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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:50:50 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Chateaubriand + +Author: Jules Lemaître + +Release Date: December 16, 2005 [EBook #17319] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +Character set for HTML: ISO-8859-1 + + +</pre> + +<h1>CHATEAUBRIAND</h1> + +<h4>CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</h4> + + + +<p>DU MÊME AUTEUR</p> + +<p>Format grand in-18</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>LES ROIS, roman, 1 vol.</p> +<p>JEAN-JACQUES ROUSSEAU, 1 vol.</p> +<p>JEAN RACINE 1 —</p> + </div><div class="stanza"> + </div><div class="stanza"> +<p>THÉATRE</p> + </div><div class="stanza"> +<p>L'AINÉE, comédie en quatre actes.</p> +<p>L'AGE DIFFICILE, comédie en trois actes.</p> +<p>BERTRADE, comédie en quatre actes.</p> +<p>LA BONNE HÉLÈNE, comédie en deux actes, en vers.</p> +<p>LE DÉPUTÉ LEVEAU, comédie en quatre actes.</p> +<p>PLIPOTE, comédie en trois actes.</p> +<p>MARIAGE BLANC, drame en trois actes.</p> +<p>LA MASSIÈRE, comédie en quatre actes.</p> +<p>LE PARDON, comédie en trois actes.</p> +<p>RÉVOLTÉE, pièce en quatre actes.</p> +<p>LES ROIS, drame en cinq actes.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>En cours de publication:</p> + </div><div class="stanza"> +<p>THÉATRE COMPLET</p> +<p>Déjà parus, tomes I, II et III 3 vol.</p> + </div> </div> + + + + +<h2>JULES LEMAITRE</h2> + +<h4>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</h4> + + + +<p>CHATEAUBRIAND</p> + + + +<p>PARIS</p> + +<p>CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</p> + +<p>3, RUE AUBER, 3</p> + + + + +<h1>CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a></h1> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a><p>Ce cours a été professé à la «Société des Conférences».</p></blockquote> + + + +<h2><a name="conf1"></a>PREMIÈRE CONFÉRENCE</h2> + +<h3>ENFANCE ET JEUNESSE.—LE VOYAGE EN AMÉRIQUE</h3> + + +<p>Chateaubriand! Quelles images fait surgir aussitôt +ce nom sonore? Une magnifique série d'attitudes +et de costumes. Un enfant rêveur, dans les +bruyères, autour d'un vieux château... Un jeune +officier français chez les Peaux-Rouges, parmi des +sauvagesses charmantes, dans la forêt vierge... Un +livre qui fait rouvrir les églises et sortir les processions... Le +clair de lune, la cime indéterminée des +forêts, l'odeur d'ambre des crocodiles... Un écrivain +jaloux de la gloire de Napoléon... Un royaliste +qui sert le roi avec la plus dédaigneuse fidélité... Un +vieillard sourd près du fauteuil d'une vieille +dame, belle et aveugle... Un tombeau dans les +rochers sur la mer...</p> + +<p>Quoi encore? Il avait la plus belle tête du monde, +et dont on ne conçoit les cheveux que fouettés +par le vent. Il a su exprimer avec des mots plus +de sensations qu'on n'avait fait avant lui. Il est +l'homme qui a «renouvelé l'imagination française» +(Faguet). Il est le père du romantisme et de presque +toute la littérature du dix-neuvième siècle. Et il +est l'inventeur d'une nouvelle façon d'être triste.</p> + +<p>Et puis? En ce qui regarde sa gloire, sa chance est +inouïe, presque égale à celle de l'Empereur. Il est, +entre nos grands écrivains, le seul qui soit pleinement +«à cheval» sur deux mondes, le seul qui ait +appartenu à l'ancien régime et au nouveau, le seul +qui ait presque autant vécu dans l'un que dans +l'autre, le seul aussi qui ait tant voyagé et qui ait +vu tant d'aspects de la terre. Il est né en 1768, +dix ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau. +Il est mort en 1848, quand Taine et Renan écrivaient +déjà. Nos pères auraient pu le voir entrer +à l'Abbaye-aux-Bois.</p> + +<p>Comme l'ancienne France et la nouvelle, il a +connu le dur passage de l'une à l'autre; il en a +souffert dans son âme et dans sa chair. Il a vu la +Révolution et il a vu l'Empire. Son génie a reçu +de la réalité les plus beaux ébranlements. Il a +«bâillé sa vie», c'est entendu; mais nul n'a été +plus aimé, et nul n'a plus joui de sa gloire et de +sa tristesse. Orgueil, désir, ennui, c'est toute son +âme. Il nous a légué des façons de sentir où nous +trouvons encore des délices.</p> + +<p>Voilà, sommairement, ce que Chateaubriand +est pour nous, et ce qu'il était pour moi, avant +que j'eusse entrepris de l'étudier de plus près. +Je ne sais pas du tout si nous découvrirons en lui +quelque chose de plus, ou bien autre chose. Nous +verrons bien. Sa bibliographie est énorme. Je n'ai +pas tout lu, il s'en faut. Je ne vous promets pas +d'être complet; je ne vous promets pas d'être original: +je ne puis vous assurer que ma sincérité. +Ce que je vous propose, en somme, c'est une libre +promenade à travers la vie et l'œuvre de Chateaubriand.</p> + +<p>Naturellement, je me servirai beaucoup des +<i>Mémoires d'outre-tombe</i>, surtout pour ses commencements, +sur lesquels nous n'avons que son témoignage. +Je m'en servirai avec la prudence qui convient: +car, lorsqu'il nous raconte son enfance, +il a déjà quarante ans. Mais aussi la façon dont il +voit l'enfant qu'il a été nous fait mieux connaître +l'homme.</p> + +<p>Le 4 septembre 1768 naissait, à Saint-Malo, dans +une rue sombre et étroite, appelée la rue des Juifs, +le chevalier François-Auguste de Chateaubriand. +«Il était presque mort quand il vint au jour.» «Le +mugissement des vagues soulevées par une bourrasque +annonçant l'équinoxe d'automne empêcha +d'entendre ses cris... Le bruit de la tempête berça +son premier sommeil... Le Ciel sembla réunir ces +diverses circonstances pour placer dans son berceau +une image de ses destinées.» Bref, Chateaubriand +naquit sans aucune simplicité.</p> + +<p>Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre +sœurs survivaient, lorsque, comme il dit, «la vie +lui fut infligée». Ne faites pas attention et ne vous +désolez pas; cette vie fut, en effet, l'une des plus +magnifiques que l'on connaisse, et Dieu sait s'il en +a joui! Sauf à l'armée de Condé, après sa blessure, +puis à Londres, et peut-être beaucoup plus tard, +dans l'extrême vieillesse, je ne crois pas qu'il ait +excessivement souffert. Il a été triste, oui; mais +être triste, c'est tout autre chose: c'est même, pour +lui, presque le contraire.</p> + +<p>Il dit encore: «Il est probable que mes quatre +sœurs durent leur existence au désir de mon père +d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second +garçon; je résistais; j'avais aversion pour la vie.» +Son père et sa mère ne l'avaient donc pas désiré +pour lui-même. Il n'a pas été extrêmement aimé +par eux. Il les a peu aimés. Son père, cadet d'une +famille ancienne, et qui avait réparé la fortune +de la maison par le commerce en temps de paix et +la course en temps de guerre, était un sinistre +vieux gentilhomme; sa mère, une dame grondeuse +et avare. «Mon père était la terreur des domestiques, +ma mère le fléau.» D'ailleurs «une véritable +sainte», dit-il autre part: car ça n'empêche +pas.</p> + +<p><i>Cui non risere parentes</i>... «Celui à qui ses parents +n'ont pas souri ne fut jamais admis à la table d'un +dieu ni au lit d'une déesse.» Cela ne fut point vrai +de Chateaubriand, qui, certes, s'assit aux banquets +des olympiens et connut les amours des déesses +mortelles. La rudesse même et la solitude de son +enfance et ce Combourg avare de sourires préparaient +en lui ce génie par où il devait régner et +plaire. «Cette dure éducation, dit-il, a imprimé à +mes sentiments un caractère de mélancolie.»</p> + +<p>«On me livra, dit-il encore, à une enfance +oisive.» Oisive, mais libre et très peu surveillée. +À Saint-Malo, il pousse comme il plaît à Dieu, il +vagabonde, se bat et polissonne tout le jour. C'est +un gamin un peu court, avec une grosse tête, +robuste et dru. Je crois bien qu'il exagère, lorsqu'il +dit: «J'étais surtout désolé, quand je paraissais +déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs +habits neufs et de leur braverie», ou bien, le jour +de sa première communion, à Dol: «Mon bouquet +et mes habits étaient moins beaux que ceux de +mes compagnons.» (Pourquoi? était-il si pauvre? +ou sa mère si indifférente?) ou enfin: «Une pierre +m'atteignit si rudement (dans une rixe entre galopins) +que mon oreille gauche, à moitié détachée, +tombait sur mon épaule» (il a cette manie de grossir +tout ce qui le touche). Mais il eut, certainement, +une enfance tumultueuse, à plaies et à bosses, et +qui fait songer à l'enfance de son compatriote +Duguesclin.</p> + +<p>Il fit des études décousues à Dol, à Rennes, à +Dinan. C'était un enfant très orgueilleux et très +passionné, en même temps que farouche et rêveur. +Tout, dit-il, était passion chez lui, en attendant +les passions mêmes. Il faut lire sa résistance délirante, +un jour qu'il a été condamné à recevoir +le fouet: «L'idée de la honte n'avait point approché +de mon éducation sauvage: à tous les âges de +ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse +préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature +vivante.» Chez lui, ce que j'appellerai la +crise de la première communion et ensuite la crise +de la puberté furent d'une extrême violence. Je +ne sais ce qu'il avait caché en confession; sûrement +autre chose qu'une désobéissance ou un larcin +de confiture. Le prêtre le devine et insiste; l'enfant +avoue... «Je n'aurai jamais un tel moment +dans ma vie... Je sanglotais de bonheur.» Or, +cette même année, le hasard avait fait tomber +entre ses mains un Horace complet. En outre, il +dérobe un Tibulle. Le quatrième livre de <i>l'Enéide</i> +et le sixième de <i>Télémaque</i> le troublent plus que +de raison. Des sermons mêmes de Massillon sur <i>la +Pécheresse</i> et sur <i>l'Enfant prodigue</i>, il tirait des +émotions sensuelles.</p> + +<p>Et bientôt, revenu à Combourg, ce sont des songeries +ardentes, et des courses folles dans les bois. +«... J'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une +manière qui m'était inconnue devait être la félicité +suprême... Je me composai une femme +de toutes les femmes que j'avais vues...» C'est ici +que se place le développement fameux sur la +«sylphide», le fantôme d'amour, sur la «charmeresse +qui le suit partout» et qui «varie au +gré de sa folie». Morceau de rhétorique, mais +ardente vers la fin, et mélangée de quelques traits +plus précis: «Mes yeux se creusaient, je maigrissais, +je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, +ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une +manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant +<i>pleine de délices</i>.» Il nous dit aussi que sa ferveur +religieuse se ralentit alors; et je le crois sans peine.</p> + +<p>À Combourg, où il a presque toujours passé +ses vacances, il fait, ses premières études finies, +un séjour un peu long. Combourg est un sombre +château féodal parmi des étangs et des landes. +Combourg est lugubre, mais d'un grand aspect et +qui tout de même le remplit d'orgueil. Les soirs +d'hiver, après le souper, dans la grande salle éclairée +d'une seule chandelle, pendant que le père +maniaque fait invariablement les cent pas, la mère +et les enfants demeurent silencieux devant la vaste +cheminée; puis le chevalier va se coucher dans un +donjon isolé, où «il ne perd pas un murmure des +ténèbres». Mais, le jour, il fait ce qu'il veut, et, +pour se consoler, il a ses quatre sœurs et surtout +Lucile.</p> + +<p>Lucile est une étrange fille, belle, pâle, avec +«quelque chose de rêveur et de souffrant». +«Tout lui était souci, chagrin, blessure... À dix-sept +ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années... Elle +avait des songes prophétiques.» Tous deux +font ensemble d'interminables promenades et +s'échauffent sur la littérature. Ils traduisent +ensemble les plus beaux et les plus désespérés passages +de Job et de Lucrèce sur la vie. Elle écrit de +petits poèmes en prose, «d'une sensibilité passionnée». +Il lui raconte tout ce qu'il rêve; elle +lui dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ils +s'amusent et s'entraînent tous deux à être tristes +de cette tristesse «qui a fait, dit-il, mon tourment +et <i>ma félicité</i>».</p> + +<p>Comment, ayant cette amie à son côté, en vient-il +à songer au suicide? Il ne l'explique que par +ces mots: «Lucile était malheureuse, ma mère ne +me consolait pas, mon père me faisait éprouver les +affres de la vie.» Et il est vrai que ce fut, plutôt +qu'un suicide, une sorte de défi à la destinée. Il +possédait un fusil de chasse dont la détente était +usée: «Je chargeai ce fusil..., je l'armai, j'introduisis +le bout du canon dans ma bouche, je frappai +la crosse contre terre, je réitérai plusieurs fois; le +coup ne partit pas, l'apparition d'un garde suspendit +ma résolution.» Peut-être bien qu'il +n'avait pas frappé la crosse très fort... Puis il +raconte cela vingt-cinq ans après. Enfin, ce fut +tout au moins une manière de jouer assez dangereusement +avec la mort. Mais je ne puis m'empêcher +de croire qu'il a triché.</p> + +<p>Comme il rêvait et désirait tout, et qu'en outre +il répugnait à toute discipline, il ne sut pas choisir +son métier et sa vie. On avait pensé à faire de lui +un marin: il s'était dérobé. Ensuite il avait dit +qu'il serait prêtre, mais bientôt il ne voulut plus. +«Abbé, je me parus ridicule.»—«Je dis donc +à ma mère que je n'étais pas assez fortement +appelé à l'état ecclésiastique.» En quoi il ne se +trompait pas. Alors il déclara qu'il irait au Canada +défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service +chez quelque rajah. Projet vague et admirable. +Son père demanda simplement pour lui un +brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre.</p> + +<p>Après quelques mois de garnison à Cambrai, +il vient à Paris et y fait d'abord un peu la figure du +Huron de Voltaire, ou plutôt celle que, dans les +<i>Natchez</i>, il prêtera à Chactas visitant Paris. Il +est présenté au roi, suit la chasse à Versailles. +Il retrouve à Paris deux de ses sœurs: Julie, devenue +madame de Farcy, élégante et brillante,—et +Lucile. Il s'attache à Malesherbes, dont son frère +est devenu le parent par son mariage avec une +Rosambo.—Son père meurt en 1786.</p> + +<p>On était à la veille de la Révolution: «Tout +était dérangé dans les esprits et dans les mœurs... Les +magistrats tournaient en moquerie la gravité +de leurs pères... Le prêtre, en chaire, évitait le +nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur +des chrétiens... Le suprême bon ton était d'être +Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à +l'armée: d'être tout, excepté Français. Ce que l'on +faisait, ce que l'on disait n'était qu'une suite d'inconséquences.» +Ainsi écrit-il trente ans plus tard: +mais, au moment même, il n'est pas trop mécontent +de ce qui arrive. «Nous nous entendions en +politique (avec M. de Malesherbes): les sentiments +généreux du fond de nos premiers troubles allaient +à l'indépendance de mon caractère, l'antipathie +naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force +à ce penchant.»</p> + +<p>Mais le monde littéraire l'attire. Il débute dans +l'<i>Almanach des Muses</i>; mon Dieu, oui. Il fréquente +Parny, Ginguené, Flins, Le Brun, La Harpe, +Chamfort, et son futur grand ami, et qui lui sera +si bienfaisant et si fidèle, Fontanes. De quelques-uns +de ces écrivains, il trace, trente ans après, des +portraits fort pittoresques et malveillants: c'est +qu'alors il les juge avec une autre âme, avec ce que +les événements lui ont appris, et du rang où il +s'est placé.</p> + +<p>Voici, par exemple, comment, en 1820, il juge +Chamfort: «Atteint de la maladie qui a fait les +jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes +le hasard de sa naissance... Quand il vit que +sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna +contre lui-même les mains qu'il avait levées +contre la société. Le bonnet rouge ne parut plus +à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, +le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont +les Marat et les Robespierre étaient les grands +seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs +jusque dans le monde des douleurs et des larmes, +condamné à n'être encore que vilain dans la féodalité +des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper +aux supériorités du crime...»</p> + +<p>Mais, à vingt ans, il est fort content de connaître +Chamfort et de l'amener quelquefois souper dans +sa famille. Et, même un peu plus tard, dans son +<i>Essai historique</i>, il est beaucoup moins sévère, et +pour Chamfort et pour les autres.</p> + +<p>C'est qu'il a assisté, et de tout près, aux commencements +de la Révolution, et que, malgré les horreurs +dont il a été témoin: la prise de la Bastille, +et les têtes de Berthier et de Foulon passant +sous ses fenêtres, et le 5 octobre et les premières +grandes journées criminelles, il a senti l'ivresse révolutionnaire, +l'ivresse du Paris de la rue, des clubs, +des spectacles, des maisons de jeu, et du Palais-Royal. +Deux fois, il a rencontré Mirabeau; il le +juge avec une extrême indulgence, ou plutôt il +l'admire: «Ce fils des lions, lion lui-même à tête +de chimère... était tout roman, tout poésie, tout +enthousiasme... Mirabeau m'enchanta de récits +d'amour, de souhaits de retraite... Malgré son +immoralité, il n'avait pu fausser sa conscience.»</p> + +<p>Ce qu'il y a d'effréné dans Mirabeau s'accorde +fort bien avec ce qu'il y a d'indompté dans Chateaubriand. +Tous deux sont fils de pères terribles. +Et ce qu'il y a d'effréné aussi dans la Révolution +ne peut lui déplaire: ce redoublement de vie, ce +mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, +les passions et les caractères en liberté. +Les périls même, dit-il, ajoutaient à l'intérêt de +ce désordre. «Le genre humain en vacances se +promène dans les rues débarrassé de ses pédagogues.» +Et dans les derniers salons encore +ouverts en 1790, à l'hôtel de La Rochefoucauld, +aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de +Simiane, de Vaudreuil, les personnes les plus élégantes +connaissent cette ivresse. Et le sentiment +du péril, et de l'incertitude des choses et des +ruines proches, les pousse tour à tour aux amours +rapides, ou aux rêveries dans la solitude, «mêlées +de tendresses indéfinissables».</p> + +<p>Oui, malgré ses premières atrocités, Chateaubriand +garde, des commencements de la Révolution, +le meilleur souvenir émotif et esthétique. Le +désordre des temps lui suggère cette comparaison +bien inattendue: «Je ne pourrais mieux peindre +la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à +l'architecture du temps de Louis XII et de François +I<SUP>er</SUP>, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler +au style gothique.» Et, quand la Révolution sera +tout à fait épouvantable, alors éclatera l'espèce +de miracle des victoires révolutionnaires, dues en +grande partie, il est vrai, à l'armée d'ancien régime; +et cela éblouira sur le jacobinisme jusqu'à Joseph +de Maistre. C'est, je crois, seulement de nos jours +qu'on a su voir la Révolution toute nue et sans +prestige.</p> + +<p>Mais Chateaubriand n'en pourra jamais parler +de sang-froid ni sans une sorte d'admiration +épouvantée où vivent des souvenirs d'émotions +fortes et secrètement délicieuses. Il ne sera jamais +totalement désenchanté de la Révolution. Comme +les libéraux du dix-neuvième siècle, il distingue toujours, +dans les événements révolutionnaires, «ce +qu'il faut condamner, l'accident» et «l'intelligence +cachée qui jette parmi les ruines les fondements +du nouvel édifice.» Chose vraiment étrange, +en 1821 (et il le maintient en 1846), il parle sérieusement, +comme feront les Michelet et les Quinet, +d'«une rénovation de l'espèce humaine dont la +prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant +jubilé.» C'est que, voyez-vous, cet enfant +de volupté et de théâtre a trop joui de son imagination +et s'est trop amusé ces années-là.</p> + +<p>Et cependant (ici je ne comprends plus très +bien), au moment où Paris était si curieux et si +grisant et présentait tous les jours, à ce passionné +de drame et d'images, un spectacle unique et irretrouvable, +tout à coup il part pour l'Amérique +du Nord.</p> + +<p>Dans ses <i>Mémoires</i>, il nous dit subitement (et +il est vrai que, quelques années auparavant, il +avait songé à aller au Canada ou aux Indes): +«Une idée me dominait, l'idée de passer aux États-Unis. +Je me proposais de découvrir le passage au +nord-ouest de l'Amérique.» Simplement. Et un +peu plus loin, il nous dit que M. de Malesherbes +lui montait la tête sur ce voyage; qu'il allait le +voir le matin; que, le nez collé sur des cartes, ils +supputaient tous deux les distances du détroit de +Behring au fond de la baie d'Hudson; qu'ils +lisaient les divers récits des voyageurs «anglais, +hollandais, français, russes, suédois, danois»; +qu'ils s'inquiétaient du chemin à suivre par terre +pour attaquer le rivage de la mer polaire; qu'ils +devisaient des difficultés à surmonter, des précautions +à prendre, et que Malesherbes lui disait: +«Si j'étais plus jeune, je partirais avec vous.»</p> + +<p>On conçoit que Malesherbes, l'aimant bien et +craignant pour lui s'il restait à Paris, l'engageât +dans ce magnifique «divertissement» d'un voyage +d'exploration (peut-être l'excellent homme feignit-il +de croire à l'utilité et au sérieux de ce projet). +Les grands explorateurs, Cook et Lapeyrouse, +étaient à la mode. On continuait à s'occuper beaucoup +de l'Amérique, depuis la guerre de l'Indépendance. +Mais au reste, si Chateaubriand rêve +de voyage, il rêve surtout, et par là même, de littérature. +Il a lu en 1787 <i>les Études de la nature</i>, de +Bernardin de Saint-Pierre, et le roman de <i>Paul et +Virginie</i>, qui en est un épisode. La nature des tropiques, +et les papayers et les pamplemousses l'ont +enchanté. Il aura aussi sa nature à lui et sa palette +pour la peindre, aux bords de l'Ohio. Puis, il est +plein de Jean-Jacques. Il va, «au delà des mers, +contempler le plus grand spectacle qui puisse +s'offrir à l'œil du philosophe; méditer sur l'homme +libre de la nature et sur l'homme libre de la société, +placés l'un près de l'autre sur le même sol». +(Introduction à <i>l'Essai</i>.) Paul et Virginie sont déjà +de petits sauvages, ignorants, hors de la civilisation, +affranchis de préjugés, innocents et vertueux; mais +ce sont des petits sauvages blancs. Il trouvera +mieux avec les Iroquois et les Muscogulges. Car, +à cette heure-là, il a toutes les illusions de son +temps. «La révolution, dit-il, marchait à grands +pas: les principes sur lesquels elle se fondait étaient +les miens; mais je détestais les violences», etc... +Il était alors incroyant: «De chrétien zélé que +j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire +un esprit faible. Ce changement dans mes opinions +religieuses s'était opéré par la lecture des +livres philosophiques.»</p> + +<p>C'est donc un disciple et un admirateur de Rousseau +et de Bernardin qui part pour l'Amérique. +C'est un fils de marin, qui rêve voyages de +découvertes. Et c'est aussi un jeune homme triste +et singulier, qui porte au fond de son cœur, comme +il dit, «un désespoir sans cause».</p> + +<p>Et voici une hypothèse complémentaire (elles +sont toutes permises, puisque, sur sa jeunesse, nous +ne savons rien que par lui). En 1790, il mène une vie +fort dissipée. Les deux premières lettres que nous +ayons de lui (au chevalier de Châtenet) sont d'un +très mauvais ton. Ce Châtenet voudrait épouser +Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui écrit: +«... J'ai rempli tous mes engagements auprès de +ma sœur. Elle t'attend de pied ferme pour continuer +le roman.» Et plus loin: «Ménage-la, si +tu la séduis, mon cher Châtenet; songe que c'est +une vierge.»—Et, dans la deuxième lettre au +même: «Je suis fâché qu'Eugénie (sans doute une +camarade) m'ait mal jugé; elle est la première +personne qui m'ait reproché le défaut de sensibilité.» +Si, par sensibilité, elle entendait la tendresse, +peut-être Eugénie ne se trompait-elle pas +tant. Donc il s'amuse; et il a des dettes, notamment +une «dette d'honneur» qui se monte à cinq +mille livres environ. Et M. Victor Giraud nous a +raconté en détail comment, pour payer ses dettes, +le chevalier de Chateaubriand plaçait des bas de +fil, et même dans son régiment.</p> + +<p>Dans ces conditions, M. de Malesherbes a dû le +presser de partir et, si j'ose dire, l'expédier en +Amérique, paternellement, comme on y expédiait +souvent les mauvais sujets.</p> + +<p>Donc il s'embarque à Saint-Malo au printemps +de 1791. Il voyage avec l'abbé Nagot, supérieur +de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui vont +à Baltimore. Un de ces séminaristes, l'abbé de +Mondésir, interrogé cinquante ans plus tard, se +souvient surtout des allures excentriques et tumultueuses +et des «menteries incroyables» du chevalier +de Chateaubriand, qui lui est apparu (on +le sent) comme une espèce de fou. (Je vous renvoie +encore à M. Victor Giraud, <i>Nouvelles Études sur +Chateaubriand</i>.)</p> + +<p>Le chevalier de Chateaubriand s'arrête, aux +Açores (Santa-Cruz), aux îles de Saint-Pierre et +de Miquelon. Il manque, paraît-il, de se noyer ou +d'être mangé par un requin en se baignant dans la +mer. Il débarque à Baltimore, va en voiture à +Philadelphie où il est reçu par Washington.</p> + +<p>Je dois dire qu'il a beau, dans ses <i>Mémoires</i>, +fortifier cette entrevue d'un parallèle oratoire entre +Washington et Bonaparte, elle est plus comique +que grandiose...</p> + +<p>Il nous dit fièrement: «Je n'étais pas ému... Visage +d'homme ne me troublera jamais.» Allons, +tant mieux. Une petite servante l'introduit. +Washington est de grande taille, «d'un air calme +et froid plutôt que noble». Le jeune chevalier +de Chateaubriand lui explique tant bien que mal +le motif de son voyage. «Il m'écoutait avec +une sorte d'étonnement.» (Vous verrez qu'il y +avait de quoi.) «Je m'en aperçus, et je lui dis +avec un peu de vivacité: Mais il est moins difficile +de découvrir le passage du nord-ouest que de +créer un peuple comme vous l'avez fait.—<i>Well, +well, young man!</i> Bien, bien, jeune homme! +s'écria-t-il en me tendant la main.»</p> + +<p>Qu'est-ce que le chevalier avait donc raconté +à Washington? Et que voulait-il au juste? Voici +(et c'est le fameux plan arrêté avec M. de +Malesherbes, qui, à ce qu'il me semble, «en avait +de bonnes»): «Je voulais, dit-il, marcher à +l'ouest» (en partant de Baltimore) «de manière +à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe +de Californie» (c'est-à-dire traverser l'Amérique +du Nord dans sa plus grande largeur, et la plupart +des grands lacs et les montagnes Rocheuses), +«de là, suivant le profil du continent, et toujours +en vue de la mer, je prétendais reconnaître le +détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional +de l'Amérique, descendre à l'est le long des +rivages de la mer Polaire et rentrer dans les +États-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et +le Canada.»</p> + +<p>C'est effrayant! Voilà ce qu'il avait rêvé de +faire, il y a cent vingt ans, les mains dans ses +poches. Comme il le dit avec une drôlerie qu'il ne +paraît pas soupçonner: «Quels moyens avais-je +d'exécuter cette prodigieuse entreprise? Aucun.» +Il en prend d'ailleurs très vite son parti: «J'entrevis +que le but de ce premier voyage serait manqué... et, +en attendant l'avenir, je promis à la poésie +ce qui serait perdu pour la science.» Et alors +au lieu de ce qu'il devait faire, voici ce qu'il +fait (assure-t-il).</p> + +<p>De Philadelphie, une diligence le conduit à +New-York. Puis il va en bateau, sur l'Hudson, +jusqu'à Albany. Là, il engage un Hollandais qui +parle plusieurs dialectes indiens, et, par des régions +encore sauvages, mais non complètement inhabitées, +il se dirige vers le Niagara.</p> + +<p>Il entre dans la forêt vierge. Il y rencontre un +hangar où un petit Français, M. Violet, ancien +marmiton au service du général Rochambeau, +apprenait à danser à une vingtaine d'Iroquois. +Il achète des Indiens un habillement en peau +d'ours; il y ajoute la calotte de drap rouge à +côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler +les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. +«Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert; +je portais la barbe longue; j'avais du sauvage, +du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une +partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain +pour dépister un carcajou.» Il est parfaitement +heureux.</p> + +<p>Il arrive au lac des Onondagas. Il rend visite au +sachem, qui parle anglais et entend le français. +Il suit une route tracée par des abattis d'arbres; +il est reçu dans des fermes de colons, où il y a des +meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, +et où les filles de la maison chantent du Paisiello +ou du Cimarosa.</p> + +<p>Il atteint le Niagara. En voulant descendre dans +le lit de la cataracte, il tombe sur une saillie de +rocher, où il se casse le bras gauche, raconte-t-il. +Il demeure douze jours chez de bons Indiens. Puis, +son Hollandais le quitte. Alors il «s'associe à des +trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio». +Avant de partir, il «jette, dit-il, un coup d'œil +sur les lacs du Canada». (Un coup d'œil, qu'entend-il +par là? Les lacs du Canada ne sont pas des +mares).</p> + +<p>Il arrive à Pittsbourg, au confluent de Kentucky +et de l'Ohio. Tout de suite après, il nous décrit le +confluent de l'Ohio et du Mississipi. Mais une nouvelle +compagnie de trafiquants, venant de chez +les Creeks dans les Florides, lui permet de la +suivre. «Nous nous acheminâmes vers les pays +connus sous le nom général des Florides.» Cela, +par terre, en «suivant des sentiers». Mais aussitôt, +sans qu'on sache comment, il se retrouve sur +l'Ohio. Il aborde avec ses trafiquants une île située +dans un des lacs que l'Ohio traverse. Il s'y amuse +une journée avec deux jeunes Floridiennes, «issues +d'un sang mêlé de Chiroki et de Castillan».</p> + +<p>Son itinéraire devient de plus en plus vague. +«Je me hâtai de quitter le désert... Nous repassâmes +les montagnes Bleues... J'avisai au bord +d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un +de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai demander +le vivre et le couvert, et fus bien reçu.» C'est tout. +Où ce ruisseau? Où cette maison américaine? +Nous ne savons pas. J'ai envie de dire:—Lui non +plus, soyez tranquilles.</p> + +<p>Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un +journal anglais qui lui apprend la fuite du roi +et son arrestation à Varennes, et la formation de +l'armée des princes. Subitement, il prend la résolution +de retourner en France. Il revient à Philadelphie, +et s'embarque pour le Havre le 10 décembre +1791.</p> + +<p>Il avait passé, d'après les dates qu'il nous donne +lui-même, exactement cinq mois en Amérique. +Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau, +avec des guides, dans des régions connues, une +excursion que tout Européen robuste pouvait +accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir démontré +dans ses <i>Etudes critiques</i>, en se servant du texte +même du <i>Voyage en Amérique</i> et des <i>Mémoires +d'outre-tombe</i>, que Chateaubriand n'a pu visiter +aucune des régions où se dérouleront plus tard ses +romans; qu'il les a décrites surtout d'après le +Français Charlevoix et l'Anglais Bartram, mais qu'il +n'a pu voir les Florides ni même le Mississipi; et +qu'il a été tout au plus au Niagara. Or, le <i>Voyage +en Amérique</i> étant son premier ouvrage, M. de +Chateaubriand aurait donc débuté dans la littérature +par un mensonge, et par un mensonge qu'il +a soutenu imperturbablement toute sa vie: car il +ne cesse dans presque tous ses écrits (<i>Essai sur +les Révolutions</i>, <i>Génie du christianisme</i>, <i>Itinéraire</i>), +et dans ses articles et dans ses lettres privées, de +rappeler son séjour chez les bons sauvages de la +Louisiane. Mais M. l'abbé Bertrin a défendu Chateaubriand, +et, il me semble, avec succès sur +quelques points. Il reste seulement qu'on démêle +fort mal son itinéraire à partir du Niagara et que, +souvent, il s'arrange pour nous faire croire qu'il a +vu beaucoup plus de pays qu'il n'en a visité en +effet.</p> + +<p>Quel qu'ait été son voyage, il en rapporte une +masse de notes, une suite de descriptions déjà +soignées et achevées, et probablement une première +ébauche des énormes <i>Natchez</i>.</p> + +<p>Ces notes et ces descriptions, il en transporte une +partie, en 1822, dans le manuscrit des <i>Mémoires +d'outre-tombe</i>. Le reste, il le publie, en 1827, sous +le titre de <i>Voyage en Amérique</i>. Mais les morceaux +insérés dans les <i>Mémoires</i> ont été sûrement retouchés +ou même «récrits» par l'auteur; ils sont, +à n'en pas douter, de sa dernière et souveraine +manière. Au contraire, le <i>Voyage en Amérique</i> +semble bien être la reproduction à peu près intacte +du premier manuscrit; donc, comme je le disais, +le premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant +à ce titre.</p> + +<p>L'auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il +est plein, nous le savons, de Jean-Jacques et de +Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les +dépasse pas: ce qui n'a rien de surprenant, car +il n'a que vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais c'est +déjà fort beau, vraiment.</p> + +<blockquote><p> +Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe +comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige +au hasard et n'est embarrassé que du choix des ombrages. +Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé, +souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, +tandis que les habitants du fleuve accompagnent ma +course, que les peuples de l'air m'enchantent de leurs +hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les +forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur +le front de l'homme de la société ou sur le mien qu'est +gravé le sceau immortel de notre origine? Courez vous +enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos +petites lois, etc. +</p></blockquote> + +<p>Il me semble que voilà d'excellent Rousseau.</p> + +<p>De même:</p> + +<blockquote><p> +Cette terre commence à se peupler... Les générations +européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres +sur ces bords que les générations américaines qu'elles +auront exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils +point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces +déserts où l'homme promenait son indépendance? +Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la +cabane ouverte et le haut chêne qui ne porte que le +nid des oiseaux? La richesse du sol ne fera-t-elle point +naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il +d'être la terre du sang, et les édifices des hommes +embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les +monuments de la nature? +</p></blockquote> + +<p>Et encore:</p> + +<blockquote><p> +Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage?... Cela +prouve que l'homme est plutôt un être +actif qu'un être contemplatif, que dans sa condition +naturelle il lui faut peu de chose, et que la simplicité +de l'âme est une source inépuisable de bonheur. +</p></blockquote> + +<p>(À moins, toutefois, qu'il ne regarde les choses +presque uniquement pour les décrire, qu'il n'ait +dans son bagage un encrier, une plume et de gros +cahiers de papier, et que, sous la hutte de l'Indien, +il ne passe plusieurs heures par jour à aligner +des phrases artificieuses et savantes dont il attend +la renommée et l'admiration des hommes,—comme +faisait le chevalier de Chateaubriand: et +c'est là sa principale manière de trouver à la vie +sauvage «tant de charme».) Et voici d'excellent +Bernardin de Saint-Pierre, avec peut-être +quelque chose de plus vif dans le pittoresque:</p> + +<blockquote><p> +À quelque distance du rivage, à l'ombre d'un cyprès +chauve, nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses +qui s'élevaient sous l'eau et montaient jusqu'à +sa surface. Une légion de poissons d'or faisait en silence +les approches de la citadelle. Tout à coup l'eau bouillonnait; +les poissons d'or fuyaient. Des écrevisses +armées de ciseaux, sortant de la place insultée, culbutaient +leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes +éparses revenaient à la charge, faisaient plier à leur +tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentrait +à reculons pour se réparer dans la forteresse. +</p></blockquote> + +<p>Ou bien:</p> + +<blockquote><p> +De toutes les parties de la forêt, les chauves-souris +accrochées aux feuilles élèvent leur chant monotone: +on croirait ouïr un glas continu. +</p></blockquote> + +<p>Ou encore:</p> + +<blockquote><p> +Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux, +les chardonnerets pourpres brillent dans la verdure +des arbres; l'oiseau whet-shaw imite le bruit de +la scie, l'oiseau-chat miaule, et les perroquets qui +apprennent quelques mots autour des maisons les +répètent dans les bois. +</p></blockquote> + +<p>Déjà, pourtant, certaines inventions verbales +et certaines harmonies présagent, semble-t-il, le +Chateaubriand futur:</p> + +<blockquote><p> +Minuit. Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa +lumière se rétrécit. J'écoute: un calme formidable +pèse sur ces forêts; on dirait que des silences succèdent +à des silences. Je cherche vainement à entendre dans +un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. +D'où vient ce soupir? D'un de mes compagnons: il se +plaint, bien qu'il sommeille. Tu vis, donc tu souffres: +voilà l'homme. +</p></blockquote> + +<p>Ce n'est pas mal, pour un garçon de vingt-deux +ans. Mais peut-être a-t-il un peu arrangé cela pour +l'édition de 1827. Avec lui, on ne sait jamais.</p> + +<p>Nous l'avons laissé au moment où il s'embarquait, +pour le Havre. Il nous dit que ce départ soudain +fut le résultat d'un débat de conscience, qu'il +lui parut que c'était pour lui un devoir de revenir +au secours du roi, «quoique les Bourbons n'eussent +pas besoin d'un cadet de Bretagne». Mais, un peu +plus loin, à l'heure de rejoindre l'armée des princes, +il prévoit toutes les objections qu'on peut lui faire +et s'apprête à les réfuter, fort posément et du ton +d'un homme qui ne se fait point d'illusions. Cela +ne lui apparaissait donc pas, en tout cas, comme un +devoir si impérieux. Je crois que, tout simplement, +il en avait assez de l'Amérique, comme peut-être, +lorsqu'il était parti pour l'Amérique, il en avait +assez de la France. C'était une âme invinciblement +inquiète.</p> + +<p>Un peu avant d'aborder à Saint-Malo, il est +assailli par une terrible et fort belle tempête, qui +accroît son magasin de sensations et d'images.</p> + +<p>Puis il s'en va à Saint-Malo et se marie.</p> + +<p>Pourquoi? pourquoi? pourquoi? C'est affreusement +simple. Il s'est aperçu qu'il n'avait pas +assez d'argent pour rejoindre les princes. «On +me maria, dit-il, afin de me procurer le moyen de +m'aller faire tuer pour une cause que je n'aimais +pas.» Il épouse une orpheline, mademoiselle +Céleste Buisson de la Vigne, «blanche, délicate, +mince et fort jolie», qu'il avait aperçue trois ou +quatre fois, et dont «on estimait la fortune de +cinq à six cent mille francs». C'était donc un +mariage riche. Mais il se trouva que la fortune de +sa femme était en rentes sur le clergé: «La nation +se chargea de les payer à sa façon...» Il faudra +emprunter; un notaire lui procurera dix mille +francs. Au moment de partir, il les jouera, et les +perdra, sauf quinze cents francs. C'est avec ces +quinze cents francs qu'il partira pour l'armée des +princes. Ce n'était pas la peine de prendre femme +pour cela... Il faut dire que c'est sa sœur Lucile +qui l'a voulu marier. Peut-être verrons-nous plus +tard les raisons qu'elle en avait.</p> + +<p>À peine marié, il quitte sa jeune femme. Il +l'oubliera totalement pendant douze ans. Avant +son départ, il revoit à Paris M. de Malesherbes +et lui soumet ses scrupules sur l'émigration. Car, +dit-il, «mon peu de goût pour la monarchie +absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti +que je prenais.» M. de Malesherbes répond à ses +objections. «Il me cita des exemples embarrassants. +Il me présenta les Guelfes et les Gibelins +s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape; +en Angleterre les barons se soulevant contre Jean +sans Terre; enfin, de nos jours, il citait la république +des États-Unis implorant le secours de la +France.» Mais Chateaubriand nous donne ensuite +le vrai mobile de son acte: «Je ne cédai réellement +qu'au mouvement de mon âge, au point +d'honneur.» Deux décrets ayant déjà frappé +les émigrés, «c'était dans ces rangs déjà proscrits, +dit-il, que j'accourais me placer... La menace du +plus fort me fait toujours passer du côté du plus +faible». Là, il ne ment pas. L'orgueil, l'impossibilité +de «subir», l'impossibilité d'être longtemps +avec la masse, le besoin d'être seul ou avec le petit +nombre... ce sera toujours sa vraie, sa seule vertu.</p> + +<p>Il sort de Paris le 15 juillet 1792 avec son frère +le comte de Chateaubriand. Ils avaient deux +passeports pour Lille. Ils passent par Tournay, +par Bruxelles, «quartier général de la haute émigration», +où «les femmes les plus élégantes +de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui +ne pouvaient marcher que comme aides de camp, +attendaient dans les plaisirs les moments de la victoire»; +il laisse son frère à Bruxelles, traverse +Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, Trêves, +où il rejoint l'armée des princes. L'ordre est de +marcher sur Thionville (où commande Wimpfen). +L'armée royaliste y arrive le 1<SUP>er</SUP> septembre.</p> + +<p>«Auprès de notre camp indigent et obscur en +existait un autre brillant et riche. À l'état-major +on ne voyait que fourgons remplis de comestibles; +on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de +camp.» Le «camp indigent et obscur» se composait +de gentilshommes pauvres classés par provinces +et servant en qualité de simples soldats, +qui détestent l'autre camp, celui des élégants et des +gentilshommes de cour. Ainsi, la partie rurale et +pauvre de l'armée des émigrés avait pour l'autre +partie quelques-uns des sentiments des révolutionnaires +eux-mêmes. En somme, cette armée ne +semble pas avoir eu la foi.</p> + +<p>Chateaubriand raconte tout cela fort gaiement. +«Nous surgîmes invaincus à Thionville, car chemin +faisant nous ne rencontrâmes personne.» Monsieur +et le comte d'Artois se montrent, font la reconnaissance +de la place, somment en vain Wimpfen, +et disparaissent. Tout cela ne paraît pas très +sérieux. On commence le siège, on fait quelques +travaux et quelques démonstrations, on reçoit +quelques bombes. On fait la cuisine, on lave son +linge, on couche sous la tente. La vie est un peu +dure, mais fort convenable à des hobereaux chasseurs. +Derrière le camp s'est formée une espèce +de marché ou de foire. Les paysans amènent des +quartauts de vin; on fait frire des saucisses et sauter +des crêpes. Des paysannes vendent du lait. On +boit et on mange ferme en racontant des histoires. +«Cette vie de soldat, dit Chateaubriand, est +très <i>amusante</i>; je me croyais encore parmi les +Indiens.»</p> + +<p>Je ne pense pas que personne ait jamais plus +clairement senti l'ironie et la folie des choses, l'envers +des grands sentiments et des grands desseins, +la misère des coulisses de l'histoire; ait tour à tour +mieux connu la joyeuse absurdité de tout, plus +joui d'être vidé de toute croyance et raillé plus +sinistrement que le chevalier de Chateaubriand +devant Thionville. «Je me souviens d'avoir dit +à mon camarade Ferron que le roi périrait sur +l'échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition +devant Thionville serait un des principaux +chefs d'accusation contre Louis XVI.» Il avait +donc, s'il faut l'en croire, le sentiment de tuer allègrement +son roi en mangeant des saucisses à la foire, +auprès du camp.</p> + +<p>Mais, un jour que, recru de fatigue, il dormait +presque sous les roues des affûts où il était de garde, +un obus lui envoya un éclat à la cuisse droite. +«Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, +je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon +sang. J'entourai ma cuisse de mon mouchoir... Pendant +ce temps-là, le sang coulait à torrents +dans les prisons de Paris: ma femme et mes sœurs +étaient plus en danger que moi.» Et voilà des émotions.</p> + +<p>Quelques heures après, on lève le siège et l'on +part pour Verdun. Sa blessure ne lui permettant +de marcher qu'avec douleur, Chateaubriand se +traîne comme il peut à la suite de sa compagnie, +qui bientôt se débande. Le plan du chevalier est de +parvenir à Ostende et de s'embarquer pour Jersey, +où il trouvera son oncle Bédée. Tout cela avec dix-huit +livres tournois dans sa poche. Miné de fièvre, +puis atteint d'une «petite vérole confluente», boitillant +sur sa béquille, ses cheveux pendant sur son +visage que masquent sa barbe et ses moustaches, +la cuisse entourée d'un torchis de foin, une couverture +de laine par-dessus son uniforme en loques; +guettant sur les routes les charrettes des paysans; +couchant où il peut; de fossé en fossé, de grange +en grange et de charrette en charrette, il arrive à +Namur, puis à Bruxelles où il retrouve son frère +et reçoit quelques soins; puis à Ostende par les +canaux; nolise avec quelques Bretons une barque +pontée, couche dans la cale sur des galets, fait +relâche à Guernesey, où un prêtre émigré lui lit les +prières des agonisants et où le capitaine le fait débarquer +sur le quai pour qu'il ne meure pas à bord. +(Tout cela, à ce qu'il raconte.) Mais il rembarque +le lendemain (car il a un tempérament de fer) et +tombe enfin, à Saint-Hélier, chez son oncle Bédée. +Il y demeure quatre mois entre la vie et la mort, +et il apprend, dans son lit de malade, la mort de +Louis XVI. Quand il peut marcher, il arrête sa +place dans un paquebot et débarque à Southampton +le 17 mai 1793.</p> + +<p>Il n'a pas vingt-cinq ans; et l'on peut dire que, +pour ce qui est de voir, de sentir et d'être ému, il +n'a pas perdu son temps.</p> + +<p>Sans doute une vie ordinaire et tout unie peut +contenir des sentiments violents, et des drames +de l'esprit ou du cœur; et sans doute, d'autre part, +il y avait eu dans notre littérature (au dix-septième +siècle même) de beaux aventuriers, et qui +avaient vu bien des choses étonnantes, et qui n'en +avaient rien tiré du tout. Mais, étant données +l'imagination et la sensibilité natives de Chateaubriand, +il n'est évidemment pas indifférent qu'il +ait eu la jeunesse follement secouée que nous +venons de voir, plutôt que la jeunesse extérieurement +tranquille et quasi sédentaire d'un Corneille, +si vous voulez, ou d'un Bossuet, ou même d'un +Racine... Le vagabondage de Jean-Jacques explique +beaucoup du génie de Jean-Jacques. Pareillement, +et mieux encore, le génie propre de Chateaubriand +a été mis en branle par les agitations de +son corps et s'est nourri des aventures de ses yeux +et de tous ses sens.</p> + +<p>Une enfance sauvage, violente et rêveuse dans les +landes et sur les grèves; un suicide à pile ou face; +un passage subit de la plus pure Bretagne d'ancien +régime au Paris qui se divertit, puis au Paris révolutionnaire; +huit mois sur la mer et dans les solitudes +neuves de l'Amérique; un mariage aussitôt +oublié; quelques mois de guerre civile «amusante» +(c'est lui qui l'a dit), et enfin, pour une fois, la vraie +souffrance, la détresse entière, le désespoir total, la +mort vue de tout près, en sorte que l'idée de la +mort, de la douleur, du néant de toutes choses achèvera +toujours la beauté de ses tableaux et que la +tristesse en aiguisera toujours le charme sensuel... Certes +voilà un écrivain d'imagination à qui les +souvenirs et les munitions ne manqueront pas.</p> + +<p>Et si vous croyez que je ne l'aime pas tel qu'il +est, combien vous vous trompez!</p> + + + + +<h2><a name="conf2"></a>DEUXIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>L'ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS</h3> + + +<p>Je continuerai à vous parler librement de Chateaubriand +(en me servant, d'ailleurs, de Chateaubriand +lui-même). Joubert écrivait, un jour, à +Molé: «Il y a un point essentiel, et dont il faut, +préalablement, convenir entre nous: c'est que +nous l'aimerons toujours, coupable ou non coupable; +que, dans le premier cas, nous le défendrons; +dans le second, nous le consolerons. Cela +posé, jugeons-le sans miséricorde, et parlons-en +sans retenue.»</p> + +<p>Puisqu'il est bien convenu que nous l'aimons, +nous aussi, j'accepte le pacte proposé par Joubert. +Car enfin, est-ce pour ses vertus que nous l'aimons? +Un peu, car il en a; mais c'est beaucoup plus +pour certains de ses défauts, ou plutôt pour les +causes profondes dont ils sont les effets; pour sa +puissance de désir et de dégoût; pour son imagination, +son orgueil, son ennui, et parce que toute +cette ardeur et toute cette tristesse, il les a traduites +par des mots qui nous sont un enchantement. +Je lui en suis très reconnaissant; mais que voulez-vous? +On n'a pas toujours le besoin absolu de +respecter ceux qu'on aime, ou, si vous voulez, on +n'aime pas ceux-là seulement qu'on respecte.</p> + +<p>Le voilà donc arrivé à Londres. Il est toujours +malade; il tousse, il a des sueurs et des crachements +de sang. Des amis le traînent de médecin +en médecin. On lui dit qu'il peut durer quelques +mois, peut-être un an ou deux, s'il renonce à toute +fatigue. Et alors, certain de sa fin prochaine, ce +garçon de vingt-quatre ans décide d'écrire, avant +de mourir, un ouvrage sur la Révolution et de +dire sa pensée sur l'histoire et sur la vie.</p> + +<p>Mais il faut vivre. On s'entr'aide assez volontiers +chez les émigrés. Presque tous travaillent. +«Les uns se sont mis dans le commerce des charbons; +les autres font avec leurs femmes des chapeaux +de paille; les autres enseignent le français +qu'ils ne savent pas.» «Ils sont tous très gais.» +Le chevalier fait la connaissance de Peltier, principal +rédacteur des <i>Actes des apôtres</i>, et ambassadeur +du roi d'Haïti auprès de George III; une +espèce de bohème «qui n'avait pas précisément +de vices, mais qui était rongé d'une vermine de +petits défauts». Il confie à Peltier son plan d'un +<i>Essai sur les Révolutions</i>. Peltier a subitement foi +dans ce garçon, qui, évidemment, ne ressemble +pas à tout le monde. Il s'écrie: «Ce sera superbe!», +lui loue une chambre chez son imprimeur, et +lui procure des traductions du latin et de l'anglais.</p> + +<p>Chateaubriand travaille le jour à ses traductions +et la nuit à son grand ouvrage. Il fuit, par fierté, +les émigrés riches. Il se saoûle de tristesse dans de +solitaires promenades à Kensington et à Westminster. +Mais Peltier, distrait, l'oublie. Un jour +vient où il n'a plus de quoi manger. «... Cinq jours +s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; +j'étais brûlant, le sommeil m'avait fui; je suçais +des morceaux de linge que je trempais dans l'eau; +je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais +devant des boutiques de boulanger, mon tourment +était horrible.» Nous le croyons parce qu'il +le dit. Il avait refusé le schilling quotidien que le +gouvernement anglais donnait aux émigrés pauvres. +Mais pourtant il n'était pas sans recours au +monde, puisque, le jour suivant, étant allé voir +son compatriote Hingant, et l'ayant trouvé tout +sanglant d'un suicide manqué, il s'adresse alors, et +utilement, à M. de Barentin, émigré important, et +que, dans le même moment, il reçoit quarante +écus de son oncle Bédée. Comment donc expliquer +les morceaux de linge qu'il suçait, et l'herbe et le +papier? Par une sorte d'apathie et d'immobilité +dans le désespoir, par ce qu'il appelle plus loin cet +«esprit de retenue et de solitude intérieure», qui +l'avait empêché de faire des démarches très simples, +et par exemple de se rappeler à l'attention de +l'imprimeur Baylis et de Peltier.</p> + +<p>Pour ménager les quarante écus de l'oncle, il +habite une mansarde dont la lucarne donne sur un +cimetière, et où il couche sans draps, et, quand il +fait froid, met sur sa couverture un habit et une +chaise. Heureusement Peltier se ressouvient de +lui et le «déniche dans son aire». Il lui propose +d'aller à Beecles, dans les environs de Londres, +déchiffrer de vieux manuscrits français pour une +société d'antiquaires, moyennant deux cents guinées. +En réalité, le chevalier était appelé dans cette +ville, non comme paléographe, mais pour y enseigner +le français dans un petit collège. (Anatole Le +Braz, <i>Au pays d'exil de Chateaubriand</i>). Il accepte, se +fait habiller de neuf, se présente chez le ministre de +Beecles, et est bien accueilli par les gentilshommes +du canton. La santé lui revient, il parcourt le pays +à cheval, va sans doute reprendre goût à la vie, car +il a vingt-cinq ans.</p> + +<p>Mais là, il apprend la mort du comte de Chateaubriand, +son frère, et de la comtesse de Chateaubriand, +et celle de Malesherbes et de madame +de Rosambo, tous guillotinés le même jour. Il +apprend que sa mère a été conduite du fond de la +Bretagne dans les prisons de Paris, et que sa femme +et sa sœur Lucile attendent leur sentence dans les +cachots de Rennes.</p> + +<p>Or, il avait fait la connaissance, à Bungay, +proche de Beecles, d'un ministre anglais, M. Ives, +brave homme et savant homme, mari d'une charmante +femme et père d'une jolie fille de quinze +ans, Charlotte, excellente musicienne. Charlotte +est touchée par les malheurs du jeune étranger. +Elle le questionne sur la France, sur la littérature, +lui demande des plans d'études, traduit avec lui +le Tasse et joue du piano pour lui. Une chute de +cheval, qui l'oblige à rester quelque temps chez +les Ives, resserre l'intimité. Il se laisse aller à ce +charme... Mais un jour madame Ives, en fort bons +termes, et délicats et touchants, lui offre la main +de Charlotte... «De toutes les peines que j'avais +endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus +grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; +je couvris ses mains de mes baisers et de mes +larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, +et elle se mit à sangloter de joie... Elle appela son +mari et sa fille. «Arrêtez! m'écriai-je, je suis +marié!» Il s'en était tout à coup ressouvenu, et +sans plaisir.</p> + +<p>(Cette Charlotte Ives se mariera, sera lady Sulton; +et, vingt ans plus tard, en 1822, elle ira trouver +Chateaubriand, ambassadeur à Londres, se fera +reconnaître, échangera avec lui des souvenirs +mélancoliques et tendres, et finalement le priera +(car elle ne perd pas la tête) de s'intéresser à son +fils aîné et de le recommander à Canning. Et Chateaubriand +nous racontera cette scène d'une façon +touchante, certes, mais sans doute en la romançant +un peu. Et encore, je n'en sais rien. Je dis cela +parce qu'il romance tout, quelquefois sans s'en +apercevoir.)</p> + +<p>Il revient à Londres, de plus en plus triste. Mais +il se remet au travail. Il écrivait, en pensant à +Charlotte; l'idée lui était venue, nous dit-il, +«qu'en acquérant du renom, il rendrait la famille +Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle lui avait +témoigné». Mais il écrivait surtout parce qu'il avait +la passion d'écrire et parce qu'il voulait la gloire. +Il voulait la gloire, bien qu'il se crût désespéré; et +il écrivait sur la Révolution, parce qu'il n'aurait +pu sans doute écrire sur autre chose, parce que +c'était la Révolution qui avait bouleversé sa vie, +qui la lui avait faite tragique et sinistrement variée, +et qu'elle l'avait mis dans cet état de sombre exaltation, +où, la mémoire débordant d'images fortes +et le cœur de fortes émotions, il ne se pouvait plus +contenir et se sentait capable de peindre l'univers +et à la fois d'expliquer l'histoire humaine et d'en +montrer l'absurdité. «L'<i>Essai</i>, dit-il, offre le <i>compendium</i> +de mon existence, comme poète, moraliste, +publiciste, politique.» Fils d'un père hypocondre, +frère d'une sœur à demi folle et qui se tuera, +il avait, dans une série de secousses de sa sensibilité, +vu la plus vieille France et fait, dans la plus +mélancolique nature, des orgies de solitude; vu la +royauté de Versailles, le Paris aimable, le Paris +sanglant et l'immense Révolution, la mer, les paysages +de glace, la forêt vierge et les fleuves d'Amérique, +la guerre civile, l'émigration pauvre de +Londres; connu la misère, la souffrance physique, +la maladie à bien des reprises, les approches de la +mort, même la faim; et il venait d'avoir sa première +peine d'amour, je crois. Et, plein de tout +cela, il se soulageait en écrivant douze ou quinze +heures par jour.</p> + +<p>À cette époque, la confusion de ses pensées est +extrême. En même temps qu'il hait la Révolution +qui l'a chassé et dépouillé et qui lui a tué une partie +des siens; en même temps qu'il la voit telle qu'elle +fut à l'intérieur, c'est-à-dire atroce et faite par des +scélérats qui étaient presque tous des hommes +médiocres, la Révolution à l'extérieur l'éblouit +par la grandeur inouïe et l'imprévu de son action; +et,—vingt-huit ans plus tard,—après avoir parlé +de l'exécution de son frère et de l'emprisonnement +de sa mère, il se ressouviendra encore de son éblouissement; +il nous dira «les combats gigantesques +de la Vendée et des bords du Rhin; les trônes +croulant au bruit de la marche de nos armées...; le +peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et +jetant la poussière des rois morts aux visages des +rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, +glorieuse de ses nouvelles libertés» (car il paraît y +croire encore en 1816), «fière même de ses crimes, +stable sur son propre sol tout en reculant ses frontières, +doublement armée du glaive du bourreau +et de l'épée du soldat». Certes il est royaliste, mais +sans joie et sans amour.</p> + +<p>Pareillement, sur la religion, il est divisé contre +lui-même. S'il a cessé de croire d'assez bonne heure, +il se souvient d'avoir cru, il a gardé le respect de +l'Église et la sensibilité chrétienne. Mais d'autre +part,—nous l'avons vu et nous le verrons mieux +encore,—il est nourri de Rousseau, qu'il considère +comme un dieu, et dont l'<i>Émile</i> lui paraît un «livre +sublime». Et, d'autre part encore, s'il se retrouve +souvent déiste et spiritualiste à la manière de +Jean-Jacques, il glisse d'autres fois au matérialisme, +il croit à la plus sombre fatalité ou, plus +simplement, il ne croit à rien, sinon à la tristesse +et à l'absurdité de tout. En somme (comme il le dira +lui-même dans l'<i>Essai</i>, I, 22) «il ne sait pas ce qu'il +croit et ce qu'il ne croit pas». Sa tête est un chaos. +Il avait fait autrefois des mathématiques et de +l'art naval. Puis il avait lu prodigieusement: toute +la bibliothèque grecque et latine, je pense, et tous +les livres importants du dix-huitième siècle et surtout +les encyclopédistes. Un monde de lectures par-dessus +un monde d'impressions personnelles.</p> + +<p>Ce jeune homme malheureux et atteint «d'une +forte encéphalite», pour parler comme Renan, +intitule son «pourana»: <i>Essai historique, politique +et moral sur les Révolutions anciennes et modernes +considérées dans leurs rapports avec la Révolution +française</i>. Rien de moins.</p> + +<p>On voit assez clairement, il me semble, comment +cette idée était venue à ce jeune homme. Il est +orgueilleux, il se pique de philosophie et de sang-froid. +Il réagit et se raidit contre sa destinée. Un +homme qui a vu tant de choses, qui a demeuré +chez les sauvages, ne s'étonne plus guère. Le +monde est grand, la durée est inépuisable. Cette +Révolution qui, tout en le réduisant, lui, à la misère +et à l'exil, a changé l'Europe, ce n'est rien. Du +moins ce n'est rien de nouveau ni d'extraordinaire. +On a déjà vu des choses toutes pareilles. Il n'y a +pas de quoi «se frapper»; il s'agit seulement d'en +tirer des leçons s'il est possible.</p> + +<p>Et il nous expose ainsi l'objet de son livre.</p> + +<p>«I. Quelles sont les révolutions arrivées autrefois +dans les gouvernements des hommes? Quel +était alors l'état de la société, et quelle a été l'influence +de ces révolutions sur l'âge où elles éclatèrent +et les siècles qui les suivirent?</p> + +<p>«II. Parmi ces révolutions en est-il quelques-unes +qui, par l'esprit, les mœurs et les lumières du +temps, puissent se comparer à la révolution actuelle +de la France?»</p> + +<p>Il se pose encore d'autres questions: «Quelles +sont les causes de cette dernière révolution? Le +gouvernement de la France est-il fondé sur de vrais +principes et peut-il subsister? S'il subsiste, quel +en sera l'effet sur les nations de l'Europe?» etc... +Mais il n'a le temps de répondre qu'aux deux premières +questions,—en six cent quatre-vingts +pages, il est vrai.</p> + +<p>Les trois cents premières pages, surtout, sont +un parallèle constant, curieux, ingénieux, mais +évidemment forcé, surprenant, quelquefois même +déconcertant, et çà et là ahurissant, entre les +révolutions grecques et la Révolution française, et +entre les personnages de celle-ci et de celles-là. +C'est d'un homme qui a le sentiment de la vie à +un prodigieux degré, et qui la retrouve et qui la +voit à travers les siècles, et qui, ainsi, comprend +le passé par le présent. Et c'est peut-être là le don +royal, je ne dis pas de l'érudit, mais de l'historien. +C'est, un peu, Pascal parlant de Platon et d'Aristote: +«On ne se les imagine qu'avec de grandes +robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et, +comme les autres, riant avec leurs amis, etc.» +C'est aussi, un peu, Renan, dans son <i>Histoire +d'Israël</i>, comparant les prophètes à nos journalistes +révolutionnaires. Mais le jeune Chateaubriand +(il a peut-être reçu de Plutarque cette manie +des parallèles) poursuit les analogies dans le détail +et en trouve ou en invente tant qu'il veut, et ne +tient aucun compte des différences religieuses, +économiques ou géographiques ni de l'insuffisance +de nos informations sur la vie de l'antiquité. De +là des rapprochements d'une amusante extravagance, +bien que tout n'y soit pas absurde, et qu'il +s'y rencontre des lueurs, et que, souvent aussi, il ne +faille sans doute y voir que des satires ou flétrissures +détournées des contemporains, par la peinture +de leurs «doubles» de jadis. Quelques exemples, +pour vous indiquer le ton et le genre d'agrément:</p> + +<blockquote><p> +À la tête des montagnards (à Athènes) on distinguait +Pisistrate: brave, éloquent, généreux, d'une +figure aimable et d'un esprit cultivé, il n'avait de Robespierre +que la dissimulation profonde, et de l'infâme +d'Orléans que les richesses et la naissance illustre...</p> + +<p>Il semble qu'il y ait des hommes qui renaissent à +des siècles d'intervalle pour jouer, chez différents +peuples et sous différents noms, les mêmes rôles dans +les mêmes circonstances: Mégaclès et Tallien en offrent +un exemple extraordinaire. Tous deux redevables à +un mariage opulent de la considération attachée à la +fortune, tous deux placés à la tête du parti modéré +dans leurs nations respectives, ils se font tous deux +remarquer par la versatilité de leurs principes et la +ressemblance de leurs destinées. Flottant, ainsi que +le révolutionnaire français, au gré d'une humeur capricieuse, +l'Athénien fut d'abord subjugué par le génie de +Pisistrate, parvint ensuite à renverser le tyran, s'en +repentit bientôt après; rappela les montagnards, se +brouilla avec eux, fut chassé d'Athènes, reparut +encore, et finit par s'éclipser tout à coup dans l'histoire; +sort commun des hommes sans caractère; +ils luttent un moment contre l'oubli qui les submerge, +et soudain s'engloutissent tout vivants dans leur nullité. +</p></blockquote> + +<p>(Vous voyez que Chateaubriand, à vingt-cinq +ans, a déjà sa plume.)</p> + +<p>Autre exemple: le chapitre sur Sparte et les +jacobins. Il y a là, sur les jacobins, disciples de +Lycurgue et imitateurs des Spartiates, des remarques +bien curieuses. Le jeune Chateaubriand dit +fort bien—cent ans avant Taine—que «la +voie spéculative et les doctrines abstraites» sont +pour beaucoup dans les causes de la Révolution, +et que c'est même là son trait distinctif. Il dit +encore: «La grande base de leur doctrine était le +fameux système de perfection, savoir que les hommes +parviendront un jour à une pureté inconnue +de gouvernements et de mœurs.»</p> + +<p>Ce «système de perfection», Chateaubriand +promet de le développer «dans la seconde partie +du cinquième livre de cet <i>Essai</i>». Malheureusement, +il n'a pas écrit ce cinquième livre. Il nous +dit seulement ici, dans une note: «Ce système, sur +lequel toute notre révolution est suspendue (<i>sic</i>), +n'est presque point connu du public. Les initiés à +ce grand mystère en dérobent religieusement la +connaissance aux profanes. J'espère être le premier +écrivain sur les affaires présentes qui aura démasqué +l'idole. Je tiens le secret de la bouche même +du célèbre Chamfort, qui le laissa échapper devant +moi un matin que j'étais allé le voir. Ce système +de perfection a obtenu un grand crédit en Angleterre.» +N'oublions pas que l'Angleterre fut la +patrie de la franc-maçonnerie, et signalons cette +note de Chateaubriand aux historiens qui pensent +que la Révolution française a été secrètement +une œuvre maçonnique.</p> + +<p>C'est pour réaliser ce «système de perfection» +que les jacobins ont voulu tout détruire afin de +tout changer. («Il était absurde de songer à une +démocratie sans une révolution complète du côté +de la morale.») Et dans quelles circonstances! +Écoutez le jeune émigré:</p> + +<blockquote><p> +Attaquée par l'Europe entière, déchirée par des +guerres civiles, agitée de mille factions, ses places frontières +ou prises ou saccagées, sans soldats, sans finances, +hors un papier discrédité qui tombait de jour en jour, +le découragement dans tous les états et la famine presque +assurée: telle était la France, tel le tableau qu'elle +présentait à l'instant même qu'on méditait de la livrer +à une révolution générale. Il fallait remédier à cette +complication de maux; il fallait établir à la fois par +un miracle la République de Lycurgue chez un vieux +peuple nourri sous une monarchie, immense dans sa +population et corrompu dans ses mœurs; et sauver un +grand pays sans armées, amolli dans la paix et expirant +dans les convulsions politiques, de l'invasion de +cinq cent mille hommes des meilleures troupes de l'Europe. +Ces forcenés seuls pouvaient en imaginer les +moyens et, ce qui est encore plus incroyable, parvenir +en partie à les exécuter: moyens exécrables sans +doute, mais, il faut l'avouer, d'une conception gigantesque. +</p></blockquote> + +<p>Sans doute, trente ans plus tard, rééditant l'<i>Essai</i> +et l'accompagnant de notes expiatoires, il écrivait +au bas de la page que je viens de citer: «Je +mets à tort sur le compte d'une poignée d'hommes +sanguinaires ce qu'il faut attribuer à la nation.» +Mais, vers la même époque, ayant à raconter la +Révolution dans ses <i>Mémoires</i>, il en parle encore +avec une horreur incurablement mêlée d'admiration.</p> + +<p>Quoi d'étonnant? En même temps que le jeune +Chateaubriand composait son <i>Essai</i>, Joseph de +Maistre rédigeait ses <i>Considérations sur la France</i>. +Et ce grave Savoyard, de quinze ans plus âgé +que Chateaubriand, et bien meilleur catholique, +écrivait que, seule, la folie furieuse de «l'infernal +Comité de salut public» avait pu conserver la +France pour le roi. Il disait: «Qu'on y réfléchisse +bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire +une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient +être sauvées que par le jacobinisme.» Et +encore: «Lorsque d'aveugles factieux décrètent +l'indivisibilité de la République, ne voyez que la +Providence qui décrète celle du royaume.»</p> + +<p>Joseph de Maistre introduit ici une pensée qui +n'est point dans Chateaubriand: il voit dans les +jacobins les instruments d'une puissance qui en +savait plus qu'eux. Et, d'autre part, cette interprétation +du rôle des jacobins ne l'empêche point de +voir et de définir avec une sagacité aiguë l'erreur +fondamentale de la Révolution. N'importe: les +victoires révolutionnaires l'ont presque autant +ébloui que le chevalier de Chateaubriand.</p> + +<p>Les victoires révolutionnaires ont réjoui même +les émigrés. Plus tard, elles couvriront et feront +bénéficier de leur prestige l'histoire même intérieure +de la Révolution; elles détourneront l'attention +de ses crimes et de la malfaisance de ses principes +et assureront et prolongeront jusqu'à nous +sa légende. Chateaubriand flétrira tant qu'on voudra +les atrocités de la Terreur: jamais, et non pas +même quand il servira le roi, il ne détestera la +Révolution, ni même ne se déprendra de ses dogmes.</p> + +<p>En continuant à feuilleter l'<i>Essai</i>, nous arrivons +à un parallèle du «siècle de Solon» et du +dix-huitième siècle français, qui est d'une fantaisie +assez inattendue. Cela commence par un +morceau de bravoure: <i>Caractère des Athéniens et +des Français</i>, brillant et un peu facile. Puis, l'auteur +pousse son parallèle dans le détail, et en profite +pour déballer en citations ses souvenirs de lecture. +Il est du dix-huitième siècle à ce point qu'il +écrit tranquillement: «<i>Homère</i> a donné Virgile +à l'antique Italie et le Tasse à la nouvelle, <i>Voltaire +à la France...</i>» Il rapproche le chantre octogénaire +de Téos et le vieillard de Ferney; Simonide +et M. de Fontanes, qu'il appelle le Simonide +français; Sapho et Parny, qu'il nomme «le +Tibulle de la France et le seul élégiaque que la +France ait encore produit»; Ésope et M. de +Nivernais; les élégies morales de Solon et <i>l'Ode sur +l'homme</i> de Jean-Baptiste Rousseau; les hymnes +de Tyrtée et les odes républicaines d'Écouchard-Lebrun +et la <i>Marseillaise</i>, qu'il cite presque entièrement +et dont il parle presque avec admiration: +«Le lyrique a eu le grand talent d'y mettre de +l'enthousiasme sans paraître ampoulé»; il rapproche +enfin une chanson en l'honneur d'Harmodius et +d'Aristogiton et une épitaphe à la louange de Marat.</p> + +<p>Puis il passe aux philosophes. Il met en parallèle +les «sages» et les «encyclopédistes»; Thalès, +Solon, Périandre et Jean-Jacques Rousseau, +Montesquieu, Chamfort. Il rapproche une lettre +d'Héraclite refusant l'hospitalité du roi de Perse +et une lettre de Jean-Jacques refusant l'hospitalité +du roi de Prusse, et donne l'avantage à Jean-Jacques +«pour la mesure». Là, il se souvient +que Héraclite et Rousseau furent persécutés... Et +le voilà pyrrhonien par indignation: «Nous +ne pouvons souffrir ce qui s'écarte de nos vues +étroites, de nos petites habitudes... Ceci est bien, +ceci est mal, sont les mots qui sortent sans cesse +de notre bouche. De quel droit osons-nous prononcer +ainsi? Avons-nous compris le motif secret de +telle action? Misérables que nous sommes, savons-nous +ce qui est bien, ce qui est mal?»</p> + +<p>Et un peu plus loin il redouble. Après avoir +dit que les sages de la Grèce voulaient que le gouvernement +découlât des mœurs, au lieu que nos +philosophes veulent faire découler les mœurs du +gouvernement (et ainsi «les premiers disaient +aux peuples: Soyez vertueux, vous serez libres, et +les seconds: Soyez libres, vous serez vertueux»), +il s'enfonce de nouveau dans la négation. Les +mœurs, dit-il, sont l'obéissance à ce «sens intérieur» +qui nous montre l'honnête et le déshonnête, +pour faire celui-là et éviter celui-ci. Mais ce sens +intérieur, «qui sait jusqu'à quel point la société +l'a altéré? Qui sait si des préjugés, si inhérents +à notre constitution que nous les prenons souvent +pour la nature même, ne nous montrent pas des +vices et des vertus là où il n'en existe pas?... Si +cette voix de la conscience n'était elle-même...? +Mais gardons-nous de creuser plus avant dans cet +épouvantable abîme.»</p> + +<p>Ce sont audaces de très jeune homme. Peut-être +que, la nuit où il s'abandonnait à ce désespoir +philosophique, le pauvre garçon avait particulièrement +froid dans sa mansarde. Mais enfin il n'est pas +inutile de savoir qu'il a passé par là. D'autant que +plus tard, et jusqu'à sa mort, un quasi nihilisme +sera souvent chez lui comme à fleur de phrase.</p> + +<p>Il cherche alors les effets des révolutions de la +Grèce sur le reste du monde antique, et, parce qu'il +les cherche, il les trouve, mais souvent cela lui donne +bien du mal.</p> + +<p>Il a bien de la peine aussi à poursuivre son +parallèle entre les nations de l'antiquité et celles +d'aujourd'hui. Par exemple, à quoi ressemble +l'Égypte? À l'Italie moderne. Pourquoi? Comment? +C'est que, comme l'Italie moderne (celle de 1792), +«l'antique royaume des Sésostris, gouverné en +apparence par des monarques, en réalité par un +pontife maître de l'opinion, se composait de magnificence +et de faiblesse». Puis, «c'est sur les bords +du Nil que les philosophes de l'antiquité allaient +puiser la lumière, c'est sous le beau ciel de Florence +que l'Europe barbare a rallumé le flambeau des +lettres». Voilà.—Pour Carthage, c'est plus facile: +le parallèle avec l'Angleterre s'impose. Et, pour +démontrer que le gouvernement anglais et le gouvernement +carthaginois, c'est la même chose, le +jeune Chateaubriand imite Montesquieu et se +donne des airs de profondeur. Puis il compare +Annibal et Marlborough, Hannon et Cook, et +rapproche le <i>Périple</i> d'Hannon de quelques pages +de Cook sur les îles Sandwich.</p> + +<p>Ici, une page révélatrice. Il vient d'opposer à +l'ignorance d'Hannon la science de Cook. Mais +tout à coup:</p> + +<blockquote><p> +Cependant, il faut l'avouer, ce que nous gagnons du +côté des sciences, nous le perdons en sentiment. L'âme +des anciens aimait à se plonger dans le vague infini; +la nôtre est circonscrite par nos connaissances. Quel +est l'homme sensible qui ne s'est trouvé souvent à +l'étroit dans une petite circonférence de quelques millions +de lieues? Lorsque, dans l'intérieur du Canada, +je gravissais une montagne, mes regards se portaient +toujours à l'ouest, sur les déserts infréquentés qui +s'étendent dans cette longitude. À l'orient, mon +imagination rencontrait aussitôt l'Atlantique, des +pays parcourus, et je perdais mes plaisirs. Mais, à +l'aspect opposé, il m'en prenait presque aussi mal. J'arrivais +incessamment à la mer du Sud, de là en Asie, de +là en Europe, de là... J'eusse voulu pouvoir dire, +comme les Grecs: «Et là-bas! là-bas! la terre inconnue, +la terre immense!» +</p></blockquote> + +<p>Cela est bien de lui. C'est en somme ce vaste +désir d'inexploré qui lui a fait entreprendre, à +vingt-cinq ans, ce voyage de l'esprit à travers le +monde ancien et le monde moderne, et chercher +des visions dans le temps, comme il avait cherché +des images dans l'espace. Il est remarquable que +le premier ouvrage de ce jeune homme insatiable, +un ouvrage qui devait avoir cinq gros volumes, ait +été une espèce d'histoire universelle, et une histoire +universelle par rapport à la Révolution française—donc +par rapport à lui-même, puisqu'il devait à la +Révolution l'ébranlement de son âme, et son exil, +et ses douleurs et sa froide mansarde,—de sorte +qu'en cette histoire il ramenait à soi et en quelque +façon résorbait et engloutissait les siècles et l'univers +pour son plaisir.</p> + +<p>Il continue à rapprocher, à rapprocher éperdûment: +la Scythie et la Suisse et leurs «trois âges», +c'est à savoir la Scythie et la Suisse pauvres et vertueuses; +la Scythie et la Suisse philosophiques; +la Scythie et la Suisse corrompues; puis la Macédoine +et la Prusse; Tyr et la Hollande; la Perse +et l'Allemagne, et même le <i>Mahabarata</i> et la <i>Messiade</i> +de Klopstock, et même le roi Darius et l'empereur +Joseph!</p> + +<p>Des chapitres ne craignent pas de s'intituler: +«Influence de la Révolution républicaine de la +Grèce sur la Perse, et de la Révolution républicaine +de la France sur l'Allemagne.—Déclaration de la +guerre médique (505 av. J.-C.); déclaration de la +guerre présente, 1792.—Portrait de Miltiade, portrait +de Dumouriez.—Bataille de Marathon, +bataille de Jemmapes.—Campagne de la 4e année +de la 74e olympiade, campagne de 1793.—Consternation +à Athènes et à Paris.—Bataille de Salamine, +bataille de Maubeuge.—Mardonius et +Cobourg.—Pausanias et Pichegru.—Bataille +de Platée, bataille de Fleurus.» Ce sont des +gageures, d'où il se tire à peu près, puisqu'il dit ce +qu'il veut. Et cela ne prouve rien, sinon que les +passions des hommes sont toujours à peu près +les mêmes, ce que l'on savait.</p> + +<p>Cela nous mène à la fin du premier volume de +la réédition de 1826. Dans un dernier chapitre que +Chateaubriand, trente ans après l'avoir écrit, +appelle «une sorte d'orgie noire d'un cœur blessé +et d'un esprit malade», il se soulage et dit tout. +À quoi ont servi ces révolutions dont il vient de +retracer l'histoire? «Est-il une liberté civile? J'en +doute. Les Grecs furent-ils plus heureux, furent-ils +meilleurs après leur révolution? Non.» Puis il +médite:</p> + +<blockquote><p> +Malgré mille efforts pour pénétrer dans les causes des +troubles des États, on sent quelque chose qui échappe; +un je ne sais quoi, caché je ne sais où, et ce je ne sais +quoi paraît être la raison efficiente de toutes les révolutions... +Ce principe inconnu ne naît-il point de cette +vague inquiétude, particulière à notre cœur, qui nous +fait nous dégoûter également du bonheur et du +malheur, et nous précipitera de révolution en révolution +jusqu'au dernier siècle? Et cette inquiétude, d'où +vient-elle à son tour? Je n'en sais rien; peut-être de +la conscience d'une autre vie; peut-être d'une aspiration +secrète vers la divinité. Quelle que soit son origine, +elle existe chez tous les peuples. On la rencontre +chez le sauvage et dans nos sociétés. Elle s'augmente +surtout par les mauvaises mœurs et bouleverse les +empires. +</p></blockquote> + +<p>Il en trouve, dit-il, une preuve bien frappante +dans les causes de notre révolution. La révolution +était inévitable, à cause de l'immoralité et de +l'égoïsme des individus et à cause des «folies et +des imbécillités» de l'ancien régime, dont il fait +le plus sombre des tableaux. Mais la Révolution +a été abominable à son tour. Vouloir établir la +démocratie chez un peuple corrompu, cela est fou. +Lui aussi a cru à la démocratie; peut-être que ses +opinions actuelles (le royalisme) ne sont que «le +triomphe de sa raison sur son penchant».—«En +ce qui le regarde comme individu», toutes les +constitutions lui sont parfaitement indifférentes:</p> + +<blockquote><p> +Nous nous agitons aujourd'hui pour un vain système, +et nous ne serons plus demain! Des soixante +années que le ciel peut-être nous destine à traîner sur +ce globe, nous en dépenserons vingt à naître et vingt +à mourir, et la moitié des vingt autres s'évanouira +dans le sommeil. Craignons-nous que les misères inhérentes +à notre nature d'homme ne remplissent pas +assez ce court espace sans y ajouter des maux d'opinion? +</p></blockquote> + +<p>Et plus loin: «La liberté politique n'est qu'un +songe, un sentiment factice que nous n'avons point... +Tant que nous ne retournerons pas à la vie du sauvage, +nous dépendrons toujours d'un homme. Et +qu'importe alors que nous soyons dévorés par une +cour, par un directoire, par une assemblée du peuple?... +Tout gouvernement est un mal, tout gouvernement +est un joug.» Toutefois, il vaut mieux +obéir à un roi qu'à une multitude ignorante.</p> + +<p>Tel est, vers 1795, le royalisme de Chateaubriand. +Et tel il sera toujours, même sous la Restauration: +«Un triomphe de sa raison sur son penchant.»</p> + +<p>Au deuxième volume de l'<i>Essai</i>, l'auteur reprend +infatigablement ses inutiles parallèles. Mais +les boutades, les poussées d'humeur, les confessions +directes ou indirectes deviennent de plus en plus +nombreuses.</p> + +<blockquote><p> +J'avoue (dit-il), que je crois en théorie au principe +de la souveraineté du peuple; mais j'ajoute aussi que, +si on le met rigoureusement en pratique, il vaut beaucoup +mieux pour le genre humain redevenir sauvage +et s'enfuir tout nu dans les bois. +</p></blockquote> + +<p>Il se fait de Périclès une image charmante et +déjà renanienne, oserai-je dire, et où il met beaucoup +de lui-même: «Périclès avait pris le vrai +sentier pour arriver au bonheur. Traitant le monde +selon sa portée, lorsque la nécessité le forçait d'y +paraître, il s'y présentait avec des idées communes +et un cœur de glace. Mais le soir, renfermé secrètement +avec Aspasie et un petit nombre d'amis +choisis, il leur découvrait ses opinions cachées et +un cœur de feu.»</p> + +<p>Tel sans doute il était lui-même quelquefois, avec +des amis, le soir, dans quelque taverne de Londres. +Plus tard, Sainte-Beuve dira: «Il y avait un +Chateaubriand secret aussi lâché et débridé de +ton que l'autre l'était peu, mais celui-là connu seulement +d'un très petit nombre dans l'intimité.»</p> + +<p>En 1796-97, l'espèce humaine lui fait horreur; +il déborde d'amertume et de fiel. À propos de Denys +de Syracuse:</p> + +<blockquote><p> +Toujours bas, nous rampons sous les princes dans +leur gloire et nous leur crachons au visage lorsqu'ils +sont tombés... Qu'eût dû faire Denys dans ses revers? +Il eût dû se retirer dans quelque lieu sauvage pour +gémir sur ses fautes passées et surtout pour cacher ses +pleurs; ou plutôt il pouvait, comme les anciens, se +coucher et mourir. Un homme n'est jamais très à +plaindre lorsqu'il a le droguiste ou le marchand de +poignards à sa porte, et qu'il lui reste quelques <i>mines</i>. +</p></blockquote> + +<p>L'étrange garçon! Après ce chapitre sur Denys +de Syracuse, après une longue énumération de tous +les princes fugitifs, depuis Thésée jusqu'aux Bourbons, +il s'arrête comme n'en pouvant plus, et il +écrit une méditation qu'il dédie «aux infortunés».</p> + +<p>Il cherche quelles doivent être les règles de conduite +dans le malheur. La première règle est de +cacher ses pleurs. Car le misérable n'est qu'un +objet de curiosité ou un objet d'ennui. La seconde +règle, qui découle de la première, «consiste à +s'isoler entièrement. Il faut éviter la société lorsqu'on +souffre, parce qu'elle est l'ennemie naturelle +des malheureux; sa maxime est: l'infortuné +coupable. Je suis si convaincu de cette vérité +sociale, que je ne passe guère dans les rues sans +baisser la tête.» Troisième règle: «Fierté intraitable. +L'orgueil est la vertu du malheur... On se +familiarise aisément avec le malheureux; et il +se trouve dans la dure nécessité de se rappeler +sa dignité d'homme, s'il ne veut que les autres +l'oublient.»</p> + +<p>Et maintenant, «que faudrait-il faire pour soulager +ses chagrins?» La réponse nous indique très +précisément comment le jeune Chateaubriand soulageait +les siens, et en somme comment il vivait +à Londres.</p> + +<p>«Un livre vraiment utile aux misérables, ce +sont les Évangiles.» Le malheureux doit éviter +les jardins publics, le fracas, le grand jour; le plus +souvent, même, il ne sortira que la nuit. Ainsi faisait-il. +Un soir, il va s'asseoir au sommet d'une +colline, qui domine la ville; il regarde les lumières +des maisons. «Ici, il voit éclater le réverbère à la +porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans +les plaisirs, ignorent qu'il est un misérable, occupé +seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes, +lui qui eut aussi des fêtes et des amis!» Il ramène +ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant +dans une pauvre maison écartée du faubourg, +et il dit: «Là, j'ai des frères.» Voilà un son de +voix, un accent, qui ne sont pas très communs dans +Chateaubriand.</p> + +<p>Il recommande la solitude dans la nature. «Que +celui que le chagrin mine s'enfonce dans les forêts.» +Il recommande aussi, comme Rousseau, la botanique. +Puis, au retour, la lecture: «Un livre qu'on +a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu'on +tire précieusement du lieu obscur où on le tenait +caché, va remplir ces heures de silence.» Enfin, +«peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux +ou trois heures du matin, au murmure des vents +et de la pluie qui battent contre vos fenêtres, écrivez-vous +ce que vous savez des hommes». Et c'est +en effet à ces heures-là surtout que le pauvre garçon +écrivait: c'est à ces heures-là, au bruit du vent, +«auprès d'un humble feu et d'une lumière vacillante» +qu'il a tracé les lignes que je viens de vous +lire.</p> + +<p>Et la méditation finit d'une façon brève et terrible +sur cette phrase: «Mais, après tout, il faut +toujours en revenir à ceci: sans les premières +nécessités de la vie, point de remèdes à nos maux.»</p> + +<p>N'oublions jamais qu'à l'origine de l'œuvre de +Chateaubriand, il y a eu sept années de misère à +Londres et une longue débauche presque ininterrompue +de solitude et de tristesse.</p> + +<p>Après ce chapitre: <i>Aux Infortunés</i>, le voilà, +encore une fois, courageusement reparti pour ses +parallèles. Il compare les destinées et les morts +d'Agis de Sparte, de Charles I<SUP>er</SUP> d'Angleterre et de +Louis XVI. Il recommence à comparer les philosophes +grecs et les philosophes modernes. Il rapproche +Platon, Fénelon, Rousseau. La <i>République</i> +et le <i>Télémaque</i> ont du bon: mais l'<i>Émile</i>! «Le +sage doit regarder cet écrit de Jean-Jacques comme +un trésor. Peut-être n'y a-t-il dans le monde entier +que cinq ouvrages à lire: l'<i>Émile</i> en est un.» Pourquoi? +Parce que Rousseau «a brisé l'édifice de nos +idées sociales»; parce qu'il a montré «que nous +existions comme dans une espèce de monde factice». +«L'étonnement dut être grand lorsque +Rousseau vint à jeter parmi ses contemporains +abâtardis l'homme vierge de la nature.»</p> + +<p>Jusque-là, Chateaubriand n'est, en effet, qu'un +disciple de Rousseau. On peut croire qu'il est resté, +comme son maître, vaguement chrétien. Mais tout +à coup, sans qu'on s'y attende, sans que le dessein +général de son livre paraisse l'y obliger, il se met à +nous faire l'histoire du paganisme, puis l'histoire +du christianisme. C'est donc pour nous dire des +choses qui lui tiennent au cœur. Or, après avoir +parlé de Jésus dans le même esprit que Jean-Jacques +(quoique beaucoup plus froidement), il intitule +un chapitre: <i>la Chute du christianisme s'accélère</i>; +puis, il se donne le froid plaisir de résumer, contre +le christianisme, contre son histoire, son dogme et +sa discipline, les objections de Voltaire, de Diderot +et des encyclopédistes. Il nous avertit, il est vrai, +qu'«il n'y est pour rien», et qu'il ne fait que +«rapporter les raisonnements des autres»; mais +attendez.</p> + +<p>Sur un exemplaire que Sainte-Beuve a eu entre +les mains, et où Chateaubriand avait noté de sa +main les modifications à faire pour une seconde +édition, il avait ajouté aussi, en guise de commentaire, +«ses plus secrètes pensées», que voici.</p> + +<p>À côté de ces mots du texte imprimé: «Je suis +bien fâché que mon sujet ne me permette pas de +rapporter les raisons victorieuses avec lesquelles +les Abadie, les Bergier, les Warburton ont combattu +leurs antagonistes (les incrédules) et d'être +obligé de renvoyer à leurs ouvrages», il met en +marge: «Oui, qui ont débité des platitudes, mais +j'étais bien obligé de mettre cela à cause des sots». +En regard de ce texte: «Dieu, la matière, la fatalité, +ne font qu'un», il écrit: «Voilà mon système, +voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, +fatalité dans ce monde, la réputation, l'honneur, +la richesse, la vertu même: et comment croire qu'un +Dieu intelligent nous conduit? Voyez les fripons +en place, la fortune allant au scélérat, l'honnête +homme volé, assassiné, méprisé. Il y a peut-être +un Dieu, mais c'est le Dieu d'Épicure; il est trop +grand, trop heureux pour s'occuper de nos affaires, +et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer +les uns les autres.» En regard de ce texte: «Père +des miséricordes... soit que tu m'aies destiné à une +carrière immortelle, soit que je doive seulement +passer et mourir...», il écrit: «Quelquefois je suis +tenté de croire à l'immortalité de l'âme, mais +ensuite la raison m'empêche de l'admettre. D'ailleurs +pourquoi désirerais-je l'immortalité? Il paraît +qu'il y a des peines mentales totalement séparées +de celles du corps, comme la douleur que nous sentons +à la perte d'un ami, etc... Or, si l'âme souffre +par elle-même, indépendamment du corps, il est +à croire qu'elle pourra souffrir également dans une +autre vie; conséquemment, l'autre monde ne vaut +pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc point +survivre à nos cendres; mourons tout entiers, de +peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit corriger +de la manie d'<i>être</i>». Enfin, en regard de ce texte: +«Dieu, répondez-vous, vous a fait libre. Ce n'est +pas là la question. A-t-il prévu que je tomberais, +que je serais à jamais malheureux? Oui, indubitablement. +Eh bien, votre Dieu n'est plus qu'un +tyran horrible et absurde», il écrit: «Cette objection +est insoluble et renverse de fond en comble le +système chrétien. Au reste, personne n'y croit plus.»</p> + +<p>Bref, il nie le Dieu-Providence, l'immortalité de +l'âme et le christianisme lui-même. Et ailleurs, +non plus dans les notes de l'«exemplaire confidentiel», +mais dans le livre imprimé, il se demande: +«Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme?» +Il avoue qu'il n'en sait rien. S'élèvera-t-il +un homme qui se mettra à prêcher un culte nouveau? +Mais les nations seront trop indifférentes en +matière religieuse et trop corrompues. «La religion +nouvelle mourra dans le mépris.» Ou bien, «ne +serait-il pas possible que les peuples atteignissent +à un degré de lumière et de connaissances morales +suffisant pour n'avoir plus besoin de culte?» Mais +non. Le plus probable est que les nations «retourneront +tour à tour dans la barbarie...» jusqu'à ce +qu'elles en émergent de nouveau, «et ainsi de suite +dans une révolution sans terme».</p> + +<p>Et cela le mène à ces conclusions:</p> + +<blockquote><p> +Déjà nous possédons cette importante vérité, que +l'homme, faible dans ses moyens et dans son génie, +ne fait que se répéter sans cesse; qu'il <i>circule</i> dans un +<i>cercle</i>, dont il tâche en vain de sortir...—Il s'ensuit +qu'un homme bien persuadé qu'il n'y a rien de nouveau +en histoire perd le goût des innovations, goût que +je regarde comme un des plus grands fléaux qui +affligent l'Europe en ce moment. +</p></blockquote> + +<p>Et alors le flot d'amertume se précipite: Liberté! +le grand mot! et qu'est-ce que la liberté +politique? Je vais vous l'expliquer. Un homme +libre à Sparte veut dire un homme dont les heures +sont réglées comme celles de l'écolier sous la +férule, etc. «On s'écrie: Les citoyens sont esclaves, +mais esclaves de la loi. Pure duperie de mots. Que +m'importe que ce soit la loi ou le roi qui me traîne +à la guillotine? On a beau se torturer, faire des +phrases et du bel esprit, le plus grand malheur des +hommes, c'est d'avoir des lois et un gouvernement.»</p> + +<p>Enfin:</p> + +<blockquote><p> +Soyons hommes, c'est-à-dire libres; apprenons à +mépriser les préjugés de la naissance et des richesses, +à nous élever au-dessus des grands et des rois, à honorer +l'indigence et la vertu; donnons de l'énergie à notre +âme, de l'élévation à notre pensée; portons partout +la dignité de notre caractère, dans le bonheur et dans +l'infortune; sachons braver la pauvreté et sourire à la +mort; mais pour faire tout cela, il faut commencer +par cesser de nous passionner pour les institutions +humaines, de quelque genre qu'elles soient. Nous n'apercevons +presque jamais la réalité des choses, mais leurs +images réfléchies faussement par nos désirs... Tandis +que nous nous berçons ainsi de chimères, le temps vole +et la tombe se ferme tout à coup sur nous. Les hommes +sortent du néant et y retournent: la mort est un grand +lac creusé au milieu de la nature; les vies humaines, +comme autant de fleuves, vont s'y engloutir... Profitons +donc du peu d'instants que nous avons à passer sur ce +globe pour connaître au moins la vérité. Si c'est la vérité +politique que nous cherchons, elle est facile à trouver. +Ici un ministre despote me bâillonne, me plonge +au fond des cachots, où je reste vingt ans sans savoir +pourquoi; échappé de la Bastille, plein d'indignation, +je me précipite dans la démocratie, un anthropophage +m'y attend à la guillotine. Le républicain, sans cesse +exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace +furieuse, s'applaudit de son bonheur; le sujet, tranquille +esclave, vante les bons repas et les caresses de +son maître. O homme de la nature! c'est toi seul qui +me fais me glorifier d'être homme! Ton cœur ne connaît +point la dépendance, tu ne sais ce que c'est que +de ramper dans une cour ou de caresser un tigre populaire. +Que t'importent nos arts, notre luxe, nos villes? +As-tu besoin de spectacle, tu te rends au temple de la +nature, à la religieuse forêt... +</p></blockquote> + +<p>Et cela continue; et le dernier chapitre est le +récit d'une «Nuit chez les sauvages de l'Amérique».</p> + +<p>Ainsi conclut le jeune émigré. Et il ne vous échappera +point que ce «retour à la nature», c'est, en +un sens, le suprême désespoir philosophique, puisque +c'est la négation de l'utilité de toute l'œuvre +humaine.</p> + +<p>L'<i>Essai</i> parut en 1797; les notes marginales sont +probablement de 1798. Il est important de savoir +que Chateaubriand a pensé ainsi, qu'il a été incrédule +et révolté, et à peu près nihiliste, non par une +passagère chaleur du sang, mais avec insistance et +réflexion pendant plusieurs années de sa jeunesse, +et jusqu'à la veille du moment où il conçut le <i>Génie +du christianisme</i>.</p> + +<p>Plus tard, en 1811, à l'occasion de son élection +à l'Académie, ses ennemis rappelleront qu'il pensa +comme les encyclopédistes. On opposera l'incroyance +de l'homme aux théories de l'écrivain religieux; +on parlera d'hypocrisie. Chateaubriand laissera le +soin de sa défense à un jeune homme, Damaze de +Raymond.</p> + +<p>Mais en 1826, en pleine Restauration, sans nécessité, +il me semble, et même au risque de troubler +des âmes en faisant connaître davantage un livre +qu'il réprouvait, il donne lui-même une réédition +de l'<i>Essai sur les Révolutions</i>. Il y met une habile +préface où il explique dans quelles conditions l'ouvrage +a été écrit, où il en montre les contradictions +et où il exagère quelque peu ce qui s'y trouve +encore de christianisme. Il accompagne le texte de +notes très nombreuses et fort plaisantes. Il se critique, +se réfute, se condamne, se gourmande et se +raille avec beaucoup de bonne grâce et un air de +charmante franchise. Il a, sur sa vanité et sa +fatuité de jeune homme, des réflexions piquantes +(qui d'ailleurs s'appliqueraient encore mieux à bien +des passages des <i>Mémoires d'outre-tombe</i>). Mais +souvent, à propos de quelque chapitre particulièrement +éloquent dans son âcre misanthropie, il se +laisse désarmer. «Me louerai-je? J'en ai bien envie; +la colère de ces pages m'a amusé; je les avais complètement +oubliées.» Ou bien: «Voilà certes un +des plus étranges chapitres de tout l'ouvrage, et +peut-être un des morceaux les plus extraordinaires +qui soient jamais échappés à la plume d'un écrivain... C'est +du Rousseau, c'est du René, c'est du +dégoût de tout, de l'ennui de tout.» En somme, il +se reconnaît avec plaisir dans ce premier ouvrage; +et même il est content que l'on sache qu'il a été ce +jeune homme troublé et révolté et qu'il a senti +et pensé comme cela. Il a voulu que ses impiétés +même ne fussent point abolies, et que l'on connût +clairement qu'il n'avait pas toujours été bon chrétien. +Au fait, si l'on ne connaissait pas, par ce livre, +le jeune homme qu'il avait été, on comprendrait +moins le vieillard si profondément désenchanté +qu'il fut. Et, après 1830, quand il sera publiquement +l'ami de Carrel, de Béranger, de Lamennais, +il sera ravi, nous le verrons, d'avoir écrit l'<i>Essai</i>, et +fier de ce volumineux péché de jeunesse.</p> + + + + +<h2><a name="conf3"></a>TROISIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>LES NATCHEZ.—ATALA</h3> + + +<p>Chateaubriand nous dit dans les <i>Mémoires d'outre-tombe:</i> +«Il est certain que, si l'<i>Essai</i> fut un +moment connu, il fut presque aussitôt oublié: une +ombre subite engloutit le premier rayon de ma +gloire.» Cela dut lui être dur; car, naturellement, +il avait espéré la gloire et la fortune. Mais, comme +il ne connut pas tout de suite cet insuccès, il n'en +ressentit que peu à peu l'amertume. Il eut d'ailleurs +des compensations. S'il ne réussit pas en France, +l'<i>Essai</i> fit du bruit dans le monde des émigrés: +il scandalisa quelque peu; mais cela même ne +nuisit point à l'auteur. Chez les personnes victimes +de catastrophes extraordinaires, jetées violemment +hors des conditions de leur vie normale, comme les +émigrés, il se produit souvent une sorte de relâchement +des principes, une disposition au scepticisme +par désespoir habituel (elles en ont tant vu!). Beaucoup +d'émigrés purent goûter l'<i>Essai</i> pour ses +hardiesses mêmes et ses négations.</p> + +<p>Puis, des revues anglaises en parlèrent avec +éloge. Chateaubriand devint presque un personnage; +«la haute émigration le rechercha». Pauvre +et inconnu, il avait été d'une fierté ombrageuse, +et cramponné à sa solitude. Recherché, il se laissa +faire. Il fit un chemin, comme il dit, «de rue en +rue», et, s'éloignant du canton de l'émigration +pauvre de l'est, «il arriva, de logement en logement, +jusqu'au quartier de la riche émigration de +l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et +les colons de la Martinique.» Il fait des connaissances: +Christian de Lamoignon, Malouet, le chevalier +Panat, homme de goût par profession et qui +avait «une réputation méritée d'esprit, de malpropreté +et de gourmandise»; Montlosier, «féodalement +libéral, aristocrate et démocrate, esprit +bizarre» dont il fait un portrait vraiment prodigieux; +l'abbé Delille, à la tête de singe, qui lisait +ses vers comme un ange, mais que madame +Delille souffletait quand il n'était pas sage; l'abbé +Caron, mesdames de Caumont et de Gontaut; +madame de Boignes, alors très jeune et extrêmement +jolie; enfin Fontanes, qu'il avait déjà rencontré.</p> + +<p>Tout de même, son <i>Essai</i> n'a aucun succès à +Paris. Qu'à cela ne tienne! Ce sera donc un autre +livre qui lui donnera la gloire. Il renonce à écrire +les trois derniers volumes annoncés de l'<i>Essai</i>. Mais +il reprend (nous sommes en 1799) le manuscrit de +2.383 pages in-folio (paraît-il) qu'il avait rapporté +d'Amérique. Avec cela, il fait les <i>Natchez</i>, dont +<i>Atala</i> et <i>René</i> sont des épisodes. C'était un dessein +formé depuis longtemps: «J'étais encore très +jeune lorsque je conçus l'idée de faire l'épopée de +<i>l'homme de la nature</i> (toujours l'influence de Rousseau) +et de peindre les mœurs des sauvages, en les +liant à quelque événement connu.»</p> + +<p>Mais, lorsqu'en 1800 il quitta l'Angleterre pour +rentrer en France, il n'osa pas se charger d'un trop +lourd bagage et laissa à Londres le manuscrit des +<i>Natchez</i>, sauf <i>Atala</i> et <i>René</i> et quelques descriptions +de l'Amérique:</p> + +<blockquote><p> +Quelques années s'écoulèrent avant que les communications +avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. +Je ne songeai guère à mes papiers dans le premier +moment de la Restauration; et d'ailleurs, comment les +retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle, +chez une Anglaise qui m'avait loué un petit appartement +à Londres. J'avais oublié le nom de cette femme; +le nom de la rue et le numéro de la maison où j'avais +demeuré étaient également sortis de ma mémoire. +</p></blockquote> + +<p>Il y a là un détachement, ou une insouciance, qui +ne sent pas son homme de lettres. Chateaubriand +était également capable et de cette insouciance et +de la plus monstrueuse vanité.</p> + +<p>Malgré tant de difficultés, il paraît qu'on +retrouva la rue, la maison, les enfants de l'hôtesse, +et le manuscrit des <i>Natchez</i>. L'auteur les «corrigea», +on ne peut pas savoir dans quelle mesure, et +les fit paraître dans l'édition de ses œuvres complètes +(1836).</p> + +<hr /> + +<p>Je devrais peut-être vous parler de <i>René</i> dès +aujourd'hui: mais, si je le faisais, les <i>Natchez</i> vous +paraîtraient ensuite d'un intérêt un peu languissant; +et, d'ailleurs, si la première version de <i>René</i> +doit être antérieure aux <i>Natchez</i>, comme je le montrerai, +la version parfaite, celle que nous possédons +leur est certainement postérieure. Au surplus, je +réserverai, dans les <i>Natchez</i>, la plus grande partie +de ce qui se rapporte à cet étrange René et au +développement de son caractère.</p> + +<p>Donc, parlons des <i>Natchez</i>. C'est l'œuvre d'un +jeune disciple de Rousseau, qui a vu du pays; +c'est un poème épique; c'est un roman historique +et exotique; c'est un conte philosophique; c'est +je ne sais quoi encore. Cela fait songer, un assez long +moment, au Huron de Voltaire, et à toutes les +histoires de sauvages et d'hommes de la nature qui +ont charmé le dix-huitième siècle; cela fait penser +quelquefois, pour le «style poétique», aux +<i>Incas</i> de Marmontel; pour le «merveilleux» à +Milton et à Klopstock; et enfin, pour la mélancolie +et le goût de la tristesse, à certaines lettres du +jeune Saint-Preux dans la <i>Nouvelle Héloïse</i>, et à +<i>Werther</i>, paru en 1774. C'est d'ailleurs, quant aux +événements, et sauf les quatre livres du voyage de +Chactas en Europe, une série presque ininterrompue +de malheurs prodigieux et, proprement, +d'horreurs.</p> + +<p>Je crois qu'on lit fort peu les <i>Natchez</i>, car ce +n'est pas une joie; je crois qu'on les lit encore +moins que le reste de l'œuvre de Chateaubriand +(les <i>Mémoires</i> exceptés, bien entendu). Il n'est +donc pas inutile que je vous fasse, de la fable, un +petit exposé, qui sera court, et très simplifié, je +vous en préviens: car ce récit de 580 fortes pages +est faiblement ordonné, assez souvent confus et +quelque peu obscur, et plein d'effets répétés.</p> + +<p>René, venant du Fort Rosalie (qui est un poste +français) arrive chez les Natchez pour se faire sauvage. +Il se présente au vieux sachem Chactas, qui +lui demande son histoire. «Mais le frère d'Amélie +répond d'une voix troublée: Indien, ma vie est +sans aventures, et le cœur de René ne se raconte +point.» Il supplie Chactas de le faire admettre au +nombre des guerriers Natchez et de l'adopter lui-même +pour son fils. Chactas y consent et offre à +René «la calebasse de l'hospitalité, où six générations +avaient bu l'eau d'érable». Puis, c'est le +calumet de la paix, et la chanson de l'hospitalité +«dansée par une jeune fille aux bras nus». Et +tout ceci n'est pas sans grâce et rappelle, avec +d'autres rites, les scènes de l'<i>Odyssée</i> où l'hospitalité +est offerte aux voyageurs.</p> + +<p>Or, au même moment, le capitaine français +Chépar, qui commande le Fort Rosalie, vient passer +une revue de ses troupes tout près du village +des Natchez, afin de les décider aux concessions +de terrains que les blancs leur demandent. Et alors, +c'est la plus condamnable orgie du style dit «poétique» +de ce dix-huitième siècle dont le jeune Chateaubriand +est encore jusqu'aux moelles. L'auteur +invoque la Muse, «fille de Mnémosyne à la longue +mémoire, âme du trépied de Delphes et des +colombes de Dodone», pour n'oublier aucun des +capitaines et des bataillons qui vont défiler tout à +l'heure. Et cela est à la fois un peu comique et assez +amusant, parce que le jeune auteur a beaucoup +plus d'imagination et d'invention verbale que les +Delille en vers et que les Marmontel en prose.</p> + +<p>Est-ce que ceci n'est pas ingénieux:</p> + +<blockquote><p> +Ils portent un tube enflammé, surmonté du glaive +de Bayonne; leur vêtement est celui du lys, symbole +de l'honneur virginal de la France. +</p></blockquote> + +<p>Mais est-ce que ceci n'est pas charmant:</p> + +<blockquote><p> +Ces guerriers couvrent leur front du chapeau gaulois, +dont le triangle bizarre est orné d'une rose blanche +qu'attacha souvent la main d'une vierge timide, et +que surmonte de sa cime légère un gracieux faisceau de +plumes. +</p></blockquote> + +<p>Et ceci encore:</p> + +<blockquote><p> +L'armée entière s'ébranle; ses pas égaux mesurent +la marche que frappent les tambours. Les jambes +noircies des soldats ouvrent et ferment une longue +avenue, en se croisant comme les ciseaux d'une +jeune fille qui découpe d'ingénieux ouvrages. Par +intervalles, les caisses d'airain que recouvre la peau de +l'onagre se taisent au signe du géant qui les guide; +alors mille instruments, fils d'Éole, animent les forêts, +tandis que les cymbales du nègre se choquent dans +l'air et <i>tournent comme deux soleils</i>. +</p></blockquote> + +<p>Et enfin ceci n'«enfonce»-t-il pas tous les +Delille et même tous les Écouchard-Lebrun:</p> + +<blockquote><p> +Tour à tour l'armée s'allonge et se resserre, tour à +tour s'avance et se retire: ici, elle se creuse comme la +corbeille de Flore; là elle s'enfle comme les contours +d'une urne de Corinthe... Les capitaines font prendre +aux bataillons toutes les figures de l'art d'Uranie: +ainsi des enfants étendent des soies légères sur leurs +doigts légers, sans confondre ou briser le dédale fragile; +ils le déploient en étoile, le dessinent en croix, +le ferment en cercle et l'entr'ouvrent doucement sous +la forme d'un berceau. +</p></blockquote> + +<p>Comme il s'amuse!</p> + +<p>Ici, nous apprenons que Satan veut empêcher +l'Évangile de s'étendre dans le nouveau monde +et, pour cela, unir tous les Indiens idolâtres afin +d'exterminer les chrétiens. Puis, nous faisons la +connaissance de la belle et douce Céluta, de la charmante +petite Mila, et du bon et simple Outougamiz, +frère de Céluta. Puis, Satan va trouver +la Renommée et la prie de répandre de faux bruits +et de semer les mensonges et les calomnies afin +de brouiller davantage les Peaux-Rouges et les +blancs. Et cela nous touche peu.</p> + +<p>Après que René s'est plongé dans les flots du +Meschacebé, a respiré l'odeur des sassafras et des +liquidambars et est rentré dans sa cabane, Céluta +lui prépare un repas et dissimule peu son amour +pour le mélancolique jeune homme. Le bon Outougamiz +conclut avec lui un pacte d'amitié. Mais le +sombre Ondouré, amoureux de Céluta, essaye +d'assassiner René et le manque. Les deux hommes +luttent corps à corps («tels, sur les rivages du +Nil ou dans les fleuves des Florides, deux crocodiles +se disputent au printemps une femelle brillante»); +et René terrasse son adversaire, qui ne +lui pardonnera point.</p> + +<p>À ce moment, le jeune Chateaubriand, se souvenant +de Milton et de Klopstock et éprouvant le +besoin d'être sublime, nous transporte dans le +Paradis. L'ange de l'Amérique s'entretient solennellement +avec le chérubin Uriel des choses du +nouveau monde. Et sainte Geneviève de Paris et +sainte Catherine des Bois, patronne du Canada, +traversent la région éthérée pour aller trouver la +Vierge:</p> + +<blockquote><p> +Elles s'étaient alarmées des malheurs dont Satan +menaçait l'empire français en Amérique: un même +mouvement de charité les emportait aux célestes +habitacles pour implorer la miséricorde de Marie. +Tristes autant que des substances spirituelles peuvent +ressentir notre douleur, elles versaient ces larmes intérieures +dont Dieu a fait présent à ses élus; elles +éprouvaient cette sorte de pitié que l'ange ressent +pour l'homme, et qui, loin de troubler la pacifique +Jérusalem, ne fait qu'ajouter aux félicités qu'on y +goûte. +</p></blockquote> + +<p>Comment cela? Quel est ce sadisme angélique? +Mystère.</p> + +<p>Les deux saintes continuent leur chemin. Tantôt +«elles s'ouvrent une voie au travers des sables +d'étoiles; tantôt elles coupent les cercles ignorés +où les comètes promènent leurs pas vagabonds.» +Elles frôlent l'essieu commun de tous les univers +créés... «À distance égale, le long de cet axe, +sont assis trois esprits sévères: le premier est +l'ange du passé; le second, l'ange du présent; +le troisième, l'ange de l'avenir. Ce sont ces trois +puissances qui laissent tomber le temps sur la +terre: car le temps n'entre point dans le ciel et +n'en descend point.» Qu'est-ce à dire? «Ces choses-là +sont rudes», pour parler comme Victor Hugo.</p> + +<p>Les saintes traversent les régions platoniciennes +où sommeillent les âmes qui n'ont pas encore subi +la vie mortelle. Elles arrivent enfin à la Jérusalem +céleste. Là elles rencontrent le bienheureux Las +Cases et les martyrs canadiens, qui se pressent sur +les pas des deux vierges. Le roi saint Louis se joint +à eux. Et tout le cortège «va chercher le trône +de Marie».</p> + +<p>Ici, une chose extraordinaire et jolie (d'ailleurs +conforme au dogme): «Seule de tous les justes, +Marie a conservé un corps.» Elle a seule un corps +parmi les saints, dont les corps attendent dans la +terre le jugement dernier, tandis que son corps, +à elle, a été enlevé au ciel aussitôt après sa mort. +Mais surtout je crois que le chevalier s'est dit: +«Celle-là, nous l'aimons; et comment la concevrions-nous? +Et que pouvons-nous aimer, qui ne +soit de chair? Et d'ailleurs, si elle n'avait pas de +corps, comment et avec quels ressouvenirs aurait-elle +pitié, puisque la pitié est sa fonction? S'il ne +prêtait un corps à Marie, le poète ne pourrait pas +dire: «Une tendre compassion pour les hommes, +dont elle fut la fille, une patience, une douceur +sans égale rayonnent sur le front de la Mère du +Sauveur.» Et enfin, qui prierait la Vierge Marie, si +elle n'avait éternellement la figure d'une femme? +Mais il en résulte ceci d'étrange, que le paradis, +c'est, dans une immensité immatérielle, seul visible, +seul tangible, un corps féminin...</p> + +<p>Voilà du «merveilleux chrétien». Et c'est merveilleux +en effet. Et c'est charmant. Le culte de la +Vierge est presque toute la religion de beaucoup +de catholiques. Une jeune femme disait: «Je ne +crois pas à Dieu, mais je crois à la sainte Vierge.»</p> + +<p>Marie répond aux deux saintes, aux martyrs +et au roi Louis: «Vos prières ont trouvé grâce à +mon oreille; je vais monter au trône de mon fils.» +Et elle part «comme une colombe qui prend son +vol». Et Marie,—qui seule des justes a un corps, +ne l'oublions pas,—approche du Calvaire <i>immatériel</i>. +Mais dans cet autre monde ces petites +contrariétés n'ont aucune importance.</p> + +<p>«La Charité ouvre sans effort le rideau de l'éternité. +Le Sauveur apparaît à Marie... Qui pourrait +redire l'entretien de Marie et d'Emmanuel?»—Évidemment, +ce n'est pas nous.—Puis le Père, +le Fils et l'Esprit se consultent... Et «le Souverain +du Ciel permet à Satan un moment de triomphe +pour l'expiation de quelques fautes particulières.» +Ce n'était peut-être pas la peine de mettre en mouvement, +pour un si médiocre oracle, l'ange de l'Amérique, +et le chérubin Uriel, et Catherine, et Geneviève, +et les martyrs canadiens, et Las Cases, et +saint Louis et la Vierge Marie.</p> + +<hr /> + +<p>Nous redescendons chez les Natchez. Chactas +adopte officiellement René, malgré l'opposition +d'Ondouré. Puis, pendant une chasse au castor, +il fait à René le récit de ses aventures.</p> + +<p>Ici se plaçait, dans le premier manuscrit des +<i>Natchez</i>, l'histoire d'Atala. Mais, dans la version +publiée en 1836, l'auteur suppose cette histoire +connue, et Chactas ne commence son récit qu'à +partir du moment où il a quitté le Père Aubry.</p> + +<p>Il raconte qu'il s'est mis à l'école de la guerre +chez les Iroquois; qu'un missionnaire lui a appris +la langue française, et qu'un jour, envoyé comme +interprète avec une députation iroquoise pour négocier +avec les blancs, il a été arrêté, comme suspect +de trahison, par le gouverneur des Français et +envoyé au bagne de Toulon; qu'ensuite, son innocence +ayant été reconnue par le nouveau gouverneur du Canada, +il est allé à Paris, puis à Versailles +pour être présenté au roi Louis XIV.</p> + +<p>Et ainsi, de descriptions du monde invisible qui +rappelaient <i>le Paradis perdu</i> et <i>la Messiade</i> et qui +appartenaient au «genre sublime», nous passons à +une sorte de conte philosophique et à quelque chose +qui n'est pas extrêmement différent de l'<i>Ingénu</i> +de Voltaire,—pour revenir ensuite à une manière +d'épopée, qui n'est vraiment pas le contraire des +<i>Incas</i> de Marmontel.</p> + +<p>Le voyage de Chactas en France est agréable. +Chactas, qui avait déjà appris le français chez les +Iroquois, a eu tout le temps de se perfectionner +au bagne: il est donc assez invraisemblable de l'entendre +appeler un carrosse une «hutte roulante», +le cocher «guide du traîneau», Paris le «grand +village», une église la «cabane des prières», etc... Mais +cela est amusant. Et la venue de Chactas +à Paris et à Versailles n'est point une invention +absurde: car nous savons que, sans compter +le doge de Gênes, les Turcs et l'ambassade +siamoise, on montrait souvent des «curiosités» +à la cour de Louis XIV.</p> + +<p>Une bonne partie du rôle de Chactas rappelle +celui du Huron par la constatation étonnée de tout +ce qui, à Paris et à Versailles, dans les lois et dans +les mœurs, s'éloigne de la raison, de la justice, et +de la nature. Même, Chactas a peut-être plus de +verdeur dans la naïveté et un accent plus «révolutionnaire» +que le Huron. La présentation de +Chactas et de ses compagnons à Louis XIV est +vraiment savoureuse:</p> + +<blockquote><p> +Ononthio (le gouverneur du Canada) nous présenta +au grand chef (Louis XIV) en disant: «Sire, les sujets +de Votre Majesté...» Je me tournai vers les chefs des +Cinq Nations et leur expliquai la parole d'Ononthio. +Ils me répondirent: «C'est faux», et ils s'assirent à +terre, les jambes croisées. Alors, m'adressant au premier +sachem (toujours Louis XIV): «Puissant Soleil, +lui dis-je, Ononthio vient de prononcer une parole +qu'un génie ennemi lui aura sans doute inspirée: mais +toi qu'Athaïnsie (la vengeance) n'a pas privé de sens, +tu es trop prudent pour te persuader que nous sommes +tes esclaves.» À ces paroles, qui sortaient ingénument +de mes lèvres, il se fit un mouvement dans la hutte +(cette hutte est le palais de Versailles). Je continuai +mon discours: «Chef des chefs, tu nous as retenus dans +la hutte de la servitude (au bagne) par la plus indigne +trahison... Cependant la grandeur de notre âme veut +que nous t'excusions, car le souverain Esprit ôte et +donne la raison comme il lui plaît, et il n'y a rien de +plus insensé et de plus misérable qu'un homme abandonné +à lui-même. Enterrons donc la hache... et puisse +notre union durer autant que la terre et le soleil! J'ai +dit.» En achevant ces mots, je voulus présenter le +calumet de la paix au Soleil; mais sans doute quelque +génie frappa ce chef de ses traits invisibles, car la +pâleur étendit son bandeau blanc sur son front: on se +hâta de nous emmener dans une autre partie de la +cabane. Là, nous fûmes entourés d'une foule curieuse; +les jeunes gens surtout nous souriaient avec complaisance, +plusieurs nous serrèrent secrètement la main. +</p></blockquote> + +<p>Cela est, avec plus de couleur, du meilleur +Voltaire des <i>Contes</i>, du meilleur Montesquieu des +<i>Lettres persanes</i>, à plus forte raison du meilleur +Saint-Lambert des <i>Fables orientales</i>. C'est dans le +même esprit que Chactas assiste aux fêtes de Versailles, +visite l'Académie, le Palais de Justice, etc... Le +palais de Versailles lui inspire des propos de ce +genre: «Ce palais n'a-t-il coûté ni sueurs ni larmes? +Ah! qu'il serait grand ici, le bruit des pleurs, +si jamais il commençait à se faire entendre!» +Chactas voit passer une chaîne de protestants condamnés +aux galères; il assiste à la pendaison d'un +pasteur condamné à mort pour rupture de ban. +(«La mort le lia par la cime, comme une gerbe +moissonnée.») Chactas est aussi abondant que +le Huron contre la révocation de l'Édit de Nantes +et les dragonnades.</p> + +<p>À vrai dire, c'est entièrement, c'est absolument +l'esprit de Voltaire. Chateaubriand rassemble autour +de son sauvage tous les grands hommes et toutes +les femmes charmantes du siècle de Louis XIV; +et l'homme de la nature démêle et admire les +avantages et la douceur d'une société brillante. +La Bruyère lui fait un petit résumé des absurdités +et des gloires du siècle. Puis Fénelon, ce Fénelon +tant aimé des philosophes, lui fait la plus suave +apologie de la civilisation, à qui nous devons les +arts, et aussi des vertus nouvelles. «Si les vertus +sont des émanations du Tout-Puissant; si elles +sont nécessairement plus nombreuses dans l'ordre +social que dans l'ordre naturel, l'état de la société +qui nous rapproche davantage de la Divinité est +donc un état supérieur à celui de la nature.» +(Mais alors, cette glorification de l'homme naturel +que devaient être les <i>Natchez</i>?) En somme, les trois +personnages qui tour à tour expliquent à Chactas +la société du temps de Louis XIV, c'est La Bruyère, +c'est Fénelon, et c'est Ninon de Lenclos. Cette spirituelle +ikouessen (courtisane) ayant demandé à +Chactas «ce qu'il a trouvé de plus sensé parmi +nous», Chactas lui répond: «Mousse blanche +des chênes qui sers à la couche des héros, les galériens +et les femmes comme toi me semblent avoir +toute la sagesse de la nation.» En ces années-là +(1797-99) celui qui écrira tout à l'heure <i>le Génie +du christianisme</i> est donc encore essentiellement +un homme du dix-huitième siècle, et du dix-huitième +siècle tout entier: car, si le voyage de +Chactas en France est écrit dans l'esprit de Voltaire, +presque tout le reste du roman est écrit dans l'esprit +de Jean-Jacques, si ce n'est que l'optimisme de +l'auteur a de fortes distractions.</p> + +<p>Chactas se rembarque donc pour le Canada, +fait naufrage, séjourne chez les Esquimaux, puis +chez les Sioux qui voudraient le retenir et faire de +lui leur chef, arrive enfin chez les Natchez, où il +retrouve ses amis Outougamiz, Céluta, Mila, son +vieux camarade Adario, et René.</p> + +<p>Mais le calme dure peu. Parce que René, ignorant +les coutumes, a tué dans une chasse des +femelles de castor, les Illinois déclarent la guerre +aux Natchez. René part avec les guerriers de la +tribu de l'Aigle. Chépar, le commandant français, +profite de l'incident pour sommer les Natchez de +céder leurs terres. Chactas se rend, pour négocier, +au Fort Rosalie, où on le garde comme prisonnier.</p> + +<p>Et cependant, les Français et les Natchez se +rencontrent. Et c'est alors une description «poétique» +de bataille, à la manière de Virgile plutôt +que d'Homère, avec des morts d'une pittoresque +horreur, où le poète paraît se divertir effroyablement. +Exemples:</p> + +<blockquote><p> +La hache du sachem, atteignant Adémar au visage, +lui enlève une partie du front, du nez et des lèvres. +Le soldat reste quelque temps debout, objet affreux, +au milieu de ses compagnons épouvantés: tel se montre +un bouleau dont les sauvages ont enlevé l'écorce au +printemps; le tronc mis à nu et teint d'une sève rougie +se fait apercevoir de loin parmi les arbres de la forêt. +Adémar tombe sur son visage mutilé et la nuit éternelle +l'environne. +</p></blockquote> + +<p>Ou bien:</p> + +<blockquote><p> +Tani est frappé d'un globe d'airain à la tête; son +crâne emporté se va suspendre par la chevelure à la +branche fleurie d'un érable. +</p></blockquote> + +<p>Ou bien:</p> + +<blockquote><p> +...La membrane qui soutenait les entrailles de +Lameck est rompue; elles s'affaissent dans les aines, +lesquelles se gonflent comme une outre. L'Indien +se pâme avec d'accablantes douleurs, et un dur sommeil +ferme ses yeux. +</p></blockquote> + +<p>Ou encore:</p> + +<blockquote><p> +Une balle lancée au hasard lui crève le réservoir du +fiel. Le guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande +amertume; son haleine expirante fait monter, comme +par le jeu d'une pompe, le sang qui vient bouillonner +à ses lèvres. +</p></blockquote> + +<p>Etc., etc... Car Chateaubriand a l'imagination +facilement cruelle.</p> + +<p>La bataille se prolonge sans résultat. Alors le +roi des Enfers, «jugeant le combat arrivé au point +nécessaire pour l'accomplissement de ses desseins» +(nous ne voyons pas bien pourquoi), songe à séparer +les combattants. Pour cela, il va trouver dans sa +grotte le démon de la nuit, qui est un démon-femme. +L'auteur nous en fait une description voluptueuse, +dont se souviendra, je crois, Alfred de Vigny dans +<i>Eloa</i>:</p> + +<blockquote><p> +La reine des ténèbres était alors occupée à se parer. +Les songes plaçaient des diamants dans sa chevelure +azurée; les mystères couvraient son front d'un bandeau; +et les amours, nouant autour d'elle les crêpes +de son écharpe, ne laissaient paraître qu'une de ses +mamelles, semblable au globe de la lune; pour sceptre, +elle tenait à la main un bouquet de pavots... Ce démon +de la nuit avait toutes les grâces de l'ange de la nuit; +mais, comme celui-ci, il ne présidait point au repos +de la vertu, et ne pouvait inspirer que des plaisirs +ou des crimes. +</p></blockquote> + +<p>(Ainsi Vigny, faisant parler son languissant et +mélancolique Satan:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Je leur donne des nuits qui consolent des jours.</p> +<p>Je suis le roi secret des secrètes amours...</p> + </div> </div> + +<p>Ce démon de la nuit va faire la nuit et l'orage +sur le champ de bataille. Le combat cesse, on échange +les prisonniers, une trêve d'un an est conclue. Et +là-dessus Chateaubriand remise décidément son +«merveilleux» chrétien, jusqu'aux <i>Martyrs</i>.</p> + +<hr /> + +<p>Mais vous vous rappelez peut-être cette tribu +de l'Aigle qui est partie contre les Illinois. Elle +rentre dans ses huttes, laissant René aux mains +de l'ennemi. René va subir les plus affreux supplices, +lorsqu'il est sauvé par Outougamiz qui survient +mystérieusement et qui ramène René, blessé +et malade, à travers des périls extraordinaires +(et cela forme, je pense, une des parties les moins +ennuyeuses du roman).</p> + +<p>Ici finit le douzième livre de l'épopée. Le reste +n'est point divisé en «livres» et (c'est l'auteur +qui nous en prévient) est écrit «sur le ton de la +simple narration». Pas tant que cela: mais enfin +le style de cette seconde partie des <i>Natchez</i> est un +peu moins tendu. Pourquoi cette différence? Chateaubriand +ne nous le dit pas. Je crois que, tout simplement, +travaillant sur l'énorme manuscrit primitif +des <i>Natchez</i>, il n'a eu le temps et le courage +d'élever au ton de l'épopée que la première moitié +de son roman peau-rouge.</p> + +<hr /> + +<p>Je reprends mon exposé. Par reconnaissance +pour Outougamiz, René épouse Céluta, qu'il +n'aime point. Elle lui donne une fille, qu'il nomme +Amélie (retenez ce point). Or, un jour, des soldats +viennent pour arrêter le sachem Adario et René, +dénoncés aux Français par le traître Ondouré. René +est absent; mais Adario est emmené au Fort Rosalie +et condamné à être vendu comme esclave avec +sa femme et ses enfants.</p> + +<p>On ne sait pas où est René. Outougamiz et Mila +se mettent à sa recherche, et le trouvent méditant, +au bord d'un fleuve, dans une caverne où sont des +tombeaux. René leur tient des propos assez pareils +à ceux d'Hamlet. Quand il apprend ce qui s'est +passé, il s'en va, sur sa pirogue, à la Nouvelle-Orléans, +proposer sa tête en échange de celle d'Adario.</p> + +<p>Là, tout le monde se retrouve: Chactas, Céluta, +Mila, Outougamiz, qui n'ont pas voulu abandonner +René. René est en prison; on lui fait son procès, +on le condamne à être transporté en Europe. +Puis, on lui fait grâce: il faut dire qu'Adélaïde, +la fille du gouverneur, s'intéresse à lui. Mais, +dénoncé de nouveau, il s'enfuit de la Nouvelle-Orléans +en y laissant Céluta malade.</p> + +<p>Rentré chez les Natchez, René apprend par un +missionnaire, le père Souël, la mort de la sœur +Amélie de la Miséricorde. Il «éprouve d'abord un +véritable délire»; puis, s'étant calmé, le frère +d'Amélie, «sous un sassafras, au bord du Meschacebé», +assis entre Chactas et le Père Souël, «leur +révèle la mystérieuse douleur qui empoisonna son +existence».</p> + +<p>(Et ici, paraît-il, se plaçait, dans le premier manuscrit +des <i>Natchez</i>, le récit qui fut publié plus tard +sous le titre de <i>René</i>.)</p> + +<p>À ce moment, le traître Ondouré envoie René traiter +avec les Illinois. Puis, dans le conseil, il accuse +René de toutes les trahisons, propose de le tuer +à son retour avec les autres blancs établis sur les +terres des Natchez, et fait adopter son opinion par +le conseil.</p> + +<p>Cependant Céluta, que nous avons laissée à la +Nouvelle-Orléans avec son enfant, rentre à son +tour chez les Natchez à travers mille effroyables +dangers dont elle est sauvée par une bonne +négresse. Elle retrouve Mila et Outougamiz mariés, +et pleins d'angoisse. L'intérêt tragique des deux +cents dernières pages consiste en ceci: René, qui +est toujours chez les Illinois, reviendra-t-il avant +le jour marqué pour le massacre des blancs? Dans +ce cas, il est perdu. Mais comment l'avertir de ne +pas rentrer? Outougamiz est d'ailleurs lié par le +secret qu'Ondouré a fait jurer à tous les guerriers +avant de leur faire connaître la décision du +conseil.</p> + +<p>(Entre temps, la pauvre douce petite sauvagesse +Céluta reçoit de René une lettre où il lui explique +sans nécessité son affreux caractère, et que nous +retrouverons.)</p> + +<p>Naturellement, la fatalité veut que René revienne +le jour même du massacre et soit assassiné +par Ondouré sur le seuil de sa hutte. Ondouré viole +Céluta évanouie, et s'enfuit. Céluta se réveille et, +dans les ténèbres, s'assied sur le cadavre de René. +Mila et Outougamiz entrent dans la cabane et +cherchent en tâtonnant le foyer. Outougamiz +fait de la lumière:</p> + +<blockquote><p> +Trois cris horribles s'échappent à la fois du sein de +Céluta, de Mila et d'Outougamiz. La cabane inondée de +sang, quelques meubles renversés par les dernières +convulsions du cadavre, les animaux domestiques +montés sur les sièges et sur les tables pour éviter la +souillure de la terre; Céluta assise sur la poitrine de +René, et portant les marques de deux crimes qui +auraient fait rebrousser l'astre du jour; Mila, debout, +les yeux à moitié sortis de leur orbite; Outougamiz +le front sillonné comme par la foudre, voilà ce qui se +présentait aux regards! +</p></blockquote> + +<p>(Il faut bien dire que beaucoup de pages des +<i>Natchez</i> sont de ce ton détestable.)</p> + +<p>Tous les colons sont massacrés. Mais Outougamiz +tue Ondouré d'un coup de hache. Céluta s'aperçoit +qu'elle est enceinte des œuvres du monstre. Une +nuit, les Natchez déterrent les os de leurs morts, les +chargent sur leurs épaules et prennent la route +du désert. Outougamiz meurt. Quelques jours après +Céluta met au monde une fille qu'elle allaite sans +la regarder. Heureusement cet enfant meurt: aussitôt +Céluta et Mila se précipitent dans une cataracte, +laissant aux soins du plus vieux sachem la petite +Amélie, la fille de René.</p> + +<p>Voilà, très en abrégé, l'action de cet étrange +roman. L'auteur avait conçu, vous vous en souvenez, +«l'idée de faire l'épopée de l'homme de la +nature» qu'il jugeait, dans l'<i>Essai</i>, plus vertueux +et plus heureux que l'homme civilisé. Mais on +dirait que sa disposition d'âme a changé à mesure +qu'il écrivait. Le personnage le plus scélérat du +poème est un homme de la nature. Sauf quelques +descriptions de fêtes, de moissons ou de chasses, +ce poème est constamment atroce. Les bons sauvages, +la douce et résignée Céluta, la vive petite +Mila, Outougamiz le simple, l'excellent Chactas y +sont malheureux à peu près sans interruption. +C'est une suite de tableaux affreux... Je ne vous +ai parlé ni de la mort du vieux chef supplicié par +les Illinois, ni du vieil Adario étranglant son petit-fils +pour qu'il ne soit pas esclave, ni d'Akantie, +la maîtresse jalouse d'Ondouré, jetée par lui dans +un marécage où pullulent les serpents venimeux, ni +de tant d'autres horreurs. L'épouvante et la souffrance +physique jouent un rôle accablant dans cette +histoire (un peu comme dans l'atroce et naïve <i>Chute +d'un ange</i>). Toujours le pire arrive. Tout le monde +est torturé dans son cœur et dans sa chair. Et sans +doute cet étalage d'horreurs mélodramatiques +suppose un désir un peu enfantin d'étonner et de +frapper: mais il suppose aussi chez l'auteur, à +cette époque, un fond sincère d'imagination sombre +et maladive. Avec les deux volumes de l'<i>Essai +sur les Révolutions</i>, les deux volumes des <i>Natchez</i> +forment la plus grande masse de pages désespérées +par où un écrivain de génie ait jamais débuté. +Peu à peu, cette mélancolie deviendra, en quelque +façon, voluptueuse: mais on sentira toujours qu'à +l'origine de l'œuvre écrite de Chateaubriand, il +y a les années de Londres.</p> + +<hr /> + +<p>Environ deux ans après.—Chateaubriand a +commencé (nous verrons comment) d'écrire <i>le +Génie du christianisme</i>. Il a passé, le plus naturellement +du monde, de «l'épopée de l'homme de la +nature» à l'apologie de la religion chrétienne. Il +est rentré en France. Il y a trouvé des amis que +séduit sa personne et qui croient à son génie. Son +<i>Essai sur les Révolutions</i> n'a pas eu de succès, +mais a été lu de quelques-uns, de ceux qui comptent. +On parle beaucoup de son futur grand ouvrage, +dont <i>Atala</i> ainsi que <i>René</i> (chose inattendue) doivent +faire partie. Une lettre au <i>Mercure</i> sur le +livre de madame de Staël (<i>De la littérature considérée +dans ses rapports avec la morale</i>) «le fait +tout à coup sortir de l'ombre», comme il dit. +Et enfin, soit parce que des épreuves d'<i>Atala</i> +avaient été en effet dérobées, soit plutôt qu'il lui +semble bon de préparer le public, par un récit d'une +émotion voluptueuse, à goûter sa pieuse apologétique, +il écrit le 31 mars 1801 au <i>Journal des +Débats</i> et au <i>Publiciste</i>:</p> + +<blockquote><p> +Citoyen, dans mon ouvrage sur <i>le Génie du christianisme</i> +ou <i>les Beautés poétiques et morales de la religion +chrétienne</i>, il se trouve une section entière consacrée +à la poétique du christianisme. Cette section se divise +en trois parties: poésie, beaux-arts, littérature, sous +le titre d'<i>Harmonies de la religion avec les scènes de la +nature et les passions du cœur humain...</i> Cette partie est +terminée par une anecdote extraite de mes voyages +en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages. +Elle est intitulée <i>Atala</i>, etc. Quelques épreuves +de cette petite histoire s'étant trouvées égarées, pour +prévenir un accident qui me causerait un tort infini, +je me vois obligé de la publier à part, avant mon grand +ouvrage. +</p></blockquote> + +<p><i>Atala</i> parut en avril 1801, et Chateaubriand +entra soudainement dans la gloire.</p> + +<p><i>Atala</i> était précédée d'une préface importante. +L'auteur n'y semble pas ignorer son originalité. +Il dit:</p> + +<blockquote><p> +Je ne sais si le public goûtera cette histoire qui sort +de toutes les routes connues, et qui présente une +nature tout à fait étrangère à l'Europe. Il n'y a point +d'aventures dans <i>Atala</i>. C'est une sorte de <i>poème</i>, moitié +descriptif, moitié dramatique: tout consiste dans +la peinture de deux amants qui marchent et causent +dans la solitude; tout gît dans le tableau des troubles +de l'amour au milieu du calme des déserts et du calme +de la religion. J'ai donné à ce petit ouvrage les formes +les plus antiques (?); il est divisé en <i>prologue</i>, <i>récit</i> +et <i>épilogue</i>, etc. +</p></blockquote> + +<p>Par «poème», il entend sans doute un ouvrage +où tout est subordonné à l'impression de beauté. +Il ajoute, ce qui est neuf et vient à propos après +les fades déluges de larmes et l'horrible sensibilité +du dix-huitième siècle:</p> + +<blockquote><p> +Je dirai encore que mon but n'a pas été d'arracher +beaucoup de larmes; il me semble que c'est une dangereuse +erreur, avancée, comme tant d'autres, par +M. de Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui +font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne +voudrait être l'auteur et qui déchire le cœur bien autrement +que l'<i>Énéide</i>... Les vraies larmes sont celles +que fait couler une belle poésie; il faut qu'il s'y mêle +autant d'admiration que de douleur. +</p></blockquote> + +<p>Cela est excellent; et cela s'applique si bien à +toute l'œuvre de Chateaubriand lui-même, qui n'est +guère touchante, mais qui est belle et surtout +riche en prestiges.</p> + +<p>Enfin, l'auteur n'a plus du tout confiance en +Rousseau, et semble même lui avoir retiré sa sympathie: +«Au reste, je ne suis point, comme +M. Rousseau, un enthousiaste des sauvages» (il +l'avait été); «et, quoique j'aie peut-être autant +à me plaindre de la société que ce philosophe +avait à s'en louer, je ne crois point que la pure +nature soit la plus belle chose du monde. Je l'ai +toujours trouvée fort laide partout où j'ai eu l'occasion +de la voir... Avec ce mot de nature, on a tout +perdu.» Ainsi Chateaubriand prépare habilement +son rôle de défenseur du christianisme.</p> + +<p>Sainte-Beuve, dans <i>Chateaubriand et son groupe</i>, +consacre quatre leçons entières à <i>Atala</i>. Il la rapproche +de <i>Paul et Virginie</i>; il la rapproche de +Théocrite. Il compare les manières de Jean-Jacques, +de Saint-Pierre, de Chateaubriand et de +Lamartine; il compare les funérailles d'Atala et +celles de Manon Lescaut. Il critique la critique de +l'abbé Morellet, etc... Bref, il ne nous laisse pas +grand'chose à dire... Mais qu'importe, s'il nous +laisse quelque chose à sentir?</p> + +<p>Rappelons d'abord la fable, cela est nécessaire.</p> + +<p>Le récit est fait à René par le vieux Chactas des +<i>Natchez</i>. Chactas raconte la grande aventure de sa +jeunesse quand il ne comptait encore que «dix-sept +chutes de feuilles». Son père, le guerrier +Outalissi, de la nation des Natchez, alliée aux +Espagnols, l'a emmené à la guerre contre les Muscogulges, +autre nation puissante des Florides. +Outalissi étant mort dans le combat, un vieil +Espagnol, Lopez, de la ville de Saint-Augustin, +adopte le jeune Chactas et essaye de l'initier à la +vie civilisée. Mais, au bout de «trente lunes», +Chactas s'ennuie et ne peut plus rester. Un matin +il remet ses habits de sauvage et déclare à Lopez +qu'il veut reprendre sa vie de chasseur. Il part, +s'égare dans les bois, est pris par un parti de Muscogulges +et de Siminoles: il confesse hardiment son +origine et sa nation: «Je m'appelle Chactas, fils +d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de +cent chevelures aux héros muscogulges.» Le chef, +nommé Simaghan, lui dit: «Réjouis-toi; tu seras +brûlé au grand village.»</p> + +<p>Une nuit que Chactas est assis près du «feu de la +guerre» avec le chasseur commis à sa garde, une +jeune femme à demi voilée vient s'asseoir à ses +côtés. C'est Atala, fille de Simaghan.</p> + +<p>La tribu est toujours en marche. Mais, le soir, +Atala vient visiter le prisonnier à la dérobée; +elle trouve moyen d'éloigner le guerrier qui le garde; +elle lui détache ses liens, et ils vont ensemble se +promener dans la forêt. Et chaque soir Chactas +revient s'asseoir auprès de son arbre, parce qu'il +ne veut pas fuir sans Atala et qu'elle hésite à le +suivre.</p> + +<p>Un soir enfin elle se décide. Chactas fuit avec sa +libératrice dans le désert. Mais il ne peut rien comprendre +aux contradictions d'Atala, qui l'aime et +le repousse. Pendant un grand orage, elle soulage +son cœur et raconte son histoire à son ami. Atala +est chrétienne. Elle n'est pas, comme on le croit, +la fille de Simaghan; elle est la fille de Lopez, de ce +vieil Espagnol qui fut le bienfaiteur de Chactas. +Ces souvenirs les attendrissent. «Atala n'offre +plus qu'une faible résistance.» À ce moment, ils +sont rencontrés par le Père Aubry, qui a fondé près +de là une colonie d'Indiens convertis au christianisme. +Il conduit les deux jeunes gens dans son +ermitage.</p> + +<p>Mais Atala est mourante. Elle s'est empoisonnée +pendant l'orage... «Ma mère, explique-t-elle, +m'avait conçue dans le malheur... et elle me mit +au monde avec de grands déchirements d'entrailles; +on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours, +ma mère fit un vœu, elle promit à la reine des anges +que je lui consacrerais ma virginité si j'échappais +à la mort.» Et plus tard, lorsque Atala eut seize +ans, sa mère lui dit avant de mourir: «Songe que +je me suis engagée pour toi, et que, si tu ne tiens +pas ma promesse, ce sera moins toi qui seras punie +que ta mère, dont tu plongeras l'âme dans les +tourments éternels.» Et Atala s'est donc empoisonnée, +craignant de manquer à son vœu et, par là, +de damner sa mère. Le Père Aubry lui apprend +qu'elle pouvait être relevée de son vœu: mais il +n'est plus temps; elle va mourir. Le Père Aubry +la console, et calme le désespoir de Chactas par +de magnifiques discours. Elle meurt; vous connaissez +le récit de ses funérailles.</p> + +<p>Voilà l'histoire. Elle devait trouver place, vous +vous le rappelez, dans la quatrième partie du <i>Génie +du christianisme</i>. Mais, à vrai dire, elle ne serait +pas autrement chrétienne sans les discours du Père +Aubry. Le christianisme d'Atala n'est qu'une +sorte de fétichisme. Si les deux amants ne rencontraient +pas le vieux missionnaire, si Atala cédait +pendant l'orage, et si elle mourait ensuite dans la +forêt (désespérée et ravie d'avoir manqué à son +vœu), l'histoire d'Atala pourrait finir comme celle +de Manon Lescaut. (Oh! cette mort et cet enterrement +de Manon, rappelez-vous! La sublime chose! +et sans l'ombre d'effort! «Je la perdis, je reçus +d'elle des marques d'amour au moment même +qu'elle expirait. Je demeurai deux jours et deux +nuits avec la bouche attachée sur le visage et sur +les mains de ma chère Manon... J'ouvris une large +fosse, j'y plaçai l'idole de mon cœur... Je me couchai +ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le +sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les +ouvrir jamais.»)</p> + +<p>Chateaubriand dit qu'<i>Atala</i> «sort de toutes les +routes connues». Il faut s'entendre. L'histoire +d'Atala n'est peut-être pas, en soi, une merveille +d'invention. Dans les ennuyeux <i>Incas</i> de Marmontel, +aux chapitres XXVII et XXVIII, l'Espagnol Alonzo +s'éprend de Cora, l'une des vierges sacrées qui +vivent dans le temple du soleil. Et Cora aime aussi +Alonzo. Alonzo enlève Cora à la faveur du désordre +que répand dans le temple l'éruption du volcan +de Quito. Les deux jeunes gens fuient ensemble, +comme Chactas et Atala. Ils mangent des choses +très exotiques, «le doux savinte, la palta, la moelle +du coco». Lorsque Cora s'est donnée, elle est +dévorée de remords, car elle était, comme Atala, +tenue par un vœu: «Délices de mon âme, mon cher +Alonzo... un devoir sacré, un devoir terrible m'enchaîne... Voici +le moment d'un éternel adieu... En +me dévouant aux autels, mes parents répondirent +de ma fidélité. Le sang d'un père, d'une mère, +est garant des vœux que j'ai faits. Fugitive et +parjure, je les livrerais au supplice: mon crime +retomberait sur eux et ils en porteraient la peine: +telle est la rigueur de la loi.—Ô Dieu!—Tu +frémis?» Alonzo la reconduit sagement dans +l'asile des vierges. Il la retrouve un peu plus tard; +elle est enceinte, elle va être condamnée à mort: +mais il s'accuse lui-même, la défend et la sauve +par l'éloquence de ses propos philosophiques et de +ses invectives contre le fanatisme et l'intolérance.</p> + +<p>Eh bien, l'histoire d'<i>Atala</i> aussi, comme tant +d'histoires du dix-huitième siècle, pouvait simplement +être un exemple des dangers du fanatisme +ignorant. Vers la fin du récit, après qu'Atala a +révélé son vœu, Chactas, serrant les poings et +regardant le missionnaire d'un air menaçant, +s'écrie: «La voilà donc, cette religion que vous +m'avez tant vantée! Périsse le serment qui m'enlève +Atala! Périsse le Dieu qui contrarie la nature! +Homme! prêtre! qu'es-tu venu faire dans ces +forêts?—Te sauver! dit le vieillard.» Et, à partir +de là, l'histoire devient à peu près chrétienne, en +dépit du furieux désespoir, déjà byronien, qui ressaisit +un moment la jeune muscogulge. Mais enfin, +sans le Père Aubry, <i>Atala</i> pourrait être, par l'esprit, +un conte de Marmontel ou de Saint-Lambert. +Et il est vrai qu'il y a le Père Aubry: mais, même +avec le Père Aubry, on voit qu'après tout, si la +religion console par des phrases harmonieuses +Atala et Chactas, c'est elle qui a causé leurs malheurs +et tué Atala.</p> + +<p>Et l'on peut dire encore: On trouverait baroque +la sympathie de Chateaubriand pour ces Peaux-Rouges +aux profils de vieilles femmes (braves, +mais si cruels et si vilainement tatoués); mais en +réalité ces Peaux-Rouges ne nous apparaissent pas +un seul moment comme des Peaux-Rouges. Atala, +d'ailleurs, «pas plus que Chactas, n'a une physionomie +une et reconnaissable. C'est un mélange +d'impressions, d'observations déjà raffinées et de +sentiments qui veulent être primitifs» (Sainte-Beuve). +«Ils sont trop civilisés pour des sauvages; +leur langage mêle constamment et sans aucune +mesure la naïveté des races primitives aux idées +abstraites et générales des Européens du dix-neuvième +siècle» (Vinet). Sans compter une «couleur +locale vraiment trop faite exprès». Oui, Sainte-Beuve +a raison, Vinet a raison; je dirai même: +quand on lit les critiques du sec et spirituel abbé +Morellet, on trouve que, les trois quarts du temps, +l'abbé Morellet a raison. Seulement...</p> + +<p>Seulement, écoutez ceci:</p> + +<blockquote><p> +Tout à coup, j'entendis le murmure d'un vêtement +sur l'herbe et une femme, à demi voilée, vint s'asseoir +à mes côtés... Je crus que c'était la vierge des dernières +amours, cette vierge qu'on envoie au prisonnier +de guerre pour enchanter sa tombe. Dans cette +persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble +qui, pourtant, ne venait pas de la crainte du bûcher: +«Vierge, vous êtes digne des premières amours, et +vous n'êtes pas faite pour les dernières... Comment +mêler la mort et la vie? Vous me feriez trop regretter +le jour...» La jeune fille me dit alors: «Je ne suis point +la vierge des dernières amours. Es-tu chrétien?» Je +répondis que je n'avais point trahi les génies de ma +cabane. À ces mots, l'Indienne eut un mouvement +involontaire. Elle me dit: «Je te plains de n'être qu'un +méchant idolâtre. Ma mère m'a faite chrétienne; +je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets +d'or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous +rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé.» En prononçant +ces mots, Atala se lève et s'éloigne. +</p></blockquote> + +<p>Plus loin:</p> + +<blockquote><p> +Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent +dans la fontaine. «Ah! repris-je avec vivacité, si +votre cœur parlait comme le mien! Le désert n'est-il +pas libre?... Ô fille plus belle que le premier songe de +l'époux! ô ma bien-aimée, ose suivre mes pas...» +Atala me répondit d'une voix tendre: «Mon jeune +ami, vous avez appris le langage des blancs; il est aisé +de tromper une Indienne.—Quoi! m'écriai-je, vous +m'appelez votre jeune ami. Ah! si un pauvre esclave...—Eh +bien, dit-elle en se penchant sur moi, un pauvre +esclave...» Je repris avec ardeur: «Qu'un baiser +l'assure de ta foi!» Atala écouta ma prière. Comme un +faon semble pendu aux fleurs de lianes roses, qu'il +saisit de sa langue délicate dans l'escarpement de la +montagne, ainsi je restais suspendu aux lèvres de ma +bien-aimée. +</p></blockquote> + +<p>Ou bien encore, écoutez ces phrases:</p> + +<blockquote><p> +... Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants +roses, de jeunes crocodiles s'embarquent passagers sur +ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au +vent ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque +anse retirée du fleuve...</p> + +<p>... De l'extrémité des avenues, on aperçoit des ours, +enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches +des ormeaux... +</p></blockquote> + +<p>(Tout cela, pas vrai: mais qu'importe?)</p> + +<blockquote><p> +... Je leur disais: «Vous êtes les grâces du jour, et +la nuit vous aime comme la rosée...»</p> + +<p>... La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait +sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, +et l'on respirait la faible odeur d'ambre qu'exhalaient +les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. +La lune brillait au milieu d'un azur sans tache, et sa +lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée +des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, +hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait +dans la profondeur du bois: on eût dit que l'âme de +la solitude soupirait dans toute l'étendue du désert. +</p></blockquote> + +<p>Ne vous y trompez point, de telles choses +n'avaient pas encore été écrites. Vous ne les trouverez +pas chez Jean-Jacques, et non pas même +chez Bernardin de Saint-Pierre. Cela était nouveau, +et cela sans doute fut aussitôt reconnu et aimé parce +que cela était déjà dans les sensibilités du temps: +mais enfin cela était dit pour la première fois. +De même, par exemple, qu'<i>Andromaque</i>, en 1668, +exprima tout à coup les passions de l'amour comme +on ne l'avait pas fait encore: ainsi, en 1801, <i>Atala</i> +se trouva exprimer les formes et les couleurs,—avec +une sensualité mêlée de rêve,—comme on ne +les avait pas encore exprimées.</p> + +<p>«Mêlée de rêve», ai-je dit. «Le génie des airs +secouait sa chevelure bleue... L'âme de la solitude +soupirait...» Ainsi encore, dans les <i>Natchez</i>: +«Je m'assieds sur des pierres polies par la douce +lime des eaux... <i>La solitude de la terre et de la mer +était assise à ma table</i>.» Chateaubriand a vécu +neuf ans à Londres; il connaissait très bien les +poètes anglais: n'y aurait-il pas, dans cette union +fréquente d'images extrêmement précises et de +vagues symboles, quelque influence de la poésie +anglaise?</p> + +<p>Joubert écrivit: «Ce livre-ci n'est point un +livre comme un autre... Il y a un charme, un talisman +qui tient aux doigts de l'ouvrier... Le livre +réussira, parce qu'il est de l'enchanteur.»</p> + +<p><i>Atala</i> (et certaines pages des <i>Natchez</i>) atteignent +déjà le suprême degré dans l'art de jouir, par le +style, des formes, des couleurs et des sons. Un siècle +après, cet art ne sera pas dépassé. «Le pélican, le +cou reployé, le bec reposant comme une faux sur +sa poitrine, se tenait immobile à la pointe d'un +rocher.» Dans les siècles des siècles, on ne fera +pas mieux <i>voir</i> le pélican. «Quel dessein n'ai-je +point rêvé? Quel songe n'est point sorti de ce cœur +si triste?» On ne dira jamais, ni en mots plus doux, +l'éternel désir.</p> + +<hr /> + +<p>Telle qu'elle est, <i>Atala</i> peut se relire encore avec +délices. Mais quelle audacieuse habileté d'avoir +publié avant <i>le Génie du christianisme</i> et <i>pour +y préparer</i>, ce voluptueux poème de la nature, de +l'amour, du sang et de la mort! Ah! cet écrivain +qui nous émeut si profondément, et dans nos sens +autant que dans notre cœur, et qui promène son +archet sur toutes nos fibres... Ah! comme il va nous +parler de la religion, ma chère!</p> + + + + +<h2><a name="conf4"></a>QUATRIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>RENÉ</h3> + + +<p><i>René</i> passe pour une date importante de notre +histoire littéraire. Rien n'empêche de dire que tout +le romantisme vient de <i>René</i>. René est un type, +René est un des noms le plus souvent cités pour +signifier un état d'esprit qui a été à la mode pendant +une grande partie du siècle dernier, et qui, +d'ailleurs, n'a point disparu, et qui est sans doute +immortel. Or, <i>René</i> est un petit livre bizarre de +quarante pages, où il n'y a peut-être pas plus de +cinquante lignes qui aient été neuves à leur moment. +Mais il est vrai qu'elles y sont.</p> + +<p><i>René</i> parut pour la première fois en 1802, dans le +<i>Génie du christianisme</i>. Qu'avait affaire René avec +le reste de l'ouvrage, avec la démonstration des +«beautés poétiques et morales de la religion chrétienne»? +L'auteur nous le dit dans sa <i>Défense</i>, +<i>René</i>, comme <i>Atala</i>, «tend à faire aimer la religion, +et à en démontrer l'utilité.» Il prouve «invinciblement, +et la nécessité des cloîtres pour certains +malheurs de la vie..., et la puissance d'une religion +qui peut seule fermer les plaies que tous les +baumes de la terre ne sauraient guérir». L'auteur +a voulu peindre aussi les funestes conséquences de +ces «rêveries criminelles... introduites parmi nous +par J.-J. Rousseau, et de l'amour outré de la solitude».</p> + +<p>Et comment a-t-il conçu le sujet de cette nouvelle? +Afin d'inspirer plus d'éloignement pour le +cas de René, il a pensé, nous dit-il, qu'il devait +prendre la punition de ce jeune homme «dans le +cercle de ces malheurs épouvantables qui appartiennent +moins à l'individu qu'à la famille de +l'homme» (?) «et que les anciens attribuaient à la +fatalité.»—«L'auteur eût choisi le sujet de +Phèdre s'il n'eût été traité par Racine. Il ne restait +que celui d'Érope et de Thyeste, ou de Canace +et Macareus, ou de Canne et Bybis chez les Grecs +et les Latins, ou d'Amnon et de Thamar chez les +Hébreux.»</p> + +<p>Ainsi, pour punir le crime intellectuel de René, il +paraît qu'il n'y a pas de châtiment plus convenable, +plus congruent, plus nécessaire que de le +faire aimer par sa sœur et de lui faire entendre, +chuchoté par cette sœur sous le drap mortuaire de +ses vœux, l'aveu de cet incestueux amour. Cela +est vraiment bien étrange. En réalité, rien de +moins attendu, dans cette histoire de René, que la +passion de la sœur pour le frère et que la scène mélodramatique +qui termine la prise de voile. C'est +au point que, quand on songe à <i>René</i>, on ne songe +point à cette seconde partie du récit, mais seulement +aux vingt premières pages. Et, d'autre part, +si l'aventure d'Amélie faisait penser à quelque +chose, ce ne serait certes pas aux histoires d'Amnon +et de Thamar ou d'Érope et de Thyeste, on y +verrait plutôt une recherche d'effets tragiques à la +manière de Diderot, un ressouvenir de toutes les +histoires de religieuses passionnées et brûlantes où +se sont plu les gens du dix-huitième siècle.</p> + +<p>Aussi, pas un mot de vrai dans les explications +de Chateaubriand. Il n'a pas conçu <i>René</i> comme +une histoire édifiante et propre à montrer la beauté +et l'utilité de la religion chrétienne, puisque <i>René</i> +a été écrit plusieurs années avant le <i>Génie du christianisme</i>. +Et son sujet ne lui a été inspiré ni par la +mythologie ni par la Bible, puisqu'il l'a trouvé +en lui-même, et près de lui.</p> + +<p>1° <i>René</i> a été conçu et une première fois écrit, +non seulement avant le <i>Génie du christianisme</i>, +mais avant l'<i>Essai sur les Révolutions</i> et avant les +<i>Natchez</i>. Ou plutôt <i>René</i> était d'abord une introduction +à ce roman: car, dès les premières pages des +<i>Natchez</i>, l'auteur appelle René «le frère d'Amélie», +ce qui serait absolument inintelligible au +lecteur, si l'histoire de René ne précédait pas celle +des Peaux-Rouges. C'est après coup, et seulement +quand il a publié les <i>Natchez</i> en 1827, qu'il a indiqué +(dans une note) que l'histoire de René était +originairement placée <i>dans le cours</i> du roman. +Mais il a oublié que, dans ce cas, il ne pouvait pas +appeler René, dès le commencement, le «frère +d'Amélie». Je ne serais pas éloigné de croire que +<i>René</i> a été d'abord crayonné par Chateaubriand +dans les bois de Combourg, avant son départ pour +le régiment.</p> + +<p>Au reste, il me semble bien avoir gardé quelque +chose de cette première rédaction. Sauf un petit +nombre de traits (sans doute rajoutés) et sauf trois +pages, vraiment belles, vers le milieu du récit, le +style de <i>René</i> me paraît plus ancien, plus rapproché +du style habituel de la seconde moitié du dix-huitième +siècle, plus dépourvu d'images inventées, +moins original enfin que celui des <i>Natchez</i>.</p> + +<p>Écoutez ceci:</p> + +<blockquote><p> +... Tantôt nous marchions en silence, prêtant +l'oreille au sourd mugissement de l'automne, ou au +bruit des feuilles séchées que nous traînions tristement +sur nos pas; tantôt, dans nos jeux innocents, nous +poursuivions l'hirondelle dans la prairie, l'arc-en-ciel +sur les collines pluvieuses; quelquefois aussi nous +murmurions des vers <i>que nous inspirait le spectacle +de la nature</i>. Jeune, <i>je cultivais les muses; il n'y a rien +de plus poétique</i>, dans la fraîcheur de ses passions, +qu'un cœur de seize années. Le matin de la vie est +comme le matin du jour, plein de pureté, d'images et +d'harmonie.</p> + +<p>Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent +entendu dans les grands bois, à travers les arbres, <i>les +sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme +des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau</i>, j'écoutais +en silence le <i>pieux murmure</i>. Chaque <i>frémissement +de l'airain</i> portait à mon âme naïve l'<i>innocence des +mœurs champêtres</i>, le calme de la solitude, le charme +de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs +de la première enfance. Oh! quel cœur si mal +fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal!... +</p></blockquote> + +<p>Et cela continue sur ce ton... Cela ne saurait se +comparer à <i>Atala</i> ni aux bons endroits des <i>Natchez</i>. +Pas une expression trouvée (sauf «collines <i>pluvieuses</i>»), +pas un trait qui enfonce. Cela pourrait +être de n'importe qui. Tout le monde écrivait +comme cela avant la Révolution. Si nous ne +savions pas que cela est de Chateaubriand, cela +nous paraîtrait assez ordinaire. Et voilà pourquoi +je pense que ces pages du début de <i>René</i> +sont les restes d'une première rédaction presque +enfantine que l'écrivain a voulu conserver +en souvenir de son adolescence, et comme «porte-bonheur», +et parce que, en somme, elles sont harmonieuses.</p> + +<p>2° Si nous ne connaissions pas Lucile et si nous +n'avions pas lu les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>, nous +pourrions croire qu'en effet Chateaubriand a voulu +écrire, dans <i>René</i>, une nouvelle chrétienne, et que +l'histoire de l'amour de la sœur pour le frère lui a +été suggérée par la Bible ou la mythologie. Mais +Amnon ni Thamar, Érope ni Thyeste n'y sont pour +rien. Nous savons par les <i>Mémoires</i> que l'histoire +de René, sauf la scène de l'église, est l'histoire de +Chateaubriand et de Lucile. Il s'est donné le plaisir +singulier de raconter cette aventure de leur âme +(où il est vrai que, de son vivant, personne, excepté +peut-être leurs amis intimes, ne les pouvait reconnaître); +et, chose plus extraordinaire, il a voulu +nous apprendre, après sa mort, que cette aventure +était bien la sienne et celle de sa sœur.</p> + +<p>Quelques-unes des premières pages de <i>René</i> +sont très exactement autobiographiques; et presque +tout <i>René</i> a été repris et développé dans les +Mémoires (1<SUP>re</SUP> partie, 3<SUP>e</SUP> livre). Ce troisième livre +fait même paraître <i>René</i> assez pauvre.</p> + +<p>Il ne veut pas que ceux qui liront un jour les +<i>Mémoires</i> s'y puissent tromper. (Toute sa vie, dans +plusieurs de ses écrits et dans sa correspondance, il +affectera de s'identifier avec le héros de la nouvelle +de <i>René</i> et du roman des <i>Natchez</i>. Il dit dans <i>René</i>: +«Livré de bonne heure à des mains étrangères, je +fus élevé loin du toit paternel.» «Chaque automne, +je revenais au château paternel, situé au milieu +des forêts, près d'un lac, dans une province reculée.» +Et c'est Combourg, sauf le «lac» mis au +lieu de l'étang. «Timide et contraint devant mon +père, je ne trouvais l'aise et le contentement +qu'auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité +d'humeur et de goûts m'unissait étroitement +à cette sœur; elle était un peu plus âgée que +moi.» Comme dans les <i>Mémoires</i>. Le bruit des +feuilles séchées sous les pas se retrouve dans les +deux récits; «l'étang désert où le jonc flétri murmurait» +(<i>René</i>) rappelle «les roseaux qui agitaient +leurs champs de quenouilles et de glaives» (<i>Mémoires</i>). +Les promenades du frère et de la sœur +sont les mêmes ici et là. Il est sensible que, ici et +là, c'est la même histoire qu'il raconte, avec les +mêmes souvenirs<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a><p>On me communique une lettre de Louis de Chateaubriand, +neveu de Chateaubriand, datée du 10 octobre 1848 +et adressée à Mme de Marigny, et où je lis ceci:</p> + +<p>«Ce qui, dans ce que je connaissais de l'ouvrage (les +<i>Mémoires d'Outre-Tombe</i>) m'affligeait le plus, était ce qui +concernait ma tante Lucile. J'étais si fortement inquiet +à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques années +pour lui exprimer que le tableau que son imagination +traçait compromettrait une sœur très pure. Il m'a demandé, +lorsqu'il m'a revu le lendemain si j'étais devenu fou, +m'assurant qu'il n'y avait rien dans ses écrits qui fût de +nature à donner atteinte à la pureté de sa sœur et à la +sienne... Cependant j'étais toujours inquiet... des jugements +de Dieu sur lui à cet égard...»</p></blockquote> + +<p>Lucile, dans les <i>Mémoires</i>, n'entre point, comme +Amélie, au couvent. Mais «il lui prenait des accès +de pensées noires que j'avais peine à dissiper: à +dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes +années; elle se voulait ensevelir dans un cloître.» +Et sans doute, dans les <i>Mémoires</i>, il n'indique pas +que Lucile ait été amoureuse de lui, ni qu'il s'en +soit aperçu. Mais cependant faites attention à ceci: +tout de suite après nous avoir peint leur vie en +pleine solitude et après nous avoir dit: «Lucile +était malheureuse», il raconte qu'il a tenté de se suicider,—avec +un fort mauvais fusil, il est vrai.—Pourquoi? +Il n'en donne d'autre raison que la +dureté de son père, l'indifférence de sa mère et +un «secret instinct» qui l'avertissait qu'il ne trouverait +rien de ce qu'il cherchait dans le monde. +Ainsi, des mois de rêveries exaltées avec Lucile; +puis, tout d'un coup, tentative de suicide. À la +suite de cela, il est, dit-il, malade pendant six +semaines; et aussitôt guéri, cette sœur qu'il adorait, +il demande lui-même à la quitter, et déclare qu'il +veut aller au Canada défricher des forêts, tout +comme le René de la nouvelle après la scène de +l'église. Et, comme le René de <i>René</i>, le René des +<i>Natchez</i> continuera d'être évidemment Chateaubriand +lui-même.</p> + +<p>Bref (et je ne dis rien de plus), Chateaubriand +a fait tout ce qui était en lui pour que nous pussions +supposer, par le rapprochement du texte de +<i>René</i> et des <i>Natchez</i> et de celui des <i>Mémoires</i>, qu'il +inspira une grande passion à sa sœur Lucile, un +peu plus âgée que lui (charmante, mais mal équilibrée), +et qu'il en fut lui-même fort troublé, comme +l'indique ce qu'il fait dire à René par le Père +Souël: «Votre sœur a expié sa faute; mais, s'il +faut dire ici ma pensée, je crains que, par une épouvantable +justice, un aveu sorti du sein de la tombe +n'ait troublé votre âme à son tour.» Notez enfin +que, après le voyage au Canada, c'est Lucile qui +marie son frère. N'est-ce point pour se protéger +elle-même?</p> + +<p>Mais pourquoi Chateaubriand a-t-il tant tenu à +nous faire deviner son secret, à nous suggérer l'idée +qu'il ne fait réellement qu'un avec René, et Lucile +avec Amélie? Par goût de l'étrange, pour l'orgueil +de s'attribuer une aventure et des sentiments +exceptionnels; autrement dit par romantisme, +ainsi que l'explique cet aveu de René qui à la fois +définit, dénonce et déshabille le romantisme: «Mes +larmes avaient moins d'amertume lorsque je les +répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon +chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait +avec lui quelque remède: on jouit de ce qui +n'est pas commun, même quand cette chose est un +malheur. J'en conçus presque l'espérance que ma +sœur deviendrait à son tour moins misérable.» En +d'autres termes: j'espérais que ma sœur, de son +côté, jouirait de ce qu'il y a de distingué, de «pas +commun» pour une sœur à aimer son frère +d'amour.</p> + +<p>Et c'est, en effet, ce que comprendra, n'en doutez +point, cette intéressante religieuse qui s'est +donné le plaisir vraiment rare d'avouer sa passion +criminelle sous le drap des morts, et que, depuis, +René aperçoit à une petite fenêtre grillée, «assise +dans une attitude pensive» et qui «rêve à l'aspect +de l'Océan», telle une religieuse de Diderot +ou de madame de Tencin. Et c'est elle qui, avant +le départ de René, lui écrit, parlant de son couvent: +«C'est ici la sainte montagne... C'est ici que +la religion trompe doucement une âme sensible; +aux plus violentes amours elle substitue une sorte +de chasteté brûlante où l'amante et la vierge sont +unies...; elle mêle divinement son calme et son +innocence à ce reste de trouble et de volupté d'un +cœur qui cherche à se reposer et d'une vie qui se +retire.» Ainsi écrit, merveilleusement, mais sans +pudeur, cette religieuse qui, après tout, est une +jeune fille.</p> + +<p>Il est,—dirai-je amusant? et pourquoi non?—de +penser que ces deux histoires de volupté, <i>René</i> +et <i>Atala</i>, auraient été écrites, si on en croyait l'auteur, +pour secourir et fortifier l'apologie du christianisme. +Eh, mon Dieu! elles la secoururent en +effet, puisqu'elles engagèrent les gens à lire le reste +du livre.</p> + +<hr /> + +<p>Mais enfin, dans ces quarante pages de <i>René</i>, +qu'est-ce donc qui constitue le chef-d'œuvre? Ce +n'est pas l'épisode mélodramatique de la religieuse, +et ce ne sont pas non plus les premières pages, plus +anciennes, je persiste à le croire, et qui auraient +aussi bien pu être écrites par Fontanes.</p> + +<p>Non; mais, entre ces deux parties inégales, il y a +une fort belle peinture des sentiments et des agitations +d'un jeune homme qui est triste, mais qui +veut l'être, et qui s'ennuie, mais qui s'y complaît, +et qui voudrait tout et qui est dégoûté de tout, et +qui ne s'en sait pas mauvais gré.</p> + +<p>Son père mort, il songe un moment à «cacher sa +vie» dans un monastère. Il visite d'abord «les peuples +qui ne sont plus»; il va «s'asseoir sur les +débris de Rome et de la Grèce». Il passe en Angleterre, +puis au pays d'Ossian. On le retrouve en +Italie, puis en Sicile, au sommet de l'Etna. Finalement, +qu'a-t-il appris avec tant de fatigue? «Rien +de certain parmi les anciens, rien de beau parmi +les modernes.» Alors il invoque les bons sauvages, +en disciple encore fidèle de Rousseau (et ce passage +doit donc appartenir à la première rédaction de +René): «Heureux sauvages! Oh! que ne puis-je +jouir de la paix qui vous accompagne toujours! +etc...» Ensuite, il s'avise de vivre retiré dans +un faubourg; puis il croit que les bois lui seraient +délicieux. Mais il est malheureux partout. «Hélas! +je cherche un bien inconnu dont l'instinct me poursuit. +Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, +et si ce qui est fini n'a pour moi aucune +valeur?» Il est «seul sur la terre». Une «langueur +secrète» s'empare de lui. Il «ne s'aperçoit plus de +son existence que par un profond sentiment d'ennui.» +«Enfin, ne pouvant trouver de remède à +cette étrange blessure de mon cœur, qui n'était +nulle part et qui était partout (?), je résolus de +quitter la vie.»</p> + +<p>Tout cela, en somme, était connu, et très connu, +au temps où Chateaubriand écrivait <i>René</i>. Il nous +en avertit lui-même (<i>Défense</i> du <i>Génie du christianisme</i>): +«C'est Jean-Jacques Rousseau qui introduisit +le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses +et si coupables... Le roman de <i>Werther</i> a +développé depuis ce genre de poison.» Qu'est-ce +donc que <i>René</i> a ajouté à <i>Werther</i>? Rien du tout. +Il y a certes beaucoup plus de substance dans <i>Werther</i> +que dans <i>René</i>.</p> + +<p>Seulement, il y a dans <i>René</i> trois pages environ +d'une harmonie et d'une tristesse délicieuses. Il y a +certains passages, certaines cantilènes qu'on peut +se répéter indéfiniment, et où l'on trouve plus de +volupté que dans les plus chantantes et les plus +émouvantes phrases de Rousseau:</p> + +<blockquote><p> +Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, +n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une +surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, +et je sentais couler dans mon cœur comme des +ruisseaux d'une lave ardente, quelquefois je poussais +des cris involontaires, et la nuit était également troublée +de mes songes et de mes veilles. Il me manquait +quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: +je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, +appelant de toute la force de mes désirs l'idéal +objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les +vents; je croyais l'entendre dans les gémissements du +fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres +dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.</p> + +<p>... J'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais +réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il +avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants +mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout +pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même +qu'il exprime le bonheur.</p> + +<p>... Un secret instinct me tourmentait; je sentais +que je n'étais moi-même qu'un voyageur; mais une +voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de +ta migration n'est pas encore venue; attends que le +vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton +vol vers ces régions inconnues, que ton cœur demande.»</p> + +<p>Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter +René dans les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, +je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent +sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni +frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par +le démon de mon cœur. +</p></blockquote> + +<p>(Notez que les fameux «orages désirés», que +l'on cite toujours, et qui semblent désigner les +orages de la passion, ne signifient ici que le «vent +de la mort». Heureuse impropriété!)</p> + +<p>Mais avec tout cela, René, dans <i>René</i>, n'est +encore qu'un rêveur mélancolique. Ses rêveries sont +exactement celles de Lamartine dans l'<i>Isolement</i>, +le <i>Vallon</i> et l'<i>Automne</i>. C'est dans les <i>Natchez</i> que +le caractère de René s'approfondit et s'achève. +Il y devient,—avec le Saint-Preux de Jean-Jacques +et plus que Saint-Preux,—le type même +du personnage romantique.</p> + +<p>Son aventure sentimentale lui a semblé si +extraordinaire qu'il s'est considéré comme marqué +à jamais pour une destinée unique. Il lui a paru +que l'amour d'Amélie exigeait qu'il fût somptueusement +amer et désespéré jusqu'à la mort, et qu'en +attendant, persuadé de la supériorité de l'homme +de la nature sur l'homme de la société, il se fît simplement +Peau-Rouge.</p> + +<p>Là, il avait cru oublier: mais «le souvenir de +ses chagrins, au lieu de s'affaiblir par le temps, +semblait s'accroître.»</p> + +<blockquote><p> +Les déserts n'avaient pas plus satisfait René que +le monde, et dans l'insatiabilité de ses vagues désirs, +il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la +société. Personnage immobile au milieu de tant de +personnages en mouvement, centre de mille passions +qu'il ne partageait point, objet de toutes les pensées +par des raisons diverses, le frère d'Amélie devenait +la cause invisible de tout: aimer et souffrir était la +double fatalité qu'il imposait à quiconque s'approchait +de sa personne. Jeté dans le monde comme un +grand malheur, sa pernicieuse influence s'étendait aux +êtres environnants: c'est ainsi qu'il y a de beaux +arbres sous lesquels on ne peut s'asseoir et respirer +sans mourir. +</p></blockquote> + +<p>Et voilà certes un rôle déplorable, mais avantageux.</p> + +<p>Quand René demande à Adario la main de Céluta +qu'il n'aime point, «elle sentit qu'elle allait tomber +dans le sein de cet homme comme on tombe dans +un abîme.» Quel homme!</p> + +<p>Et quand il a épousé Céluta:</p> + +<blockquote><p> +Les regards distraits du frère d'Amélie se promenaient +sur la solitude: son bonheur ressemblait à du +repentir. René avait désiré un désert, une femme et +la liberté: il possédait tout cela et quelque chose gâtait +cette possession... Il essaya de réaliser ses anciennes +chimères: quelle femme était plus belle que Céluta? +Il l'emmena au fond des forêts et promena son indépendance +de solitude en solitude; mais quand il avait +pressé sa jeune épouse contre son sein au milieu des +précipices, quand il l'avait égarée dans la région des nuages, +il ne rencontrait point les délices qu'il avait rêvées.</p> + +<p>Le vide qui s'était formé au fond de son âme ne pouvait +plus être comblé. René avait été atteint d'un +arrêt du ciel, qui faisait à la fois son supplice et son +génie: René troublait tout par sa présence: les passions +sortaient de lui et n'y pouvaient rentrer; il +pesait sur la terre qu'il foulait avec impatience et qui +le portait à regret. +</p></blockquote> + +<p>De plus en plus, quel homme!</p> + +<p>Dans la deuxième partie des <i>Natchez</i>, René, dans +la caverne des tombeaux, prononce des paroles d'où +sont totalement absentes l'espérance et la foi, +mais si belles que Mila lui dit: «Parle encore, c'est +si triste et pourtant si doux, ce que tu dis là!»</p> + +<p>Et, peu après, dans la pirogue qui le conduit à la +Nouvelle-Orléans, René écrit au crayon sur des +tablettes:</p> + +<blockquote><p> +Me voici seul. Nature qui m'environnez! mon +cœur vous idolâtrait autrefois. Serais-je devenu +insensible à vos charmes?... Qu'ai-je gagné en venant +sur ces bords? Insensé! ne te devais-tu pas apercevoir +que ton cœur ferait ton tourment, quels que +fussent les lieux habités par toi?... Rêveries de ma jeunesse, +pourquoi renaissez-vous dans mon souvenir? +Toi seule, ô mon Amélie, tu as pris le parti que tu +devais prendre! Du moins, si tu pleures, c'est dans les +abris du port: je gémis sur les vagues au milieu de la +tempête. +</p></blockquote> + +<p>Jusque-là, néanmoins, René est un type que +nous connaissions. Déjà l'Oreste de Racine est +l'homme qui se croit marqué pour un malheur spécial, +et qui s'enorgueillit de cette prédestination et +qui s'en autorise pour se mettre au-dessus des lois. +Et c'est déjà le réfractaire et le révolté. De même +Ériphyle (dans <i>Iphigénie</i>), amoureuse d'Achille +pour s'être sentie pressée dans ses bras ensanglantés, +se croit maudite, et s'en vante, et, à cause de cela, +s'arroge tous les droits, orgueilleuse du secret de +sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don +qu'elle possède, comme Oreste, de répandre le +malheur autour d'elle. Seulement, Racine nous +donne Oreste et Ériphyle pour ce qu'ils sont, le +premier pour un malade, la seconde pour une très +méchante fille: au lieu que Chateaubriand adore +René, et non seulement l'absout, mais l'admire et le +glorifie. Et pareillement Hugo, Dumas et Sand +adoreront Didier, Antony et Lélia, auxquels René +léguera son âme vaniteuse et triste.</p> + +<p>Mais il me semble qu'il y a encore quelque chose +de plus dans le René des <i>Natchez</i>, à cause de la +lettre à Céluta.</p> + +<p>René lui écrit cette lettre un peu après avoir reçu +la nouvelle de la mort d'Amélie. Il l'écrit sans nulle +nécessité, pour le plaisir, et tout en sachant qu'elle +fera souffrir la pauvre petite Peau-Rouge, qui n'y +comprendra rien, sinon qu'il est malheureux et +qu'il ne l'aime pas. Mais cette lettre exprime un +magnifique délire; et, bien qu'elle soit très connue, +il est utile que je vous en relise les passages +les plus significatifs.</p> + +<p>Ceci, d'abord, où vous êtes libres de voir une +confession personnelle de l'auteur.</p> + +<blockquote><p> +Un grand malheur m'a frappé dans ma première +jeunesse: ce malheur m'a fait tel que vous m'avez vu. +J'ai été aimé, trop aimé: l'ange qui m'environna de sa +tendresse mystérieuse ferma pour jamais, sans les +tarir, les sources de mon existence (?). Tout amour +me fit horreur; un modèle de femme était devant moi, +dont rien ne pouvait approcher; intérieurement consumé +de passions, par un contraste inexplicable, je +suis demeuré glacé sous la main du malheur. +</p></blockquote> + +<p>Et ceci:</p> + +<blockquote><p> +Je suppose, Céluta, que le cœur de René s'ouvre +maintenant devant toi: vois-tu le monde extraordinaire +qu'il renferme? Il sort de ce cœur des flammes qui +manquent d'aliment, qui dévoreraient la création sans +être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même. Prends +garde, femme de vertu! recule devant cet abîme: +laisse-le dans mon sein! Père tout-puissant, tu m'as +appelé dans la solitude, tu m'as dit: «René, René! +<i>Qu'as-tu, fait de ta sœur?</i>» Suis-je donc Caïn? +</p></blockquote> + +<p>Ceci encore:</p> + +<blockquote><p> +Quelle nuit j'ai passée!... Je cherchais ce qui me +fuit; je pressais le tronc des chênes; mes bras avaient +besoin de serrer quelque chose. J'ai cru, dans mon délire, +sentir une écorce aride palpiter contre mon cœur: +un degré de chaleur de plus, et j'animais des êtres +insensibles. Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés +de la vapeur de la nuit, je croyais voir une femme qui +se jetait dans mes bras; elle me disait: viens échanger +des feux avec moi, et perdre la vie! Mêlons des voluptés +à la mort! Que la voûte du ciel nous cache en tombant +sur nous! +</p></blockquote> + +<p>Et surtout ceci:</p> + +<blockquote><p> +... Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez +chercher après moi l'union d'une âme plus égale que +la mienne. Toutefois, ne croyez pas désormais recevoir +impunément les caresses d'un autre homme; +ne croyez pas que de faibles embrassements puissent +effacer de votre âme ceux de René. Je vous ai tenue +sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de +l'orage, lorsqu'après vous avoir portée de l'autre côté +d'un torrent, j'aurais voulu vous poignarder pour fixer +le bonheur dans votre sein, et pour me punir de vous +avoir donné ce bonheur. C'est toi, Être suprême, +source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui me créas +tel que je suis, et toi seul me peux comprendre! Oh! +que ne me suis-je précipité dans les cataractes au +milieu des ondes écumantes! Je serais rentré dans +le sein de la nature avec toute mon énergie.</p> + +<p>Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve: +qui pourrait vous environner de cette flamme que je +porte avec moi, même en n'aimant pas? Ces solitudes +que je rendais brûlantes vous paraîtraient glacées +auprès d'un autre époux. Que chercheriez-vous dans +les bois et sous les ombrages? Il n'est plus pour vous +d'illusions, d'enivrement, de délire: je t'ai tout ravi +en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, +car une plaie incurable était au fond de mon âme. +Ne crois pas, Céluta, qu'une femme à laquelle on a fait +des aveux aussi cruels, pour laquelle on a formé des +souhaits aussi odieux que les miens, ne crois pas que +cette femme oublie jamais l'homme qui l'aima de cet +amour ou de cette haine extraordinaire.</p> + +<p>Je m'ennuie de la vie; l'ennui m'a toujours dévoré: +ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. +Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de ma houlette ou de +ma couronne? Je serais également fatigué de la gloire +et du génie, du travail et des loisirs, de la prospérité +et de l'infortune. En Europe, en Amérique, la société +et la nature m'ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir; +si j'étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais +n'être pas né, ou être à jamais oublié. +</p></blockquote> + +<p>(Ceci est à rapprocher d'un passage singulier des +<i>Mémoires</i> (1<SUP>re</SUP> partie, livre VIII). Il vient de nous +raconter que, ambassadeur à Londres, il a retrouvé, +mariée et mère de deux grands garçons, cette Charlotte +qu'il avait aimée à Bungay pendant l'exil. +Et il termine, violemment, par ces mots inattendus: +«Si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle +qui me fut destinée vierge, c'eût été avec une sorte +de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer +ces vingt-sept années livrées à un autre après +m'avoir été offertes.» Et c'est bien là le tréfond de +René: car, dans l'alinéa suivant, qui est fort obscur +et où il n'y a que cette phrase de claire, il parle +des «folles idées peintes dans le <i>mystère de René</i>», +qui «l'obsédaient» et faisaient de lui «l'être le +plus tourmenté qui fût sur la terre».</p> + +<hr /> + +<p>Nous avons maintenant le mal de René tout +entier, à tous ses degrés, avec ses contradictions +apparentes et son aboutissement.</p> + +<p>À l'origine, la tristesse vieille comme le monde; +la tristesse de Job; celle qui fait dire à l'ecclésiaste +que tout est vanité, que tout a été fait de poussière +et retourne à la poussière; que celui qui augmente +sa science augmente sa douleur; qu'il a trouvé +plus amère que la mort la femme, dont le cœur +est un piège et un filet, et dont les mains sont des +liens; que les morts sont plus heureux que les +vivants, et plus heureux que les uns et les autres, +celui qui n'a pas encore existé et qui n'a pas vu les +mauvaises actions qui se commettent sous le soleil.</p> + +<p>Puis, quelque chose qui ne se confond point avec +la tristesse: l'ennui; c'est-à-dire le sentiment de +l'inutilité de nos désirs à cause du néant de leur +objet; donc, en même temps que l'impossibilité +de ne pas désirer, le détachement anticipé de son +désir, et, par suite, avec l'incapacité d'agir, l'inquiétude +et à la fois le vide du cœur.</p> + +<p>Cela est très vieux. Cela est notamment dans +Sénèque (<i>De tranquillitate animi</i>). Pour échapper +aux agitations et aux déceptions, Sérénus s'est +jeté dans la retraite et dans la solitude. Il y +retrouve l'inquiétude et l'ennui, (<i>tædium</i>, <i>fastidium</i>...) +«cet ennui, ce mécontentement de soi-même, +cette agitation d'une âme qui ne peut se +reposer, la tristesse et l'impatience de son inaction..., +la mélancolie, la langueur (<i>mœror marcorque</i>), +et les mille fluctuations d'une âme indécise..., +l'irritation d'une âme qui maudit le sort, se plaint +du siècle, s'enfonce dans les coins, cuve sa peine, +parce qu'elle s'ennuie et qu'elle est excédée d'elle-même.»</p> + +<p>Enfin: «Quelques-uns ont pris le parti de mourir, +en voyant qu'à force de changer, ils revenaient +toujours aux mêmes objets, parce qu'ils n'avaient +plus rien de nouveau à éprouver. Ainsi les a pris +le dégoût de la vie et du monde, et alors leur +échappe ce cri des voluptueux blasés: «Quoi! +toujours la même chose!» <i>Fastidio illis esse +cœpit cita, et ipse mundus; et subit illud rabidorum +deliciarum: quousque eadem?</i></p> + +<p>Pascal aussi a fort bien parlé de ce mal. Quand +même, dit-il, on se verrait à l'abri du malheur, +«l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas +de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles, +et de remplir tout de son venin... Ainsi +l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait +même sans aucune cause étrangère d'ennui, par +l'état propre de sa complexion.»</p> + +<p>Et Bossuet: «C'est la maladie de la nature... +Ô Dieu, que le temps est long, qu'il est pesant, +qu'il est assommant!... L'ennui que sainte Thérèse +a de la vie... La persécution de cet inexorable ennui +qui fait le fond de la vie humaine...»</p> + +<p>Et Fénelon: «Le monde me paraît une mauvaise +comédie... Je me méprise encore plus que le +monde; je mets tout au pis-aller, et c'est dans le +fond de ce pis-aller pour toutes les choses d'ici-bas +que je trouve la paix.»—«Je sais par expérience +ce que c'est que d'avoir le cœur flétri et dégoûté +de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement... +Je tiens à tout d'une certaine façon... +mais d'une autre j'y tiens très peu... Si vous me +demandez ce que je souffre, je ne saurais vous +l'expliquer...»</p> + +<hr /> + +<p>Je pourrais continuer indéfiniment à cueillir +pour vous ces fleurs d'ennui. Qu'y a-t-il donc de +plus dans René?</p> + +<p>Ceci surtout, que René a su faire, de la tristesse, +de la mélancolie, de l'ennui, un plaisir d'orgueil et +une volupté. Il l'avoue lui-même très volontiers et +souvent: «C'est dans le bois de Combourg, dit-il +au troisième livre des <i>Mémoires</i>, que j'ai commencé +à sentir la première atteinte de cet ennui +que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse +qui a fait <i>mon tourment et ma félicité</i>.»</p> + +<p>La complaisance, et l'on peut bien dire la satisfaction +avec lesquelles il nous décrit, il nous développe +son mal dans tous ses livres montrent assez +que c'est un mal orgueilleux. Et, en effet, toutes les +nuances de ce mal, et à tous ses degrés, impliquent, +chez celui qui l'éprouve, la conscience de sa supériorité +et le goût de se considérer comme le centre +du monde. L'ennui est le sentiment de la monotonie +ou de la banalité des choses et de leur impuissance +à nous contenter. La mélancolie vient souvent +de ce que nous sentons notre vie inégale à +nos rêves, ou la distance entre ce que nous voudrions +et ce que nous pouvons. Dans les deux cas, +nous pouvons croire que notre imagination et +notre désir dépassent la réalité. Ou bien, dans +l'instant même où nous goûtons le plaisir, nous le +sentons éphémère, et, au milieu de la fuite de tout, +nous désirons ce qui ne passerait pas. La mélancolie +résulte aussi de l'incapacité de jouir par l'abus +de l'analyse de soi. La mélancolie, le goût passionné +de la solitude, vient encore de ce que nous nous percevons +différents des autres hommes, par conséquent +supérieurs à eux: la mélancolie est alors misanthropie; +donc, encore et toujours, plaisir d'orgueil.</p> + +<p>L'ennui, c'est la mort du désir, qui a été +trop souvent trompé, ou qui ne peut plus s'attacher +à des objets qu'il connaît trop et qui sont +toujours les mêmes. La mélancolie, ce serait +plutôt, à la fois, l'impossibilité de tuer le désir +et l'impossibilité de croire qu'il puisse être contenté; +c'est l'éternelle et inutile renaissance du +désir en dépit des déceptions passées et des déceptions +prévues; et c'est donc, dans la recherche +involontaire du plaisir, l'orgueil d'en connaître +le néant. Et, puisque la forme extrême du plaisir +est la volupté, et que tout plaisir se rattache à +cette forme extrême ou même en participe, la +mélancolie est encore le souvenir de la mort +associé à la volupté; soit que ce souvenir la rende +plus vive (rappelez-vous le petit squelette d'ivoire +des fêtes antiques), soit qu'il la rende plus déchirante +et comme furieuse: et alors l'homme qui, +dans son cœur, a subordonné l'univers à son plaisir, +sachant que la mort guette sa volupté, voudrait +que sa volupté elle-même donnât la mort: il le +voudrait pour affirmer sa puissance; il voudrait, +par une jalousie transcendante, que le moment où +une femme lui a dû le bonheur ne fût suivi pour +elle d'aucun autre moment. Ces sentiments sont +troubles et difficiles à exprimer avec une clarté +parfaite. Mais on sait la grande tristesse, et facilement +exaspérée, qui est au fond de la volupté, +surtout cause de l'impossibilité où elle est de +s'assouvir jamais. Vous vous rappelez le mot de +Lucrèce: «Du milieu même de la source des plaisirs +surgit quelque chose d'amer.» Et vous connaissez +aussi la parenté de l'amour et de la mort, et +comment l'idée de celle-ci surexcite celui-là. Lorsque +René veut poignarder Céluta «pour fixer le +bonheur dans son sein et pour se punir de lui avoir +donné ce bonheur»; lorsqu'Atala, soufflée par +Chateaubriand, désire «que la divinité s'anéantisse, +pourvu que, serrée dans les bras de Chactas, +elle roule d'abîme en abîme avec les débris de Dieu +et du monde», on sent assez ce que le désespoir +de René et d'Atala contient d'orgueil délirant +et, si j'ose dire, de remède impie à la souffrance.</p> + +<p>Mais au reste ce n'est plus là de l'ennui ou de la +mélancolie: c'est un état extrême de la sensibilité, et +comme une fureur que Chateaubriand n'a certainement +connue qu'en des heures d'exception. Peut-être +même n'est-ce que de la littérature, c'est-à-dire +la peinture d'une disposition d'âme imaginée plutôt +qu'éprouvée. Et c'est aussi ce qu'il y a de plus +proprement «romantique» dans le mal de René.</p> + +<p>Quant aux autres formes de la tristesse, il y en +a trois que Chateaubriand a réellement connues et +profondément exprimées. D'abord l'amour de la +solitude, afin de mieux jouir du spectacle de ses +propres sensations, et qui se confond donc un peu +avec le «narcissisme». Puis la misanthropie, celle +du Jacques de Shakspeare, celle d'Hamlet çà et là, +celle de l'Oreste de Racine, celle de Werther. +Enfin, la mélancolie charmante, qui jouit mieux +de l'éphémère parce qu'il est éphémère et à cause +de la difficulté que nous avons à concevoir un plaisir +éternel; la mélancolie qui consiste à trouver +sa propre tristesse intéressante, touchante, la +mélancolie qui nous fait faire plus d'attention à nos +sensations agréables en nous les montrant plus +fugitives et en y mêlant doucement, sans brutalité +et sans une vision trop concrète, l'idée de la +mort; la mélancolie que La Fontaine a si justement +placée dans son énumération des voluptés:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Il n'est rien</p> +<p>Qui ne me soit souverain bien,</p> +<p>Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.</p> + </div> </div> + +<p>Cette mélancolie, ah! oui, Chateaubriand l'a +connue, et aussi la misanthropie, et l'amour de la +solitude.</p> + +<p>Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans +doute l'ennui, je doute qu'il en ait fait sérieusement +l'expérience. Il a beau dire partout qu'il +«bâille sa vie», ce n'est qu'une phrase. Il me +paraît impossible qu'un homme d'un si fort tempérament, +si «bon garçon» et d'une gaieté si +facile avec ses amis; qui a tant écrit et qui a été +tellement possédé de la manie d'écrire; dont la vie +est une si superbe «réussite»; qui a tant joui, +non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de +ses honneurs; qui a joui avec tant de surabondance +et si naïvement d'être ministre ou ambassadeur; +et qui d'ailleurs a exprimé son ennui par un choix +de mots et avec un éclat dont il se savait si bon +gré; il me paraît impossible que cet homme-là se +soit ennuyé beaucoup plus que le commun des +hommes.</p> + +<p>L'homme qui s'est ennuyé, c'est Senancour.</p> + +<p>Sainte-Beuve, en analysant les <i>Rêveries</i> de +Senancour (1798) dit que «le monde de René a +été découvert quatre ans avant <i>René</i>, par celui qui +n'a pas eu l'honneur de le nommer.» Et cela est +vrai. Senancour est bien autrement intelligent +(au sens strict du mot) que Chateaubriand. Il a +donné du mal de René des définitions autrement +précises et profondes. Je regrette de trouver en +lui un anticatholicisme si marqué (nullement +intolérant d'ailleurs et qui ne voudrait enlever +à personne l'aide ou la consolation d'une foi religieuse): +mais c'est un esprit vigoureux et vraiment +libre. Il est plein de pensées. Sa vie, du reste, +comprimée, contrainte, et qui est une suite de +malheurs obscurs, est mieux faite que la vie émouvante +et brillante de Chateaubriand pour nourrir +le mal qu'ils ont décrit tous les deux. Déjà dans les +<i>Rêveries</i>, puis dans <i>Obermann</i> (commencé un an +avant la publication de <i>René</i>), Senancour, outre les +autres formes de la tristesse, peint excellemment +l'ennui. Non, jamais homme ne s'est ennuyé +comme celui-là. Le mot d'ennui revient comme un +tintement, surtout dans le premier volume d'<i>Obermann</i>. +Sainte-Beuve lui-même, qui a tant de goût +pour Senancour, ne peut s'empêcher de dire: +«À force d'être ennuyé, Obermann court le risque +à la longue de devenir ennuyeux.» Mais il faut +ajouter tout de suite que ce style, parfois abstrait, +embarrassé et prolixe, est souvent très beau de +force, de justesse et même de couleur. Écoutez +quelques-unes de ces plaintes dures et précises:</p> + +<p>Dans les <i>Rêveries</i>:</p> + +<blockquote><p> +La sagesse elle-même est vanité. Que faire et qu'aimer +au milieu de la folie des joies et de l'incertitude des +principes? Je désirai quitter la vie, bien plus fatigué +du néant de ses biens qu'effrayé de ses maux. Bientôt, +mieux instruit par le malheur, je le trouvai douteux +lui-même, et je connus qu'il était indifférent de vivre +ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans choix, sans +goût, sans intérêt, au déroulement de mes jours. +</p></blockquote> + +<p>Dans <i>Obermann</i>:</p> + +<blockquote><p> +L'avenir incertain, le présent déjà inutile, et l'intolérable +vide que je trouve partout.</p> + +<p>Il y a l'infini entre ce que je suis et ce que j'ai +besoin d'être...</p> + +<p>Que ne puis-je être content de manger et de dormir? +Car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne +n'est pas très malheureuse. Chacun de mes jours est +supportable, mais leur ensemble m'accable...</p> + +<p>Si le temps est sombre, je le trouve triste, et s'il est +beau, je le trouve inutile...</p> + +<p>Je cherche dans chaque chose le caractère bizarre +et double qui la rend un moyen de mes misères, et ce +comique d'opposition qui fait de la terre humaine +une scène contradictoire où toutes choses sont importantes +au sein de la vanité de toutes choses...</p> + +<p>Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous devenue?</p> + +<p>D'autres sont bien plus malheureux que moi: mais +j'ignore s'il fut jamais un homme moins heureux... +</p></blockquote> + +<p>Il y a évidemment beaucoup plus de substance +dans les méditations d'Obermann que dans les +rêveries de René. Senancour est un philosophe, +Chateaubriand un poète. L'un est un stoïcien, +l'autre un épicurien. Senancour, dans ses spéculations +les plus libres sur l'amour et le mariage (car +il disserte de tout), garde une austérité. Chateaubriand +est la volupté même. Chateaubriand sent +plus qu'il ne pense; mais il y a, au fond de la tristesse +de Senancour, le doute ou la négation métaphysique. +Chateaubriand a été un des plus illustres +parmi les enfants des hommes, et je vous prie de +croire qu'il s'en est aperçu. Senancour n'a rien été. +Il a failli être sous-préfet de Napoléon, mais il n'a +pas même été cela. On ne sait presque rien sur lui. +On croit que le mariage qu'il avait fait n'était +pas délicieux. Il fut presque pauvre et mourut +caché.</p> + +<p>C'est Senancour qui, ayant tué le désir, a véritablement +connu l'ennui. C'est lui qui, toujours, +a réellement éprouvé d'avance que tout est vain +et que tout nous trompe, et qui a vécu en refusant +la vie. Le vrai René, c'est Obermann, «ce René +sans gloire», comme l'appelle Sainte-Beuve.</p> + +<p>Seulement, Chateaubriand a la magie des mots +et des images, Chateaubriand a sa musique. +Senancour, je le dis nettement, me semble un roi +de l'intelligence: mais il a peu de musique, et celle +qu'il a est sourde. Rien ne prévaut contre la +chevelure bleue du génie des airs ou contre l'appel +aux orages désirés. C'est ainsi.</p> + +<p>Mais, si sèchement et durement triste, ou +même si ennuyeusement ennuyé que soit souvent +Obermann, l'aveu lui échappe que la mélancolie, +la tristesse, le non-désir, la non-espérance, même +l'ennui, ne sont jamais la pire souffrance, ne sont +peut-être pas une souffrance, sont peut-être même +une sorte de plaisir, par ce qu'ils contiennent, soit +d'orgueil, soit de langueur, et en ce qu'ils sont un +exercice et une invention de notre esprit:</p> + +<blockquote><p> +Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant +retrouver sur ces rives ce bien-être mêlé de tristesse +que je préfère à la joie...</p> + +<p>Jeune homme,... vous chercherez des délassements, +vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre +de chaque chose, vous sourirez dans l'intimité, vous +trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans +votre ennui même...</p> + +<p>C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir +une volupté plus grande de l'opinion d'elle-même que +de ses jouissances positives...</p> + +<p>Nous souffrons de n'être pas ce que nous pourrions +être; mais, si nous nous trouvions dans l'ordre de +choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni +cet excès de désirs, ni cette surabondance de facultés; +nous ne jouirions plus du plaisir d'être au delà +de nos destinées, d'être plus grands que ce qui nous +entoure, plus féconds que nous n'avons besoin de +l'être...</p> + +<p>D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances +de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce +charme plein de secrets, qui le fait vivre de sa douleur +et l'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? +Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera +plus... Une même loi morale me rend pénible l'idée de +la destruction, et m'en fait aimer le sentiment dans ce +qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous +jouissions mieux de l'existence périssable lorsque, +avertis de toute sa fragilité, nous la sentons néanmoins +durer en nous. +</p></blockquote> + +<p>Il me semble bien que tout ceci est profond, et +qu'Obermann explique un des plaisirs habituels +de René mieux que René ne l'expliquera jamais.</p> + +<p>Au reste Senancour, à mesure qu'il avance dans +la vie, sans être jamais heureux (mais est-il possible +et est-il nécessaire de l'être?) paraît moins +malheureux. Dire qu'on a besoin de l'infini, qu'on +veut, qu'on exige l'infini, il s'aperçoit peu à peu +que cela n'a peut-être pas beaucoup de sens; +et ces plaintes-là et ces récriminations-là reviennent +plus rarement sous sa plume. Il n'a pas les +glorieuses agitations de Chateaubriand; mais +enfin il s'occupe. Il refait, réimprime et mêle ses +<i>Rêveries</i>, son traité de l'<i>Amour</i> et son <i>Obermann</i>: +ses livres ne lui sont donc pas indifférents. Il ne +meurt qu'à soixante-treize ans. Il attend la fin +des journées. Quand on s'applique à cela, quand +on se distille à soi-même son ennui, c'est une +occupation encore, et c'est une torpeur, quelquefois +une griserie morne. Mais surtout Senancour +aime très profondément la nature. Il l'a beaucoup +plus regardée, je crois, et a beaucoup plus vécu dans +son intimité que Chateaubriand. Il l'a associée +à tous ses sentiments et à tous ses actes; il s'est +apaisé et même engourdi en elle. Il a, autant +qu'il était en lui, rythmé sa vie selon celle de la +nature. Il a été, un peu après Ramond, un +peintre excellent de la montagne (ce fut l'Alpe +suisse) et de la forêt (ce fut Fontainebleau). Il a +préféré le soir au matin et l'automne au printemps +parce que c'était son goût et, en somme, par sensualité, +parce qu'il redoutait trop de joie et de +lumière. Et il est mort parfaitement résigné. On +peut très bien vivre sans souffrance en s'ennuyant +tout le temps, pourvu qu'on n'ait pas de trop +grands malheurs précis et concrets: car on tire +une douceur de son ennui même.</p> + +<p>Si cela a pu arriver à ce modeste et sombre +Obermann, que dirons-nous de ce brillant et vaniteux +René? Il faut le reconnaître, la tristesse +n'est pas un mal; la tristesse, même profonde, +n'est pas une souffrance. Ce n'est pas non plus, +évidemment, un plaisir: si je le prétendais, vous +ne me croiriez pas. C'est un état intermédiaire, +non pas peut-être créé, mais perfectionné par +l'intelligence humaine.</p> + +<p>Chateaubriand,—encore plus efficacement que +Senancour, parce que Chateaubriand réfléchissait +moins,—se défend, par la mélancolie, contre les +malheurs positifs. Il les sent peu, parce qu'il les +fait rentrer dans les causes générales de sa vague +tristesse. Voici peut-être la grande invention de +Chateaubriand: il a fait de la mélancolie une +parade contre la douleur.</p> + + + + +<h2><a name="conf5"></a>CINQUIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>LE GÉNIE DU CHRISTIANISME</h3> + + +<p>Chateaubriand était donc toujours à Londres. +Il venait de terminer, je pense, la rédaction définitive +des <i>Natchez</i>, dont <i>Atala</i> et <i>René</i> faisaient +partie, lorsqu'il reçut cette lettre de sa sœur, +madame de Farcy:</p> + +<blockquote><p> +<i>Saint-Servan, 1<SUP>er</SUP> juillet</i>.—Mon ami, nous venons de +perdre la meilleure des mères; je t'annonce à regret ce +coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos +sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais +combien de pleurs tes <i>erreurs</i> ont fait répandre à notre +respectable mère, combien elles paraissent déplorables +à tout ce qui pense et fait profession non seulement de +piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être cela +contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire <i>renoncer +à écrire</i>; et si le ciel touché de mes vœux permettait +notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le +bonheur qu'on peut goûter sur la terre; tu nous donnerais +ce bonheur, car il n'en est point pour nous tandis +que tu nous manques et que nous avons lieu d'être +inquiètes de ton sort. +</p></blockquote> + +<p>Après avoir cité cette lettre au livre IX des +<i>Mémoires</i>, il écrit effrontément (1822): «Ah! +que n'ai-je suivi le conseil de ma sœur! Pourquoi +ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans +mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé +aux événements et à l'esprit de ce siècle?» Si on +lui avait répondu que non, il aurait été bien étonné.</p> + +<p>Il continue: «Je jetai au feu avec horreur les +exemplaires de l'<i>Essai</i>, comme l'instrument de +mon crime. Je ne me remis de ce trouble que lorsque +la pensée m'arriva d'expier mon premier +ouvrage par un ouvrage religieux: telle fut l'origine +du <i>Génie du christianisme</i>». (Une des origines, +oui, il est possible.)</p> + +<p>Et il rappelle la première préface du livre:</p> + +<blockquote><p> +Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans +dans les cachots où elle vit périr une partie de ses +enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs +l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements +répandit sur ses derniers jours une grande amertume; +elle chargea en mourant une de mes sœurs de me rappeler +à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. +Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand +la lettre me parvint au delà des mers («au delà des +mers» veut dire simplement «de l'autre côté de la +Manche»), ma sœur elle-même n'existait plus: elle +était morte aussi des suites de son emprisonnement. +Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui +servait d'interprète à la mort m'ont frappé. Je suis +devenu chrétien. Je n'ai pas cédé, j'en conviens, à de +grandes lumières surnaturelles: ma conviction est +sortie du cœur; j'ai pleuré et j'ai cru. +</p></blockquote> + +<p>Il a donc reçu une lettre de sa sœur morte lui +annonçant la mort de sa mère; il a pleuré; il est +devenu chrétien. Cela est fort beau; mais cela est +un peu arrangé. (Voyez Victor Giraud, la <i>Genèse +du Génie du christianisme</i>.) En réalité, la lettre par +laquelle madame de Farcy annonçait à son frère +la mort de leur mère lui est parvenue bien avant +la mort de madame de Farcy; et lorsqu'il apprit +cette mort de sa sœur, le <i>Génie du christianisme</i> +était déjà fort avancé. Mais l'auteur tenait à sa +phrase: «Ces deux voix sorties du tombeau, cette +mort qui servait d'interprète à la mort...» Il +resterait donc que, dans la préface d'un livre conçu +avec des larmes et pour la plus grande gloire de +Dieu, il altère la vérité pour produire plus d'effet +(ce qu'il a fait d'ailleurs toute sa vie). Et cela n'est +certes pas un crime, mais cela ne marque pas un très +grand sérieux,—ni, comme dit le Psaume, «un +cœur profondément contrit et humilié».</p> + +<p>Il continue, dans les <i>Mémoires</i>: «Je m'exagérais +ma faute: l'<i>Essai</i> n'était pas un livre impie, +mais un livre de doute et de douleur... Il ne fallait +pas grand effort pour revenir du scepticisme de +l'<i>Essai</i> à la certitude du <i>Génie du christianisme</i>.»</p> + +<p>Cela paraît assez vrai. Dans les plus grandes +hardiesses de l'<i>Essai</i>, «s'il était philosophe par les +opinions, il ne l'était point par les conclusions» +(Sainte-Beuve). Il niait le progrès, ce dogme capital +des philosophes. Il avait pour les encyclopédistes +les sentiments de Rousseau. Il inclinait vers +une espèce de christianisme social. Les protestants +lui inspiraient peu de sympathie. Il terminait +ainsi un chapitre sur la Réforme: «Pourquoi cet +abominable spectacle? Parce qu'un moine s'avisa +de trouver mauvais que le pape n'eût pas donné +à son ordre, plutôt qu'à un autre, la commission +de vendre des indulgences en Allemagne». +(2<SUP>e</SUP> part., chap. XL.) Il disait, à propos d'Épiménide: +«Il bâtit des temples aux dieux, leur offrit des +sacrifices et versa le baume de la religion dans le +secret des cœurs. Il ne traitait point de superstition +ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères; +il savait que la statue populaire, que le pénate +obscur qui console le malheureux est plus utile +à l'humanité que le livre du philosophe qui ne saurait +essuyer une larme.» Il n'était, en tout cas, +qu'un impie intermittent. Et sa sensibilité était +restée chrétienne. Cette sensibilité régnait partout +dans <i>Atala</i>, <i>René</i>, <i>les Natchez</i>, et aussi la croyance +à l'utilité sociale du christianisme. Rappelez-vous +les personnages du Père Aubry et du Père Souël. +Non, non, Chateaubriand, pour entreprendre une +apologie de la religion,—du moins le genre d'apologie +qu'il entreprit,—n'avait pas à revenir de +très loin.</p> + +<p>Enfin, il était naturel (comme le fait remarquer +M. Victor Giraud), que les émigrés, et même les +plus touchés de l'esprit du dix-huitième siècle, +revinssent à la foi chrétienne, ou pour le moins au +respect de la foi, par horreur soit de la philosophie, +soit de l'impiété des plus grands criminels de la +Révolution. Il ne leur paraissait pas ragoûtant +de continuer à penser comme ces gens-là. Les doctrines +étaient jugées par leurs fruits. Puis, en poursuivant +d'une haine pareille les nobles et les prêtres, +la Révolution avait créé entre eux une solidarité +que les plus corrompus même de l'ancien régime +acceptaient par point d'honneur. Madame de +Duras dit très bien (dans une note de son roman +d'<i>Édouard</i>, 1825), après avoir indiqué la corruption +de la fin du dix-huitième siècle: «Une seule +chose avait survécu à ce naufrage de la morale...: +c'était l'honneur. Il a été pour nous la planche dans +le naufrage, car il est remarquable que, dans la +Révolution, c'est par l'honneur qu'on est rentré +dans la morale; c'est l'honneur qui a fait l'émigration; +c'est l'honneur qui a ramené aux idées +religieuses.» Or l'honneur fut éminemment la +vertu de Chateaubriand, et fut peut-être sa seule +vertu.</p> + +<p>Ajoutez que, chez beaucoup d'incroyants provisoires, +l'excès du malheur, le besoin d'un recours, +durent réveiller les impressions religieuses de leur +enfance. Lorsque Chateaubriand apprit la mort +de sa mère, il revit ses années de Combourg et du +collège de Dol,—et sa première communion qu'il +raconte ainsi dans les <i>Mémoires</i>: «J'approchai +de la Sainte Table avec une telle ferveur que je +ne voyais rien autour de moi. Je sais parfaitement +ce que c'est que la foi, par ce que je sentis alors. +La présence réelle dans le Saint-Sacrement m'était +aussi sensible que la présence de ma mère à mes +côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres, +je me sentis comme tout éclairé en dedans... Je +tremblais de respect...» (Il écrit cela trente ans +après). En revenant du Canada, il avait chanté, +à la vue des côtes de Bretagne, le cantique des +marins à Notre-Dame du Bon Secours, etc... Toute +son enfance, quand il lut la lettre de madame de +Farcy, dut lui remonter au cœur.</p> + +<p>Des milliers et des milliers de Français, en France +ou dans l'exil, étaient dans les mêmes dispositions. +Fontanes, qu'il connaissait déjà et qui avait été +aussi incrédule que lui, était repris du désir de +croire. En 1790 déjà, Fontanes écrivait à Joubert: +«Ce n'est qu'avec Dieu qu'on se console de tout... +J'aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal... +que de vivre à la merci de mes opinions, ou +sans principes, comme l'Assemblée nationale; il +faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu.» +(Cité par V. Giraud.) Joubert, que Chateaubriand +allait connaître, et qui avait eu, lui aussi, sa période +d'incroyance, écrivait: «La Révolution a chassé +mon esprit du monde réel en le rendant trop horrible.» +Et encore: «La religion est la poésie du +cœur; elle a des enchantements utiles aux mœurs.» +(Il écrivait cela après le <i>Génie du christianisme</i>, +mais il le pensait depuis le commencement de la +Révolution.) On sentait qu'il faut une religion, non +seulement pour le peuple, mais pour tout le monde. +Tout le monde, après la grande orgie d'impiété, +de sottise, de cruauté et de destruction, portait en +soi le <i>Génie du christianisme</i>, en attendant qu'un +seul l'écrivît.</p> + +<p>Et quelques-uns en écrivaient déjà des fragments. +La Harpe, converti comme Chateaubriand, entreprenait +une <i>Apologie de la religion</i>. Ballanche écrivait, +en 1797, le livre <i>Du sentiment considéré dans +ses rapports avec la littérature et les arts</i>, que Chateaubriand +n'a sans doute pas lu, mais où se trouve +pourtant le titre même de son livre: «(À propos +du <i>Télémaque</i>). Combien de choses, et ce sont les +plus belles, qui n'ont pu être inspirées que par le +<i>génie du christianisme</i>!» (Cité par V. Giraud.) +Un certain Paul Didier faisait paraître en 1802 +un livre intitulé <i>Du retour à la religion</i>. Rivarol, +incrédule, mais clairvoyant, écrivait dans le <i>Discours +préliminaire de son Nouveau Dictionnaire +de la langue française</i>: «Il me faut, comme à +l'univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de +l'anarchie de mes idées... Le vice radical de la +philosophie, c'est de ne pas pouvoir parler au cœur. +Or... le cœur est tout... Tout État, si j'ose le dire, +est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le +ciel.» (Cité par V. Giraud.) Bonald, dans sa <i>Théorie +du pouvoir</i> (1796), expliquait que le salut de la +France était dans le retour aux principes monarchiques +et surtout catholiques. Enfin, Joseph de +Maistre avait publié, en 1796, ses profondes et +magnifiques <i>Considérations sur la France</i>, que Chateaubriand +avait lues (d'après V. Giraud). Or, +Maistre annonce, à la fin du premier chapitre, une +renaissance religieuse; et, au second chapitre, +Chateaubriand put lire ceci: «L'effusion du sang +humain n'est jamais suspendue dans l'univers... +Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction +violente soit, en général, un aussi grand mal +qu'on le croit... Les véritables fruits de la nature +humaine, les arts, les sciences... les hautes conceptions... +tiennent surtout à l'état de guerre... En un +mot on dirait que le sang est l'engrais de cette plante +qu'on appelle génie.» Le jeune Chateaubriand +dut se dire: ceci est écrit pour moi.</p> + +<p>Étant donnés son éducation, son enfance chrétienne, +sa sensibilité, le tour de son imagination, et +qu'il était parmi les victimes de la Révolution et +par conséquent de l'impiété révolutionnaire; que, +même dans sa période d' «égarements» et de +doute, il n'avait pas cessé d'être ému par les +«beautés» de la religion; que, tout jeune, il +avait eu la fureur d'écrire (douze heures par jour à +l'occasion) et sur les grands sujets, et que jamais +peut-être on ne vit jeune écrivain débuter par +d'aussi énormes ouvrages; que, dans l'<i>Essai</i> et +même dans les <i>Natchez</i>, la préoccupation religieuse +est fréquente; qu'il voulait la gloire, et que c'est +peut-être la seule chose qu'il ait voulue énergiquement; +qu'il voulait jouer un grand rôle par la +plume; qu'à cette époque la grande œuvre à écrire, +le «livre à faire», c'était une apologie de la religion +chrétienne, condition et commencement de +la reconstruction sociale; que cela était «dans +l'air»; que, Rivarol étant trop peu croyant et +ayant trop d'esprit, Bonald manquant de charme, +Maistre étant étranger et ayant un génie trop insolent, +Chateaubriand était le seul qui pût écrire ce +livre attendu, de telle façon qu'il fût à la fois splendide, +populaire et efficace... il était presque nécessaire +que Chateaubriand écrivît le <i>Génie du christianisme</i>.</p> + +<p>Il l'écrivit donc. Il le commença dès les premiers +jours de 1799 (d'après Biré) et fit imprimer une +partie du premier volume chez les Dulau, «qui +s'étaient faits libraires du clergé français émigré».</p> + +<p>(Chateaubriand nous dit dans les <i>Mémoires</i> que +le simiesque abbé Delille entendit la lecture de +quelques fragments de l'ouvrage. L'abbé lui-même, +dans son poème de la <i>Pitié</i>, qu'il avait composé +à Brunswick un peu auparavant, célébrait la pitié +chrétienne, disait la charité des sœurs grises et de +l'abbé Carron; et c'était déjà, au deuxième chant, +comme une pâle petite esquisse des derniers +chapitres du <i>Génie du christianisme</i>; tant tout le +monde avait la même chose dans l'esprit!)</p> + +<p>Cependant, Bonaparte était devenu premier +consul. Beaucoup d'émigrés rentraient. Chateaubriand +quitta Londres au printemps de 1900. Il +emportait avec lui <i>Atala</i>, <i>René</i> et les premières +feuilles imprimées du <i>Génie du christianisme</i>. +Il n'avait pas vu Paris depuis neuf ans. Il rentra +à pied par la barrière de l'Étoile et les Champs-Élysées. +Paris avait l'air d'une ville en ruines semée +de bastringues, un air sinistre et fou. Chateaubriand +était d'ailleurs devenu Anglais de manières et, +«jusqu'à un certain point, de pensée». Mais il +retrouve Fontanes et rencontre Joubert. Et peu à +peu il goûte la sociabilité française, «ce commerce +charmant, facile et rapide des intelligences, cette +absence de toute morgue et de tout préjugé». +Il goûte le pittoresque moral et le pêle-mêle de +cette société, qui commence pourtant à se réorganiser. +Il partage cette ivresse de vivre dont tout le +monde était saisi après de tels bouleversements. +Il n'a pas le sou, il emprunte pour vivre, mais il +déborde d'espérance. Il travaille avec une allègre +fureur. Je ne pense pas qu'il ait beaucoup souffert, +à ce moment-là, du mal de René.</p> + +<p>On sait, dans le Paris de l'ancienne France et des +rapatriés, qu'il compose son grand ouvrage. Il +n'est point malhabile, oh non! À propos du livre +de madame de Staël, <i>De la littérature dans ses rapports +avec la morale</i>, il publie dans le <i>Mercure de +France</i> une <i>Lettre à M. de Fontanes</i> où il montre que +c'est au christianisme, non à la philosophie, que +nous devons une plus grande connaissance des passions +humaines. On lit dans le préambule de cette +lettre: «... Je m'enhardis en songeant avec quelle +indulgence vous avez déjà annoncé mon ouvrage. +Mais cet ouvrage, quand paraîtra-t-il? Il y a deux +ans qu'on l'imprime, et il y a deux ans que le libraire +ne se lasse point de me faire attendre, ni moi de +corriger. Ce que je vais donc vous dire... sera tiré +en partie de ce livre futur.» Autrement dit, il +raccroche au livre de madame de Staël une très +élégante et très adroite réclame de son propre livre, +et il signe—déjà—«l'auteur du <i>Génie du christianisme</i>». +Cette lettre eut un très grand succès. +«Cette boutade, dit-il dans les <i>Mémoires</i>, me fit +tout à coup sortir de l'ombre.»</p> + +<p>Mais le coup de maître, ce fut la publication +d'<i>Atala</i> à part. Nous avons vu ce qu'<i>Atala</i> avait de +nouveau et par où elle séduisit les imaginations. +Mais surtout quelle victorieuse idée d'annoncer, +par un fragment de cette espèce, par une histoire +mélancolique et chastement sensuelle, pleine des +images de la volupté et de la mort, une apologie +de la religion! À coup sûr, cette apologie ne serait +pas austère ni rebutante; l'auteur connaissait, +autant que la poésie de la nature, la poésie des passions; +son livre serait un trésor de suaves descriptions +et d'émotions distinguées. Les femmes l'attendaient +comme un roman.</p> + +<blockquote><p> +C'est de la publication d'<i>Atala</i> (dit Chateaubriand +dans les <i>Mémoires</i>) que date le bruit que j'ai fait dans +le monde... <i>Atala</i> devint si populaire qu'elle alla grossir, +avec la Brinvilliers, la collection de Curtius. Les auberges +de rouliers étaient ornées de gravures rouges, +vertes et bleues représentant Chactas, le Père Aubry +et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les +quais, on montrait mes personnages en cire, comme on +montre des images de Vierge et de saints à la foire. +Je vis sur le théâtre du boulevard ma sauvagesse +coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'<i>âme de la +solitude</i> à un sauvage de son espèce, de manière à +me faire suer de confusion... +</p></blockquote> + +<p>Il fut «enivré». «J'aimai la gloire comme une +femme, comme un premier amour.» On se le disputa. +Les femmes s'arrachèrent un mot de sa +main, une «enveloppe suscrite par lui», que +l'on «cachait avec rougeur, en baissant la tête, +sous le voile tombant d'une longue chevelure». +«Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient, +dit-il, les plus périlleuses.» Diable! Il fait alors la +connaissance de madame Bacciochi, sœur de Bonaparte, +et de Lucien. Une fois on le conduit chez +madame Récamier. Il ne devait la revoir que vingt +ans plus tard. «Le rideau, dit-il, se baissa subitement +entre elle et moi.»</p> + +<p>Surtout,—avec Fontanes et Joubert, avec +Molé, Pasquier, Chênedollé, qui fréquentaient chez +elle,—il connut madame de Beaumont, née Pauline +de Montmorin. Il fut passionnément aimé +d'elle, et assurément il l'aima. Si vous voulez parfaitement +savoir qui était madame de Beaumont, +lisez ou relisez le tendre chapitre qui la regarde +dans le livre d'André Beaunier: <i>Trois amies de +Chateaubriand</i>. Elle avait eu un père massacré +à l'Abbaye, une mère et un frère guillotinés, une +sœur morte en prison, puis une vie morne et +décolorée... J'ai vu son portrait par madame +Vigée-Lebrun. Elle n'était pas belle; elle avait, +un peu, un museau de souris, mais des yeux admirables, +de jolis bras, de la grâce, cette ardeur languissante +que donne la phtisie, enfin ce qu'il fallait +pour toucher. D'ailleurs une âme élevée et un grand +courage.</p> + +<p>Chateaubriand nous dit que le succès d'<i>Atala</i> +l'avait déterminé à «recommencer» le <i>Génie du +christianisme</i> dont il y avait déjà deux volumes +imprimés. En le recommençant, il le «christianisa», +je crois, le plus qu'il put. Madame de Beaumont +lui offrit une chambre à la campagne, dans +une maison qu'elle venait de louer à Savigny-sur-Orge. +Il y passa six mois dans le voisinage de Joubert +et de sa femme. C'est là qu'il remania et termina +son livre, dans une fièvre joyeuse, attendrie +par la présence d'une amie malade, mais à qui son +mal laissait alors des trêves. «Madame de Beaumont, +dit-il, avait la bonté de copier les citations que +je lui indiquais.» Ainsi cette amoureuse aidait, +selon ses forces, le défenseur de la foi. Apparemment +c'est à elle que furent lues d'abord, à mesure qu'elles +étaient écrites, les pages du texte définitif. Ces +lectures ne durent pas être sans volupté pour elle +et pour lui.</p> + +<p>Comment l'apologiste de la religion se fût-il +souvenu de sa femme?</p> + +<p>L'apparition du livre était, depuis deux ans, +annoncée, attendue, préparée; préparée par la +rumeur des salons ressuscités, par la <i>Lettre</i> sur le +livre de madame de Staël, par la sensuelle <i>Atala</i>, +par les articles officiels de Fontanes, par les besoins +religieux du public et son retour spontané à l'ancien +culte («Ce qui demeurait d'églises entières se rouvrait», +dit Chateaubriand lui-même en parlant de +l'année 1801); préparée enfin, on peut le dire, par +le premier consul en personne.</p> + +<p>Quelle «réclame» pour un livre que le traité +d'Amiens et le Concordat!</p> + +<p>Le 18 avril 1802, jour de Pâques, un <i>Te Deum</i> +solennel fut chanté à Notre-Dame pour célébrer +en même temps la paix générale et le rétablissement +du culte. «Le Concordat fut publié dans tous +les quartiers de Paris avec grand appareil et par les +principales autorités.» (Thiers.) Et le même jour +le <i>Génie du christianisme</i> parut, et M. de Fontanes +en rendait compte dans le <i>Moniteur</i>.</p> + +<p>Je ne vois guère que l'<i>Énéide</i> qui ait rencontré +des conditions analogues de publicité. La carrière +littéraire du mélancolique René a été une incroyable +«réussite». Autant que j'en puis juger, le +<i>Génie du christianisme</i> a été le plus grand succès +de toute l'histoire de notre littérature (même +pour la vente, si on tient compte du temps, de la +nature de l'ouvrage, de son volume et de son prix).</p> + +<p>Chateaubriand put se considérer comme étant, +avec Bonaparte, le restaurateur du culte. Il put +dire: «Bonaparte et moi.» Et il n'y manqua +pas.</p> + +<hr /> + +<p>Le livre qui eut une telle fortune était-il un chef-d'œuvre? +Il le parut et il devait le paraître. Il avait +des parties à la fois attendues et neuves.—Était-il +une œuvre de foi? C'est ce que je voudrais examiner +d'abord.</p> + +<p>Je me suis dit pour commencer:</p> + +<p>—Chateaubriand a été certainement incrédule +entre vingt et trente ans. En 1798, il l'était parfois +jusqu'au nihilisme. Là-dessus, il écrit le <i>Génie +du christianisme</i>. Que s'était-il donc passé? Il n'avait +pas eu de «nuit» à la Pascal; autrement il nous +l'aurait raconté. Il avait été fortement ému en +apprenant la mort de sa mère et ce que sa mère +avait souffert par lui. Sa conversion avait été +encore déterminée, ou hâtée, par le désir d'écrire +le livre réparateur que tout le monde attendait. Que +valait sa conversion? De quelle espèce était sa foi?</p> + +<p>Il y a une vingtaine d'années, au temps des +mystères de Maurice Bouchor et des cigognes de +M. de Vogüé, on rencontrait fréquemment dans +les livres, et même au théâtre, un sentiment que +j'avais appelé «la piété sans la foi».—La piété +sans la foi, disais-je, consiste à bien comprendre, +à respecter et à goûter, pour la bienfaisance de +leurs effets, pour la beauté de leur signification +et aussi pour la grâce de leurs représentations +plastiques, des dogmes auxquels on ne croit pas... +Cette piété n'est pourtant ni un mensonge, ni une +hypocrisie... On aime les vertus et les rêves qu'a +suscités la foi dans des millions et des millions de +têtes et de cœurs; on aime les innombrables inconnus +qui, dans le passé profond, ont fait ces rêves +et pratiqué ces vertus... On aime aussi la poésie, +la douceur et tour à tour l'allégresse espérante et +les lamentations des chants liturgiques; on les +aime pour ce qu'ils ont d'éternellement vrai, l'humanité +étant l'éternelle suppliante. On aime enfin, +(dans un mystère comme celui de la Nativité), sous +le sens littéral le sens symbolique. Il n'est certes +pas besoin de croire à un dogme révélé pour être +profondément sincère en appelant un Sauveur. +Depuis dix-neuf siècles on chante tous les ans: +«Venez, divin Messie», comme si le Messie n'était +pas venu encore. S'il est un cri que tout le monde, +croyants et incroyants, peut pousser du fond du +cœur, c'est apparemment celui-là. Quand la race +humaine disparaîtra, ce sera encore en appelant +au secours, et peut-être en essayant de rêver que +le secours lui est venu.</p> + +<p>Voilà des sentiments que certes Chateaubriand +n'eût pas reniés, et que même il nous a peut-être +aidés à avoir; mais il semble pourtant qu'il y ait +eu dans son cas un peu plus que la piété sans la foi, +alors que la foi venait d'avoir ses martyrs, que +l'Église était teinte de son propre sang, et que +l'imagination était remuée par tout ce tragique. +«J'ai pleuré, j'ai cru», il faut tenir grand compte +de cette déclaration. Chateaubriand a donc la +foi. Quelle foi? L'affirmation du dogme par persuasion +de sa nécessité sociale, avec un sincère attendrissement, +et avec un ardent désir que le dogme +soit vrai? Oui, quelque chose comme cela. Mais il +est clair que ce n'est pas la foi d'un chrétien sérieux, +celle qui tient tout l'homme, même quand il +pèche; qui est toujours présente à son esprit, qui +est l'essentiel de sa vie, qui façonne à chaque instant +ses sentiments et sa conduite. Il y a visiblement +plus de foi dans n'importe quelle page des <i>Pensées</i> +de Pascal que dans tout le <i>Génie du christianisme</i>. +La foi de Chateaubriand, affirmation de politique, +émotion de poète, désir et illusion de croire, ne +le gêne ni ne le dirige; ne l'empêche ni d'écrire la +sensuelle <i>Atala</i>, ni de choisir la maison de sa maîtresse +pour y achever son apologie de la vraie religion. +Il est d'ailleurs remarquable que, jusqu'à +la fin de sa vie et dans le temps même de ses plus +beaux gestes de chevalier de la foi, Chateaubriand +ait toujours eu des phrases qui supposaient un +quasi nihilisme. Boutades élégantes, boutades +vaniteuses qu'un vrai chrétien ne se permettrait +pas.</p> + +<p>Je sais bien qu'on peut croire sans une «pratique» +complète. Mais enfin, chez les hommes +comme Chateaubriand, le signe le plus sûr de la +foi totale, c'est encore la pratique. Une curiosité, +assurément innocente et même louable, m'a fait +demander à M. Victor Giraud si, depuis le <i>Génie du +christianisme</i>, Chateaubriand communiait. M. Victor +Giraud m'a répondu: «Voici mon impression. +Je serais étonné que Chateaubriand n'eût pas fait +ses Pâques en 1799, après la conversion; je serais +étonné qu'il les eût faites de 1801 jusqu'à une époque +assez difficile à déterminer, mais assez lointaine; +et je crois qu'il les faisait régulièrement dans les +dernières années de sa vie. Si cette impression est +fondée, vous avouerai-je qu'elle ne m'empêche +pas de croire à la sincérité religieuse de Chateaubriand? +1° <i>Video meliora</i>... et 2° les trois quarts des +écrivains sont beaucoup plus sincères en écrivant +qu'en vivant.» Cela me semble parfaitement +juste.</p> + +<p>Mais, avec tout cela, la foi de Chateaubriand +ne me satisfaisait pas. Elle me paraissait petite et +fragile. Alors j'ai consulté un théologien; et j'ai +vu que l'Église était moins difficile que moi; et +j'ai admiré sa connaissance de l'homme et sa très +sagace indulgence.</p> + +<p>Le théologien m'a répondu:</p> + +<p>«La foi proprement dite ou «foi divine» +(au sens de foi à Dieu) consiste en ce que l'on croit +une vérité révélée et qu'on la croit à cause de l'autorité +de Dieu qui la révèle.</p> + +<p>»Ainsi donc l'objet de la foi est une vérité +révélée,—non évidente de soi, et plutôt mystérieuse,—que +l'esprit accepte, sans pouvoir se +démontrer qu'elle est une vérité, et seulement +parce qu'il sait qu'elle est une vérité révélée par +Dieu...</p> + +<p>»Préalablement à la «foi divine» ainsi conçue +doit se placer une enquête de l'esprit se demandant +quelles raisons il a de penser qu'en effet il y a des +vérités qui ont été révélées par Dieu, et que le +Christ, par exemple, avait mission de parler pour +Dieu... Cette enquête constitue l'apologétique +chrétienne...</p> + +<p>»Cette enquête n'impose pas sa conclusion +comme une conclusion nécessaire (ainsi qu'il +arrive en géométrie): l'assentiment de l'esprit +à la foi qui lui est proposée demeure un acte libre, +donc un acte auquel la grâce peut concourir et +concourt.»</p> + +<p>Le développement de ces axiomes fatiguerait +notre frivolité. Mais voici qui est, pour nous, du +plus vif intérêt:</p> + +<p>«Les théologiens distinguent la foi explicite et +la foi implicite.</p> + +<p>»La foi explicite est celle qui a la notion de ce +qu'elle croit. La foi implicite est celle qui ne conçoit +ni ne connaît ce qu'elle croit,—ce qu'elle croit +sans le connaître ou sans le concevoir étant impliqué +et latent dans une affirmation qu'elle accepte +en pleine connaissance.</p> + +<p>»Ainsi le fidèle fait acte de foi implicite quand il +dit: Je crois tout ce que croit ou enseigne l'Église, +ou: Je crois tout ce que Dieu, vérité infinie, a révélé.</p> + +<p>»Ce point de doctrine est extrêmement important, +car par là les théologiens admettent que la foi +explicite, adéquate au révélé, est pratiquement +irréalisable; elle est dans les livres, et là seulement...</p> + +<p>»Donc un homme aura la foi, qui enferme cette +foi dans une seule vue de foi, comme serait la +paternité de Dieu, le royaume de Dieu, la communion +des saints, l'Église œuvre de Dieu..., et qui, +par le fait qu'il ne niera aucune des vérités révélées +impliquées dans ces notions synthétiques, les +acceptera toutes implicitement.</p> + +<p>»Si nous appliquons cette distinction à Chateaubriand +et si nous nous demandons: Avait-il la +foi?... nous répondrons:</p> + +<p>»La foi explicite d'un Bossuet? Certes non! +Mais une foi implicite, qui s'attachait à telles ou +telles vues de foi, s'y complaisait, s'y tranquillisait,—et +laissait le reste à l'érudition des théologiens +de profession. C'était l'attitude très correcte,—et +très calculée—de Descartes. C'est chez Chateaubriand +une attitude spontanée, mais aussi correcte.</p> + +<p>»Ici encore les théologiens distinguent: 1° les +raisons de croire objectives, et ce sont les miracles +que met en ligne l'apologétique traditionnelle; +2° les raisons de croire subjectives, qu'ils appellent +du nom de «suppléances subjectives de la crédibilité +rationnelle.»</p> + +<p>»Ces suppléances sont des impondérables, des +incommunicables: motifs moraux, motifs de sentiment, +motifs d'expérience, motifs de tradition, +motifs d'ordre social...: le moralisme de Vinet, +le pragmatisme de James, la sociologie morale de +Brunetière, l'esthétique et le traditionalisme du +<i>Génie du christianisme</i>.»</p> + +<p>Voilà l'admirable consultation de mon théologien.</p> + +<p>Ainsi, un assentiment en bloc (chose infiniment +commode), un mouvement du cœur, un acte de la +volonté... Donc, Biré a raison, l'abbé Pailhès a +raison, l'abbé Bertrin a raison, M. Victor Giraud a +raison: Chateaubriand avait la foi.</p> + +<p>Et maintenant que je suis plus tranquille, +m'étant assuré que la foi «implicite» de Chateaubriand +vaut aux yeux de l'Église, le livre lui-même +précisera pour nous l'allure et le caractère de cette +foi.</p> + +<p>Au deuxième chapitre du livre II, il a tout justement +à définir la foi, c'est-à-dire la première des +vertus théologales. Or, tout de suite, il confond +la foi avec la conviction et la confiance. Il nous dit: +«Colomb s'obstine à <i>croire</i> un nouvel univers.» +«L'amitié, le patriotisme, l'amour... sont une +espèce de <i>foi</i>.» «C'est parce qu'ils ont <i>cru</i> que les +Codrus, les Pylade, les Régulus... ont fait des prodiges.» +Comme si la croyance aux destinées de la +patrie, ou la confiance aux vertus d'un ami, +ou la persuasion (avant la découverte) que le +nouveau monde existe, etc..., c'est-à-dire, en +somme, la croyance à des objets dont l'existence +peut être vérifiée, avaient quelque chose de commun +avec la <i>foi</i> aux mystères de la Trinité, de la +Chute, de l'Incarnation, de la Rédemption!</p> + +<p>Et justement un abus de mots tout pareil aide +Chateaubriand à «faire passer» les mystères, +si j'ose m'exprimer ainsi. «Il n'est, dit-il, rien de +beau, de doux, de grand dans la vie que les <i>choses +mystérieuses</i>. Les sentiments les plus merveilleux +sont ceux qui nous agitent <i>un peu confusément</i>: +la pudeur, l'amour chaste, l'amitié vertueuse sont +<i>pleins de secrets</i>. L'innocence à son tour... n'est-elle +pas <i>le plus ineffable des mystères</i>?... Les plaisirs +de la pensée sont aussi des <i>secrets</i>... Tout est +<i>caché</i>, tout est <i>inconnu</i> dans l'univers», etc... +Et ainsi, nous ne devons avoir aucune peine à +croire au mystère de la Trinité ou au mystère de +l'Incarnation, puisque la pudeur est un mystère, +puisque l'innocence est un mystère, puisque la +façon dont pousse un grain de blé est un mystère, +et puisque le clair de lune est plein de mystère. +À ce compte, le mot «mystère» aurait le même +sens dans le «mystère de la Rédemption» et dans: +«Le bocage était sans mystère!»</p> + +<p>Lorsqu'il parle des dogmes du christianisme (et +il faut bien qu'il en parle), soyez sûrs qu'il pense +toujours aux encyclopédistes, à leurs disciples et à +leurs lecteurs et qu'il ne veut pas leur paraître +trop crédule, ni trop naïf (et cela est d'ailleurs fort +bien vu, étant donné son dessein). Il noie la Trinité +chrétienne dans une érudition de dictionnaire: +«La Trinité fut peut-être connue des Égyptiens... +Héraclide de Pont et Porphyre rapportent un +fameux oracle de Sérapis... Les mages avaient une +espèce de Trinité... Platon semble parler de ce +dogme... Aux Indes la Trinité est connue... Au +Thibet également... Les missionnaires anglais à +Otaïti ont trouvé quelques traces de la Trinité...» +Enfin, «on peut découvrir quelque tradition +obscure de la Trinité jusque dans les fables du +polythéisme». Où donc? Mais notamment dans +les trois Grâces. Ô monsieur Singlin, ô monsieur +Hamon, ô monsieur Daguet, que dites-vous de +ce chrétien?</p> + +<p>La Rédemption est «touchante». On ne peut +pas dire moins. «Ne demandons point à notre +esprit, mais à notre cœur, comment un Dieu peut +mourir.» La chute est «avérée par la tradition +universelle et par la transmission du mal moral +et physique.» (Ne l'est-elle donc pas par la +parole de l'Écriture sainte?) La communion, c'est +«l'union entre une réalité éternelle et le <i>songe +de notre vie</i>». La communion «présente d'abord +une pompe charmante». Elle est l'«offrande des +dons de la terre au Créateur». Elle «rappelle la +Pâque des Israélites et annonce la fin des sacrifices +sanglants.» Elle annonce la «réunion des +hommes en une grande famille». Ce n'est qu'«en +quatrième lieu» que «l'on découvre dans l'Eucharistie +le mystère direct (?) et la présence réelle de +Dieu dans le pain consacré».</p> + +<p>À propos du sacrement de l'ordre, ingénieux +développement sur les charmes de la virginité. +«Les anciens la donnaient à Vénus-Uranie et à +Minerve... L'Amitié était une adolescente... Parmi +les animaux, ceux qui se rapprochent le plus +de notre intelligence sont voués à la chasteté» +(les abeilles)... «Concluons que les <i>poètes</i> et les +<i>hommes du goût le plus délicat</i> ne peuvent rien +objecter contre le célibat des prêtres.» Il insiste +beaucoup là-dessus. Il a cet argument imprévu et +vraiment trop ingénieux: «Le législateur des +chrétiens naquit d'une vierge et mourut vierge. +N'a-t-il pas voulu nous enseigner par là, sous les +rapports politiques et naturels, que la terre était +arrivée à son complément d'habitants et que, loin +de multiplier les générations, il faudrait désormais +les restreindre?» Puis il songe aux philosophes +et aux économistes: «Au reste... l'Europe est-elle +déserte parce qu'on y voit un clergé catholique +qui a fait vœu de célibat? Les monastères même +sont favorables à la société...»</p> + +<p>Quand il rencontre l'enfer, dogme déplaisant, +il supprime négligemment les peines physiques: +«Le bonheur du juste consistera, dans l'autre vie, +à posséder Dieu avec plénitude; le malheur de +l'impie sera de connaître les perfections de Dieu, +et d'en être à jamais privé.» Un peu plus loin: +«Les méchants, dit-il, s'enfoncent dans le gouffre.» +Et il passe.</p> + +<p>Le sacrement de mariage amène un tableau de +noce rustique dans le goût de Gessner. La tentation +d'Ève sert de prétexte à une très brillante description +du serpent et au tableau d'un Canadien +qui charme, en jouant de la flûte, un serpent à +sonnettes. Je prends tous ces traits presque au +hasard dans les trois premiers livres. C'est de +l'apologie pittoresque, et poétique, par appels à +l'imagination et au sentiment, par érudition amusante, +par images, métaphores, analogies, par équivoques +et abus de mots, par anecdotes et descriptions. +Cela dut plaire extrêmement. L'auteur pensait +aux «hommes de goût», comme il disait +lui-même tout à l'heure, et ne voulait point leur +paraître un petit esprit. Et il avait raison, et cela +même servait l'Église. La foi de Chateaubriand +cherche partout des arguments, et qui soient +élégants et jolis; on pourrait presque dire: Elle +en cherche partout excepté dans l'Écriture. Et il +est bien vrai que l'Écriture est ce qui aurait le +moins persuadé le public auquel il s'adressait.</p> + +<p>En somme, le <i>Génie du christianisme</i> était parfaitement +adapté à son public. Ce livre contre +l'impiété du dix-huitième siècle est encore, éminemment, +une œuvre du dix-huitième siècle (du +moins de celui de Rousseau), puisque c'est une +apologie de la religion par des arguments tirés de la +sensibilité.</p> + +<p>Nous arrivons ainsi à la composition de l'ouvrage.</p> + +<p>L'objet et le plan en sont très clairement exposés +dans le premier chapitre. L'apologétique ne saurait +plus être ce qu'elle était autrefois, parce que les +adversaires du christianisme ne sont plus les mêmes. +Saint Ignace d'Antioche, saint Irénée, Tertullien +combattaient les premières hérésies; Quadrat, +Aristide et saint Justin, les calomnies inventées +par les païens contre la religion nouvelle; Arnobe +le rhéteur, Lactance, Eusèbe, saint Cyprien se sont +surtout «attachés à développer les absurdités +de l'idolâtrie». Origène combattit les sophistes; +saint Cyrille le néo-paganisme de l'empereur +Julien; Bossuet les protestants.</p> + +<p>«Or, tandis que l'Église triomphait encore, +déjà Voltaire faisait renaître la persécution de +Julien. Il eut l'art funeste, chez un peuple capricieux +et aimable, de rendre l'incrédulité à la mode.» +Il s'agit donc de remettre à la mode la religion. +«Ce n'étaient pas les sophistes qu'il fallait réconcilier +à la religion, c'était le monde qu'ils égaraient. +On l'avait séduit en lui disant que le christianisme +était un culte né du sein de la barbarie, absurde +dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, +ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la +beauté; un culte qui n'avait fait que verser le +sang, enchaîner les hommes et retarder le bonheur +et les lumières du genre humain.» Il fallait prouver +que c'est précisément le contraire. «Qui est-ce qui +lirait maintenant un ouvrage de théologie?» Il +faut «envisager la religion sous un jour purement +humain».—«Dieu ne défend pas les routes +fleuries quand elles servent à ramener à lui.» +Enfin: «Nous osons croire que cette manière +d'envisager le christianisme présente des rapports +peu connus: sublime par l'antiquité de ses souvenirs, +qui remontent au berceau du monde, ineffable +dans ses mystères, adorable dans ses sacrements, +intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale, +riche et charmant dans ses pompes, il réclame +<i>toutes les sortes de tableaux</i>.»</p> + +<p>Et le <i>Génie du christianisme</i> est, en effet, une +suite de tableaux et de morceaux; c'est de l'apologétique +descriptive. Le plan est d'une simplicité +extrême, aussi peu complexe et «composé» que +possible. Il est uni, tout uni; il ne se ramasse +pas comme un traité, mais s'étale comme un +poème, «une sorte de poème persuasif, un +poème sentimental», dit André Beaunier; oui, +et aussi, le dirai-je? comme une série d'articles +de journal.</p> + +<p>«Quatre parties, divisées chacune en six livres. +La première traite des dogmes et de la doctrine. +La seconde et la troisième renferment la <i>poétique</i> +du christianisme, ou les rapports de cette religion +avec la poésie, la littérature et les arts. La quatrième +contient le culte, c'est-à-dire tout ce qui +concerne les cérémonies de l'Église et tout ce qui +regarde le clergé séculier et régulier.»</p> + +<p>De la première partie, je vous ai donné quelque +idée en recherchant le degré de foi du brillant apologiste. +Les chapitres les plus agréables sont sans +doute ceux qui «prouvent l'existence de Dieu +par les merveilles de la nature». Cela rappelle +la première moitié du <i>Traité de l'existence de Dieu</i> +de Fénélon, et c'est, à la fois, moins probant encore +et infiniment plus riche de couleurs. Cela fait +songer aussi aux <i>Harmonies</i> de Saint-Pierre. Mais +jamais personne n'avait décrit la nature avec cet +éclat et cet imprévu d'images. C'est probablement +cela, avec <i>René</i>, qui séduisit le plus.</p> + +<p>La deuxième partie (Poétique du christianisme) +est peut-être la plus intéressante. Voulant prouver +la vérité de la religion par sa beauté, l'auteur +essaye d'y montrer que le christianisme est plus +favorable à la poésie et à l'art que le paganisme. +Au début de ce chapitre, quelques traces de l'ancienne +critique scolaire, comme cette assertion +qu'il est moins difficile de faire les cinq actes +d'<i>Œdipe roi</i> que de créer les vingt-quatre livres +d'une <i>Iliade</i>, et que «Sophocle et Euripide étaient +sans doute de beaux génies, mais au-dessous +d'Homère et de Virgile».</p> + +<p>Il a ensuite la hardiesse, et peut-être l'imprudence, +de comparer, deux par deux, les œuvres et +les personnages de la littérature antique et de la +moderne: Ulysse et Pénélope d'Homère, Adam et +Ève de Milton; le Priam de l'<i>Iliade</i> et le Lusignan +de <i>Zaire</i>; Andromaque, ou la mère, de l'<i>Iliade</i>, +et Gusman, ou le fils, d'<i>Alzire</i>, etc. L'antiquité, +dans ces comparaisons, me semble avoir trop +d'avantages. Il rapproche Didon et la Phèdre de +Racine, cette «chrétienne réprouvée» et préfère +celle-ci, et il a sans doute raison; puis il compare +Polyphème et Galatée à Paul et Virginie, et +donne la palme au couple de Bernardin de Saint-Pierre; +et certes nous le voulons bien. Mais, d'autre +part, il fait un parallèle entre Virgile et Racine, +et visiblement préfère Virgile. Alors?</p> + +<p>Partout il démontre et répète que la morale du +christianisme est supérieure, mais ici il ne s'agit +pas de morale, il s'agit de beauté. Il dit aussi (et +cela est plus important pour la poésie et l'art) que +le christianisme, «en se mêlant aux affections de +l'âme, a multiplié les ressorts dramatiques»; +que la religion chrétienne «connaît mieux les +mystères du cœur humain» et qu'elle est «un +vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie +les orages de la conscience autour du vice». +Cela reste d'ailleurs assez superficiel, et il ne paraît +pas que Chateaubriand ait quelque part défini +un peu profondément en quoi le christianisme a +compliqué et enrichi la conscience et la vie intérieure. +Mais, encore une fois, il s'agit de beauté (du +moins on nous l'avait dit); et, sur ce point, il s'en +faut que l'auteur établisse la supériorité de la poésie +moderne, arrêtée à la fin du dix-huitième siècle.</p> + +<p>Il affirme ensuite que «les anciens n'avaient +point de poésie proprement descriptive», parce +que «la mythologie rapetissait la nature». +(Mais c'est plutôt que les anciens ne décrivaient +pas pour décrire, ne décrivaient pas sans raison.) +Puis il entreprend de démontrer que, dans ce +qu'on appelle le «merveilleux», la religion chrétienne +le dispute en beauté à la mythologie même. +Et ce sont alors les comparaisons les plus vaines +entre les faunes ou les naïades et les anges ou les +saints; entre le Zeus d'Homère et le Dieu de Racine; +le songe d'Énée et le songe d'Athalie; le Tartare +et l'Enfer, etc. Il s'excite beaucoup sur les anges +(dont il abusera pour son compte): ange de la +solitude, du matin, de la nuit, du silence, du mystère, +des mers, des tempêtes, du temps, de la mort, +des saintes amours, des rêveries du cœur. (Pan, +Silène, Galatée sont plus vivants.) Il me paraît +avoir un faible étrange pour le <i>Paradis perdu</i> de +Milton. À la Vénus qui se montre à Énée dans les +bois de Carthage («Elle avait l'air et le visage +d'une vierge, et elle était armée à la manière d'une +fille de Sparte»), il préfère le séraphin Raphaël +qui va visiter Adam et qui, «pour ombrager +ses formes divines, porte six ailes».—«Ici, +dit-il, Raphaël est plus beau que Vénus.» Avec +ses trois paires d'ailes? Eh bien, non, non! et il le +sait bien.</p> + +<p>Il préfère le merveilleux glacial de Milton au +merveilleux d'Homère, qui est du moins amusant +et bonhomme. Il doute de la vérité du précepte de +Boileau:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>De la foi d'un chrétien les mystères terribles</p> +<p>D'ornements égayés ne sont point susceptibles,</p> + </div> </div> + +<p>qui est pourtant le bon sens même. Car on ne voit +pas quels «ornements égayés» pourraient +recevoir le mystère de la Trinité ou celui de la +Rédemption. Et ce qu'il y aura d'agréable dans +ce «merveilleux» chrétien, ce sera toujours quelque +chose d'analogue au «merveilleux» païen; +ce sera Eloa, la jeune ange romanesque, ou ce beau +jeune homme mélancolique et fatal, le Satan de +Vigny.</p> + +<p>Il montre alors ce que le christianisme a dû ajouter +de beauté à notre littérature classique. Il était +socialement utile de relever et de remettre au premier +rang les écrivains du siècle de Louis XIV, +«qui, dit-il, ne s'élevèrent à une si haute perfection +que parce qu'ils furent religieux». Il parle +fort bien de Pascal, de La Bruyère, de Bossuet, +des orateurs chrétiens. En somme, dans cette +deuxième et troisième parties, sans être, je crois, +aussi profondément original que l'explique Faguet, +il élargit et élève la critique littéraire par cela seul +qu'il y introduit une vue générale, qui est une vue +passionnée, et qui est une vue historique. Il l'a fait +en même temps que d'autres: car il était naturel +que la peur ou simplement le dégoût de la Révolution +amenât une réaction contre les écrivains qui +semblaient l'avoir préparée, et par conséquent, +en faveur des écrivains du siècle précédent et en +faveur de toute la littérature chrétienne; et déjà +l'instinct de conservation avait rendu l'abbé +Geoffroy, par exemple, fort clairvoyant et lui +avait donné des vues d'historien. La poésie des +cloîtres, des cimetières, des cérémonies chrétiennes +(à l'imitation de Thomas Gray, par exemple), +n'était pas non plus inconnue. Mais Chateaubriand +avait pour lui son génie et la magie de sa phrase; +et on ne fit attention qu'à lui.</p> + +<p>Une remarque utile: lorsque Chateaubriand préfère +le merveilleux chrétien au merveilleux païen, +lorsqu'il met au-dessus d'Homère et de Virgile, +à quelques égards, Milton et Le Tasse et, au-dessus +des anciens, les écrivains du dix-septième siècle, il +aurait contre lui ces écrivains eux-mêmes, qui sont +pourtant de bien autres chrétiens que lui, et qui, +justement à cause de cela, n'auraient jamais eu +l'idée de démontrer la vérité de la religion chrétienne +par la beauté de ses productions littéraires.</p> + +<p>L'auteur développe alors l'influence du christianisme +dans la musique, la peinture, la sculpture, +l'architecture, et parle bien, et l'un des premiers, +des églises gothiques et (plus loin) encore mieux +des ruines, préparant ainsi des thèmes à la poésie +romantique. Enfin, dans la quatrième partie, consacrée +au «culte», il étudie les cloches, les chants, +la messe, la Fête-Dieu, les Rogations, les prières +pour les morts; puis le clergé, surtout régulier, et les +moines de tous les pays du monde, les missions, +les ordres militaires de chevalerie, et les «services +rendus à la société par le clergé et la religion chrétienne +en général». Et chacun des cinquante-quatre +chapitres qui composent cette partie ayant +la même conclusion: «Mon Dieu, que c'est beau!» +cela est d'une monotonie un peu accablante.</p> + +<p>Enfin, comme il avait terminé l'<i>Essai sur les +Révolutions</i> en recherchant «quelle religion remplacerait +le christianisme», il conclut ici par ce +chapitre: «Quel serait aujourd'hui l'état de la +société si le christianisme n'eût point paru sur la +terre?» Et le second chapitre me paraît aussi +fragile que le premier.</p> + +<hr /> + +<p>Messieurs, je ne peux pas vous le taire, ce livre, +qui est une grande date, qui a coïncidé et concordé +avec un grand événement historique, ce livre du +Magicien, de l'Enchanteur, j'ai bien peur qu'il ne +soit devenu un peu ennuyeux. J'en avais lu des +morceaux, il y a quarante-quatre ans, je m'en souviens, +avec une admiration docile. Je ne l'avais pas +rouvert depuis (car on ne peut pas lire une bibliothèque +tous les matins, et c'est pour cela que nos +impressions sur les livres d'autrefois ou sont trop +anciennes ou sont trop récentes, et que la critique +est si souvent caduque). Or, en lisant ou relisant +le <i>Génie du christianisme</i>, j'ai eu quelque peine à +aller jusqu'au bout. Cela, sans doute, parce que son +contenu a été mille fois ressassé dans des ouvrages +venus après lui. Ce qu'il a inspiré, et qui avait été +neuf, est devenu banal. Il a souffert de sa gloire +même.</p> + +<p>La poésie du christianisme, c'est surtout le +mysticisme, et il n'y a pas pour un sou de mysticisme +dans ce livre. Mais, si le <i>Génie du christianisme</i> +n'est pas très profondément chrétien, cela +n'empêche pas qu'il fut bienfaisant. Évidemment, +les églises se seraient rouvertes sans Chateaubriand. +Elles n'avaient été fermées, en réalité, que trois, +quatre, cinq ans, selon les régions. Et, quand elles +se rouvrirent, combien de paysans avaient lu le +livre de Chateaubriand? Mais il contribua fort +à rendre la religion littérairement sympathique. +C'est beaucoup... Il donna la formule d'une sorte +de foi sentimentale, esthétique et sociale, oh! mon +Dieu, qui est la foi tout de même, nous l'avons +vu, et qui, répandue, peut faire durer indéfiniment +la religion chrétienne et ses bienfaits. Combien +de chrétiens croient «explicitement» et avec une +exactitude théologique? Bien peu, et cela ne fait +rien du tout, puisqu'au surplus eux-mêmes n'en +savent rien. Chateaubriand a écrit un livre imposé +par les circonstances, un livre nécessaire, inévitable, +et que Jean-Jacques Rousseau, dégoûté du protestantisme +dans la dernière partie de sa vie, repris +par le catholicisme vague et tendre de madame de +Warens, épouvanté et dégoûté par la Terreur, +eût pu—qui sait?—écrire à sa façon. (Il n'y faudrait +que reculer un peu sa naissance et sa mort, +ce qui n'est pas une affaire.) Mais enfin, ce livre, +c'est Chateaubriand qui a eu la chance de l'écrire. +Il a à peu près inventé le langage religieux laïque. +Et son livre a commencé, sinon engendré une série.</p> + +<p>On peut dire qu'il n'y avait pas eu de littérature +catholique au dix-huitième siècle; du moins elle +avait eu si peu d'éclat! Mais la littérature catholique +du dix-neuvième fut féconde et brillante; +et Lamennais lui-même, mais surtout Lacordaire, +Montalembert, Gerbet, Perreyve procèdent, en +grande partie, du <i>Génie du christianisme</i>. Je sais +bien que le catholicisme de salon, qui est une si +odieuse chose, en procède aussi; je sais que le +<i>Génie du christianisme</i> a introduit jusque dans la +chaire chrétienne le ton romantique, le ton dégagé, +le ton artiste, et d'autres mauvais tons: mais tout +cela est noyé dans le grand et durable bienfait du +livre.</p> + +<p>Chateaubriand fut lui-même prisonnier du <i>Génie +du christianisme</i>. Prisonnier avantageux, mais +prisonnier. Ce livre lui imposa, pour toute sa vie, +une attitude de défenseur de la foi et de restaurateur +des autels, qui convenait aussi peu que possible +à sa vraie et secrète nature d'individualiste forcené, +de libre amoureux et, en somme, d'anarchiste. +Le <i>Génie du christianisme</i> commanda toute son +œuvre littéraire, et, pour commencer, le força de +composer laborieusement quoi? Une épopée,—une +épopée en prose, et une épopée chrétienne: +les <i>Martyrs</i>.</p> + + + + +<h2><a name="conf6"></a>SIXIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>LES MARTYRS</h3> + + +<p>Le <i>Génie du christianisme</i> eut donc un très grand +succès. Si nous ne le savions pas par ailleurs, +l'auteur des <i>Mémoires d'outre-tombe</i> ne nous le +laisserait pas ignorer (deuxième partie, livre I<SUP>er</SUP>): +«Ce fut au milieu des débris de nos temples que +je publiai le <i>Génie du christianisme</i>; les fidèles +se crurent sauvés.»—«Un épisode du <i>Génie du +christianisme</i> (<i>René</i>) a déterminé un des caractères +de la littérature moderne: mais au surplus, si <i>René</i> +n'existait pas, je ne l'écrirais plus; s'il était possible +de le détruire, je le détruirais.»—«La littérature +se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, +comme les affaires ont gardé la phraséologie de +mes écrits sur la cité.»—«Les chapitres où je +traite de l'influence de notre religion dans notre +manière de voir et de peindre... renferment le +germe de la critique nouvelle.»—«L'action du +<i>Génie du christianisme</i> sur les opinions ne se borna +pas à une résurrection momentanée d'une religion +qu'on prétendait au tombeau... S'il y avait dans +l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi +changement de doctrine... L'idée de Dieu et de +l'immortalité de l'âme reprit son empire.»—«Le +heurt que le <i>Génie du christianisme</i> donna +aux esprits fit sortir le dix-huitième siècle de l'ornière, +et le jeta pour jamais hors de sa voie...» +Etc., etc. (Ce qui ne l'empêche pas, ensuite, de +faire le dégoûté, l'homme revenu de toutes choses.)</p> + +<p>Il peut y avoir du vrai dans ces vantardises: +mais je trouve misérable de parler ainsi de soi-même.</p> + +<p>Quelques années après la publication du livre, +Senancour (qui n'était pas pressé et qui peut-être +n'avait pas eu de quoi l'acheter au premier moment) +fit une critique sérieuse et courtoise du <i>Génie +du christianisme</i>. Senancour, vous vous en souvenez, +dans ses <i>Rêveries</i> et dans <i>Obermann</i>, avait profondément +défini ce mal de René que Chateaubriand +décrivait avec un éclat superficiel. Senancour, +parti comme Chateaubriand de l'incrédulité du +dix-huitième siècle, continua à chercher tout seul, +et parvint à un spiritualisme ardent, un peu mystique, +à une sorte de théosophie. Il combattit de la +façon la plus consciencieuse et la plus forte la fragile +apologétique du <i>Génie du christianisme</i>. Mais, +quoiqu'il eût raison, il avait tort, et Chateaubriand +avait littérairement et socialement raison.</p> + +<p>Aussi je ne vous reparle ici de Senancour que +pour mon plaisir et parce qu'il est un excellent +représentant de ces génies obscurs, qui n'ont pas +eu de chance de leur vivant, et qui, parfois, furent +plus réellement intelligents que ceux qui ont trop +réussi. Il est clair qu'il y a, dans ses livres, plus +d'idées, et plus amies de notre esprit, plus de sentiments, +et plus nuancés, et plus de nourriture +intellectuelle que dans Chateaubriand. Mais on ne +le sait guère. Seul, un petit groupe en fut informé +vers 1840; et c'est très bien ainsi.</p> + +<p>L'auteur du <i>Génie du christianisme</i> cueille et +savoure sa gloire. Les châteaux remeublés se le +disputent. Il voit madame de Vintimille, madame +de Fezensac, madame de Custine aux longs cheveux, +la duchesse de Châtillon, madame Lindsay, +Julie Talma, madame de Clermont-Tonnerre. «Ma +réputation, dit-il, me rendait la vie légère.» Il +connaissait, un peu, le Canada: mais, de la France, +il ne connaissait guère que la Bretagne. Alors il fait +un petit voyage triomphal en France, par Lyon, +Avignon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Narbonne, +Toulouse, Bordeaux, Blaye, Rochefort et Nantes.</p> + +<p>À son retour, invité à une fête chez Lucien, il y +rencontra le premier consul. «J'étais dans la galerie +lorsque Napoléon entra: il me frappa agréablement. +Je ne l'avais jamais aperçu que de loin. +Son sourire était caressant et beau, son œil admirable, +surtout par la façon dont il était placé sous +son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait +encore aucune charlatanerie dans le regard, rien +de théâtral et d'affecté. Le <i>Génie du christianisme</i>, +qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait +agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse +animait ce politique si froid: il n'eût pas été ce +qu'il était, si la Muse n'eût été là.»</p> + +<p>À la suite de cette rencontre, Bonaparte nomma +Chateaubriand premier secrétaire de l'ambassade +de Rome, auprès du cardinal Fesch («Bonaparte, +dit Chateaubriand à ce propos, était un grand +découvreur d'hommes».) Chateaubriand accepta, +surtout, dit-il, à cause de madame de Beaumont: +«La fille de M. de Montmorin se mourait: le +climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable; +moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les +Alpes; je me sacrifiai à l'espoir de la sauver.» +Il eut peut-être d'autres raisons encore. Il arriva +à Rome le 27 juin 1803, et s'entendit mal avec +le cardinal Fesch (qui, d'ailleurs, était un fort +mauvais homme). C'est que, explique-t-il, «je ne +vaux rien du tout en seconde ligne».</p> + +<p>Madame de Beaumont arriva à Rome le 17 septembre. +Il la soigna de son mieux. Elle mourut le +4 novembre. À propos de la dernière veille, il dit +naïvement: «Une idée déplorable vint me bouleverser: +je m'aperçus que madame de Beaumont +ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement +véritable que j'avais pour elle; elle ne +cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait +mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu'elle +m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour +me débarrasser d'elle.»</p> + +<p>Pauvre petite femme! Madame de Beaumont ne +se trompait peut-être pas complètement. Chateaubriand +non plus, qui certainement aima cette amie +à son lit de mort. Il lui fit faire, à Saint-Louis-des-Français, +un tombeau qui coûta 9.000 francs, et +pour lequel il s'endetta. Un peu auparavant, pour +soigner madame de Beaumont, il avait voulu +emprunter de l'argent à sa nouvelle amie madame +de Custine, qui refusa, ne voyant dans madame +de Beaumont qu'une rivale. Il en fut très étonné. +Oh! c'était, comme dit Joubert, un «bon garçon».</p> + +<p>À sa dernière heure, madame de Beaumont l'avait +«engagé à vivre auprès de madame de Chateaubriand». +Il l'avait revue deux fois: à Paris en revenant +de Londres: puis en Bretagne, pendant vingt-quatre +heures, après son tour de France. Sans doute +il lui avait fait comprendre qu'il la rendrait malheureuse +sans le vouloir; que d'ailleurs le restaurateur +du culte avait des privilèges, et que, d'ailleurs, +après dix ans de séparation, ce n'était vraiment +plus la peine. Enfin, sur le suprême conseil de sa +maîtresse, il reprit sa femme. Madame de Beaumont +avait-elle su ce qu'elle faisait? Madame de +Chateaubriand admirait fort son mari, mais sans +l'avoir lu (c'est lui qui nous l'apprend). Elle était +profondément pieuse auprès de ce chrétien d'attitude. +Elle était très peu bourbonienne et grande +admiratrice de Bonaparte. Elle avait beaucoup +d'esprit, beaucoup de clairvoyance, et le don de +l'ironie. La cohabitation avec sa femme dut +être, pour Chateaubriand, hérissée de continuelles +aiguilles. Elle n'avait qu'à être elle-même pour +l'exaspérer; et d'avance il lui ôtait tout remords.</p> + +<p>Nommé par Bonaparte ministre dans le Valais, +il vint d'abord à Paris, et c'est là que sa femme +vint le rejoindre. Le 21 mars 1804, raconte-t-il, +se promenant dans Paris, il entendit crier la nouvelle +officielle du «jugement de la commission militaire +spéciale convoquée à Vincennes» qui condamnait +à la peine de mort le duc d'Enghien. +Rentré chez lui, il «s'assit devant une table et se +mit à écrire sa démission de ministre du Valais». +C'était fort bien, et ce n'était pas sans danger. +Je n'ai jamais dit qu'il n'eût point l'âme haute ou +manquât de courage.</p> + +<p>(Il faut dire que, d'après M. Albert Cassagne, +qui apporte ses preuves, Chateaubriand ne tenait +pas du tout à aller s'enterrer à Sion, qu'il appelle +«un trou horrible». L'exécution du duc d'Enghien +lui aurait simplement fourni une occasion de démissionner +avec éclat. Mais, quand nous savons +qu'une action a eu de beaux mobiles, n'allons pas +plus loin et gardons-nous d'y chercher encore +d'autres mobiles moins reluisants, car on les +trouve toujours.)</p> + +<p>Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, +qu'en fût-il résulté pour Chateaubriand? Lui-même +répond dans les <i>Mémoires</i> (trente-quatre +ans après): «Ma carrière littéraire était finie; +entré de plein saut dans la carrière politique, où +j'ai prouvé ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne, +je serais devenu riche et puissant. La France +aurait pu gagner à ma réunion avec l'Empereur; +moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu +à maintenir quelque idée de liberté et de modération +dans la tête du grand homme; mais ma vie, +rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût +été privée de ce qui en fait le caractère et l'honneur: +la pauvreté, le combat et l'indépendance.»</p> + +<p>Il n'avait jamais été bourbonien que par point +d'honneur; il était l'intime ami de Fontanes et +lié avec l'une des sœurs de Bonaparte. Il admirait +le premier consul et l'avait signifié dans la préface +d'<i>Atala</i>. («On sait ce qu'est devenue la France, +jusqu'au moment où la Providence a fait paraître +un de ces hommes qu'elle envoie en signe de réconciliation, +lorsqu'elle est lassée de punir.») Il +pouvait poursuivre sa carrière dans la diplomatie +impériale. Mais son orgueil et son inquiétude d'esprit +ne lui eussent pas permis d'y durer longtemps. +Peut-être valut-il mieux pour lui qu'il s'affranchît +tout de suite.</p> + +<p>Mais le voilà assez désorienté. De 1804 à 1809, +date de la publication des <i>Martyrs</i>, puis de 1809 +à 1811, date de la publication de l'<i>Itinéraire de +Paris à Jérusalem</i>, c'est-à-dire pendant sept années, +que fait-il? Il mène la vie de château, il y montre +cette bonne humeur, cette gaieté, cet enfantillage +dont Joubert nous parle plusieurs fois: car il +semble bien qu'à part certaines heures, l'auteur de +<i>René</i> ait été aussi peu René que possible. Il perd, +à moitié folle, madame de Caud (Lucile, sa sœur +bien-aimée). Il va à Vichy, en Auvergne, au mont +Blanc, à la Grande-Chartreuse. Il achète et plante +la Vallée-aux-Loups. Il fait son voyage d'Orient +(du 13 juillet 1806 au 5 juin 1807). Et il est vrai +qu'il écrit ces deux livres: les <i>Martyrs</i> et l'<i>Itinéraire</i>. +Mais en sept ans, pour un pareil passionné +de la plume, ce n'est guère (je ne dis pas comme +qualité).</p> + +<p>C'est qu'il dut être fort embarrassé. Après le +<i>Génie du christianisme</i>, que pouvait-il bien écrire +qui en soutînt la réputation? Et cependant Napoléon +grandissait toujours, devenait empereur... La +concurrence était de plus en plus difficile avec +un tel homme. Quel livre pouvait contrebalancer +Austerlitz? Car, dès l'origine, Chateaubriand +avait considéré Napoléon comme un rival. Notez +que l'aventure prodigieuse et la gloire de l'empereur +ont surexcité un nombre considérable de ses +contemporains et des hommes de la génération +suivante et, particulièrement, dans les lettres, +Chateaubriand, Victor Hugo, Balzac et, je crois +même, Stendhal. Ils brûlaient du désir d'être aussi +grands que lui, sans prendre assez garde que la +commune mesure est incertaine et fuyante entre +l'œuvre d'un chef d'armée et d'État et celle d'un +écrivain, et que les «grandeurs de chair» ont +trop d'avantages, aux yeux grossiers de la foule, +sur les grandeurs spirituelles, surtout quand l'esprit +n'est pas absent de ces «grandeurs de chair» +elles-mêmes.</p> + +<p>«Peu à peu mon imagination fatiguée de repos... vit +se former de lointains fantômes. Le <i>Génie du +christianisme</i> m'inspira l'idée de <i>faire la preuve</i> +de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens +à des personnages mythologiques.» («Personnages +mythologiques» semble ici assez impropre)... Ainsi +le <i>Génie du christianisme</i> l'obligeait d'écrire +les <i>Martyrs</i>. Et sans doute aussi la concurrence +de l'empereur l'obligeait de ne rien écrire de moins +qu'un poème épique. Seule, une épopée pouvait +lutter contre la grandeur de Napoléon. Chateaubriand +avait le préjugé de l'épopée. Nous avons +vu qu'il considère l'<i>Iliade</i> (qui se fit presque toute +seule) comme bien plus difficile à faire et, par conséquent, +plus honorable que l'<i>Œdipe roi</i>. Ce novateur +persistait, docilement, à regarder l'épopée +comme «le premier des genres», dans un temps +où personne je crois, ne réclamait d'épopée, et +où les circonstances sociales avaient cessé depuis +longtemps (mettons depuis trois siècles) d'être favorables +à une composition de cette espèce. (Les +«gestes» mêmes de Napoléon, d'ailleurs détestées +de Chateaubriand, étaient trop proches pour être +mises en épopée). N'importe, il voulait faire son +poème épique. Il était extrêmement respectueux +des machines du Tasse, de Milton et de Klopstock. +Dans les <i>Natchez</i> déjà, avec une candeur +magnifique, il avait fait du «merveilleux chrétien», +et le ridicule de ce merveilleux lui avait +apparemment échappé. Et c'est pourquoi, après +la <i>Pucelle</i> de Chapelain et après la <i>Henriade</i> de +Voltaire, il écrivit les <i>Martyrs</i>, c'est-à-dire une +épopée chrétienne, avec enfer et ciel, anges et +démons; et il la fit en prose (et tout de même il eut +raison puisqu'il était prosateur),—dans une prose +rythmée et colorée qui est souvent celle d'un noble +récit historique, mais où les tableaux de diables et +d'anges font des discordances un peu pénibles.</p> + +<hr /> + +<p>«Le <i>Génie du christianisme</i> m'inspira de faire +la preuve de cet ouvrage.» Quelle preuve? La +preuve que le merveilleux chrétien est supérieur +au merveilleux païen, et que le christianisme a enrichi +l'âme humaine. Les deux religions, la païenne et +la chrétienne, devaient donc être mises en présence, +et pour cela la meilleure époque était évidemment +celle où les deux religions se partageaient le monde, +c'est-à-dire le commencement du quatrième siècle. +Il fallait inventer, dans l'histoire générale, une +histoire particulière. Une histoire d'amour, bien +entendu: car il n'y en a pas d'autres, ou toutes les +autres se ramènent à celle-là. Un païen amoureux +d'une chrétienne ou un chrétien amoureux d'une +païenne. Chateaubriand a préféré la seconde donnée, +sans doute parce que la lutte de la nature et de +la foi, la lutte des dieux et de Dieu devait avoir +plus de grâce et de poésie dans une âme de jeune +fille. Et, au surplus, l'âme de son amant chrétien +pouvait être, elle aussi, partagée, et plus touchante +par ses péchés eux-mêmes que par son repentir.</p> + +<p>Voici donc, très en abrégé, la fable imaginée +par Chateaubriand.</p> + +<p>L'amant, le héros, Eudore, est un très brillant +jeune homme né vers la fin du troisième siècle. +Il est d'une vieille famille de Messénie, les Lasthénès, +et descendant de Philopœmen. Il a le caractère +et la vie que Chateaubriand aurait voulu avoir +à cette époque-là. Il est chrétien, mais il a la culture +grecque, et est capable d'apprécier et d'aimer +la littérature et l'art païens. Les Lasthénès s'étant +jadis opposés à la conquête romaine, l'aîné de la +famille est obligé de se rendre en otage à Rome... Eudore +va donc à Rome, dès l'âge de seize ans. +Il y rencontre les futurs saints Augustin et Jérôme, +et le futur empereur Constantin, que l'auteur +rassemble ici complaisamment. Puis Eudore tombe +dans tous les désordres de la jeunesse et oublie +sa religion (comme fit le jeune Chateaubriand à +Londres). Il est même excommunié par l'évêque +de Rome Marcellin.</p> + +<p>Il passe l'été, avec la cour, à Baïes; il fréquente +chez Aglaé, très riche et très élégante dame. Il +connaît le futur saint Sébastien, et le fameux comédien +Genès, et le futur ermite Pacome. Puis, il est +envoyé à l'armée du Rhin sous Constance. Il prend +part à une bataille contre les Francs. Prisonnier des +Francs, il devient esclave de Pharamond et est +secouru par une Clotilde qui n'est pas encore celle +de Clovis. Après une grande chasse qui le conduit, +en compagnie du jeune Mérovée, jusqu'au Danube +et jusqu'au tombeau d'Ovide, il est chargé par les +Francs d'aller proposer la paix à Constance...</p> + +<p>Il passe dans l'île des Bretons. Il obtient les +honneurs du triomphe. Il revient dans la Gaule. +Il est nommé «commandant de l'Armorique». +Ici se place l'épisode de Velléda.</p> + +<p>À la suite de cette aventure, et parce qu'il a +causé involontairement la mort de la jeune druidesse, +Eudore se repent de ses péchés et en fait +pénitence. Il quitte l'armée; il passe en Égypte +pour demander sa retraite à Dioclétien, et rentre +en Arcadie chez son père. Peu après, il rencontre +Cymodocée, fille de Démodocus, prêtre d'Homère. +C'est devant elle qu'il raconte ses aventures. Ils +s'aiment. Cymodocée veut être chrétienne. Elle va +à Lacédémone pour y être instruite par l'évêque +Cyrille; puis, pour la soustraire aux persécutions +d'Hiéroclès, proconsul d'Achaïe, à qui elle inspire +un amour impur, on l'envoie à Jérusalem, où elle +vivra sous la protection d'Hélène, la mère de Constantin. +Eudore a reçu l'ordre de partir pour Rome. +Les voilà donc sérieusement séparés.</p> + +<p>Ici, j'abrège très fort. Dioclétien, avant de se +retirer dans son potager de Salone, se laisse arracher +l'édit de persécution. Eudore est emprisonné, +torturé, condamné aux bêtes... Mais Cymodocée +(qui a été baptisée dans le Jourdain par Jérôme), +est jetée par une tempête sur la côte d'Italie, +arrêtée, conduite à Rome; et, délivrée de l'horrible +Hiéroclès par une émeute populaire, est emprisonnée +comme chrétienne... Enlevée de sa prison +par un brave chrétien, et rendue à son père, +elle s'échappe, vient trouver Eudore à l'amphithéâtre, +et tombe, vierge, dans ses bras;</p> + +<blockquote><p> +Il la serre contre sa poitrine, il aurait voulu la cacher +dans son cœur. Le tigre arrive aux deux martyrs. Il +se lève debout, et enfonçant ses ongles dans les flancs +du fils de Lasthénès, il déchire, avec ses dents, les +épaules du confesseur intrépide. Comme Cymodocée, +toujours pressée dans le sein de son époux, ouvrait +sur lui des yeux pleins d'amour et de frayeur, elle +aperçoit la tête sanglante du tigre auprès de la tête +d'Eudore. À l'instant, la chaleur abandonne les membres +de la vierge victorieuse; ses paupières se ferment; elle +demeure suspendue aux bras de son époux ainsi qu'un +flocon de neige aux rameaux d'un pin du Ménale ou +du Lycée... +</p></blockquote> + +<p>Ô le charmant martyre!</p> + +<p>L'histoire, réduite à ce que j'ai dit, pouvait être +délicieuse. Cette petite fille païenne, qui se fait +chrétienne par amour (car il n'y a pas autre chose)! +Ce chrétien victime de ses passions, et qui est +martyr, ce semble, par point d'honneur! Et ces +paysages de Grèce que Chateaubriand avait eu +soin de parcourir avec la résolution de les trouver +beaux! Et cette antiquité grecque dont il avait déjà +vu, dans les idylles manuscrites d'André Chénier, +des transpositions admirables! Mais, hélas! il +voulait faire une épopée, et une épopée chrétienne. +Il voulait,—pourquoi, mon Dieu?—démontrer +la supériorité du merveilleux chrétien sur le merveilleux +païen. Et cela le jette dans des inventions +glaciales. Il suppose que le martyre de Cymodocée +et d'Eudore doit assurer le triomphe de la religion +chrétienne et que, par conséquent, le ciel et l'enfer +s'intéressent violemment à ces deux amoureux; +et alors, il est obligé,—luttant contre Dante, +contre Milton, contre Klopstock,—de faire, lui +aussi, un paradis et un enfer; et je ne saurais vous +dire le néant de cet enfer et de ce paradis.</p> + +<p>Vouloir peindre le ciel, lui René! Mais, pour lui, +s'il était sincère, la félicité suprême, ce serait la +mélancolie elle-même, et ce serait le paradis de +Mahomet, avec de la rêverie autour... Au lieu de +cela, il nous compose un paradis qui, dans ce qu'il +a de matériel, n'ose pas nous offrir les simples plaisirs +des sens et la simple volupté, mais emprunte à +l'<i>Apocalypse</i> d'indifférentes «murailles de jaspe», +ou des «arcs de triomphe formés des plus brillantes +étoiles», ou des «portiques de soleils prolongés +sans fin à travers les espaces du firmament», +c'est-à-dire des architectures fort inférieures au +Parthénon ou à Notre-Dame de Paris. Et que nous +font, je vous prie, les chœurs de chérubins, de séraphins, +de trônes et de dominations, dont les uns +«règlent les mouvements des astres» et dont les +autres «gardent les mille chariots de guerre de +Sabaoth» ou «veillent au carquois du Seigneur»? +Que nous font «les patriarches assis sous des +palmiers d'or, les prophètes au front étincelant +de deux rayons de lumière..., les docteurs tenant +à la main une plume immortelle»? Il y a un endroit +où «sont cachées les sources des vérités incompréhensibles +au ciel même: la liberté de l'homme +et la prescience de Dieu... Là surtout s'accomplit, +loin de l'œil des anges, le mystère de la Trinité». +Nous voilà bien avancés! «Imploré par le Dieu +de mansuétude et de paix en faveur de l'Église +menacée, le Dieu fort et terrible fit connaître aux +cieux ses desseins pour les fidèles. Il ne prononça +qu'une parole.» Mais l'auteur ne nous dit pas +laquelle.</p> + +<p>Il est également incapable de nous peindre un +ciel matériel et un ciel immatériel. Ce qu'il trouve +de mieux est ceci: «Le souverain bien des élus +est de savoir que ce bien sans mesure sera sans +terme; ils sont incessamment dans l'état délicieux +d'un mortel qui vient de faire une action vertueuse +et héroïque, d'un génie sublime qui enfante une +grande pensée, d'un homme qui sent les transports +d'un amour légitime ou les charmes d'une amitié +longtemps éprouvée par le malheur.»—L'auteur +en vient à écrire des phrases comme celle-ci: +«Le Christ redescend à la table des vieillards, qui +présentent à sa bénédiction deux robes nouvellement +blanchies dans le sang de l'agneau.» Il +écrit ailleurs, plus sensé: «Muses, où trouverez-vous +des images pour peindre ces solennités angéliques?» +Ou bien: «Est-ce l'homme infirme +et malheureux qui pourrait parler des félicités +suprêmes? Ombres fugitives et déplorables, savons-nous +ce que c'est que le bonheur?» Évidemment +non; mais alors?</p> + +<p>Et après le paradis, il y a l'enfer! Chateaubriand +a repoussé les bizarres visions de Dante et n'a pas +voulu insister sur les supplices matériels... Mais que +ce qu'il a inventé est d'une horreur indifférente +et fade! Il paraît que Satan est furieux de l'amour +de la petite Cymodocée pour le bel Eudore. Il +était en train de passer la revue des temples de la +terre et les a trouvés languissants. Il rentre dans le +sombre royaume pour prendre conseil des autres +démons. «Un fantôme s'élance sur le seuil des +portes inexorables, c'est la Mort. Elle se montre +comme une tache obscure sur les flammes des +cachots qui brûlent derrière elle», etc... La Mort +vole au-devant de Satan: «Ô mon père, viens-tu +rassasier la faim insatiable de ta fille?... J'attends +de toi quelque monde à dévorer...» Est-ce que +cela vous touche? Ou bien, serez-vous épouvantés +d'apprendre que, «lié par cent nœuds de diamants +sur un trône de bronze, le démon du désespoir +domine l'empire des chagrins?» Pourtant, le +démon du désespoir est intéressant, le plus intéressant +des démons, je pense, et valait mieux que cela.</p> + +<p>Donc, Satan convoque le Sénat des enfers. +«Les démons se placent sur les gradins brûlants +du sombre amphithéâtre.» Pour lutter contre le +christianisme grandissant, le démon de l'homicide +propose les bourreaux et les flammes. Le démon de +la fausse sagesse propose l'athéisme et la diffusion +des principes «qui dissolvent les liens de la +société et menacent les fondements des empires». +Et enfin le démon de la volupté propose la volupté.</p> + +<p>Il est charmant, ce démon de la volupté; et +que l'auteur lui est complaisant! Voilà enfin une +figure sympathique. «Le plus beau des anges +tombés après l'archange rebelle, il a conservé une +partie des grâces dont l'avait orné le Créateur... Né +pour l'amour, éternel habitant du séjour de la +haine, il supporte impatiemment son malheur; +trop délicat pour pousser des cris de rage, il pleure +seulement.» Et ses discours sont exquis. (Il faut +dire aussi que ce démon est une femme et s'appelle +Astarté):</p> + +<blockquote><p> +Dieux de l'Olympe, et vous que je connais moins, +divinités du brahmane et du druide, je n'essaierai +point de le cacher: oui, l'enfer me pèse! Vous ne l'ignorez +pas, je ne nourrissais contre l'Éternel aucun sujet +de haine, et <i>j'ai seulement suivi, dans sa rébellion et +dans sa chute, un ange que j'aimais</i>. (La touchante +diablesse!) Mais, puisque je suis tombé du ciel avec +vous, je veux du moins vivre longtemps au milieu des +mortels, et je ne me laisserai point bannir de la terre. +(Oh! celle-là peut être tranquille) Tyr, Héliopolis +Paphos, Amathonte m'appellent. Mon étoile brille +encore sur le mont Liban: là, j'ai des temples enchantés, +des fêtes gracieuses, des cygnes qui m'entraînent au +milieu des airs, des fleurs, de l'encens, des parfums, +de frais gazons, des danses voluptueuses et de riants +sacrifices. Et les chrétiens m'arracheraient ce léger +dédommagement des joies célestes! Le myrte de mes +bosquets, qui donne l'enfer à tant de victimes, transformé +en croix sauvage, qui multiplie les habitants +du ciel! Non, je ferai connaître aujourd'hui ma puissance. +Pour vaincre les disciples d'une loi sévère, il ne +faut ni violence ni sagesse: j'armerai contre eux les +tendres passions... Cette ceinture me répond de la +victoire. Bientôt mes caresses auront amolli ces durs +serviteurs d'un Dieu chaste. <i>Je dompterai les vierges +rigides</i>, et j'irai troubler jusque dans leurs déserts ces +anachorètes qui pensent échapper à mes enchantements. +</p></blockquote> + +<p>Que tout cela est joli! Ce démon de la volupté +est la grâce et le sourire de ce glacial et stupide +enfer. Dans ces pages écrites pour démontrer la +supériorité du merveilleux chrétien, les diables ne +sont intéressants que s'ils ressemblent aux dieux +païens. Ah que le peintre de cet enfer aime visiblement +le péché!</p> + +<p>Ici seulement l'auteur est sincère; ici, et dans un +passage original où, carrément, il place des pauvres +en enfer, se souvenant des terribles pauvres +de la Révolution et de la Terreur:</p> + +<blockquote><p> +Satan rit des lamentations du pauvre qui réclame, +au nom de ses haillons, le royaume du ciel: «Insensé, +lui dit-il, tu croyais donc que l'indigence suppléait +à toutes les vertus? Tu pensais que tous les rois étaient +dans mon empire et tous tes frères autour de mon rival? +Vile et chétive créature, tu fus insolent, menteur, +lâche, envieux du bien d'autrui, ennemi de tout ce qui +était au-dessus de toi par l'éducation, l'honneur et la +naissance, et tu demandes des couronnes? Brûle ici +avec l'opulence impitoyable, qui fit bien de t'éloigner +d'elle, mais qui te devait un habit et du pain.» +</p></blockquote> + +<p>Il y a là de la franchise, avec quelque dureté +nietzschéenne.</p> + +<p>Partout, la mythologie chrétienne des <i>Martyrs</i> +n'est agréable qu'en tant qu'elle ressemble à la +mythologie païenne. Mais quelle imprudence! Si +les dieux sont des démons, si les péchés sont les +dieux de l'Olympe, les péchés sont splendides.</p> + +<p>L'auteur invente des anges; mais ces anges, +c'est toujours le messager Mercure et la messagère +Iris, c'est Éros et c'est Vénus, avec de longues +robes blanches et des ailes... L'ange des saintes +amours s'appelle Uriel. «D'une main il tient une +flèche d'or»—comme l'amour—mais «une +flèche d'or tirée du carquois du Seigneur; de l'autre +un flambeau»—comme l'amour—mais «un +flambeau allumé au foudre éternel». L'auteur nous +dit: «L'ange des saintes amours alluma dans le +cœur du fils de Lasthénès une flamme irrésistible.» +Pourquoi ne pas nous dire simplement qu'Eudore +est amoureux? Pour sauver Cymodocée du naufrage, +«la divine Mère du Sauveur... envoie +Gabriel à l'ange des mers». Aussitôt Gabriel, +«après avoir détaché de ses épaules ses ailes blanches, +bordées d'or, se plonge du ciel dans les flots». +Ce Gabriel diffère peu d'Iris envoyée par Jupiter. +Et l'ange des mers, «l'ange sévère qui veille aux +mouvements de l'abîme» n'est autre que notre +vieux Neptune. Passe encore quand les anges +ressemblent à de charmants demi-dieux! Mais, +pour nous expliquer que le méchant Hiéroclès est +jaloux d'Eudore, est-il bien nécessaire ou est-il +intéressant d'imaginer que Satan s'en va trouver +dans son cachot le démon de la jalousie «couché +parmi des vipères et d'affreux reptiles» et qu'il +lui commande d'aller exciter la jalousie d'Hiéroclès, +et qu'il «monte alors sur un char de feu» +et qu'il y fait placer à ses côtés le monstre qu'il +appelle son fils; tout cet embarras pour inspirer +à Hiéroclès le plus naturel des sentiments?</p> + +<p>Seul, le paganisme est agréable dans ce poème +entrepris pour démontrer la supériorité poétique +du christianisme. Si l'auteur nous présente Augustin, +Jérôme, Sébastien, Pacome, Genès, Aglaé et +son intendant Boniface qui est aussi son amant, +il a bien soin de nous les présenter avant leur conversion. +Il développe leurs erreurs avec une complaisance +extrême. Il décrit, avec une délectation +interrompue de scrupules hypocrites, ce dont +Augustin se confessera avec horreur. «Hélas! +(notez cet <i>hélas!</i>) nous poursuivions nos faux +plaisirs. Attendre ou chercher une beauté coupable, +suivre l'enchanteresse au fond de ce bois de myrte +et dans ces champs heureux où Virgile plaça +l'Élysée, telle était l'occupation de nos jours, +source intarissable de larmes et de repentir.» +(Crois-tu?). Ou bien: «Nous remplissions nos +coupes d'un vin exquis trouvé dans les celliers +d'Horace, et nous buvions aux trois sœurs de +l'Amour, filles de la Puissance et de la Beauté... Nous +chantions ensuite sur la lyre nos passions +criminelles.»—«Loin d'ici, bandelettes sacrées, +ornements de la pudeur, et vous, longues robes, +qui cachez les pieds des vierges, je veux célébrer +les larcins et les heureux dons de Vénus!» Et il +rappelle tout cela devant la petite Cymodocée, +qu'on ne fera sortir qu'au moment de l'épisode +de Velléda.</p> + +<p>Mais cette petite Cymodocée elle-même, son +charme est d'être petite-fille d'Homère et de le +demeurer jusqu'au bout; son charme est de rester +païenne, de recevoir sans y comprendre grand'chose +les enseignements de l'évêque Cyrille; +d'être telle que tout ce qu'elle fait, on ne sait pas +si elle le fait pour l'amour du Christ ou pour +l'amour d'Eudore. Elle va si gentiment, au clair de +lune, retrouver Eudore dans la grotte arcadienne, +avant d'aller le rejoindre dans l'amphithéâtre! +«Ta religion, lui dit-elle, défend aux jeunes hommes +de s'attacher aux jeunes filles, et aux jeunes +filles de suivre les pas des jeunes hommes: tu n'as +aimé que lorsque tu étais infidèle à ton Dieu.» +À quoi Eudore ne peut que répondre: «Ah! +je n'ai jamais aimé quand j'offensais ma religion. +Je le sens, à présent que j'aime par la volonté de +mon Dieu.» Alors Cymodocée:</p> + +<blockquote><p> +Guerrier, pardonne aux demandes importunes d'une +Messénienne ignorante... Dis-moi, puisqu'on peut aimer +dans ton culte, il y a donc une Vénus chrétienne? +A-t-elle un char et des colombes?... Force-t-elle la +jeune fille à chercher le jeune homme dans la palestre, +à l'introduire furtivement sous le toit paternel? Ta +Vénus rend-elle la langue embarrassée? Répand-elle +un feu brûlant, un froid mortel dans les veines? Oblige-t-elle +à recourir à des philtres pour ramener un amant +volage, à chanter la lune, à conjurer le seuil de la porte? +Toi, chrétien, tu ignores peut-être que l'Amour est +fils de Vénus, qu'il fut nourri dans les bois du lait des +bêtes féroces, que son premier arc était de frêne, ses +premières flèches de cyprès, qu'il s'assied sur le dos +du lion, sur la croupe du Centaure, sur les épaules +d'Hercule? +</p></blockquote> + +<p>Et si vous saviez combien la chrétienne réponse +d'Eudore paraît faible! Cymodocée, en y mettant +beaucoup de bonne volonté, y comprend juste ce +qu'il faut pour dire: «Que ta religion soit la +mienne, puisqu'elle enseigne à mieux aimer!». +Et c'est tout ce qu'elle y voit. La veille de sa mort, +dans son costume sombre de martyre («telle +la Muse des mensonges nous peint la Nuit, mère +de l'Amour, enveloppée de ses voiles d'azur et de +ses crêpes funèbres»), se croyant sauvée, elle +chante, oublieuse du catéchisme de Cyrille et de +Jérôme, une petite chanson où pas un mot n'est +chrétien: «Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez +la mer calme et brillante! Esclaves de Neptune, +abandonnez la voile au souffle des vents... Volez, +oiseaux de Libye... Quand retrouverai-je mon lit +d'ivoire... J'étais semblable à la tendre génisse... Ah! +s'il m'était permis d'implorer encore les Grâces +et les Muses!...» Etc... Ainsi chante cette petite +chrétienne, qui ignore le langage et le vocabulaire +chrétiens.</p> + +<p>C'est une chose étrange: toutes les fois qu'il +s'agit de décrire une fête païenne ou de chanter un +chant païen, le poète retrouve son génie. Il a l'air +alors de sentir et de jouir pour son compte... Il +y a, tout près de la fin, au livre XXIIIe, une fête +de Bacchus et un hymne à Bacchus, d'une ardeur, +d'une couleur!... «Les prêtresses agitaient autour +de lui des torches enflammées... Leurs cheveux +flottaient au hasard... Les unes portaient dans +leurs bras des chevreaux naissants, les autres présentaient +la mamelle à des louveteaux...» Et +l'hymne est délicieux. Cela rend bien pâles les +scènes de sainteté. On sent que Chateaubriand a +connu les manuscrits d'André Chénier. Je ne sais +pas s'il avait besoin de les lire pour composer ces +tableaux et ces chants: mais enfin il les avait lus. +Cela est particulièrement sensible aux premiers +livres, dans la rencontre de Cymodocée et d'Eudore, +dans la visite de Démodocus et de sa fille chez +Lasthénès. Démodocus l'homéride, un peu trop +ingénu tout de même, semble échappé des idylles +de Chénier. Dans les premières conversations d'Eudore +et de Cymodocée, l'impression est curieuse. +Elle le prend pour le chasseur Endymion, ou +pour un Dieu. Il lui répond: «Il n'y a qu'un +Dieu, maître de l'univers.» Elle lui dit: «Je +suis fille d'Homère aux chants immortels.» Il +lui répond: «Je connais un plus beau livre que +le sien.» Elle «hasarde quelques mots sur les +charmes de la Nuit sacrée.» Il lui répond: «Je +ne vois que des astres, qui racontent la gloire du +Très-Haut.» Bref, si j'ose dire, il la «colle» tout +le temps, mais c'est Cymodocée que nous aimons... Quand, +au livre II, elle chante en s'accompagnant +de la lyre et que les chrétiens, l'ayant entendue, +gardent le silence et «ne lui donnent point les +éloges qu'elle semble mériter», nous avons envie +de dire: «Les pauvres gens!» Seul, le mysticisme +chrétien peut être plus beau que le naturalisme +païen: et ce mysticisme est absent des +<i>Martyrs</i>, parce que Chateaubriand ne l'eut jamais +en lui. Je me trompe fort, ou nulle part ne se trouvent +exprimées,—sauf la pudeur et la charité, qui +encore n'étaient point ignorées des païens,—les +nouveautés dont l'âme humaine fut redevable au +christianisme. J'écrivais jadis:</p> + +<p>... La foi chrétienne, en se mêlant à toutes les +passions humaines, les a compliquées et agrandies +par l'idée de l'<i>au delà</i> et par l'attente ou la crainte +des choses d'outre-tombe. La pensée de l'autre +vie a changé l'aspect de celle-ci, provoqué des +sacrifices furieux et des résignations d'une tendresse +infinie, des songes et des espérances à soulever +l'âme, et des désespoirs à en mourir... La +femme, devenue la grande tentatrice, le piège du +diable, a inspiré des désirs et des adorations d'autant +plus ardentes... La malédiction jetée à la +chair a dramatisé l'amour. Il y a eu des passions +nouvelles: la haine paradoxale de la nature, +l'amour de Dieu, la foi, la contrition. À côté de la +débauche exaspérée par la terreur même de l'enfer, +il y a eu la pureté, la chasteté chevaleresques; +à côté de la misère plus grande et à travers les +férocités aveugles, une plus grande charité, une +compassion de la destinée humaine où tout le +cœur se fondait. Il y a eu des conflits d'instincts, +de passions et de croyances qu'on ne connaissait +point auparavant, une complication de la +conscience morale, un approfondissement de +la tristesse et un enrichissement de la sensibilité...</p> + +<p>Il y a trop peu de tout cela dans les <i>Martyrs</i>. +Sans doute Cymodocée dit à un moment: «Je +pleure comme si j'étais chrétienne.» Mais c'est à +peu près tout. Elle n'est héroïque que par amour, +et elle est païenne encore sous la dent du tigre. +Et Eudore, redevenu chrétien, montre assurément +de grandes vertus, pureté, détachement, résistance +à la douleur: mais je cherche en vain l'accent nouveau, +l'accent mystique. Je crois que le Christ +n'est pas appelé une seule fois Jésus.—En résumé +les <i>Martyrs</i>,—chose non prévue par l'auteur,—nous +charment dans la mesure où ils sont pénétrés +de paganisme, et par conséquent dans la +mesure où ils prouvent le contraire de ce qu'ils prétendaient +prouver.</p> + +<p>L'auteur lui-même a dû le reconnaître. En 1839, +instruit par trente années, il écrit dans ses +<i>Mémoires</i>: «Le défaut des <i>Martyrs</i> tient au merveilleux +<i>direct</i>, que, dans le reste de mes préjugés +classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé +de mes innovations, il m'avait paru impossible de +me passer d'un enfer et d'un ciel (!). Les bons et les +mauvais anges suffisaient cependant à la conduite +de l'action, sans la livrer à des machines usées.» +Non seulement ils «suffisaient» à la conduite de +l'action, mais ils y étaient inutiles. «Effrayé de +mes innovations», on se demande lesquelles. +Mais il a raison de conclure: «Si la bataille des +Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore, +Cymodocée» (avant leur conversion); «si la +description de Naples et de la Grèce n'obtiennent +pas grâce pour les <i>Martyrs</i>, ce ne sont pas l'enfer +et le ciel qui les sauveront.»</p> + +<p>(J'ajoute: Ce ne sont pas non plus les bons ni +les mauvais anges, ni tous les ressouvenirs du genre +pseudo-épique, et, par exemple, les innombrables +comparaisons, si ingénieuses parfois, et presque +toujours si artificielles. Il y en a même de désobligeantes: +«Comme un taureau qu'on arrache +aux honneurs du pâturage pour le séparer de la +génisse que l'on va sacrifier aux dieux, ainsi Dorothée +avait entraîné Démodocus loin de la prison +de Cymodocée.»)</p> + +<p>Mais il est très vrai que la bataille des Francs et +des Romains est une de ces choses dont on peut +dire: «Cela n'avait pas été écrit auparavant.» +Depuis longtemps, certes, on était préoccupé de +«couleur locale». Mais, je ne sais comment, avec +des traits empruntés à César, Polybe, Tacite, +Diodore, Strabon, Sidoine Apollinaire, Salvien, +Anne Comnène, Grégoire de Tours, Arrien, Jormandès, +Plutarque et les <i>Edda</i>, Chateaubriand a su +faire ce qu'on n'avait pas fait avant lui. Ce livre VI +illumina Augustin Thierry. Vous vous rappelez +ces images et ce rythme:</p> + +<blockquote><p> +Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, +des aurochs et des sangliers, les Francs se montraient +de loin comme un troupeau de bêtes féroces... Les yeux +de ces barbares ont la couleur d'une mer orageuse... +Sur une grève... on apercevait leur camp... Il était +rempli de femmes et d'enfants, et retranché avec +des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands +bœufs... Le roi chevelu pressait une cavale stérile, +moitié blanche, moitié noire, élevée parmi les troupeaux +de rennes et de chevreuils, dans les haras de +Pharamond... Chef à la longue chevelure, je vais +t'asseoir autrement, sur le trône d'Hercule le Gaulois... +Esclave romain, ne crains-tu pas ma framée?... Les +femmes des barbares... vêtues de robes noires... arrêtent +par la barbe le Sicambre qui fuit, et le ramènent +au combat... +</p></blockquote> + +<p>Puis, la marée d'équinoxe qui envahit le camp +des Francs et en chasse les Romains:</p> + +<blockquote><p> +Les bœufs épouvantés nagent avec les chariots +qu'ils entraînent; ils ne laissent voir au-dessus des +vagues que leurs cornes recourbées et ressemblent +à une multitude de fleuves qui auraient apporté eux-mêmes +leurs tributs à l'Océan... Mérovée s'était fait +une nacelle d'un large bouclier d'osier: porté sur cette +conque guerrière, il nous poursuivait escorté de ses +pairs qui bondissaient autour de lui comme des tritons. +</p></blockquote> + +<p>C'est magnifique: mais voyez comment, jusque +dans ses tableaux du Nord, le Breton Chateaubriand +est poursuivi des lumineux souvenirs de la mythologie +grecque.</p> + +<p>Il y a donc le combat des Francs. Et il y a Velléda.</p> + +<p>L'histoire de Velléda est rapide, éclatante, +étrange et triste. Je vous en rappelle brièvement +la donnée. Eudore, nommé commandant des contrées +armoricaines, est averti d'un complot tramé +contre les Romains par les prêtres gaulois et par +la prophétesse Velléda. Il les épie, assiste à la +scène du complot dans la forêt, exige que Velléda +et son père Ségenax lui soient livrés comme otages. +Or, la belle captive aime son maître, qui finit par +céder à ce hardi et frémissant amour. «Je tombe, +dit Eudore, aux pieds de Velléda... L'enfer donne +le signal de cet hymen funeste; les esprits des ténèbres +hurlent dans l'abîme, les chastes épouses des +patriarches détournent la tête, et mon ange protecteur, +se voilant de ses ailes, remonte vers les +cieux.» (Voilà qui est bien exagéré, et fort éloigné, +je pense, des sentiments naturels de l'auteur). +Mais le vieux Ségenax soulève les Gaulois contre +Eudore qui a déshonoré, dit-il, la prêtresse; et, +au milieu d'une scène de tumulte et de carnage, +Velléda reparaît et s'ouvre la gorge de sa faucille +d'or.</p> + +<p>Il est tout à fait singulier que cette chute de la +jolie Gauloise dans les bras d'Eudore nous soit +donnée comme un terrible châtiment des péchés +de ce mauvais chrétien. Mais cette histoire de Velléda +est charmante, et on peut la relire.</p> + +<p>Eudore, c'est Chateaubriand lui-même: «... Mon +âme était encore tout affaiblie par ma première +insouciance et mes criminelles habitudes; je trouvais +même dans les anciens doutes de mon esprit +et la mollesse de mes sentiments un certain charme +qui m'arrêtait: mes passions étaient comme des +femmes séduisantes qui m'enchaînaient par leurs +caresses.»</p> + +<p>Velléda est orgueilleuse, passionnée, possédée, +mystérieuse, héroïque et faible. Elle a produit, je +pense, une quantité d'amoureuses romantiques,—dont +je ne me rappelle en ce moment que la Esméralda,—et +jusqu'aux <i>Petite comtesse</i> et aux <i>Julia +de Trécœur</i>. Ses apparitions sont imprévues et +soudaines. Ses discours, qui semblent involontaires, +ont un charme secret et puissant: «Mon père +dort; assieds-toi, écoute... Sais-tu que je suis fée?... Je +suis vierge, vierge de l'île de Sayne; que je +garde ou que je viole mes vœux, j'en mourrai. +Tu en seras la cause... Tu me fuis, mais c'est en +vain: l'orage t'apporte Velléda, comme cette +mousse flétrie qui tombe à tes pieds... Oh! oui, +c'est cela, les Romaines auront épuisé ton cœur! +Tu les auras trop aimées! Ont-elles donc tant +d'avantages sur moi?...» Une fois, elle fait présent +à Eudore (pour Alfred de Vigny) du thème de la +<i>Maison du Berger</i>: «Je n'ai jamais aperçu au +coin d'un bois la hutte roulante d'un berger, +sans songer qu'elle me suffirait avec toi... Nous +promènerions notre cabane de solitude en solitude, +et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre +que notre vie...»</p> + +<p>Comme Atala liée par un vœu de virginité, +comme Amélie amoureuse de son frère, la prêtresse +Velléda est dévorée d'une passion qu'exalte son +caractère criminel. Mais Velléda est la plus belle +et la plus vivante des «héroïnes» de Chateaubriand. +C'est peut-être que Velléda est une image +plus développée de sa sœur Lucile. À vrai dire il +n'avait pas à se donner beaucoup de peine pour +faire de Lucile une druidesse amoureuse, un peu +folle et un peu sorcière.</p> + +<p>Nous avons déjà vu combien Lucile le hante. +Rouvrons le premier volume des <i>Mémoires</i>:</p> + +<blockquote><p> +De la concentration de l'âme naissaient chez ma +sœur des effets d'esprit extraordinaires: endormie, elle +avait des songes prophétiques; éveillée, elle semblait +lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la +grande tour battait une pendule qui sonnait le temps +au silence. Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir +sur une marche en face de cette pendule; elle regardait +le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. +Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient +dans leur conjonction formidable l'heure des désastres +et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient +des trépas lointains... Dans les bruyères de la +Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter +Scott, douée de la seconde vue: dans les bruyères +armoricaines elle n'était qu'une solitaire avantagée de +beauté, de génie et de malheur. +</p></blockquote> + +<p>Cette sœur, il ne peut s'empêcher de nous parler +d'elle. Après nous avoir dit plusieurs fois qu'elle +était un peu folle et que la mort de madame de +Beaumont «avait achevé d'altérer la raison de +Lucile», il tient à nous donner des lettres de cette +malade, devenue madame de Caud et veuve, des +lettres qui témoignent en effet d'un certain désordre +d'esprit. Et je ne sais si je me trompe, mais je crois +sentir quelque ressemblance secrète entre l'incohérence +ardente de ces lettres de Lucile et celle des +propos de Velléda.</p> + +<p>Autrefois, Chateaubriand a confié sa femme à +Lucile. Elle la lui a gardée dix ans. Peut-être +n'était-elle pas pressée de la lui rendre. Puis, +Lucile s'est intéressée particulièrement à la liaison +de son frère et de madame de Beaumont. Elle lui +écrit dans les derniers mois de sa vie: «Je me +reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de +Beaumont: je me sauvais dans votre idée de mon +ennui et de mes chagrins.» Elle lui écrit obscurément: +«Mon ami, j'ai dans la tête mille idées +contradictoires de choses qui semblent exister +et n'exister pas; qui ont pour moi l'effet d'objets +qui ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne +pourrait par conséquent s'assurer, quoi qu'on les +vît distinctement.» Une autre fois: «Mon frère... pense +que bientôt tu seras pour toujours délivré +de mes importunités... Ma vie jette sa dernière +clarté... Rappelle-toi que souvent nous avons été +assis sur les mêmes genoux et pressés ensemble +tous deux sur le même sein; que déjà tu mêlais +des larmes aux miennes...; que nos jeux nous réunissaient +et que j'ai partagé tes premières études. +Je ne te parlerai point de notre adolescence, de +l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du +besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te +retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, +que c'est pour me faire revivre davantage dans ton +cœur.» Et encore: «... Dieu ne peut plus m'affliger +qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et +cher présent qu'il m'a fait en ta personne, et +d'avoir conservé ma vie sans tache.» Pourquoi ces +derniers mots? Et pourquoi, tout à l'heure, «l'innocence +de nos pensées et de nos joies?» Il semblait +que cela, d'une sœur à un frère, allât sans dire. +Et enfin: «Je pourrais prendre pour emblème +de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise: +Souvent obscurcie, jamais ternie.»</p> + +<p>Oui, Lucile, dans l'imagination de son frère, +dut se transformer très aisément en Velléda. Je +me figure, je vois Lucile à dix-huit ans, dans les +bois de Combourg, parée de gui et de fleurs sauvages, +dire à René, comme Velléda à Eudore: +«Assieds-toi, écoute, sais-tu que je suis fée?» +Et pourquoi prête-t-il à Velléda «une connaissance +approfondie des lettres grecques», connaissance +vraiment imprévue chez la petite druidesse, si +ce n'est parce que Lucile était une personne fort +lettrée?</p> + +<p>La destinée de Lucile fut étrange même après +sa mort. La sœur de Chateaubriand, la comtesse +de Caud, fut enterrée dans la fosse commune. Elle +n'avait plus rien, «était ignorée et n'avait pas un +ami». Son frère l'avait mise dans un couvent, chez +les Dames de Saint-Michel, avec son domestique +le vieux Saint-Germain (l'ancien serviteur de +madame de Beaumont). Puis il était allé à Villeneuve-sur-Yonne, +chez son ami Joubert; et là, +raconte-t-il, madame de Chateaubriand était +tombée malade. Pendant ce temps-là, Lucile avait +encore changé de demeure, puis était morte; et +on l'avait enterrée parmi les pauvres. Saint-Germain +seul avait suivi le «cercueil délaissé». Et, +quand Chateaubriand était rentré à Paris, le vieux +Saint-Germain lui-même était mort (sans avoir +une seule fois écrit ou fait écrire à son maître, +paraît-il); et Chateaubriand s'était abstenu de +rechercher le lieu de la sépulture de Lucile. Oh! +il nous dit éloquemment pourquoi: «... Quand, +en faisant des recherches, en compulsant les archives +des municipalités, les registres des paroisses, +je rencontrerais le nom de ma sœur, à quoi cela me +servirait-il...? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait +la tombe effacée? Ne pourrait-il pas se +tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu, +que Lucile soit à jamais perdue!» Il trouve +cela très bien, très original. Plus loin, il l'appelle +cette «sainte de génie» et dit qu'il n'a pas été +un seul jour sans la pleurer. Il est possible, quoique, +vers la fin, il dût en avoir assez de cette folle.</p> + +<p>En tout cas, il a bien fait de la pleurer. Car il me +paraît de plus en plus que c'est Lucile, la jolie Bretonne +neurasthénique, qui, après Amélie, lui a légué +Velléda. Il a vu Lucile dans le même décor, à peu +près, où il place la petite druidesse «... Elle me +prit par la main, et me conduisit sur la pointe la +plus élevée du dernier rocher druidique... Velléda +tressaille, étend les bras, s'écrie: on m'attend! +Et elle s'élançait dans les flots. Je la retins par son +voile...» Les étangs de Combourg ont fort bien +pu voir quelque scène de ce genre, au temps où le +frère et la sœur s'enivraient ensemble de solitude +et de la pensée de la mort, peut-être le même jour +où René jouait au suicide avec son vieux fusil à la +détente usée.</p> + +<p>Après cela, et après le dixième livre, les <i>Martyrs</i> +m'ont semblé assez ennuyeux. Ces voyages, ces +descriptions éternelles! Ces anachronismes si +ingénieux et si inutiles! Ce qui reste du jeune +<i>Anacharsis</i> de l'abbé Barthélemy, et ce qui fait +présager le jeune <i>Gaulois à Rome</i>, du digne professeur +Dézobry! Et cette cruelle tension de style, à +faire trouver le <i>Télémaque</i> délicieux et naturel!</p> + +<p>(Quand j'étais adolescent, j'ai lu avec amour +<i>Fabiola</i>. Le modeste livre du cardinal Wiseman +est plus chrétien que les <i>Martyrs</i>, et me semblait +aussi bien plus amusant. Avez-vous lu <i>Fabiola</i>? +Vous rappelez-vous la petite Agnès, la bonne Syra, +l'enfant Tarcisius? Il y a dans <i>Fabiola</i> de la douceur, +de la piété, de l'intérêt dramatique...)</p> + +<p>Mais, encore une fois, il y a, dans les <i>Martyrs</i>, +le combat des Francs, et il y a Velléda. Il y a Chateaubriand +lui-même et la plus rare fleur de son +sang. Chactas, René, Eudore, c'est lui; Atala, +Amélie, Velléda, c'est elle. Il ne s'intéresse violemment,—et +assez pour leur donner la vie par des +mots,—qu'aux images de son propre cœur, ou des +cœurs qu'il a troublés. Velléda vit, parce qu'elle +est sa grande aventure passionnelle; Cymodocée +vit, parce qu'elle est son paganisme habillé en +vierge. Les autres sont des ombres, même Hiéroclès, +le proconsul jacobin.</p> + + + + +<h2><a name="conf7"></a>SEPTIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>L'ITINÉRAIRE DE PARIS À JÉRUSALEM.</h3> + +<h3>LE DERNIER ABENCÉRAGE.</h3> + + +<p>Les <i>Martyrs</i> eurent du succès, mais non point +un immense succès (quoique le libraire les eût payés +80.000 francs, dont 24.000 comptant). L'auteur +lui-même nous en a donné les raisons, du moins +quelques-unes, dans ses <i>Mémoires</i>: «... Les circonstances +qui contribuèrent au succès du <i>Génie +du Christianisme</i> n'existaient plus; le gouvernement, +loin de m'être favorable, m'était contraire. +Les <i>Martyrs</i> me valurent un redoublement de persécution.» +(Il ne dit pas en quoi.) «Les allusions +fréquentes dans le portrait de Galérius et dans +la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient +échapper à la police impériale.» (À la vérité, ces +allusions paraissent aujourd'hui lointaines.)</p> + +<p>Au <i>Journal des Débats</i>, Hoffmann fit, des <i>Martyrs</i>, +une critique où il y a beaucoup de bon sens, +et quelques sottises. Chateaubriand ressentit très +vivement cette critique, et répondit par un long +<i>Examen des Martyrs</i> et par des <i>Remarques</i> sur +chaque livre du poème. Il s'y montre fort naïvement +irrité des censures et fort content de lui. Il +s'étonne particulièrement qu'on ait été si méchant +pour un ouvrage qui lui a coûté tant de peine. Il +dit, à propos de sa peinture du Paradis: «Jamais +je n'ai fait un travail plus pénible et plus ingrat.» +Il y paraît. Dans les <i>Remarques</i> sur le livre VIII +(<i>l'Enfer</i>): «Ce livre, qui coupe le récit, qui sert +à délasser le lecteur (!) et à faire marcher l'action, +offre en cela même une innovation dans l'art qui +n'a été remarquée de personne.» En effet. Sur les +démons, qui sont des dieux païens: «C'est +l'Olympe dans l'enfer, et c'est ce qui fait que cet +enfer ne ressemble à aucun de ceux des poètes mes +devanciers.» Sur le démon de la fausse sagesse: +«Ce démon n'avait point été peint avant moi.» +Plus loin: «La peinture du tumulte aux enfers +est absolument nouvelle.» Sur le démon de la +volupté: «Ce portrait est encore tout entier de +l'imagination de l'auteur.» Etc. On a envie de +dire: «Allons, tant mieux. Mais nous ne nous +soucions que de Velléda.»</p> + +<p>«La publication des <i>Martyrs</i>, dit Chateaubriand, +coïncide avec un accident funeste.» Son +cousin Armand de Chateaubriand était resté en +Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la +correspondance des princes. Il menait sur de +méchants bateaux une vie héroïque et folle +d'audace; mais le 20 janvier 1809 il fut arrêté, +conduit à Paris, à la prison de la Force, puis condamné +à mort. Chateaubriand n'avait probablement, +pour obtenir la grâce de son cousin, qu'à +demander une audience à l'empereur. Mais il était +gêné par son rôle public. Deux ans auparavant il +avait écrit dans le <i>Mercure</i> l'article célèbre: +«... C'est en vain que Néron prospère, Tacite est +déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des +cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence +a livré à un enfant obscur la gloire du +maître du monde...»</p> + +<p>Il fit cependant ce qu'il put, mais on ne sait +pas bien quoi. (Je vous renvoie, pour le détail de +cette histoire, à la <i>Vie politique de Chateaubriand</i>, +par M. Albert Cassagne.) Chateaubriand dit dans +les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>: «Je m'adressai à +madame de Rémusat; je la priai de remettre à +l'impératrice une lettre de demande de justice ou +de grâce à l'empereur.» Madame de Chateaubriand +dit dans le <i>Cahier rouge</i>: «Mon mari écrivit à +Bonaparte; mais, comme quelques expressions de +sa lettre l'avaient, dit-on, choqué, il répondit: +Chateaubriand demande justice, il l'aura.» Et +Madame de Rémusat raconte dans ses <i>Mémoires</i>, +que l'empereur lui dit: «Chateaubriand a l'enfantillage +de ne pas m'écrire à moi» (ceci contredit +le <i>Cahier rouge</i>); «sa lettre à l'impératrice est un +peu sèche et hautaine; il voudrait m'imposer +l'importance de son talent. Je lui réponds par +celle de ma politique, et, en conscience, cela ne +doit point l'humilier.»</p> + +<p>Le plus certain, c'est qu'Armand fut fusillé: «Le +jour de l'exécution, raconte Chateaubriand, je +voulus accompagner mon camarade sur son dernier +champ de bataille; je ne trouvai point de +voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle, +j'arrivai tout en sueur, une seconde trop tard: +Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de +Paris. Sa tête était brisée; un chien de boucher +léchait son sang et sa cervelle.» Quelque chose +me dit qu'il a ajouté le chien de boucher.</p> + +<p>Et, d'après les <i>Souvenirs</i> de Sémallé, Chateaubriand +n'aurait vu ni le chien ni la cervelle. Il +s'était décidé (trop tard) à demander une audience +à l'empereur. Il passa toute la nuit chez lui, et +reçut la lettre d'audience, le matin, après l'exécution +d'Armand. Si, comme l'affirme Sémallé, Chateaubriand +n'est pas sorti de chez lui ce matin-là, +«que devient la course à Grenelle, et l'histoire +du chien de boucher et le mouchoir sanglant +apporté par Chateaubriand à madame de Custine?» +(A. Cassagne).</p> + +<p>«Il parut plus irrité qu'affligé», dit madame de +Rémusat. Rien d'étonnant à cela, ni de choquant. +Il n'avait pas vu son cousin depuis bien des années. +Tout de suite après avoir conté la mort d'Armand, +il nous dit: «L'année 1811 fut une des plus remarquables +de ma carrière littéraire. Je publiai l'<i>Itinéraire +de Paris à Jérusalem</i>, je remplaçai M. de Chénier +à l'Institut, et je commençai d'écrire mes +<i>Mémoires</i>... Le succès de l'<i>Itinéraire</i> fut aussi complet +que celui des <i>Martyrs</i> avait été disputé.»</p> + +<p>Et pourtant, la première partie exceptée, l'<i>Itinéraire</i>, +si je ne me trompe, nous paraît, aujourd'hui, +encore plus ennuyeux que les <i>Martyrs</i>.</p> + +<p>Pourquoi avait-il fait ce voyage en Grèce, dans +l'archipel, à Constantinople, en Asie-Mineure, en +Palestine, en Égypte et à Tunis? Il nous dit qu'il +allait «chercher des images» pour son poème des +<i>Martyrs</i>. Il nous dit aussi qu'il a fait ce voyage +par piété: «Je serai peut-être le dernier des Français +sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte +avec les idées, le but et les sentiments d'un +ancien pèlerin.» Enfin (dans les <i>Mémoires</i>), il +nous dit qu'il l'a fait par amour: «Allais-je au +tombeau du Christ dans les dispositions du repentir? +Une seule pensée m'absorbait; je comptais +avec impatience les moments. Du bord de mon +navire, les regards attachés à l'étoile du soir, je +lui demandais des vents pour cingler plus vite, de +la gloire pour me faire aimer. J'espérais en trouver +à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et +l'apporter à l'Alhambra. Comme le cœur me battait +en abordant les côtes d'Espagne!»</p> + +<p>Autrement dit, il allait à Jérusalem pour le +plaisir de trouver, au retour, madame de Noailles +qui l'attendait à Grenade. Et il suivait aussi son +instinct et son goût de voyageur et de navigateur, +et son humeur curieuse et surtout inquiète.</p> + +<p>La littérature de voyages est, chez nous, abondante. +On a écrit, au moyen âge, beaucoup de +relations de pèlerinages en Orient. Mais je ne rappellerai +que les livres connus: le <i>Journal de Voyage</i> +de Montaigne, les <i>Voyages de Flandre et de Hollande</i>, +<i>de Laponie</i>, <i>de Pologne</i> de Regnard, les <i>Lettres sur +l'Italie</i> du président de Brosses, les <i>Voyages</i> de +Volney en Égypte et en Syrie; au dix-neuvième +siècle, le <i>Voyage en Orient</i> de Lamartine, le <i>Rhin</i> +de Victor Hugo, le <i>Tra-los-montès</i> de Gautier; le +<i>Sahel</i> et le <i>Sahara</i> de Fromentin, et, sous divers +titres, les notes et impressions de voyage de +Jacquemont, de Stendhal, de Taine. Dieu sait +si j'en oublie! et je m'arrête, d'ailleurs, aux écrivains +encore vivants. Parmi tous ces livres, l'<i>Itinéraire</i> +de Chateaubriand,—quelques passages +familiers mis à part, qui font bien une vingtaine +de pages,—est le plus solennel et le plus tendu. +Il y soutient un rôle. Il avait écrit les <i>Martyrs</i> +en sa qualité de restaurateur de la religion et +pour démontrer la supériorité poétique du christianisme: +il écrit l'<i>Itinéraire</i> pour justifier, pour +appuyer les descriptions des <i>Martyrs</i>. À chaque +instant, il nous rappelle qu'il est un très grand +voyageur et qu'il a été au Canada. Il n'en est +pas encore revenu. Il s'agit d'aller de Misitra à +Magoula: «C'est en général un voyage très facile, +surtout pour un homme qui a vécu chez les sauvages +de l'Amérique.» En voyant des cigognes: +«Ces oiseaux furent souvent les compagnons de +mes courses dans les solitudes d'Amérique: je +les vis souvent perchés sur les wigwams des sauvages.» +Ou bien: «Je me suis toujours fait un +plaisir de boire de l'eau des rivières célèbres +que j'ai passées dans ma vie: ainsi, j'ai bu des +eaux du Mississippi» (ce n'est pas sûr), «de la +Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l'Eurotas, +du Céphise, de l'Hermus, du Granique (?), du Jourdain, +du Nil, du Tage, et de l'Èbre.»</p> + +<p>Au commencement de cette lecture (et je puis +bien vous avouer que, jusque-là, je n'avais lu de +l'<i>Itinéraire</i> que quelques fragments), je me disais:</p> + +<p>—Je sais qu'il faut être respectueux. Je sais +qu'il peut y avoir quelque intérêt à voir des lieux +où ont vécu de grands hommes, où se sont passées +de grandes choses. Pas toujours, cependant. Il +faut, ce me semble, que la figure de ces lieux n'ait +pas été trop radicalement modifiée. Même alors, +je conçois mal que l'intérêt qu'on peut prendre +aille jusqu'à l'émotion et jusqu'aux larmes. Un +paysage où se sont accomplis de grands faits historiques +ressemble beaucoup à un paysage du +même genre où il n'est rien arrivé. Je comprends +que l'on s'attache à ce qui reste de l'acropole +d'Athènes, du forum romain, ou de la petite ville +de Pompéi. Mais le champ de bataille le plus +illustre est presque toujours pareil à n'importe +quel grand morceau de la Beauce ou de la Brie. +Tel petit port méditerranéen ne vous paraîtra +rien de plus qu'un petit port avec de grosses +barques de pêche, même si l'on vous dit que la +galère de Cléopâtre y a mouillé voilà dix-neuf +siècles. Et, si des ruines n'ont gardé que d'incertains +contours, je n'y verrai que des tas de pierres, +quand même ce seraient les ruines supposées de +Sparte ou d'Argos.</p> + +<p>Lors donc que Chateaubriand approche de la +côte du Péloponèse, je suis un peu surpris de +l'entendre dire: «J'étais prêt à <i>m'élancer</i> sur un +rivage désert et à saluer la patrie des arts et du +génie.» La saluer? Comment? Par quel cri ou +par quel geste? Couchant à Méthone (ou Modon) +près de Sparte: «Je me retirai, dit-il, dans la +chambre qu'on m'avait préparée, mais sans pouvoir +fermer les yeux. J'entendais les aboiements +des chiens de la Laconie et le bruit du vent de +l'Élide: comment aurais-je pu dormir?» Mais +pourquoi n'aurait-il pas dormi? (Car remarquez +que ce n'est point le bruit des chiens et du vent +qui le tient éveillé, mais c'est que c'est le vent de +l'Élide et les chiens de la Laconie.) Plus loin, en +Messénie, à propos de champs d'oliviers possédés +par des Turcs, <i>les larmes lui viennent aux yeux</i> «en +voyant les mains du Grec esclave inutilement +trempées de ces flots d'huile qui rendaient la +vigueur au bras de ses pères pour triompher des +tyrans.» Sur Messène, il a cette réflexion d'une +mélancolie bien imprévue: «Épaminondas éleva +les murs de Messène. <i>Malheureusement</i> on peut +reprocher à cette ville la mort de Philopœmen.»</p> + +<p>Le jour où il rencontre l'Eurotas, il ne prend +point cet événement à la légère: «Ainsi, après +tant de siècles d'oubli, ce fleuve qui vit errer +sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par +Plutarque, ce fleuve, dis-je, s'est peut-être réjoui +dans son abandon d'entendre retentir autour de +ses rives les pas d'un obscur étranger. C'était le +18 août 1806, à neuf heures du matin, que je +fis seul, le long de l'Eurotas, une promenade qui +ne s'effacera jamais de ma mémoire.» Et il +s'exalte jusqu'à cette déclaration: «Si je hais +les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point +la gloire d'un peuple libre, et je n'ai point foulé +sans émotion sa noble poussière.» Et je n'ose pas +vous dire de qui ces lignes pourraient être signées.</p> + +<p>Il y a mieux encore. C'est quand, du haut de +la colline où fut la citadelle de Sparte, il découvre +les ruines (d'ailleurs incertaines) de la ville. «Un +mélange d'admiration et de <i>douleur</i> arrêtait mes +pas et ma pensée; le silence était profond autour +de moi: je voulus du moins faire parler l'écho dans +des lieux où la voix humaine ne se faisait plus +entendre, et je criai de toute ma force: Léonidas! +Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte +même sembla l'avoir oublié.» C'est peut-être +sublime. Mais je ne le crois pas. Et si ce n'est pas +sublime...</p> + +<p>Mais je me suis bientôt aperçu que ces railleries +étaient faciles et chétives; qu'elles ne prouvaient +que mon bon sens, ce qui importe peu; et qu'un +sentiment expliquait chez Chateaubriand ces +émotions, ces douleurs, ces exaltations, ces larmes, +ce sérieux, cette solennité. Ce sentiment, c'est +l'amour de la gloire. Après nous avoir raconté +comment il appela Léonidas, et de toute sa force +(et le voyez-vous poussant ce cri dans son costume +de Tartarin, avec ses deux pistolets et son +poignard à la ceinture et son fusil de chasse à la +main?), il ajoute: «Si des ruines où s'attachent +des souvenirs illustres font bien voir la vanité +de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les +noms qui survivent à des empires et qui immortalisent +des temps et des lieux sont quelque chose. +Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire: +rien n'est plus beau qu'elle, si ce n'est la vertu.» +L'amour de la gloire a été la plus forte passion de +Chateaubriand. Et, comme il voulait la gloire pour +soi, il la respectait, la prenait au sérieux chez les +autres, et particulièrement chez les morts. Sans +compter que, il y a cent ans, la gloire des Grecs +et des Romains, rajeunie par la Révolution et +l'Empire, était plus vivante dans les esprits. +(Quand Chateaubriand vient à nommer Épaminondas +et Philopœmen, il les appelle «ces grands +hommes». Je crois que nous ne le ferions plus +à présent, parce que nous ne savons pas.)</p> + +<p>Aujourd'hui, l'amour de la gloire est un sentiment +beaucoup moins répandu. Même aux siècles +où elle peut être acquise, elle est fort peu de chose. +Ce n'est que la survivance, et très précaire et très +intermittente, d'un assemblage de sons, d'un nom. +Cette vaine survivance de votre nom, vous ne +pourrez en jouir que si votre âme survit elle-même. +Mais, si vous ne croyez pas à cette survie de +votre âme, le plaisir d'être illustre ne sera pour +vous qu'un plaisir viager, comme la simple notoriété +ou comme la richesse. L'amour de la gloire +implique donc des croyances spiritualistes, et +aussi l'illusion que la civilisation actuelle est +quelque chose de considérable dans l'histoire de +la planète, et que celle-ci est quelque chose de +considérable dans l'histoire de l'univers. Non, l'on +n'est plus assez naïf pour désirer la gloire. Il y a +trop d'hommes célèbres; il y en a des milliers. +Jamais la postérité ne pourra retenir tous leurs +noms. On se rabat à ne souhaiter qu'une renommée +utile ou d'immédiates jouissances de vanité.</p> + +<p>Mais, sans négliger celles-ci, Chateaubriand ne +voulait rien de moins que la gloire, et la plus +grande gloire possible. Et il faut dire qu'il a vécu +dans les meilleures conditions pour la conquérir. +Sa chance a été merveilleuse, unique. Les circonstances +ont centuplé l'effet des productions de son +esprit. Il est venu dans un temps où certaines +choses importantes devaient être dites et où tout +un pays souhaitait qu'elles fussent dites. Il sut les +dire avec génie. Mais, en outre, il était le seul qui +eût du génie à ce moment-là, ou du moins qui +eût un génie propre à charmer. Les grands écrivains +sont nombreux au dix-septième siècle: pas +un d'eux ne peut se croire le roi de son temps. +Au dix-huitième siècle, autour de Voltaire, il y a +Fontenelle, Montesquieu, Buffon, Diderot, Rousseau. +Plus tard il y aura, tout ensemble, Lamartine, +Vigny, Hugo, Musset, Balzac, Sand, Michelet, +etc... Mais, par une fortune inouïe, Chateaubriand +est seul. André Chénier est encore inédit, +et d'ailleurs inachevé. Joseph de Maistre est un +étranger et n'a guère encore publié que ses courtes +<i>Considérations</i>. Bonald a plus d'idées que Chateaubriand, +mais est un écrivain difficile et qui n'est +lu que d'un petit nombre... En dehors de +madame de Staël, improvisatrice de peu de grâce, +il n'y a, autour de Chateaubriand, que Fontanes, +Joubert inédit, Ginguené, Arnaud, Népomucène +Lemercier, Legouvé père, Delille, Esménard... qui +encore? (Constant n'est connu que plus tard +comme écrivain). Chateaubriand est le premier +sans nulle peine. Il est le seul illustre et le seul +glorieux.</p> + +<p>Et déjà il n'est plus qu'un homme qui soutient +et entretient sa gloire. L'<i>Itinéraire</i> est, si j'ose +dire, le plus «truqué» des livres. Ce voyage nous +est présenté comme un événement tout à fait +considérable, comme un épisode de la mission historique +de l'auteur. Il affecte, du moins au commencement, +la plus minutieuse et la plus implacable +exactitude, adopte d'abord la forme d'un +journal de voyage, nous rend compte de ses actes +heure par heure. Il inscrit ses dépenses et les pourboires +qu'il donne, et ne nous laisse pas ignorer +que son voyage lui a coûté cinquante mille francs. +Il fait un étalage d'érudition inutile et assommante, +et qui, encore, est de troisième main. Il nous +accable de l'histoire de chacune des villes qu'il +visite. Cela tient au moins la moitié de l'énorme +volume. Puis, pour rappeler et confirmer sa fière +attitude d'opposant à l'Empire, de grand citoyen +seul debout devant le tyran, il y a à chaque instant, +et souvent assez inattendues, des allusions +au despotisme de l'empereur par la peinture ou +la mention des horreurs de l'oppression turque. +Il y a aussi toute une étude sur un chant du Tasse, +poète aujourd'hui négligé. Il y a de longues citations +de Delille et d'Esménard, parce que Delille +et même Esménard étaient des influences, et qui +pouvaient le servir et qui ne lui portaient pas +ombrage. Il y a beaucoup de citations, et, celles-là, +plus désintéressées (mais enfin cela tient de +la place et enfle le volume) d'Homère, de Virgile, +d'Euripide, d'Hérodote, de Diodore, etc... Il +y a aussi, bien entendu, des descriptions +harmonieuses, composées, un peu tendues et +pompeuses... Et sans doute elles sont belles, par +exemple celle qui se termine ainsi:</p> + +<blockquote><p> +... J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le soleil se lever +entre les deux cimes du mont Hymette; les corneilles +qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent +jamais son sommet, planaient au-dessus de +nous; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de +rose par les premiers reflets du jour; des colonnes +de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le +long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs +ou les chalets des abeilles; Athènes, l'Acropolis et les +débris du Parthénon se coloraient de la plus belle +teinte de la fleur du pêcher; les sculptures de Phidias, +frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient +et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité +des ombres du relief; au loin la mer et le Pirée étaient +tout blancs de lumière; et la citadelle de Corinthe, +renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon +du couchant comme un rocher de pourpre et de feu. +</p></blockquote> + +<p>(Ces ailes «glacées de rose» sont vraiment très +bien.) Oui, de belles descriptions, et bien ordonnées; +mais cependant on s'aperçoit qu'il a gardé +les plus belles pour les <i>Martyrs</i> et que nous n'avons +ici que de magnifiques rognures un peu arrangées. +Puis, avez-vous remarqué que ces grandes descriptions +d'ensemble ne font rien voir du tout à +qui n'a pas vu soi-même les paysages décrits? On +aime aujourd'hui, je crois, des descriptions plus +simples de ton, moins oratoires, si j'ose dire, pas +trop composées après coup, mais où l'écrivain +reproduit les détails significatifs dans l'ordre où +ils l'ont frappé, ou à mesure qu'ils lui reviennent +en mémoire. Ou bien, l'auteur transforme les +objets selon l'état de son âme; il n'en décrit que +l'idée qu'il s'en est faite; en phrases frémissantes +et courtes il exprime, à propos d'un paysage historique +ou naturel, le souvenir, le regret, le désir, +la joie ou l'enthousiasme qu'il portait en lui lorsqu'il +prit contact avec ce paysage, et sur lesquels +ensuite ce paysage a réagi; mais en somme, toujours +et uniquement, sa propre sensibilité. Appelons +cela des paysages passionnés. Les descriptions +de Chateaubriand, malgré leur éclat, restent +un peu compassées. Il faut attendre les <i>Mémoires +d'outre-tombe</i>. Là seulement il sera libre.</p> + +<hr /> + +<p>Heureusement, dans l'<i>Itinéraire</i> même, il se +détend quelquefois, pour nous parler de son domestique +milanais Joseph, ou de son domestique français +Julien, nous peindre ses divers hôtes, nous +conter les réceptions qu'on lui fait, des incidents +de voyage, des histoires de brigands. Voici un +exemple de ce ton excellent:</p> + +<blockquote><p> +Les courses sont de huit à dix lieues avec les mêmes +chevaux; on leur laisse prendre haleine, sans manger, +à peu près à moitié chemin; on remonte ensuite et +l'on continue sa route. Le soir on arrive quelquefois à +un khan, masure abandonnée où l'on dort parmi toutes +sortes d'insectes et de reptiles sur un plancher vermoulu. +On ne vous doit rien dans ce khan lorsque vous +n'avez pas de firman de poste: c'est à vous de vous +procurer des vivres comme vous pouvez. Mon janissaire +allait à la chasse dans les villages; il rapportait +quelquefois des poulets que je m'obstinais à payer; +nous les faisions rôtir sur des branches vertes d'olivier, +ou bouillir avec du riz pour faire un pilaf. Assis à terre +autour de ce festin, nous le déchirions avec nos doigts; +le repas fini, nous allions nous laver la barbe et les +mains au premier ruisseau. Voilà comme on voyage +aujourd'hui dans le pays d'Alcibiade et d'Aspasie. +</p></blockquote> + +<p>Au fond, il aime cette vie-là, qui lui rappelle +son fameux voyage au Canada, ou sa vie à l'armée +des princes. Son voyage en Orient, cent ans avant +l'agence Cook, n'est pas sans dangers. Chateaubriand +est à la fois le plus homme de lettres des +gens de lettres et un rude compagnon ami +de l'aventure même périlleuse.</p> + +<p>Ou bien ce sont des passages d'une verve colorée, +de celle qui s'épanouira à l'aise dans les <i>Mémoires</i>. +Ceci par exemple (en naviguant de Rosette au +Caire):</p> + +<blockquote><p> +... Pendant ce temps-là nos marchands turcs descendaient +à terre, s'asseyaient tranquillement sur leurs +talons, tournaient leurs visages vers la Mecque, et +faisaient au milieu des champs des espèces de culbutes +religieuses. Nos Albanais, moitié musulmans, moitié +chrétiens, criaient «Mahomet!» et «Vierge Marie!», +tiraient un chapelet de leur poche, prononçaient en +français des mots obscènes, avalaient de grandes +craches de vin, lâchaient des coups de fusil en l'air et +marchaient sur le ventre des chrétiens et des musulmans. +</p></blockquote> + +<p>Et Jérusalem? direz-vous. Car enfin le titre du +livre est l'<i>Itinéraire de Paris à Jérusalem</i>; ce +voyage est un pèlerinage, et Chateaubriand nous +a dit qu'il l'entreprenait avec les sentiments et +la foi d'un pèlerin du moyen âge. Mais c'est ici +la même chose que pour les <i>Martyrs</i>. Dans les +<i>Martyrs</i>, c'est le paganisme qu'il aime et qui est +charmant, et c'est le christianisme qui est +ennuyeux. Dans l'<i>Itinéraire</i>, la partie la plus +agréable, et de beaucoup, et qu'il a écrite avec le +plus de plaisir, c'est le voyage en Grèce. Dès qu'il +arrive à la Terre-Sainte, il a beau se battre les +flancs, il ne sent rien. Un lieu où se sont passées +des choses sublimes, des choses surnaturelles, pourquoi +nous émouvrait-il plus que ces choses elles-mêmes? +En tout cas, il ne nous touchera que dans +la mesure où il nous aidera à nous représenter ces +choses, et pourvu que nous y croyions avec intensité. +Et Chateaubriand n'a jamais cru que somptueusement +et faiblement. En somme, il avoue lui-même +sa froideur: «Les lecteurs chrétiens demanderont +peut-être... quels furent les sentiments que +j'éprouvai en ce lieu redoutable (l'église du Saint-Sépulcre): +<i>je ne puis réellement le dire</i>. Tant de +choses se présentaient à la fois à mon esprit, que +je ne m'arrêtais à aucune idée particulière...» +Bref, il ne sent rien du tout. Un peu après, il croit +décent de paraître ému, et voici ce qu'il trouve: +«Nous parcourûmes les stations jusqu'au sommet +du calvaire. Où trouver dans l'antiquité rien +d'aussi touchant, rien d'aussi merveilleux que les +dernières scènes de l'Évangile? Ce ne sont point +ici les aventures bizarres d'une divinité étrangère +à l'humanité: c'est l'histoire la plus pathétique, +histoire qui non seulement fait couler des larmes +par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées +à l'univers, ont changé la face de la terre.» +(Au fait, cela est-il très bien écrit?) «Je venais de +visiter les monuments de la Grèce, et j'étais encore +tout rempli de leur grandeur: mais qu'ils avaient +été loin de m'inspirer ce que j'éprouvais à la vue +des lieux saints!» Seulement ce qu'il éprouve, il +ne le dit pas. Et voilà, sur Jérusalem, le passage +le plus chaud. Non, il ne sent rien. La plus simple +des petites sœurs, venue aux lieux saints, sentira, +et, si elle écrit même malhabilement, exprimera +davantage. Chateaubriand, ne trouvant rien à +dire, se rejette alors sur l'histoire de Jérusalem, +sur les Croisades, sur une lecture de la <i>Jérusalem +délivrée</i>, sur une lecture d'<i>Athalie</i>, et sur le prix +des denrées en Palestine.</p> + +<hr /> + +<p>Mais enfin, il convenait que l'auteur partagé +de l'<i>Essai sur les Révolutions</i>, désireux d'écrire +le livre qu'on attendait le plus, écrivît le <i>Génie +du christianisme</i>; il convenait que l'auteur du +<i>Génie du christianisme</i> écrivît les <i>Martyrs</i>, et il +convenait que l'auteur des <i>Martyrs</i> visitât l'Orient +et la Terre-Sainte en délégué de la chrétienté et +écrivît l'<i>Itinéraire</i>. Et voilà qui est fait.</p> + +<p>Or, comme il nous l'a dit lui-même, tandis qu'il +décrivait avec soin la mer Morte (qu'il n'a vue +que de loin), l'église de Bethléem et l'église du +Saint-Sépulcre; tandis qu'il faisait, d'Alexandrie +à Tunis, une navigation qui ne fut qu'«une espèce +de continuel naufrage de quarante-deux jours», +il ne pensait qu'à la dame qui l'attendait à Grenade. +Et, quand il fut de retour à Paris, il écrivit pour +elle les <i>Aventures du dernier Abencérage</i>, qu'il +publiera seulement vingt ans plus tard. «Le portrait, +dit-il, que j'ai tracé des Espagnols explique +assez pourquoi cette nouvelle n'a pu être imprimée +sous le gouvernement impérial. La résistance +des Espagnols à Bonaparte... excitait alors l'enthousiasme +de tous les cœurs susceptibles d'être +touchés par les grands dévouements et les nobles +sacrifices. Les ruines de Saragosse fumaient encore, +et la censure n'aurait pas permis des éloges où +elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché +pour les victimes.»</p> + +<p>Je vous répète qu'on ne peut pas lire une bibliothèque +tous les matins; et c'est ce qui fait que +la critique est une chimère. Car, à supposer qu'un +homme lise tous les ouvrages dont la suite forme +la littérature d'un pays, comme il y mettra assurément +des années et des années, il ne pourra les +lire tous ni au même âge, ni dans le même état +de santé, ni avec la même humeur, ni peut-être +avec les mêmes opinions politiques ou les mêmes +croyances religieuses. Lui-même aura changé au +cours de ces lectures, et le monde aussi aura +changé autour de lui. Une histoire de la littérature, +à moins d'être écrite à coups de fiches, ce +qui n'a aucun intérêt, est surtout l'histoire de +l'esprit du critique qui a pu l'écrire.</p> + +<p>Tout cela pour vous dire (et je l'aurais pu à +moins de frais) que, je ne sais pourquoi et sans +m'y attendre le moins du monde, j'ai trouvé délicieuses +les <i>Aventures du dernier Abencérage</i>. Je +n'avais pas lu cela depuis quarante ans et je n'en +avais gardé aucun souvenir. Et, en ouvrant ce +petit livre, je me méfiais... Or cela m'a paru charmant. +Est-ce parce que je l'ai relu un jour de +soleil et en sortant de l'ennuyeux <i>Itinéraire</i>? Cela +ne ressemble plus du tout à <i>Atala</i> ni à <i>René</i>; c'est +un petit divertissement à part dans l'œuvre de +Chateaubriand. Sans doute, madame de Noailles +aimait ces chevaleries. On en trouve de telles dans +Millevoye (<i>Ballades et Romances</i>). Les soldats de +l'Empire et leurs femmes devaient les goûter beaucoup. +Le colonel Fougas, dans l'<i>Homme à l'oreille +cassée</i>, en est tout pénétré. C'est un mélange, +grisant pour les belles âmes simples, de galanterie +et d'honneur. C'est comme un développement du +contenu secret des vers charmants de <i>Zaïre</i>:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Des chevaliers français tel est le caractère,</p> + </div> </div> + +<p>Ou:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Chrétien, je suis content de ton noble courage,</p> +<p>Mais ton orgueil ici se serait-il flatté</p> +<p>D'effacer Orosmane en générosité?</p> + </div> </div> + +<p>L'<i>Abencérage</i> est le chef-d'œuvre du genre troubadour. +La forme est brillante; peut-être un peu +sèche dans son élégance: elle semble, parce que +l'auteur l'a voulu ainsi, plus ancienne que celle +d'<i>Atala</i>. Mais que j'aime des phrases comme +celles-ci:</p> + +<blockquote><p> +... On sent que dans ce pays les tendres passions +auraient promptement étouffé les passions héroïques, +si l'amour, pour être véritable, n'avait pas toujours +besoin d'être accompagné de la gloire.</p> + +<p>... Aben-Hamet a découvert le cimetière où reposent +les cendres des Abencérages, mais en priant, mais en +se prosternant, mais en versant des larmes filiales, il +songe que la jeune Espagnole a passé quelquefois sur +ces tombeaux et il ne trouve plus ses ancêtres si +malheureux.</p> + +<p>... Aben-Hamet n'était plus ni assez infortuné, ni +assez heureux pour bien goûter le charme de la solitude: +il parcourait avec distraction et indifférence +ces bords enchantés. +</p></blockquote> + +<p>Qui me dira pourquoi j'adore cela?</p> + +<p>J'ai dit que cela était fort différent de <i>René</i> et +d'<i>Atala</i>. Pour la forme, oui; mais, pour le fond, +c'est toujours la même histoire. <i>René</i>, c'est l'amour +d'une sœur pour son frère. <i>Atala</i>, c'est l'amour, +pour un jeune infidèle, d'une petite chrétienne +un peu simple qui se croit condamnée à la virginité +par le vœu de sa mère. Les <i>Martyrs</i>, c'est +l'amour d'un jeune chrétien et d'une jeune païenne. +L'<i>Abencérage</i>, c'est l'amour d'une jeune chrétienne +et d'un jeune musulman. Et Amélie entre +au couvent; et Atala s'empoisonne; et Cymodocée +est déchirée, encore vierge, par le tigre dans les +bras de son fiancé; et Blanca dit à Aben-Hamet: +«Retourne au désert!» Et cela est très bien ainsi. +C'est toujours la même histoire, parce que Chateaubriand +avait souverainement l'invention des +images, mais n'avait, je crois, que celle-là. Et +c'est l'histoire éternelle. L'amour n'est intéressant +que s'il est contrarié et combattu. L'amour triomphant +et repu est déplaisant. Il n'y a rien de plus +odieux que le spectacle de l'amour de deux jeunes +mariés.</p> + +<p>L'affabulation est fort simple. Tous les incidents +sont prévus; tous les personnages éprouvent des +sentiments égaux en noblesse, et exactement parallèles +les uns aux autres. Après la prise de Grenade +par les chrétiens, la maison des Abencérages s'est +réfugiée à Tunis. Vingt-quatre ans plus tard, le +dernier rejeton de cette illustre famille, Aben-Hamet, +«résolut de faire un pèlerinage au pays +de ses aïeux, afin de satisfaire au besoin de son +cœur.» À Grenade, il rencontre Blanca, descendante +du Cid. Après deux entrevues d'un romanesque +convenable, Blanca se dit: «Qu'Aben-Hamet +soit chrétien, qu'il m'aime, et je le suis au +bout de la terre.» Et Aben-Hamet songe: «Que +Blanca soit musulmane, qu'elle m'aime, et je la +sers jusqu'à mon dernier soupir.» Ils visitent +ensemble l'Alhambra; et, après cette visite, +«Aben-Hamet écrivit au clair de la lune le nom +de Blanca sur le marbre de la salle des Deux-Sœurs; +il traça ce nom en caractères arabes, afin +que le voyageur eût un mystère de plus à deviner +dans ce palais de mystères.» Et Blanca dit: +«Retiens bien ces mots: Musulman, je suis ton +amante sans espoir; chrétien, je suis ton épouse +fortunée.» Et Aben-Hamet répond: «Chrétienne, +je suis ton esclave désolé; musulmane, je suis +ton époux glorieux.»</p> + +<p>Et, deux années de suite, Aben-Hamet s'en +retourne à Tunis, puis revient à Grenade. Et +chaque fois: «Sois chrétien», disait Blanca; +«sois musulmane», disait Aben-Hamet; et ils +se séparaient sans avoir succombé à la passion +qui les entraînait l'un vers l'autre.</p> + +<p>La troisième fois, Blanca présente à Aben-Hamet +son frère Carlos et le chevalier français +Lautrec, amoureux de la jeune fille. Lorsque Carlos +a connu l'amour du Maure pour Blanca: «Maure, +lui dit-il, renonce à ma sœur, ou accepte le combat.» +Aben-Hamet est vainqueur et épargne don +Carlos, et Lautrec ne peut se battre à son tour, +à cause de ses anciennes blessures. Et Blanca +essaye de tout arranger. «Blanca voulut contraindre +les trois chevaliers (car Aben-Hamet, +avant le duel, a été armé chevalier par Carlos) à +se donner la main: tous les trois s'y refusèrent.—Je +hais Aben-Hamet, s'écria don Carlos.—Je +l'envie, dit Lautrec.—Et moi, dit l'Abencérage, +j'estime don Carlos et je plains Lautrec, mais je +ne saurais les aimer.—Voyons-nous toujours, +dit Blanca, et tôt ou tard l'amitié suivra l'estime.»</p> + +<p>Et, en effet, ils vivent quelque temps ensemble. +Et, dans une fête que donne Lautrec au Généralife, +Lautrec chante la jolie romance:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Combien j'ai douce souvenance</p> +<p>Du joli lieu de ma naissance!</p> +<p>Ma sœur, qu'ils étaient beaux, les jours</p> +<p class="i8">De France!</p> +<p>Ô mon pays, sois mes amours</p> +<p class="i8">Toujours! etc...</p> + </div> </div> + +<p>Aben-Hamet chante une ballade médiocre, mais +sympathique:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Le roi don Juan,</p> +<p>Un jour chevauchant,</p> +<p>Vit sur la montagne</p> +<p>Grenade d'Espagne.</p> +<p>Il lui dit soudain:</p> +<p class="i6">Cité mignonne,</p> +<p class="i6">Mon cœur te donne</p> +<p class="i6">Avec ma main, etc...</p> + </div> </div> + +<p>Et don Carlos dit ces vers déplorables et charmants:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Prêt à partir pour la rive africaine,</p> +<p>Le Cid armé, tout brillant de valeur,</p> +<p>Sur sa guitare, aux pieds de sa Chimène,</p> +<p>Chantait ces vers que lui dictait l'honneur, etc...</p> + </div> </div> + +<p>Aben-Hamet a songé à se convertir à la religion +chrétienne. Mais lorsqu'il découvre que Blanca +est la descendante du Cid: «Chevalier, dit-il +à Lautrec, ne perds pas toute espérance; et toi, +Blanca, pleure à jamais le dernier Abencérage.» +Mais Lautrec: «Aben-Hamet, ne crois pas me +vaincre en générosité... Si tu restes parmi nous, +je supplie don Carlos de t'accorder la main de +sa sœur.» Et don Carlos à Aben-Hamet: «Soyez +chrétien, et recevez la main de Blanca, que Lautrec +a demandée pour vous.» Ainsi l'on piétine un peu, +mais héroïquement. «La tentation était grande, +mais elle n'était pas au-dessus des forces d'Aben-Hamet. +Si l'amour dans toute sa puissance parlait +au cœur de l'Abencérage, d'une autre part il +ne pensait qu'avec épouvante à l'idée d'unir le +sang de ses persécuteurs au sang des persécutés. Il +croyait voir l'ombre de son aïeul sortir du tombeau +et lui reprocher cette alliance sacrilège. +Transpercé de douleur, Aben-Hamet s'écrie: «Ah! +faut-il que je rencontre ici tant d'âmes sublimes, +tant de caractères généreux, pour mieux sentir +ce que je perds! Que Blanca prononce; qu'elle +dise ce qu'il faut que je fasse pour être plus digne +de son amour!» Blanca s'écrie: «Retourne au +désert!» Et elle s'évanouit.</p> + +<p>Ainsi, Blanca juge que ce qu'Aben-Hamet doit +faire «pour être plus digne de son amour», c'est +de rester musulman. Et, par suite, l'auteur des +<i>Martyrs</i> juge que l'honneur commande au Maure +de ne pas se faire chrétien. «Aben-Hamet se prosterna, +adora Blanca encore plus que le ciel, et +sortit sans prononcer une parole.»</p> + +<p>Tous sont sublimes, mais le musulman l'est particulièrement. +De même que, dans les <i>Martyrs</i>, la +païenne Cydomocée était plus intéressante que +le chrétien Eudore, c'est ici le musulman Aben-Hamet +qui a le plus beau rôle: l'auteur du <i>Génie +du christianisme</i> n'a pas de chance. Mais le <i>Dernier +Abencérage</i> est une aimable chose et fort élégante. +La morale de Blanca, d'Aben-Hamet, de Lautrec +et de Carlos, est la morale de l'honneur. L'honneur +est le profond respect de soi et de ses ancêtres. +Changer de religion, ce serait se démentir soi-même, +et démentir les aïeux qui vous ont légué +la religion où vous avez été élevé. Ce serait manquer +de fidélité, et manquer aussi d'orgueil. L'honneur +sera l'unique règle morale de Chateaubriand. +De même qu'Aben-Hamet, qui a songé à se faire +chrétien, demeure musulman, parce qu'il se croirait +diminué si on le voyait changer, donc se +renoncer, ainsi Chateaubriand, que la Révolution +secrètement séduit,—après avoir été par honneur +émigré et soldat de l'armée des princes,—conservera +aux Bourbons, pour garder sa vie extérieurement +harmonieuse, une fidélité pleine de +reproches, une fidélité insupportable de se sentir +si méritoire...</p> + +<hr /> + +<p>Or, après le grand succès de l'<i>Itinéraire</i>, Chateaubriand +est décidément, dans l'opinion, le premier +écrivain de France. Il l'est aux yeux même +de l'empereur. Il plaît à l'empereur à cause du +secours qu'il lui a apporté dans le rétablissement +de l'ordre, et à cause de la majesté et de l'emphase +fréquente de son style, et de sa profusion de souvenirs +classiques. Au moment de l'article du <i>Mercure</i> +(1807) l'empereur avait dit, paraît-il, de +Chateaubriand: «Je le ferai sabrer sur les marches +des Tuileries»; mais il avait dû goûter, pour le +ton et pour le rythme, la fameuse phrase: +«Lorsque dans le silence de l'abjection...» Quelques +années après, l'empereur dit une fois: «Pourquoi +Chateaubriand n'est-il pas de l'Académie?»</p> + +<p>Marie-Joseph Chénier mourut le 10 janvier 1811. +Avertis du propos de l'empereur, les amis de +Chateaubriand le pressèrent de poser sa candidature. +Il pouvait s'abstenir: il ne risquait point +d'être fusillé pour cela. Ou bien, il pouvait attendre +la mort d'un académicien dont l'éloge fût moins +gênant pour lui que celui de Marie-Joseph Chénier, +régicide et (crime égal) critique acerbe d'<i>Atala</i> +et du <i>Génie</i>, dans la satire des <i>Nouveaux saints</i> +(1802):</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>(J'irai, je reverrai tes paisibles rivages,</p> +<p>Riant Meschacébé, Permesse des sauvages;</p> +<p>J'entendrai les Sermons prolixement diserts</p> +<p>Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.</p> +<p>Ô sensible Atala! tous deux avec ivresse</p> +<p>Courons goûter encor les plaisirs de la messe!</p> +<p>Chantons de Pompignan les cantiques sacrés!</p> +<p>Les poètes chrétiens sont les seuls inspirés.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>...</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Ô fille de l'exil, Atala, fille honnête,</p> +<p>Après messe entendue, en nos saints tête-à-tête,</p> +<p>Je prétends chaque jour relire auprès de toi</p> +<p>Trois modèles divins: la Bible, Homère et moi!)</p> + </div> </div> + +<p>Mais il céda, et fit ses visites. Il fut nommé au +second tour et par treize voix. Dès lors il n'avait, +semble-t-il, qu'à accepter les conditions ordinaires +du jeu académique: courtoisie envers son prédécesseur +et hommage au souverain. Mais il était +tenu par son rôle. Il aimait les manifestations +d'indépendance qui n'offraient qu'un danger restreint; +et c'était déjà fort joli, et il était à peu +près le seul de son rang qui se permît ce luxe.</p> + +<p>Et, comme il se sentait fort gêné, il fit un +médiocre discours. Après avoir dit dans son exorde +qu'on ne peut «faire de la littérature une chose +abstraite et l'isoler au milieu des affaires +humaines» ni «interdire à l'écrivain toute considération +morale élevée... ou lui défendre d'examiner +le côté sérieux des objets», il arrive à son +sujet, et conclut qu'il lui est impossible de toucher +aux ouvrages de Chénier sans irriter les passions:</p> + +<blockquote><p> +Si je parlais de la tragédie de <i>Charles IX</i>, pourrais-je +m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de +Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée +aux rois? <i>Caïus Gracchus</i>, <i>Calas</i>, <i>Henri VIII</i>, <i>Fénelon</i> +m'offrent sur plusieurs points cette altération de l'histoire... +Si je relis ses satires, j'y trouve immolés des +hommes qui se sont placés au premier rang de cette +assemblée... Mais laissons-là ces ouvrages qui donneraient +lieu à des récriminations pénibles; je ne troublerai +point la mémoire d'un écrivain qui fut votre +collègue, et qui compte encore parmi vous des admirateurs +et des amis. Il devra à cette religion, qui lui +parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la +défendent, la paix que je souhaite à sa tombe...</p> + +<p>Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez +malheureux pour trouver un écueil? Car, en portant +aux cendres de M. de Chénier le tribut de respect que +tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous +mes pas des cendres bien autrement illustres... Ah! +qu'il eût été plus heureux pour M. de Chénier de +n'avoir point participé à ces calamités publiques qui +retombèrent enfin sur sa tête! Il a su comme moi ce +que c'est que de perdre dans les orages populaires +un frère tendrement chéri. +</p></blockquote> + +<p>Tout cela était pleinement désobligeant pour +Marie-Joseph; la fin encore plus que le reste; car +enfin André Chénier fut tué par les amis de son +frère, et l'on ne saura jamais si Marie-Joseph fit +vraiment son possible pour le sauver. Mais, sauf +l'opportunité et la convenance, je ne trouve pas +très mal, je l'avoue, que Chateaubriand ménage +peu son prédécesseur. Marie-Joseph Chénier ne fut +point un scélérat: mais l'indulgence pour les +faibles de son espèce est mortelle. Il est seulement +curieux que, tout en le traitant sans mollesse, +Chateaubriand reste lui-même possédé de quelques-unes +des idées de ce régicide lettré. Un peu plus +loin, pour tout arranger et pour ennuyer l'empereur, +il dit: «M. de Chénier adora la liberté: peut-on +lui en faire un crime?» Et il garde pour la péroraison +sa meilleure flèche:</p> + +<blockquote><p> +La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et +le premier des besoins de l'homme? Elle enflamme le +génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l'ami des +Muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent jusqu'à +un certain point vivre dans la dépendance, parce +qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas +entendue de la foule; mais les lettres qui parlent une +langue universelle, languissent et meurent dans les +fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, +s'il faut s'interdire, en écrivant, tout sentiment +magnanime, toute pensée forte et grande? La liberté +est si naturellement l'amie des sciences et des lettres +qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie +du milieu des peuples. +</p></blockquote> + +<p>—C'est tout? direz-vous. Ce lieu commun inoffensif, +c'est la grande hardiesse de ce discours? +Oui, et j'ajoute qu'après ce lieu commun l'auteur +glorifie César qui «monte au Capitole», et salue +la «fille des Césars» qui «sort de son palais avec +son jeune fils dans ses bras». Et pourtant c'est +à cause de ce lieu commun que la commission +de l'Académie, nommée pour entendre le discours, +le repoussa; et c'est surtout ce lieu commun que +l'empereur, sur le manuscrit, lacéra de coups de +crayon impérieux. Chateaubriand déclara qu'il +ne ferait pas de corrections, et la commission +décida qu'il ne serait pas reçu.</p> + +<p>Mais l'année suivante («ce mélange de colère +et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est +constant et étrange») l'empereur, qui se savait +admiré de madame de Chateaubriand, qui souhaitait +peut-être faire oublier l'incident du discours +interdit, qui sentait que Chateaubriand était +l'écrivain le plus original de son empire, et qui +enfin aimait assez faire alterner la menace et la +caresse, demanda à l'Académie, à propos des «prix +décennaux», pourquoi elle n'avait pas mis sur les +rangs le <i>Génie du christianisme</i>.</p> + +<p>Car l'empereur avait dit un jour: «On se plaint +que nous n'ayons pas de littérature: c'est la faute +du ministre de l'Intérieur», et par un décret daté +d'Aix-la-Chapelle (10 septembre 1804), il avait +établi «qu'il y aurait de dix ans en dix ans, le jour +anniversaire du 18 brumaire, une distribution de +grands prix donnés de sa propre main.» Ces prix +étaient destinés à récompenser «les meilleurs +ouvrages et les plus utiles inventions qui auraient +honoré les sciences, les lettres et les arts». La +première de ces solennités décennales était fixée +au 9 novembre 1810. Mais cette fois, pour la littérature +du moins, on n'avait rien trouvé. Le jury +de l'Institut avait écarté le <i>Lycée</i> de La Harpe, +comme trop ancien, et le <i>Catéchisme universel</i> de +Saint-Lambert comme trop grossièrement matérialiste. +Et par une omission effrontée il n'avait +pas même mentionné le <i>Génie du christianisme</i>.</p> + +<p>Napoléon demanda pourquoi. Le jury, après de +longues délibérations et de nombreux rapports, +répondit «que le <i>Génie du Christianisme</i> avait +paru défectueux quant au fond et au plan; que +néanmoins la classe (de l'Institut) consultée avait +reconnu un talent très distingué de style... et dans +quelques parties des beautés de premier ordre; +qu'elle avait trouvé toutefois que l'effet du style +et la beauté des détails n'auraient pas suffi pour +assurer à l'ouvrage le succès qu'il a obtenu; et que +ce succès est dû aussi à l'esprit de parti et à des +passions du moment qui s'en sont emparées soit +pour l'exalter à l'excès, soit pour le déprimer avec +injustice.» Le <i>Génie du christianisme</i> avait pour +lui le grand public et les femmes: mais, à l'Institut, +le dix-huitième siècle philosophique se +défendait.</p> + +<p>Les prix décennaux ne furent jamais distribués.</p> + +<p>D'après un récit de madame Hamelin dans le +<i>Constitutionnel</i> du 1<SUP>er</SUP> août 1849, et d'après une +correspondance particulière du <i>Vrai libéral</i> de +Gand, 1<SUP>er</SUP> avril 1818, la galante madame Hamelin +et, une autre fois, une dame qu'on ne nomme pas, +mais qui doit être madame Hamelin encore, serait +allée trouver Chateaubriand de la part de l'empereur, +dans l'année 1811, pour lui proposer la paix. +Chateaubriand aurait répondu: «Mon plus beau +rêve serait d'obtenir de votre enchanteur cinq +architectes et cinq millions pour aller en son nom +rebâtir le temple de Jérusalem qui vient d'être +brûlé»; puis il aurait demandé qu'on créât pour +lui un «ministère des bibliothèques de l'Empire». +(André Gavot: <i>Une ancienne muscadine, Fortunée +Hamelin</i>; Albert Cassagne: <i>La Vie politique de +Chateaubriand</i>.) D'après madame de Rémusat +(<i>Mémoires</i>), Napoléon disait: «Mon embarras +n'est point d'acheter M. de Chateaubriand, mais +de le payer ce qu'il s'estime.» Toutefois, l'empereur +aurait payé ses dettes, pour qu'il consentît +à se présenter à l'Académie.</p> + +<p>Ce sont des racontars, auxquels ont donné lieu +ses perpétuels embarras d'argent. Tout ce qu'on +peut dire, c'est que Chateaubriand et l'empereur +ont été constamment en coquetterie. Ils étaient, +au fond, attirés l'un vers l'autre. Chateaubriand +estimait que Napoléon était, avec lui, le seul +grand homme du siècle; il voulait exister le plus +possible pour son rival, être le plus possible présent +à sa pensée. Mais d'autre part il ne pouvait se +rallier: son rôle, son parti, son orgueil le lui défendaient. +Je crois qu'il en était assez malheureux.</p> + +<p>Il dit dans ses <i>Mémoires</i>: «À partir de 1812, +je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie... fut +véritablement close par la publication de mes +trois grands ouvrages (<i>Génie</i>, <i>Martyrs</i>, <i>Itinéraire</i>...) +Ici donc se termine ma carrière littéraire.»</p> + +<p>Au fait, on se figure difficilement comment il +eût pu la poursuivre. Le <i>Génie</i> avait engendré les +<i>Martyrs</i> qui avaient engendré l'<i>Itinéraire</i>. Mais +qu'est-ce que l'<i>Itinéraire</i> pouvait bien engendrer? +Chateaubriand était captif de son rôle et captif +de sa gloire. On ne le voit pas écrivant un ouvrage +d'imagination qui ne fût pas encore une démonstration +de la beauté de la religion chrétienne: +tout autre eût semblé futile de sa part. Or, sur ce +sujet, il avait dit tout ce qu'il pouvait dire, imaginé +tout ce qu'il pouvait imaginer. C'est pourquoi +il terminait l'<i>Itinéraire</i> par ces mots: «J'ai fait +mes adieux aux Muses dans les <i>Martyrs</i> et je les +renouvelle dans ces <i>Mémoires</i> (il appelle ainsi +l'<i>Itinéraire</i>) qui ne sont que la suite ou le commentaire +de l'autre ouvrage. Si le ciel m'accorde +un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai +d'élever en silence un monument à ma patrie.» +Cela veut dire qu'il se propose d'écrire une histoire +de France; et il en a du moins tracé une +large et abondante ébauche dans les <i>Études historiques</i>. +Si l'Empire avait duré, Chateaubriand +avait certes en lui de quoi devenir un grand historien. +Mais l'histoire n'était encore pour lui qu'un +pis-aller. Ce qu'il rêvait, ce qu'il désirait violemment, +c'était l'action, la grande action politique. +La chute de l'empereur allait bientôt la lui permettre.</p> + + + + +<h2><a name="conf8"></a>HUITIÈME CONFÉRENCE</h2> + +<h3>LA VIE POLITIQUE</H3> + + +<p>Donc, en 1811, la carrière littéraire de Chateaubriand +était de toute façon finie. Elle avait été +limitée d'avance par son esprit même, et par le +rôle que l'auteur avait assumé. Il était, comme il +fut toujours, dégoûté de tout en désirant tout. Il +ne savait à quoi s'occuper. Il attendait, il espérait +la chute de l'empereur, que certains indices annonçaient, +mais qui ne paraissait pas encore très +proche. Alors, pour passer le temps, et aussi parce +que cette description et cette exaltation de soi +lui plaisaient infiniment, il eut l'idée d'écrire ses +<i>Mémoires</i>, et, de 1811 à 1813, il commença à les +rédiger.</p> + +<p>Mais ce n'était encore pour lui, en effet, qu'un +divertissement, en attendant mieux. Son rêve, +exprimé cent fois, a toujours été d'avoir une vie +complète, d'être à la fois un homme de pensée et +de littérature et un homme d'action, quoiqu'il +ait souvent affecté de dédaigner séparément +l'action, la littérature et la pensée. Il sera toujours +irrité d'être regardé surtout comme un écrivain. +Oh! agir matériellement sur les hommes! Faire +de l'histoire! C'est toujours, au fond, le secret +esprit de rivalité avec l'empereur. Il nous dit au +dernier livre des <i>Mémoires</i>, où il se fait très naïvement +centre du monde et se traite lui-même +comme s'il commençait une hégire: «Deux nouveaux +empires, la Prusse et la Russie, m'ont à +peine devancé d'un demi-siècle sur la terre; la +Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru; +je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. +<i>Il m'amenait avec lui</i>.» Plus tard, il aura +parfaitement raison de nous montrer dans Talleyrand +un incomparable coquin de belle tenue; mais +en outre il lui niera presque tout talent diplomatique. +De même il est fort strict pour le duc de +Richelieu et pour Villèle. C'est que, voyez-vous, +le grand diplomate et le grand politique, c'est le +vicomte de Chateaubriand, et il n'y en a point +d'autre.</p> + +<p>L'Empire craque; c'est la retraite de Russie, +c'est la guerre d'Espagne, c'est Leipsick, et tout +à l'heure c'est l'entrée des Alliés à Paris. Chateaubriand +va pouvoir déployer son génie d'action. +Il sera publiciste, ambassadeur, ministre des +affaires étrangères. Il aura la joie infinie de siéger +dans un congrès. Il croira avoir fait tout seul la +guerre d'Espagne, et que la guerre d'Espagne est +une sorte de prodige historique. Il écrira ingénuement: +«Nous pouvions nous avouer qu'en politique +nous valions autant qu'en littérature, si nous +valons quelque chose.» Il est possible: mais, en +réalité, son rôle est de second plan, soit que l'occasion +lui ait manqué, soit par la faute de son caractère. +Ce caractère est curieux. Deux choses (au +moins) sont admirables dans sa vie politique: la +faculté qu'il a d'amplifier merveilleusement ce qui +le touche, et la maussaderie superbe de son dévouement +à la cause royale, le dédain sublime dont +il accable le trône en le défendant.</p> + +<p>Son premier écrit politique est le pamphlet: +<i>De Buonaparte et des Bourbons</i>. Il le rédigea un +peu avant l'entrée des Alliés. Napoléon avait fait +la seule chose qu'il ne devait pas faire: il s'était +laissé battre. La France n'en pouvait plus. La +solution la plus naturelle semblait la restauration +des Bourbons, peu connus, peu désirés, mais qui +étaient là, tout prêts.</p> + +<p>À ce moment, Chateaubriand hait furieusement +l'homme qui l'a si longtemps empêché de vivre +pleinement sa vie. Il exécute la danse du scalp, +la danse de Chactas autour du poteau de guerre. +Par exemple: «Il semble que cet ennemi de tout +s'attachât à détruire la France par ses fondements. +Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal +au genre humain dans le court espace de dix +années que tous les tyrans de Rome ensemble, +depuis Néron jusqu'au dernier persécuteur des +chrétiens... Encore quelque temps d'un pareil +règne, et la France n'eût plus été qu'une caverne +de brigands.» Il est peut-être excessif, même dans +un pamphlet, de dire: «Buonaparte n'avait rien +pour lui hors des talents militaires égalés, sinon +même surpassés, par ceux de plusieurs de nos +généraux.» Et surtout:</p> + +<blockquote><p> +C'est un grand gagneur de batailles, mais <i>hors de là</i> +le moindre général est plus habile que lui (!) Il n'entend +rien aux retraites et à la chicane du terrain; il est +impatient, incapable d'attendre longtemps un résultat, +fruit d'une longue combinaison militaire; il ne sait +qu'aller en avant, faire des pointes, courir, remporter +des victoires, comme on l'a dit, à coups d'hommes, +sacrifier tout pour un succès (<i>dame!</i>) sans s'embarrasser +d'un revers (?), tuer la moitié de ses soldats par +des marches au-dessus des forces humaines. Peu +importe, n'a-t-il pas la conscription et la <i>matière première</i>? +On a cru qu'il avait perfectionné l'art de la +guerre et il est certain qu'il l'a fait rétrograder vers +l'enfance de l'art. +</p></blockquote> + +<p>Ce passage est un peu surprenant, et Chateaubriand +sent lui-même le besoin de mettre en note: +«Il est vrai pourtant qu'il a perfectionné ce qu'on +appelle l'administration des armées et le matériel +de la guerre.»</p> + +<p>Mais ce qui suit est peut-être propre à faire +réfléchir:</p> + +<blockquote><p> +Le chef-d'œuvre de l'art militaire chez les peuples +civilisés, c'est de défendre un grand pays avec une +petite armée; de laisser reposer plusieurs millions +d'hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats; +de sorte que le laboureur qui cultive en paix +son sillon sait à peine qu'on se bat à quelques lieues +de sa chaumière. L'empire romain était gardé par +cent cinquante mille hommes, et César n'avait que +quelques légions à Pharsale. +</p></blockquote> + +<p>Tout cela est fort adroit. Les guerres de l'ancien +régime apparaissent inoffensives. Il y a peut-être +quelque outrance dans une phrase comme celle-ci: +«Tibère ne s'est jamais joué à ce point de l'espèce +humaine.» Et encore je ne sais pas, car je connais +mal Tibère, et je ne sais pas non plus si Napoléon +est «le plus grand coupable qui ait jamais paru +sur la terre»; car c'est une chose très difficile à +savoir. Mais que de remarques excellentes! Sur +l'administration impériale et l'excès de centralisation: +«L'administration la plus dispendieuse +engloutissait une partie des revenus de l'État. Des +armées de douaniers et de receveurs dévoraient +les impôts qu'ils étaient chargés de lever. Il n'y +avait pas si petit chef de bureau qui n'eût sous +lui cinq ou six commis, etc.» Lorsque Chateaubriand +nous dit: «Bonaparte a fait périr dans les +onze années de son règne plus de cinq millions de +Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que +nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, +sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, +de Charles VII, de Henri II, de François II, de +Charles IX, de Henri III et de Henri IV...» cela, +même soupçonné d'exagération, reste frappant. On +peut croire que, par suite des immenses coups de +faux du premier Empire à travers les générations +jeunes et vigoureuses, la France ressent, aujourd'hui +encore, une diminution de force.</p> + +<p>Ceci encore ne paraît point négligeable. À propos +du blocus continental: «C'était prendre l'engagement +de conquérir le monde... Tout cela n'offre +que vues fausses, qu'entreprises petites à force +d'être gigantesques, défaut de raison et de bon +sens, rêves d'un fou et d'un furieux. Quant à ses +guerres..., le moindre examen en détruit le prestige. +Un homme n'est pas grand par ce qu'il entreprend, +mais par ce qu'il exécute. Tout homme +peut rêver la conquête du monde.» Et voici qui +est fort bon (sur le premier consul): «Les républicains +regardaient Buonaparte comme leur ouvrage +et comme le chef populaire d'un État libre. Les +royalistes croyaient qu'il jouait le rôle de Monck +et s'empressaient de le servir. Tout le monde espérait +en lui. Des victoires éclatantes dues à la bravoure +des Français l'environnaient de gloire.» Et +ceci: «L'imagination le domine, et la raison ne +le règle point... Il a quelque chose de l'histrion et +du comédien; il joue tout, jusqu'aux passions +qu'il n'a pas», etc. Et ceci enfin, qui mérite d'être +médité:</p> + +<blockquote><p> +... Il n'est que le fils de notre puissance, et nous +l'avons cru le fils de ses œuvres. Sa grandeur n'est +venue que des forces immenses que nous lui remîmes +entre les mains lors de son élévation. Il héritait de +toutes les armées formées par nos plus habiles généraux... Il +trouva un peuple nombreux, agrandi par des +conquêtes, exalté par des triomphes et par le mouvement +que donnent toujours les révolutions; il n'eut +qu'à frapper du pied la terre féconde de notre patrie, +et elle lui prodigua les trésors et les soldats. Les peuples +qu'il attaquait étaient lassés et désunis; il les vainquit +tour à tour en versant sur chacun d'eux séparément +les flots de la population de la France, etc. +</p></blockquote> + +<p>(Il ne faut pas oublier qu'en effet la France était +alors le peuple le plus nombreux d'Europe, la +Russie exceptée.)</p> + +<p>En dépit de ce qu'il y a de contestable dans ces +explications, je vous avoue que j'y trouve quelque +chose d'allégeant. Elles nous délivrent un peu +de la gêne que donne à la raison l'inexplicable, le +miracle... Un génie, oui, mais dont la «part de +chance» fut véritablement inouïe, et dont la grandeur +eut pour collaborateurs complaisants et, très +exactement, pour complices tous les hommes de +son temps, et, plus encore, ceux de l'époque suivante. +Bref, cet homme singulier, avec qui on ne +se sent guère plus en communication qu'avec +Tamerlan, Chateaubriand ne nous le montre +qu'extraordinaire et démesuré. Dans les <i>Mémoires</i> +il nous le montrera surnaturel, nous verrons pourquoi.</p> + +<p>De Bonaparte, il passe aux Bourbons. Il n'était +pas très facile de les faire aimer, comme cela, tout +de suite. Le monde des soldats et des fonctionnaires, +depuis vingt-cinq ans, devait tout à la +Révolution et à l'Empire. La France avait adoré +Napoléon avant de le subir, et beaucoup s'en souvenaient. +Le comte de Provence, après Napoléon, +même déchu, manquait évidemment de prestige. +Chateaubriand dit, ici, ce qu'il y a de plus utile +et de plus persuasif:</p> + +<blockquote><p> +(Un Français) ne sait ce que c'est qu'un empereur; il +ne connaît pas la nature, la forme, la limite du pouvoir +attaché à ce titre étranger. Mais il sait ce que c'est +qu'un monarque descendant de saint Louis et de +Henri IV. C'est un chef dont la puissance paternelle est +réglée par des institutions, tempérée par des mœurs, +adoucie et rendue excellente par le temps, comme un +vin généreux né de la terre. +</p></blockquote> + +<p>Il dit encore très bien:</p> + +<blockquote><p> +Louis XVIII est un prince connu par ses lumières, +inaccessible aux préjugés, étranger à la vengeance... Les +institutions des peuples sont l'ouvrage du temps +et de l'expérience; pour régner, il faut surtout de la +raison et de l'uniformité. Un prince qui n'aurait dans +la tête que deux ou trois idées communes, mais utiles, +serait un souverain plus convenable à une nation qu'un +aventurier extraordinaire, enfantant sans cesse de nouveaux +plans... +</p></blockquote> + +<p>Et enfin il tirait obligeamment, de la personne +physique de Louis XVIII, tout ce qu'un très grand +artiste en pouvait tirer. Ces simples lignes me +paraissent prodigieuses:</p> + +<blockquote><p> +(Compiègne, avril 1814). Le roi portait un habit bleu, +distingué seulement par une plaque et des épaulettes; +ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de +velours rouge, bordées d'un petit cordon d'or. Il marche +difficilement, <i>mais d'une façon noble et touchante</i>; sa +taille n'a rien d'extraordinaire; sa tête est superbe, +son regard est à la fois celui d'un roi et d'un homme +de génie. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses +guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, +on croirait voir Louis XIV à cinquante ans. +</p></blockquote> + +<p>(J'aime moins des passages comme celui-ci: +«... Et quel Français pourrait oublier ce qu'il doit +au prince régent d'Angleterre, au noble peuple +qui a tant contribué à nous affranchir? Les drapeaux +d'Élisabeth flottaient dans les armées +d'Henri IV: ils reparaissent dans les bataillons +qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop +sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord +Wellington, qui retrace d'une manière si frappante +les vertus et les talents de notre Turenne.» +(Diable!) Il faut dire que cela est écrit avant +Waterloo et que plus tard, dans les <i>Mémoires</i>, +Chateaubriand aura l'air de dire qu'il ne comptait +pas, en 1814 sur l'étranger, et se donnera comme +navré de l'entrée des Alliés à Paris. Et il le croira.)</p> + +<p>On lit dans les <i>Mémoires</i>: «Louis XVIII déclara, +je l'ai déjà plusieurs fois mentionné (oh! oui!) +que ma brochure lui avait plus profité qu'une +armée de cent mille hommes.» Madame de Chateaubriand +attribue le propos à Napoléon, ce qui +n'est pas tout à fait la même chose. Je ne serais +pas étonné qu'en réalité ni Louis XVIII ni Napoléon +n'eût dit la phrase.—Sans doute, la France +était lasse de l'empereur: mais évidemment beaucoup +d'officiers (et de fonctionnaires) ne tenaient +pas à s'entendre dire que, pendant quinze ans, ils +avaient servi un monstre et un scélérat, d'ailleurs +d'un talent médiocre. Bien des choses, dans le +pamphlet, risquaient d'offenser l'armée, sur laquelle +Louis XVIII aurait dû surtout s'appuyer. +Il n'est pas sûr que ces pages aient profité tant +que cela à la cause royale.</p> + +<p>Après avoir rapporté la phrase, peut-être apocryphe, +en tout cas plus complaisante que sincère, +de Louis XVIII, Chateaubriand dit encore: «Le +roi aurait pu ajouter que ma brochure avait été +pour lui un certificat de vie, car on ne savait plus +seulement qu'il existait.»</p> + +<p>Or Chateaubriand espérait tout d'un roi dont +il avait révélé l'existence et dont il avait «stylisé», +comme on a vu, le profil lourd, le ventre et les +jambes enflées. Il comptait être tout, et immédiatement. +Il se croyait l'homme nécessaire. Il +s'étonne donc qu'on ne vienne pas à lui ou qu'on +y vienne mollement. Mais, qu'il fût un grand écrivain, +cela ne touchait pas beaucoup Louis XVIII. +Sans compter que le roi n'était pas, lui, de la +même école. Il faisait des petits vers, et devait +traduire Horace. Il devait être, sur Chateaubriand +écrivain, de l'avis des Ginguené et des Morellet. +Chateaubriand croit que Louis XVIII est littérairement +jaloux de lui. Il est piqué que Monsieur +(le comte d'Artois) n'ait jamais rien lu du <i>Génie +du christianisme</i>.</p> + +<p>Bref, la déception de l'écrivain fut cruelle. Il +ne la leur pardonnera de sa vie. Il est tellement +dégoûté, dès 1814, qu'il songe à se retirer dans +la solitude aux bords du lac de Genève. Mais +«madame de Duras, qui m'avait pris sous sa +protection, dit-il, fut si orageuse, avait un tel +courage pour ses amis, qu'on déterra pour moi +une ambassade vacante, l'ambassade de Suède. +Louis XVIII, <i>déjà fatigué de mon bruit</i>, était heureux +de faire présent de moi à son beau-frère le +roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on +m'envoyait à Stockolm pour le détrôner?» Et il +ajoute, avec un dédain tellement gratuit qu'il en +devient comique (car enfin on ne lui offrait nulle +couronne): «Eh! bon Dieu, princes de la terre, +je ne détrône personne, gardez vos couronnes si +vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car +je n'en veux mie.» Vous sentez l'imagination folle.</p> + +<p>L'empereur débarque de l'île d'Elbe en mars 1815. +«À cette nouvelle, Chateaubriand prétendait que +tout serait sauvé si on le nommait ministre de +l'intérieur. Mais il n'eut ce ministère qu'à Gand, +où il était déjà mis de côté avant qu'on fût rentré +à Paris.» (Sainte-Beuve.) L'extraordinaire, le fantastique +du retour de Napoléon l'emplit d'autant +d'admiration que de colère... «À Sisteron, vingt +hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne... Dans +le vide qui se forme autour de son +ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils +sont invinciblement entraînés par l'attraction de +ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne +le voient pas; il se cache dans sa gloire comme le +lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil +pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. +Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes +sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, +d'Iéna... lui font un cortège avec un million +de morts. Du sein de cette colonne de feu et de +fumée sortent à l'entrée des villes quelques coups +de trompette mêlés aux signaux du labarum +tricolore; et les portes des villes tombent.» (Ceci +sera écrit après 1830.) L'imagination mise en +branle par ce merveilleux, il se représente le vieux +roi podagre attendant au milieu de sa capitale +l'usurpateur reparu. «Le roi, se défendant dans son +château, causera un enthousiasme universel... S'il +doit mourir, qu'il meure digne de son rang; que +le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgement +d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, +gagnera la seule bataille qu'il aura livrée; il la +gagnera au profit de la liberté du genre humain.»</p> + +<p>Mais le vieux roi entendait mal ces paroles +sublimes. Il n'était pas séduit, comme Chateaubriand, +par la beauté du tableau. Or, on n'aime +pas ceux qui nous ont donné des conseils héroïques +qu'on n'a pas suivis. À partir de là, Louis XVIII +dut exécrer Chateaubriand. Et pourtant, assure +celui-ci, «mon plan adopté, les étrangers n'auraient +point de nouveau ravagé la France, nos +princes ne seraient point revenus avec les armées +ennemies; la légitimité eût été sauvée par elle-même...» +Oui, si son plan avait réussi: il suppose +avec intrépidité ce qui est en question. Et il +s'écrie: «Pourquoi suis-je venu à une époque où +j'étais si mal placé? Pourquoi ai-je été royaliste +contre mon instinct, dans un temps où une véritable +race de cour ne pouvait ni m'entendre ni +me comprendre? Pourquoi ai-je été jeté dans cette +troupe de médiocrités qui me prenaient pour un +écervelé quand je parlais courage, pour un révolutionnaire +quand je parlais liberté?»</p> + +<p>Viennent Waterloo et la seconde Restauration: +Chateaubriand est nommé de la Chambre des pairs. +Il écrit la <i>Monarchie selon la Charte</i>. Il juge ce livre +sans défaveur dans ses <i>Mémoires</i>: «La <i>Monarchie +selon la Charte</i> est un catéchisme constitutionnel: +c'est là qu'on a puisé la plupart des propositions +que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui. +Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne +pas, se trouve tout entier dans le chapitre sur la +prérogative royale.» Il n'y avait peut-être pas de +quoi se vanter.</p> + +<p>Mais était-il possible, en 1815, de faire autre +chose que la monarchie constitutionnelle? Ne +fallait-il pas que l'épreuve en fût tentée? Pouvait-on +refaire les provinces, les assemblées provinciales, +les corporations? Pouvait-on décentraliser +quand la centralisation était si utile au régime +rétabli? Pouvait-on éliminer de la monarchie le +parlementarisme, dont elle devait mourir? Nous +voyons peut-être plus clair aujourd'hui qu'au +sortir de la Révolution et de l'Empire sur les conditions +d'un bon gouvernement.</p> + +<p>Chateaubriand, vous vous en souvenez, avait +été pénétré dans sa jeunesse des idées et des préjugés +de la Révolution. Il ne les a pas reniés. Puis, +il s'est toujours ressenti de son long séjour en +Angleterre. Son idéal est la royauté constitutionnelle, +et parce qu'il croit à sa bonté, et sans doute +aussi parce qu'il compte en être le premier ministre. +Ce royaliste juge que la Charte avait l'inconvénient +d'être «octroyée»; «c'était ramener, par +ce mot bien inutile, la question brûlante de la souveraineté +royale ou populaire». Mais pourtant +c'était bien la question qui se posait. Il reproche +à Louis XVIII d'avoir «daté son bienfait de l'an +dix-neuvième de son règne, regardant Bonaparte +comme non avenu. Ce langage suranné et ces prétentions +des anciennes monarchies n'ajoutaient +rien à la légitimité du droit et n'étaient que de +puérils anachronismes». Ces anachronismes puérils +signifiaient pourtant que le comte de Lille, l'exilé +d'Hartwell n'avait d'autre titre, en effet, pour +occuper le trône, que d'être le descendant de +Louis XIV, le frère de Louis XVI, le successeur +de Louis XVII. (Biré.) Chateaubriand ajoute: +«À cela près, la Charte remplaçait le despotisme, +nous apportait la liberté légale, avait de quoi +satisfaire les hommes de conscience.» La liberté? +il aura continuellement ce mot sous sa plume: +mais jamais il ne le définira. On voit finalement +qu'il ne songe qu'à la liberté de la presse, c'est-à-dire +à celle dont se soucie le moins l'immense majorité +des hommes, mais qui lui importe le plus à lui, +Chateaubriand. (On a pourtant l'impression qu'il +était facile à la Restauration, venant après le +despotisme de l'Empire, de paraître donner assez +de liberté.)</p> + +<p>Dans la <i>Monarchie selon la Charte</i>, autant il est +libéral quant aux idées, autant il est intransigeant +sur les hommes. On dirait que son rêve est de faire +appliquer les idées de la Révolution par un personnel +royaliste. Cela souffrait quelques difficultés.</p> + +<p>Il est clair que la Restauration ne pouvait vivre +qu'en se montrant coulante sur les personnes. La +Restauration était nécessaire, mais elle n'avait +pas été souhaitée. Nous avons vu qu'on ne connaissait +plus guère les Bourbons. Chateaubriand +lui-même nous dit: «J'appris à la France ce que +c'était que l'ancienne famille royale; je dis combien +il existait de membres de cette famille, quels +étaient leurs noms et leurs caractères: c'était +comme si j'avais fait le dénombrement des enfants +de l'empereur de Chine, tant la République et +l'Empire avaient envahi le présent et relégué les +Bourbons dans le passé.» Les royalistes de la +veille étaient une assez petite minorité. On ne +pouvait remplacer tous les fonctionnaires, presque +tous bonapartistes et presque tous anciens révolutionnaires. +Il fallait bien tenir compte de la +France des vingt-cinq dernières années. (On le +voit bien aujourd'hui: une restauration monarchique +serait obligée d'utiliser tout ce qui a servi +la République avec talent.) Mais alors, et par la +force des choses, la Restauration semblait devenir +une entreprise d'anciens impérialistes et d'anciens +jacobins. Chateaubriand dit là-dessus fort éloquemment +(<i>Mémoires</i>, t. III, p. 452.):</p> + +<blockquote><p> +... Avec qui et chez qui dînait en arrivant le +lieutenant-général du royaume (le comte d'Artois)? +Chez des royalistes et avec des royalistes? Non: chez +l'évêque d'Autun (Talleyrand) avec un Caulaincourt. +Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers? +Aux châteaux des royalistes? Non, à la Malmaison +chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de +Napoléon, Berthier par exemple, à qui portaient-ils +leur ardent dévouement? À la légitimité. Qui passait +sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare? +Les classes de l'Institut, les savants, les gens de +lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes +et autres; ils en revenaient charmés, comblés +d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables +de légitimistes, nous n'étions admis nulle part; on +nous comptait pour rien... Tantôt on nous faisait dire +dans la rue d'aller nous coucher; tantôt on nous recommandait +de ne pas crier trop haut <i>Vive le roi!</i> D'autres +s'étaient chargés de ce soin. +</p></blockquote> + +<p>Il jugeait ces choses, quoique inévitables, répugnantes. +Car il avait l'âme noble. Il ne pouvait +contenir ni dissimuler son dégoût. Louis XVIII +avait cru indispensable de ménager et même +d'employer Fouché et Talleyrand:</p> + +<blockquote><p> +Tout à coup (dit Chateaubriand, <i>Mémoires</i>, t. IV, +p. 57), une porte s'ouvre: entre silencieusement le vice +appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant +soutenu par M. Fouché; la vision infernale +passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet +du roi et disparaît... Le lendemain, le faubourg Saint-Germain +arriva: tout se mêlait de la nomination de +Fouché déjà obtenue, la religion comme l'impiété, la +vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, +l'étranger comme le Français; on criait de toutes +parts: «Sans Fouché point de sûreté pour le roi, sans +Fouché point de salut pour la France.» +</p></blockquote> + +<p>Il est vrai que ce même Fouché, dont il dit +ailleurs: «Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était +la mort de Louis XVI: le régicide était son innocence», +il l'avait appelé en novembre 1808, dans +un billet à madame de Custine, «un homme divin», +parce que Fouché facilitait alors la publication des +<i>Martyrs</i>. Il était d'ailleurs difficile d'être implacable +pour l'ancien personnel jacobin et impérialiste, +alors que le roi de France ramenait nécessairement +avec lui un de ses parents, le duc +d'Orléans, fils de régicide.</p> + +<p>Mais Chateaubriand exigeait de tous les gouvernants, +et même de tous les fonctionnaires, des +mains pures. Il disait dans la <i>Monarchie selon la +Charte</i>:</p> + +<blockquote><p> +Qu'on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance +des hommes qui les ont opprimés, mais qu'on +donne les bons pour guides aux méchants. C'est l'ordre +de la morale et de la justice. Confiez donc les premières +places de l'État aux <i>véritables</i> amis de la monarchie +légitime... Vous en faut-il un si grand nombre pour +sauver la France? Je n'en demande que sept par département: +un évêque, un commandant, un préfet, un +procureur du roi, un président de la cour prévotale, +un commandant de la gendarmerie et un commandant +des gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient +à Dieu et au roi, je réponds du reste. +</p></blockquote> + +<p>Mais s'il avait été chargé de choisir lui-même et +s'il avait pu trouver les sept, les sept l'auraient +vite dégoûté ou exaspéré. Il reprend:</p> + +<blockquote><p> +Quant à ces hommes capables, mais dont l'esprit +est faussé par la Révolution, à ces hommes qui ne +peuvent comprendre que le trône de saint Louis a +besoin d'être soutenu par l'autel et environné des +vieilles mœurs comme des vieilles traditions de la +monarchie, qu'ils aillent cultiver leur champ. La +France pourra les rappeler quand leurs talents, lassés +d'être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion +et à la légitimité. +</p></blockquote> + +<p>Je crois qu'il eût plus facilement admis leur +conversion, même rapide, si le roi l'avait pris pour +premier ministre. Mais il avait profondément +agacé Louis XVIII dès la première rencontre. Il +dut se contenter de sa place de pair et de son +titre de ministre d'État. Et c'est pourquoi il se +jeta incontinent dans l'opposition de droite. De +même qu'il est catholique avec une foi intermittente +(c'est lui qui nous l'a dit) et un tempérament +épicurien, il est royaliste avec un fond d'indiscipline +incurable et tout en restant dans son cœur +un individualiste forcené. Par une sorte de dilettantisme, +il se montre plus «ultra» que les ultras, +qu'il ne peut sentir. Toujours il choisit l'attitude +qui plaît le plus à son imagination. Son <i>criterium</i>, +nécessairement arbitraire, en politique comme en +morale, c'est la beauté. Rayé par le duc de Richelieu +de la liste des ministres d'État, il est obligé, +dit-il, de vendre ses livres et sa maison de la +Vallée-aux-Loups. Son opposition s'en fait plus +acre. Il fonde le <i>Conservateur</i>, journal d'opposition +ultra-royaliste. Il triomphe de l'assassinat du +duc de Berry et écrit sur Decazes la phrase célèbre: +«Les pieds lui ont glissé dans le sang.» Il dit dans +les <i>Mémoires</i>: «J'étais devenu le maître politique +de la France par mes propres forces.» Ce n'est +qu'une de ces vanteries dont il est coutumier. Mais +un des effets indirects du meurtre du duc de Berry +fut de faire envoyer Chateaubriand à Berlin +comme ambassadeur.</p> + +<p>Il y resta un an à peu près. Il n'avait pas +grand'chose à y faire. Toutefois il envoie beaucoup +de dépêches diplomatiques, parce qu'il adore ça. +Il dit dans les <i>Mémoires</i>, d'un ton impayable: +«Vers le 13 de janvier (1821) j'ouvris le cours de +mes dépêches avec le ministre des affaires étrangères. +Mon esprit se plie facilement à ce genre de +travail: pourquoi pas? Dante, Arioste et Milton +n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en +poésie? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, +ni Milton: l'Europe et la France ont vu néanmoins, +par le congrès de Vérone, ce que je pourrais +faire.»</p> + +<p>Le 9 janvier 1822, il est nommé ambassadeur à +Londres. «Louis XVIII, dit-il, consentait toujours +à m'éloigner.» (On le comprend assez.) Cette +ambassade de Londres fut une des grandes joies +de sa vie. Et, pour comble de bonheur, il y va sans +sa femme. «Madame de Chateaubriand, craignant +la mer, n'osa passer le détroit, et je partis seul.» +Il dit: «La faiblesse humaine me faisait un plaisir +de reparaître connu et puissant là où j'avais été +ignoré et faible.» Il goûta ce plaisir avec un émerveillement +toujours renouvelé.</p> + +<p>Ce fut comme ambassadeur de France à Londres +qu'il prit part au joyeux congrès de Vérone. Puis +il est, enfin! ministre des affaires étrangères, et +contribue notablement à la guerre d'Espagne.</p> + +<p>Je ne me lasse pas de le citer: «Ma guerre +d'Espagne, le grand événement politique de ma +vie, était une <i>gigantesque</i> entreprise. La légitimité +allait pour la première fois brûler de la poudre +sous le drapeau blanc... Enjamber d'un pas les +Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les +armées d'un conquérant avaient eu des revers, +faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept +ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige? C'est +pourtant ce que j'ai fait.» Mon Dieu, oui. En +réalité, la Restauration avait justement pour elle, +en Espagne, ce que l'empereur avait eu contre +lui: le peuple et les moines. Le succès, d'ailleurs, +semble dû surtout à l'audace ingénieuse de ce +Gil-Blas de financier Ouvrard et à l'habile achat +des consciences de presque tous les principaux +chefs de la révolution espagnole...</p> + +<p>Je comprends mieux aujourd'hui que je ne +l'eusse fait il y a quinze ans les raisons de Chateaubriand +royaliste: «Deux sentiments, dit-il, nous +avaient constamment obsédé depuis la Restauration: +l'horreur des traités de Vienne, le désir de +donner aux Bourbons une armée capable de +défendre le trône et d'émanciper la France. +L'Espagne, en nous mettant en danger, à la fois +par ses principes et par sa séparation du royaume +de Louis XIV, paraissait être le vrai champ de +bataille où nous pouvions, avec de grands périls +il est vrai, mais avec un grand honneur, restaurer +à la fois notre puissance politique et notre force +militaire.» (Congrès de Vérone.) Et encore: «La +légitimité se mourait faute de victoires après les +triomphes de Napoléon.» Ou bien: Il s'agissait +de «replacer la France au rang des puissances +militaires» et de «réhabiliter la cocarde blanche +dans une guerre courte, presque sans danger». +(Il parlait tout à l'heure de «grands périls», mais +il l'a oublié.)</p> + +<p>D'après Chateaubriand lui-même, la guerre +d'Espagne—sauf chez les royalistes purs et chez +les officiers, qui voulaient «avancer»,—«n'était +pas du tout populaire». (J'accorde d'ailleurs que +ce n'était pas une raison pour qu'on ne la fît pas.) +Elle avait contre elle la plupart des bourgeois et +tous les anciens soldats de l'empereur. Presque +tous les Français croyaient alors à la bienfaisance +des principes de la Révolution. La Terreur, le +Directoire paraissaient de monstrueux ou vils +accidents, mais des accidents. En somme, la Révolution +était récente; on pouvait croire qu'elle +n'avait pas eu le temps de produire ses vrais fruits, +les fruits naturels de la démocratie et du régime +de l'élection politique, et que ces fruits seraient +excellents. Maintenant qu'elle les a produits, nous +pouvons être moins crédules. Donc, de braves +gens,—oh! mon Dieu, nos grands-pères et arrière-grands-pères,—voyaient +sans faveur une guerre +entreprise pour les moines, croyaient-ils, et pour +ce misérable roi Ferdinand VII.</p> + +<p>Car ce représentant de la vérité politique était +vraiment peu aimable. Et ce n'était là qu'un détail, +mais très voyant. Écoutez comment Chateaubriand +jugeait ce personnage.</p> + +<p>Avant la guerre d'Espagne: «Ferdinand s'était +encore rapetissé pour tenir moins de place dans +sa prison (à Valençay)...» «Ferdinand entra dans +Madrid (en 1814) roi <i>netto</i>. Le roi <i>netto</i> manqua +sur-le-champ +à sa parole. Il condamna les conservateurs +de son trône à l'exil, au cachot, aux présides, +etc...» Quand il jure la Constitution de 1812: +«Ainsi fut couronnée la tyrannie par la couardise, +le manque de foi par le parjure...» «Le monarque +abandonna, comme de coutume, les militaires +fidèles.» En 1822, après la révolte de l'armée: +«Ferdinand et sa famille se montrent à travers +les ténèbres de ce désastre: on y reconnaît la +passion du despote et la fureur des femmes... Un +tyran craintif pousse à la catastrophe et tremble +quand elle est venue.»</p> + +<p>Après le succès de la guerre d'Espagne: «Ferdinand +s'opposait à toute mesure raisonnable. +Qu'espérer d'un prince qui, jadis captif (à Valençay), +avait sollicité la main d'une femme de la +famille de son geôlier? Il était évident qu'il brûlerait +son royaume dans son cigare... Le règne +des Camarillas commença quand celui des Cortès +finit.»</p> + +<p>On ne peut pas dire que Chateaubriand nous +surfait son héros. Un de ses goûts les plus marqués +est d'exalter certains principes et d'en détester +les représentants, de magnifier la royauté +et de mépriser les rois, pour se donner à la fois +le plaisir de la supériorité intellectuelle et de la +supériorité morale. Son instinct et son délice, +c'est de détruire à mesure qu'il construit. Sauf +dans ses écrits de la période 1814-1816, sauf dans +ces <i>Mémoires sur le duc de Berry</i> où il «fait» de +la sentimentalité royaliste pour ennuyer Decazes, +il ne parle guère de la personne même des rois et +des princes sans les railler ou les dédaigner, comme +s'il se vengeait ainsi des révérences forcées. «Les +rois n'ont pas plus d'attrait pour nous que nous +n'en avons pour eux; nous les avons servis de +notre mieux, mais sans intérêt et sans illusions. +Louis XVIII nous détestait; il avait à notre +endroit de la jalousie littéraire, etc.» Ceci est +extrait du <i>Congrès de Vérone</i>, mais les petits morceaux +de ce genre sont par centaines dans les +<i>Mémoires</i>.</p> + +<p>Chateaubriand triompha d'une façon extravagante. +Il appelait la guerre d'Espagne son <i>René</i> +en politique. Il dit dans le <i>Congrès de Vérone</i>: +la fortune m'avait choisi «pour me charger de la +puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait +pu renouveler la face du monde». Il dit ailleurs +que le succès de la guerre d'Espagne pouvait +donner à la France les frontières du Rhin. Et +même il l'explique. Cette guerre est <i>sa</i> guerre. +Cependant, tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y +a assez puissamment contribué. Dans les préparatifs +de l'entreprise, son rôle paraît moindre que +celui de Mathieu de Montmorency ou que celui du +grand ministre Villèle, qui d'abord marcha malgré +lui et qui ensuite emporta tout.</p> + +<p>Mais Chateaubriand était tellement persuadé +que c'était lui, Chateaubriand, qui avait tout fait +et il y mettait une telle «vanité d'auteur» (Sainte-Beuve), +qu'il fut ulcéré de n'être pas complimenté +par le roi avant tous les autres, ministres ou généraux. +Il ne se concevait plus que premier ministre +ou président du conseil. «On ne peut gouverner +avec lui ni sans lui», disait Villèle. On prit pourtant +le parti de gouverner sans lui. M. de Chateaubriand +fut congédié brusquement et sans égards +le 6 juin 1824. (Le prétexte de sa disgrâce fut, +dit-il, de n'avoir pas soutenu une loi sur la réduction +des rentes proposée par le gouvernement.)</p> + +<p>Je ne dis pas, notez-le bien, que le roi n'ait pas été +brutal et qu'il n'aurait pas dû ménager davantage +un être, après tout, magnifique; je ne dis pas que, +si Chateaubriand avait eu le pouvoir un nombre +suffisant d'années, il n'aurait pas fait de grandes +choses. Il avait peut-être le génie de la politique, +comme il le disait. Mais la secrète faiblesse d'âme +qu'implique une vanité comme la sienne, fait +qu'on n'en est pas sûr.</p> + +<p>Il ressentit le coup avec une vivacité extrême. +Il dit dans le <i>Congrès de Vérone</i>: «Sensible à +l'affront, il nous était impossible d'oublier tout +à fait que nous étions le restaurateur de la religion» +(simplement) «et l'auteur du <i>Génie du +christianisme</i>.» Et dans les <i>Mémoires</i>: «... On +avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, +sur mon ambition de chien couchant, +sur mon empressement à me déclarer moi-même +coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux +qui m'avaient chassé: c'était mal me connaître.» +Il enrage ouvertement et candidement. Et il +rentre dans l'opposition (pour n'en plus sortir qu'un +moment, pendant le ministère Martignac), et dans +l'opposition «systématique»; car, explique-t-il, +l'opposition surnommée «de conscience» est +impuissante. Et là-dessus il a raison.</p> + +<p>Il dit dans la préface de la <i>Monarchie selon la +Charte</i> (édition de 1827): «En me frappant, on +n'a frappé qu'un dévoué serviteur du roi, et l'ingratitude +est à l'aise avec la fidélité; toutefois il peut +y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances +dont il ne serait pas bon d'abuser; +l'histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, +ni Voltaire, ni Mirabeau, et, quand je possèderais +leur puissance, j'aurais horreur de les imiter dans +leur ressentiment. Mais...»</p> + +<p>Mais il fait comme eux. Il se venge. Il a les +fureurs de Coriolan. Je pense que, par ses articles +des <i>Débats</i>, il contribua à la chute de la Restauration +plus qu'il n'avait contribué à la guerre +d'Espagne. Il assiste au sacre de Charles X avec +un dur dédain. Lui qui avait écrit en 1820: «Il +s'élève derrière nous une génération impatiente +de tous les jougs, ennemie de tous les rois; elle +rêve la république et est incapable par ses mœurs +des vertus républicaines; elle s'avance, elle nous +presse, elle nous pousse...», ce n'est plus qu'à cette +génération qu'il cherche à plaire. Il ne cesse de +répéter qu'après tout il ne tient pas à la monarchie, +ni de faire entendre que son salut au roi n'est +qu'un geste généreux, un geste avantageux, un +salut de théâtre. Étant illustre, il devient facilement +populaire. Il reçoit des lettres de compliments +qu'il conserve avec soin et qu'il produit +dans ses <i>Mémoires</i>. Il y ajoute ce commentaire: +«Tous les pusillanimes et les ambitieux qui +m'avaient cru perdu commençaient à me voir +sortir radieux des tourbillons de poussière de la +lice: c'était ma seconde guerre d'Espagne» (il +parle de sa campagne aux <i>Débats</i>). «Je triomphai +de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé +au dehors des ennemis de la France.»</p> + +<p>Après le départ du ministère Villèle, le roi se +délivre de Chateaubriand en l'envoyant à Rome +comme ambassadeur. Chateaubriand le comprend +très bien: «Il se peut qu'il fût utile à mon pays +d'être débarrassé de moi: par le poids dont je me +suis, je devine le fardeau que je dois être pour les +autres.» À Rome, il a le plaisir d'assister à la mort +de Léon XII et au conclave qui élit Pie VIII. Il +écrit des phrases comme celle-ci: «Un pape qui +entrerait dans l'esprit du siècle et qui se placerait +à la tête des générations éclairées pourrait rajeunir +la papauté: mais ces idées ne peuvent point +pénétrer dans les vieilles têtes du sacré Collège.»</p> + +<p>Au moment du ministère Polignac, il donne +sans hésiter sa démission d'ambassadeur. C'est +une chose qu'il fait très bien. C'est, en politique, +celle qu'il fait le mieux. Il y a parfois du mérite. +Il nous l'explique lui-même: «Les chutes me sont +des ruines, car je ne possède que des dettes, dettes +que je contracte dans des places où je ne demeure +pas assez de temps pour les payer; de sorte que, +toutes les fois que je me retire, je suis réduit à +travailler aux gages d'un libraire.» Et voici ce +qui augmente son mérite. Il écrit de madame de +Chateaubriand: «Elle avait la tête tournée d'être +ambassadrice à Rome... Elle aime la représentation, +les titres et la fortune; elle déteste la pauvreté +et le ménage chétif; elle méprise ces susceptibilités, +ces excès de fidélité et d'immolation, +qu'elle regarde comme de vraies duperies dont +personne ne vous sait gré; elle n'aurait jamais +crié vive le roi quand même; mais, quand il +s'agit de moi, tout change; elle accepte d'un +esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant.» +Cela veut dire que, lorsqu'il se démettait d'une +place lucrative, sa femme lui faisait une vie d'enfer. +Lui-même était furieux d'être héroïque, mais il +était héroïque. Oui, sa plus grande gloire, après +ses livres, c'est d'avoir su donner magnifiquement +sa démission.</p> + +<p>À ce moment, la politique extérieure est brillante +et prospère. Le roi et M. de Polignac se croient +assez forts pour faire les «Ordonnances». Qu'est-ce +que les ordonnances? Chateaubriand dit dans +les <i>Mémoires</i>: «... Sans doute la presse tend à +subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et +les Chambres à lui obéir; sans doute, dans les +derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant +que sa passion, a, sans égard aux intérêts +et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition +d'Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, +les chances d'un non-succès; elle a divulgué +les secrets de l'armement, instruit l'ennemi +de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos +vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement...» +Et il ajoute: «Tout cela est vrai et +odieux; mais le remède?»—Le remède radical, +c'était sans doute la suppression de la liberté de +la presse. Et en effet la première ordonnance opérait +cette suppression. Une autre dissolvait la +Chambre récemment élue. Une autre refaisait la +loi d'élection dans un sens restrictif. Tout cela +en vertu de l'article 14 de la Charte, entendu, il +est vrai, un peu pharisaïquement: «Le roi est le +chef suprême de l'État, commande les forces de +terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités +de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous +les emplois d'administration publique, <i>et fait les +règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution +des lois et la sûreté de l'État</i>.»</p> + +<p>Je n'ai pas à juger ici les ordonnances. Pendant +trente ans de ma vie elles m'ont fait horreur. +Maintenant je ne sais plus... Mais en tout cas il +fallait prévoir, il fallait pouvoir, il fallait réussir... +Et ce Polignac ne paraît pas avoir été de force.</p> + +<p>Chateaubriand, devenu personnage populaire, +chef de la jeunesse, s'indigna des ordonnances: +«Dans le cas où elles eussent triomphé, j'étais +résolu à ne pas m'y soumettre, à écrire, à parler +contre ces mesures inconstitutionnelles.» (Il n'avait +pas toujours eu de ces délicatesses. À la Chambre +de 1815, il avait, par exemple, demandé la suspension +des juges pour une année, «afin de voir +qui était royaliste en jugeant et qui ne l'était +pas»). Pour la troisième fois la royauté ne sut +pas, ne voulut pas se défendre. Chateaubriand +se promène dans les rues pour se faire acclamer +et porter sur les épaules des jeunes gens et des +étudiants. À la Chambre des pairs, il exalte les +insurgés; il qualifie le coup d'État des ordonnances +de «conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie» +et y voit «une terreur de château organisée +par des eunuques». Toutefois, il ne croit +pas encore tout à fait à la République, et soit qu'il +ait un bon mouvement, soit qu'il veuille (à quoi il +tenait extrêmement) maintenir une apparence +d'unité à sa vie politique, il refuse de se rallier au +roi électif Louis-Philippe, et reste fidèle au petit +duc de Bordeaux, en faveur de qui le roi et le dauphin +ont abdiqué. Mais il n'en écrit pas moins des +phrases comme celles-ci, qui sont assez pauvres, +si je ne m'abuse: «... Je reviens à ma raison et je +ne vois plus dans ces choses que l'accomplissement +des destins de l'humanité. La cour, triomphante +par les armes, eût détruit les libertés publiques; +elle n'en aurait pas moins été écrasée un jour, +mais elle eût retardé le <i>développement de la société</i> +pendant quelques années; tout ce qui avait compris +la monarchie d'une manière large eût été +persécuté par la Congrégation rétablie. En dernier +résultat, les événements ont suivi <i>la pente +de la civilisation</i>.»</p> + +<p>Il continuera, sous Louis-Philippe, d'écrire de +ces choses, d'affirmer et de saluer la transformation +des sociétés, l'ère nouvelle, l'inéluctable progrès +de la démocratie. Il fait très bien tout le +nécessaire pour entretenir sa popularité. Il affiche +la plus vive sympathie pour Armand Carrel, qui, +dans la guerre d'Espagne (sa guerre à lui, Chateaubriand) +avait combattu comme volontaire républicain +contre l'armée française. Il étale la plus +grande admiration pour Béranger. Il l'invite à +dîner avec Carrel au Café de Paris, pour bien +montrer qu'ils sont ses amis et qu'il a l'esprit +libre. Béranger lui rend ses politesses par la +chanson:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie?</p> + </div> </div> + +<p>Et Chateaubriand appelle cela une admirable +chanson. Et il raconte lui-même: «Un vieux +chevalier de Saint-Louis, qui m'est inconnu, +m'écrivait du fond de sa tourelle: «Réjouissez-vous, +monsieur, d'être loué par celui qui a souffleté +votre roi et votre Dieu.» (L'indignation de +ce vieux chevalier n'est peut-être pas si ridicule.) +Il affecte d'être l'ami de Lamennais, après la +révolte de Lamennais, bien entendu. Il écrit même +au prince Louis-Napoléon: «Si Dieu, dans ses +impénétrables conseils, avait rejeté la race de +Saint-Louis, si les mœurs de notre patrie ne lui +rendaient pas l'état républicain possible, il n'y +a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la +France que le vôtre.» Ainsi s'exprime l'auteur de +la brochure <i>De Bonaparte et des Bourbons</i>. Il est au +mieux avec tous les plus notoires ennemis de ses rois.</p> + +<p>Mais ces rois, oh! qu'il les aime une fois qu'ils +sont dehors! Sans doute, tourné vers les libéraux, +il dit durement: «C'est une monarchie tombée, +il en tombera bien d'autres. Nous ne lui devions +que notre fidélité: elle l'a.» (V'lan!) Mais, sur les +personnes même de ses princes, maintenant qu'ils +n'y sont plus, quels attendrissements! C'est que +rien n'est plus avantageux que ce rôle de royaliste +incrédule, mais ému. De cette façon il est applaudi +et par les royalistes et par les libéraux. «Il a les +fanfares des deux camps.» (Sainte-Beuve.) Il +s'intéresse à cette romanesque et charmante petite +Italienne, la duchesse de Berry. Il a la chance de +faire à cause d'elle (pour la phrase: «Madame, +votre fils est mon roi.») quelques jours de confortable +prison. Il va voir de sa part Charles X au +château de Prague, et la duchesse d'Angoulême +dans son méchant garni de Carlsbad. Cela l'amuse, +et cela lui fait honneur. Et ces visites à des ombres +inspirent à l'écrivain des images extraordinaires +de mélancolie pittoresque. (Ceci, sur la duchesse +d'Angoulême inclinée sur sa broderie: «J'apercevais +la princesse de profil, et je fus frappé d'une +ressemblance sinistre: Madame a pris l'air de +son père; quand je voyais sa tête baissée comme +sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle +de Louis XVI attendant la chute du glaive.»)</p> + +<p>Il vient un moment où il est peut-être plus content +d'avoir écrit l'<i>Essai sur les Révolutions</i> que +le <i>Génie du christianisme</i>. En 1839, il dit de l'<i>Essai</i>: +«Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que +la génération nouvelle s'imagine avoir découvert +d'une société à naître, fondée sur des principes +tout différents de ceux de la vieille société, se +trouve positivement annoncé dans l'<i>Essai</i>.» Il +écrit vers le même temps: «En politique, la +chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur +de mon discours et de ma brochure.»</p> + +<p>En somme, c'est l'âme de René, l'âme inquiète +et visionnaire, violente et triste, tour à tour blessée +ou séduite, exaltée ou désespérée, l'âme de désir +et de dégoût, que Chateaubriand a promenée dans +la politique. C'est toujours le chercheur d'images +et d'émotions. Charles Maurras a écrit, il y a +quatorze ans, sur Chateaubriand homme politique, +quelques pages admirables de pénétration et de +couleur... Après avoir montré à quel point et de +quel voluptueux amour cet homme aimait les +calamités, les désastres et les ruines pour en nourrir +sa tristesse, Maurras nous dit: «À ses façons +de <i>craindre</i> la démagogie, le socialisme, la République +européenne, on se rend compte qu'il les +appelle de ses vœux. Prévoir certains fléaux, les +prévoir en public, de ce ton sarcastique, amer et +dégagé, équivaut à les préparer. Assurément, ce +noble esprit, si supérieur à l'intelligence des Hugo, +des Michelet et des autres romantiques, ne se +figurait pas le nouveau régime sans quelque horreur. +Mais il aimait l'horreur...» Et encore: «... Le +passé, comme passé, et la mort, comme mort, +furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, +il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de +plus sûrs motifs de regrets. En toutes choses, il +ne vit que leur force de l'émouvoir, c'est-à-dire +lui-même. À la cour, dans les camps, dans les +charges publiques comme dans ses livres, il est +lui, et il n'est que lui, ermite de Combourg, solitaire +de la Floride. Il se soumettait l'univers...» +(<i>Trois idées politiques</i>.)</p> + +<p>Et, pendant les dix-huit dernières années de +sa vie, tout le monde l'admire. Les catholiques ne +peuvent oublier le <i>Génie du christianisme</i>; les +royalistes, même scandalisés de la liberté de sa +pensée, disent: «Il a du moins le culte du malheur.» +Et les libéraux, et les républicains trouvent +aussi cela très beau, très touchant, «puisqu'au +fond, songent-ils, il est des nôtres». Le mal de +René n'empêche pas René d'être un merveilleux +organisateur de sa gloire.</p> + + + + +<h2><a name="conf9"></a>NEUVIÈME CONFÉRENCE</H2> + +<h3>LES MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE</H3> + + +<p>Certes les <i>Mémoires</i>, plus ou moins personnels +et autobiographiques, plus ou moins mêlés de +chronique contemporaine, abondent dans notre +littérature. Mais s'il n'y avait pas eu auparavant +les <i>Confessions</i> de Rousseau, les <i>Mémoires d'outre-tombe</i> +seraient un monument unique.</p> + +<p>Je sais bien les différences, et que les <i>Confessions</i> +sont vraiment des confessions et que les +<i>Mémoires d'outre-tombe</i> sont à la fois des confessions +et des mémoires. Mais ces deux ouvrages +singuliers nous présentent l'expression directe et +l'histoire totale des deux plus puissantes et dévorantes +sensibilités (peut-être) qui aient paru dans +les lettres françaises.</p> + +<p>Si Rousseau n'avait pas écrit les <i>Confessions</i>, +que lirait-on de lui? Car on ne lit plus guère <i>Émile</i> +ni l'<i>Héloïse</i>. Si Chateaubriand n'avait pas écrit +les <i>Mémoires</i>, que lirait-on de Chateaubriand? +Car on lit bien peu le <i>Génie</i> et les <i>Martyrs</i>. Rousseau +et Chateaubriand ne nous seraient même pas +connus à moitié, et ce serait dommage. Car ce qui +est le plus intéressant en eux, ce ne sont pas leurs +idées, ce ne sont point les vérités qu'ils ont cru +trouver, ce n'est point ce qu'ils ont pensé du +monde, mais ce qu'ils en ont senti: c'est leur sensibilité, +c'est leur imagination, c'est leur personne +même.</p> + +<p>Et, au fond, c'était bien aussi leur avis. Et c'est +pourquoi, après s'être exprimés quelque temps à +travers des opinions ou des fictions, enfin ils n'ont +pu y tenir et se sont exprimés directement, parce +que rien au monde ne leur paraissait plus passionnant +qu'eux-mêmes. Rousseau, pour être heureux, +devait écrire les <i>Confessions</i>; Chateaubriand, pour +être heureux, devait écrire les <i>Mémoires</i>. Et chacun +d'eux a consacré à cette tâche délicieuse une +très grande partie de son existence, Rousseau +quinze ans, Chateaubriand près de quarante ans +(avec des interruptions sans doute, mais qui ne +les empêchaient point d'y penser toujours). Et c'est +leur œuvre principale, leur grande œuvre, et qui +nous rend bien pâle et presque indifférent le +reste de leurs ouvrages. Et, sans doute, ces confessions +et ces mémoires n'ont pas, si vous le +voulez, la beauté d'une tragédie de Racine ou +d'un sermon de Bossuet; ils constituent de monstrueux +exemplaires de la littérature subjective; +mais la description de soi-même, chez les malades +et les excessifs qui ont du génie, est d'un intérêt +qui emporte tout. Et d'ailleurs, pour nous, sinon +pour eux, le Rousseau des <i>Confessions</i>, le Chateaubriand +des <i>Mémoires</i> sont des personnages aussi +objectifs que ceux des poèmes, des drames ou +des romans. Ou plutôt, quel personnage de roman +ou de drame a la vie étendue, minutieuse et frémissante +du héros des <i>Confessions</i> ou du héros +des <i>Mémoires d'outre-tombe</i>? Rousseau, c'est Saint-Preux +total, et Chateaubriand, c'est René tout +entier; et c'est donc beaucoup plus et beaucoup +mieux que René ou Saint-Preux, ou même +qu'Hamlet ou qu'Oreste.</p> + +<p>Or, en 1811<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>, Chateaubriand, ayant fini +d'écrire les ouvrages que lui imposait son rôle +public, et de démontrer la vérité du christianisme +par sa beauté, et sa beauté d'abord par un +traité descriptif, puis par un poème en prose, +comprit que ce qu'il avait désormais de mieux à +faire, c'était d'écrire ce qui lui faisait le plus de +plaisir, c'est-à-dire de se raconter,—à l'imitation +de Jean-Jacques, qui avait été la grande +admiration de sa jeunesse, et parce qu'il était, à +bien des égards, de la même espèce que Jean-Jacques, +et qu'on pourrait dire que, spirituellement, +Jean-Jacques a eu Chateaubriand d'une +jeune aristocrate (comme on pourrait dire, toujours +au même sens spirituel, que Jean-Jacques +est né de Fénelon et d'une chambrière).</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a><p>Il a même commencé en 1803 (<i>Lettre</i> à Joubert).</p></blockquote> + +<p>Et Chateaubriand eut deux fois raison, pour +lui-même, d'écrire ses <i>Mémoires</i>: car il y trouve +le genre qui convenait le mieux à son génie, et +une source inépuisable de joie.</p> + +<p>Ce n'est point, en effet, par la pensée qu'il est +éminent et rare. Ce n'est pas non plus par le don +de créer et de faire agir des personnages différents +de lui, à la façon des grands dramaturges et des +grands romanciers. Dans les <i>Natchez</i>, dans le +<i>Génie</i>, dans les <i>Martyrs</i>, ce qu'il y a de plus vivant, +ce sont les descriptions et les souvenirs de sensations +personnelles,—et c'est (avec Atala, Amélie +et Velléda, qui sont des sœurs de sa sœur Lucile),—Chactas, +René et Eudore, qui ne sont que des +images de lui-même. Or, dans les <i>Mémoires</i>, il +n'aura qu'à se peindre directement, sans nulle +fiction interposée entre lui et nous, dans ses rapports +avec les choses et les hommes et dans les +impressions qu'il en reçoit. Il écrira librement +l'histoire de sa sensibilité. Lorsque, à tout bout +de champ, il nous énumère les personnages de ses +romans, qu'il appelle ses fils et ses filles, nous +sommes tentés de les juger assez pâles et convenus: +mais les êtres réels, les hommes de son temps, ceux +qu'il a rencontrés dans la vie, il les peindra de +la façon la plus âpre, la plus passionnée, la plus +brutale ou la plus aiguë; et ce médiocre «créateur +d'âmes» (à mon avis) fera d'étonnants portraits +de ses contemporains. C'est que ceux-là, il les a +vus, il a souffert par eux, ou par eux il s'est +amusé; il a pu les aimer ou les haïr. En les peignant, +il exprime encore une disposition de son esprit. +Et, à côté des portraits, il y a les récits des événements +auxquels il a assisté, qu'il a vus de ses +yeux, qu'il croit souvent avoir dirigés. Il y a ses +impressions de voyage. Il y a ses rêveries, ses +visions, ses colères, ses rancunes. Lui, toujours +lui. Il est clair que, pour exprimer tout cela, son +génie propre excelle, et son génie propre suffit. Il +a le don des images et la sensibilité la plus voluptueuse +et la plus absorbante: et c'est tout justement +ce qu'il faut ici. Les <i>Mémoires</i> sont précisément +le genre où il pouvait avoir tout son génie, +et en jouir, et nous en faire jouir nous-mêmes. +Et les <i>Mémoires</i> sont, en effet, un grand chef-d'œuvre, +le plus divertissant et le plus éclatant +qui soit, et aussi magnifique que sont douloureuses +et poignantes les <i>Confessions</i>, l'autre chef-d'œuvre.</p> + +<p>Et ces <i>Mémoires</i>, Chateaubriand les a conçus, +sentis, écrits avec tant de plaisir! Un plaisir qui +a duré la moitié de sa vie. Il dit dans l'<i>Avant-propos</i> +de 1846, deux ans avant de mourir: «Ces +<i>Mémoires</i> ont été l'objet de ma prédilection. Saint +Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer +les siens après sa mort; je n'espère pas une +telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l'heure +des fantômes pour corriger au moins les épreuves.»</p> + +<p>Même quand il était obligé d'en interrompre la +rédaction, il y pensait toujours. Ils étaient son +délice, sa consolation, son refuge, sa gloire, sa +vengeance. Il y façonnait sa propre figure, telle +qu'il voulait qu'elle apparût à la postérité. Il ne +s'y donnait que des défauts avantageux et fiers. +S'il avait eu dans sa vie des déceptions, il les tournait +en victoires, ou il les expliquait par sa grandeur +d'âme. Si les événements lui donnaient tort, +il n'était pas embarrassé de prouver qu'il avait eu +raison. Comme la rédaction de ses <i>Mémoires</i>, et +les corrections, et les retouches, ont duré en réalité +une quarantaine d'années, et qu'il racontait sa +participation à tel événement dix, vingt, trente +ans après l'événement lui-même, il pouvait composer +d'après l'intérêt du présent son attitude du +passé, et se donner aussi l'air d'avoir tout compris, +tout deviné, tout prévu. Sa carrière politique et +diplomatique a été, en somme, incomplète et d'un +éclat secondaire: un court ministère et trois +courtes ambassades, c'est à peu près tout. Mais +comme cela s'amplifiera dans ses <i>Mémoires</i>! Là, +il sera le grand homme d'État qu'il a rêvé d'être; +et ce que sa carrière a eu de borné s'expliquera par +sa supériorité même, par ses dédains, par l'ombrage +que donnait son génie. S'il méprisait l'argent +(et il le méprisait); s'il a été généreux (et il l'a été); +s'il a eu de beaux mouvements désintéressés (et il +en a eu), il est sûr au moins qu'on le saura, car +il le rappellera plutôt dix fois qu'une. Imperceptiblement +il s'accommodera aux goûts et aux +idées des générations nouvelles, et il s'arrangera +pour qu'on croie qu'il les a devancées, alors que +souvent il les suit. Il tiendra beaucoup à ce qu'on +sache qu'il a joué, par magnanimité pure, un rôle +de fidélité monarchique; qu'il a l'esprit le plus +libre; qu'il n'eut jamais d'illusion ni sur les Bourbons, +ni sur leur avenir; et il prendra délicieusement, +dans ses <i>Mémoires</i>, sa revanche de sa fidélité. +Il aura le plaisir de se montrer encore supérieur +à sa destinée et, en même temps, de paraître +détaché de lui-même par l'idée de la mort et +d'étaler partout une sublime tristesse. Il aura +le plaisir de dire continuellement qu'il méprise les +hommes et qu'il ne croit à rien, «la religion +exceptée», et goûtera ainsi, tout en se disant +chrétien, les délices antichrétiennes de l'orgueil +et du plus voluptueux pessimisme. Et, comme sa +gloire augmente avec son âge, et que l'on sait +qu'il écrit ses souvenirs, et qu'en 1836 une société +lui en offre 250.000 francs, lui paye ses dettes, et +lui garantit une rente viagère de 12.000 francs, +et qu'en 1844 Émile de Girardin lui paye +96.000 francs le droit de publier ses <i>Mémoires</i> +après sa mort dans le journal <i>La Presse</i>, il en +résulte cette situation unique, que le plus grand +plaisir qu'il puisse goûter, le plaisir de se peindre lui-même +selon son gré et pour sa plus grande gloire, +ce plaisir, littéralement, le fait vivre, le nourrit +et l'habille; qu'il est payé d'avance pour écrire +son propre panégyrique en autant de volumes +qu'il voudra et comme il le voudra, et que la +France s'y intéresse, et l'attend. Oh! oui, il a dû +jouir de ces <i>Mémoires d'outre-tombe</i>!</p> + +<p>Les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>! Ce titre à effet est +assez singulier quand on y songe. Littéralement, +cela voudrait dire: mémoires des choses arrivées +par delà la tombe, ce qui serait absurde. Et, en +réalité, cela signifie: mémoires des choses qui, +publiées après la mort, nous parviennent à travers +le tombeau. Mais cette expression impropre +présente une image vague et magnifique. Et les +Mémoires de Chateaubriand ne pouvaient pas +s'appeler simplement <i>Mémoires</i>. <i>Mémoires d'outre-tombe</i>, +ce titre les agrandit en y mêlant l'idée de +la mort, leur donne quelque chose de mystérieux +et de solennel.</p> + +<p>Qu'un écrivain soit vaniteux, cela est la règle. +Mais il apparaît dès le titre, et dès la <i>Préface testamentaire</i>, +et dès l'<i>Avant-propos</i>, et dès les premières +pages, et ensuite à chaque page, ou peu +s'en faut, que Chateaubriand, comme il est, je +crois, le plus grand trouveur d'images, est l'écrivain +le plus vaniteux de la littérature française, +et probablement de toutes les littératures. Il est +impossible de n'en être pas agacé, et finalement +chagriné. Et il est peut-être impossible de ne pas +compatir à une si énorme et naïve faiblesse.</p> + +<p>La vanité de Chateaubriand est unique et par +le degré, et par le besoin continuel de l'exprimer. +Rabelais, Montaigne, ont trop d'esprit et de philosophie +pour être vaniteux. Ronsard n'est qu'orgueilleux, +et ne l'est que par accès. Le bonhomme +Corneille pareillement. Si bonne opinion qu'ils +aient d'eux-mêmes, les grands écrivains du dix-septième +siècle sont sauvés, sinon de la vanité, au +moins du ridicule de l'étaler publiquement, soit +par le sentiment chrétien, soit par le «goût», soit +par leurs habitudes d'honnêtes gens. Molière, +Boileau (sauf deux ou trois exceptions), Racine, +La Bruyère, ne se louent eux-mêmes qu'indirectement +et par leur façon de critiquer et de railler +les autres. Montesquieu donne pour épigraphe à +l'<i>Esprit des lois</i>: <i>Prolem sine matre creatam</i>. Mais +c'est ce qu'il se permet de plus fort contre la +modestie, et encore est-ce en latin. Certes, ni +Montesquieu, ni Buffon, ni Diderot, ni surtout +Voltaire n'étaient modestes, mais ils étaient contenus +par la politesse du temps. Puis, comme ils +étaient les combattants d'une cause, qu'ils tenaient +beaucoup à faire triompher leurs idées, cela les +détournait sans doute de la contemplation et de +l'admiration d'eux-mêmes. Il y a bien le cas de +J.-J. Rousseau. Celui-là ne manque ni d'orgueil +délirant, ni de vanité, et il ne se fait pas faute de +les manifester. Mais non pas continuement, il +s'en faut. Même, dans ses dernières années, il lui +arrive de montrer presque de l'humilité. On se +souvient surtout de son cri: «Être éternel, rassemble +autour de moi l'innombrable foule de mes +semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils +gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de +mes misères... Puis, qu'un seul te dise, s'il l'ose: +je fus <i>meilleur</i> que cet homme-là.» Mais cela +est une bravade; puis cela revient à dire, en +somme, que les autres ne valent pas mieux que +lui. Et enfin, je ne sais pourquoi, c'est une vanité +moins choquante de se vanter de son cœur que +de se vanter de son intelligence, et de dire: je suis +bon, que de dire: j'ai du génie.</p> + +<p>Mais Chateaubriand ne cesse de nous rappeler, +à propos de tout et sous toutes les formes, qu'il +a du génie; qu'il a renouvelé la littérature; qu'il +a inventé une langue politique; qu'il a été plus +fort que Canning et Metternich; qu'il a fait de +grandes choses, qu'il en eût fait de plus grandes +encore si on ne l'en eût empêché; qu'il a créé des +figures immortelles et inoubliables; que tout le +monde l'a imité; qu'il a, à lui seul, restauré la +religion; qu'il a eu une vie extraordinaire et +inimaginable; qu'il a foulé les quatre continents +et visité l'univers; qu'il a rempli de grandes places +et qu'il a été ministre et ambassadeur; que tout +ce qui lui arrive n'arrive qu'à lui; qu'il a senti ce +que personne n'avait jamais senti, pensé ce que +personne n'avait jamais pensé; qu'il a été partout +sublime de dédain, de générosité, de désintéressement; +que, pouvant tout posséder, il a tout +méprisé; qu'il a toujours été fort au-dessus des +croyances qu'il paraissait avoir et qu'il défendait; +qu'il est vraiment unique de son espèce, comme +Napoléon; qu'avec tout cela rien n'est important +à ses yeux, et qu'il n'aspire qu'à la mort, et que, +jusqu'à quatre-vingts ans, il n'a pas fait autre +chose... Et cela est souvent de l'orgueil, si l'orgueil +consiste à se glorifier des choses qui en valent la +peine: mais c'est bien souvent aussi vanité, et +qu'on n'ose pas qualifier comme elle le mériterait.</p> + +<p>Plus encore que J.-J. Rousseau, il a la manie de +s'ébahir de sa propre destinée. Il est assez naturel, +n'est-ce pas? qu'un jeune gentilhomme breton +ait navigué, qu'il ait émigré, qu'il ait, pendant la +Révolution, connu des jours de détresse... Il est +assez naturel qu'ayant un grand talent, il ait +écrit des livres qui ont eu du succès, et que, après +la Restauration, il ait occupé quelques grandes +places. À cela se réduit, en effet, la destinée de +Chateaubriand. Il y a des vies bien autrement +pleines d'imprévu, vies d'aventuriers ou de matelots, +ou simplement vies de pauvres diables... Or, +qu'il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeunesse, +et qu'il y retourne, dans son âge mûr, comme +ambassadeur, Chateaubriand n'en revient pas. +Écoutez ce début du livre VI de la première +partie:</p> + +<blockquote><p> +Trente et un ans après m'être embarqué, simple +sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquai +pour Londres avec un passe-port conçu en ces termes: +«Laissez passer Sa Seigneurie le vicomte de Chateaubriand, +pair de France, ambassadeur du roi près de +Sa Majesté Britannique, etc...» Point de signalement; +ma grandeur devait faire connaître mon visage en +tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, +me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur +le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon +du port. Un officier vient, de la part du commandant, +m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn, +le maître et les garçons de l'auberge me reçoivent +bras pendants et tête nue. Madame la mairesse +m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de +la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait. +Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux +quartiers de bœuf restaure Monsieur l'ambassadeur, +qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout +fatigué..., etc. +</p></blockquote> + +<p>Et encore:</p> + +<blockquote><p> +Ma place politique met à l'ombre ma renommée +littéraire; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes +qui ne préfère l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur +du <i>Génie du christianisme</i>. Je verrai comment la chose +tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de +remplacer M. le duc Decazes auprès de Georges IV, +succession aussi bizarre que le reste de ma vie. +</p></blockquote> + +<p>(Mais non, mais non, pas tant que cela.) Puis +il se rappelle le temps où il errait dans les faubourgs +de Londres... et, alors, vient ce morceau:</p> + +<blockquote><p> +Quand je rentrai en 1822, au lieu d'être reçu par +un ami tremblant de froid, qui m'ouvre la porte de +notre grenier en me tutoyant... qui se couche sur +son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son +mince habit et ayant pour lampe le clair de lune,—je +passe à la lueur des flambeaux entre deux files de +laquais qui vont aboutir à cinq ou six respectueux +secrétaires. J'arrive, tout criblé sur ma route des +mots: <i>Monseigneur, mylord, Votre Excellence, monsieur +l'ambassadeur</i>, à un salon tapissé d'or et de soie.—Je +vous en supplie, messieurs, laissez-moi! Trêve de ces +<i>mylords</i>! Que voulez-vous que je fasse de vous? Allez +rire à la chancellerie comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous +me faire prendre au sérieux cette mascarade? +Pensez-vous que je sois assez bête pour me +croire changé de nature parce que j'ai changé d'habit? +</p></blockquote> + +<p>Non; mais qu'il éprouve le besoin de le dire, +c'est cela qui est fâcheux. (C'est tout à fait Jean-Jacques +à Montmorency: «J'interpelle, dit Jean-Jacques, +tous ceux qui m'ont vu durant cette +époque, s'ils se sont jamais aperçus que cet état +m'ait un instant ébloui,... s'ils m'ont vu moins uni +dans mon maintien, moins simple dans mes +manières», etc...) Chateaubriand continue intrépidement:</p> + +<blockquote><p> +Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous; +le duc de Wellington m'a demandé; M. Canning me +cherche; lady Jersey m'attend à dîner avec M. Brougham; +lady Gwydir m'espère, à dix heures, dans sa +loge à l'Opéra; lady Mansfield à minuit, à Almack's. +Miséricorde! où me fourrer? Qui m'arrachera à ces +persécutions?... +</p></blockquote> + +<p>Et ce ton se poursuit durant plusieurs pages, et +c'est tout à fait affligeant. Car, est-ce que je me +trompe? Est-ce qu'il n'y a pas, au fond de cela, +une véritable niaiserie? (Disons: une surprenante +candeur.) Jamais bourgeois n'a été à ce point +ébloui d'être ambassadeur ou ministre. Et pourtant +ce n'était pas une si grande affaire, même en +ce temps-là. Beaucoup le sont ou l'ont été, et +nous voyons tous les jours qu'on peut l'être sans +génie. Mais Chateaubriand est au moins aussi +fier de l'avoir été que d'avoir écrit <i>Atala</i>. Une de +ses plus grandes joies est d'être appelé <i>Votre +Excellence</i>.</p> + +<p>Pareillement, une de ses plaies, c'est que, étant +grand poète, on ne consent pas qu'il puisse être +en même temps grand politique ou grand diplomate. +Les nombreux passages où il se révolte +contre cette prévention ne sont pas sans quelque +inconsciente bouffonnerie. Notez que, pour ma +part, j'admets sans hésiter que Chateaubriand +fut aussi intelligent, même des choses de la diplomatie, +qu'un Talleyrand, un Metternich ou un +Canning; qu'il fut même capable de vues plus +profondes et plus étendues, et qu'il écrivit de plus +belles dépêches. Ce qui a pu lui manquer pour être +un grand diplomate ou un grand politique autrement +que par ses vues, ce sont peut-être, ce sont +sûrement des qualités dont lui-même faisait peu +de cas: la souplesse, l'art de feindre et de tromper, +de se servir des vices des autres, l'art d'attendre, +la faculté de s'attacher très longtemps à un même +dessein et de ne se laisser rebuter ni par les insuccès +ni par les avanies. C'est par là (et par les occasions), +non par l'intelligence, qu'un Talleyrand a pu +l'emporter, comme diplomate, sur l'auteur d'<i>Atala</i>. +Chateaubriand devrait donc s'en consoler: mais +il ne s'en console pas, parce qu'il voudrait avoir +été tout et qu'il désire toutes les formes de la +gloire.</p> + +<p>Cette vanité monstrueuse semble bien marquer, +chez un homme qui a tant rêvé, un manque +étrange de vie intérieure, de réflexion sur soi. +C'est que la rêverie n'est point la réflexion ni la +méditation. Chateaubriand est un grand inventeur +de sensations et d'images; mais aussi il est +en proie aux images et aux sensations. Il est à +remarquer que ceux qui ont trouvé beaucoup +d'images s'en savent meilleur gré, cèdent plus +facilement à la vanité, que ceux qui ont trouvé +beaucoup de pensées. Ceux-ci (les hommes du +type de Descartes, si vous voulez) ou sont assez +aisément modestes, ou bien ont l'orgueil farouchement +silencieux. Ceux-là, au contraire, ne concevant +la gloire que présente, tangible, concrète, +sont séduits par elle comme par une image plus +belle que les autres, et à laquelle ils s'attachent +violemment. C'est un grand écueil pour la modestie +et pour le bon sens que d'être celui qui a le don +de faire plus de métaphores que ses contemporains.</p> + +<p>C'est égal, il est vraiment désobligeant de voir +un homme d'un si grand génie si constamment +préoccupé de ce qu'il paraît aux yeux des autres +hommes, si entêté d'être toujours le plus beau, +le plus original, le plus fort, le plus élu par le destin. +Certes, on l'aime quand même: mais, sans cette +vanité qui ne se repose jamais, on l'aimerait mieux; +les <i>Mémoires</i> feraient encore plus de plaisir; on +n'aurait point contre lui de mauvaises humeurs; +il serait plus grand, à quoi il aurait dû songer quand +sa vanité le démangeait. De si nombreuses marques +de faiblesse d'esprit nous font pour lui un vrai +chagrin. Nous plaignons ce grand homme d'être, +à certains égards, plus naïf et plus dupe que +nous, de nous donner avantage sur lui, de nous +prodiguer les occasions de le considérer avec un +sourire. C'est un scandale dont nous rougissons +nous-mêmes. Et alors nous nous demandons si +cette vanité incoercible, qui lui fait à chaque +minute emplir l'univers de son moi, n'est pas +quelque chose de proprement morbide chez ce +fils et frère de neurasthéniques. (Des médecins +ont cru démontrer récemment l'hystérie et la +demi-folie de Chateaubriand. Quand les médecins +s'y mettent...) Et enfin parmi tout cela, nous +sentons en lui une sorte d'innocence, et nous osons +prendre en pitié ce grand homme de n'avoir pas +su ménager sa gloire au lieu de la dévorer ainsi; +nous nous souvenons que la vanité contient une +souffrance; et nous ne voulons plus nous rappeler +que la magie de sa phrase.</p> + +<p>Si je me suis étendu sur ce cas de Chateaubriand, +c'est que je crois bien qu'il reste unique. Car sans +doute il a légué aux romantiques son immodestie, +mais non point une immodestie égale. La principale +vanité de Lamartine consiste à dire, comme +Mascarille, que tout ce qu'il fait lui vient naturellement, +qu'il improvise tout et que les vers ne sont +pour lui qu'un divertissement. Je ne pense pas +que Victor Hugo, dans son fond, ait été plus +modeste que Chateaubriand: mais, en somme, il +a plus de politesse. Il ne manque jamais d'employer +les anciennes formules de modestie des hommes +bien élevés (ce que Chateaubriand fait d'ailleurs +aussi <i>quelquefois</i>). Dans ses préfaces, Hugo paraît +plutôt orgueilleux que vaniteux; il ne dit +pas: «je», mais «on», «nous», «l'auteur», «le +poète». Il est surtout solennel et sibyllin. Sa principale +vanité, c'est de se donner l'air d'un profond +penseur; c'est de dire, par exemple, dans la préface +de la <i>Légende des siècles</i>: «... L'auteur, du +reste, pour compléter ce qu'il a dit plus haut, ne +voit aucune difficulté à faire entrevoir, dès à +présent, qu'il a esquissé dans la solitude une sorte +de poème d'une certaine étendue où se réverbère +le problème unique, l'Être, sous sa triple face: +l'Humanité, le Mal, l'Infini; le progressif, le relatif, +l'absolu; en ce qu'on pourrait appeler trois +chants: la <i>Légende des siècles</i>, la <i>Fin de Satan</i>, +<i>Dieu</i>.» Voyez aussi les préfaces lourdement +insensées de presque tous ses drames. Et nous +savons bien que lui aussi est plein et débordant +de lui-même: mais il se tient encore assez convenablement. +Dans l'expression de son orgueil ou +de sa vanité, Hugo reste plus «vieille France» +que Chateaubriand.</p> + +<p>La vanité de Chateaubriand a souvent pour +complice son imagination de Celte... Je n'irai pas +si loin que le Celte Charles Le Goffic, qui (dans la +deuxième série de l'<i>Âme bretonne</i>), comparant le +mirage armoricain au mirage méridional, dit que, +du moins, les Méridionaux «mesurent le mirage»; +ce que les Celtes ne font pas, «parce que la pluie +et la brume n'offrent point les mêmes facilités de +vérification que le soleil et ne sauraient servir +comme lui à contrôler l'illusion qu'elles ont créée». +Il assure que les Celtes croient aisément à leurs +inventions, que «l'auto-suggestion est fréquente +chez eux». Mais ici il faut distinguer. Chateaubriand +sait très bien s'il a vu, ou non, Washington +et s'il a bu, ou non, de l'eau du Mississipi (il n'y +a même que lui qui le sache). Là, je ne crois pas +du tout à l'auto-suggestion. Mais, sur le détail des +événements, oui, il peut lui arriver de s'abuser +lui-même. Ayant oublié le vrai à force d'y rêver, +et parce que ce qu'il raconte est souvent très loin +dans le temps, il nous donne, à la place, ce qui lui +paraît le plus beau ou le plus avantageux. Il ne +travestit pas la vérité avec préméditation: mais, +comme il ne la sait plus très bien, il la reconstitue, +il comble les lacunes de sa mémoire par le travail +de son imagination, toujours subordonné au désir +de paraître tel qu'il voudrait avoir été. C'est là, +chez lui, je crois, la part du mirage celtique. La +vérité lui est moins chère que la beauté. Très souvent, +il compose ses <i>Mémoires</i> comme un poème.</p> + +<p>Avec tout cela, les <i>Mémoires d'outre-tombe</i> sont +un des monuments les plus éclatants et les plus +vastes de notre littérature. C'est fait d'autobiographie, +de souvenirs personnels, de confessions, +d'anecdotes, de portraits, de lettres, de morceaux +d'histoire, de descriptions, d'impressions de +voyage, de rêveries. La composition en est large +et libre, mais cependant attentive et savante. Il +a eu tout le loisir de la surveiller. Il commence ses +<i>Mémoires</i>, dit-il, en octobre 1811, au lendemain de +la publication de l'<i>Itinéraire</i>, à quarante-trois ans. +De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, son +enfance, sa jeunesse, jusqu'au départ pour l'Amérique. +Il est interrompu par son rôle politique +sous la Restauration. Mais, en 1821 et 1822, à +Berlin et à Londres, il raconte les commencements +de la Révolution, le voyage en Amérique, l'armée +des princes, l'exil à Londres, la rentrée en France. +Il reprend la plume en 1828, écrit son ambassade +de Rome, la fin du règne de Charles X, la Révolution +de Juillet, le voyage à Prague et à Venise. Et +enfin, de 1836 à 1839, revenant en arrière, il dit +ce qu'il a fait et ce qu'il a vu de 1800 à 1828, +c'est-à-dire presque toute sa carrière littéraire et +presque toute sa carrière politique.</p> + +<p>Ces dates de la composition des <i>Mémoires</i> ont +leur intérêt et expliquent diverses choses. Il est +jeune encore (quarante-trois ans) quand il raconte +son enfance et sa jeunesse. Il a passé la soixantaine +lorsqu'il nous raconte ses derniers voyages +avec un charme si puissant de mélancolie. Et il +est tout à fait vieux (de soixante-huit à soixante et +onze ans) lorsqu'il nous raconte sa vie politique +et l'histoire de l'Empereur, qu'il voit déjà avec un +notable recul. Il ne faut pas oublier que chaque +époque de sa vie (sauf la dernière) est remémorée +et, si l'on peut dire, <i>ressentie</i> par lui vingt, trente, +quarante ans après, et par conséquent enrichie et +transformée. Cela nous promet peu d'exactitude, +je ne dis pas quant aux souvenirs des faits (car +il a des notes abondantes), mais quant au souvenir +des sentiments éprouvés jadis. En revanche, +c'est une condition excellente pour la poésie. Il +l'a lui-même merveilleusement expliqué dans sa +<i>Préface testamentaire</i>:</p> + +<blockquote><p> +Les <i>Mémoires</i>, divisés en livres et en parties, sont +écrits à différentes dates et en différents lieux: ces +sections amènent naturellement des espèces de prologues +qui rappellent les accidents survenus depuis +les dernières dates et peignent les lieux où je reprends +le fil de ma narration. Les événements variés et les +formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns +dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes +prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et +que, dans mes jours de tribulation, je retrace mes +jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges +divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la +gravité de mes années d'expérience attristant mes +années légères, les rayons de mon soleil, depuis son +aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant +comme des reflets épars de mon existence, +donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail: +mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon +berceau; mes souffrances deviennent du plaisir, mes +plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces <i>Mémoires</i> +sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue. +</p></blockquote> + +<p>Quatre grandes divisions: Première partie: +Années de jeunesse; le soldat et le voyageur +(1768-1800).—Deuxième partie: Carrière littéraire +(1800-1814).—Troisième partie: Carrière +politique (1814-1830).—Quatrième partie: Les +dernières années.—Et tout cela forme douze +volumes dans l'édition originale et six volumes de +cinq à six cents pages dans l'édition Edmond +Biré.</p> + +<p>De ces quatre parties, il est difficile de dire +quelle est la plus belle. Il ne me semble pas qu'au +cours de ces trois mille pages il y ait des défaillances +sérieuses ni même des moments de sommeil. L'intérêt +se maintient parce que, au fond, l'intérêt qu'il +prend aux choses, c'est toujours l'intérêt qu'il +prend à lui-même. Le style, presque tout en sensations +et en images, ne faiblit point. Cette façon +d'écrire, qui est comme une gageure, se soutient +jusqu'au bout, ou même, en avançant, +paraît plus surprenante. Peut-être y a-t-il, dans +la partie qui a été la dernière écrite et qui est celle +du milieu, plus d'audace et plus de raccourci +dans l'expression et, si vous le voulez, plus de +mauvais goût, mais un mauvais goût plus éclatant. +Il n'a achevé ses <i>Mémoires</i>, je vous l'ai dit, +qu'à soixante-treize ans (et n'a cessé d'ailleurs de +les retoucher jusqu'à sa mort). Mais il a su prendre, +ou contre les atteintes de la vieillesse, ou pour +que ces atteintes ne paraissent pas, une bien +ingénieuse précaution. Il a écrit la quatrième +partie, l'histoire de ses dernières années, avant +d'écrire celle de sa carrière littéraire et politique... +Pourquoi? Il pensait que, de cette manière, il y +avait plus de chances que les derniers livres des +<i>Mémoires</i>, écrits avant la vieillesse et, à la différence +des autres, sur des faits encore récents, +laissassent le lecteur sur une impression de force et +de vie. Si, plus tard, l'âge le trahissait dans la +narration de la période médiane de son existence, +cela se sentirait moins dans le courant de l'immense +récit; et, si la mort le venait prendre au milieu +de sa tâche, l'œuvre du moins aurait le beau <i>finale</i> +et les conclusions qu'il voulait. Et, puisqu'il est +mort à quatre-vingts ans, il n'avait pas besoin +de faire ces calculs: mais je suis persuadé qu'il +les a faits, et que les <i>Mémoires</i> y ont gagné.</p> + +<p>Maintenant, encore que les <i>Mémoires</i> soient +presque partout délicieux ou magnifiques, les +premiers livres ont gardé, je crois, un charme +particulier. Ce coin de Bretagne, ces vieilles gens, +ces vieilles mœurs, ce château de Combourg, cette +enfance rêveuse et passionnée, il n'y a rien +au-dessus de cela. Ces souvenirs lointains, c'est +en même temps ce que l'auteur a peut-être le +plus profondément senti et sans doute le plus +«romancé». Ce Chateaubriand adolescent, le +voilà, le vrai «René», bien supérieur à celui de +la Nouvelle. Il n'y a de comparable à cela que les +premiers livres des <i>Confessions</i> de Jean-Jacques. +Jean-Jacques parle déjà comme René: «J'étais +inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, +je désirais un bonheur dont je n'avais pas l'idée, +et dont je sentais pourtant la privation.» C'est +le même mal charmant. Seulement la grâce des +choses est plus familière autour du jeune Jean-Jacques +qu'autour du jeune René; et, d'autre +part, l'enfant souillé de l'horloger de Genève fait +plus de pitié, serre plus le cœur que le petit gentilhomme +de Combourg. Mais les tableaux de l'adolescence +de celui-ci sont d'une poésie somptueuse +et sont un délice pour l'imagination. Et il faut +lire tour à tour les récits de Jean-Jacques et les +récits de René, selon qu'on veut être douloureusement +triste, ou triste avec volupté.</p> + +<p>Puis, c'est le tableau des commencements de +la Révolution. Cela est d'une couleur intense, +quoiqu'il écrive ces pages après 1830, alors qu'autour +de lui on commençait à pallier les crimes de +la Révolution et à transfigurer les criminels. Chateaubriand +se souvient avec intégrité. Il voit la +plupart des révolutionnaires comme les verront +Taine et Renan, c'est-à-dire stupides autant que +scélérats. C'est le voyage en Amérique, un nouvel +et définitif arrangement de ce voyage où, ne voulant +perdre aucune de ses descriptions, pas même +celles des choses qu'il ne peut avoir vues, il a soin +de rester un peu vague sur les dates, sur les distances +et sur les procédés de locomotion. C'est +l'armée des princes, et c'est le séjour à Londres, +où je ne dis point qu'il exagère ses souffrances, +mais où l'on sent bien qu'il ne les atténue pas. +C'est le <i>Génie du christianisme</i> et la gloire... et +c'est Napoléon.</p> + +<p>Napoléon est l'homme qui l'a le plus hanté; +c'est le seul en qui il reconnaisse un égal. J'ai déjà +parlé de l'émulation que la fortune de Napoléon +avait suscitée chez les plus forts de ses contemporains. +Ce sentiment d'émulation, Chateaubriand +en Angleterre, inconnu et pauvre, sans autre bien +que la conscience de son génie, ce sentiment +d'envie et de rivalité personnelle, Chateaubriand +l'éprouve déjà. Écoutez ces aveux:</p> + +<blockquote><p> +Je comptais mes abattements et mes obscurités à +Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon; le +bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans +mes promenades solitaires; son nom me poursuivait +jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes +indigences de mes compagnons d'infortunes et les +joyeuses détresses de Peltier. Napoléon était de mon +âge: partis tous les deux du sein de l'armée, il avait +gagné cent batailles que je languissais encore dans +l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de +sa fortune. <i>Resté si loin derrière lui, le pouvais-je +jamais rejoindre?</i> Et, néanmoins, quand il dictait des +lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées +et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau +à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de +Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je +donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures +oubliées qui s'écoulaient en Angleterre, dans une petite +ville inconnue? +</p></blockquote> + +<p>Il est bien clair qu'il l'aurait donnée. Mais +écoutez encore:</p> + +<blockquote><p> +Je quittai l'Angleterre quelques mois après que +Napoléon eut quitté l'Égypte; nous revînmes en +France presque en même temps, lui de Memphis, moi +de Londres; il avait saisi des villes et des royaumes, +ses mains étaient pleines de puissantes réalités: je +n'avais encore que des chimères. +</p></blockquote> + +<p>L'histoire des sentiments de Chateaubriand +pour Napoléon est intéressante. Nous en avons +déjà vu quelque chose. Il commence par être, avec +presque toute la France, ardent pour le premier +Consul. Il accepte, nous l'avons vu, d'être secrétaire +d'ambassade à Rome, puis ministre dans le +Valais, mais donne sa démission à l'occasion du +meurtre du duc d'Enghien, beaucoup par une +très noble indignation, un peu parce qu'il ne +tenait guère à rester petit agent diplomatique de +l'homme dont il s'estimait l'égal (n'était-il pas, lui, +par le <i>Génie du christianisme</i>, le vrai restaurateur +de la religion?) Pendant l'Empire, deux fois il +libère sa conscience: par l'article du <i>Mercure</i>, et +par son discours de réception à l'Académie; +manifestations généreuses, mais sans grand danger: +madame de Chateaubriand est impérialiste, l'empereur +le sait; le meilleur ami de Chateaubriand est +Fontanes, qui sait le défendre à l'occasion; plusieurs +de ses autres amis, Joubert, Clausel de Coussergues, +Pasquier, Rémusat, Guéneau, sont fonctionnaires +de l'empereur. Au surplus, Napoléon +aime la prose de Chateaubriand et ne déteste +point l'homme. Et Chateaubriand admire dans +Napoléon le seul égal qu'il se reconnaisse ici-bas. +Mais, vers les dernières années, l'empereur devient +décidément insupportable. En même temps, son +étoile pâlit. Après Moscou, après l'Espagne, après +Leipsick, Chateaubriand entrevoit la possibilité +d'une restauration où il croit qu'il serait tout et +connaîtrait à son tour la puissance matérielle et +les grandeurs de chair. Et c'est pourquoi il écrit +<i>De Buonaparte et des Bourbons</i>, où il sait bien lui-même +qu'il rabaisse l'empereur à l'excès et le défigure. +C'est qu'il lui faut abattre son «rival», et +c'est qu'il veut que la Restauration soit son œuvre. +Mais après 1830, Napoléon est mort depuis dix ans. +Sa légende s'est faite. Chateaubriand n'oserait +plus parler de lui comme en 1814. «Le train du +jour, écrit-il, est de magnifier les victoires de Bonaparte.» +Il proteste pour sa part: «C'est que, dit-il, +les patients ont disparu; on n'entend plus les +imprécations, les cris de douleur et de détresse +des victimes; on ne voit plus la France épuisée, +labourant son sol avec des femmes... On oublie +que tout le monde se lamentait des triomphes... +On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les +ministres, les proches de Napoléon étaient las de +son oppression et de ses conquêtes, las de cette +partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette +existence remise en question chaque matin par +l'impossibilité du repos.» Lui, Chateaubriand, +s'en souvient sans doute: mais, depuis que l'autre +n'est plus là, il sait qu'il est, lui, le seul grand +homme vivant. Il est, aux yeux de la France, le +patriarche des lettres. Il jouit de sa gloire désencombrée +de Napoléon, et cela lui conseille, à +l'égard de son rival mort, la magnanimité.</p> + +<p>L'histoire de Napoléon par Chateaubriand est +splendide. Et elle est quelquefois profonde. Sur +les commencements de Bonaparte: «Il a pris +croissance dans notre chair; il a brisé nos os. C'est +une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, +si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature +humaine et le caractère des temps: une partie de +la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé +dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour +servir ceux qui ont passé à travers ses crimes: une +origine innocente est un obstacle.»</p> + +<p>Sans doute, il fait de Bonaparte un monstre en +morale. Il croit aux cruautés qu'on lui prête, et +par exemple à l'empoisonnement des pestiférés de +Jaffa; il relève les folies et les crimes, mais en +même temps il ne se lasse pas de glorifier, dans +le monstre, un prodige de génie. Il a vu que la +faculté dominante de Bonaparte était l'imagination +et comment il subissait l'attrait du gigantesque, +et le rêve de l'Orient et de l'aventure +d'Alexandre. Il reconnaît en lui un frère de rêve +qui a mal tourné:</p> + +<blockquote><p> +... À peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds qu'il +paraît en Égypte; épisode romanesque dont il agrandit +sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une +épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il +emporta se trouvaient: <i>Ossian</i>, <i>Werther</i>, la <i>Nouvelle +Héloïse</i> et le <i>Vieux Testament</i>: indication du chaos +de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives +et les sentiments romanesques, les systèmes et les +chimères, les études sérieuses et les emportements de +l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions +incohérentes du siècle, il tira l'Empire; songe +immense, mais rapide comme la nuit désordonnée +qui l'avait enfanté. +</p></blockquote> + +<p>Et encore:</p> + +<blockquote><p> +Durant la traversée, Bonaparte se plaisait à réunir +les savants et provoquait leurs disputes; il se rangeait +ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus +audacieux; il s'enquérait si les planètes étaient habitées, +quand elles seraient détruites par l'eau ou par le +feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de +l'armée céleste. +</p></blockquote> + +<p>En somme, Chateaubriand doit à Napoléon ses +plus belles phrases et ses images les plus surprenantes. +Et il était si heureux de les trouver, et +de les entasser, et d'en trouver encore, que cela +lui devenait égal de paraître attribuer à son +ennemi, tout en le maudissant, une grandeur surnaturelle. +Rien de plus magnifique, ni qui soit +d'une plus merveilleuse virtuosité, que le récit +de la campagne de Russie (qu'il n'a pas vue). +Laissez-moi citer un peu, pour le plaisir:</p> + +<blockquote><p> +... Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre +Bonaparte le monde politique, l'injuste occupation +de Rome lui rendit contraire le monde moral: sans +la moindre utilité, il s'aliéna comme à plaisir les +peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre les deux +précipices qu'il avait creusés aux deux bords de sa +vie, il alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction +au fond de l'Europe, comme sur ce pont que +la mort, aidée du mal, avait jeté à travers le chaos.</p> + +<p>... Il ne restait d'autre ressource que... de rentrer +à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs: +on le pouvait: les oiseaux du ciel n'avaient pas encore +achevé de manger ce que nous avions semé pour +retrouver nos traces.</p> + +<p>... De vastes boucheries se présentaient, étalant +quarante mille cadavres diversement consumés. Des +files de carcasses alignées semblaient garder encore +la discipline militaire; les squelettes détachés en +avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient +les commandants et dominaient la mêlée des morts.</p> + +<p>... L'effrayant remords de la gloire se traînait vers +Napoléon. Napoléon ne l'attendit pas.</p> + +<p>... Tout disparaît sous la blancheur universelle. Les +soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir; +leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le +mousquet dont le toucher les brûle... leurs méchants +habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, +la neige les couvre; ils forment sur le sol de petits +sillons de tombeaux... Des corbeaux et des meutes +de chiens blancs sans maîtres suivent à distance cette +retraite de cadavres.</p> + +<p>... Quelques soldats dont il ne restait de vivant +que les têtes finirent par se manger les uns les autres +sous des hangars de branches de pins... Les Russes +n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions +de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait +vagabonder après lui... La bande à la face violette et +dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, +marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons +en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des +habitations échauffées par des poêles, les malheureux +expirèrent: leur vie se fondit avec la neige dont ils +étaient enveloppés. +</p></blockquote> + +<p>Sur Napoléon à Sainte-Hélène:</p> + +<blockquote><p> +Aucun homme de bruit universel n'a eu une fin +pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point, +comme à sa première chute, autocrate de quelques +carrières de fer et de marbre, les unes pour lui fournir +une épée, les autres une statue; aigle, on lui donna +un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil +jusqu'à sa mort, et d'où il était vu de toute la terre.</p> + +<p>... Vivant, il a manqué le monde; mort, il le possède. +</p></blockquote> + +<p>Sur l'île de Sainte-Hélène:</p> + +<blockquote><p> +... Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on +appelle la lumière de la mer, lumière produite par des +myriades d'insectes dont les amours, électrisées par +les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations +d'une noce universelle. L'ombre de l'île, +obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile +de diamants. +</p></blockquote> + +<p>Quand il a trouvé, sur l'Empereur ou à son +occasion, quelques centaines de phrases comme +cela, il ne lui en veut plus guère. Et quand il +apprend que Napoléon à Sainte-Hélène a dit: +«Si le duc de Richelieu et Chateaubriand avaient +eu la direction des affaires, la France serait sortie +puissante et redoutée de ces deux grandes crises +nationales (1814 et 1815). Chateaubriand a reçu +de la nature le feu sacré. Son style est celui des +prophètes», oh! alors, il ne lui en veut plus du +tout. «Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce +jugement <i>chatouille de mon cœur l'orgueilleuse +faiblesse</i>?» Alors il accorde tout ce qu'on veut; +il reconnaît que Napoléon fut un reconstructeur, +et ne lui reproche plus,—sévèrement, mais sans +grande amertume,—que d'avoir peu respecté la +liberté.</p> + +<p>Le récit des deux Restaurations, de la stupidité +des vieux royalistes, de la conversion subite et +gloutonne des anciens jacobins, ce récit où il fut +aidé par la malice de madame de Chateaubriand +(le <i>Cahier rouge</i>) est d'une singulière fureur de +style, et de la plus brûlante âcreté dans les tableaux +et dans les portraits. Mais, je l'avoue, j'ai un +faible pour la dernière partie des <i>Mémoires</i>, pour +les voyages à travers l'Allemagne et la Bohême. +Il y a là, tout à la fois, une immense lassitude, une +immense tristesse, un immense plaisir à vivre; +partout l'idée de l'amour et de la mort et la plus +sensuelle poésie; les plus souples passages de la +familiarité au lyrisme; un style qui est aussi, par +lui-même, une volupté...</p> + +<p>Oh! le vieux René n'a pas changé; il se demande +en passant «ce que le monde aurait pu devenir» +si la carrière de Chateaubriand «n'avait pas été +traversée par une misérable jalousie» (sans doute +celle du roi Louis XVIII), et il se fait rappeler +par une hirondelle qu'il a été ministre des Affaires +étrangères. Mais il se détend, semble-t-il, et s'abandonne, +plus qu'il n'a jamais fait, à son naturel. +Il rapporte les compliments qu'on lui fait sur sa +jeunesse, et les étonnements sur ses cheveux noirs, +et cela signifie qu'il a soixante-cinq ans, et que +cela l'ennuie bien, et qu'il ne veut pas vieillir. Il +dit à un endroit: «Pardonnez, je parle de moi, je +m'en aperçois trop tard», et cela est d'un effet +vraiment comique. D'autant plus que, cinq lignes +après, exactement, il nous dit que le bibliothécaire +de la ville de Bamberg le vint saluer à cause +de sa renommée, «la première du monde, selon +lui, <i>ce qui réjouissait la moelle de mes os</i>». Bref, +il se laisse aller. Il est troublé par tous les jupons +qui passent: la servante saxonne, la petite vierge +de Waldmünchen, la grande fille rousse d'Egra, +la voyageuse de Weissenstadt («Elle avait bien +l'air de ce que probablement elle était: joie, courte +fortune d'amour, puis l'hôpital et la fosse commune. +Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop +sévère à tes tréteaux!»), la petite hotteuse («Sa +jolie tête échevelée se collait contre sa hotte... on +voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune +sein n'avait encore senti que le poids de la dépouille +des vergers»), ailleurs la Louisianaise Célestine, +et la jeune Occitanienne (<i>vulgo</i> Languedocienne), +la «charmante étrangère de seize ans», à qui il +conseille si tristement de ne pas l'aimer. (Vogüé +nous apprend, dans <i>«Une Inconnue» de Chateaubriand</i>, +que l'étrangère de seize ans en avait cinquante +et qu'elle s'appelait madame de Vichet); +et enfin, dans trois des pages les plus miraculeuses +de la littérature française, il évoque sa Sylphide, +qu'il nomme cette fois Cynthie, et sur la route de +Carlsbad il se rappelle la molle Italie et la campagne +romaine sous la lune. «... Mais, Cynthie, il +n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir... +Jeune Italienne, le temps fuit. Sur ces tapis de +fleurs, tes compagnes ont déjà passé.» Et Lucile, +toujours Lucile: «À la nuit tombante, j'entrai +dans des bois. Des corneilles criaient en l'air... +Voilà que je retournai à ma première jeunesse: +je revis les corneilles du mail de Combourg... Ô souvenirs, +vous traversez le cœur comme un glaive! +Ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés! +Maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se +dissipant, me laisse mieux voir ton visage.»</p> + +<p>Ainsi rêve l'harmonieux vieillard, inconsolable, +mais toujours consolé. Et la conclusion des +<i>Mémoires</i>,—après une dernière glorification de +sa vie et de son œuvre, et un dernier glas sonné +sur la France et l'Europe, c'est un acte de foi glacé +dans une sorte de christianisme social,—et cette +phrase: «Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de +ma fosse; après quoi, je descendrai hardiment, +le crucifix à la main, dans l'éternité.» Et, comme +c'est une fort belle manière d'y descendre, il est +très certainement sincère. Et le crucifix le sauvera, +sans l'avoir autrement gêné.</p> + + + + +<h2><a name="conf10"></a>DIXIÈME CONFÉRENCE</H2> + +<h3>DERNIÈRES ANNÉES.—CONCLUSIONS</H3> + + +<p>Tel qu'il était, il fut extrêmement aimé. Il eut +des amis fervents et constants. Il eut des amies +amoureuses et dévouées. Il fut aimé, non seulement +à cause de ses livres, à cause de sa gloire, et parce +qu'il avait le plus séduisant des génies, mais parce +qu'il était aimable. Sa vanité nous choque dans ses +<i>Mémoires</i>, où elle s'étale sans pudeur et presque +sans interruption: mais, dans la réalité, elle admettait +des trêves. La passion de la solitude le prenait +de temps en temps, et le plus grand de ses plaisirs +paraît avoir été de voyager seul. Presque jusqu'à la +fin de sa vie, il a couru les routes,—sans madame +de Chateaubriand.—Mais, avec ses amis, surtout +chez les Joubert, à Villeneuve-sur-Yonne, il était +tout à fait «bon garçon». (Seulement, dit Joubert, +quand il s'apercevait qu'il était bon garçon, +il continuait en «faisant» le bon garçon.) Volontiers +solennel et un peu tendu dans ses livres, il +était facilement, dans la conversation, libre, familier, +et même, à l'occasion, assez vert. Il avait ses +vertus, nous le savons: bonté, désintéressement, +mépris de l'argent, sentiment jaloux de l'honneur. +Mais la conscience qu'il avait de ses vertus le +rendait fort indulgent pour lui-même et peu attentif +à ses propres sottises.</p> + +<p>Son ami Joubert a très bien vu cela dans une +lettre célèbre, que j'ai déjà citée à propos de Jean-Jacques +Rousseau, à qui elle s'applique aussi +parfaitement. (Je n'oublie point que Jean-Jacques +est une âme beaucoup plus souillée que Chateaubriand: +mais l'illusion définie par Joubert est bien +la même chez l'un et chez l'autre.) «Il y a, dit +Joubert, dans le fond de ce cœur, une sorte de +bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce +pauvre garçon, j'en ai bien peur, de connaître et +de condamner les sottises qu'il aura faites, parce +qu'à la conscience de sa conduite, qui exigerait +des réflexions, il opposera toujours le sentiment de +son essence, qui est fort bonne.» Que cela est +admirablement dit! et que cela explique de choses, +non seulement chez Jean-Jacques ou <i>René</i>, mais +chez la plupart des hommes!</p> + +<p>Ce Joubert fut assurément le plus distingué des +amis de Chateaubriand, qui a fait de lui un portrait +amusant et tendre. Cet inspecteur général de l'Université, +grand, sec, avec un nez pointu, était un +vieil «original», plein de tics délicats et de manies +angéliques. Il avait connu d'Alembert, Diderot, +les Encyclopédistes, et les avait trouvés d'une vulgarité +choquante. Pendant la Révolution, il se +tapit à Villeneuve-sur-Yonne, où il recueillit +madame de Beaumont fugitive. Mais le bruit et +le spectacle, quoique lointain, de la Terreur, achevèrent +de détacher Joubert de ce brutal monde des +corps.</p> + +<p>Il se maria sur le tard. Il épousa par admiration +une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très +dévouée, consommée en mérites, d'ailleurs très +intelligente et que Chateaubriand appréciait beaucoup. +Il était grand amateur d'âmes féminines: +mesdames de Beaumont, de Gontaut, de Lévis, de +Duras, de Vintimille... Souvent malade, il aimait +presque à l'être: il sentait que la maladie lui faisait +l'âme plus subtile. Il déchirait, dans les livres +du dix-huitième siècle, les pages qui l'offensaient, +et n'en gardait que les pages innocentes dans leurs +reliures à demi vidées. Il aimait les parfums, les +fruits et les fleurs. Il avait des façons à lui de voir +et de recommander la religion catholique. «Les +cérémonies du catholicisme, écrit-il, plient à la +politesse.» Il ne tenait pas à la vérité: il y préférait +la beauté; ou plutôt, il les confondait avec +une astuce séraphique. Renan eût contresigné cette +pensée: «Tâchez de raisonner largement. Il n'est +pas nécessaire que la vérité se trouve exactement +dans tous les mots, pourvu qu'elle soit dans la +pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu'un +raisonnement ait de la grâce: or, la grâce est +incompatible avec une trop rigide précision.»</p> + +<p>Joubert avait le goût à la fois très fin et hardi. +Les nouveautés de Chateaubriand ne l'étonnèrent +point. Il lui fut un très clairvoyant conseiller. +Au moment où Chateaubriand, écrivant le <i>Génie +du Christianisme</i>, s'appliquait à y mettre de l'érudition, +Joubert écrivait à madame de Beaumont: +«Dites-lui qu'il en fait trop; que le public se souciera +fort peu de ses citations, mais beaucoup de +ses pensées; que c'est plus de son génie que de son +savoir qu'on est curieux; que c'est de la beauté, et +non pas de la vérité, qu'on cherchera dans son +ouvrage; que son esprit seul, et non pas sa doctrine, +en pourra faire la fortune.» Ceci n'est point timide, +et Joubert ajoutait: «Qu'il fasse son métier; +qu'il nous enchante. Il rompt trop souvent les +cercles tracés par sa magie; il y laisse entrer des +voix qui n'ont rien de surhumain, et qui ne sont +bonnes qu'à rompre le charme et à mettre en fuite +les prestiges. Les in-folio me font trembler.» +Joubert avait pour Chateaubriand une admiration +amusée et une indulgence presque paternelle +malgré le peu de différence des âges (treize ans). Il +connaissait Chateaubriand beaucoup mieux que +celui-ci ne se connaissait lui-même; et, tout en le +jugeant et sans être jamais sa dupe, il l'aimait +avec une vraie tendresse. Et Chateaubriand aimait +Joubert, parce qu'il se savait totalement compris +de ce pénétrant ami, et qu'il le sentait plus purement +intelligent que lui-même, mais, au reste, +simple amateur très élégant et qui ne pouvait lui +porter ombrage; et enfin parce que Joubert était +une singulière et délicieuse créature.</p> + +<p>L'autre grand ami, c'est Fontanes. Chateaubriand +l'avait connu à Paris, puis retrouvé à Londres +dans l'exil, quand ils étaient jeunes tous +deux. La constance de leur amitié fut belle. Chateaubriand +lui pardonna d'être très tôt rallié à +l'Empire, président du Conseil législatif en 1804, +grand maître de l'Université en 1808, et sénateur +en 1810. Il l'aimait assez pour lui demander continuellement +des services (dès 1799), et il consentit +toujours à être son obligé, parce que c'était lui. +Deux traits me font assez goûter Fontanes. Ce +parfait fonctionnaire, cet orateur officiel de l'Empire +était un homme d'un tempérament dru, d'une +conversation aussi riche et déchaînée que ses écrits +étaient polis et mesurés; il avait dans l'intimité +«quelque chose de brusque, d'impétueux et +d'athlétique» (Sainte-Beuve) qui l'avait fait comparer +par ses amis, dans leurs promenades au jardin +des Tuileries, au sanglier d'Érymanthe («goinfre +et gouailleur», l'appelle Peltier). Cet homme +si habile se revanchait ainsi de ses prudences et +souplesses publiques. Et, pareillement, ce poète un +peu timide, ce prosateur tempéré, «classique», +eut l'esprit d'applaudir, tout de suite et sans aucune +hésitation, aux nouveautés des <i>Natchez</i> et +qu'il connut manuscrits.</p> + +<p>Puis il y a Chênedollé. Chênedollé mérite un +souvenir: 1° parce que son nom est charmant; +2° pour les belles <i>interviews</i> (comme nous dirions +aujourd'hui) qu'il prit à Rivarol; 3° pour avoir été +mélancolique à ce point que ses amis l'appelaient +le Corbeau; 4° pour avoir profondément aimé Lucile +et pour avoir voulu l'épouser; 5° parce que ses +vers paraissaient «d'argent» à Joubert et «lui +donnaient la sensation d'un clair de lune»; +6° parce qu'il a été le plus distingué des poètes qui +ont failli être Lamartine avant Lamartine.</p> + +<p>Il y a le <i>rêveur</i> Ballanche. L'épithète ne convient +à personne aussi totalement qu'à ce Lyonnais qui +fit des mélanges à la fois surprenants et pâles de +christianisme, d'humanitarisme et d'hellénisme. +Et il y en a beaucoup d'autres...</p> + +<p>Et puis, il y a les amies. Elles sont assez nombreuses. +Mais il est vrai qu'il vécut quatre-vingts +ans. Quelques personnes ont affecté de croire +au platonisme de ces amours: M. l'abbé Pailhès +par bonté, d'autres par malice... On lit dans les +<i>Mémoires</i> de Philarète Chasles cette phrase sur Chateaubriand: +«... Pauvre sans avilissement, riche +sans qu'il y parût, tout puissant sans influence, +chef de secte littéraire sans doctrine sérieuse, +<i>amoureux sans danger pour la vertu</i>, en lui tout était +magnificence extérieure.» «Amoureux sans danger +pour la vertu...» j'allais dire: Ceci est une +calomnie. Il est à remarquer que les hommes les +plus célèbres par leurs succès auprès des femmes +sont facilement accusés par leurs contemporains +d'être incapables de leur faire le moindre mal.</p> + +<p>Je ne rappellerai que les principales amies. Il +y a madame de Beaumont, la plus touchante, +dont nous avons déjà parlé. Il y a madame de Custine, +qui paraît avoir été la plus passionnée. Elle +succéda à Pauline de Beaumont, et même du +vivant de celle-ci. Cette échappée des massacres +de septembre et qui avait vu guillotiner son mari, +son beau-père, son amant, était d'une éclatante +beauté. Boufflers lui disait en la quittant: «Adieu, +reine des roses.» Chateaubriand dit: «La marquise +de Custine, héritière des longs cheveux de +Marguerite de Provence...» Elle était fort jalouse. +Peut-être est-elle celle qui a le plus aimé Chateaubriand. +Ses lettres à Chênedollé sont navrantes. +Presque toutes sont sur ce thème: «Je suis plus +folle que jamais; je l'aime plus que jamais, et je +suis plus malheureuse que je ne puis dire.» Un +jour, faisant visiter à un ami son château de +Fervacques: «Voilà, dit-elle, le cabinet où je le +recevais.—C'est ici, dit l'ami, qu'il était à vos +genoux?—C'était peut-être moi qui étais aux +siens.» répondit-elle avec simplicité.</p> + +<p>Il y a madame de Duras, qui fut pour Chateaubriand +la plus serviable des amies. Chateaubriand +dit qu'elle ressemblait un peu à madame de Staël, +en quoi elle avait tort. C'est sans doute à cause de +cela qu'il l'appelait «ma sœur». Dans son âge mûr, +elle écrivit des petits romans: <i>Ourika</i>, <i>Édouard</i>. +Ourika est une jolie petite négresse qui, élevée à +Paris dans une noble famille, y devient amoureuse +du fils de la maison et se réfugie au couvent, où +elle meurt. Édouard est un jeune bourgeois qui aime +une jeune veuve d'un très grand nom, qui est aimé +d'elle, mais qui, ne voulant ni la compromettre, ni la +diminuer en devenant son mari, va se faire tuer dans +la guerre d'Amérique. Ce sont des romans très délicats, +très purs, et surtout d'un parfait et même +d'un terrible «bon ton», avec un fond d'idées +libérales. Il ne paraît pas que Chateaubriand ait +beaucoup déteint littérairement sur son amie, si +ce n'est que la négresse Ourika a pu être suggérée +par la Peau-Rouge Atala, et que l'enfance d'Édouard +ressemble un peu à l'enfance de René.</p> + +<p>Il y a madame de Noailles, «la belle Nathalie». +C'est elle qui attendit Chateaubriand en Espagne +après son voyage en Palestine. Quand il la retrouva, +il eut à la consoler. Car, comme l'explique madame +de Boigne (I, 303) «pendant l'absence de Chateaubriand, +elle avait laissé tromper ses inquiétudes +par les soins assidus du colonel L... Tandis qu'elle +attendait le pèlerin de Jérusalem à Grenade, elle +y apprit la mort du colonel. De sorte que, lorsque +M. de Chateaubriand arriva, préparant des excuses +pour son retard et des hymnes pour l'exactitude +de sa bien-aimée, il trouva une femme en longs +habits de deuil et pleurant avec un extrême désespoir +la mort d'un rival heureux en son absence.» +Madame de Boigne, un peu plus loin, prête à +madame de Noailles cette confession: «Je suis +bien malheureuse; aussitôt que j'en aime un, +il s'en trouve un autre qui me plaît davantage.» +Madame de Noailles était un peu chouanne et conspiratrice. +Ce fut elle (d'après M. Albert Cassagne) +qui attisa, chez Chateaubriand, les sentiments d'où +sortit le fameux article du <i>Mercure</i>. Elle devint +madame de Mouchy (en 1816, par la mort de son +beau-père). Elle eut la raison égarée pendant les +dernières années de sa vie. Madame de Duras, écrivant +à madame Swetchine, semble mettre un peu +la démence de madame de Mouchy sur le compte +de Chateaubriand: «Je vous ai montré des lettres +de ma pauvre amie; vous avez admiré avec moi... cette +délicatesse, cette fierté blessée qui depuis +longtemps empoisonnait sa vie, car il n'y a pas +de situation plus cruelle, selon moi, que de valoir +mieux que sa conduite... Il faut joindre à cela des +sentiments blessés ou point compris... Tout l'ensemble +de cette situation a produit ce que cela +devait produire: sa tête s'est égarée...» Madame +de Duras parle ailleurs des «chagrins dont on +devrait mourir et dont on ne meurt pas». Enfin, +on n'en meurt pas. Et on n'en devient pas nécessairement +fou. Chateaubriand ne saurait être responsable +de toutes les souffrances de ses amies. +D'abord, elles étaient trop. Et puis elles savaient +d'avance ce qu'il était, ce qu'il ne pouvait pas ne +pas être.</p> + +<p>Enfin, il y a madame Récamier. La liaison de +Juliette et de Chateaubriand me paraît un chef-d'œuvre +de convenance: il était juste et décent +que la plus grande beauté et le plus grand génie +du temps se rencontrassent, et fussent épris l'un +de l'autre, et que cela durât, et que cela devînt +en quelque sorte officiel et fût, pour ainsi dire, +consacré par l'approbation publique. Et la rencontre +eut lieu juste au moment qu'il fallait, et dans +les conditions les plus propres à la sauver de la +banalité, à la préserver de la honte d'être éphémère +et à la rendre pathétique. Et je crois que tous +deux, très experts dans la mise en scène de leur +gloire, en eurent conscience, vaguement d'abord, +puis nettement, et qu'ils se regardèrent vieillir +inséparablement, pour l'histoire.</p> + +<p>Elle avait quarante et un ans, il en avait cinquante, +quand ils se connurent au lit de mort +de madame de Staël. La destinée avait retardé +leur réunion, pour qu'elle fût plus sérieuse, et pour +qu'elle eût de la mélancolie. Il est vraisemblable +(vous verrez pourquoi dans les <i>Souvenirs</i> de +madame Lenormant et dans le livre de M. Herriot) +que Chateaubriand reçut Juliette encore intacte; +et il est possible qu'elle le soit demeurée, mais +cela est beaucoup moins vraisemblable, je +suis forcé de l'avouer. Chateaubriand la fit souffrir, +parce qu'il ne pouvait faire autrement. Après +trois ou quatre ans d'un bonheur si mélangé +qu'elle l'expiait à mesure, elle s'enfuit, elle se +réfugia à Rome. Quand elle revient, elle n'est plus +qu'une amie; et, à partir de là, elle laisse faire le +temps, elle lui abandonne sa beauté. (Mais je vous +ai raconté ces choses il y a trois ans.)</p> + +<p>La douceur et la bonté de Juliette deviennent +angéliques. Elle est pieuse maintenant. Son confesseur, +le Père Morcel, disait d'elle qu'elle était +sainte à force de tendresse. Elle ne vit plus que +pour son ami. Elle est la servante de son génie, et la +servante aussi de ses caprices, de ses douleurs, de +ses infirmités, de sa vieillesse.</p> + +<p>Mais de vieillesse, il n'en est pas question encore. +Il restait jeune à soixante ans: toutes ses dents, +les cheveux obstinément noirs. Il aima très tard, +aussi tard qu'il put. Sa situation d'idole chez +madame Récamier ne l'empêchait point de prendre +des distractions. Sainte-Beuve a une bien jolie +page sur les journées d'arrière-automne de Chateaubriand:</p> + +<blockquote><p> +Tant qu'il put marcher et sortir la badine à la main, +la fleur à sa boutonnière, il allait, il errait mystérieusement. +Sa journée avait ses heures et ses stations +marquées comme les signes où se pose le soleil. De une +à deux heures,—de deux à trois heures,—à tel +endroit, chez telle personne;—de trois à quatre, +ailleurs;—puis arrivait l'heure de sa représentation +officielle hors de chez lui; on le rencontrait en lieu +connu et comme dans son cadre avant le dîner. Puis +le soir (n'allant jamais dans le monde), il rentrait au +logis en puissance de madame de Chateaubriand, +laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner +avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des +évêques et des archevêques; il redevenait l'auteur du +<i>Génie du christianisme</i> jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire +jusqu'au lendemain matin. Le soleil se levait plus +beau; il remettait la fleur à sa boutonnière, sortait par +la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie, +liberté, insouciance, coquetterie, désir de conquête, +certitude de vaincre de une heure jusqu'à six heures +du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa +vie, et trompa tant qu'il put la vieillesse. +</p></blockquote> + +<p>Une de celles qui l'y aidèrent le mieux fut +Hortense Allard (en 1843 madame de Méritens), +l'auteur des <i>Enchantements de Prudence</i>, où elle +raconte en effet ses «enchantements», qui sont +ses amours. La bonne George Sand y mit en 1873, +pour une édition nouvelle, une préface admirative. +C'est qu'Hortense Allard est, comme elle l'écrit +elle-même, une femme qui «suit en liberté son +cœur, et qui place dans sa destinée l'amour et +l'indépendance au-dessus de tout.» George Sand +la loue de ceci: «Elle ne s'accuse ni ne se vante +d'avoir cédé aux passions. Elle les regarde comme +une inévitable fatalité dont il faut subir les douleurs +et dont on doit apprécier les bienfaits.» +Autrement dit, c'était une femme fort galante. +Intelligente d'ailleurs et très agréable; très écriveuse +aussi, et qui avait la rage d'être la maîtresse +ou l'amie des hommes célèbres; idéaliste, humanitaire, +et, vers la fin, saint-simonienne; qui dut +être délicieuse tant qu'elle fut à peu près jeune, +et probablement intolérable ensuite. (Lisez sur elle +André Beaunier dans <i>Trois amies de Chateaubriand</i>.)</p> + +<p>Chateaubriand la connut à Rome, en 1829 (il +avait soixante et un ans). Voici ce qu'elle raconte +(et vous en croirez ce que vous voudrez): «Je lui +écrivis un petit mot, auquel il répondit tout de +suite, et j'allai chez lui le lendemain. Il me reçut +avec coquetterie et se montra charmant et charmé.» +Quelques jours plus tard: «... Il me rapporta mon +manuscrit en me disant que j'avais du génie, que +c'était admirable. Que ne dit-il point?... Je savais +déjà qu'un homme trouve du génie à la femme +dont il est amoureux. Je crois le voir encore dans ce +salon... Ce fut pourtant rapide et ridicule. Pouvait-il +s'éprendre si vite? Et moi, devais-je le croire +sincère? Pourquoi si peu de réflexion de mon +côté?... M. de Chateaubriand, avec moi, jouait un +peu la comédie, et je m'en apercevais bien. Il avait +d'ailleurs un entraînement véritable» (qu'entend-elle +par là?) «car il aimait beaucoup les femmes. +Il venait chez moi une fleur à la boutonnière, très +élégamment mis, d'un soin exquis dans sa personne; +son sourire était charmant, ses dents étaient +éblouissantes, il était léger, semblait heureux: +déjà on parlait dans Rome de sa gaieté nouvelle».</p> + +<p>Hortense lui reproche sa guerre d'Espagne. Il +s'explique gentiment. «Il avait, dit Hortense, un +esprit si vaste, si tolérant... qu'excepté sur la religion +catholique on pouvait toujours s'entendre +avec lui.» Il rentre à Paris, elle l'y rejoint. Il la +voit tous les jours. «Chateaubriand restait chez +moi tous les jours deux ou trois heures de suite; +il disait des choses tendres, aimables, souvent +mélancoliques... Il parlait noblement de son âge, +se disait trop imprudent, trop séduit.» «Un jour +il vint chez moi tout chargé de ses ordres et sortant +d'un dîner chez M. Pozzo di Borgo. Je m'amusais +à le voir avec la Toison d'or et tant de décorations +si bien portées.» «René, de plus en plus épris, +me disait qu'il n'avait jamais été aimé d'une +femme si tendre, mais il se plaignait en moi de sens +glacés, d'une complète ignorance de ce qu'il cherchait, +de ce qu'il désirait. Je ne savais ce qu'il +voulait dire.» Cela m'étonne bien.</p> + +<p>Ils faisaient tous deux des promenades au +Champ de Mars, qui était alors un grand espace +inculte. Ils dînaient ensemble, très souvent, dans +un petit restaurant près du Jardin des Plantes. +Il était «heureux comme un enfant, doux et tendre... +Il avait de l'appétit, et tout l'amusait». +Il demandait du champagne, et elle lui chantait +des chansons de Béranger: <i>Mon âme</i>, la <i>Bonne +vieille</i>, le <i>Dieu des bonnes gens</i>. «Il écoutait ravi», +et reprenait les refrains. Mais Hortense, de temps +en temps, aimait à élever la conversation. Elle fit +connaître à son ami la <i>Symbolique</i> de Creuzer. Une +fois, il dicta à Hortense un passage de ses <i>Études +historiques</i>: «La Croix sépare deux mondes...»</p> + +<p>La liaison de Chateaubriand avec Hortense +Allard, ou du moins leur correspondance, dura +jusqu'en avril 1847, c'est-à-dire bien près de sa +fin. Il lui écrivait en août 1832: «Ma vie n'est +qu'un accident; je sens que je ne devais pas naître. +Acceptez de cet accident la passion, la rapidité +et le malheur: <i>je vous donnerai plus dans un +jour qu'un autre dans de longues années</i>.» Une +autre fois: «Je suis toujours triste, parce que je +suis vieux... Restez jeune, il n'y a que cela de bon».</p> + +<p>Ainsi parlait l'auteur du <i>Génie du christianisme</i>. +Il parlait comme l'Ecclésiaste; il parlait comme +Anacréon ou Mimnerme; et il pensait et agissait +comme eux. Longtemps il avait cherché dans +l'amour, comme dit Sainte-Beuve, «l'occasion du +trouble et du rêve». À la fin, il n'y cherche plus... +oh! mon Dieu, que ce que Sainte-Beuve lui-même +y cherchait au même âge. Est-il triste, ou est-il +amusant, de découvrir ce Chateaubriand de guinguette +et d'amours simplifiées derrière le Chateaubriand +officiel, le chantre et le restaurateur de la +religion?... À quoi songeait-il, rentré à l'Infirmerie +Sainte-Thérèse ou à l'Abbaye-au-Bois? Hortense +dit drôlement: «Sa vie était ordonnée d'une façon +qui me répondait de lui; son âge et sa dignité +naturelle m'étaient déjà une garantie: mais outre +cela, il était tenu chez lui et dans le monde par des +liens tyranniques; deux femmes âgées dont je +n'étais pas jalouse (la sienne et une autre) le gardaient +comme pour moi seule.»</p> + +<p>L'«autre» femme âgée, c'est madame Récamier. +C'est elle que Chateaubriand retrouvait +après les promenades et les petits dîners avec Hortense; +mais, sur celle-là du moins, Hortense se +trompe: ses «liens» n'avaient rien de «tyrannique». +Et ils devinrent très doux à mesure que +Chateaubriand vieillissait.—Très doux, mais, peu +à peu, d'une douceur si triste!—Le 16 août 1846, +en voulant descendre de voiture, le pied lui +manqua et il se cassa la clavicule... Dès lors, il ne +put plus marcher. Lorsqu'il venait à l'Abbaye-au-Bois, +son valet de chambre et celui de madame +Récamier le portaient de sa voiture jusqu'au salon +de son amie, ce salon dont il était le dieu immobile +et muet. Tous les jours il écrit à son amie de petits +billets désespérés et tendres: «... Voici mon +heure qui approche, et j'irai vous voir à deux heures +et demie. À vous... Combien y a-t-il de temps que +mes billets finissent ainsi?»—«Je vais vous +revoir. Mon bonheur va revenir.»—«Je vous +en supplie, ne venez pas, le temps est mauvais, +vous attraperiez du mal. Demain, je vous reporterai +ma triste personne.»—«Priez pour moi et +me restez toujours attachée, c'est le moyen de +me guérir.»—«Toujours à vous, je ne vous +donne pas grand'chose.»—«Que je vous remercie! +Il faut, pour achever votre générosité, que vous +vous portiez bien. Faites-vous le bien que vous +me faites. Tâchez de me lire; vous aurez mon dernier +mot, comme ma dernière parole est à vous. +À votre heure, à l'Abbaye... Aimez-moi un peu +pour tout ce que je vous aime.»</p> + +<p>Et madame de Chateaubriand? Elle vivait toujours. +On peut dire que celle-là «en avait supporté». +Il avait commencé par l'abandonner +pendant douze ans (de 1792 à 1804), et on ne sait +ce qu'elle était devenue pendant ce temps-là (sinon +qu'elle fut emprisonnée à Rennes avec Lucile, à +cause de l'émigration de son mari, jusqu'au +9 thermidor, et qu'elle vécut en Bretagne). Quand +il l'a reprise, il reste le moins possible auprès d'elle. +Il va sans elle en Grèce et en Palestine; il est, sans +elle, ambassadeur à Berlin, puis à Londres; il +voyage continuellement sans elle. Il semble qu'il +n'ait pas voulu lui donner d'enfant: «Je n'ai +jamais désiré me survivre.» Et encore: «Madame +de Chateaubriand n'a point trouvé dans les joies +naturelles le contrepoids de ses chagrins. Privée +d'enfants qu'elle aurait eus peut-être dans une +autre union...» Et enfin: «Après le malheur de +naître, je n'en connais pas de plus grand que de +donner le jour à un homme.» Pendant un de ses +voyages, aux Pâquis, près Genève, le 15 septembre +1831, il a cette effusion de bile:</p> + +<blockquote><p> +Oh! argent que j'ai tant méprisé et que je ne puis +aimer quoi que je fasse, je suis forcé d'avouer pourtant +ton mérite; source de la liberté, tu arranges mille choses +dans notre existence, où tout est difficile sans toi. +Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer?... +Quand on n'a point d'argent, on est dans la dépendance +de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures +qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de +son côté; eh bien! faute de quelques pistoles, il faut +qu'elles restent là en face l'une de l'autre à se bouder, +à se maugréer, à s'aigrir l'humeur, à s'avaler la langue +d'ennui, à se manger l'âme et le blanc des yeux, à se +faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, +de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre: +la misère les serre l'une contre l'autre, et, dans ces liens +de gueux, au lieu de s'embrasser elles se mordent, +mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans +argent, nul moyen de fuite; on ne peut aller chercher +un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment +des chaînes. Heureux juifs, marchands de +crucifix, qui gouvernez aujourd'hui la chrétienté, qui +décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon +après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris +des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous +êtes, ah! si vous vouliez changer de peau avec moi!... +</p></blockquote> + +<p>Est-ce clair? Et il a voulu que l'on sût cela après +sa mort! Il est vrai qu'il ne pensait peut-être pas +toujours ainsi. Une fois que sa femme était malade, +il la soigna si bien, qu'elle écrivait à madame +Joubert: «Mon mari est un ange; j'ai peur de +le voir s'envoler vers le ciel; il est trop parfait +pour cette mauvaise terre.» Mais, d'autre part, +elle était bonapartiste. Puis, Chateaubriand nous +dit qu'elle n'avait pas lu une ligne de ses livres. +Et sans doute c'est une façon de parler: mais cela +indique, pour le moins, une certaine indifférence à +l'œuvre de son mari, sinon à sa gloire. Elle l'aimait +toutefois, cela ne paraît pas douteux; elle +lui était dévouée; elle l'aida à conserver, parmi +ses gaietés et ses irrégularités secrètes, un <i>decorum</i> +extérieur; elle sut lui ménager un abri honorable +et mélancoliquement pittoresque, à l'ombre de +cette Infirmerie Marie-Thérèse qu'elle avait fondée +pour y retirer de vieux prêtres et de pauvres vieilles +femmes. Et elle supporta avec résignation madame +Récamier et les stations quotidiennes à l'Abbaye-au-Bois. +Mais j'imagine qu'elle devait le lui faire +payer doucement dans le détail; car elle avait +plus d'esprit que son mari. Même, si j'en crois sa +façon d'écrire, à elle, je pense qu'elle avait plus +d'admiration que de goût pour sa façon d'écrire, à +lui. Les dernières années, elle eut sa revanche. +Sainte-Beuve écrit en 1847: «Chateaubriand +ne peut plus sortir de sa chambre. Madame Récamier +l'y va voir tous les jours, mais elle ne le voit +que sous le feu des regards de madame de Chateaubriand, +qui se venge enfin de cinquante années +de délaissement. Elle a le dernier mot sur le sublime +volage, et sur tant de beautés qui l'ont tour à tour +ravi. Cette femme est spirituelle, dévote et ironique; +moyennant toutes ses vertus, elle se passe +tous ses défauts.»</p> + +<p>Madame de Chateaubriand mourut le 9 février +1847. Il restait seul avec sa vieille amie, infirmes +tous deux. À la fin, il ne pouvait plus parler ni +entendre, et elle ne pouvait plus voir. Et ils étaient +là, l'un en face de l'autre, elle qui avait été la plus +grande beauté, lui qui avait été le plus beau génie, +tous deux se souvenant, tous deux se sentant déjà à +demi morts. Cela faisait certes un émouvant tableau; +et lui, le savait, et que la postérité le verrait s'éteignant +ainsi, dans des conditions sublimes de tristesse.</p> + +<p>Le ciel lui fit la grâce de mourir avant madame +Récamier (4 juillet 1848). Elle était venue s'installer +chez madame Mohl pour être à portée de son +ami mourant. «Chaque fois, dit madame Le Normant, +que madame Récamier, suffoquée de douleur, +quittait la chambre, il la suivait des yeux sans +la rappeler, mais avec une angoisse où se peignait +l'effroi de ne plus la revoir.» Le 10 juillet 1848, +J.-J. Ampère écrivait à Bacante: «Vous pouvez +juger dans quel état se trouvait madame Récamier, +brisée corps et âme: depuis quelque temps, +rien n'était plus douloureux que les soins rendus par +elle avec un inaltérable dévouement à son illustre +ami. Il ne parlait presque pas et il voyait à peine +si on était près de lui; elle en était doublement +séparée. Cet état d'anxiété perpétuelle et pareille à +celle qu'on éprouve loin de ce qu'on aime, elle le +ressentait à ses côtés. Elle était là quand il a cessé +de vivre. <i>Elle ne l'a pas vu mourir.</i>»</p> + +<p>Le 2 juillet, il avait reçu le viatique. Le 3 juillet, +il avait dicté ces lignes à son neveu: «Je déclare +devant Dieu rétracter tout ce qu'il peut y avoir +dans mes écrits de contraire à la foi, aux mœurs, et +généralement aux principes conservateurs du bien.» +Les années précédentes, il observait autant qu'il +pouvait les lois de l'Église sur l'abstinence et le +jeûne. En 1842 et 1843 tout au moins, il avait un +confesseur: l'abbé Seguin, prêtre de Saint-Sulpice.</p> + +<p>Sismondi, qui rencontra Chateaubriand chez +madame de Duras en 1813, rapporte dans son journal: +«... Il observait la décadence universelle +des religions tant en Europe qu'en Asie, et il comparait +ces symptômes de dissolution à ceux du +polythéisme au temps de Julien... Il en concluait +la chute absolue des nations de l'Europe avec celle +des religions qu'elles professent. J'ai été étonné de +lui trouver l'esprit si libre.»—«25 mars 1813. +Chateaubriand a parlé de religion chez madame de +Duras; il la ramène sans cesse, et ce qu'il y a +d'assez étrange, c'est le point de vue sous lequel +il la considère: il en croit une nécessaire au soutien +de l'État... Il croit nécessaire aux autres et à lui-même +de croire; il s'en fait une loi, et il n'obéit +pas.» (Il était donc revenu, peu s'en faut, à l'esprit +de l'<i>Essai sur les révolutions</i>.) Une trentaine +d'années plus tard, vers 1840, un peu avant l'abbé +Seguin, chez madame Récamier, Chateaubriand, +d'après Sainte-Beuve, dit ceci: «Je crois en Dieu +aussi fermement qu'en ma propre existence; je +crois au christianisme, comme grande vérité toujours, +comme religion divine tant que je puis. J'y +crois vingt-quatre heures; puis le diable vient qui +me replonge dans un grand doute que je suis tout +occupé à débrouiller.»</p> + +<p>Néanmoins, il semble bien que, dans ses dernières +années, sa foi devint plus continue et plus +paisible. Dans une lettre du 10 octobre 1848 adressée +à madame de Marigny, Louis de Chateaubriand, +neveu du grand écrivain, dit que son oncle avait été +«fidèle toute sa vie (?) à la confession annuelle et +presque toujours à la communion pascale» et +qu'il avait même, «dans ses dernières années, +communié assez fréquemment aux époques de +certaines fêtes». Et Chateaubriand, vieux, nous +dit lui-même: «Ma conviction religieuse, en grandissant, +a dévoré mes autres convictions; il n'est +ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule +que moi.»</p> + +<p>Oui, telle devait être sa foi, fondée sur son +nihilisme même. Mais assurément, il mourut dans +la foi. La foi est, au fond, acte de volonté. Et, +outre la volonté de croire, il avait celle de bien +composer sa vie. Il l'a si bien composée, que nous +en connaissons seulement l'image qu'il a voulu +nous en donner: mais il est vrai aussi que, d'avoir +passé sa vie à en composer l'image, cela même est +ce qui nous fait le mieux connaître cet être d'orgueil, +de tristesse et de désir sans fin.</p> + +<p>Après sa vie, il compose son attitude d'«outre-tombe». +Au cours de plusieurs années, il négocie +avec le maire de Saint-Malo et le ministère la cession +d'un rocher pour y placer son tombeau: une +simple dalle, avec une croix, sans un nom, parmi +les flots. Cette affectation de n'y pas mettre son +nom est admirable! Ah! le pauvre être préoccupé +d'étonner, même quand il ne le saura plus. Il est si +facile pourtant d'être détaché de soi après la mort! +Lui non. Il a même le squelette vaniteux. Cela +couronne cette vie splendide et vaine, vaine au +jugement du chrétien qu'il croyait être, si ce «restaurateur +du christianisme» ne nous a légué que +des nuances nouvelles de mélancolie et de volupté, +en somme, de quoi être un peu plus païens.</p> + +<p>Louis Veuillot écrit rudement (<i>Çà et là</i>, II):</p> + +<blockquote><p> +Chateaubriand a tenu et mérité une grande place, +mais ce n'est pas mon homme. Ce n'est ni le chrétien, +ni le gentilhomme, ni l'écrivain tels que je les aime; +c'est presque l'homme de lettres tel que je le hais. +L'homme de pose, l'homme de phrase, toujours affairé +de sa pose et de sa phrase, qui pose pour phraser, +qui phrase pour poser, qu'on ne voit jamais sans pose, +qui ne parle jamais sans phrase... Il est de ceux qui ne +savent écarter aucune pensée capable de revêtir une +belle couleur et de rendre un beau son.</p> + +<p><i>Atala</i> est ridicule, <i>René</i> odieux; le <i>Génie du christianisme</i> +manque de foi; les écrits politiques manquent +de sincérité; les <i>Mémoires</i> sont écrits pour faire admirer +le personnage; mais ce <i>moi</i>, toujours vain et parfois +haïssable, jette une ombre fâcheuse sur la beauté +littéraire, souvent éclatante...</p> + +<p>J'ai vu à Saint-Malo le tombeau de Chateaubriand +sur un rocher qui apparaît de loin. L'emphase de ce +tombeau peint l'homme et ses écrits et leur commune +destinée. Chateaubriand a exploité sa mort comme un +talent, il a pris dans son tombeau une dernière pose, +il a fait de ce tombeau une dernière phrase; une phrase +qui se pût entendre au milieu de la mer; une pose qui +se pût voir encore dans la brume et dans la postérité. +Mais ce calcul sera trompé. N'ayant toute sa vie songé +qu'à lui-même et rien fait que pour lui-même, Chateaubriand +a péri tout entier. Sa gloire, placée en viager, +est venue s'éteindre dans cette mer, dont il a voulu +suborner le murmure pour le transformer en applaudissement +éternel. +</p></blockquote> + +<p>Un catholique comme Veuillot pouvait parler +ainsi. Mais nous hésitons beaucoup à nous approprier +de si dures conclusions.</p> + +<p>Une chose qu'il ne faut pas oublier, c'est sa +candeur, ce «fonds d'enfance et d'innocence» +que signale Joubert dans l'admirable lettre à Molé. +«Il ne parle point, il ne s'écoute guère, il ne s'interroge +jamais.» C'est, par suite, l'incapacité de se +sentir et de se concevoir ridicule. Cela est (avec leur +génie, bien entendu) une très grande force chez +beaucoup d'hommes de génie.</p> + +<p>Il y a de la candeur dans son excessive et constante +préoccupation de la gloire et de l'immortalité. +Car quelle chose incertaine et courte, même en mettant +tout au mieux, doit être la gloire pour un écrivain +d'aujourd'hui, même très grand! Il y a de la +candeur dans son goût pour l'emphase. Même sa +correspondance étonne souvent par le manque de +simplicité. Presque jamais elle n'est familière, pas +même avec madame Récamier vieillie. Il y a de la +candeur dans son respect superstitieux pour certaines +formes particulièrement solennelles de la littérature, +dans le sentiment qui lui fait écrire deux +épopées en prose, et finalement une tragédie sacrée.</p> + +<p>Car, après l'<i>Itinéraire</i>, en pleine maturité de son +talent, ce rénovateur de notre prose s'avise de +composer une tragédie en vers: <i>Moïse</i>, par où il +renoue, non pas précisément avec Racine, mais bien +avec Coras et Duché. Et ce ne fut point un caprice +ou un divertissement d'un jour. Il y apporte une +extrême conviction et une extrême ténacité. Il +écrit pour la préface de l'édition de 1836: «Cette +tragédie en cinq actes, avec des chœurs, m'a coûté +un long travail; je n'ai cessé de la revoir et de la +corriger depuis une vingtaine d'années.» Il dit +encore que Talma lui avait donné d'excellents +conseils. <i>Moïse</i>, lu au comité du Théâtre-Français, +en 1821, fut reçu à l'unanimité. Heureusement +pour lui, ses amis s'alarmèrent. «Les uns avaient la +bonté de me croire un trop grand personnage pour +m'exposer aux sifflets; les autres pensaient que j'allais +gâter ma vie politique, et interrompre en même +temps la carrière de tous les hommes qui marchaient +avec moi.» Comment? je ne le vois pas +bien; mais enfin il retira sa pièce.</p> + +<p>Il fit bien. (Cependant <i>Moïse</i> fut joué cinq fois +en 1834 au théâtre de Versailles, dans des conditions +assez misérables, à ce qu'il semble. L'auteur +n'assistait pas à la représentation.—Voir <i>Chateaubriand +poète</i>, par M. Charles Comte.) Mais pourquoi +un <i>Moïse</i>? Toujours la tyrannie du rôle. L'auteur +du <i>Génie du christianisme</i>, s'il écrivait une tragédie, +ne pouvait écrire qu'une tragédie sacrée. «Le sujet, +dit-il, est la première idolâtrie des Hébreux; +idolâtrie qui compromettait les destinées de ce +peuple et du monde.» Pendant que Moïse s'entretient +avec Dieu sur le Sinaï, son neveu Nadab s'est +épris d'une captive amalécite, Arzane. Le bruit +ayant couru que Moïse est mort, Nadab se déclare +à la belle captive, lui propose de l'épouser et de la +couronner reine d'Amalec: Arzane, qui hait Israël, +exige qu'en outre il adore Baal, Moloch et Phogor. +Mais <i>Moïse</i> redescend de la montagne avec les +tables de la loi. Nadab résiste à ses anathèmes; +il résiste aux larmes de son père Aaron; il suit la +séductrice, il s'apprête à sacrifier à Baal... Sur quoi +<i>Moïse</i> fait lapider Arzane par les lévites et le peuple, +pendant que Nadab est frappé de la foudre.</p> + +<p>Dans les deux ou trois dernières années de sa +vie, le vieux Bossuet, ne pouvant plus rien faire, +faisait des vers, parce que cela lui paraissait plus +facile qu'autre chose. Il en faisait chaque jour par +centaines. Il mettait en vers le <i>Cantique des cantiques</i>, +parce que la méditation du <i>Cantique des +cantiques</i>, c'est la volupté permise aux saints. Il +mettait en vers l'histoire des <i>Trois amantes</i>, qui +sont la pécheresse de saint Luc, Marie, sœur de +Lazare, et Marie-Madeleine. Il mettait leur histoire +en vers, parce qu'une pécheresse, c'est une +femme. Et ces vers ne sont pas précisément mauvais; +mais ils sont d'une facilité effroyable. Il est +étrange que de la même main soient partis une prose +de tant de muscles et des vers de tant de lymphe.</p> + +<p>(Je crois que les meilleurs vers de Bossuet sont +ces deux-ci, adressés à la pécheresse à propos de +Jésus:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Jamais une plus belle proie</p> +<p>Ne fut prise dans tes cheveux.)</p> + </div> </div> + +<p>Les vers de Chateaubriand ne sont pas mauvais +non plus. Seulement, autant sa prose est colorée +et hardie, autant ses vers sont timides et pâles. Et +quand il veut y mettre de la couleur, je crois que +c'est pire:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Pour appui du dattier empruntant un rameau,</p> +<p>Le jour j'aurais guidé ton paisible chameau.</p> + </div> </div> + +<p>On sent qu'il est à la gêne. C'est Jéhovah, Moïse +et Aaron, qui devaient avoir le beau rôle et dire les +choses les plus belles; et il ne les a pas trouvées. +Dans le fond, le trouble et la passion de Nadab, +l'impureté et la perfidie d'Arzane, et le culte voluptueux +d'Adonis font bien mieux son affaire. Son +imagination est donc avec Amalec et l'idolâtrie. +Or, cela ne lui sert de rien. Nadab essaye bien de +rappeler les fureurs du René des <i>Natchez</i>:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Laisse-moi m'enchanter d'innocence et de crime,</p> +<p>Connaître mes devoirs sans te manquer de foi,</p> +<p>Apercevoir l'abîme et m'y jeter pour toi!</p> + </div> </div> + +<p>Et encore:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ma souffrance est ma joie, et je veux à jamais</p> +<p>Conserver la douceur du mal que tu me fais.</p> + </div> </div> + +<p>Mais que le «Chant de la Courtisane» est peu +enivrant!</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i8">Viens que je sois ta bien-aimée,</p> +<p>J'ai suspendu ma couche en souvenir de toi;</p> +<p class="i8">D'aloës je l'ai parfumée;</p> +<p>Sur un riche tapis je recevrai mon roi;</p> +<p>Dans l'albâtre éclatant la lampe est allumée;</p> +<p>Un bain voluptueux est préparé pour moi.</p> + </div> </div> + +<p>Dire que ces vers sont de la même plume, et +peut-être de la même époque que l'invocation à +Cynthie dans la quatrième partie des <i>Mémoires</i>!</p> + +<p>Au deuxième acte, Nadab prend congé d'Arzane +en ces termes:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>De Moïse en ces lieux je viendrai vous apprendre</p> +<p>Le destin. <i>Quel parti qu'alors</i> vous vouliez prendre,</p> +<p>Contre tout ennemi prompt à vous secourir,</p> +<p>Arzane, je saurai vous sauver ou mourir.</p> + </div> </div> + +<p>C'est horrible, et c'est déconcertant. Car celui +qui a eu la candeur d'écrire ces choses entre 1815 +et 1835 et de les publier en 1836 est le même qui a +su tirer de notre langue des effets dont la hardiesse +ou la langueur n'a pas été dépassée et le même +enfin qui, à soixante-quinze ans, écrivit la <i>Vie de +Rancé</i> (parue en 1844).</p> + +<p>C'était son directeur, l'abbé Seguin, qui lui avait +conseillé d'écrire cette histoire, et Chateaubriand +s'y mit très volontiers: car, dans la vie de ce Rancé +qui eut une jeunesse orgueilleuse et déréglée, puis +qui se convertit rudement et tragiquement, et +dont la pénitence, comme les erreurs, eut l'allure +excessive et héroïque, Chateaubriand (quoique +beaucoup plus tempéré dans sa conversion) trouvait +quelque chose de lui-même, croyait-il, et des +tableaux où se complaire. Ce roman de la pénitence +farouche prêtait au mépris des hommes +et de la vie; et les péchés de Rancé étaient de +ceux qu'il y a plaisir à rappeler et déplorer.</p> + +<p>Le livre est d'ailleurs un bric-à-brac inouï; +l'auteur accueille tout ce qui lui remonte à la mémoire +ou au cœur et tout ce qui lui passe par la +tête. Il nous entretient de lui-même autant que +de Rancé; et ce sont de continuelles digressions. +À propos des amours de Rancé et de la duchesse +de Montbazon, il nous parle abondamment de +l'Hôtel de Rambouillet. Il nous parle de Ninon, que +pourtant Rancé ne connut pas; parce que Rancé +alla à Chambord, il nous parle de Chambord, puis +de Paul-Louis Courier, de François I<SUP>er</SUP>, de Londres +et de Henri V, du duc de Guise et de la belle Marcelle +de Castellane, de Retz, de Mazarin, etc... C'est +ainsi tout le temps. La biographie de Rancé n'occupe +pas le quart de l'ouvrage. Nul souci de composition; +souvent, nul lien saisissable entre les +phrases d'un même paragraphe; des impressions +juxtaposées; des raccourcis surprenants, surtout +des images, des images quand même, des images à +tout prix.</p> + +<p>Déjà il les forçait volontiers dans les <i>Mémoires</i>. +(Exemple: «Le maréchal Lannes fut blessé mortellement; +Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia; +l'attachement des hommes se refroidit aussi +vite que le boulet qui les frappe.» Ou bien: «Les +chimères sont comme la torture; ça fait toujours +passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en +main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs +qui ne pouvaient se tenir debout, et que je +prenais pour de jeunes et fringantes espérances.») +Mais, dans la <i>Vie de Rancé</i>, cela est constant. Il lui +faut plus d'images, pour se divertir ou se consoler, +à mesure que la force du sang décline en lui, et +que ses sensations ne sont plus que des souvenirs. +Une imagination torturée, outrée, difficile et brusque, +est la dernière muse de ce vieillard.</p> + +<p>«Que fais-je dans le monde? Il n'est pas bon +d'y demeurer lorsque les cheveux ne descendent +plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent +des yeux.»—«Dans l'année 1648, s'ouvrit la +Fronde, tranchée dans laquelle sauta la France +pour escalader la liberté.» Sur Corneille influencé +par le goût d'outre-monts: «Mais son génie +résista: dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui +resta que cette tête chauve qui plane au-dessus de +tout.» Ceci, très beau: «Ninon, dévorée du temps, +n'avait plus que quelques os entrelacés.» Sur le +vieux duc de Montbazon qui, devenu amoureux +d'une joueuse de luth, se prit de querelle avec elle +et la voulut jeter par la fenêtre: «La force manqua +à sa vengeance: il retomba sur son lit près du +volage fardeau que ne put soulever ni son bras ni sa +conscience.» Sur Henri V: «Il se cachait derrière +moi, comme le soleil derrière les ruines.» Sur le +château de Chambord: «De loin, l'édifice est une +arabesque; il se présente comme une femme, dont +le vent aurait soufflé en l'air la chevelure; de près, +cette femme s'incorpore dans la maçonnerie et se +change en tours; c'est alors Clorinde appuyée +sur des ruines.»—«Dom Bernard fut administré. +À peine eut-il reçu le corps de Notre-Seigneur qu'il +eut un pressant besoin de cracher: il se retint et +mourut étouffé par le pain des anges.»—«... Cette +plainte, qui sort du cœur de Rancé, comme ces +boîtes harmonieuses faites dans les montagnes qui +répètent le même son.» Le cœur de Rancé, une +boîte à musique? Mon Dieu, oui! Il lui faut des +images. Beaucoup des images de la <i>Vie de Rancé</i> +sont d'un goût inquiétant, ou même d'un mauvais +goût délicieux: c'est donc le comble de la volupté +littéraire. Et puis, ce rythme, cette harmonie; et, +d'autres fois, ce mystérieux, cet inachevé... À propos +d'Abélard: «Tout a changé en Bretagne, +hors les vagues qui changent toujours...» Et +quand Rancé entre dans la ville des saints apôtres: +«Ô Rome, te voilà donc encore! Est-ce ta dernière +apparition? Malheur à l'âge pour qui la nature +a perdu ses félicités! Des pays enchantés où rien +ne nous attend plus sont arides: quelles aimables +ombres verrai-je dans les temps à venir? Fi! des +nuages qui volent sur une tête blanchie!» À propos +de <i>Lélia</i> (car il parle de George Sand dans +la <i>Vie de Rancé</i>): «L'insulte à la rectitude de +la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai: mais +madame Sand fait descendre sur l'abîme son talent, +comme j'ai vu la rosée tomber sur la mer Morte.» +Dans la <i>Vie de Rancé</i>, Chateaubriand dépasse sa +manière; il est son propre décadent; il devance +même ses ultimes disciples.</p> + +<p>C'est l'image à tout prix. Et, presque toujours, +c'est l'image voluptueuse. «Chateaubriand, dit +Maurras, communique au langage, aux mots, une +couleur de sensualité, un goût de chair.» Maurras +analyse et justifie très fortement et subtilement +cette impression. Il ajoute: «Chateaubriand tient +moins à ce qu'il dit qu'à l'enveloppe émouvante, +sonore et pittoresque de ce qu'il dit.» Je vous +renvoie à ces pages (<i>Trois Idées politiques</i>), et +vous prie de lire aussi vingt pages fort belles de +Pierre Lasserre sur la sensibilité de Chateaubriand. +(<i>Le Romantisme français</i>.)</p> + +<hr /> + +<p>Mais vous sentez bien que je retarde le plus possible +le moment de conclure. Car, que vous dirais-je +que vous ne sachiez?</p> + +<p>Vous rappellerai-je son influence sur tout le dix-neuvième +siècle? Sans doute il a lui-même profité +de tout le dix-huitième; même en amour, dans sa +façon d'aimer et dans sa préoccupation de l'effet +qu'il produit, il a souvent été comme un Valmont +sublime; il a subi profondément l'influence de +Rousseau (et je crois, celle de la poésie anglaise, +dans une mesure qu'il m'est difficile de déterminer): +mais presque toute la littérature du dix-neuvième +siècle a subi l'influence de Chateaubriand. Faguet, +vous vous en souvenez, dit qu'il a renouvelé +notre imagination. Gautier l'appelait le sachem +du romantisme. Tout dernièrement, M. Victor +Giraud, dans l'Introduction aux <i>Pages choisies</i> de +Chateaubriand, a montré, avec une brièveté précise, +et qui, je crois, n'oublie rien d'essentiel, ce +que lui doivent Lamartine, Hugo, Vigny, Musset, +Sand, Balzac, Thierry, Michelet, Lamennais, +Montalembert, Lacordaire, même Villemain et +Cousin, même Auguste Comte (quand il développe +le génie social du catholicisme), et aussi Baudelaire, +Leconte de Lisle, même Taine, même Renan, qui ne +l'aime point. J'indique encore Vogüé, et m'arrête +là, ne voulant pas nommer les vivants.</p> + +<p>J'ajoute ceci: Chateaubriand, mort en 1848, a +connu une très grande partie des œuvres de Lamartine, +Hugo, Musset, Sand, Sainte-Beuve, et les six +premiers volumes de l'<i>Histoire de France</i> de Michelet +(1833-43). Évidemment s'il a tant agi sur les +romantiques, quelques romantiques ont réagi sur +lui, et peut-être (à mon avis) particulièrement +Michelet. La prose de Chateaubriand est plus hardie +de tours, plus surprenante de raccourcis, +d'images ramassées et soudaines à mesure qu'on +avance dans les <i>Mémoires d'outre-tombe</i>. Tout le +romantisme, qui paraît né de lui, a ajouté, par répercussion, +à sa virtuosité d'écrivain. Il a voulu n'être +vaincu, en sortilège verbal, par aucun de ses fils ou +petits-fils.</p> + +<p>Il doit être content dans son immortalité, puisqu'il +a sur toutes choses aimé la gloire.</p> + +<p>Il a eu l'une des plus belles vies, et des plus +pleines, et des plus variées, et des plus émouvantes +qu'on puisse avoir. Autant que Tamerlan ou que +Napoléon, il a considéré et traité l'univers comme +une proie. Il a eu «une joie d'oiseau sauvage à se +saisir de tout pour s'évader de tout» (Lasserre). +Ce qu'il n'a pas eu, la grande action politique (et +encore a-t-il cru qu'il l'avait), n'ajouterait rien à sa +renommée. Il a été aimé de beaucoup de femmes, +et des plus distinguées de son temps, et des plus +belles. Sa vie a été noble; il a eu quelques gestes +vraiment beaux et qui ont été connus. Il a vu tout +un siècle de littérature commencer à sortir de lui, +et qui l'avouait. Il a eu à peu près autant de gloire +qu'un homme en peut avoir, et il l'a savourée très +longtemps. Et il a eu, en outre, l'illusion d'être +supérieur à sa gloire et de croire qu'il la méprisait; +car personne n'a été ni plus vaniteux, ni plus persuadé +de la vanité des choses: double jouissance.</p> + +<p>Oui, il doit être content. Il a dû avoir, toutefois, +quelques déceptions posthumes.</p> + +<p>Il a écrit incroyablement. Il a écrit très jeune, +il a écrit très vieux; il a écrit presque autant que +Bossuet; il a écrit beaucoup de choses dont je +n'ai pu vous parler: des <i>Études historiques</i>, des +lettres de voyage, une histoire de la littérature +anglaise, et combien d'articles politiques et de brochures, +et combien de vastes dépêches diplomatiques! +Il a eu la rage d'écrire, ce qui ne l'empêche +ni d'avoir été un éternel voyageur, ni d'avoir été +dévoré du désir d'être un grand politique; car, +c'est bien simple, toute sa vie il a voulu être tout +et posséder tout. Mais enfin sa fureur dominante +a été celle d'écrire, et il a été surtout un étonnant +homme de lettres, et au point de dépasser d'avance +en immodestie tous les hommes de lettres du dix-neuvième +siècle, qui pourtant... Et, de toutes les +œuvres qu'il a publiées de son vivant, on ne lit presque +rien. On ne lit réellement que ses <i>Mémoires</i>, +qui sont un roman splendide à cent actes divers, +et qui ont toutes les beautés, excepté le charme +déchirant et le tragique intime des <i>Confessions</i> +de Jean-Jacques.</p> + +<p>Ces <i>Mémoires</i> même nous révèlent trop ce qu'il +n'aurait probablement pas voulu que nous sachions: +le désaccord entre son rôle et sa nature, entre son +rôle de défenseur de la religion et de la royauté et +son tempérament de révolté et d'homme de désir, +de nihiliste par impossibilité d'être assouvi. Dans +ces <i>Mémoires</i>, qui sont des confessions autrement +qu'il ne croyait, pour y avoir trop «composé» +sa vie, et trop visiblement, et pour y avoir étalé +l'adoration de soi aussi naïvement qu'un enfant ou +une femme, cet homme d'un si grand génie nous +donne à tous, si peu de chose que nous soyons, le +droit de sourire; et, s'il le sait, c'est son châtiment, +ou du moins une part de son purgatoire.</p> + +<p>Mais il est aimable. S'il était ici, nous l'adorerions. +Je l'aime surtout vieillissant, comme j'ai +aimé Racine et Fénelon, comme j'ai fini par aimer +le pauvre Jean-Jacques,—parce que, à force de +vivre avec les gens, on les comprend mieux, ou +bien on s'habitue à leurs défauts, et aussi parce +que, si dévorante et si illusionnée qu'ait été +l'âme d'un homme, elle devient forcément, dans +la vieillesse, un peu plus sincère et un peu plus +détachée.</p> + +<p>Que dire encore?</p> + +<p>Le <i>Génie</i> et les <i>Martyrs</i> ne sont plus guère que +d'illustres dates. Mais Chateaubriand a laissé plus +et moins que de grands livres. Outre que nous lui +devons, ou que nous pouvons nourrir en lui certains +sentiments allégeants, tels que la piété sans beaucoup +de foi, la fantaisie de juger les choses vraies +dans la mesure où elles sont belles, et une sorte de +mélancolie qui est une défense enchantée contre la +douleur: sentiments peu sociaux, dont il ne faut +pas vivre, mais qu'il est bon de connaître; outre +tout cela, Chateaubriand est, depuis les écrivains +du seizième et du dix-septième siècle, l'homme qui +a le plus agi sur la langue et sur le style; il est +l'homme qui a su y introduire le plus de musique, le +plus d'images, le plus de parfums, le plus de contacts +suaves, si j'ose dire, et le plus de délices, et qui a +écrit les plus enivrantes phrases sur la volupté et +sur la mort. Et cela est inestimable.</p> + +<p>Je disais en commençant:</p> + +<p>«Chateaubriand! Quelles images fait surgir +aussitôt ce nom sonore? Une magnifique série +d'attitudes... Un enfant rêveur, dans les bruyères, +autour d'un vieux château... Un jeune officier français +chez les Peaux-Rouges, parmi des sauvagesses +charmantes, dans la forêt vierge... Un livre qui +fait rouvrir les églises et sortir les processions... +Le clair de lune, la cime indéterminée des forêts, +l'odeur d'ambre des crocodiles... Un écrivain jaloux +de la gloire de Napoléon... Un royaliste qui sert +le roi avec la plus dédaigneuse fidélité... Un vieillard +sourd près d'une vieille dame, belle et aveugle... +Un tombeau dans les rochers sur la mer.</p> + +<p>«... Il su exprimer avec des mots plus de sensations +qu'on n'avait fait avant lui... Et il est l'inventeur +d'une nouvelle façon d'être triste.»</p> + +<p>Qu'ai-je ajouté à cela par ces dix conférences? +Pas grand'chose, en somme, ou des choses que plusieurs +auraient préféré ne pas entendre. Ce n'était +donc pas la peine... Ainsi le chemin fut plus intéressant +(pour moi) que l'arrivée: aventure commune +ici-bas.</p> + + + + +<p>FIN</p> + + +<p>TABLE</p> +<br> + +<table summary="table des matières" width="90%"> + + +<tr><td><a href="#conf1"> PREMIÈRE CONFÉRENCE </a></td><td> +Enfance et Jeunesse.—Le Voyage en Amérique </td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf2"> DEUXIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> +<i>L'Essai sur les révolutions</i> </td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf3"> TROISIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Les Natchez</i>.—<i>Atala</i> </td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf4">QUATRIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>René</i> </td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf5">CINQUIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Le Génie du christianisme</i> </td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf6">SIXIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Les Martyrs</i> </td></tr> + + + +<tr><td><a href="#conf7">SEPTIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>L'Itinéraire de Paris à Jérusalem</i>.—<i>Le Dernier Abencérage</i></td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf8">HUITIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> La vie politique </td></tr> + + +<tr><td><a href="#conf9">NEUVIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> <i>Les Mémoires d'outre-tombe</i> </td></tr> + +<tr><td><a href="#conf10">DIXIÈME CONFÉRENCE </a></td><td> Dernières années.—Conclusions </td></tr></table> +<hr class="full" /> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Chateaubriand, by Jules Lemaître + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND *** + +***** This file should be named 17319-h.htm or 17319-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/3/1/17319/ + +Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team of Europe. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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