelig;ur sous le drap mortuaire de
+ses v&oelig;ux, l'aveu de cet incestueux amour. Cela
+est vraiment bien étrange. En réalité, rien de
+moins attendu, dans cette histoire de René, que la
+passion de la s&oelig;ur pour le frère et que la scène mélodramatique
+qui termine la prise de voile. C'est
+au point que, quand on songe à <i>René</i>, on ne songe
+point à cette seconde partie du récit, mais seulement
+aux vingt premières pages. Et, d'autre part,
+si l'aventure d'Amélie faisait penser à quelque
+chose, ce ne serait certes pas aux histoires d'Amnon
+et de Thamar ou d'Érope et de Thyeste, on y
+verrait plutôt une recherche d'effets tragiques à la
+manière de Diderot, un ressouvenir de toutes les
+histoires de religieuses passionnées et brûlantes où
+se sont plu les gens du dix-huitième siècle.</p>
+
+<p>Aussi, pas un mot de vrai dans les explications
+de Chateaubriand. Il n'a pas conçu <i>René</i> comme
+une histoire édifiante et propre à montrer la beauté
+et l'utilité de la religion chrétienne, puisque <i>René</i>
+a été écrit plusieurs années avant le <i>Génie du christianisme</i>.
+Et son sujet ne lui a été inspiré ni par la
+mythologie ni par la Bible, puisqu'il l'a trouvé
+en lui-même, et près de lui.</p>
+
+<p>1° <i>René</i> a été conçu et une première fois écrit,
+non seulement avant le <i>Génie du christianisme</i>,
+mais avant l'<i>Essai sur les Révolutions</i> et avant les
+<i>Natchez</i>. Ou plutôt <i>René</i> était d'abord une introduction
+à ce roman: car, dès les premières pages des
+<i>Natchez</i>, l'auteur appelle René «le frère d'Amélie»,
+ce qui serait absolument inintelligible au
+lecteur, si l'histoire de René ne précédait pas celle
+des Peaux-Rouges. C'est après coup, et seulement
+quand il a publié les <i>Natchez</i> en 1827, qu'il a indiqué
+(dans une note) que l'histoire de René était
+originairement placée <i>dans le cours</i> du roman.
+Mais il a oublié que, dans ce cas, il ne pouvait pas
+appeler René, dès le commencement, le «frère
+d'Amélie». Je ne serais pas éloigné de croire que
+<i>René</i> a été d'abord crayonné par Chateaubriand
+dans les bois de Combourg, avant son départ pour
+le régiment.</p>
+
+<p>Au reste, il me semble bien avoir gardé quelque
+chose de cette première rédaction. Sauf un petit
+nombre de traits (sans doute rajoutés) et sauf trois
+pages, vraiment belles, vers le milieu du récit, le
+style de <i>René</i> me paraît plus ancien, plus rapproché
+du style habituel de la seconde moitié du dix-huitième
+siècle, plus dépourvu d'images inventées,
+moins original enfin que celui des <i>Natchez</i>.</p>
+
+<p>Écoutez ceci:</p>
+
+<blockquote><p>
+... Tantôt nous marchions en silence, prêtant
+l'oreille au sourd mugissement de l'automne, ou au
+bruit des feuilles séchées que nous traînions tristement
+sur nos pas; tantôt, dans nos jeux innocents, nous
+poursuivions l'hirondelle dans la prairie, l'arc-en-ciel
+sur les collines pluvieuses; quelquefois aussi nous
+murmurions des vers <i>que nous inspirait le spectacle
+de la nature</i>. Jeune, <i>je cultivais les muses; il n'y a rien
+de plus poétique</i>, dans la fraîcheur de ses passions,
+qu'un c&oelig;ur de seize années. Le matin de la vie est
+comme le matin du jour, plein de pureté, d'images et
+d'harmonie.</p>
+
+<p>Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent
+entendu dans les grands bois, à travers les arbres, <i>les
+sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme
+des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau</i>, j'écoutais
+en silence le <i>pieux murmure</i>. Chaque <i>frémissement
+de l'airain</i> portait à mon âme naïve l'<i>innocence des
+m&oelig;urs champêtres</i>, le calme de la solitude, le charme
+de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs
+de la première enfance. Oh! quel c&oelig;ur si mal
+fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal!...
+</p></blockquote>
+
+<p>Et cela continue sur ce ton... Cela ne saurait se
+comparer à <i>Atala</i> ni aux bons endroits des <i>Natchez</i>.
+Pas une expression trouvée (sauf «collines <i>pluvieuses</i>»),
+pas un trait qui enfonce. Cela pourrait
+être de n'importe qui. Tout le monde écrivait
+comme cela avant la Révolution. Si nous ne
+savions pas que cela est de Chateaubriand, cela
+nous paraîtrait assez ordinaire. Et voilà pourquoi
+je pense que ces pages du début de <i>René</i>
+sont les restes d'une première rédaction presque
+enfantine que l'écrivain a voulu conserver
+en souvenir de son adolescence, et comme «porte-bonheur»,
+et parce que, en somme, elles sont harmonieuses.</p>
+
+<p>2° Si nous ne connaissions pas Lucile et si nous
+n'avions pas lu les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>, nous
+pourrions croire qu'en effet Chateaubriand a voulu
+écrire, dans <i>René</i>, une nouvelle chrétienne, et que
+l'histoire de l'amour de la s&oelig;ur pour le frère lui a
+été suggérée par la Bible ou la mythologie. Mais
+Amnon ni Thamar, Érope ni Thyeste n'y sont pour
+rien. Nous savons par les <i>Mémoires</i> que l'histoire
+de René, sauf la scène de l'église, est l'histoire de
+Chateaubriand et de Lucile. Il s'est donné le plaisir
+singulier de raconter cette aventure de leur âme
+(où il est vrai que, de son vivant, personne, excepté
+peut-être leurs amis intimes, ne les pouvait reconnaître);
+et, chose plus extraordinaire, il a voulu
+nous apprendre, après sa mort, que cette aventure
+était bien la sienne et celle de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Quelques-unes des premières pages de <i>René</i>
+sont très exactement autobiographiques; et presque
+tout <i>René</i> a été repris et développé dans les
+Mémoires (1<SUP>re</SUP> partie, 3<SUP>e</SUP> livre). Ce troisième livre
+fait même paraître <i>René</i> assez pauvre.</p>
+
+<p>Il ne veut pas que ceux qui liront un jour les
+<i>Mémoires</i> s'y puissent tromper. (Toute sa vie, dans
+plusieurs de ses écrits et dans sa correspondance, il
+affectera de s'identifier avec le héros de la nouvelle
+de <i>René</i> et du roman des <i>Natchez</i>. Il dit dans <i>René</i>:
+«Livré de bonne heure à des mains étrangères, je
+fus élevé loin du toit paternel.» «Chaque automne,
+je revenais au château paternel, situé au milieu
+des forêts, près d'un lac, dans une province reculée.»
+Et c'est Combourg, sauf le «lac» mis au
+lieu de l'étang. «Timide et contraint devant mon
+père, je ne trouvais l'aise et le contentement
+qu'auprès de ma s&oelig;ur Amélie. Une douce conformité
+d'humeur et de goûts m'unissait étroitement
+à cette s&oelig;ur; elle était un peu plus âgée que
+moi.» Comme dans les <i>Mémoires</i>. Le bruit des
+feuilles séchées sous les pas se retrouve dans les
+deux récits; «l'étang désert où le jonc flétri murmurait»
+(<i>René</i>) rappelle «les roseaux qui agitaient
+leurs champs de quenouilles et de glaives» (<i>Mémoires</i>).
+Les promenades du frère et de la s&oelig;ur
+sont les mêmes ici et là. Il est sensible que, ici et
+là, c'est la même histoire qu'il raconte, avec les
+mêmes souvenirs<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a><p>On me communique une lettre de Louis de Chateaubriand,
+neveu de Chateaubriand, datée du 10 octobre 1848
+et adressée à Mme de Marigny, et où je lis ceci:</p>
+
+<p>«Ce qui, dans ce que je connaissais de l'ouvrage (les
+<i>Mémoires d'Outre-Tombe</i>) m'affligeait le plus, était ce qui
+concernait ma tante Lucile. J'étais si fortement inquiet
+à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques années
+pour lui exprimer que le tableau que son imagination
+traçait compromettrait une s&oelig;ur très pure. Il m'a demandé,
+lorsqu'il m'a revu le lendemain si j'étais devenu fou,
+m'assurant qu'il n'y avait rien dans ses écrits qui fût de
+nature à donner atteinte à la pureté de sa s&oelig;ur et à la
+sienne... Cependant j'étais toujours inquiet... des jugements
+de Dieu sur lui à cet égard...»</p></blockquote>
+
+<p>Lucile, dans les <i>Mémoires</i>, n'entre point, comme
+Amélie, au couvent. Mais «il lui prenait des accès
+de pensées noires que j'avais peine à dissiper: à
+dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes
+années; elle se voulait ensevelir dans un cloître.»
+Et sans doute, dans les <i>Mémoires</i>, il n'indique pas
+que Lucile ait été amoureuse de lui, ni qu'il s'en
+soit aperçu. Mais cependant faites attention à ceci:
+tout de suite après nous avoir peint leur vie en
+pleine solitude et après nous avoir dit: «Lucile
+était malheureuse», il raconte qu'il a tenté de se suicider,&mdash;avec
+un fort mauvais fusil, il est vrai.&mdash;Pourquoi?
+Il n'en donne d'autre raison que la
+dureté de son père, l'indifférence de sa mère et
+un «secret instinct» qui l'avertissait qu'il ne trouverait
+rien de ce qu'il cherchait dans le monde.
+Ainsi, des mois de rêveries exaltées avec Lucile;
+puis, tout d'un coup, tentative de suicide. À la
+suite de cela, il est, dit-il, malade pendant six
+semaines; et aussitôt guéri, cette s&oelig;ur qu'il adorait,
+il demande lui-même à la quitter, et déclare qu'il
+veut aller au Canada défricher des forêts, tout
+comme le René de la nouvelle après la scène de
+l'église. Et, comme le René de <i>René</i>, le René des
+<i>Natchez</i> continuera d'être évidemment Chateaubriand
+lui-même.</p>
+
+<p>Bref (et je ne dis rien de plus), Chateaubriand
+a fait tout ce qui était en lui pour que nous pussions
+supposer, par le rapprochement du texte de
+<i>René</i> et des <i>Natchez</i> et de celui des <i>Mémoires</i>, qu'il
+inspira une grande passion à sa s&oelig;ur Lucile, un
+peu plus âgée que lui (charmante, mais mal équilibrée),
+et qu'il en fut lui-même fort troublé, comme
+l'indique ce qu'il fait dire à René par le Père
+Souël: «Votre s&oelig;ur a expié sa faute; mais, s'il
+faut dire ici ma pensée, je crains que, par une épouvantable
+justice, un aveu sorti du sein de la tombe
+n'ait troublé votre âme à son tour.» Notez enfin
+que, après le voyage au Canada, c'est Lucile qui
+marie son frère. N'est-ce point pour se protéger
+elle-même?</p>
+
+<p>Mais pourquoi Chateaubriand a-t-il tant tenu à
+nous faire deviner son secret, à nous suggérer l'idée
+qu'il ne fait réellement qu'un avec René, et Lucile
+avec Amélie? Par goût de l'étrange, pour l'orgueil
+de s'attribuer une aventure et des sentiments
+exceptionnels; autrement dit par romantisme,
+ainsi que l'explique cet aveu de René qui à la fois
+définit, dénonce et déshabille le romantisme: «Mes
+larmes avaient moins d'amertume lorsque je les
+répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon
+chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait
+avec lui quelque remède: on jouit de ce qui
+n'est pas commun, même quand cette chose est un
+malheur. J'en conçus presque l'espérance que ma
+s&oelig;ur deviendrait à son tour moins misérable.» En
+d'autres termes: j'espérais que ma s&oelig;ur, de son
+côté, jouirait de ce qu'il y a de distingué, de «pas
+commun» pour une s&oelig;ur à aimer son frère
+d'amour.</p>
+
+<p>Et c'est, en effet, ce que comprendra, n'en doutez
+point, cette intéressante religieuse qui s'est
+donné le plaisir vraiment rare d'avouer sa passion
+criminelle sous le drap des morts, et que, depuis,
+René aperçoit à une petite fenêtre grillée, «assise
+dans une attitude pensive» et qui «rêve à l'aspect
+de l'Océan», telle une religieuse de Diderot
+ou de madame de Tencin. Et c'est elle qui, avant
+le départ de René, lui écrit, parlant de son couvent:
+«C'est ici la sainte montagne... C'est ici que
+la religion trompe doucement une âme sensible;
+aux plus violentes amours elle substitue une sorte
+de chasteté brûlante où l'amante et la vierge sont
+unies...; elle mêle divinement son calme et son
+innocence à ce reste de trouble et de volupté d'un
+c&oelig;ur qui cherche à se reposer et d'une vie qui se
+retire.» Ainsi écrit, merveilleusement, mais sans
+pudeur, cette religieuse qui, après tout, est une
+jeune fille.</p>
+
+<p>Il est,&mdash;dirai-je amusant? et pourquoi non?&mdash;de
+penser que ces deux histoires de volupté, <i>René</i>
+et <i>Atala</i>, auraient été écrites, si on en croyait l'auteur,
+pour secourir et fortifier l'apologie du christianisme.
+Eh, mon Dieu! elles la secoururent en
+effet, puisqu'elles engagèrent les gens à lire le reste
+du livre.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Mais enfin, dans ces quarante pages de <i>René</i>,
+qu'est-ce donc qui constitue le chef-d'&oelig;uvre? Ce
+n'est pas l'épisode mélodramatique de la religieuse,
+et ce ne sont pas non plus les premières pages, plus
+anciennes, je persiste à le croire, et qui auraient
+aussi bien pu être écrites par Fontanes.</p>
+
+<p>Non; mais, entre ces deux parties inégales, il y a
+une fort belle peinture des sentiments et des agitations
+d'un jeune homme qui est triste, mais qui
+veut l'être, et qui s'ennuie, mais qui s'y complaît,
+et qui voudrait tout et qui est dégoûté de tout, et
+qui ne s'en sait pas mauvais gré.</p>
+
+<p>Son père mort, il songe un moment à «cacher sa
+vie» dans un monastère. Il visite d'abord «les peuples
+qui ne sont plus»; il va «s'asseoir sur les
+débris de Rome et de la Grèce». Il passe en Angleterre,
+puis au pays d'Ossian. On le retrouve en
+Italie, puis en Sicile, au sommet de l'Etna. Finalement,
+qu'a-t-il appris avec tant de fatigue? «Rien
+de certain parmi les anciens, rien de beau parmi
+les modernes.» Alors il invoque les bons sauvages,
+en disciple encore fidèle de Rousseau (et ce passage
+doit donc appartenir à la première rédaction de
+René): «Heureux sauvages! Oh! que ne puis-je
+jouir de la paix qui vous accompagne toujours!
+etc...» Ensuite, il s'avise de vivre retiré dans
+un faubourg; puis il croit que les bois lui seraient
+délicieux. Mais il est malheureux partout. «Hélas!
+je cherche un bien inconnu dont l'instinct me poursuit.
+Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes,
+et si ce qui est fini n'a pour moi aucune
+valeur?» Il est «seul sur la terre». Une «langueur
+secrète» s'empare de lui. Il «ne s'aperçoit plus de
+son existence que par un profond sentiment d'ennui.»
+«Enfin, ne pouvant trouver de remède à
+cette étrange blessure de mon c&oelig;ur, qui n'était
+nulle part et qui était partout (?), je résolus de
+quitter la vie.»</p>
+
+<p>Tout cela, en somme, était connu, et très connu,
+au temps où Chateaubriand écrivait <i>René</i>. Il nous
+en avertit lui-même (<i>Défense</i> du <i>Génie du christianisme</i>):
+«C'est Jean-Jacques Rousseau qui introduisit
+le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses
+et si coupables... Le roman de <i>Werther</i> a
+développé depuis ce genre de poison.» Qu'est-ce
+donc que <i>René</i> a ajouté à <i>Werther</i>? Rien du tout.
+Il y a certes beaucoup plus de substance dans <i>Werther</i>
+que dans <i>René</i>.</p>
+
+<p>Seulement, il y a dans <i>René</i> trois pages environ
+d'une harmonie et d'une tristesse délicieuses. Il y a
+certains passages, certaines cantilènes qu'on peut
+se répéter indéfiniment, et où l'on trouve plus de
+volupté que dans les plus chantantes et les plus
+émouvantes phrases de Rousseau:</p>
+
+<blockquote><p>
+Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre,
+n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une
+surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement,
+et je sentais couler dans mon c&oelig;ur comme des
+ruisseaux d'une lave ardente, quelquefois je poussais
+des cris involontaires, et la nuit était également troublée
+de mes songes et de mes veilles. Il me manquait
+quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence:
+je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne,
+appelant de toute la force de mes désirs l'idéal
+objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les
+vents; je croyais l'entendre dans les gémissements du
+fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres
+dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.</p>
+
+<p>... J'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais
+réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il
+avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants
+mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout
+pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même
+qu'il exprime le bonheur.</p>
+
+<p>... Un secret instinct me tourmentait; je sentais
+que je n'étais moi-même qu'un voyageur; mais une
+voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de
+ta migration n'est pas encore venue; attends que le
+vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton
+vol vers ces régions inconnues, que ton c&oelig;ur demande.»</p>
+
+<p>Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter
+René dans les espaces d'une autre vie! Ainsi disant,
+je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent
+sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni
+frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par
+le démon de mon c&oelig;ur.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Notez que les fameux «orages désirés», que
+l'on cite toujours, et qui semblent désigner les
+orages de la passion, ne signifient ici que le «vent
+de la mort». Heureuse impropriété!)</p>
+
+<p>Mais avec tout cela, René, dans <i>René</i>, n'est
+encore qu'un rêveur mélancolique. Ses rêveries sont
+exactement celles de Lamartine dans l'<i>Isolement</i>,
+le <i>Vallon</i> et l'<i>Automne</i>. C'est dans les <i>Natchez</i> que
+le caractère de René s'approfondit et s'achève.
+Il y devient,&mdash;avec le Saint-Preux de Jean-Jacques
+et plus que Saint-Preux,&mdash;le type même
+du personnage romantique.</p>
+
+<p>Son aventure sentimentale lui a semblé si
+extraordinaire qu'il s'est considéré comme marqué
+à jamais pour une destinée unique. Il lui a paru
+que l'amour d'Amélie exigeait qu'il fût somptueusement
+amer et désespéré jusqu'à la mort, et qu'en
+attendant, persuadé de la supériorité de l'homme
+de la nature sur l'homme de la société, il se fît simplement
+Peau-Rouge.</p>
+
+<p>Là, il avait cru oublier: mais «le souvenir de
+ses chagrins, au lieu de s'affaiblir par le temps,
+semblait s'accroître.»</p>
+
+<blockquote><p>
+Les déserts n'avaient pas plus satisfait René que
+le monde, et dans l'insatiabilité de ses vagues désirs,
+il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la
+société. Personnage immobile au milieu de tant de
+personnages en mouvement, centre de mille passions
+qu'il ne partageait point, objet de toutes les pensées
+par des raisons diverses, le frère d'Amélie devenait
+la cause invisible de tout: aimer et souffrir était la
+double fatalité qu'il imposait à quiconque s'approchait
+de sa personne. Jeté dans le monde comme un
+grand malheur, sa pernicieuse influence s'étendait aux
+êtres environnants: c'est ainsi qu'il y a de beaux
+arbres sous lesquels on ne peut s'asseoir et respirer
+sans mourir.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et voilà certes un rôle déplorable, mais avantageux.</p>
+
+<p>Quand René demande à Adario la main de Céluta
+qu'il n'aime point, «elle sentit qu'elle allait tomber
+dans le sein de cet homme comme on tombe dans
+un abîme.» Quel homme!</p>
+
+<p>Et quand il a épousé Céluta:</p>
+
+<blockquote><p>
+Les regards distraits du frère d'Amélie se promenaient
+sur la solitude: son bonheur ressemblait à du
+repentir. René avait désiré un désert, une femme et
+la liberté: il possédait tout cela et quelque chose gâtait
+cette possession... Il essaya de réaliser ses anciennes
+chimères: quelle femme était plus belle que Céluta?
+Il l'emmena au fond des forêts et promena son indépendance
+de solitude en solitude; mais quand il avait
+pressé sa jeune épouse contre son sein au milieu des
+précipices, quand il l'avait égarée dans la région des nuages,
+il ne rencontrait point les délices qu'il avait rêvées.</p>
+
+<p>Le vide qui s'était formé au fond de son âme ne pouvait
+plus être comblé. René avait été atteint d'un
+arrêt du ciel, qui faisait à la fois son supplice et son
+génie: René troublait tout par sa présence: les passions
+sortaient de lui et n'y pouvaient rentrer; il
+pesait sur la terre qu'il foulait avec impatience et qui
+le portait à regret.
+</p></blockquote>
+
+<p>De plus en plus, quel homme!</p>
+
+<p>Dans la deuxième partie des <i>Natchez</i>, René, dans
+la caverne des tombeaux, prononce des paroles d'où
+sont totalement absentes l'espérance et la foi,
+mais si belles que Mila lui dit: «Parle encore, c'est
+si triste et pourtant si doux, ce que tu dis là!»</p>
+
+<p>Et, peu après, dans la pirogue qui le conduit à la
+Nouvelle-Orléans, René écrit au crayon sur des
+tablettes:</p>
+
+<blockquote><p>
+Me voici seul. Nature qui m'environnez! mon
+c&oelig;ur vous idolâtrait autrefois. Serais-je devenu
+insensible à vos charmes?... Qu'ai-je gagné en venant
+sur ces bords? Insensé! ne te devais-tu pas apercevoir
+que ton c&oelig;ur ferait ton tourment, quels que
+fussent les lieux habités par toi?... Rêveries de ma jeunesse,
+pourquoi renaissez-vous dans mon souvenir?
+Toi seule, ô mon Amélie, tu as pris le parti que tu
+devais prendre! Du moins, si tu pleures, c'est dans les
+abris du port: je gémis sur les vagues au milieu de la
+tempête.
+</p></blockquote>
+
+<p>Jusque-là, néanmoins, René est un type que
+nous connaissions. Déjà l'Oreste de Racine est
+l'homme qui se croit marqué pour un malheur spécial,
+et qui s'enorgueillit de cette prédestination et
+qui s'en autorise pour se mettre au-dessus des lois.
+Et c'est déjà le réfractaire et le révolté. De même
+Ériphyle (dans <i>Iphigénie</i>), amoureuse d'Achille
+pour s'être sentie pressée dans ses bras ensanglantés,
+se croit maudite, et s'en vante, et, à cause de cela,
+s'arroge tous les droits, orgueilleuse du secret de
+sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don
+qu'elle possède, comme Oreste, de répandre le
+malheur autour d'elle. Seulement, Racine nous
+donne Oreste et Ériphyle pour ce qu'ils sont, le
+premier pour un malade, la seconde pour une très
+méchante fille: au lieu que Chateaubriand adore
+René, et non seulement l'absout, mais l'admire et le
+glorifie. Et pareillement Hugo, Dumas et Sand
+adoreront Didier, Antony et Lélia, auxquels René
+léguera son âme vaniteuse et triste.</p>
+
+<p>Mais il me semble qu'il y a encore quelque chose
+de plus dans le René des <i>Natchez</i>, à cause de la
+lettre à Céluta.</p>
+
+<p>René lui écrit cette lettre un peu après avoir reçu
+la nouvelle de la mort d'Amélie. Il l'écrit sans nulle
+nécessité, pour le plaisir, et tout en sachant qu'elle
+fera souffrir la pauvre petite Peau-Rouge, qui n'y
+comprendra rien, sinon qu'il est malheureux et
+qu'il ne l'aime pas. Mais cette lettre exprime un
+magnifique délire; et, bien qu'elle soit très connue,
+il est utile que je vous en relise les passages
+les plus significatifs.</p>
+
+<p>Ceci, d'abord, où vous êtes libres de voir une
+confession personnelle de l'auteur.</p>
+
+<blockquote><p>
+Un grand malheur m'a frappé dans ma première
+jeunesse: ce malheur m'a fait tel que vous m'avez vu.
+J'ai été aimé, trop aimé: l'ange qui m'environna de sa
+tendresse mystérieuse ferma pour jamais, sans les
+tarir, les sources de mon existence (?). Tout amour
+me fit horreur; un modèle de femme était devant moi,
+dont rien ne pouvait approcher; intérieurement consumé
+de passions, par un contraste inexplicable, je
+suis demeuré glacé sous la main du malheur.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et ceci:</p>
+
+<blockquote><p>
+Je suppose, Céluta, que le c&oelig;ur de René s'ouvre
+maintenant devant toi: vois-tu le monde extraordinaire
+qu'il renferme? Il sort de ce c&oelig;ur des flammes qui
+manquent d'aliment, qui dévoreraient la création sans
+être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même. Prends
+garde, femme de vertu! recule devant cet abîme:
+laisse-le dans mon sein! Père tout-puissant, tu m'as
+appelé dans la solitude, tu m'as dit: «René, René!
+<i>Qu'as-tu, fait de ta s&oelig;ur?</i>» Suis-je donc Caïn?
+</p></blockquote>
+
+<p>Ceci encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Quelle nuit j'ai passée!... Je cherchais ce qui me
+fuit; je pressais le tronc des chênes; mes bras avaient
+besoin de serrer quelque chose. J'ai cru, dans mon délire,
+sentir une écorce aride palpiter contre mon c&oelig;ur:
+un degré de chaleur de plus, et j'animais des êtres
+insensibles. Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés
+de la vapeur de la nuit, je croyais voir une femme qui
+se jetait dans mes bras; elle me disait: viens échanger
+des feux avec moi, et perdre la vie! Mêlons des voluptés
+à la mort! Que la voûte du ciel nous cache en tombant
+sur nous!
+</p></blockquote>
+
+<p>Et surtout ceci:</p>
+
+<blockquote><p>
+... Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez
+chercher après moi l'union d'une âme plus égale que
+la mienne. Toutefois, ne croyez pas désormais recevoir
+impunément les caresses d'un autre homme;
+ne croyez pas que de faibles embrassements puissent
+effacer de votre âme ceux de René. Je vous ai tenue
+sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de
+l'orage, lorsqu'après vous avoir portée de l'autre côté
+d'un torrent, j'aurais voulu vous poignarder pour fixer
+le bonheur dans votre sein, et pour me punir de vous
+avoir donné ce bonheur. C'est toi, Être suprême,
+source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui me créas
+tel que je suis, et toi seul me peux comprendre! Oh!
+que ne me suis-je précipité dans les cataractes au
+milieu des ondes écumantes! Je serais rentré dans
+le sein de la nature avec toute mon énergie.</p>
+
+<p>Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve:
+qui pourrait vous environner de cette flamme que je
+porte avec moi, même en n'aimant pas? Ces solitudes
+que je rendais brûlantes vous paraîtraient glacées
+auprès d'un autre époux. Que chercheriez-vous dans
+les bois et sous les ombrages? Il n'est plus pour vous
+d'illusions, d'enivrement, de délire: je t'ai tout ravi
+en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien,
+car une plaie incurable était au fond de mon âme.
+Ne crois pas, Céluta, qu'une femme à laquelle on a fait
+des aveux aussi cruels, pour laquelle on a formé des
+souhaits aussi odieux que les miens, ne crois pas que
+cette femme oublie jamais l'homme qui l'aima de cet
+amour ou de cette haine extraordinaire.</p>
+
+<p>Je m'ennuie de la vie; l'ennui m'a toujours dévoré:
+ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point.
+Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de ma houlette ou de
+ma couronne? Je serais également fatigué de la gloire
+et du génie, du travail et des loisirs, de la prospérité
+et de l'infortune. En Europe, en Amérique, la société
+et la nature m'ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir;
+si j'étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais
+n'être pas né, ou être à jamais oublié.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Ceci est à rapprocher d'un passage singulier des
+<i>Mémoires</i> (1<SUP>re</SUP> partie, livre VIII). Il vient de nous
+raconter que, ambassadeur à Londres, il a retrouvé,
+mariée et mère de deux grands garçons, cette Charlotte
+qu'il avait aimée à Bungay pendant l'exil.
+Et il termine, violemment, par ces mots inattendus:
+«Si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle
+qui me fut destinée vierge, c'eût été avec une sorte
+de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer
+ces vingt-sept années livrées à un autre après
+m'avoir été offertes.» Et c'est bien là le tréfond de
+René: car, dans l'alinéa suivant, qui est fort obscur
+et où il n'y a que cette phrase de claire, il parle
+des «folles idées peintes dans le <i>mystère de René</i>»,
+qui «l'obsédaient» et faisaient de lui «l'être le
+plus tourmenté qui fût sur la terre».</p>
+
+<hr />
+
+<p>Nous avons maintenant le mal de René tout
+entier, à tous ses degrés, avec ses contradictions
+apparentes et son aboutissement.</p>
+
+<p>À l'origine, la tristesse vieille comme le monde;
+la tristesse de Job; celle qui fait dire à l'ecclésiaste
+que tout est vanité, que tout a été fait de poussière
+et retourne à la poussière; que celui qui augmente
+sa science augmente sa douleur; qu'il a trouvé
+plus amère que la mort la femme, dont le c&oelig;ur
+est un piège et un filet, et dont les mains sont des
+liens; que les morts sont plus heureux que les
+vivants, et plus heureux que les uns et les autres,
+celui qui n'a pas encore existé et qui n'a pas vu les
+mauvaises actions qui se commettent sous le soleil.</p>
+
+<p>Puis, quelque chose qui ne se confond point avec
+la tristesse: l'ennui; c'est-à-dire le sentiment de
+l'inutilité de nos désirs à cause du néant de leur
+objet; donc, en même temps que l'impossibilité
+de ne pas désirer, le détachement anticipé de son
+désir, et, par suite, avec l'incapacité d'agir, l'inquiétude
+et à la fois le vide du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Cela est très vieux. Cela est notamment dans
+Sénèque (<i>De tranquillitate animi</i>). Pour échapper
+aux agitations et aux déceptions, Sérénus s'est
+jeté dans la retraite et dans la solitude. Il y
+retrouve l'inquiétude et l'ennui, (<i>tædium</i>, <i>fastidium</i>...)
+«cet ennui, ce mécontentement de soi-même,
+cette agitation d'une âme qui ne peut se
+reposer, la tristesse et l'impatience de son inaction...,
+la mélancolie, la langueur (<i>m&oelig;ror marcorque</i>),
+et les mille fluctuations d'une âme indécise...,
+l'irritation d'une âme qui maudit le sort, se plaint
+du siècle, s'enfonce dans les coins, cuve sa peine,
+parce qu'elle s'ennuie et qu'elle est excédée d'elle-même.»</p>
+
+<p>Enfin: «Quelques-uns ont pris le parti de mourir,
+en voyant qu'à force de changer, ils revenaient
+toujours aux mêmes objets, parce qu'ils n'avaient
+plus rien de nouveau à éprouver. Ainsi les a pris
+le dégoût de la vie et du monde, et alors leur
+échappe ce cri des voluptueux blasés: «Quoi!
+toujours la même chose!» <i>Fastidio illis esse
+c&oelig;pit cita, et ipse mundus; et subit illud rabidorum
+deliciarum: quousque eadem?</i></p>
+
+<p>Pascal aussi a fort bien parlé de ce mal. Quand
+même, dit-il, on se verrait à l'abri du malheur,
+«l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas
+de sortir du fond du c&oelig;ur où il a des racines naturelles,
+et de remplir tout de son venin... Ainsi
+l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait
+même sans aucune cause étrangère d'ennui, par
+l'état propre de sa complexion.»</p>
+
+<p>Et Bossuet: «C'est la maladie de la nature...
+Ô Dieu, que le temps est long, qu'il est pesant,
+qu'il est assommant!... L'ennui que sainte Thérèse
+a de la vie... La persécution de cet inexorable ennui
+qui fait le fond de la vie humaine...»</p>
+
+<p>Et Fénelon: «Le monde me paraît une mauvaise
+comédie... Je me méprise encore plus que le
+monde; je mets tout au pis-aller, et c'est dans le
+fond de ce pis-aller pour toutes les choses d'ici-bas
+que je trouve la paix.»&mdash;«Je sais par expérience
+ce que c'est que d'avoir le c&oelig;ur flétri et dégoûté
+de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement...
+Je tiens à tout d'une certaine façon...
+mais d'une autre j'y tiens très peu... Si vous me
+demandez ce que je souffre, je ne saurais vous
+l'expliquer...»</p>
+
+<hr />
+
+<p>Je pourrais continuer indéfiniment à cueillir
+pour vous ces fleurs d'ennui. Qu'y a-t-il donc de
+plus dans René?</p>
+
+<p>Ceci surtout, que René a su faire, de la tristesse,
+de la mélancolie, de l'ennui, un plaisir d'orgueil et
+une volupté. Il l'avoue lui-même très volontiers et
+souvent: «C'est dans le bois de Combourg, dit-il
+au troisième livre des <i>Mémoires</i>, que j'ai commencé
+à sentir la première atteinte de cet ennui
+que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse
+qui a fait <i>mon tourment et ma félicité</i>.»</p>
+
+<p>La complaisance, et l'on peut bien dire la satisfaction
+avec lesquelles il nous décrit, il nous développe
+son mal dans tous ses livres montrent assez
+que c'est un mal orgueilleux. Et, en effet, toutes les
+nuances de ce mal, et à tous ses degrés, impliquent,
+chez celui qui l'éprouve, la conscience de sa supériorité
+et le goût de se considérer comme le centre
+du monde. L'ennui est le sentiment de la monotonie
+ou de la banalité des choses et de leur impuissance
+à nous contenter. La mélancolie vient souvent
+de ce que nous sentons notre vie inégale à
+nos rêves, ou la distance entre ce que nous voudrions
+et ce que nous pouvons. Dans les deux cas,
+nous pouvons croire que notre imagination et
+notre désir dépassent la réalité. Ou bien, dans
+l'instant même où nous goûtons le plaisir, nous le
+sentons éphémère, et, au milieu de la fuite de tout,
+nous désirons ce qui ne passerait pas. La mélancolie
+résulte aussi de l'incapacité de jouir par l'abus
+de l'analyse de soi. La mélancolie, le goût passionné
+de la solitude, vient encore de ce que nous nous percevons
+différents des autres hommes, par conséquent
+supérieurs à eux: la mélancolie est alors misanthropie;
+donc, encore et toujours, plaisir d'orgueil.</p>
+
+<p>L'ennui, c'est la mort du désir, qui a été
+trop souvent trompé, ou qui ne peut plus s'attacher
+à des objets qu'il connaît trop et qui sont
+toujours les mêmes. La mélancolie, ce serait
+plutôt, à la fois, l'impossibilité de tuer le désir
+et l'impossibilité de croire qu'il puisse être contenté;
+c'est l'éternelle et inutile renaissance du
+désir en dépit des déceptions passées et des déceptions
+prévues; et c'est donc, dans la recherche
+involontaire du plaisir, l'orgueil d'en connaître
+le néant. Et, puisque la forme extrême du plaisir
+est la volupté, et que tout plaisir se rattache à
+cette forme extrême ou même en participe, la
+mélancolie est encore le souvenir de la mort
+associé à la volupté; soit que ce souvenir la rende
+plus vive (rappelez-vous le petit squelette d'ivoire
+des fêtes antiques), soit qu'il la rende plus déchirante
+et comme furieuse: et alors l'homme qui,
+dans son c&oelig;ur, a subordonné l'univers à son plaisir,
+sachant que la mort guette sa volupté, voudrait
+que sa volupté elle-même donnât la mort: il le
+voudrait pour affirmer sa puissance; il voudrait,
+par une jalousie transcendante, que le moment où
+une femme lui a dû le bonheur ne fût suivi pour
+elle d'aucun autre moment. Ces sentiments sont
+troubles et difficiles à exprimer avec une clarté
+parfaite. Mais on sait la grande tristesse, et facilement
+exaspérée, qui est au fond de la volupté,
+surtout cause de l'impossibilité où elle est de
+s'assouvir jamais. Vous vous rappelez le mot de
+Lucrèce: «Du milieu même de la source des plaisirs
+surgit quelque chose d'amer.» Et vous connaissez
+aussi la parenté de l'amour et de la mort, et
+comment l'idée de celle-ci surexcite celui-là. Lorsque
+René veut poignarder Céluta «pour fixer le
+bonheur dans son sein et pour se punir de lui avoir
+donné ce bonheur»; lorsqu'Atala, soufflée par
+Chateaubriand, désire «que la divinité s'anéantisse,
+pourvu que, serrée dans les bras de Chactas,
+elle roule d'abîme en abîme avec les débris de Dieu
+et du monde», on sent assez ce que le désespoir
+de René et d'Atala contient d'orgueil délirant
+et, si j'ose dire, de remède impie à la souffrance.</p>
+
+<p>Mais au reste ce n'est plus là de l'ennui ou de la
+mélancolie: c'est un état extrême de la sensibilité, et
+comme une fureur que Chateaubriand n'a certainement
+connue qu'en des heures d'exception. Peut-être
+même n'est-ce que de la littérature, c'est-à-dire
+la peinture d'une disposition d'âme imaginée plutôt
+qu'éprouvée. Et c'est aussi ce qu'il y a de plus
+proprement «romantique» dans le mal de René.</p>
+
+<p>Quant aux autres formes de la tristesse, il y en
+a trois que Chateaubriand a réellement connues et
+profondément exprimées. D'abord l'amour de la
+solitude, afin de mieux jouir du spectacle de ses
+propres sensations, et qui se confond donc un peu
+avec le «narcissisme». Puis la misanthropie, celle
+du Jacques de Shakspeare, celle d'Hamlet çà et là,
+celle de l'Oreste de Racine, celle de Werther.
+Enfin, la mélancolie charmante, qui jouit mieux
+de l'éphémère parce qu'il est éphémère et à cause
+de la difficulté que nous avons à concevoir un plaisir
+éternel; la mélancolie qui consiste à trouver
+sa propre tristesse intéressante, touchante, la
+mélancolie qui nous fait faire plus d'attention à nos
+sensations agréables en nous les montrant plus
+fugitives et en y mêlant doucement, sans brutalité
+et sans une vision trop concrète, l'idée de la
+mort; la mélancolie que La Fontaine a si justement
+placée dans son énumération des voluptés:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Il n'est rien</p>
+<p>Qui ne me soit souverain bien,</p>
+<p>Jusqu'au sombre plaisir d'un c&oelig;ur mélancolique.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Cette mélancolie, ah! oui, Chateaubriand l'a
+connue, et aussi la misanthropie, et l'amour de la
+solitude.</p>
+
+<p>Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans
+doute l'ennui, je doute qu'il en ait fait sérieusement
+l'expérience. Il a beau dire partout qu'il
+«bâille sa vie», ce n'est qu'une phrase. Il me
+paraît impossible qu'un homme d'un si fort tempérament,
+si «bon garçon» et d'une gaieté si
+facile avec ses amis; qui a tant écrit et qui a été
+tellement possédé de la manie d'écrire; dont la vie
+est une si superbe «réussite»; qui a tant joui,
+non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de
+ses honneurs; qui a joui avec tant de surabondance
+et si naïvement d'être ministre ou ambassadeur;
+et qui d'ailleurs a exprimé son ennui par un choix
+de mots et avec un éclat dont il se savait si bon
+gré; il me paraît impossible que cet homme-là se
+soit ennuyé beaucoup plus que le commun des
+hommes.</p>
+
+<p>L'homme qui s'est ennuyé, c'est Senancour.</p>
+
+<p>Sainte-Beuve, en analysant les <i>Rêveries</i> de
+Senancour (1798) dit que «le monde de René a
+été découvert quatre ans avant <i>René</i>, par celui qui
+n'a pas eu l'honneur de le nommer.» Et cela est
+vrai. Senancour est bien autrement intelligent
+(au sens strict du mot) que Chateaubriand. Il a
+donné du mal de René des définitions autrement
+précises et profondes. Je regrette de trouver en
+lui un anticatholicisme si marqué (nullement
+intolérant d'ailleurs et qui ne voudrait enlever
+à personne l'aide ou la consolation d'une foi religieuse):
+mais c'est un esprit vigoureux et vraiment
+libre. Il est plein de pensées. Sa vie, du reste,
+comprimée, contrainte, et qui est une suite de
+malheurs obscurs, est mieux faite que la vie émouvante
+et brillante de Chateaubriand pour nourrir
+le mal qu'ils ont décrit tous les deux. Déjà dans les
+<i>Rêveries</i>, puis dans <i>Obermann</i> (commencé un an
+avant la publication de <i>René</i>), Senancour, outre les
+autres formes de la tristesse, peint excellemment
+l'ennui. Non, jamais homme ne s'est ennuyé
+comme celui-là. Le mot d'ennui revient comme un
+tintement, surtout dans le premier volume d'<i>Obermann</i>.
+Sainte-Beuve lui-même, qui a tant de goût
+pour Senancour, ne peut s'empêcher de dire:
+«À force d'être ennuyé, Obermann court le risque
+à la longue de devenir ennuyeux.» Mais il faut
+ajouter tout de suite que ce style, parfois abstrait,
+embarrassé et prolixe, est souvent très beau de
+force, de justesse et même de couleur. Écoutez
+quelques-unes de ces plaintes dures et précises:</p>
+
+<p>Dans les <i>Rêveries</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+La sagesse elle-même est vanité. Que faire et qu'aimer
+au milieu de la folie des joies et de l'incertitude des
+principes? Je désirai quitter la vie, bien plus fatigué
+du néant de ses biens qu'effrayé de ses maux. Bientôt,
+mieux instruit par le malheur, je le trouvai douteux
+lui-même, et je connus qu'il était indifférent de vivre
+ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans choix, sans
+goût, sans intérêt, au déroulement de mes jours.
+</p></blockquote>
+
+<p>Dans <i>Obermann</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+L'avenir incertain, le présent déjà inutile, et l'intolérable
+vide que je trouve partout.</p>
+
+<p>Il y a l'infini entre ce que je suis et ce que j'ai
+besoin d'être...</p>
+
+<p>Que ne puis-je être content de manger et de dormir?
+Car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne
+n'est pas très malheureuse. Chacun de mes jours est
+supportable, mais leur ensemble m'accable...</p>
+
+<p>Si le temps est sombre, je le trouve triste, et s'il est
+beau, je le trouve inutile...</p>
+
+<p>Je cherche dans chaque chose le caractère bizarre
+et double qui la rend un moyen de mes misères, et ce
+comique d'opposition qui fait de la terre humaine
+une scène contradictoire où toutes choses sont importantes
+au sein de la vanité de toutes choses...</p>
+
+<p>Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous devenue?</p>
+
+<p>D'autres sont bien plus malheureux que moi: mais
+j'ignore s'il fut jamais un homme moins heureux...
+</p></blockquote>
+
+<p>Il y a évidemment beaucoup plus de substance
+dans les méditations d'Obermann que dans les
+rêveries de René. Senancour est un philosophe,
+Chateaubriand un poète. L'un est un stoïcien,
+l'autre un épicurien. Senancour, dans ses spéculations
+les plus libres sur l'amour et le mariage (car
+il disserte de tout), garde une austérité. Chateaubriand
+est la volupté même. Chateaubriand sent
+plus qu'il ne pense; mais il y a, au fond de la tristesse
+de Senancour, le doute ou la négation métaphysique.
+Chateaubriand a été un des plus illustres
+parmi les enfants des hommes, et je vous prie de
+croire qu'il s'en est aperçu. Senancour n'a rien été.
+Il a failli être sous-préfet de Napoléon, mais il n'a
+pas même été cela. On ne sait presque rien sur lui.
+On croit que le mariage qu'il avait fait n'était
+pas délicieux. Il fut presque pauvre et mourut
+caché.</p>
+
+<p>C'est Senancour qui, ayant tué le désir, a véritablement
+connu l'ennui. C'est lui qui, toujours,
+a réellement éprouvé d'avance que tout est vain
+et que tout nous trompe, et qui a vécu en refusant
+la vie. Le vrai René, c'est Obermann, «ce René
+sans gloire», comme l'appelle Sainte-Beuve.</p>
+
+<p>Seulement, Chateaubriand a la magie des mots
+et des images, Chateaubriand a sa musique.
+Senancour, je le dis nettement, me semble un roi
+de l'intelligence: mais il a peu de musique, et celle
+qu'il a est sourde. Rien ne prévaut contre la
+chevelure bleue du génie des airs ou contre l'appel
+aux orages désirés. C'est ainsi.</p>
+
+<p>Mais, si sèchement et durement triste, ou
+même si ennuyeusement ennuyé que soit souvent
+Obermann, l'aveu lui échappe que la mélancolie,
+la tristesse, le non-désir, la non-espérance, même
+l'ennui, ne sont jamais la pire souffrance, ne sont
+peut-être pas une souffrance, sont peut-être même
+une sorte de plaisir, par ce qu'ils contiennent, soit
+d'orgueil, soit de langueur, et en ce qu'ils sont un
+exercice et une invention de notre esprit:</p>
+
+<blockquote><p>
+Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant
+retrouver sur ces rives ce bien-être mêlé de tristesse
+que je préfère à la joie...</p>
+
+<p>Jeune homme,... vous chercherez des délassements,
+vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre
+de chaque chose, vous sourirez dans l'intimité, vous
+trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans
+votre ennui même...</p>
+
+<p>C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir
+une volupté plus grande de l'opinion d'elle-même que
+de ses jouissances positives...</p>
+
+<p>Nous souffrons de n'être pas ce que nous pourrions
+être; mais, si nous nous trouvions dans l'ordre de
+choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni
+cet excès de désirs, ni cette surabondance de facultés;
+nous ne jouirions plus du plaisir d'être au delà
+de nos destinées, d'être plus grands que ce qui nous
+entoure, plus féconds que nous n'avons besoin de
+l'être...</p>
+
+<p>D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances
+de son c&oelig;ur, cette volupté de la mélancolie, ce
+charme plein de secrets, qui le fait vivre de sa douleur
+et l'aimer encore dans le sentiment de sa ruine?
+Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera
+plus... Une même loi morale me rend pénible l'idée de
+la destruction, et m'en fait aimer le sentiment dans ce
+qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous
+jouissions mieux de l'existence périssable lorsque,
+avertis de toute sa fragilité, nous la sentons néanmoins
+durer en nous.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il me semble bien que tout ceci est profond, et
+qu'Obermann explique un des plaisirs habituels
+de René mieux que René ne l'expliquera jamais.</p>
+
+<p>Au reste Senancour, à mesure qu'il avance dans
+la vie, sans être jamais heureux (mais est-il possible
+et est-il nécessaire de l'être?) paraît moins
+malheureux. Dire qu'on a besoin de l'infini, qu'on
+veut, qu'on exige l'infini, il s'aperçoit peu à peu
+que cela n'a peut-être pas beaucoup de sens;
+et ces plaintes-là et ces récriminations-là reviennent
+plus rarement sous sa plume. Il n'a pas les
+glorieuses agitations de Chateaubriand; mais
+enfin il s'occupe. Il refait, réimprime et mêle ses
+<i>Rêveries</i>, son traité de l'<i>Amour</i> et son <i>Obermann</i>:
+ses livres ne lui sont donc pas indifférents. Il ne
+meurt qu'à soixante-treize ans. Il attend la fin
+des journées. Quand on s'applique à cela, quand
+on se distille à soi-même son ennui, c'est une
+occupation encore, et c'est une torpeur, quelquefois
+une griserie morne. Mais surtout Senancour
+aime très profondément la nature. Il l'a beaucoup
+plus regardée, je crois, et a beaucoup plus vécu dans
+son intimité que Chateaubriand. Il l'a associée
+à tous ses sentiments et à tous ses actes; il s'est
+apaisé et même engourdi en elle. Il a, autant
+qu'il était en lui, rythmé sa vie selon celle de la
+nature. Il a été, un peu après Ramond, un
+peintre excellent de la montagne (ce fut l'Alpe
+suisse) et de la forêt (ce fut Fontainebleau). Il a
+préféré le soir au matin et l'automne au printemps
+parce que c'était son goût et, en somme, par sensualité,
+parce qu'il redoutait trop de joie et de
+lumière. Et il est mort parfaitement résigné. On
+peut très bien vivre sans souffrance en s'ennuyant
+tout le temps, pourvu qu'on n'ait pas de trop
+grands malheurs précis et concrets: car on tire
+une douceur de son ennui même.</p>
+
+<p>Si cela a pu arriver à ce modeste et sombre
+Obermann, que dirons-nous de ce brillant et vaniteux
+René? Il faut le reconnaître, la tristesse
+n'est pas un mal; la tristesse, même profonde,
+n'est pas une souffrance. Ce n'est pas non plus,
+évidemment, un plaisir: si je le prétendais, vous
+ne me croiriez pas. C'est un état intermédiaire,
+non pas peut-être créé, mais perfectionné par
+l'intelligence humaine.</p>
+
+<p>Chateaubriand,&mdash;encore plus efficacement que
+Senancour, parce que Chateaubriand réfléchissait
+moins,&mdash;se défend, par la mélancolie, contre les
+malheurs positifs. Il les sent peu, parce qu'il les
+fait rentrer dans les causes générales de sa vague
+tristesse. Voici peut-être la grande invention de
+Chateaubriand: il a fait de la mélancolie une
+parade contre la douleur.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf5"></a>CINQUIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>LE GÉNIE DU CHRISTIANISME</h3>
+
+
+<p>Chateaubriand était donc toujours à Londres.
+Il venait de terminer, je pense, la rédaction définitive
+des <i>Natchez</i>, dont <i>Atala</i> et <i>René</i> faisaient
+partie, lorsqu'il reçut cette lettre de sa s&oelig;ur,
+madame de Farcy:</p>
+
+<blockquote><p>
+<i>Saint-Servan, 1<SUP>er</SUP> juillet</i>.&mdash;Mon ami, nous venons de
+perdre la meilleure des mères; je t'annonce à regret ce
+coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos
+sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais
+combien de pleurs tes <i>erreurs</i> ont fait répandre à notre
+respectable mère, combien elles paraissent déplorables
+à tout ce qui pense et fait profession non seulement de
+piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être cela
+contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire <i>renoncer
+à écrire</i>; et si le ciel touché de mes v&oelig;ux permettait
+notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le
+bonheur qu'on peut goûter sur la terre; tu nous donnerais
+ce bonheur, car il n'en est point pour nous tandis
+que tu nous manques et que nous avons lieu d'être
+inquiètes de ton sort.
+</p></blockquote>
+
+<p>Après avoir cité cette lettre au livre IX des
+<i>Mémoires</i>, il écrit effrontément (1822): «Ah!
+que n'ai-je suivi le conseil de ma s&oelig;ur! Pourquoi
+ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans
+mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé
+aux événements et à l'esprit de ce siècle?» Si on
+lui avait répondu que non, il aurait été bien étonné.</p>
+
+<p>Il continue: «Je jetai au feu avec horreur les
+exemplaires de l'<i>Essai</i>, comme l'instrument de
+mon crime. Je ne me remis de ce trouble que lorsque
+la pensée m'arriva d'expier mon premier
+ouvrage par un ouvrage religieux: telle fut l'origine
+du <i>Génie du christianisme</i>». (Une des origines,
+oui, il est possible.)</p>
+
+<p>Et il rappelle la première préface du livre:</p>
+
+<blockquote><p>
+Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans
+dans les cachots où elle vit périr une partie de ses
+enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs
+l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements
+répandit sur ses derniers jours une grande amertume;
+elle chargea en mourant une de mes s&oelig;urs de me rappeler
+à cette religion dans laquelle j'avais été élevé.
+Ma s&oelig;ur me manda le dernier v&oelig;u de ma mère. Quand
+la lettre me parvint au delà des mers («au delà des
+mers» veut dire simplement «de l'autre côté de la
+Manche»), ma s&oelig;ur elle-même n'existait plus: elle
+était morte aussi des suites de son emprisonnement.
+Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui
+servait d'interprète à la mort m'ont frappé. Je suis
+devenu chrétien. Je n'ai pas cédé, j'en conviens, à de
+grandes lumières surnaturelles: ma conviction est
+sortie du c&oelig;ur; j'ai pleuré et j'ai cru.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il a donc reçu une lettre de sa s&oelig;ur morte lui
+annonçant la mort de sa mère; il a pleuré; il est
+devenu chrétien. Cela est fort beau; mais cela est
+un peu arrangé. (Voyez Victor Giraud, la <i>Genèse
+du Génie du christianisme</i>.) En réalité, la lettre par
+laquelle madame de Farcy annonçait à son frère
+la mort de leur mère lui est parvenue bien avant
+la mort de madame de Farcy; et lorsqu'il apprit
+cette mort de sa s&oelig;ur, le <i>Génie du christianisme</i>
+était déjà fort avancé. Mais l'auteur tenait à sa
+phrase: «Ces deux voix sorties du tombeau, cette
+mort qui servait d'interprète à la mort...» Il
+resterait donc que, dans la préface d'un livre conçu
+avec des larmes et pour la plus grande gloire de
+Dieu, il altère la vérité pour produire plus d'effet
+(ce qu'il a fait d'ailleurs toute sa vie). Et cela n'est
+certes pas un crime, mais cela ne marque pas un très
+grand sérieux,&mdash;ni, comme dit le Psaume, «un
+c&oelig;ur profondément contrit et humilié».</p>
+
+<p>Il continue, dans les <i>Mémoires</i>: «Je m'exagérais
+ma faute: l'<i>Essai</i> n'était pas un livre impie,
+mais un livre de doute et de douleur... Il ne fallait
+pas grand effort pour revenir du scepticisme de
+l'<i>Essai</i> à la certitude du <i>Génie du christianisme</i>.»</p>
+
+<p>Cela paraît assez vrai. Dans les plus grandes
+hardiesses de l'<i>Essai</i>, «s'il était philosophe par les
+opinions, il ne l'était point par les conclusions»
+(Sainte-Beuve). Il niait le progrès, ce dogme capital
+des philosophes. Il avait pour les encyclopédistes
+les sentiments de Rousseau. Il inclinait vers
+une espèce de christianisme social. Les protestants
+lui inspiraient peu de sympathie. Il terminait
+ainsi un chapitre sur la Réforme: «Pourquoi cet
+abominable spectacle? Parce qu'un moine s'avisa
+de trouver mauvais que le pape n'eût pas donné
+à son ordre, plutôt qu'à un autre, la commission
+de vendre des indulgences en Allemagne».
+(2<SUP>e</SUP> part., chap. XL.) Il disait, à propos d'Épiménide:
+«Il bâtit des temples aux dieux, leur offrit des
+sacrifices et versa le baume de la religion dans le
+secret des c&oelig;urs. Il ne traitait point de superstition
+ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères;
+il savait que la statue populaire, que le pénate
+obscur qui console le malheureux est plus utile
+à l'humanité que le livre du philosophe qui ne saurait
+essuyer une larme.» Il n'était, en tout cas,
+qu'un impie intermittent. Et sa sensibilité était
+restée chrétienne. Cette sensibilité régnait partout
+dans <i>Atala</i>, <i>René</i>, <i>les Natchez</i>, et aussi la croyance
+à l'utilité sociale du christianisme. Rappelez-vous
+les personnages du Père Aubry et du Père Souël.
+Non, non, Chateaubriand, pour entreprendre une
+apologie de la religion,&mdash;du moins le genre d'apologie
+qu'il entreprit,&mdash;n'avait pas à revenir de
+très loin.</p>
+
+<p>Enfin, il était naturel (comme le fait remarquer
+M. Victor Giraud), que les émigrés, et même les
+plus touchés de l'esprit du dix-huitième siècle,
+revinssent à la foi chrétienne, ou pour le moins au
+respect de la foi, par horreur soit de la philosophie,
+soit de l'impiété des plus grands criminels de la
+Révolution. Il ne leur paraissait pas ragoûtant
+de continuer à penser comme ces gens-là. Les doctrines
+étaient jugées par leurs fruits. Puis, en poursuivant
+d'une haine pareille les nobles et les prêtres,
+la Révolution avait créé entre eux une solidarité
+que les plus corrompus même de l'ancien régime
+acceptaient par point d'honneur. Madame de
+Duras dit très bien (dans une note de son roman
+d'<i>Édouard</i>, 1825), après avoir indiqué la corruption
+de la fin du dix-huitième siècle: «Une seule
+chose avait survécu à ce naufrage de la morale...:
+c'était l'honneur. Il a été pour nous la planche dans
+le naufrage, car il est remarquable que, dans la
+Révolution, c'est par l'honneur qu'on est rentré
+dans la morale; c'est l'honneur qui a fait l'émigration;
+c'est l'honneur qui a ramené aux idées
+religieuses.» Or l'honneur fut éminemment la
+vertu de Chateaubriand, et fut peut-être sa seule
+vertu.</p>
+
+<p>Ajoutez que, chez beaucoup d'incroyants provisoires,
+l'excès du malheur, le besoin d'un recours,
+durent réveiller les impressions religieuses de leur
+enfance. Lorsque Chateaubriand apprit la mort
+de sa mère, il revit ses années de Combourg et du
+collège de Dol,&mdash;et sa première communion qu'il
+raconte ainsi dans les <i>Mémoires</i>: «J'approchai
+de la Sainte Table avec une telle ferveur que je
+ne voyais rien autour de moi. Je sais parfaitement
+ce que c'est que la foi, par ce que je sentis alors.
+La présence réelle dans le Saint-Sacrement m'était
+aussi sensible que la présence de ma mère à mes
+côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres,
+je me sentis comme tout éclairé en dedans... Je
+tremblais de respect...» (Il écrit cela trente ans
+après). En revenant du Canada, il avait chanté,
+à la vue des côtes de Bretagne, le cantique des
+marins à Notre-Dame du Bon Secours, etc... Toute
+son enfance, quand il lut la lettre de madame de
+Farcy, dut lui remonter au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Des milliers et des milliers de Français, en France
+ou dans l'exil, étaient dans les mêmes dispositions.
+Fontanes, qu'il connaissait déjà et qui avait été
+aussi incrédule que lui, était repris du désir de
+croire. En 1790 déjà, Fontanes écrivait à Joubert:
+«Ce n'est qu'avec Dieu qu'on se console de tout...
+J'aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal...
+que de vivre à la merci de mes opinions, ou
+sans principes, comme l'Assemblée nationale; il
+faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu.»
+(Cité par V. Giraud.) Joubert, que Chateaubriand
+allait connaître, et qui avait eu, lui aussi, sa période
+d'incroyance, écrivait: «La Révolution a chassé
+mon esprit du monde réel en le rendant trop horrible.»
+Et encore: «La religion est la poésie du
+c&oelig;ur; elle a des enchantements utiles aux m&oelig;urs.»
+(Il écrivait cela après le <i>Génie du christianisme</i>,
+mais il le pensait depuis le commencement de la
+Révolution.) On sentait qu'il faut une religion, non
+seulement pour le peuple, mais pour tout le monde.
+Tout le monde, après la grande orgie d'impiété,
+de sottise, de cruauté et de destruction, portait en
+soi le <i>Génie du christianisme</i>, en attendant qu'un
+seul l'écrivît.</p>
+
+<p>Et quelques-uns en écrivaient déjà des fragments.
+La Harpe, converti comme Chateaubriand, entreprenait
+une <i>Apologie de la religion</i>. Ballanche écrivait,
+en 1797, le livre <i>Du sentiment considéré dans
+ses rapports avec la littérature et les arts</i>, que Chateaubriand
+n'a sans doute pas lu, mais où se trouve
+pourtant le titre même de son livre: «(À propos
+du <i>Télémaque</i>). Combien de choses, et ce sont les
+plus belles, qui n'ont pu être inspirées que par le
+<i>génie du christianisme</i>!» (Cité par V. Giraud.)
+Un certain Paul Didier faisait paraître en 1802
+un livre intitulé <i>Du retour à la religion</i>. Rivarol,
+incrédule, mais clairvoyant, écrivait dans le <i>Discours
+préliminaire de son Nouveau Dictionnaire
+de la langue française</i>: «Il me faut, comme à
+l'univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de
+l'anarchie de mes idées... Le vice radical de la
+philosophie, c'est de ne pas pouvoir parler au c&oelig;ur.
+Or... le c&oelig;ur est tout... Tout État, si j'ose le dire,
+est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le
+ciel.» (Cité par V. Giraud.) Bonald, dans sa <i>Théorie
+du pouvoir</i> (1796), expliquait que le salut de la
+France était dans le retour aux principes monarchiques
+et surtout catholiques. Enfin, Joseph de
+Maistre avait publié, en 1796, ses profondes et
+magnifiques <i>Considérations sur la France</i>, que Chateaubriand
+avait lues (d'après V. Giraud). Or,
+Maistre annonce, à la fin du premier chapitre, une
+renaissance religieuse; et, au second chapitre,
+Chateaubriand put lire ceci: «L'effusion du sang
+humain n'est jamais suspendue dans l'univers...
+Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction
+violente soit, en général, un aussi grand mal
+qu'on le croit... Les véritables fruits de la nature
+humaine, les arts, les sciences... les hautes conceptions...
+tiennent surtout à l'état de guerre... En un
+mot on dirait que le sang est l'engrais de cette plante
+qu'on appelle génie.» Le jeune Chateaubriand
+dut se dire: ceci est écrit pour moi.</p>
+
+<p>Étant donnés son éducation, son enfance chrétienne,
+sa sensibilité, le tour de son imagination, et
+qu'il était parmi les victimes de la Révolution et
+par conséquent de l'impiété révolutionnaire; que,
+même dans sa période d' «égarements» et de
+doute, il n'avait pas cessé d'être ému par les
+«beautés» de la religion; que, tout jeune, il
+avait eu la fureur d'écrire (douze heures par jour à
+l'occasion) et sur les grands sujets, et que jamais
+peut-être on ne vit jeune écrivain débuter par
+d'aussi énormes ouvrages; que, dans l'<i>Essai</i> et
+même dans les <i>Natchez</i>, la préoccupation religieuse
+est fréquente; qu'il voulait la gloire, et que c'est
+peut-être la seule chose qu'il ait voulue énergiquement;
+qu'il voulait jouer un grand rôle par la
+plume; qu'à cette époque la grande &oelig;uvre à écrire,
+le «livre à faire», c'était une apologie de la religion
+chrétienne, condition et commencement de
+la reconstruction sociale; que cela était «dans
+l'air»; que, Rivarol étant trop peu croyant et
+ayant trop d'esprit, Bonald manquant de charme,
+Maistre étant étranger et ayant un génie trop insolent,
+Chateaubriand était le seul qui pût écrire ce
+livre attendu, de telle façon qu'il fût à la fois splendide,
+populaire et efficace... il était presque nécessaire
+que Chateaubriand écrivît le <i>Génie du christianisme</i>.</p>
+
+<p>Il l'écrivit donc. Il le commença dès les premiers
+jours de 1799 (d'après Biré) et fit imprimer une
+partie du premier volume chez les Dulau, «qui
+s'étaient faits libraires du clergé français émigré».</p>
+
+<p>(Chateaubriand nous dit dans les <i>Mémoires</i> que
+le simiesque abbé Delille entendit la lecture de
+quelques fragments de l'ouvrage. L'abbé lui-même,
+dans son poème de la <i>Pitié</i>, qu'il avait composé
+à Brunswick un peu auparavant, célébrait la pitié
+chrétienne, disait la charité des s&oelig;urs grises et de
+l'abbé Carron; et c'était déjà, au deuxième chant,
+comme une pâle petite esquisse des derniers
+chapitres du <i>Génie du christianisme</i>; tant tout le
+monde avait la même chose dans l'esprit!)</p>
+
+<p>Cependant, Bonaparte était devenu premier
+consul. Beaucoup d'émigrés rentraient. Chateaubriand
+quitta Londres au printemps de 1900. Il
+emportait avec lui <i>Atala</i>, <i>René</i> et les premières
+feuilles imprimées du <i>Génie du christianisme</i>.
+Il n'avait pas vu Paris depuis neuf ans. Il rentra
+à pied par la barrière de l'Étoile et les Champs-Élysées.
+Paris avait l'air d'une ville en ruines semée
+de bastringues, un air sinistre et fou. Chateaubriand
+était d'ailleurs devenu Anglais de manières et,
+«jusqu'à un certain point, de pensée». Mais il
+retrouve Fontanes et rencontre Joubert. Et peu à
+peu il goûte la sociabilité française, «ce commerce
+charmant, facile et rapide des intelligences, cette
+absence de toute morgue et de tout préjugé».
+Il goûte le pittoresque moral et le pêle-mêle de
+cette société, qui commence pourtant à se réorganiser.
+Il partage cette ivresse de vivre dont tout le
+monde était saisi après de tels bouleversements.
+Il n'a pas le sou, il emprunte pour vivre, mais il
+déborde d'espérance. Il travaille avec une allègre
+fureur. Je ne pense pas qu'il ait beaucoup souffert,
+à ce moment-là, du mal de René.</p>
+
+<p>On sait, dans le Paris de l'ancienne France et des
+rapatriés, qu'il compose son grand ouvrage. Il
+n'est point malhabile, oh non! À propos du livre
+de madame de Staël, <i>De la littérature dans ses rapports
+avec la morale</i>, il publie dans le <i>Mercure de
+France</i> une <i>Lettre à M. de Fontanes</i> où il montre que
+c'est au christianisme, non à la philosophie, que
+nous devons une plus grande connaissance des passions
+humaines. On lit dans le préambule de cette
+lettre: «... Je m'enhardis en songeant avec quelle
+indulgence vous avez déjà annoncé mon ouvrage.
+Mais cet ouvrage, quand paraîtra-t-il? Il y a deux
+ans qu'on l'imprime, et il y a deux ans que le libraire
+ne se lasse point de me faire attendre, ni moi de
+corriger. Ce que je vais donc vous dire... sera tiré
+en partie de ce livre futur.» Autrement dit, il
+raccroche au livre de madame de Staël une très
+élégante et très adroite réclame de son propre livre,
+et il signe&mdash;déjà&mdash;«l'auteur du <i>Génie du christianisme</i>».
+Cette lettre eut un très grand succès.
+«Cette boutade, dit-il dans les <i>Mémoires</i>, me fit
+tout à coup sortir de l'ombre.»</p>
+
+<p>Mais le coup de maître, ce fut la publication
+d'<i>Atala</i> à part. Nous avons vu ce qu'<i>Atala</i> avait de
+nouveau et par où elle séduisit les imaginations.
+Mais surtout quelle victorieuse idée d'annoncer,
+par un fragment de cette espèce, par une histoire
+mélancolique et chastement sensuelle, pleine des
+images de la volupté et de la mort, une apologie
+de la religion! À coup sûr, cette apologie ne serait
+pas austère ni rebutante; l'auteur connaissait,
+autant que la poésie de la nature, la poésie des passions;
+son livre serait un trésor de suaves descriptions
+et d'émotions distinguées. Les femmes l'attendaient
+comme un roman.</p>
+
+<blockquote><p>
+C'est de la publication d'<i>Atala</i> (dit Chateaubriand
+dans les <i>Mémoires</i>) que date le bruit que j'ai fait dans
+le monde... <i>Atala</i> devint si populaire qu'elle alla grossir,
+avec la Brinvilliers, la collection de Curtius. Les auberges
+de rouliers étaient ornées de gravures rouges,
+vertes et bleues représentant Chactas, le Père Aubry
+et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les
+quais, on montrait mes personnages en cire, comme on
+montre des images de Vierge et de saints à la foire.
+Je vis sur le théâtre du boulevard ma sauvagesse
+coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'<i>âme de la
+solitude</i> à un sauvage de son espèce, de manière à
+me faire suer de confusion...
+</p></blockquote>
+
+<p>Il fut «enivré». «J'aimai la gloire comme une
+femme, comme un premier amour.» On se le disputa.
+Les femmes s'arrachèrent un mot de sa
+main, une «enveloppe suscrite par lui», que
+l'on «cachait avec rougeur, en baissant la tête,
+sous le voile tombant d'une longue chevelure».
+«Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient,
+dit-il, les plus périlleuses.» Diable! Il fait alors la
+connaissance de madame Bacciochi, s&oelig;ur de Bonaparte,
+et de Lucien. Une fois on le conduit chez
+madame Récamier. Il ne devait la revoir que vingt
+ans plus tard. «Le rideau, dit-il, se baissa subitement
+entre elle et moi.»</p>
+
+<p>Surtout,&mdash;avec Fontanes et Joubert, avec
+Molé, Pasquier, Chênedollé, qui fréquentaient chez
+elle,&mdash;il connut madame de Beaumont, née Pauline
+de Montmorin. Il fut passionnément aimé
+d'elle, et assurément il l'aima. Si vous voulez parfaitement
+savoir qui était madame de Beaumont,
+lisez ou relisez le tendre chapitre qui la regarde
+dans le livre d'André Beaunier: <i>Trois amies de
+Chateaubriand</i>. Elle avait eu un père massacré
+à l'Abbaye, une mère et un frère guillotinés, une
+s&oelig;ur morte en prison, puis une vie morne et
+décolorée... J'ai vu son portrait par madame
+Vigée-Lebrun. Elle n'était pas belle; elle avait,
+un peu, un museau de souris, mais des yeux admirables,
+de jolis bras, de la grâce, cette ardeur languissante
+que donne la phtisie, enfin ce qu'il fallait
+pour toucher. D'ailleurs une âme élevée et un grand
+courage.</p>
+
+<p>Chateaubriand nous dit que le succès d'<i>Atala</i>
+l'avait déterminé à «recommencer» le <i>Génie du
+christianisme</i> dont il y avait déjà deux volumes
+imprimés. En le recommençant, il le «christianisa»,
+je crois, le plus qu'il put. Madame de Beaumont
+lui offrit une chambre à la campagne, dans
+une maison qu'elle venait de louer à Savigny-sur-Orge.
+Il y passa six mois dans le voisinage de Joubert
+et de sa femme. C'est là qu'il remania et termina
+son livre, dans une fièvre joyeuse, attendrie
+par la présence d'une amie malade, mais à qui son
+mal laissait alors des trêves. «Madame de Beaumont,
+dit-il, avait la bonté de copier les citations que
+je lui indiquais.» Ainsi cette amoureuse aidait,
+selon ses forces, le défenseur de la foi. Apparemment
+c'est à elle que furent lues d'abord, à mesure qu'elles
+étaient écrites, les pages du texte définitif. Ces
+lectures ne durent pas être sans volupté pour elle
+et pour lui.</p>
+
+<p>Comment l'apologiste de la religion se fût-il
+souvenu de sa femme?</p>
+
+<p>L'apparition du livre était, depuis deux ans,
+annoncée, attendue, préparée; préparée par la
+rumeur des salons ressuscités, par la <i>Lettre</i> sur le
+livre de madame de Staël, par la sensuelle <i>Atala</i>,
+par les articles officiels de Fontanes, par les besoins
+religieux du public et son retour spontané à l'ancien
+culte («Ce qui demeurait d'églises entières se rouvrait»,
+dit Chateaubriand lui-même en parlant de
+l'année 1801); préparée enfin, on peut le dire, par
+le premier consul en personne.</p>
+
+<p>Quelle «réclame» pour un livre que le traité
+d'Amiens et le Concordat!</p>
+
+<p>Le 18 avril 1802, jour de Pâques, un <i>Te Deum</i>
+solennel fut chanté à Notre-Dame pour célébrer
+en même temps la paix générale et le rétablissement
+du culte. «Le Concordat fut publié dans tous
+les quartiers de Paris avec grand appareil et par les
+principales autorités.» (Thiers.) Et le même jour
+le <i>Génie du christianisme</i> parut, et M. de Fontanes
+en rendait compte dans le <i>Moniteur</i>.</p>
+
+<p>Je ne vois guère que l'<i>Énéide</i> qui ait rencontré
+des conditions analogues de publicité. La carrière
+littéraire du mélancolique René a été une incroyable
+«réussite». Autant que j'en puis juger, le
+<i>Génie du christianisme</i> a été le plus grand succès
+de toute l'histoire de notre littérature (même
+pour la vente, si on tient compte du temps, de la
+nature de l'ouvrage, de son volume et de son prix).</p>
+
+<p>Chateaubriand put se considérer comme étant,
+avec Bonaparte, le restaurateur du culte. Il put
+dire: «Bonaparte et moi.» Et il n'y manqua
+pas.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Le livre qui eut une telle fortune était-il un chef-d'&oelig;uvre?
+Il le parut et il devait le paraître. Il avait
+des parties à la fois attendues et neuves.&mdash;Était-il
+une &oelig;uvre de foi? C'est ce que je voudrais examiner
+d'abord.</p>
+
+<p>Je me suis dit pour commencer:</p>
+
+<p>&mdash;Chateaubriand a été certainement incrédule
+entre vingt et trente ans. En 1798, il l'était parfois
+jusqu'au nihilisme. Là-dessus, il écrit le <i>Génie
+du christianisme</i>. Que s'était-il donc passé? Il n'avait
+pas eu de «nuit» à la Pascal; autrement il nous
+l'aurait raconté. Il avait été fortement ému en
+apprenant la mort de sa mère et ce que sa mère
+avait souffert par lui. Sa conversion avait été
+encore déterminée, ou hâtée, par le désir d'écrire
+le livre réparateur que tout le monde attendait. Que
+valait sa conversion? De quelle espèce était sa foi?</p>
+
+<p>Il y a une vingtaine d'années, au temps des
+mystères de Maurice Bouchor et des cigognes de
+M. de Vogüé, on rencontrait fréquemment dans
+les livres, et même au théâtre, un sentiment que
+j'avais appelé «la piété sans la foi».&mdash;La piété
+sans la foi, disais-je, consiste à bien comprendre,
+à respecter et à goûter, pour la bienfaisance de
+leurs effets, pour la beauté de leur signification
+et aussi pour la grâce de leurs représentations
+plastiques, des dogmes auxquels on ne croit pas...
+Cette piété n'est pourtant ni un mensonge, ni une
+hypocrisie... On aime les vertus et les rêves qu'a
+suscités la foi dans des millions et des millions de
+têtes et de c&oelig;urs; on aime les innombrables inconnus
+qui, dans le passé profond, ont fait ces rêves
+et pratiqué ces vertus... On aime aussi la poésie,
+la douceur et tour à tour l'allégresse espérante et
+les lamentations des chants liturgiques; on les
+aime pour ce qu'ils ont d'éternellement vrai, l'humanité
+étant l'éternelle suppliante. On aime enfin,
+(dans un mystère comme celui de la Nativité), sous
+le sens littéral le sens symbolique. Il n'est certes
+pas besoin de croire à un dogme révélé pour être
+profondément sincère en appelant un Sauveur.
+Depuis dix-neuf siècles on chante tous les ans:
+«Venez, divin Messie», comme si le Messie n'était
+pas venu encore. S'il est un cri que tout le monde,
+croyants et incroyants, peut pousser du fond du
+c&oelig;ur, c'est apparemment celui-là. Quand la race
+humaine disparaîtra, ce sera encore en appelant
+au secours, et peut-être en essayant de rêver que
+le secours lui est venu.</p>
+
+<p>Voilà des sentiments que certes Chateaubriand
+n'eût pas reniés, et que même il nous a peut-être
+aidés à avoir; mais il semble pourtant qu'il y ait
+eu dans son cas un peu plus que la piété sans la foi,
+alors que la foi venait d'avoir ses martyrs, que
+l'Église était teinte de son propre sang, et que
+l'imagination était remuée par tout ce tragique.
+«J'ai pleuré, j'ai cru», il faut tenir grand compte
+de cette déclaration. Chateaubriand a donc la
+foi. Quelle foi? L'affirmation du dogme par persuasion
+de sa nécessité sociale, avec un sincère attendrissement,
+et avec un ardent désir que le dogme
+soit vrai? Oui, quelque chose comme cela. Mais il
+est clair que ce n'est pas la foi d'un chrétien sérieux,
+celle qui tient tout l'homme, même quand il
+pèche; qui est toujours présente à son esprit, qui
+est l'essentiel de sa vie, qui façonne à chaque instant
+ses sentiments et sa conduite. Il y a visiblement
+plus de foi dans n'importe quelle page des <i>Pensées</i>
+de Pascal que dans tout le <i>Génie du christianisme</i>.
+La foi de Chateaubriand, affirmation de politique,
+émotion de poète, désir et illusion de croire, ne
+le gêne ni ne le dirige; ne l'empêche ni d'écrire la
+sensuelle <i>Atala</i>, ni de choisir la maison de sa maîtresse
+pour y achever son apologie de la vraie religion.
+Il est d'ailleurs remarquable que, jusqu'à
+la fin de sa vie et dans le temps même de ses plus
+beaux gestes de chevalier de la foi, Chateaubriand
+ait toujours eu des phrases qui supposaient un
+quasi nihilisme. Boutades élégantes, boutades
+vaniteuses qu'un vrai chrétien ne se permettrait
+pas.</p>
+
+<p>Je sais bien qu'on peut croire sans une «pratique»
+complète. Mais enfin, chez les hommes
+comme Chateaubriand, le signe le plus sûr de la
+foi totale, c'est encore la pratique. Une curiosité,
+assurément innocente et même louable, m'a fait
+demander à M. Victor Giraud si, depuis le <i>Génie du
+christianisme</i>, Chateaubriand communiait. M. Victor
+Giraud m'a répondu: «Voici mon impression.
+Je serais étonné que Chateaubriand n'eût pas fait
+ses Pâques en 1799, après la conversion; je serais
+étonné qu'il les eût faites de 1801 jusqu'à une époque
+assez difficile à déterminer, mais assez lointaine;
+et je crois qu'il les faisait régulièrement dans les
+dernières années de sa vie. Si cette impression est
+fondée, vous avouerai-je qu'elle ne m'empêche
+pas de croire à la sincérité religieuse de Chateaubriand?
+1° <i>Video meliora</i>... et 2° les trois quarts des
+écrivains sont beaucoup plus sincères en écrivant
+qu'en vivant.» Cela me semble parfaitement
+juste.</p>
+
+<p>Mais, avec tout cela, la foi de Chateaubriand
+ne me satisfaisait pas. Elle me paraissait petite et
+fragile. Alors j'ai consulté un théologien; et j'ai
+vu que l'Église était moins difficile que moi; et
+j'ai admiré sa connaissance de l'homme et sa très
+sagace indulgence.</p>
+
+<p>Le théologien m'a répondu:</p>
+
+<p>«La foi proprement dite ou «foi divine»
+(au sens de foi à Dieu) consiste en ce que l'on croit
+une vérité révélée et qu'on la croit à cause de l'autorité
+de Dieu qui la révèle.</p>
+
+<p>»Ainsi donc l'objet de la foi est une vérité
+révélée,&mdash;non évidente de soi, et plutôt mystérieuse,&mdash;que
+l'esprit accepte, sans pouvoir se
+démontrer qu'elle est une vérité, et seulement
+parce qu'il sait qu'elle est une vérité révélée par
+Dieu...</p>
+
+<p>»Préalablement à la «foi divine» ainsi conçue
+doit se placer une enquête de l'esprit se demandant
+quelles raisons il a de penser qu'en effet il y a des
+vérités qui ont été révélées par Dieu, et que le
+Christ, par exemple, avait mission de parler pour
+Dieu... Cette enquête constitue l'apologétique
+chrétienne...</p>
+
+<p>»Cette enquête n'impose pas sa conclusion
+comme une conclusion nécessaire (ainsi qu'il
+arrive en géométrie): l'assentiment de l'esprit
+à la foi qui lui est proposée demeure un acte libre,
+donc un acte auquel la grâce peut concourir et
+concourt.»</p>
+
+<p>Le développement de ces axiomes fatiguerait
+notre frivolité. Mais voici qui est, pour nous, du
+plus vif intérêt:</p>
+
+<p>«Les théologiens distinguent la foi explicite et
+la foi implicite.</p>
+
+<p>»La foi explicite est celle qui a la notion de ce
+qu'elle croit. La foi implicite est celle qui ne conçoit
+ni ne connaît ce qu'elle croit,&mdash;ce qu'elle croit
+sans le connaître ou sans le concevoir étant impliqué
+et latent dans une affirmation qu'elle accepte
+en pleine connaissance.</p>
+
+<p>»Ainsi le fidèle fait acte de foi implicite quand il
+dit: Je crois tout ce que croit ou enseigne l'Église,
+ou: Je crois tout ce que Dieu, vérité infinie, a révélé.</p>
+
+<p>»Ce point de doctrine est extrêmement important,
+car par là les théologiens admettent que la foi
+explicite, adéquate au révélé, est pratiquement
+irréalisable; elle est dans les livres, et là seulement...</p>
+
+<p>»Donc un homme aura la foi, qui enferme cette
+foi dans une seule vue de foi, comme serait la
+paternité de Dieu, le royaume de Dieu, la communion
+des saints, l'Église &oelig;uvre de Dieu..., et qui,
+par le fait qu'il ne niera aucune des vérités révélées
+impliquées dans ces notions synthétiques, les
+acceptera toutes implicitement.</p>
+
+<p>»Si nous appliquons cette distinction à Chateaubriand
+et si nous nous demandons: Avait-il la
+foi?... nous répondrons:</p>
+
+<p>»La foi explicite d'un Bossuet? Certes non!
+Mais une foi implicite, qui s'attachait à telles ou
+telles vues de foi, s'y complaisait, s'y tranquillisait,&mdash;et
+laissait le reste à l'érudition des théologiens
+de profession. C'était l'attitude très correcte,&mdash;et
+très calculée&mdash;de Descartes. C'est chez Chateaubriand
+une attitude spontanée, mais aussi correcte.</p>
+
+<p>»Ici encore les théologiens distinguent: 1° les
+raisons de croire objectives, et ce sont les miracles
+que met en ligne l'apologétique traditionnelle;
+2° les raisons de croire subjectives, qu'ils appellent
+du nom de «suppléances subjectives de la crédibilité
+rationnelle.»</p>
+
+<p>»Ces suppléances sont des impondérables, des
+incommunicables: motifs moraux, motifs de sentiment,
+motifs d'expérience, motifs de tradition,
+motifs d'ordre social...: le moralisme de Vinet,
+le pragmatisme de James, la sociologie morale de
+Brunetière, l'esthétique et le traditionalisme du
+<i>Génie du christianisme</i>.»</p>
+
+<p>Voilà l'admirable consultation de mon théologien.</p>
+
+<p>Ainsi, un assentiment en bloc (chose infiniment
+commode), un mouvement du c&oelig;ur, un acte de la
+volonté... Donc, Biré a raison, l'abbé Pailhès a
+raison, l'abbé Bertrin a raison, M. Victor Giraud a
+raison: Chateaubriand avait la foi.</p>
+
+<p>Et maintenant que je suis plus tranquille,
+m'étant assuré que la foi «implicite» de Chateaubriand
+vaut aux yeux de l'Église, le livre lui-même
+précisera pour nous l'allure et le caractère de cette
+foi.</p>
+
+<p>Au deuxième chapitre du livre II, il a tout justement
+à définir la foi, c'est-à-dire la première des
+vertus théologales. Or, tout de suite, il confond
+la foi avec la conviction et la confiance. Il nous dit:
+«Colomb s'obstine à <i>croire</i> un nouvel univers.»
+«L'amitié, le patriotisme, l'amour... sont une
+espèce de <i>foi</i>.» «C'est parce qu'ils ont <i>cru</i> que les
+Codrus, les Pylade, les Régulus... ont fait des prodiges.»
+Comme si la croyance aux destinées de la
+patrie, ou la confiance aux vertus d'un ami,
+ou la persuasion (avant la découverte) que le
+nouveau monde existe, etc..., c'est-à-dire, en
+somme, la croyance à des objets dont l'existence
+peut être vérifiée, avaient quelque chose de commun
+avec la <i>foi</i> aux mystères de la Trinité, de la
+Chute, de l'Incarnation, de la Rédemption!</p>
+
+<p>Et justement un abus de mots tout pareil aide
+Chateaubriand à «faire passer» les mystères,
+si j'ose m'exprimer ainsi. «Il n'est, dit-il, rien de
+beau, de doux, de grand dans la vie que les <i>choses
+mystérieuses</i>. Les sentiments les plus merveilleux
+sont ceux qui nous agitent <i>un peu confusément</i>:
+la pudeur, l'amour chaste, l'amitié vertueuse sont
+<i>pleins de secrets</i>. L'innocence à son tour... n'est-elle
+pas <i>le plus ineffable des mystères</i>?... Les plaisirs
+de la pensée sont aussi des <i>secrets</i>... Tout est
+<i>caché</i>, tout est <i>inconnu</i> dans l'univers», etc...
+Et ainsi, nous ne devons avoir aucune peine à
+croire au mystère de la Trinité ou au mystère de
+l'Incarnation, puisque la pudeur est un mystère,
+puisque l'innocence est un mystère, puisque la
+façon dont pousse un grain de blé est un mystère,
+et puisque le clair de lune est plein de mystère.
+À ce compte, le mot «mystère» aurait le même
+sens dans le «mystère de la Rédemption» et dans:
+«Le bocage était sans mystère!»</p>
+
+<p>Lorsqu'il parle des dogmes du christianisme (et
+il faut bien qu'il en parle), soyez sûrs qu'il pense
+toujours aux encyclopédistes, à leurs disciples et à
+leurs lecteurs et qu'il ne veut pas leur paraître
+trop crédule, ni trop naïf (et cela est d'ailleurs fort
+bien vu, étant donné son dessein). Il noie la Trinité
+chrétienne dans une érudition de dictionnaire:
+«La Trinité fut peut-être connue des Égyptiens...
+Héraclide de Pont et Porphyre rapportent un
+fameux oracle de Sérapis... Les mages avaient une
+espèce de Trinité... Platon semble parler de ce
+dogme... Aux Indes la Trinité est connue... Au
+Thibet également... Les missionnaires anglais à
+Otaïti ont trouvé quelques traces de la Trinité...»
+Enfin, «on peut découvrir quelque tradition
+obscure de la Trinité jusque dans les fables du
+polythéisme». Où donc? Mais notamment dans
+les trois Grâces. Ô monsieur Singlin, ô monsieur
+Hamon, ô monsieur Daguet, que dites-vous de
+ce chrétien?</p>
+
+<p>La Rédemption est «touchante». On ne peut
+pas dire moins. «Ne demandons point à notre
+esprit, mais à notre c&oelig;ur, comment un Dieu peut
+mourir.» La chute est «avérée par la tradition
+universelle et par la transmission du mal moral
+et physique.» (Ne l'est-elle donc pas par la
+parole de l'Écriture sainte?) La communion, c'est
+«l'union entre une réalité éternelle et le <i>songe
+de notre vie</i>». La communion «présente d'abord
+une pompe charmante». Elle est l'«offrande des
+dons de la terre au Créateur». Elle «rappelle la
+Pâque des Israélites et annonce la fin des sacrifices
+sanglants.» Elle annonce la «réunion des
+hommes en une grande famille». Ce n'est qu'«en
+quatrième lieu» que «l'on découvre dans l'Eucharistie
+le mystère direct (?) et la présence réelle de
+Dieu dans le pain consacré».</p>
+
+<p>À propos du sacrement de l'ordre, ingénieux
+développement sur les charmes de la virginité.
+«Les anciens la donnaient à Vénus-Uranie et à
+Minerve... L'Amitié était une adolescente... Parmi
+les animaux, ceux qui se rapprochent le plus
+de notre intelligence sont voués à la chasteté»
+(les abeilles)... «Concluons que les <i>poètes</i> et les
+<i>hommes du goût le plus délicat</i> ne peuvent rien
+objecter contre le célibat des prêtres.» Il insiste
+beaucoup là-dessus. Il a cet argument imprévu et
+vraiment trop ingénieux: «Le législateur des
+chrétiens naquit d'une vierge et mourut vierge.
+N'a-t-il pas voulu nous enseigner par là, sous les
+rapports politiques et naturels, que la terre était
+arrivée à son complément d'habitants et que, loin
+de multiplier les générations, il faudrait désormais
+les restreindre?» Puis il songe aux philosophes
+et aux économistes: «Au reste... l'Europe est-elle
+déserte parce qu'on y voit un clergé catholique
+qui a fait v&oelig;u de célibat? Les monastères même
+sont favorables à la société...»</p>
+
+<p>Quand il rencontre l'enfer, dogme déplaisant,
+il supprime négligemment les peines physiques:
+«Le bonheur du juste consistera, dans l'autre vie,
+à posséder Dieu avec plénitude; le malheur de
+l'impie sera de connaître les perfections de Dieu,
+et d'en être à jamais privé.» Un peu plus loin:
+«Les méchants, dit-il, s'enfoncent dans le gouffre.»
+Et il passe.</p>
+
+<p>Le sacrement de mariage amène un tableau de
+noce rustique dans le goût de Gessner. La tentation
+d'Ève sert de prétexte à une très brillante description
+du serpent et au tableau d'un Canadien
+qui charme, en jouant de la flûte, un serpent à
+sonnettes. Je prends tous ces traits presque au
+hasard dans les trois premiers livres. C'est de
+l'apologie pittoresque, et poétique, par appels à
+l'imagination et au sentiment, par érudition amusante,
+par images, métaphores, analogies, par équivoques
+et abus de mots, par anecdotes et descriptions.
+Cela dut plaire extrêmement. L'auteur pensait
+aux «hommes de goût», comme il disait
+lui-même tout à l'heure, et ne voulait point leur
+paraître un petit esprit. Et il avait raison, et cela
+même servait l'Église. La foi de Chateaubriand
+cherche partout des arguments, et qui soient
+élégants et jolis; on pourrait presque dire: Elle
+en cherche partout excepté dans l'Écriture. Et il
+est bien vrai que l'Écriture est ce qui aurait le
+moins persuadé le public auquel il s'adressait.</p>
+
+<p>En somme, le <i>Génie du christianisme</i> était parfaitement
+adapté à son public. Ce livre contre
+l'impiété du dix-huitième siècle est encore, éminemment,
+une &oelig;uvre du dix-huitième siècle (du
+moins de celui de Rousseau), puisque c'est une
+apologie de la religion par des arguments tirés de la
+sensibilité.</p>
+
+<p>Nous arrivons ainsi à la composition de l'ouvrage.</p>
+
+<p>L'objet et le plan en sont très clairement exposés
+dans le premier chapitre. L'apologétique ne saurait
+plus être ce qu'elle était autrefois, parce que les
+adversaires du christianisme ne sont plus les mêmes.
+Saint Ignace d'Antioche, saint Irénée, Tertullien
+combattaient les premières hérésies; Quadrat,
+Aristide et saint Justin, les calomnies inventées
+par les païens contre la religion nouvelle; Arnobe
+le rhéteur, Lactance, Eusèbe, saint Cyprien se sont
+surtout «attachés à développer les absurdités
+de l'idolâtrie». Origène combattit les sophistes;
+saint Cyrille le néo-paganisme de l'empereur
+Julien; Bossuet les protestants.</p>
+
+<p>«Or, tandis que l'Église triomphait encore,
+déjà Voltaire faisait renaître la persécution de
+Julien. Il eut l'art funeste, chez un peuple capricieux
+et aimable, de rendre l'incrédulité à la mode.»
+Il s'agit donc de remettre à la mode la religion.
+«Ce n'étaient pas les sophistes qu'il fallait réconcilier
+à la religion, c'était le monde qu'ils égaraient.
+On l'avait séduit en lui disant que le christianisme
+était un culte né du sein de la barbarie, absurde
+dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies,
+ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la
+beauté; un culte qui n'avait fait que verser le
+sang, enchaîner les hommes et retarder le bonheur
+et les lumières du genre humain.» Il fallait prouver
+que c'est précisément le contraire. «Qui est-ce qui
+lirait maintenant un ouvrage de théologie?» Il
+faut «envisager la religion sous un jour purement
+humain».&mdash;«Dieu ne défend pas les routes
+fleuries quand elles servent à ramener à lui.»
+Enfin: «Nous osons croire que cette manière
+d'envisager le christianisme présente des rapports
+peu connus: sublime par l'antiquité de ses souvenirs,
+qui remontent au berceau du monde, ineffable
+dans ses mystères, adorable dans ses sacrements,
+intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale,
+riche et charmant dans ses pompes, il réclame
+<i>toutes les sortes de tableaux</i>.»</p>
+
+<p>Et le <i>Génie du christianisme</i> est, en effet, une
+suite de tableaux et de morceaux; c'est de l'apologétique
+descriptive. Le plan est d'une simplicité
+extrême, aussi peu complexe et «composé» que
+possible. Il est uni, tout uni; il ne se ramasse
+pas comme un traité, mais s'étale comme un
+poème, «une sorte de poème persuasif, un
+poème sentimental», dit André Beaunier; oui,
+et aussi, le dirai-je? comme une série d'articles
+de journal.</p>
+
+<p>«Quatre parties, divisées chacune en six livres.
+La première traite des dogmes et de la doctrine.
+La seconde et la troisième renferment la <i>poétique</i>
+du christianisme, ou les rapports de cette religion
+avec la poésie, la littérature et les arts. La quatrième
+contient le culte, c'est-à-dire tout ce qui
+concerne les cérémonies de l'Église et tout ce qui
+regarde le clergé séculier et régulier.»</p>
+
+<p>De la première partie, je vous ai donné quelque
+idée en recherchant le degré de foi du brillant apologiste.
+Les chapitres les plus agréables sont sans
+doute ceux qui «prouvent l'existence de Dieu
+par les merveilles de la nature». Cela rappelle
+la première moitié du <i>Traité de l'existence de Dieu</i>
+de Fénélon, et c'est, à la fois, moins probant encore
+et infiniment plus riche de couleurs. Cela fait
+songer aussi aux <i>Harmonies</i> de Saint-Pierre. Mais
+jamais personne n'avait décrit la nature avec cet
+éclat et cet imprévu d'images. C'est probablement
+cela, avec <i>René</i>, qui séduisit le plus.</p>
+
+<p>La deuxième partie (Poétique du christianisme)
+est peut-être la plus intéressante. Voulant prouver
+la vérité de la religion par sa beauté, l'auteur
+essaye d'y montrer que le christianisme est plus
+favorable à la poésie et à l'art que le paganisme.
+Au début de ce chapitre, quelques traces de l'ancienne
+critique scolaire, comme cette assertion
+qu'il est moins difficile de faire les cinq actes
+d'<i>&OElig;dipe roi</i> que de créer les vingt-quatre livres
+d'une <i>Iliade</i>, et que «Sophocle et Euripide étaient
+sans doute de beaux génies, mais au-dessous
+d'Homère et de Virgile».</p>
+
+<p>Il a ensuite la hardiesse, et peut-être l'imprudence,
+de comparer, deux par deux, les &oelig;uvres et
+les personnages de la littérature antique et de la
+moderne: Ulysse et Pénélope d'Homère, Adam et
+Ève de Milton; le Priam de l'<i>Iliade</i> et le Lusignan
+de <i>Zaire</i>; Andromaque, ou la mère, de l'<i>Iliade</i>,
+et Gusman, ou le fils, d'<i>Alzire</i>, etc. L'antiquité,
+dans ces comparaisons, me semble avoir trop
+d'avantages. Il rapproche Didon et la Phèdre de
+Racine, cette «chrétienne réprouvée» et préfère
+celle-ci, et il a sans doute raison; puis il compare
+Polyphème et Galatée à Paul et Virginie, et
+donne la palme au couple de Bernardin de Saint-Pierre;
+et certes nous le voulons bien. Mais, d'autre
+part, il fait un parallèle entre Virgile et Racine,
+et visiblement préfère Virgile. Alors?</p>
+
+<p>Partout il démontre et répète que la morale du
+christianisme est supérieure, mais ici il ne s'agit
+pas de morale, il s'agit de beauté. Il dit aussi (et
+cela est plus important pour la poésie et l'art) que
+le christianisme, «en se mêlant aux affections de
+l'âme, a multiplié les ressorts dramatiques»;
+que la religion chrétienne «connaît mieux les
+mystères du c&oelig;ur humain» et qu'elle est «un
+vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie
+les orages de la conscience autour du vice».
+Cela reste d'ailleurs assez superficiel, et il ne paraît
+pas que Chateaubriand ait quelque part défini
+un peu profondément en quoi le christianisme a
+compliqué et enrichi la conscience et la vie intérieure.
+Mais, encore une fois, il s'agit de beauté (du
+moins on nous l'avait dit); et, sur ce point, il s'en
+faut que l'auteur établisse la supériorité de la poésie
+moderne, arrêtée à la fin du dix-huitième siècle.</p>
+
+<p>Il affirme ensuite que «les anciens n'avaient
+point de poésie proprement descriptive», parce
+que «la mythologie rapetissait la nature».
+(Mais c'est plutôt que les anciens ne décrivaient
+pas pour décrire, ne décrivaient pas sans raison.)
+Puis il entreprend de démontrer que, dans ce
+qu'on appelle le «merveilleux», la religion chrétienne
+le dispute en beauté à la mythologie même.
+Et ce sont alors les comparaisons les plus vaines
+entre les faunes ou les naïades et les anges ou les
+saints; entre le Zeus d'Homère et le Dieu de Racine;
+le songe d'Énée et le songe d'Athalie; le Tartare
+et l'Enfer, etc. Il s'excite beaucoup sur les anges
+(dont il abusera pour son compte): ange de la
+solitude, du matin, de la nuit, du silence, du mystère,
+des mers, des tempêtes, du temps, de la mort,
+des saintes amours, des rêveries du c&oelig;ur. (Pan,
+Silène, Galatée sont plus vivants.) Il me paraît
+avoir un faible étrange pour le <i>Paradis perdu</i> de
+Milton. À la Vénus qui se montre à Énée dans les
+bois de Carthage («Elle avait l'air et le visage
+d'une vierge, et elle était armée à la manière d'une
+fille de Sparte»), il préfère le séraphin Raphaël
+qui va visiter Adam et qui, «pour ombrager
+ses formes divines, porte six ailes».&mdash;«Ici,
+dit-il, Raphaël est plus beau que Vénus.» Avec
+ses trois paires d'ailes? Eh bien, non, non! et il le
+sait bien.</p>
+
+<p>Il préfère le merveilleux glacial de Milton au
+merveilleux d'Homère, qui est du moins amusant
+et bonhomme. Il doute de la vérité du précepte de
+Boileau:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>De la foi d'un chrétien les mystères terribles</p>
+<p>D'ornements égayés ne sont point susceptibles,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>qui est pourtant le bon sens même. Car on ne voit
+pas quels «ornements égayés» pourraient
+recevoir le mystère de la Trinité ou celui de la
+Rédemption. Et ce qu'il y aura d'agréable dans
+ce «merveilleux» chrétien, ce sera toujours quelque
+chose d'analogue au «merveilleux» païen;
+ce sera Eloa, la jeune ange romanesque, ou ce beau
+jeune homme mélancolique et fatal, le Satan de
+Vigny.</p>
+
+<p>Il montre alors ce que le christianisme a dû ajouter
+de beauté à notre littérature classique. Il était
+socialement utile de relever et de remettre au premier
+rang les écrivains du siècle de Louis XIV,
+«qui, dit-il, ne s'élevèrent à une si haute perfection
+que parce qu'ils furent religieux». Il parle
+fort bien de Pascal, de La Bruyère, de Bossuet,
+des orateurs chrétiens. En somme, dans cette
+deuxième et troisième parties, sans être, je crois,
+aussi profondément original que l'explique Faguet,
+il élargit et élève la critique littéraire par cela seul
+qu'il y introduit une vue générale, qui est une vue
+passionnée, et qui est une vue historique. Il l'a fait
+en même temps que d'autres: car il était naturel
+que la peur ou simplement le dégoût de la Révolution
+amenât une réaction contre les écrivains qui
+semblaient l'avoir préparée, et par conséquent,
+en faveur des écrivains du siècle précédent et en
+faveur de toute la littérature chrétienne; et déjà
+l'instinct de conservation avait rendu l'abbé
+Geoffroy, par exemple, fort clairvoyant et lui
+avait donné des vues d'historien. La poésie des
+cloîtres, des cimetières, des cérémonies chrétiennes
+(à l'imitation de Thomas Gray, par exemple),
+n'était pas non plus inconnue. Mais Chateaubriand
+avait pour lui son génie et la magie de sa phrase;
+et on ne fit attention qu'à lui.</p>
+
+<p>Une remarque utile: lorsque Chateaubriand préfère
+le merveilleux chrétien au merveilleux païen,
+lorsqu'il met au-dessus d'Homère et de Virgile,
+à quelques égards, Milton et Le Tasse et, au-dessus
+des anciens, les écrivains du dix-septième siècle, il
+aurait contre lui ces écrivains eux-mêmes, qui sont
+pourtant de bien autres chrétiens que lui, et qui,
+justement à cause de cela, n'auraient jamais eu
+l'idée de démontrer la vérité de la religion chrétienne
+par la beauté de ses productions littéraires.</p>
+
+<p>L'auteur développe alors l'influence du christianisme
+dans la musique, la peinture, la sculpture,
+l'architecture, et parle bien, et l'un des premiers,
+des églises gothiques et (plus loin) encore mieux
+des ruines, préparant ainsi des thèmes à la poésie
+romantique. Enfin, dans la quatrième partie, consacrée
+au «culte», il étudie les cloches, les chants,
+la messe, la Fête-Dieu, les Rogations, les prières
+pour les morts; puis le clergé, surtout régulier, et les
+moines de tous les pays du monde, les missions,
+les ordres militaires de chevalerie, et les «services
+rendus à la société par le clergé et la religion chrétienne
+en général». Et chacun des cinquante-quatre
+chapitres qui composent cette partie ayant
+la même conclusion: «Mon Dieu, que c'est beau!»
+cela est d'une monotonie un peu accablante.</p>
+
+<p>Enfin, comme il avait terminé l'<i>Essai sur les
+Révolutions</i> en recherchant «quelle religion remplacerait
+le christianisme», il conclut ici par ce
+chapitre: «Quel serait aujourd'hui l'état de la
+société si le christianisme n'eût point paru sur la
+terre?» Et le second chapitre me paraît aussi
+fragile que le premier.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Messieurs, je ne peux pas vous le taire, ce livre,
+qui est une grande date, qui a coïncidé et concordé
+avec un grand événement historique, ce livre du
+Magicien, de l'Enchanteur, j'ai bien peur qu'il ne
+soit devenu un peu ennuyeux. J'en avais lu des
+morceaux, il y a quarante-quatre ans, je m'en souviens,
+avec une admiration docile. Je ne l'avais pas
+rouvert depuis (car on ne peut pas lire une bibliothèque
+tous les matins, et c'est pour cela que nos
+impressions sur les livres d'autrefois ou sont trop
+anciennes ou sont trop récentes, et que la critique
+est si souvent caduque). Or, en lisant ou relisant
+le <i>Génie du christianisme</i>, j'ai eu quelque peine à
+aller jusqu'au bout. Cela, sans doute, parce que son
+contenu a été mille fois ressassé dans des ouvrages
+venus après lui. Ce qu'il a inspiré, et qui avait été
+neuf, est devenu banal. Il a souffert de sa gloire
+même.</p>
+
+<p>La poésie du christianisme, c'est surtout le
+mysticisme, et il n'y a pas pour un sou de mysticisme
+dans ce livre. Mais, si le <i>Génie du christianisme</i>
+n'est pas très profondément chrétien, cela
+n'empêche pas qu'il fut bienfaisant. Évidemment,
+les églises se seraient rouvertes sans Chateaubriand.
+Elles n'avaient été fermées, en réalité, que trois,
+quatre, cinq ans, selon les régions. Et, quand elles
+se rouvrirent, combien de paysans avaient lu le
+livre de Chateaubriand? Mais il contribua fort
+à rendre la religion littérairement sympathique.
+C'est beaucoup... Il donna la formule d'une sorte
+de foi sentimentale, esthétique et sociale, oh! mon
+Dieu, qui est la foi tout de même, nous l'avons
+vu, et qui, répandue, peut faire durer indéfiniment
+la religion chrétienne et ses bienfaits. Combien
+de chrétiens croient «explicitement» et avec une
+exactitude théologique? Bien peu, et cela ne fait
+rien du tout, puisqu'au surplus eux-mêmes n'en
+savent rien. Chateaubriand a écrit un livre imposé
+par les circonstances, un livre nécessaire, inévitable,
+et que Jean-Jacques Rousseau, dégoûté du protestantisme
+dans la dernière partie de sa vie, repris
+par le catholicisme vague et tendre de madame de
+Warens, épouvanté et dégoûté par la Terreur,
+eût pu&mdash;qui sait?&mdash;écrire à sa façon. (Il n'y faudrait
+que reculer un peu sa naissance et sa mort,
+ce qui n'est pas une affaire.) Mais enfin, ce livre,
+c'est Chateaubriand qui a eu la chance de l'écrire.
+Il a à peu près inventé le langage religieux laïque.
+Et son livre a commencé, sinon engendré une série.</p>
+
+<p>On peut dire qu'il n'y avait pas eu de littérature
+catholique au dix-huitième siècle; du moins elle
+avait eu si peu d'éclat! Mais la littérature catholique
+du dix-neuvième fut féconde et brillante;
+et Lamennais lui-même, mais surtout Lacordaire,
+Montalembert, Gerbet, Perreyve procèdent, en
+grande partie, du <i>Génie du christianisme</i>. Je sais
+bien que le catholicisme de salon, qui est une si
+odieuse chose, en procède aussi; je sais que le
+<i>Génie du christianisme</i> a introduit jusque dans la
+chaire chrétienne le ton romantique, le ton dégagé,
+le ton artiste, et d'autres mauvais tons: mais tout
+cela est noyé dans le grand et durable bienfait du
+livre.</p>
+
+<p>Chateaubriand fut lui-même prisonnier du <i>Génie
+du christianisme</i>. Prisonnier avantageux, mais
+prisonnier. Ce livre lui imposa, pour toute sa vie,
+une attitude de défenseur de la foi et de restaurateur
+des autels, qui convenait aussi peu que possible
+à sa vraie et secrète nature d'individualiste forcené,
+de libre amoureux et, en somme, d'anarchiste.
+Le <i>Génie du christianisme</i> commanda toute son
+&oelig;uvre littéraire, et, pour commencer, le força de
+composer laborieusement quoi? Une épopée,&mdash;une
+épopée en prose, et une épopée chrétienne:
+les <i>Martyrs</i>.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf6"></a>SIXIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>LES MARTYRS</h3>
+
+
+<p>Le <i>Génie du christianisme</i> eut donc un très grand
+succès. Si nous ne le savions pas par ailleurs,
+l'auteur des <i>Mémoires d'outre-tombe</i> ne nous le
+laisserait pas ignorer (deuxième partie, livre I<SUP>er</SUP>):
+«Ce fut au milieu des débris de nos temples que
+je publiai le <i>Génie du christianisme</i>; les fidèles
+se crurent sauvés.»&mdash;«Un épisode du <i>Génie du
+christianisme</i> (<i>René</i>) a déterminé un des caractères
+de la littérature moderne: mais au surplus, si <i>René</i>
+n'existait pas, je ne l'écrirais plus; s'il était possible
+de le détruire, je le détruirais.»&mdash;«La littérature
+se teignit des couleurs de mes tableaux religieux,
+comme les affaires ont gardé la phraséologie de
+mes écrits sur la cité.»&mdash;«Les chapitres où je
+traite de l'influence de notre religion dans notre
+manière de voir et de peindre... renferment le
+germe de la critique nouvelle.»&mdash;«L'action du
+<i>Génie du christianisme</i> sur les opinions ne se borna
+pas à une résurrection momentanée d'une religion
+qu'on prétendait au tombeau... S'il y avait dans
+l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi
+changement de doctrine... L'idée de Dieu et de
+l'immortalité de l'âme reprit son empire.»&mdash;«Le
+heurt que le <i>Génie du christianisme</i> donna
+aux esprits fit sortir le dix-huitième siècle de l'ornière,
+et le jeta pour jamais hors de sa voie...»
+Etc., etc. (Ce qui ne l'empêche pas, ensuite, de
+faire le dégoûté, l'homme revenu de toutes choses.)</p>
+
+<p>Il peut y avoir du vrai dans ces vantardises:
+mais je trouve misérable de parler ainsi de soi-même.</p>
+
+<p>Quelques années après la publication du livre,
+Senancour (qui n'était pas pressé et qui peut-être
+n'avait pas eu de quoi l'acheter au premier moment)
+fit une critique sérieuse et courtoise du <i>Génie
+du christianisme</i>. Senancour, vous vous en souvenez,
+dans ses <i>Rêveries</i> et dans <i>Obermann</i>, avait profondément
+défini ce mal de René que Chateaubriand
+décrivait avec un éclat superficiel. Senancour,
+parti comme Chateaubriand de l'incrédulité du
+dix-huitième siècle, continua à chercher tout seul,
+et parvint à un spiritualisme ardent, un peu mystique,
+à une sorte de théosophie. Il combattit de la
+façon la plus consciencieuse et la plus forte la fragile
+apologétique du <i>Génie du christianisme</i>. Mais,
+quoiqu'il eût raison, il avait tort, et Chateaubriand
+avait littérairement et socialement raison.</p>
+
+<p>Aussi je ne vous reparle ici de Senancour que
+pour mon plaisir et parce qu'il est un excellent
+représentant de ces génies obscurs, qui n'ont pas
+eu de chance de leur vivant, et qui, parfois, furent
+plus réellement intelligents que ceux qui ont trop
+réussi. Il est clair qu'il y a, dans ses livres, plus
+d'idées, et plus amies de notre esprit, plus de sentiments,
+et plus nuancés, et plus de nourriture
+intellectuelle que dans Chateaubriand. Mais on ne
+le sait guère. Seul, un petit groupe en fut informé
+vers 1840; et c'est très bien ainsi.</p>
+
+<p>L'auteur du <i>Génie du christianisme</i> cueille et
+savoure sa gloire. Les châteaux remeublés se le
+disputent. Il voit madame de Vintimille, madame
+de Fezensac, madame de Custine aux longs cheveux,
+la duchesse de Châtillon, madame Lindsay,
+Julie Talma, madame de Clermont-Tonnerre. «Ma
+réputation, dit-il, me rendait la vie légère.» Il
+connaissait, un peu, le Canada: mais, de la France,
+il ne connaissait guère que la Bretagne. Alors il fait
+un petit voyage triomphal en France, par Lyon,
+Avignon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Narbonne,
+Toulouse, Bordeaux, Blaye, Rochefort et Nantes.</p>
+
+<p>À son retour, invité à une fête chez Lucien, il y
+rencontra le premier consul. «J'étais dans la galerie
+lorsque Napoléon entra: il me frappa agréablement.
+Je ne l'avais jamais aperçu que de loin.
+Son sourire était caressant et beau, son &oelig;il admirable,
+surtout par la façon dont il était placé sous
+son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait
+encore aucune charlatanerie dans le regard, rien
+de théâtral et d'affecté. Le <i>Génie du christianisme</i>,
+qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait
+agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse
+animait ce politique si froid: il n'eût pas été ce
+qu'il était, si la Muse n'eût été là.»</p>
+
+<p>À la suite de cette rencontre, Bonaparte nomma
+Chateaubriand premier secrétaire de l'ambassade
+de Rome, auprès du cardinal Fesch («Bonaparte,
+dit Chateaubriand à ce propos, était un grand
+découvreur d'hommes».) Chateaubriand accepta,
+surtout, dit-il, à cause de madame de Beaumont:
+«La fille de M. de Montmorin se mourait: le
+climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable;
+moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les
+Alpes; je me sacrifiai à l'espoir de la sauver.»
+Il eut peut-être d'autres raisons encore. Il arriva
+à Rome le 27 juin 1803, et s'entendit mal avec
+le cardinal Fesch (qui, d'ailleurs, était un fort
+mauvais homme). C'est que, explique-t-il, «je ne
+vaux rien du tout en seconde ligne».</p>
+
+<p>Madame de Beaumont arriva à Rome le 17 septembre.
+Il la soigna de son mieux. Elle mourut le
+4 novembre. À propos de la dernière veille, il dit
+naïvement: «Une idée déplorable vint me bouleverser:
+je m'aperçus que madame de Beaumont
+ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement
+véritable que j'avais pour elle; elle ne
+cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait
+mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu'elle
+m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour
+me débarrasser d'elle.»</p>
+
+<p>Pauvre petite femme! Madame de Beaumont ne
+se trompait peut-être pas complètement. Chateaubriand
+non plus, qui certainement aima cette amie
+à son lit de mort. Il lui fit faire, à Saint-Louis-des-Français,
+un tombeau qui coûta 9.000 francs, et
+pour lequel il s'endetta. Un peu auparavant, pour
+soigner madame de Beaumont, il avait voulu
+emprunter de l'argent à sa nouvelle amie madame
+de Custine, qui refusa, ne voyant dans madame
+de Beaumont qu'une rivale. Il en fut très étonné.
+Oh! c'était, comme dit Joubert, un «bon garçon».</p>
+
+<p>À sa dernière heure, madame de Beaumont l'avait
+«engagé à vivre auprès de madame de Chateaubriand».
+Il l'avait revue deux fois: à Paris en revenant
+de Londres: puis en Bretagne, pendant vingt-quatre
+heures, après son tour de France. Sans doute
+il lui avait fait comprendre qu'il la rendrait malheureuse
+sans le vouloir; que d'ailleurs le restaurateur
+du culte avait des privilèges, et que, d'ailleurs,
+après dix ans de séparation, ce n'était vraiment
+plus la peine. Enfin, sur le suprême conseil de sa
+maîtresse, il reprit sa femme. Madame de Beaumont
+avait-elle su ce qu'elle faisait? Madame de
+Chateaubriand admirait fort son mari, mais sans
+l'avoir lu (c'est lui qui nous l'apprend). Elle était
+profondément pieuse auprès de ce chrétien d'attitude.
+Elle était très peu bourbonienne et grande
+admiratrice de Bonaparte. Elle avait beaucoup
+d'esprit, beaucoup de clairvoyance, et le don de
+l'ironie. La cohabitation avec sa femme dut
+être, pour Chateaubriand, hérissée de continuelles
+aiguilles. Elle n'avait qu'à être elle-même pour
+l'exaspérer; et d'avance il lui ôtait tout remords.</p>
+
+<p>Nommé par Bonaparte ministre dans le Valais,
+il vint d'abord à Paris, et c'est là que sa femme
+vint le rejoindre. Le 21 mars 1804, raconte-t-il,
+se promenant dans Paris, il entendit crier la nouvelle
+officielle du «jugement de la commission militaire
+spéciale convoquée à Vincennes» qui condamnait
+à la peine de mort le duc d'Enghien.
+Rentré chez lui, il «s'assit devant une table et se
+mit à écrire sa démission de ministre du Valais».
+C'était fort bien, et ce n'était pas sans danger.
+Je n'ai jamais dit qu'il n'eût point l'âme haute ou
+manquât de courage.</p>
+
+<p>(Il faut dire que, d'après M. Albert Cassagne,
+qui apporte ses preuves, Chateaubriand ne tenait
+pas du tout à aller s'enterrer à Sion, qu'il appelle
+«un trou horrible». L'exécution du duc d'Enghien
+lui aurait simplement fourni une occasion de démissionner
+avec éclat. Mais, quand nous savons
+qu'une action a eu de beaux mobiles, n'allons pas
+plus loin et gardons-nous d'y chercher encore
+d'autres mobiles moins reluisants, car on les
+trouve toujours.)</p>
+
+<p>Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien,
+qu'en fût-il résulté pour Chateaubriand? Lui-même
+répond dans les <i>Mémoires</i> (trente-quatre
+ans après): «Ma carrière littéraire était finie;
+entré de plein saut dans la carrière politique, où
+j'ai prouvé ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne,
+je serais devenu riche et puissant. La France
+aurait pu gagner à ma réunion avec l'Empereur;
+moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu
+à maintenir quelque idée de liberté et de modération
+dans la tête du grand homme; mais ma vie,
+rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût
+été privée de ce qui en fait le caractère et l'honneur:
+la pauvreté, le combat et l'indépendance.»</p>
+
+<p>Il n'avait jamais été bourbonien que par point
+d'honneur; il était l'intime ami de Fontanes et
+lié avec l'une des s&oelig;urs de Bonaparte. Il admirait
+le premier consul et l'avait signifié dans la préface
+d'<i>Atala</i>. («On sait ce qu'est devenue la France,
+jusqu'au moment où la Providence a fait paraître
+un de ces hommes qu'elle envoie en signe de réconciliation,
+lorsqu'elle est lassée de punir.») Il
+pouvait poursuivre sa carrière dans la diplomatie
+impériale. Mais son orgueil et son inquiétude d'esprit
+ne lui eussent pas permis d'y durer longtemps.
+Peut-être valut-il mieux pour lui qu'il s'affranchît
+tout de suite.</p>
+
+<p>Mais le voilà assez désorienté. De 1804 à 1809,
+date de la publication des <i>Martyrs</i>, puis de 1809
+à 1811, date de la publication de l'<i>Itinéraire de
+Paris à Jérusalem</i>, c'est-à-dire pendant sept années,
+que fait-il? Il mène la vie de château, il y montre
+cette bonne humeur, cette gaieté, cet enfantillage
+dont Joubert nous parle plusieurs fois: car il
+semble bien qu'à part certaines heures, l'auteur de
+<i>René</i> ait été aussi peu René que possible. Il perd,
+à moitié folle, madame de Caud (Lucile, sa s&oelig;ur
+bien-aimée). Il va à Vichy, en Auvergne, au mont
+Blanc, à la Grande-Chartreuse. Il achète et plante
+la Vallée-aux-Loups. Il fait son voyage d'Orient
+(du 13 juillet 1806 au 5 juin 1807). Et il est vrai
+qu'il écrit ces deux livres: les <i>Martyrs</i> et l'<i>Itinéraire</i>.
+Mais en sept ans, pour un pareil passionné
+de la plume, ce n'est guère (je ne dis pas comme
+qualité).</p>
+
+<p>C'est qu'il dut être fort embarrassé. Après le
+<i>Génie du christianisme</i>, que pouvait-il bien écrire
+qui en soutînt la réputation? Et cependant Napoléon
+grandissait toujours, devenait empereur... La
+concurrence était de plus en plus difficile avec
+un tel homme. Quel livre pouvait contrebalancer
+Austerlitz? Car, dès l'origine, Chateaubriand
+avait considéré Napoléon comme un rival. Notez
+que l'aventure prodigieuse et la gloire de l'empereur
+ont surexcité un nombre considérable de ses
+contemporains et des hommes de la génération
+suivante et, particulièrement, dans les lettres,
+Chateaubriand, Victor Hugo, Balzac et, je crois
+même, Stendhal. Ils brûlaient du désir d'être aussi
+grands que lui, sans prendre assez garde que la
+commune mesure est incertaine et fuyante entre
+l'&oelig;uvre d'un chef d'armée et d'État et celle d'un
+écrivain, et que les «grandeurs de chair» ont
+trop d'avantages, aux yeux grossiers de la foule,
+sur les grandeurs spirituelles, surtout quand l'esprit
+n'est pas absent de ces «grandeurs de chair»
+elles-mêmes.</p>
+
+<p>«Peu à peu mon imagination fatiguée de repos... vit
+se former de lointains fantômes. Le <i>Génie du
+christianisme</i> m'inspira l'idée de <i>faire la preuve</i>
+de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens
+à des personnages mythologiques.» («Personnages
+mythologiques» semble ici assez impropre)... Ainsi
+le <i>Génie du christianisme</i> l'obligeait d'écrire
+les <i>Martyrs</i>. Et sans doute aussi la concurrence
+de l'empereur l'obligeait de ne rien écrire de moins
+qu'un poème épique. Seule, une épopée pouvait
+lutter contre la grandeur de Napoléon. Chateaubriand
+avait le préjugé de l'épopée. Nous avons
+vu qu'il considère l'<i>Iliade</i> (qui se fit presque toute
+seule) comme bien plus difficile à faire et, par conséquent,
+plus honorable que l'<i>&OElig;dipe roi</i>. Ce novateur
+persistait, docilement, à regarder l'épopée
+comme «le premier des genres», dans un temps
+où personne je crois, ne réclamait d'épopée, et
+où les circonstances sociales avaient cessé depuis
+longtemps (mettons depuis trois siècles) d'être favorables
+à une composition de cette espèce. (Les
+«gestes» mêmes de Napoléon, d'ailleurs détestées
+de Chateaubriand, étaient trop proches pour être
+mises en épopée). N'importe, il voulait faire son
+poème épique. Il était extrêmement respectueux
+des machines du Tasse, de Milton et de Klopstock.
+Dans les <i>Natchez</i> déjà, avec une candeur
+magnifique, il avait fait du «merveilleux chrétien»,
+et le ridicule de ce merveilleux lui avait
+apparemment échappé. Et c'est pourquoi, après
+la <i>Pucelle</i> de Chapelain et après la <i>Henriade</i> de
+Voltaire, il écrivit les <i>Martyrs</i>, c'est-à-dire une
+épopée chrétienne, avec enfer et ciel, anges et
+démons; et il la fit en prose (et tout de même il eut
+raison puisqu'il était prosateur),&mdash;dans une prose
+rythmée et colorée qui est souvent celle d'un noble
+récit historique, mais où les tableaux de diables et
+d'anges font des discordances un peu pénibles.</p>
+
+<hr />
+
+<p>«Le <i>Génie du christianisme</i> m'inspira de faire
+la preuve de cet ouvrage.» Quelle preuve? La
+preuve que le merveilleux chrétien est supérieur
+au merveilleux païen, et que le christianisme a enrichi
+l'âme humaine. Les deux religions, la païenne et
+la chrétienne, devaient donc être mises en présence,
+et pour cela la meilleure époque était évidemment
+celle où les deux religions se partageaient le monde,
+c'est-à-dire le commencement du quatrième siècle.
+Il fallait inventer, dans l'histoire générale, une
+histoire particulière. Une histoire d'amour, bien
+entendu: car il n'y en a pas d'autres, ou toutes les
+autres se ramènent à celle-là. Un païen amoureux
+d'une chrétienne ou un chrétien amoureux d'une
+païenne. Chateaubriand a préféré la seconde donnée,
+sans doute parce que la lutte de la nature et de
+la foi, la lutte des dieux et de Dieu devait avoir
+plus de grâce et de poésie dans une âme de jeune
+fille. Et, au surplus, l'âme de son amant chrétien
+pouvait être, elle aussi, partagée, et plus touchante
+par ses péchés eux-mêmes que par son repentir.</p>
+
+<p>Voici donc, très en abrégé, la fable imaginée
+par Chateaubriand.</p>
+
+<p>L'amant, le héros, Eudore, est un très brillant
+jeune homme né vers la fin du troisième siècle.
+Il est d'une vieille famille de Messénie, les Lasthénès,
+et descendant de Philop&oelig;men. Il a le caractère
+et la vie que Chateaubriand aurait voulu avoir
+à cette époque-là. Il est chrétien, mais il a la culture
+grecque, et est capable d'apprécier et d'aimer
+la littérature et l'art païens. Les Lasthénès s'étant
+jadis opposés à la conquête romaine, l'aîné de la
+famille est obligé de se rendre en otage à Rome... Eudore
+va donc à Rome, dès l'âge de seize ans.
+Il y rencontre les futurs saints Augustin et Jérôme,
+et le futur empereur Constantin, que l'auteur
+rassemble ici complaisamment. Puis Eudore tombe
+dans tous les désordres de la jeunesse et oublie
+sa religion (comme fit le jeune Chateaubriand à
+Londres). Il est même excommunié par l'évêque
+de Rome Marcellin.</p>
+
+<p>Il passe l'été, avec la cour, à Baïes; il fréquente
+chez Aglaé, très riche et très élégante dame. Il
+connaît le futur saint Sébastien, et le fameux comédien
+Genès, et le futur ermite Pacome. Puis, il est
+envoyé à l'armée du Rhin sous Constance. Il prend
+part à une bataille contre les Francs. Prisonnier des
+Francs, il devient esclave de Pharamond et est
+secouru par une Clotilde qui n'est pas encore celle
+de Clovis. Après une grande chasse qui le conduit,
+en compagnie du jeune Mérovée, jusqu'au Danube
+et jusqu'au tombeau d'Ovide, il est chargé par les
+Francs d'aller proposer la paix à Constance...</p>
+
+<p>Il passe dans l'île des Bretons. Il obtient les
+honneurs du triomphe. Il revient dans la Gaule.
+Il est nommé «commandant de l'Armorique».
+Ici se place l'épisode de Velléda.</p>
+
+<p>À la suite de cette aventure, et parce qu'il a
+causé involontairement la mort de la jeune druidesse,
+Eudore se repent de ses péchés et en fait
+pénitence. Il quitte l'armée; il passe en Égypte
+pour demander sa retraite à Dioclétien, et rentre
+en Arcadie chez son père. Peu après, il rencontre
+Cymodocée, fille de Démodocus, prêtre d'Homère.
+C'est devant elle qu'il raconte ses aventures. Ils
+s'aiment. Cymodocée veut être chrétienne. Elle va
+à Lacédémone pour y être instruite par l'évêque
+Cyrille; puis, pour la soustraire aux persécutions
+d'Hiéroclès, proconsul d'Achaïe, à qui elle inspire
+un amour impur, on l'envoie à Jérusalem, où elle
+vivra sous la protection d'Hélène, la mère de Constantin.
+Eudore a reçu l'ordre de partir pour Rome.
+Les voilà donc sérieusement séparés.</p>
+
+<p>Ici, j'abrège très fort. Dioclétien, avant de se
+retirer dans son potager de Salone, se laisse arracher
+l'édit de persécution. Eudore est emprisonné,
+torturé, condamné aux bêtes... Mais Cymodocée
+(qui a été baptisée dans le Jourdain par Jérôme),
+est jetée par une tempête sur la côte d'Italie,
+arrêtée, conduite à Rome; et, délivrée de l'horrible
+Hiéroclès par une émeute populaire, est emprisonnée
+comme chrétienne... Enlevée de sa prison
+par un brave chrétien, et rendue à son père,
+elle s'échappe, vient trouver Eudore à l'amphithéâtre,
+et tombe, vierge, dans ses bras;</p>
+
+<blockquote><p>
+Il la serre contre sa poitrine, il aurait voulu la cacher
+dans son c&oelig;ur. Le tigre arrive aux deux martyrs. Il
+se lève debout, et enfonçant ses ongles dans les flancs
+du fils de Lasthénès, il déchire, avec ses dents, les
+épaules du confesseur intrépide. Comme Cymodocée,
+toujours pressée dans le sein de son époux, ouvrait
+sur lui des yeux pleins d'amour et de frayeur, elle
+aperçoit la tête sanglante du tigre auprès de la tête
+d'Eudore. À l'instant, la chaleur abandonne les membres
+de la vierge victorieuse; ses paupières se ferment; elle
+demeure suspendue aux bras de son époux ainsi qu'un
+flocon de neige aux rameaux d'un pin du Ménale ou
+du Lycée...
+</p></blockquote>
+
+<p>Ô le charmant martyre!</p>
+
+<p>L'histoire, réduite à ce que j'ai dit, pouvait être
+délicieuse. Cette petite fille païenne, qui se fait
+chrétienne par amour (car il n'y a pas autre chose)!
+Ce chrétien victime de ses passions, et qui est
+martyr, ce semble, par point d'honneur! Et ces
+paysages de Grèce que Chateaubriand avait eu
+soin de parcourir avec la résolution de les trouver
+beaux! Et cette antiquité grecque dont il avait déjà
+vu, dans les idylles manuscrites d'André Chénier,
+des transpositions admirables! Mais, hélas! il
+voulait faire une épopée, et une épopée chrétienne.
+Il voulait,&mdash;pourquoi, mon Dieu?&mdash;démontrer
+la supériorité du merveilleux chrétien sur le merveilleux
+païen. Et cela le jette dans des inventions
+glaciales. Il suppose que le martyre de Cymodocée
+et d'Eudore doit assurer le triomphe de la religion
+chrétienne et que, par conséquent, le ciel et l'enfer
+s'intéressent violemment à ces deux amoureux;
+et alors, il est obligé,&mdash;luttant contre Dante,
+contre Milton, contre Klopstock,&mdash;de faire, lui
+aussi, un paradis et un enfer; et je ne saurais vous
+dire le néant de cet enfer et de ce paradis.</p>
+
+<p>Vouloir peindre le ciel, lui René! Mais, pour lui,
+s'il était sincère, la félicité suprême, ce serait la
+mélancolie elle-même, et ce serait le paradis de
+Mahomet, avec de la rêverie autour... Au lieu de
+cela, il nous compose un paradis qui, dans ce qu'il
+a de matériel, n'ose pas nous offrir les simples plaisirs
+des sens et la simple volupté, mais emprunte à
+l'<i>Apocalypse</i> d'indifférentes «murailles de jaspe»,
+ou des «arcs de triomphe formés des plus brillantes
+étoiles», ou des «portiques de soleils prolongés
+sans fin à travers les espaces du firmament»,
+c'est-à-dire des architectures fort inférieures au
+Parthénon ou à Notre-Dame de Paris. Et que nous
+font, je vous prie, les ch&oelig;urs de chérubins, de séraphins,
+de trônes et de dominations, dont les uns
+«règlent les mouvements des astres» et dont les
+autres «gardent les mille chariots de guerre de
+Sabaoth» ou «veillent au carquois du Seigneur»?
+Que nous font «les patriarches assis sous des
+palmiers d'or, les prophètes au front étincelant
+de deux rayons de lumière..., les docteurs tenant
+à la main une plume immortelle»? Il y a un endroit
+où «sont cachées les sources des vérités incompréhensibles
+au ciel même: la liberté de l'homme
+et la prescience de Dieu... Là surtout s'accomplit,
+loin de l'&oelig;il des anges, le mystère de la Trinité».
+Nous voilà bien avancés! «Imploré par le Dieu
+de mansuétude et de paix en faveur de l'Église
+menacée, le Dieu fort et terrible fit connaître aux
+cieux ses desseins pour les fidèles. Il ne prononça
+qu'une parole.» Mais l'auteur ne nous dit pas
+laquelle.</p>
+
+<p>Il est également incapable de nous peindre un
+ciel matériel et un ciel immatériel. Ce qu'il trouve
+de mieux est ceci: «Le souverain bien des élus
+est de savoir que ce bien sans mesure sera sans
+terme; ils sont incessamment dans l'état délicieux
+d'un mortel qui vient de faire une action vertueuse
+et héroïque, d'un génie sublime qui enfante une
+grande pensée, d'un homme qui sent les transports
+d'un amour légitime ou les charmes d'une amitié
+longtemps éprouvée par le malheur.»&mdash;L'auteur
+en vient à écrire des phrases comme celle-ci:
+«Le Christ redescend à la table des vieillards, qui
+présentent à sa bénédiction deux robes nouvellement
+blanchies dans le sang de l'agneau.» Il
+écrit ailleurs, plus sensé: «Muses, où trouverez-vous
+des images pour peindre ces solennités angéliques?»
+Ou bien: «Est-ce l'homme infirme
+et malheureux qui pourrait parler des félicités
+suprêmes? Ombres fugitives et déplorables, savons-nous
+ce que c'est que le bonheur?» Évidemment
+non; mais alors?</p>
+
+<p>Et après le paradis, il y a l'enfer! Chateaubriand
+a repoussé les bizarres visions de Dante et n'a pas
+voulu insister sur les supplices matériels... Mais que
+ce qu'il a inventé est d'une horreur indifférente
+et fade! Il paraît que Satan est furieux de l'amour
+de la petite Cymodocée pour le bel Eudore. Il
+était en train de passer la revue des temples de la
+terre et les a trouvés languissants. Il rentre dans le
+sombre royaume pour prendre conseil des autres
+démons. «Un fantôme s'élance sur le seuil des
+portes inexorables, c'est la Mort. Elle se montre
+comme une tache obscure sur les flammes des
+cachots qui brûlent derrière elle», etc... La Mort
+vole au-devant de Satan: «Ô mon père, viens-tu
+rassasier la faim insatiable de ta fille?... J'attends
+de toi quelque monde à dévorer...» Est-ce que
+cela vous touche? Ou bien, serez-vous épouvantés
+d'apprendre que, «lié par cent n&oelig;uds de diamants
+sur un trône de bronze, le démon du désespoir
+domine l'empire des chagrins?» Pourtant, le
+démon du désespoir est intéressant, le plus intéressant
+des démons, je pense, et valait mieux que cela.</p>
+
+<p>Donc, Satan convoque le Sénat des enfers.
+«Les démons se placent sur les gradins brûlants
+du sombre amphithéâtre.» Pour lutter contre le
+christianisme grandissant, le démon de l'homicide
+propose les bourreaux et les flammes. Le démon de
+la fausse sagesse propose l'athéisme et la diffusion
+des principes «qui dissolvent les liens de la
+société et menacent les fondements des empires».
+Et enfin le démon de la volupté propose la volupté.</p>
+
+<p>Il est charmant, ce démon de la volupté; et
+que l'auteur lui est complaisant! Voilà enfin une
+figure sympathique. «Le plus beau des anges
+tombés après l'archange rebelle, il a conservé une
+partie des grâces dont l'avait orné le Créateur... Né
+pour l'amour, éternel habitant du séjour de la
+haine, il supporte impatiemment son malheur;
+trop délicat pour pousser des cris de rage, il pleure
+seulement.» Et ses discours sont exquis. (Il faut
+dire aussi que ce démon est une femme et s'appelle
+Astarté):</p>
+
+<blockquote><p>
+Dieux de l'Olympe, et vous que je connais moins,
+divinités du brahmane et du druide, je n'essaierai
+point de le cacher: oui, l'enfer me pèse! Vous ne l'ignorez
+pas, je ne nourrissais contre l'Éternel aucun sujet
+de haine, et <i>j'ai seulement suivi, dans sa rébellion et
+dans sa chute, un ange que j'aimais</i>. (La touchante
+diablesse!) Mais, puisque je suis tombé du ciel avec
+vous, je veux du moins vivre longtemps au milieu des
+mortels, et je ne me laisserai point bannir de la terre.
+(Oh! celle-là peut être tranquille) Tyr, Héliopolis
+Paphos, Amathonte m'appellent. Mon étoile brille
+encore sur le mont Liban: là, j'ai des temples enchantés,
+des fêtes gracieuses, des cygnes qui m'entraînent au
+milieu des airs, des fleurs, de l'encens, des parfums,
+de frais gazons, des danses voluptueuses et de riants
+sacrifices. Et les chrétiens m'arracheraient ce léger
+dédommagement des joies célestes! Le myrte de mes
+bosquets, qui donne l'enfer à tant de victimes, transformé
+en croix sauvage, qui multiplie les habitants
+du ciel! Non, je ferai connaître aujourd'hui ma puissance.
+Pour vaincre les disciples d'une loi sévère, il ne
+faut ni violence ni sagesse: j'armerai contre eux les
+tendres passions... Cette ceinture me répond de la
+victoire. Bientôt mes caresses auront amolli ces durs
+serviteurs d'un Dieu chaste. <i>Je dompterai les vierges
+rigides</i>, et j'irai troubler jusque dans leurs déserts ces
+anachorètes qui pensent échapper à mes enchantements.
+</p></blockquote>
+
+<p>Que tout cela est joli! Ce démon de la volupté
+est la grâce et le sourire de ce glacial et stupide
+enfer. Dans ces pages écrites pour démontrer la
+supériorité du merveilleux chrétien, les diables ne
+sont intéressants que s'ils ressemblent aux dieux
+païens. Ah que le peintre de cet enfer aime visiblement
+le péché!</p>
+
+<p>Ici seulement l'auteur est sincère; ici, et dans un
+passage original où, carrément, il place des pauvres
+en enfer, se souvenant des terribles pauvres
+de la Révolution et de la Terreur:</p>
+
+<blockquote><p>
+Satan rit des lamentations du pauvre qui réclame,
+au nom de ses haillons, le royaume du ciel: «Insensé,
+lui dit-il, tu croyais donc que l'indigence suppléait
+à toutes les vertus? Tu pensais que tous les rois étaient
+dans mon empire et tous tes frères autour de mon rival?
+Vile et chétive créature, tu fus insolent, menteur,
+lâche, envieux du bien d'autrui, ennemi de tout ce qui
+était au-dessus de toi par l'éducation, l'honneur et la
+naissance, et tu demandes des couronnes? Brûle ici
+avec l'opulence impitoyable, qui fit bien de t'éloigner
+d'elle, mais qui te devait un habit et du pain.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Il y a là de la franchise, avec quelque dureté
+nietzschéenne.</p>
+
+<p>Partout, la mythologie chrétienne des <i>Martyrs</i>
+n'est agréable qu'en tant qu'elle ressemble à la
+mythologie païenne. Mais quelle imprudence! Si
+les dieux sont des démons, si les péchés sont les
+dieux de l'Olympe, les péchés sont splendides.</p>
+
+<p>L'auteur invente des anges; mais ces anges,
+c'est toujours le messager Mercure et la messagère
+Iris, c'est Éros et c'est Vénus, avec de longues
+robes blanches et des ailes... L'ange des saintes
+amours s'appelle Uriel. «D'une main il tient une
+flèche d'or»&mdash;comme l'amour&mdash;mais «une
+flèche d'or tirée du carquois du Seigneur; de l'autre
+un flambeau»&mdash;comme l'amour&mdash;mais «un
+flambeau allumé au foudre éternel». L'auteur nous
+dit: «L'ange des saintes amours alluma dans le
+c&oelig;ur du fils de Lasthénès une flamme irrésistible.»
+Pourquoi ne pas nous dire simplement qu'Eudore
+est amoureux? Pour sauver Cymodocée du naufrage,
+«la divine Mère du Sauveur... envoie
+Gabriel à l'ange des mers». Aussitôt Gabriel,
+«après avoir détaché de ses épaules ses ailes blanches,
+bordées d'or, se plonge du ciel dans les flots».
+Ce Gabriel diffère peu d'Iris envoyée par Jupiter.
+Et l'ange des mers, «l'ange sévère qui veille aux
+mouvements de l'abîme» n'est autre que notre
+vieux Neptune. Passe encore quand les anges
+ressemblent à de charmants demi-dieux! Mais,
+pour nous expliquer que le méchant Hiéroclès est
+jaloux d'Eudore, est-il bien nécessaire ou est-il
+intéressant d'imaginer que Satan s'en va trouver
+dans son cachot le démon de la jalousie «couché
+parmi des vipères et d'affreux reptiles» et qu'il
+lui commande d'aller exciter la jalousie d'Hiéroclès,
+et qu'il «monte alors sur un char de feu»
+et qu'il y fait placer à ses côtés le monstre qu'il
+appelle son fils; tout cet embarras pour inspirer
+à Hiéroclès le plus naturel des sentiments?</p>
+
+<p>Seul, le paganisme est agréable dans ce poème
+entrepris pour démontrer la supériorité poétique
+du christianisme. Si l'auteur nous présente Augustin,
+Jérôme, Sébastien, Pacome, Genès, Aglaé et
+son intendant Boniface qui est aussi son amant,
+il a bien soin de nous les présenter avant leur conversion.
+Il développe leurs erreurs avec une complaisance
+extrême. Il décrit, avec une délectation
+interrompue de scrupules hypocrites, ce dont
+Augustin se confessera avec horreur. «Hélas!
+(notez cet <i>hélas!</i>) nous poursuivions nos faux
+plaisirs. Attendre ou chercher une beauté coupable,
+suivre l'enchanteresse au fond de ce bois de myrte
+et dans ces champs heureux où Virgile plaça
+l'Élysée, telle était l'occupation de nos jours,
+source intarissable de larmes et de repentir.»
+(Crois-tu?). Ou bien: «Nous remplissions nos
+coupes d'un vin exquis trouvé dans les celliers
+d'Horace, et nous buvions aux trois s&oelig;urs de
+l'Amour, filles de la Puissance et de la Beauté... Nous
+chantions ensuite sur la lyre nos passions
+criminelles.»&mdash;«Loin d'ici, bandelettes sacrées,
+ornements de la pudeur, et vous, longues robes,
+qui cachez les pieds des vierges, je veux célébrer
+les larcins et les heureux dons de Vénus!» Et il
+rappelle tout cela devant la petite Cymodocée,
+qu'on ne fera sortir qu'au moment de l'épisode
+de Velléda.</p>
+
+<p>Mais cette petite Cymodocée elle-même, son
+charme est d'être petite-fille d'Homère et de le
+demeurer jusqu'au bout; son charme est de rester
+païenne, de recevoir sans y comprendre grand'chose
+les enseignements de l'évêque Cyrille;
+d'être telle que tout ce qu'elle fait, on ne sait pas
+si elle le fait pour l'amour du Christ ou pour
+l'amour d'Eudore. Elle va si gentiment, au clair de
+lune, retrouver Eudore dans la grotte arcadienne,
+avant d'aller le rejoindre dans l'amphithéâtre!
+«Ta religion, lui dit-elle, défend aux jeunes hommes
+de s'attacher aux jeunes filles, et aux jeunes
+filles de suivre les pas des jeunes hommes: tu n'as
+aimé que lorsque tu étais infidèle à ton Dieu.»
+À quoi Eudore ne peut que répondre: «Ah!
+je n'ai jamais aimé quand j'offensais ma religion.
+Je le sens, à présent que j'aime par la volonté de
+mon Dieu.» Alors Cymodocée:</p>
+
+<blockquote><p>
+Guerrier, pardonne aux demandes importunes d'une
+Messénienne ignorante... Dis-moi, puisqu'on peut aimer
+dans ton culte, il y a donc une Vénus chrétienne?
+A-t-elle un char et des colombes?... Force-t-elle la
+jeune fille à chercher le jeune homme dans la palestre,
+à l'introduire furtivement sous le toit paternel? Ta
+Vénus rend-elle la langue embarrassée? Répand-elle
+un feu brûlant, un froid mortel dans les veines? Oblige-t-elle
+à recourir à des philtres pour ramener un amant
+volage, à chanter la lune, à conjurer le seuil de la porte?
+Toi, chrétien, tu ignores peut-être que l'Amour est
+fils de Vénus, qu'il fut nourri dans les bois du lait des
+bêtes féroces, que son premier arc était de frêne, ses
+premières flèches de cyprès, qu'il s'assied sur le dos
+du lion, sur la croupe du Centaure, sur les épaules
+d'Hercule?
+</p></blockquote>
+
+<p>Et si vous saviez combien la chrétienne réponse
+d'Eudore paraît faible! Cymodocée, en y mettant
+beaucoup de bonne volonté, y comprend juste ce
+qu'il faut pour dire: «Que ta religion soit la
+mienne, puisqu'elle enseigne à mieux aimer!».
+Et c'est tout ce qu'elle y voit. La veille de sa mort,
+dans son costume sombre de martyre («telle
+la Muse des mensonges nous peint la Nuit, mère
+de l'Amour, enveloppée de ses voiles d'azur et de
+ses crêpes funèbres»), se croyant sauvée, elle
+chante, oublieuse du catéchisme de Cyrille et de
+Jérôme, une petite chanson où pas un mot n'est
+chrétien: «Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez
+la mer calme et brillante! Esclaves de Neptune,
+abandonnez la voile au souffle des vents... Volez,
+oiseaux de Libye... Quand retrouverai-je mon lit
+d'ivoire... J'étais semblable à la tendre génisse... Ah!
+s'il m'était permis d'implorer encore les Grâces
+et les Muses!...» Etc... Ainsi chante cette petite
+chrétienne, qui ignore le langage et le vocabulaire
+chrétiens.</p>
+
+<p>C'est une chose étrange: toutes les fois qu'il
+s'agit de décrire une fête païenne ou de chanter un
+chant païen, le poète retrouve son génie. Il a l'air
+alors de sentir et de jouir pour son compte... Il
+y a, tout près de la fin, au livre XXIIIe, une fête
+de Bacchus et un hymne à Bacchus, d'une ardeur,
+d'une couleur!... «Les prêtresses agitaient autour
+de lui des torches enflammées... Leurs cheveux
+flottaient au hasard... Les unes portaient dans
+leurs bras des chevreaux naissants, les autres présentaient
+la mamelle à des louveteaux...» Et
+l'hymne est délicieux. Cela rend bien pâles les
+scènes de sainteté. On sent que Chateaubriand a
+connu les manuscrits d'André Chénier. Je ne sais
+pas s'il avait besoin de les lire pour composer ces
+tableaux et ces chants: mais enfin il les avait lus.
+Cela est particulièrement sensible aux premiers
+livres, dans la rencontre de Cymodocée et d'Eudore,
+dans la visite de Démodocus et de sa fille chez
+Lasthénès. Démodocus l'homéride, un peu trop
+ingénu tout de même, semble échappé des idylles
+de Chénier. Dans les premières conversations d'Eudore
+et de Cymodocée, l'impression est curieuse.
+Elle le prend pour le chasseur Endymion, ou
+pour un Dieu. Il lui répond: «Il n'y a qu'un
+Dieu, maître de l'univers.» Elle lui dit: «Je
+suis fille d'Homère aux chants immortels.» Il
+lui répond: «Je connais un plus beau livre que
+le sien.» Elle «hasarde quelques mots sur les
+charmes de la Nuit sacrée.» Il lui répond: «Je
+ne vois que des astres, qui racontent la gloire du
+Très-Haut.» Bref, si j'ose dire, il la «colle» tout
+le temps, mais c'est Cymodocée que nous aimons... Quand,
+au livre II, elle chante en s'accompagnant
+de la lyre et que les chrétiens, l'ayant entendue,
+gardent le silence et «ne lui donnent point les
+éloges qu'elle semble mériter», nous avons envie
+de dire: «Les pauvres gens!» Seul, le mysticisme
+chrétien peut être plus beau que le naturalisme
+païen: et ce mysticisme est absent des
+<i>Martyrs</i>, parce que Chateaubriand ne l'eut jamais
+en lui. Je me trompe fort, ou nulle part ne se trouvent
+exprimées,&mdash;sauf la pudeur et la charité, qui
+encore n'étaient point ignorées des païens,&mdash;les
+nouveautés dont l'âme humaine fut redevable au
+christianisme. J'écrivais jadis:</p>
+
+<p>... La foi chrétienne, en se mêlant à toutes les
+passions humaines, les a compliquées et agrandies
+par l'idée de l'<i>au delà</i> et par l'attente ou la crainte
+des choses d'outre-tombe. La pensée de l'autre
+vie a changé l'aspect de celle-ci, provoqué des
+sacrifices furieux et des résignations d'une tendresse
+infinie, des songes et des espérances à soulever
+l'âme, et des désespoirs à en mourir... La
+femme, devenue la grande tentatrice, le piège du
+diable, a inspiré des désirs et des adorations d'autant
+plus ardentes... La malédiction jetée à la
+chair a dramatisé l'amour. Il y a eu des passions
+nouvelles: la haine paradoxale de la nature,
+l'amour de Dieu, la foi, la contrition. À côté de la
+débauche exaspérée par la terreur même de l'enfer,
+il y a eu la pureté, la chasteté chevaleresques;
+à côté de la misère plus grande et à travers les
+férocités aveugles, une plus grande charité, une
+compassion de la destinée humaine où tout le
+c&oelig;ur se fondait. Il y a eu des conflits d'instincts,
+de passions et de croyances qu'on ne connaissait
+point auparavant, une complication de la
+conscience morale, un approfondissement de
+la tristesse et un enrichissement de la sensibilité...</p>
+
+<p>Il y a trop peu de tout cela dans les <i>Martyrs</i>.
+Sans doute Cymodocée dit à un moment: «Je
+pleure comme si j'étais chrétienne.» Mais c'est à
+peu près tout. Elle n'est héroïque que par amour,
+et elle est païenne encore sous la dent du tigre.
+Et Eudore, redevenu chrétien, montre assurément
+de grandes vertus, pureté, détachement, résistance
+à la douleur: mais je cherche en vain l'accent nouveau,
+l'accent mystique. Je crois que le Christ
+n'est pas appelé une seule fois Jésus.&mdash;En résumé
+les <i>Martyrs</i>,&mdash;chose non prévue par l'auteur,&mdash;nous
+charment dans la mesure où ils sont pénétrés
+de paganisme, et par conséquent dans la
+mesure où ils prouvent le contraire de ce qu'ils prétendaient
+prouver.</p>
+
+<p>L'auteur lui-même a dû le reconnaître. En 1839,
+instruit par trente années, il écrit dans ses
+<i>Mémoires</i>: «Le défaut des <i>Martyrs</i> tient au merveilleux
+<i>direct</i>, que, dans le reste de mes préjugés
+classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé
+de mes innovations, il m'avait paru impossible de
+me passer d'un enfer et d'un ciel (!). Les bons et les
+mauvais anges suffisaient cependant à la conduite
+de l'action, sans la livrer à des machines usées.»
+Non seulement ils «suffisaient» à la conduite de
+l'action, mais ils y étaient inutiles. «Effrayé de
+mes innovations», on se demande lesquelles.
+Mais il a raison de conclure: «Si la bataille des
+Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore,
+Cymodocée» (avant leur conversion); «si la
+description de Naples et de la Grèce n'obtiennent
+pas grâce pour les <i>Martyrs</i>, ce ne sont pas l'enfer
+et le ciel qui les sauveront.»</p>
+
+<p>(J'ajoute: Ce ne sont pas non plus les bons ni
+les mauvais anges, ni tous les ressouvenirs du genre
+pseudo-épique, et, par exemple, les innombrables
+comparaisons, si ingénieuses parfois, et presque
+toujours si artificielles. Il y en a même de désobligeantes:
+«Comme un taureau qu'on arrache
+aux honneurs du pâturage pour le séparer de la
+génisse que l'on va sacrifier aux dieux, ainsi Dorothée
+avait entraîné Démodocus loin de la prison
+de Cymodocée.»)</p>
+
+<p>Mais il est très vrai que la bataille des Francs et
+des Romains est une de ces choses dont on peut
+dire: «Cela n'avait pas été écrit auparavant.»
+Depuis longtemps, certes, on était préoccupé de
+«couleur locale». Mais, je ne sais comment, avec
+des traits empruntés à César, Polybe, Tacite,
+Diodore, Strabon, Sidoine Apollinaire, Salvien,
+Anne Comnène, Grégoire de Tours, Arrien, Jormandès,
+Plutarque et les <i>Edda</i>, Chateaubriand a su
+faire ce qu'on n'avait pas fait avant lui. Ce livre VI
+illumina Augustin Thierry. Vous vous rappelez
+ces images et ce rythme:</p>
+
+<blockquote><p>
+Parés de la dépouille des ours, des veaux marins,
+des aurochs et des sangliers, les Francs se montraient
+de loin comme un troupeau de bêtes féroces... Les yeux
+de ces barbares ont la couleur d'une mer orageuse...
+Sur une grève... on apercevait leur camp... Il était
+rempli de femmes et d'enfants, et retranché avec
+des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands
+b&oelig;ufs... Le roi chevelu pressait une cavale stérile,
+moitié blanche, moitié noire, élevée parmi les troupeaux
+de rennes et de chevreuils, dans les haras de
+Pharamond... Chef à la longue chevelure, je vais
+t'asseoir autrement, sur le trône d'Hercule le Gaulois...
+Esclave romain, ne crains-tu pas ma framée?... Les
+femmes des barbares... vêtues de robes noires... arrêtent
+par la barbe le Sicambre qui fuit, et le ramènent
+au combat...
+</p></blockquote>
+
+<p>Puis, la marée d'équinoxe qui envahit le camp
+des Francs et en chasse les Romains:</p>
+
+<blockquote><p>
+Les b&oelig;ufs épouvantés nagent avec les chariots
+qu'ils entraînent; ils ne laissent voir au-dessus des
+vagues que leurs cornes recourbées et ressemblent
+à une multitude de fleuves qui auraient apporté eux-mêmes
+leurs tributs à l'Océan... Mérovée s'était fait
+une nacelle d'un large bouclier d'osier: porté sur cette
+conque guerrière, il nous poursuivait escorté de ses
+pairs qui bondissaient autour de lui comme des tritons.
+</p></blockquote>
+
+<p>C'est magnifique: mais voyez comment, jusque
+dans ses tableaux du Nord, le Breton Chateaubriand
+est poursuivi des lumineux souvenirs de la mythologie
+grecque.</p>
+
+<p>Il y a donc le combat des Francs. Et il y a Velléda.</p>
+
+<p>L'histoire de Velléda est rapide, éclatante,
+étrange et triste. Je vous en rappelle brièvement
+la donnée. Eudore, nommé commandant des contrées
+armoricaines, est averti d'un complot tramé
+contre les Romains par les prêtres gaulois et par
+la prophétesse Velléda. Il les épie, assiste à la
+scène du complot dans la forêt, exige que Velléda
+et son père Ségenax lui soient livrés comme otages.
+Or, la belle captive aime son maître, qui finit par
+céder à ce hardi et frémissant amour. «Je tombe,
+dit Eudore, aux pieds de Velléda... L'enfer donne
+le signal de cet hymen funeste; les esprits des ténèbres
+hurlent dans l'abîme, les chastes épouses des
+patriarches détournent la tête, et mon ange protecteur,
+se voilant de ses ailes, remonte vers les
+cieux.» (Voilà qui est bien exagéré, et fort éloigné,
+je pense, des sentiments naturels de l'auteur).
+Mais le vieux Ségenax soulève les Gaulois contre
+Eudore qui a déshonoré, dit-il, la prêtresse; et,
+au milieu d'une scène de tumulte et de carnage,
+Velléda reparaît et s'ouvre la gorge de sa faucille
+d'or.</p>
+
+<p>Il est tout à fait singulier que cette chute de la
+jolie Gauloise dans les bras d'Eudore nous soit
+donnée comme un terrible châtiment des péchés
+de ce mauvais chrétien. Mais cette histoire de Velléda
+est charmante, et on peut la relire.</p>
+
+<p>Eudore, c'est Chateaubriand lui-même: «... Mon
+âme était encore tout affaiblie par ma première
+insouciance et mes criminelles habitudes; je trouvais
+même dans les anciens doutes de mon esprit
+et la mollesse de mes sentiments un certain charme
+qui m'arrêtait: mes passions étaient comme des
+femmes séduisantes qui m'enchaînaient par leurs
+caresses.»</p>
+
+<p>Velléda est orgueilleuse, passionnée, possédée,
+mystérieuse, héroïque et faible. Elle a produit, je
+pense, une quantité d'amoureuses romantiques,&mdash;dont
+je ne me rappelle en ce moment que la Esméralda,&mdash;et
+jusqu'aux <i>Petite comtesse</i> et aux <i>Julia
+de Tréc&oelig;ur</i>. Ses apparitions sont imprévues et
+soudaines. Ses discours, qui semblent involontaires,
+ont un charme secret et puissant: «Mon père
+dort; assieds-toi, écoute... Sais-tu que je suis fée?... Je
+suis vierge, vierge de l'île de Sayne; que je
+garde ou que je viole mes v&oelig;ux, j'en mourrai.
+Tu en seras la cause... Tu me fuis, mais c'est en
+vain: l'orage t'apporte Velléda, comme cette
+mousse flétrie qui tombe à tes pieds... Oh! oui,
+c'est cela, les Romaines auront épuisé ton c&oelig;ur!
+Tu les auras trop aimées! Ont-elles donc tant
+d'avantages sur moi?...» Une fois, elle fait présent
+à Eudore (pour Alfred de Vigny) du thème de la
+<i>Maison du Berger</i>: «Je n'ai jamais aperçu au
+coin d'un bois la hutte roulante d'un berger,
+sans songer qu'elle me suffirait avec toi... Nous
+promènerions notre cabane de solitude en solitude,
+et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre
+que notre vie...»</p>
+
+<p>Comme Atala liée par un v&oelig;u de virginité,
+comme Amélie amoureuse de son frère, la prêtresse
+Velléda est dévorée d'une passion qu'exalte son
+caractère criminel. Mais Velléda est la plus belle
+et la plus vivante des «héroïnes» de Chateaubriand.
+C'est peut-être que Velléda est une image
+plus développée de sa s&oelig;ur Lucile. À vrai dire il
+n'avait pas à se donner beaucoup de peine pour
+faire de Lucile une druidesse amoureuse, un peu
+folle et un peu sorcière.</p>
+
+<p>Nous avons déjà vu combien Lucile le hante.
+Rouvrons le premier volume des <i>Mémoires</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+De la concentration de l'âme naissaient chez ma
+s&oelig;ur des effets d'esprit extraordinaires: endormie, elle
+avait des songes prophétiques; éveillée, elle semblait
+lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la
+grande tour battait une pendule qui sonnait le temps
+au silence. Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir
+sur une marche en face de cette pendule; elle regardait
+le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre.
+Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient
+dans leur conjonction formidable l'heure des désastres
+et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient
+des trépas lointains... Dans les bruyères de la
+Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter
+Scott, douée de la seconde vue: dans les bruyères
+armoricaines elle n'était qu'une solitaire avantagée de
+beauté, de génie et de malheur.
+</p></blockquote>
+
+<p>Cette s&oelig;ur, il ne peut s'empêcher de nous parler
+d'elle. Après nous avoir dit plusieurs fois qu'elle
+était un peu folle et que la mort de madame de
+Beaumont «avait achevé d'altérer la raison de
+Lucile», il tient à nous donner des lettres de cette
+malade, devenue madame de Caud et veuve, des
+lettres qui témoignent en effet d'un certain désordre
+d'esprit. Et je ne sais si je me trompe, mais je crois
+sentir quelque ressemblance secrète entre l'incohérence
+ardente de ces lettres de Lucile et celle des
+propos de Velléda.</p>
+
+<p>Autrefois, Chateaubriand a confié sa femme à
+Lucile. Elle la lui a gardée dix ans. Peut-être
+n'était-elle pas pressée de la lui rendre. Puis,
+Lucile s'est intéressée particulièrement à la liaison
+de son frère et de madame de Beaumont. Elle lui
+écrit dans les derniers mois de sa vie: «Je me
+reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de
+Beaumont: je me sauvais dans votre idée de mon
+ennui et de mes chagrins.» Elle lui écrit obscurément:
+«Mon ami, j'ai dans la tête mille idées
+contradictoires de choses qui semblent exister
+et n'exister pas; qui ont pour moi l'effet d'objets
+qui ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne
+pourrait par conséquent s'assurer, quoi qu'on les
+vît distinctement.» Une autre fois: «Mon frère... pense
+que bientôt tu seras pour toujours délivré
+de mes importunités... Ma vie jette sa dernière
+clarté... Rappelle-toi que souvent nous avons été
+assis sur les mêmes genoux et pressés ensemble
+tous deux sur le même sein; que déjà tu mêlais
+des larmes aux miennes...; que nos jeux nous réunissaient
+et que j'ai partagé tes premières études.
+Je ne te parlerai point de notre adolescence, de
+l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du
+besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te
+retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère,
+que c'est pour me faire revivre davantage dans ton
+c&oelig;ur.» Et encore: «... Dieu ne peut plus m'affliger
+qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et
+cher présent qu'il m'a fait en ta personne, et
+d'avoir conservé ma vie sans tache.» Pourquoi ces
+derniers mots? Et pourquoi, tout à l'heure, «l'innocence
+de nos pensées et de nos joies?» Il semblait
+que cela, d'une s&oelig;ur à un frère, allât sans dire.
+Et enfin: «Je pourrais prendre pour emblème
+de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise:
+Souvent obscurcie, jamais ternie.»</p>
+
+<p>Oui, Lucile, dans l'imagination de son frère,
+dut se transformer très aisément en Velléda. Je
+me figure, je vois Lucile à dix-huit ans, dans les
+bois de Combourg, parée de gui et de fleurs sauvages,
+dire à René, comme Velléda à Eudore:
+«Assieds-toi, écoute, sais-tu que je suis fée?»
+Et pourquoi prête-t-il à Velléda «une connaissance
+approfondie des lettres grecques», connaissance
+vraiment imprévue chez la petite druidesse, si
+ce n'est parce que Lucile était une personne fort
+lettrée?</p>
+
+<p>La destinée de Lucile fut étrange même après
+sa mort. La s&oelig;ur de Chateaubriand, la comtesse
+de Caud, fut enterrée dans la fosse commune. Elle
+n'avait plus rien, «était ignorée et n'avait pas un
+ami». Son frère l'avait mise dans un couvent, chez
+les Dames de Saint-Michel, avec son domestique
+le vieux Saint-Germain (l'ancien serviteur de
+madame de Beaumont). Puis il était allé à Villeneuve-sur-Yonne,
+chez son ami Joubert; et là,
+raconte-t-il, madame de Chateaubriand était
+tombée malade. Pendant ce temps-là, Lucile avait
+encore changé de demeure, puis était morte; et
+on l'avait enterrée parmi les pauvres. Saint-Germain
+seul avait suivi le «cercueil délaissé». Et,
+quand Chateaubriand était rentré à Paris, le vieux
+Saint-Germain lui-même était mort (sans avoir
+une seule fois écrit ou fait écrire à son maître,
+paraît-il); et Chateaubriand s'était abstenu de
+rechercher le lieu de la sépulture de Lucile. Oh!
+il nous dit éloquemment pourquoi: «... Quand,
+en faisant des recherches, en compulsant les archives
+des municipalités, les registres des paroisses,
+je rencontrerais le nom de ma s&oelig;ur, à quoi cela me
+servirait-il...? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait
+la tombe effacée? Ne pourrait-il pas se
+tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu,
+que Lucile soit à jamais perdue!» Il trouve
+cela très bien, très original. Plus loin, il l'appelle
+cette «sainte de génie» et dit qu'il n'a pas été
+un seul jour sans la pleurer. Il est possible, quoique,
+vers la fin, il dût en avoir assez de cette folle.</p>
+
+<p>En tout cas, il a bien fait de la pleurer. Car il me
+paraît de plus en plus que c'est Lucile, la jolie Bretonne
+neurasthénique, qui, après Amélie, lui a légué
+Velléda. Il a vu Lucile dans le même décor, à peu
+près, où il place la petite druidesse «... Elle me
+prit par la main, et me conduisit sur la pointe la
+plus élevée du dernier rocher druidique... Velléda
+tressaille, étend les bras, s'écrie: on m'attend!
+Et elle s'élançait dans les flots. Je la retins par son
+voile...» Les étangs de Combourg ont fort bien
+pu voir quelque scène de ce genre, au temps où le
+frère et la s&oelig;ur s'enivraient ensemble de solitude
+et de la pensée de la mort, peut-être le même jour
+où René jouait au suicide avec son vieux fusil à la
+détente usée.</p>
+
+<p>Après cela, et après le dixième livre, les <i>Martyrs</i>
+m'ont semblé assez ennuyeux. Ces voyages, ces
+descriptions éternelles! Ces anachronismes si
+ingénieux et si inutiles! Ce qui reste du jeune
+<i>Anacharsis</i> de l'abbé Barthélemy, et ce qui fait
+présager le jeune <i>Gaulois à Rome</i>, du digne professeur
+Dézobry! Et cette cruelle tension de style, à
+faire trouver le <i>Télémaque</i> délicieux et naturel!</p>
+
+<p>(Quand j'étais adolescent, j'ai lu avec amour
+<i>Fabiola</i>. Le modeste livre du cardinal Wiseman
+est plus chrétien que les <i>Martyrs</i>, et me semblait
+aussi bien plus amusant. Avez-vous lu <i>Fabiola</i>?
+Vous rappelez-vous la petite Agnès, la bonne Syra,
+l'enfant Tarcisius? Il y a dans <i>Fabiola</i> de la douceur,
+de la piété, de l'intérêt dramatique...)</p>
+
+<p>Mais, encore une fois, il y a, dans les <i>Martyrs</i>,
+le combat des Francs, et il y a Velléda. Il y a Chateaubriand
+lui-même et la plus rare fleur de son
+sang. Chactas, René, Eudore, c'est lui; Atala,
+Amélie, Velléda, c'est elle. Il ne s'intéresse violemment,&mdash;et
+assez pour leur donner la vie par des
+mots,&mdash;qu'aux images de son propre c&oelig;ur, ou des
+c&oelig;urs qu'il a troublés. Velléda vit, parce qu'elle
+est sa grande aventure passionnelle; Cymodocée
+vit, parce qu'elle est son paganisme habillé en
+vierge. Les autres sont des ombres, même Hiéroclès,
+le proconsul jacobin.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf7"></a>SEPTIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>L'ITINÉRAIRE DE PARIS À JÉRUSALEM.</h3>
+
+<h3>LE DERNIER ABENCÉRAGE.</h3>
+
+
+<p>Les <i>Martyrs</i> eurent du succès, mais non point
+un immense succès (quoique le libraire les eût payés
+80.000 francs, dont 24.000 comptant). L'auteur
+lui-même nous en a donné les raisons, du moins
+quelques-unes, dans ses <i>Mémoires</i>: «... Les circonstances
+qui contribuèrent au succès du <i>Génie
+du Christianisme</i> n'existaient plus; le gouvernement,
+loin de m'être favorable, m'était contraire.
+Les <i>Martyrs</i> me valurent un redoublement de persécution.»
+(Il ne dit pas en quoi.) «Les allusions
+fréquentes dans le portrait de Galérius et dans
+la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient
+échapper à la police impériale.» (À la vérité, ces
+allusions paraissent aujourd'hui lointaines.)</p>
+
+<p>Au <i>Journal des Débats</i>, Hoffmann fit, des <i>Martyrs</i>,
+une critique où il y a beaucoup de bon sens,
+et quelques sottises. Chateaubriand ressentit très
+vivement cette critique, et répondit par un long
+<i>Examen des Martyrs</i> et par des <i>Remarques</i> sur
+chaque livre du poème. Il s'y montre fort naïvement
+irrité des censures et fort content de lui. Il
+s'étonne particulièrement qu'on ait été si méchant
+pour un ouvrage qui lui a coûté tant de peine. Il
+dit, à propos de sa peinture du Paradis: «Jamais
+je n'ai fait un travail plus pénible et plus ingrat.»
+Il y paraît. Dans les <i>Remarques</i> sur le livre VIII
+(<i>l'Enfer</i>): «Ce livre, qui coupe le récit, qui sert
+à délasser le lecteur (!) et à faire marcher l'action,
+offre en cela même une innovation dans l'art qui
+n'a été remarquée de personne.» En effet. Sur les
+démons, qui sont des dieux païens: «C'est
+l'Olympe dans l'enfer, et c'est ce qui fait que cet
+enfer ne ressemble à aucun de ceux des poètes mes
+devanciers.» Sur le démon de la fausse sagesse:
+«Ce démon n'avait point été peint avant moi.»
+Plus loin: «La peinture du tumulte aux enfers
+est absolument nouvelle.» Sur le démon de la
+volupté: «Ce portrait est encore tout entier de
+l'imagination de l'auteur.» Etc. On a envie de
+dire: «Allons, tant mieux. Mais nous ne nous
+soucions que de Velléda.»</p>
+
+<p>«La publication des <i>Martyrs</i>, dit Chateaubriand,
+coïncide avec un accident funeste.» Son
+cousin Armand de Chateaubriand était resté en
+Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la
+correspondance des princes. Il menait sur de
+méchants bateaux une vie héroïque et folle
+d'audace; mais le 20 janvier 1809 il fut arrêté,
+conduit à Paris, à la prison de la Force, puis condamné
+à mort. Chateaubriand n'avait probablement,
+pour obtenir la grâce de son cousin, qu'à
+demander une audience à l'empereur. Mais il était
+gêné par son rôle public. Deux ans auparavant il
+avait écrit dans le <i>Mercure</i> l'article célèbre:
+«... C'est en vain que Néron prospère, Tacite est
+déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des
+cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence
+a livré à un enfant obscur la gloire du
+maître du monde...»</p>
+
+<p>Il fit cependant ce qu'il put, mais on ne sait
+pas bien quoi. (Je vous renvoie, pour le détail de
+cette histoire, à la <i>Vie politique de Chateaubriand</i>,
+par M. Albert Cassagne.) Chateaubriand dit dans
+les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>: «Je m'adressai à
+madame de Rémusat; je la priai de remettre à
+l'impératrice une lettre de demande de justice ou
+de grâce à l'empereur.» Madame de Chateaubriand
+dit dans le <i>Cahier rouge</i>: «Mon mari écrivit à
+Bonaparte; mais, comme quelques expressions de
+sa lettre l'avaient, dit-on, choqué, il répondit:
+Chateaubriand demande justice, il l'aura.» Et
+Madame de Rémusat raconte dans ses <i>Mémoires</i>,
+que l'empereur lui dit: «Chateaubriand a l'enfantillage
+de ne pas m'écrire à moi» (ceci contredit
+le <i>Cahier rouge</i>); «sa lettre à l'impératrice est un
+peu sèche et hautaine; il voudrait m'imposer
+l'importance de son talent. Je lui réponds par
+celle de ma politique, et, en conscience, cela ne
+doit point l'humilier.»</p>
+
+<p>Le plus certain, c'est qu'Armand fut fusillé: «Le
+jour de l'exécution, raconte Chateaubriand, je
+voulus accompagner mon camarade sur son dernier
+champ de bataille; je ne trouvai point de
+voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle,
+j'arrivai tout en sueur, une seconde trop tard:
+Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de
+Paris. Sa tête était brisée; un chien de boucher
+léchait son sang et sa cervelle.» Quelque chose
+me dit qu'il a ajouté le chien de boucher.</p>
+
+<p>Et, d'après les <i>Souvenirs</i> de Sémallé, Chateaubriand
+n'aurait vu ni le chien ni la cervelle. Il
+s'était décidé (trop tard) à demander une audience
+à l'empereur. Il passa toute la nuit chez lui, et
+reçut la lettre d'audience, le matin, après l'exécution
+d'Armand. Si, comme l'affirme Sémallé, Chateaubriand
+n'est pas sorti de chez lui ce matin-là,
+«que devient la course à Grenelle, et l'histoire
+du chien de boucher et le mouchoir sanglant
+apporté par Chateaubriand à madame de Custine?»
+(A. Cassagne).</p>
+
+<p>«Il parut plus irrité qu'affligé», dit madame de
+Rémusat. Rien d'étonnant à cela, ni de choquant.
+Il n'avait pas vu son cousin depuis bien des années.
+Tout de suite après avoir conté la mort d'Armand,
+il nous dit: «L'année 1811 fut une des plus remarquables
+de ma carrière littéraire. Je publiai l'<i>Itinéraire
+de Paris à Jérusalem</i>, je remplaçai M. de Chénier
+à l'Institut, et je commençai d'écrire mes
+<i>Mémoires</i>... Le succès de l'<i>Itinéraire</i> fut aussi complet
+que celui des <i>Martyrs</i> avait été disputé.»</p>
+
+<p>Et pourtant, la première partie exceptée, l'<i>Itinéraire</i>,
+si je ne me trompe, nous paraît, aujourd'hui,
+encore plus ennuyeux que les <i>Martyrs</i>.</p>
+
+<p>Pourquoi avait-il fait ce voyage en Grèce, dans
+l'archipel, à Constantinople, en Asie-Mineure, en
+Palestine, en Égypte et à Tunis? Il nous dit qu'il
+allait «chercher des images» pour son poème des
+<i>Martyrs</i>. Il nous dit aussi qu'il a fait ce voyage
+par piété: «Je serai peut-être le dernier des Français
+sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte
+avec les idées, le but et les sentiments d'un
+ancien pèlerin.» Enfin (dans les <i>Mémoires</i>), il
+nous dit qu'il l'a fait par amour: «Allais-je au
+tombeau du Christ dans les dispositions du repentir?
+Une seule pensée m'absorbait; je comptais
+avec impatience les moments. Du bord de mon
+navire, les regards attachés à l'étoile du soir, je
+lui demandais des vents pour cingler plus vite, de
+la gloire pour me faire aimer. J'espérais en trouver
+à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et
+l'apporter à l'Alhambra. Comme le c&oelig;ur me battait
+en abordant les côtes d'Espagne!»</p>
+
+<p>Autrement dit, il allait à Jérusalem pour le
+plaisir de trouver, au retour, madame de Noailles
+qui l'attendait à Grenade. Et il suivait aussi son
+instinct et son goût de voyageur et de navigateur,
+et son humeur curieuse et surtout inquiète.</p>
+
+<p>La littérature de voyages est, chez nous, abondante.
+On a écrit, au moyen âge, beaucoup de
+relations de pèlerinages en Orient. Mais je ne rappellerai
+que les livres connus: le <i>Journal de Voyage</i>
+de Montaigne, les <i>Voyages de Flandre et de Hollande</i>,
+<i>de Laponie</i>, <i>de Pologne</i> de Regnard, les <i>Lettres sur
+l'Italie</i> du président de Brosses, les <i>Voyages</i> de
+Volney en Égypte et en Syrie; au dix-neuvième
+siècle, le <i>Voyage en Orient</i> de Lamartine, le <i>Rhin</i>
+de Victor Hugo, le <i>Tra-los-montès</i> de Gautier; le
+<i>Sahel</i> et le <i>Sahara</i> de Fromentin, et, sous divers
+titres, les notes et impressions de voyage de
+Jacquemont, de Stendhal, de Taine. Dieu sait
+si j'en oublie! et je m'arrête, d'ailleurs, aux écrivains
+encore vivants. Parmi tous ces livres, l'<i>Itinéraire</i>
+de Chateaubriand,&mdash;quelques passages
+familiers mis à part, qui font bien une vingtaine
+de pages,&mdash;est le plus solennel et le plus tendu.
+Il y soutient un rôle. Il avait écrit les <i>Martyrs</i>
+en sa qualité de restaurateur de la religion et
+pour démontrer la supériorité poétique du christianisme:
+il écrit l'<i>Itinéraire</i> pour justifier, pour
+appuyer les descriptions des <i>Martyrs</i>. À chaque
+instant, il nous rappelle qu'il est un très grand
+voyageur et qu'il a été au Canada. Il n'en est
+pas encore revenu. Il s'agit d'aller de Misitra à
+Magoula: «C'est en général un voyage très facile,
+surtout pour un homme qui a vécu chez les sauvages
+de l'Amérique.» En voyant des cigognes:
+«Ces oiseaux furent souvent les compagnons de
+mes courses dans les solitudes d'Amérique: je
+les vis souvent perchés sur les wigwams des sauvages.»
+Ou bien: «Je me suis toujours fait un
+plaisir de boire de l'eau des rivières célèbres
+que j'ai passées dans ma vie: ainsi, j'ai bu des
+eaux du Mississippi» (ce n'est pas sûr), «de la
+Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l'Eurotas,
+du Céphise, de l'Hermus, du Granique (?), du Jourdain,
+du Nil, du Tage, et de l'Èbre.»</p>
+
+<p>Au commencement de cette lecture (et je puis
+bien vous avouer que, jusque-là, je n'avais lu de
+l'<i>Itinéraire</i> que quelques fragments), je me disais:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais qu'il faut être respectueux. Je sais
+qu'il peut y avoir quelque intérêt à voir des lieux
+où ont vécu de grands hommes, où se sont passées
+de grandes choses. Pas toujours, cependant. Il
+faut, ce me semble, que la figure de ces lieux n'ait
+pas été trop radicalement modifiée. Même alors,
+je conçois mal que l'intérêt qu'on peut prendre
+aille jusqu'à l'émotion et jusqu'aux larmes. Un
+paysage où se sont accomplis de grands faits historiques
+ressemble beaucoup à un paysage du
+même genre où il n'est rien arrivé. Je comprends
+que l'on s'attache à ce qui reste de l'acropole
+d'Athènes, du forum romain, ou de la petite ville
+de Pompéi. Mais le champ de bataille le plus
+illustre est presque toujours pareil à n'importe
+quel grand morceau de la Beauce ou de la Brie.
+Tel petit port méditerranéen ne vous paraîtra
+rien de plus qu'un petit port avec de grosses
+barques de pêche, même si l'on vous dit que la
+galère de Cléopâtre y a mouillé voilà dix-neuf
+siècles. Et, si des ruines n'ont gardé que d'incertains
+contours, je n'y verrai que des tas de pierres,
+quand même ce seraient les ruines supposées de
+Sparte ou d'Argos.</p>
+
+<p>Lors donc que Chateaubriand approche de la
+côte du Péloponèse, je suis un peu surpris de
+l'entendre dire: «J'étais prêt à <i>m'élancer</i> sur un
+rivage désert et à saluer la patrie des arts et du
+génie.» La saluer? Comment? Par quel cri ou
+par quel geste? Couchant à Méthone (ou Modon)
+près de Sparte: «Je me retirai, dit-il, dans la
+chambre qu'on m'avait préparée, mais sans pouvoir
+fermer les yeux. J'entendais les aboiements
+des chiens de la Laconie et le bruit du vent de
+l'Élide: comment aurais-je pu dormir?» Mais
+pourquoi n'aurait-il pas dormi? (Car remarquez
+que ce n'est point le bruit des chiens et du vent
+qui le tient éveillé, mais c'est que c'est le vent de
+l'Élide et les chiens de la Laconie.) Plus loin, en
+Messénie, à propos de champs d'oliviers possédés
+par des Turcs, <i>les larmes lui viennent aux yeux</i> «en
+voyant les mains du Grec esclave inutilement
+trempées de ces flots d'huile qui rendaient la
+vigueur au bras de ses pères pour triompher des
+tyrans.» Sur Messène, il a cette réflexion d'une
+mélancolie bien imprévue: «Épaminondas éleva
+les murs de Messène. <i>Malheureusement</i> on peut
+reprocher à cette ville la mort de Philop&oelig;men.»</p>
+
+<p>Le jour où il rencontre l'Eurotas, il ne prend
+point cet événement à la légère: «Ainsi, après
+tant de siècles d'oubli, ce fleuve qui vit errer
+sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par
+Plutarque, ce fleuve, dis-je, s'est peut-être réjoui
+dans son abandon d'entendre retentir autour de
+ses rives les pas d'un obscur étranger. C'était le
+18 août 1806, à neuf heures du matin, que je
+fis seul, le long de l'Eurotas, une promenade qui
+ne s'effacera jamais de ma mémoire.» Et il
+s'exalte jusqu'à cette déclaration: «Si je hais
+les m&oelig;urs des Spartiates, je ne méconnais point
+la gloire d'un peuple libre, et je n'ai point foulé
+sans émotion sa noble poussière.» Et je n'ose pas
+vous dire de qui ces lignes pourraient être signées.</p>
+
+<p>Il y a mieux encore. C'est quand, du haut de
+la colline où fut la citadelle de Sparte, il découvre
+les ruines (d'ailleurs incertaines) de la ville. «Un
+mélange d'admiration et de <i>douleur</i> arrêtait mes
+pas et ma pensée; le silence était profond autour
+de moi: je voulus du moins faire parler l'écho dans
+des lieux où la voix humaine ne se faisait plus
+entendre, et je criai de toute ma force: Léonidas!
+Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte
+même sembla l'avoir oublié.» C'est peut-être
+sublime. Mais je ne le crois pas. Et si ce n'est pas
+sublime...</p>
+
+<p>Mais je me suis bientôt aperçu que ces railleries
+étaient faciles et chétives; qu'elles ne prouvaient
+que mon bon sens, ce qui importe peu; et qu'un
+sentiment expliquait chez Chateaubriand ces
+émotions, ces douleurs, ces exaltations, ces larmes,
+ce sérieux, cette solennité. Ce sentiment, c'est
+l'amour de la gloire. Après nous avoir raconté
+comment il appela Léonidas, et de toute sa force
+(et le voyez-vous poussant ce cri dans son costume
+de Tartarin, avec ses deux pistolets et son
+poignard à la ceinture et son fusil de chasse à la
+main?), il ajoute: «Si des ruines où s'attachent
+des souvenirs illustres font bien voir la vanité
+de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les
+noms qui survivent à des empires et qui immortalisent
+des temps et des lieux sont quelque chose.
+Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire:
+rien n'est plus beau qu'elle, si ce n'est la vertu.»
+L'amour de la gloire a été la plus forte passion de
+Chateaubriand. Et, comme il voulait la gloire pour
+soi, il la respectait, la prenait au sérieux chez les
+autres, et particulièrement chez les morts. Sans
+compter que, il y a cent ans, la gloire des Grecs
+et des Romains, rajeunie par la Révolution et
+l'Empire, était plus vivante dans les esprits.
+(Quand Chateaubriand vient à nommer Épaminondas
+et Philop&oelig;men, il les appelle «ces grands
+hommes». Je crois que nous ne le ferions plus
+à présent, parce que nous ne savons pas.)</p>
+
+<p>Aujourd'hui, l'amour de la gloire est un sentiment
+beaucoup moins répandu. Même aux siècles
+où elle peut être acquise, elle est fort peu de chose.
+Ce n'est que la survivance, et très précaire et très
+intermittente, d'un assemblage de sons, d'un nom.
+Cette vaine survivance de votre nom, vous ne
+pourrez en jouir que si votre âme survit elle-même.
+Mais, si vous ne croyez pas à cette survie de
+votre âme, le plaisir d'être illustre ne sera pour
+vous qu'un plaisir viager, comme la simple notoriété
+ou comme la richesse. L'amour de la gloire
+implique donc des croyances spiritualistes, et
+aussi l'illusion que la civilisation actuelle est
+quelque chose de considérable dans l'histoire de
+la planète, et que celle-ci est quelque chose de
+considérable dans l'histoire de l'univers. Non, l'on
+n'est plus assez naïf pour désirer la gloire. Il y a
+trop d'hommes célèbres; il y en a des milliers.
+Jamais la postérité ne pourra retenir tous leurs
+noms. On se rabat à ne souhaiter qu'une renommée
+utile ou d'immédiates jouissances de vanité.</p>
+
+<p>Mais, sans négliger celles-ci, Chateaubriand ne
+voulait rien de moins que la gloire, et la plus
+grande gloire possible. Et il faut dire qu'il a vécu
+dans les meilleures conditions pour la conquérir.
+Sa chance a été merveilleuse, unique. Les circonstances
+ont centuplé l'effet des productions de son
+esprit. Il est venu dans un temps où certaines
+choses importantes devaient être dites et où tout
+un pays souhaitait qu'elles fussent dites. Il sut les
+dire avec génie. Mais, en outre, il était le seul qui
+eût du génie à ce moment-là, ou du moins qui
+eût un génie propre à charmer. Les grands écrivains
+sont nombreux au dix-septième siècle: pas
+un d'eux ne peut se croire le roi de son temps.
+Au dix-huitième siècle, autour de Voltaire, il y a
+Fontenelle, Montesquieu, Buffon, Diderot, Rousseau.
+Plus tard il y aura, tout ensemble, Lamartine,
+Vigny, Hugo, Musset, Balzac, Sand, Michelet,
+etc... Mais, par une fortune inouïe, Chateaubriand
+est seul. André Chénier est encore inédit,
+et d'ailleurs inachevé. Joseph de Maistre est un
+étranger et n'a guère encore publié que ses courtes
+<i>Considérations</i>. Bonald a plus d'idées que Chateaubriand,
+mais est un écrivain difficile et qui n'est
+lu que d'un petit nombre... En dehors de
+madame de Staël, improvisatrice de peu de grâce,
+il n'y a, autour de Chateaubriand, que Fontanes,
+Joubert inédit, Ginguené, Arnaud, Népomucène
+Lemercier, Legouvé père, Delille, Esménard... qui
+encore? (Constant n'est connu que plus tard
+comme écrivain). Chateaubriand est le premier
+sans nulle peine. Il est le seul illustre et le seul
+glorieux.</p>
+
+<p>Et déjà il n'est plus qu'un homme qui soutient
+et entretient sa gloire. L'<i>Itinéraire</i> est, si j'ose
+dire, le plus «truqué» des livres. Ce voyage nous
+est présenté comme un événement tout à fait
+considérable, comme un épisode de la mission historique
+de l'auteur. Il affecte, du moins au commencement,
+la plus minutieuse et la plus implacable
+exactitude, adopte d'abord la forme d'un
+journal de voyage, nous rend compte de ses actes
+heure par heure. Il inscrit ses dépenses et les pourboires
+qu'il donne, et ne nous laisse pas ignorer
+que son voyage lui a coûté cinquante mille francs.
+Il fait un étalage d'érudition inutile et assommante,
+et qui, encore, est de troisième main. Il nous
+accable de l'histoire de chacune des villes qu'il
+visite. Cela tient au moins la moitié de l'énorme
+volume. Puis, pour rappeler et confirmer sa fière
+attitude d'opposant à l'Empire, de grand citoyen
+seul debout devant le tyran, il y a à chaque instant,
+et souvent assez inattendues, des allusions
+au despotisme de l'empereur par la peinture ou
+la mention des horreurs de l'oppression turque.
+Il y a aussi toute une étude sur un chant du Tasse,
+poète aujourd'hui négligé. Il y a de longues citations
+de Delille et d'Esménard, parce que Delille
+et même Esménard étaient des influences, et qui
+pouvaient le servir et qui ne lui portaient pas
+ombrage. Il y a beaucoup de citations, et, celles-là,
+plus désintéressées (mais enfin cela tient de
+la place et enfle le volume) d'Homère, de Virgile,
+d'Euripide, d'Hérodote, de Diodore, etc... Il
+y a aussi, bien entendu, des descriptions
+harmonieuses, composées, un peu tendues et
+pompeuses... Et sans doute elles sont belles, par
+exemple celle qui se termine ainsi:</p>
+
+<blockquote><p>
+... J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le soleil se lever
+entre les deux cimes du mont Hymette; les corneilles
+qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent
+jamais son sommet, planaient au-dessus de
+nous; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de
+rose par les premiers reflets du jour; des colonnes
+de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le
+long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs
+ou les chalets des abeilles; Athènes, l'Acropolis et les
+débris du Parthénon se coloraient de la plus belle
+teinte de la fleur du pêcher; les sculptures de Phidias,
+frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient
+et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité
+des ombres du relief; au loin la mer et le Pirée étaient
+tout blancs de lumière; et la citadelle de Corinthe,
+renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon
+du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Ces ailes «glacées de rose» sont vraiment très
+bien.) Oui, de belles descriptions, et bien ordonnées;
+mais cependant on s'aperçoit qu'il a gardé
+les plus belles pour les <i>Martyrs</i> et que nous n'avons
+ici que de magnifiques rognures un peu arrangées.
+Puis, avez-vous remarqué que ces grandes descriptions
+d'ensemble ne font rien voir du tout à
+qui n'a pas vu soi-même les paysages décrits? On
+aime aujourd'hui, je crois, des descriptions plus
+simples de ton, moins oratoires, si j'ose dire, pas
+trop composées après coup, mais où l'écrivain
+reproduit les détails significatifs dans l'ordre où
+ils l'ont frappé, ou à mesure qu'ils lui reviennent
+en mémoire. Ou bien, l'auteur transforme les
+objets selon l'état de son âme; il n'en décrit que
+l'idée qu'il s'en est faite; en phrases frémissantes
+et courtes il exprime, à propos d'un paysage historique
+ou naturel, le souvenir, le regret, le désir,
+la joie ou l'enthousiasme qu'il portait en lui lorsqu'il
+prit contact avec ce paysage, et sur lesquels
+ensuite ce paysage a réagi; mais en somme, toujours
+et uniquement, sa propre sensibilité. Appelons
+cela des paysages passionnés. Les descriptions
+de Chateaubriand, malgré leur éclat, restent
+un peu compassées. Il faut attendre les <i>Mémoires
+d'outre-tombe</i>. Là seulement il sera libre.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Heureusement, dans l'<i>Itinéraire</i> même, il se
+détend quelquefois, pour nous parler de son domestique
+milanais Joseph, ou de son domestique français
+Julien, nous peindre ses divers hôtes, nous
+conter les réceptions qu'on lui fait, des incidents
+de voyage, des histoires de brigands. Voici un
+exemple de ce ton excellent:</p>
+
+<blockquote><p>
+Les courses sont de huit à dix lieues avec les mêmes
+chevaux; on leur laisse prendre haleine, sans manger,
+à peu près à moitié chemin; on remonte ensuite et
+l'on continue sa route. Le soir on arrive quelquefois à
+un khan, masure abandonnée où l'on dort parmi toutes
+sortes d'insectes et de reptiles sur un plancher vermoulu.
+On ne vous doit rien dans ce khan lorsque vous
+n'avez pas de firman de poste: c'est à vous de vous
+procurer des vivres comme vous pouvez. Mon janissaire
+allait à la chasse dans les villages; il rapportait
+quelquefois des poulets que je m'obstinais à payer;
+nous les faisions rôtir sur des branches vertes d'olivier,
+ou bouillir avec du riz pour faire un pilaf. Assis à terre
+autour de ce festin, nous le déchirions avec nos doigts;
+le repas fini, nous allions nous laver la barbe et les
+mains au premier ruisseau. Voilà comme on voyage
+aujourd'hui dans le pays d'Alcibiade et d'Aspasie.
+</p></blockquote>
+
+<p>Au fond, il aime cette vie-là, qui lui rappelle
+son fameux voyage au Canada, ou sa vie à l'armée
+des princes. Son voyage en Orient, cent ans avant
+l'agence Cook, n'est pas sans dangers. Chateaubriand
+est à la fois le plus homme de lettres des
+gens de lettres et un rude compagnon ami
+de l'aventure même périlleuse.</p>
+
+<p>Ou bien ce sont des passages d'une verve colorée,
+de celle qui s'épanouira à l'aise dans les <i>Mémoires</i>.
+Ceci par exemple (en naviguant de Rosette au
+Caire):</p>
+
+<blockquote><p>
+... Pendant ce temps-là nos marchands turcs descendaient
+à terre, s'asseyaient tranquillement sur leurs
+talons, tournaient leurs visages vers la Mecque, et
+faisaient au milieu des champs des espèces de culbutes
+religieuses. Nos Albanais, moitié musulmans, moitié
+chrétiens, criaient «Mahomet!» et «Vierge Marie!»,
+tiraient un chapelet de leur poche, prononçaient en
+français des mots obscènes, avalaient de grandes
+craches de vin, lâchaient des coups de fusil en l'air et
+marchaient sur le ventre des chrétiens et des musulmans.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et Jérusalem? direz-vous. Car enfin le titre du
+livre est l'<i>Itinéraire de Paris à Jérusalem</i>; ce
+voyage est un pèlerinage, et Chateaubriand nous
+a dit qu'il l'entreprenait avec les sentiments et
+la foi d'un pèlerin du moyen âge. Mais c'est ici
+la même chose que pour les <i>Martyrs</i>. Dans les
+<i>Martyrs</i>, c'est le paganisme qu'il aime et qui est
+charmant, et c'est le christianisme qui est
+ennuyeux. Dans l'<i>Itinéraire</i>, la partie la plus
+agréable, et de beaucoup, et qu'il a écrite avec le
+plus de plaisir, c'est le voyage en Grèce. Dès qu'il
+arrive à la Terre-Sainte, il a beau se battre les
+flancs, il ne sent rien. Un lieu où se sont passées
+des choses sublimes, des choses surnaturelles, pourquoi
+nous émouvrait-il plus que ces choses elles-mêmes?
+En tout cas, il ne nous touchera que dans
+la mesure où il nous aidera à nous représenter ces
+choses, et pourvu que nous y croyions avec intensité.
+Et Chateaubriand n'a jamais cru que somptueusement
+et faiblement. En somme, il avoue lui-même
+sa froideur: «Les lecteurs chrétiens demanderont
+peut-être... quels furent les sentiments que
+j'éprouvai en ce lieu redoutable (l'église du Saint-Sépulcre):
+<i>je ne puis réellement le dire</i>. Tant de
+choses se présentaient à la fois à mon esprit, que
+je ne m'arrêtais à aucune idée particulière...»
+Bref, il ne sent rien du tout. Un peu après, il croit
+décent de paraître ému, et voici ce qu'il trouve:
+«Nous parcourûmes les stations jusqu'au sommet
+du calvaire. Où trouver dans l'antiquité rien
+d'aussi touchant, rien d'aussi merveilleux que les
+dernières scènes de l'Évangile? Ce ne sont point
+ici les aventures bizarres d'une divinité étrangère
+à l'humanité: c'est l'histoire la plus pathétique,
+histoire qui non seulement fait couler des larmes
+par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées
+à l'univers, ont changé la face de la terre.»
+(Au fait, cela est-il très bien écrit?) «Je venais de
+visiter les monuments de la Grèce, et j'étais encore
+tout rempli de leur grandeur: mais qu'ils avaient
+été loin de m'inspirer ce que j'éprouvais à la vue
+des lieux saints!» Seulement ce qu'il éprouve, il
+ne le dit pas. Et voilà, sur Jérusalem, le passage
+le plus chaud. Non, il ne sent rien. La plus simple
+des petites s&oelig;urs, venue aux lieux saints, sentira,
+et, si elle écrit même malhabilement, exprimera
+davantage. Chateaubriand, ne trouvant rien à
+dire, se rejette alors sur l'histoire de Jérusalem,
+sur les Croisades, sur une lecture de la <i>Jérusalem
+délivrée</i>, sur une lecture d'<i>Athalie</i>, et sur le prix
+des denrées en Palestine.</p>
+
+<hr />
+
+<p>Mais enfin, il convenait que l'auteur partagé
+de l'<i>Essai sur les Révolutions</i>, désireux d'écrire
+le livre qu'on attendait le plus, écrivît le <i>Génie
+du christianisme</i>; il convenait que l'auteur du
+<i>Génie du christianisme</i> écrivît les <i>Martyrs</i>, et il
+convenait que l'auteur des <i>Martyrs</i> visitât l'Orient
+et la Terre-Sainte en délégué de la chrétienté et
+écrivît l'<i>Itinéraire</i>. Et voilà qui est fait.</p>
+
+<p>Or, comme il nous l'a dit lui-même, tandis qu'il
+décrivait avec soin la mer Morte (qu'il n'a vue
+que de loin), l'église de Bethléem et l'église du
+Saint-Sépulcre; tandis qu'il faisait, d'Alexandrie
+à Tunis, une navigation qui ne fut qu'«une espèce
+de continuel naufrage de quarante-deux jours»,
+il ne pensait qu'à la dame qui l'attendait à Grenade.
+Et, quand il fut de retour à Paris, il écrivit pour
+elle les <i>Aventures du dernier Abencérage</i>, qu'il
+publiera seulement vingt ans plus tard. «Le portrait,
+dit-il, que j'ai tracé des Espagnols explique
+assez pourquoi cette nouvelle n'a pu être imprimée
+sous le gouvernement impérial. La résistance
+des Espagnols à Bonaparte... excitait alors l'enthousiasme
+de tous les c&oelig;urs susceptibles d'être
+touchés par les grands dévouements et les nobles
+sacrifices. Les ruines de Saragosse fumaient encore,
+et la censure n'aurait pas permis des éloges où
+elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché
+pour les victimes.»</p>
+
+<p>Je vous répète qu'on ne peut pas lire une bibliothèque
+tous les matins; et c'est ce qui fait que
+la critique est une chimère. Car, à supposer qu'un
+homme lise tous les ouvrages dont la suite forme
+la littérature d'un pays, comme il y mettra assurément
+des années et des années, il ne pourra les
+lire tous ni au même âge, ni dans le même état
+de santé, ni avec la même humeur, ni peut-être
+avec les mêmes opinions politiques ou les mêmes
+croyances religieuses. Lui-même aura changé au
+cours de ces lectures, et le monde aussi aura
+changé autour de lui. Une histoire de la littérature,
+à moins d'être écrite à coups de fiches, ce
+qui n'a aucun intérêt, est surtout l'histoire de
+l'esprit du critique qui a pu l'écrire.</p>
+
+<p>Tout cela pour vous dire (et je l'aurais pu à
+moins de frais) que, je ne sais pourquoi et sans
+m'y attendre le moins du monde, j'ai trouvé délicieuses
+les <i>Aventures du dernier Abencérage</i>. Je
+n'avais pas lu cela depuis quarante ans et je n'en
+avais gardé aucun souvenir. Et, en ouvrant ce
+petit livre, je me méfiais... Or cela m'a paru charmant.
+Est-ce parce que je l'ai relu un jour de
+soleil et en sortant de l'ennuyeux <i>Itinéraire</i>? Cela
+ne ressemble plus du tout à <i>Atala</i> ni à <i>René</i>; c'est
+un petit divertissement à part dans l'&oelig;uvre de
+Chateaubriand. Sans doute, madame de Noailles
+aimait ces chevaleries. On en trouve de telles dans
+Millevoye (<i>Ballades et Romances</i>). Les soldats de
+l'Empire et leurs femmes devaient les goûter beaucoup.
+Le colonel Fougas, dans l'<i>Homme à l'oreille
+cassée</i>, en est tout pénétré. C'est un mélange,
+grisant pour les belles âmes simples, de galanterie
+et d'honneur. C'est comme un développement du
+contenu secret des vers charmants de <i>Zaïre</i>:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Des chevaliers français tel est le caractère,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ou:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Chrétien, je suis content de ton noble courage,</p>
+<p>Mais ton orgueil ici se serait-il flatté</p>
+<p>D'effacer Orosmane en générosité?</p>
+ </div> </div>
+
+<p>L'<i>Abencérage</i> est le chef-d'&oelig;uvre du genre troubadour.
+La forme est brillante; peut-être un peu
+sèche dans son élégance: elle semble, parce que
+l'auteur l'a voulu ainsi, plus ancienne que celle
+d'<i>Atala</i>. Mais que j'aime des phrases comme
+celles-ci:</p>
+
+<blockquote><p>
+... On sent que dans ce pays les tendres passions
+auraient promptement étouffé les passions héroïques,
+si l'amour, pour être véritable, n'avait pas toujours
+besoin d'être accompagné de la gloire.</p>
+
+<p>... Aben-Hamet a découvert le cimetière où reposent
+les cendres des Abencérages, mais en priant, mais en
+se prosternant, mais en versant des larmes filiales, il
+songe que la jeune Espagnole a passé quelquefois sur
+ces tombeaux et il ne trouve plus ses ancêtres si
+malheureux.</p>
+
+<p>... Aben-Hamet n'était plus ni assez infortuné, ni
+assez heureux pour bien goûter le charme de la solitude:
+il parcourait avec distraction et indifférence
+ces bords enchantés.
+</p></blockquote>
+
+<p>Qui me dira pourquoi j'adore cela?</p>
+
+<p>J'ai dit que cela était fort différent de <i>René</i> et
+d'<i>Atala</i>. Pour la forme, oui; mais, pour le fond,
+c'est toujours la même histoire. <i>René</i>, c'est l'amour
+d'une s&oelig;ur pour son frère. <i>Atala</i>, c'est l'amour,
+pour un jeune infidèle, d'une petite chrétienne
+un peu simple qui se croit condamnée à la virginité
+par le v&oelig;u de sa mère. Les <i>Martyrs</i>, c'est
+l'amour d'un jeune chrétien et d'une jeune païenne.
+L'<i>Abencérage</i>, c'est l'amour d'une jeune chrétienne
+et d'un jeune musulman. Et Amélie entre
+au couvent; et Atala s'empoisonne; et Cymodocée
+est déchirée, encore vierge, par le tigre dans les
+bras de son fiancé; et Blanca dit à Aben-Hamet:
+«Retourne au désert!» Et cela est très bien ainsi.
+C'est toujours la même histoire, parce que Chateaubriand
+avait souverainement l'invention des
+images, mais n'avait, je crois, que celle-là. Et
+c'est l'histoire éternelle. L'amour n'est intéressant
+que s'il est contrarié et combattu. L'amour triomphant
+et repu est déplaisant. Il n'y a rien de plus
+odieux que le spectacle de l'amour de deux jeunes
+mariés.</p>
+
+<p>L'affabulation est fort simple. Tous les incidents
+sont prévus; tous les personnages éprouvent des
+sentiments égaux en noblesse, et exactement parallèles
+les uns aux autres. Après la prise de Grenade
+par les chrétiens, la maison des Abencérages s'est
+réfugiée à Tunis. Vingt-quatre ans plus tard, le
+dernier rejeton de cette illustre famille, Aben-Hamet,
+«résolut de faire un pèlerinage au pays
+de ses aïeux, afin de satisfaire au besoin de son
+c&oelig;ur.» À Grenade, il rencontre Blanca, descendante
+du Cid. Après deux entrevues d'un romanesque
+convenable, Blanca se dit: «Qu'Aben-Hamet
+soit chrétien, qu'il m'aime, et je le suis au
+bout de la terre.» Et Aben-Hamet songe: «Que
+Blanca soit musulmane, qu'elle m'aime, et je la
+sers jusqu'à mon dernier soupir.» Ils visitent
+ensemble l'Alhambra; et, après cette visite,
+«Aben-Hamet écrivit au clair de la lune le nom
+de Blanca sur le marbre de la salle des Deux-S&oelig;urs;
+il traça ce nom en caractères arabes, afin
+que le voyageur eût un mystère de plus à deviner
+dans ce palais de mystères.» Et Blanca dit:
+«Retiens bien ces mots: Musulman, je suis ton
+amante sans espoir; chrétien, je suis ton épouse
+fortunée.» Et Aben-Hamet répond: «Chrétienne,
+je suis ton esclave désolé; musulmane, je suis
+ton époux glorieux.»</p>
+
+<p>Et, deux années de suite, Aben-Hamet s'en
+retourne à Tunis, puis revient à Grenade. Et
+chaque fois: «Sois chrétien», disait Blanca;
+«sois musulmane», disait Aben-Hamet; et ils
+se séparaient sans avoir succombé à la passion
+qui les entraînait l'un vers l'autre.</p>
+
+<p>La troisième fois, Blanca présente à Aben-Hamet
+son frère Carlos et le chevalier français
+Lautrec, amoureux de la jeune fille. Lorsque Carlos
+a connu l'amour du Maure pour Blanca: «Maure,
+lui dit-il, renonce à ma s&oelig;ur, ou accepte le combat.»
+Aben-Hamet est vainqueur et épargne don
+Carlos, et Lautrec ne peut se battre à son tour,
+à cause de ses anciennes blessures. Et Blanca
+essaye de tout arranger. «Blanca voulut contraindre
+les trois chevaliers (car Aben-Hamet,
+avant le duel, a été armé chevalier par Carlos) à
+se donner la main: tous les trois s'y refusèrent.&mdash;Je
+hais Aben-Hamet, s'écria don Carlos.&mdash;Je
+l'envie, dit Lautrec.&mdash;Et moi, dit l'Abencérage,
+j'estime don Carlos et je plains Lautrec, mais je
+ne saurais les aimer.&mdash;Voyons-nous toujours,
+dit Blanca, et tôt ou tard l'amitié suivra l'estime.»</p>
+
+<p>Et, en effet, ils vivent quelque temps ensemble.
+Et, dans une fête que donne Lautrec au Généralife,
+Lautrec chante la jolie romance:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Combien j'ai douce souvenance</p>
+<p>Du joli lieu de ma naissance!</p>
+<p>Ma s&oelig;ur, qu'ils étaient beaux, les jours</p>
+<p class="i8">De France!</p>
+<p>Ô mon pays, sois mes amours</p>
+<p class="i8">Toujours! etc...</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Aben-Hamet chante une ballade médiocre, mais
+sympathique:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Le roi don Juan,</p>
+<p>Un jour chevauchant,</p>
+<p>Vit sur la montagne</p>
+<p>Grenade d'Espagne.</p>
+<p>Il lui dit soudain:</p>
+<p class="i6">Cité mignonne,</p>
+<p class="i6">Mon c&oelig;ur te donne</p>
+<p class="i6">Avec ma main, etc...</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et don Carlos dit ces vers déplorables et charmants:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Prêt à partir pour la rive africaine,</p>
+<p>Le Cid armé, tout brillant de valeur,</p>
+<p>Sur sa guitare, aux pieds de sa Chimène,</p>
+<p>Chantait ces vers que lui dictait l'honneur, etc...</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Aben-Hamet a songé à se convertir à la religion
+chrétienne. Mais lorsqu'il découvre que Blanca
+est la descendante du Cid: «Chevalier, dit-il
+à Lautrec, ne perds pas toute espérance; et toi,
+Blanca, pleure à jamais le dernier Abencérage.»
+Mais Lautrec: «Aben-Hamet, ne crois pas me
+vaincre en générosité... Si tu restes parmi nous,
+je supplie don Carlos de t'accorder la main de
+sa s&oelig;ur.» Et don Carlos à Aben-Hamet: «Soyez
+chrétien, et recevez la main de Blanca, que Lautrec
+a demandée pour vous.» Ainsi l'on piétine un peu,
+mais héroïquement. «La tentation était grande,
+mais elle n'était pas au-dessus des forces d'Aben-Hamet.
+Si l'amour dans toute sa puissance parlait
+au c&oelig;ur de l'Abencérage, d'une autre part il
+ne pensait qu'avec épouvante à l'idée d'unir le
+sang de ses persécuteurs au sang des persécutés. Il
+croyait voir l'ombre de son aïeul sortir du tombeau
+et lui reprocher cette alliance sacrilège.
+Transpercé de douleur, Aben-Hamet s'écrie: «Ah!
+faut-il que je rencontre ici tant d'âmes sublimes,
+tant de caractères généreux, pour mieux sentir
+ce que je perds! Que Blanca prononce; qu'elle
+dise ce qu'il faut que je fasse pour être plus digne
+de son amour!» Blanca s'écrie: «Retourne au
+désert!» Et elle s'évanouit.</p>
+
+<p>Ainsi, Blanca juge que ce qu'Aben-Hamet doit
+faire «pour être plus digne de son amour», c'est
+de rester musulman. Et, par suite, l'auteur des
+<i>Martyrs</i> juge que l'honneur commande au Maure
+de ne pas se faire chrétien. «Aben-Hamet se prosterna,
+adora Blanca encore plus que le ciel, et
+sortit sans prononcer une parole.»</p>
+
+<p>Tous sont sublimes, mais le musulman l'est particulièrement.
+De même que, dans les <i>Martyrs</i>, la
+païenne Cydomocée était plus intéressante que
+le chrétien Eudore, c'est ici le musulman Aben-Hamet
+qui a le plus beau rôle: l'auteur du <i>Génie
+du christianisme</i> n'a pas de chance. Mais le <i>Dernier
+Abencérage</i> est une aimable chose et fort élégante.
+La morale de Blanca, d'Aben-Hamet, de Lautrec
+et de Carlos, est la morale de l'honneur. L'honneur
+est le profond respect de soi et de ses ancêtres.
+Changer de religion, ce serait se démentir soi-même,
+et démentir les aïeux qui vous ont légué
+la religion où vous avez été élevé. Ce serait manquer
+de fidélité, et manquer aussi d'orgueil. L'honneur
+sera l'unique règle morale de Chateaubriand.
+De même qu'Aben-Hamet, qui a songé à se faire
+chrétien, demeure musulman, parce qu'il se croirait
+diminué si on le voyait changer, donc se
+renoncer, ainsi Chateaubriand, que la Révolution
+secrètement séduit,&mdash;après avoir été par honneur
+émigré et soldat de l'armée des princes,&mdash;conservera
+aux Bourbons, pour garder sa vie extérieurement
+harmonieuse, une fidélité pleine de
+reproches, une fidélité insupportable de se sentir
+si méritoire...</p>
+
+<hr />
+
+<p>Or, après le grand succès de l'<i>Itinéraire</i>, Chateaubriand
+est décidément, dans l'opinion, le premier
+écrivain de France. Il l'est aux yeux même
+de l'empereur. Il plaît à l'empereur à cause du
+secours qu'il lui a apporté dans le rétablissement
+de l'ordre, et à cause de la majesté et de l'emphase
+fréquente de son style, et de sa profusion de souvenirs
+classiques. Au moment de l'article du <i>Mercure</i>
+(1807) l'empereur avait dit, paraît-il, de
+Chateaubriand: «Je le ferai sabrer sur les marches
+des Tuileries»; mais il avait dû goûter, pour le
+ton et pour le rythme, la fameuse phrase:
+«Lorsque dans le silence de l'abjection...» Quelques
+années après, l'empereur dit une fois: «Pourquoi
+Chateaubriand n'est-il pas de l'Académie?»</p>
+
+<p>Marie-Joseph Chénier mourut le 10 janvier 1811.
+Avertis du propos de l'empereur, les amis de
+Chateaubriand le pressèrent de poser sa candidature.
+Il pouvait s'abstenir: il ne risquait point
+d'être fusillé pour cela. Ou bien, il pouvait attendre
+la mort d'un académicien dont l'éloge fût moins
+gênant pour lui que celui de Marie-Joseph Chénier,
+régicide et (crime égal) critique acerbe d'<i>Atala</i>
+et du <i>Génie</i>, dans la satire des <i>Nouveaux saints</i>
+(1802):</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>(J'irai, je reverrai tes paisibles rivages,</p>
+<p>Riant Meschacébé, Permesse des sauvages;</p>
+<p>J'entendrai les Sermons prolixement diserts</p>
+<p>Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.</p>
+<p>Ô sensible Atala! tous deux avec ivresse</p>
+<p>Courons goûter encor les plaisirs de la messe!</p>
+<p>Chantons de Pompignan les cantiques sacrés!</p>
+<p>Les poètes chrétiens sont les seuls inspirés.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>...</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Ô fille de l'exil, Atala, fille honnête,</p>
+<p>Après messe entendue, en nos saints tête-à-tête,</p>
+<p>Je prétends chaque jour relire auprès de toi</p>
+<p>Trois modèles divins: la Bible, Homère et moi!)</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Mais il céda, et fit ses visites. Il fut nommé au
+second tour et par treize voix. Dès lors il n'avait,
+semble-t-il, qu'à accepter les conditions ordinaires
+du jeu académique: courtoisie envers son prédécesseur
+et hommage au souverain. Mais il était
+tenu par son rôle. Il aimait les manifestations
+d'indépendance qui n'offraient qu'un danger restreint;
+et c'était déjà fort joli, et il était à peu
+près le seul de son rang qui se permît ce luxe.</p>
+
+<p>Et, comme il se sentait fort gêné, il fit un
+médiocre discours. Après avoir dit dans son exorde
+qu'on ne peut «faire de la littérature une chose
+abstraite et l'isoler au milieu des affaires
+humaines» ni «interdire à l'écrivain toute considération
+morale élevée... ou lui défendre d'examiner
+le côté sérieux des objets», il arrive à son
+sujet, et conclut qu'il lui est impossible de toucher
+aux ouvrages de Chénier sans irriter les passions:</p>
+
+<blockquote><p>
+Si je parlais de la tragédie de <i>Charles IX</i>, pourrais-je
+m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de
+Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée
+aux rois? <i>Caïus Gracchus</i>, <i>Calas</i>, <i>Henri VIII</i>, <i>Fénelon</i>
+m'offrent sur plusieurs points cette altération de l'histoire...
+Si je relis ses satires, j'y trouve immolés des
+hommes qui se sont placés au premier rang de cette
+assemblée... Mais laissons-là ces ouvrages qui donneraient
+lieu à des récriminations pénibles; je ne troublerai
+point la mémoire d'un écrivain qui fut votre
+collègue, et qui compte encore parmi vous des admirateurs
+et des amis. Il devra à cette religion, qui lui
+parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la
+défendent, la paix que je souhaite à sa tombe...</p>
+
+<p>Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez
+malheureux pour trouver un écueil? Car, en portant
+aux cendres de M. de Chénier le tribut de respect que
+tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous
+mes pas des cendres bien autrement illustres... Ah!
+qu'il eût été plus heureux pour M. de Chénier de
+n'avoir point participé à ces calamités publiques qui
+retombèrent enfin sur sa tête! Il a su comme moi ce
+que c'est que de perdre dans les orages populaires
+un frère tendrement chéri.
+</p></blockquote>
+
+<p>Tout cela était pleinement désobligeant pour
+Marie-Joseph; la fin encore plus que le reste; car
+enfin André Chénier fut tué par les amis de son
+frère, et l'on ne saura jamais si Marie-Joseph fit
+vraiment son possible pour le sauver. Mais, sauf
+l'opportunité et la convenance, je ne trouve pas
+très mal, je l'avoue, que Chateaubriand ménage
+peu son prédécesseur. Marie-Joseph Chénier ne fut
+point un scélérat: mais l'indulgence pour les
+faibles de son espèce est mortelle. Il est seulement
+curieux que, tout en le traitant sans mollesse,
+Chateaubriand reste lui-même possédé de quelques-unes
+des idées de ce régicide lettré. Un peu plus
+loin, pour tout arranger et pour ennuyer l'empereur,
+il dit: «M. de Chénier adora la liberté: peut-on
+lui en faire un crime?» Et il garde pour la péroraison
+sa meilleure flèche:</p>
+
+<blockquote><p>
+La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et
+le premier des besoins de l'homme? Elle enflamme le
+génie, elle élève le c&oelig;ur, elle est nécessaire à l'ami des
+Muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent jusqu'à
+un certain point vivre dans la dépendance, parce
+qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas
+entendue de la foule; mais les lettres qui parlent une
+langue universelle, languissent et meurent dans les
+fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir,
+s'il faut s'interdire, en écrivant, tout sentiment
+magnanime, toute pensée forte et grande? La liberté
+est si naturellement l'amie des sciences et des lettres
+qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie
+du milieu des peuples.
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;C'est tout? direz-vous. Ce lieu commun inoffensif,
+c'est la grande hardiesse de ce discours?
+Oui, et j'ajoute qu'après ce lieu commun l'auteur
+glorifie César qui «monte au Capitole», et salue
+la «fille des Césars» qui «sort de son palais avec
+son jeune fils dans ses bras». Et pourtant c'est
+à cause de ce lieu commun que la commission
+de l'Académie, nommée pour entendre le discours,
+le repoussa; et c'est surtout ce lieu commun que
+l'empereur, sur le manuscrit, lacéra de coups de
+crayon impérieux. Chateaubriand déclara qu'il
+ne ferait pas de corrections, et la commission
+décida qu'il ne serait pas reçu.</p>
+
+<p>Mais l'année suivante («ce mélange de colère
+et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est
+constant et étrange») l'empereur, qui se savait
+admiré de madame de Chateaubriand, qui souhaitait
+peut-être faire oublier l'incident du discours
+interdit, qui sentait que Chateaubriand était
+l'écrivain le plus original de son empire, et qui
+enfin aimait assez faire alterner la menace et la
+caresse, demanda à l'Académie, à propos des «prix
+décennaux», pourquoi elle n'avait pas mis sur les
+rangs le <i>Génie du christianisme</i>.</p>
+
+<p>Car l'empereur avait dit un jour: «On se plaint
+que nous n'ayons pas de littérature: c'est la faute
+du ministre de l'Intérieur», et par un décret daté
+d'Aix-la-Chapelle (10 septembre 1804), il avait
+établi «qu'il y aurait de dix ans en dix ans, le jour
+anniversaire du 18 brumaire, une distribution de
+grands prix donnés de sa propre main.» Ces prix
+étaient destinés à récompenser «les meilleurs
+ouvrages et les plus utiles inventions qui auraient
+honoré les sciences, les lettres et les arts». La
+première de ces solennités décennales était fixée
+au 9 novembre 1810. Mais cette fois, pour la littérature
+du moins, on n'avait rien trouvé. Le jury
+de l'Institut avait écarté le <i>Lycée</i> de La Harpe,
+comme trop ancien, et le <i>Catéchisme universel</i> de
+Saint-Lambert comme trop grossièrement matérialiste.
+Et par une omission effrontée il n'avait
+pas même mentionné le <i>Génie du christianisme</i>.</p>
+
+<p>Napoléon demanda pourquoi. Le jury, après de
+longues délibérations et de nombreux rapports,
+répondit «que le <i>Génie du Christianisme</i> avait
+paru défectueux quant au fond et au plan; que
+néanmoins la classe (de l'Institut) consultée avait
+reconnu un talent très distingué de style... et dans
+quelques parties des beautés de premier ordre;
+qu'elle avait trouvé toutefois que l'effet du style
+et la beauté des détails n'auraient pas suffi pour
+assurer à l'ouvrage le succès qu'il a obtenu; et que
+ce succès est dû aussi à l'esprit de parti et à des
+passions du moment qui s'en sont emparées soit
+pour l'exalter à l'excès, soit pour le déprimer avec
+injustice.» Le <i>Génie du christianisme</i> avait pour
+lui le grand public et les femmes: mais, à l'Institut,
+le dix-huitième siècle philosophique se
+défendait.</p>
+
+<p>Les prix décennaux ne furent jamais distribués.</p>
+
+<p>D'après un récit de madame Hamelin dans le
+<i>Constitutionnel</i> du 1<SUP>er</SUP> août 1849, et d'après une
+correspondance particulière du <i>Vrai libéral</i> de
+Gand, 1<SUP>er</SUP> avril 1818, la galante madame Hamelin
+et, une autre fois, une dame qu'on ne nomme pas,
+mais qui doit être madame Hamelin encore, serait
+allée trouver Chateaubriand de la part de l'empereur,
+dans l'année 1811, pour lui proposer la paix.
+Chateaubriand aurait répondu: «Mon plus beau
+rêve serait d'obtenir de votre enchanteur cinq
+architectes et cinq millions pour aller en son nom
+rebâtir le temple de Jérusalem qui vient d'être
+brûlé»; puis il aurait demandé qu'on créât pour
+lui un «ministère des bibliothèques de l'Empire».
+(André Gavot: <i>Une ancienne muscadine, Fortunée
+Hamelin</i>; Albert Cassagne: <i>La Vie politique de
+Chateaubriand</i>.) D'après madame de Rémusat
+(<i>Mémoires</i>), Napoléon disait: «Mon embarras
+n'est point d'acheter M. de Chateaubriand, mais
+de le payer ce qu'il s'estime.» Toutefois, l'empereur
+aurait payé ses dettes, pour qu'il consentît
+à se présenter à l'Académie.</p>
+
+<p>Ce sont des racontars, auxquels ont donné lieu
+ses perpétuels embarras d'argent. Tout ce qu'on
+peut dire, c'est que Chateaubriand et l'empereur
+ont été constamment en coquetterie. Ils étaient,
+au fond, attirés l'un vers l'autre. Chateaubriand
+estimait que Napoléon était, avec lui, le seul
+grand homme du siècle; il voulait exister le plus
+possible pour son rival, être le plus possible présent
+à sa pensée. Mais d'autre part il ne pouvait se
+rallier: son rôle, son parti, son orgueil le lui défendaient.
+Je crois qu'il en était assez malheureux.</p>
+
+<p>Il dit dans ses <i>Mémoires</i>: «À partir de 1812,
+je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie... fut
+véritablement close par la publication de mes
+trois grands ouvrages (<i>Génie</i>, <i>Martyrs</i>, <i>Itinéraire</i>...)
+Ici donc se termine ma carrière littéraire.»</p>
+
+<p>Au fait, on se figure difficilement comment il
+eût pu la poursuivre. Le <i>Génie</i> avait engendré les
+<i>Martyrs</i> qui avaient engendré l'<i>Itinéraire</i>. Mais
+qu'est-ce que l'<i>Itinéraire</i> pouvait bien engendrer?
+Chateaubriand était captif de son rôle et captif
+de sa gloire. On ne le voit pas écrivant un ouvrage
+d'imagination qui ne fût pas encore une démonstration
+de la beauté de la religion chrétienne:
+tout autre eût semblé futile de sa part. Or, sur ce
+sujet, il avait dit tout ce qu'il pouvait dire, imaginé
+tout ce qu'il pouvait imaginer. C'est pourquoi
+il terminait l'<i>Itinéraire</i> par ces mots: «J'ai fait
+mes adieux aux Muses dans les <i>Martyrs</i> et je les
+renouvelle dans ces <i>Mémoires</i> (il appelle ainsi
+l'<i>Itinéraire</i>) qui ne sont que la suite ou le commentaire
+de l'autre ouvrage. Si le ciel m'accorde
+un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai
+d'élever en silence un monument à ma patrie.»
+Cela veut dire qu'il se propose d'écrire une histoire
+de France; et il en a du moins tracé une
+large et abondante ébauche dans les <i>Études historiques</i>.
+Si l'Empire avait duré, Chateaubriand
+avait certes en lui de quoi devenir un grand historien.
+Mais l'histoire n'était encore pour lui qu'un
+pis-aller. Ce qu'il rêvait, ce qu'il désirait violemment,
+c'était l'action, la grande action politique.
+La chute de l'empereur allait bientôt la lui permettre.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf8"></a>HUITIÈME CONFÉRENCE</h2>
+
+<h3>LA VIE POLITIQUE</H3>
+
+
+<p>Donc, en 1811, la carrière littéraire de Chateaubriand
+était de toute façon finie. Elle avait été
+limitée d'avance par son esprit même, et par le
+rôle que l'auteur avait assumé. Il était, comme il
+fut toujours, dégoûté de tout en désirant tout. Il
+ne savait à quoi s'occuper. Il attendait, il espérait
+la chute de l'empereur, que certains indices annonçaient,
+mais qui ne paraissait pas encore très
+proche. Alors, pour passer le temps, et aussi parce
+que cette description et cette exaltation de soi
+lui plaisaient infiniment, il eut l'idée d'écrire ses
+<i>Mémoires</i>, et, de 1811 à 1813, il commença à les
+rédiger.</p>
+
+<p>Mais ce n'était encore pour lui, en effet, qu'un
+divertissement, en attendant mieux. Son rêve,
+exprimé cent fois, a toujours été d'avoir une vie
+complète, d'être à la fois un homme de pensée et
+de littérature et un homme d'action, quoiqu'il
+ait souvent affecté de dédaigner séparément
+l'action, la littérature et la pensée. Il sera toujours
+irrité d'être regardé surtout comme un écrivain.
+Oh! agir matériellement sur les hommes! Faire
+de l'histoire! C'est toujours, au fond, le secret
+esprit de rivalité avec l'empereur. Il nous dit au
+dernier livre des <i>Mémoires</i>, où il se fait très naïvement
+centre du monde et se traite lui-même
+comme s'il commençait une hégire: «Deux nouveaux
+empires, la Prusse et la Russie, m'ont à
+peine devancé d'un demi-siècle sur la terre; la
+Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru;
+je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte.
+<i>Il m'amenait avec lui</i>.» Plus tard, il aura
+parfaitement raison de nous montrer dans Talleyrand
+un incomparable coquin de belle tenue; mais
+en outre il lui niera presque tout talent diplomatique.
+De même il est fort strict pour le duc de
+Richelieu et pour Villèle. C'est que, voyez-vous,
+le grand diplomate et le grand politique, c'est le
+vicomte de Chateaubriand, et il n'y en a point
+d'autre.</p>
+
+<p>L'Empire craque; c'est la retraite de Russie,
+c'est la guerre d'Espagne, c'est Leipsick, et tout
+à l'heure c'est l'entrée des Alliés à Paris. Chateaubriand
+va pouvoir déployer son génie d'action.
+Il sera publiciste, ambassadeur, ministre des
+affaires étrangères. Il aura la joie infinie de siéger
+dans un congrès. Il croira avoir fait tout seul la
+guerre d'Espagne, et que la guerre d'Espagne est
+une sorte de prodige historique. Il écrira ingénuement:
+«Nous pouvions nous avouer qu'en politique
+nous valions autant qu'en littérature, si nous
+valons quelque chose.» Il est possible: mais, en
+réalité, son rôle est de second plan, soit que l'occasion
+lui ait manqué, soit par la faute de son caractère.
+Ce caractère est curieux. Deux choses (au
+moins) sont admirables dans sa vie politique: la
+faculté qu'il a d'amplifier merveilleusement ce qui
+le touche, et la maussaderie superbe de son dévouement
+à la cause royale, le dédain sublime dont
+il accable le trône en le défendant.</p>
+
+<p>Son premier écrit politique est le pamphlet:
+<i>De Buonaparte et des Bourbons</i>. Il le rédigea un
+peu avant l'entrée des Alliés. Napoléon avait fait
+la seule chose qu'il ne devait pas faire: il s'était
+laissé battre. La France n'en pouvait plus. La
+solution la plus naturelle semblait la restauration
+des Bourbons, peu connus, peu désirés, mais qui
+étaient là, tout prêts.</p>
+
+<p>À ce moment, Chateaubriand hait furieusement
+l'homme qui l'a si longtemps empêché de vivre
+pleinement sa vie. Il exécute la danse du scalp,
+la danse de Chactas autour du poteau de guerre.
+Par exemple: «Il semble que cet ennemi de tout
+s'attachât à détruire la France par ses fondements.
+Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal
+au genre humain dans le court espace de dix
+années que tous les tyrans de Rome ensemble,
+depuis Néron jusqu'au dernier persécuteur des
+chrétiens... Encore quelque temps d'un pareil
+règne, et la France n'eût plus été qu'une caverne
+de brigands.» Il est peut-être excessif, même dans
+un pamphlet, de dire: «Buonaparte n'avait rien
+pour lui hors des talents militaires égalés, sinon
+même surpassés, par ceux de plusieurs de nos
+généraux.» Et surtout:</p>
+
+<blockquote><p>
+C'est un grand gagneur de batailles, mais <i>hors de là</i>
+le moindre général est plus habile que lui (!) Il n'entend
+rien aux retraites et à la chicane du terrain; il est
+impatient, incapable d'attendre longtemps un résultat,
+fruit d'une longue combinaison militaire; il ne sait
+qu'aller en avant, faire des pointes, courir, remporter
+des victoires, comme on l'a dit, à coups d'hommes,
+sacrifier tout pour un succès (<i>dame!</i>) sans s'embarrasser
+d'un revers (?), tuer la moitié de ses soldats par
+des marches au-dessus des forces humaines. Peu
+importe, n'a-t-il pas la conscription et la <i>matière première</i>?
+On a cru qu'il avait perfectionné l'art de la
+guerre et il est certain qu'il l'a fait rétrograder vers
+l'enfance de l'art.
+</p></blockquote>
+
+<p>Ce passage est un peu surprenant, et Chateaubriand
+sent lui-même le besoin de mettre en note:
+«Il est vrai pourtant qu'il a perfectionné ce qu'on
+appelle l'administration des armées et le matériel
+de la guerre.»</p>
+
+<p>Mais ce qui suit est peut-être propre à faire
+réfléchir:</p>
+
+<blockquote><p>
+Le chef-d'&oelig;uvre de l'art militaire chez les peuples
+civilisés, c'est de défendre un grand pays avec une
+petite armée; de laisser reposer plusieurs millions
+d'hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats;
+de sorte que le laboureur qui cultive en paix
+son sillon sait à peine qu'on se bat à quelques lieues
+de sa chaumière. L'empire romain était gardé par
+cent cinquante mille hommes, et César n'avait que
+quelques légions à Pharsale.
+</p></blockquote>
+
+<p>Tout cela est fort adroit. Les guerres de l'ancien
+régime apparaissent inoffensives. Il y a peut-être
+quelque outrance dans une phrase comme celle-ci:
+«Tibère ne s'est jamais joué à ce point de l'espèce
+humaine.» Et encore je ne sais pas, car je connais
+mal Tibère, et je ne sais pas non plus si Napoléon
+est «le plus grand coupable qui ait jamais paru
+sur la terre»; car c'est une chose très difficile à
+savoir. Mais que de remarques excellentes! Sur
+l'administration impériale et l'excès de centralisation:
+«L'administration la plus dispendieuse
+engloutissait une partie des revenus de l'État. Des
+armées de douaniers et de receveurs dévoraient
+les impôts qu'ils étaient chargés de lever. Il n'y
+avait pas si petit chef de bureau qui n'eût sous
+lui cinq ou six commis, etc.» Lorsque Chateaubriand
+nous dit: «Bonaparte a fait périr dans les
+onze années de son règne plus de cinq millions de
+Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que
+nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles,
+sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI,
+de Charles VII, de Henri II, de François II, de
+Charles IX, de Henri III et de Henri IV...» cela,
+même soupçonné d'exagération, reste frappant. On
+peut croire que, par suite des immenses coups de
+faux du premier Empire à travers les générations
+jeunes et vigoureuses, la France ressent, aujourd'hui
+encore, une diminution de force.</p>
+
+<p>Ceci encore ne paraît point négligeable. À propos
+du blocus continental: «C'était prendre l'engagement
+de conquérir le monde... Tout cela n'offre
+que vues fausses, qu'entreprises petites à force
+d'être gigantesques, défaut de raison et de bon
+sens, rêves d'un fou et d'un furieux. Quant à ses
+guerres..., le moindre examen en détruit le prestige.
+Un homme n'est pas grand par ce qu'il entreprend,
+mais par ce qu'il exécute. Tout homme
+peut rêver la conquête du monde.» Et voici qui
+est fort bon (sur le premier consul): «Les républicains
+regardaient Buonaparte comme leur ouvrage
+et comme le chef populaire d'un État libre. Les
+royalistes croyaient qu'il jouait le rôle de Monck
+et s'empressaient de le servir. Tout le monde espérait
+en lui. Des victoires éclatantes dues à la bravoure
+des Français l'environnaient de gloire.» Et
+ceci: «L'imagination le domine, et la raison ne
+le règle point... Il a quelque chose de l'histrion et
+du comédien; il joue tout, jusqu'aux passions
+qu'il n'a pas», etc. Et ceci enfin, qui mérite d'être
+médité:</p>
+
+<blockquote><p>
+... Il n'est que le fils de notre puissance, et nous
+l'avons cru le fils de ses &oelig;uvres. Sa grandeur n'est
+venue que des forces immenses que nous lui remîmes
+entre les mains lors de son élévation. Il héritait de
+toutes les armées formées par nos plus habiles généraux... Il
+trouva un peuple nombreux, agrandi par des
+conquêtes, exalté par des triomphes et par le mouvement
+que donnent toujours les révolutions; il n'eut
+qu'à frapper du pied la terre féconde de notre patrie,
+et elle lui prodigua les trésors et les soldats. Les peuples
+qu'il attaquait étaient lassés et désunis; il les vainquit
+tour à tour en versant sur chacun d'eux séparément
+les flots de la population de la France, etc.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Il ne faut pas oublier qu'en effet la France était
+alors le peuple le plus nombreux d'Europe, la
+Russie exceptée.)</p>
+
+<p>En dépit de ce qu'il y a de contestable dans ces
+explications, je vous avoue que j'y trouve quelque
+chose d'allégeant. Elles nous délivrent un peu
+de la gêne que donne à la raison l'inexplicable, le
+miracle... Un génie, oui, mais dont la «part de
+chance» fut véritablement inouïe, et dont la grandeur
+eut pour collaborateurs complaisants et, très
+exactement, pour complices tous les hommes de
+son temps, et, plus encore, ceux de l'époque suivante.
+Bref, cet homme singulier, avec qui on ne
+se sent guère plus en communication qu'avec
+Tamerlan, Chateaubriand ne nous le montre
+qu'extraordinaire et démesuré. Dans les <i>Mémoires</i>
+il nous le montrera surnaturel, nous verrons pourquoi.</p>
+
+<p>De Bonaparte, il passe aux Bourbons. Il n'était
+pas très facile de les faire aimer, comme cela, tout
+de suite. Le monde des soldats et des fonctionnaires,
+depuis vingt-cinq ans, devait tout à la
+Révolution et à l'Empire. La France avait adoré
+Napoléon avant de le subir, et beaucoup s'en souvenaient.
+Le comte de Provence, après Napoléon,
+même déchu, manquait évidemment de prestige.
+Chateaubriand dit, ici, ce qu'il y a de plus utile
+et de plus persuasif:</p>
+
+<blockquote><p>
+(Un Français) ne sait ce que c'est qu'un empereur; il
+ne connaît pas la nature, la forme, la limite du pouvoir
+attaché à ce titre étranger. Mais il sait ce que c'est
+qu'un monarque descendant de saint Louis et de
+Henri IV. C'est un chef dont la puissance paternelle est
+réglée par des institutions, tempérée par des m&oelig;urs,
+adoucie et rendue excellente par le temps, comme un
+vin généreux né de la terre.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il dit encore très bien:</p>
+
+<blockquote><p>
+Louis XVIII est un prince connu par ses lumières,
+inaccessible aux préjugés, étranger à la vengeance... Les
+institutions des peuples sont l'ouvrage du temps
+et de l'expérience; pour régner, il faut surtout de la
+raison et de l'uniformité. Un prince qui n'aurait dans
+la tête que deux ou trois idées communes, mais utiles,
+serait un souverain plus convenable à une nation qu'un
+aventurier extraordinaire, enfantant sans cesse de nouveaux
+plans...
+</p></blockquote>
+
+<p>Et enfin il tirait obligeamment, de la personne
+physique de Louis XVIII, tout ce qu'un très grand
+artiste en pouvait tirer. Ces simples lignes me
+paraissent prodigieuses:</p>
+
+<blockquote><p>
+(Compiègne, avril 1814). Le roi portait un habit bleu,
+distingué seulement par une plaque et des épaulettes;
+ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de
+velours rouge, bordées d'un petit cordon d'or. Il marche
+difficilement, <i>mais d'une façon noble et touchante</i>; sa
+taille n'a rien d'extraordinaire; sa tête est superbe,
+son regard est à la fois celui d'un roi et d'un homme
+de génie. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses
+guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux,
+on croirait voir Louis XIV à cinquante ans.
+</p></blockquote>
+
+<p>(J'aime moins des passages comme celui-ci:
+«... Et quel Français pourrait oublier ce qu'il doit
+au prince régent d'Angleterre, au noble peuple
+qui a tant contribué à nous affranchir? Les drapeaux
+d'Élisabeth flottaient dans les armées
+d'Henri IV: ils reparaissent dans les bataillons
+qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop
+sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord
+Wellington, qui retrace d'une manière si frappante
+les vertus et les talents de notre Turenne.»
+(Diable!) Il faut dire que cela est écrit avant
+Waterloo et que plus tard, dans les <i>Mémoires</i>,
+Chateaubriand aura l'air de dire qu'il ne comptait
+pas, en 1814 sur l'étranger, et se donnera comme
+navré de l'entrée des Alliés à Paris. Et il le croira.)</p>
+
+<p>On lit dans les <i>Mémoires</i>: «Louis XVIII déclara,
+je l'ai déjà plusieurs fois mentionné (oh! oui!)
+que ma brochure lui avait plus profité qu'une
+armée de cent mille hommes.» Madame de Chateaubriand
+attribue le propos à Napoléon, ce qui
+n'est pas tout à fait la même chose. Je ne serais
+pas étonné qu'en réalité ni Louis XVIII ni Napoléon
+n'eût dit la phrase.&mdash;Sans doute, la France
+était lasse de l'empereur: mais évidemment beaucoup
+d'officiers (et de fonctionnaires) ne tenaient
+pas à s'entendre dire que, pendant quinze ans, ils
+avaient servi un monstre et un scélérat, d'ailleurs
+d'un talent médiocre. Bien des choses, dans le
+pamphlet, risquaient d'offenser l'armée, sur laquelle
+Louis XVIII aurait dû surtout s'appuyer.
+Il n'est pas sûr que ces pages aient profité tant
+que cela à la cause royale.</p>
+
+<p>Après avoir rapporté la phrase, peut-être apocryphe,
+en tout cas plus complaisante que sincère,
+de Louis XVIII, Chateaubriand dit encore: «Le
+roi aurait pu ajouter que ma brochure avait été
+pour lui un certificat de vie, car on ne savait plus
+seulement qu'il existait.»</p>
+
+<p>Or Chateaubriand espérait tout d'un roi dont
+il avait révélé l'existence et dont il avait «stylisé»,
+comme on a vu, le profil lourd, le ventre et les
+jambes enflées. Il comptait être tout, et immédiatement.
+Il se croyait l'homme nécessaire. Il
+s'étonne donc qu'on ne vienne pas à lui ou qu'on
+y vienne mollement. Mais, qu'il fût un grand écrivain,
+cela ne touchait pas beaucoup Louis XVIII.
+Sans compter que le roi n'était pas, lui, de la
+même école. Il faisait des petits vers, et devait
+traduire Horace. Il devait être, sur Chateaubriand
+écrivain, de l'avis des Ginguené et des Morellet.
+Chateaubriand croit que Louis XVIII est littérairement
+jaloux de lui. Il est piqué que Monsieur
+(le comte d'Artois) n'ait jamais rien lu du <i>Génie
+du christianisme</i>.</p>
+
+<p>Bref, la déception de l'écrivain fut cruelle. Il
+ne la leur pardonnera de sa vie. Il est tellement
+dégoûté, dès 1814, qu'il songe à se retirer dans
+la solitude aux bords du lac de Genève. Mais
+«madame de Duras, qui m'avait pris sous sa
+protection, dit-il, fut si orageuse, avait un tel
+courage pour ses amis, qu'on déterra pour moi
+une ambassade vacante, l'ambassade de Suède.
+Louis XVIII, <i>déjà fatigué de mon bruit</i>, était heureux
+de faire présent de moi à son beau-frère le
+roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on
+m'envoyait à Stockolm pour le détrôner?» Et il
+ajoute, avec un dédain tellement gratuit qu'il en
+devient comique (car enfin on ne lui offrait nulle
+couronne): «Eh! bon Dieu, princes de la terre,
+je ne détrône personne, gardez vos couronnes si
+vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car
+je n'en veux mie.» Vous sentez l'imagination folle.</p>
+
+<p>L'empereur débarque de l'île d'Elbe en mars 1815.
+«À cette nouvelle, Chateaubriand prétendait que
+tout serait sauvé si on le nommait ministre de
+l'intérieur. Mais il n'eut ce ministère qu'à Gand,
+où il était déjà mis de côté avant qu'on fût rentré
+à Paris.» (Sainte-Beuve.) L'extraordinaire, le fantastique
+du retour de Napoléon l'emplit d'autant
+d'admiration que de colère... «À Sisteron, vingt
+hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne... Dans
+le vide qui se forme autour de son
+ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils
+sont invinciblement entraînés par l'attraction de
+ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne
+le voient pas; il se cache dans sa gloire comme le
+lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil
+pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis.
+Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes
+sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz,
+d'Iéna... lui font un cortège avec un million
+de morts. Du sein de cette colonne de feu et de
+fumée sortent à l'entrée des villes quelques coups
+de trompette mêlés aux signaux du labarum
+tricolore; et les portes des villes tombent.» (Ceci
+sera écrit après 1830.) L'imagination mise en
+branle par ce merveilleux, il se représente le vieux
+roi podagre attendant au milieu de sa capitale
+l'usurpateur reparu. «Le roi, se défendant dans son
+château, causera un enthousiasme universel... S'il
+doit mourir, qu'il meure digne de son rang; que
+le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgement
+d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie,
+gagnera la seule bataille qu'il aura livrée; il la
+gagnera au profit de la liberté du genre humain.»</p>
+
+<p>Mais le vieux roi entendait mal ces paroles
+sublimes. Il n'était pas séduit, comme Chateaubriand,
+par la beauté du tableau. Or, on n'aime
+pas ceux qui nous ont donné des conseils héroïques
+qu'on n'a pas suivis. À partir de là, Louis XVIII
+dut exécrer Chateaubriand. Et pourtant, assure
+celui-ci, «mon plan adopté, les étrangers n'auraient
+point de nouveau ravagé la France, nos
+princes ne seraient point revenus avec les armées
+ennemies; la légitimité eût été sauvée par elle-même...»
+Oui, si son plan avait réussi: il suppose
+avec intrépidité ce qui est en question. Et il
+s'écrie: «Pourquoi suis-je venu à une époque où
+j'étais si mal placé? Pourquoi ai-je été royaliste
+contre mon instinct, dans un temps où une véritable
+race de cour ne pouvait ni m'entendre ni
+me comprendre? Pourquoi ai-je été jeté dans cette
+troupe de médiocrités qui me prenaient pour un
+écervelé quand je parlais courage, pour un révolutionnaire
+quand je parlais liberté?»</p>
+
+<p>Viennent Waterloo et la seconde Restauration:
+Chateaubriand est nommé de la Chambre des pairs.
+Il écrit la <i>Monarchie selon la Charte</i>. Il juge ce livre
+sans défaveur dans ses <i>Mémoires</i>: «La <i>Monarchie
+selon la Charte</i> est un catéchisme constitutionnel:
+c'est là qu'on a puisé la plupart des propositions
+que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui.
+Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne
+pas, se trouve tout entier dans le chapitre sur la
+prérogative royale.» Il n'y avait peut-être pas de
+quoi se vanter.</p>
+
+<p>Mais était-il possible, en 1815, de faire autre
+chose que la monarchie constitutionnelle? Ne
+fallait-il pas que l'épreuve en fût tentée? Pouvait-on
+refaire les provinces, les assemblées provinciales,
+les corporations? Pouvait-on décentraliser
+quand la centralisation était si utile au régime
+rétabli? Pouvait-on éliminer de la monarchie le
+parlementarisme, dont elle devait mourir? Nous
+voyons peut-être plus clair aujourd'hui qu'au
+sortir de la Révolution et de l'Empire sur les conditions
+d'un bon gouvernement.</p>
+
+<p>Chateaubriand, vous vous en souvenez, avait
+été pénétré dans sa jeunesse des idées et des préjugés
+de la Révolution. Il ne les a pas reniés. Puis,
+il s'est toujours ressenti de son long séjour en
+Angleterre. Son idéal est la royauté constitutionnelle,
+et parce qu'il croit à sa bonté, et sans doute
+aussi parce qu'il compte en être le premier ministre.
+Ce royaliste juge que la Charte avait l'inconvénient
+d'être «octroyée»; «c'était ramener, par
+ce mot bien inutile, la question brûlante de la souveraineté
+royale ou populaire». Mais pourtant
+c'était bien la question qui se posait. Il reproche
+à Louis XVIII d'avoir «daté son bienfait de l'an
+dix-neuvième de son règne, regardant Bonaparte
+comme non avenu. Ce langage suranné et ces prétentions
+des anciennes monarchies n'ajoutaient
+rien à la légitimité du droit et n'étaient que de
+puérils anachronismes». Ces anachronismes puérils
+signifiaient pourtant que le comte de Lille, l'exilé
+d'Hartwell n'avait d'autre titre, en effet, pour
+occuper le trône, que d'être le descendant de
+Louis XIV, le frère de Louis XVI, le successeur
+de Louis XVII. (Biré.) Chateaubriand ajoute:
+«À cela près, la Charte remplaçait le despotisme,
+nous apportait la liberté légale, avait de quoi
+satisfaire les hommes de conscience.» La liberté?
+il aura continuellement ce mot sous sa plume:
+mais jamais il ne le définira. On voit finalement
+qu'il ne songe qu'à la liberté de la presse, c'est-à-dire
+à celle dont se soucie le moins l'immense majorité
+des hommes, mais qui lui importe le plus à lui,
+Chateaubriand. (On a pourtant l'impression qu'il
+était facile à la Restauration, venant après le
+despotisme de l'Empire, de paraître donner assez
+de liberté.)</p>
+
+<p>Dans la <i>Monarchie selon la Charte</i>, autant il est
+libéral quant aux idées, autant il est intransigeant
+sur les hommes. On dirait que son rêve est de faire
+appliquer les idées de la Révolution par un personnel
+royaliste. Cela souffrait quelques difficultés.</p>
+
+<p>Il est clair que la Restauration ne pouvait vivre
+qu'en se montrant coulante sur les personnes. La
+Restauration était nécessaire, mais elle n'avait
+pas été souhaitée. Nous avons vu qu'on ne connaissait
+plus guère les Bourbons. Chateaubriand
+lui-même nous dit: «J'appris à la France ce que
+c'était que l'ancienne famille royale; je dis combien
+il existait de membres de cette famille, quels
+étaient leurs noms et leurs caractères: c'était
+comme si j'avais fait le dénombrement des enfants
+de l'empereur de Chine, tant la République et
+l'Empire avaient envahi le présent et relégué les
+Bourbons dans le passé.» Les royalistes de la
+veille étaient une assez petite minorité. On ne
+pouvait remplacer tous les fonctionnaires, presque
+tous bonapartistes et presque tous anciens révolutionnaires.
+Il fallait bien tenir compte de la
+France des vingt-cinq dernières années. (On le
+voit bien aujourd'hui: une restauration monarchique
+serait obligée d'utiliser tout ce qui a servi
+la République avec talent.) Mais alors, et par la
+force des choses, la Restauration semblait devenir
+une entreprise d'anciens impérialistes et d'anciens
+jacobins. Chateaubriand dit là-dessus fort éloquemment
+(<i>Mémoires</i>, t. III, p. 452.):</p>
+
+<blockquote><p>
+... Avec qui et chez qui dînait en arrivant le
+lieutenant-général du royaume (le comte d'Artois)?
+Chez des royalistes et avec des royalistes? Non: chez
+l'évêque d'Autun (Talleyrand) avec un Caulaincourt.
+Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers?
+Aux châteaux des royalistes? Non, à la Malmaison
+chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de
+Napoléon, Berthier par exemple, à qui portaient-ils
+leur ardent dévouement? À la légitimité. Qui passait
+sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare?
+Les classes de l'Institut, les savants, les gens de
+lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes
+et autres; ils en revenaient charmés, comblés
+d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables
+de légitimistes, nous n'étions admis nulle part; on
+nous comptait pour rien... Tantôt on nous faisait dire
+dans la rue d'aller nous coucher; tantôt on nous recommandait
+de ne pas crier trop haut <i>Vive le roi!</i> D'autres
+s'étaient chargés de ce soin.
+</p></blockquote>
+
+<p>Il jugeait ces choses, quoique inévitables, répugnantes.
+Car il avait l'âme noble. Il ne pouvait
+contenir ni dissimuler son dégoût. Louis XVIII
+avait cru indispensable de ménager et même
+d'employer Fouché et Talleyrand:</p>
+
+<blockquote><p>
+Tout à coup (dit Chateaubriand, <i>Mémoires</i>, t. IV,
+p. 57), une porte s'ouvre: entre silencieusement le vice
+appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant
+soutenu par M. Fouché; la vision infernale
+passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet
+du roi et disparaît... Le lendemain, le faubourg Saint-Germain
+arriva: tout se mêlait de la nomination de
+Fouché déjà obtenue, la religion comme l'impiété, la
+vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire,
+l'étranger comme le Français; on criait de toutes
+parts: «Sans Fouché point de sûreté pour le roi, sans
+Fouché point de salut pour la France.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Il est vrai que ce même Fouché, dont il dit
+ailleurs: «Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était
+la mort de Louis XVI: le régicide était son innocence»,
+il l'avait appelé en novembre 1808, dans
+un billet à madame de Custine, «un homme divin»,
+parce que Fouché facilitait alors la publication des
+<i>Martyrs</i>. Il était d'ailleurs difficile d'être implacable
+pour l'ancien personnel jacobin et impérialiste,
+alors que le roi de France ramenait nécessairement
+avec lui un de ses parents, le duc
+d'Orléans, fils de régicide.</p>
+
+<p>Mais Chateaubriand exigeait de tous les gouvernants,
+et même de tous les fonctionnaires, des
+mains pures. Il disait dans la <i>Monarchie selon la
+Charte</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+Qu'on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance
+des hommes qui les ont opprimés, mais qu'on
+donne les bons pour guides aux méchants. C'est l'ordre
+de la morale et de la justice. Confiez donc les premières
+places de l'État aux <i>véritables</i> amis de la monarchie
+légitime... Vous en faut-il un si grand nombre pour
+sauver la France? Je n'en demande que sept par département:
+un évêque, un commandant, un préfet, un
+procureur du roi, un président de la cour prévotale,
+un commandant de la gendarmerie et un commandant
+des gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient
+à Dieu et au roi, je réponds du reste.
+</p></blockquote>
+
+<p>Mais s'il avait été chargé de choisir lui-même et
+s'il avait pu trouver les sept, les sept l'auraient
+vite dégoûté ou exaspéré. Il reprend:</p>
+
+<blockquote><p>
+Quant à ces hommes capables, mais dont l'esprit
+est faussé par la Révolution, à ces hommes qui ne
+peuvent comprendre que le trône de saint Louis a
+besoin d'être soutenu par l'autel et environné des
+vieilles m&oelig;urs comme des vieilles traditions de la
+monarchie, qu'ils aillent cultiver leur champ. La
+France pourra les rappeler quand leurs talents, lassés
+d'être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion
+et à la légitimité.
+</p></blockquote>
+
+<p>Je crois qu'il eût plus facilement admis leur
+conversion, même rapide, si le roi l'avait pris pour
+premier ministre. Mais il avait profondément
+agacé Louis XVIII dès la première rencontre. Il
+dut se contenter de sa place de pair et de son
+titre de ministre d'État. Et c'est pourquoi il se
+jeta incontinent dans l'opposition de droite. De
+même qu'il est catholique avec une foi intermittente
+(c'est lui qui nous l'a dit) et un tempérament
+épicurien, il est royaliste avec un fond d'indiscipline
+incurable et tout en restant dans son c&oelig;ur
+un individualiste forcené. Par une sorte de dilettantisme,
+il se montre plus «ultra» que les ultras,
+qu'il ne peut sentir. Toujours il choisit l'attitude
+qui plaît le plus à son imagination. Son <i>criterium</i>,
+nécessairement arbitraire, en politique comme en
+morale, c'est la beauté. Rayé par le duc de Richelieu
+de la liste des ministres d'État, il est obligé,
+dit-il, de vendre ses livres et sa maison de la
+Vallée-aux-Loups. Son opposition s'en fait plus
+acre. Il fonde le <i>Conservateur</i>, journal d'opposition
+ultra-royaliste. Il triomphe de l'assassinat du
+duc de Berry et écrit sur Decazes la phrase célèbre:
+«Les pieds lui ont glissé dans le sang.» Il dit dans
+les <i>Mémoires</i>: «J'étais devenu le maître politique
+de la France par mes propres forces.» Ce n'est
+qu'une de ces vanteries dont il est coutumier. Mais
+un des effets indirects du meurtre du duc de Berry
+fut de faire envoyer Chateaubriand à Berlin
+comme ambassadeur.</p>
+
+<p>Il y resta un an à peu près. Il n'avait pas
+grand'chose à y faire. Toutefois il envoie beaucoup
+de dépêches diplomatiques, parce qu'il adore ça.
+Il dit dans les <i>Mémoires</i>, d'un ton impayable:
+«Vers le 13 de janvier (1821) j'ouvris le cours de
+mes dépêches avec le ministre des affaires étrangères.
+Mon esprit se plie facilement à ce genre de
+travail: pourquoi pas? Dante, Arioste et Milton
+n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en
+poésie? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste,
+ni Milton: l'Europe et la France ont vu néanmoins,
+par le congrès de Vérone, ce que je pourrais
+faire.»</p>
+
+<p>Le 9 janvier 1822, il est nommé ambassadeur à
+Londres. «Louis XVIII, dit-il, consentait toujours
+à m'éloigner.» (On le comprend assez.) Cette
+ambassade de Londres fut une des grandes joies
+de sa vie. Et, pour comble de bonheur, il y va sans
+sa femme. «Madame de Chateaubriand, craignant
+la mer, n'osa passer le détroit, et je partis seul.»
+Il dit: «La faiblesse humaine me faisait un plaisir
+de reparaître connu et puissant là où j'avais été
+ignoré et faible.» Il goûta ce plaisir avec un émerveillement
+toujours renouvelé.</p>
+
+<p>Ce fut comme ambassadeur de France à Londres
+qu'il prit part au joyeux congrès de Vérone. Puis
+il est, enfin! ministre des affaires étrangères, et
+contribue notablement à la guerre d'Espagne.</p>
+
+<p>Je ne me lasse pas de le citer: «Ma guerre
+d'Espagne, le grand événement politique de ma
+vie, était une <i>gigantesque</i> entreprise. La légitimité
+allait pour la première fois brûler de la poudre
+sous le drapeau blanc... Enjamber d'un pas les
+Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les
+armées d'un conquérant avaient eu des revers,
+faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept
+ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige? C'est
+pourtant ce que j'ai fait.» Mon Dieu, oui. En
+réalité, la Restauration avait justement pour elle,
+en Espagne, ce que l'empereur avait eu contre
+lui: le peuple et les moines. Le succès, d'ailleurs,
+semble dû surtout à l'audace ingénieuse de ce
+Gil-Blas de financier Ouvrard et à l'habile achat
+des consciences de presque tous les principaux
+chefs de la révolution espagnole...</p>
+
+<p>Je comprends mieux aujourd'hui que je ne
+l'eusse fait il y a quinze ans les raisons de Chateaubriand
+royaliste: «Deux sentiments, dit-il, nous
+avaient constamment obsédé depuis la Restauration:
+l'horreur des traités de Vienne, le désir de
+donner aux Bourbons une armée capable de
+défendre le trône et d'émanciper la France.
+L'Espagne, en nous mettant en danger, à la fois
+par ses principes et par sa séparation du royaume
+de Louis XIV, paraissait être le vrai champ de
+bataille où nous pouvions, avec de grands périls
+il est vrai, mais avec un grand honneur, restaurer
+à la fois notre puissance politique et notre force
+militaire.» (Congrès de Vérone.) Et encore: «La
+légitimité se mourait faute de victoires après les
+triomphes de Napoléon.» Ou bien: Il s'agissait
+de «replacer la France au rang des puissances
+militaires» et de «réhabiliter la cocarde blanche
+dans une guerre courte, presque sans danger».
+(Il parlait tout à l'heure de «grands périls», mais
+il l'a oublié.)</p>
+
+<p>D'après Chateaubriand lui-même, la guerre
+d'Espagne&mdash;sauf chez les royalistes purs et chez
+les officiers, qui voulaient «avancer»,&mdash;«n'était
+pas du tout populaire». (J'accorde d'ailleurs que
+ce n'était pas une raison pour qu'on ne la fît pas.)
+Elle avait contre elle la plupart des bourgeois et
+tous les anciens soldats de l'empereur. Presque
+tous les Français croyaient alors à la bienfaisance
+des principes de la Révolution. La Terreur, le
+Directoire paraissaient de monstrueux ou vils
+accidents, mais des accidents. En somme, la Révolution
+était récente; on pouvait croire qu'elle
+n'avait pas eu le temps de produire ses vrais fruits,
+les fruits naturels de la démocratie et du régime
+de l'élection politique, et que ces fruits seraient
+excellents. Maintenant qu'elle les a produits, nous
+pouvons être moins crédules. Donc, de braves
+gens,&mdash;oh! mon Dieu, nos grands-pères et arrière-grands-pères,&mdash;voyaient
+sans faveur une guerre
+entreprise pour les moines, croyaient-ils, et pour
+ce misérable roi Ferdinand VII.</p>
+
+<p>Car ce représentant de la vérité politique était
+vraiment peu aimable. Et ce n'était là qu'un détail,
+mais très voyant. Écoutez comment Chateaubriand
+jugeait ce personnage.</p>
+
+<p>Avant la guerre d'Espagne: «Ferdinand s'était
+encore rapetissé pour tenir moins de place dans
+sa prison (à Valençay)...» «Ferdinand entra dans
+Madrid (en 1814) roi <i>netto</i>. Le roi <i>netto</i> manqua
+sur-le-champ
+à sa parole. Il condamna les conservateurs
+de son trône à l'exil, au cachot, aux présides,
+etc...» Quand il jure la Constitution de 1812:
+«Ainsi fut couronnée la tyrannie par la couardise,
+le manque de foi par le parjure...» «Le monarque
+abandonna, comme de coutume, les militaires
+fidèles.» En 1822, après la révolte de l'armée:
+«Ferdinand et sa famille se montrent à travers
+les ténèbres de ce désastre: on y reconnaît la
+passion du despote et la fureur des femmes... Un
+tyran craintif pousse à la catastrophe et tremble
+quand elle est venue.»</p>
+
+<p>Après le succès de la guerre d'Espagne: «Ferdinand
+s'opposait à toute mesure raisonnable.
+Qu'espérer d'un prince qui, jadis captif (à Valençay),
+avait sollicité la main d'une femme de la
+famille de son geôlier? Il était évident qu'il brûlerait
+son royaume dans son cigare... Le règne
+des Camarillas commença quand celui des Cortès
+finit.»</p>
+
+<p>On ne peut pas dire que Chateaubriand nous
+surfait son héros. Un de ses goûts les plus marqués
+est d'exalter certains principes et d'en détester
+les représentants, de magnifier la royauté
+et de mépriser les rois, pour se donner à la fois
+le plaisir de la supériorité intellectuelle et de la
+supériorité morale. Son instinct et son délice,
+c'est de détruire à mesure qu'il construit. Sauf
+dans ses écrits de la période 1814-1816, sauf dans
+ces <i>Mémoires sur le duc de Berry</i> où il «fait» de
+la sentimentalité royaliste pour ennuyer Decazes,
+il ne parle guère de la personne même des rois et
+des princes sans les railler ou les dédaigner, comme
+s'il se vengeait ainsi des révérences forcées. «Les
+rois n'ont pas plus d'attrait pour nous que nous
+n'en avons pour eux; nous les avons servis de
+notre mieux, mais sans intérêt et sans illusions.
+Louis XVIII nous détestait; il avait à notre
+endroit de la jalousie littéraire, etc.» Ceci est
+extrait du <i>Congrès de Vérone</i>, mais les petits morceaux
+de ce genre sont par centaines dans les
+<i>Mémoires</i>.</p>
+
+<p>Chateaubriand triompha d'une façon extravagante.
+Il appelait la guerre d'Espagne son <i>René</i>
+en politique. Il dit dans le <i>Congrès de Vérone</i>:
+la fortune m'avait choisi «pour me charger de la
+puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait
+pu renouveler la face du monde». Il dit ailleurs
+que le succès de la guerre d'Espagne pouvait
+donner à la France les frontières du Rhin. Et
+même il l'explique. Cette guerre est <i>sa</i> guerre.
+Cependant, tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y
+a assez puissamment contribué. Dans les préparatifs
+de l'entreprise, son rôle paraît moindre que
+celui de Mathieu de Montmorency ou que celui du
+grand ministre Villèle, qui d'abord marcha malgré
+lui et qui ensuite emporta tout.</p>
+
+<p>Mais Chateaubriand était tellement persuadé
+que c'était lui, Chateaubriand, qui avait tout fait
+et il y mettait une telle «vanité d'auteur» (Sainte-Beuve),
+qu'il fut ulcéré de n'être pas complimenté
+par le roi avant tous les autres, ministres ou généraux.
+Il ne se concevait plus que premier ministre
+ou président du conseil. «On ne peut gouverner
+avec lui ni sans lui», disait Villèle. On prit pourtant
+le parti de gouverner sans lui. M. de Chateaubriand
+fut congédié brusquement et sans égards
+le 6 juin 1824. (Le prétexte de sa disgrâce fut,
+dit-il, de n'avoir pas soutenu une loi sur la réduction
+des rentes proposée par le gouvernement.)</p>
+
+<p>Je ne dis pas, notez-le bien, que le roi n'ait pas été
+brutal et qu'il n'aurait pas dû ménager davantage
+un être, après tout, magnifique; je ne dis pas que,
+si Chateaubriand avait eu le pouvoir un nombre
+suffisant d'années, il n'aurait pas fait de grandes
+choses. Il avait peut-être le génie de la politique,
+comme il le disait. Mais la secrète faiblesse d'âme
+qu'implique une vanité comme la sienne, fait
+qu'on n'en est pas sûr.</p>
+
+<p>Il ressentit le coup avec une vivacité extrême.
+Il dit dans le <i>Congrès de Vérone</i>: «Sensible à
+l'affront, il nous était impossible d'oublier tout
+à fait que nous étions le restaurateur de la religion»
+(simplement) «et l'auteur du <i>Génie du
+christianisme</i>.» Et dans les <i>Mémoires</i>: «... On
+avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries,
+sur mon ambition de chien couchant,
+sur mon empressement à me déclarer moi-même
+coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux
+qui m'avaient chassé: c'était mal me connaître.»
+Il enrage ouvertement et candidement. Et il
+rentre dans l'opposition (pour n'en plus sortir qu'un
+moment, pendant le ministère Martignac), et dans
+l'opposition «systématique»; car, explique-t-il,
+l'opposition surnommée «de conscience» est
+impuissante. Et là-dessus il a raison.</p>
+
+<p>Il dit dans la préface de la <i>Monarchie selon la
+Charte</i> (édition de 1827): «En me frappant, on
+n'a frappé qu'un dévoué serviteur du roi, et l'ingratitude
+est à l'aise avec la fidélité; toutefois il peut
+y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances
+dont il ne serait pas bon d'abuser;
+l'histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène,
+ni Voltaire, ni Mirabeau, et, quand je possèderais
+leur puissance, j'aurais horreur de les imiter dans
+leur ressentiment. Mais...»</p>
+
+<p>Mais il fait comme eux. Il se venge. Il a les
+fureurs de Coriolan. Je pense que, par ses articles
+des <i>Débats</i>, il contribua à la chute de la Restauration
+plus qu'il n'avait contribué à la guerre
+d'Espagne. Il assiste au sacre de Charles X avec
+un dur dédain. Lui qui avait écrit en 1820: «Il
+s'élève derrière nous une génération impatiente
+de tous les jougs, ennemie de tous les rois; elle
+rêve la république et est incapable par ses m&oelig;urs
+des vertus républicaines; elle s'avance, elle nous
+presse, elle nous pousse...», ce n'est plus qu'à cette
+génération qu'il cherche à plaire. Il ne cesse de
+répéter qu'après tout il ne tient pas à la monarchie,
+ni de faire entendre que son salut au roi n'est
+qu'un geste généreux, un geste avantageux, un
+salut de théâtre. Étant illustre, il devient facilement
+populaire. Il reçoit des lettres de compliments
+qu'il conserve avec soin et qu'il produit
+dans ses <i>Mémoires</i>. Il y ajoute ce commentaire:
+«Tous les pusillanimes et les ambitieux qui
+m'avaient cru perdu commençaient à me voir
+sortir radieux des tourbillons de poussière de la
+lice: c'était ma seconde guerre d'Espagne» (il
+parle de sa campagne aux <i>Débats</i>). «Je triomphai
+de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé
+au dehors des ennemis de la France.»</p>
+
+<p>Après le départ du ministère Villèle, le roi se
+délivre de Chateaubriand en l'envoyant à Rome
+comme ambassadeur. Chateaubriand le comprend
+très bien: «Il se peut qu'il fût utile à mon pays
+d'être débarrassé de moi: par le poids dont je me
+suis, je devine le fardeau que je dois être pour les
+autres.» À Rome, il a le plaisir d'assister à la mort
+de Léon XII et au conclave qui élit Pie VIII. Il
+écrit des phrases comme celle-ci: «Un pape qui
+entrerait dans l'esprit du siècle et qui se placerait
+à la tête des générations éclairées pourrait rajeunir
+la papauté: mais ces idées ne peuvent point
+pénétrer dans les vieilles têtes du sacré Collège.»</p>
+
+<p>Au moment du ministère Polignac, il donne
+sans hésiter sa démission d'ambassadeur. C'est
+une chose qu'il fait très bien. C'est, en politique,
+celle qu'il fait le mieux. Il y a parfois du mérite.
+Il nous l'explique lui-même: «Les chutes me sont
+des ruines, car je ne possède que des dettes, dettes
+que je contracte dans des places où je ne demeure
+pas assez de temps pour les payer; de sorte que,
+toutes les fois que je me retire, je suis réduit à
+travailler aux gages d'un libraire.» Et voici ce
+qui augmente son mérite. Il écrit de madame de
+Chateaubriand: «Elle avait la tête tournée d'être
+ambassadrice à Rome... Elle aime la représentation,
+les titres et la fortune; elle déteste la pauvreté
+et le ménage chétif; elle méprise ces susceptibilités,
+ces excès de fidélité et d'immolation,
+qu'elle regarde comme de vraies duperies dont
+personne ne vous sait gré; elle n'aurait jamais
+crié vive le roi quand même; mais, quand il
+s'agit de moi, tout change; elle accepte d'un
+esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant.»
+Cela veut dire que, lorsqu'il se démettait d'une
+place lucrative, sa femme lui faisait une vie d'enfer.
+Lui-même était furieux d'être héroïque, mais il
+était héroïque. Oui, sa plus grande gloire, après
+ses livres, c'est d'avoir su donner magnifiquement
+sa démission.</p>
+
+<p>À ce moment, la politique extérieure est brillante
+et prospère. Le roi et M. de Polignac se croient
+assez forts pour faire les «Ordonnances». Qu'est-ce
+que les ordonnances? Chateaubriand dit dans
+les <i>Mémoires</i>: «... Sans doute la presse tend à
+subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et
+les Chambres à lui obéir; sans doute, dans les
+derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant
+que sa passion, a, sans égard aux intérêts
+et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition
+d'Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs,
+les chances d'un non-succès; elle a divulgué
+les secrets de l'armement, instruit l'ennemi
+de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos
+vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement...»
+Et il ajoute: «Tout cela est vrai et
+odieux; mais le remède?»&mdash;Le remède radical,
+c'était sans doute la suppression de la liberté de
+la presse. Et en effet la première ordonnance opérait
+cette suppression. Une autre dissolvait la
+Chambre récemment élue. Une autre refaisait la
+loi d'élection dans un sens restrictif. Tout cela
+en vertu de l'article 14 de la Charte, entendu, il
+est vrai, un peu pharisaïquement: «Le roi est le
+chef suprême de l'État, commande les forces de
+terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités
+de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous
+les emplois d'administration publique, <i>et fait les
+règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution
+des lois et la sûreté de l'État</i>.»</p>
+
+<p>Je n'ai pas à juger ici les ordonnances. Pendant
+trente ans de ma vie elles m'ont fait horreur.
+Maintenant je ne sais plus... Mais en tout cas il
+fallait prévoir, il fallait pouvoir, il fallait réussir...
+Et ce Polignac ne paraît pas avoir été de force.</p>
+
+<p>Chateaubriand, devenu personnage populaire,
+chef de la jeunesse, s'indigna des ordonnances:
+«Dans le cas où elles eussent triomphé, j'étais
+résolu à ne pas m'y soumettre, à écrire, à parler
+contre ces mesures inconstitutionnelles.» (Il n'avait
+pas toujours eu de ces délicatesses. À la Chambre
+de 1815, il avait, par exemple, demandé la suspension
+des juges pour une année, «afin de voir
+qui était royaliste en jugeant et qui ne l'était
+pas»). Pour la troisième fois la royauté ne sut
+pas, ne voulut pas se défendre. Chateaubriand
+se promène dans les rues pour se faire acclamer
+et porter sur les épaules des jeunes gens et des
+étudiants. À la Chambre des pairs, il exalte les
+insurgés; il qualifie le coup d'État des ordonnances
+de «conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie»
+et y voit «une terreur de château organisée
+par des eunuques». Toutefois, il ne croit
+pas encore tout à fait à la République, et soit qu'il
+ait un bon mouvement, soit qu'il veuille (à quoi il
+tenait extrêmement) maintenir une apparence
+d'unité à sa vie politique, il refuse de se rallier au
+roi électif Louis-Philippe, et reste fidèle au petit
+duc de Bordeaux, en faveur de qui le roi et le dauphin
+ont abdiqué. Mais il n'en écrit pas moins des
+phrases comme celles-ci, qui sont assez pauvres,
+si je ne m'abuse: «... Je reviens à ma raison et je
+ne vois plus dans ces choses que l'accomplissement
+des destins de l'humanité. La cour, triomphante
+par les armes, eût détruit les libertés publiques;
+elle n'en aurait pas moins été écrasée un jour,
+mais elle eût retardé le <i>développement de la société</i>
+pendant quelques années; tout ce qui avait compris
+la monarchie d'une manière large eût été
+persécuté par la Congrégation rétablie. En dernier
+résultat, les événements ont suivi <i>la pente
+de la civilisation</i>.»</p>
+
+<p>Il continuera, sous Louis-Philippe, d'écrire de
+ces choses, d'affirmer et de saluer la transformation
+des sociétés, l'ère nouvelle, l'inéluctable progrès
+de la démocratie. Il fait très bien tout le
+nécessaire pour entretenir sa popularité. Il affiche
+la plus vive sympathie pour Armand Carrel, qui,
+dans la guerre d'Espagne (sa guerre à lui, Chateaubriand)
+avait combattu comme volontaire républicain
+contre l'armée française. Il étale la plus
+grande admiration pour Béranger. Il l'invite à
+dîner avec Carrel au Café de Paris, pour bien
+montrer qu'ils sont ses amis et qu'il a l'esprit
+libre. Béranger lui rend ses politesses par la
+chanson:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie?</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et Chateaubriand appelle cela une admirable
+chanson. Et il raconte lui-même: «Un vieux
+chevalier de Saint-Louis, qui m'est inconnu,
+m'écrivait du fond de sa tourelle: «Réjouissez-vous,
+monsieur, d'être loué par celui qui a souffleté
+votre roi et votre Dieu.» (L'indignation de
+ce vieux chevalier n'est peut-être pas si ridicule.)
+Il affecte d'être l'ami de Lamennais, après la
+révolte de Lamennais, bien entendu. Il écrit même
+au prince Louis-Napoléon: «Si Dieu, dans ses
+impénétrables conseils, avait rejeté la race de
+Saint-Louis, si les m&oelig;urs de notre patrie ne lui
+rendaient pas l'état républicain possible, il n'y
+a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la
+France que le vôtre.» Ainsi s'exprime l'auteur de
+la brochure <i>De Bonaparte et des Bourbons</i>. Il est au
+mieux avec tous les plus notoires ennemis de ses rois.</p>
+
+<p>Mais ces rois, oh! qu'il les aime une fois qu'ils
+sont dehors! Sans doute, tourné vers les libéraux,
+il dit durement: «C'est une monarchie tombée,
+il en tombera bien d'autres. Nous ne lui devions
+que notre fidélité: elle l'a.» (V'lan!) Mais, sur les
+personnes même de ses princes, maintenant qu'ils
+n'y sont plus, quels attendrissements! C'est que
+rien n'est plus avantageux que ce rôle de royaliste
+incrédule, mais ému. De cette façon il est applaudi
+et par les royalistes et par les libéraux. «Il a les
+fanfares des deux camps.» (Sainte-Beuve.) Il
+s'intéresse à cette romanesque et charmante petite
+Italienne, la duchesse de Berry. Il a la chance de
+faire à cause d'elle (pour la phrase: «Madame,
+votre fils est mon roi.») quelques jours de confortable
+prison. Il va voir de sa part Charles X au
+château de Prague, et la duchesse d'Angoulême
+dans son méchant garni de Carlsbad. Cela l'amuse,
+et cela lui fait honneur. Et ces visites à des ombres
+inspirent à l'écrivain des images extraordinaires
+de mélancolie pittoresque. (Ceci, sur la duchesse
+d'Angoulême inclinée sur sa broderie: «J'apercevais
+la princesse de profil, et je fus frappé d'une
+ressemblance sinistre: Madame a pris l'air de
+son père; quand je voyais sa tête baissée comme
+sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle
+de Louis XVI attendant la chute du glaive.»)</p>
+
+<p>Il vient un moment où il est peut-être plus content
+d'avoir écrit l'<i>Essai sur les Révolutions</i> que
+le <i>Génie du christianisme</i>. En 1839, il dit de l'<i>Essai</i>:
+«Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que
+la génération nouvelle s'imagine avoir découvert
+d'une société à naître, fondée sur des principes
+tout différents de ceux de la vieille société, se
+trouve positivement annoncé dans l'<i>Essai</i>.» Il
+écrit vers le même temps: «En politique, la
+chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur
+de mon discours et de ma brochure.»</p>
+
+<p>En somme, c'est l'âme de René, l'âme inquiète
+et visionnaire, violente et triste, tour à tour blessée
+ou séduite, exaltée ou désespérée, l'âme de désir
+et de dégoût, que Chateaubriand a promenée dans
+la politique. C'est toujours le chercheur d'images
+et d'émotions. Charles Maurras a écrit, il y a
+quatorze ans, sur Chateaubriand homme politique,
+quelques pages admirables de pénétration et de
+couleur... Après avoir montré à quel point et de
+quel voluptueux amour cet homme aimait les
+calamités, les désastres et les ruines pour en nourrir
+sa tristesse, Maurras nous dit: «À ses façons
+de <i>craindre</i> la démagogie, le socialisme, la République
+européenne, on se rend compte qu'il les
+appelle de ses v&oelig;ux. Prévoir certains fléaux, les
+prévoir en public, de ce ton sarcastique, amer et
+dégagé, équivaut à les préparer. Assurément, ce
+noble esprit, si supérieur à l'intelligence des Hugo,
+des Michelet et des autres romantiques, ne se
+figurait pas le nouveau régime sans quelque horreur.
+Mais il aimait l'horreur...» Et encore: «... Le
+passé, comme passé, et la mort, comme mort,
+furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver,
+il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de
+plus sûrs motifs de regrets. En toutes choses, il
+ne vit que leur force de l'émouvoir, c'est-à-dire
+lui-même. À la cour, dans les camps, dans les
+charges publiques comme dans ses livres, il est
+lui, et il n'est que lui, ermite de Combourg, solitaire
+de la Floride. Il se soumettait l'univers...»
+(<i>Trois idées politiques</i>.)</p>
+
+<p>Et, pendant les dix-huit dernières années de
+sa vie, tout le monde l'admire. Les catholiques ne
+peuvent oublier le <i>Génie du christianisme</i>; les
+royalistes, même scandalisés de la liberté de sa
+pensée, disent: «Il a du moins le culte du malheur.»
+Et les libéraux, et les républicains trouvent
+aussi cela très beau, très touchant, «puisqu'au
+fond, songent-ils, il est des nôtres». Le mal de
+René n'empêche pas René d'être un merveilleux
+organisateur de sa gloire.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf9"></a>NEUVIÈME CONFÉRENCE</H2>
+
+<h3>LES MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE</H3>
+
+
+<p>Certes les <i>Mémoires</i>, plus ou moins personnels
+et autobiographiques, plus ou moins mêlés de
+chronique contemporaine, abondent dans notre
+littérature. Mais s'il n'y avait pas eu auparavant
+les <i>Confessions</i> de Rousseau, les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>
+seraient un monument unique.</p>
+
+<p>Je sais bien les différences, et que les <i>Confessions</i>
+sont vraiment des confessions et que les
+<i>Mémoires d'outre-tombe</i> sont à la fois des confessions
+et des mémoires. Mais ces deux ouvrages
+singuliers nous présentent l'expression directe et
+l'histoire totale des deux plus puissantes et dévorantes
+sensibilités (peut-être) qui aient paru dans
+les lettres françaises.</p>
+
+<p>Si Rousseau n'avait pas écrit les <i>Confessions</i>,
+que lirait-on de lui? Car on ne lit plus guère <i>Émile</i>
+ni l'<i>Héloïse</i>. Si Chateaubriand n'avait pas écrit
+les <i>Mémoires</i>, que lirait-on de Chateaubriand?
+Car on lit bien peu le <i>Génie</i> et les <i>Martyrs</i>. Rousseau
+et Chateaubriand ne nous seraient même pas
+connus à moitié, et ce serait dommage. Car ce qui
+est le plus intéressant en eux, ce ne sont pas leurs
+idées, ce ne sont point les vérités qu'ils ont cru
+trouver, ce n'est point ce qu'ils ont pensé du
+monde, mais ce qu'ils en ont senti: c'est leur sensibilité,
+c'est leur imagination, c'est leur personne
+même.</p>
+
+<p>Et, au fond, c'était bien aussi leur avis. Et c'est
+pourquoi, après s'être exprimés quelque temps à
+travers des opinions ou des fictions, enfin ils n'ont
+pu y tenir et se sont exprimés directement, parce
+que rien au monde ne leur paraissait plus passionnant
+qu'eux-mêmes. Rousseau, pour être heureux,
+devait écrire les <i>Confessions</i>; Chateaubriand, pour
+être heureux, devait écrire les <i>Mémoires</i>. Et chacun
+d'eux a consacré à cette tâche délicieuse une
+très grande partie de son existence, Rousseau
+quinze ans, Chateaubriand près de quarante ans
+(avec des interruptions sans doute, mais qui ne
+les empêchaient point d'y penser toujours). Et c'est
+leur &oelig;uvre principale, leur grande &oelig;uvre, et qui
+nous rend bien pâle et presque indifférent le
+reste de leurs ouvrages. Et, sans doute, ces confessions
+et ces mémoires n'ont pas, si vous le
+voulez, la beauté d'une tragédie de Racine ou
+d'un sermon de Bossuet; ils constituent de monstrueux
+exemplaires de la littérature subjective;
+mais la description de soi-même, chez les malades
+et les excessifs qui ont du génie, est d'un intérêt
+qui emporte tout. Et d'ailleurs, pour nous, sinon
+pour eux, le Rousseau des <i>Confessions</i>, le Chateaubriand
+des <i>Mémoires</i> sont des personnages aussi
+objectifs que ceux des poèmes, des drames ou
+des romans. Ou plutôt, quel personnage de roman
+ou de drame a la vie étendue, minutieuse et frémissante
+du héros des <i>Confessions</i> ou du héros
+des <i>Mémoires d'outre-tombe</i>? Rousseau, c'est Saint-Preux
+total, et Chateaubriand, c'est René tout
+entier; et c'est donc beaucoup plus et beaucoup
+mieux que René ou Saint-Preux, ou même
+qu'Hamlet ou qu'Oreste.</p>
+
+<p>Or, en 1811<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>, Chateaubriand, ayant fini
+d'écrire les ouvrages que lui imposait son rôle
+public, et de démontrer la vérité du christianisme
+par sa beauté, et sa beauté d'abord par un
+traité descriptif, puis par un poème en prose,
+comprit que ce qu'il avait désormais de mieux à
+faire, c'était d'écrire ce qui lui faisait le plus de
+plaisir, c'est-à-dire de se raconter,&mdash;à l'imitation
+de Jean-Jacques, qui avait été la grande
+admiration de sa jeunesse, et parce qu'il était, à
+bien des égards, de la même espèce que Jean-Jacques,
+et qu'on pourrait dire que, spirituellement,
+Jean-Jacques a eu Chateaubriand d'une
+jeune aristocrate (comme on pourrait dire, toujours
+au même sens spirituel, que Jean-Jacques
+est né de Fénelon et d'une chambrière).</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a><p>Il a même commencé en 1803 (<i>Lettre</i> à Joubert).</p></blockquote>
+
+<p>Et Chateaubriand eut deux fois raison, pour
+lui-même, d'écrire ses <i>Mémoires</i>: car il y trouve
+le genre qui convenait le mieux à son génie, et
+une source inépuisable de joie.</p>
+
+<p>Ce n'est point, en effet, par la pensée qu'il est
+éminent et rare. Ce n'est pas non plus par le don
+de créer et de faire agir des personnages différents
+de lui, à la façon des grands dramaturges et des
+grands romanciers. Dans les <i>Natchez</i>, dans le
+<i>Génie</i>, dans les <i>Martyrs</i>, ce qu'il y a de plus vivant,
+ce sont les descriptions et les souvenirs de sensations
+personnelles,&mdash;et c'est (avec Atala, Amélie
+et Velléda, qui sont des s&oelig;urs de sa s&oelig;ur Lucile),&mdash;Chactas,
+René et Eudore, qui ne sont que des
+images de lui-même. Or, dans les <i>Mémoires</i>, il
+n'aura qu'à se peindre directement, sans nulle
+fiction interposée entre lui et nous, dans ses rapports
+avec les choses et les hommes et dans les
+impressions qu'il en reçoit. Il écrira librement
+l'histoire de sa sensibilité. Lorsque, à tout bout
+de champ, il nous énumère les personnages de ses
+romans, qu'il appelle ses fils et ses filles, nous
+sommes tentés de les juger assez pâles et convenus:
+mais les êtres réels, les hommes de son temps, ceux
+qu'il a rencontrés dans la vie, il les peindra de
+la façon la plus âpre, la plus passionnée, la plus
+brutale ou la plus aiguë; et ce médiocre «créateur
+d'âmes» (à mon avis) fera d'étonnants portraits
+de ses contemporains. C'est que ceux-là, il les a
+vus, il a souffert par eux, ou par eux il s'est
+amusé; il a pu les aimer ou les haïr. En les peignant,
+il exprime encore une disposition de son esprit.
+Et, à côté des portraits, il y a les récits des événements
+auxquels il a assisté, qu'il a vus de ses
+yeux, qu'il croit souvent avoir dirigés. Il y a ses
+impressions de voyage. Il y a ses rêveries, ses
+visions, ses colères, ses rancunes. Lui, toujours
+lui. Il est clair que, pour exprimer tout cela, son
+génie propre excelle, et son génie propre suffit. Il
+a le don des images et la sensibilité la plus voluptueuse
+et la plus absorbante: et c'est tout justement
+ce qu'il faut ici. Les <i>Mémoires</i> sont précisément
+le genre où il pouvait avoir tout son génie,
+et en jouir, et nous en faire jouir nous-mêmes.
+Et les <i>Mémoires</i> sont, en effet, un grand chef-d'&oelig;uvre,
+le plus divertissant et le plus éclatant
+qui soit, et aussi magnifique que sont douloureuses
+et poignantes les <i>Confessions</i>, l'autre chef-d'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>Et ces <i>Mémoires</i>, Chateaubriand les a conçus,
+sentis, écrits avec tant de plaisir! Un plaisir qui
+a duré la moitié de sa vie. Il dit dans l'<i>Avant-propos</i>
+de 1846, deux ans avant de mourir: «Ces
+<i>Mémoires</i> ont été l'objet de ma prédilection. Saint
+Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer
+les siens après sa mort; je n'espère pas une
+telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l'heure
+des fantômes pour corriger au moins les épreuves.»</p>
+
+<p>Même quand il était obligé d'en interrompre la
+rédaction, il y pensait toujours. Ils étaient son
+délice, sa consolation, son refuge, sa gloire, sa
+vengeance. Il y façonnait sa propre figure, telle
+qu'il voulait qu'elle apparût à la postérité. Il ne
+s'y donnait que des défauts avantageux et fiers.
+S'il avait eu dans sa vie des déceptions, il les tournait
+en victoires, ou il les expliquait par sa grandeur
+d'âme. Si les événements lui donnaient tort,
+il n'était pas embarrassé de prouver qu'il avait eu
+raison. Comme la rédaction de ses <i>Mémoires</i>, et
+les corrections, et les retouches, ont duré en réalité
+une quarantaine d'années, et qu'il racontait sa
+participation à tel événement dix, vingt, trente
+ans après l'événement lui-même, il pouvait composer
+d'après l'intérêt du présent son attitude du
+passé, et se donner aussi l'air d'avoir tout compris,
+tout deviné, tout prévu. Sa carrière politique et
+diplomatique a été, en somme, incomplète et d'un
+éclat secondaire: un court ministère et trois
+courtes ambassades, c'est à peu près tout. Mais
+comme cela s'amplifiera dans ses <i>Mémoires</i>! Là,
+il sera le grand homme d'État qu'il a rêvé d'être;
+et ce que sa carrière a eu de borné s'expliquera par
+sa supériorité même, par ses dédains, par l'ombrage
+que donnait son génie. S'il méprisait l'argent
+(et il le méprisait); s'il a été généreux (et il l'a été);
+s'il a eu de beaux mouvements désintéressés (et il
+en a eu), il est sûr au moins qu'on le saura, car
+il le rappellera plutôt dix fois qu'une. Imperceptiblement
+il s'accommodera aux goûts et aux
+idées des générations nouvelles, et il s'arrangera
+pour qu'on croie qu'il les a devancées, alors que
+souvent il les suit. Il tiendra beaucoup à ce qu'on
+sache qu'il a joué, par magnanimité pure, un rôle
+de fidélité monarchique; qu'il a l'esprit le plus
+libre; qu'il n'eut jamais d'illusion ni sur les Bourbons,
+ni sur leur avenir; et il prendra délicieusement,
+dans ses <i>Mémoires</i>, sa revanche de sa fidélité.
+Il aura le plaisir de se montrer encore supérieur
+à sa destinée et, en même temps, de paraître
+détaché de lui-même par l'idée de la mort et
+d'étaler partout une sublime tristesse. Il aura
+le plaisir de dire continuellement qu'il méprise les
+hommes et qu'il ne croit à rien, «la religion
+exceptée», et goûtera ainsi, tout en se disant
+chrétien, les délices antichrétiennes de l'orgueil
+et du plus voluptueux pessimisme. Et, comme sa
+gloire augmente avec son âge, et que l'on sait
+qu'il écrit ses souvenirs, et qu'en 1836 une société
+lui en offre 250.000 francs, lui paye ses dettes, et
+lui garantit une rente viagère de 12.000 francs,
+et qu'en 1844 Émile de Girardin lui paye
+96.000 francs le droit de publier ses <i>Mémoires</i>
+après sa mort dans le journal <i>La Presse</i>, il en
+résulte cette situation unique, que le plus grand
+plaisir qu'il puisse goûter, le plaisir de se peindre lui-même
+selon son gré et pour sa plus grande gloire,
+ce plaisir, littéralement, le fait vivre, le nourrit
+et l'habille; qu'il est payé d'avance pour écrire
+son propre panégyrique en autant de volumes
+qu'il voudra et comme il le voudra, et que la
+France s'y intéresse, et l'attend. Oh! oui, il a dû
+jouir de ces <i>Mémoires d'outre-tombe</i>!</p>
+
+<p>Les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>! Ce titre à effet est
+assez singulier quand on y songe. Littéralement,
+cela voudrait dire: mémoires des choses arrivées
+par delà la tombe, ce qui serait absurde. Et, en
+réalité, cela signifie: mémoires des choses qui,
+publiées après la mort, nous parviennent à travers
+le tombeau. Mais cette expression impropre
+présente une image vague et magnifique. Et les
+Mémoires de Chateaubriand ne pouvaient pas
+s'appeler simplement <i>Mémoires</i>. <i>Mémoires d'outre-tombe</i>,
+ce titre les agrandit en y mêlant l'idée de
+la mort, leur donne quelque chose de mystérieux
+et de solennel.</p>
+
+<p>Qu'un écrivain soit vaniteux, cela est la règle.
+Mais il apparaît dès le titre, et dès la <i>Préface testamentaire</i>,
+et dès l'<i>Avant-propos</i>, et dès les premières
+pages, et ensuite à chaque page, ou peu
+s'en faut, que Chateaubriand, comme il est, je
+crois, le plus grand trouveur d'images, est l'écrivain
+le plus vaniteux de la littérature française,
+et probablement de toutes les littératures. Il est
+impossible de n'en être pas agacé, et finalement
+chagriné. Et il est peut-être impossible de ne pas
+compatir à une si énorme et naïve faiblesse.</p>
+
+<p>La vanité de Chateaubriand est unique et par
+le degré, et par le besoin continuel de l'exprimer.
+Rabelais, Montaigne, ont trop d'esprit et de philosophie
+pour être vaniteux. Ronsard n'est qu'orgueilleux,
+et ne l'est que par accès. Le bonhomme
+Corneille pareillement. Si bonne opinion qu'ils
+aient d'eux-mêmes, les grands écrivains du dix-septième
+siècle sont sauvés, sinon de la vanité, au
+moins du ridicule de l'étaler publiquement, soit
+par le sentiment chrétien, soit par le «goût», soit
+par leurs habitudes d'honnêtes gens. Molière,
+Boileau (sauf deux ou trois exceptions), Racine,
+La Bruyère, ne se louent eux-mêmes qu'indirectement
+et par leur façon de critiquer et de railler
+les autres. Montesquieu donne pour épigraphe à
+l'<i>Esprit des lois</i>: <i>Prolem sine matre creatam</i>. Mais
+c'est ce qu'il se permet de plus fort contre la
+modestie, et encore est-ce en latin. Certes, ni
+Montesquieu, ni Buffon, ni Diderot, ni surtout
+Voltaire n'étaient modestes, mais ils étaient contenus
+par la politesse du temps. Puis, comme ils
+étaient les combattants d'une cause, qu'ils tenaient
+beaucoup à faire triompher leurs idées, cela les
+détournait sans doute de la contemplation et de
+l'admiration d'eux-mêmes. Il y a bien le cas de
+J.-J. Rousseau. Celui-là ne manque ni d'orgueil
+délirant, ni de vanité, et il ne se fait pas faute de
+les manifester. Mais non pas continuement, il
+s'en faut. Même, dans ses dernières années, il lui
+arrive de montrer presque de l'humilité. On se
+souvient surtout de son cri: «Être éternel, rassemble
+autour de moi l'innombrable foule de mes
+semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils
+gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de
+mes misères... Puis, qu'un seul te dise, s'il l'ose:
+je fus <i>meilleur</i> que cet homme-là.» Mais cela
+est une bravade; puis cela revient à dire, en
+somme, que les autres ne valent pas mieux que
+lui. Et enfin, je ne sais pourquoi, c'est une vanité
+moins choquante de se vanter de son c&oelig;ur que
+de se vanter de son intelligence, et de dire: je suis
+bon, que de dire: j'ai du génie.</p>
+
+<p>Mais Chateaubriand ne cesse de nous rappeler,
+à propos de tout et sous toutes les formes, qu'il
+a du génie; qu'il a renouvelé la littérature; qu'il
+a inventé une langue politique; qu'il a été plus
+fort que Canning et Metternich; qu'il a fait de
+grandes choses, qu'il en eût fait de plus grandes
+encore si on ne l'en eût empêché; qu'il a créé des
+figures immortelles et inoubliables; que tout le
+monde l'a imité; qu'il a, à lui seul, restauré la
+religion; qu'il a eu une vie extraordinaire et
+inimaginable; qu'il a foulé les quatre continents
+et visité l'univers; qu'il a rempli de grandes places
+et qu'il a été ministre et ambassadeur; que tout
+ce qui lui arrive n'arrive qu'à lui; qu'il a senti ce
+que personne n'avait jamais senti, pensé ce que
+personne n'avait jamais pensé; qu'il a été partout
+sublime de dédain, de générosité, de désintéressement;
+que, pouvant tout posséder, il a tout
+méprisé; qu'il a toujours été fort au-dessus des
+croyances qu'il paraissait avoir et qu'il défendait;
+qu'il est vraiment unique de son espèce, comme
+Napoléon; qu'avec tout cela rien n'est important
+à ses yeux, et qu'il n'aspire qu'à la mort, et que,
+jusqu'à quatre-vingts ans, il n'a pas fait autre
+chose... Et cela est souvent de l'orgueil, si l'orgueil
+consiste à se glorifier des choses qui en valent la
+peine: mais c'est bien souvent aussi vanité, et
+qu'on n'ose pas qualifier comme elle le mériterait.</p>
+
+<p>Plus encore que J.-J. Rousseau, il a la manie de
+s'ébahir de sa propre destinée. Il est assez naturel,
+n'est-ce pas? qu'un jeune gentilhomme breton
+ait navigué, qu'il ait émigré, qu'il ait, pendant la
+Révolution, connu des jours de détresse... Il est
+assez naturel qu'ayant un grand talent, il ait
+écrit des livres qui ont eu du succès, et que, après
+la Restauration, il ait occupé quelques grandes
+places. À cela se réduit, en effet, la destinée de
+Chateaubriand. Il y a des vies bien autrement
+pleines d'imprévu, vies d'aventuriers ou de matelots,
+ou simplement vies de pauvres diables... Or,
+qu'il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeunesse,
+et qu'il y retourne, dans son âge mûr, comme
+ambassadeur, Chateaubriand n'en revient pas.
+Écoutez ce début du livre VI de la première
+partie:</p>
+
+<blockquote><p>
+Trente et un ans après m'être embarqué, simple
+sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquai
+pour Londres avec un passe-port conçu en ces termes:
+«Laissez passer Sa Seigneurie le vicomte de Chateaubriand,
+pair de France, ambassadeur du roi près de
+Sa Majesté Britannique, etc...» Point de signalement;
+ma grandeur devait faire connaître mon visage en
+tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul,
+me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur
+le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon
+du port. Un officier vient, de la part du commandant,
+m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn,
+le maître et les garçons de l'auberge me reçoivent
+bras pendants et tête nue. Madame la mairesse
+m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de
+la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait.
+Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux
+quartiers de b&oelig;uf restaure Monsieur l'ambassadeur,
+qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout
+fatigué..., etc.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Ma place politique met à l'ombre ma renommée
+littéraire; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes
+qui ne préfère l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur
+du <i>Génie du christianisme</i>. Je verrai comment la chose
+tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de
+remplacer M. le duc Decazes auprès de Georges IV,
+succession aussi bizarre que le reste de ma vie.
+</p></blockquote>
+
+<p>(Mais non, mais non, pas tant que cela.) Puis
+il se rappelle le temps où il errait dans les faubourgs
+de Londres... et, alors, vient ce morceau:</p>
+
+<blockquote><p>
+Quand je rentrai en 1822, au lieu d'être reçu par
+un ami tremblant de froid, qui m'ouvre la porte de
+notre grenier en me tutoyant... qui se couche sur
+son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son
+mince habit et ayant pour lampe le clair de lune,&mdash;je
+passe à la lueur des flambeaux entre deux files de
+laquais qui vont aboutir à cinq ou six respectueux
+secrétaires. J'arrive, tout criblé sur ma route des
+mots: <i>Monseigneur, mylord, Votre Excellence, monsieur
+l'ambassadeur</i>, à un salon tapissé d'or et de soie.&mdash;Je
+vous en supplie, messieurs, laissez-moi! Trêve de ces
+<i>mylords</i>! Que voulez-vous que je fasse de vous? Allez
+rire à la chancellerie comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous
+me faire prendre au sérieux cette mascarade?
+Pensez-vous que je sois assez bête pour me
+croire changé de nature parce que j'ai changé d'habit?
+</p></blockquote>
+
+<p>Non; mais qu'il éprouve le besoin de le dire,
+c'est cela qui est fâcheux. (C'est tout à fait Jean-Jacques
+à Montmorency: «J'interpelle, dit Jean-Jacques,
+tous ceux qui m'ont vu durant cette
+époque, s'ils se sont jamais aperçus que cet état
+m'ait un instant ébloui,... s'ils m'ont vu moins uni
+dans mon maintien, moins simple dans mes
+manières», etc...) Chateaubriand continue intrépidement:</p>
+
+<blockquote><p>
+Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous;
+le duc de Wellington m'a demandé; M. Canning me
+cherche; lady Jersey m'attend à dîner avec M. Brougham;
+lady Gwydir m'espère, à dix heures, dans sa
+loge à l'Opéra; lady Mansfield à minuit, à Almack's.
+Miséricorde! où me fourrer? Qui m'arrachera à ces
+persécutions?...
+</p></blockquote>
+
+<p>Et ce ton se poursuit durant plusieurs pages, et
+c'est tout à fait affligeant. Car, est-ce que je me
+trompe? Est-ce qu'il n'y a pas, au fond de cela,
+une véritable niaiserie? (Disons: une surprenante
+candeur.) Jamais bourgeois n'a été à ce point
+ébloui d'être ambassadeur ou ministre. Et pourtant
+ce n'était pas une si grande affaire, même en
+ce temps-là. Beaucoup le sont ou l'ont été, et
+nous voyons tous les jours qu'on peut l'être sans
+génie. Mais Chateaubriand est au moins aussi
+fier de l'avoir été que d'avoir écrit <i>Atala</i>. Une de
+ses plus grandes joies est d'être appelé <i>Votre
+Excellence</i>.</p>
+
+<p>Pareillement, une de ses plaies, c'est que, étant
+grand poète, on ne consent pas qu'il puisse être
+en même temps grand politique ou grand diplomate.
+Les nombreux passages où il se révolte
+contre cette prévention ne sont pas sans quelque
+inconsciente bouffonnerie. Notez que, pour ma
+part, j'admets sans hésiter que Chateaubriand
+fut aussi intelligent, même des choses de la diplomatie,
+qu'un Talleyrand, un Metternich ou un
+Canning; qu'il fut même capable de vues plus
+profondes et plus étendues, et qu'il écrivit de plus
+belles dépêches. Ce qui a pu lui manquer pour être
+un grand diplomate ou un grand politique autrement
+que par ses vues, ce sont peut-être, ce sont
+sûrement des qualités dont lui-même faisait peu
+de cas: la souplesse, l'art de feindre et de tromper,
+de se servir des vices des autres, l'art d'attendre,
+la faculté de s'attacher très longtemps à un même
+dessein et de ne se laisser rebuter ni par les insuccès
+ni par les avanies. C'est par là (et par les occasions),
+non par l'intelligence, qu'un Talleyrand a pu
+l'emporter, comme diplomate, sur l'auteur d'<i>Atala</i>.
+Chateaubriand devrait donc s'en consoler: mais
+il ne s'en console pas, parce qu'il voudrait avoir
+été tout et qu'il désire toutes les formes de la
+gloire.</p>
+
+<p>Cette vanité monstrueuse semble bien marquer,
+chez un homme qui a tant rêvé, un manque
+étrange de vie intérieure, de réflexion sur soi.
+C'est que la rêverie n'est point la réflexion ni la
+méditation. Chateaubriand est un grand inventeur
+de sensations et d'images; mais aussi il est
+en proie aux images et aux sensations. Il est à
+remarquer que ceux qui ont trouvé beaucoup
+d'images s'en savent meilleur gré, cèdent plus
+facilement à la vanité, que ceux qui ont trouvé
+beaucoup de pensées. Ceux-ci (les hommes du
+type de Descartes, si vous voulez) ou sont assez
+aisément modestes, ou bien ont l'orgueil farouchement
+silencieux. Ceux-là, au contraire, ne concevant
+la gloire que présente, tangible, concrète,
+sont séduits par elle comme par une image plus
+belle que les autres, et à laquelle ils s'attachent
+violemment. C'est un grand écueil pour la modestie
+et pour le bon sens que d'être celui qui a le don
+de faire plus de métaphores que ses contemporains.</p>
+
+<p>C'est égal, il est vraiment désobligeant de voir
+un homme d'un si grand génie si constamment
+préoccupé de ce qu'il paraît aux yeux des autres
+hommes, si entêté d'être toujours le plus beau,
+le plus original, le plus fort, le plus élu par le destin.
+Certes, on l'aime quand même: mais, sans cette
+vanité qui ne se repose jamais, on l'aimerait mieux;
+les <i>Mémoires</i> feraient encore plus de plaisir; on
+n'aurait point contre lui de mauvaises humeurs;
+il serait plus grand, à quoi il aurait dû songer quand
+sa vanité le démangeait. De si nombreuses marques
+de faiblesse d'esprit nous font pour lui un vrai
+chagrin. Nous plaignons ce grand homme d'être,
+à certains égards, plus naïf et plus dupe que
+nous, de nous donner avantage sur lui, de nous
+prodiguer les occasions de le considérer avec un
+sourire. C'est un scandale dont nous rougissons
+nous-mêmes. Et alors nous nous demandons si
+cette vanité incoercible, qui lui fait à chaque
+minute emplir l'univers de son moi, n'est pas
+quelque chose de proprement morbide chez ce
+fils et frère de neurasthéniques. (Des médecins
+ont cru démontrer récemment l'hystérie et la
+demi-folie de Chateaubriand. Quand les médecins
+s'y mettent...) Et enfin parmi tout cela, nous
+sentons en lui une sorte d'innocence, et nous osons
+prendre en pitié ce grand homme de n'avoir pas
+su ménager sa gloire au lieu de la dévorer ainsi;
+nous nous souvenons que la vanité contient une
+souffrance; et nous ne voulons plus nous rappeler
+que la magie de sa phrase.</p>
+
+<p>Si je me suis étendu sur ce cas de Chateaubriand,
+c'est que je crois bien qu'il reste unique. Car sans
+doute il a légué aux romantiques son immodestie,
+mais non point une immodestie égale. La principale
+vanité de Lamartine consiste à dire, comme
+Mascarille, que tout ce qu'il fait lui vient naturellement,
+qu'il improvise tout et que les vers ne sont
+pour lui qu'un divertissement. Je ne pense pas
+que Victor Hugo, dans son fond, ait été plus
+modeste que Chateaubriand: mais, en somme, il
+a plus de politesse. Il ne manque jamais d'employer
+les anciennes formules de modestie des hommes
+bien élevés (ce que Chateaubriand fait d'ailleurs
+aussi <i>quelquefois</i>). Dans ses préfaces, Hugo paraît
+plutôt orgueilleux que vaniteux; il ne dit
+pas: «je», mais «on», «nous», «l'auteur», «le
+poète». Il est surtout solennel et sibyllin. Sa principale
+vanité, c'est de se donner l'air d'un profond
+penseur; c'est de dire, par exemple, dans la préface
+de la <i>Légende des siècles</i>: «... L'auteur, du
+reste, pour compléter ce qu'il a dit plus haut, ne
+voit aucune difficulté à faire entrevoir, dès à
+présent, qu'il a esquissé dans la solitude une sorte
+de poème d'une certaine étendue où se réverbère
+le problème unique, l'Être, sous sa triple face:
+l'Humanité, le Mal, l'Infini; le progressif, le relatif,
+l'absolu; en ce qu'on pourrait appeler trois
+chants: la <i>Légende des siècles</i>, la <i>Fin de Satan</i>,
+<i>Dieu</i>.» Voyez aussi les préfaces lourdement
+insensées de presque tous ses drames. Et nous
+savons bien que lui aussi est plein et débordant
+de lui-même: mais il se tient encore assez convenablement.
+Dans l'expression de son orgueil ou
+de sa vanité, Hugo reste plus «vieille France»
+que Chateaubriand.</p>
+
+<p>La vanité de Chateaubriand a souvent pour
+complice son imagination de Celte... Je n'irai pas
+si loin que le Celte Charles Le Goffic, qui (dans la
+deuxième série de l'<i>Âme bretonne</i>), comparant le
+mirage armoricain au mirage méridional, dit que,
+du moins, les Méridionaux «mesurent le mirage»;
+ce que les Celtes ne font pas, «parce que la pluie
+et la brume n'offrent point les mêmes facilités de
+vérification que le soleil et ne sauraient servir
+comme lui à contrôler l'illusion qu'elles ont créée».
+Il assure que les Celtes croient aisément à leurs
+inventions, que «l'auto-suggestion est fréquente
+chez eux». Mais ici il faut distinguer. Chateaubriand
+sait très bien s'il a vu, ou non, Washington
+et s'il a bu, ou non, de l'eau du Mississipi (il n'y
+a même que lui qui le sache). Là, je ne crois pas
+du tout à l'auto-suggestion. Mais, sur le détail des
+événements, oui, il peut lui arriver de s'abuser
+lui-même. Ayant oublié le vrai à force d'y rêver,
+et parce que ce qu'il raconte est souvent très loin
+dans le temps, il nous donne, à la place, ce qui lui
+paraît le plus beau ou le plus avantageux. Il ne
+travestit pas la vérité avec préméditation: mais,
+comme il ne la sait plus très bien, il la reconstitue,
+il comble les lacunes de sa mémoire par le travail
+de son imagination, toujours subordonné au désir
+de paraître tel qu'il voudrait avoir été. C'est là,
+chez lui, je crois, la part du mirage celtique. La
+vérité lui est moins chère que la beauté. Très souvent,
+il compose ses <i>Mémoires</i> comme un poème.</p>
+
+<p>Avec tout cela, les <i>Mémoires d'outre-tombe</i> sont
+un des monuments les plus éclatants et les plus
+vastes de notre littérature. C'est fait d'autobiographie,
+de souvenirs personnels, de confessions,
+d'anecdotes, de portraits, de lettres, de morceaux
+d'histoire, de descriptions, d'impressions de
+voyage, de rêveries. La composition en est large
+et libre, mais cependant attentive et savante. Il
+a eu tout le loisir de la surveiller. Il commence ses
+<i>Mémoires</i>, dit-il, en octobre 1811, au lendemain de
+la publication de l'<i>Itinéraire</i>, à quarante-trois ans.
+De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, son
+enfance, sa jeunesse, jusqu'au départ pour l'Amérique.
+Il est interrompu par son rôle politique
+sous la Restauration. Mais, en 1821 et 1822, à
+Berlin et à Londres, il raconte les commencements
+de la Révolution, le voyage en Amérique, l'armée
+des princes, l'exil à Londres, la rentrée en France.
+Il reprend la plume en 1828, écrit son ambassade
+de Rome, la fin du règne de Charles X, la Révolution
+de Juillet, le voyage à Prague et à Venise. Et
+enfin, de 1836 à 1839, revenant en arrière, il dit
+ce qu'il a fait et ce qu'il a vu de 1800 à 1828,
+c'est-à-dire presque toute sa carrière littéraire et
+presque toute sa carrière politique.</p>
+
+<p>Ces dates de la composition des <i>Mémoires</i> ont
+leur intérêt et expliquent diverses choses. Il est
+jeune encore (quarante-trois ans) quand il raconte
+son enfance et sa jeunesse. Il a passé la soixantaine
+lorsqu'il nous raconte ses derniers voyages
+avec un charme si puissant de mélancolie. Et il
+est tout à fait vieux (de soixante-huit à soixante et
+onze ans) lorsqu'il nous raconte sa vie politique
+et l'histoire de l'Empereur, qu'il voit déjà avec un
+notable recul. Il ne faut pas oublier que chaque
+époque de sa vie (sauf la dernière) est remémorée
+et, si l'on peut dire, <i>ressentie</i> par lui vingt, trente,
+quarante ans après, et par conséquent enrichie et
+transformée. Cela nous promet peu d'exactitude,
+je ne dis pas quant aux souvenirs des faits (car
+il a des notes abondantes), mais quant au souvenir
+des sentiments éprouvés jadis. En revanche,
+c'est une condition excellente pour la poésie. Il
+l'a lui-même merveilleusement expliqué dans sa
+<i>Préface testamentaire</i>:</p>
+
+<blockquote><p>
+Les <i>Mémoires</i>, divisés en livres et en parties, sont
+écrits à différentes dates et en différents lieux: ces
+sections amènent naturellement des espèces de prologues
+qui rappellent les accidents survenus depuis
+les dernières dates et peignent les lieux où je reprends
+le fil de ma narration. Les événements variés et les
+formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns
+dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes
+prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et
+que, dans mes jours de tribulation, je retrace mes
+jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges
+divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la
+gravité de mes années d'expérience attristant mes
+années légères, les rayons de mon soleil, depuis son
+aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant
+comme des reflets épars de mon existence,
+donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail:
+mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon
+berceau; mes souffrances deviennent du plaisir, mes
+plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces <i>Mémoires</i>
+sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue.
+</p></blockquote>
+
+<p>Quatre grandes divisions: Première partie:
+Années de jeunesse; le soldat et le voyageur
+(1768-1800).&mdash;Deuxième partie: Carrière littéraire
+(1800-1814).&mdash;Troisième partie: Carrière
+politique (1814-1830).&mdash;Quatrième partie: Les
+dernières années.&mdash;Et tout cela forme douze
+volumes dans l'édition originale et six volumes de
+cinq à six cents pages dans l'édition Edmond
+Biré.</p>
+
+<p>De ces quatre parties, il est difficile de dire
+quelle est la plus belle. Il ne me semble pas qu'au
+cours de ces trois mille pages il y ait des défaillances
+sérieuses ni même des moments de sommeil. L'intérêt
+se maintient parce que, au fond, l'intérêt qu'il
+prend aux choses, c'est toujours l'intérêt qu'il
+prend à lui-même. Le style, presque tout en sensations
+et en images, ne faiblit point. Cette façon
+d'écrire, qui est comme une gageure, se soutient
+jusqu'au bout, ou même, en avançant,
+paraît plus surprenante. Peut-être y a-t-il, dans
+la partie qui a été la dernière écrite et qui est celle
+du milieu, plus d'audace et plus de raccourci
+dans l'expression et, si vous le voulez, plus de
+mauvais goût, mais un mauvais goût plus éclatant.
+Il n'a achevé ses <i>Mémoires</i>, je vous l'ai dit,
+qu'à soixante-treize ans (et n'a cessé d'ailleurs de
+les retoucher jusqu'à sa mort). Mais il a su prendre,
+ou contre les atteintes de la vieillesse, ou pour
+que ces atteintes ne paraissent pas, une bien
+ingénieuse précaution. Il a écrit la quatrième
+partie, l'histoire de ses dernières années, avant
+d'écrire celle de sa carrière littéraire et politique...
+Pourquoi? Il pensait que, de cette manière, il y
+avait plus de chances que les derniers livres des
+<i>Mémoires</i>, écrits avant la vieillesse et, à la différence
+des autres, sur des faits encore récents,
+laissassent le lecteur sur une impression de force et
+de vie. Si, plus tard, l'âge le trahissait dans la
+narration de la période médiane de son existence,
+cela se sentirait moins dans le courant de l'immense
+récit; et, si la mort le venait prendre au milieu
+de sa tâche, l'&oelig;uvre du moins aurait le beau <i>finale</i>
+et les conclusions qu'il voulait. Et, puisqu'il est
+mort à quatre-vingts ans, il n'avait pas besoin
+de faire ces calculs: mais je suis persuadé qu'il
+les a faits, et que les <i>Mémoires</i> y ont gagné.</p>
+
+<p>Maintenant, encore que les <i>Mémoires</i> soient
+presque partout délicieux ou magnifiques, les
+premiers livres ont gardé, je crois, un charme
+particulier. Ce coin de Bretagne, ces vieilles gens,
+ces vieilles m&oelig;urs, ce château de Combourg, cette
+enfance rêveuse et passionnée, il n'y a rien
+au-dessus de cela. Ces souvenirs lointains, c'est
+en même temps ce que l'auteur a peut-être le
+plus profondément senti et sans doute le plus
+«romancé». Ce Chateaubriand adolescent, le
+voilà, le vrai «René», bien supérieur à celui de
+la Nouvelle. Il n'y a de comparable à cela que les
+premiers livres des <i>Confessions</i> de Jean-Jacques.
+Jean-Jacques parle déjà comme René: «J'étais
+inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais,
+je désirais un bonheur dont je n'avais pas l'idée,
+et dont je sentais pourtant la privation.» C'est
+le même mal charmant. Seulement la grâce des
+choses est plus familière autour du jeune Jean-Jacques
+qu'autour du jeune René; et, d'autre
+part, l'enfant souillé de l'horloger de Genève fait
+plus de pitié, serre plus le c&oelig;ur que le petit gentilhomme
+de Combourg. Mais les tableaux de l'adolescence
+de celui-ci sont d'une poésie somptueuse
+et sont un délice pour l'imagination. Et il faut
+lire tour à tour les récits de Jean-Jacques et les
+récits de René, selon qu'on veut être douloureusement
+triste, ou triste avec volupté.</p>
+
+<p>Puis, c'est le tableau des commencements de
+la Révolution. Cela est d'une couleur intense,
+quoiqu'il écrive ces pages après 1830, alors qu'autour
+de lui on commençait à pallier les crimes de
+la Révolution et à transfigurer les criminels. Chateaubriand
+se souvient avec intégrité. Il voit la
+plupart des révolutionnaires comme les verront
+Taine et Renan, c'est-à-dire stupides autant que
+scélérats. C'est le voyage en Amérique, un nouvel
+et définitif arrangement de ce voyage où, ne voulant
+perdre aucune de ses descriptions, pas même
+celles des choses qu'il ne peut avoir vues, il a soin
+de rester un peu vague sur les dates, sur les distances
+et sur les procédés de locomotion. C'est
+l'armée des princes, et c'est le séjour à Londres,
+où je ne dis point qu'il exagère ses souffrances,
+mais où l'on sent bien qu'il ne les atténue pas.
+C'est le <i>Génie du christianisme</i> et la gloire... et
+c'est Napoléon.</p>
+
+<p>Napoléon est l'homme qui l'a le plus hanté;
+c'est le seul en qui il reconnaisse un égal. J'ai déjà
+parlé de l'émulation que la fortune de Napoléon
+avait suscitée chez les plus forts de ses contemporains.
+Ce sentiment d'émulation, Chateaubriand
+en Angleterre, inconnu et pauvre, sans autre bien
+que la conscience de son génie, ce sentiment
+d'envie et de rivalité personnelle, Chateaubriand
+l'éprouve déjà. Écoutez ces aveux:</p>
+
+<blockquote><p>
+Je comptais mes abattements et mes obscurités à
+Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon; le
+bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans
+mes promenades solitaires; son nom me poursuivait
+jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes
+indigences de mes compagnons d'infortunes et les
+joyeuses détresses de Peltier. Napoléon était de mon
+âge: partis tous les deux du sein de l'armée, il avait
+gagné cent batailles que je languissais encore dans
+l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de
+sa fortune. <i>Resté si loin derrière lui, le pouvais-je
+jamais rejoindre?</i> Et, néanmoins, quand il dictait des
+lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées
+et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau
+à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de
+Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je
+donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures
+oubliées qui s'écoulaient en Angleterre, dans une petite
+ville inconnue?
+</p></blockquote>
+
+<p>Il est bien clair qu'il l'aurait donnée. Mais
+écoutez encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Je quittai l'Angleterre quelques mois après que
+Napoléon eut quitté l'Égypte; nous revînmes en
+France presque en même temps, lui de Memphis, moi
+de Londres; il avait saisi des villes et des royaumes,
+ses mains étaient pleines de puissantes réalités: je
+n'avais encore que des chimères.
+</p></blockquote>
+
+<p>L'histoire des sentiments de Chateaubriand
+pour Napoléon est intéressante. Nous en avons
+déjà vu quelque chose. Il commence par être, avec
+presque toute la France, ardent pour le premier
+Consul. Il accepte, nous l'avons vu, d'être secrétaire
+d'ambassade à Rome, puis ministre dans le
+Valais, mais donne sa démission à l'occasion du
+meurtre du duc d'Enghien, beaucoup par une
+très noble indignation, un peu parce qu'il ne
+tenait guère à rester petit agent diplomatique de
+l'homme dont il s'estimait l'égal (n'était-il pas, lui,
+par le <i>Génie du christianisme</i>, le vrai restaurateur
+de la religion?) Pendant l'Empire, deux fois il
+libère sa conscience: par l'article du <i>Mercure</i>, et
+par son discours de réception à l'Académie;
+manifestations généreuses, mais sans grand danger:
+madame de Chateaubriand est impérialiste, l'empereur
+le sait; le meilleur ami de Chateaubriand est
+Fontanes, qui sait le défendre à l'occasion; plusieurs
+de ses autres amis, Joubert, Clausel de Coussergues,
+Pasquier, Rémusat, Guéneau, sont fonctionnaires
+de l'empereur. Au surplus, Napoléon
+aime la prose de Chateaubriand et ne déteste
+point l'homme. Et Chateaubriand admire dans
+Napoléon le seul égal qu'il se reconnaisse ici-bas.
+Mais, vers les dernières années, l'empereur devient
+décidément insupportable. En même temps, son
+étoile pâlit. Après Moscou, après l'Espagne, après
+Leipsick, Chateaubriand entrevoit la possibilité
+d'une restauration où il croit qu'il serait tout et
+connaîtrait à son tour la puissance matérielle et
+les grandeurs de chair. Et c'est pourquoi il écrit
+<i>De Buonaparte et des Bourbons</i>, où il sait bien lui-même
+qu'il rabaisse l'empereur à l'excès et le défigure.
+C'est qu'il lui faut abattre son «rival», et
+c'est qu'il veut que la Restauration soit son &oelig;uvre.
+Mais après 1830, Napoléon est mort depuis dix ans.
+Sa légende s'est faite. Chateaubriand n'oserait
+plus parler de lui comme en 1814. «Le train du
+jour, écrit-il, est de magnifier les victoires de Bonaparte.»
+Il proteste pour sa part: «C'est que, dit-il,
+les patients ont disparu; on n'entend plus les
+imprécations, les cris de douleur et de détresse
+des victimes; on ne voit plus la France épuisée,
+labourant son sol avec des femmes... On oublie
+que tout le monde se lamentait des triomphes...
+On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les
+ministres, les proches de Napoléon étaient las de
+son oppression et de ses conquêtes, las de cette
+partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette
+existence remise en question chaque matin par
+l'impossibilité du repos.» Lui, Chateaubriand,
+s'en souvient sans doute: mais, depuis que l'autre
+n'est plus là, il sait qu'il est, lui, le seul grand
+homme vivant. Il est, aux yeux de la France, le
+patriarche des lettres. Il jouit de sa gloire désencombrée
+de Napoléon, et cela lui conseille, à
+l'égard de son rival mort, la magnanimité.</p>
+
+<p>L'histoire de Napoléon par Chateaubriand est
+splendide. Et elle est quelquefois profonde. Sur
+les commencements de Bonaparte: «Il a pris
+croissance dans notre chair; il a brisé nos os. C'est
+une chose déplorable, mais il faut le reconnaître,
+si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature
+humaine et le caractère des temps: une partie de
+la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé
+dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour
+servir ceux qui ont passé à travers ses crimes: une
+origine innocente est un obstacle.»</p>
+
+<p>Sans doute, il fait de Bonaparte un monstre en
+morale. Il croit aux cruautés qu'on lui prête, et
+par exemple à l'empoisonnement des pestiférés de
+Jaffa; il relève les folies et les crimes, mais en
+même temps il ne se lasse pas de glorifier, dans
+le monstre, un prodige de génie. Il a vu que la
+faculté dominante de Bonaparte était l'imagination
+et comment il subissait l'attrait du gigantesque,
+et le rêve de l'Orient et de l'aventure
+d'Alexandre. Il reconnaît en lui un frère de rêve
+qui a mal tourné:</p>
+
+<blockquote><p>
+... À peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds qu'il
+paraît en Égypte; épisode romanesque dont il agrandit
+sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une
+épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il
+emporta se trouvaient: <i>Ossian</i>, <i>Werther</i>, la <i>Nouvelle
+Héloïse</i> et le <i>Vieux Testament</i>: indication du chaos
+de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives
+et les sentiments romanesques, les systèmes et les
+chimères, les études sérieuses et les emportements de
+l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions
+incohérentes du siècle, il tira l'Empire; songe
+immense, mais rapide comme la nuit désordonnée
+qui l'avait enfanté.
+</p></blockquote>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<blockquote><p>
+Durant la traversée, Bonaparte se plaisait à réunir
+les savants et provoquait leurs disputes; il se rangeait
+ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus
+audacieux; il s'enquérait si les planètes étaient habitées,
+quand elles seraient détruites par l'eau ou par le
+feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de
+l'armée céleste.
+</p></blockquote>
+
+<p>En somme, Chateaubriand doit à Napoléon ses
+plus belles phrases et ses images les plus surprenantes.
+Et il était si heureux de les trouver, et
+de les entasser, et d'en trouver encore, que cela
+lui devenait égal de paraître attribuer à son
+ennemi, tout en le maudissant, une grandeur surnaturelle.
+Rien de plus magnifique, ni qui soit
+d'une plus merveilleuse virtuosité, que le récit
+de la campagne de Russie (qu'il n'a pas vue).
+Laissez-moi citer un peu, pour le plaisir:</p>
+
+<blockquote><p>
+... Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre
+Bonaparte le monde politique, l'injuste occupation
+de Rome lui rendit contraire le monde moral: sans
+la moindre utilité, il s'aliéna comme à plaisir les
+peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre les deux
+précipices qu'il avait creusés aux deux bords de sa
+vie, il alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction
+au fond de l'Europe, comme sur ce pont que
+la mort, aidée du mal, avait jeté à travers le chaos.</p>
+
+<p>... Il ne restait d'autre ressource que... de rentrer
+à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs:
+on le pouvait: les oiseaux du ciel n'avaient pas encore
+achevé de manger ce que nous avions semé pour
+retrouver nos traces.</p>
+
+<p>... De vastes boucheries se présentaient, étalant
+quarante mille cadavres diversement consumés. Des
+files de carcasses alignées semblaient garder encore
+la discipline militaire; les squelettes détachés en
+avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient
+les commandants et dominaient la mêlée des morts.</p>
+
+<p>... L'effrayant remords de la gloire se traînait vers
+Napoléon. Napoléon ne l'attendit pas.</p>
+
+<p>... Tout disparaît sous la blancheur universelle. Les
+soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir;
+leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le
+mousquet dont le toucher les brûle... leurs méchants
+habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent,
+la neige les couvre; ils forment sur le sol de petits
+sillons de tombeaux... Des corbeaux et des meutes
+de chiens blancs sans maîtres suivent à distance cette
+retraite de cadavres.</p>
+
+<p>... Quelques soldats dont il ne restait de vivant
+que les têtes finirent par se manger les uns les autres
+sous des hangars de branches de pins... Les Russes
+n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions
+de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait
+vagabonder après lui... La bande à la face violette et
+dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts,
+marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons
+en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des
+habitations échauffées par des poêles, les malheureux
+expirèrent: leur vie se fondit avec la neige dont ils
+étaient enveloppés.
+</p></blockquote>
+
+<p>Sur Napoléon à Sainte-Hélène:</p>
+
+<blockquote><p>
+Aucun homme de bruit universel n'a eu une fin
+pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point,
+comme à sa première chute, autocrate de quelques
+carrières de fer et de marbre, les unes pour lui fournir
+une épée, les autres une statue; aigle, on lui donna
+un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil
+jusqu'à sa mort, et d'où il était vu de toute la terre.</p>
+
+<p>... Vivant, il a manqué le monde; mort, il le possède.
+</p></blockquote>
+
+<p>Sur l'île de Sainte-Hélène:</p>
+
+<blockquote><p>
+... Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on
+appelle la lumière de la mer, lumière produite par des
+myriades d'insectes dont les amours, électrisées par
+les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations
+d'une noce universelle. L'ombre de l'île,
+obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile
+de diamants.
+</p></blockquote>
+
+<p>Quand il a trouvé, sur l'Empereur ou à son
+occasion, quelques centaines de phrases comme
+cela, il ne lui en veut plus guère. Et quand il
+apprend que Napoléon à Sainte-Hélène a dit:
+«Si le duc de Richelieu et Chateaubriand avaient
+eu la direction des affaires, la France serait sortie
+puissante et redoutée de ces deux grandes crises
+nationales (1814 et 1815). Chateaubriand a reçu
+de la nature le feu sacré. Son style est celui des
+prophètes», oh! alors, il ne lui en veut plus du
+tout. «Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce
+jugement <i>chatouille de mon c&oelig;ur l'orgueilleuse
+faiblesse</i>?» Alors il accorde tout ce qu'on veut;
+il reconnaît que Napoléon fut un reconstructeur,
+et ne lui reproche plus,&mdash;sévèrement, mais sans
+grande amertume,&mdash;que d'avoir peu respecté la
+liberté.</p>
+
+<p>Le récit des deux Restaurations, de la stupidité
+des vieux royalistes, de la conversion subite et
+gloutonne des anciens jacobins, ce récit où il fut
+aidé par la malice de madame de Chateaubriand
+(le <i>Cahier rouge</i>) est d'une singulière fureur de
+style, et de la plus brûlante âcreté dans les tableaux
+et dans les portraits. Mais, je l'avoue, j'ai un
+faible pour la dernière partie des <i>Mémoires</i>, pour
+les voyages à travers l'Allemagne et la Bohême.
+Il y a là, tout à la fois, une immense lassitude, une
+immense tristesse, un immense plaisir à vivre;
+partout l'idée de l'amour et de la mort et la plus
+sensuelle poésie; les plus souples passages de la
+familiarité au lyrisme; un style qui est aussi, par
+lui-même, une volupté...</p>
+
+<p>Oh! le vieux René n'a pas changé; il se demande
+en passant «ce que le monde aurait pu devenir»
+si la carrière de Chateaubriand «n'avait pas été
+traversée par une misérable jalousie» (sans doute
+celle du roi Louis XVIII), et il se fait rappeler
+par une hirondelle qu'il a été ministre des Affaires
+étrangères. Mais il se détend, semble-t-il, et s'abandonne,
+plus qu'il n'a jamais fait, à son naturel.
+Il rapporte les compliments qu'on lui fait sur sa
+jeunesse, et les étonnements sur ses cheveux noirs,
+et cela signifie qu'il a soixante-cinq ans, et que
+cela l'ennuie bien, et qu'il ne veut pas vieillir. Il
+dit à un endroit: «Pardonnez, je parle de moi, je
+m'en aperçois trop tard», et cela est d'un effet
+vraiment comique. D'autant plus que, cinq lignes
+après, exactement, il nous dit que le bibliothécaire
+de la ville de Bamberg le vint saluer à cause
+de sa renommée, «la première du monde, selon
+lui, <i>ce qui réjouissait la moelle de mes os</i>». Bref,
+il se laisse aller. Il est troublé par tous les jupons
+qui passent: la servante saxonne, la petite vierge
+de Waldmünchen, la grande fille rousse d'Egra,
+la voyageuse de Weissenstadt («Elle avait bien
+l'air de ce que probablement elle était: joie, courte
+fortune d'amour, puis l'hôpital et la fosse commune.
+Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop
+sévère à tes tréteaux!»), la petite hotteuse («Sa
+jolie tête échevelée se collait contre sa hotte... on
+voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune
+sein n'avait encore senti que le poids de la dépouille
+des vergers»), ailleurs la Louisianaise Célestine,
+et la jeune Occitanienne (<i>vulgo</i> Languedocienne),
+la «charmante étrangère de seize ans», à qui il
+conseille si tristement de ne pas l'aimer. (Vogüé
+nous apprend, dans <i>«Une Inconnue» de Chateaubriand</i>,
+que l'étrangère de seize ans en avait cinquante
+et qu'elle s'appelait madame de Vichet);
+et enfin, dans trois des pages les plus miraculeuses
+de la littérature française, il évoque sa Sylphide,
+qu'il nomme cette fois Cynthie, et sur la route de
+Carlsbad il se rappelle la molle Italie et la campagne
+romaine sous la lune. «... Mais, Cynthie, il
+n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir...
+Jeune Italienne, le temps fuit. Sur ces tapis de
+fleurs, tes compagnes ont déjà passé.» Et Lucile,
+toujours Lucile: «À la nuit tombante, j'entrai
+dans des bois. Des corneilles criaient en l'air...
+Voilà que je retournai à ma première jeunesse:
+je revis les corneilles du mail de Combourg... Ô souvenirs,
+vous traversez le c&oelig;ur comme un glaive!
+Ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés!
+Maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se
+dissipant, me laisse mieux voir ton visage.»</p>
+
+<p>Ainsi rêve l'harmonieux vieillard, inconsolable,
+mais toujours consolé. Et la conclusion des
+<i>Mémoires</i>,&mdash;après une dernière glorification de
+sa vie et de son &oelig;uvre, et un dernier glas sonné
+sur la France et l'Europe, c'est un acte de foi glacé
+dans une sorte de christianisme social,&mdash;et cette
+phrase: «Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de
+ma fosse; après quoi, je descendrai hardiment,
+le crucifix à la main, dans l'éternité.» Et, comme
+c'est une fort belle manière d'y descendre, il est
+très certainement sincère. Et le crucifix le sauvera,
+sans l'avoir autrement gêné.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="conf10"></a>DIXIÈME CONFÉRENCE</H2>
+
+<h3>DERNIÈRES ANNÉES.&mdash;CONCLUSIONS</H3>
+
+
+<p>Tel qu'il était, il fut extrêmement aimé. Il eut
+des amis fervents et constants. Il eut des amies
+amoureuses et dévouées. Il fut aimé, non seulement
+à cause de ses livres, à cause de sa gloire, et parce
+qu'il avait le plus séduisant des génies, mais parce
+qu'il était aimable. Sa vanité nous choque dans ses
+<i>Mémoires</i>, où elle s'étale sans pudeur et presque
+sans interruption: mais, dans la réalité, elle admettait
+des trêves. La passion de la solitude le prenait
+de temps en temps, et le plus grand de ses plaisirs
+paraît avoir été de voyager seul. Presque jusqu'à la
+fin de sa vie, il a couru les routes,&mdash;sans madame
+de Chateaubriand.&mdash;Mais, avec ses amis, surtout
+chez les Joubert, à Villeneuve-sur-Yonne, il était
+tout à fait «bon garçon». (Seulement, dit Joubert,
+quand il s'apercevait qu'il était bon garçon,
+il continuait en «faisant» le bon garçon.) Volontiers
+solennel et un peu tendu dans ses livres, il
+était facilement, dans la conversation, libre, familier,
+et même, à l'occasion, assez vert. Il avait ses
+vertus, nous le savons: bonté, désintéressement,
+mépris de l'argent, sentiment jaloux de l'honneur.
+Mais la conscience qu'il avait de ses vertus le
+rendait fort indulgent pour lui-même et peu attentif
+à ses propres sottises.</p>
+
+<p>Son ami Joubert a très bien vu cela dans une
+lettre célèbre, que j'ai déjà citée à propos de Jean-Jacques
+Rousseau, à qui elle s'applique aussi
+parfaitement. (Je n'oublie point que Jean-Jacques
+est une âme beaucoup plus souillée que Chateaubriand:
+mais l'illusion définie par Joubert est bien
+la même chez l'un et chez l'autre.) «Il y a, dit
+Joubert, dans le fond de ce c&oelig;ur, une sorte de
+bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce
+pauvre garçon, j'en ai bien peur, de connaître et
+de condamner les sottises qu'il aura faites, parce
+qu'à la conscience de sa conduite, qui exigerait
+des réflexions, il opposera toujours le sentiment de
+son essence, qui est fort bonne.» Que cela est
+admirablement dit! et que cela explique de choses,
+non seulement chez Jean-Jacques ou <i>René</i>, mais
+chez la plupart des hommes!</p>
+
+<p>Ce Joubert fut assurément le plus distingué des
+amis de Chateaubriand, qui a fait de lui un portrait
+amusant et tendre. Cet inspecteur général de l'Université,
+grand, sec, avec un nez pointu, était un
+vieil «original», plein de tics délicats et de manies
+angéliques. Il avait connu d'Alembert, Diderot,
+les Encyclopédistes, et les avait trouvés d'une vulgarité
+choquante. Pendant la Révolution, il se
+tapit à Villeneuve-sur-Yonne, où il recueillit
+madame de Beaumont fugitive. Mais le bruit et
+le spectacle, quoique lointain, de la Terreur, achevèrent
+de détacher Joubert de ce brutal monde des
+corps.</p>
+
+<p>Il se maria sur le tard. Il épousa par admiration
+une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très
+dévouée, consommée en mérites, d'ailleurs très
+intelligente et que Chateaubriand appréciait beaucoup.
+Il était grand amateur d'âmes féminines:
+mesdames de Beaumont, de Gontaut, de Lévis, de
+Duras, de Vintimille... Souvent malade, il aimait
+presque à l'être: il sentait que la maladie lui faisait
+l'âme plus subtile. Il déchirait, dans les livres
+du dix-huitième siècle, les pages qui l'offensaient,
+et n'en gardait que les pages innocentes dans leurs
+reliures à demi vidées. Il aimait les parfums, les
+fruits et les fleurs. Il avait des façons à lui de voir
+et de recommander la religion catholique. «Les
+cérémonies du catholicisme, écrit-il, plient à la
+politesse.» Il ne tenait pas à la vérité: il y préférait
+la beauté; ou plutôt, il les confondait avec
+une astuce séraphique. Renan eût contresigné cette
+pensée: «Tâchez de raisonner largement. Il n'est
+pas nécessaire que la vérité se trouve exactement
+dans tous les mots, pourvu qu'elle soit dans la
+pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu'un
+raisonnement ait de la grâce: or, la grâce est
+incompatible avec une trop rigide précision.»</p>
+
+<p>Joubert avait le goût à la fois très fin et hardi.
+Les nouveautés de Chateaubriand ne l'étonnèrent
+point. Il lui fut un très clairvoyant conseiller.
+Au moment où Chateaubriand, écrivant le <i>Génie
+du Christianisme</i>, s'appliquait à y mettre de l'érudition,
+Joubert écrivait à madame de Beaumont:
+«Dites-lui qu'il en fait trop; que le public se souciera
+fort peu de ses citations, mais beaucoup de
+ses pensées; que c'est plus de son génie que de son
+savoir qu'on est curieux; que c'est de la beauté, et
+non pas de la vérité, qu'on cherchera dans son
+ouvrage; que son esprit seul, et non pas sa doctrine,
+en pourra faire la fortune.» Ceci n'est point timide,
+et Joubert ajoutait: «Qu'il fasse son métier;
+qu'il nous enchante. Il rompt trop souvent les
+cercles tracés par sa magie; il y laisse entrer des
+voix qui n'ont rien de surhumain, et qui ne sont
+bonnes qu'à rompre le charme et à mettre en fuite
+les prestiges. Les in-folio me font trembler.»
+Joubert avait pour Chateaubriand une admiration
+amusée et une indulgence presque paternelle
+malgré le peu de différence des âges (treize ans). Il
+connaissait Chateaubriand beaucoup mieux que
+celui-ci ne se connaissait lui-même; et, tout en le
+jugeant et sans être jamais sa dupe, il l'aimait
+avec une vraie tendresse. Et Chateaubriand aimait
+Joubert, parce qu'il se savait totalement compris
+de ce pénétrant ami, et qu'il le sentait plus purement
+intelligent que lui-même, mais, au reste,
+simple amateur très élégant et qui ne pouvait lui
+porter ombrage; et enfin parce que Joubert était
+une singulière et délicieuse créature.</p>
+
+<p>L'autre grand ami, c'est Fontanes. Chateaubriand
+l'avait connu à Paris, puis retrouvé à Londres
+dans l'exil, quand ils étaient jeunes tous
+deux. La constance de leur amitié fut belle. Chateaubriand
+lui pardonna d'être très tôt rallié à
+l'Empire, président du Conseil législatif en 1804,
+grand maître de l'Université en 1808, et sénateur
+en 1810. Il l'aimait assez pour lui demander continuellement
+des services (dès 1799), et il consentit
+toujours à être son obligé, parce que c'était lui.
+Deux traits me font assez goûter Fontanes. Ce
+parfait fonctionnaire, cet orateur officiel de l'Empire
+était un homme d'un tempérament dru, d'une
+conversation aussi riche et déchaînée que ses écrits
+étaient polis et mesurés; il avait dans l'intimité
+«quelque chose de brusque, d'impétueux et
+d'athlétique» (Sainte-Beuve) qui l'avait fait comparer
+par ses amis, dans leurs promenades au jardin
+des Tuileries, au sanglier d'Érymanthe («goinfre
+et gouailleur», l'appelle Peltier). Cet homme
+si habile se revanchait ainsi de ses prudences et
+souplesses publiques. Et, pareillement, ce poète un
+peu timide, ce prosateur tempéré, «classique»,
+eut l'esprit d'applaudir, tout de suite et sans aucune
+hésitation, aux nouveautés des <i>Natchez</i> et
+qu'il connut manuscrits.</p>
+
+<p>Puis il y a Chênedollé. Chênedollé mérite un
+souvenir: 1° parce que son nom est charmant;
+2° pour les belles <i>interviews</i> (comme nous dirions
+aujourd'hui) qu'il prit à Rivarol; 3° pour avoir été
+mélancolique à ce point que ses amis l'appelaient
+le Corbeau; 4° pour avoir profondément aimé Lucile
+et pour avoir voulu l'épouser; 5° parce que ses
+vers paraissaient «d'argent» à Joubert et «lui
+donnaient la sensation d'un clair de lune»;
+6° parce qu'il a été le plus distingué des poètes qui
+ont failli être Lamartine avant Lamartine.</p>
+
+<p>Il y a le <i>rêveur</i> Ballanche. L'épithète ne convient
+à personne aussi totalement qu'à ce Lyonnais qui
+fit des mélanges à la fois surprenants et pâles de
+christianisme, d'humanitarisme et d'hellénisme.
+Et il y en a beaucoup d'autres...</p>
+
+<p>Et puis, il y a les amies. Elles sont assez nombreuses.
+Mais il est vrai qu'il vécut quatre-vingts
+ans. Quelques personnes ont affecté de croire
+au platonisme de ces amours: M. l'abbé Pailhès
+par bonté, d'autres par malice... On lit dans les
+<i>Mémoires</i> de Philarète Chasles cette phrase sur Chateaubriand:
+«... Pauvre sans avilissement, riche
+sans qu'il y parût, tout puissant sans influence,
+chef de secte littéraire sans doctrine sérieuse,
+<i>amoureux sans danger pour la vertu</i>, en lui tout était
+magnificence extérieure.» «Amoureux sans danger
+pour la vertu...» j'allais dire: Ceci est une
+calomnie. Il est à remarquer que les hommes les
+plus célèbres par leurs succès auprès des femmes
+sont facilement accusés par leurs contemporains
+d'être incapables de leur faire le moindre mal.</p>
+
+<p>Je ne rappellerai que les principales amies. Il
+y a madame de Beaumont, la plus touchante,
+dont nous avons déjà parlé. Il y a madame de Custine,
+qui paraît avoir été la plus passionnée. Elle
+succéda à Pauline de Beaumont, et même du
+vivant de celle-ci. Cette échappée des massacres
+de septembre et qui avait vu guillotiner son mari,
+son beau-père, son amant, était d'une éclatante
+beauté. Boufflers lui disait en la quittant: «Adieu,
+reine des roses.» Chateaubriand dit: «La marquise
+de Custine, héritière des longs cheveux de
+Marguerite de Provence...» Elle était fort jalouse.
+Peut-être est-elle celle qui a le plus aimé Chateaubriand.
+Ses lettres à Chênedollé sont navrantes.
+Presque toutes sont sur ce thème: «Je suis plus
+folle que jamais; je l'aime plus que jamais, et je
+suis plus malheureuse que je ne puis dire.» Un
+jour, faisant visiter à un ami son château de
+Fervacques: «Voilà, dit-elle, le cabinet où je le
+recevais.&mdash;C'est ici, dit l'ami, qu'il était à vos
+genoux?&mdash;C'était peut-être moi qui étais aux
+siens.» répondit-elle avec simplicité.</p>
+
+<p>Il y a madame de Duras, qui fut pour Chateaubriand
+la plus serviable des amies. Chateaubriand
+dit qu'elle ressemblait un peu à madame de Staël,
+en quoi elle avait tort. C'est sans doute à cause de
+cela qu'il l'appelait «ma s&oelig;ur». Dans son âge mûr,
+elle écrivit des petits romans: <i>Ourika</i>, <i>Édouard</i>.
+Ourika est une jolie petite négresse qui, élevée à
+Paris dans une noble famille, y devient amoureuse
+du fils de la maison et se réfugie au couvent, où
+elle meurt. Édouard est un jeune bourgeois qui aime
+une jeune veuve d'un très grand nom, qui est aimé
+d'elle, mais qui, ne voulant ni la compromettre, ni la
+diminuer en devenant son mari, va se faire tuer dans
+la guerre d'Amérique. Ce sont des romans très délicats,
+très purs, et surtout d'un parfait et même
+d'un terrible «bon ton», avec un fond d'idées
+libérales. Il ne paraît pas que Chateaubriand ait
+beaucoup déteint littérairement sur son amie, si
+ce n'est que la négresse Ourika a pu être suggérée
+par la Peau-Rouge Atala, et que l'enfance d'Édouard
+ressemble un peu à l'enfance de René.</p>
+
+<p>Il y a madame de Noailles, «la belle Nathalie».
+C'est elle qui attendit Chateaubriand en Espagne
+après son voyage en Palestine. Quand il la retrouva,
+il eut à la consoler. Car, comme l'explique madame
+de Boigne (I, 303) «pendant l'absence de Chateaubriand,
+elle avait laissé tromper ses inquiétudes
+par les soins assidus du colonel L... Tandis qu'elle
+attendait le pèlerin de Jérusalem à Grenade, elle
+y apprit la mort du colonel. De sorte que, lorsque
+M. de Chateaubriand arriva, préparant des excuses
+pour son retard et des hymnes pour l'exactitude
+de sa bien-aimée, il trouva une femme en longs
+habits de deuil et pleurant avec un extrême désespoir
+la mort d'un rival heureux en son absence.»
+Madame de Boigne, un peu plus loin, prête à
+madame de Noailles cette confession: «Je suis
+bien malheureuse; aussitôt que j'en aime un,
+il s'en trouve un autre qui me plaît davantage.»
+Madame de Noailles était un peu chouanne et conspiratrice.
+Ce fut elle (d'après M. Albert Cassagne)
+qui attisa, chez Chateaubriand, les sentiments d'où
+sortit le fameux article du <i>Mercure</i>. Elle devint
+madame de Mouchy (en 1816, par la mort de son
+beau-père). Elle eut la raison égarée pendant les
+dernières années de sa vie. Madame de Duras, écrivant
+à madame Swetchine, semble mettre un peu
+la démence de madame de Mouchy sur le compte
+de Chateaubriand: «Je vous ai montré des lettres
+de ma pauvre amie; vous avez admiré avec moi... cette
+délicatesse, cette fierté blessée qui depuis
+longtemps empoisonnait sa vie, car il n'y a pas
+de situation plus cruelle, selon moi, que de valoir
+mieux que sa conduite... Il faut joindre à cela des
+sentiments blessés ou point compris... Tout l'ensemble
+de cette situation a produit ce que cela
+devait produire: sa tête s'est égarée...» Madame
+de Duras parle ailleurs des «chagrins dont on
+devrait mourir et dont on ne meurt pas». Enfin,
+on n'en meurt pas. Et on n'en devient pas nécessairement
+fou. Chateaubriand ne saurait être responsable
+de toutes les souffrances de ses amies.
+D'abord, elles étaient trop. Et puis elles savaient
+d'avance ce qu'il était, ce qu'il ne pouvait pas ne
+pas être.</p>
+
+<p>Enfin, il y a madame Récamier. La liaison de
+Juliette et de Chateaubriand me paraît un chef-d'&oelig;uvre
+de convenance: il était juste et décent
+que la plus grande beauté et le plus grand génie
+du temps se rencontrassent, et fussent épris l'un
+de l'autre, et que cela durât, et que cela devînt
+en quelque sorte officiel et fût, pour ainsi dire,
+consacré par l'approbation publique. Et la rencontre
+eut lieu juste au moment qu'il fallait, et dans
+les conditions les plus propres à la sauver de la
+banalité, à la préserver de la honte d'être éphémère
+et à la rendre pathétique. Et je crois que tous
+deux, très experts dans la mise en scène de leur
+gloire, en eurent conscience, vaguement d'abord,
+puis nettement, et qu'ils se regardèrent vieillir
+inséparablement, pour l'histoire.</p>
+
+<p>Elle avait quarante et un ans, il en avait cinquante,
+quand ils se connurent au lit de mort
+de madame de Staël. La destinée avait retardé
+leur réunion, pour qu'elle fût plus sérieuse, et pour
+qu'elle eût de la mélancolie. Il est vraisemblable
+(vous verrez pourquoi dans les <i>Souvenirs</i> de
+madame Lenormant et dans le livre de M. Herriot)
+que Chateaubriand reçut Juliette encore intacte;
+et il est possible qu'elle le soit demeurée, mais
+cela est beaucoup moins vraisemblable, je
+suis forcé de l'avouer. Chateaubriand la fit souffrir,
+parce qu'il ne pouvait faire autrement. Après
+trois ou quatre ans d'un bonheur si mélangé
+qu'elle l'expiait à mesure, elle s'enfuit, elle se
+réfugia à Rome. Quand elle revient, elle n'est plus
+qu'une amie; et, à partir de là, elle laisse faire le
+temps, elle lui abandonne sa beauté. (Mais je vous
+ai raconté ces choses il y a trois ans.)</p>
+
+<p>La douceur et la bonté de Juliette deviennent
+angéliques. Elle est pieuse maintenant. Son confesseur,
+le Père Morcel, disait d'elle qu'elle était
+sainte à force de tendresse. Elle ne vit plus que
+pour son ami. Elle est la servante de son génie, et la
+servante aussi de ses caprices, de ses douleurs, de
+ses infirmités, de sa vieillesse.</p>
+
+<p>Mais de vieillesse, il n'en est pas question encore.
+Il restait jeune à soixante ans: toutes ses dents,
+les cheveux obstinément noirs. Il aima très tard,
+aussi tard qu'il put. Sa situation d'idole chez
+madame Récamier ne l'empêchait point de prendre
+des distractions. Sainte-Beuve a une bien jolie
+page sur les journées d'arrière-automne de Chateaubriand:</p>
+
+<blockquote><p>
+Tant qu'il put marcher et sortir la badine à la main,
+la fleur à sa boutonnière, il allait, il errait mystérieusement.
+Sa journée avait ses heures et ses stations
+marquées comme les signes où se pose le soleil. De une
+à deux heures,&mdash;de deux à trois heures,&mdash;à tel
+endroit, chez telle personne;&mdash;de trois à quatre,
+ailleurs;&mdash;puis arrivait l'heure de sa représentation
+officielle hors de chez lui; on le rencontrait en lieu
+connu et comme dans son cadre avant le dîner. Puis
+le soir (n'allant jamais dans le monde), il rentrait au
+logis en puissance de madame de Chateaubriand,
+laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner
+avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des
+évêques et des archevêques; il redevenait l'auteur du
+<i>Génie du christianisme</i> jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire
+jusqu'au lendemain matin. Le soleil se levait plus
+beau; il remettait la fleur à sa boutonnière, sortait par
+la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie,
+liberté, insouciance, coquetterie, désir de conquête,
+certitude de vaincre de une heure jusqu'à six heures
+du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa
+vie, et trompa tant qu'il put la vieillesse.
+</p></blockquote>
+
+<p>Une de celles qui l'y aidèrent le mieux fut
+Hortense Allard (en 1843 madame de Méritens),
+l'auteur des <i>Enchantements de Prudence</i>, où elle
+raconte en effet ses «enchantements», qui sont
+ses amours. La bonne George Sand y mit en 1873,
+pour une édition nouvelle, une préface admirative.
+C'est qu'Hortense Allard est, comme elle l'écrit
+elle-même, une femme qui «suit en liberté son
+c&oelig;ur, et qui place dans sa destinée l'amour et
+l'indépendance au-dessus de tout.» George Sand
+la loue de ceci: «Elle ne s'accuse ni ne se vante
+d'avoir cédé aux passions. Elle les regarde comme
+une inévitable fatalité dont il faut subir les douleurs
+et dont on doit apprécier les bienfaits.»
+Autrement dit, c'était une femme fort galante.
+Intelligente d'ailleurs et très agréable; très écriveuse
+aussi, et qui avait la rage d'être la maîtresse
+ou l'amie des hommes célèbres; idéaliste, humanitaire,
+et, vers la fin, saint-simonienne; qui dut
+être délicieuse tant qu'elle fut à peu près jeune,
+et probablement intolérable ensuite. (Lisez sur elle
+André Beaunier dans <i>Trois amies de Chateaubriand</i>.)</p>
+
+<p>Chateaubriand la connut à Rome, en 1829 (il
+avait soixante et un ans). Voici ce qu'elle raconte
+(et vous en croirez ce que vous voudrez): «Je lui
+écrivis un petit mot, auquel il répondit tout de
+suite, et j'allai chez lui le lendemain. Il me reçut
+avec coquetterie et se montra charmant et charmé.»
+Quelques jours plus tard: «... Il me rapporta mon
+manuscrit en me disant que j'avais du génie, que
+c'était admirable. Que ne dit-il point?... Je savais
+déjà qu'un homme trouve du génie à la femme
+dont il est amoureux. Je crois le voir encore dans ce
+salon... Ce fut pourtant rapide et ridicule. Pouvait-il
+s'éprendre si vite? Et moi, devais-je le croire
+sincère? Pourquoi si peu de réflexion de mon
+côté?... M. de Chateaubriand, avec moi, jouait un
+peu la comédie, et je m'en apercevais bien. Il avait
+d'ailleurs un entraînement véritable» (qu'entend-elle
+par là?) «car il aimait beaucoup les femmes.
+Il venait chez moi une fleur à la boutonnière, très
+élégamment mis, d'un soin exquis dans sa personne;
+son sourire était charmant, ses dents étaient
+éblouissantes, il était léger, semblait heureux:
+déjà on parlait dans Rome de sa gaieté nouvelle».</p>
+
+<p>Hortense lui reproche sa guerre d'Espagne. Il
+s'explique gentiment. «Il avait, dit Hortense, un
+esprit si vaste, si tolérant... qu'excepté sur la religion
+catholique on pouvait toujours s'entendre
+avec lui.» Il rentre à Paris, elle l'y rejoint. Il la
+voit tous les jours. «Chateaubriand restait chez
+moi tous les jours deux ou trois heures de suite;
+il disait des choses tendres, aimables, souvent
+mélancoliques... Il parlait noblement de son âge,
+se disait trop imprudent, trop séduit.» «Un jour
+il vint chez moi tout chargé de ses ordres et sortant
+d'un dîner chez M. Pozzo di Borgo. Je m'amusais
+à le voir avec la Toison d'or et tant de décorations
+si bien portées.» «René, de plus en plus épris,
+me disait qu'il n'avait jamais été aimé d'une
+femme si tendre, mais il se plaignait en moi de sens
+glacés, d'une complète ignorance de ce qu'il cherchait,
+de ce qu'il désirait. Je ne savais ce qu'il
+voulait dire.» Cela m'étonne bien.</p>
+
+<p>Ils faisaient tous deux des promenades au
+Champ de Mars, qui était alors un grand espace
+inculte. Ils dînaient ensemble, très souvent, dans
+un petit restaurant près du Jardin des Plantes.
+Il était «heureux comme un enfant, doux et tendre...
+Il avait de l'appétit, et tout l'amusait».
+Il demandait du champagne, et elle lui chantait
+des chansons de Béranger: <i>Mon âme</i>, la <i>Bonne
+vieille</i>, le <i>Dieu des bonnes gens</i>. «Il écoutait ravi»,
+et reprenait les refrains. Mais Hortense, de temps
+en temps, aimait à élever la conversation. Elle fit
+connaître à son ami la <i>Symbolique</i> de Creuzer. Une
+fois, il dicta à Hortense un passage de ses <i>Études
+historiques</i>: «La Croix sépare deux mondes...»</p>
+
+<p>La liaison de Chateaubriand avec Hortense
+Allard, ou du moins leur correspondance, dura
+jusqu'en avril 1847, c'est-à-dire bien près de sa
+fin. Il lui écrivait en août 1832: «Ma vie n'est
+qu'un accident; je sens que je ne devais pas naître.
+Acceptez de cet accident la passion, la rapidité
+et le malheur: <i>je vous donnerai plus dans un
+jour qu'un autre dans de longues années</i>.» Une
+autre fois: «Je suis toujours triste, parce que je
+suis vieux... Restez jeune, il n'y a que cela de bon».</p>
+
+<p>Ainsi parlait l'auteur du <i>Génie du christianisme</i>.
+Il parlait comme l'Ecclésiaste; il parlait comme
+Anacréon ou Mimnerme; et il pensait et agissait
+comme eux. Longtemps il avait cherché dans
+l'amour, comme dit Sainte-Beuve, «l'occasion du
+trouble et du rêve». À la fin, il n'y cherche plus...
+oh! mon Dieu, que ce que Sainte-Beuve lui-même
+y cherchait au même âge. Est-il triste, ou est-il
+amusant, de découvrir ce Chateaubriand de guinguette
+et d'amours simplifiées derrière le Chateaubriand
+officiel, le chantre et le restaurateur de la
+religion?... À quoi songeait-il, rentré à l'Infirmerie
+Sainte-Thérèse ou à l'Abbaye-au-Bois? Hortense
+dit drôlement: «Sa vie était ordonnée d'une façon
+qui me répondait de lui; son âge et sa dignité
+naturelle m'étaient déjà une garantie: mais outre
+cela, il était tenu chez lui et dans le monde par des
+liens tyranniques; deux femmes âgées dont je
+n'étais pas jalouse (la sienne et une autre) le gardaient
+comme pour moi seule.»</p>
+
+<p>L'«autre» femme âgée, c'est madame Récamier.
+C'est elle que Chateaubriand retrouvait
+après les promenades et les petits dîners avec Hortense;
+mais, sur celle-là du moins, Hortense se
+trompe: ses «liens» n'avaient rien de «tyrannique».
+Et ils devinrent très doux à mesure que
+Chateaubriand vieillissait.&mdash;Très doux, mais, peu
+à peu, d'une douceur si triste!&mdash;Le 16 août 1846,
+en voulant descendre de voiture, le pied lui
+manqua et il se cassa la clavicule... Dès lors, il ne
+put plus marcher. Lorsqu'il venait à l'Abbaye-au-Bois,
+son valet de chambre et celui de madame
+Récamier le portaient de sa voiture jusqu'au salon
+de son amie, ce salon dont il était le dieu immobile
+et muet. Tous les jours il écrit à son amie de petits
+billets désespérés et tendres: «... Voici mon
+heure qui approche, et j'irai vous voir à deux heures
+et demie. À vous... Combien y a-t-il de temps que
+mes billets finissent ainsi?»&mdash;«Je vais vous
+revoir. Mon bonheur va revenir.»&mdash;«Je vous
+en supplie, ne venez pas, le temps est mauvais,
+vous attraperiez du mal. Demain, je vous reporterai
+ma triste personne.»&mdash;«Priez pour moi et
+me restez toujours attachée, c'est le moyen de
+me guérir.»&mdash;«Toujours à vous, je ne vous
+donne pas grand'chose.»&mdash;«Que je vous remercie!
+Il faut, pour achever votre générosité, que vous
+vous portiez bien. Faites-vous le bien que vous
+me faites. Tâchez de me lire; vous aurez mon dernier
+mot, comme ma dernière parole est à vous.
+À votre heure, à l'Abbaye... Aimez-moi un peu
+pour tout ce que je vous aime.»</p>
+
+<p>Et madame de Chateaubriand? Elle vivait toujours.
+On peut dire que celle-là «en avait supporté».
+Il avait commencé par l'abandonner
+pendant douze ans (de 1792 à 1804), et on ne sait
+ce qu'elle était devenue pendant ce temps-là (sinon
+qu'elle fut emprisonnée à Rennes avec Lucile, à
+cause de l'émigration de son mari, jusqu'au
+9 thermidor, et qu'elle vécut en Bretagne). Quand
+il l'a reprise, il reste le moins possible auprès d'elle.
+Il va sans elle en Grèce et en Palestine; il est, sans
+elle, ambassadeur à Berlin, puis à Londres; il
+voyage continuellement sans elle. Il semble qu'il
+n'ait pas voulu lui donner d'enfant: «Je n'ai
+jamais désiré me survivre.» Et encore: «Madame
+de Chateaubriand n'a point trouvé dans les joies
+naturelles le contrepoids de ses chagrins. Privée
+d'enfants qu'elle aurait eus peut-être dans une
+autre union...» Et enfin: «Après le malheur de
+naître, je n'en connais pas de plus grand que de
+donner le jour à un homme.» Pendant un de ses
+voyages, aux Pâquis, près Genève, le 15 septembre
+1831, il a cette effusion de bile:</p>
+
+<blockquote><p>
+Oh! argent que j'ai tant méprisé et que je ne puis
+aimer quoi que je fasse, je suis forcé d'avouer pourtant
+ton mérite; source de la liberté, tu arranges mille choses
+dans notre existence, où tout est difficile sans toi.
+Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer?...
+Quand on n'a point d'argent, on est dans la dépendance
+de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures
+qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de
+son côté; eh bien! faute de quelques pistoles, il faut
+qu'elles restent là en face l'une de l'autre à se bouder,
+à se maugréer, à s'aigrir l'humeur, à s'avaler la langue
+d'ennui, à se manger l'âme et le blanc des yeux, à se
+faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts,
+de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre:
+la misère les serre l'une contre l'autre, et, dans ces liens
+de gueux, au lieu de s'embrasser elles se mordent,
+mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans
+argent, nul moyen de fuite; on ne peut aller chercher
+un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment
+des chaînes. Heureux juifs, marchands de
+crucifix, qui gouvernez aujourd'hui la chrétienté, qui
+décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon
+après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris
+des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous
+êtes, ah! si vous vouliez changer de peau avec moi!...
+</p></blockquote>
+
+<p>Est-ce clair? Et il a voulu que l'on sût cela après
+sa mort! Il est vrai qu'il ne pensait peut-être pas
+toujours ainsi. Une fois que sa femme était malade,
+il la soigna si bien, qu'elle écrivait à madame
+Joubert: «Mon mari est un ange; j'ai peur de
+le voir s'envoler vers le ciel; il est trop parfait
+pour cette mauvaise terre.» Mais, d'autre part,
+elle était bonapartiste. Puis, Chateaubriand nous
+dit qu'elle n'avait pas lu une ligne de ses livres.
+Et sans doute c'est une façon de parler: mais cela
+indique, pour le moins, une certaine indifférence à
+l'&oelig;uvre de son mari, sinon à sa gloire. Elle l'aimait
+toutefois, cela ne paraît pas douteux; elle
+lui était dévouée; elle l'aida à conserver, parmi
+ses gaietés et ses irrégularités secrètes, un <i>decorum</i>
+extérieur; elle sut lui ménager un abri honorable
+et mélancoliquement pittoresque, à l'ombre de
+cette Infirmerie Marie-Thérèse qu'elle avait fondée
+pour y retirer de vieux prêtres et de pauvres vieilles
+femmes. Et elle supporta avec résignation madame
+Récamier et les stations quotidiennes à l'Abbaye-au-Bois.
+Mais j'imagine qu'elle devait le lui faire
+payer doucement dans le détail; car elle avait
+plus d'esprit que son mari. Même, si j'en crois sa
+façon d'écrire, à elle, je pense qu'elle avait plus
+d'admiration que de goût pour sa façon d'écrire, à
+lui. Les dernières années, elle eut sa revanche.
+Sainte-Beuve écrit en 1847: «Chateaubriand
+ne peut plus sortir de sa chambre. Madame Récamier
+l'y va voir tous les jours, mais elle ne le voit
+que sous le feu des regards de madame de Chateaubriand,
+qui se venge enfin de cinquante années
+de délaissement. Elle a le dernier mot sur le sublime
+volage, et sur tant de beautés qui l'ont tour à tour
+ravi. Cette femme est spirituelle, dévote et ironique;
+moyennant toutes ses vertus, elle se passe
+tous ses défauts.»</p>
+
+<p>Madame de Chateaubriand mourut le 9 février
+1847. Il restait seul avec sa vieille amie, infirmes
+tous deux. À la fin, il ne pouvait plus parler ni
+entendre, et elle ne pouvait plus voir. Et ils étaient
+là, l'un en face de l'autre, elle qui avait été la plus
+grande beauté, lui qui avait été le plus beau génie,
+tous deux se souvenant, tous deux se sentant déjà à
+demi morts. Cela faisait certes un émouvant tableau;
+et lui, le savait, et que la postérité le verrait s'éteignant
+ainsi, dans des conditions sublimes de tristesse.</p>
+
+<p>Le ciel lui fit la grâce de mourir avant madame
+Récamier (4 juillet 1848). Elle était venue s'installer
+chez madame Mohl pour être à portée de son
+ami mourant. «Chaque fois, dit madame Le Normant,
+que madame Récamier, suffoquée de douleur,
+quittait la chambre, il la suivait des yeux sans
+la rappeler, mais avec une angoisse où se peignait
+l'effroi de ne plus la revoir.» Le 10 juillet 1848,
+J.-J. Ampère écrivait à Bacante: «Vous pouvez
+juger dans quel état se trouvait madame Récamier,
+brisée corps et âme: depuis quelque temps,
+rien n'était plus douloureux que les soins rendus par
+elle avec un inaltérable dévouement à son illustre
+ami. Il ne parlait presque pas et il voyait à peine
+si on était près de lui; elle en était doublement
+séparée. Cet état d'anxiété perpétuelle et pareille à
+celle qu'on éprouve loin de ce qu'on aime, elle le
+ressentait à ses côtés. Elle était là quand il a cessé
+de vivre. <i>Elle ne l'a pas vu mourir.</i>»</p>
+
+<p>Le 2 juillet, il avait reçu le viatique. Le 3 juillet,
+il avait dicté ces lignes à son neveu: «Je déclare
+devant Dieu rétracter tout ce qu'il peut y avoir
+dans mes écrits de contraire à la foi, aux m&oelig;urs, et
+généralement aux principes conservateurs du bien.»
+Les années précédentes, il observait autant qu'il
+pouvait les lois de l'Église sur l'abstinence et le
+jeûne. En 1842 et 1843 tout au moins, il avait un
+confesseur: l'abbé Seguin, prêtre de Saint-Sulpice.</p>
+
+<p>Sismondi, qui rencontra Chateaubriand chez
+madame de Duras en 1813, rapporte dans son journal:
+«... Il observait la décadence universelle
+des religions tant en Europe qu'en Asie, et il comparait
+ces symptômes de dissolution à ceux du
+polythéisme au temps de Julien... Il en concluait
+la chute absolue des nations de l'Europe avec celle
+des religions qu'elles professent. J'ai été étonné de
+lui trouver l'esprit si libre.»&mdash;«25 mars 1813.
+Chateaubriand a parlé de religion chez madame de
+Duras; il la ramène sans cesse, et ce qu'il y a
+d'assez étrange, c'est le point de vue sous lequel
+il la considère: il en croit une nécessaire au soutien
+de l'État... Il croit nécessaire aux autres et à lui-même
+de croire; il s'en fait une loi, et il n'obéit
+pas.» (Il était donc revenu, peu s'en faut, à l'esprit
+de l'<i>Essai sur les révolutions</i>.) Une trentaine
+d'années plus tard, vers 1840, un peu avant l'abbé
+Seguin, chez madame Récamier, Chateaubriand,
+d'après Sainte-Beuve, dit ceci: «Je crois en Dieu
+aussi fermement qu'en ma propre existence; je
+crois au christianisme, comme grande vérité toujours,
+comme religion divine tant que je puis. J'y
+crois vingt-quatre heures; puis le diable vient qui
+me replonge dans un grand doute que je suis tout
+occupé à débrouiller.»</p>
+
+<p>Néanmoins, il semble bien que, dans ses dernières
+années, sa foi devint plus continue et plus
+paisible. Dans une lettre du 10 octobre 1848 adressée
+à madame de Marigny, Louis de Chateaubriand,
+neveu du grand écrivain, dit que son oncle avait été
+«fidèle toute sa vie (?) à la confession annuelle et
+presque toujours à la communion pascale» et
+qu'il avait même, «dans ses dernières années,
+communié assez fréquemment aux époques de
+certaines fêtes». Et Chateaubriand, vieux, nous
+dit lui-même: «Ma conviction religieuse, en grandissant,
+a dévoré mes autres convictions; il n'est
+ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule
+que moi.»</p>
+
+<p>Oui, telle devait être sa foi, fondée sur son
+nihilisme même. Mais assurément, il mourut dans
+la foi. La foi est, au fond, acte de volonté. Et,
+outre la volonté de croire, il avait celle de bien
+composer sa vie. Il l'a si bien composée, que nous
+en connaissons seulement l'image qu'il a voulu
+nous en donner: mais il est vrai aussi que, d'avoir
+passé sa vie à en composer l'image, cela même est
+ce qui nous fait le mieux connaître cet être d'orgueil,
+de tristesse et de désir sans fin.</p>
+
+<p>Après sa vie, il compose son attitude d'«outre-tombe».
+Au cours de plusieurs années, il négocie
+avec le maire de Saint-Malo et le ministère la cession
+d'un rocher pour y placer son tombeau: une
+simple dalle, avec une croix, sans un nom, parmi
+les flots. Cette affectation de n'y pas mettre son
+nom est admirable! Ah! le pauvre être préoccupé
+d'étonner, même quand il ne le saura plus. Il est si
+facile pourtant d'être détaché de soi après la mort!
+Lui non. Il a même le squelette vaniteux. Cela
+couronne cette vie splendide et vaine, vaine au
+jugement du chrétien qu'il croyait être, si ce «restaurateur
+du christianisme» ne nous a légué que
+des nuances nouvelles de mélancolie et de volupté,
+en somme, de quoi être un peu plus païens.</p>
+
+<p>Louis Veuillot écrit rudement (<i>Çà et là</i>, II):</p>
+
+<blockquote><p>
+Chateaubriand a tenu et mérité une grande place,
+mais ce n'est pas mon homme. Ce n'est ni le chrétien,
+ni le gentilhomme, ni l'écrivain tels que je les aime;
+c'est presque l'homme de lettres tel que je le hais.
+L'homme de pose, l'homme de phrase, toujours affairé
+de sa pose et de sa phrase, qui pose pour phraser,
+qui phrase pour poser, qu'on ne voit jamais sans pose,
+qui ne parle jamais sans phrase... Il est de ceux qui ne
+savent écarter aucune pensée capable de revêtir une
+belle couleur et de rendre un beau son.</p>
+
+<p><i>Atala</i> est ridicule, <i>René</i> odieux; le <i>Génie du christianisme</i>
+manque de foi; les écrits politiques manquent
+de sincérité; les <i>Mémoires</i> sont écrits pour faire admirer
+le personnage; mais ce <i>moi</i>, toujours vain et parfois
+haïssable, jette une ombre fâcheuse sur la beauté
+littéraire, souvent éclatante...</p>
+
+<p>J'ai vu à Saint-Malo le tombeau de Chateaubriand
+sur un rocher qui apparaît de loin. L'emphase de ce
+tombeau peint l'homme et ses écrits et leur commune
+destinée. Chateaubriand a exploité sa mort comme un
+talent, il a pris dans son tombeau une dernière pose,
+il a fait de ce tombeau une dernière phrase; une phrase
+qui se pût entendre au milieu de la mer; une pose qui
+se pût voir encore dans la brume et dans la postérité.
+Mais ce calcul sera trompé. N'ayant toute sa vie songé
+qu'à lui-même et rien fait que pour lui-même, Chateaubriand
+a péri tout entier. Sa gloire, placée en viager,
+est venue s'éteindre dans cette mer, dont il a voulu
+suborner le murmure pour le transformer en applaudissement
+éternel.
+</p></blockquote>
+
+<p>Un catholique comme Veuillot pouvait parler
+ainsi. Mais nous hésitons beaucoup à nous approprier
+de si dures conclusions.</p>
+
+<p>Une chose qu'il ne faut pas oublier, c'est sa
+candeur, ce «fonds d'enfance et d'innocence»
+que signale Joubert dans l'admirable lettre à Molé.
+«Il ne parle point, il ne s'écoute guère, il ne s'interroge
+jamais.» C'est, par suite, l'incapacité de se
+sentir et de se concevoir ridicule. Cela est (avec leur
+génie, bien entendu) une très grande force chez
+beaucoup d'hommes de génie.</p>
+
+<p>Il y a de la candeur dans son excessive et constante
+préoccupation de la gloire et de l'immortalité.
+Car quelle chose incertaine et courte, même en mettant
+tout au mieux, doit être la gloire pour un écrivain
+d'aujourd'hui, même très grand! Il y a de la
+candeur dans son goût pour l'emphase. Même sa
+correspondance étonne souvent par le manque de
+simplicité. Presque jamais elle n'est familière, pas
+même avec madame Récamier vieillie. Il y a de la
+candeur dans son respect superstitieux pour certaines
+formes particulièrement solennelles de la littérature,
+dans le sentiment qui lui fait écrire deux
+épopées en prose, et finalement une tragédie sacrée.</p>
+
+<p>Car, après l'<i>Itinéraire</i>, en pleine maturité de son
+talent, ce rénovateur de notre prose s'avise de
+composer une tragédie en vers: <i>Moïse</i>, par où il
+renoue, non pas précisément avec Racine, mais bien
+avec Coras et Duché. Et ce ne fut point un caprice
+ou un divertissement d'un jour. Il y apporte une
+extrême conviction et une extrême ténacité. Il
+écrit pour la préface de l'édition de 1836: «Cette
+tragédie en cinq actes, avec des ch&oelig;urs, m'a coûté
+un long travail; je n'ai cessé de la revoir et de la
+corriger depuis une vingtaine d'années.» Il dit
+encore que Talma lui avait donné d'excellents
+conseils. <i>Moïse</i>, lu au comité du Théâtre-Français,
+en 1821, fut reçu à l'unanimité. Heureusement
+pour lui, ses amis s'alarmèrent. «Les uns avaient la
+bonté de me croire un trop grand personnage pour
+m'exposer aux sifflets; les autres pensaient que j'allais
+gâter ma vie politique, et interrompre en même
+temps la carrière de tous les hommes qui marchaient
+avec moi.» Comment? je ne le vois pas
+bien; mais enfin il retira sa pièce.</p>
+
+<p>Il fit bien. (Cependant <i>Moïse</i> fut joué cinq fois
+en 1834 au théâtre de Versailles, dans des conditions
+assez misérables, à ce qu'il semble. L'auteur
+n'assistait pas à la représentation.&mdash;Voir <i>Chateaubriand
+poète</i>, par M. Charles Comte.) Mais pourquoi
+un <i>Moïse</i>? Toujours la tyrannie du rôle. L'auteur
+du <i>Génie du christianisme</i>, s'il écrivait une tragédie,
+ne pouvait écrire qu'une tragédie sacrée. «Le sujet,
+dit-il, est la première idolâtrie des Hébreux;
+idolâtrie qui compromettait les destinées de ce
+peuple et du monde.» Pendant que Moïse s'entretient
+avec Dieu sur le Sinaï, son neveu Nadab s'est
+épris d'une captive amalécite, Arzane. Le bruit
+ayant couru que Moïse est mort, Nadab se déclare
+à la belle captive, lui propose de l'épouser et de la
+couronner reine d'Amalec: Arzane, qui hait Israël,
+exige qu'en outre il adore Baal, Moloch et Phogor.
+Mais <i>Moïse</i> redescend de la montagne avec les
+tables de la loi. Nadab résiste à ses anathèmes;
+il résiste aux larmes de son père Aaron; il suit la
+séductrice, il s'apprête à sacrifier à Baal... Sur quoi
+<i>Moïse</i> fait lapider Arzane par les lévites et le peuple,
+pendant que Nadab est frappé de la foudre.</p>
+
+<p>Dans les deux ou trois dernières années de sa
+vie, le vieux Bossuet, ne pouvant plus rien faire,
+faisait des vers, parce que cela lui paraissait plus
+facile qu'autre chose. Il en faisait chaque jour par
+centaines. Il mettait en vers le <i>Cantique des cantiques</i>,
+parce que la méditation du <i>Cantique des
+cantiques</i>, c'est la volupté permise aux saints. Il
+mettait en vers l'histoire des <i>Trois amantes</i>, qui
+sont la pécheresse de saint Luc, Marie, s&oelig;ur de
+Lazare, et Marie-Madeleine. Il mettait leur histoire
+en vers, parce qu'une pécheresse, c'est une
+femme. Et ces vers ne sont pas précisément mauvais;
+mais ils sont d'une facilité effroyable. Il est
+étrange que de la même main soient partis une prose
+de tant de muscles et des vers de tant de lymphe.</p>
+
+<p>(Je crois que les meilleurs vers de Bossuet sont
+ces deux-ci, adressés à la pécheresse à propos de
+Jésus:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Jamais une plus belle proie</p>
+<p>Ne fut prise dans tes cheveux.)</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Les vers de Chateaubriand ne sont pas mauvais
+non plus. Seulement, autant sa prose est colorée
+et hardie, autant ses vers sont timides et pâles. Et
+quand il veut y mettre de la couleur, je crois que
+c'est pire:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Pour appui du dattier empruntant un rameau,</p>
+<p>Le jour j'aurais guidé ton paisible chameau.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>On sent qu'il est à la gêne. C'est Jéhovah, Moïse
+et Aaron, qui devaient avoir le beau rôle et dire les
+choses les plus belles; et il ne les a pas trouvées.
+Dans le fond, le trouble et la passion de Nadab,
+l'impureté et la perfidie d'Arzane, et le culte voluptueux
+d'Adonis font bien mieux son affaire. Son
+imagination est donc avec Amalec et l'idolâtrie.
+Or, cela ne lui sert de rien. Nadab essaye bien de
+rappeler les fureurs du René des <i>Natchez</i>:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Laisse-moi m'enchanter d'innocence et de crime,</p>
+<p>Connaître mes devoirs sans te manquer de foi,</p>
+<p>Apercevoir l'abîme et m'y jeter pour toi!</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et encore:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Ma souffrance est ma joie, et je veux à jamais</p>
+<p>Conserver la douceur du mal que tu me fais.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Mais que le «Chant de la Courtisane» est peu
+enivrant!</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i8">Viens que je sois ta bien-aimée,</p>
+<p>J'ai suspendu ma couche en souvenir de toi;</p>
+<p class="i8">D'aloës je l'ai parfumée;</p>
+<p>Sur un riche tapis je recevrai mon roi;</p>
+<p>Dans l'albâtre éclatant la lampe est allumée;</p>
+<p>Un bain voluptueux est préparé pour moi.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Dire que ces vers sont de la même plume, et
+peut-être de la même époque que l'invocation à
+Cynthie dans la quatrième partie des <i>Mémoires</i>!</p>
+
+<p>Au deuxième acte, Nadab prend congé d'Arzane
+en ces termes:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>De Moïse en ces lieux je viendrai vous apprendre</p>
+<p>Le destin. <i>Quel parti qu'alors</i> vous vouliez prendre,</p>
+<p>Contre tout ennemi prompt à vous secourir,</p>
+<p>Arzane, je saurai vous sauver ou mourir.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>C'est horrible, et c'est déconcertant. Car celui
+qui a eu la candeur d'écrire ces choses entre 1815
+et 1835 et de les publier en 1836 est le même qui a
+su tirer de notre langue des effets dont la hardiesse
+ou la langueur n'a pas été dépassée et le même
+enfin qui, à soixante-quinze ans, écrivit la <i>Vie de
+Rancé</i> (parue en 1844).</p>
+
+<p>C'était son directeur, l'abbé Seguin, qui lui avait
+conseillé d'écrire cette histoire, et Chateaubriand
+s'y mit très volontiers: car, dans la vie de ce Rancé
+qui eut une jeunesse orgueilleuse et déréglée, puis
+qui se convertit rudement et tragiquement, et
+dont la pénitence, comme les erreurs, eut l'allure
+excessive et héroïque, Chateaubriand (quoique
+beaucoup plus tempéré dans sa conversion) trouvait
+quelque chose de lui-même, croyait-il, et des
+tableaux où se complaire. Ce roman de la pénitence
+farouche prêtait au mépris des hommes
+et de la vie; et les péchés de Rancé étaient de
+ceux qu'il y a plaisir à rappeler et déplorer.</p>
+
+<p>Le livre est d'ailleurs un bric-à-brac inouï;
+l'auteur accueille tout ce qui lui remonte à la mémoire
+ou au c&oelig;ur et tout ce qui lui passe par la
+tête. Il nous entretient de lui-même autant que
+de Rancé; et ce sont de continuelles digressions.
+À propos des amours de Rancé et de la duchesse
+de Montbazon, il nous parle abondamment de
+l'Hôtel de Rambouillet. Il nous parle de Ninon, que
+pourtant Rancé ne connut pas; parce que Rancé
+alla à Chambord, il nous parle de Chambord, puis
+de Paul-Louis Courier, de François I<SUP>er</SUP>, de Londres
+et de Henri V, du duc de Guise et de la belle Marcelle
+de Castellane, de Retz, de Mazarin, etc... C'est
+ainsi tout le temps. La biographie de Rancé n'occupe
+pas le quart de l'ouvrage. Nul souci de composition;
+souvent, nul lien saisissable entre les
+phrases d'un même paragraphe; des impressions
+juxtaposées; des raccourcis surprenants, surtout
+des images, des images quand même, des images à
+tout prix.</p>
+
+<p>Déjà il les forçait volontiers dans les <i>Mémoires</i>.
+(Exemple: «Le maréchal Lannes fut blessé mortellement;
+Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia;
+l'attachement des hommes se refroidit aussi
+vite que le boulet qui les frappe.» Ou bien: «Les
+chimères sont comme la torture; ça fait toujours
+passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en
+main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs
+qui ne pouvaient se tenir debout, et que je
+prenais pour de jeunes et fringantes espérances.»)
+Mais, dans la <i>Vie de Rancé</i>, cela est constant. Il lui
+faut plus d'images, pour se divertir ou se consoler,
+à mesure que la force du sang décline en lui, et
+que ses sensations ne sont plus que des souvenirs.
+Une imagination torturée, outrée, difficile et brusque,
+est la dernière muse de ce vieillard.</p>
+
+<p>«Que fais-je dans le monde? Il n'est pas bon
+d'y demeurer lorsque les cheveux ne descendent
+plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent
+des yeux.»&mdash;«Dans l'année 1648, s'ouvrit la
+Fronde, tranchée dans laquelle sauta la France
+pour escalader la liberté.» Sur Corneille influencé
+par le goût d'outre-monts: «Mais son génie
+résista: dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui
+resta que cette tête chauve qui plane au-dessus de
+tout.» Ceci, très beau: «Ninon, dévorée du temps,
+n'avait plus que quelques os entrelacés.» Sur le
+vieux duc de Montbazon qui, devenu amoureux
+d'une joueuse de luth, se prit de querelle avec elle
+et la voulut jeter par la fenêtre: «La force manqua
+à sa vengeance: il retomba sur son lit près du
+volage fardeau que ne put soulever ni son bras ni sa
+conscience.» Sur Henri V: «Il se cachait derrière
+moi, comme le soleil derrière les ruines.» Sur le
+château de Chambord: «De loin, l'édifice est une
+arabesque; il se présente comme une femme, dont
+le vent aurait soufflé en l'air la chevelure; de près,
+cette femme s'incorpore dans la maçonnerie et se
+change en tours; c'est alors Clorinde appuyée
+sur des ruines.»&mdash;«Dom Bernard fut administré.
+À peine eut-il reçu le corps de Notre-Seigneur qu'il
+eut un pressant besoin de cracher: il se retint et
+mourut étouffé par le pain des anges.»&mdash;«... Cette
+plainte, qui sort du c&oelig;ur de Rancé, comme ces
+boîtes harmonieuses faites dans les montagnes qui
+répètent le même son.» Le c&oelig;ur de Rancé, une
+boîte à musique? Mon Dieu, oui! Il lui faut des
+images. Beaucoup des images de la <i>Vie de Rancé</i>
+sont d'un goût inquiétant, ou même d'un mauvais
+goût délicieux: c'est donc le comble de la volupté
+littéraire. Et puis, ce rythme, cette harmonie; et,
+d'autres fois, ce mystérieux, cet inachevé... À propos
+d'Abélard: «Tout a changé en Bretagne,
+hors les vagues qui changent toujours...» Et
+quand Rancé entre dans la ville des saints apôtres:
+«Ô Rome, te voilà donc encore! Est-ce ta dernière
+apparition? Malheur à l'âge pour qui la nature
+a perdu ses félicités! Des pays enchantés où rien
+ne nous attend plus sont arides: quelles aimables
+ombres verrai-je dans les temps à venir? Fi! des
+nuages qui volent sur une tête blanchie!» À propos
+de <i>Lélia</i> (car il parle de George Sand dans
+la <i>Vie de Rancé</i>): «L'insulte à la rectitude de
+la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai: mais
+madame Sand fait descendre sur l'abîme son talent,
+comme j'ai vu la rosée tomber sur la mer Morte.»
+Dans la <i>Vie de Rancé</i>, Chateaubriand dépasse sa
+manière; il est son propre décadent; il devance
+même ses ultimes disciples.</p>
+
+<p>C'est l'image à tout prix. Et, presque toujours,
+c'est l'image voluptueuse. «Chateaubriand, dit
+Maurras, communique au langage, aux mots, une
+couleur de sensualité, un goût de chair.» Maurras
+analyse et justifie très fortement et subtilement
+cette impression. Il ajoute: «Chateaubriand tient
+moins à ce qu'il dit qu'à l'enveloppe émouvante,
+sonore et pittoresque de ce qu'il dit.» Je vous
+renvoie à ces pages (<i>Trois Idées politiques</i>), et
+vous prie de lire aussi vingt pages fort belles de
+Pierre Lasserre sur la sensibilité de Chateaubriand.
+(<i>Le Romantisme français</i>.)</p>
+
+<hr />
+
+<p>Mais vous sentez bien que je retarde le plus possible
+le moment de conclure. Car, que vous dirais-je
+que vous ne sachiez?</p>
+
+<p>Vous rappellerai-je son influence sur tout le dix-neuvième
+siècle? Sans doute il a lui-même profité
+de tout le dix-huitième; même en amour, dans sa
+façon d'aimer et dans sa préoccupation de l'effet
+qu'il produit, il a souvent été comme un Valmont
+sublime; il a subi profondément l'influence de
+Rousseau (et je crois, celle de la poésie anglaise,
+dans une mesure qu'il m'est difficile de déterminer):
+mais presque toute la littérature du dix-neuvième
+siècle a subi l'influence de Chateaubriand. Faguet,
+vous vous en souvenez, dit qu'il a renouvelé
+notre imagination. Gautier l'appelait le sachem
+du romantisme. Tout dernièrement, M. Victor
+Giraud, dans l'Introduction aux <i>Pages choisies</i> de
+Chateaubriand, a montré, avec une brièveté précise,
+et qui, je crois, n'oublie rien d'essentiel, ce
+que lui doivent Lamartine, Hugo, Vigny, Musset,
+Sand, Balzac, Thierry, Michelet, Lamennais,
+Montalembert, Lacordaire, même Villemain et
+Cousin, même Auguste Comte (quand il développe
+le génie social du catholicisme), et aussi Baudelaire,
+Leconte de Lisle, même Taine, même Renan, qui ne
+l'aime point. J'indique encore Vogüé, et m'arrête
+là, ne voulant pas nommer les vivants.</p>
+
+<p>J'ajoute ceci: Chateaubriand, mort en 1848, a
+connu une très grande partie des &oelig;uvres de Lamartine,
+Hugo, Musset, Sand, Sainte-Beuve, et les six
+premiers volumes de l'<i>Histoire de France</i> de Michelet
+(1833-43). Évidemment s'il a tant agi sur les
+romantiques, quelques romantiques ont réagi sur
+lui, et peut-être (à mon avis) particulièrement
+Michelet. La prose de Chateaubriand est plus hardie
+de tours, plus surprenante de raccourcis,
+d'images ramassées et soudaines à mesure qu'on
+avance dans les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>. Tout le
+romantisme, qui paraît né de lui, a ajouté, par répercussion,
+à sa virtuosité d'écrivain. Il a voulu n'être
+vaincu, en sortilège verbal, par aucun de ses fils ou
+petits-fils.</p>
+
+<p>Il doit être content dans son immortalité, puisqu'il
+a sur toutes choses aimé la gloire.</p>
+
+<p>Il a eu l'une des plus belles vies, et des plus
+pleines, et des plus variées, et des plus émouvantes
+qu'on puisse avoir. Autant que Tamerlan ou que
+Napoléon, il a considéré et traité l'univers comme
+une proie. Il a eu «une joie d'oiseau sauvage à se
+saisir de tout pour s'évader de tout» (Lasserre).
+Ce qu'il n'a pas eu, la grande action politique (et
+encore a-t-il cru qu'il l'avait), n'ajouterait rien à sa
+renommée. Il a été aimé de beaucoup de femmes,
+et des plus distinguées de son temps, et des plus
+belles. Sa vie a été noble; il a eu quelques gestes
+vraiment beaux et qui ont été connus. Il a vu tout
+un siècle de littérature commencer à sortir de lui,
+et qui l'avouait. Il a eu à peu près autant de gloire
+qu'un homme en peut avoir, et il l'a savourée très
+longtemps. Et il a eu, en outre, l'illusion d'être
+supérieur à sa gloire et de croire qu'il la méprisait;
+car personne n'a été ni plus vaniteux, ni plus persuadé
+de la vanité des choses: double jouissance.</p>
+
+<p>Oui, il doit être content. Il a dû avoir, toutefois,
+quelques déceptions posthumes.</p>
+
+<p>Il a écrit incroyablement. Il a écrit très jeune,
+il a écrit très vieux; il a écrit presque autant que
+Bossuet; il a écrit beaucoup de choses dont je
+n'ai pu vous parler: des <i>Études historiques</i>, des
+lettres de voyage, une histoire de la littérature
+anglaise, et combien d'articles politiques et de brochures,
+et combien de vastes dépêches diplomatiques!
+Il a eu la rage d'écrire, ce qui ne l'empêche
+ni d'avoir été un éternel voyageur, ni d'avoir été
+dévoré du désir d'être un grand politique; car,
+c'est bien simple, toute sa vie il a voulu être tout
+et posséder tout. Mais enfin sa fureur dominante
+a été celle d'écrire, et il a été surtout un étonnant
+homme de lettres, et au point de dépasser d'avance
+en immodestie tous les hommes de lettres du dix-neuvième
+siècle, qui pourtant... Et, de toutes les
+&oelig;uvres qu'il a publiées de son vivant, on ne lit presque
+rien. On ne lit réellement que ses <i>Mémoires</i>,
+qui sont un roman splendide à cent actes divers,
+et qui ont toutes les beautés, excepté le charme
+déchirant et le tragique intime des <i>Confessions</i>
+de Jean-Jacques.</p>
+
+<p>Ces <i>Mémoires</i> même nous révèlent trop ce qu'il
+n'aurait probablement pas voulu que nous sachions:
+le désaccord entre son rôle et sa nature, entre son
+rôle de défenseur de la religion et de la royauté et
+son tempérament de révolté et d'homme de désir,
+de nihiliste par impossibilité d'être assouvi. Dans
+ces <i>Mémoires</i>, qui sont des confessions autrement
+qu'il ne croyait, pour y avoir trop «composé»
+sa vie, et trop visiblement, et pour y avoir étalé
+l'adoration de soi aussi naïvement qu'un enfant ou
+une femme, cet homme d'un si grand génie nous
+donne à tous, si peu de chose que nous soyons, le
+droit de sourire; et, s'il le sait, c'est son châtiment,
+ou du moins une part de son purgatoire.</p>
+
+<p>Mais il est aimable. S'il était ici, nous l'adorerions.
+Je l'aime surtout vieillissant, comme j'ai
+aimé Racine et Fénelon, comme j'ai fini par aimer
+le pauvre Jean-Jacques,&mdash;parce que, à force de
+vivre avec les gens, on les comprend mieux, ou
+bien on s'habitue à leurs défauts, et aussi parce
+que, si dévorante et si illusionnée qu'ait été
+l'âme d'un homme, elle devient forcément, dans
+la vieillesse, un peu plus sincère et un peu plus
+détachée.</p>
+
+<p>Que dire encore?</p>
+
+<p>Le <i>Génie</i> et les <i>Martyrs</i> ne sont plus guère que
+d'illustres dates. Mais Chateaubriand a laissé plus
+et moins que de grands livres. Outre que nous lui
+devons, ou que nous pouvons nourrir en lui certains
+sentiments allégeants, tels que la piété sans beaucoup
+de foi, la fantaisie de juger les choses vraies
+dans la mesure où elles sont belles, et une sorte de
+mélancolie qui est une défense enchantée contre la
+douleur: sentiments peu sociaux, dont il ne faut
+pas vivre, mais qu'il est bon de connaître; outre
+tout cela, Chateaubriand est, depuis les écrivains
+du seizième et du dix-septième siècle, l'homme qui
+a le plus agi sur la langue et sur le style; il est
+l'homme qui a su y introduire le plus de musique, le
+plus d'images, le plus de parfums, le plus de contacts
+suaves, si j'ose dire, et le plus de délices, et qui a
+écrit les plus enivrantes phrases sur la volupté et
+sur la mort. Et cela est inestimable.</p>
+
+<p>Je disais en commençant:</p>
+
+<p>«Chateaubriand! Quelles images fait surgir
+aussitôt ce nom sonore? Une magnifique série
+d'attitudes... Un enfant rêveur, dans les bruyères,
+autour d'un vieux château... Un jeune officier français
+chez les Peaux-Rouges, parmi des sauvagesses
+charmantes, dans la forêt vierge... Un livre qui
+fait rouvrir les églises et sortir les processions...
+Le clair de lune, la cime indéterminée des forêts,
+l'odeur d'ambre des crocodiles... Un écrivain jaloux
+de la gloire de Napoléon... Un royaliste qui sert
+le roi avec la plus dédaigneuse fidélité... Un vieillard
+sourd près d'une vieille dame, belle et aveugle...
+Un tombeau dans les rochers sur la mer.</p>
+
+<p>«... Il su exprimer avec des mots plus de sensations
+qu'on n'avait fait avant lui... Et il est l'inventeur
+d'une nouvelle façon d'être triste.»</p>
+
+<p>Qu'ai-je ajouté à cela par ces dix conférences?
+Pas grand'chose, en somme, ou des choses que plusieurs
+auraient préféré ne pas entendre. Ce n'était
+donc pas la peine... Ainsi le chemin fut plus intéressant
+(pour moi) que l'arrivée: aventure commune
+ici-bas.</p>
+
+
+
+
+<p>FIN</p>
+
+
+<p>TABLE</p>
+<br>
+
+<table summary="table des matières" width="90%">
+
+
+<tr><td><a href="#conf1"> PREMIÈRE CONFÉRENCE </a></td><td>
+Enfance et Jeunesse.&mdash;Le Voyage en Amérique </td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf2"> DEUXIÈME CONFÉRENCE </a></td><td>
+<i>L'Essai sur les révolutions</i> </td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf3"> TROISIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Les Natchez</i>.&mdash;<i>Atala</i> </td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf4">QUATRIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>René</i> </td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf5">CINQUIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Le Génie du christianisme</i> </td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf6">SIXIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Les Martyrs</i> </td></tr>
+
+
+
+<tr><td><a href="#conf7">SEPTIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>L'Itinéraire de Paris à Jérusalem</i>.&mdash;<i>Le Dernier Abencérage</i></td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf8">HUITIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> La vie politique </td></tr>
+
+
+<tr><td><a href="#conf9">NEUVIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Les Mémoires d'outre-tombe</i> </td></tr>
+
+<tr><td><a href="#conf10">DIXIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> Dernières années.&mdash;Conclusions </td></tr></table>
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Chateaubriand, by Jules Lemaître
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ***
+
+***** This file should be named 17319-h.htm or 17319-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/7/3/1/17319/
+
+Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team of Europe. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>