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If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + +Title: Le calendrier de Vénus + +Author: Octave Uzanne + +Release Date: January 19, 2006 [EBook #17551] +[Most recently updated: August 6, 2020] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALENDRIER DE VÉNUS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + +[Illustration] + + + + +LE +CALENDRIER +DE +_VÉNUS_ + + +PAR + +OCTAVE UZANNE + + +PARIS +LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE +EDOUARD ROUVEYRE +1, rue des Saints-Pères, 1 + +1880 + + +[Illustration] + + + + +_ÉPÎTRE DÉDICATOIRE_ +_A Bétzy_ + + +_a vie, dit-on, est un canevas qui ne vaut pas grand chose, la broderie +qu'on y ajoute seule peut avoir quelque prix, et je ne saurais oublier, +Madame, sans faire injure à mes sensations passées, les fines et +capricieuses arabesques dont vos jolies petites mains de fée ont si +délicatement festonné, pendant de longues heures fugitives, cette toile +grise, uniforme ou banale qu'enrichissent et agrémentent avec tant +d'art voluptueux les ivoirines navettes d'amour._ + +_Selon Beaumarchais, la passion est le roman du coeur tandis que le +plaisir en est l'histoire: vous auriez donc, à ce titre, de doubles +droits à mon entière gratitude, aussi bien comme romancière émérite que +comme historienne exquise dans les belles lettres de Cythère. Au milieu +des archives bouleversées de mes sens je me plais aujourd'hui à +rechercher bien des dates que caressent mes souvenirs, et j'aimerais, +je l'avoue, ajouter, de concert avec vous, un nouveau chapitre à notre +oeuvre si tôt interrompue, mais la nature qui veut que tout finisse, +fait clairement appel à ma raison en m'indiquant avec son aimable +sagesse, que Cupidon aime à renouveller le feu de ses brandons et que, +dans un parterre de beautés infinies, il ne faut pas cueillir toutes +les roses sur un même rosier._ + +_Ne vaut-il pas mieux respirer lentement les doux parfums d'antan, que +risquer de briser la cassolette en la surchargeant de plus fraiches +senteurs? Vous me savez, du reste, trop indépendant pour jouer le_ +Pastor fido _et trop loyal pour feindre un sentiment immuable. Les +girouettes ne se fixent que lorsqu'elles sont rouillées et je pivote +encore assez bien sous les courants capricieux du désir pour ne pas me +convaincre chaque jour davantage que l'inconstance ici bas fait plus de +conquêtes que la fidélité n'en conserve.—L'amour, avec son arsenal de +soupçons, de craintes, d'inquiétudes, de regrets et d'alarmes ne vaut +assurément pas qu'on s'y attache; la volupté y passe comme un rêve, la +douleur s'y implante comme un cauchemar. L'homme amoureux suit la femme +comme le taureau le sacrificateur, disait Salomon, le sage des sages, +aussi, pour protéger son coeur contre une passion exclusive, +entretenait-il une légion de près de huit cents femmes, qu'il traitait +en esclaves afin de ne pas s'esclaver lui-même à une seule créature._ + +_Dans l'intimité de nos relations, Madame, le souvenir, dès lors, peut +prendre place entre l'estime et l'amitié, deux grands mots en vérité +qui effraient les désirs avant la lettre, mais qui, après, protègent la +retraite, apaisent les rébellions d'amour-propre, sauvegardent les +convenances mondaines et abritent mieux les épaves de la passion que +toutes les feuilles de bananier de Paul et Virginie. Lorsque le goût, +la curiosité ou le caprice en font tous les frais, les bonnes fortunes +sont de joyeuses flambées de paille qui ne laissent point de cendres. +Entre nous, la sympathie intellectuelle fut de moitié dans nos +accordances amoureuses, aussi bien que l'incendie soit éteint, la part +du feu est faite, et il nous reste l'un pour l'autre un sentiment moins +perturbateur allumé au même foyer, forgé au même brasier mais +assurément mieux trempé et surtout plus tenace._ + +_Permettez-moi donc, Madame, en mémoire de nos délices d'hier, en +témoignage de notre félicité présente, et dans l'espérance de nos +douces causeries d'avenir, de vous présenter ces petits écrits +boutadeux; lisez-les comme ces chapelets qu'on égrène distraitement +sans songer à dire le rosaire; arrêtez-vous aux bons endroits, vous y +trouverez comme l'ombre d'heureuses sensations, et si parfois il vous +venait à l'idée que je suis plus coloriste que dessinateur, daignez +vous rappeler que je ne donne pas la gabatine et qu'au temple de la +Divinité des Grâces, où nous fûmes en pèlerinage, les nombreux bas +reliefs tracés sur l'autel pourraient vous offrir un curieux démenti._ + +_Trouvez ici, Madame, l'affectueuse expression de ma plus franche +amitié._ + + +OCTAVE UZANNE. + + +_Paris, 15 novembre 1879._ + +LE CALENDRIER DE VÉNUS + + +Toujours un tas de petits ris, +Un tas de petites sornettes; +Tant de petits charivaris, +Tant de petites façonnettes, +Petits gands, petites mainettes, +Petite touche à barbeter. + + COQUILLARD. + + + + + +[Illustration] + +A L'ACADÉMIE DES BEAUX ESPRITS + +ET DES + +_RAFFINÉS DU LANGAGE_ + + +_Le vulgaire parle en fou et censure en impertinent;_ +_il ne faut pas s'arrêter à ce qu'il dit,_ +_encore moins à ce qu'il pense; il importe de le_ +_connaître pour pouvoir s'en délivrer; en sorte que_ +_l'on n'en soit jamais ni le compagnon ni l'objet;_ +_car toute sottise tient de la nature du vulgaire, et_ +_le vulgaire n'est composé que de sots_. + +BALTAZAR GRACIAN. + + +_Messieurs et doctes Petits-Maîtres_, + +_n des quarante, mais aussi et surtout un des vôtres, un délicat entre +tous, un chiffonnier musqué de la double colline, et de plus, grand +donneur de becquée à Vénus, le galant abbé de Bernis, fondait peu de +foi en son avenir, lors de son arrivée à la Cour, et c'est ainsi qu'il +modulait, si je ne me trompe, l'expression de son incertitude en fixant +son petit collet_: + + +_«Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire._» + +_Sans effort cependant, bercé par la main caressante du destin, +oeilladant aux Muses, cueillant des bouquets à Chloris, paillardant à +loisir de ci de là et friponnant des coeurs, cet Hercule enjoué et +mignard, ouaté de graisse et bouffi d'intrigue, put remarquer soudain +la fausseté de ses appréhensions, du jour où il se prit amoureusement à +filer sa carrière, aux pieds de Pompadour-Omphale, sur la quenouille +rouge du cardinalat._ + +_Si la rieuse fortune de ce badin petit prêtre me revient en mémoire, +Messieurs, c'est qu'en me présentant devant vous j'éprouve peut-être +moins encore de vanité que de suffisance. Sans faire montre à vos yeux +d'un fatalisme oriental qui serait hors de propos, sans mettre en avant +le_ «Sequere Deum,» _cette devise des stoïciens, je ne crains pas +d'affirmer que par ma naissance, ou plutôt par mes qualités, ces +défauts natifs qu'on perfectionne, j'étais appelé à suivre, sans nulle +ambition, le sentier fleuri qui me conduit en votre compagnie précieuse +et raffinée._ + +_Veuillez donc croire que si, par un lyrisme touchant et un feint +enthousiasme, je me laissais aller à exalter l'honneur qui m'est fait +aujourd'hui, je mentirais à ma fierté naturelle, de même qu'en vous +jurant fidélité et reconnaissance—deux sentiments dont on ne saurait +trop se montrer avare—je perdrais à l'instant le culte de mon +indépendance et cesserais d'être—ce que je prise le plus au monde—un +épicurien de la vie et un sceptique des succès faciles._ + +_En prenant place parmi vous, je prétends rester_ moi-même, +_c'est-à-dire volontaire, tranchant comme un sabre et ferme comme un +roc.—A notre époque où tout flotte, sauf un Drapeau, les hommes à +caractère doivent se tremper une énergie plus dure que le pommeau d'une +dague, et je ne crois pas que tels êtres soient si communs pour que, me +rencontrant dans cette assemblée, vous ne teniez pas à l'honneur de me +ranger au premier rang parmi vous.—Du laisser aller de mon allure, de +la hardiesse de mes conceptions, de l'originalité téméraire de mes +écrits, j'assume l'entière responsabilité et n'abandonne rien au +convenu, encore moins aux convenances; aussi puis-je dire que vous +devez renoncer dès aujourd'hui à me voir abdiquer la moindre de mes +opinions, en faveur d'une majorité dont les verdicts me laisseront +toujours froid et insensible._ + +_J'estime que si les aigles planent haut et contemplent le soleil, +c'est qu'ils ont, outre l'envergure des ailes, la farouche acuité de la +vue, et que si les lions marchent seuls, superbes et méprisants, ce +n'est pas seulement qu'ils se repaissent de leur puissance et +nourrissent eux-mêmes leur vitalité, c'est aussi qu'ils sont amoureux +au désert comme les penseurs de la solitude._ + +_Il vous paraîtra sans doute extraordinaire, Messieurs, de voir dans +mon langage ces termes incisifs et ces pensées si hautaines; vous vous +direz qu'un jouvenceau, qui compte au plus vingt-sept automnes dorés +devrait se montrer plus malléable dans sa viripotence, et que, +d'ailleurs, un nouvelliste de Cythère, un anecdotier de ruelles, un +tisseur de mousseline d'or aurait droit à plus de modestie. Je sais, +n'en doutez pas, que vous blâmez sourdement l'école buissonnière que je +me permets bien souvent en dehors de mes travaux littéraires et +critiques, mais je vous prie de bien examiner, Messieurs, que la +jeunesse est le temps où l'on cueille les roses, où l'on biscotte et +fanfreluche la mignardise, que je suis plutôt un athénien qu'un +spartiate des belles-lettres, et qu'enfin je ne saurais me plier, sans +me rebeller, au rôle constant d'annotateur et de biographe, ni planter +des croix de Malte sur le temple de Cypris._ + +_Les philologues, ces nègres blancs de l'érudition, lorsqu'ils se +sentent doublés d'un écrivain, aiment surtout à s'affranchir de leur +rôle de pionnier silencieux, de même que les hommes d'étude sédentaire +se plaisent dans leurs loisirs à se ruer dans la verte campagne +embaumée et à fatiguer leurs muscles paralysés dans des courses hâtives +et extravagantes. Il n'y a que les Fakirs des langues mortes, +Messieurs, il n'y a, j'ose le proclamer, que les pauvres esprits +fanatisés par un seul point d'histoire qui puissent consentir à +ankyloser leur cerveau, sans désencager et donner le vol au grand air à +des idées personnelles ou frivoles; il n'y a enfin que les embaumeurs +qui puissent se momifier dans la toilette conservatrice des beaux +esprits d'antan; à mon âge, on n'a pas la patience et la quiétude +journalière des prisonniers d'État qui fabriquent lentement et +minutieusement des cathédrales en liège ou des chapelets de buis +dentelés._ + +_Je ne réclame au reste l'indulgence d'aucun, pour ce que des sots à +vingt-cinq carats, appelleront des_ Escapades de jeunesse; +_l'indulgence n'atteint pas les forts qui ont le blanc-seing de leur +volonté, c'est tout au plus si elle donne un nouveau mandat aux faibles +et aux indécis.—Pour moi, si je mets aux fenêtres la fantaisie, ma +sultane favorite et rieuse, c'est qu'elle tapisse en rose le temple +peuplé de mon imagination, et si je m'affiche en plein jour avec elle, +c'est sans divorcer avec mes légitimes études; Tartuffe n'a qu'à jeter +son mouchoir comme un voile et Bazile à baisser son chapeau sur ses +yeux de faune en détresse._ + +_Au surplus, puisque je dois ici, à mon grand regret, faire sonner mon +Moi, dans une déclaration de principes, en manière de discours, je +professerai cyniquement l'égoïsme formidable dans lequel je me plais à +clandestiner mes caressantes sensations littéraires, et je ferai +franchement parade, sinon du mépris, du moins de l'indifférence +profonde que je ressens pour les suffrages de la foule._ + +_L'Opinion publique étant inconstante comme une femme, banale comme une +grisette et prostituée comme une fille au premier vendeur de thériaque, +la courtiser est une faiblesse et l'esclaver est une chimère; je me +sens donc trop friand de voluptés délicates et trop despote dans mon +amour-propre pour prétendre jamais vaniteusement forniquer avec +elle.—Le ferai-je, Messieurs, qu'il me faudrait encore confier mes +désirs au proxénétisme aveugle et sordide de la Renommée, et cette +autre mégère m'écoeure et m'épouvante, depuis que ses cent voix usées +par le concubinage du temps et avilies par des aboiements lucratifs, se +sont enrouées au diapason de l'unique voix de Jean Hiroux._ + +_Dans la procréation de mes oeuvres, Messieurs et doctes +Petits-Maîtres, je suis—n'allez pas, de grâce, crier au +scandale—imitateur d'Onan, aussi bien qu'en amour, je me révèle +disciple de talon rouge et petit-fils de Roué.—Onan était en effet un +grand désabusé des plaisirs partagés, et j'ai toujours pensé que ce +singulier sceptique nihiliste des incubations froid valait mieux que sa +réputation de criminel d'Écriture-Sainte; à mes yeux, il se présente +comme un sublime rêveur de voluptés impossibles, qui, afin de plus +sûrement dégrader son imagination, s'empressait de noyer ses +convoitises et d'anéantir ses débauches cérébrales dans les décevantes +pollutions de la réalité crue._ + +_Suis-je bien coupable, en cette manière, d'égoïser dans ma tête les +joies solitaires et folles de mes conceptions, et pouvons-nous croire +que la majorité des hommes pensent aux enfants qu'ils créent, alors que +Dieu, dans sa sagesse, a si noblement masqué le corollaire de +l'enfanture sous les plaisirs fugitifs mais piquants de la galanterie +ou les ragoûts du libertinage?_ + +_Vous ne m'accuserez donc plus, entre vous et à voix basse, de chercher +de petits ou de grands succès, ni de courir dans la poussière, de +l'arène humaine, afin de tirer la Fortune par sa robe aux faux reflets. +Douglas Jerrold, un humouriste anglais, disait fort spirituellement que +la Fortune avait été représentée aveugle afin de ne pas voir les sots +qu'elle enrichissait; si le temple de cette Déesse contient si notable +assemblée, il est hors de doute que je puis attendre ses faveurs sur le +seuil de ma porte, ce que je ne souhaite aucunement, car les sages ne +courent jamais après leur félicité; ils se la donnent, ce qui est plus +sur, et j'ai placé en ce qui me concerne toutes mes provisions de +bonheur dans le coffre-fort de ma boîte osseuse._ + +_Mais, Messieurs, laissons là ces questions d'intimité confraternelle, +ces confidences à huis-clos, pour aborder, puisqu'il le faut, la série +de mes revendications personnelles:_ + +_Bien que je ne me soucie point des bruits extérieurs, des éclats de +presse et des sourdes médisances de la pâle envie, et quoique je +n'ignore point, selon un vieil adage français, qu'_ «à laver la tête +d'un nègre on perd sa lessive,» _je ne pourrais et ne devrais laisser +passer sous silence les coups d'espadon maladroits, que des pauvres +bretteurs sans convictions ont tenté de me porter en pleine poitrine, +si ces coups d'estoc avaient pu atteindre autre chose que ma cuirasse +d'indifférence._ + +_Il en est cependant autrement d'une remarque plus générale et que je +serais mal fondé prendre en mauvaise part, car je la crois faite +loyalement et sans parti pris, avec un ton sobre et une affection +quasi-paternelle, par des écrivains bien élevés, d'un esprit judicieux +et éclairé; je veux parler de mes déplorables tendances au style +précieux, papillotant et maniéré; ainsi que de mes aptitudes spéciales +à forger sur l'enclume des dictionnaires anciens les plus imprévus +néologismes._ + +_A ce_ «Cave Canem» _placé si charitablement au début de ma route, je +m'efforcerai de répondre avec toute la sympathie que m'inspirent mes +bienveillants critiques et la bonne foi à laquelle ils ont droit. Dans +ce but, et afin de vous faire prendre patience, je pourrais vous +conter, Messieurs, un apologue qui serait mon apologie, mais je préfère +abandonner le genre figuré au propre parler, et laisser de côté +l'histoire naturaliste et sensualiste du roi des truands_ Fort en +Gueule _et du prince_ Fine Bouche, _parabole où chacun de vous eût pu +trouver des allusions peut-être en dehors de mon sujet, mais toutes en +faveur de ma cause._ + +_Si j'invoque en premier lieu ma préciosité, je ne nierai pas avoir été +nourri dans le_ Salon bleu _d'Arthénice et m'être complu aux mièvreries +galantes de la_ Guirlande de Julie._—Mais qui me porta, je vous le +demande, Messieurs, à courtiser la princesse Aminthe, fille de la +Déesse d'Athènes, et à tisonner mes sympathies ardentes pour les +Ménage, les Voiture, les Sarasin, les Montreuil, les Conrart et ces +Messieurs de Port-Royal?—Qui m'excita à m'amignoter en compagnie de +Stratonice, de Félicie, de Doralise ou de Calpurnie? Qui? sinon mes +précieux instincts littéraires, et mes propensions amoureuses composer +des métaphores assez riches pour capitoner les murailles grises de la +réalité attristante et froide._ + +_Il y a, disait Diderot, des grâces nonchalantes et des nonchalances +sans grâce. A ceux qui me reprochent mon afféterie, j'opposerai ma +personne et mon tempérament, et mettrai en avant mon naturel, mes +goûts, mes sens, mes gestes, ma démarche sans théorie, et l'accent de +mes paroles. De l'orteil aux cheveux, tout en moi se tient sans se +contredire; je puis_ plaire _ou_ déplaire, _mais je me déclare et me +sens incapable d'inspirer de ces sentiments mixtes, tels que de petites +passions ou d'anodines amitiés, voire de l'indifférence. Tel que je +suis, comme homme, je puis être un allumeur de désirs chez les quelques +femmes qui seront frappées par ce qui constitue ma personnalité, de +même que, tel qu'il se présente, mon style pourra séduire entièrement +quelque rare lecteur qui y sentira le naturel de ma griffe, sans +éprouver le besoin d'y apercevoir ma signature au bas de la page._ + +_Je suis donc aussi naturel dans ma démarche et dans mes amours, que +dans mes écrits; aussi peu recherché dans la manière de puiser mes +pensées que dans la façon de les exprimer, si j'y mets quelque chose de +plus que les autres, c'est que ce quelque chose est en moi: il y a des +poules dont les oeufs sont marbrés de vert et de rose, de même qu'il y +a des fleurs au parfum, quintessencié dont peu de personnes peuvent +subir l'approche, mais qui ravissent les odorats dépravés._ + +_Eh! Messieurs, tout est là; il est des hommes qui naissent avec un +caractère bien tranché; il semblerait qu'ils soient plutôt nés +d'eux-mêmes que descendus d'Adam, ils sont au-dessus des tempêtes comme +la mer de cristal que saint Jean vit dans le ciel, laquelle n'était +agitée par aucun vent. Pour moi, toute ma morale consiste dans la façon +de régler mes moeurs selon les préceptes de mon jugement, et j'ai +toujours songé que savoir l'art de plaire ne valait pas la sympathique +manière de pouvoir plaire sans art. Je ne serai jamais, j'en conviens, +le hochet de la foule; «l'esprit du vulgaire, s'écrie un philosophe +ancien, est semblable aux rivières dont les eaux soutiennent les choses +les plus légères et viles comme la paille, les fruits secs et les noix +creuses, tandis que les objets plus précieux et plus pesants comme l'or +et les diamants, y sont ensevelis et roulés dans le sable ou la vase.»_ + +_Qu'on ne dise donc pas que je suis précieux par vanité et par genre, +que je mets des grelots à mon style ou que je harnache ma prose comme +une mule espagnole, cela serait hyperbolique et faux, autant vaudrait +affirmer que si je passe sur la place publique, le chapeau incliné sur +l'oreille comme un feutre, le torse cambré, la poitrine en avant, le +manteau jeté en draperie sur la courbe de mon bras et ma canne au côté +comme une rapière, relevant en retroussis ma cape-pardessus qui traîne +à terre, autant vaudrait affirmer, dis-je, que tous mes gestes sont +étudiés, toutes mes poses analysées dans un but de recherche, tous mes +pas bien mesurés pour ne rien déranger à l'ensemble de ma silhouette, +et cependant, Messieurs, j'ai cru remarquer des reproches analogues, +lorsque, ainsi équipé, je passe parmi le brouhaha des foules. J'ai pu +m'apercevoir que l'oeil béat des simples me regardait singulièrement, +pendant que des esprits forts esquissaient,—non pas un sourire que +j'aurais clos à l'instant,—mais une sorte de papillotage de l'oeil qui +indique la surprise mariée au blâme très légitimement.—Dans ces courses +à travers la ville, Messieurs, je suis aussi simplement attifé que ma +prose dans mes écrits, ma personne et mon style me reflètent, aussi +bien quand je compose, qu'à ces instants où, seul et sans souci je +marche dans le dédain des inconnus, l'esprit en avant-garde de mon +corps._ + +_Il me serait facile de démontrer plus amplement le non-sens de ces +reproches, je pourrais même dire ici ce que je pense des précieuses et +des sacrificateurs de leur temple, mais ceci nous entraînerait bien +loin: je me réserve de vous soumettre à ce sujet un travail séparé qui +fera bonne justice des sottises qu'on débite journellement sur les +habitués de l'Hôtel de Rambouillet, mais je n'oublierai pas, Messieurs, +que dans notre civilisation actuelle, et à l'heure présente, je ne suis +pas le seul précieux, et que chacun se plaît à reconnaître que le temps +que vous me consacrez l'est infiniment plus que moi._ + +_Vous penserez bien que je ne suis pas semblable à ces orateurs dont la +facilité de parler ne provient que d'une impuissance de se taire; et +vous me permettrez d'arriver maintenant ma seconde riposte, +c'est-à-dire au néologisme dont mes excellents critiques me blâment si +tendrement de faire un usage abusif._ + +_Je suis de ceux qui croient que l'expression rajeunit la pensée, non +pas qu'il faille chercher à raviver les choses déjà exprimées, mais au +contraire, dans ce sens, qu'un écrivain doit mouler ses pensées dans sa +personnalité et les émettre fraîches écloses, avec l'assurance qu'un +autre a pu concevoir d'une manière analogue, sans accoucher sous une +forme identique.—Il y a donc néologismes et néologismes, comme il y a +fagots et fagots: les uns sont importés dans la langue pour interpréter +les idées nouvelles, les autres ne sont que des pléonasmes de termes +anciens qu'il est inutile de refondre dans une matrice moderne._ + +_On peut m'accuser d'enfanter les premiers, mais je ferais volontiers +la gageure qu'aucun de mes écrits ne contient le plus mince des +seconds, car j'_étymologise _plus que je ne_ néologie, _et je ne me +montrerai jamais ni assez boutadeux, ni assez mauvais grand-prêtre de +la langue, pour me permettre la fantaisie de baptiser les pauvres +petits bâtards des piètres écrivassiers d'aujourd'hui_. + +_Je professe l'opinion d'un grammairien logique et indépendant, à +savoir que le français récent sans la langue ancienne est un arbre sans +racines, et je dévore chaque jour les racines de cet arbre géant, +Messieurs; je m'en repais comme un Anachorète, je les recherche, et les +trouve dans Richelet, dans Ménage, dans Furetière, dans Saint-Evremont, +dans J. Leroux et dans Langlet-Dufresnoy, sans espérer les découvrir +dans les dictionnaires châtrés de nos Académies patentées. Je les +savoure surtout, ces racines profondes de notre terroir, dans le sage +et bon Montaigne, dans Rabelais, le grand néologue, dans les auteurs et +les poètes satyriques du seizième siècle, dans les épistoliers du +dix-septième, dans Molière, dans Balzac ou dans Saumaise, et jusque +dans Diderot, Saint-Simon et Voltaire, ce merveilleux écrivain qui a +peut-être encore plus ressuscité de mots qu'il n'en a inventés._ + +_La beauté et le pittoresque de notre langue est dans sa tradition; son +sang le plus coloré, son génie, sa verdeur toute gauloise, ce je ne +sais quoi de galant et de bravache qui pique et dévergogne la pensée, +tout ce sel attique et cette moutarde capiteuse n'ont d'autre +provenance qu'une origine de plus de cinq siècles; l'écrivain de nos +fours qui néglige ses ancêtres est plus barbare que les premiers +Gaulois, il a la sottise d'un guerrier qui ignorerait l'histoire de son +drapeau et les héroïques faits d'armes de ses vétérans dans la +carrière. Hélas! Messieurs, il faut bien le dire, nombreux sont ceux-là +qui négligent les sources salutaires, ils n'apprécient pas la saveur +des bonnes cuvées, et ils croient toujours boire la piquette du +néologisme en profanant et méconnaissant la rouge boisson des plus +vieux crûs._ + +_Il n'y a que les secs, les constipés d'imagination les petits +jardiniers d'un vilain style à la Le Nôtre,_ les hommes de marbre, +comme les nommait Grimm, _qui puissent jouer au casse-tête chinois avec +les vocables discutés, revus et approuvés par les habitants du +Palais-Mazarin.—Pourquoi ne pas vendre aux peintres des couleurs +tolérées par l'État, si l'on ne veut pas permettre aux littérateurs de +franchir les lourds et ternes in-folios d'académie?_ + +_Le malheur est qu'on a dit et répété sans raison à la suite de +l'ennuyeux rhéteur Despréaux, le trop fameux:_ enfin, Malherbe vint, +_et je ne ferai injure à personne, même à Malherbe, en affirmant qu'il +n'était nullement nécessaire_ qu'il vînt. _Boileau estimait trop Horace +pour ne pas méconnaître notre ancienne littérature vivante et vibrante, +et pour ma part je fais bon marché de ce classique_ aligneur de rimes, +_ne serait-ce qu'en faveur de Ronsard et_ «ses pipaux rustiques,» _ou +de Saint-Amant,_ «ce fou qui décrivait les mers.» + +_Au reste, sans me lancer dans cette disgression peut-être trop longue +à votre gré, puisque je parle à des croyants et à des fidèles +coûtumiers de ma prose, j'aurais pu chevaucher cet aimable paradoxe +que,_ si tout ce qui est français moderne ne se comprend pas, tout ce +qui, par contre, se comprend est français; _mais il se pourrait que ce +sophisme ne vous convaincût pas, Messieurs, et je passerai outre dans +mes revendications, en affirmant que toute critique relative au +néologisme ne saurait avoir prise sur moi, car je me considère attaché +par les entrailles à la langue-mère si chaude et si noble du seizième +siècle, comme je le suis par l'esprit aux badinages spirituels et aux +railleries profondes du siècle de la Régence._ + +_Je ne veux donc pas prostituer mon langage, et si_ je néologie, _je +fais voeu de ne jamais_ argoter.— _Pour vous prouver combien je suis et +veux rester constant dans les principes et les sentiments que je viens +de vous exprimer avec le sans-façon et la quiétude d'un esprit +indépendant et altier plutôt qu'orgueilleux, je vous présenterai +aujourd'hui même, dans la fraîcheur de sa novelleté, la plus récente +expression de mon_ Langage amarivaudé _et de mon_ Style minaudier, +_sans crainte d'effarer mes charmants aristarques qui finiront, si bon +leur semble, par ne voir en moi qu'un «grand enfant opiniâtre et +incorrigible.»_ + +_J'aurais pu, Messieurs, intituler ce dernier volume_ «Le Cadran de... +Cupido,» _mais il est des esprits inquiets qui cherchent la petite bête +sans prendre la peine de se regarder par le gros bout de la lorgnette, +et comme il existe en plus—et en nombre aussi peu respectable,—des +Agnès ou des Arsinoë qui n'eussent pas manqué de s'appesantir sur +l'aiguille de ce cadran, jusqu'à offenser la morale, j'ai cru qu'il +était de ma dignité de ne pas prêter le dos aux interprétations +malveillantes et niaises des impuissants assez malheureux pour avoir +oublié sur l'horloge de l'amour l'heure glorieuse de midi._ + +_Afin de lasser la curiosité des badauds chercheurs de lune en plein +jour, et aussi pour mieux me mettre à l'abri du profane vulgaire, j'ai +pris et accroché au fronton de mon petit temple ce titre simple et..._ +gracieux—_(encore un néologisme inventé par Ménage),—ce titre sans +fanfare et sans scandale:_ «Le Calendrier de Vénus.» _Vous n'y +trouverez assurément pas les graves dissertations, les lourds chapitres +que vous seriez en droit d'attendre d'un homme mûr, adipeux, bardé de +grec et de latin et blanchi sous le harnais des sciences stériles, ni +même une étude très fouillée et très prolixe sur la fille de Jupiter et +de la nymphe Diane, sur celle qu'Énée appelait:_ Dionoea mater.—_Je ne +voudrais point être aussi mythologique, parler, hors de saison, de +Pline, d'Horace, de Virgile, de Tacite, de Cicéron ou de Sénèque, pour +conclure en m'anéantissant dans une érudition sans grâces, lors même +que j'invoquerais_ Aglæia, Thalie _et_ Euphrosine. + +_Ce livre est issu de l'écume de ma fantaisie et de la volupté de mes +sensations personnelles, comme Vénus est sortie de l'écume de l'onde. A +ceux qui se voileraient le visage, je dirai que je ne maçonne pas les +remparts de mon âme avec la perfidie et les apparences de la chasteté; +je vais volontiers me faire couronner à Amathonte, à Cypre, à Idalie et +à Gnide, et je le dis loyalement: les myrthes me sont plus agréables +que les lauriers, et si, en faune bragart, je cours après les nymphes +roses et friponnes, je ne vais pas avec elles me cacher:_ sub antro. +_Le soleil peut me voir et Phoebé en pâlir sans que le moindre +vermillon ne vienne cardinaliser mes joues.—Je ne permets qu'aux +octogénaires de me blâmer et je leur pardonne, comme on pardonne aux +goutteux qui blâment la célérité des autres, car, selon l'auteur des_ +Questions sur l'Encyclopédie, _nous ressemblons presque tous à ce vieux +général qui, ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient la_ +petite joie _avec des filles, leur dit tout en colère. «Eh! Messieurs, +est-ce là l'exemple que je vous donne?»_ + +_J'ajouterai, afin de terminer ce discours trop long à mon gré, et sans +aucun doute au vôtre, que je vous crois, Messieurs et Petits-Maîtres, +trop raffinés et trop sincèrement dégustateurs pour penser que vous +puissiez aujourd'hui espérer de moi un long roman bien cousu, brodé sur +le canevas d'une aventure mirifique et idéale.—Le temps n'est plus où +Bassompierre buvait dans sa large botte et où les courtisans du +dix-septième siècle dévoraient l'_Astrée. _Si j'étais gentilhomme +verrier, comme aux beaux jours d'antan, je dédaignerais de souffler ces +immenses coupes où s'abreuvent les peuples de Germanie, ces lourds +Teutons sans délicatesse, je réserverais mes soins à ces mignonnes +cristalleries de Venise, fines comme la dentelle et légères comme un +souffle d'amour; c'est dans les petits verres que se versent lentement +les liqueurs les plus exquises, c'est dans les grands que le peuple +s'enivre.—Les gros romans grisent brutalement comme ces repas de corps +des noces de banlieue, où la grossière gaîté tache la nappe et +éclabousse la nature.—Loin de nous, Messieurs, ces beuveries +écoeurantes, ces crevailles d'insipides Grandgousiers sans estomacs; si +nous courons à la lippée, c'est en partie fine, dans des petits soupers +choisis et bien conçus, sans calbauder ni faire chatte mitte; qui nous +aime nous suive! et dussé-je pour ma part m'inviter moi-même comme +Lucullus, cet immense incompris, je n'en aurai pas moins grande joie, +et penserai, en flaconnant solitairement, que les plaisirs faciles ne +se dissipent que trop vite et qu'hélas! ce qui nous vient par la flûte +souvent s'en retourne par le tambourin._ + +_Paris, 25 septembre 1879_. + + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +_MEMORANDUM D'UN ÉPICURIEN_. + +FRAGMENTS ET NOTES AU CRAYON + + +Je m'accagnarde dans Paris, +Parmi les amours et les ris. + + BOIS-ROBERT. + +e sommeillais encore lorsque Babette m'a remis ce matin la longue +épitre de sa maîtresse. + +Le soleil filtrait timidement au travers de l'épaisse soie bleue des +rideaux, et je berçais avec complaisance ma langueur dans un réveil +craintif et caressant. Babette avait les joues fraîches et colorées par +les baisers de l'air matinal, elle semblait accorte et bien heureuse de +vivre; l'espièglerie se jouait dans ses narines délicates et nerveuses, +tandis que le rire, compagnon de son âge, s'était blotti presque +respectueusement aux commissures de ses lèvres humides et roses. Sur le +seuil de ma chambre, son pli cacheté à la main, elle n'osait approcher +de mon lit—: Qu'est-ce, Babette? venez çà; seriez-vous timide, et +maître Jean n'était-il point là pour vous annoncer?—Pardonnez, +Monsieur, mais, Madame m'a semblé tenir à ce que je vous remisse +moi-même cette lettre; peut-être y a-t-il réponse, et j'ai cru... + +La soubrette s'avança de trois pas, rougissante comme une pêche +duveteuse en août, et baissant ses longs cils sur l'azur de ses +yeux.—Je pris paresseusement l'enveloppe parfumée et l'ouvris. Babette +alors souleva les tentures pour laisser pénétrer le grand jour; elle +eut un mouvement exquis, et se campa comme un page auprès de la +fenêtre; sa légère robe de toile emprisonnait ses larges hanches et +modelait sa gorge, tandis que, renversée en Bacchante, rose et +frisonnante, un bras en l'air, elle retenait les lourds plis du rideau +sombre dans ses doigts mignons et effilés de petite lingère. + +Je m'affainéantissais et m'étirais, tout alangouri dans la tiédeur des +draps; des sensations de moite volupté serpentaient lentement dans mon +dos; les oreillers battus et chauds avaient des caresses; l'air de la +chambre appelait l'union.—Babette cariatide était toujours là; la +lumière mettait des points d'or sur les bandeaux crespelés de sa blonde +chevelure. La lettre de la baronne tremblait dans ma main, une lutte +était ouverte dans mon esprit: l'artiste admirait, le libertin souriait +aux sens, le dandy seul en moi protestait;... une camérière, fi donc! +et c'est en vain que mon regard errait sur la lettre de la maîtresse +pour s'arrêter toujours à ce torse de Diane, à ce col droit et bien +posé sur des épaules aux lignes sculpturales et tentalesques. + +Babette! + +—Monsieur? + +—Approchez je vous prie. + +Le rideau qu'elle soutenait retomba, l'obscurité se fit dans la +chambre; le dandysme céda aux désirs du libertinage. La lettre d'amour +fut sacrifiée à l'amour même.—Babette babilla comme un ange; le plaisir +n'a pas d'armoiries lorsque la jeunesse et la beauté sont reines chez +la créature. La petite colombe fut tendre; elle me donna mille baisers, +autant que Lesbie en prodigua jadis à Catulle, et Lesbie, assurément, +ne valait pas Babette, qui, en me quittant respectueusement demanda: + +Monsieur n'a-t-il pas de réponse à faire à Madame? + +Viens la chercher demain matin, ai-je répondu en reprenant à terre la +longue épitre de sa maîtresse dans mes doigts qui avaient encore la +fièvre des caresses-données et le tact des beautés senties. + + + +Quand, cyniquement, avec la bravoure de ma franchise, je racontai le +surlendemain à la belle baronne, mon aventure avec la petite Babette, +lui détaillant la fraîcheur élégante de ce _tendron_, je vis d'abord +sur son visage un mouvement de dépit et comme la sensation d'un violent +affront; puis, comme je restais souriant et ironique, elle regarda +fixement le bout des branches de son éventail nacré, avec un regard +singulier à la fois cruel et doux. Je lui pris la main et, m'approchant +davantage à portée de ses lèvres, je me confessai lentement à son +oreille, sans me signer dans un acte de contrition inutile et menteur. + +Babette! Babette!—répétait ma grande amie, tandis que j'enfonçais et +piquais comme autant d'épingles, sur la pelotte charnue de son coeur, +les mille petits traits de ma fantaisie galante.—«Ma Babette! une +enfant! est-ce possible? exclamait-elle;»...et son oeil suivait dans le +vague comme une illusion qui s'envole à tire d'aile. + +Jusqu'alors la baronne, devant des confidences de ce genre, conservait +une tenue de grande coquette, elle soupirait un «_ingrat!_» plein de +caresses et de reproches superficiels; car elle savait qu'en amour; les +romans sont plus amusants que l'histoire ancienne, et que les faits +divers agrémentent le prosaïsme du journal quotidien. Elle excusait en +femme du monde qui sait vivre et aimer, le naturalisme de mes passades; +mais, cette fois-ci, il me parut que je heurtais chez elle moins +d'insouciance, et je crus lire dans son regard comme un soupçon de +féroce jalousie. + +Étais-je l'objet de ce sentiment passionné, ou mieux encore, ne se +manifestait-il qu'en faveur de Babette? cette dernière pensée se fixa +dans mon esprit, évoquant les traits accentués de la tribaderie +ancienne et moderne, et les vices les plus mignons du XVIIIe +siècle,—Babette avait, je dus alors m'en souvenir, des manières +frisques et policées, et elle montrait un certain ragoût dans la +servilité de ses plaisirs. Vénus est bonne institutrice dans son temple +de Lesbos, me disais-je; mais depuis la divine Sapho, les hommes ne +sont plus si grecs dans l'orchestration des joies discrètes, et je jure +Dieu sur les mânes du chevalier de Faublas, que mon inconstance à la +baronne ne sera pas comme ces épées à deux mains qui décapitent +sottement le bourreau sans effleurer les victimes. + + + +Babette, en me revoyant, a beaucoup ri et un peu pleuré devant le +tribunal de mon scepticisme; le rire ensoleillait la rosée de ses +larmes et ses quenottes blanches mordaient, dans un grincement, +l'incarnat de ses lèvres épaisses. Elle relevait, pour étancher les +perles humides de ses yeux, un coin de son dernier vêtement, avec un +mouvement de pudeur impudique qui était l'aveu même de sa beauté. Sur +de tels appas, on pouvait fourrager les grâces, et jamais Boucher ne +mit sur les rondeurs satinées d'une gorge deux petites fleurs de pêcher +d'un rosé plus fondant, d'un coloris plus effronté que celles qu'on +pouvait cueillir sur le sein de la fillette. Je compris que l'adorable +soubrette n'était point créée pour se fiancer à un rustre +d'anti-chambre; l'amour avait sur elle des droits multiples, et les +passions brutales devaient épargner pour quelques temps la délicatesse +idéale de ces contours radieux. En éveillant la nature de la friponne, +j'avais renversé le pot au lait de la réalité; elle me conta l'histoire +de ses sens—car les sens comme les peuples ont leur histoire,—avec +l'espièglerie craintive d'un jeune chat; mais l'histoire de ma petite +blonde avait à peine un chapitre; c'était le début original du plus +curieux roman qui serait à faire, si les modernes Athéniens ne +singeaient pas l'austère morale des Spartiates. + +O Babette, charmant professeur! comment pourrais-je assez te remercier +de m'avoir appris à lire dans la grande grammaire de l'humanité que les +femmes qui sont fidèles au masculin ne le sont pas toujours au +féminin?—Depuis cette grave leçon, la pauvre baronne est devenue fière +comme une déesse. Lorsqu'après une absence prolongée, je la trouve +seule sur sa chaise longue, elle prend une allure de reine amoureuse +et, d'un ton préfectoral, mitigé par la tristesse railleuse du sourire, +elle soupire lentement avec des regrets accentués: «Nous sommes bien +triste, mon doux ami; on vous désire, on vous appelle; c'est mal de +nous négliger ainsi pour courir après de nouveaux caprices; et +cependant, libertin, qu'on se défend d'aimer alors qu'on n'en peut +mais, n'avez-vous pas ici ce qu'il vous faut: de l'amour, des caresses +et..... même davantage.» + +Presque toujours dans l'antichambre, avec ses grands yeux doux, Babette +par son silence m'en disait tout autant. + + +II + +Bien charmants ces quelques vers d'un poète du XVIe siècle; c'est +l'excuse du _Don-Juanisme_ et la variante du _Pâté d'Anguilles_: + + +Les plus délicieux ragoûts +Dont une fois nostre appétit s'éguise, +Si l'adresse ne les déguise, +Nous donnent souvent des dégoûts; +Le changement réveille, pique, anime, +Mêmes chardons dégoûtent le baudet, +Ce qu'un latin par ces trois mots exprime: +_Natura diverso gaudet._ + + +Chaque femme n'apporte-t-elle pas l'homme, qui sait et peut en jouir, +son contingent de plaisir?—Il n'y a que l'amateur de femmes qui soit +logique et indépendant; l'amoureux demeure esclave et sans pratique; il +ne sait pas, en donnant à sa maîtresse la crainte de le perdre à +d'autres, lui inoculer le désir de le conserver.—L'amour ne vit que +d'inquiétudes, de soupçons, d'espérance; il faut y être de sang-froid +pour laisser tomber traîtreusement ces sentiments dans un coeur qui +vous aime. Un amant fidèle ne sera jamais un _passionniste_. Pétrarque, +en affichant une passion sans espoir pour la belle Laure de Noves, se +consolait charnellement dans les bras d'une boulangère à laquelle il +laissa mieux que des sonnets, des odes ou des canzones; et Goethe, +aussi pervers que Valmont, écrivit ses pages les plus sentimentales sur +le dos complaisant d'une maîtresse passagère.—On peut faire du +sentiment à la condition de n'en point trop sentir, ou bien encore +paraître mourant et platonique à la table de l'amour, en ayant le bon +sens de frétailler de ci, de là au banquet des mamoseux plaisirs. + + + +Tous ces pauvres diables qui guitarisent sous des balcons déserts, et +qui semblent affamés comme de jeunes lévrons, n'entendent rien à la +séduction—à Cythère, on ne prête qu'aux riches; on fait peu l'aumône +aux pauvres, on ne traite que les repus;—le grand art, c'est de ne rien +demander, mais de se laisser tout faire. Les vrais libertins sont +passifs, ils ont le dandysme de leur indifférence; l'imagination est +leur propre pourvoyeuse; ils fanfreluchent leurs sensations, et sont +recueillis comme des gourmets en dégustant les plaisirs qu'ils +éprouvent. Les femmes ne sont jamais les esclaves que de tels hommes; +devant eux, elles sentent la puissante rivalité des plaisirs passés ou +des joies futures, elles concourent pour prendre place dans un +souvenir, et elles déploient toutes les complaisances, toutes les +ruses, toutes les habilités qu'elles peuvent inventer, semblables à un +Vatel qui s'ingénierait à découvrir des sauces merveilleuses propres +flatter le palais blasé d'un royal convive. + +Montaigne disait: _que sais-je_? et Rabelais: _peut-être!_—Le petit +maître amateur et consommateur de femmes est aussi raffiné, il pense +comme ces grands maîtres, mais sa devise est plus décourageante; il la +laisse tomber avec un souverain mépris, c'est le gant de l'indifférence +et de l'impassibilité jeté aux grandes passions ou aux fantaisies +vulgaires; cette devise, éperon d'acier de la galanterie suprême, +c'est: _à quoi bon!_ ou bien encore: _que m'importe!_ + +Toutes les femmes le ramassent ce gant; il provoque à la lutte: _que +m'importe_, c'est une injure à leur beauté: _à quoi bon_, c'est un défi +à leur savoir faire.—Achille n'était vulnérable qu'au talon; les fières +amazones veulent connaître le défaut de la cuirasse de ces superbes +indolents; elles se croient habiles à l'escrime d'amour; leur vanité +est en jeu: que ne feront-elles pas? Elles videront le carquois de +Cupidon jusqu' la dernière flèche, mais si elles ont pour partenaire un +beau joueur, un homme volontaire et hautain, elles se rendront corps et +âme à la discrétion du vainqueur, qui, non moins généreux qu'Alexandre +l'égard de Darius, les traînera un jour son char, sans prétendre les +esclaver par des chaînes éternelles. + + + +C'est faire trop d'honneur à la nature humaine, disait Saint-Evremont, +que de lui donner de l'uniformité.—Ne peut-on pas ajouter: c'est faire +trop grande injure aux femmes et à l'amour que de leur accorder de la +constance.—Dans un évangile fantaisiste, d'après un galant écrivain, +Dieu a dit aux hommes: «Les coteaux sont couverts de vignes, les femmes +sont pleines de roses, les oiseaux chantent dans les bois: écoutez, +moissonnez, vendangez.» Aux femmes, Dieu a dit: «Laissez cueillir les +roses, elles refleuriront sans cesse,» et les femmes ont toujours suivi +la parole de Dieu. + +L'amoureux fait fleurir les roses, le libertin les effeuille, les +distille et s'en parfume à bon escient; celui-là, au printemps de la +vie, se laisse asphyxier follement par elles; celui-ci, plus pratique, +les conserve et en évoque les exquises senteurs, avant même que la bise +soit venue ou que les frimas aient passé sur sa tête d'archiviste des +grâces et de mémorialiste de la beauté. + +III + +Tache sombre, jour néfaste à marquer sur mon coquet calendrier de +Cypris. + +Je la rencontrai après un étincelant dîner d'amis, elle marchait +crânement, comme seules savent marcher les parisiennes, avec une allure +gracieuse et caressante; ses souliers mignons me parurent enfermer le +divin pied d'une Fanchette, tandis que ses talons Louis XV, cerclés +d'or, battaient avec un son mat l'asphalte du trottoir. + +Peut-être avais-je le cerveau quelque peu coiffé de Champagne, +peut-être aussi la plénitude heureuse de ma digestion me portait-elle +dans l'oeil le monocle de l'indulgence; je ne sais trop, mais je me +sentais en veine de gaillardise, l'habit faisait valoir la poupée et, +nouveau Faust, je cueillis cette Marguerite de carrefour au sortir du +cabaret.—Je pris cette fille comme on s'asseoit au café, sinon pour +siroter un grog, du moins pour voir défiler les badauds. Sur la +contrefaçon de la carte du tendre, le pays galant représente des +promenades extérieures où défilent les spécimens des vices les plus +divers, pour peu que l'on sache les faire sortir de l'étrange tanière +des souvenirs où ils sont blottis. + +En entrant dans sa chambre, j'éprouvai le même écoeurement que si je me +fusse sali salaudement. La pièce, assez vaste, était tendue d'un vilain +papier à fond rouge, semé d'énormes fleurs grises; une tapisserie de +vieil hôtel de province. L'armoire à glace à trois corps, en +palissandre ciré, se dressait contre la paroi qui faisait face la +cheminée de marbre gris, et d'antiques fauteuils en velours nacarat +traînaient sur le tapis ponceau râpé, semblable au drap blanchi d'un +billard. Au fond, dans l'alcôve, le lit—élevé comme un autel à Vénus +Pandemos—un lit étagé par trois matelas et recouvert d'un surtout en +fausse guipure, au travers de laquelle apparaissait le blanc douteux +des draps mous, chiffonnés, frippés, torchons encore chauds d'une sale +cuisine de gargote d'amour.—Tout cela à l'entresol, en pleine rue +Lafitte. + +Je restais silencieux, pris de honte; le dégoût me serrait à la gorge. + +La fille ôta ses gants, retira son chapeau, ouvrit son corsage avec des +lenteurs accablées et des nonchalances d'abrutissement. Son corset qui +tomba, oppressait sa taille, et marbrait de filets rouges le jaune +bilieux de sa peau; ses bas de soie bleue étaient tirés sur des +maigreurs déplorables, et le petit pied de Fanchette était déformé et +meurtri. Dans cette mise à nu d'un corps sans ressorts voluptueux, il +suintait comme d'un mur d'égout une humidité de vice malsain et des +larmes visqueuses de débauche. + +Elle voulut me passer autour du cou ses bras arrondis, mais je reculai +comme au contact froid d'un serpent.—Depuis quelques instants elle me +contait l'emploi de ses journées, l'amabilité généreuse des hommes de +bourse, avec le cynisme du débraillé et l'argot spécial des virtuoses +de la galanterie.—Je la questionnais tristement, sans avoir le courage +de jouer les _Desgenais_ vis-à-vis de cette cabotine de l'amour aussi +repoussante qu'un ulcère qui se découvre alors qu'on voudrait le +cacher. Lorsqu'elle essaya d'oeillader plus tendrement et qu'elle tenta +de m'exciter avec la banalité du sourire aux caprioles priapesques, je +fis un mouvement vers la porte; l'image gracieuse et folâtre de mes +tant gentes maîtresses, tous ces babouins frais et délicats me +revinrent en mémoire.—Pousser plus avant cette aventure à bon marché, +c'eut été non-seulement me souiller, mais bien mieux faire affront à +mes principes et tirer ma poudre aux chauves-souris des sentines. + +Que pouvait m'offrir cette gamelle, moi le repus, qui, dans les plus +fins soupers n'arrive qu'au dessert? Qu'aurai-je pu trouver d'inédit +dans cette prostitution? Les courtisanes ont trop connu d'amants pour +avoir appris les délicatesses du libertinage; ce sont les cuisinières +des restaurants à bas-prix qui triturent salement un mauvais +_ordinaire_. Elles sont prudes et bégueules pour tout ce qui sort du +convenu afin de rentrer dans les convenances personnelles; les grandes +routes n'offrent pas d'ombrages, on ne s'égare que dans les sentiers +isolés, l'amour est un art en dehors du vulgaire, chacun croit le +comprendre, très peu le pratiquent.—Les vrais buveurs soignent +eux-mêmes leurs vins, et les cavaliers sérieux dressent leurs cavales; +ainsi font les rois de Cythère: ils aiment apprendre à lire à leurs +sultanes dans le rarissime manuel des voluptés complexes. + +Je me donnai donc la joie de payer le repos d'une nuit à cette +infortunée servante de Vénus, sans prendre le temps de récolter les +accolades de sa gratitude. En refermant la porte je l'entendis +pleurer—le vice a quelquefois fait ses humanités;—ô +chimistes-philosophes, qu'y avait-il dans ces larmes de pauvresse? + +IV + +Dans le _Drawing room_ de Miss Georgina, j'ai relu par deux fois, avec +la plus grande attention, cette singulière annonce du _New-York times_. + + +Une dame, ayant divorcé deux fois, et ayant constaté par expérience +combien ces sortes de séparations sont cruelles, désirerait convoler +une troisième fois. Son nouveau mari pourrait lui en faire endurer +beaucoup, et être certain qu'elle ne se séparerait pas de lui. + +Ecrire aux initiales _J. C. W., 31, Wall street, New-York_. Il sera +répondu par un envoi immédiat de photographie. + +La dame qui fait l'objet de cette annonce est grande, forte, et soulève +_volontiers_ de lourds fardeaux à bras tendu. Dents éclatantes de +blancheur. Complexion tendre. + +On demande un gentleman de quelque fortune, élégant, distingué, petit +et blond; on le préférerait dans le commerce des huiles minérales. + +Ecrire par lettre affranchies. + +Miss Georgina, accoudée derrière le fauteuil, pendant cette lecture +faite à haute voix, riait de ce joli rire guttural spécial aux +anglaises, et dont la fraîcheur et la vibration argentine rappellent le +son des clochettes dans l'air pur du matin. + +Cela n'est point si ridicule, hasardai-je, en conservant un sérieux +très britannique, je vois même toute la poétique future des convenances +matrimoniales, dans cette hardie déclaration de la dame +_New-Yorkaise_...., et je répétais en scandant les mots, comme pour +bercer un rêve d'avenir: «_Dents éclatantes de blancheur, complexion +tendre..... On le préférerait dans le commerce des huiles minérales!_» + +_What a Pity!_ soupira Miss Georgina qui ne riait plus,—mais toujours +pensif sur le fauteuil et pour énerver cette naïve nature blonde et +rose, je lisais de nouveau avec une affectation réelle: _un gentleman +de quelque fortune, petit et blond!_ Hélas! Miss, je ne suis ni blond, +ni petit; _elle_ est _grande, forte et soulève volontiers de lourds +fardeaux;... volontiers!_ C'est l'idéal, et mon _Byronisme_ en +tressaille! + +Tout le ridicule de ce trivial soliloque dont une française eût haussé +les épaules en souriant, produisit un singulier effet sur la +sentimentalité positive de Miss Georgina. Elle fit quelques pas dans le +salon, réunit deux sièges dos à dos parallèlement; dans un joli +mouvement fiévreux, elle releva sa longue chevelure d'or, haussa ses +manches, et avec la lenteur d'un gymnaste consommé ou l'adresse +puissante d'un clown, je la vis s'élever perpendiculairement, à la +seule force des poignets, sur le dossier des chaises, et y exécuter des +rétablissements prodigieux, tantôt sur un bras, tantôt sur l'autre, me +montrant, dans la complaisance de son rire heureux, ses petites dents +blanches et serrées. + +Puis, après ce viril enfantillage: «_My Darling_, dit-elle toute +frissonnante et l'oeil scintillant de fierté en venant m'embrasser sur +le front, votre grande et forte américaine en ferait-elle tout +autant?»... C'est peine si, dans mon saisissement, je puis lui +répondre: «_I don't think so, my sweet heart._» + +Comme je préférais cette démonstration gymnastique à la sentimentalité, +aux crises nerveuses, à la tristesse pitoyable de tant d'autres +maîtresses! + +V + +Quel adorable petit conte je découvre dans la _Bibliothèque des petits +maîtres!_ c'est une simple nécrologie, chef-d'oeuvre du genre affadi. +Je transcris cette littérature au pastel: + +«Monsieur l'Abbé de Pouponville était poupon dans tout, il naquit +pouponnement dans une coulisse, d'une pouponne de l'Opéra et du célèbre +chevalier de Muscoloris, Seigneur de Pomador, Ambrésée et autres lieux. +Il était pétri de grâces. Il naquit ce qu'il devait être. A peine +avait-il deux mois, qu'on remarquait déjà dans ses gestes enfantins un +bon goût exquis; il tettait si gentiment, si mignonnement, que c'était +un ravissement pour sa nourrice: toutes les femmes qui le voyaient +tetter lui auraient volontiers donné leur sein à sucer, suçotter, +caresser; s'il pleurait, c'était avec une grâce infinie; s'il criait, +c'était avec une douceur même, une espèce de mélodie cadencée dont le +charme délicieux passait jusqu'au coeur. Alors un déluge de pralines et +de bonbons de toutes sortes l'inondaient de toutes parts. Il était +choyé, caressé, dorlotté, baisé, léché, presqu'étouffé. Dès l'âge de +dix ans, ces qualités précieuses commencèrent à se développer.—Quelle +vivacité! que d'esprit! que d'agréments! quelle bouche pour sourire et +mignarder! quels yeux pour languir et brûler! Sa mère résolut dès lors +d'en faire un présent à l'Opéra ou de le _jetter dans l'Eglise_. Il fit +ses études avec une rapidité incroyable. La lecture d'_Angola_, de +_Bibi_, des _Bijoux indiscrets_, du _Sopha_, des _Matinées de Cythère_ +et autres livres orthodoxes, lui apprirent autant de Théologie qu'il en +faut pour triompher des coeurs dans les ruelles. Aussi fut-il bientôt +en possession de subjuguer toutes les femmes. On ne saurait croire +combien un petit collet donne d'accès auprès du sexe.—Avec un rabat de +la première faiseuse, un teint miraculeux, des yeux de la plus vive +expression et jouant à merveille l'attendrissement, l'air et le ton de +l'extrême bonne compagnie, une voix perlée, flûtée, des lèvres d'un +incarnat et d'une fraîcheur à faire envie, un _assassin_ placé dans les +règles les plus étroites de la mode; quelle vertu ou plutôt quelle +fausse pruderie aurait pu se soutenir et résister à des armes +pareilles? Enfin, lorsqu'échappé d'un tête-à-tête galant, il montait +dans la chaire de vérité, il avait l'air d'un chérubin adonisé.—Un +texte, pris des endroits les plus voluptueux des cantiques, annonçait +un exorde délicieux suivi d'un discours en deux petites parties aussi +lestes que divinement bien tournées. Il était couru de toutes les +femmes du bon ton. La morale qu'il leur débitait était celle des poètes +et des romanciers, déguisée sous une nuance légère de spiritualité. + +Il peignait tout en mignature, jusqu' l'enfer et au péché. Il nous +reste encore quelques sermons de cet apôtre à blonde chevelure; ce sont +la vie et la conversion de Madeleine avec ce texte: _osculetur me +osculo oris sui_, qu'il me donne un baiser de sa bouche;—la +Samaritaine: _introducet me in cubiculum suum_, il me fera entrer dans +sa chambre;—la femme adultère: _amore lingueo_, je languis d'amour.—Ces +trois sermons sont des petits chefs-d'oeuvre de galanterie exquise. +Toutes ses phrases respirent le souffle léger de la volupté; aussi +toutes les petites maîtresses s'écriaient au sortir du sermon: ce +Pouponville est un prédicateur divin! un organe insinuant, des gestes à +ravir! un air mouton, un sourire supérieurement fin, un persiflage +décent tel qu'il convient aux gens du beau monde! des descriptions d'un +gracieux, d'un exquis à faire pâmer! s'il prêchait plus souvent, il +ferait déserter tous les spectacles. Non, je n'ai jamais eu tant de +plaisir à l'Opéra qu'aux sermons de cet aimable Pouponville. + +C'est de lui que nos jeunes abbés ont hérité des belles manières qui +les distinguent; la coutume de se faire coëffer double et triple rang +de boucles; de se parfumer pour remplir l'auditoire de leur bonne +odeur; de prendre un morceau de sucre candi ou de pâte de guimauve au +bout de chaque période un peu longue, afin de conforter leur poitrine +fatiguée, d'avoir un mouchoir ambré qu'on laisse tomber au moins deux +fois par séance pour voir l'empressement des femmes à le ramasser, de +promener amoureusement ses regards sur une assemblée brillante de +beautés à demi voilées, pour se concilier leur attention. + +En un mot, c'était un phénomène digne d'être proposé pour modèle aux +élégants de tout genre et aux amateurs des beaux airs et des manières +gentilles; aussi avait-il fait une étude sérieuse de ce qu'on appelle +bon ton, fatuité, élégance, papillonnage. On voit, par quelques +feuilles manuscrites qu'il composait à sa toilette, combien +profondément il avait réfléchi sur ces grands objets. + +Cependant la prédication lui fut très fatale. Un horrible +_vent-coulis_, venu d'une porte inexactement fermée, lui ôta tout-à +coup la voix et la respiration. Un pli qu'il aperçut à son rabat lui +donna de nouvelles vapeurs qui le firent malade à périr. Il s'évanouit: +pour le faire revenir, on eut l'incongruité de lui présenter de l'_eau +de la Reine_ qui ne venait pas de chez la Petite Marchande, la seule +qui put en avoir de bonne. Ce troisième coup le bouleversa. Enfin, pour +comble de malheur, un malotru de médecin, habillé comme aurait pu +l'être Hippocrate ou Gallien, en habit noir et sans dentelles, vint lui +tâter le pouls. Il ne put digérer ce trait de la dernière maussaderie; +le coeur lui souleva: et notre damoiseau rendit son âme mignonne en +demandant si l'on avait apporté ses souliers brodés, sa ceinture à +glands d'or et la nouvelle façon de mouches, qu'il avait fait demander +chez du Lack. On l'ouvrit, on ne lui trouva ni cervelle ni cervelet; +une légère quantité d'une substance neigeuse et fondante au moindre +trait lui en tenait lieu. Toutes les fibres et fibrilles du cerveau +étaient d'une ténuité, d'une finesse, d'une exilité bien au-dessus de +celle d'un fil d'araignée. Son coeur, un peu au-dessous de la grandeur +ordinaire, avait les deux branches de l'aorte extrêmement étroites: les +anatomistes attribuèrent cette contraction la facilité prodigieuse +qu'avait notre Adonis _à vaporer_, s'évanouir, défaillir, périr +presqu'à chaque moment. Son sang ressemblait à l'eau rose, et sa chair +était tendre et délicate comme la substance des Zéphirs. + +Il fut regretté des femmes; les petits maîtres perdirent avec une joie +maligne un rival aussi formidable. Un adepte de ses élèves lui fit +ériger par reconnaissance un mausolée élégant. C'était une table de +toilette richement garnie et très élégamment décorée de bougeoirs, de +miroirs, de boîtes, de bijoux, de pâtes, de parfums, de rouge, de +blanc, d'éponges, d'eaux de senteurs, etc. On y mit cette épitaphe: + + +«Ici repose mollement, +Dessous cette tombe mignonne, +L'arbitre du raffinement; +Dont l'air, le coeur, le nom et la personne +Respiraient tous un doux pouponnement. +Il avait l'âme si pouponne +Qu'il pouponna des romans, des chansons, +Et même aussi de fort jolis sermons.» + + +Ainsi finit cette délicieuse oraison funèbre de Ange Rose-Farfadet, +abbé de Pouponville, le mignon des grâces, la perle des petits-maîtres, +l'élixir de la galanterie, la coqueluche des femmes et la quintessence +de la gentillesse. Je devais exhumer, pour les relire de temps à autre, +ces quelques pages malicieuses qui dégagent un parfum capricieux comme +une boîte de pastilles à l'ambre.—Que de Pouponville rencontre-t-on +aujourd'hui qui ne vont pas à mi-corps du cher petit abbé que nous +venons de mettre en lumière.—C'est cet émule des Cléon et des Dorival +qui laissa après sa mort ces quelques notes inimitables: + + +Aujourd'hui j'ai lorgné et relorgné 304 femmes au spectacle; le reste +n'en valait pas la peine; encore je n'en ai remarqué aucune qui méritât +qu'on fît une démarche. On est malheureux d'avoir le goût si superfin! + + + +Il y avait longtemps que les hommes faisaient les avances. J'ai mis les +femmes sur le pied de jouer ce rôle à leur tour. C'est à mes confrères +de les y maintenir.—_Je réponds de moi_. + + + + +Ne voir et n'avoir une femme qu'une fois, _une seule_, quelque divine +et miraculeuse qu'elle soit, c'est une maxime dont je me trouve bien. +Je les laisse toutes sur la bonne bouche et toutes sont folles de moi à +en mourir,—mais plus jamais je ne leur accorde la moindre faveur. + + + +Le médecin céleste que Pamoisor! Il a guéri ma levrette grise et mon +perroquet Amazone. Je veux lui donner un bijoux précieux. C'est le +portrait de ma dernière maîtresse d'hier.—Qu'en ferais-je aujourd'hui? + +VI + +Pendant tout le temps que dura le dîner, ma trop charmante amie, Mme +***, fut effrontée comme un petit page et libertine comme la fameuse +marquise de Merteuil. + +Nous étions six au plus, tous littérateurs, sans compter le mari: un +hors-d'oeuvre, maigre comme une sardine, pointu comme un radis, dur +comme une rondelle de saucisson d'Arles. + +Elle m'avait placé à sa gauche à table; Ménélas faisait vis-à-vis. + +Mon Hélène était prise à ravir dans un merveilleux fourreau de satin +noir, décolleté à souhait pour le plaisir des yeux; j'entendais la soie +craquer sous les frissons nerveux que lui faisait éprouver le langage +éloquent de ma bottine, et je me mordais les lèvres pour ne pas pousser +des petits éclats joyeux, lorsque sa main mutine folâtrait en +s'attardant sur un point chatouilleux de mon genou.—Au dehors la pluie +tombait; l'atmosphère de la salle, tiédie par la lumière des +candélabres, était imprégnée du fumet des truffes, du bouquet des vins +et de l'arôme capiteux des caissons de foie gras.—J'éprouvais un +affaissement, une mollesse, un besoin d'abandon, une certaine chaleur +de digestion contrariée qui évoquaient le boudoir et le confort des +divans profonds; j'aurais voulu pouvoir dégrafer, délacer, déchirer des +étoffes ou mordre des batistes: des perles humides et chaudes +scintillaient sur les pores de mes mains; les convenances m'empalaient +sur mon siège. + +Elle, la perfide, avec le don d'ubiquité qui semble donné aux femmes du +monde et également au monde des femmes en général. Elle, souriante pour +tous, aimable pour chacun, polissonne à mon égard, distribuait ses +grâces et me réservait sa grâce; elle, maîtresse de maison et maîtresse +en mon coeur, avait l'oeil à tout et n'avait un regard que pour moi.—O +créatures complexes qui savez et pouvez vous isoler, vous donner à un +seul et vous gaspiller à l'humanité tout entière dans le même instant! +O filles de Vénus, fées capricieuses et insaisissables, alors que vous +vous êtes implantées par amour dans l'âme de votre amant, votre beauté +vous prostitue aux désirs, aux rêves licencieux, aux fantaisies +paillardes, aux embrassements convulsifs, dans l'imagination des mâles +hardis qui vous contemplent. + +Est-il une femme qui soit restée vierge du désir d'autrui!—Peu importe, +après tout, si le regard altéré et absorbant de l'ivrogne qui me boit +des yeux, me fait trouver meilleur le vin que je porte à mes lèvres; je +me mets d'accord avec la trivialité du vieux proverbe: lorsque mon +verre est plein je le vide, lorsqu'il est vide je le plains. + + + +Elle avait une rose écarlate plantée glorieusement dans l'échancrure de +son corsage, entre la double colline tant chantée par tant de poètes +maupiteux et malingres. A un moment, lorsqu'elle se pencha pour porter +un toast, elle calcula si gentiment son mouvement, que brusquement mes +lèvres cheminèrent dans la vallée du Pinde et je respirai moins la +fleur que le parfum singulier de sa peau qui me fit passer dans la tête +comme un vertige de rut. + +Le mari, aimable et bonasse, dans un langage pompeux critiquait +Jean-Jacques et _La Nouvelle Héloïse_ sur ce thème: «_Aidé de la +sagesse, on se sauve de l'amour dans les bras de la raison;_» et moi, +je répétais doucement ce début de la lettre XIV à Julie: «Qu'as-tu +fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? Tu voulais me récompenser et tu m'as +perdu. Je suis ivre ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes +mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager +mes maux? cruelle, tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur +ta gorge; il fermente, il embrase mon sang, il me tue.»...—Rousseau, +concluait Ménélas, a toujours préféré les paradoxes aux préjugés, et +puis, reconnaissait-il seulement ses enfants?—Les moeurs, Messieurs, +comme le disait Restif de la Bretonne, peuvent être comparées à un +collier de perles: _ôtez le noeud, tout défile_. + +Pardieu! je crois bien.—Sous la table, les doigts fluets de ma +spirituelle voisine s'égaraient de plus en plus dans des caresses +cupidiques. + + + +Comme nous nous rendions au fumoir, précédés de l'_Anti-Rousseau_, +étant le plus jeune, je restai le dernier; elle était près de la porte, +et lorsque je passai, je reçus le péage.—Avec une étrange bravoure +devant un danger possible, elle m'entoura par derrière le col de ses +bras nerveux et me planta crânement un baiser sur la nuque, près de +l'oreille, en me confirmant à voix basse le rendez-vous du lendemain. +Je me cabrais sous l'éperon des désirs qu'elle faisait naître et que je +ne pouvais anéantir dans sa possession. + +Pendant qu'elle allumait mes sens, le mari m'offrait un cigare, à +l'aide duquel j'endormis mes révoltes aussi doucement que l'on berce un +enfant criard au berceau. + +La conversation s'anima dans cette intimité d'homme à hommes. Le grand +et terrible critique Z..., appuyé au chambranle de la cheminée, superbe +comme Byron, massacrait de pauvres diables d'écrivains en les criblant +d'épigrammes cruelles. Ses bons mots verveux pétaradaient comme une +gerbe de fusées dans un jeu pyrique; il mitraillait les Philistins des +lettres sans pitié, avec une furia de mousquetaire triomphant et sûr de +ses coups. + +—Mordieu, mon cher, quel superbe franc-archer vous êtes, lui disais-je, +surpris de la justesse de ses traits piquants et aciérés. + +—Que voulez-vous, me répondit-il en se campant le buste en avant, j'ai +tellement reçu de flèches dans ma vie que je suis devenu carquois; je +retourne les traits qui m'ont été décochés si souvent mal à propos, et +je tâche, moi, de ne pas manquer ceux que je vise.—Au reste, +poursuivit-il, chacun suit son étoile, et je crois aux signes du +Zodiaque: je suis né _sous le Sagitaire_,—et vous? + +—Septembre m'a vu naître, ainsi que dirait un romancier du premier +Empire, mais j'ignore les fameux signes du calendrier,—sauf ceux du +_Calendrier de Vénus_. + +—Septembre!—c'est _la Balance_, mon ami; pour tout le monde ce serait +la justice, mais pour vous, c'est mieux encore, et vous ne pouvez en +nier l'influence: c'est l'art parfait de balancer les femmes sur les +légers plateaux de l'inconstance. Demandez plutôt à notre hôte. + +—Peut-être bien, dit Ménélas.—Ainsi, je suis né en décembre, le jour de +la Saint Jean; quel est mon signe? + +—Décembre!—_le Capricorne_, mon cher, et je vous en félicite, répondit +avec une superbe ironie le grand critique,—vous, un homme paisible, qui +s'en serait douté?—Mais, chut! voici votre femme. + +Le pauvre homme avait le sourire le plus gaillard du monde; l'amour +n'est pas le seul à porter un bandeau, les maris ont souvent une +visière de cuir comme l'aveugle du Pont-des-Arts, mais ils ne +s'aperçoivent pas toujours qu'ils se mettent à deux pour jouer sur la +même clarinette, l'un y fait les _canards_, l'autre y roucoule des +mélodies. + +VII + +Rien n'approche de l'ennui que donne une passion qui dure trop, dit +Saint-Evremont, avec un jugement sage et profond. Il y avait plus d'un +mois que je mitonnais les mêmes plaisirs avec miss Mary; c'était +esquisser un bail d'amour, et je devais donner congé à demi-terme si je +ne voulais pas me manquer à moi-même, ce qui eut été la plus grave des +impolitesses.—L'adage prétend qu'_une maîtresse de perdue, dix de +trouvées_, mais la logique affirme qu'_une maîtresse de gardée, dix de +perdues_, et Mary ne valait assurément pas la peine que je perdisse les +faveurs des plus jolies petites reines de la création. Un Vauvenargues +quelconque a écrit quelque part: «Nous méprisons beaucoup de choses +pour ne pas nous mépriser nous-même.» C'est absolument ma pensée. +N'aimer qu'une femme, c'est se mépriser; en aimer plusieurs, c'est en +mépriser beaucoup mais se redresser dans sa propre estime, d'où je +conclus q'une petite femme aimée était un lourd fardeau, et qu'il était +urgent pour moi de changer à la banque de Cythère ma grande passion +pour une menue monnaie de petits caprices à gaspiller à pleines mains +sur la roulette de la bonne fortune. + +Mary était une charmante aventurière voluptueuse et fière, pleine de +jeunesse, de gaité et d'insouciance; l'esprit de Sophie dans le corps +de Musidora. Ses yeux introuvables cherchaient l'étrange jusque dans la +jouissance: je la jugeais dangereuse pour un homme à imagination +dépravée. Je résolus donc de rompre gentiment avec elle dans une petite +fête intime et je l'engageai par lettre à faire abdication de notre +amour devant un spirituel flacon d'Ay. + + + +Elle accepta par ce triste sonnet plus mémorable que parfait dans sa +forme et sa correction. + + +Est-ce une épître funéraire, +Ou le billet doux d'un viveur? +Malgré sa verve cavalière +Ta lettre m'a fait froid au coeur. + +Est-ce ainsi qu'il faut qu'on enterre +Ce pauvre amour au ton moqueur +De ton verre heurtant mon verre, +Chez un fameux restaurateur? + +Puisque tu le veux, chez Vachette, +Au bruit banal de la fourchette +Et des stupides calembours, + +Je serai ta digne compagne +Et nous noirons dans le Champagne, +Ce qui reste de nos amours. + + +A dix heures du soir après le dernier verre d'un pétillant Cliquot, +nous chantions le _De profundis_ sur le cadavre alcoolisé de notre +passion;—à onze heures j'attendais à la sortie d'un petit théâtre de +genre, une blonde enfant, cabotine d'opérette, qui remplissait mieux +son maillot que ses devoirs.—L'hygiène du coeur consiste à y établir +des courants d'air amoureux, sans y laisser stationner les miasmes +d'une maladie de langueur. On peut permettre à une femme de se jeter +par la fenêtre pour ouvrir la porte à une autre aussitôt, sans que les +regrets, ces huissiers minutieux, aient le temps d'inventorier les doux +souvenirs des temps qui ne sont plus. + +Entre Mary et la jeune _prima donna_, le contraste était grand, mais +aucune n'avait le désavantage; tout se compensait: à la belle Impéria +succédait la mignonne Régina; c'était la chatte qui se blottissait dans +l'antre de la lionne et pour achever cette comparaison naturaliste, je +pensais au joli mot si profond de Mlle Arnould: «Une souris qui n'a +qu'un trou est bientôt prise.» + + + +J'ai reçu une longue lettre de Mary, encore dans les bras de Nanine, ma +petite commère de revue; je me suis donné le plaisir de la lire +doucement, en jouant avec les longues torsades de cheveux de ma +nouvelle maîtresse:—«quand je t'ai quitté hier, mon ami, disait la +lettre, quand brusquement séparée de toi, j'ai été rappelée à la +réalité de notre situation, j'ai senti, je t'assure, un vide profond, +quelque chose comme un déchirement intérieur; je suis rentrée chez moi, +les yeux secs et le coeur gros; alors, j'ai relu tes lettres, sans y +trouver hélas! ce que j'y cherchais. Homme insaisissable, j'ai dû me +rappeler les premiers moments de notre liaison, certains éclairs +lumineux où tu étais peut-être _toi_, et comme après tout il est +toujours pénible de perdre une illusion, si légère soit-elle, je le +confesse, j'ai pleuré.» + +—_Il fait faim_, disait Nanine au lit, en étirant ses bras de caillette +sur les guipures de l'oreiller. + +J'embrassai vivement son petit visage chiffonné par le sommeil et +l'amour et continuai ma lecture: + +—«N. I. ni, c'est fini, mon pauvre cher; nous allons donc être amis, +rien qu'amis, ce sera original du moins, si c'est peu vraisemblable; +j'ai la mort dans l'âme, mais pour te plaire encore, je prends mon +papier couleur de printemps, ce papier cuisse de nymphe émue que tu +aimais tant aux quelques jours fugitifs de nos fugitives amours. Nous +allons sortir du prévu, du convenu, de l'ordinaire; nous serons amis, +rien qu'amis; pour un mangeur de coeurs comme toi, pour un franc-buveur +d'inoubliables voluptés, pour un sceptique qui se retire alors qu'il +parait se donner, le changement sera peu sensible. Combien de pauvres +amantes n'as tu pas mises aux invalides de ton amitié?—pour moi je me +rends, mais ne désarme pas; quelque beau jour un caprice nous réunira, +nous jaserons comme de vieux camarades, et puis, tout à coup, ma foi, +sans nul songement, comme tu as vingt six ans et que j'ai, dis-tu, du +sang de succube dans les veines, nous oublierons l'amitié, la morale, +les convenances, notre pacte, l'heure qu'il est, le temps qu'il fait et +un formidable coup de canif sera donné—Oh! ne dis pas non—à ce curieux +et féroce contrat amical que tu as rédigé toi-même.» + +—Fi! Monsieur l'impoli, continuait Nanine; vous lirez votre lettre plus +tard; Dis moi Mimi: quelle heure est-il? Il ne faut pas que je manque +ma répétition, le régisseur est un vilain gros singe; je serais à +l'amende, mon bon chéri. + +La lettre de miss Mary se terminait ainsi:—«Ne crains pas cependant que +je veuille renouer des liens amoureux; nous éprouverons l'un et l'autre +plus de plaisir à nous voir, parce que tu ne seras pas mon amant, _un +mot bête_ et que je ne serai pas ta maîtresse, _chose banale_. Je rêve +néanmoins de m'éveiller encore un matin dans certaine alcôve +mystérieuse tendue de soie noire, parsemée de boutons de roses, où j'ai +cru follement avoir été aimée et où je suis certaine d'avoir aimé. Mais +je vous quitte:—un mot, un petit mot, mon bon monsieur, pour l'amour de +notre amitié.» + +—Ma jolie cabotine s'était rendormie et songeait à des couplets de +Clairville et des collants mi-partie.—Je n'ai jamais tant aimé la femme +à travers les femmes et les maillots roses au travers des bas bleus. + + + +Nanine est une créature tout bêtement exquise; une tête façonnée par +une manière de satyre tombé en enfer; elle met très au juste +l'orthographe, parle en fillette de douze ans et possède des pattes de +mouches à faire revivre tout un ancien vaudeville. Elle joue avec ma +chatte, sur les tapis, des heures entières en poussant des cris +adorables de gamine en récréation; elle sauterait à la corde si elle +pouvait. Elle rit, elle pleure, elle chante toujours aussi gaiement; +c'est un rayon de soleil fait femme: quand elle boude, sa petite moue +est réjouissante; quand elle aime, c'est un concert produit par les +grelots de la folie. Elle a toutes les complaisances, toutes les +impudeurs, toutes les délicatesses heureuses; jamais gauche, toujours +coquette, c'est une petite maîtresse d'étagère; elle papillonne dans +mon intérieur sans faire ombre à ma vie, sans arrêter le vol de mes +pensées, on lui jette des images sur lesquelles sa vue se pâme; elle +lit Pigaut-Lebrun ou Paul de Kock en faisant vibrer sa joie; et +parcourt seulement Musset, car sa naïveté charmante se refuse à +interpréter _Les Nuits, Rolla_ ou _le Secret de Javotte_, peut-être +sourit-elle à _Mimi Pinson_, mais il y a encore trop peu de distance de +la coupe à ses lèvres.—Elle babouine plutôt qu'elle ne parle. + +Si je la mène à la campagne, Nanine embellit la nature; elle arrive +comme une aurore de printemps, le matin, joyeuse et sautillante, +heureuse de courir dans l'herbe et de fripper ses jupes et ses volants +dans le brouhaha des gares.—Dans les champs, une poule est une +révélation, un petit poussin un joujou japonais; elle va, vient, lutine +les chiens, grimpe aux arbres, fait jouer l'aviron des canots ou +cueille, baignée de lumière et de grâces, des coquelicots et des bluets +qui font valoir sa fraîcheur délicate de fille d'amour. + +Nanine a dix-huit ans et joue avec son coeur comme avec un hochet. +Connaît-elle le prix des baisers qu'elle me donne à toute heure, à tout +instant, à chaque seconde, quand ses fins cheveux Van Dyck au vent, +étourdie comme un hanneton, le regard espiègle, le nez coquin, le +menton marqué d'une fossette polissonne, elle applique ses lèvres +fraîches sur mes lèvres avec l'enfantillage d'une passion qui s'ignore? + +Je puis tromper Nanine, sans qu'elle en prenne ombrage. Au reste +lorsque la cage est peuplée d'oiseaux qui gazouillent, les chats +rentrent leurs griffes et écoutent. Don-Juan n'aurait que faire de +briser ce petit coeur d'agnelet. Il n'y a que les rustres qui dénichent +les nids; les vrais chasseurs ne tuent point les rossignols. + + + +Revu la triste Mary, ce soir, chez moi, un mois après notre +rupture.—Tout d'abord un grand froid, puis une conversation amicale à +la turque sur des coussins jetés à terre.—Retour sur le passé.—Nous +égrenons sur le tapis tous les souvenirs d'autrefois; elle, avec une +amertume visible, moi, avec une froideur marquée.—Il me déplait +d'exhumer des sensations mortes; elles ne revivent jamais avec la même +expression. Dans le coeur d'un jeune homme, ces sortes de cadavres sont +toujours trop légèrement enfouis; alors qu'on peut encore agrandir son +cimetière d'amour, il faut laisser au temps le soin d'achever son +oeuvre. La vieillesse impuissante retourne ce champ de repos; le +présent est chargé de meubler l'avenir, ce n'est que lorsque le feu est +éteint qu'on peut remuer des cendres. + +Mary fit des prodiges de diplomatie passionnée; elle essaya, mais en +vain, de faire sonner toutes les cordes de la lyre, mais je n'étais +guère en humeur de chanter et ma lyre ne rendait que des sons de +vieille guitare mal accordée. + +A minuit, elle regarda la pendule et fit mine de partir. Je la laissais +faire sans quitter ma posture alanguie ni proférer une parole. Alors, +s'élançant sur moi, elle m'enlaça, m'embrassa, me caressa, me réchauffa +avec une brutalité de tigresse ardente et affamée...—l'amitié jurée fit +un plongeon. Devant les glaces de mon mutisme, cette femme succube +s'était redressée, brûlante comme un brasier; le coup de canif était +porté au contrat, mais mon _moi pensant_ n'avait pas eu part aux ébats. +J'étais furieux de cette victoire remportée sur mes sens contre mon +gré, et ma passivité non voulue m'attristait. Ne vaut-il pas mieux +aimer sans retour, que d'être aimé avec cette furia, quand le dédain du +coeur le plus grand répond à un sentiment si violent? + +Elle, cependant, était glorieuse, et, comme je l'accompagnais à la +porte, pour ne pas prolonger cette situation trop ou trop peu tendue, +elle me lança avec un sourire diabolique ce mot d'adieu à la Socrate: +«_Amour, tu es tout: Amitié tu n'es qu'un vain mot_.» + +VIII + +—Veuillez croire, mon cher, que cela existe beaucoup plus que vous ne +le supposez, c'est une femme d'expérience qui vous parle, et tenez: +voici l'épître que j'ai reçue, lisez; elle est signée en toutes lettres +par une princesse russe, mais peu importe, vous serez discret si bon +vous semble. + +Et je lus la plus étrange déclaration d'amour, écrite avec l'outrance +passionnée d'une femelle qui voudrait être homme. Je savais que le +grand César était appelé _le mari de toutes les femmes et la femme de +tous les maris_, mais je ne concevais pas chez le sexe faible une +tendance aussi manifeste et aussi Césarienne. Mon aventure avec Babette +et la Baronne m'avait révélé des points jusqu'alors indécis dans ces +curieuses accordailles, mais mon rôle du moins n'y était pas effacé et +comme les danseurs antiques, je pouvais apparaître au milieu du +festin—ici la virilité était bafouée, méprisée, dénoncée comme une +turpitude; le temple de Vesta déployait seul sa svelte architecture; +maudit était le mâle qui faisait mine d'y pénétrer; c'était l'élément +destructeur des moeurs douces et liantes, c'était le hideux +procréateur, le méchant faune égoïste et brutal qui amenait, à la suite +d'un faux plaisir, la douleur, les anxiétés, les dégoûts et la perte +fatale des formes les plus pures. + +—Voilà qui est fort intéressant pour l'étude sociale, dis-je à mon +interlocutrice en repliant la lettre; le document est superbe et +hautement paraphé; suis-je indiscret en vous demandant quelle réponse +fut la vôtre? + +—Aucunement, ami; vous pensez bien que je ne répondis pas; mais à +quelque temps de là, la signataire m'ayant rencontrée dans un salon, +vint à moi, aimable et pleine d'attentions, et, après s'être informée +de ma santé, elle manifesta un grand étonnement de mon silence à sa +lettre: «Quoi! c'était vous, princesse, fis-je avec la plus souveraine +froideur. Ah! pardonnez-moi, en vérité, je croyais qu'une telle +déclaration venait de votre mari.» + +—Et vous ne la revîtes plus? + +—Jamais. + + + +—Votre anecdote, ma belle amie, me remet en esprit, ce joli tableau de +genre en trois mots, que j'ai lu, je crois, vous ne sauriez le +supposer, dans les _Mémoires de monsieur Joseph Prudhomme_. Monnier y +raconte ainsi une visite à mademoiselle Raucourt qui était, vous le +savez, au siècle dernier, la grande prêtresse de la secte +Anandryne:—«Mademoiselle Raucourt portait une robe de chambre en +molleton, des pantalons à pied également en molleton, et un bonnet de +coton incliné sur l'oreille.» + +«On venait de servir le déjeuner et elle était assise à table entre une +jeune fille fort jolie et un petit garçon. + +—Prendras-tu du chocolat ou du café au lait ce matin? demanda +mademoiselle Raucourt à sa voisine. + +—Du chocolat, _mon cher Ami_; le café au lait me fait mal. + +—Et toi, mon petit, veux-tu encore du beurre? + +—Merci, _Papa_, j'en ai assez.» + +Cette photographie de famille est exquise, n'est-il pas vrai? Elle en +dit plus qu'elle n'est grande; on peut y voir des choses l'infini, et, +pour moi qui ai lu et relu la littérature érotique de tous les temps, +depuis le grivois jusqu'à l'horrible en passant par les gradations les +plus nuancées, je n'ai pas encore oublié ce simple petit croquis de +Joseph Prudhomme, expert en écriture, _élève de Brard et +Saint-Omer_.—Ah! comme je voudrais, madame, vous montrer mon érudition +profonde sur ce sujet Lesbien; mais il vous faudrait fermer les portes, +m'écouter sans rougir ou bien rougir sans m'écouter; je passerai de la +Grèce à Rome, de la Chine à l'Orient, de Paris à la Province, de la +Régence à l'Empire avec des textes variés. Si vous étiez la Chevalière +d'Eon j'oserais peut-être,... mais... + +IX + +Je comprends mieux que toute autre le _compagnonnage intellectuel_, +m'écrivait la minaudière madame de C., il y a bientôt huit +jours;—«croyez-vous que je veuille jouer près de vous le rôle d'une +femme jalouse, d'une _maîtresse à scènes?_—Le ciel m'en préserve; je ne +veux rien savoir; je veux _vous voir vivre_, vous panser l'âme comme +une soeur de charité panse les blessures du corps. Je vous apprendrai à +aimer de la bonne façon, sans orages, sans déchirements, sans +inquiétudes, sans jalousies, tout doucement, bien tendrement; vous +serez pour moi un grand baby devant lequel je serai en adoration comme +les mères devant leurs enfants.» + +Je me suis cru, en lisant ces mots, vers 1820, à l'époque où l'on +jouait encore de la cithare sentimentale devant des littérateurs +larmoyeux et des poètes édités par Ladvocat.—Madame de C. fait voile +vers la quarantaine, ce _Lazaret d'amour_ des femmes du monde; elle est +forte et langoureuse, il ne lui manque que le turban de madame de +Staël; elle ne veut rien savoir, _mais elle veut tout connaître_. C'est +un autre temps vers lequel elle recule et entraîne ma vie comme pour +mieux se rajeunir. Depuis que je la vois, je me meus dans des intrigues +à la Ducray-Duminil, je relis par la réalité, _Madame de Valnoir, +Coelina ou l'Enfant du Mystère, Jules ou le Toit paternel_, et autres +épopées romancières en plusieurs volumes.—Elle arrive quelquefois le +matin comme un ouragan, dans un grand manteau noir, la tête encachotée +dans une longue mantille; elle se pâme et comprime les battements de +son coeur, s'affaisse sur un siège et semble dire: «_On m'a suivie, je +suis perdue_.» + +Je reste froid à ses déclarations et y porte juste le même intérêt qu'à +la _reprise_ d'un vieux mélodrame.—Hier, j'ai voulu rompre; cela +m'agaçait. Dans un billet fatal et ténébreux, je réclamais mes lettres +en échange des siennes, afin de ne pas oublier le réalisme de la +couleur locale.—J'attendais Justine, la chambrière; hélas! ce fut elle +qui vint. + +Elle se fit annoncer, et marcha avec un air brisé jusqu'au fauteuil qui +lui était offert.—Un juge d'instruction eut envié ma rigidité +impénétrable. + +—Monsieur, je vous rapporte vos lettres—(elles étaient nouées dans un +ruban mauve). + +—Madame, je vous rends grâces, voici les vôtres. + +—C'est donc fini, dit-elle avec un gros sanglot dans la voix. Ah! +perfide! que vous ai-je fait?—Voyez mes yeux, ils sont tout rouges des +pleurs de la nuit. Depuis que je vous connais, je me meurs; _j'ai tant +besoin de ménagements_—(elle était fraîche comme un Rubens).—Pourquoi +ne pas nous laisser aller à l'amour? il fait si beau, le ciel est si +pur, les oiseaux chantent; tout nous invite aux joies enivrantes, aux +douces caresses, aux charmes profonds; vous m'aimez: je le sais, je +veux le croire.—(J'avais cependant tout mis en oeuvre pour lui prouver +la vérité, c'est-à-dire le contraire).—Ah! ne sois pas insensible à ma +voix; viens, regarde-moi; me trouvez-vous jolie, Monsieur?—Cette beauté +dont on me gratifie dans le monde, elle est à vous, et vous seul +cependant ne m'en avez jamais fait le plus petit compliment. Voyons, +embrassez-moi; faut-il que moi je me jette vos genoux? + +Comme je restais glacial et ennuyé, chantonnant intérieurement comme +ironie une romance en mineur de _la Grâce de Dieu_, elle éclata: + +«Ah! ne jouez pas au Byron! ne faites pas votre Manfred, Monsieur!—je +sais tout ce qu'il y a de grand, d'incompris dans votre âme; vous êtes +un lion blessé qui se défend d'aimer. + +«Dites-moi le nom de celle qui vous a torturé; j'irai la chercher, je +vous la ramènerai douce, repentante et docile; mais parlez-moi, de +grâce; ne restez pas ainsi comme une statue de pierre; le destin fatal +veut que j'aime tout en vous, vos manières, votre personne, votre +esprit, vos vices et même vos vilains gros défauts.—Moi, qui suis si +fière, si orgueilleuse, si indomptée! Suis-je assez bas devant vous. +C'est horrible!» + +Elle parlait toujours, et cette petite voix maniérée sortant de cette +mamoseuse poitrine m'irritait à l'extrême. Cette plantureuse Junon +jouant à la petite maîtresse, ces langueurs dans cette puissance, ces +larmes dans ces yeux arides, ce comédisme tout cérébral qui laissait le +coeur intact et le corps vierge d'émotions, tout cela n'était que +ridicule et je le comprenais, car le _vrai_ touche toujours son but; on +peut s'en défendre mais on ne saurait le méconnaître quand en amour on +reste maître de soi ou qu'on se désintéresse franchement dans la +partie. + +Déjà elle se renversait dans une feinte attaque de nerfs, son mouchoir +sur la bouche comme pour arrêter des suffocations; je me préparais à +distiller quelques gouttes d'eau de Mélisse sur ses lèvres, lorsqu'on +m'annonça un ami. Ma porte n'était pas condamnée, c'était un sauveur. +Madame de C. prit congé de moi avec l'amer regret d'avoir été +interrompue dans sa crise. Au moment de franchir la porte elle revint +sur ses pas: + +—Ah! pardon, Monsieur, j'oubliais... mes lettres. + +—Lesquelles, Madame, les vôtres ou les miennes? + +—Celles que vous m'avez écrites, cruel! et que je ne puis me décider à +vous restituer. + +Je n'ai jamais pu rompre avec Madame de C., alors que je me dispose à +ranger cette sotte fantaisie dans l'histoire ancienne, elle revient +ajouter de nouveaux documents au dossier. Il est des orgues de Barbarie +qui prennent l'habitude périodiquement de _moudre des airs_ dans les +cours; ainsi fait cette ingénue marquée. Elle se manifeste dans son +exigence et son encombrante corpulence, à l'exemple d'une trombe +impétueuse, et elle soupire mignardement comme une sylphide: «_Je tiens +si peu de place, et veux si peu de chose_.» + +Que me serait-il arrivé, grands dieux! si j'avais couronné la flamme +d'une telle Bacchante-élégiaque? Je lui ai bien permis quelquefois +certaines privautés—de même qu'on se laisse lécher la main par un bon +gros chien,—mais je n'en ai jamais prises avec elle. L'ombre de son +mari sec et parcheminé a toujours flotté comme le pressentiment d'un +remords, entre ses terribles désirs et mes courtes pensées de +concupiscence.—Ce pauvre homme! il est maigre à embrasser un bouc entre +les deux cornes. + +X + +Je croyais ne plus aimer ma petite Jeanne; le bonheur berce l'amour et +l'endort. Mais comme elle me quittait certain matin par un gai soleil +de mai, je la regardais partir et lui adressais de loin de nonchalants +baisers. Elle se retournait, gracieuse et vive, et de son mouchoir +fouettait gentiment l'air. + +Une sorte de commis de rayon, un goujat vêtu comme un lieu commun, un +hideux clerc de quelqu'huissier louche, la regarda au passage et avec +le sans-façon d'un cuistre qui se croit tout permis, frappé d'une idée +de séduction, il se mit à ajuster son col, à donner une inclinaison à +son chapeau et à changer son itinéraire dans le but visible de marcher +dans le sillon de beauté que laissait derrière elle ma charmante +adorée. + +Au tournant de la rue, je ne vis plus rien. Par malheur, j'étais en +robe de chambre, en pantoufles, au saut du lit; j'aurais voulu avoir +des ailes, pour rejoindre le faquin, le souffleter et lui tirer les +oreilles, pour s'être permis de souiller du regard et de la pensée ma +maîtresse élue, et, bien que le soupçon ne put s'imposer mon esprit +devant ce ver de terre suivant cette reine, je me suis longtemps +demandé si je devais attribuer à l'amour, ou au mépris des insolents +médiocres, le sentiment de rébellion et de sourde rage qui s'était +emparé de mes sens. + +Ah! pensées infâmes qui germent trop souvent dans le cerveau surmené +par une idée de possession absolue, chez un être qui se sent l'orgueil +de son despotisme et le despotisme inflexible de son orgueil: Que ne +peut-on royalement assassiner la créature qu'on est certain d'avoir +possédée de l'épiderme aux fibrilles les plus tenues, du coeur et de la +cervelle, de même qu'on peut briser au sortir d'une orgie la coupe de +cristal où l'on a bu l'ivresse à longs traits, mais sur laquelle aucun +autre désormais ne pourra porter ses lèvres. + +Heureux ces souverains d'Orient, qui après une nuit de délices +inoubliables, faisaient trancher la tête de leurs plus douces sultanes +avec une cruauté langoureuse et poétique. Ils éprouvaient la +philosophie de leur crime, car loin d'ouvrir la porte aux remords, ils +la fermaient aux désillusions.—_Il y a du satrape chez les hommes +entiers_. + +XI + +C'est tout un poème de tristesse dans mon coeur, quand j'y songe: ce +navrant billet doux disait: «J'aurai le plus grand plaisir à te voir; +si tu m'as aimé un instant, viens: _Je suis chez Dubois... tu sais..., +faubourg Saint-Denis_. J'ai cru en y entrant y mourir d'ennui, par +bonheur jusqu' présent, les amis se sont montrés dévoués... Mais toi, +je voudrais tant te sentir la main dans ma main. Si tu as un moment, +viens, viens, je t'en serai si reconnaissante!» + +Pauvre grande enfant! elle se nommait Flore de ***. Je l'avais entrevue +au printemps, alors que pour échapper aux cuissons parisiennes j'étais +allé à Ermenonville, en compagnie d'une petite déesse de Paphos, faire +l'amour sous les grands arbres, près des temples mythologiques et des +grottes voluptueuses, peuplés du souvenir de Rousseau. + +En la voyant pour la première fois, dans l'échange seul de nos regards, +nous avions pris possession l'un de l'autre avec cet instinct curieux +et impossible à analyser de deux êtres, qui ne se sont jamais vus et +qui cependant se retrouvent. De ce jour, j'avais l'assurance qu'elle +était à moi, sans fatuité; c'était mieux qu'un pressentiment, c'était +une certitude: son oeil fixement me disait: «_Je suis ta chose_;» et +mon regard inexorable répondait: «_Je le sais et le sens; tu +m'appartiens_.»—Chaque homme a son harem dispersé dans le monde, dit un +moraliste; celle-ci était plus sûrement ma sultane que la petite houri +qui se pendait à mon bras, et qui avait des allures capricantes dans +l'herbe. L'une m'était réservée par le destin comme une jeune fille au +minotaure du labyrinthe, l'autre, gentille hétaïre, se prêtait à ma +fantaisie; elle se donnait un maître par caprice, sans subir le +fatalisme d'une passion. La première, _dans moi_, ne pouvait +méconnaître l'amant, la seconde, plus légère, n'y voyait que l'amour. +Pour la théorie des ardeurs amoureuses celle-là était la flamme, +celle-ci n'était que la fumée. + +A peine étais-je de retour à Paris, où j'avais réintégré mon +insouciante compagne, que je revins à Ermenonville. Pendant près d'un +mois je la vis et ne lui parlai pas; ce n'était pas là du +sentimentalisme ni de la crainte, c'était une jouissance particulière. +Je planais sur elle comme l'épervier sur la colombe, et la pauvre +petite tourterelle mettait sa tête sous son aile pour ne pas voir mais +aussi pour mieux se laisser prendre. + +Flore de *** s'isolait dans son veuvage, bien qu'elle eût à peine +vingt-cinq ans; elle était mieux que jolie et plus que belle: un poète +eût décrit sa beauté en un volume, pour moi qui ne suis point poète, je +constatai simplement que cette brune radieuse possédait au complet, et +au delà, les qualités essentielles de la perfection chez la femme, +selon Brantôme. + +Une heure avant mon départ je lui parlai. Ainsi deux aimants longtemps +placés côte-à-côte doivent se réunir.—Elle ne dit mot à mes quelques +paroles, mais le soir le même wagon nous ramenait fiévreux, courbaturés +par l'attente et les promesses de notre fougue, et cependant notre +amour plaidait pour lui même, sans que nous eussions besoin de parler +de nos désirs; nos coeurs battaient avec éloquence, mais nos lèvres +étaient muettes.—Lorsque les sens s'adressent à des sens qui répondent, +les paroles sont craintives, on dorlote par la pensée les plaisirs que +nourrit l'espérance. + +—Ah! quel raffinement il y a dans la patience de la possession... +_qualis nox fuit illa_... disait Pétrone... + + + +La pauvre mignonne se laissa consumer par l'ardeur de sa passion; elle +mourut en janvier après plus de six mois de délices surhumaines. Je +voyageais dans les brumes d'Angleterre lorsque ce navrant billet doux +me parvint: «_Je suis chez Dubois... tu sais, faubourg Saint-Denis..._» + +Hélas! je ne l'ai point revue et peut-être l'ai-je tuée..., cette douce +amoureuse. C'est tout un poème de tristesse dans mon coeur quand j'y +songe. + +XII + +Lorsque la grande comtesse conçut le ridicule projet de me marier, je +me laissai faire, c'était le testament de son amour dont elle pensait +ainsi légitimer la succession. Je fis mine d'accéder et poussai jusqu'à +la présentation, mais pendant le dîner, je lançai froidement dans le +courant de la conversation d'irréfutables pensées contre le mariage, +qui, comme toutes les vérités profondes, causèrent la plus déplorable +sensation parmi les convives engagés dans les liens de l'hyménée. Voici +quelques-uns de ces aphorismes terribles et tranchants: +......................................... +......................................... + +_Le Mémorandum d'un Epicurien s'arrête ici.—Une main inconnue a déchiré +les pages manuscrites qui suivaient ces quelques notes hâtives et +décousues.—La sottise peut tout lacérer en invoquant le code indigeste +de la morale.—Les vérités sociales doivent rester cachées dans le puits +de la logique.—Ici, le_ Mémorandum _devenait peut-être intéressant; +mais l'éditeur persiste à mettre au jour ce carnet de fat et à le +reproduire avec ses lacunes et ses errata.—Ainsi soit-il!_ + + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +_Les Fastes du Baiser_ + + +Suçotant frétillardement, +Dérobons nous tout doucement +Par un baiser l'âme et la vie. +PARNASSE DES MUSES. + +D'après la légende interprétée par Jean Second Evrard, l'auteur des +_Baisers_—ce chef d'oeuvre d'un poète voluptueux et hardi,—Vénus +transporta vers l'aurore le jeune Ascagne tout endormi, dans un des +bosquets enchanteurs qui dominent Cythère. Là, plaçant douillettement +sur un lit de tendres violettes cet adorable adolescent, elle fit +naître, de sa volonté de Déesse, une prodigieuse floraison de roses +blanches dont les suaves senteurs s'épandirent à l'entour. Cypris +contempla son oeuvre dans le mystère de sa retraite: Sous ses yeux, le +fils d'Énée respirait doucement; les fleurs fraîches écloses +s'épanouissaient au-dessus de sa tête, semblant bercer son sommeil, +tandis que cependant l'air saturé de parfums capricieux conviait les +sens aux plus charmants ébats. Vénus sentit sourdre en elle un étrange +frisson; une ardeur fiévreuse se glissa dans ses veines, et les +caresses, filles du désir, se prirent voleter avec malice sur ses +divins appas. Adonis, en cet instant, lui apparût dans le lointain du +passé avec les tièdes souvenances des délices charnelles; elle se mit à +évoquer les grâces viriles, les valeureux enlacements, les coïntes +galanteries de son amant, et, devant le repos d'Ascagne, devant ce +garçonnet plus rose que les roses, devant les beautés sveltes de cette +puberté découverte, elle se trouva faible, indécise, bouleversée; c'est +ainsi que dormait son berger; elle eut voulu étreindre ce cou junévile +et fringuer sur ce torse coquet, mais où Morphée régnait, sa pudeur fut +maîtresse. + +Les roses, dans leur langage, distillaient de capiteux conseils, les +fleurettes du gazon chatouillaient le derme de ses jambes, ses colombes +fidèles, battant joyeusement de l'aile, se becquetaient sous la ramée; +les zéphirs avec un langoureux murmure se jouaient sur ses lèvres +ardentes; l'amour, dans toutes ses manifestations, chantait une hymne à +sa reine-mère; la nature par sa sève dictait sa grande loi. Alors, la +sensible Dionée attendrie, éperdue, se laissa lentement tomber sur les +parterres fleuris, et se penchant sur la fraîcheur des roses, elle en +prit une et l'embrassa.—On eut dit, à ce contact, que le sol +s'enflammait; les roses blanches s'animèrent, devinrent pourpres comme +de pudibondes damoiselles tout à coup lutinées; autant de baisers +cueillis par ces lèvres mi-closes, autant de baisers rendus, jusqu'à ce +que Vénus, fière de sa moisson et trainée travers l'azur par ses cygnes +éclatants, se mit à parcourir le globe terrestre, semant pleines mains +comme un nouveau Triptolème des baisers inédits sur les campagnes +fécondes. + + +«Depuis ce jour, tout brûle, et s'unit, et s'enlace; +Le bouton d'un beau sein est éclos du baiser; +Une rose y fleurit pour y marquer sa trace; +Fier de l'avoir fait naître, il aime à s'y fixer.» + + +C'est à ces baisers tombés du ciel, dans un combat des sens, que nous +est venue la merveilleuse éclosion des plaisirs les plus vifs: baisers +voluptueux issus des roses fraîches et vermeilles, baisers humides, +précieux dictames des amours humaines; baisers frissonnants qui donnez +la vie et scellez le pacte des âmes, baisers variés mais toujours +enivrants et nouveaux, je vous salue! + +D'autres, nourrissons d'Apollon ou amants favorisés des Parnassides, +vous ont chantés sur des lyres sonores et harmonieuses; chaque jour des +lèvres s'unissent pour célébrer votre gloire dans un râle de bonheur et +d'ivresse: pour moi, heureux baisers, provocateurs de la virilité, +baisers petits et grands, baisers doucereux ou brutaux, légers ou +profonds, langoureux ou mordants, libertins ou _vitriolesques_; baisers +auxquels la mâleté donne toute l'expression, je veux conter vos fastes +dans le prosaïsme de ma manière, détailler vos mignardises si chères +aux farfadels de la passion, et annoter vos variations savantes comme +un pieux dégustateur de vos innombrables fantaisies qui embéguinent ma +concupiscence. + +II + +Plusieurs savants, dans de longues dissertations, ont déjà traité la +question. L'ouvrage le plus intéressant et aussi le plus célèbre est +l'essai de Kempius, intitulé: _de osculis_. Les latins se servaient de +mots différents pour mieux marquer la nuance des baisers; ils nommaient +_Osculum_, un baiser donné entre amis; _Basium_, un baiser offert par +convenance ou reçu par politesse; et _Suavium_, un tendre baiser +impudique[1]. Ne nous inquiétons que de celui-ci; les autres ne sont +que baisements ou baise-mains, contacts sans plaisirs, accolades sans +convictions, civilités puériles et honnêtes, Berquinades à l'usage des +hypocrisies sociales. Si je m'étends ici quelque peu sur l'historique +des baisers, ce sera pour revenir avec plus d'empressement à ces doux +becquetages de tourterelles, à ces duos des lèvres, à cette fusion des +désirs que les anciens exprimaient si bien par _columbatim_, un mot +exquis que _colombellement_ ne saurait traduire à mon gré. + + + [1] Cette différence est indiquée ainsi dans les _Arrêts d'amours_ de + Martial d'Auvergne: «ut paululum a materia divertamus, quid sit + discriminis inter basium, osculum, et suavium dicamus, Aelius Donatus + in Eunucho Terentiano tria osculandi genera ponit, osculunt silicet, + basium, et suavium. Oscula officiorum sunt, basia vero pudicorum + affectuum, suavia libidinum vel amorum. Servius Honoratus in primo + Æneid super his verbis: _oscula libavit_, osculum religionis esse + dicit, suavium autem libidinis. + + +Lorsqu'à Rome l'adultère ne subissait aucune loi de répression, le +baiser public était ignoré et considéré comme un gage de fidélité +conjugale mis au nombre des caresses secrètes de la nuictée; un jeune +citoyen pour avoir eu la témérité de ravir un baiser à une grave +matrone fut par sentence condamné à mort et exécuté. On peut trouver +dans le code une loi dont les prérogatives sont connues par les +jurisconsultes sous le nom de _Droit du Baiser_. Ce droit consistait en +présents de fiançailles qui devaient compenser l'atteinte que la +pudicité virginale de l'épousée avait soufferte d'une amoureuse union +des lèvres, c'était le gage avant-coureur de l'amour conjugal. Les +Romains ont fait aussi quelquefois du baiser un acte religieux; les +philosophes et les naturalistes prétendaient que les yeux, le col, les +bras et généralement toutes les parties du corps étaient consacrées à +des divinités particulières[2]; on croyait honorer ces divinités en +baisant les membres qui étaient sous leur protection. Ils embrassaient +l'oreille, le front et la main droite dans la pensée de rendre hommage +à la mémoire, à l'intelligence et à la fidélité qu'ils étaient +accoutumés à symboliser dans un culte divin. + + + [2] Voyez à ce sujet: _Variétés littéraires ou Recueil de pièces tant + originales que traduites (par l'abbé Arnaud et Suard)_. Paris, 1768, + tome I, pp. 379 et suivante. + +L'usage réservé du baiser sur la bouche tenait également au culte. Les +vertueux Romains regardaient la divinité qui préside à l'amour comme le +parangon de la chasteté; les blanches colombes qui conduisaient son +char étaient la plus naïve expression de la pureté morale, et ils +auraient cru déplaire à Vénus, en prodiguant hors de propos le baiser +amoureux qui devait témoigner seulement de la foi des époux. Les +violateurs de cette loi étaient sévèrement punis. Valère Maxime en a +relaté plusieurs exemples frappants. Les profonds penseurs sentaient +que, permis trop légèrement, les baisers conduisent souvent la +perturbation des moeurs, et ils cherchaient clandestiner ces sensations +voluptueuses dans la légitimité du mariage, pour inciter la jeunesse à +l'hyménée et préserver son propre bonheur et la félicité de l'État. + +On connaît le chapitre sur les baisers dans lequel Jean de la Caza, +évêque de Bénevent, dit qu'on peut se baiser de la tête aux pieds; il +plaint les grands nez qui ne peuvent s'approcher que difficilement et +il conseille aux dames qui ont le nez long d'avoir des amants camus, et +aux amoureux doués d'une protubérance nasale exagérée de choisir des +maîtresses chez lesquelles cette partie saillante du visage soit plus +fine et moins en avant. + +«Le baiser était une manière de saluer très ordinaire dans toute +l'antiquité, raconte Voltaire[3], Plutarque rapporte que les conjurés +avant de tuer César, lui baisèrent le visage, la main et la poitrine. +Tacite dit que lorsque son beau-père Agricola revint de Rome, Domitien +le reçut avec un froid baiser, ne lui dit rien et le laissa confondu +dans la foule. L'inférieur qui ne pouvait parvenir à saluer son +supérieur en le baisant, appliquait sa bouche à sa propre main et lui +envoyait ce baiser qu'on lui rendait de même si on voulait.» + +«Les premiers chrétiens et les premières chrétiennes se baisaient à la +bouche dans leurs agapes. Ce mot signifiait _repas d'amour_. Ils se +donnaient le saint baiser, le baiser de paix, le baiser de frère et de +soeur: _agion Philema_. Cet usage dura plus de quatre siècles et fut +enfin aboli à cause des conséquences. Ce furent ces baisers de paix, +ces agapes d'amour, ces noms de _frère_ et de _soeur_, qui attirèrent +longtemps aux chrétiens peu connus, ces imputations de débauche dont +les prêtres de Jupiter et les prêtresses de Vesta les chargèrent; vous +voyez dans Pétrone et dans d'autres auteurs profanes, que les dissolus +se nommaient _frère_ et _soeur_. On crut que chez les chrétiens les +mêmes noms signifiaient les mêmes infamies; ils servirent innocemment +eux-mêmes à répandre ces accusations dans l'Empire romain. + + + [3] Voltaire. _Questions sur l'Encyclopédie_. + +Il y eut dans le commencement dix-sept sociétés chrétiennes +différentes, comme il y en eut neuf chez les Juifs, en comptant les +deux espèces de samaritains. Les sociétés qui se flattaient d'être les +plus orthodoxes, accusaient les autres des impuretés les plus +inconcevables. Le terme de _Gnostique_ qui fut d'abord si honorable, et +qui signifiait _savant, éclairé, pur_, devint un terme d'horreur et de +mépris, un reproche d'hérésie. S. Epiphane, au troisième siècle, +prétendait qu'ils se chatouillaient d'abord les uns les autres, hommes +et femmes, qu'ensuite ils se donnaient des baisers fort impudiques, et +qu'ils jugeaient du degré de leur foi par la volupté de ces baisers; +que le mari disait à sa femme en lui présentant un jeune initié: _fais +l'agape avec mon frère_; et qu'ils faisaient l'agape.» + +Voltaire n'ose ajouter dans la chaste langue française ce que S. +Epiphane ajoute en grec[4]. Saint Augustin remarque qu'on regardait +autrefois les baisers donnés à la femme d'autrui comme dignes de grands +châtiments. Le Cardinal Tuschus nous apprend aussi que dans le Royaume +de Naples on infligeait une forte amende à ceux qui baisaient une +vierge par surprise dans la rue et qu'on les reléguait loin du lieu +même où le péché mignon avait été commis. Un Évêque de Spire, qui +vivait du temps de l'empereur Rodolphe fut obligé de sortir de l'Empire +pour une semblable cause. + + + [4] Epiphane. _Contra hoeres_, liv. I, tome II. + +En France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, le baiser public fut +toujours considéré comme un acte de civilité et de déférence; les +Cardinaux avaient droit de donner l'osculation aux reines sur la +bouche, et toute honnête dame eut considéré comme un affront de ne pas +recevoir un baiser de lèvres à lèvres lors de la première visite d'un +seigneur. La plus charmante des voluptés devint ainsi banale: «La +Cherté, écrivait alors le _Saige Montaigne_, donne du goût à la viande: +voyez combien la forme de salutations qui est particulière à notre +nation abâtardit par sa facilité la grâce des baisers, lesquels Socrate +dit être si puissants et dangereux à voler nos coeurs. C'est une +déplaisante coutume et injurieuse aux dames, d'avoir à prêter leurs +lèvres quiconque a trois valets à sa suite, pour mal plaisant qu'il +soit: et nous mêmes n'y gagnons guère; car comme le monde se voit +porté, pour trois belles, il en faut baiser cinquante laides, et à un +estomac tendre comme sont ceux de mon âge, un mauvais baiser en +surpasse un bon.» Pour les dames, à quelqu'époque que ce soit, elles +furent toujours sensibles aux baisers énamourés d'un galant cavalier, +et si quelques-unes s'en offensèrent en apparence, la plupart d'entre +elles, en recevant l'accolade sur la joue gauche furent tentées, en +tendant la joue droite de répondre ainsi qu'une belle demoiselle +surprise à l'improviste par un joyeux brusquaire: «Monsieur, vous +m'offensez, mais voici l'autre côté, je sais mon évangile.» + +III + +«S'il est désagréable à une jeune et jolie bouche de se coller par +politesse a une bouche vieille et laide, dit l'auteur de _Candide_, il +y avait un grand danger entre les bouches fraîches et vermeilles de +vingt vingt-cinq ans; et c'est ce qui fit abolir la cérémonie du baiser +dans les mystères et les agapes, c'est ce qui fit enfermer les femmes +chez les Orientaux, afin qu'elles ne baisassent que leurs pères et +leurs frères; coûtume longtemps introduite en Espagne par les Arabes.» + +La science a-t-elle besoin de prouver qu'il y a un nerf de la cinquième +paire qui va de la bouche au coeur et de là plus bas? la nature a tout +préparé avec le génie le plus délicat: les petites glandes des lèvres, +leur tissu spongieux, leurs mamelons veloutés, la peau fine, +chatouilleuse, leur donnent un sentiment exquis et voluptueux, lequel +n'est pas sans analogie avec une partie plus cachée et plus sensible +encore. La pudeur peut souffrir d'un baiser longtemps savouré entre +deux piétistes de dix-huit ans.—Ronsard a poétisé comme suit ce tact +charmant de lèvres: + + +Il sort de votre bouche un doux flair, que le thim, +Le jasmin et l'oeillet, la framboise et la fraise, +Surpasse de douceur, tant une douce braise +Vient de la bouche au coeur par un nouveau chemin. + + +Le baiser sur les lèvres est l'unique baiser de Vénus, c'est +l'étincelle, le boute feu d'amour; il scelle l'entente des sexes, arde +le coeur, allume le sang dans les veines, espoinçonne la virilité, +cause le prurit vital, et met en appétit d'union. L'âme s'évapore dans +un tel baiser, lorsque les désirs s'y unissent; il met hors de sens et +cause un étrange satyriasisme; il fait fomenter la sève et fusionner +deux existences: on y boit la vie de sa vie, on y heurte lascivement +d'inoubliables sensations comme dans un toast sublime à l'entremise de +la nature. Ainsi l'expriment les vers suivants dont on ignore l'auteur: + + +De cent baisers, dans votre ardente flamme, +Si vous prenez belle gorge et beaux bras, +C'est vainement; ils ne les rendent pas. +Baisez la bouche, elle répond à l'âme. +L'âme se colle aux lèvres de rubis, +Aux dents d'ivoire, à la langue amoureuse +Ame contre âme alors est fort heureuse, +Deux n'en font qu'une et c'est un paradis. + + +La conjonction des lèvres est l'_écussonade_ de la plus vive +jouissance, lorsque pour la première fois, en toute liberté, deux +muqueuses se soudent dans une effusion commune—: Les deux amants sont +là, seuls et encore timides; ils ont la gaucherie d'une entrevue à +huis-clos, où les sens sont plus éloquents que les proclamations du +désir; les mains se sont pressées, déjà un bras s'arrondit sur cette +hanche mignonne; les épaules se touchent, les joues se frôlent, les +poitrines se soulèvent et soupirent; les coeurs battent à l'unisson +d'espoir et aussi de cette crainte vague qui fait antichambre à la +porte du bonheur. _Lui_, sourit et mitonne ses délices; _elle_, sur la +défensive de convenance, muguette et chiffonne son joli babouin dans +une moue adorable. Voici que les visages se rapprochent, que les +cheveux s'unissent et que les yeux dardent les yeux à des profondeurs +volupteuses et infinies: un fluide mystérieux les enserre et les berce; +sur cette jolie nuque blonde et rose ainsi que sur ce col brun +d'Antinoüs, il passe comme un frisson avant coureur du spasme. Leurs +cerveaux, accablés, semblent en ébétude tant est verdissante cette +extubérance sensuelle, qui fait que les jouvenceaux, comme les +bacchantes, se grisent eux-mêmes de leurs propres facultés. Tout à coup +ces torses se cambrent, ces têtes se renversent, ces lèvres muettes se +choquent, s'alluchent se confondent dans une haleinée de chaude amour, +et des baisers acres et mordicants font entendre des petits bruits +rieurs, délectables, alangouris qui se prolongent et s'achèvent comme +un glou-glou d'ivresse entre ces deux heureux fretin-fretaillant. + +Rien n'est comparable à ces liesses; les corps enlacés, s'acquebutant +dans une puissante étreinte, se contournent en torsions d'amour; les +lèvres mâles happent cette bouchelette fraîche ainsi que rosée, tandis +que lancinantes et frétillant dans de diaboliques mouvements, les +langues inassouvies se mordillent comme fraises et paraissent, dans +l'imagination de ces félicités poignantes, sucer l'âme de sa vie, et +faufrelucher la vie de son âme. + +On dirait qu'en pareille délectation, on vide l'épargne de son être; +Belzébuth trépigne dans les entrailles et s'y démène convulsivement, on +demeure dans l'oubliance de toute l'humanité, et, sur ces lèvres de +roses, où balbutie encore l'amour anéanti dans cette longue embrassée, +les amants ne laissent mourir le plaisir que pour le faire renaître +avec un renouveau plus quintenencié, avec des accents plus humides et +brûlants à la fois. + +L'abbé Desportes a chanté la saveur de baisers si tendres dans ses +rhythmes exquis: + + +Et qu'en ces yeux nos langues frétillardes +S'étreignent mollement... +Quand je te baise, un gracieux zéphir +Un petit vent moite et doux qui soupire, +Va mon coeur éventant. + + +et plus loin: + + +Au paradis de tes lèvres décloses, +Je vais cueillant de mille et mille roses +Le miel délicieux... +Ce ne sont point des baisers, ma mignonne, +Ce ne sont point des baisers que tu donnes: +Ce sont de doux appas +Faits de Nectar... +Ce sont moissons de l'Arabie heureuse, +Ce sont parfums qui font l'âme amoureuse. +S'éjouir de son feu. +C'est un doux air embaumé de fleurettes, +Où, comme les oiseaux, volent les amourettes. + + +De tout temps, chez tous les peuples, des poètes de génie ont détaillé +les charmes du baiser lascif; Virgile, Platon, Moschus, Tibulle et +Catulle, Le Tasse, Le Dante, Pétrarque, Ronsard, Belleau, de Magny, le +grave Corneille et le vertueux Racine, Voltaire et Rousseau; +prosateurs, moralistes et philosophes, chacun a voulu analyser ces +extases du baiser qui béatifient la passion. + +Me sera-t-il permis de traduire ici l'inimitable _Baiser seizième_[5] +de Jean Second, si chaud et si coloré dans sa belle latinité, qu'il +peut paraître téméraire d'en rendre le sens exact sans craindre d'en +atténuer les fantasieuses délicatesses. Je traduirai moins lourdement +que Ménage, plus tendrement que Balzac, peut-être moins +sentencieusement que Gui-Patin. + + + [5] Jean Second.—Basium XVI: _Latonæ nivoeo sidere Blandior_, etc. + +IV + +—Toi qui es plus étincelante que l'astre brillant de la pâle Phoebé, +toi qui surpasse en éclat l'étoile d'or de Vénus, ô ma douce Néoera, +accorde moi cent baisers; prodigue-les moi avec autant d'abandon que +jadis Lesbie les donna à son poète inassouvi; cueille-les sur ma +bouche, en aussi grand nombre que ces grâces amoureuses qui se jouent +sur tes lèvres mutines et sur tes joues rosées. Fais pleuvoir sur mon +corps ces mêmes accolades aussi drues que ces traits enflammés lancés +par tes regards ardents qui font naître à la fois la vie et la mort, +l'espérance et la crainte, la joie et les soucis cuisants. Que tes +baisers soient plus multiples, plus acérés que ces flèches +innombrables, dont un petit Dieu léger et moqueur, puise la variété +dans son carquois doré, pour en férir ma pauvre âme, et, ce chant de +tes lèvres, joins les propos grivois, les soupirs voluptueux et les +plus aimables caresses. Imite ces tendres colombes qui, dès le réveil +du printemps, bec contre bec, se trémoussent des ailes; Néoera, viens à +moi, éperdue, défaillante, accablée de désirs, ta bouche sur ma bouche, +collée étroitement: tourne avec langueur tes yeux noyés d'une humide +flamme et d'une lubricité poignante; alors seulement fais appel à ma +virilité, renverse-toi sans force entre mes bras: je t'enlacerai, je te +presserai contre moi, je t'environnerai de mon amour, et, parcourant +tes appas glacés, je te ferai renaître au rouge soleil de Cythère; je +te rappelerai à la vie par une savoureuse et lancinante embrassade, +jusqu' ce que succombant moi-même, dans les plaisirs de cette ardente +becquée, je sente mon âme m'échapper, s'écouler et passer sur tes +lèvres. A cet instant, ma Néoera aimée, je soupirerai, bien bas, comme +dans une agonie de volupté: Je meurs, je meurs, ma tant douce +maîtresse, je meurs de plaisir et d'amour; prends-moi, recueille-moi, +embrasse-moi de tes bras frais et potelés, je défaille et suis sans +ardeur ni puissance. Tu me réchaufferas alors sur ton coeur embrasé; +dans le parfum d'un de tes baisers tu m'insuffleras la vie et, +m'éveillant peu à peu sous les mignards attouchements de tes lèvres +empourprées et mielleuses, je redeviendrai de nouveau ton amant, ton +seigneur et ton maître. + +C'est ainsi, ma Néoera, que nous devons arrêter la faux du temps, +pendant les courts instants de notre bel âge. C'est ainsi, dans des +douceurs cupidiques qu'il est sage de laisser s'écouler la jeunesse +insouciante et rieuse; le plaisir a l'éclat des fleurs nouvelles qui +tôt se fanent et se dessèchent. Sans qu'on y songe, voici venir la +morne et pénible vieillesse avec son cortège de douleurs, de +tristesses, de regrets superflus la décrépitude, et la mort nous +guettent: Le temps presse, Néoera aimons-nous. + +V + +La bouche féminine, pour coquettement appeler le baiser et évoquer le +désir, doit être plus petite que grande, d'une heureuse harmonie, les +lèvres bien tournées, délicates, ni trop écarlates ni trop pâles, +colorées d'une pointe de carmin, légèrement retroussée aux commissures +et scintillantes sous l'humidité des caresses attendues. Le rire y doit +creuser des fossettes friponnes au bas même du visage, et découvrir, +comme d'un écrin sort un rang de perles, des dents petites, bien +enchâssées également dans le vermeil des gencives et dont l'émail soit +d'une blancheur japonaise à peine irisée. Le plus mince défaut buccal, +pour un raffiné, est la mort des baisers d'amour; il ne faut point +qu'une bouche soit ce qu'on appelait au seizième siècle: _un abreuvoir +mouches_, elle doit, au contraire, prendre des airs musqués et +affriander les yeux qui la contemplent. Certaines bouches ne sont +qu'avaloirs sans expression; les lèvres grasses y bobandinent, les +lourdes lippées y entrent, et les caquets en sortent, ce sont cavernes +bien aviandées où tombent les léche-frions de cuisine, mais où ne +parviennent point les hautises des gentilles accolades. + +Sur les bouches coïntes et mutines, on peut bailler le _Baiser à la +pincette_ qui donne moins d'importance au caprice du moment. Pinçant +doucement les deux joues des doigts, il est ainsi loisible de dérober +amoureusement un long et sonore attouchement des lèvres, dont on se +défend toujours trop tard. + +Le _Baiser à la dragonne_ est moins civil, il violente, meurtrit et +blesse comme un éperon c'est le baiser de l'étrier, la vigoureuse botte +de l'escrime d'amour, c'est la caresse brutale de d'Artagnan à son +hôtesse, c'est mieux encore la pratique faunesque des amants sabreurs +de voluptés, qui ne prétendent point s'amuser à la moutarde ou qui ne +savent pas déguster les douceurs des agaceries prolongées. + +Le _Baiser à la florentine_, ou baiser _la langue en bouche_, ainsi que +disaient nos pères, nous est venu, assure-t-on, d'Italie, bien que ce +soit le baiser d'amour français par excellence et tradition.—Dans ce +baiser les langues frétillardes se daguent, se dévergognent et se +fringuent; c'est une accointance active qui émoustille et que les bons +sonneurs des lèvres préféreront toujours aux fleurettes naïves des +Agnès de couvent. + +Après la France, l'Italie et l'Espagne ont adopté ce dernier mode +d'embrassade passionnée. En Allemagne et dans le nord, l'amour est plus +réservé, bien que dans les hautes classes slaves, par un aimable +raffinement, on ait inventé dans des petits soupers galants, le +délicieux _Baiser au champagne_, qui rentre plutôt dans le domaine des +enfantillages libertins que dans le royaume de l'amour sincère. + +En Angleterre, le baiser a pris les proportions d'une institution +sociale: les blondes et sentimentales fillettes du Pays-Uni, pour ne +pas s'inféoder à un amant, possèdent toutes plusieurs _Kissing-friends_ +ou bons amis embrasseurs, qui concourent, par différentes manières, à +déployer leurs talents. Certains gentlemen, réputés excellents +_Kissing-friends_, sont recherchés des meilleures sociétés et +quelques-uns, spécialistes émérites, font des conquêtes plus nombreuses +et causent plus de désespoirs, de suicides et de jalousies qu'un Don +Juan issu de Lovelace.—Dans le confort d'un divan profond, _seule à +seul_ avec le _Kissing-friend_ élu de ses lèvres, avec cet «_Exciting +man,_» une jeune anglaise passerait des heures d'insondable volupté à +se laisser biscotter dans le tête à tête, sans songer un seul instant à +invoquer Vénus, à froisser ou à laisser froisser la tunique de la +morale. + +Les lettres d'amour, comme formules de civilités, sont nourries de +baisers innombrables; ils coûtent moins à écrire qu'ils ne coûteraient +à donner. La locution «_mille baisers_,» est devenue plus banale, d'une +familiarité domestique plus grande que la conjugaison du verbe _aimer_. +Le poète, chevalier de Boufflers, le comprit fort judicieusement, en +répondant à une dame qui lui envoyait un baiser: + + +Vous m'envoyez sur le papier +Un baiser qui bien peu me touche; +Baiser qui vient par le courrier +Pourrait-il chatouiller ma bouche? +Votre chimérique faveur +Me laisse froid comme du marbre; +Et ce fruit n'a point de saveur +Quand il n'est point cueilli sur l'arbre. + + +Voltaire n'eut pas mieux dit dans ses épîtres les plus malicieuses. + +Madame de La Sablière, pour encourager un jouvenceau timide qui lui +donnait un baiser furtif, lui murmura finement ce conseil: + + +Un baiser bien souvent se donne à l'aventure, +Mais ce n'est pas en bien user; +Il faut que le désir ou l'espoir l'assaisonne: +Et pour moi, je veux qu'un baiser +Me promette plus qu'il ne donne. + + +Parbleu! + +VI + +Le baiser a laissé sa tradition dans l'histoire et la mythologie; Alain +Chartier, le doux poète, l'homme le plus érudit mais aussi le plus laid +de son temps, reçut pendant son sommeil un tendre baiser de Marguerite +d'Écosse, femme de Louis XI; c'est ainsi que la chaste Diane, suivant +la fable, descendait chaque nuit du ciel pour consteller de baisers +ardents le corps du jeune et charmant Endimion. + +Chaque femme cache un point sensible où se concentre le fluide nerveux +de son organisme. Pour un amant fortuné, il s'agit de découvrir ce +ganglion, cette clef des sens, ce ressort des félicités poignantes, ce +défaut de la cuirasse que toutes maîtresses ont la science de ne pas +découvrir et dont elles conservent mystérieusement le secret, sachant +que la divulgation les livrerait à la merci du vainqueur. + +Que de femmes prétendues froides et insensibles, ne paraissent telles +qu'aux yeux des superficiels: Un homme paraît avec la philosophie de la +volupté et la tactique de l'amour; il étudie, il cherche, il analyse +les sensations qu'il procure; il fouille de ses baisers cette nuque, ce +dos, ces bras avec la patience d'un inquisiteur de porte inconnue, +dissimulée dans une boiserie, il ne néglige aucune saillie, aucune +vallée corporelle, aucun repli de cet épiderme satiné, jusqu' ce qu'il +sente un frissonnement spécial qui est l'_Eureka_ de ses recherches +sensuelles. Heureux ceux-là qui ont la délicate persévérance d'arriver +à leur but. + +Connaître le point sensible d'une femme, cette partie solitaire de son +être où le baiser frappe comme une balle ou éclate comme une grenade, +c'est mieux que de la posséder, c'est l'isoler dans l'amour dont on +l'environne, c'est couper la retraite à ses remords, à son inconstance, +à ses faiblesses extérieures, c'est se l'attacher par un étrange +mysticisme, c'est l'encloîtrer dans la dévotion libertine qu'on a su +faire naître en elle.—Il est une force plus grande encore, c'est de +connaître la recette des jouissances que l'on donne, et de feindre de +l'ignorer pour ne pas mettre l'ennemi sur ses gardes. + +Les baisers recevront toujours le culte des détrousseurs de coeurs et +des cavalcadeurs à forte encollure; pour moi, je voudrais un jour +traiter complètement un si brillant sujet parmi cette réunion d'études +projetées dans un ensemble d'analyses voluptueuses; les poussifs +toussotteraient avec indignation, les prudes se voileraient en brûlant +de me lire, et les francs vivans, sans hypocrisie, reviendraient +souvent ces dissertations, comme les femmes amoureuses reviennent à +leur piano pour y jouer et rejouer les valses entraînantes.—Je ne +saurais mieux conclure ici cette courte étude que sur cette pensée +remarquable de Byron: + +«J'aime les femmes et quelquefois je renverserais volontiers la +conception de ce tyran qui désirait que le genre humain n'eût qu'une +seule tête, afin de pouvoir la faire tomber d'un seul coup. Mon désir, +pour être aussi vaste, est plus tendre et moins féroce: J'ai souvent +désiré, aux jours heureux de mon célibat, que le sexe féminin n'eût +qu'une bouche de rose, pour y pouvoir baiser toutes les femmes à la +fois depuis l'Orient jusqu'à l'Occident.» + +—Quel rêve!!! + + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +VOYAGE AUTOUR DE SA CHAMBRE + +RÉMINISCENCE + + +Les souvenirs sont comme les échos +des passions; et les sons qu'ils répètent +prennent par l'éloignement quelque +chose de vague et de mélancolique qui +les rend plus séduisants que l'accent +des passions mêmes. +CHATEAUBRIAND. + + +Des sentiments deviennent frileux, quand le foyer reste vide. Ici même +où une couvée de plaisirs était éclose, la tristesse seule sanglotte +lentement dans le crépuscule des regrets superflus.—Une ancienne +chanson d'amour voltige dans la solitude; dans ce nid charmant où l'on +était si bien à deux, il ne reste que des rêves de volupté indécise et +la sarabande enlaçante, mystérieuse et sinistre des souvenirs, ces +revenants de l'âme qu'on évoque, qu'on chasse et qu'on appelle encore. + +Les rideaux sont tirés; il règne dans la chambre un demi-jour, un +silence où je me complais. La lumière a la crudité, l'effrayante clarté +qui éblouit ou effarouche les yeux qui ont pleuré et qui ne veulent +plus regarder ni voir; son éclat possède la brutalité et le frisson +glacial des réveils subits; la pénombre plus douce, plus insinuante ne +retire pas les bandages du coeur pour mettre la plaie à vif, elle frôle +le doute, et, par gradations, comme une mère qui berce, elle assoupit +la douleur et nous conduit avec des ménagements infinis au soleil de la +réalité. + +En pénétrant ici, j'ai senti dans l'air tiède un refrain du passé, +quelque chose comme le parfum affadi des amples brassées de fleurs +étincelantes que j'y avais jadis cueillies. Il m'a semblé voir onduler +des lignes sur la dernière page du roman si tôt interrompu et un mirage +trompeur a déroulé devant moi les sensations des caresses friponnes +d'autrefois. + +J'ai cru, ô farouche insenséisme de mon âme! J'ai cru qu'Elle se jouait +devant moi ma maîtresse aimée avec son rire ambré, jaseur, exquis, +tintant comme une argentine clochette à mon oreille charmée; j'ai cru +entendre cette voix si fraîche vibrer d'amour aux échos de mon coeur. +Dans le vague lugubre qui m'enveloppait, j'ai vu ma charmante amie se +dresser debout mes côtés, dans de légers tissus transparents, de +couleur neutre, dont les plis amoureux se collaient à son corps de +nymphette étoffée. Ses lèvres souriantes, d'une morbidesse savorée, se +tendaient, se plissaient en avant avec la suave appétence des baisers +attendus, ses bras souples, roses, polis, agaçants par la grâce aimable +des fossettes rieuses, ses beaux bras douillets formaient une ceinture +à mon col, tandis que je dévorais ses yeux pleins d'azur où le bonheur +s'épanouissait dans la dilatation phosphorescente de ses prunelles. + +La moiteur de son haleine passait, comme un souffle attiédi, à travers +mes cheveux frissonnants; mon coeur battait avec violence d'une épaule +à l'autre, et, parmi les ténèbres plus épaisses, je pensais caresser, +manier et affrioler ses formes rondes, charnues, veloutées que +j'idolâtrai jusqu'au paganisme de la plus folle lubricité. + +J'étais inquiet, agité, troublé de même que si j'eusse dû la posséder +pour la première fois; la pauvre adorée!—Elle était là, devant moi, me +regardant sous ses cils noirs plus longs qu'un _credo_, lisant dans mes +sens l'hymne de mes désirs tandis qu'un vermillon très accentué passait +sous ses joues pâles et porcelainées. + +Hélas! fou, double fou!—Ixion croyant saisir la nue fut moins +douloureusement surpris!—Alors que je croyais sentir le contact +excitant de son épiderme, et que je m'élançais, éperdu, pour boire +l'oubliance sur ses lèvres humides, la blanche vision a disparu. Je me +suis agenouillé avec grand bruit à terre, mes mains crispées dans le +vide ne saisissaient plus que le néant de mes fantômesques +attouchements et la hideur de mon hallucination. + +Pauvre moi!—Il fallait me ramentevoir: J'accomplissais un pèlerinage à +l'abbaye des défuntes ivresses, et je dus inventorier le passé, en +marquant de larmes amères les heureux jours d'autrefois sur le +calendrier des souvenirs. + +Dans la chambre intacte et silencieuse, tous ses chers petits bibelots +étaient là; sur la cheminée de brocatelle, la pendule restait muette et +mon coeur seul battait avec force dans cette solitude où le sien, tant +de fois, avait bondi et éclaté d'allégresse.—Faiblesse étrange qui me +gagnait, douleurs sourdes et caressantes dont je me croyais à jamais +guéri, mignardes hantises de mes dix-huit ans, je pensais vous avoir +égarées à jamais et vous apparaissiez de nouveau! + +—O premières amours! délices profondes et vivaces! lorsque vous avez +conquis la virginité de nos âmes, humé notre sang le plus vermeil, +grisé nos sens vigoureux et naïfs, quand vous avez imprimé votre marque +mordante et brûlante à la fois sur la fraîcheur de notre aurorale +juvénilité, rien désormais ne vous peut effacer! + +—Les illusions, sous le doigt brutal de la vie réelle, s'évanouissent +au toucher comme le prisme et la poussière d'or des ailes de papillons, +le dégoût survient, la lassitude arrive, le scepticisme s'impose à +l'esprit blasé, et, aux relais de chaque nouvelle conquête, la passion, +naguère si fringante, devient plus poussive et aussi efflanquée que ces +maigres chevaux de poste dont le trot retentit quand même, sous un +harnachement de grelots sonores et étourdissants. + +—C'est en vain que le corps se brise et que le coeur se bronze; la +statue se souvient d'avoir vécu dans un éclair de joie, et vous, +sensations neuves, premières caresses de notre puberté, éclose sous un +regard de femme, nous ne pouvons vous oublier! + +Premières amours, rosée de jeunesse ensoleillée, vous anéantissez les +rêveries trompeuses de notre adolescence; vous dévergognez notre vague +idéalisme et nos sentiments puérils et mièvres, vous nous remettez le +sceptre de notre puissance, en nous en inculquant gentiment l'usage, +vous consacrez enfin notre royauté masculine en nous héroïfiant dans de +valeureuses prouesses de virilité. + +N'est-ce pas dans ce boudoir, où Vénus jamais ne bouda Cupidon, que je +fis mes premières armes?—N'est-ce pas ici même que je devins homme? +N'est-ce pas devant ces témoins inanimés, que la chérie, si follement +dorlotée, me fit éprouver la mâleté de mes muscles?—O douce mignonne! +quand je jetai mon coeur dans ton âme avec la furie des désirs qui se +cabrent et l'impétuosité des prurits cuisants, quand je m'agenouillai +pour la prime fois devant ta beauté absorbante, quand nos lèvres +allangouries se donnèrent la becquée divine, alors, j'aurais dû cesser +de vivre; j'étais Dieu dans la Création! En m'approchant de cette rouge +fournaise du bonheur, je ne pouvais que rétrécir le cercle de mes +sensations, et, avec l'instinctive philosophie du scorpion, il me +fallait mourir de moi-même et par moi-même. + +On ne contemple pas impunément les radieux levers du soleil sans que +les tristesses du crépuscule n'en deviennent plus affligeantes.—Ah! que +ne puis-je reconquérir aujourd'hui cette aurore et cette exubérance de +mon être! + +C'est ainsi que j'étais étendu sur ce siège, accoudé sur cette table +chargée des riens qu'elle aimait; c'est ainsi que j'attendais sa venue +du soir, avec des frissons d'espérance, mitonnant des caresses à offrir +et des ébats à renouveler—: Elle arrivait toute envoilée, émue, +souriante, presque craintive, et dès lors j'étais enveloppé dans une +auréole de félicité; le bonheur tient si peu de place!—Déjà, avec ma +force d'amoureux, je la prenais, la soulevais dans mes bras, la berçant +comme un enfant avec des éclats de rire joyeux mêlés de baisers, je la +pressais contre moi, rêvant de m'ouvrir la poitrine pour la loger toute +entière dans mon coeur—folies suprêmes! Extases divines! pourquoi vous +ai-je perdues? Avec quelle passion je dégantais ces petites mainettes +exquises, dont je baisais chaque phalange; puis, dégrafant, délaçant, +déchirant soie, dentelle ou batiste; avec quelle ivresse curieuse +j'explorais les rondeurs embaumées de ce buste de déesse!—mes doigts +ont encore conservé le tact voluptueux de sa peau de satin. + +Elle luttait d'abord, se rebellait gentiment, puis se laissait faire, +vaincue par ses désirs plus encore que par mes démonstrations +passionnées; puis lorsqu'elle était assise, à genoux devant elle, déjà +grisé par des ardeurs de faune, je déployais le verbiage de la chair et +l'éloquence persuasive et enflammée des ambitions sensuelles.—Etais-je +assez jeune! assez neuf d'expression, assez vibrant dans l'enthousiasme +de mes croyances!—Je payais d'amour, argent comptant, en belles et +bonnes pièces, frappées au bon coin de ma puissance de novice. + +Et toutes ces mutineries ineffables, ces chuchottements de colombes au +même nid, ces aveux à voix basse, ce bruissement de soupirs semblables +à une confession, ces petits cris légers de bergeronnette effarouchée, +ces spasmes, ces béatitudes, ces râles soudains, ces évanouissements et +ce silence:—on eut dit d'un meurtre; ce n'était qu'un doux larcin prêt +à se renouveler. + +Pendant près de six mois, ainsi j'ai vécu, comme une torche qui flambe. +Sa chambre maintenant est solitaire; la mort, en surprenant la +pauvrette a fauché mon âme avec la sienne. + +Dans ce cadre d'émail, voici son portrait, la douceur de son rire, +l'éclat de ses yeux, le brillant de ses longues tresses blondes dont +parfois dans sa nudité, elle se faisait un manteau d'or. Voici cette +mignarde bouche humide et sensuelle, dont la friandise luxurieuse +n'avait point de bornes, et, sous ses lèvres ardentes, j'entrevois +encore la blancheur bleutée de ses dents de jeune chien qui marquèrent +mes joues, mon col, mes bras et mon corps de ces empreintes +enchanteresses qui sont espiègleries d'amour. + +Portrait que je baise et rebaise, image trompeuse et sans expression, +carton sans relief et sans vie, que n'ai-je la volonté de te détruire, +alors que ma tant chère amante n'est plus? + +Dans les panneaux de chêne, ce n'est qu'un hideux squelette que les +larves ont décharné! Si mes sens pétillent sous la cendre encore chaude +des éclatantes souvenances, la logique de ma raison me fait gratter la +terre où elle est enclose, soulever le couvercle de sa bière et reculer +d'effroi devant l'oeuvre immonde de la camarde et du temps. + +De telles pensées m'entraînent dans des songes funèbres et hideux où la +matière putrescible fermente et se liquéfie.—Visage aimé, yeux tendres +et expressifs, beautés corporelles, je me serais fait poëte ou sorcier +pour vous immortaliser... Ah! qu'êtes-vous devenus lorsqu'un réalisme +impitoyable me contraint à vous contempler! + + + +Elle s'est éteinte doucement un matin de mai, dans mes bras, au réveil, +en parlant du printemps, des oiseaux et des fleurs; projetant de lentes +promenades dans les bois reverdissants, souriante, dans sa pâleur, à +l'idée des violettes cueillies sous la mousse et des baisers échangés +pendant le gazouillis du rossignol.—Elle se faisait petite, gamine, +caressante et capricieuse, m'enlaçant davantage et se renversant sur +les guipures des oreillers—(ai-je souffert davantage dans ma vie qu'à +cet instant où les larmes m'étouffaient comme une hémorragie +interne?)—Sur la transparence de son visage le sang avait afflué, +mettant du carmin sur la blancheur de sa chair avec le contact brutal +du sang épandu sur un linge. Le soleil entrait dans la chambre et +baignait les courtines du lit. L'oeil fixant le vague, les narines +dilatées, belle déjà de la froide beauté des vierges expirantes, elle +évoquait la nature à son renouveau, et, dans le mirage de ses esprits, +elle revoyait nos plus douces heures de plaisir, nos fuites dans la +campagne, nos dîners dans les fermes au milieu des basses-cours +tumultueuses, le petit coq qui sautait sur la nappe, ou le joli chat +craintif qu'elle mettait à l'abri du despotisme d'un gros +terre-neuve:—«Nous irons, dis moi, nous irons encore..., tu sais dans +la vallée aux moulins, où nous nous arrêtions pour boire du lait, près +du ruisseau bordé de saules où les _mamans canards_ ont de si jolis +poussins jaunes... et puis..., n'est-ce pas, nous ferons de grands +bouquets; la main dans la main, nous retournerons, bien seuls, dans les +sentiers... ne dis pas non,... oh! je suis si heureuse... si +heureuse!...» + +Elle parlait, parlait toujours, avec la poëtique éloquence des choses +qu'on doit quitter et des sensations qu'on va perdre, sans en avoir +conscience.—Elle s'épuisait peu à peu, et dans une douloureuse quinte +de toux elle s'évanouit pour toujours, me serrant la main plus fort et +murmurant encore faiblement comme un enfant qui s'endort:... +_l'amour_... _avec toi_,... _c'est si bon_!—». + +Pauvre adorée! Certes, dans la fraîcheur de notre adolescence, l'amour +c'était si bon, si plein de croyances, si rayonnant de clarté, si +intime et si vrai—tu as aimé avec toutes les forces de ta candeur, et +tu es sortie palpitante de plaisir, avant de goûter à la lie des +désillusions et des infamies, avant les tristes lendemains de la vie +heureuse. + +Je suis resté Moi et je t'aime encore, car tu es ma jeunesse, la +franchise de mon âme et le miroir de mes premiers sentiments.—J'ai vu, +depuis, que l'amour tel qu'on le comprend ou qu'on le fait dans le +monde, et tel aussi que la société l'a créé, était un guet apens et je +me suis armé contre les soupçons, les trahisons, les perfidies, les +ruses et astuces de la femme, car sur la carte de tendre, on égorge les +agneaux et la force indépendante de l'amant prime le droit d'esclavage +du mari. + +Dans cette petite chambre j'aime à revivre mon passé, je retrouve un +calme langoureux et bienfaisant au sortir des orgies de la chair ou des +lassitudes de l'esprit.—L'hiver j'allume de grands feux dans l'âtre, +comme si elle allait revenir, gelée, avec cette toux profonde qui me +faisait si mal, et qu'elle dissimulait dans un sourire morbide. L'été +j'y viens donner audience au soleil, aux effluves printannières, je +place près de moi son fauteuil vide, aux coussins de soie, ses petites +babouches de velours blanc traînent à terre, et, sur le piano ouvert, +je place sa chanson favorite: alors je parcours quelque vieux poète, +les yeux demi-fermés, le coeur engourdi, et il me semble qu'au milieu +d'accords confus j'entends sa voix exquise murmurer comme autrefois ces +stances Ronsardiennes, sur un rhythme enchanteur: + + +Quand au temple nous serons +Agenouillez, nous ferons +Les dévôts, selon la guise +De ceux, qui, pour louer Dieu, +Humbles, se courbent au lieu +Le plus secret de l'église. + +Mais, quand au lict nous serons +Entrelacés, nous ferons +Les lascifs, selon les guises +Des amans, qui librement +Pratiquent folastrement, +Dans les draps cent mignardises. + + +Je crois sentir le frisson de ses doigts sur l'ivoire des touches, +tandis que, comme une berceuse, la mignonne poursuit son chant avec une +langueur plus accentuée, plus émue et plus chaude. + + +Pourquoi doncque, quand je veux +Ou mordre tes beaux cheveux +Ou baiser ta bouche aimée, +Ou toucher à ton beau sein, +Contrefais-tu la nonnain +Dans un cloistre enfermée? + +Pour qui gardes-tu tes yeux +Et ton sein délicieux, +Ta joue et ta bouche belle? +En veux tu baiser Pluton, +Là-bas, après que Charon +T'aura mise en sa nacelle? + + +Sa voix dans ma pensée devient plus faible à l'approche de ces stances +funèbres que nous répétâmes si souvent, sans songer à la réalité; +cependant la vibration de ses paroles tinte encore à mon oreille +semblables à ces ballades allemandes qui s'affaiblissent en prenant +fin: + + +Après ton dernier trépas, +Gresle, tu n'auras là-bas +Q'une bouchelette blesmie, +Et quand, morte, je te verrois, +Aux ombres, je n'avou'rois +Que jadis tu fus m'amie. + +Ton test n'aura plus de peau, +Ni ton visage si beau +N'aura veines ni artères; +Tu n'auras plus que des dents +Telles qu'on les voit dedans +Les testes des cimetières. + + + +Doncques, tandis que tu vis, +Change, maîtresse, d'avis, +Et ne m'espargne ta bouche; +Incontinent tu mourras: +Lors tu te repentiras +De m'avoir été farouche. + + +Hélas! sa douce jouvence est passée, mais elle ne peut se repentir! + +Lorsqu'elle avait terminé cette suave mélopée, elle se levait +brusquement et m'enlaçant par derrière, m'étreignant comme un être +qu'on peut perdre, me renversant sur sa gorge, elle m'embrassait avec +avidité, elle se donnait à moi, elle était affolée comme si elle eut +compté ses jours et ses nuits, et juré de ne rien regretter selon les +présages du poète vendômois. + +En ouvrant ce tiroir je trouve ses lettres et les miennes: tout un +roman qu'il faut laisser inédit, à l'abri du vulgaire. Une une, je les +relis sans y trouver de quoi brutaliser la délicatesse de mes +souvenirs; ces tendres billets parfumés ont une candeur de passion, une +verve d'amour, un brillant d'expression qui me transportent. Le coeur a +son style et son éloquence, l'un et l'autre sont simples et touchants, +ils frappent plutôt l'âme qu'ils n'éblouissent l'esprit; ils ont le +pathétique de la foi et la grande beauté des paroles soudainement +issues des sensations mêmes qui les ont fait proférer.—A quelle école +autre que l'amour, une femme pourrait-elle apprendre un art si fin +d'analyse? Sur quelle palette d'adjectifs, dans quels dictionnaires des +passions puiserait-elle ces nuances expressives, à la fois sobres et +alambiquées? + +Le cerveau livre hâtivement ses trésors quand l'incendie est allumé +dans le coeur et que la raison en s'enfuyant laisse tout au pillage des +sentiments majeurs.—Il est des pages qui me feraient pleurer et rougir +de plaisir au même instant, il en est d'autres que je déguste +savoureusement dans ma tête, comme ces sucreries quintessenciées qu'on +laisse fondre en gourmet sur les muqueuses les plus sensuelles. Jolies +pattes de mouches, coquetteries féminines, petits mots doucereux, +locutions adorables, néologismes venus de l'âme, à quelle littérature +peut-on vous comparer! Comme Mme de Sévigné est froide et minaudière +auprès des vivantes amoureuses et des brûlants épistoliers. + +Près de ses lettres, dans une vaste cassette de Lapis-lazuli enchâssé +d'or, sa longue chevelure blonde est étendue plusieurs fois roulée sur +elle-même. Elle me l'avait promise maintes fois, et lorsqu'elle resta +blémie sur l'oreiller, froide et presque violacée, j'eus l'héroïque +volonté de couper moi-même cette toison superbe, je fis crier les +ciseaux dans cette chevelure ruisselante, à la racine, et je me pris à +sanglotter puérilement, quand je vis cette chère petite tête de morte, +rase, mignonne et garçonnière, comme ces visages étranges de babys des +peintures anglaises.—N'ai-je pas eu depuis souvent la faiblesse de +sortir ces nattes de leur écrin, de les baiser avec passion, de les +manier, de les tresser, de me complaire à les enlacer autour de mes +bras, de mon cou et quelquefois de m'endormir avec elles.—On a dit avec +vérité: En amour plus on est délicat, plus on s'amuse aux bagatelles. +Mais ces bagatelles des amours défuntes, de quel nom peut-on les +nommer? + +Ici, dans un coffret étroit de bois de rose, je retrouve une branche de +lilas fanée, cueillie, au printemps de l'année, dans l'Eldorado des +jouissances complètes, à la campagne, pendant une nuit étoilée et +sereine où j'éprouvai, en sa possession, des sensations si fraîches et +si entières que je fus heureux jusques aux larmes. Nulle page de mon +existence galante n'a pu et ne pourra jamais effacer la félicité +immense, l'épanouissement de joie intime qui me ravit alors en faisant +tressaillir jusqu'aux fibres les plus tenues de mon être. + +Rien ne nuit tant au temps que le temps, disait Machiavel. Il en est +ainsi des regrets qui sont tués par les souvenirs, ceux-ci demeurent +plus doux que ceux-là, moins violents et plus flatteurs; l'imagination +rétablit l'harmonie après le fracas des premières douleurs, et je +reviens ici, dans ta chambre, ma mignonne, plus calme, plus amoureux du +passé que jamais. Je me plais à cohabiter dans ce milieu avec tout ce +qui fut à toi et tout ce qui fut sur toi; bijoux, soieries et +toilettes, bonbonnières et éventails, jusqu'à ces tissus intimes qui +emprisonnèrent tes grâces ondoyantes et tes beautés secrètes. + +Et vous objets qu'elle aimait, livres d'amour que nous lisions +ensemble, gravures friponnes, statuettes légères de Saxe, petits +miroirs qui doubliez sa beauté; glaces qui reflétiez nos plaisirs, je +vous contemple avec ivresse et ne puis vous quitter. Larges divans, +coussins moelleux, tapis d'Orient, tête à tête évocateur de caresses, +toi surtout lit babillard; vous tous, Meubles, champs de bataille de +nos tournois d'amour, vous qui me vîtes tour à tour Hercule et Adonis, +amant vainqueur et amoureux vaincu, vous resterez toujours mon bien, ma +possession, car avec elle et dans votre confort j'ai oublié la vie, car +sur vous j'ai sablé le bonheur dans le hanap des voluptés, sur vous +aussi j'ai semé avec insouciance, ma jeunesse et mon sang, ma cervelle +et mon âme, le meilleur de mon moi, ma sensibilité du coeur et ma +virilité des sens. + +O la seule amante aimée, je reviens chaque jour faire ce tendre voyage +autour de ta chambre, me rappeller ta grâce et tes fructicoseux +baisers, car ne pouvant sentir tes palpables réalités, je pense avec +Brantôme, ce cavalcadour des _Dames galantes_ qui t'égayait si fort, +que, si le plaisir amoureux ne peut toujours durer, pour le moins la +souvenance du passé contente encore. + + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +ÉPHÉMÉRIDES DES SENS + + +Vénus sauve toujours l'amant qu'elle conduit. +H. DELATOUCHE. + + +A MADAME ***, A PARIS, + +otre lettre, mon amie, avant de me parvenir, a couru le monde comme une +folle aventurière. Je l'ai reçue seulement il y a quelques jours, dans +ma mystérieuse retraite. La poste encore l'avait-elle marquée +d'estampilles plus nombreuses que celles que nous vîmes, s'il vous en +souvient, certain soir, sur le passe-port d'un envoyé chinois. Vous me +mandez qu'absent de Paris depuis près de dix-huit mois, on daigne +s'inquiéter fort de ma disparition dans le milieu élégant et féminin où +j'avais coutume de me laisser vivre. Les gageures sont ouvertes, +dites-vous, et, tandis que l'envahissante comtesse de C*** professe, +avec des sous-entendus, l'opinion que je suis retiré dans quelque +Chartreuse chanter matines sur les dalles froides d'un prieuré, la +jolie petite baronne de P*** tient pour un mariage, en due forme, avec +voyage circulaire à prix réduit autour de la lune de miel.—La plupart +de vos belles amies protestent cependant, et affirment avec raison +qu'un misogame aussi entêté que je le suis, ne saurait contracter des +liens si légitimement contraires à ses opinions. La tendre et vaporeuse +madame de L***, concluez-vous, ajoute en soupirant qu'une douce et +enlaçante passion m'enclôt dans les roses du plaisir et des délices +partagées; seule, la vieille douairière hoche la tête dans son fauteuil +et déclame sentencieusement contre les équipées inconséquentes de la +jeunesse. + +Le tableau est bien en place, et je le vois d'ici, avec la mise en +scène de votre salon délicieux, au milieu des allées et venues de votre +jour de réception.—Eh bien! mon adorable petite reine, toutes ces +caillettes, dans ce gentil jeu de _cache-cache_ et de +_devine-devinotte_, brûlent peut-être, mais ne découvriront pas +assurément le but réel de mon exil volontaire et les causes dominantes +de mon séjour aux champs. + +Laissez-moi vous dire que je vous soupçonne tout particulièrement d'une +haute dose de curiosité à mon endroit, et peut-être, par esprit +tracassier, devrais-je laisser languir votre attention pour donner plus +longtemps carrière aux broderies ravissantes de votre imagination. La +vérité tue le rêve que le mystère nourrit; je veux bien croire +cependant que l'intérêt que vous n'avez, en toute occasion, cessé de me +témoigner, vous donne quelques droits à mes confidences; mais +aujourd'hui, il ne s'agit pas seulement d'un petit conte saupoudré de +sel grivois, d'une anecdote scandaleuse, ni même d'un récit purement +galant; les faits que j'ai à vous exposer rentrent dans le domaine de +la confession intime et complète, je vous fais donc mieux qu'une +confidence, et, pour bien écouter les variations fantastiques et +mélo-dramatiques de cette aventure, je réclame votre recueillement. +Ordonnez donc à Rosine de vous laisser seule et de condamner votre +porte, puis daignez me donner audience, à huis-clos, comme autrefois, +dans ce galant oratoire tendu de crêpe de chine bleu pâle, sur le +moëlleux confessionnal de votre causeuse, où pendant d'heureux jours, +l'amour—qui sait, peut-être le caprice—fut entier entre nous. + +Ma lettre vous semblera sans doute longue, à moins que la curiosité +féminine ne vous donne du courage; quoiqu'il en soit, comme accessoires +des sensations où des sentiments, qu'elle peut provoquer, munissez-vous +d'un mouchoir de fine batiste, d'un flacon de sels anglais, d'une boîte +de pastilles ambrées, de votre mignon éventail, paravent de la pudeur, +et maintenant écoutez-moi. Vous me connaissez assez pour ne pas mal +interpréter la brusquerie de certaines locutions; j'ai appris pour ma +part à apprécier votre bonne camaraderie qui ne s'effarouche pas trop +des façons garçonnières, et je vous détaillerai mon cas avec la +familiarité d'une causerie d'homme à homme. + +Il vous souvient sans doute que, la dernière fois que j'eus l'honneur +de vous voir, je vous fis part d'une grande résolution qui paraissait +devoir être inébranlable. Je m'étais décidé—dois-je vous le +rappeler,—ne posséder, quoiqu'il advint, mes maîtresses _qu'une seule +fois_. Cette détermination vous fit rire aux larmes, et vous vous +moquâtes de moi comme un joli petit démon, croyant à une nouvelle +boutade de mon esprit inquiet, lorsque ce n'était que la résultante de +raisonnements basés sur la logique la plus galante. + +Je mis donc ma volonté au service de mon jugement; je me pris la main +et me fis le serment de ne pas faillir aux engagements que je m'étais +imposés. Je rompis tout d'abord avec madame de N***, que j'avais prise +par un instinct curieux; on disait tant de petites calomnies sur ses +goûts et l'étrangeté de son être, que je me devais à moi-même de +constater la vérité, et je dois à celle-ci de proclamer hautement +l'exagération du bruit public. Madame de N*** se montrait, j'en +conviens, un peu excessive dans la manifestation de ses désirs, mais +aussi elle était tendre à l'extrême, attentive à tous les raffinements +du bonheur, servile dans le plaisir et incitante au possible. Je la +quittai presque avec regret, cependant, comme il faut se méfier des +feux qui durent trop et qui dessèchent ceux qui en sont l'objet, je me +retirai brusquement de ce corps en combustion dont quelques journées de +larmes eurent probablement raison. + +C'est alors mon amie, que je déployai ma devise en liberté.—_Never +more_, disais-je, et tous les échos de mes esprits répétaient _never +more_. Je saluai une légion de maîtresses de cet axiome sans espoir; je +les avais eues toutes selon mes principes, et aucune ne voulait +s'élever à la hauteur sublime de ce: _jamais plus_. Ce fut une chasse à +travers les taillis de Paphos. Les Nymphes cette fois couraient après +le faune, et le pauvre satyre, acculé par ces diables roses, toujours +volontaire et toujours répondant: _jamais plus_, luttait encore +davantage au-dedans de lui-même que contre l'enlaçante et inexorable +poursuite de ces démoniaques. + +Je pus m'apercevoir, en cet instant, que les femmes sont semblables aux +enfants qui balbutient: _encore_, et je vis que dans une existence de +célibataire, on doit craindre plutôt l'excès de l'amour que la créance +du plaisir. Mes mutines créancières se rebellaient, toujours +vaillantes, jamais lasses, elles suivaient pas à pas mon ombre, comme +ces louves ardentes qui rôdent aux alentours des fermes, dans la +campagne, à la piste d'un vigoureux mâtin. Ce fut un orage déchaîné sur +ma tête pendant de longs mois; chaque jour en totalisant ma dette à +l'éternel féminin, je l'augmentais davantage.—Lettres, visites de toute +heure, imprécations, supplications, menaces, pâmoisons, sanglots +étouffés, rien ne me fit défaut; dans ce siège en règle autour de ma +puissance virile, et de ma passive résistance, la rivalité des +assaillantes paraissait en outre exciter leur ardeur. + +Souvent, au milieu de ces longues plaidoiries du désespoir, j'étais sur +le point de m'attendrir; je contemplais des visages amaigris, des yeux +brûlés par les larmes, des chevelures défaites et des corsages +entr'ouverts qui avaient l'éloquence de la chair, j'écoutais des voix +câlines, harmonieuses, frissonnantes d'émotion, mais, sur le point de +céder, je me redressais, dans toute mon intégrité, et reprenais ma +force et l'énergie romaine et pontificale de mon: _non possumus_. + +Auprès de mon apparente froideur, la sensualité brûlait comme un +encens, m'apportant au cerveau une griserie de luxure, et il me +semblait parfois, que, semblable un dieu sculpté dans du marbre, je +devais regarder d'un oeil indifférent la flamme de ces âmes aimantes +qui se consumaient vainement comme autant de longs cierges de cire +devant ma majesté souveraine. Ces passions incandescentes m'avaient +déifié; aussi, pour conserver le culte de ma volonté et rester fidèle à +ma foi jurée, je demeurai impassible et sourd aux prières comme toutes +les divinités.—Sur mon front marmoréen, n'avais-je pas opiniâtrement +gravé: _never more_? + +Si j'osais, mon amie aimée, vous conter plus d'un détail, et vous +montrer comment ces femelles éperdues s'offraient moi, s'agriffaient à +ma tête, à mon coeur, à mes sens surtout, vous ne voudriez point me +donner un démenti, mais je gage, qu'en vous-même vous seriez incrédule, +et songeriez que l'humanité est plus digne, plus altière, et que la +créature faite de limon est moins bestiale dans ses appétences +charnelles ou plus retenue dans l'expression de ses désirs. + +Afin de calmer un peu ces agitations, de me donner un léger repos en me +_désennamourant_ tout-à-fait,—sans toutefois renoncer à une pratique +dont la théorie était si chère à mon jugement et par suite à ma +vanité,—je pris un biais et mis du sentiment dans du Marivaudage; +c'était doser la sottise en pralines, direz-vous, mais la +sentimentalité, ainsi qu'un masque de satin, devait me préserver du +hâle que causent toujours les ardeurs de la passion trop militante. Je +jetai, à cet effet les yeux sur madame V***, douce et langoureuse comme +une tourterelle blessée; je me présentai à elle sobrement, comme +converti par sa candeur extrême, et la mystifiai au point qu'elle crut +voir en moi le plus dévot des disciples de Platon. + +Madame V*** n'était pas encore un de ces fruits mûrs, duveteux, +provocants, aoûtés dans l'exubérance de leur carnation superbe, c'était +une petite fleur fine et délicate, qui devait s'épanouir aux baisers de +l'amour et s'effeuiller aux premières froidures de la galanterie. Elle +accusait par sa beauté fluette tout au plus vingt-deux printemps, et +toutes ses manières révélaient un sentiment candide, comme une +virginité ouatée d'idéal. Son mari, un petit vieux sec et à voix fêlée, +était pareil à ces saules brisés, rabougris, trapus, difformes, où ne +nichent plus que les hibous et semblables encore à ces cloches +ébréchées dont manque le battant.—Madame V*** était mariée devant le +monde et sacrifiée devant l'hymen.—Une telle conquête devait me tenter, +mais j'étais si las de libertinage que je songeais plutôt à surprendre +son coeur qu'à posséder ses charmes. Avec mon but immuable de ne jamais +renouveller ma reconnaissance à la banque de l'amour, vous pensez bien, +mon amie, que, eussé-je dû l'avoir (puisque la nature même conduit à la +possession en dépit du sentiment) rien ne me hâtait absolument, bien au +contraire. Je pouvais donc tirer les cartes avec la mine désintéressée +d'un homme qui ne tient point à gagner la partie. + +Je fis ma cour assidûment à madame V***, parlant d'amour avec +l'expression d'une âme dépêtrée de la matière, toujours réservé, +ponctuel, Tartuffe en diable, demandant à baiser une mitaine et ne +paraissant jamais troublé par des sensations corporelles; un anglais, +élève de Brummel, eût envié mes procédés corrects; je poussais bien +quelques soupirs, mais ne les soulignais point, dans l'espérance qu'ils +arrivaient affranchis à leur adresse. On ne quitte guère les voluptés +que par lassitude, disait Saint-Evremont, c'était mon cas, et malgré +mon nouvel itinéraire d'amoureux, je me considérais comme en +villégiature au milieu des puérilités de mon comédisme de jeune +premier. Je traitais madame V*** en flâneur; la promenade pour moi +avait l'agrément des lentes démarches à travers champs, sans avoir +l'attrait d'un rendez-vous des sens ou l'intérêt d'un but immédiat à +atteindre. + +Hélas! le croiriez-vous, ma sentimentale et innocente amante +progressait en sens contraire à mes idées; chaque jour le feu +s'allumait davantage sur ses joues, dans ses yeux et sur l'incarnat de +ses lèvres; elle devenait craintive et semblait se défier d'elle-même; +quelquefois elle me fuyait et je la laissais faire, mais aussitôt elle +revenait avec une lueur de tristesse, comme si elle se fut trouvée +toute esseulée loin de moi. Déjà ses mains touchaient les miennes avec +plus de fièvre et de moiteur, déjà aussi je crus entrevoir ces petits +mouvements brefs, saccadés, inquiets, qui indiquent des affections +névritiques chez la femme troublée. Ces constatations me causaient à la +fois un plaisir mystérieux et un désespoir étrange; l'école +buissonnière avec elle m'était agréable, et je songeais qu'en +entr'ouvrant la porte d'un bonheur fugitif, elle allait créer à jamais +entre nous l'abîme des paradis perdus. Il me faudrait la sacrifier, +après une initiation incomplète aux joies terrestres, pour ne pas +mentir à la manifestation de mes opinions volontaires, et cette +situation ambiguë de mon esprit,—qui semblera ridicule aux âmes +faibles,—me plongeait dans l'inquiétude et la crainte de faillir +plusieurs fois, après le plaisir unique à la jouissance duquel je +devais m'astreindre. + +Vous qui connaissez les luttes de mes sentiments dans l'arène de ma +cervelle, vous comprendrez les conséquences de ma lubie, ô ma charmante +amie; le despotisme de mes caprices vous a laissé d'assez nombreux +souvenirs pour que vous puissiez vous mettre à la portée de mes +querelles intérieures en cet instant, sans me taxer de folie. Tel ce +petit savoyard qui n'avait qu'un pauvre sou à dépenser, s'en allait, +hésitant s'il achèterait l'orange que convoitaient ses désirs ou s'il +conserverait son joli sou pour ne pas mordre à la gourmandise de ces +pommes d'or; tel j'étais, et j'avais bien envie de conserver mon pauvre +petit sou de savoyard têtu, pour le jeter aux mains d'une femme moins +sincère et plus friponne que madame V***.—Celle-ci me prit mon sou, +cependant, et voici comment, sans trop de détails inutiles ou +d'analyses oiseuses. + +Un soir d'été qu'elle était «_veuve_,» à la campagne, nous nous +trouvions ensemble, après diner, dans un pavillon désert auprès d'un +grand parc; c'était l'heure douce et attristante du crépuscule, quand +le soleil rouge descend à l'horizon et que la mélancolie, comme un +fluide magnétique, plane sur la nature qui s'endort. La journée avait +été chaude, et tous deux, dans la pénombre, nous semblions bercer des +rêves vagues sans songer à nous parler. Dans l'air tiède, montaient +lentement avec une harmonie pénétrante, le cri monotone des grillons +sous l'herbe, et le coassement inégal, plaintif et lointain des +grenouilles, dans les marais voisins; quelques oiseaux attardés +battaient encore de l'aile sur le sommet des grands chênes, et dans la +vallée, des jeunes filles et des gars à voix mâle chantaient une +ancienne ronde du pays singulièrement rhythmée, dont le refrain nous +arrivait affaibli mais distinct: + + +L'amour carillonne, +Et j'entends qu'il sonne +Du haut du clocher, +L'heure du berger. + + +Je dois avouer, qu'en cet instant, j'éprouvai et sentais renaître en +moi toute la poésie amoureuse et toutes les amours poétiques de mes +dix-huit ans; un sentiment profond m'envahissait; je me croyais frôlé +par de singuliers frissons dans le dos et mes yeux étaient humides de +bonheur. J'entendis deux longs soupirs auxquels je répondis; nos mains +se rencontrèrent, se pressèrent avec force, je m'agenouillai près +d'elle, et la renversant audacieusement dans mes bras, je dévorai +gloutonnement le plaisir sur ses lèvres.—Ah! mon amie, j'étais perdu! + + + +Quelle prostration j'éprouvai en sortant de mon ivresse, en me +rappelant mes engagements et en pensant à ceux qu'on allait exiger de +moi. Je ne proférai pas une parole, mais je pleurai presque comme un +enfant, bêtement, sans savoir pourquoi. J'eus honte en ce moment de ces +larmes bienheureuses qu'elle entendait couler, je voulus les excuser +pour me redresser à mes propres yeux, et comme elle me demandait +timidement, avec ce ton adorable de Chloé à Daphnis: «_Pourquoi +pleures-tu_?» J'eus une réponse horrible, folle, pleine de mépris pour +l'humanité, pour l'amour, pour les femmes et pour moi-même, je fis +cette réponse cynique.—... Pardonnez-moi..., mon amie, dois-je oser?—Je +répondis,—ma foi, j'aurai la crânerie de vous le répéter.—Je répondis +avec une sorte de férocité et de rage insensée: + +«_Quand on pense que les chiens font cela_!» + +En proférant ces paroles, je devais avoir un air farouche, car +l'impression qui me les avait dictées était sombre et cruelle. C'était +donc là où cette sentimentalité si trompeuse m'avait mené +insensiblement? C'était donc là le corollaire inévitable des passions +sacrées entre sexes différents? Je m'étais accoutumé avec elle à vivre +si entièrement en dehors de mes sens que cette rebellion de la chair +inassouvie m'écoeurait comme si, en voulant planer dans les airs, je +fusse tombé dans la boue avec un cri indigné contre ma pesanteur +individuelle. + +La pauvre femme était altérée; la gracieuseté de sa chute s'effaçait +devant la flétrissure imposée à la mienne, ses remords se taisaient +pour ne pas surexciter les miens davantage. Vous jugez bien cependant +que je n'étais pas homme à ne point profiter de ma cruelle réplique, et +je mis à profit cet éclair de démence, puisque mon petit sou +d'auvergnat m'était si irrémissiblement dérobé. + +Je devins un cabotin infâme, je parlai de nos devoirs, des souillures +du péché, du vide que le plaisir laisse toujours après lui; je fis +appel à sa raison, à ses souvenirs d'enfance, à ses joies de fillette, +j'invoquai même la loyauté de l'époux qui lui avait donné son nom et +l'honorabilité des liens qu'elle avait contractés. Pour moi, dans ce +sermon attendri, je me frappais la poitrine et me désespérais avec une +émotion communicative, tour à tour m'indignant contre ma propre +faiblesse et les insinuations de Satan, et tour à tour aussi, projetant +de m'imposer de dures pénitences, et de vivre à l'avenir dans une +sagesse continente et une austérité claustrale. + +Tout ce fatras jésuitique fit un grand effet sur madame V***; elle +sanglotait silencieusement et me contemplait comme un pontife en +mission divine. Elle aussi s'accusait avec un fanatisme de dévotion +très sincère. Peu à peu, je la calmai, battant en retraite, et, +élargissant le cercle de la clémence céleste, je devins biblique; si +bien que quand je pris congé d'elle, nous nous étions promis de +demeurer unis dans une affection intime et toute spirituelle. «Merci, ô +merci, soupira-t-elle en me quittant, que vous êtes bon et grand, je +suis tombée pour vous, mon ami, je me relève par vous; je ne +l'oublierai point, votre grandeur d'âme vous place au-dessus de votre +amour; merci.» + +Pauvre petite créature, moi non plus je ne l'oublierai point, j'avais +si bien joué mon rôle avec elle, que je l'aime avec ce sentiment à part +que doivent éprouver les comédiens lorsqu'ils songent, avec l'ivresse +du triomphe, aux glorieuses soirées où ils se surpassèrent. Je la revis +depuis toujours douce et pudique et toute confite en religion.—Mon +Dieu! aurai-je sauvé une âme après en avoir tant égarées! + +Nous voici tout au plus, ma lectrice, curieuse, aux deux tiers de mon +histoire, et je ne répondrai pas d'être aussi bref que je le voudrais +dans le récit qui va suivre et qui vous révélera les motifs honorables +de mon incognito.—Pour peu que vous affectionniez l'esprit des +paraboles et la morale mise en actions, vous ne manquerez pas de faire +ressortir, en ce qui me concerne, la vérité reconnue de cet axiome +vulgaire: on est toujours puni par où l'on a péché.—Prenez cependant un +temps de repos, éventez-vous légèrement, croquez une de vos pastilles à +l'ambre, renversez vos grâces avec plus d'abandon sur votre causeuse, +et enfin écoutez les faits lamentables qui m'ont conduit dans la +chaumière rustique d'où je vous adresse ces lignes. + +Pour ménager tout retour offensif de madame V***, je me mis à voyager. + +Pendant deux mois je courus la Belgique, la Hollande, la Suisse, +pratiquant avec une aisance merveilleuse mon procédé d'amour. En voyage +on aime à la nuit, ceci rentre dans les convenances, on ouvre tout au +plus sa valise et l'on entr'ouvre à peine son coeur.—Entre deux trains +on embrasse une femme, avec la notion du temps qui s'écoule, en se +disant qu'on dégustera en wagon ses sensations par le souvenir. + +Il me faudrait ouvrir mon carnet pour vous narrer mes innombrables +échappades amoureuses, et la liste détaillée de ces plaisirs sur le +pouce risquerait peut-être de vous affadir. Revenons donc au point qui +vous intéresse réellement pour ne plus le quitter. + +A Genève, pendant un trajet sur un des petits vapeurs du lac, dans un +milieu cosmopolite de touristes, mon attention fut attirée par la +remarquable beauté d'une femme assise à l'écart, qui regardait avec une +attention vague et blasée les sites pittoresques qui sont reproduits +avec tant de profusion banale sur tous les presse-papiers bourgeois ou +les tabatières musique. + +Je pourrais, mon amie, vous en dresser un portrait saisissant, vous la +montrer accoudée et rêveuse à l'avant du paquebot, vous décrire tous +les brimborions de sa toilette de passagère et vous faire un délicieux +petit pastel ou une eau-forte très mordue, très fouillée et burinée +avec des ombres profondes, des méplats larges et bien en lumière; je +pourrais, de ma plume, tracer l'ébène de ses sourcils, l'abondance +fauve de sa chevelure, busquer son nez aux narines fières et +voluptueuses, arquer ses lèvres dans l'indifférence et le dédain de +leur expression, faire jaillir le feu de son regard, arrondir ce menton +dans sa proéminence volontaire et contourner la petite conque adorable +de son oreille sans bijoux, mais ces peintures nous égareraient bien +loin. Les romanciers qui se livrent à cette chromo-lithographie +littéraire ont d'excellentes raisons pour remplir les trois cents pages +de leurs oeuvres de petits traits qui trompent l'oeil; ici, rien de +cela, vous trouverez tous ces clichés de gravure en relief parmi le +fatras des bas bleus ou des imitateurs de Châteaubriand; les meilleurs +romans peuvent tenir dans un conte de cinquante pages, le reste est +accordé à la badauderie des détails et je vous sais trop pratique, trop +_Lady like_ pour ne pas en user brièvement avec vous. + +Cette inconnue m'attirait, me fascinait par l'étrangeté de son allure +et le charme exotique de sa beauté nettement originale; vous savez ces +vers du classique Corneille: + + +Il est des noeuds secrets, il est des sympathies +Dont, par un doux rapport, les âmes assorties, +S'attachent l'une à l'autre et se laissent piquer +Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer. + + + + +Il y avait sûrement une parenté entre nous, moins parenté des coeurs +que parenté des sens et des caractères. Platon comparait les sexes à +des moitiés de poire qui cherchent leur seconde moitié; c'était presque +mon autre moitié; les pépins, ces yeux du fruit, recherchaient les +pépins saillants des deux sections. Tels, en dehors de tout esthétique, +des tronçons de ver de terre coupé rampent instinctivement vers le même +point pour se souder l'un l'autre. + +Je la suivis à Vevey, à Divonne, Lausanne, je me fis son ombre muette, +me profilant sur sa route pour mieux m'insinuer dans sa vie; dans les +hôtels, aux tables d'hôte, au _Reading room_, dans les couloirs, jusque +dans les ascenseurs elle me trouvait à ses côtés; je ne dormais que +d'un oeil afin d'épier ses fuites matinales; nos valises se heurtaient +dans les gares, nos coudes se frôlaient en wagon, mais à part des +politesses d'usage et des paroles timidement échangées, j'éprouvais +comme une jouissance particulière à sentir battre mon coeur à l'unisson +du sien, sans que j'éveillasse sa délicatesse féminine par une sotte +déclaration. L'expérience m'a toujours prouvé que plus les amours +paraissent languir dans la crainte d'un aveu, plus vite ils se +fusionnent d'après la loi de la nature. La prise de possession ne +m'inquiétait guère et je laissais flamber mes désirs autour d'elle +comme autour d'un _pudding_ la flamme d'un punch qu'on attise et agite +avec insouciance. Mes théories ne mettaient qu'une corde à mon arc et +je songeai qu'il me faudrait débander trop tôt cet attribut de +Cupidon...—vous n'oubliez pas... mon petit sou d'auvergnat? + +Ah! petit prêtre! ainsi que jurait le bon roi Louis, pouvais-je me +douter que le hasard, avec son esprit du diable, allait se charger de +nous accointer forcément, de la manière la plus incroyable et cependant +la plus simple, puisque déjà, du moins je le sentais, nos coeurs +ardaient et nos corps se voulaient entièrement. + +Un soir, après une journée de diligence, pendant laquelle notre +taciturnité ne s'était point donnée le moindre démenti, mais aussi au +cours de laquelle, dans l'encaissement d'un coupé, nos épaules et nos +mains s'étaient pressées jusqu'à la courbature et la fièvre des +voluptés contenues, nous descendîmes côte à côte dans une auberge où un +dieu malin nous attendait sous l'apparence d'un suisse hospitalier et +de belle mine. + +S'il me fallait vous dialoguer l'aventure, cela vous paraîtrait +assurément plus pittoresque, mieux exposé, mais peut-être aussi peu +vraisemblable. L'auberge était isolée et si hautement bondée d'Anglais +et de _Cook's travellers_ qu'il ne restait qu'une chambre, une honnête +chambre à deux lits.—L'obséquieux majordome, d'un coup d'oeil expert, +nous prit assurément pour deux jeunes époux très désireux de passer la +nuit sous le même plafond; nos colis furent hissés de concert dans un +Eden de troisième étage;—je me gardai bien de protester, mais elle..., +jetez de grands cris d'incrédulité, belle parisienne..., mais elle, +avec une surdité aussi forte que la mienne, laissa tout aménager pour +deux et ne proféra pas une parole contradictoire.—Je croyais rêver, mon +coeur battait à se rompre, mais d'une voix aussi impérative que +possible, j'ordonnai qu'on montât le souper dans notre appartement. + +Quel souper ce fut là!—A l'époque de nos amours, ma charmante +souveraine, nous n'eûmes jamais d'ambigus aussi relevés, dans le +boudoir même où vous lisez cette lettre.—Sous le regard glacial mais +inquisiteur de notre officier de bouche cravaté de blanc, nous fûmes +absolument corrects, parlant peu, avec ce flegme et cette indifférence +d'américains à table; les plats défilaient comme au théâtre pour la +parade, c'est à peine si nous effleurions de la fourchette les truites +roses ou les sanglants roastbeefs. Lorsque les compotes et autres +variantes d'entre-mets furent enlevées, quand nous fûmes seul à seul, +je retirai la clef de la porte que je fermai à l'intérieur, et +m'élançant audacieusement à ses genoux avec un bonheur véritable, je +m'écriai simplement: _Enfin!_ et _Merci!_—La première exclamation était +pour moi, la seconde était pour elle. + +Vous direz peut-être que tout ce récit est d'un fol qui frise +l'impertinence et que tout auteur qui se respecte n'oserait jamais +concevoir même un roman sur une donnée aussi improbable. Vous avez foi +en ma véracité cependant, et vous me permettrez de ne pas trop +argumenter sur ce sujet. La fin de cette lettre vous fera comprendre +davantage pourquoi je ne puis m'étendre plus amplement dans cette +description sous peine de me fatiguer. Au printemps tout est tendre +dans la nature et le règne végétal ne peut subir de trop grandes +pressions barométriques; ainsi, dans mon renouveau, avec un doux +bégaiement de convalescence, l'écrivain se cherche encore et ne se +retrouve qu'à moitié dans ma cervelle engourdie.—Plus tard! ah! plus +tard, je vous donnerai des détails qui ne vous laisseront aucun doute +sur la parfaite authenticité de mes assertions. + +Ne vous imaginez pas néanmoins que les choses se passèrent à la +dragonne entre nous; je fus très respectueux, très décent, très loyal +avec mon étrange camarade de chambre. Cette nuit-là, vous me croirez si +bon vous semble, mais les deux lits furent absolument défaits et +solitairement foulés; ils se rapprochèrent peut-être, mais ils ne se +confondirent pas; nos soupirs faisaient un pont entre nos coeurs et je +parus oublier tout-à-fait les galanteries hatives du dix-huitième +siècle pour ne me souvenir que des continences de l'école de Salerne. + +Pouvais-je changer en centimes ou en liards ma petite pièce +unique?—Certes non, il faut laisser vieillir l'amour comme le vin pour +le boire, s'il est de bon crû, et j'attendais le moment +psychologique.—Un caprice qu'on néglige de satisfaire aussitôt, tout en +l'excitant, se nourrit d'espoir, prend du ventre et devient passion. +Or, je n'aime point que les feux que j'allume s'éteignent trop vite, et +si je m'éloigne impitoyablement des brasiers avivés par mon +machiavélisme, il me plaît de les sentir flamber derrière moi, +gigantesques, rouges et superbes comme l'incendie d'une Sodome où les +vices rôtissent et se tordent dans les cuissons du désir, en vains +appels mon libertinage. + +En me jetant à ses genoux, en lui criant: _Merci_, je rendais grâce à +l'honneur qu'elle m'accordait, à la confiance qu'elle me témoignait, +mais je me méfiais de moi-même, car dans son regard souriant et trop +éloquent je lisais ma damnation. + +Elle se nommait Ilka, et je prévoyais dans sa possession la sauvagerie +magyaresque de sa race, plus volontaire que fantasieuse; il se +dégageait de son corps svelte une énergie et comme une bravoure +d'écuyère bottée; ses mains de patricienne longues et tissées de nerfs +délicats mais tenaces et tendues comme des cordes de mandoline, +accusaient dans l'activité fébrile des doigts une inquiétude +persistante.—Tandis que je parlais ou plutôt que je murmurais près +d'elle des déclarations brèves plus crânes et moins niaises que des +fadaises amoureuses, elle me contemplait, se renversant, analysant tout +en moi, trahissant à peine par l'oscillation de ses narines ses +sentiments intérieurs. La prunelle fixe de son oeil excitait ma verve +et je l'enveloppais toute entière de l'expression de mon individualité +pour faire pénétrer mon âme par ses oreilles pendant que ses yeux +buvant lentement les jeux de ma physionomie et les accents de mon +caractère, épiaient la mobilité de mes traits. A un moment, presque +brusquement, elle me demanda: «Votre main,» et à peine lui avais-je +livré ma gauche que redressant la paume en l'air, curieuse comme une +Gipsy, elle semblait y lire aussi aisément que dans un livre, se +montrant d'abord perplexe, puis se déridant, enfin joyeuse s'élançant à +mon cou, m'embrassant sur le front et disant: «Je ne m'étais pas +trompée, vous êtes un homme dans toute la puissance du mot, vous avez +la volonté, la force, vous me dominez, hélas! je sens votre influence +et ne puis m'y soustraire,—je suis vous.» + +Je souriais en moi même, alors les confidences commencèrent, les +baisers, ce sceau des âmes, nous unirent moralement et l'étrange et +exquise créature se révéla à moi plus extravagante, mais aussi plus +grande et plus noble par l'esprit qu'elle était belle au physique. + +Pour moi, tout me séduisait en elle, sa profonde distinction qui +ressortait de son maintien et de la petitesse de ses attaches, sa mine +hautaine voilée de dédain vis-à-vis du vulgaire, sa souplesse de +panthère dans l'intimité et l'accent de son langage francisé, dépourvu +de tout parisianisme, mais dicté selon les règles de l'orthologie. +Cette femme vraiment femme me reposait un peu de toutes les poupées à +ressort qui tombent en disant: _maman;_ j'adorais ses farouches +caresses avant même qu'elle fut à moi; si elle parlait de l'avenir de +nos amours, elle y faisait briller comme l'éclair du poignard dans +l'ombre d'un drame; il y avait, en un mot, du diable dans sa personne, +et je sentais qu'en me donnant à elle j'allais signer un pacte avec mon +sang. Le danger me tentait, la jeunesse aime à le braver, même et +surtout en amour, j'allais trop tôt hélas! y céder, tout le romantisme +de ma bonne fortune m'y poussait, et je voulais connaître par la +réalité, si Belzébuth se mêle parfois comme on le prétend, aux hasards +de la vie. + +Pendant plus de trois jours nous demeurâmes ensemble sans que je me +décidasse à faire fondre mon pauvre petit sou dans cette fournaise +pétillante; ma volonté devenait un entêtement dont je souffrais +cruellement:—je n'ai jamais si bien saisi les cuissons ardentes de la +vertu. Ilka ne comprenait rien à ce platonisme ridicule, elle se +tordait par instants à mes pieds comme soumise à mes désirs, mais +vaincue par les siens; un matin qu'elle était plus pâle et plus agitée, +elle fit quelques pas vers moi comme pour éclater dans un aveu brutal +de ses faiblesses, puis se reprenant, comme honteuse, elle prit son +petit pencil d'or armorié et écrivit sur un billet ces deux mots que je +conserve et conserverai toujours:—«_Je t'aime et je te veux: tue-moi ou +prends-moi, mais que je ne voie plus ton indifférence dont je languis +et meurs trop lentement_.» + +Ah! ma belle amie, il faut cueillir les fruits dans leur maturité et +prendre les femmes au midi de leur concupiscence; je devins Jupiter par +le plaisir et Titan par mes exploits; ma volonté fit banqueroute, je +dois en convenir; avec Ilka j'oubliai mes théories de fat et l'énergie +de ma règle de conduite; je fus aveuglé par l'ivresse et après en avoir +reçu d'elle cent baisers, j'eusse encore payé de ma vie une seule de +ses caresses. + +Cette fauve créature me brûlait de son amour à ce point que je ne +pouvais me désacointer d'avec elle ni par la pensée, ni par les sens, +ni par l'âme; je sombrai tout entier dans cette orgie de ma chair: +cette indifférence de coeur, cette indépendance d'esprit, ce +scepticisme des égoïsmes à deux, ces paradoxes sur les unions +brûlantes, ce culte de mes conceptions personnelles, cette fierté et ce +despotisme inflexibles que vous me connaissez, je perdis tout dans les +bras de mon idole. + +Nous revînmes ensemble à Paris, et dans une villa des environs, ni trop +loin ni trop près de la ville, elle prit plaisir se construire un nid +selon mes goûts. Je la quittais à peine, car toute à ses amours elle se +recueillait dans son intérieur, bornant son horizon à nos terribles +jouissances. Je vous expliquerai bientôt de vive voix, à mon retour +auprès de vous, les étrangetés, les caprices soudains de cette tigresse +charmante, qui, aux légendes et au fatalisme de son pays, joignait une +dépravation d'esprit inouïe.—Pour me lier, pour me fixer à elle, dans +la crainte constante de me perdre, elle ne savait qu'imaginer; chaque +jour, c'était un nouveau ragoût libertin fortement pimenté par l'ardeur +de sa sensualité; chaque jour aussi, c'était des exigences volontaires +qui prenaient l'accent puéril des mutineries amoureuses. Sa croyance au +vampirisme la poussa un soir à m'ouvrir follement une veine afin d'y +boire mon sang à petites gorgées comme un filtre immanquable pour me +posséder à jamais. + +Le temps s'écoulait vite dans cette absorption de mon être; habile à +l'extrême, tour à tour spirituelle ou sagace, apte tout concevoir et à +tout exprimer, j'avais, à côté de la maîtresse, un camarade génial et +nos conversations prenaient quelquefois l'allure de graves +dissertations sur les convenances sociales dont nous nous étions +affranchis, sur la sottise humaine, sur les sciences surnaturelles ou +sur les folies de la politique des peuples. Quelquefois, quand la +fatigue brisait mes membres, elle se levait légère et sans bruit, +m'embrassait au front, m'enveloppait de confort et se mettant au piano, +comme pour me bercer; elle jouait alors avec son instinct de tzigane +des valses exquises de Strauss, de Csardas de Patikarius, ou des danses +hongroises bizarres, endiablées, qui me faisaient sauter sur la chaise +longue et ranimaient ma verve endormie. + +Après six mois de cette existence qui me montait à la tête comme les +parfums trop capiteux de la tubéreuse, je devins exsangue, comateux, +presque acéphale. Ce succube magyar avait vidé ma moëlle et épuisé mes +sources vitales, je me sentais atteint de vertiges, de cardialgie et +mon amour encore dansait à la kermesse de mes sens. Il ne fallait pas +parler à Ilka de la quitter, elle se serait tuée avec un dédain +superbe; je ménageais une transition pleine de ménagements, lorsque je +fus atteint d'une fièvre cérébrale qui fit désespérer de mes jours. + +Pendant les premiers symptômes de ma convalescence, ma famille, de +concert avec mes amis, m'emmena au loin, pour me soustraire à des +retours de moi-même vers ma tendre maîtresse.—La pauvre chère âme +affolée, partit, me dit-on, en Bohême où elle mourut, sans que j'aie pu +obtenir le moindre renseignement sur cette fin dramatique; des lettres +mensongères lui avaient annoncé ma guérison et ma haine ou mieux encore +mon indifférence pour celle qui avait été la cause de mon mal.—Ah! les +pavés de l'ours, ils brisent les coeurs sans pitié et assomment +froidement les plus belles amours, avec la sottise pesante des niais +qui invoquent la gibbeuse morale. + +Un moment abalourdi, hébété par ces nouvelles terribles, qu'on tâcha de +m'empapilloter sous des phrases de rhétorique et des insinuations d'un +catholicisme ardent, je pensai moi-même à égarer ma vie sur tous les +chemins hantés par la mort; le dégoût me serrait à la gorge, l'humanité +m'effrayait; à vingt-huit ans j'éprouvais déjà une lassitude de vivre, +comme un centenaire qui aurait vu foudroyer toutes ses affections +autour de lui...—Peu à peu cependant mon esprit se calma, mon coeur +devint plus calme, les souvenirs se firent plus doux, et le temps, avec +un tact extrême pansait mes béantes blessures. + +Ma santé si éprouvée ne reprenait aucune force, au contraire; le +docteur tant pis et le docteur tant mieux provoquaient en vain de +nouvelles consultations, et j'avais déjà usé sans succès de tous les +quinas et ferrugineux de la pharmacopée moderne, lorsque, me mettant en +dehors de tout ce charlatanisme, je résolus, aidé de ma mémoire et du +bon sens, de me traiter moi-même d'après une méthode ancienne. + +Le maréchal duc de Richelieu, souffrant d'un épuisement analogue au +mien, et désespérant de ranimer sa virilité de cavalier galant, s'en +fut, paraît-il, à Leyde, consulter le savant Boërhave, le Gallien du +XVIIIe siècle, dont la réputation était si grande qu'on lui adressait +ses lettres: _à M. Boërhave, en Europe_.—Cet homme célèbre, après avoir +contemplé le libertin de qualité, lui dit avec simplicité et douceur: +«Le médecin est l'esclave de la nature, il n'a autre chose à faire qu'à +lui obéir et à suivre exactement ses indications. Je m'aperçois que ce +sont les dames qui ont surtout délabré votre santé, c'est elles à la +réparer; trouvez-moi une bonne nourrice, et oubliez auprès d'elle que +vous êtes homme, pour vous faire enfant.» + +Je me souvins de ce fait peu connu, et n'allez pas rire, mon amie, je +fis comme Richelieu; je trouvai en Bourgogne une vigoureuse luronne qui +voulut bien m'agréer pour son nourrisson. Je me mis à la diète +laiteuse, buvant du lait régulièrement le matin, le midi et le soir. + +C'est ici que je vis depuis près d'un mois, dans une ferme isolée, me +laissant aller à tous les enfantillages, à tous les bégaiements où +m'ont conduit mon ramollissement;—le matin à six heures, au milieu du +chant des oiseaux et du bruit de la métairie, je vois arriver ma bonne +nounou, comme une mamoseuse providence: elle m'enlève dans ses bras +comme un bébé, m'habille servilement, et entr'ouvrant son corsage avec +résignation, elle me présente sa puissante mamelle nourricière que +j'épuise à longues embrassées. Dans les premiers temps, le breuvage me +parut un peu fade, je vous l'avoue, et j'eus comme des nausées; il me +fallut toute la patience de la brave Bourguignonne, toutes ses petites +claques amicales et ses gros rires de villageoise qu'on lutine, pour +m'y faire prendre goût. + +Aujourd'hui, je commence à redevenir grand garçon, et quand la nounou +regarde l'heure sur l'horloge à grande gaine de noyer, je n'attends +plus qu'elle me dise: «_Monsieur veut-il têter_?» Je vais vivement +délacer la robe et mettre en liberté les prisonniers; ce n'est pas sans +volupté alors que je hume avec un petit bruit de déglutition cette +liqueur séreuse qui me ranime et me conduit à la virilité; souvent dans +ma précipitation, je me comporte en vilain baby, je bavoche et inonde +les lainages de ma mère nourricière, qui coquettement se secoue ou +s'essuie en criant à belle gorge comme une ironie à mon impuissance: +«fi, le polisson _qui salit sa bobonne_!» + +Mes journées se passent dans la basse-cour, sur un banc rustique, +quelquefois presque vautré, auprès du fumier, ce grand aphrodisiaque de +la terre. Je taquine les poulettes et regarde curieusement les exploits +du coq, qui me font mourir de honte; je ne lis pas d'autre livre que +celui de la nature, toujours varié et sincère; enfin, mon amie, cette +lettre, dans son décousu et le déshabillé de son style, est la première +que j'écris depuis près de deux mois; j'y remue délicatement les +cendres du passé pour ne pas faire saigner mes blessures mal fermées; +serrer mon coeur et tyranniser mon cerveau; ma nounou très inquiète me +regarde _travailler_, et ne saisit pas bien la portée de ces lignes +manuscrites écrites en si grande hâte: «Si Monsieur se fatigue, je ne +pourrai pas le sevrer dans quinze jours, me dit-elle d'un gros air +grondeur.» + +Ah! quand je serai sevré!!!—que toutes les caillettes de votre salon +prennent garde; le loup rentrera en affamé dans la bergerie, avec ses +théories anciennes et son petit sou d'auvergnat, qu'il fera sauter et +passer de mains en mains.—Je sens déjà auprès de ma nourrice des +distractions charnelles, qui sont d'heureux symptômes. Ah! quand je +serai sevré!... vous serez appelée la première, si vous le voulez bien, +mon adorable amie, à prononcer votre jugement si la méthode du docte +Boërhave est exquise pour apprendre aux hommes à faire et contrefaire +les enfants, et aux femmes à supporter les hommes qui sortent de +nourrice.—Adieu, au revoir, à bientôt. + + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +_LE SOTTISIER D'AMOUR_ + +ÉPIGRAMMES TIRÉES DU CARQUOIS DE CUPIDON + + +J'ai remarqué que ce sont les plus +tendres et ceux qui avaient le plus +le sentiment de la femme, qui les +traitaient plus mal que tous les autres. +THÉOPHILE GAUTIER. + + + +En amour, tout est vrai, tout est +faux, et c'est la seule chose sur laquelle +on ne puisse dire une absurdité. +CHAMFORT. + + +'amour est utile à la vie, comme la rosée est indispensable à la terre, +mais l'orage du soir provient trop souvent de la rosée du matin. Il +faut profiter des premiers rayons solaires du bonheur, se hâter de +boire au plaisir et quitter la partie avant les ardeurs de midi.—Les +plus belles aurores produisent parfois de sanglants crépuscules. + + + + +A Paris on dit: _une femme honnête_; Vienne, pour exprimer la même +opinion, on dit: _une femme pratique_.—Comme l'adjectif viennois est +plus profond et plus correct que le dénominatif parisien! + + + +La langueur est à la nonchalance ce que la mélancolie est à la +tristesse.—La langueur est une jaunisse de l'âme dont l'amour même a +raison.—La nonchalance est une apathie corporelle qui donne tous les +torts à la volupté qu'elle fait naître. + + + +Les chevaliers anciens arboraient galamment cette noble devise +française: _Les servir toutes, n'en aimer qu'une_.—Les philosophes +cavaliers modernes, moins puritains et moins braves surtout au tournois +d'amour, proclament cet axiome:_ Les aimer toutes, n'en servir +qu'une_.—Ceci, pour être moins élevé, est peut-être tout aussi logique. + + + +La femme souffre toujours pour deux, dit Balzac.—C'est fort bien pensé, +mais le mari, doit-on ajouter, pâtit souvent pour trois. + + + +Il est infiniment moins aisé de satisfaire une femme que d'en contenter +plusieurs. (_Les hommes mariés seront de cet avis_). Pour une femme, +par opposition, il est certes plus facile et plus agréable, de +satisfaire plusieurs amants que d'en contenter un seul.—La résultante +nous conduit à ce mot charmant de Montaigne: _la femme est l'ennemie +naturelle de l'homme_. + + + +C'est lorsqu'une femme mendie franchement et sans paraphrases l'amour +d'un homme, qu'elle démontre sa passion; car alors elle lui sacrifie à +la fois son orgueil, sa coquetterie, son amour-propre et la pudeur de +ses préjugés; c'est-à-dire plus qu'elle-même mais, aussi, beaucoup +moins que ses sens. + + + +La sentimentalité: un oeuf à la coque à... pain mollet; le libertinage: +une omelette aux fines herbes. + + + +Certaines femmes naissent belles; d'autres deviennent jolies; on a tout +à gagner à s'accointer avec celles-ci plus douces et plus charitables +que les premières, la façon des Gagne-Petit qui se vengent des +abstinences de leur jeunesse par les libéralités de leur âge mur. + + + +Les véritables coquettes se gardent bien de prendre un amant dans la +crainte de perdre un seul de leurs galants.—Une coquette tire vanité du +nombre de ses amoureux, comme un aventurier qui s'enorgueillit de la +variété de fausses décorations par lui arborées en brochette devant la +sottise humaine. + + + +Les dévotes ou les vieilles filles de haute vertu permettent à leur +esprit toutes les jouissances qu'elles refusent à leur chair. Elles +déjeunent le matin avec appétit du scandale de la veille, dînent des +calomnies ramassées dans le jour, et couchent chaque nuit, par la +pensée, avec tous les amants qu'elles ont prêtés si gratuitement aux +autres femmes. + + + +Que d'infortunés nouveaux mariés ont appris, le soir, à leur dépens, +que le flambeau de l'hymen est un cierge de cire... qui n'est pas +toujours vierge et sur lequel d'infâmes sacristains ont déjà posé +l'éteignoir de l'hypocrisie et du vice! + + + +Il y a la même différence entre une femme constante et une femme +fidèle, qu'entre un homme têtu et un homme volontaire. + + + +Si je portais deux pucelles en sautoir, disait Esope, je ne répondrais +pas de celle qui serait derrière.—Quel esprit de bossu! Quelle bosse +d'esprit! Quelle sagesse de fabuliste!! + + + +Ce qu'une femme pardonne le moins aisément à un homme qu'elle aime ou +qu'elle a aimé, c'est de n'avoir rien à lui pardonner. + + + +La continence _congestionne_; le plaisir grise; la jouissance saoule; +la passion tue:—Grisez-vous quelquefois, ne vous saoulez jamais, +gardez-vous de vous suicider. A l'auberge de l'amour, le jeu n'en vaut +pas la chandelle. + + + +Le caprice passionné vit aux antipodes de l'estime et de la sympathie +morale: les femmes qui nous ressemblent le plus sont celles que nous +aimons le moins. + + + +La princesse B*** s'écriait l'autre jour, avec ennui et par mégarde: +«Je voudrais pouvoir embrasser à la fois, mon mari, mon amant et mon +chien;»—Comme c'est bien femme en tous points, par l'expression et la +pensée. + + + +Pour une femme mariée, la beauté de son amant est en proportion de la +laideur de son mari. + + + +Une maîtresse qui s'ennuie est déjà infidèle. + + + +Tuer l'amour à son apogée, au risque de se briser l'âme, c'est un acte +de haute philosophie, de virilité volontaire chez un homme. Lorsque le +bonheur est constaté, on ne doit point s'y endormir, la troupe légère +et funèbre des désillusions guette la porte de l'amoureux; il vaut +toujours mieux déloger que de s'arc-bouter contre l'envie, le soupçon +et l'inconstance réunis pour forcer l'huis de l'amant fortuné. Les +femmes ne comprennent jamais ce génial égoïsme du penseur qui brusque +toujours les dénouements d'amour, et cependant elles poursuivent le +fugitif, car les curieuses veulent toujours demeurer les dernières au +spectacle ou quitter la scène d'elles-mêmes les premières. Si une +maîtresse nous donne le fil de son âme, il faut en profiter, pour en +sortir, avant que le fil ne soit coupé par les mains de l'infidèle, et +imiter Thésée en abandonnant la belle Ariane dans l'Ile de Naxos. Les +horizons de Cythère sont, hélas! très bornés, et, quand on arrive aux +confins de la félicité parfaite, il n'y a plus qu'un précipice +descendre ou un calvaire à gravir douloureusement. + +Les plus grandes passions satisfaites finissent sottement, elles +s'atténuent dans l'estime ou bien s'éteignent dans l'indifférence. Si +elles se transforment en haine, la logique des sentiments est sauvée et +l'amour-propre sauvegardé. + +Les délicats ne vident jamais que les deux-tiers des flacons de vins +exquis dont ils s'enivrent. Ils n'attendent jamais, pour en changer, +que leurs gants se salissent, que leurs habits se déforment ou que +leurs bonnes fortunes montrent la corde; aussi l'amour ne devrait-il +être le plaisir que des âmes délicates: «Quand je vois des hommes +grossiers se mêler d'amour, s'écrie Chamfort, je suis tenté de dire: +«De quoi vous mêlez-vous? du jeu, de la table, de l'ambition à cette +canaille!» + + + +Je me suis souvent demandé pourquoi certaines femmes recherchent si +avidement la société des hommes d'esprit qu'elles comprennent _peu_ ou +_prou_, lorsqu'elles sont si idéalement heureuses avec des imbéciles? + + + +A un époux qui déplorait devant lui ses infortunes conjugales, +Santeuil, le latiniste et spirituel poète, répondait ainsi: «Vous êtes +cocu... n'est-ce que cela? Ah! mon ami, ne prenez peine, le cocuage, +croyez-moi, n'est qu'un mal d'imagination: peu de maris en meurent, +mais il y en a tant qui en vivent!» + + + +Dans une réconciliation d'amoureux, il est peu de femmes qui n'aient +pas la sottise de prendre les marques de virilité de leur amant pour +des preuves de fidélité. + + + +Passé quarante ans, la plupart des hommes mettent tout en oeuvre pour +surexciter leurs sens, sans même concevoir le désir de les satisfaire. + + + +Les grands vicieux sont timides et craintifs, au premier abord, avec +une femme qu'ils convoitent; les écoliers au contraire sont hardis et +inconséquents; l'audace de ceux-ci s'évanouit avec le premier désir, la +timidité de ceux-là, au contraire, prend une hautaine revanche au +lendemain de la victoire. + + + +Un mari qui invoque ses droits, est bien près de les perdre. + + + +Une _fille_ qui aime redevient enfant, espiègle et gamine; une veuve, +dans le même cas, retourne aux pudeurs et aux timidités de la jeune +fille.—_L'enfant est préférable_. Une veuve ne cherche à faire oublier +qu'un seul homme, qui fut son mari,—la courtisane amoureuse, pour se +reconquérir elle-même et apaiser les jalousies rétrospectives de son +amant, voudrait biffer de son passé une portion de l'humanité qui +l'outrage par le souvenir même de sa possession. + + + +L'inconstance des femelles est si active, si tourmentée, si inassouvie, +que je me suis quelquefois demandé si Protée eut pu trouver une femme +fidèle. + + + +Tout est amour-propre chez la femme, même l'amour qui ne l'est pas; +plus on y songe, plus on étudie la théorie, plus on observe la pratique +de l'amour, plus on se confirme davantage que, somme toute, c'est par +l'amour-propre que commencent et finissent les plus majestueuses +passions aussi bien que les plus légers caprices. + + + +Que d'hommes n'ont-ils pas perdu, par trop de discrétion délicate, des +caresses intimes et variées, que des goujats grossiers ont su récolter +cyniquement aussitôt après leur départ.—Les femmes ont l'imagination si +libertine et nourrie de tant de monstruosités voluptueuses et +antiphysiques, qu'on est tout étonné, après l'impertinence des demandes +audacieuses, de trouver des complaisances et des facilités de moeurs +qui émerveillent la dépravation de l'amoureux. Platon disait que les +femmes avaient été des garçons débauchés autrefois.—Au lendemain de sa +virginité perdue, si ce n'est peut-être la veille, une initiée aux +plaisirs de Vénus a d'ore et déjà conçu dans sa tête un tableau de +luxure comparée qui ferait pâlir toutes les peintures tracées par +Arétin. + +L'imagination des femmes conçoit, c'est l'audace et aussi au +tempérament des hommes vigoureux d'exécuter les devis. Ils n'iront +jamais trop loin. + + + +Lord Byron disait: «Une maîtresse est aussi embarrassante qu'une +femme... quand on n'en a qu'une.»—L'embarras cesse par la +multiplication qui cause les divisions, lesquelles conduisent aux +soustractions; après quoi on se complaît à aligner des additions +don-Juanesques d'une légèreté totale exquise. C'est la vanité alors qui +règne en maîtresse heureuse. + + + +Les femmes n'aiment que ce qu'on ne leur donne pas. + + + +Les jeunes filles mordent aux fruits verts; les vieilles filles +ébrèchent leurs dernières dents sur des fruits secs: _Les quatre +mendiants de l'amour_. + + + +Aimer sa maîtresse, c'est encore s'aimer soi-même; aimer son épouse, +c'est abdiquer son individualité au mécanisme banal de la société et +dédoubler son effigie.—Un célibataire, qui était un _tout_, devient en +se mariant, une _moitié_ influencée par une autre moitié. + + + +«Il faut vous distraire, disait-on à un veuf attristé; vous êtes jeune, +redevenez joyeux et bon vivant; tenez, soupons ce soir en partie fine?» + +«Eh! mon cher, vous avez raison, j'accepte, répond notre inconsolé; +d'autant plus que... croyez-moi si bon vous semble, j'ai renoncé à +toutes mes maîtresses depuis la mort de ma pauvre femme.» + + + +Un homme trompé ne doit pas se résigner, encore moins se désespérer. Il +y a un milieu plus digne. C'est à sa grandeur d'âme à le découvrir. + + + +On possède les femmes par leurs défauts rarement par leurs qualités. + + + +Une chambrière, qui avait beaucoup vu, s'écria devant moi, un jour, +avec un geste superbe de grande comédienne: + +«La vertu, puis-je y croire, dans l'exercice de ma profession?—La +vertu! Mais, Monsieur, _les lits parlent contre_.» + +Quelle réponse sublime, dans le réalisme de sa forme, et quel +argument!—_Les lits parlent_. + + + +Il n'y a rien de plus compliqué, de plus trompeur, de plus artificieux +que la naïveté. Telle demoiselle candide et pudique, qui, par ses +dehors, ne reflète qu'une innocence réelle, sera, dans un imbroglio +d'amour, plus fine et plus rouée que des vétérantes de la galanterie. +C'est que la femme est née pour l'astuce et que chez elle la naïveté +n'est que le masque ou le pléonasme de la ruse. Cette vérité est tout +entière dans ce mot de Salomon: «Les femmes font apostasier les anges.» + + + +La propreté des femmes,—_c'est si sale_, disait une dévote, en se +signant. + + + +Un poète inconnu du XVIIe siècle, le sieur J. Magnon, nous a laissé +dans un poème ce vers étonnant: + + +La corne la plus noble incommode le front. + + +Noble ou non, je crois bien. + + + +Une femme tient tout de l'opinion; _Le qu'en dira-t-on_ la retient plus +sur le moment de faillir que le _qu'en penserai-je_.—_Qui peut sauver +une femme de la honte_? a-t-on dit, et l'écho a répondu: _La honte_. + + + +N'est-ce pas Chamfort ou un de ses disciples qui a proféré cette +exclamation: «Que de filles aujourd'hui cessent d'être pucelles avant +d'être vierges!»—Que de femmes aussi dirons-nous bien au contraire, +demeurent pucelles en cessant d'être vierges! + + + +Pour régner sur un peuple, il faut le plus souvent passer sur des +ruines. Pour étendre son empire sur les femmes, on doit marcher sans +commisération sur bien des coeurs.—Les conquérants doivent fermer une +oreille à la pitié et ouvrir l'autre à l'ambition, et les talons rouges +ne se colorent que dans le sang qui jaillit des coeurs savamment +piétinés. + + + +Les délicats n'apprécient que les friandes en amour;—les gourmandes +composent le lot des grossiers ou des porte-faix. + + + +Après la possession d'une coquette qui nous a fait languir, c'est avec +un raffinement de vengeance qu'on lui plonge dédaigneusement des _Tu_ +dans l'oreille.—Le tutoiement après la victoire, devient au gré du +vainqueur, ou une apothéose de sensualité heureuse ou une flétrissure +brutale et cruelle. + + + +Selon Casanova, l'amour n'est qu'une curiosité plus ou moins vive, +jointe au penchant que la nature a mis en nous de veiller à la +conservation de l'espèce.—Cette définition, par ce païen charmant, est +assez ingénieuse; mais voici celle plus complète qu'il donne du +plaisir: + +«Le plaisir est la jouissance actuelle des sens; c'est une satisfaction +entière qu'on leur accorde dans tout ce qu'ils appètent, et, lorsque +les sens épuisés veulent du repos, ou pour reprendre haleine, ou pour +se refaire, le plaisir devient de l'imagination, elle se plaît à +réfléchir au plaisir que sa tranquillité lui procure.—Or, le philosophe +est celui qui ne se refuse aucun plaisir qui ne produit pas de peines +plus grandes et qui sait s'en créer.» + +Ceci est moins net et plus quintessencié, mais bien réel, lorsqu'on s'y +retrouve. + + + +Les hommes fermes, volontaires, opiniâtres, inflexibles sont +principalement aimés des femmes, qui dans leur faiblesse admirent la +force:—Peut-être aussi n'est-ce que le mâle que la femme recherche chez +l'homme. Elle le rencontre si rarement dans son intégrité! + + + +Que de revolvers se transforment en simples pistolets dans les liaisons +qui durent trop! + + + +Un sportman distingué professait cette opinion, à savoir qu'un +gentleman de bon ton doit toujours entretenir plusieurs amours au +ratelier de son coeur, de même qu'il nourrit plusieurs chevaux dans ses +écuries.—C'est Rivarol palfrenier! c'est aussi la morale traînée dans +le crottin. + + + +C'est alors qu'on croit dénouer la ceinture d'une femme vertueuse, +qu'on ne dégrafe souvent qu'un pauvre ceinturon de Messaline impudique. + + + +Un homme d'étude, sans être un fat, aura toujours, à un trop haut degré +le culte de lui-même, pour comprendre la servilité nécessaire, selon la +société, aux convenances féminines. + +Un homme de lettres, qui croit aux lettres, et qui éprouve +l'enthousiasme de sa profession, est quelque peu un Narcisse au moral; +il se mire dans toutes les sources de ses pensées, et, si une femme +veut être de moitié dans cette extase égoïste, elle trouble la +limpidité du miroir. Il faut donc au penseur de belles bêtes, qui se +croient telles, de bonnes créatures impassibles et peu bavardes, qui +font le gros dos sur les divans comme les chats, qui attendent les +caresses ou qui les provoquent doucement, et non pas des bas-bleus +babillards ou des précieuses minaudières qui mettent tout à sac dans +une cervelle d'artiste, semblables à des guenons quittant leur perchoir +pour bouleverser des paperasses, ouvrir des livres et renverser des +écritoires. + +Un travailleur a besoin d'une créature faite d'amour, toujours prête à +le délasser par l'amour, à laquelle il donne juste le temps de ses +entr'actes laborieux: un être qui l'aime comme un chien, avec une +admiration muette et recueillie, qui se couche à ses pieds, s'éloigne +et se retire sur un geste du maître, assez sage pour trouver tout son +bonheur dans l'esclavage, et assez bornée pour ne pas concevoir d'autre +horizon.—Les sots diront en riant que c'est impossible en ce XIXe +siècle, mais les sots qui sont les laquais des femmes, ne peuvent +savoir que celles-ci se dressent à l'exemple des pies et des pierrots +qu'on met en cage d'abord fermée, puis en cage à porte assez largement +entr'ouverte, sans aucunement s'inquiéter s'ils s'envolent ou s'ils +restent. + + + +Si l'on parvenait à détruire la pudeur et à satisfaire plus +effrontément ses désirs, la société serait, à mon avis, moins folle et +plus reposée sur la logique.—«Il s'est trouvé nation, écrit Montaigne, +où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, +on tenait aux temples des garses à jouÿr, et était un acte de cérémonie +de s'en servir avant de venir à l'office.»—_Nimirum propter +continentiam, incontinentia, necesseria est. Incendium ignibus +extinguitur_. + + + +Il est des ours mal léchés qui allèchent la concupiscence des femmes. +Cette sauvagerie de caractère hérissé sent le mâle; pour elles, la +toison des fauves et des boucs est un plus grand aphrodisiaque que +l'odeur affadie du musc ou de la verveine, dont se servent les débiles +petits maîtres. + + + +L'idéal n'est peut-être que la beauté du vrai! + + + +Beaucoup d'Anglaises lisent la Bible, bien peu la vivent. + + + +Une femme à tempérament ne se donne pas le temps d'être coquette. Aussi +bien, un affamé ne songe-t-il pas à faire des grâces sentimentales à +table—comme l'estomac les sens ont leur fringale. + + + +Le caprice chuchotte; la passion parle. + + + +Une revue mondaine a fait paraître dernièrement sous ce titre: _Comment +ces dames mangent les asperges_, une curieuse étude qui devait avoir +pour pendant un second article: _Comment ces messieurs mangent les +moules_.—La censure, en interdisant ces dissertations métaphoriques, a +mis à nu la dépravation publique. Si les femmes honnêtes n'avaient pas +dû comprendre les sous-entendus, en quoi la morale eût-elle été +froissée? Le salon de Mme de Rambouillet eut écouté sérieusement, sans +y concevoir de malice, ces petites oeuvres littéraires. Les pointes +d'asperges sont-elles donc des pointes d'esprit bien grivoises? Il faut +croire que les nidoreuses manifestations du naturalisme nous ont rendus +bien pudibonds en matière de préciosité raffinée. + + + +Allez donc parler d'amour à un médecin, il vous dira: «Bah! mais ce +n'est que l'attraction de deux muqueuses.» + + + +La vertu ne résisterait jamais aux circonstances, si les hommes +savaient les deviner.—Une femme est seule, sur sa chaise longue, toute +frémissante encore de la lecture d'un roman d'amour, vous vous +présentez, selon les règles du monde, et par une conversation correcte +et banale, vous ramenez cette pauvre âme émue aux réalités de la vie. + +Oh! si vous aviez pu surprendre son rêve, vous identifier avec le héros +de ses songes, et peu à peu, avec une nuance très fine de brutalité, +donner un corps à ses fantaisies d'imagination, vous n'eussiez trouvé +que docilité et abandon, là où vous n'avez su permettre que la rigidité +des convenances. + +Il faut si peu de chose pour être aimé d'une femme langoureuse qui +laisse une libre carrière aux arabesques de ses rêveries.—Un sylphe ne +rencontrerait pas de cruelles, le genre féminin serait sa chose, car +par ses caresses, ses attouchements invisibles, par ses paroles douces +comme le zéphir, par le mystère même qui l'envelopperait, il +posséderait grandes et petites faveurs dans les couvents, dans les +salons, dans les chaumières, entre mari et femme, amant et maîtresse, +aussi bien que dans la solitude, la clarté ou l'obscurité. L'adultère, +d'après Napoléon, n'est qu'une question de canapé.—L'amour, mieux +encore, n'est qu'une question de discrétion et de délicatesse +mystérieuse: arrachez les trompettes à la Renommée, soyez muet, feignez +de devenir aveugle; fermez le verrou: les femmes vertueuses se +donneront toutes à vous, comme au Dieu du silence et des plaisirs +discrets. + + + +On a dit: «Bien des femmes en peine de se purger n'ont qu'à dire une +sottise: elles se portent bien.» On n'a pas vu de cures complètes +cependant. + + + +_L'aujourd'hui_ est si beau quand on s'aime, que la sagesse condamne +absolument le lendemain. Avec des maîtresses nouvelles, c'est toujours +_aujourd'hui_. Avec une femme légitime, ce n'est qu'un long lendemain, +qui fait regretter la veille, sans qu'on y puisse revenir. + + + +Il est difficile de trouver une phrase plus concluante pour le divorce +que celle de Chamfort: «Le divorce est si naturel, que dans beaucoup de +maisons il couche toutes les nuits entre les deux époux.»—Le divorce +est l'unique juge de paix de Cythère; il dénoue ceux que la sottise et +l'ambition ont unis sans amour. + + + +J'ai connu des hommes mariés doux, charmants, pleins de cordialité, +d'esprit et de talents, entièrement soumis à d'affreuses petites femmes +laides, ignorantes, bêtes et prétentieuses, lesquelles tranchaient sur +toutes les questions d'art sans que l'infortuné mari osât prendre la +parole et porter son jugement. De telles femmes se mettent à +califourchon comme de vilains lorgnons de verre fumé, sur le nez de +leurs époux qui verraient si bien et si loin sans cet obstacle qui les +domine, mais qu'ils finissent par accepter avec une béatitude d'idiot. +La bonté rend souvent imbécile en dehors de l'esprit. + + + +_Se laisser faire un petit doigt de cour_: cette locution laisse +rêveuse bien des jeunes filles au couvent. C'est le _Digitus infamis_ +de l'imagination. + + + +Il n'y a que les amours cachées qui soient réelles! Les passions qui +s'affichent ne sont que des vanités qui paradent. Un amoureux à +tempérament entier dérobera sa maîtresse aux yeux de tout l'univers et +la vue de son plus intime ami.—Le regard d'autrui souille le bonheur, +et l'homme délicat confine ses amours à huis-clos, sans jamais promener +son concubinage au dehors. La femme qui aime ne sent pas son +internement, c'est au plaisir d'embellir la prison; la volupté a des +horizons infinis à côté des sensations qu'elle procure aux heureux. Il +n'y a que les petits cerveaux qui recherchent la compagnie; les +tourterelles vivent isolées; les dindons ou les pintades meurent loin +des basses-cours nombreuses, quand ils ne peuvent, par leurs ébats, +provoquer l'attention des poules indolentes ou des coqs superbes. + +Que de dindons dans le monde! que de pintades se montrent glorieusement +accouplés dans l'orgie enrubannée des dimanches ou la houle des +promenades élégantes!—pauvres bêtes!—pauvres gens! + + + +Un anonyme du dernier siècle nous a légué ce trait charmant: «_une +prude a tant d'honneur qu'elle le laisse partout_.» Est-ce assez +spirituellement juste et merveilleusement trouvé! + + + +Un célibataire qui se marie par ambition de fortune raisonne à contre +sens. Un économiste a fait ce curieux calcul que dans le célibat les +petits besoins augmentent et que les grands besoins diminuent; que dans +le mariage, au contraire, les petits diminuent et les grands +augmentent. + +Donnerais-je des chiffres... cela ne convaincrait personne, sauf les +convaincus. + + + +La franchise et la vérité loyalement affichées étonnent les femmes qui +ne comprennent rien à la droiture de conscience et lui préfèrent la +rouerie d'une diplomatie méticuleuse. Un homme sincère et véridique est +le plus grand des fourbes à leurs yeux. La vérité qui jaillit +soudainement les éblouit et les écrase dans la mesquinerie de leurs +petites trames mensongères. Qu'un amant, sur l'interrogation de sa +maîtresse, réponde mâlement à celle-ci qu'il l'a trompée, il la verra +tressaillir plutôt par la grande simplicité de la réponse que par la +nature même de l'acte commis.—Le chacal qui ruse et qui biaise, ne +conçoit pas le lion qui poitrine au danger. + + + +De même que la crainte de rougir fait rougir les faibles; la +préoccupation de témoigner sa virilité fait échouer un amant dans le +plaisir des sens. C'est qu'en amour il faut plutôt oser que vouloir: la +volonté use et concentre l'électricité cérébrale, l'audace fait jouer +les fils conducteurs et regaillardit la verve corporelle. Un libertin +ne s'expose que rarement à de cruels pas de clercs en pareille +occurrence, il connaît l'art de lutiner une femme avec tant d'astuce +qu'il se taquine lui-même par l'imaginative, en donnant à sa partenaire +l'occasion de se débattre.—Dans le jeu de Vénus, on doit amuser +l'ennemi et laisser le temps aux forces de réserves d'arriver toutes +fraîches pour emporter la victoire, sans coup-férir. La tactique ne +manque jamais aux vrais conquérants. + + + +Un amour sérieux ne peut se transformer qu'en haine.—La haine a plus +d'un travestissement; elle met des loups de velours, mais l'ardeur des +yeux brille au travers. + + + +Un homme _parle_.—Les mâles _causent_ et s'écoutent. + + + +Il y a des yeux de femme qui signent des promesses à courte échéance: +les uns disent: _pour ce soir_, d'autres, _pour demain_; la plupart +diraient bien: _tout de suite_, mais il faut du temps à l'amour pour +digérer ses espérances. + + + +Ce qui cause le bonheur d'un amant, quelquefois fait le désespoir d'un +mari. + + + +J'ai trouvé, par hasard, cette observation sur une feuille volante, +détachée sans doute du carnet d'un philologue: «C'est bizarre les mots! +ainsi en Irlande, le mot Mac est un signe de noblesse, et à Paris....» + +Pascal a bien raison, vanté en deçà des Alpes, erreur au delà. + + + +En voyant deux amoureux serrés étroitement, passer dans un éclair de +bonheur, Madame Z, qui était à mon bras, a _diagnostiqué_ en soupirant: +«Deux jeunes mariés, ou bien deux anciens amants.» + + + +Joli distique du XVIe siècle: + + +Bien on a peint Vénus et ses amours, tout nuds, +Car ceux qui s'y sont plûs, tels en sont revenus. + + + + +Sénac de Meilhan a écrit: les grandes passions sont aussi rares que les +grands hommes. Est-ce bien sûr? Cette petite pensée est sujette à +grande controverse. + + + +Il est des femmes laides et bégueules qui prennent un soin ridicule +pour afficher leur vertu et annoncer au monde qu'elles sont +inaccessibles à la galanterie.—Pareille vanité grotesque me rappelle +les portes de prison sur lesquelles on a peint en grosses lettres: _le +public n'entre pas ici_.—«_Plus souvent_,» s'écrie Gavroche dans un +argot qui dit tout. + + + +On ne pratique réellement l'amour qu'en France, et à Paris surtout; +j'entends l'amour avec toutes ses mignardises, toutes ses délicatesses, +toutes ses ruses polissonnes et tout le luxe intime des femmes. Une +parisienne semble plutôt créée pour l'amour que pour la maternité; de +toutes les femmes du globe, elle seule sait être gracieuse, se lever, +s'habiller, marcher, se baisser, se relever et surtout se coucher, avec +des poses d'un art exquis, des lenteurs savantes, des enjouements qui +ravissent et des calineries spéciales dans le moindre geste. S'il est +des hommes qui ont pu regretter au loin les charmes de la parisienne +habillée, il n'est pas un raffiné qui n'ait conservé le plus adorable +et le plus frais souvenir d'une parisienne qui va se mettre au lit. +Cette manière à la fois chaste et impudique de se défaire des derniers +voiles comme d'un fardeau importun, cette grâce dans la draperie +harmonieuse des toiles fines et blanches, cette mutinerie dans la +dentelle, ces parfums pénétrants qui se dégagent d'elle sont bien faits +pour marquer une empreinte ineffaçable dans la mémoire de ceux qui +s'intéressent à la femme par l'enveloppe et les détails.—Ailleurs qu'en +France peut-on se disposer à l'amour avec un attirail de préparatifs +aussi ravissant? Une anglaise en robe de chambre est vêtue en +dessous—et par pudeur, d'une _riding dress_. L'une d'elles disait un +jour avec ennui: «L'amour... il faut bien le faire, les hommes y +tiennent.»—Une française n'eut jamais dit cette phrase typique. + +Ah! si le cerveau des parisiennes n'était pas une éponge à préjugés, si +ces roses poupées avaient plus de sang et moins de son dans les +entrailles, si leur coeur, moins chiffonné par le caprice, était plus +sensible aux intimités d'amour, elles deviendraient les créatures les +plus propres à satisfaire la passion des artistes et des voluptueux. +Mais faut-il tant demander aux filles de Satan?—C'est le jouir et non +le posséder qui rend heureux, disait Montaigne: Dès que les femmes sont +à nous, nous ne sommes déjà plus à elles.—Quelle immense compensation +pour ceux qui analysent et qui pensent sur les sentiments respectifs +des sexes. + + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +_ARRIÈRE-PROPOS_ + + +_ ceux qui quémanderaient l'explication de ce titre_: Le Calendrier de +Vénus, _inscrit sur un ouvrage composé de feuilles éparses et de notes +diverses, je pourrais démontrer, avec grand étalage et luxe +d'érudition, la signification primitive et réelle du mot:_ +Calendrier.—_On y verrait que le_ Calendarium _n'était autre qu'un +curieux petit livre où se trouvaient mentionnés les jours_ fériés _et_ +néfastes, _les souvenirs et anniversaires, ainsi que des écrits +interlignés, en un mot, une manière de carnet semblable à ceux, qu'un +terme horriblement vulgaire, et qui sent le comptoir, nomme +aujourd'hui_: Agendas. + +_Mais à propos de Vénus et d'opuscules qui sont miens, et qui ont été +imprimés bien davantage pour ma propre satisfaction que pour l'intérêt +du lecteur, il ne me convient pas de remuer le volumineux_ Richelet _ou +le pesant_ Ménage, indignes d'être ouverts pour une si petite +justification.—Au surplus, dois-je rendre compte au public du baptême +de mes productions? Point ne crois, car ma vanité y contredit et mon +esprit s'y oppose.—Ceci m'est affaire personnelle et privée. + +Aussi, selon mes principes, je n'ai convié pour cette cérémonie faite +au baptistère de ma chapelle cérébrale que mon honorable conseiller et +ami le jugement, comme parrain, et gentille et très familière dame la +fantaisie, comme marraine; lesquels ont signé sur le registre de mon +bon plaisir, en foi de quoi j'ai jeté mes dragées sans nul soucy dans +ce drageoir à boutades. + +Que le _Calendrier de Vénus_ devienne l'_Annuaire des Grâces,_ ou qu'il +s'en aille sur les quais de la Seine, tenir compagnie aux charmants +_Almanachs des Muses_—peu m'importe!—je n'y mets point de coquetterie +d'auteur. Ces pages m'ont causé plus de bonheur intime à concevoir et à +écrire que les délicats eux-mêmes n'éprouveront jamais de contentement +passager à les lire.—Ceux qui, comme moi, ont produit dans l'amour et +avec l'enthousiasme des lettres, me comprendront. Il ne reste aux +autres qu'à me porter envie.—C'est peut-être déjà fait.—Je les plains. + + +[Illustration] + +[Illustration] + + + + +_TABLE DES MATIÈRES_ + + +Epitre dédicatoire à Betzy + +A l'Académie des Beaux-Esprits et des Raffinés du Langage + +Mémorandum d'un Epicurien + +Les Fastes du Baiser + +Voyage autour de sa Chambre + +Éphémérides des Sens + +Le Sottisier d'Amour + +Arrière-Propos. + + + +[Illustration] + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le calendrier de Vénus, by Octave Uzanne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALENDRIER DE VÉNUS *** + +***** This file should be named 17551-0.txt or 17551-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17551/ + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. 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If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + diff --git a/17551-0.zip b/17551-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4a4248a --- /dev/null +++ b/17551-0.zip diff --git a/17551-h.zip b/17551-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..91d3e56 --- /dev/null +++ b/17551-h.zip diff --git a/17551-h/17551-h.htm b/17551-h/17551-h.htm new file mode 100644 index 0000000..e0d182d --- /dev/null +++ b/17551-h/17551-h.htm @@ -0,0 +1,6705 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" +"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> +<head> +<meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=utf-8" /> +<meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> +<title>The Project Gutenberg eBook of Le calendrier de Vénus, by Octave Uzanne</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> +<style type="text/css"> + +body {margin-left: 20%; + margin-right: 20%} + +h1, h2, h3, h4, h5 {text-align: center; font-style: normal; font-weight: +normal; line-height: 1.5; margin-top: .5em; margin-bottom: .5em;} + +h1 {font-size: 300%; + margin-top: 0.6em; + margin-bottom: 0.6em; + letter-spacing: 0.12em; + word-spacing: 0.2em; + text-indent: 0em;} +h2 {font-size: 150%; margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} +h3 {font-size: 150%; margin-top: 2em;} +h4 {font-size: 120%;} +h5 {font-size: 110%;} + +div.chapter {page-break-before: always; margin-top: 4em;} + +p {text-align: justify} + +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} + +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} +.poem p.i40 {margin-left: 20em} +.poem p.i50 {margin-left: 25em} + +div.fig { display:block; + margin:0 auto; + text-align:center; + margin-top: 1em; + margin-bottom: 1em;} + +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> +The Project Gutenberg EBook of Le calendrier de Vénus, by Octave Uzanne + +This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most +other parts of the world at no cost and with almost no restrictions +whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of +the Project Gutenberg License included with this eBook or online at +www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + +Title: Le calendrier de Vénus + +Author: Octave Uzanne + +Release Date: January 19, 2006 [EBook #17551] +[Most recently updated: August 6, 2020] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALENDRIER DE VÉNUS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/01.jpg" width="275" height="300" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h1>LE<br /> +CALENDRIER<br /> +DE<br /> +<i>VÉNUS</i></h1> + +<h4>PAR</h4> + +<h2>OCTAVE UZANNE</h2> + + + +<p class="mid">PARIS<br /> +LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE<br /> +EDOUARD ROUVEYRE<br /> +1, rue des Saints-Pères, 1</p> + +<h3>1880</h3> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/02.jpg" width="500" height="165" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2><i>ÉPÎTRE DÉDICATOIRE</i><br /> +<i>A Bétzy</i></h2> + +<p><span class="lef"><img src="images/l.jpg" width="100" height="113" alt="" /></span><i>a vie, dit-on, est un canevas qui ne +vaut pas grand chose, la broderie +qu'on y ajoute seule peut avoir quelque +prix, et je ne saurais oublier, Madame, sans +faire injure à mes sensations passées, les fines +et capricieuses arabesques dont vos jolies petites +mains de fée ont si délicatement festonné, pendant +de longues heures fugitives, cette toile grise, +uniforme ou banale qu'enrichissent et agrémentent +avec tant d'art voluptueux les ivoirines +navettes d'amour.</i></p> + +<p><i>Selon Beaumarchais, la passion est le roman +du coeur tandis que le plaisir en est l'histoire: +vous auriez donc, à ce titre, de doubles +droits à mon entière gratitude, aussi bien +comme romancière émérite que comme historienne +exquise dans les belles lettres de Cythère. +Au milieu des archives bouleversées de +mes sens je me plais aujourd'hui à rechercher +bien des dates que caressent mes souvenirs, et +j'aimerais, je l'avoue, ajouter, de concert avec +vous, un nouveau chapitre à notre oeuvre si +tôt interrompue, mais la nature qui veut que +tout finisse, fait clairement appel à ma raison en +m'indiquant avec son aimable sagesse, que +Cupidon aime à renouveller le feu de ses brandons +et que, dans un parterre de beautés infinies, +il ne faut pas cueillir toutes les roses sur +un même rosier.</i></p> + +<p><i>Ne vaut-il pas mieux respirer lentement les +doux parfums d'antan, que risquer de briser +la cassolette en la surchargeant de plus fraiches +senteurs? Vous me savez, du reste, trop indépendant +pour jouer le</i> Pastor fido <i>et trop loyal +pour feindre un sentiment immuable. Les girouettes +ne se fixent que lorsqu'elles sont rouillées +et je pivote encore assez bien sous les courants +capricieux du désir pour ne pas me convaincre +chaque jour davantage que l'inconstance ici +bas fait plus de conquêtes que la fidélité n'en +conserve.—L'amour, avec son arsenal de +soupçons, de craintes, d'inquiétudes, de regrets +et d'alarmes ne vaut assurément pas qu'on s'y +attache; la volupté y passe comme un rêve, la +douleur s'y implante comme un cauchemar. +L'homme amoureux suit la femme comme le +taureau le sacrificateur, disait Salomon, le +sage des sages, aussi, pour protéger son coeur +contre une passion exclusive, entretenait-il une +légion de près de huit cents femmes, qu'il traitait +en esclaves afin de ne pas s'esclaver lui-même +à une seule créature.</i></p> + +<p><i>Dans l'intimité de nos relations, Madame, +le souvenir, dès lors, peut prendre place entre +l'estime et l'amitié, deux grands mots en vérité +qui effraient les désirs avant la lettre, mais +qui, après, protègent la retraite, apaisent les +rébellions d'amour-propre, sauvegardent les +convenances mondaines et abritent mieux les +épaves de la passion que toutes les feuilles de +bananier de Paul et Virginie. Lorsque le +goût, la curiosité ou le caprice en font tous les +frais, les bonnes fortunes sont de joyeuses +flambées de paille qui ne laissent point de cendres. +Entre nous, la sympathie intellectuelle +fut de moitié dans nos accordances amoureuses, +aussi bien que l'incendie soit éteint, la part du +feu est faite, et il nous reste l'un pour l'autre +un sentiment moins perturbateur allumé au +même foyer, forgé au même brasier mais assurément +mieux trempé et surtout plus tenace.</i></p> + +<p><i>Permettez-moi donc, Madame, en mémoire +de nos délices d'hier, en témoignage de notre +félicité présente, et dans l'espérance de nos +douces causeries d'avenir, de vous présenter ces +petits écrits boutadeux; lisez-les comme ces +chapelets qu'on égrène distraitement sans songer +à dire le rosaire; arrêtez-vous aux bons endroits, +vous y trouverez comme l'ombre d'heureuses +sensations, et si parfois il vous venait +à l'idée que je suis plus coloriste que dessinateur, +daignez vous rappeler que je ne donne +pas la gabatine et qu'au temple de la Divinité +des Grâces, où nous fûmes en pèlerinage, +les nombreux bas reliefs tracés sur l'autel +pourraient vous offrir un curieux démenti.</i></p> + +<p><i>Trouvez ici, Madame, l'affectueuse expression +de ma plus franche amitié.</i></p> + + +<p class="rig">OCTAVE UZANNE.<br /><br /></p> + + +<p><i>Paris, 15 novembre 1879.</i></p> + +<p><b>LE CALENDRIER DE VÉNUS</b></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i30">Toujours un tas de petits ris,</p> +<p class="i30">Un tas de petites sornettes;</p> +<p class="i30">Tant de petits charivaris,</p> +<p class="i30">Tant de petites façonnettes,</p> +<p class="i30">Petits gands, petites mainettes,</p> +<p class="i30">Petite touche à barbeter.</p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i30"> C<span class="sc">OQUILLARD</span>.</p> + </div> </div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/03.jpg" width="600" height="257" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2>A L'ACADÉMIE DES BEAUX ESPRITS</h2> + +<h4>ET DES</h4> + +<h3><i>RAFFINÉS DU LANGAGE</i></h3> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"><i>Le vulgaire parle en fou et censure en impertinent;</i></p> +<p class="i20"><i>il ne faut pas s'arrêter à ce qu'il dit,</i></p> +<p class="i20"><i>encore moins à ce qu'il pense; il importe de le</i></p> +<p class="i20"><i>connaître pour pouvoir s'en délivrer; en sorte que</i></p> +<p class="i20"><i>l'on n'en soit jamais ni le compagnon ni l'objet;</i></p> +<p class="i20"><i>car toute sottise tient de la nature du vulgaire, et</i></p> +<p class="i20"><i>le vulgaire n'est composé que de sots</i>.</p> + +<p class="i40">BALTAZAR GRACIAN.</p> +</div></div> + + +<p class="mid"><i>Messieurs et doctes Petits-Maîtres</i>,</p> + +<p><span class="lef"><img src="images/u.jpg" width="100" height="106" alt="" /></span><i>n des quarante, mais aussi et surtout +un des vôtres, un délicat entre +tous, un chiffonnier musqué de la +double colline, et de plus, grand donneur de +becquée à Vénus, le galant abbé de Bernis, +fondait peu de foi en son avenir, lors de son +arrivée à la Cour, et c'est ainsi qu'il modulait, +si je ne me trompe, l'expression de son incertitude +en fixant son petit collet</i>:</p> + +<p class="mid"> +<i>«Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.</i>» +</p> + +<p><i>Sans effort cependant, bercé par la main +caressante du destin, oeilladant aux Muses, +cueillant des bouquets à Chloris, paillardant +à loisir de ci de là et friponnant des coeurs, cet +Hercule enjoué et mignard, ouaté de graisse et +bouffi d'intrigue, put remarquer soudain la +fausseté de ses appréhensions, du jour où il se +prit amoureusement à filer sa carrière, aux +pieds de Pompadour-Omphale, sur la quenouille +rouge du cardinalat.</i></p> + +<p><i>Si la rieuse fortune de ce badin petit prêtre +me revient en mémoire, Messieurs, c'est qu'en +me présentant devant vous j'éprouve peut-être +moins encore de vanité que de suffisance. Sans +faire montre à vos yeux d'un fatalisme oriental +qui serait hors de propos, sans mettre en avant +le</i> «Sequere Deum,» <i>cette devise des stoïciens, +je ne crains pas d'affirmer que par ma +naissance, ou plutôt par mes qualités, ces +défauts natifs qu'on perfectionne, j'étais appelé +à suivre, sans nulle ambition, le sentier fleuri +qui me conduit en votre compagnie précieuse et +raffinée.</i></p> + +<p><i>Veuillez donc croire que si, par un lyrisme +touchant et un feint enthousiasme, je me laissais +aller à exalter l'honneur qui m'est fait aujourd'hui, +je mentirais à ma fierté naturelle, de +même qu'en vous jurant fidélité et reconnaissance—deux +sentiments dont on ne saurait +trop se montrer avare—je perdrais à l'instant +le culte de mon indépendance et cesserais d'être—ce +que je prise le plus au monde—un +épicurien de la vie et un sceptique des succès +faciles.</i></p> + +<p><i>En prenant place parmi vous, je prétends +rester</i> moi-même, <i>c'est-à-dire volontaire, +tranchant comme un sabre et ferme comme un +roc.—A notre époque où tout flotte, sauf un +Drapeau, les hommes à caractère doivent se +tremper une énergie plus dure que le pommeau +d'une dague, et je ne crois pas que tels êtres +soient si communs pour que, me rencontrant +dans cette assemblée, vous ne teniez pas à l'honneur +de me ranger au premier rang parmi +vous.—Du laisser aller de mon allure, de +la hardiesse de mes conceptions, de l'originalité +téméraire de mes écrits, j'assume l'entière +responsabilité et n'abandonne rien au convenu, +encore moins aux convenances; aussi +puis-je dire que vous devez renoncer dès aujourd'hui +à me voir abdiquer la moindre de +mes opinions, en faveur d'une majorité dont +les verdicts me laisseront toujours froid et +insensible.</i></p> + +<p><i>J'estime que si les aigles planent haut et +contemplent le soleil, c'est qu'ils ont, outre +l'envergure des ailes, la farouche acuité de la +vue, et que si les lions marchent seuls, superbes +et méprisants, ce n'est pas seulement qu'ils se +repaissent de leur puissance et nourrissent eux-mêmes +leur vitalité, c'est aussi qu'ils sont +amoureux au désert comme les penseurs de la +solitude.</i></p> + +<p><i>Il vous paraîtra sans doute extraordinaire, +Messieurs, de voir dans mon langage ces +termes incisifs et ces pensées si hautaines; vous +vous direz qu'un jouvenceau, qui compte au +plus vingt-sept automnes dorés devrait se +montrer plus malléable dans sa viripotence, et +que, d'ailleurs, un nouvelliste de Cythère, un +anecdotier de ruelles, un tisseur de mousseline +d'or aurait droit à plus de modestie. Je sais, +n'en doutez pas, que vous blâmez sourdement +l'école buissonnière que je me permets bien +souvent en dehors de mes travaux littéraires et +critiques, mais je vous prie de bien examiner, +Messieurs, que la jeunesse est le temps où l'on +cueille les roses, où l'on biscotte et fanfreluche +la mignardise, que je suis plutôt un athénien +qu'un spartiate des belles-lettres, et qu'enfin +je ne saurais me plier, sans me rebeller, au +rôle constant d'annotateur et de biographe, ni +planter des croix de Malte sur le temple de +Cypris.</i></p> + +<p><i>Les philologues, ces nègres blancs de l'érudition, +lorsqu'ils se sentent doublés d'un écrivain, +aiment surtout à s'affranchir de leur rôle de +pionnier silencieux, de même que les hommes +d'étude sédentaire se plaisent dans leurs loisirs +à se ruer dans la verte campagne embaumée +et à fatiguer leurs muscles paralysés dans des +courses hâtives et extravagantes. Il n'y a +que les Fakirs des langues mortes, Messieurs, +il n'y a, j'ose le proclamer, que les pauvres +esprits fanatisés par un seul point d'histoire +qui puissent consentir à ankyloser leur cerveau, +sans désencager et donner le vol au grand air +à des idées personnelles ou frivoles; il n'y a +enfin que les embaumeurs qui puissent se momifier +dans la toilette conservatrice des beaux +esprits d'antan; à mon âge, on n'a pas la +patience et la quiétude journalière des prisonniers +d'État qui fabriquent lentement et minutieusement +des cathédrales en liège ou des +chapelets de buis dentelés.</i></p> + +<p><i>Je ne réclame au reste l'indulgence d'aucun, +pour ce que des sots à vingt-cinq carats, appelleront +des</i> Escapades de jeunesse; <i>l'indulgence +n'atteint pas les forts qui ont le blanc-seing de +leur volonté, c'est tout au plus si elle donne un +nouveau mandat aux faibles et aux indécis.—Pour +moi, si je mets aux fenêtres la fantaisie, +ma sultane favorite et rieuse, c'est +qu'elle tapisse en rose le temple peuplé de mon +imagination, et si je m'affiche en plein jour +avec elle, c'est sans divorcer avec mes légitimes +études; Tartuffe n'a qu'à jeter son mouchoir +comme un voile et Bazile à baisser son chapeau +sur ses yeux de faune en détresse.</i></p> + +<p><i>Au surplus, puisque je dois ici, à mon +grand regret, faire sonner mon Moi, dans une +déclaration de principes, en manière de discours, +je professerai cyniquement l'égoïsme formidable +dans lequel je me plais à clandestiner mes +caressantes sensations littéraires, et je ferai +franchement parade, sinon du mépris, du moins +de l'indifférence profonde que je ressens pour les +suffrages de la foule.</i></p> + +<p><i>L'Opinion publique étant inconstante comme +une femme, banale comme une grisette et prostituée +comme une fille au premier vendeur de +thériaque, la courtiser est une faiblesse et +l'esclaver est une chimère; je me sens donc +trop friand de voluptés délicates et trop despote +dans mon amour-propre pour prétendre +jamais vaniteusement forniquer avec elle.—Le +ferai-je, Messieurs, qu'il me faudrait +encore confier mes désirs au proxénétisme +aveugle et sordide de la Renommée, et cette autre +mégère m'écoeure et m'épouvante, depuis que +ses cent voix usées par le concubinage du temps +et avilies par des aboiements lucratifs, se sont +enrouées au diapason de l'unique voix de Jean +Hiroux.</i></p> + +<p><i>Dans la procréation de mes oeuvres, Messieurs +et doctes Petits-Maîtres, je suis—n'allez +pas, de grâce, crier au scandale—imitateur +d'Onan, aussi bien qu'en amour, je me révèle +disciple de talon rouge et petit-fils de Roué.—Onan +était en effet un grand désabusé des +plaisirs partagés, et j'ai toujours pensé que ce +singulier sceptique nihiliste des incubations +froid valait mieux que sa réputation de criminel +d'Écriture-Sainte; à mes yeux, il se +présente comme un sublime rêveur de voluptés +impossibles, qui, afin de plus sûrement dégrader +son imagination, s'empressait de noyer ses +convoitises et d'anéantir ses débauches cérébrales +dans les décevantes pollutions de la +réalité crue.</i></p> + +<p><i>Suis-je bien coupable, en cette manière, +d'égoïser dans ma tête les joies solitaires et folles +de mes conceptions, et pouvons-nous croire que +la majorité des hommes pensent aux enfants +qu'ils créent, alors que Dieu, dans sa sagesse, +a si noblement masqué le corollaire de l'enfanture +sous les plaisirs fugitifs mais piquants +de la galanterie ou les ragoûts du libertinage?</i></p> + +<p><i>Vous ne m'accuserez donc plus, entre vous +et à voix basse, de chercher de petits ou de +grands succès, ni de courir dans la poussière, +de l'arène humaine, afin de tirer la Fortune +par sa robe aux faux reflets. Douglas Jerrold, +un humouriste anglais, disait fort spirituellement +que la Fortune avait été représentée +aveugle afin de ne pas voir les sots qu'elle +enrichissait; si le temple de cette Déesse contient +si notable assemblée, il est hors de doute que +je puis attendre ses faveurs sur le seuil de ma +porte, ce que je ne souhaite aucunement, car +les sages ne courent jamais après leur félicité; +ils se la donnent, ce qui est plus sur, et j'ai placé +en ce qui me concerne toutes mes provisions de +bonheur dans le coffre-fort de ma boîte osseuse.</i></p> + +<p><i>Mais, Messieurs, laissons là ces questions +d'intimité confraternelle, ces confidences à huis-clos, +pour aborder, puisqu'il le faut, la série de +mes revendications personnelles:</i></p> + +<p><i>Bien que je ne me soucie point des bruits +extérieurs, des éclats de presse et des sourdes +médisances de la pâle envie, et quoique je +n'ignore point, selon un vieil adage français, +qu'</i> «à laver la tête d'un nègre on perd sa +lessive,» <i>je ne pourrais et ne devrais laisser +passer sous silence les coups d'espadon maladroits, +que des pauvres bretteurs sans convictions +ont tenté de me porter en pleine poitrine, +si ces coups d'estoc avaient pu atteindre autre +chose que ma cuirasse d'indifférence.</i></p> + +<p><i>Il en est cependant autrement d'une remarque +plus générale et que je serais mal fondé +prendre en mauvaise part, car je la crois faite +loyalement et sans parti pris, avec un ton +sobre et une affection quasi-paternelle, par des +écrivains bien élevés, d'un esprit judicieux et +éclairé; je veux parler de mes déplorables +tendances au style précieux, papillotant et +maniéré; ainsi que de mes aptitudes spéciales +à forger sur l'enclume des dictionnaires anciens +les plus imprévus néologismes.</i></p> + +<p><i>A ce</i> «Cave Canem» <i>placé si charitablement +au début de ma route, je m'efforcerai de +répondre avec toute la sympathie que m'inspirent +mes bienveillants critiques et la bonne +foi à laquelle ils ont droit. Dans ce but, et +afin de vous faire prendre patience, je pourrais +vous conter, Messieurs, un apologue qui +serait mon apologie, mais je préfère abandonner +le genre figuré au propre parler, et +laisser de côté l'histoire naturaliste et sensualiste +du roi des truands</i> Fort en Gueule <i>et du +prince</i> Fine Bouche, <i>parabole où chacun de +vous eût pu trouver des allusions peut-être en +dehors de mon sujet, mais toutes en faveur de +ma cause.</i></p> + +<p><i>Si j'invoque en premier lieu ma préciosité, +je ne nierai pas avoir été nourri dans le</i> +Salon bleu <i>d'Arthénice et m'être complu aux +mièvreries galantes de la</i> Guirlande de Julie.<i>—Mais +qui me porta, je vous le demande, +Messieurs, à courtiser la princesse Aminthe, +fille de la Déesse d'Athènes, et à tisonner mes +sympathies ardentes pour les Ménage, les +Voiture, les Sarasin, les Montreuil, les Conrart +et ces Messieurs de Port-Royal?—Qui +m'excita à m'amignoter en compagnie de +Stratonice, de Félicie, de Doralise ou de +Calpurnie? Qui? sinon mes précieux instincts +littéraires, et mes propensions amoureuses +composer des métaphores assez riches pour capitoner +les murailles grises de la réalité attristante +et froide.</i></p> + +<p><i>Il y a, disait Diderot, des grâces nonchalantes +et des nonchalances sans grâce. A ceux +qui me reprochent mon afféterie, j'opposerai +ma personne et mon tempérament, et mettrai +en avant mon naturel, mes goûts, mes sens, +mes gestes, ma démarche sans théorie, et l'accent +de mes paroles. De l'orteil aux cheveux, +tout en moi se tient sans se contredire; je +puis</i> plaire <i>ou</i> déplaire, <i>mais je me déclare +et me sens incapable d'inspirer de ces sentiments +mixtes, tels que de petites passions ou d'anodines +amitiés, voire de l'indifférence. Tel que +je suis, comme homme, je puis être un allumeur +de désirs chez les quelques femmes qui seront +frappées par ce qui constitue ma personnalité, +de même que, tel qu'il se présente, mon style +pourra séduire entièrement quelque rare lecteur +qui y sentira le naturel de ma griffe, +sans éprouver le besoin d'y apercevoir ma signature +au bas de la page.</i></p> + +<p><i>Je suis donc aussi naturel dans ma démarche +et dans mes amours, que dans mes +écrits; aussi peu recherché dans la manière de +puiser mes pensées que dans la façon de les +exprimer, si j'y mets quelque chose de plus +que les autres, c'est que ce quelque chose est +en moi: il y a des poules dont les oeufs sont +marbrés de vert et de rose, de même qu'il y a +des fleurs au parfum, quintessencié dont peu +de personnes peuvent subir l'approche, mais qui +ravissent les odorats dépravés.</i></p> + +<p><i>Eh! Messieurs, tout est là; il est des +hommes qui naissent avec un caractère bien +tranché; il semblerait qu'ils soient plutôt nés +d'eux-mêmes que descendus d'Adam, ils sont +au-dessus des tempêtes comme la mer de cristal +que saint Jean vit dans le ciel, laquelle n'était +agitée par aucun vent. Pour moi, toute ma +morale consiste dans la façon de régler mes +moeurs selon les préceptes de mon jugement, et +j'ai toujours songé que savoir l'art de plaire +ne valait pas la sympathique manière de pouvoir +plaire sans art. Je ne serai jamais, j'en +conviens, le hochet de la foule; «l'esprit du +vulgaire, s'écrie un philosophe ancien, est +semblable aux rivières dont les eaux soutiennent +les choses les plus légères et viles comme +la paille, les fruits secs et les noix creuses, +tandis que les objets plus précieux et plus +pesants comme l'or et les diamants, y sont +ensevelis et roulés dans le sable ou la vase.»</i></p> + +<p><i>Qu'on ne dise donc pas que je suis précieux +par vanité et par genre, que je mets des grelots +à mon style ou que je harnache ma prose +comme une mule espagnole, cela serait hyperbolique +et faux, autant vaudrait affirmer +que si je passe sur la place publique, le +chapeau incliné sur l'oreille comme un feutre, +le torse cambré, la poitrine en avant, le +manteau jeté en draperie sur la courbe de +mon bras et ma canne au côté comme une +rapière, relevant en retroussis ma cape-pardessus +qui traîne à terre, autant vaudrait +affirmer, dis-je, que tous mes gestes sont +étudiés, toutes mes poses analysées dans un +but de recherche, tous mes pas bien mesurés +pour ne rien déranger à l'ensemble de ma +silhouette, et cependant, Messieurs, j'ai cru +remarquer des reproches analogues, lorsque, +ainsi équipé, je passe parmi le brouhaha des +foules. J'ai pu m'apercevoir que l'oeil béat des +simples me regardait singulièrement, pendant +que des esprits forts esquissaient,—non pas +un sourire que j'aurais clos à l'instant,—mais +une sorte de papillotage de l'oeil qui +indique la surprise mariée au blâme très +légitimement.—Dans ces courses à travers +la ville, Messieurs, je suis aussi simplement +attifé que ma prose dans mes écrits, ma personne +et mon style me reflètent, aussi bien +quand je compose, qu'à ces instants où, seul +et sans souci je marche dans le dédain des +inconnus, l'esprit en avant-garde de mon +corps.</i></p> + +<p><i>Il me serait facile de démontrer plus amplement +le non-sens de ces reproches, je pourrais +même dire ici ce que je pense des précieuses et +des sacrificateurs de leur temple, mais ceci nous +entraînerait bien loin: je me réserve de vous +soumettre à ce sujet un travail séparé qui +fera bonne justice des sottises qu'on débite journellement +sur les habitués de l'Hôtel de +Rambouillet, mais je n'oublierai pas, Messieurs, +que dans notre civilisation actuelle, et +à l'heure présente, je ne suis pas le seul +précieux, et que chacun se plaît à reconnaître +que le temps que vous me consacrez l'est infiniment +plus que moi.</i></p> + +<p><i>Vous penserez bien que je ne suis pas semblable +à ces orateurs dont la facilité de parler +ne provient que d'une impuissance de se taire; +et vous me permettrez d'arriver maintenant +ma seconde riposte, c'est-à-dire au néologisme +dont mes excellents critiques me blâment si +tendrement de faire un usage abusif.</i></p> + +<p><i>Je suis de ceux qui croient que l'expression +rajeunit la pensée, non pas qu'il faille chercher +à raviver les choses déjà exprimées, mais +au contraire, dans ce sens, qu'un écrivain doit +mouler ses pensées dans sa personnalité et les +émettre fraîches écloses, avec l'assurance qu'un +autre a pu concevoir d'une manière analogue, +sans accoucher sous une forme identique.—Il +y a donc néologismes et néologismes, comme il +y a fagots et fagots: les uns sont importés dans +la langue pour interpréter les idées nouvelles, +les autres ne sont que des pléonasmes de termes +anciens qu'il est inutile de refondre dans une +matrice moderne.</i></p> + +<p><i>On peut m'accuser d'enfanter les premiers, +mais je ferais volontiers la gageure qu'aucun +de mes écrits ne contient le plus mince des +seconds, car j'</i>étymologise <i>plus que je ne</i> +néologie, <i>et je ne me montrerai jamais ni +assez boutadeux, ni assez mauvais grand-prêtre +de la langue, pour me permettre la fantaisie +de baptiser les pauvres petits bâtards des +piètres écrivassiers d'aujourd'hui</i>.</p> + +<p><i>Je professe l'opinion d'un grammairien logique +et indépendant, à savoir que le français +récent sans la langue ancienne est un arbre +sans racines, et je dévore chaque jour les racines +de cet arbre géant, Messieurs; je m'en +repais comme un Anachorète, je les recherche, +et les trouve dans Richelet, dans Ménage, dans +Furetière, dans Saint-Evremont, dans J. Leroux +et dans Langlet-Dufresnoy, sans espérer les +découvrir dans les dictionnaires châtrés de nos +Académies patentées. Je les savoure surtout, +ces racines profondes de notre terroir, dans le +sage et bon Montaigne, dans Rabelais, le +grand néologue, dans les auteurs et les poètes +satyriques du seizième siècle, dans les épistoliers +du dix-septième, dans Molière, dans Balzac ou +dans Saumaise, et jusque dans Diderot, Saint-Simon +et Voltaire, ce merveilleux écrivain qui +a peut-être encore plus ressuscité de mots qu'il +n'en a inventés.</i></p> + +<p><i>La beauté et le pittoresque de notre langue +est dans sa tradition; son sang le plus coloré, +son génie, sa verdeur toute gauloise, ce je ne +sais quoi de galant et de bravache qui pique +et dévergogne la pensée, tout ce sel attique et +cette moutarde capiteuse n'ont d'autre provenance +qu'une origine de plus de cinq siècles; +l'écrivain de nos fours qui néglige ses ancêtres +est plus barbare que les premiers Gaulois, il +a la sottise d'un guerrier qui ignorerait l'histoire +de son drapeau et les héroïques faits +d'armes de ses vétérans dans la carrière. +Hélas! Messieurs, il faut bien le dire, nombreux +sont ceux-là qui négligent les sources +salutaires, ils n'apprécient pas la saveur des +bonnes cuvées, et ils croient toujours boire la +piquette du néologisme en profanant et méconnaissant +la rouge boisson des plus vieux crûs.</i></p> + +<p><i>Il n'y a que les secs, les constipés d'imagination +les petits jardiniers d'un vilain style à la +Le Nôtre,</i> les hommes de marbre, comme les +nommait Grimm, <i>qui puissent jouer au casse-tête +chinois avec les vocables discutés, revus et +approuvés par les habitants du Palais-Mazarin.—Pourquoi +ne pas vendre aux peintres +des couleurs tolérées par l'État, si l'on ne veut +pas permettre aux littérateurs de franchir les +lourds et ternes in-folios d'académie?</i></p> + +<p><i>Le malheur est qu'on a dit et répété sans +raison à la suite de l'ennuyeux rhéteur Despréaux, +le trop fameux:</i> enfin, Malherbe +vint, <i>et je ne ferai injure à personne, même +à Malherbe, en affirmant qu'il n'était nullement +nécessaire</i> qu'il vînt. <i>Boileau estimait +trop Horace pour ne pas méconnaître notre +ancienne littérature vivante et vibrante, et +pour ma part je fais bon marché de ce classique</i> +aligneur de rimes, <i>ne serait-ce qu'en faveur +de Ronsard et</i> «ses pipaux rustiques,» <i>ou +de Saint-Amant,</i> «ce fou qui décrivait les +mers.»</p> + +<p><i>Au reste, sans me lancer dans cette disgression +peut-être trop longue à votre gré, +puisque je parle à des croyants et à des fidèles +coûtumiers de ma prose, j'aurais pu chevaucher +cet aimable paradoxe que,</i> si tout ce qui +est français moderne ne se comprend pas, +tout ce qui, par contre, se comprend est +français; <i>mais il se pourrait que ce sophisme +ne vous convaincût pas, Messieurs, et je passerai +outre dans mes revendications, en affirmant +que toute critique relative au néologisme ne +saurait avoir prise sur moi, car je me considère +attaché par les entrailles à la langue-mère +si chaude et si noble du seizième siècle, comme +je le suis par l'esprit aux badinages spirituels +et aux railleries profondes du siècle de +la Régence.</i></p> + +<p><i>Je ne veux donc pas prostituer mon langage, +et si</i> je néologie, <i>je fais voeu de ne jamais</i> +argoter.— <i>Pour vous prouver combien je +suis et veux rester constant dans les principes +et les sentiments que je viens de vous exprimer +avec le sans-façon et la quiétude d'un esprit +indépendant et altier plutôt qu'orgueilleux, je +vous présenterai aujourd'hui même, dans la +fraîcheur de sa novelleté, la plus récente expression +de mon</i> Langage amarivaudé <i>et de mon</i> +Style minaudier, <i>sans crainte d'effarer mes +charmants aristarques qui finiront, si bon leur +semble, par ne voir en moi qu'un «grand +enfant opiniâtre et incorrigible.»</i></p> + +<p><i>J'aurais pu, Messieurs, intituler ce dernier +volume</i> «Le Cadran de... Cupido,» <i>mais il +est des esprits inquiets qui cherchent la petite +bête sans prendre la peine de se regarder par +le gros bout de la lorgnette, et comme il existe +en plus—et en nombre aussi peu respectable,—des +Agnès ou des Arsinoë qui n'eussent pas +manqué de s'appesantir sur l'aiguille de ce +cadran, jusqu'à offenser la morale, j'ai cru +qu'il était de ma dignité de ne pas prêter le +dos aux interprétations malveillantes et niaises +des impuissants assez malheureux pour avoir +oublié sur l'horloge de l'amour l'heure glorieuse +de midi.</i></p> + +<p><i>Afin de lasser la curiosité des badauds +chercheurs de lune en plein jour, et aussi pour +mieux me mettre à l'abri du profane vulgaire, +j'ai pris et accroché au fronton de mon petit +temple ce titre simple et...</i> gracieux—<i>(encore +un néologisme inventé par Ménage),—ce +titre sans fanfare et sans scandale:</i> «Le +Calendrier de Vénus.» <i>Vous n'y trouverez +assurément pas les graves dissertations, les +lourds chapitres que vous seriez en droit d'attendre +d'un homme mûr, adipeux, bardé de +grec et de latin et blanchi sous le harnais +des sciences stériles, ni même une étude très +fouillée et très prolixe sur la fille de Jupiter +et de la nymphe Diane, sur celle qu'Énée +appelait:</i> Dionoea mater.—<i>Je ne voudrais +point être aussi mythologique, parler, hors de +saison, de Pline, d'Horace, de Virgile, de +Tacite, de Cicéron ou de Sénèque, pour conclure +en m'anéantissant dans une érudition +sans grâces, lors même que j'invoquerais</i> +Aglæia, Thalie <i>et</i> Euphrosine.</p> + +<p><i>Ce livre est issu de l'écume de ma fantaisie +et de la volupté de mes sensations personnelles, +comme Vénus est sortie de l'écume de l'onde. +A ceux qui se voileraient le visage, je dirai +que je ne maçonne pas les remparts de mon +âme avec la perfidie et les apparences de la +chasteté; je vais volontiers me faire couronner +à Amathonte, à Cypre, à Idalie et à Gnide, +et je le dis loyalement: les myrthes me sont +plus agréables que les lauriers, et si, en faune +bragart, je cours après les nymphes roses et +friponnes, je ne vais pas avec elles me cacher:</i> +sub antro. <i>Le soleil peut me voir et Phoebé en +pâlir sans que le moindre vermillon ne vienne +cardinaliser mes joues.—Je ne permets qu'aux +octogénaires de me blâmer et je leur pardonne, +comme on pardonne aux goutteux qui +blâment la célérité des autres, car, selon l'auteur +des</i> Questions sur l'Encyclopédie, <i>nous +ressemblons presque tous à ce vieux général +qui, ayant rencontré de jeunes officiers qui +faisaient la</i> petite joie <i>avec des filles, leur dit +tout en colère. «Eh! Messieurs, est-ce là +l'exemple que je vous donne?»</i></p> + +<p><i>J'ajouterai, afin de terminer ce discours +trop long à mon gré, et sans aucun doute au +vôtre, que je vous crois, Messieurs et Petits-Maîtres, +trop raffinés et trop sincèrement +dégustateurs pour penser que vous puissiez +aujourd'hui espérer de moi un long roman +bien cousu, brodé sur le canevas d'une aventure +mirifique et idéale.—Le temps n'est plus +où Bassompierre buvait dans sa large botte +et où les courtisans du dix-septième siècle +dévoraient l'</i>Astrée. <i>Si j'étais gentilhomme +verrier, comme aux beaux jours d'antan, je +dédaignerais de souffler ces immenses coupes +où s'abreuvent les peuples de Germanie, ces +lourds Teutons sans délicatesse, je réserverais +mes soins à ces mignonnes cristalleries de +Venise, fines comme la dentelle et légères +comme un souffle d'amour; c'est dans les petits +verres que se versent lentement les liqueurs les +plus exquises, c'est dans les grands que le +peuple s'enivre.—Les gros romans grisent +brutalement comme ces repas de corps des noces +de banlieue, où la grossière gaîté tache la +nappe et éclabousse la nature.—Loin de nous, +Messieurs, ces beuveries écoeurantes, ces crevailles +d'insipides Grandgousiers sans estomacs; +si nous courons à la lippée, c'est en partie +fine, dans des petits soupers choisis et bien +conçus, sans calbauder ni faire chatte mitte; +qui nous aime nous suive! et dussé-je pour +ma part m'inviter moi-même comme Lucullus, +cet immense incompris, je n'en aurai pas +moins grande joie, et penserai, en flaconnant +solitairement, que les plaisirs faciles ne se +dissipent que trop vite et qu'hélas! ce qui nous +vient par la flûte souvent s'en retourne par le +tambourin.</i></p> + +<p class="mid"><i>Paris, 25 septembre 1879</i>.</p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/04.jpg" width="300" height="239" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/05.jpg" width="400" height="169" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2><i>MEMORANDUM D'UN ÉPICURIEN</i>.</h2> + +<h4>FRAGMENTS ET NOTES AU CRAYON</h4> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i40">Je m'accagnarde dans Paris,</p> +<p class="i40">Parmi les amours et les ris.</p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i50"> B<span class="sc">OIS</span>-R<span class="sc">OBERT</span>.</p> +</div></div> + +<p><span class="lef"><img src="images/j.jpg" width="100" height="128" alt="" /></span>e sommeillais encore lorsque Babette +m'a remis ce matin la longue +épitre de sa maîtresse.</p> + +<p>Le soleil filtrait timidement au travers de +l'épaisse soie bleue des rideaux, et je berçais +avec complaisance ma langueur dans un +réveil craintif et caressant. Babette avait les +joues fraîches et colorées par les baisers de +l'air matinal, elle semblait accorte et bien +heureuse de vivre; l'espièglerie se jouait +dans ses narines délicates et nerveuses, +tandis que le rire, compagnon de son âge, +s'était blotti presque respectueusement aux +commissures de ses lèvres humides et roses. +Sur le seuil de ma chambre, son pli cacheté +à la main, elle n'osait approcher de mon +lit—: Qu'est-ce, Babette? venez çà; seriez-vous +timide, et maître Jean n'était-il point +là pour vous annoncer?—Pardonnez, +Monsieur, mais, Madame m'a semblé tenir +à ce que je vous remisse moi-même cette +lettre; peut-être y a-t-il réponse, et j'ai cru...</p> + +<p>La soubrette s'avança de trois pas, rougissante +comme une pêche duveteuse en +août, et baissant ses longs cils sur l'azur de +ses yeux.—Je pris paresseusement l'enveloppe +parfumée et l'ouvris. Babette alors +souleva les tentures pour laisser pénétrer le +grand jour; elle eut un mouvement exquis, +et se campa comme un page auprès de la +fenêtre; sa légère robe de toile emprisonnait +ses larges hanches et modelait sa gorge, +tandis que, renversée en Bacchante, rose et +frisonnante, un bras en l'air, elle retenait +les lourds plis du rideau sombre dans ses +doigts mignons et effilés de petite lingère.</p> + +<p>Je m'affainéantissais et m'étirais, tout +alangouri dans la tiédeur des draps; des +sensations de moite volupté serpentaient +lentement dans mon dos; les oreillers battus +et chauds avaient des caresses; l'air de la +chambre appelait l'union.—Babette cariatide +était toujours là; la lumière mettait des +points d'or sur les bandeaux crespelés de sa +blonde chevelure. La lettre de la baronne +tremblait dans ma main, une lutte était +ouverte dans mon esprit: l'artiste admirait, +le libertin souriait aux sens, le dandy seul +en moi protestait;... une camérière, fi donc! +et c'est en vain que mon regard errait sur +la lettre de la maîtresse pour s'arrêter toujours +à ce torse de Diane, à ce col droit et +bien posé sur des épaules aux lignes sculpturales +et tentalesques.</p> + +<p>Babette!</p> + +<p>—Monsieur?</p> + +<p>—Approchez je vous prie.</p> + +<p>Le rideau qu'elle soutenait retomba, +l'obscurité se fit dans la chambre; le dandysme +céda aux désirs du libertinage. La +lettre d'amour fut sacrifiée à l'amour même.—Babette +babilla comme un ange; le plaisir +n'a pas d'armoiries lorsque la jeunesse +et la beauté sont reines chez la créature. La +petite colombe fut tendre; elle me donna +mille baisers, autant que Lesbie en prodigua +jadis à Catulle, et Lesbie, assurément, +ne valait pas Babette, qui, en me quittant +respectueusement demanda:</p> + +<p>Monsieur n'a-t-il pas de réponse à faire +à Madame?</p> + +<p>Viens la chercher demain matin, ai-je +répondu en reprenant à terre la longue +épitre de sa maîtresse dans mes doigts qui +avaient encore la fièvre des caresses-données +et le tact des beautés senties.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Quand, cyniquement, avec la bravoure +de ma franchise, je racontai le surlendemain +à la belle baronne, mon aventure avec la +petite Babette, lui détaillant la fraîcheur +élégante de ce <i>tendron</i>, je vis d'abord +sur son visage un mouvement de dépit et +comme la sensation d'un violent affront; +puis, comme je restais souriant et ironique, +elle regarda fixement le bout des branches de +son éventail nacré, avec un regard singulier +à la fois cruel et doux. Je lui pris la main +et, m'approchant davantage à portée de ses +lèvres, je me confessai lentement à son +oreille, sans me signer dans un acte de contrition +inutile et menteur.</p> + +<p>Babette! Babette!—répétait ma grande +amie, tandis que j'enfonçais et piquais +comme autant d'épingles, sur la pelotte charnue +de son coeur, les mille petits traits de +ma fantaisie galante.—«Ma Babette! une +enfant! est-ce possible? exclamait-elle;»...et +son oeil suivait dans le vague comme +une illusion qui s'envole à tire d'aile.</p> + +<p>Jusqu'alors la baronne, devant des confidences +de ce genre, conservait une tenue +de grande coquette, elle soupirait un +«<i>ingrat!</i>» plein de caresses et de reproches +superficiels; car elle savait qu'en amour; +les romans sont plus amusants que l'histoire +ancienne, et que les faits divers agrémentent +le prosaïsme du journal quotidien. +Elle excusait en femme du monde qui sait +vivre et aimer, le naturalisme de mes +passades; mais, cette fois-ci, il me parut que +je heurtais chez elle moins d'insouciance, +et je crus lire dans son regard comme un +soupçon de féroce jalousie.</p> + +<p>Étais-je l'objet de ce sentiment passionné, +ou mieux encore, ne se manifestait-il qu'en +faveur de Babette? cette dernière pensée se +fixa dans mon esprit, évoquant les traits accentués +de la tribaderie ancienne et moderne, +et les vices les plus mignons du XVIIIe siècle,—Babette +avait, je dus alors m'en souvenir, +des manières frisques et policées, et +elle montrait un certain ragoût dans la servilité +de ses plaisirs. Vénus est bonne institutrice +dans son temple de Lesbos, me +disais-je; mais depuis la divine Sapho, les +hommes ne sont plus si grecs dans l'orchestration +des joies discrètes, et je jure +Dieu sur les mânes du chevalier de Faublas, +que mon inconstance à la baronne ne +sera pas comme ces épées à deux mains +qui décapitent sottement le bourreau sans +effleurer les victimes.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Babette, en me revoyant, a beaucoup +ri et un peu pleuré devant le tribunal +de mon scepticisme; le rire ensoleillait la +rosée de ses larmes et ses quenottes blanches +mordaient, dans un grincement, l'incarnat +de ses lèvres épaisses. Elle relevait, pour +étancher les perles humides de ses yeux, un +coin de son dernier vêtement, avec un +mouvement de pudeur impudique qui était +l'aveu même de sa beauté. Sur de tels appas, +on pouvait fourrager les grâces, et jamais +Boucher ne mit sur les rondeurs satinées +d'une gorge deux petites fleurs de pêcher +d'un rosé plus fondant, d'un coloris plus +effronté que celles qu'on pouvait cueillir +sur le sein de la fillette. Je compris que +l'adorable soubrette n'était point créée pour +se fiancer à un rustre d'anti-chambre; +l'amour avait sur elle des droits multiples, +et les passions brutales devaient épargner +pour quelques temps la délicatesse idéale +de ces contours radieux. En éveillant la +nature de la friponne, j'avais renversé le +pot au lait de la réalité; elle me conta l'histoire +de ses sens—car les sens comme les +peuples ont leur histoire,—avec l'espièglerie +craintive d'un jeune chat; mais l'histoire +de ma petite blonde avait à peine un +chapitre; c'était le début original du plus +curieux roman qui serait à faire, si les modernes +Athéniens ne singeaient pas l'austère +morale des Spartiates.</p> + +<p>O Babette, charmant professeur! comment +pourrais-je assez te remercier de m'avoir +appris à lire dans la grande grammaire +de l'humanité que les femmes qui sont fidèles +au masculin ne le sont pas toujours +au féminin?—Depuis cette grave leçon, +la pauvre baronne est devenue fière comme +une déesse. Lorsqu'après une absence prolongée, +je la trouve seule sur sa chaise +longue, elle prend une allure de reine +amoureuse et, d'un ton préfectoral, mitigé +par la tristesse railleuse du sourire, elle +soupire lentement avec des regrets accentués: +«Nous sommes bien triste, mon +doux ami; on vous désire, on vous appelle; +c'est mal de nous négliger ainsi pour courir +après de nouveaux caprices; et cependant, +libertin, qu'on se défend d'aimer alors qu'on +n'en peut mais, n'avez-vous pas ici ce qu'il +vous faut: de l'amour, des caresses et..... +même davantage.»</p> + +<p>Presque toujours dans l'antichambre, +avec ses grands yeux doux, Babette par +son silence m'en disait tout autant.<br /><br /></p> + +<h3>II</h3> + +<p>Bien charmants ces quelques vers d'un +poète du XVIe siècle; c'est l'excuse du +<i>Don-Juanisme</i> et la variante du <i>Pâté d'Anguilles</i>:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Les plus délicieux ragoûts</p> +<p>Dont une fois nostre appétit s'éguise,</p> +<p>Si l'adresse ne les déguise,</p> +<p>Nous donnent souvent des dégoûts;</p> +<p>Le changement réveille, pique, anime,</p> +<p>Mêmes chardons dégoûtent le baudet,</p> +<p>Ce qu'un latin par ces trois mots exprime:</p> +<p><i>Natura diverso gaudet.</i></p> + </div> </div> + +<p>Chaque femme n'apporte-t-elle pas +l'homme, qui sait et peut en jouir, son +contingent de plaisir?—Il n'y a que l'amateur +de femmes qui soit logique et indépendant; +l'amoureux demeure esclave et sans +pratique; il ne sait pas, en donnant à sa +maîtresse la crainte de le perdre à d'autres, +lui inoculer le désir de le conserver.—L'amour +ne vit que d'inquiétudes, +de soupçons, d'espérance; il faut y être de +sang-froid pour laisser tomber traîtreusement +ces sentiments dans un coeur qui vous +aime. Un amant fidèle ne sera jamais un +<i>passionniste</i>. Pétrarque, en affichant une +passion sans espoir pour la belle Laure de +Noves, se consolait charnellement dans les +bras d'une boulangère à laquelle il laissa +mieux que des sonnets, des odes ou des +canzones; et Goethe, aussi pervers que +Valmont, écrivit ses pages les plus sentimentales +sur le dos complaisant d'une maîtresse +passagère.—On peut faire du sentiment +à la condition de n'en point trop +sentir, ou bien encore paraître mourant et +platonique à la table de l'amour, en ayant +le bon sens de frétailler de ci, de là au banquet +des mamoseux plaisirs.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Tous ces pauvres diables qui guitarisent +sous des balcons déserts, et qui semblent +affamés comme de jeunes lévrons, n'entendent +rien à la séduction—à Cythère, on +ne prête qu'aux riches; on fait peu l'aumône +aux pauvres, on ne traite que les +repus;—le grand art, c'est de ne rien +demander, mais de se laisser tout faire. Les +vrais libertins sont passifs, ils ont le dandysme +de leur indifférence; l'imagination +est leur propre pourvoyeuse; ils fanfreluchent +leurs sensations, et sont recueillis +comme des gourmets en dégustant les plaisirs +qu'ils éprouvent. Les femmes ne sont +jamais les esclaves que de tels hommes; +devant eux, elles sentent la puissante rivalité +des plaisirs passés ou des joies futures, +elles concourent pour prendre place dans +un souvenir, et elles déploient toutes les +complaisances, toutes les ruses, toutes les +habilités qu'elles peuvent inventer, semblables +à un Vatel qui s'ingénierait à découvrir +des sauces merveilleuses propres +flatter le palais blasé d'un royal convive.</p> + +<p>Montaigne disait: <i>que sais-je</i>? et Rabelais: +<i>peut-être!</i>—Le petit maître amateur et +consommateur de femmes est aussi raffiné, +il pense comme ces grands maîtres, mais sa +devise est plus décourageante; il la laisse +tomber avec un souverain mépris, c'est le +gant de l'indifférence et de l'impassibilité +jeté aux grandes passions ou aux fantaisies +vulgaires; cette devise, éperon d'acier de la +galanterie suprême, c'est: <i>à quoi bon!</i> ou +bien encore: <i>que m'importe!</i></p> + +<p>Toutes les femmes le ramassent ce gant; +il provoque à la lutte: <i>que m'importe</i>, c'est +une injure à leur beauté: <i>à quoi bon</i>, c'est +un défi à leur savoir faire.—Achille n'était +vulnérable qu'au talon; les fières amazones +veulent connaître le défaut de la +cuirasse de ces superbes indolents; elles se +croient habiles à l'escrime d'amour; leur +vanité est en jeu: que ne feront-elles pas? +Elles videront le carquois de Cupidon jusqu' +la dernière flèche, mais si elles ont +pour partenaire un beau joueur, un homme +volontaire et hautain, elles se rendront +corps et âme à la discrétion du vainqueur, +qui, non moins généreux qu'Alexandre +l'égard de Darius, les traînera un jour +son char, sans prétendre les esclaver par +des chaînes éternelles.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>C'est faire trop d'honneur à la nature +humaine, disait Saint-Evremont, que de lui +donner de l'uniformité.—Ne peut-on pas +ajouter: c'est faire trop grande injure aux +femmes et à l'amour que de leur accorder +de la constance.—Dans un évangile fantaisiste, +d'après un galant écrivain, Dieu a +dit aux hommes: «Les coteaux sont couverts +de vignes, les femmes sont pleines +de roses, les oiseaux chantent dans les bois: +écoutez, moissonnez, vendangez.» Aux femmes, +Dieu a dit: «Laissez cueillir les roses, +elles refleuriront sans cesse,» et les femmes +ont toujours suivi la parole de Dieu.</p> + +<p>L'amoureux fait fleurir les roses, le libertin +les effeuille, les distille et s'en parfume +à bon escient; celui-là, au printemps de la +vie, se laisse asphyxier follement par elles; +celui-ci, plus pratique, les conserve et en +évoque les exquises senteurs, avant même +que la bise soit venue ou que les frimas +aient passé sur sa tête d'archiviste des +grâces et de mémorialiste de la beauté.</p> + +<h3>III</h3> + +<p>Tache sombre, jour néfaste à marquer +sur mon coquet calendrier de Cypris.</p> + +<p>Je la rencontrai après un étincelant +dîner d'amis, elle marchait crânement, +comme seules savent marcher les parisiennes, +avec une allure gracieuse et caressante; +ses souliers mignons me parurent +enfermer le divin pied d'une Fanchette, +tandis que ses talons Louis XV, cerclés +d'or, battaient avec un son mat l'asphalte +du trottoir.</p> + +<p>Peut-être avais-je le cerveau quelque peu +coiffé de Champagne, peut-être aussi la plénitude +heureuse de ma digestion me portait-elle +dans l'oeil le monocle de l'indulgence; +je ne sais trop, mais je me sentais +en veine de gaillardise, l'habit faisait valoir +la poupée et, nouveau Faust, je cueillis +cette Marguerite de carrefour au sortir du +cabaret.—Je pris cette fille comme on s'asseoit +au café, sinon pour siroter un grog, +du moins pour voir défiler les badauds. +Sur la contrefaçon de la carte du tendre, +le pays galant représente des promenades +extérieures où défilent les spécimens des +vices les plus divers, pour peu que l'on sache +les faire sortir de l'étrange tanière des souvenirs +où ils sont blottis.</p> + +<p>En entrant dans sa chambre, j'éprouvai +le même écoeurement que si je me fusse +sali salaudement. La pièce, assez vaste, était +tendue d'un vilain papier à fond rouge, +semé d'énormes fleurs grises; une tapisserie +de vieil hôtel de province. L'armoire +à glace à trois corps, en palissandre ciré, +se dressait contre la paroi qui faisait face +la cheminée de marbre gris, et d'antiques +fauteuils en velours nacarat traînaient sur +le tapis ponceau râpé, semblable au drap +blanchi d'un billard. Au fond, dans l'alcôve, +le lit—élevé comme un autel à Vénus +Pandemos—un lit étagé par trois matelas +et recouvert d'un surtout en fausse guipure, +au travers de laquelle apparaissait le blanc +douteux des draps mous, chiffonnés, frippés, +torchons encore chauds d'une sale cuisine +de gargote d'amour.—Tout cela à l'entresol, +en pleine rue Lafitte.</p> + +<p>Je restais silencieux, pris de honte; le +dégoût me serrait à la gorge.</p> + +<p>La fille ôta ses gants, retira son chapeau, +ouvrit son corsage avec des lenteurs accablées +et des nonchalances d'abrutissement. +Son corset qui tomba, oppressait sa taille, +et marbrait de filets rouges le jaune bilieux +de sa peau; ses bas de soie bleue étaient +tirés sur des maigreurs déplorables, et le +petit pied de Fanchette était déformé et +meurtri. Dans cette mise à nu d'un corps +sans ressorts voluptueux, il suintait comme +d'un mur d'égout une humidité de vice +malsain et des larmes visqueuses de débauche.</p> + +<p>Elle voulut me passer autour du cou ses +bras arrondis, mais je reculai comme au +contact froid d'un serpent.—Depuis quelques +instants elle me contait l'emploi de +ses journées, l'amabilité généreuse des +hommes de bourse, avec le cynisme du +débraillé et l'argot spécial des virtuoses de +la galanterie.—Je la questionnais tristement, +sans avoir le courage de jouer les +<i>Desgenais</i> vis-à-vis de cette cabotine de +l'amour aussi repoussante qu'un ulcère qui +se découvre alors qu'on voudrait le cacher. +Lorsqu'elle essaya d'oeillader plus tendrement +et qu'elle tenta de m'exciter avec la +banalité du sourire aux caprioles priapesques, +je fis un mouvement vers la porte; +l'image gracieuse et folâtre de mes tant +gentes maîtresses, tous ces babouins frais +et délicats me revinrent en mémoire.—Pousser +plus avant cette aventure à bon +marché, c'eut été non-seulement me souiller, +mais bien mieux faire affront à mes +principes et tirer ma poudre aux chauves-souris +des sentines.</p> + +<p>Que pouvait m'offrir cette gamelle, +moi le repus, qui, dans les plus fins soupers +n'arrive qu'au dessert? Qu'aurai-je pu +trouver d'inédit dans cette prostitution? +Les courtisanes ont trop connu d'amants +pour avoir appris les délicatesses du libertinage; +ce sont les cuisinières des restaurants +à bas-prix qui triturent salement un +mauvais <i>ordinaire</i>. Elles sont prudes et bégueules +pour tout ce qui sort du convenu +afin de rentrer dans les convenances personnelles; +les grandes routes n'offrent pas +d'ombrages, on ne s'égare que dans les +sentiers isolés, l'amour est un art en dehors +du vulgaire, chacun croit le comprendre, +très peu le pratiquent.—Les vrais buveurs +soignent eux-mêmes leurs vins, et les +cavaliers sérieux dressent leurs cavales; +ainsi font les rois de Cythère: ils aiment +apprendre à lire à leurs sultanes dans le +rarissime manuel des voluptés complexes.</p> + +<p>Je me donnai donc la joie de payer le +repos d'une nuit à cette infortunée servante +de Vénus, sans prendre le temps de +récolter les accolades de sa gratitude. +En refermant la porte je l'entendis pleurer—le +vice a quelquefois fait ses humanités;—ô +chimistes-philosophes, qu'y avait-il +dans ces larmes de pauvresse?</p> + +<h3>IV</h3> + +<p>Dans le <i>Drawing room</i> de Miss Georgina, +j'ai relu par deux fois, avec la plus grande +attention, cette singulière annonce du <i>New-York +times</i>.</p> + +<blockquote><p> +Une dame, ayant divorcé deux fois, et ayant +constaté par expérience combien ces sortes de séparations +sont cruelles, désirerait convoler une +troisième fois. Son nouveau mari pourrait lui en +faire endurer beaucoup, et être certain qu'elle ne +se séparerait pas de lui.</p> + +<p>Ecrire aux initiales <i>J. C. W., 31, Wall street, +New-York</i>. Il sera répondu par un envoi immédiat +de photographie.</p> + +<p>La dame qui fait l'objet de cette annonce est +grande, forte, et soulève <i>volontiers</i> de lourds fardeaux +à bras tendu. Dents éclatantes de blancheur. +Complexion tendre.</p> + +<p>On demande un gentleman de quelque fortune, +élégant, distingué, petit et blond; on le préférerait +dans le commerce des huiles minérales.</p> + +<p>Ecrire par lettre affranchies. +</p></blockquote> + +<p>Miss Georgina, accoudée derrière le +fauteuil, pendant cette lecture faite à haute +voix, riait de ce joli rire guttural spécial +aux anglaises, et dont la fraîcheur et la vibration +argentine rappellent le son des +clochettes dans l'air pur du matin.</p> + +<p>Cela n'est point si ridicule, hasardai-je, +en conservant un sérieux très britannique, +je vois même toute la poétique future des +convenances matrimoniales, dans cette +hardie déclaration de la dame <i>New-Yorkaise</i>...., +et je répétais en scandant les mots, +comme pour bercer un rêve d'avenir: +«<i>Dents éclatantes de blancheur, complexion +tendre..... On le préférerait dans le commerce +des huiles minérales!</i>»</p> + +<p><i>What a Pity!</i> soupira Miss Georgina qui +ne riait plus,—mais toujours pensif sur +le fauteuil et pour énerver cette naïve nature +blonde et rose, je lisais de nouveau avec +une affectation réelle: <i>un gentleman de +quelque fortune, petit et blond!</i> Hélas! Miss, +je ne suis ni blond, ni petit; <i>elle</i> est <i>grande, +forte et soulève volontiers de lourds fardeaux;... +volontiers!</i> C'est l'idéal, et mon <i>Byronisme</i> +en tressaille!</p> + +<p>Tout le ridicule de ce trivial soliloque +dont une française eût haussé les épaules +en souriant, produisit un singulier effet sur +la sentimentalité positive de Miss Georgina. +Elle fit quelques pas dans le salon, +réunit deux sièges dos à dos parallèlement; +dans un joli mouvement fiévreux, elle releva +sa longue chevelure d'or, haussa ses +manches, et avec la lenteur d'un gymnaste +consommé ou l'adresse puissante d'un +clown, je la vis s'élever perpendiculairement, +à la seule force des poignets, sur le +dossier des chaises, et y exécuter des rétablissements +prodigieux, tantôt sur un bras, +tantôt sur l'autre, me montrant, dans la +complaisance de son rire heureux, ses petites +dents blanches et serrées.</p> + +<p>Puis, après ce viril enfantillage: «<i>My +Darling</i>, dit-elle toute frissonnante et l'oeil +scintillant de fierté en venant m'embrasser +sur le front, votre grande et forte américaine +en ferait-elle tout autant?»... C'est +peine si, dans mon saisissement, je puis lui +répondre: «<i>I don't think so, my sweet heart.</i>»</p> + +<p>Comme je préférais cette démonstration +gymnastique à la sentimentalité, aux crises +nerveuses, à la tristesse pitoyable de tant +d'autres maîtresses!</p> + +<h3>V</h3> + +<p>Quel adorable petit conte je découvre +dans la <i>Bibliothèque des petits maîtres!</i> c'est +une simple nécrologie, chef-d'oeuvre du +genre affadi. Je transcris cette littérature au +pastel:</p> + +<p>«Monsieur l'Abbé de Pouponville était +poupon dans tout, il naquit pouponnement +dans une coulisse, d'une pouponne de +l'Opéra et du célèbre chevalier de Muscoloris, +Seigneur de Pomador, Ambrésée et +autres lieux. Il était pétri de grâces. Il +naquit ce qu'il devait être. A peine avait-il +deux mois, qu'on remarquait déjà dans ses +gestes enfantins un bon goût exquis; il +tettait si gentiment, si mignonnement, que +c'était un ravissement pour sa nourrice: +toutes les femmes qui le voyaient tetter +lui auraient volontiers donné leur sein à +sucer, suçotter, caresser; s'il pleurait, +c'était avec une grâce infinie; s'il criait, +c'était avec une douceur même, une espèce +de mélodie cadencée dont le charme délicieux +passait jusqu'au coeur. Alors un déluge +de pralines et de bonbons de toutes +sortes l'inondaient de toutes parts. Il était +choyé, caressé, dorlotté, baisé, léché, presqu'étouffé. +Dès l'âge de dix ans, ces qualités +précieuses commencèrent à se développer.—Quelle +vivacité! que d'esprit! +que d'agréments! quelle bouche pour sourire +et mignarder! quels yeux pour languir +et brûler! Sa mère résolut dès lors d'en +faire un présent à l'Opéra ou de le <i>jetter +dans l'Eglise</i>. Il fit ses études avec une +rapidité incroyable. La lecture d'<i>Angola</i>, +de <i>Bibi</i>, des <i>Bijoux indiscrets</i>, du <i>Sopha</i>, des +<i>Matinées de Cythère</i> et autres livres orthodoxes, +lui apprirent autant de Théologie +qu'il en faut pour triompher des coeurs +dans les ruelles. Aussi fut-il bientôt en +possession de subjuguer toutes les femmes. +On ne saurait croire combien un petit +collet donne d'accès auprès du sexe.—Avec +un rabat de la première faiseuse, un +teint miraculeux, des yeux de la plus vive +expression et jouant à merveille l'attendrissement, +l'air et le ton de l'extrême +bonne compagnie, une voix perlée, flûtée, +des lèvres d'un incarnat et d'une fraîcheur +à faire envie, un <i>assassin</i> placé dans les +règles les plus étroites de la mode; quelle +vertu ou plutôt quelle fausse pruderie aurait +pu se soutenir et résister à des armes +pareilles? Enfin, lorsqu'échappé d'un tête-à-tête +galant, il montait dans la chaire de +vérité, il avait l'air d'un chérubin adonisé.—Un +texte, pris des endroits les plus voluptueux +des cantiques, annonçait un exorde +délicieux suivi d'un discours en deux petites +parties aussi lestes que divinement +bien tournées. Il était couru de toutes les +femmes du bon ton. La morale qu'il leur +débitait était celle des poètes et des romanciers, +déguisée sous une nuance légère de +spiritualité.</p> + +<p>Il peignait tout en mignature, jusqu' +l'enfer et au péché. Il nous reste encore +quelques sermons de cet apôtre à blonde +chevelure; ce sont la vie et la conversion +de Madeleine avec ce texte: <i>osculetur me +osculo oris sui</i>, qu'il me donne un baiser +de sa bouche;—la Samaritaine: <i>introducet +me in cubiculum suum</i>, il me fera +entrer dans sa chambre;—la femme adultère: +<i>amore lingueo</i>, je languis d'amour.—Ces +trois sermons sont des petits chefs-d'oeuvre +de galanterie exquise. Toutes ses +phrases respirent le souffle léger de la +volupté; aussi toutes les petites maîtresses +s'écriaient au sortir du sermon: ce Pouponville +est un prédicateur divin! un organe +insinuant, des gestes à ravir! un air +mouton, un sourire supérieurement fin, +un persiflage décent tel qu'il convient aux +gens du beau monde! des descriptions +d'un gracieux, d'un exquis à faire pâmer! +s'il prêchait plus souvent, il ferait déserter +tous les spectacles. Non, je n'ai jamais +eu tant de plaisir à l'Opéra qu'aux sermons +de cet aimable Pouponville.</p> + +<p>C'est de lui que nos jeunes abbés ont +hérité des belles manières qui les distinguent; +la coutume de se faire coëffer +double et triple rang de boucles; de se +parfumer pour remplir l'auditoire de leur +bonne odeur; de prendre un morceau de +sucre candi ou de pâte de guimauve au +bout de chaque période un peu longue, +afin de conforter leur poitrine fatiguée, +d'avoir un mouchoir ambré qu'on laisse +tomber au moins deux fois par séance pour +voir l'empressement des femmes à le ramasser, +de promener amoureusement ses +regards sur une assemblée brillante de +beautés à demi voilées, pour se concilier +leur attention.</p> + +<p>En un mot, c'était un phénomène digne +d'être proposé pour modèle aux élégants +de tout genre et aux amateurs des beaux +airs et des manières gentilles; aussi avait-il +fait une étude sérieuse de ce qu'on +appelle bon ton, fatuité, élégance, papillonnage. +On voit, par quelques feuilles +manuscrites qu'il composait à sa toilette, +combien profondément il avait réfléchi +sur ces grands objets.</p> + +<p>Cependant la prédication lui fut très +fatale. Un horrible <i>vent-coulis</i>, venu d'une +porte inexactement fermée, lui ôta tout-à coup +la voix et la respiration. Un pli qu'il +aperçut à son rabat lui donna de nouvelles +vapeurs qui le firent malade à périr. Il s'évanouit: +pour le faire revenir, on eut l'incongruité +de lui présenter de l'<i>eau de la +Reine</i> qui ne venait pas de chez la Petite +Marchande, la seule qui put en avoir de +bonne. Ce troisième coup le bouleversa. +Enfin, pour comble de malheur, un malotru +de médecin, habillé comme aurait pu +l'être Hippocrate ou Gallien, en habit noir +et sans dentelles, vint lui tâter le pouls. +Il ne put digérer ce trait de la dernière +maussaderie; le coeur lui souleva: et notre +damoiseau rendit son âme mignonne en +demandant si l'on avait apporté ses souliers +brodés, sa ceinture à glands d'or et la +nouvelle façon de mouches, qu'il avait +fait demander chez du Lack. On l'ouvrit, +on ne lui trouva ni cervelle ni cervelet; +une légère quantité d'une substance neigeuse +et fondante au moindre trait lui en +tenait lieu. Toutes les fibres et fibrilles du +cerveau étaient d'une ténuité, d'une finesse, +d'une exilité bien au-dessus de celle d'un +fil d'araignée. Son coeur, un peu au-dessous +de la grandeur ordinaire, avait les +deux branches de l'aorte extrêmement +étroites: les anatomistes attribuèrent +cette contraction la facilité prodigieuse +qu'avait notre Adonis <i>à vaporer</i>, s'évanouir, +défaillir, périr presqu'à chaque moment. +Son sang ressemblait à l'eau rose, et sa +chair était tendre et délicate comme la +substance des Zéphirs.</p> + +<p>Il fut regretté des femmes; les petits +maîtres perdirent avec une joie maligne +un rival aussi formidable. Un adepte de ses +élèves lui fit ériger par reconnaissance un +mausolée élégant. C'était une table de +toilette richement garnie et très élégamment +décorée de bougeoirs, de miroirs, de +boîtes, de bijoux, de pâtes, de parfums, de +rouge, de blanc, d'éponges, d'eaux de senteurs, +etc. On y mit cette épitaphe:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>«Ici repose mollement,</p> +<p class="i2">Dessous cette tombe mignonne,</p> +<p class="i2">L'arbitre du raffinement;</p> +<p>Dont l'air, le coeur, le nom et la personne</p> +<p>Respiraient tous un doux pouponnement.</p> +<p class="i2">Il avait l'âme si pouponne</p> +<p>Qu'il pouponna des romans, des chansons,</p> +<p>Et même aussi de fort jolis sermons.»</p> + </div> </div> + +<p>Ainsi finit cette délicieuse oraison funèbre +de Ange Rose-Farfadet, abbé de +Pouponville, le mignon des grâces, la perle +des petits-maîtres, l'élixir de la galanterie, +la coqueluche des femmes et la quintessence +de la gentillesse. Je devais exhumer, +pour les relire de temps à autre, ces quelques +pages malicieuses qui dégagent un +parfum capricieux comme une boîte de +pastilles à l'ambre.—Que de Pouponville +rencontre-t-on aujourd'hui qui ne vont pas +à mi-corps du cher petit abbé que nous +venons de mettre en lumière.—C'est cet +émule des Cléon et des Dorival qui laissa +après sa mort ces quelques notes inimitables:</p> + +<blockquote><p> +Aujourd'hui j'ai lorgné et relorgné 304 femmes +au spectacle; le reste n'en valait pas la peine; +encore je n'en ai remarqué aucune qui méritât +qu'on fît une démarche. On est malheureux d'avoir +le goût si superfin!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il y avait longtemps que les hommes faisaient +les avances. J'ai mis les femmes sur le pied de +jouer ce rôle à leur tour. C'est à mes confrères de +les y maintenir.—<i>Je réponds de moi</i>.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> +</blockquote> + +<blockquote><p> +Ne voir et n'avoir une femme qu'une fois, <i>une +seule</i>, quelque divine et miraculeuse qu'elle soit, +c'est une maxime dont je me trouve bien. Je les +laisse toutes sur la bonne bouche et toutes sont +folles de moi à en mourir,—mais plus jamais +je ne leur accorde la moindre faveur.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Le médecin céleste que Pamoisor! Il a guéri ma +levrette grise et mon perroquet Amazone. Je veux +lui donner un bijoux précieux. C'est le portrait de +ma dernière maîtresse d'hier.—Qu'en ferais-je +aujourd'hui? +</p></blockquote> + +<h3>VI</h3> + +<p>Pendant tout le temps que dura le dîner, +ma trop charmante amie, Mme ***, fut +effrontée comme un petit page et libertine +comme la fameuse marquise de Merteuil.</p> + +<p>Nous étions six au plus, tous littérateurs, +sans compter le mari: un hors-d'oeuvre, +maigre comme une sardine, pointu comme +un radis, dur comme une rondelle de saucisson +d'Arles.</p> + +<p>Elle m'avait placé à sa gauche à table; +Ménélas faisait vis-à-vis.</p> + +<p>Mon Hélène était prise à ravir dans un +merveilleux fourreau de satin noir, décolleté +à souhait pour le plaisir des yeux; j'entendais +la soie craquer sous les frissons +nerveux que lui faisait éprouver le langage +éloquent de ma bottine, et je me mordais +les lèvres pour ne pas pousser des petits +éclats joyeux, lorsque sa main mutine folâtrait +en s'attardant sur un point chatouilleux +de mon genou.—Au dehors la pluie +tombait; l'atmosphère de la salle, tiédie par +la lumière des candélabres, était imprégnée +du fumet des truffes, du bouquet des vins et +de l'arôme capiteux des caissons de foie gras.—J'éprouvais +un affaissement, une mollesse, +un besoin d'abandon, une certaine +chaleur de digestion contrariée qui évoquaient +le boudoir et le confort des divans +profonds; j'aurais voulu pouvoir dégrafer, +délacer, déchirer des étoffes ou mordre des +batistes: des perles humides et chaudes +scintillaient sur les pores de mes mains; +les convenances m'empalaient sur mon +siège.</p> + +<p>Elle, la perfide, avec le don d'ubiquité +qui semble donné aux femmes du monde +et également au monde des femmes en +général. Elle, souriante pour tous, aimable +pour chacun, polissonne à mon égard, distribuait +ses grâces et me réservait sa grâce; +elle, maîtresse de maison et maîtresse en +mon coeur, avait l'oeil à tout et n'avait un +regard que pour moi.—O créatures complexes +qui savez et pouvez vous isoler, vous +donner à un seul et vous gaspiller à l'humanité +tout entière dans le même instant! +O filles de Vénus, fées capricieuses et insaisissables, +alors que vous vous êtes implantées +par amour dans l'âme de votre amant, +votre beauté vous prostitue aux désirs, +aux rêves licencieux, aux fantaisies paillardes, +aux embrassements convulsifs, dans +l'imagination des mâles hardis qui vous +contemplent.</p> + +<p>Est-il une femme qui soit restée vierge du +désir d'autrui!—Peu importe, après tout, +si le regard altéré et absorbant de l'ivrogne +qui me boit des yeux, me fait trouver +meilleur le vin que je porte à mes lèvres; +je me mets d'accord avec la trivialité du +vieux proverbe: lorsque mon verre est plein +je le vide, lorsqu'il est vide je le plains.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Elle avait une rose écarlate plantée glorieusement +dans l'échancrure de son corsage, +entre la double colline tant chantée +par tant de poètes maupiteux et malingres. +A un moment, lorsqu'elle se pencha pour +porter un toast, elle calcula si gentiment +son mouvement, que brusquement mes +lèvres cheminèrent dans la vallée du Pinde +et je respirai moins la fleur que le parfum +singulier de sa peau qui me fit passer dans +la tête comme un vertige de rut.</p> + +<p>Le mari, aimable et bonasse, dans un +langage pompeux critiquait Jean-Jacques +et <i>La Nouvelle Héloïse</i> sur ce thème: «<i>Aidé +de la sagesse, on se sauve de l'amour dans les +bras de la raison;</i>» et moi, je répétais doucement +ce début de la lettre XIV à Julie: +«Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? +Tu voulais me récompenser et tu m'as +perdu. Je suis ivre ou plutôt insensé. Mes +sens sont altérés, toutes mes facultés sont +troublées par ce baiser mortel. Tu voulais +soulager mes maux? cruelle, tu les aigris. +C'est du poison que j'ai cueilli sur ta gorge; il +fermente, il embrase mon sang, il me tue.»...—Rousseau, +concluait Ménélas, a toujours préféré les paradoxes aux préjugés, +et puis, reconnaissait-il seulement ses enfants?—Les +moeurs, Messieurs, comme le +disait Restif de la Bretonne, peuvent être +comparées à un collier de perles: <i>ôtez le +noeud, tout défile</i>.</p> + +<p>Pardieu! je crois bien.—Sous la table, +les doigts fluets de ma spirituelle voisine +s'égaraient de plus en plus dans des caresses +cupidiques.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Comme nous nous rendions au fumoir, +précédés de l'<i>Anti-Rousseau</i>, étant le plus +jeune, je restai le dernier; elle était près +de la porte, et lorsque je passai, je reçus le +péage.—Avec une étrange bravoure devant +un danger possible, elle m'entoura +par derrière le col de ses bras nerveux et +me planta crânement un baiser sur la +nuque, près de l'oreille, en me confirmant +à voix basse le rendez-vous du lendemain. +Je me cabrais sous l'éperon des désirs +qu'elle faisait naître et que je ne pouvais +anéantir dans sa possession.</p> + +<p>Pendant qu'elle allumait mes sens, le +mari m'offrait un cigare, à l'aide duquel +j'endormis mes révoltes aussi doucement +que l'on berce un enfant criard au berceau.</p> + +<p>La conversation s'anima dans cette intimité +d'homme à hommes. Le grand et +terrible critique Z..., appuyé au chambranle +de la cheminée, superbe comme Byron, +massacrait de pauvres diables d'écrivains +en les criblant d'épigrammes cruelles. Ses +bons mots verveux pétaradaient comme +une gerbe de fusées dans un jeu pyrique; +il mitraillait les Philistins des lettres sans +pitié, avec une furia de mousquetaire triomphant +et sûr de ses coups.</p> + +<p>—Mordieu, mon cher, quel superbe +franc-archer vous êtes, lui disais-je, surpris +de la justesse de ses traits piquants et aciérés.</p> + +<p>—Que voulez-vous, me répondit-il en +se campant le buste en avant, j'ai tellement +reçu de flèches dans ma vie que je suis +devenu carquois; je retourne les traits qui +m'ont été décochés si souvent mal à propos, +et je tâche, moi, de ne pas manquer +ceux que je vise.—Au reste, poursuivit-il, +chacun suit son étoile, et je crois aux +signes du Zodiaque: je suis né <i>sous le Sagitaire</i>,—et +vous?</p> + +<p>—Septembre m'a vu naître, ainsi que dirait +un romancier du premier Empire, mais +j'ignore les fameux signes du calendrier,—sauf +ceux du <i>Calendrier de Vénus</i>.</p> + +<p>—Septembre!—c'est <i>la Balance</i>, mon +ami; pour tout le monde ce serait la justice, +mais pour vous, c'est mieux encore, et vous +ne pouvez en nier l'influence: c'est l'art +parfait de balancer les femmes sur les légers +plateaux de l'inconstance. Demandez +plutôt à notre hôte.</p> + +<p>—Peut-être bien, dit Ménélas.—Ainsi, +je suis né en décembre, le jour de la Saint +Jean; quel est mon signe?</p> + +<p>—Décembre!—<i>le Capricorne</i>, mon cher, +et je vous en félicite, répondit avec une +superbe ironie le grand critique,—vous, +un homme paisible, qui s'en serait douté?—Mais, +chut! voici votre femme.</p> + +<p>Le pauvre homme avait le sourire le plus +gaillard du monde; l'amour n'est pas le +seul à porter un bandeau, les maris ont souvent +une visière de cuir comme l'aveugle +du Pont-des-Arts, mais ils ne s'aperçoivent +pas toujours qu'ils se mettent à deux pour +jouer sur la même clarinette, l'un y fait les +<i>canards</i>, l'autre y roucoule des mélodies.</p> + +<h3>VII</h3> + +<p>Rien n'approche de l'ennui que donne +une passion qui dure trop, dit Saint-Evremont, +avec un jugement sage et profond. Il +y avait plus d'un mois que je mitonnais les +mêmes plaisirs avec miss Mary; c'était esquisser +un bail d'amour, et je devais donner +congé à demi-terme si je ne voulais pas me +manquer à moi-même, ce qui eut été la +plus grave des impolitesses.—L'adage +prétend qu'<i>une maîtresse de perdue, dix de +trouvées</i>, mais la logique affirme qu'<i>une +maîtresse de gardée, dix de perdues</i>, et Mary +ne valait assurément pas la peine que je +perdisse les faveurs des plus jolies petites +reines de la création. Un Vauvenargues +quelconque a écrit quelque part: «Nous +méprisons beaucoup de choses pour ne +pas nous mépriser nous-même.» C'est +absolument ma pensée. N'aimer qu'une +femme, c'est se mépriser; en aimer plusieurs, +c'est en mépriser beaucoup mais se +redresser dans sa propre estime, d'où je +conclus q'une petite femme aimée était un +lourd fardeau, et qu'il était urgent pour +moi de changer à la banque de Cythère +ma grande passion pour une menue monnaie +de petits caprices à gaspiller à pleines +mains sur la roulette de la bonne fortune.</p> + +<p>Mary était une charmante aventurière +voluptueuse et fière, pleine de jeunesse, +de gaité et d'insouciance; l'esprit de Sophie +dans le corps de Musidora. Ses yeux introuvables +cherchaient l'étrange jusque dans +la jouissance: je la jugeais dangereuse pour +un homme à imagination dépravée. Je résolus +donc de rompre gentiment avec elle +dans une petite fête intime et je l'engageai +par lettre à faire abdication de notre amour +devant un spirituel flacon d'Ay.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Elle accepta par ce triste sonnet plus +mémorable que parfait dans sa forme et sa +correction.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Est-ce une épître funéraire,</p> +<p>Ou le billet doux d'un viveur?</p> +<p>Malgré sa verve cavalière</p> +<p>Ta lettre m'a fait froid au coeur.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Est-ce ainsi qu'il faut qu'on enterre</p> +<p>Ce pauvre amour au ton moqueur</p> +<p>De ton verre heurtant mon verre,</p> +<p>Chez un fameux restaurateur?</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Puisque tu le veux, chez Vachette,</p> +<p>Au bruit banal de la fourchette</p> +<p>Et des stupides calembours,</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Je serai ta digne compagne</p> +<p>Et nous noirons dans le Champagne,</p> +<p>Ce qui reste de nos amours.</p> + </div> </div> + +<p>A dix heures du soir après le dernier +verre d'un pétillant Cliquot, nous chantions +le <i>De profundis</i> sur le cadavre alcoolisé de +notre passion;—à onze heures j'attendais +à la sortie d'un petit théâtre de genre, une +blonde enfant, cabotine d'opérette, qui +remplissait mieux son maillot que ses devoirs.—L'hygiène +du coeur consiste à y +établir des courants d'air amoureux, sans +y laisser stationner les miasmes d'une maladie +de langueur. On peut permettre à une +femme de se jeter par la fenêtre pour ouvrir +la porte à une autre aussitôt, sans que +les regrets, ces huissiers minutieux, aient +le temps d'inventorier les doux souvenirs +des temps qui ne sont plus.</p> + +<p>Entre Mary et la jeune <i>prima donna</i>, +le contraste était grand, mais aucune n'avait +le désavantage; tout se compensait: à la +belle Impéria succédait la mignonne Régina; +c'était la chatte qui se blottissait dans l'antre +de la lionne et pour achever cette comparaison +naturaliste, je pensais au joli mot +si profond de Mlle Arnould: «Une souris +qui n'a qu'un trou est bientôt prise.»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>J'ai reçu une longue lettre de Mary, encore +dans les bras de Nanine, ma petite commère +de revue; je me suis donné le plaisir de la lire +doucement, en jouant avec les longues torsades +de cheveux de ma nouvelle maîtresse:—«quand +je t'ai quitté hier, mon ami, disait +la lettre, quand brusquement séparée de toi, +j'ai été rappelée à la réalité de notre situation, +j'ai senti, je t'assure, un vide profond, +quelque chose comme un déchirement intérieur; +je suis rentrée chez moi, les yeux +secs et le coeur gros; alors, j'ai relu tes lettres, +sans y trouver hélas! ce que j'y cherchais. +Homme insaisissable, j'ai dû me rappeler +les premiers moments de notre liaison, +certains éclairs lumineux où tu étais peut-être +<i>toi</i>, et comme après tout il est toujours +pénible de perdre une illusion, si légère +soit-elle, je le confesse, j'ai pleuré.»</p> + +<p>—<i>Il fait faim</i>, disait Nanine au lit, en +étirant ses bras de caillette sur les guipures +de l'oreiller.</p> + +<p>J'embrassai vivement son petit visage +chiffonné par le sommeil et l'amour et +continuai ma lecture:</p> + +<p>—«N. I. ni, c'est fini, mon pauvre cher; +nous allons donc être amis, rien qu'amis, +ce sera original du moins, si c'est peu vraisemblable; +j'ai la mort dans l'âme, mais +pour te plaire encore, je prends mon papier +couleur de printemps, ce papier cuisse +de nymphe émue que tu aimais tant aux quelques +jours fugitifs de nos fugitives amours. +Nous allons sortir du prévu, du convenu, +de l'ordinaire; nous serons amis, rien +qu'amis; pour un mangeur de coeurs comme +toi, pour un franc-buveur d'inoubliables +voluptés, pour un sceptique qui se retire +alors qu'il parait se donner, le changement +sera peu sensible. Combien de pauvres +amantes n'as tu pas mises aux invalides de +ton amitié?—pour moi je me rends, mais +ne désarme pas; quelque beau jour un caprice +nous réunira, nous jaserons comme +de vieux camarades, et puis, tout à coup, +ma foi, sans nul songement, comme tu as +vingt six ans et que j'ai, dis-tu, du sang de +succube dans les veines, nous oublierons +l'amitié, la morale, les convenances, notre +pacte, l'heure qu'il est, le temps qu'il fait +et un formidable coup de canif sera donné—Oh! +ne dis pas non—à ce curieux et +féroce contrat amical que tu as rédigé toi-même.»</p> + +<p>—Fi! Monsieur l'impoli, continuait +Nanine; vous lirez votre lettre plus tard; +Dis moi Mimi: quelle heure est-il? Il ne +faut pas que je manque ma répétition, le +régisseur est un vilain gros singe; je serais +à l'amende, mon bon chéri.</p> + +<p>La lettre de miss Mary se terminait ainsi:—«Ne +crains pas cependant que je veuille +renouer des liens amoureux; nous éprouverons +l'un et l'autre plus de plaisir à nous +voir, parce que tu ne seras pas mon amant, +<i>un mot bête</i> et que je ne serai pas ta maîtresse, +<i>chose banale</i>. Je rêve néanmoins de +m'éveiller encore un matin dans certaine +alcôve mystérieuse tendue de soie noire, +parsemée de boutons de roses, où j'ai cru +follement avoir été aimée et où je suis certaine +d'avoir aimé. Mais je vous quitte:—un +mot, un petit mot, mon bon monsieur, +pour l'amour de notre amitié.»</p> + +<p>—Ma jolie cabotine s'était rendormie et +songeait à des couplets de Clairville et +des collants mi-partie.—Je n'ai jamais +tant aimé la femme à travers les femmes et +les maillots roses au travers des bas bleus.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Nanine est une créature tout bêtement +exquise; une tête façonnée par une manière +de satyre tombé en enfer; elle met très +au juste l'orthographe, parle en fillette de +douze ans et possède des pattes de mouches +à faire revivre tout un ancien vaudeville. +Elle joue avec ma chatte, sur les tapis, +des heures entières en poussant des cris +adorables de gamine en récréation; elle +sauterait à la corde si elle pouvait. Elle +rit, elle pleure, elle chante toujours aussi +gaiement; c'est un rayon de soleil fait +femme: quand elle boude, sa petite moue +est réjouissante; quand elle aime, c'est un +concert produit par les grelots de la folie. +Elle a toutes les complaisances, toutes les +impudeurs, toutes les délicatesses heureuses; +jamais gauche, toujours coquette, c'est une +petite maîtresse d'étagère; elle papillonne +dans mon intérieur sans faire ombre à ma +vie, sans arrêter le vol de mes pensées, on +lui jette des images sur lesquelles sa vue se +pâme; elle lit Pigaut-Lebrun ou Paul de +Kock en faisant vibrer sa joie; et parcourt +seulement Musset, car sa naïveté charmante +se refuse à interpréter <i>Les Nuits, Rolla</i> ou <i>le +Secret de Javotte</i>, peut-être sourit-elle à <i>Mimi +Pinson</i>, mais il y a encore trop peu de distance +de la coupe à ses lèvres.—Elle babouine +plutôt qu'elle ne parle.</p> + +<p>Si je la mène à la campagne, Nanine +embellit la nature; elle arrive comme une +aurore de printemps, le matin, joyeuse et +sautillante, heureuse de courir dans l'herbe +et de fripper ses jupes et ses volants dans +le brouhaha des gares.—Dans les champs, +une poule est une révélation, un petit poussin +un joujou japonais; elle va, vient, lutine +les chiens, grimpe aux arbres, fait +jouer l'aviron des canots ou cueille, baignée +de lumière et de grâces, des coquelicots et +des bluets qui font valoir sa fraîcheur délicate +de fille d'amour.</p> + +<p>Nanine a dix-huit ans et joue avec son +coeur comme avec un hochet. Connaît-elle +le prix des baisers qu'elle me donne à toute +heure, à tout instant, à chaque seconde, +quand ses fins cheveux Van Dyck au vent, +étourdie comme un hanneton, le regard +espiègle, le nez coquin, le menton marqué +d'une fossette polissonne, elle applique +ses lèvres fraîches sur mes lèvres avec l'enfantillage +d'une passion qui s'ignore?</p> + +<p>Je puis tromper Nanine, sans qu'elle +en prenne ombrage. Au reste lorsque la +cage est peuplée d'oiseaux qui gazouillent, +les chats rentrent leurs griffes et écoutent. +Don-Juan n'aurait que faire de briser ce +petit coeur d'agnelet. Il n'y a que les rustres +qui dénichent les nids; les vrais chasseurs +ne tuent point les rossignols.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Revu la triste Mary, ce soir, chez moi, un +mois après notre rupture.—Tout d'abord +un grand froid, puis une conversation amicale +à la turque sur des coussins jetés à terre.—Retour +sur le passé.—Nous égrenons +sur le tapis tous les souvenirs d'autrefois; +elle, avec une amertume visible, moi, avec +une froideur marquée.—Il me déplait +d'exhumer des sensations mortes; elles ne +revivent jamais avec la même expression. +Dans le coeur d'un jeune homme, ces sortes +de cadavres sont toujours trop légèrement +enfouis; alors qu'on peut encore agrandir +son cimetière d'amour, il faut laisser au +temps le soin d'achever son oeuvre. La +vieillesse impuissante retourne ce champ de +repos; le présent est chargé de meubler +l'avenir, ce n'est que lorsque le feu est +éteint qu'on peut remuer des cendres.</p> + +<p>Mary fit des prodiges de diplomatie +passionnée; elle essaya, mais en vain, de +faire sonner toutes les cordes de la lyre, +mais je n'étais guère en humeur de chanter +et ma lyre ne rendait que des sons de +vieille guitare mal accordée.</p> + +<p>A minuit, elle regarda la pendule et fit +mine de partir. Je la laissais faire sans quitter +ma posture alanguie ni proférer une +parole. Alors, s'élançant sur moi, elle +m'enlaça, m'embrassa, me caressa, me réchauffa +avec une brutalité de tigresse ardente +et affamée...—l'amitié jurée fit un +plongeon. Devant les glaces de mon mutisme, +cette femme succube s'était redressée, +brûlante comme un brasier; le coup de canif +était porté au contrat, mais mon <i>moi pensant</i> +n'avait pas eu part aux ébats. J'étais furieux +de cette victoire remportée sur mes +sens contre mon gré, et ma passivité non +voulue m'attristait. Ne vaut-il pas mieux +aimer sans retour, que d'être aimé avec +cette furia, quand le dédain du coeur le plus +grand répond à un sentiment si violent?</p> + +<p>Elle, cependant, était glorieuse, et, comme +je l'accompagnais à la porte, pour ne pas +prolonger cette situation trop ou trop peu +tendue, elle me lança avec un sourire diabolique +ce mot d'adieu à la Socrate: «<i>Amour, +tu es tout: Amitié tu n'es qu'un vain mot</i>.»</p> + +<h3>VIII</h3> + +<p>—Veuillez croire, mon cher, que cela +existe beaucoup plus que vous ne le supposez, +c'est une femme d'expérience qui vous +parle, et tenez: voici l'épître que j'ai reçue, +lisez; elle est signée en toutes lettres par +une princesse russe, mais peu importe, +vous serez discret si bon vous semble.</p> + +<p>Et je lus la plus étrange déclaration d'amour, +écrite avec l'outrance passionnée +d'une femelle qui voudrait être homme. Je +savais que le grand César était appelé <i>le +mari de toutes les femmes et la femme de +tous les maris</i>, mais je ne concevais pas +chez le sexe faible une tendance aussi manifeste +et aussi Césarienne. Mon aventure +avec Babette et la Baronne m'avait révélé +des points jusqu'alors indécis dans ces +curieuses accordailles, mais mon rôle du +moins n'y était pas effacé et comme les +danseurs antiques, je pouvais apparaître au +milieu du festin—ici la virilité était bafouée, +méprisée, dénoncée comme une +turpitude; le temple de Vesta déployait +seul sa svelte architecture; maudit était le +mâle qui faisait mine d'y pénétrer; c'était +l'élément destructeur des moeurs douces +et liantes, c'était le hideux procréateur, le +méchant faune égoïste et brutal qui amenait, +à la suite d'un faux plaisir, la douleur, +les anxiétés, les dégoûts et la perte fatale +des formes les plus pures.</p> + +<p>—Voilà qui est fort intéressant pour +l'étude sociale, dis-je à mon interlocutrice +en repliant la lettre; le document est superbe +et hautement paraphé; suis-je indiscret +en vous demandant quelle réponse fut +la vôtre?</p> + +<p>—Aucunement, ami; vous pensez bien +que je ne répondis pas; mais à quelque +temps de là, la signataire m'ayant rencontrée +dans un salon, vint à moi, aimable et +pleine d'attentions, et, après s'être informée +de ma santé, elle manifesta un grand étonnement +de mon silence à sa lettre: «Quoi! +c'était vous, princesse, fis-je avec la plus +souveraine froideur. Ah! pardonnez-moi, +en vérité, je croyais qu'une telle déclaration +venait de votre mari.»</p> + +<p>—Et vous ne la revîtes plus?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>—Votre anecdote, ma belle amie, me remet +en esprit, ce joli tableau de genre en +trois mots, que j'ai lu, je crois, vous ne +sauriez le supposer, dans les <i>Mémoires de +monsieur Joseph Prudhomme</i>. Monnier y raconte +ainsi une visite à mademoiselle Raucourt +qui était, vous le savez, au siècle dernier, +la grande prêtresse de la secte Anandryne:—«Mademoiselle +Raucourt portait +une robe de chambre en molleton, des +pantalons à pied également en molleton, et +un bonnet de coton incliné sur l'oreille.»</p> + +<p>«On venait de servir le déjeuner et elle +était assise à table entre une jeune fille fort +jolie et un petit garçon.</p> + +<p>—Prendras-tu du chocolat ou du café +au lait ce matin? demanda mademoiselle +Raucourt à sa voisine.</p> + +<p>—Du chocolat, <i>mon cher Ami</i>; le café +au lait me fait mal.</p> + +<p>—Et toi, mon petit, veux-tu encore du +beurre?</p> + +<p>—Merci, <i>Papa</i>, j'en ai assez.»</p> + +<p>Cette photographie de famille est exquise, +n'est-il pas vrai? Elle en dit plus qu'elle +n'est grande; on peut y voir des choses +l'infini, et, pour moi qui ai lu et relu la littérature +érotique de tous les temps, depuis +le grivois jusqu'à l'horrible en passant par +les gradations les plus nuancées, je n'ai +pas encore oublié ce simple petit croquis +de Joseph Prudhomme, expert en écriture, +<i>élève de Brard et Saint-Omer</i>.—Ah! comme +je voudrais, madame, vous montrer mon +érudition profonde sur ce sujet Lesbien; +mais il vous faudrait fermer les portes, +m'écouter sans rougir ou bien rougir sans +m'écouter; je passerai de la Grèce à Rome, +de la Chine à l'Orient, de Paris à la Province, +de la Régence à l'Empire avec des +textes variés. Si vous étiez la Chevalière +d'Eon j'oserais peut-être,... mais...</p> + +<h3>IX</h3> + +<p>Je comprends mieux que toute autre le +<i>compagnonnage intellectuel</i>, m'écrivait la minaudière +madame de C., il y a bientôt huit +jours;—«croyez-vous que je veuille jouer +près de vous le rôle d'une femme jalouse, +d'une <i>maîtresse à scènes?</i>—Le ciel m'en préserve; +je ne veux rien savoir; je veux <i>vous +voir vivre</i>, vous panser l'âme comme une +soeur de charité panse les blessures du +corps. Je vous apprendrai à aimer de la +bonne façon, sans orages, sans déchirements, +sans inquiétudes, sans jalousies, tout doucement, +bien tendrement; vous serez pour +moi un grand baby devant lequel je serai +en adoration comme les mères devant leurs +enfants.»</p> + +<p>Je me suis cru, en lisant ces mots, vers +1820, à l'époque où l'on jouait encore de la +cithare sentimentale devant des littérateurs +larmoyeux et des poètes édités par Ladvocat.—Madame +de C. fait voile vers la +quarantaine, ce <i>Lazaret d'amour</i> des femmes +du monde; elle est forte et langoureuse, il +ne lui manque que le turban de madame +de Staël; elle ne veut rien savoir, <i>mais elle +veut tout connaître</i>. C'est un autre temps +vers lequel elle recule et entraîne ma vie +comme pour mieux se rajeunir. Depuis +que je la vois, je me meus dans des intrigues +à la Ducray-Duminil, je relis par la +réalité, <i>Madame de Valnoir, Coelina ou l'Enfant +du Mystère, Jules ou le Toit paternel</i>, +et autres épopées romancières en plusieurs +volumes.—Elle arrive quelquefois le matin +comme un ouragan, dans un grand manteau +noir, la tête encachotée dans une +longue mantille; elle se pâme et comprime +les battements de son coeur, s'affaisse +sur un siège et semble dire: «<i>On m'a +suivie, je suis perdue</i>.»</p> + +<p>Je reste froid à ses déclarations et y +porte juste le même intérêt qu'à la <i>reprise</i> +d'un vieux mélodrame.—Hier, j'ai voulu +rompre; cela m'agaçait. Dans un billet +fatal et ténébreux, je réclamais mes lettres +en échange des siennes, afin de ne pas +oublier le réalisme de la couleur locale.—J'attendais +Justine, la chambrière; hélas! +ce fut elle qui vint.</p> + +<p>Elle se fit annoncer, et marcha avec un +air brisé jusqu'au fauteuil qui lui était +offert.—Un juge d'instruction eut envié +ma rigidité impénétrable.</p> + +<p>—Monsieur, je vous rapporte vos lettres—(elles +étaient nouées dans un ruban +mauve).</p> + +<p>—Madame, je vous rends grâces, voici +les vôtres.</p> + +<p>—C'est donc fini, dit-elle avec un gros +sanglot dans la voix. Ah! perfide! que +vous ai-je fait?—Voyez mes yeux, ils +sont tout rouges des pleurs de la nuit. +Depuis que je vous connais, je me meurs; +<i>j'ai tant besoin de ménagements</i>—(elle +était fraîche comme un Rubens).—Pourquoi +ne pas nous laisser aller à l'amour? +il fait si beau, le ciel est si pur, +les oiseaux chantent; tout nous invite aux +joies enivrantes, aux douces caresses, aux +charmes profonds; vous m'aimez: je le +sais, je veux le croire.—(J'avais cependant +tout mis en oeuvre pour lui prouver +la vérité, c'est-à-dire le contraire).—Ah! +ne sois pas insensible à ma voix; viens, +regarde-moi; me trouvez-vous jolie, Monsieur?—Cette +beauté dont on me gratifie +dans le monde, elle est à vous, et vous +seul cependant ne m'en avez jamais fait +le plus petit compliment. Voyons, embrassez-moi; +faut-il que moi je me jette +vos genoux?</p> + +<p>Comme je restais glacial et ennuyé, +chantonnant intérieurement comme ironie +une romance en mineur de <i>la Grâce de +Dieu</i>, elle éclata:</p> + +<p>«Ah! ne jouez pas au Byron! ne faites +pas votre Manfred, Monsieur!—je sais +tout ce qu'il y a de grand, d'incompris +dans votre âme; vous êtes un lion blessé +qui se défend d'aimer.</p> + +<p>«Dites-moi le nom de celle qui vous a +torturé; j'irai la chercher, je vous la ramènerai +douce, repentante et docile; mais +parlez-moi, de grâce; ne restez pas ainsi +comme une statue de pierre; le destin +fatal veut que j'aime tout en vous, vos +manières, votre personne, votre esprit, vos +vices et même vos vilains gros défauts.—Moi, +qui suis si fière, si orgueilleuse, +si indomptée! Suis-je assez bas devant +vous. C'est horrible!»</p> + +<p>Elle parlait toujours, et cette petite voix +maniérée sortant de cette mamoseuse poitrine +m'irritait à l'extrême. Cette plantureuse +Junon jouant à la petite maîtresse, +ces langueurs dans cette puissance, ces +larmes dans ces yeux arides, ce comédisme +tout cérébral qui laissait le coeur +intact et le corps vierge d'émotions, +tout cela n'était que ridicule et je le +comprenais, car le <i>vrai</i> touche toujours +son but; on peut s'en défendre mais on +ne saurait le méconnaître quand en +amour on reste maître de soi ou qu'on +se désintéresse franchement dans la partie.</p> + +<p>Déjà elle se renversait dans une feinte +attaque de nerfs, son mouchoir sur la +bouche comme pour arrêter des suffocations; +je me préparais à distiller quelques +gouttes d'eau de Mélisse sur ses lèvres, +lorsqu'on m'annonça un ami. Ma porte +n'était pas condamnée, c'était un sauveur. +Madame de C. prit congé de moi avec +l'amer regret d'avoir été interrompue dans +sa crise. Au moment de franchir la porte +elle revint sur ses pas:</p> + +<p>—Ah! pardon, Monsieur, j'oubliais... +mes lettres.</p> + +<p>—Lesquelles, Madame, les vôtres ou +les miennes?</p> + +<p>—Celles que vous m'avez écrites, +cruel! et que je ne puis me décider à vous +restituer.</p> + +<p>Je n'ai jamais pu rompre avec Madame +de C., alors que je me dispose à ranger +cette sotte fantaisie dans l'histoire ancienne, +elle revient ajouter de nouveaux documents +au dossier. Il est des orgues de +Barbarie qui prennent l'habitude périodiquement +de <i>moudre des airs</i> dans les cours; +ainsi fait cette ingénue marquée. Elle se +manifeste dans son exigence et son encombrante +corpulence, à l'exemple d'une +trombe impétueuse, et elle soupire mignardement +comme une sylphide: «<i>Je tiens +si peu de place, et veux si peu de chose</i>.»</p> + +<p>Que me serait-il arrivé, grands dieux! +si j'avais couronné la flamme d'une telle +Bacchante-élégiaque? Je lui ai bien permis +quelquefois certaines privautés—de même +qu'on se laisse lécher la main par un bon +gros chien,—mais je n'en ai jamais prises +avec elle. L'ombre de son mari sec et parcheminé +a toujours flotté comme le pressentiment +d'un remords, entre ses terribles +désirs et mes courtes pensées de concupiscence.—Ce +pauvre homme! il est maigre +à embrasser un bouc entre les deux cornes.</p> + +<h3>X</h3> + +<p>Je croyais ne plus aimer ma petite +Jeanne; le bonheur berce l'amour et l'endort. +Mais comme elle me quittait certain +matin par un gai soleil de mai, je la regardais +partir et lui adressais de loin de +nonchalants baisers. Elle se retournait, +gracieuse et vive, et de son mouchoir +fouettait gentiment l'air.</p> + +<p>Une sorte de commis de rayon, un goujat +vêtu comme un lieu commun, un hideux +clerc de quelqu'huissier louche, la regarda +au passage et avec le sans-façon d'un cuistre +qui se croit tout permis, frappé d'une +idée de séduction, il se mit à ajuster son +col, à donner une inclinaison à son chapeau +et à changer son itinéraire dans le +but visible de marcher dans le sillon de +beauté que laissait derrière elle ma charmante +adorée.</p> + +<p>Au tournant de la rue, je ne vis plus +rien. Par malheur, j'étais en robe de +chambre, en pantoufles, au saut du lit; +j'aurais voulu avoir des ailes, pour rejoindre +le faquin, le souffleter et lui tirer les +oreilles, pour s'être permis de souiller du +regard et de la pensée ma maîtresse élue, +et, bien que le soupçon ne put s'imposer +mon esprit devant ce ver de terre suivant +cette reine, je me suis longtemps demandé +si je devais attribuer à l'amour, ou au mépris +des insolents médiocres, le sentiment +de rébellion et de sourde rage qui s'était +emparé de mes sens.</p> + +<p>Ah! pensées infâmes qui germent trop +souvent dans le cerveau surmené par une +idée de possession absolue, chez un être +qui se sent l'orgueil de son despotisme et +le despotisme inflexible de son orgueil: +Que ne peut-on royalement assassiner la +créature qu'on est certain d'avoir possédée +de l'épiderme aux fibrilles les plus tenues, +du coeur et de la cervelle, de même qu'on +peut briser au sortir d'une orgie la coupe +de cristal où l'on a bu l'ivresse à longs +traits, mais sur laquelle aucun autre désormais +ne pourra porter ses lèvres.</p> + +<p>Heureux ces souverains d'Orient, qui +après une nuit de délices inoubliables, +faisaient trancher la tête de leurs plus +douces sultanes avec une cruauté langoureuse +et poétique. Ils éprouvaient la philosophie +de leur crime, car loin d'ouvrir la +porte aux remords, ils la fermaient aux désillusions.—<i>Il +y a du satrape chez les hommes +entiers</i>.</p> + +<h3>XI</h3> + +<p>C'est tout un poème de tristesse dans +mon coeur, quand j'y songe: ce navrant +billet doux disait: «J'aurai le plus grand +plaisir à te voir; si tu m'as aimé un instant, +viens: <i>Je suis chez Dubois... tu sais..., +faubourg Saint-Denis</i>. J'ai cru en y entrant +y mourir d'ennui, par bonheur jusqu' +présent, les amis se sont montrés dévoués... +Mais toi, je voudrais tant te sentir +la main dans ma main. Si tu as un moment, +viens, viens, je t'en serai si reconnaissante!»</p> + +<p>Pauvre grande enfant! elle se nommait +Flore de ***. Je l'avais entrevue au printemps, +alors que pour échapper aux cuissons +parisiennes j'étais allé à Ermenonville, +en compagnie d'une petite déesse de Paphos, +faire l'amour sous les grands arbres, +près des temples mythologiques et des +grottes voluptueuses, peuplés du souvenir +de Rousseau.</p> + +<p>En la voyant pour la première fois, dans +l'échange seul de nos regards, nous avions +pris possession l'un de l'autre avec cet +instinct curieux et impossible à analyser de +deux êtres, qui ne se sont jamais vus et +qui cependant se retrouvent. De ce jour, +j'avais l'assurance qu'elle était à moi, sans +fatuité; c'était mieux qu'un pressentiment, +c'était une certitude: son oeil fixement me +disait: «<i>Je suis ta chose</i>;» et mon regard +inexorable répondait: «<i>Je le sais et le +sens; tu m'appartiens</i>.»—Chaque homme a +son harem dispersé dans le monde, dit un +moraliste; celle-ci était plus sûrement ma +sultane que la petite houri qui se pendait +à mon bras, et qui avait des allures capricantes +dans l'herbe. L'une m'était réservée +par le destin comme une jeune fille au +minotaure du labyrinthe, l'autre, gentille +hétaïre, se prêtait à ma fantaisie; elle se +donnait un maître par caprice, sans subir +le fatalisme d'une passion. La première, +<i>dans moi</i>, ne pouvait méconnaître l'amant, +la seconde, plus légère, n'y voyait que +l'amour. Pour la théorie des ardeurs +amoureuses celle-là était la flamme, celle-ci +n'était que la fumée.</p> + +<p>A peine étais-je de retour à Paris, où j'avais +réintégré mon insouciante compagne, +que je revins à Ermenonville. Pendant près +d'un mois je la vis et ne lui parlai pas; ce +n'était pas là du sentimentalisme ni de la +crainte, c'était une jouissance particulière. +Je planais sur elle comme l'épervier sur la +colombe, et la pauvre petite tourterelle +mettait sa tête sous son aile pour ne pas +voir mais aussi pour mieux se laisser prendre.</p> + +<p>Flore de *** s'isolait dans son veuvage, +bien qu'elle eût à peine vingt-cinq ans; +elle était mieux que jolie et plus que belle: +un poète eût décrit sa beauté en un volume, +pour moi qui ne suis point poète, +je constatai simplement que cette brune radieuse +possédait au complet, et au delà, +les qualités essentielles de la perfection +chez la femme, selon Brantôme.</p> + +<p>Une heure avant mon départ je lui parlai. +Ainsi deux aimants longtemps placés côte-à-côte +doivent se réunir.—Elle ne dit mot +à mes quelques paroles, mais le soir le +même wagon nous ramenait fiévreux, +courbaturés par l'attente et les promesses +de notre fougue, et cependant notre amour +plaidait pour lui même, sans que nous +eussions besoin de parler de nos désirs; +nos coeurs battaient avec éloquence, mais +nos lèvres étaient muettes.—Lorsque les +sens s'adressent à des sens qui répondent, +les paroles sont craintives, on dorlote par +la pensée les plaisirs que nourrit l'espérance.</p> + +<p>—Ah! quel raffinement il y a dans la patience +de la possession... <i>qualis nox fuit +illa</i>... disait Pétrone...</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La pauvre mignonne se laissa consumer +par l'ardeur de sa passion; elle mourut en +janvier après plus de six mois de délices +surhumaines. Je voyageais dans les brumes +d'Angleterre lorsque ce navrant billet doux +me parvint: «<i>Je suis chez Dubois... tu sais, +faubourg Saint-Denis...</i>»</p> + +<p>Hélas! je ne l'ai point revue et peut-être +l'ai-je tuée..., cette douce amoureuse. +C'est tout un poème de tristesse dans mon +coeur quand j'y songe.</p> + +<h3>XII</h3> + +<p>Lorsque la grande comtesse conçut le +ridicule projet de me marier, je me laissai +faire, c'était le testament de son amour dont +elle pensait ainsi légitimer la succession. +Je fis mine d'accéder et poussai jusqu'à la +présentation, mais pendant le dîner, je +lançai froidement dans le courant de la +conversation d'irréfutables pensées contre +le mariage, qui, comme toutes les vérités +profondes, causèrent la plus déplorable sensation +parmi les convives engagés dans les +liens de l'hyménée. Voici quelques-uns de +ces aphorismes terribles et tranchants:<br /> +.........................................<br /> +.........................................</p> + +<p><i>Le Mémorandum d'un Epicurien s'arrête ici.—Une +main inconnue a déchiré les pages manuscrites +qui suivaient ces quelques notes hâtives et décousues.—La +sottise peut tout lacérer en invoquant le code +indigeste de la morale.—Les vérités sociales doivent +rester cachées dans le puits de la logique.—Ici, +le</i> Mémorandum <i>devenait peut-être intéressant; +mais l'éditeur persiste à mettre au jour ce carnet +de fat et à le reproduire avec ses lacunes et ses errata.—Ainsi +soit-il!</i></p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/06.jpg" width="200" height="184" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/07.jpg" width="400" height="175" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2><i>Les Fastes du Baiser</i></h2> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i40">Suçotant frétillardement,</p> +<p class="i40">Dérobons nous tout doucement</p> +<p class="i40">Par un baiser l'âme et la vie.</p> +<p class="i50">PARNASSE DES MUSES.</p> +</div></div> + +<p>D'après la légende interprétée par +Jean Second Evrard, l'auteur des +<i>Baisers</i>—ce chef d'oeuvre d'un +poète voluptueux et hardi,—Vénus transporta +vers l'aurore le jeune Ascagne tout +endormi, dans un des bosquets enchanteurs +qui dominent Cythère. Là, plaçant douillettement +sur un lit de tendres violettes cet +adorable adolescent, elle fit naître, de sa +volonté de Déesse, une prodigieuse floraison +de roses blanches dont les suaves senteurs +s'épandirent à l'entour. Cypris contempla +son oeuvre dans le mystère de sa retraite: +Sous ses yeux, le fils d'Énée respirait doucement; +les fleurs fraîches écloses s'épanouissaient +au-dessus de sa tête, semblant +bercer son sommeil, tandis que cependant +l'air saturé de parfums capricieux conviait +les sens aux plus charmants ébats. Vénus +sentit sourdre en elle un étrange frisson; une +ardeur fiévreuse se glissa dans ses veines, +et les caresses, filles du désir, se prirent +voleter avec malice sur ses divins appas. +Adonis, en cet instant, lui apparût dans le +lointain du passé avec les tièdes souvenances +des délices charnelles; elle se mit à évoquer +les grâces viriles, les valeureux enlacements, +les coïntes galanteries de son amant, +et, devant le repos d'Ascagne, devant ce +garçonnet plus rose que les roses, devant +les beautés sveltes de cette puberté découverte, +elle se trouva faible, indécise, bouleversée; +c'est ainsi que dormait son berger; +elle eut voulu étreindre ce cou junévile +et fringuer sur ce torse coquet, mais où +Morphée régnait, sa pudeur fut maîtresse.</p> + +<p>Les roses, dans leur langage, distillaient +de capiteux conseils, les fleurettes du +gazon chatouillaient le derme de ses +jambes, ses colombes fidèles, battant +joyeusement de l'aile, se becquetaient +sous la ramée; les zéphirs avec un langoureux +murmure se jouaient sur ses lèvres +ardentes; l'amour, dans toutes ses manifestations, +chantait une hymne à sa reine-mère; +la nature par sa sève dictait sa grande loi. +Alors, la sensible Dionée attendrie, éperdue, +se laissa lentement tomber sur les +parterres fleuris, et se penchant sur la +fraîcheur des roses, elle en prit une et +l'embrassa.—On eut dit, à ce contact, que +le sol s'enflammait; les roses blanches s'animèrent, +devinrent pourpres comme de pudibondes +damoiselles tout à coup lutinées; +autant de baisers cueillis par ces lèvres +mi-closes, autant de baisers rendus, jusqu'à +ce que Vénus, fière de sa moisson et trainée +travers l'azur par ses cygnes éclatants, se +mit à parcourir le globe terrestre, semant +pleines mains comme un nouveau Triptolème +des baisers inédits sur les campagnes +fécondes.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>«Depuis ce jour, tout brûle, et s'unit, et s'enlace;</p> +<p>Le bouton d'un beau sein est éclos du baiser;</p> +<p>Une rose y fleurit pour y marquer sa trace;</p> +<p>Fier de l'avoir fait naître, il aime à s'y fixer.»</p> + </div> </div> + +<p>C'est à ces baisers tombés du ciel, dans +un combat des sens, que nous est venue la +merveilleuse éclosion des plaisirs les plus +vifs: baisers voluptueux issus des roses +fraîches et vermeilles, baisers humides, +précieux dictames des amours humaines; +baisers frissonnants qui donnez la vie et +scellez le pacte des âmes, baisers variés +mais toujours enivrants et nouveaux, je +vous salue!</p> + +<p>D'autres, nourrissons d'Apollon ou +amants favorisés des Parnassides, vous +ont chantés sur des lyres sonores et harmonieuses; +chaque jour des lèvres s'unissent +pour célébrer votre gloire dans un +râle de bonheur et d'ivresse: pour moi, +heureux baisers, provocateurs de la virilité, +baisers petits et grands, baisers doucereux +ou brutaux, légers ou profonds, langoureux +ou mordants, libertins ou <i>vitriolesques</i>; +baisers auxquels la mâleté donne toute +l'expression, je veux conter vos fastes +dans le prosaïsme de ma manière, détailler +vos mignardises si chères aux farfadels de +la passion, et annoter vos variations savantes +comme un pieux dégustateur de vos +innombrables fantaisies qui embéguinent +ma concupiscence.</p> + +<h3>II</h3> + +<p>Plusieurs savants, dans de longues dissertations, +ont déjà traité la question. +L'ouvrage le plus intéressant et aussi le +plus célèbre est l'essai de Kempius, intitulé: +<i>de osculis</i>. Les latins se servaient de +mots différents pour mieux marquer la +nuance des baisers; ils nommaient <i>Osculum</i>, +un baiser donné entre amis; <i>Basium</i>, un +baiser offert par convenance ou reçu par +politesse; et <i>Suavium</i>, un tendre baiser +impudique<a href="#fn-1" name="fnref-1" id="fnref-1"><sup>[1]</sup></a>. Ne nous inquiétons que de +celui-ci; les autres ne sont que baisements +ou baise-mains, contacts sans plaisirs, accolades +sans convictions, civilités puériles +et honnêtes, Berquinades à l'usage des +hypocrisies sociales. Si je m'étends ici +quelque peu sur l'historique des baisers, +ce sera pour revenir avec plus d'empressement +à ces doux becquetages de tourterelles, +à ces duos des lèvres, à cette fusion +des désirs que les anciens exprimaient si +bien par <i>columbatim</i>, un mot exquis que +<i>colombellement</i> ne saurait traduire à mon gré.</p> + +<p class="footnote"> +<a name="fn-1" id="fn-1"></a> <a href="#fnref-1">[1]</a> +Cette différence est indiquée ainsi dans les +<i>Arrêts d'amours</i> de Martial d'Auvergne: «ut paululum +a materia divertamus, quid sit discriminis +inter basium, osculum, et suavium dicamus, +Aelius Donatus in Eunucho Terentiano tria osculandi +genera ponit, osculunt silicet, basium, et +suavium. Oscula officiorum sunt, basia vero pudicorum +affectuum, suavia libidinum vel amorum. +Servius Honoratus in primo Æneid super his +verbis: <i>oscula libavit</i>, osculum religionis esse dicit, +suavium autem libidinis.</p> + + + +<p>Lorsqu'à Rome l'adultère ne subissait +aucune loi de répression, le baiser public +était ignoré et considéré comme un gage +de fidélité conjugale mis au nombre des +caresses secrètes de la nuictée; un jeune +citoyen pour avoir eu la témérité de ravir +un baiser à une grave matrone fut par sentence +condamné à mort et exécuté. On +peut trouver dans le code une loi dont les +prérogatives sont connues par les jurisconsultes +sous le nom de <i>Droit du Baiser</i>. Ce +droit consistait en présents de fiançailles +qui devaient compenser l'atteinte que la +pudicité virginale de l'épousée avait soufferte +d'une amoureuse union des lèvres, +c'était le gage avant-coureur de l'amour +conjugal. Les Romains ont fait aussi quelquefois +du baiser un acte religieux; les +philosophes et les naturalistes prétendaient +que les yeux, le col, les bras et généralement +toutes les parties du corps étaient +consacrées à des divinités particulières<a href="#fn-2" name="fnref-2" id="fnref-2"><sup>[2]</sup></a>; on +croyait honorer ces divinités en baisant les +membres qui étaient sous leur protection. +Ils embrassaient l'oreille, le front et la main +droite dans la pensée de rendre hommage +à la mémoire, à l'intelligence et à la fidélité +qu'ils étaient accoutumés à symboliser dans +un culte divin.</p> + +<p class="footnote"> +<a name="fn-2" id="fn-2"></a> <a href="#fnref-2">[2]</a> +Voyez à ce sujet: <i>Variétés littéraires ou +Recueil de pièces tant originales que traduites (par +l'abbé Arnaud et Suard)</i>. Paris, 1768, tome I, +pp. 379 et suivante.</p> + +<p>L'usage réservé du baiser sur la bouche +tenait également au culte. Les vertueux +Romains regardaient la divinité qui préside +à l'amour comme le parangon de la chasteté; +les blanches colombes qui conduisaient +son char étaient la plus naïve expression +de la pureté morale, et ils auraient cru +déplaire à Vénus, en prodiguant hors de +propos le baiser amoureux qui devait témoigner +seulement de la foi des époux. +Les violateurs de cette loi étaient sévèrement +punis. Valère Maxime en a relaté +plusieurs exemples frappants. Les profonds +penseurs sentaient que, permis trop légèrement, +les baisers conduisent souvent +la perturbation des moeurs, et ils cherchaient +clandestiner ces sensations voluptueuses +dans la légitimité du mariage, pour inciter +la jeunesse à l'hyménée et préserver son +propre bonheur et la félicité de l'État.</p> + +<p>On connaît le chapitre sur les baisers +dans lequel Jean de la Caza, évêque de +Bénevent, dit qu'on peut se baiser de la +tête aux pieds; il plaint les grands nez qui +ne peuvent s'approcher que difficilement +et il conseille aux dames qui ont le nez +long d'avoir des amants camus, et aux +amoureux doués d'une protubérance nasale +exagérée de choisir des maîtresses chez lesquelles +cette partie saillante du visage soit +plus fine et moins en avant.</p> + +<p>«Le baiser était une manière de saluer +très ordinaire dans toute l'antiquité, raconte +Voltaire<a href="#fn-3" name="fnref-3" id="fnref-3"><sup>[3]</sup></a>, Plutarque rapporte que les conjurés +avant de tuer César, lui baisèrent +le visage, la main et la poitrine. Tacite +dit que lorsque son beau-père Agricola +revint de Rome, Domitien le reçut avec +un froid baiser, ne lui dit rien et le laissa +confondu dans la foule. L'inférieur qui ne +pouvait parvenir à saluer son supérieur en +le baisant, appliquait sa bouche à sa propre +main et lui envoyait ce baiser qu'on +lui rendait de même si on voulait.»</p> + +<p>«Les premiers chrétiens et les premières +chrétiennes se baisaient à la bouche dans +leurs agapes. Ce mot signifiait <i>repas d'amour</i>. +Ils se donnaient le saint baiser, le baiser +de paix, le baiser de frère et de soeur: +<i>agion Philema</i>. Cet usage dura plus de +quatre siècles et fut enfin aboli à cause des +conséquences. Ce furent ces baisers de paix, +ces agapes d'amour, ces noms de <i>frère</i> +et de <i>soeur</i>, qui attirèrent longtemps aux +chrétiens peu connus, ces imputations de +débauche dont les prêtres de Jupiter et les +prêtresses de Vesta les chargèrent; vous +voyez dans Pétrone et dans d'autres auteurs +profanes, que les dissolus se nommaient +<i>frère</i> et <i>soeur</i>. On crut que chez les +chrétiens les mêmes noms signifiaient les +mêmes infamies; ils servirent innocemment +eux-mêmes à répandre ces accusations +dans l'Empire romain.</p> + +<p class="footnote"> +<a name="fn-3" id="fn-3"></a> <a href="#fnref-3">[3]</a> +Voltaire. <i>Questions sur l'Encyclopédie</i>.</p> + +<p>Il y eut dans le commencement dix-sept +sociétés chrétiennes différentes, comme il +y en eut neuf chez les Juifs, en comptant +les deux espèces de samaritains. Les sociétés +qui se flattaient d'être les plus orthodoxes, +accusaient les autres des impuretés +les plus inconcevables. Le terme de <i>Gnostique</i> +qui fut d'abord si honorable, et qui signifiait +<i>savant, éclairé, pur</i>, devint un terme +d'horreur et de mépris, un reproche d'hérésie. +S. Epiphane, au troisième siècle, prétendait +qu'ils se chatouillaient d'abord les +uns les autres, hommes et femmes, qu'ensuite +ils se donnaient des baisers fort impudiques, +et qu'ils jugeaient du degré de +leur foi par la volupté de ces baisers; que +le mari disait à sa femme en lui présentant +un jeune initié: <i>fais l'agape avec mon frère</i>; +et qu'ils faisaient l'agape.»</p> + +<p>Voltaire n'ose ajouter dans la chaste +langue française ce que S. Epiphane ajoute +en grec<a href="#fn-4" name="fnref-4" id="fnref-4"><sup>[4]</sup></a>. Saint Augustin remarque qu'on +regardait autrefois les baisers donnés à la +femme d'autrui comme dignes de grands +châtiments. Le Cardinal Tuschus nous +apprend aussi que dans le Royaume de +Naples on infligeait une forte amende à ceux +qui baisaient une vierge par surprise dans +la rue et qu'on les reléguait loin du lieu +même où le péché mignon avait été commis. +Un Évêque de Spire, qui vivait du temps +de l'empereur Rodolphe fut obligé de sortir +de l'Empire pour une semblable cause.</p> + +<p class="footnote"> +<a name="fn-4" id="fn-4"></a> <a href="#fnref-4">[4]</a> +Epiphane. <i>Contra hoeres</i>, liv. I, tome II.</p> + +<p>En France, en Allemagne, en Angleterre, +en Italie, le baiser public fut toujours considéré +comme un acte de civilité et de déférence; +les Cardinaux avaient droit de +donner l'osculation aux reines sur la bouche, +et toute honnête dame eut considéré comme +un affront de ne pas recevoir un baiser de +lèvres à lèvres lors de la première visite +d'un seigneur. La plus charmante des +voluptés devint ainsi banale: «La Cherté, +écrivait alors le <i>Saige Montaigne</i>, donne du +goût à la viande: voyez combien la forme +de salutations qui est particulière à notre +nation abâtardit par sa facilité la grâce des +baisers, lesquels Socrate dit être si puissants +et dangereux à voler nos coeurs. +C'est une déplaisante coutume et injurieuse +aux dames, d'avoir à prêter leurs lèvres +quiconque a trois valets à sa suite, pour +mal plaisant qu'il soit: et nous mêmes n'y +gagnons guère; car comme le monde se +voit porté, pour trois belles, il en faut baiser +cinquante laides, et à un estomac +tendre comme sont ceux de mon âge, un +mauvais baiser en surpasse un bon.» +Pour les dames, à quelqu'époque que ce +soit, elles furent toujours sensibles aux +baisers énamourés d'un galant cavalier, et +si quelques-unes s'en offensèrent en apparence, +la plupart d'entre elles, en recevant +l'accolade sur la joue gauche furent tentées, +en tendant la joue droite de répondre ainsi +qu'une belle demoiselle surprise à l'improviste +par un joyeux brusquaire: «Monsieur, +vous m'offensez, mais voici l'autre côté, +je sais mon évangile.»</p> + +<h3>III</h3> + +<p>«S'il est désagréable à une jeune et +jolie bouche de se coller par politesse a une +bouche vieille et laide, dit l'auteur de <i>Candide</i>, +il y avait un grand danger entre les +bouches fraîches et vermeilles de vingt +vingt-cinq ans; et c'est ce qui fit abolir la +cérémonie du baiser dans les mystères et +les agapes, c'est ce qui fit enfermer les +femmes chez les Orientaux, afin qu'elles +ne baisassent que leurs pères et leurs frères; +coûtume longtemps introduite en Espagne +par les Arabes.»</p> + +<p>La science a-t-elle besoin de prouver +qu'il y a un nerf de la cinquième paire qui +va de la bouche au coeur et de là plus bas? +la nature a tout préparé avec le génie le +plus délicat: les petites glandes des lèvres, +leur tissu spongieux, leurs mamelons veloutés, +la peau fine, chatouilleuse, leur +donnent un sentiment exquis et voluptueux, +lequel n'est pas sans analogie avec une +partie plus cachée et plus sensible encore. +La pudeur peut souffrir d'un baiser longtemps +savouré entre deux piétistes de dix-huit +ans.—Ronsard a poétisé comme suit +ce tact charmant de lèvres:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Il sort de votre bouche un doux flair, que le thim,</p> +<p>Le jasmin et l'oeillet, la framboise et la fraise,</p> +<p>Surpasse de douceur, tant une douce braise</p> +<p>Vient de la bouche au coeur par un nouveau chemin.</p> + </div> </div> + +<p>Le baiser sur les lèvres est l'unique baiser +de Vénus, c'est l'étincelle, le boute feu +d'amour; il scelle l'entente des sexes, arde +le coeur, allume le sang dans les veines, +espoinçonne la virilité, cause le prurit vital, +et met en appétit d'union. L'âme s'évapore +dans un tel baiser, lorsque les désirs s'y +unissent; il met hors de sens et cause un +étrange satyriasisme; il fait fomenter la sève +et fusionner deux existences: on y boit la +vie de sa vie, on y heurte lascivement +d'inoubliables sensations comme dans un +toast sublime à l'entremise de la nature. +Ainsi l'expriment les vers suivants dont on +ignore l'auteur:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>De cent baisers, dans votre ardente flamme,</p> +<p>Si vous prenez belle gorge et beaux bras,</p> +<p>C'est vainement; ils ne les rendent pas.</p> +<p>Baisez la bouche, elle répond à l'âme.</p> +<p>L'âme se colle aux lèvres de rubis,</p> +<p>Aux dents d'ivoire, à la langue amoureuse</p> +<p>Ame contre âme alors est fort heureuse,</p> +<p>Deux n'en font qu'une et c'est un paradis.</p> + </div> </div> + +<p>La conjonction des lèvres est l'<i>écussonade</i> +de la plus vive jouissance, lorsque pour la +première fois, en toute liberté, deux muqueuses +se soudent dans une effusion commune—: +Les deux amants sont là, seuls +et encore timides; ils ont la gaucherie +d'une entrevue à huis-clos, où les sens +sont plus éloquents que les proclamations +du désir; les mains se sont pressées, déjà +un bras s'arrondit sur cette hanche mignonne; +les épaules se touchent, les joues +se frôlent, les poitrines se soulèvent et +soupirent; les coeurs battent à l'unisson +d'espoir et aussi de cette crainte vague qui +fait antichambre à la porte du bonheur. +<i>Lui</i>, sourit et mitonne ses délices; <i>elle</i>, sur +la défensive de convenance, muguette et +chiffonne son joli babouin dans une moue +adorable. Voici que les visages se rapprochent, +que les cheveux s'unissent et +que les yeux dardent les yeux à des profondeurs +volupteuses et infinies: un fluide +mystérieux les enserre et les berce; sur +cette jolie nuque blonde et rose ainsi que +sur ce col brun d'Antinoüs, il passe comme +un frisson avant coureur du spasme. Leurs +cerveaux, accablés, semblent en ébétude +tant est verdissante cette extubérance sensuelle, +qui fait que les jouvenceaux, comme +les bacchantes, se grisent eux-mêmes de +leurs propres facultés. Tout à coup ces +torses se cambrent, ces têtes se renversent, +ces lèvres muettes se choquent, s'alluchent +se confondent dans une haleinée de chaude +amour, et des baisers acres et mordicants +font entendre des petits bruits rieurs, délectables, +alangouris qui se prolongent et s'achèvent +comme un glou-glou d'ivresse +entre ces deux heureux fretin-fretaillant.</p> + +<p>Rien n'est comparable à ces liesses; les +corps enlacés, s'acquebutant dans une puissante +étreinte, se contournent en torsions +d'amour; les lèvres mâles happent cette +bouchelette fraîche ainsi que rosée, tandis +que lancinantes et frétillant dans de diaboliques +mouvements, les langues inassouvies +se mordillent comme fraises et paraissent, +dans l'imagination de ces félicités +poignantes, sucer l'âme de sa vie, et faufrelucher +la vie de son âme.</p> + +<p>On dirait qu'en pareille délectation, on +vide l'épargne de son être; Belzébuth trépigne +dans les entrailles et s'y démène convulsivement, +on demeure dans l'oubliance +de toute l'humanité, et, sur ces lèvres de +roses, où balbutie encore l'amour anéanti +dans cette longue embrassée, les amants +ne laissent mourir le plaisir que pour le +faire renaître avec un renouveau plus +quintenencié, avec des accents plus humides +et brûlants à la fois.</p> + +<p>L'abbé Desportes a chanté la saveur de +baisers si tendres dans ses rhythmes exquis:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Et qu'en ces yeux nos langues frétillardes</p> +<p class="i2">S'étreignent mollement...</p> +<p>Quand je te baise, un gracieux zéphir</p> +<p>Un petit vent moite et doux qui soupire,</p> +<p class="i2">Va mon coeur éventant.</p> + </div> </div> + +<p>et plus loin:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Au paradis de tes lèvres décloses,</p> +<p>Je vais cueillant de mille et mille roses</p> +<p class="i2">Le miel délicieux...</p> +<p>Ce ne sont point des baisers, ma mignonne,</p> +<p>Ce ne sont point des baisers que tu donnes:</p> +<p class="i2">Ce sont de doux appas</p> +<p>Faits de Nectar...</p> +<p>Ce sont moissons de l'Arabie heureuse,</p> +<p>Ce sont parfums qui font l'âme amoureuse.</p> +<p class="i2">S'éjouir de son feu.</p> +<p>C'est un doux air embaumé de fleurettes,</p> +<p>Où, comme les oiseaux, volent les amourettes.</p> + </div> </div> + +<p>De tout temps, chez tous les peuples, +des poètes de génie ont détaillé les charmes +du baiser lascif; Virgile, Platon, +Moschus, Tibulle et Catulle, Le Tasse, +Le Dante, Pétrarque, Ronsard, Belleau, +de Magny, le grave Corneille et le vertueux +Racine, Voltaire et Rousseau; prosateurs, +moralistes et philosophes, chacun +a voulu analyser ces extases du baiser qui +béatifient la passion.</p> + +<p>Me sera-t-il permis de traduire ici l'inimitable +<i>Baiser seizième</i><a href="#fn-5" name="fnref-5" id="fnref-5"><sup>[5]</sup></a> de Jean Second, +si chaud et si coloré dans sa belle latinité, +qu'il peut paraître téméraire d'en rendre +le sens exact sans craindre d'en atténuer +les fantasieuses délicatesses. Je traduirai +moins lourdement que Ménage, plus tendrement +que Balzac, peut-être moins sentencieusement +que Gui-Patin.</p> + +<p class="footnote"> +<a name="fn-5" id="fn-5"></a> <a href="#fnref-5">[5]</a> +Jean Second.—Basium XVI: <i>Latonæ nivoeo +sidere Blandior</i>, etc.</p> + +<h3>IV</h3> + +<p>—Toi qui es plus étincelante que l'astre +brillant de la pâle Phoebé, toi qui surpasse +en éclat l'étoile d'or de Vénus, ô ma douce +Néoera, accorde moi cent baisers; prodigue-les +moi avec autant d'abandon que jadis +Lesbie les donna à son poète inassouvi; +cueille-les sur ma bouche, en aussi grand +nombre que ces grâces amoureuses qui se +jouent sur tes lèvres mutines et sur tes +joues rosées. Fais pleuvoir sur mon corps +ces mêmes accolades aussi drues que ces +traits enflammés lancés par tes regards +ardents qui font naître à la fois la vie et +la mort, l'espérance et la crainte, la joie et +les soucis cuisants. Que tes baisers soient +plus multiples, plus acérés que ces flèches +innombrables, dont un petit Dieu léger et +moqueur, puise la variété dans son carquois +doré, pour en férir ma pauvre âme, et, +ce chant de tes lèvres, joins les propos +grivois, les soupirs voluptueux et les plus +aimables caresses. Imite ces tendres colombes +qui, dès le réveil du printemps, +bec contre bec, se trémoussent des ailes; +Néoera, viens à moi, éperdue, défaillante, +accablée de désirs, ta bouche sur ma bouche, +collée étroitement: tourne avec langueur +tes yeux noyés d'une humide flamme et +d'une lubricité poignante; alors seulement +fais appel à ma virilité, renverse-toi sans +force entre mes bras: je t'enlacerai, je te +presserai contre moi, je t'environnerai de +mon amour, et, parcourant tes appas glacés, +je te ferai renaître au rouge soleil de +Cythère; je te rappelerai à la vie par une +savoureuse et lancinante embrassade, jusqu' +ce que succombant moi-même, dans +les plaisirs de cette ardente becquée, je sente +mon âme m'échapper, s'écouler et passer +sur tes lèvres. A cet instant, ma Néoera +aimée, je soupirerai, bien bas, comme dans +une agonie de volupté: Je meurs, je meurs, +ma tant douce maîtresse, je meurs de plaisir +et d'amour; prends-moi, recueille-moi, embrasse-moi +de tes bras frais et potelés, je +défaille et suis sans ardeur ni puissance. +Tu me réchaufferas alors sur ton coeur +embrasé; dans le parfum d'un de tes baisers +tu m'insuffleras la vie et, m'éveillant +peu à peu sous les mignards attouchements +de tes lèvres empourprées et mielleuses, je +redeviendrai de nouveau ton amant, ton +seigneur et ton maître.</p> + +<p>C'est ainsi, ma Néoera, que nous devons +arrêter la faux du temps, pendant les courts +instants de notre bel âge. C'est ainsi, dans +des douceurs cupidiques qu'il est sage de +laisser s'écouler la jeunesse insouciante et +rieuse; le plaisir a l'éclat des fleurs nouvelles +qui tôt se fanent et se dessèchent. +Sans qu'on y songe, voici venir la morne +et pénible vieillesse avec son cortège de +douleurs, de tristesses, de regrets superflus +la décrépitude, et la mort nous guettent: +Le temps presse, Néoera aimons-nous.</p> + +<h3>V</h3> + +<p>La bouche féminine, pour coquettement +appeler le baiser et évoquer le désir, doit +être plus petite que grande, d'une heureuse +harmonie, les lèvres bien tournées, délicates, +ni trop écarlates ni trop pâles, colorées +d'une pointe de carmin, légèrement +retroussée aux commissures et scintillantes +sous l'humidité des caresses attendues. Le +rire y doit creuser des fossettes friponnes +au bas même du visage, et découvrir, +comme d'un écrin sort un rang de perles, +des dents petites, bien enchâssées également +dans le vermeil des gencives et dont l'émail +soit d'une blancheur japonaise à peine irisée. +Le plus mince défaut buccal, pour un raffiné, +est la mort des baisers d'amour; il ne +faut point qu'une bouche soit ce qu'on +appelait au seizième siècle: <i>un abreuvoir +mouches</i>, elle doit, au contraire, prendre des +airs musqués et affriander les yeux qui la +contemplent. Certaines bouches ne sont +qu'avaloirs sans expression; les lèvres grasses +y bobandinent, les lourdes lippées y entrent, +et les caquets en sortent, ce sont cavernes +bien aviandées où tombent les léche-frions +de cuisine, mais où ne parviennent +point les hautises des gentilles accolades.</p> + +<p>Sur les bouches coïntes et mutines, on +peut bailler le <i>Baiser à la pincette</i> qui donne +moins d'importance au caprice du moment. +Pinçant doucement les deux joues +des doigts, il est ainsi loisible de dérober +amoureusement un long et sonore attouchement +des lèvres, dont on se défend +toujours trop tard.</p> + +<p>Le <i>Baiser à la dragonne</i> est moins civil, il +violente, meurtrit et blesse comme un éperon +c'est le baiser de l'étrier, la vigoureuse +botte de l'escrime d'amour, c'est la caresse +brutale de d'Artagnan à son hôtesse, c'est +mieux encore la pratique faunesque des +amants sabreurs de voluptés, qui ne prétendent +point s'amuser à la moutarde ou +qui ne savent pas déguster les douceurs +des agaceries prolongées.</p> + +<p>Le <i>Baiser à la florentine</i>, ou baiser <i>la +langue en bouche</i>, ainsi que disaient nos +pères, nous est venu, assure-t-on, d'Italie, +bien que ce soit le baiser d'amour français +par excellence et tradition.—Dans ce +baiser les langues frétillardes se daguent, se +dévergognent et se fringuent; c'est une +accointance active qui émoustille et que +les bons sonneurs des lèvres préféreront +toujours aux fleurettes naïves des Agnès de +couvent.</p> + +<p>Après la France, l'Italie et l'Espagne ont +adopté ce dernier mode d'embrassade passionnée. +En Allemagne et dans le nord, +l'amour est plus réservé, bien que dans +les hautes classes slaves, par un aimable +raffinement, on ait inventé dans des petits +soupers galants, le délicieux <i>Baiser au +champagne</i>, qui rentre plutôt dans le domaine +des enfantillages libertins que dans +le royaume de l'amour sincère.</p> + +<p>En Angleterre, le baiser a pris les proportions +d'une institution sociale: les blondes +et sentimentales fillettes du Pays-Uni, pour +ne pas s'inféoder à un amant, possèdent +toutes plusieurs <i>Kissing-friends</i> ou bons amis +embrasseurs, qui concourent, par différentes +manières, à déployer leurs talents. Certains +gentlemen, réputés excellents <i>Kissing-friends</i>, +sont recherchés des meilleures +sociétés et quelques-uns, spécialistes émérites, +font des conquêtes plus nombreuses +et causent plus de désespoirs, de suicides +et de jalousies qu'un Don Juan issu de +Lovelace.—Dans le confort d'un divan +profond, <i>seule à seul</i> avec le <i>Kissing-friend</i> élu +de ses lèvres, avec cet «<i>Exciting man,</i>» +une jeune anglaise passerait des heures +d'insondable volupté à se laisser biscotter +dans le tête à tête, sans songer un +seul instant à invoquer Vénus, à froisser +ou à laisser froisser la tunique de la +morale.</p> + +<p>Les lettres d'amour, comme formules de +civilités, sont nourries de baisers innombrables; +ils coûtent moins à écrire qu'ils +ne coûteraient à donner. La locution +«<i>mille baisers</i>,» est devenue plus banale, +d'une familiarité domestique plus grande +que la conjugaison du verbe <i>aimer</i>. Le +poète, chevalier de Boufflers, le comprit +fort judicieusement, en répondant à une +dame qui lui envoyait un baiser:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Vous m'envoyez sur le papier</p> +<p>Un baiser qui bien peu me touche;</p> +<p>Baiser qui vient par le courrier</p> +<p>Pourrait-il chatouiller ma bouche?</p> +<p>Votre chimérique faveur</p> +<p>Me laisse froid comme du marbre;</p> +<p>Et ce fruit n'a point de saveur</p> +<p>Quand il n'est point cueilli sur l'arbre.</p> + </div> </div> + +<p>Voltaire n'eut pas mieux dit dans ses +épîtres les plus malicieuses.</p> + +<p>Madame de La Sablière, pour encourager +un jouvenceau timide qui lui donnait +un baiser furtif, lui murmura finement ce +conseil:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Un baiser bien souvent se donne à l'aventure,</p> +<p>Mais ce n'est pas en bien user;</p> +<p>Il faut que le désir ou l'espoir l'assaisonne:</p> +<p>Et pour moi, je veux qu'un baiser</p> +<p>Me promette plus qu'il ne donne.</p> + </div> </div> + +<p>Parbleu!</p> + +<h3>VI</h3> + +<p>Le baiser a laissé sa tradition dans l'histoire +et la mythologie; Alain Chartier, le +doux poète, l'homme le plus érudit mais +aussi le plus laid de son temps, reçut pendant +son sommeil un tendre baiser de Marguerite +d'Écosse, femme de Louis XI; c'est +ainsi que la chaste Diane, suivant la fable, +descendait chaque nuit du ciel pour consteller +de baisers ardents le corps du jeune +et charmant Endimion.</p> + +<p>Chaque femme cache un point sensible où +se concentre le fluide nerveux de son organisme. +Pour un amant fortuné, il s'agit de +découvrir ce ganglion, cette clef des sens, +ce ressort des félicités poignantes, ce défaut +de la cuirasse que toutes maîtresses +ont la science de ne pas découvrir et dont +elles conservent mystérieusement le secret, +sachant que la divulgation les livrerait à la +merci du vainqueur.</p> + +<p>Que de femmes prétendues froides et +insensibles, ne paraissent telles qu'aux yeux +des superficiels: Un homme paraît avec la +philosophie de la volupté et la tactique de +l'amour; il étudie, il cherche, il analyse les +sensations qu'il procure; il fouille de ses +baisers cette nuque, ce dos, ces bras avec la +patience d'un inquisiteur de porte inconnue, +dissimulée dans une boiserie, il ne néglige +aucune saillie, aucune vallée corporelle, +aucun repli de cet épiderme satiné, jusqu' +ce qu'il sente un frissonnement spécial qui +est l'<i>Eureka</i> de ses recherches sensuelles. +Heureux ceux-là qui ont la délicate persévérance +d'arriver à leur but.</p> + +<p>Connaître le point sensible d'une femme, +cette partie solitaire de son être où le baiser +frappe comme une balle ou éclate comme +une grenade, c'est mieux que de la posséder, +c'est l'isoler dans l'amour dont on l'environne, +c'est couper la retraite à ses remords, +à son inconstance, à ses faiblesses extérieures, +c'est se l'attacher par un étrange +mysticisme, c'est l'encloîtrer dans la dévotion +libertine qu'on a su faire naître +en elle.—Il est une force plus grande +encore, c'est de connaître la recette des +jouissances que l'on donne, et de feindre +de l'ignorer pour ne pas mettre l'ennemi +sur ses gardes.</p> + +<p>Les baisers recevront toujours le culte +des détrousseurs de coeurs et des cavalcadeurs +à forte encollure; pour moi, je voudrais +un jour traiter complètement un si +brillant sujet parmi cette réunion d'études +projetées dans un ensemble d'analyses voluptueuses; +les poussifs toussotteraient +avec indignation, les prudes se voileraient +en brûlant de me lire, et les francs vivans, +sans hypocrisie, reviendraient souvent +ces dissertations, comme les femmes amoureuses +reviennent à leur piano pour y +jouer et rejouer les valses entraînantes.—Je +ne saurais mieux conclure ici cette courte +étude que sur cette pensée remarquable de +Byron:</p> + +<p>«J'aime les femmes et quelquefois je +renverserais volontiers la conception de ce +tyran qui désirait que le genre humain n'eût +qu'une seule tête, afin de pouvoir la faire +tomber d'un seul coup. Mon désir, pour +être aussi vaste, est plus tendre et moins +féroce: J'ai souvent désiré, aux jours heureux +de mon célibat, que le sexe féminin +n'eût qu'une bouche de rose, pour y pouvoir +baiser toutes les femmes à la fois +depuis l'Orient jusqu'à l'Occident.»</p> + +<p>—Quel rêve!!!</p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/08.jpg" width="300" height="150" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/09.jpg" width="400" height="171" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2>VOYAGE AUTOUR DE SA CHAMBRE</h2> + +<h3>RÉMINISCENCE</h3> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i30">Les souvenirs sont comme les échos</p> +<p class="i30">des passions; et les sons qu'ils répètent</p> +<p class="i30">prennent par l'éloignement quelque</p> +<p class="i30">chose de vague et de mélancolique qui</p> +<p class="i30">les rend plus séduisants que l'accent</p> +<p class="i30">des passions mêmes.</p> +<p class="i50">CHATEAUBRIAND.</p> + </div> </div> + +<p>Des sentiments deviennent frileux, +quand le foyer reste vide. Ici +même où une couvée de plaisirs +était éclose, la tristesse seule sanglotte lentement +dans le crépuscule des regrets superflus.—Une +ancienne chanson d'amour voltige +dans la solitude; dans ce nid charmant +où l'on était si bien à deux, il ne reste que +des rêves de volupté indécise et la sarabande +enlaçante, mystérieuse et sinistre des souvenirs, +ces revenants de l'âme qu'on évoque, +qu'on chasse et qu'on appelle encore.</p> + +<p>Les rideaux sont tirés; il règne dans la +chambre un demi-jour, un silence où je +me complais. La lumière a la crudité, l'effrayante +clarté qui éblouit ou effarouche +les yeux qui ont pleuré et qui ne veulent +plus regarder ni voir; son éclat possède la +brutalité et le frisson glacial des réveils +subits; la pénombre plus douce, plus insinuante +ne retire pas les bandages du coeur +pour mettre la plaie à vif, elle frôle le +doute, et, par gradations, comme une +mère qui berce, elle assoupit la douleur et +nous conduit avec des ménagements infinis +au soleil de la réalité.</p> + +<p>En pénétrant ici, j'ai senti dans l'air +tiède un refrain du passé, quelque chose +comme le parfum affadi des amples brassées +de fleurs étincelantes que j'y avais +jadis cueillies. Il m'a semblé voir onduler +des lignes sur la dernière page du roman +si tôt interrompu et un mirage trompeur a +déroulé devant moi les sensations des caresses +friponnes d'autrefois.</p> + +<p>J'ai cru, ô farouche insenséisme de mon +âme! J'ai cru qu'Elle se jouait devant moi +ma maîtresse aimée avec son rire ambré, +jaseur, exquis, tintant comme une argentine +clochette à mon oreille charmée; j'ai +cru entendre cette voix si fraîche vibrer +d'amour aux échos de mon coeur. Dans le +vague lugubre qui m'enveloppait, j'ai vu +ma charmante amie se dresser debout +mes côtés, dans de légers tissus transparents, +de couleur neutre, dont les plis +amoureux se collaient à son corps de +nymphette étoffée. Ses lèvres souriantes, +d'une morbidesse savorée, se tendaient, se +plissaient en avant avec la suave appétence +des baisers attendus, ses bras souples, +roses, polis, agaçants par la grâce aimable +des fossettes rieuses, ses beaux bras douillets +formaient une ceinture à mon col, +tandis que je dévorais ses yeux pleins +d'azur où le bonheur s'épanouissait dans +la dilatation phosphorescente de ses prunelles.</p> + +<p>La moiteur de son haleine passait, +comme un souffle attiédi, à travers mes +cheveux frissonnants; mon coeur battait +avec violence d'une épaule à l'autre, et, +parmi les ténèbres plus épaisses, je pensais +caresser, manier et affrioler ses formes +rondes, charnues, veloutées que j'idolâtrai +jusqu'au paganisme de la plus folle lubricité.</p> + +<p>J'étais inquiet, agité, troublé de même +que si j'eusse dû la posséder pour la première +fois; la pauvre adorée!—Elle était +là, devant moi, me regardant sous ses cils +noirs plus longs qu'un <i>credo</i>, lisant dans +mes sens l'hymne de mes désirs tandis qu'un +vermillon très accentué passait sous ses +joues pâles et porcelainées.</p> + +<p>Hélas! fou, double fou!—Ixion croyant +saisir la nue fut moins douloureusement +surpris!—Alors que je croyais sentir le +contact excitant de son épiderme, et que je +m'élançais, éperdu, pour boire l'oubliance +sur ses lèvres humides, la blanche vision a +disparu. Je me suis agenouillé avec grand +bruit à terre, mes mains crispées dans le +vide ne saisissaient plus que le néant de +mes fantômesques attouchements et la +hideur de mon hallucination.</p> + +<p>Pauvre moi!—Il fallait me ramentevoir: +J'accomplissais un pèlerinage à l'abbaye +des défuntes ivresses, et je dus inventorier +le passé, en marquant de larmes amères +les heureux jours d'autrefois sur le calendrier +des souvenirs.</p> + +<p>Dans la chambre intacte et silencieuse, +tous ses chers petits bibelots étaient là; +sur la cheminée de brocatelle, la pendule +restait muette et mon coeur seul battait +avec force dans cette solitude où le sien, +tant de fois, avait bondi et éclaté d'allégresse.—Faiblesse +étrange qui me gagnait, +douleurs sourdes et caressantes dont je me +croyais à jamais guéri, mignardes hantises +de mes dix-huit ans, je pensais vous avoir +égarées à jamais et vous apparaissiez de +nouveau!</p> + +<p>—O premières amours! délices profondes +et vivaces! lorsque vous avez conquis la +virginité de nos âmes, humé notre sang +le plus vermeil, grisé nos sens vigoureux +et naïfs, quand vous avez imprimé votre +marque mordante et brûlante à la fois sur +la fraîcheur de notre aurorale juvénilité, +rien désormais ne vous peut effacer!</p> + +<p>—Les illusions, sous le doigt brutal de la vie +réelle, s'évanouissent au toucher comme le +prisme et la poussière d'or des ailes de papillons, +le dégoût survient, la lassitude +arrive, le scepticisme s'impose à l'esprit +blasé, et, aux relais de chaque nouvelle conquête, +la passion, naguère si fringante, devient +plus poussive et aussi efflanquée que +ces maigres chevaux de poste dont le trot +retentit quand même, sous un harnachement +de grelots sonores et étourdissants.</p> + +<p>—C'est en vain que le corps se brise +et que le coeur se bronze; la statue se souvient +d'avoir vécu dans un éclair de joie, +et vous, sensations neuves, premières caresses +de notre puberté, éclose sous un +regard de femme, nous ne pouvons vous +oublier!</p> + +<p>Premières amours, rosée de jeunesse +ensoleillée, vous anéantissez les rêveries +trompeuses de notre adolescence; vous +dévergognez notre vague idéalisme et nos +sentiments puérils et mièvres, vous nous +remettez le sceptre de notre puissance, +en nous en inculquant gentiment l'usage, +vous consacrez enfin notre royauté masculine +en nous héroïfiant dans de valeureuses +prouesses de virilité.</p> + +<p>N'est-ce pas dans ce boudoir, où Vénus +jamais ne bouda Cupidon, que je fis mes +premières armes?—N'est-ce pas ici même +que je devins homme? N'est-ce pas devant +ces témoins inanimés, que la chérie, si follement +dorlotée, me fit éprouver la mâleté +de mes muscles?—O douce mignonne! +quand je jetai mon coeur dans ton âme avec +la furie des désirs qui se cabrent et l'impétuosité +des prurits cuisants, quand je m'agenouillai +pour la prime fois devant ta +beauté absorbante, quand nos lèvres allangouries +se donnèrent la becquée divine, +alors, j'aurais dû cesser de vivre; j'étais +Dieu dans la Création! En m'approchant +de cette rouge fournaise du bonheur, je ne +pouvais que rétrécir le cercle de mes sensations, +et, avec l'instinctive philosophie du +scorpion, il me fallait mourir de moi-même +et par moi-même.</p> + +<p>On ne contemple pas impunément les +radieux levers du soleil sans que les tristesses +du crépuscule n'en deviennent plus +affligeantes.—Ah! que ne puis-je reconquérir +aujourd'hui cette aurore et cette +exubérance de mon être!</p> + +<p>C'est ainsi que j'étais étendu sur ce siège, +accoudé sur cette table chargée des riens +qu'elle aimait; c'est ainsi que j'attendais sa +venue du soir, avec des frissons d'espérance, +mitonnant des caresses à offrir et +des ébats à renouveler—: Elle arrivait +toute envoilée, émue, souriante, presque +craintive, et dès lors j'étais enveloppé dans +une auréole de félicité; le bonheur tient +si peu de place!—Déjà, avec ma force +d'amoureux, je la prenais, la soulevais dans +mes bras, la berçant comme un enfant avec +des éclats de rire joyeux mêlés de baisers, +je la pressais contre moi, rêvant de m'ouvrir +la poitrine pour la loger toute entière +dans mon coeur—folies suprêmes! Extases +divines! pourquoi vous ai-je perdues? +Avec quelle passion je dégantais ces petites +mainettes exquises, dont je baisais chaque +phalange; puis, dégrafant, délaçant, déchirant +soie, dentelle ou batiste; avec quelle +ivresse curieuse j'explorais les rondeurs +embaumées de ce buste de déesse!—mes +doigts ont encore conservé le tact voluptueux +de sa peau de satin.</p> + +<p>Elle luttait d'abord, se rebellait gentiment, +puis se laissait faire, vaincue par ses +désirs plus encore que par mes démonstrations +passionnées; puis lorsqu'elle était +assise, à genoux devant elle, déjà grisé par +des ardeurs de faune, je déployais le verbiage +de la chair et l'éloquence persuasive +et enflammée des ambitions sensuelles.—Etais-je +assez jeune! assez neuf d'expression, +assez vibrant dans l'enthousiasme de +mes croyances!—Je payais d'amour, argent +comptant, en belles et bonnes pièces, +frappées au bon coin de ma puissance de +novice.</p> + +<p>Et toutes ces mutineries ineffables, ces +chuchottements de colombes au même nid, +ces aveux à voix basse, ce bruissement de +soupirs semblables à une confession, ces +petits cris légers de bergeronnette effarouchée, +ces spasmes, ces béatitudes, ces +râles soudains, ces évanouissements et ce +silence:—on eut dit d'un meurtre; ce n'était +qu'un doux larcin prêt à se renouveler.</p> + +<p>Pendant près de six mois, ainsi j'ai vécu, +comme une torche qui flambe. Sa chambre +maintenant est solitaire; la mort, en surprenant +la pauvrette a fauché mon âme avec +la sienne.</p> + +<p>Dans ce cadre d'émail, voici son portrait, +la douceur de son rire, l'éclat de ses yeux, +le brillant de ses longues tresses blondes +dont parfois dans sa nudité, elle se faisait un +manteau d'or. Voici cette mignarde bouche +humide et sensuelle, dont la friandise luxurieuse +n'avait point de bornes, et, sous ses +lèvres ardentes, j'entrevois encore la blancheur +bleutée de ses dents de jeune chien +qui marquèrent mes joues, mon col, mes +bras et mon corps de ces empreintes enchanteresses +qui sont espiègleries d'amour.</p> + +<p>Portrait que je baise et rebaise, image +trompeuse et sans expression, carton sans +relief et sans vie, que n'ai-je la volonté +de te détruire, alors que ma tant chère +amante n'est plus?</p> + +<p>Dans les panneaux de chêne, ce n'est +qu'un hideux squelette que les larves ont +décharné! Si mes sens pétillent sous la +cendre encore chaude des éclatantes souvenances, +la logique de ma raison me fait +gratter la terre où elle est enclose, soulever +le couvercle de sa bière et reculer d'effroi +devant l'oeuvre immonde de la camarde +et du temps.</p> + +<p>De telles pensées m'entraînent dans des +songes funèbres et hideux où la matière +putrescible fermente et se liquéfie.—Visage +aimé, yeux tendres et expressifs, +beautés corporelles, je me serais fait poëte +ou sorcier pour vous immortaliser... Ah! +qu'êtes-vous devenus lorsqu'un réalisme impitoyable +me contraint à vous contempler!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Elle s'est éteinte doucement un matin +de mai, dans mes bras, au réveil, en parlant +du printemps, des oiseaux et des fleurs; +projetant de lentes promenades dans les +bois reverdissants, souriante, dans sa pâleur, +à l'idée des violettes cueillies sous la +mousse et des baisers échangés pendant le +gazouillis du rossignol.—Elle se faisait +petite, gamine, caressante et capricieuse, +m'enlaçant davantage et se renversant sur +les guipures des oreillers—(ai-je souffert +davantage dans ma vie qu'à cet instant où +les larmes m'étouffaient comme une hémorragie +interne?)—Sur la transparence de +son visage le sang avait afflué, mettant du +carmin sur la blancheur de sa chair avec le +contact brutal du sang épandu sur un linge. +Le soleil entrait dans la chambre et baignait +les courtines du lit. L'oeil fixant le vague, +les narines dilatées, belle déjà de la froide +beauté des vierges expirantes, elle évoquait +la nature à son renouveau, et, dans le mirage +de ses esprits, elle revoyait nos plus +douces heures de plaisir, nos fuites dans la +campagne, nos dîners dans les fermes au +milieu des basses-cours tumultueuses, le +petit coq qui sautait sur la nappe, ou le +joli chat craintif qu'elle mettait à l'abri du +despotisme d'un gros terre-neuve:—«Nous +irons, dis moi, nous irons encore..., +tu sais dans la vallée aux moulins, où nous +nous arrêtions pour boire du lait, près du +ruisseau bordé de saules où les <i>mamans +canards</i> ont de si jolis poussins jaunes... et +puis..., n'est-ce pas, nous ferons de grands +bouquets; la main dans la main, nous retournerons, +bien seuls, dans les sentiers... +ne dis pas non,... oh! je suis si heureuse... +si heureuse!...»</p> + +<p>Elle parlait, parlait toujours, avec la +poëtique éloquence des choses qu'on doit +quitter et des sensations qu'on va perdre, +sans en avoir conscience.—Elle s'épuisait +peu à peu, et dans une douloureuse +quinte de toux elle s'évanouit pour toujours, +me serrant la main plus fort et +murmurant encore faiblement comme un +enfant qui s'endort:... <i>l'amour</i>... <i>avec toi</i>,... +<i>c'est si bon</i>!—».</p> + +<p>Pauvre adorée! Certes, dans la fraîcheur +de notre adolescence, l'amour c'était si bon, +si plein de croyances, si rayonnant de clarté, +si intime et si vrai—tu as aimé avec toutes +les forces de ta candeur, et tu es sortie palpitante +de plaisir, avant de goûter à la lie +des désillusions et des infamies, avant les +tristes lendemains de la vie heureuse.</p> + +<p>Je suis resté Moi et je t'aime encore, +car tu es ma jeunesse, la franchise de mon +âme et le miroir de mes premiers sentiments.—J'ai +vu, depuis, que l'amour tel +qu'on le comprend ou qu'on le fait dans le +monde, et tel aussi que la société l'a créé, +était un guet apens et je me suis armé contre +les soupçons, les trahisons, les perfidies, +les ruses et astuces de la femme, car sur +la carte de tendre, on égorge les agneaux et +la force indépendante de l'amant prime le +droit d'esclavage du mari.</p> + +<p>Dans cette petite chambre j'aime à revivre +mon passé, je retrouve un calme +langoureux et bienfaisant au sortir des orgies +de la chair ou des lassitudes de l'esprit.—L'hiver +j'allume de grands feux dans +l'âtre, comme si elle allait revenir, gelée, +avec cette toux profonde qui me faisait si +mal, et qu'elle dissimulait dans un sourire +morbide. L'été j'y viens donner audience +au soleil, aux effluves printannières, je +place près de moi son fauteuil vide, aux +coussins de soie, ses petites babouches de +velours blanc traînent à terre, et, sur le +piano ouvert, je place sa chanson favorite: +alors je parcours quelque vieux poète, les +yeux demi-fermés, le coeur engourdi, et il +me semble qu'au milieu d'accords confus +j'entends sa voix exquise murmurer comme +autrefois ces stances Ronsardiennes, sur +un rhythme enchanteur:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Quand au temple nous serons</p> +<p>Agenouillez, nous ferons</p> +<p>Les dévôts, selon la guise</p> +<p>De ceux, qui, pour louer Dieu,</p> +<p>Humbles, se courbent au lieu</p> +<p>Le plus secret de l'église.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mais, quand au lict nous serons</p> +<p>Entrelacés, nous ferons</p> +<p>Les lascifs, selon les guises</p> +<p>Des amans, qui librement</p> +<p>Pratiquent folastrement,</p> +<p>Dans les draps cent mignardises.</p> + </div> </div> + +<p>Je crois sentir le frisson de ses doigts sur +l'ivoire des touches, tandis que, comme +une berceuse, la mignonne poursuit son +chant avec une langueur plus accentuée, +plus émue et plus chaude.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Pourquoi doncque, quand je veux</p> +<p>Ou mordre tes beaux cheveux</p> +<p>Ou baiser ta bouche aimée,</p> +<p>Ou toucher à ton beau sein,</p> +<p>Contrefais-tu la nonnain</p> +<p>Dans un cloistre enfermée?</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Pour qui gardes-tu tes yeux</p> +<p>Et ton sein délicieux,</p> +<p>Ta joue et ta bouche belle?</p> +<p>En veux tu baiser Pluton,</p> +<p>Là-bas, après que Charon</p> +<p>T'aura mise en sa nacelle?</p> + </div> </div> + +<p>Sa voix dans ma pensée devient plus +faible à l'approche de ces stances funèbres +que nous répétâmes si souvent, sans songer +à la réalité; cependant la vibration de ses +paroles tinte encore à mon oreille semblables +à ces ballades allemandes qui s'affaiblissent +en prenant fin:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Après ton dernier trépas,</p> +<p>Gresle, tu n'auras là-bas</p> +<p>Q'une bouchelette blesmie,</p> +<p>Et quand, morte, je te verrois,</p> +<p>Aux ombres, je n'avou'rois</p> +<p>Que jadis tu fus m'amie.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Ton test n'aura plus de peau,</p> +<p>Ni ton visage si beau</p> +<p>N'aura veines ni artères;</p> +<p>Tu n'auras plus que des dents</p> +<p>Telles qu'on les voit dedans</p> +<p>Les testes des cimetières.</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Doncques, tandis que tu vis,</p> +<p>Change, maîtresse, d'avis,</p> +<p>Et ne m'espargne ta bouche;</p> +<p>Incontinent tu mourras:</p> +<p>Lors tu te repentiras</p> +<p>De m'avoir été farouche.</p> + </div> </div> + +<p>Hélas! sa douce jouvence est passée, +mais elle ne peut se repentir!</p> + +<p>Lorsqu'elle avait terminé cette suave +mélopée, elle se levait brusquement et +m'enlaçant par derrière, m'étreignant +comme un être qu'on peut perdre, me +renversant sur sa gorge, elle m'embrassait +avec avidité, elle se donnait à moi, elle +était affolée comme si elle eut compté ses +jours et ses nuits, et juré de ne rien regretter +selon les présages du poète vendômois.</p> + +<p>En ouvrant ce tiroir je trouve ses lettres +et les miennes: tout un roman qu'il faut +laisser inédit, à l'abri du vulgaire. Une +une, je les relis sans y trouver de quoi +brutaliser la délicatesse de mes souvenirs; +ces tendres billets parfumés ont une candeur +de passion, une verve d'amour, un +brillant d'expression qui me transportent. Le +coeur a son style et son éloquence, l'un et +l'autre sont simples et touchants, ils frappent +plutôt l'âme qu'ils n'éblouissent l'esprit; +ils ont le pathétique de la foi et la grande +beauté des paroles soudainement issues des +sensations mêmes qui les ont fait proférer.—A +quelle école autre que l'amour, une +femme pourrait-elle apprendre un art si fin +d'analyse? Sur quelle palette d'adjectifs, +dans quels dictionnaires des passions puiserait-elle +ces nuances expressives, à la fois +sobres et alambiquées?</p> + +<p>Le cerveau livre hâtivement ses trésors +quand l'incendie est allumé dans le coeur +et que la raison en s'enfuyant laisse tout +au pillage des sentiments majeurs.—Il est +des pages qui me feraient pleurer et rougir +de plaisir au même instant, il en est d'autres +que je déguste savoureusement dans ma tête, +comme ces sucreries quintessenciées qu'on +laisse fondre en gourmet sur les muqueuses +les plus sensuelles. Jolies pattes de mouches, +coquetteries féminines, petits mots +doucereux, locutions adorables, néologismes +venus de l'âme, à quelle littérature +peut-on vous comparer! Comme Mme de +Sévigné est froide et minaudière auprès +des vivantes amoureuses et des brûlants +épistoliers.</p> + +<p>Près de ses lettres, dans une vaste cassette +de Lapis-lazuli enchâssé d'or, sa longue +chevelure blonde est étendue plusieurs +fois roulée sur elle-même. Elle me l'avait +promise maintes fois, et lorsqu'elle resta +blémie sur l'oreiller, froide et presque violacée, +j'eus l'héroïque volonté de couper +moi-même cette toison superbe, je fis crier +les ciseaux dans cette chevelure ruisselante, +à la racine, et je me pris à sanglotter +puérilement, quand je vis cette chère petite +tête de morte, rase, mignonne et garçonnière, +comme ces visages étranges de babys +des peintures anglaises.—N'ai-je pas eu +depuis souvent la faiblesse de sortir ces +nattes de leur écrin, de les baiser avec +passion, de les manier, de les tresser, de +me complaire à les enlacer autour de mes +bras, de mon cou et quelquefois de m'endormir +avec elles.—On a dit avec vérité: +En amour plus on est délicat, plus on +s'amuse aux bagatelles. Mais ces bagatelles +des amours défuntes, de quel nom peut-on +les nommer?</p> + +<p>Ici, dans un coffret étroit de bois de +rose, je retrouve une branche de lilas fanée, +cueillie, au printemps de l'année, dans +l'Eldorado des jouissances complètes, à la +campagne, pendant une nuit étoilée et +sereine où j'éprouvai, en sa possession, des +sensations si fraîches et si entières que je +fus heureux jusques aux larmes. Nulle page +de mon existence galante n'a pu et ne +pourra jamais effacer la félicité immense, +l'épanouissement de joie intime qui me +ravit alors en faisant tressaillir jusqu'aux +fibres les plus tenues de mon être.</p> + +<p>Rien ne nuit tant au temps que le temps, +disait Machiavel. Il en est ainsi des regrets +qui sont tués par les souvenirs, ceux-ci +demeurent plus doux que ceux-là, moins +violents et plus flatteurs; l'imagination +rétablit l'harmonie après le fracas des premières +douleurs, et je reviens ici, dans ta +chambre, ma mignonne, plus calme, plus +amoureux du passé que jamais. Je me +plais à cohabiter dans ce milieu avec tout +ce qui fut à toi et tout ce qui fut sur toi; +bijoux, soieries et toilettes, bonbonnières +et éventails, jusqu'à ces tissus intimes qui +emprisonnèrent tes grâces ondoyantes et tes +beautés secrètes.</p> + +<p>Et vous objets qu'elle aimait, livres +d'amour que nous lisions ensemble, gravures +friponnes, statuettes légères de Saxe, +petits miroirs qui doubliez sa beauté; glaces +qui reflétiez nos plaisirs, je vous contemple +avec ivresse et ne puis vous quitter. +Larges divans, coussins moelleux, tapis d'Orient, +tête à tête évocateur de caresses, toi +surtout lit babillard; vous tous, Meubles, +champs de bataille de nos tournois d'amour, +vous qui me vîtes tour à tour Hercule et +Adonis, amant vainqueur et amoureux +vaincu, vous resterez toujours mon bien, +ma possession, car avec elle et dans votre +confort j'ai oublié la vie, car sur vous j'ai +sablé le bonheur dans le hanap des voluptés, +sur vous aussi j'ai semé avec insouciance, +ma jeunesse et mon sang, ma cervelle et +mon âme, le meilleur de mon moi, ma +sensibilité du coeur et ma virilité des sens.</p> + +<p>O la seule amante aimée, je reviens +chaque jour faire ce tendre voyage autour +de ta chambre, me rappeller ta grâce et +tes fructicoseux baisers, car ne pouvant +sentir tes palpables réalités, je pense avec +Brantôme, ce cavalcadour des <i>Dames galantes</i> +qui t'égayait si fort, que, si le +plaisir amoureux ne peut toujours durer, +pour le moins la souvenance du passé contente +encore.</p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/10.jpg" width="250" height="261" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/11.jpg" width="400" height="173" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2>ÉPHÉMÉRIDES DES SENS</h2> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i20">Vénus sauve toujours l'amant qu'elle conduit.</p> +<p class="i40">H. DELATOUCHE.</p> + </div> </div> + +<h3>A MADAME ***, A PARIS,</h3> + +<p><span class="lef"><img src="images/v.jpg" width="100" height="103" alt="" /></span>otre lettre, mon amie, avant +de me parvenir, a couru le +monde comme une folle aventurière. +Je l'ai reçue seulement il y a +quelques jours, dans ma mystérieuse retraite. +La poste encore l'avait-elle marquée +d'estampilles plus nombreuses que celles +que nous vîmes, s'il vous en souvient, +certain soir, sur le passe-port d'un envoyé +chinois. Vous me mandez qu'absent de +Paris depuis près de dix-huit mois, on +daigne s'inquiéter fort de ma disparition +dans le milieu élégant et féminin où j'avais +coutume de me laisser vivre. Les gageures +sont ouvertes, dites-vous, et, tandis que +l'envahissante comtesse de C*** professe, +avec des sous-entendus, l'opinion que je +suis retiré dans quelque Chartreuse +chanter matines sur les dalles froides d'un +prieuré, la jolie petite baronne de P*** +tient pour un mariage, en due forme, avec +voyage circulaire à prix réduit autour de +la lune de miel.—La plupart de vos belles +amies protestent cependant, et affirment +avec raison qu'un misogame aussi entêté +que je le suis, ne saurait contracter des +liens si légitimement contraires à ses opinions. +La tendre et vaporeuse madame +de L***, concluez-vous, ajoute en soupirant +qu'une douce et enlaçante passion +m'enclôt dans les roses du plaisir et des +délices partagées; seule, la vieille douairière +hoche la tête dans son fauteuil et +déclame sentencieusement contre les équipées +inconséquentes de la jeunesse.</p> + +<p>Le tableau est bien en place, et je le vois +d'ici, avec la mise en scène de votre salon +délicieux, au milieu des allées et venues de +votre jour de réception.—Eh bien! mon +adorable petite reine, toutes ces caillettes, +dans ce gentil jeu de <i>cache-cache</i> et de <i>devine-devinotte</i>, +brûlent peut-être, mais ne découvriront +pas assurément le but réel de mon +exil volontaire et les causes dominantes de +mon séjour aux champs.</p> + +<p>Laissez-moi vous dire que je vous soupçonne +tout particulièrement d'une haute +dose de curiosité à mon endroit, et peut-être, +par esprit tracassier, devrais-je laisser +languir votre attention pour donner plus +longtemps carrière aux broderies ravissantes +de votre imagination. La vérité tue le rêve +que le mystère nourrit; je veux bien croire +cependant que l'intérêt que vous n'avez, en +toute occasion, cessé de me témoigner, vous +donne quelques droits à mes confidences; +mais aujourd'hui, il ne s'agit pas seulement +d'un petit conte saupoudré de sel grivois, +d'une anecdote scandaleuse, ni même +d'un récit purement galant; les faits que +j'ai à vous exposer rentrent dans le domaine +de la confession intime et complète, +je vous fais donc mieux qu'une confidence, +et, pour bien écouter les variations fantastiques +et mélo-dramatiques de cette aventure, +je réclame votre recueillement. +Ordonnez donc à Rosine de vous laisser +seule et de condamner votre porte, puis +daignez me donner audience, à huis-clos, +comme autrefois, dans ce galant oratoire +tendu de crêpe de chine bleu pâle, sur +le moëlleux confessionnal de votre causeuse, +où pendant d'heureux jours, l'amour—qui +sait, peut-être le caprice—fut entier entre nous.</p> + +<p>Ma lettre vous semblera sans doute +longue, à moins que la curiosité féminine +ne vous donne du courage; quoiqu'il en +soit, comme accessoires des sensations où +des sentiments, qu'elle peut provoquer, +munissez-vous d'un mouchoir de fine batiste, +d'un flacon de sels anglais, d'une +boîte de pastilles ambrées, de votre mignon +éventail, paravent de la pudeur, et maintenant +écoutez-moi. Vous me connaissez +assez pour ne pas mal interpréter la brusquerie +de certaines locutions; j'ai appris +pour ma part à apprécier votre bonne +camaraderie qui ne s'effarouche pas trop +des façons garçonnières, et je vous détaillerai +mon cas avec la familiarité d'une +causerie d'homme à homme.</p> + +<p>Il vous souvient sans doute que, la dernière +fois que j'eus l'honneur de vous voir, +je vous fis part d'une grande résolution +qui paraissait devoir être inébranlable. Je +m'étais décidé—dois-je vous le rappeler,—ne +posséder, quoiqu'il advint, mes +maîtresses <i>qu'une seule fois</i>. Cette détermination +vous fit rire aux larmes, et vous +vous moquâtes de moi comme un joli +petit démon, croyant à une nouvelle boutade +de mon esprit inquiet, lorsque ce +n'était que la résultante de raisonnements +basés sur la logique la plus galante.</p> + +<p>Je mis donc ma volonté au service de +mon jugement; je me pris la main et me +fis le serment de ne pas faillir aux engagements +que je m'étais imposés. Je rompis +tout d'abord avec madame de N***, que +j'avais prise par un instinct curieux; on +disait tant de petites calomnies sur ses +goûts et l'étrangeté de son être, que je +me devais à moi-même de constater la +vérité, et je dois à celle-ci de proclamer +hautement l'exagération du bruit public. +Madame de N*** se montrait, j'en conviens, +un peu excessive dans la manifestation +de ses désirs, mais aussi elle était +tendre à l'extrême, attentive à tous les +raffinements du bonheur, servile dans le +plaisir et incitante au possible. Je la quittai +presque avec regret, cependant, comme il +faut se méfier des feux qui durent trop +et qui dessèchent ceux qui en sont l'objet, +je me retirai brusquement de ce corps en +combustion dont quelques journées de +larmes eurent probablement raison.</p> + +<p>C'est alors mon amie, que je déployai +ma devise en liberté.—<i>Never more</i>, disais-je, +et tous les échos de mes esprits répétaient +<i>never more</i>. Je saluai une légion de +maîtresses de cet axiome sans espoir; je +les avais eues toutes selon mes principes, +et aucune ne voulait s'élever à la hauteur +sublime de ce: <i>jamais plus</i>. Ce fut une +chasse à travers les taillis de Paphos. Les +Nymphes cette fois couraient après le +faune, et le pauvre satyre, acculé par ces +diables roses, toujours volontaire et toujours +répondant: <i>jamais plus</i>, luttait encore +davantage au-dedans de lui-même que +contre l'enlaçante et inexorable poursuite +de ces démoniaques.</p> + +<p>Je pus m'apercevoir, en cet instant, que +les femmes sont semblables aux enfants +qui balbutient: <i>encore</i>, et je vis que dans +une existence de célibataire, on doit +craindre plutôt l'excès de l'amour que la +créance du plaisir. Mes mutines créancières +se rebellaient, toujours vaillantes, +jamais lasses, elles suivaient pas à pas +mon ombre, comme ces louves ardentes +qui rôdent aux alentours des fermes, dans +la campagne, à la piste d'un vigoureux +mâtin. Ce fut un orage déchaîné sur ma +tête pendant de longs mois; chaque jour +en totalisant ma dette à l'éternel féminin, +je l'augmentais davantage.—Lettres, +visites de toute heure, imprécations, supplications, +menaces, pâmoisons, sanglots +étouffés, rien ne me fit défaut; dans ce +siège en règle autour de ma puissance +virile, et de ma passive résistance, la rivalité +des assaillantes paraissait en outre +exciter leur ardeur.</p> + +<p>Souvent, au milieu de ces longues plaidoiries +du désespoir, j'étais sur le point de +m'attendrir; je contemplais des visages +amaigris, des yeux brûlés par les larmes, +des chevelures défaites et des corsages +entr'ouverts qui avaient l'éloquence de la +chair, j'écoutais des voix câlines, harmonieuses, +frissonnantes d'émotion, mais, sur +le point de céder, je me redressais, dans +toute mon intégrité, et reprenais ma force +et l'énergie romaine et pontificale de mon: +<i>non possumus</i>.</p> + +<p>Auprès de mon apparente froideur, la +sensualité brûlait comme un encens, m'apportant +au cerveau une griserie de luxure, +et il me semblait parfois, que, semblable +un dieu sculpté dans du marbre, je devais +regarder d'un oeil indifférent la flamme de +ces âmes aimantes qui se consumaient vainement +comme autant de longs cierges de +cire devant ma majesté souveraine. Ces +passions incandescentes m'avaient déifié; +aussi, pour conserver le culte de ma volonté +et rester fidèle à ma foi jurée, je +demeurai impassible et sourd aux prières +comme toutes les divinités.—Sur mon +front marmoréen, n'avais-je pas opiniâtrement +gravé: <i>never more</i>?</p> + +<p>Si j'osais, mon amie aimée, vous conter +plus d'un détail, et vous montrer comment +ces femelles éperdues s'offraient +moi, s'agriffaient à ma tête, à mon coeur, +à mes sens surtout, vous ne voudriez +point me donner un démenti, mais je gage, +qu'en vous-même vous seriez incrédule, et +songeriez que l'humanité est plus digne, +plus altière, et que la créature faite de +limon est moins bestiale dans ses appétences +charnelles ou plus retenue dans +l'expression de ses désirs.</p> + +<p>Afin de calmer un peu ces agitations, +de me donner un léger repos en me <i>désennamourant</i> +tout-à-fait,—sans toutefois +renoncer à une pratique dont la théorie +était si chère à mon jugement et par suite +à ma vanité,—je pris un biais et mis du +sentiment dans du Marivaudage; c'était +doser la sottise en pralines, direz-vous, +mais la sentimentalité, ainsi qu'un masque +de satin, devait me préserver du hâle que +causent toujours les ardeurs de la passion +trop militante. Je jetai, à cet effet les yeux +sur madame V***, douce et langoureuse +comme une tourterelle blessée; je me présentai +à elle sobrement, comme converti +par sa candeur extrême, et la mystifiai au +point qu'elle crut voir en moi le plus dévot +des disciples de Platon.</p> + +<p>Madame V*** n'était pas encore un de +ces fruits mûrs, duveteux, provocants, +aoûtés dans l'exubérance de leur carnation +superbe, c'était une petite fleur fine et délicate, +qui devait s'épanouir aux baisers +de l'amour et s'effeuiller aux premières +froidures de la galanterie. Elle accusait par +sa beauté fluette tout au plus vingt-deux +printemps, et toutes ses manières révélaient +un sentiment candide, comme une +virginité ouatée d'idéal. Son mari, un petit +vieux sec et à voix fêlée, était pareil à ces +saules brisés, rabougris, trapus, difformes, +où ne nichent plus que les hibous et semblables +encore à ces cloches ébréchées dont +manque le battant.—Madame V*** était +mariée devant le monde et sacrifiée devant +l'hymen.—Une telle conquête devait me +tenter, mais j'étais si las de libertinage que +je songeais plutôt à surprendre son coeur +qu'à posséder ses charmes. Avec mon but +immuable de ne jamais renouveller ma +reconnaissance à la banque de l'amour, +vous pensez bien, mon amie, que, eussé-je +dû l'avoir (puisque la nature même conduit +à la possession en dépit du sentiment) +rien ne me hâtait absolument, bien au +contraire. Je pouvais donc tirer les cartes +avec la mine désintéressée d'un homme +qui ne tient point à gagner la partie.</p> + +<p>Je fis ma cour assidûment à madame +V***, parlant d'amour avec l'expression +d'une âme dépêtrée de la matière, +toujours réservé, ponctuel, Tartuffe en +diable, demandant à baiser une mitaine et +ne paraissant jamais troublé par des sensations +corporelles; un anglais, élève de +Brummel, eût envié mes procédés corrects; +je poussais bien quelques soupirs, +mais ne les soulignais point, dans l'espérance +qu'ils arrivaient affranchis à leur +adresse. On ne quitte guère les voluptés +que par lassitude, disait Saint-Evremont, +c'était mon cas, et malgré mon nouvel +itinéraire d'amoureux, je me considérais +comme en villégiature au milieu des puérilités +de mon comédisme de jeune premier. +Je traitais madame V*** en flâneur; +la promenade pour moi avait l'agrément +des lentes démarches à travers champs, sans +avoir l'attrait d'un rendez-vous des sens ou +l'intérêt d'un but immédiat à atteindre.</p> + +<p>Hélas! le croiriez-vous, ma sentimentale +et innocente amante progressait en +sens contraire à mes idées; chaque jour le +feu s'allumait davantage sur ses joues, +dans ses yeux et sur l'incarnat de ses +lèvres; elle devenait craintive et semblait +se défier d'elle-même; quelquefois elle me +fuyait et je la laissais faire, mais aussitôt +elle revenait avec une lueur de tristesse, +comme si elle se fut trouvée toute esseulée +loin de moi. Déjà ses mains touchaient +les miennes avec plus de fièvre et de moiteur, +déjà aussi je crus entrevoir ces petits +mouvements brefs, saccadés, inquiets, qui +indiquent des affections névritiques chez +la femme troublée. Ces constatations me +causaient à la fois un plaisir mystérieux et +un désespoir étrange; l'école buissonnière +avec elle m'était agréable, et je songeais +qu'en entr'ouvrant la porte d'un bonheur +fugitif, elle allait créer à jamais entre nous +l'abîme des paradis perdus. Il me faudrait +la sacrifier, après une initiation incomplète +aux joies terrestres, pour ne pas +mentir à la manifestation de mes opinions +volontaires, et cette situation ambiguë de +mon esprit,—qui semblera ridicule aux +âmes faibles,—me plongeait dans l'inquiétude +et la crainte de faillir plusieurs +fois, après le plaisir unique à la jouissance +duquel je devais m'astreindre.</p> + +<p>Vous qui connaissez les luttes de mes +sentiments dans l'arène de ma cervelle, +vous comprendrez les conséquences de ma +lubie, ô ma charmante amie; le despotisme +de mes caprices vous a laissé d'assez nombreux +souvenirs pour que vous puissiez vous +mettre à la portée de mes querelles intérieures +en cet instant, sans me taxer de folie. +Tel ce petit savoyard qui n'avait qu'un pauvre +sou à dépenser, s'en allait, hésitant s'il +achèterait l'orange que convoitaient ses désirs +ou s'il conserverait son joli sou pour ne +pas mordre à la gourmandise de ces pommes +d'or; tel j'étais, et j'avais bien envie de +conserver mon pauvre petit sou de savoyard +têtu, pour le jeter aux mains d'une femme +moins sincère et plus friponne que madame +V***.—Celle-ci me prit mon sou, cependant, +et voici comment, sans trop de détails +inutiles ou d'analyses oiseuses.</p> + +<p>Un soir d'été qu'elle était «<i>veuve</i>,» à la +campagne, nous nous trouvions ensemble, +après diner, dans un pavillon désert auprès +d'un grand parc; c'était l'heure douce et +attristante du crépuscule, quand le soleil +rouge descend à l'horizon et que la mélancolie, +comme un fluide magnétique, plane +sur la nature qui s'endort. La journée avait +été chaude, et tous deux, dans la pénombre, +nous semblions bercer des rêves vagues sans +songer à nous parler. Dans l'air tiède, montaient +lentement avec une harmonie pénétrante, +le cri monotone des grillons sous +l'herbe, et le coassement inégal, plaintif et +lointain des grenouilles, dans les marais voisins; +quelques oiseaux attardés battaient encore +de l'aile sur le sommet des grands chênes, +et dans la vallée, des jeunes filles et des +gars à voix mâle chantaient une ancienne ronde +du pays singulièrement rhythmée, dont +le refrain nous arrivait affaibli mais distinct:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>L'amour carillonne,</p> +<p>Et j'entends qu'il sonne</p> +<p>Du haut du clocher,</p> +<p>L'heure du berger.</p> + </div> </div> + +<p>Je dois avouer, qu'en cet instant, j'éprouvai +et sentais renaître en moi toute +la poésie amoureuse et toutes les amours +poétiques de mes dix-huit ans; un sentiment +profond m'envahissait; je me croyais +frôlé par de singuliers frissons dans le dos et +mes yeux étaient humides de bonheur. J'entendis +deux longs soupirs auxquels je répondis; +nos mains se rencontrèrent, se pressèrent +avec force, je m'agenouillai près d'elle, +et la renversant audacieusement dans mes +bras, je dévorai gloutonnement le plaisir sur +ses lèvres.—Ah! mon amie, j'étais perdu!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Quelle prostration j'éprouvai en sortant +de mon ivresse, en me rappelant mes engagements +et en pensant à ceux qu'on allait +exiger de moi. Je ne proférai pas une parole, +mais je pleurai presque comme un enfant, +bêtement, sans savoir pourquoi. J'eus +honte en ce moment de ces larmes bienheureuses +qu'elle entendait couler, je voulus +les excuser pour me redresser à mes +propres yeux, et comme elle me demandait +timidement, avec ce ton adorable de Chloé +à Daphnis: «<i>Pourquoi pleures-tu</i>?» J'eus +une réponse horrible, folle, pleine de mépris +pour l'humanité, pour l'amour, pour +les femmes et pour moi-même, je fis cette +réponse cynique.—... Pardonnez-moi..., +mon amie, dois-je oser?—Je répondis,—ma +foi, j'aurai la crânerie de vous le répéter.—Je +répondis avec une sorte de férocité +et de rage insensée:</p> + +<p>«<i>Quand on pense que les chiens font cela</i>!»</p> + +<p>En proférant ces paroles, je devais avoir +un air farouche, car l'impression qui me les +avait dictées était sombre et cruelle. C'était +donc là où cette sentimentalité si trompeuse +m'avait mené insensiblement? C'était +donc là le corollaire inévitable des +passions sacrées entre sexes différents? Je +m'étais accoutumé avec elle à vivre si entièrement +en dehors de mes sens que cette +rebellion de la chair inassouvie m'écoeurait +comme si, en voulant planer dans les airs, +je fusse tombé dans la boue avec un cri +indigné contre ma pesanteur individuelle.</p> + +<p>La pauvre femme était altérée; la gracieuseté +de sa chute s'effaçait devant la +flétrissure imposée à la mienne, ses remords +se taisaient pour ne pas surexciter +les miens davantage. Vous jugez bien cependant +que je n'étais pas homme à ne +point profiter de ma cruelle réplique, et +je mis à profit cet éclair de démence, puisque +mon petit sou d'auvergnat m'était si +irrémissiblement dérobé.</p> + +<p>Je devins un cabotin infâme, je parlai de +nos devoirs, des souillures du péché, du +vide que le plaisir laisse toujours après lui; +je fis appel à sa raison, à ses souvenirs d'enfance, +à ses joies de fillette, j'invoquai même +la loyauté de l'époux qui lui avait donné son +nom et l'honorabilité des liens qu'elle avait +contractés. Pour moi, dans ce sermon +attendri, je me frappais la poitrine et me +désespérais avec une émotion communicative, +tour à tour m'indignant contre ma +propre faiblesse et les insinuations de +Satan, et tour à tour aussi, projetant de +m'imposer de dures pénitences, et de vivre +à l'avenir dans une sagesse continente +et une austérité claustrale.</p> + +<p>Tout ce fatras jésuitique fit un grand effet +sur madame V***; elle sanglotait silencieusement +et me contemplait comme un +pontife en mission divine. Elle aussi s'accusait +avec un fanatisme de dévotion très +sincère. Peu à peu, je la calmai, battant en +retraite, et, élargissant le cercle de la clémence +céleste, je devins biblique; si bien +que quand je pris congé d'elle, nous nous +étions promis de demeurer unis dans une +affection intime et toute spirituelle. +«Merci, ô merci, soupira-t-elle en me +quittant, que vous êtes bon et grand, je +suis tombée pour vous, mon ami, je me +relève par vous; je ne l'oublierai point, +votre grandeur d'âme vous place au-dessus +de votre amour; merci.»</p> + +<p>Pauvre petite créature, moi non plus je +ne l'oublierai point, j'avais si bien joué +mon rôle avec elle, que je l'aime avec ce +sentiment à part que doivent éprouver les +comédiens lorsqu'ils songent, avec l'ivresse +du triomphe, aux glorieuses soirées où ils +se surpassèrent. Je la revis depuis toujours +douce et pudique et toute confite en religion.—Mon +Dieu! aurai-je sauvé une âme après +en avoir tant égarées!</p> + +<p>Nous voici tout au plus, ma lectrice, +curieuse, aux deux tiers de mon histoire, +et je ne répondrai pas d'être aussi bref que +je le voudrais dans le récit qui va suivre et +qui vous révélera les motifs honorables de +mon incognito.—Pour peu que vous +affectionniez l'esprit des paraboles et la +morale mise en actions, vous ne manquerez +pas de faire ressortir, en ce qui me concerne, +la vérité reconnue de cet axiome +vulgaire: on est toujours puni par où l'on +a péché.—Prenez cependant un temps +de repos, éventez-vous légèrement, croquez +une de vos pastilles à l'ambre, renversez +vos grâces avec plus d'abandon sur +votre causeuse, et enfin écoutez les faits +lamentables qui m'ont conduit dans la +chaumière rustique d'où je vous adresse +ces lignes.</p> + +<p>Pour ménager tout retour offensif de +madame V***, je me mis à voyager.</p> + +<p>Pendant deux mois je courus la Belgique, +la Hollande, la Suisse, pratiquant avec une +aisance merveilleuse mon procédé d'amour. +En voyage on aime à la nuit, ceci rentre +dans les convenances, on ouvre tout au +plus sa valise et l'on entr'ouvre à peine +son coeur.—Entre deux trains on embrasse +une femme, avec la notion du temps +qui s'écoule, en se disant qu'on dégustera +en wagon ses sensations par le souvenir.</p> + +<p>Il me faudrait ouvrir mon carnet pour +vous narrer mes innombrables échappades +amoureuses, et la liste détaillée de ces +plaisirs sur le pouce risquerait peut-être de +vous affadir. Revenons donc au point qui +vous intéresse réellement pour ne plus le +quitter.</p> + +<p>A Genève, pendant un trajet sur un des +petits vapeurs du lac, dans un milieu cosmopolite +de touristes, mon attention fut +attirée par la remarquable beauté d'une +femme assise à l'écart, qui regardait avec +une attention vague et blasée les sites +pittoresques qui sont reproduits avec tant +de profusion banale sur tous les presse-papiers +bourgeois ou les tabatières +musique.</p> + +<p>Je pourrais, mon amie, vous en dresser +un portrait saisissant, vous la montrer accoudée +et rêveuse à l'avant du paquebot, +vous décrire tous les brimborions de sa +toilette de passagère et vous faire un +délicieux petit pastel ou une eau-forte +très mordue, très fouillée et burinée avec +des ombres profondes, des méplats larges +et bien en lumière; je pourrais, de ma +plume, tracer l'ébène de ses sourcils, +l'abondance fauve de sa chevelure, busquer +son nez aux narines fières et voluptueuses, +arquer ses lèvres dans l'indifférence +et le dédain de leur expression, faire jaillir +le feu de son regard, arrondir ce menton +dans sa proéminence volontaire et contourner +la petite conque adorable de son +oreille sans bijoux, mais ces peintures nous +égareraient bien loin. Les romanciers qui +se livrent à cette chromo-lithographie littéraire +ont d'excellentes raisons pour +remplir les trois cents pages de leurs oeuvres +de petits traits qui trompent l'oeil; +ici, rien de cela, vous trouverez tous ces +clichés de gravure en relief parmi le fatras +des bas bleus ou des imitateurs de Châteaubriand; +les meilleurs romans peuvent +tenir dans un conte de cinquante pages, +le reste est accordé à la badauderie des +détails et je vous sais trop pratique, trop +<i>Lady like</i> pour ne pas en user brièvement +avec vous.</p> + +<p>Cette inconnue m'attirait, me fascinait +par l'étrangeté de son allure et le charme +exotique de sa beauté nettement originale; +vous savez ces vers du classique Corneille:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Il est des noeuds secrets, il est des sympathies</p> +<p>Dont, par un doux rapport, les âmes assorties,</p> +<p>S'attachent l'une à l'autre et se laissent piquer</p> +<p>Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.</p> + </div> </div> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il y avait sûrement une parenté entre +nous, moins parenté des coeurs que parenté +des sens et des caractères. Platon comparait +les sexes à des moitiés de poire qui +cherchent leur seconde moitié; c'était +presque mon autre moitié; les pépins, ces +yeux du fruit, recherchaient les pépins +saillants des deux sections. Tels, en +dehors de tout esthétique, des tronçons de +ver de terre coupé rampent instinctivement +vers le même point pour se souder l'un +l'autre.</p> + +<p>Je la suivis à Vevey, à Divonne, +Lausanne, je me fis son ombre muette, +me profilant sur sa route pour mieux +m'insinuer dans sa vie; dans les hôtels, +aux tables d'hôte, au <i>Reading room</i>, dans +les couloirs, jusque dans les ascenseurs +elle me trouvait à ses côtés; je ne +dormais que d'un oeil afin d'épier ses +fuites matinales; nos valises se heurtaient +dans les gares, nos coudes se frôlaient en +wagon, mais à part des politesses d'usage +et des paroles timidement échangées, +j'éprouvais comme une jouissance particulière +à sentir battre mon coeur à l'unisson +du sien, sans que j'éveillasse sa délicatesse +féminine par une sotte déclaration. L'expérience +m'a toujours prouvé que plus les +amours paraissent languir dans la crainte +d'un aveu, plus vite ils se fusionnent +d'après la loi de la nature. La prise de +possession ne m'inquiétait guère et je +laissais flamber mes désirs autour d'elle +comme autour d'un <i>pudding</i> la flamme +d'un punch qu'on attise et agite avec +insouciance. Mes théories ne mettaient +qu'une corde à mon arc et je songeai +qu'il me faudrait débander trop tôt cet +attribut de Cupidon...—vous n'oubliez +pas... mon petit sou d'auvergnat?</p> + +<p>Ah! petit prêtre! ainsi que jurait le +bon roi Louis, pouvais-je me douter que +le hasard, avec son esprit du diable, allait +se charger de nous accointer forcément, +de la manière la plus incroyable et cependant +la plus simple, puisque déjà, du +moins je le sentais, nos coeurs ardaient et +nos corps se voulaient entièrement.</p> + +<p>Un soir, après une journée de diligence, +pendant laquelle notre taciturnité ne s'était +point donnée le moindre démenti, mais +aussi au cours de laquelle, dans l'encaissement +d'un coupé, nos épaules et nos +mains s'étaient pressées jusqu'à la courbature +et la fièvre des voluptés contenues, +nous descendîmes côte à côte dans une +auberge où un dieu malin nous attendait +sous l'apparence d'un suisse hospitalier et +de belle mine.</p> + +<p>S'il me fallait vous dialoguer l'aventure, +cela vous paraîtrait assurément plus pittoresque, +mieux exposé, mais peut-être +aussi peu vraisemblable. L'auberge était +isolée et si hautement bondée d'Anglais et +de <i>Cook's travellers</i> qu'il ne restait qu'une +chambre, une honnête chambre à deux +lits.—L'obséquieux majordome, d'un +coup d'oeil expert, nous prit assurément +pour deux jeunes époux très désireux de +passer la nuit sous le même plafond; nos +colis furent hissés de concert dans un +Eden de troisième étage;—je me gardai +bien de protester, mais elle..., jetez de +grands cris d'incrédulité, belle parisienne..., +mais elle, avec une surdité aussi forte +que la mienne, laissa tout aménager pour +deux et ne proféra pas une parole contradictoire.—Je +croyais rêver, mon coeur +battait à se rompre, mais d'une voix +aussi impérative que possible, j'ordonnai +qu'on montât le souper dans notre appartement.</p> + +<p>Quel souper ce fut là!—A l'époque de +nos amours, ma charmante souveraine, +nous n'eûmes jamais d'ambigus aussi +relevés, dans le boudoir même où vous +lisez cette lettre.—Sous le regard glacial +mais inquisiteur de notre officier de +bouche cravaté de blanc, nous fûmes absolument +corrects, parlant peu, avec ce +flegme et cette indifférence d'américains +à table; les plats défilaient comme au +théâtre pour la parade, c'est à peine si +nous effleurions de la fourchette les +truites roses ou les sanglants roastbeefs. +Lorsque les compotes et autres variantes +d'entre-mets furent enlevées, quand nous +fûmes seul à seul, je retirai la clef de la +porte que je fermai à l'intérieur, et m'élançant +audacieusement à ses genoux avec +un bonheur véritable, je m'écriai simplement: +<i>Enfin!</i> et <i>Merci!</i>—La première +exclamation était pour moi, la seconde +était pour elle.</p> + +<p>Vous direz peut-être que tout ce récit +est d'un fol qui frise l'impertinence et que +tout auteur qui se respecte n'oserait jamais +concevoir même un roman sur une donnée +aussi improbable. Vous avez foi en ma +véracité cependant, et vous me permettrez +de ne pas trop argumenter sur ce sujet. +La fin de cette lettre vous fera comprendre +davantage pourquoi je ne puis m'étendre +plus amplement dans cette description +sous peine de me fatiguer. Au printemps +tout est tendre dans la nature et le règne +végétal ne peut subir de trop grandes +pressions barométriques; ainsi, dans mon +renouveau, avec un doux bégaiement de +convalescence, l'écrivain se cherche encore +et ne se retrouve qu'à moitié dans ma +cervelle engourdie.—Plus tard! ah! plus +tard, je vous donnerai des détails qui ne +vous laisseront aucun doute sur la parfaite +authenticité de mes assertions.</p> + +<p>Ne vous imaginez pas néanmoins que +les choses se passèrent à la dragonne entre +nous; je fus très respectueux, très décent, +très loyal avec mon étrange camarade de +chambre. Cette nuit-là, vous me croirez +si bon vous semble, mais les deux lits +furent absolument défaits et solitairement +foulés; ils se rapprochèrent peut-être, +mais ils ne se confondirent pas; nos soupirs +faisaient un pont entre nos coeurs et +je parus oublier tout-à-fait les galanteries +hatives du dix-huitième siècle pour ne +me souvenir que des continences de l'école +de Salerne.</p> + +<p>Pouvais-je changer en centimes ou en +liards ma petite pièce unique?—Certes +non, il faut laisser vieillir l'amour comme +le vin pour le boire, s'il est de bon crû, et +j'attendais le moment psychologique.—Un +caprice qu'on néglige de satisfaire aussitôt, +tout en l'excitant, se nourrit d'espoir, +prend du ventre et devient passion. Or, je +n'aime point que les feux que j'allume s'éteignent +trop vite, et si je m'éloigne impitoyablement +des brasiers avivés par mon +machiavélisme, il me plaît de les sentir flamber +derrière moi, gigantesques, rouges et +superbes comme l'incendie d'une Sodome +où les vices rôtissent et se tordent dans +les cuissons du désir, en vains appels +mon libertinage.</p> + +<p>En me jetant à ses genoux, en lui +criant: <i>Merci</i>, je rendais grâce à l'honneur +qu'elle m'accordait, à la confiance qu'elle +me témoignait, mais je me méfiais de +moi-même, car dans son regard souriant +et trop éloquent je lisais ma damnation.</p> + +<p>Elle se nommait Ilka, et je prévoyais +dans sa possession la sauvagerie magyaresque +de sa race, plus volontaire que +fantasieuse; il se dégageait de son corps +svelte une énergie et comme une bravoure +d'écuyère bottée; ses mains de patricienne +longues et tissées de nerfs délicats mais +tenaces et tendues comme des cordes de +mandoline, accusaient dans l'activité fébrile +des doigts une inquiétude persistante.—Tandis +que je parlais ou plutôt que je murmurais +près d'elle des déclarations brèves +plus crânes et moins niaises que des fadaises +amoureuses, elle me contemplait, se renversant, +analysant tout en moi, trahissant +à peine par l'oscillation de ses narines ses +sentiments intérieurs. La prunelle fixe de +son oeil excitait ma verve et je l'enveloppais +toute entière de l'expression de mon +individualité pour faire pénétrer mon âme +par ses oreilles pendant que ses yeux buvant +lentement les jeux de ma physionomie +et les accents de mon caractère, épiaient +la mobilité de mes traits. A un moment, +presque brusquement, elle me demanda: +«Votre main,» et à peine lui avais-je +livré ma gauche que redressant la paume +en l'air, curieuse comme une Gipsy, elle +semblait y lire aussi aisément que dans un +livre, se montrant d'abord perplexe, puis +se déridant, enfin joyeuse s'élançant à mon +cou, m'embrassant sur le front et disant: +«Je ne m'étais pas trompée, vous êtes +un homme dans toute la puissance du mot, +vous avez la volonté, la force, vous me +dominez, hélas! je sens votre influence +et ne puis m'y soustraire,—je suis +vous.»</p> + +<p>Je souriais en moi même, alors les +confidences commencèrent, les baisers, +ce sceau des âmes, nous unirent moralement +et l'étrange et exquise créature +se révéla à moi plus extravagante, mais +aussi plus grande et plus noble par l'esprit +qu'elle était belle au physique.</p> + +<p>Pour moi, tout me séduisait en elle, sa +profonde distinction qui ressortait de son +maintien et de la petitesse de ses attaches, +sa mine hautaine voilée de dédain vis-à-vis +du vulgaire, sa souplesse de panthère +dans l'intimité et l'accent de son langage +francisé, dépourvu de tout parisianisme, +mais dicté selon les règles de l'orthologie. +Cette femme vraiment femme me reposait +un peu de toutes les poupées à ressort qui +tombent en disant: <i>maman;</i> j'adorais ses +farouches caresses avant même qu'elle fut +à moi; si elle parlait de l'avenir de nos +amours, elle y faisait briller comme l'éclair +du poignard dans l'ombre d'un drame; +il y avait, en un mot, du diable dans sa +personne, et je sentais qu'en me donnant +à elle j'allais signer un pacte avec mon +sang. Le danger me tentait, la jeunesse +aime à le braver, même et surtout en +amour, j'allais trop tôt hélas! y céder, +tout le romantisme de ma bonne fortune +m'y poussait, et je voulais connaître par la +réalité, si Belzébuth se mêle parfois comme +on le prétend, aux hasards de la vie.</p> + +<p>Pendant plus de trois jours nous demeurâmes +ensemble sans que je me décidasse +à faire fondre mon pauvre petit sou dans +cette fournaise pétillante; ma volonté devenait +un entêtement dont je souffrais +cruellement:—je n'ai jamais si bien saisi +les cuissons ardentes de la vertu. Ilka ne +comprenait rien à ce platonisme ridicule, +elle se tordait par instants à mes pieds +comme soumise à mes désirs, mais vaincue +par les siens; un matin qu'elle était plus +pâle et plus agitée, elle fit quelques pas +vers moi comme pour éclater dans un aveu +brutal de ses faiblesses, puis se reprenant, +comme honteuse, elle prit son petit pencil +d'or armorié et écrivit sur un billet ces +deux mots que je conserve et conserverai +toujours:—«<i>Je t'aime et je te veux: +tue-moi ou prends-moi, mais que je ne voie +plus ton indifférence dont je languis et meurs +trop lentement</i>.»</p> + +<p>Ah! ma belle amie, il faut cueillir les +fruits dans leur maturité et prendre les +femmes au midi de leur concupiscence; +je devins Jupiter par le plaisir et Titan par +mes exploits; ma volonté fit banqueroute, +je dois en convenir; avec Ilka j'oubliai +mes théories de fat et l'énergie de ma +règle de conduite; je fus aveuglé par l'ivresse +et après en avoir reçu d'elle cent +baisers, j'eusse encore payé de ma vie une +seule de ses caresses.</p> + +<p>Cette fauve créature me brûlait de son +amour à ce point que je ne pouvais me +désacointer d'avec elle ni par la pensée, +ni par les sens, ni par l'âme; je sombrai +tout entier dans cette orgie de ma chair: +cette indifférence de coeur, cette indépendance +d'esprit, ce scepticisme des égoïsmes +à deux, ces paradoxes sur les unions +brûlantes, ce culte de mes conceptions +personnelles, cette fierté et ce despotisme +inflexibles que vous me connaissez, je +perdis tout dans les bras de mon idole.</p> + +<p>Nous revînmes ensemble à Paris, et dans +une villa des environs, ni trop loin ni +trop près de la ville, elle prit plaisir +se construire un nid selon mes goûts. +Je la quittais à peine, car toute à ses +amours elle se recueillait dans son intérieur, +bornant son horizon à nos terribles +jouissances. Je vous expliquerai bientôt de +vive voix, à mon retour auprès de vous, +les étrangetés, les caprices soudains de +cette tigresse charmante, qui, aux légendes +et au fatalisme de son pays, joignait une +dépravation d'esprit inouïe.—Pour me +lier, pour me fixer à elle, dans la crainte +constante de me perdre, elle ne savait +qu'imaginer; chaque jour, c'était un nouveau +ragoût libertin fortement pimenté +par l'ardeur de sa sensualité; chaque jour +aussi, c'était des exigences volontaires qui +prenaient l'accent puéril des mutineries +amoureuses. Sa croyance au vampirisme +la poussa un soir à m'ouvrir follement une +veine afin d'y boire mon sang à petites +gorgées comme un filtre immanquable pour +me posséder à jamais.</p> + +<p>Le temps s'écoulait vite dans cette absorption +de mon être; habile à l'extrême, +tour à tour spirituelle ou sagace, apte +tout concevoir et à tout exprimer, j'avais, +à côté de la maîtresse, un camarade génial +et nos conversations prenaient quelquefois +l'allure de graves dissertations sur les convenances +sociales dont nous nous étions +affranchis, sur la sottise humaine, sur les +sciences surnaturelles ou sur les folies de la +politique des peuples. Quelquefois, quand +la fatigue brisait mes membres, elle se +levait légère et sans bruit, m'embrassait au +front, m'enveloppait de confort et se mettant +au piano, comme pour me bercer; +elle jouait alors avec son instinct de tzigane +des valses exquises de Strauss, de +Csardas de Patikarius, ou des danses hongroises +bizarres, endiablées, qui me faisaient +sauter sur la chaise longue et +ranimaient ma verve endormie.</p> + +<p>Après six mois de cette existence qui +me montait à la tête comme les parfums +trop capiteux de la tubéreuse, je devins +exsangue, comateux, presque acéphale. Ce +succube magyar avait vidé ma moëlle et +épuisé mes sources vitales, je me sentais +atteint de vertiges, de cardialgie et mon +amour encore dansait à la kermesse de +mes sens. Il ne fallait pas parler à Ilka de +la quitter, elle se serait tuée avec un dédain +superbe; je ménageais une transition pleine +de ménagements, lorsque je fus atteint +d'une fièvre cérébrale qui fit désespérer de +mes jours.</p> + +<p>Pendant les premiers symptômes de ma +convalescence, ma famille, de concert avec +mes amis, m'emmena au loin, pour me +soustraire à des retours de moi-même vers +ma tendre maîtresse.—La pauvre chère +âme affolée, partit, me dit-on, en Bohême +où elle mourut, sans que j'aie pu obtenir le +moindre renseignement sur cette fin dramatique; +des lettres mensongères lui +avaient annoncé ma guérison et ma haine +ou mieux encore mon indifférence pour +celle qui avait été la cause de mon mal.—Ah! +les pavés de l'ours, ils brisent les +coeurs sans pitié et assomment froidement +les plus belles amours, avec la sottise +pesante des niais qui invoquent la gibbeuse +morale.</p> + +<p>Un moment abalourdi, hébété par ces +nouvelles terribles, qu'on tâcha de m'empapilloter +sous des phrases de rhétorique +et des insinuations d'un catholicisme ardent, +je pensai moi-même à égarer ma vie +sur tous les chemins hantés par la mort; +le dégoût me serrait à la gorge, l'humanité +m'effrayait; à vingt-huit ans j'éprouvais +déjà une lassitude de vivre, comme un +centenaire qui aurait vu foudroyer toutes +ses affections autour de lui...—Peu à peu +cependant mon esprit se calma, mon +coeur devint plus calme, les souvenirs se +firent plus doux, et le temps, avec un tact +extrême pansait mes béantes blessures.</p> + +<p>Ma santé si éprouvée ne reprenait aucune +force, au contraire; le docteur tant +pis et le docteur tant mieux provoquaient +en vain de nouvelles consultations, et +j'avais déjà usé sans succès de tous les +quinas et ferrugineux de la pharmacopée +moderne, lorsque, me mettant en dehors +de tout ce charlatanisme, je résolus, aidé +de ma mémoire et du bon sens, de me +traiter moi-même d'après une méthode +ancienne.</p> + +<p>Le maréchal duc de Richelieu, souffrant +d'un épuisement analogue au mien, et +désespérant de ranimer sa virilité de cavalier +galant, s'en fut, paraît-il, à Leyde, +consulter le savant Boërhave, le Gallien +du XVIIIe siècle, dont la réputation était si +grande qu'on lui adressait ses lettres: +<i>à M. Boërhave, en Europe</i>.—Cet homme +célèbre, après avoir contemplé le libertin +de qualité, lui dit avec simplicité et douceur: +«Le médecin est l'esclave de la +nature, il n'a autre chose à faire qu'à lui +obéir et à suivre exactement ses indications. +Je m'aperçois que ce sont les dames qui +ont surtout délabré votre santé, c'est +elles à la réparer; trouvez-moi une bonne +nourrice, et oubliez auprès d'elle que vous +êtes homme, pour vous faire enfant.»</p> + +<p>Je me souvins de ce fait peu connu, +et n'allez pas rire, mon amie, je fis comme +Richelieu; je trouvai en Bourgogne une vigoureuse +luronne qui voulut bien m'agréer +pour son nourrisson. Je me mis à la diète +laiteuse, buvant du lait régulièrement le +matin, le midi et le soir.</p> + +<p>C'est ici que je vis depuis près d'un +mois, dans une ferme isolée, me laissant aller +à tous les enfantillages, à tous les +bégaiements où m'ont conduit mon ramollissement;—le +matin à six heures, au +milieu du chant des oiseaux et du bruit de +la métairie, je vois arriver ma bonne nounou, +comme une mamoseuse providence: +elle m'enlève dans ses bras comme un bébé, +m'habille servilement, et entr'ouvrant son +corsage avec résignation, elle me présente +sa puissante mamelle nourricière que j'épuise +à longues embrassées. Dans les premiers +temps, le breuvage me parut un peu +fade, je vous l'avoue, et j'eus comme des +nausées; il me fallut toute la patience de +la brave Bourguignonne, toutes ses petites +claques amicales et ses gros rires de villageoise +qu'on lutine, pour m'y faire prendre +goût.</p> + +<p>Aujourd'hui, je commence à redevenir +grand garçon, et quand la nounou regarde +l'heure sur l'horloge à grande gaine de +noyer, je n'attends plus qu'elle me dise: +«<i>Monsieur veut-il têter</i>?» Je vais vivement +délacer la robe et mettre en liberté +les prisonniers; ce n'est pas sans volupté +alors que je hume avec un petit bruit de +déglutition cette liqueur séreuse qui me +ranime et me conduit à la virilité; souvent +dans ma précipitation, je me comporte en +vilain baby, je bavoche et inonde les lainages +de ma mère nourricière, qui coquettement +se secoue ou s'essuie en criant +à belle gorge comme une ironie à mon impuissance: +«fi, le polisson <i>qui salit sa +bobonne</i>!»</p> + +<p>Mes journées se passent dans la basse-cour, +sur un banc rustique, quelquefois +presque vautré, auprès du fumier, ce grand +aphrodisiaque de la terre. Je taquine les +poulettes et regarde curieusement les exploits +du coq, qui me font mourir de +honte; je ne lis pas d'autre livre que +celui de la nature, toujours varié et sincère; +enfin, mon amie, cette lettre, dans son +décousu et le déshabillé de son style, est +la première que j'écris depuis près de deux +mois; j'y remue délicatement les cendres +du passé pour ne pas faire saigner mes +blessures mal fermées; serrer mon coeur et +tyranniser mon cerveau; ma nounou très +inquiète me regarde <i>travailler</i>, et ne saisit +pas bien la portée de ces lignes manuscrites +écrites en si grande hâte: «Si Monsieur +se fatigue, je ne pourrai pas le sevrer +dans quinze jours, me dit-elle d'un gros +air grondeur.»</p> + +<p>Ah! quand je serai sevré!!!—que toutes +les caillettes de votre salon prennent +garde; le loup rentrera en affamé dans la +bergerie, avec ses théories anciennes et +son petit sou d'auvergnat, qu'il fera sauter +et passer de mains en mains.—Je sens +déjà auprès de ma nourrice des distractions +charnelles, qui sont d'heureux symptômes. +Ah! quand je serai sevré!... vous serez +appelée la première, si vous le voulez bien, +mon adorable amie, à prononcer votre +jugement si la méthode du docte Boërhave +est exquise pour apprendre aux hommes +à faire et contrefaire les enfants, et aux +femmes à supporter les hommes qui sortent +de nourrice.—Adieu, au revoir, à bientôt.</p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/12.jpg" width="300" height="150" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/13.jpg" width="400" height="153" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2><i>LE SOTTISIER D'AMOUR</i></h2> + +<h3>ÉPIGRAMMES TIRÉES DU CARQUOIS DE CUPIDON</h3> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i30">J'ai remarqué que ce sont les plus</p> +<p class="i30">tendres et ceux qui avaient le plus</p> +<p class="i30">le sentiment de la femme, qui les</p> +<p class="i30">traitaient plus mal que tous les autres.</p> +<p class="i40">THÉOPHILE GAUTIER.</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i30">En amour, tout est vrai, tout est</p> +<p class="i30">faux, et c'est la seule chose sur laquelle</p> +<p class="i30">on ne puisse dire une absurdité.</p> +<p class="i50">CHAMFORT.</p> + </div> </div> + +<p><span class="lef"><img src="images/l.jpg" width="100" height="113" alt="" /></span>'amour est utile à la vie, comme +la rosée est indispensable à la +terre, mais l'orage du soir provient +trop souvent de la rosée du matin. Il +faut profiter des premiers rayons solaires +du bonheur, se hâter de boire au plaisir et +quitter la partie avant les ardeurs de midi.—Les +plus belles aurores produisent parfois +de sanglants crépuscules.<br /><br /></p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>A Paris on dit: <i>une femme honnête</i>; +Vienne, pour exprimer la même opinion, +on dit: <i>une femme pratique</i>.—Comme +l'adjectif viennois est plus profond et plus +correct que le dénominatif parisien!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La langueur est à la nonchalance ce que +la mélancolie est à la tristesse.—La +langueur est une jaunisse de l'âme dont +l'amour même a raison.—La nonchalance +est une apathie corporelle qui donne tous +les torts à la volupté qu'elle fait naître.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les chevaliers anciens arboraient galamment +cette noble devise française: <i>Les servir +toutes, n'en aimer qu'une</i>.—Les philosophes +cavaliers modernes, moins puritains et +moins braves surtout au tournois d'amour, +proclament cet axiome:<i> Les aimer toutes, +n'en servir qu'une</i>.—Ceci, pour être moins +élevé, est peut-être tout aussi logique.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La femme souffre toujours pour deux, dit +Balzac.—C'est fort bien pensé, mais le mari, +doit-on ajouter, pâtit souvent pour trois.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il est infiniment moins aisé de satisfaire +une femme que d'en contenter plusieurs. +(<i>Les hommes mariés seront de cet avis</i>). Pour +une femme, par opposition, il est certes +plus facile et plus agréable, de satisfaire +plusieurs amants que d'en contenter un +seul.—La résultante nous conduit à ce +mot charmant de Montaigne: <i>la femme est +l'ennemie naturelle de l'homme</i>.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>C'est lorsqu'une femme mendie franchement +et sans paraphrases l'amour d'un +homme, qu'elle démontre sa passion; car +alors elle lui sacrifie à la fois son orgueil, +sa coquetterie, son amour-propre et la +pudeur de ses préjugés; c'est-à-dire plus +qu'elle-même mais, aussi, beaucoup moins +que ses sens.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La sentimentalité: un oeuf à la coque +à... pain mollet; le libertinage: une omelette +aux fines herbes.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Certaines femmes naissent belles; d'autres +deviennent jolies; on a tout à gagner +à s'accointer avec celles-ci plus douces +et plus charitables que les premières, +la façon des Gagne-Petit qui se vengent +des abstinences de leur jeunesse par +les libéralités de leur âge mur.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les véritables coquettes se gardent bien +de prendre un amant dans la crainte de +perdre un seul de leurs galants.—Une +coquette tire vanité du nombre de ses +amoureux, comme un aventurier qui s'enorgueillit +de la variété de fausses décorations +par lui arborées en brochette devant +la sottise humaine.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les dévotes ou les vieilles filles de haute +vertu permettent à leur esprit toutes les +jouissances qu'elles refusent à leur chair. +Elles déjeunent le matin avec appétit du +scandale de la veille, dînent des calomnies +ramassées dans le jour, et couchent chaque +nuit, par la pensée, avec tous les amants +qu'elles ont prêtés si gratuitement aux autres +femmes.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Que d'infortunés nouveaux mariés ont +appris, le soir, à leur dépens, que le flambeau +de l'hymen est un cierge de cire... +qui n'est pas toujours vierge et sur lequel +d'infâmes sacristains ont déjà posé l'éteignoir +de l'hypocrisie et du vice!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il y a la même différence entre une femme +constante et une femme fidèle, qu'entre +un homme têtu et un homme volontaire.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Si je portais deux pucelles en sautoir, +disait Esope, je ne répondrais pas de celle +qui serait derrière.—Quel esprit de +bossu! Quelle bosse d'esprit! Quelle sagesse +de fabuliste!!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Ce qu'une femme pardonne le moins +aisément à un homme qu'elle aime ou +qu'elle a aimé, c'est de n'avoir rien à lui +pardonner.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La continence <i>congestionne</i>; le plaisir +grise; la jouissance saoule; la passion tue:—Grisez-vous +quelquefois, ne vous saoulez +jamais, gardez-vous de vous suicider. A +l'auberge de l'amour, le jeu n'en vaut pas +la chandelle.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Le caprice passionné vit aux antipodes +de l'estime et de la sympathie morale: +les femmes qui nous ressemblent le plus +sont celles que nous aimons le moins.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La princesse B*** s'écriait l'autre jour, +avec ennui et par mégarde: «Je voudrais +pouvoir embrasser à la fois, mon mari, +mon amant et mon chien;»—Comme +c'est bien femme en tous points, par l'expression +et la pensée.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Pour une femme mariée, la beauté de +son amant est en proportion de la laideur +de son mari.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Une maîtresse qui s'ennuie est déjà +infidèle.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Tuer l'amour à son apogée, au risque +de se briser l'âme, c'est un acte de haute +philosophie, de virilité volontaire chez un +homme. Lorsque le bonheur est constaté, +on ne doit point s'y endormir, la troupe +légère et funèbre des désillusions guette +la porte de l'amoureux; il vaut toujours +mieux déloger que de s'arc-bouter contre +l'envie, le soupçon et l'inconstance réunis +pour forcer l'huis de l'amant fortuné. Les +femmes ne comprennent jamais ce génial +égoïsme du penseur qui brusque toujours +les dénouements d'amour, et cependant +elles poursuivent le fugitif, car les curieuses +veulent toujours demeurer les dernières +au spectacle ou quitter la scène d'elles-mêmes +les premières. Si une maîtresse +nous donne le fil de son âme, il faut en +profiter, pour en sortir, avant que le fil ne +soit coupé par les mains de l'infidèle, et +imiter Thésée en abandonnant la belle +Ariane dans l'Ile de Naxos. Les horizons +de Cythère sont, hélas! très bornés, et, +quand on arrive aux confins de la félicité +parfaite, il n'y a plus qu'un précipice +descendre ou un calvaire à gravir douloureusement.</p> + +<p>Les plus grandes passions satisfaites finissent +sottement, elles s'atténuent dans +l'estime ou bien s'éteignent dans l'indifférence. +Si elles se transforment en haine, +la logique des sentiments est sauvée et +l'amour-propre sauvegardé.</p> + +<p>Les délicats ne vident jamais que les +deux-tiers des flacons de vins exquis dont +ils s'enivrent. Ils n'attendent jamais, pour +en changer, que leurs gants se salissent, +que leurs habits se déforment ou que leurs +bonnes fortunes montrent la corde; aussi +l'amour ne devrait-il être le plaisir que des +âmes délicates: «Quand je vois des +hommes grossiers se mêler d'amour, s'écrie +Chamfort, je suis tenté de dire: «De quoi +vous mêlez-vous? du jeu, de la table, de +l'ambition à cette canaille!»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Je me suis souvent demandé pourquoi +certaines femmes recherchent si avidement +la société des hommes d'esprit qu'elles +comprennent <i>peu</i> ou <i>prou</i>, lorsqu'elles sont +si idéalement heureuses avec des imbéciles?</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>A un époux qui déplorait devant lui ses +infortunes conjugales, Santeuil, le latiniste +et spirituel poète, répondait ainsi: «Vous +êtes cocu... n'est-ce que cela? Ah! mon +ami, ne prenez peine, le cocuage, croyez-moi, +n'est qu'un mal d'imagination: peu +de maris en meurent, mais il y en a tant +qui en vivent!»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Dans une réconciliation d'amoureux, il +est peu de femmes qui n'aient pas la sottise +de prendre les marques de virilité de leur +amant pour des preuves de fidélité.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Passé quarante ans, la plupart des +hommes mettent tout en oeuvre pour +surexciter leurs sens, sans même concevoir +le désir de les satisfaire.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les grands vicieux sont timides et craintifs, +au premier abord, avec une femme +qu'ils convoitent; les écoliers au contraire +sont hardis et inconséquents; l'audace de +ceux-ci s'évanouit avec le premier désir, la +timidité de ceux-là, au contraire, prend +une hautaine revanche au lendemain de +la victoire.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un mari qui invoque ses droits, est bien +près de les perdre.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Une <i>fille</i> qui aime redevient enfant, +espiègle et gamine; une veuve, dans le +même cas, retourne aux pudeurs et aux +timidités de la jeune fille.—<i>L'enfant est +préférable</i>. Une veuve ne cherche à faire +oublier qu'un seul homme, qui fut son +mari,—la courtisane amoureuse, pour +se reconquérir elle-même et apaiser les +jalousies rétrospectives de son amant, +voudrait biffer de son passé une portion +de l'humanité qui l'outrage par le souvenir +même de sa possession.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>L'inconstance des femelles est si active, +si tourmentée, si inassouvie, que je me +suis quelquefois demandé si Protée eut pu +trouver une femme fidèle.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Tout est amour-propre chez la femme, +même l'amour qui ne l'est pas; plus on y +songe, plus on étudie la théorie, plus on +observe la pratique de l'amour, plus on se +confirme davantage que, somme toute, +c'est par l'amour-propre que commencent +et finissent les plus majestueuses passions +aussi bien que les plus légers caprices.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Que d'hommes n'ont-ils pas perdu, par +trop de discrétion délicate, des caresses +intimes et variées, que des goujats grossiers +ont su récolter cyniquement aussitôt après +leur départ.—Les femmes ont l'imagination +si libertine et nourrie de tant de monstruosités +voluptueuses et antiphysiques, +qu'on est tout étonné, après l'impertinence +des demandes audacieuses, de trouver des +complaisances et des facilités de moeurs +qui émerveillent la dépravation de l'amoureux. +Platon disait que les femmes avaient +été des garçons débauchés autrefois.—Au +lendemain de sa virginité perdue, si ce +n'est peut-être la veille, une initiée aux +plaisirs de Vénus a d'ore et déjà conçu dans +sa tête un tableau de luxure comparée qui +ferait pâlir toutes les peintures tracées par +Arétin.</p> + +<p>L'imagination des femmes conçoit, c'est +l'audace et aussi au tempérament des hommes +vigoureux d'exécuter les devis. Ils +n'iront jamais trop loin.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Lord Byron disait: «Une maîtresse est +aussi embarrassante qu'une femme... quand +on n'en a qu'une.»—L'embarras cesse +par la multiplication qui cause les divisions, +lesquelles conduisent aux soustractions; +après quoi on se complaît à aligner des +additions don-Juanesques d'une légèreté +totale exquise. C'est la vanité alors qui +règne en maîtresse heureuse.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les femmes n'aiment que ce qu'on ne +leur donne pas.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les jeunes filles mordent aux fruits +verts; les vieilles filles ébrèchent leurs +dernières dents sur des fruits secs: <i>Les +quatre mendiants de l'amour</i>.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Aimer sa maîtresse, c'est encore s'aimer +soi-même; aimer son épouse, c'est abdiquer +son individualité au mécanisme banal +de la société et dédoubler son effigie.—Un +célibataire, qui était un <i>tout</i>, devient en se +mariant, une <i>moitié</i> influencée par une +autre moitié.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>«Il faut vous distraire, disait-on à un +veuf attristé; vous êtes jeune, redevenez +joyeux et bon vivant; tenez, soupons ce +soir en partie fine?»</p> + +<p>«Eh! mon cher, vous avez raison, j'accepte, +répond notre inconsolé; d'autant +plus que... croyez-moi si bon vous semble, +j'ai renoncé à toutes mes maîtresses depuis +la mort de ma pauvre femme.»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un homme trompé ne doit pas se résigner, +encore moins se désespérer. Il y a +un milieu plus digne. C'est à sa grandeur +d'âme à le découvrir.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>On possède les femmes par leurs défauts +rarement par leurs qualités.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Une chambrière, qui avait beaucoup vu, +s'écria devant moi, un jour, avec un geste +superbe de grande comédienne:</p> + +<p>«La vertu, puis-je y croire, dans l'exercice +de ma profession?—La vertu! Mais, +Monsieur, <i>les lits parlent contre</i>.»</p> + +<p>Quelle réponse sublime, dans le réalisme +de sa forme, et quel argument!—<i>Les +lits parlent</i>.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il n'y a rien de plus compliqué, de plus +trompeur, de plus artificieux que la naïveté. +Telle demoiselle candide et pudique, qui, +par ses dehors, ne reflète qu'une innocence +réelle, sera, dans un imbroglio d'amour, +plus fine et plus rouée que des vétérantes +de la galanterie. C'est que la femme est +née pour l'astuce et que chez elle la +naïveté n'est que le masque ou le pléonasme +de la ruse. Cette vérité est tout +entière dans ce mot de Salomon: «Les +femmes font apostasier les anges.»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La propreté des femmes,—<i>c'est si sale</i>, +disait une dévote, en se signant.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un poète inconnu du XVIIe siècle, le +sieur J. Magnon, nous a laissé dans un +poème ce vers étonnant:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>La corne la plus noble incommode le front.</p> + </div> </div> + +<p>Noble ou non, je crois bien.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Une femme tient tout de l'opinion; <i>Le +qu'en dira-t-on</i> la retient plus sur le moment +de faillir que le <i>qu'en penserai-je</i>.—<i>Qui +peut sauver une femme de la honte</i>? a-t-on +dit, et l'écho a répondu: <i>La honte</i>.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>N'est-ce pas Chamfort ou un de ses disciples +qui a proféré cette exclamation: «Que +de filles aujourd'hui cessent d'être pucelles +avant d'être vierges!»—Que de femmes +aussi dirons-nous bien au contraire, demeurent +pucelles en cessant d'être vierges!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Pour régner sur un peuple, il faut le +plus souvent passer sur des ruines. Pour +étendre son empire sur les femmes, on +doit marcher sans commisération sur bien +des coeurs.—Les conquérants doivent fermer +une oreille à la pitié et ouvrir l'autre +à l'ambition, et les talons rouges ne se +colorent que dans le sang qui jaillit des +coeurs savamment piétinés.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les délicats n'apprécient que les friandes +en amour;—les gourmandes composent +le lot des grossiers ou des porte-faix.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Après la possession d'une coquette qui +nous a fait languir, c'est avec un raffinement +de vengeance qu'on lui plonge dédaigneusement +des <i>Tu</i> dans l'oreille.—Le +tutoiement après la victoire, devient +au gré du vainqueur, ou une apothéose de +sensualité heureuse ou une flétrissure brutale +et cruelle.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Selon Casanova, l'amour n'est qu'une +curiosité plus ou moins vive, jointe au +penchant que la nature a mis en nous de +veiller à la conservation de l'espèce.—Cette +définition, par ce païen charmant, est +assez ingénieuse; mais voici celle plus +complète qu'il donne du plaisir:</p> + +<p>«Le plaisir est la jouissance actuelle des +sens; c'est une satisfaction entière qu'on +leur accorde dans tout ce qu'ils appètent, +et, lorsque les sens épuisés veulent du +repos, ou pour reprendre haleine, ou +pour se refaire, le plaisir devient de l'imagination, +elle se plaît à réfléchir au plaisir +que sa tranquillité lui procure.—Or, le +philosophe est celui qui ne se refuse aucun +plaisir qui ne produit pas de peines +plus grandes et qui sait s'en créer.»</p> + +<p>Ceci est moins net et plus quintessencié, +mais bien réel, lorsqu'on s'y retrouve.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Les hommes fermes, volontaires, opiniâtres, +inflexibles sont principalement aimés +des femmes, qui dans leur faiblesse admirent +la force:—Peut-être aussi n'est-ce que +le mâle que la femme recherche chez l'homme. +Elle le rencontre si rarement dans son +intégrité!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Que de revolvers se transforment en +simples pistolets dans les liaisons qui durent +trop!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un sportman distingué professait cette +opinion, à savoir qu'un gentleman de bon +ton doit toujours entretenir plusieurs +amours au ratelier de son coeur, de même +qu'il nourrit plusieurs chevaux dans ses +écuries.—C'est Rivarol palfrenier! c'est +aussi la morale traînée dans le crottin.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>C'est alors qu'on croit dénouer la ceinture +d'une femme vertueuse, qu'on ne +dégrafe souvent qu'un pauvre ceinturon de +Messaline impudique.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un homme d'étude, sans être un fat, +aura toujours, à un trop haut degré le +culte de lui-même, pour comprendre la +servilité nécessaire, selon la société, aux +convenances féminines.</p> + +<p>Un homme de lettres, qui croit aux +lettres, et qui éprouve l'enthousiasme de +sa profession, est quelque peu un Narcisse +au moral; il se mire dans toutes les +sources de ses pensées, et, si une femme +veut être de moitié dans cette extase +égoïste, elle trouble la limpidité du miroir. +Il faut donc au penseur de belles bêtes, qui +se croient telles, de bonnes créatures impassibles +et peu bavardes, qui font le gros +dos sur les divans comme les chats, qui +attendent les caresses ou qui les provoquent +doucement, et non pas des bas-bleus +babillards ou des précieuses minaudières +qui mettent tout à sac dans une +cervelle d'artiste, semblables à des guenons +quittant leur perchoir pour bouleverser +des paperasses, ouvrir des livres et +renverser des écritoires.</p> + +<p>Un travailleur a besoin d'une créature +faite d'amour, toujours prête à le délasser +par l'amour, à laquelle il donne juste le +temps de ses entr'actes laborieux: un être +qui l'aime comme un chien, avec une admiration +muette et recueillie, qui se couche +à ses pieds, s'éloigne et se retire sur un +geste du maître, assez sage pour trouver +tout son bonheur dans l'esclavage, et assez +bornée pour ne pas concevoir d'autre horizon.—Les +sots diront en riant que c'est +impossible en ce XIXe siècle, mais les sots +qui sont les laquais des femmes, ne peuvent +savoir que celles-ci se dressent à l'exemple +des pies et des pierrots qu'on met en cage +d'abord fermée, puis en cage à porte assez +largement entr'ouverte, sans aucunement +s'inquiéter s'ils s'envolent ou s'ils restent.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Si l'on parvenait à détruire la pudeur et +à satisfaire plus effrontément ses désirs, la +société serait, à mon avis, moins folle et +plus reposée sur la logique.—«Il s'est +trouvé nation, écrit Montaigne, où, pour +endormir la concupiscence de ceux qui +venaient à la dévotion, on tenait aux +temples des garses à jouÿr, et était un +acte de cérémonie de s'en servir avant de +venir à l'office.»—<i>Nimirum propter continentiam, +incontinentia, necesseria est. Incendium +ignibus extinguitur</i>.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il est des ours mal léchés qui allèchent +la concupiscence des femmes. Cette sauvagerie +de caractère hérissé sent le mâle; +pour elles, la toison des fauves et des +boucs est un plus grand aphrodisiaque que +l'odeur affadie du musc ou de la verveine, +dont se servent les débiles petits maîtres.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>L'idéal n'est peut-être que la beauté du +vrai!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Beaucoup d'Anglaises lisent la Bible, +bien peu la vivent.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Une femme à tempérament ne se donne +pas le temps d'être coquette. Aussi bien, un +affamé ne songe-t-il pas à faire des grâces +sentimentales à table—comme l'estomac +les sens ont leur fringale.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Le caprice chuchotte; la passion parle.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Une revue mondaine a fait paraître dernièrement +sous ce titre: <i>Comment ces dames +mangent les asperges</i>, une curieuse étude qui +devait avoir pour pendant un second article: +<i>Comment ces messieurs mangent les +moules</i>.—La censure, en interdisant ces +dissertations métaphoriques, a mis à nu la +dépravation publique. Si les femmes honnêtes +n'avaient pas dû comprendre les +sous-entendus, en quoi la morale eût-elle +été froissée? Le salon de Mme de Rambouillet +eut écouté sérieusement, sans y +concevoir de malice, ces petites oeuvres +littéraires. Les pointes d'asperges sont-elles +donc des pointes d'esprit bien grivoises? +Il faut croire que les nidoreuses manifestations +du naturalisme nous ont rendus bien +pudibonds en matière de préciosité raffinée.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Allez donc parler d'amour à un médecin, +il vous dira: «Bah! mais ce n'est que +l'attraction de deux muqueuses.»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La vertu ne résisterait jamais aux circonstances, +si les hommes savaient les +deviner.—Une femme est seule, sur sa +chaise longue, toute frémissante encore de +la lecture d'un roman d'amour, vous vous +présentez, selon les règles du monde, et +par une conversation correcte et banale, +vous ramenez cette pauvre âme émue aux +réalités de la vie.</p> + +<p>Oh! si vous aviez pu surprendre son rêve, +vous identifier avec le héros de ses songes, +et peu à peu, avec une nuance très fine de +brutalité, donner un corps à ses fantaisies +d'imagination, vous n'eussiez trouvé que +docilité et abandon, là où vous n'avez su +permettre que la rigidité des convenances.</p> + +<p>Il faut si peu de chose pour être aimé +d'une femme langoureuse qui laisse une +libre carrière aux arabesques de ses rêveries.—Un +sylphe ne rencontrerait pas +de cruelles, le genre féminin serait sa +chose, car par ses caresses, ses attouchements +invisibles, par ses paroles douces +comme le zéphir, par le mystère même +qui l'envelopperait, il posséderait grandes +et petites faveurs dans les couvents, dans +les salons, dans les chaumières, entre mari +et femme, amant et maîtresse, aussi bien +que dans la solitude, la clarté ou l'obscurité. +L'adultère, d'après Napoléon, n'est +qu'une question de canapé.—L'amour, +mieux encore, n'est qu'une question de +discrétion et de délicatesse mystérieuse: +arrachez les trompettes à la Renommée, +soyez muet, feignez de devenir aveugle; +fermez le verrou: les femmes vertueuses +se donneront toutes à vous, comme au +Dieu du silence et des plaisirs discrets.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>On a dit: «Bien des femmes en peine +de se purger n'ont qu'à dire une sottise: +elles se portent bien.» On n'a pas vu de +cures complètes cependant.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p><i>L'aujourd'hui</i> est si beau quand on +s'aime, que la sagesse condamne absolument +le lendemain. Avec des maîtresses +nouvelles, c'est toujours <i>aujourd'hui</i>. Avec +une femme légitime, ce n'est qu'un long +lendemain, qui fait regretter la veille, sans +qu'on y puisse revenir.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il est difficile de trouver une phrase plus +concluante pour le divorce que celle de +Chamfort: «Le divorce est si naturel, que +dans beaucoup de maisons il couche toutes +les nuits entre les deux époux.»—Le divorce +est l'unique juge de paix de Cythère; +il dénoue ceux que la sottise et l'ambition +ont unis sans amour.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>J'ai connu des hommes mariés doux, +charmants, pleins de cordialité, d'esprit +et de talents, entièrement soumis à d'affreuses +petites femmes laides, ignorantes, +bêtes et prétentieuses, lesquelles tranchaient +sur toutes les questions d'art sans +que l'infortuné mari osât prendre la parole +et porter son jugement. De telles +femmes se mettent à califourchon comme +de vilains lorgnons de verre fumé, sur le +nez de leurs époux qui verraient si bien +et si loin sans cet obstacle qui les domine, +mais qu'ils finissent par accepter avec une +béatitude d'idiot. La bonté rend souvent +imbécile en dehors de l'esprit.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p><i>Se laisser faire un petit doigt de cour</i>: cette +locution laisse rêveuse bien des jeunes +filles au couvent. C'est le <i>Digitus infamis</i> +de l'imagination.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il n'y a que les amours cachées qui +soient réelles! Les passions qui s'affichent +ne sont que des vanités qui paradent. Un +amoureux à tempérament entier dérobera +sa maîtresse aux yeux de tout l'univers et +la vue de son plus intime ami.—Le regard +d'autrui souille le bonheur, et l'homme +délicat confine ses amours à huis-clos, +sans jamais promener son concubinage au +dehors. La femme qui aime ne sent pas +son internement, c'est au plaisir d'embellir +la prison; la volupté a des horizons infinis +à côté des sensations qu'elle procure aux +heureux. Il n'y a que les petits cerveaux +qui recherchent la compagnie; les tourterelles +vivent isolées; les dindons ou les +pintades meurent loin des basses-cours +nombreuses, quand ils ne peuvent, par +leurs ébats, provoquer l'attention des +poules indolentes ou des coqs superbes.</p> + +<p>Que de dindons dans le monde! que de +pintades se montrent glorieusement accouplés +dans l'orgie enrubannée des dimanches +ou la houle des promenades élégantes!—pauvres +bêtes!—pauvres gens!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un anonyme du dernier siècle nous a +légué ce trait charmant: «<i>une prude a tant +d'honneur qu'elle le laisse partout</i>.» Est-ce +assez spirituellement juste et merveilleusement +trouvé!</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un célibataire qui se marie par ambition +de fortune raisonne à contre sens. Un économiste +a fait ce curieux calcul que dans le +célibat les petits besoins augmentent et que +les grands besoins diminuent; que dans +le mariage, au contraire, les petits diminuent +et les grands augmentent.</p> + +<p>Donnerais-je des chiffres... cela ne convaincrait +personne, sauf les convaincus.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>La franchise et la vérité loyalement affichées +étonnent les femmes qui ne comprennent +rien à la droiture de conscience +et lui préfèrent la rouerie d'une diplomatie +méticuleuse. Un homme sincère et véridique +est le plus grand des fourbes à leurs +yeux. La vérité qui jaillit soudainement +les éblouit et les écrase dans la mesquinerie +de leurs petites trames mensongères. +Qu'un amant, sur l'interrogation de sa maîtresse, +réponde mâlement à celle-ci qu'il +l'a trompée, il la verra tressaillir plutôt +par la grande simplicité de la réponse que +par la nature même de l'acte commis.—Le +chacal qui ruse et qui biaise, ne conçoit +pas le lion qui poitrine au danger.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>De même que la crainte de rougir fait +rougir les faibles; la préoccupation de témoigner +sa virilité fait échouer un amant +dans le plaisir des sens. C'est qu'en amour +il faut plutôt oser que vouloir: la volonté +use et concentre l'électricité cérébrale, +l'audace fait jouer les fils conducteurs et +regaillardit la verve corporelle. Un libertin +ne s'expose que rarement à de cruels pas +de clercs en pareille occurrence, il connaît +l'art de lutiner une femme avec tant d'astuce +qu'il se taquine lui-même par l'imaginative, +en donnant à sa partenaire l'occasion +de se débattre.—Dans le jeu de Vénus, +on doit amuser l'ennemi et laisser le temps +aux forces de réserves d'arriver toutes +fraîches pour emporter la victoire, sans +coup-férir. La tactique ne manque jamais +aux vrais conquérants.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un amour sérieux ne peut se transformer +qu'en haine.—La haine a plus +d'un travestissement; elle met des loups +de velours, mais l'ardeur des yeux brille +au travers.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Un homme <i>parle</i>.—Les mâles <i>causent</i> +et s'écoutent.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il y a des yeux de femme qui signent +des promesses à courte échéance: les uns +disent: <i>pour ce soir</i>, d'autres, <i>pour demain</i>; +la plupart diraient bien: <i>tout de suite</i>, mais +il faut du temps à l'amour pour digérer ses +espérances.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Ce qui cause le bonheur d'un amant, +quelquefois fait le désespoir d'un mari.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>J'ai trouvé, par hasard, cette observation +sur une feuille volante, détachée sans doute +du carnet d'un philologue: «C'est bizarre +les mots! ainsi en Irlande, le mot Mac +est un signe de noblesse, et à Paris....»</p> + +<p>Pascal a bien raison, vanté en deçà des +Alpes, erreur au delà.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>En voyant deux amoureux serrés étroitement, +passer dans un éclair de bonheur, +Madame Z, qui était à mon bras, a <i>diagnostiqué</i> +en soupirant: «Deux jeunes mariés, +ou bien deux anciens amants.»</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Joli distique du <span class="sc">XVI</span>e siècle:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Bien on a peint Vénus et ses amours, tout nuds,</p> +<p>Car ceux qui s'y sont plûs, tels en sont revenus.</p> + </div> </div> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Sénac de Meilhan a écrit: les grandes +passions sont aussi rares que les grands +hommes. Est-ce bien sûr? Cette petite +pensée est sujette à grande controverse.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>Il est des femmes laides et bégueules +qui prennent un soin ridicule pour afficher +leur vertu et annoncer au monde qu'elles +sont inaccessibles à la galanterie.—Pareille +vanité grotesque me rappelle les +portes de prison sur lesquelles on a peint +en grosses lettres: <i>le public n'entre pas ici</i>.—«<i>Plus +souvent</i>,» s'écrie Gavroche dans +un argot qui dit tout.</p> + +<p class="mid"><img src="images/14.jpg" width="30" height="40" alt="" /></p> + +<p>On ne pratique réellement l'amour qu'en +France, et à Paris surtout; j'entends l'amour +avec toutes ses mignardises, toutes ses délicatesses, +toutes ses ruses polissonnes et +tout le luxe intime des femmes. Une parisienne +semble plutôt créée pour l'amour +que pour la maternité; de toutes les femmes +du globe, elle seule sait être gracieuse, se +lever, s'habiller, marcher, se baisser, se +relever et surtout se coucher, avec des +poses d'un art exquis, des lenteurs savantes, +des enjouements qui ravissent et +des calineries spéciales dans le moindre +geste. S'il est des hommes qui ont pu +regretter au loin les charmes de la parisienne +habillée, il n'est pas un raffiné qui +n'ait conservé le plus adorable et le plus +frais souvenir d'une parisienne qui va se +mettre au lit. Cette manière à la fois chaste +et impudique de se défaire des derniers +voiles comme d'un fardeau importun, cette +grâce dans la draperie harmonieuse des +toiles fines et blanches, cette mutinerie +dans la dentelle, ces parfums pénétrants +qui se dégagent d'elle sont bien faits pour +marquer une empreinte ineffaçable dans +la mémoire de ceux qui s'intéressent à la +femme par l'enveloppe et les détails.—Ailleurs +qu'en France peut-on se disposer +à l'amour avec un attirail de préparatifs +aussi ravissant? Une anglaise en robe de +chambre est vêtue en dessous—et par +pudeur, d'une <i>riding dress</i>. L'une d'elles +disait un jour avec ennui: «L'amour... +il faut bien le faire, les hommes y tiennent.»—Une +française n'eut jamais dit +cette phrase typique.</p> + +<p>Ah! si le cerveau des parisiennes n'était +pas une éponge à préjugés, si ces +roses poupées avaient plus de sang et +moins de son dans les entrailles, si leur +coeur, moins chiffonné par le caprice, +était plus sensible aux intimités d'amour, +elles deviendraient les créatures les plus +propres à satisfaire la passion des artistes +et des voluptueux. Mais faut-il tant demander +aux filles de Satan?—C'est le +jouir et non le posséder qui rend heureux, +disait Montaigne: Dès que les femmes +sont à nous, nous ne sommes déjà plus à +elles.—Quelle immense compensation +pour ceux qui analysent et qui pensent +sur les sentiments respectifs des sexes.</p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/10.jpg" width="250" height="261" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<div class="chapter"> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/15.jpg" width="400" height="175" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h2><i>ARRIÈRE-PROPOS</i></h2> + +<p><span class="lef"><img src="images/a.jpg" width="100" height="105" alt="" /></span><i> +ceux qui quémanderaient l'explication +de ce titre</i>: Le Calendrier de +Vénus, <i>inscrit sur un ouvrage +composé de feuilles éparses et de notes diverses, +je pourrais démontrer, avec grand étalage et +luxe d'érudition, la signification primitive et +réelle du mot:</i> Calendrier.—<i>On y verrait +que le</i> Calendarium <i>n'était autre qu'un curieux +petit livre où se trouvaient mentionnés les jours</i> +fériés <i>et</i> néfastes, <i>les souvenirs et anniversaires, +ainsi que des écrits interlignés, en un mot, +une manière de carnet semblable à ceux, qu'un +terme horriblement vulgaire, et qui sent le +comptoir, nomme aujourd'hui</i>: Agendas.</p> + +<p><i>Mais à propos de Vénus et d'opuscules qui +sont miens, et qui ont été imprimés bien davantage +pour ma propre satisfaction que pour +l'intérêt du lecteur, il ne me convient pas de +remuer le volumineux</i> Richelet <i>ou le pesant</i> +Ménage, indignes d'être ouverts pour une si +petite justification.—Au surplus, dois-je +rendre compte au public du baptême de mes +productions? Point ne crois, car ma vanité y +contredit et mon esprit s'y oppose.—Ceci m'est +affaire personnelle et privée.</p> + +<p>Aussi, selon mes principes, je n'ai convié +pour cette cérémonie faite au baptistère de ma +chapelle cérébrale que mon honorable conseiller +et ami le jugement, comme parrain, et gentille +et très familière dame la fantaisie, comme +marraine; lesquels ont signé sur le registre de +mon bon plaisir, en foi de quoi j'ai jeté mes +dragées sans nul soucy dans ce drageoir à boutades.</p> + +<p>Que le <i>Calendrier de Vénus</i> devienne +l'<i>Annuaire des Grâces,</i> ou qu'il s'en aille +sur les quais de la Seine, tenir compagnie +aux charmants <i>Almanachs des Muses</i>—peu +m'importe!—je n'y mets point de +coquetterie d'auteur. Ces pages m'ont causé +plus de bonheur intime à concevoir et à écrire +que les délicats eux-mêmes n'éprouveront jamais +de contentement passager à les lire.—Ceux +qui, comme moi, ont produit dans l'amour +et avec l'enthousiasme des lettres, me comprendront. +Il ne reste aux autres qu'à me porter +envie.—C'est peut-être déjà fait.—Je les +plains.</p> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/16.jpg" width="200" height="174" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/17.jpg" width="400" height="122" alt="[Illustration]" /> +</div> + +<h3><i>TABLE DES MATIÈRES</i></h3> + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Epitre dédicatoire à Betzy</p> + </div><div class="stanza"> +<p>A l'Académie des Beaux-Esprits et des Raffinés du Langage</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mémorandum d'un Epicurien</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Les Fastes du Baiser</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Voyage autour de sa Chambre</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Éphémérides des Sens</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Le Sottisier d'Amour</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Arrière-Propos.</p> + </div> </div> + +<div class="fig" style="width:100%;"> +<img src="images/18.jpg" width="163" height="200" alt="[Illustration]" /> +</div> + +</div><!--end chapter--> + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le calendrier de Vénus, by Octave Uzanne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALENDRIER DE VÉNUS *** + +***** This file should be named 17551-h.htm or 17551-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17551/ + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. 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Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/17551-h/images/01.jpg b/17551-h/images/01.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5f61882 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/01.jpg diff --git a/17551-h/images/02.jpg b/17551-h/images/02.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3a23a48 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/02.jpg diff --git a/17551-h/images/03.jpg b/17551-h/images/03.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..887b778 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/03.jpg diff --git a/17551-h/images/04.jpg b/17551-h/images/04.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6e85e9b --- /dev/null +++ b/17551-h/images/04.jpg diff --git a/17551-h/images/05.jpg b/17551-h/images/05.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..84cc7f0 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/05.jpg diff --git a/17551-h/images/06.jpg b/17551-h/images/06.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8ce2eb3 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/06.jpg diff --git a/17551-h/images/07.jpg b/17551-h/images/07.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..132cdbc --- /dev/null +++ b/17551-h/images/07.jpg diff --git a/17551-h/images/08.jpg b/17551-h/images/08.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..527ed62 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/08.jpg diff --git a/17551-h/images/09.jpg b/17551-h/images/09.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b00038f --- /dev/null +++ b/17551-h/images/09.jpg diff --git a/17551-h/images/10.jpg b/17551-h/images/10.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..fa30670 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/10.jpg diff --git a/17551-h/images/11.jpg b/17551-h/images/11.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..90e40d3 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/11.jpg diff --git a/17551-h/images/12.jpg b/17551-h/images/12.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ef48cb5 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/12.jpg diff --git a/17551-h/images/13.jpg b/17551-h/images/13.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..67e030a --- /dev/null +++ b/17551-h/images/13.jpg diff --git a/17551-h/images/14.jpg b/17551-h/images/14.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..983a01d --- /dev/null +++ b/17551-h/images/14.jpg diff --git a/17551-h/images/15.jpg b/17551-h/images/15.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8c89afc --- /dev/null +++ b/17551-h/images/15.jpg diff --git a/17551-h/images/16.jpg b/17551-h/images/16.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..88969ff --- /dev/null +++ b/17551-h/images/16.jpg diff --git a/17551-h/images/17.jpg b/17551-h/images/17.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..346a301 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/17.jpg diff --git a/17551-h/images/18.jpg b/17551-h/images/18.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..13a2394 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/18.jpg diff --git a/17551-h/images/a.jpg b/17551-h/images/a.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..959450e --- /dev/null +++ b/17551-h/images/a.jpg diff --git a/17551-h/images/cover.jpg b/17551-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1ad1343 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/cover.jpg diff --git a/17551-h/images/j.jpg b/17551-h/images/j.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ed19297 --- /dev/null +++ b/17551-h/images/j.jpg diff --git a/17551-h/images/l.jpg b/17551-h/images/l.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..86b632c --- /dev/null +++ b/17551-h/images/l.jpg diff --git a/17551-h/images/u.jpg b/17551-h/images/u.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8386bff --- /dev/null +++ b/17551-h/images/u.jpg diff --git a/17551-h/images/v.jpg b/17551-h/images/v.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9a0a05b --- /dev/null +++ b/17551-h/images/v.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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