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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:51:23 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La curée + +Author: Émile Zola + +Release Date: January 19, 2006 [EBook #17553] +[Last updated: August 2, 2011] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CURÉE *** + + + + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + + + + +Émile Zola + +LA CURÉE + +(1872) + + + + +I + + +Au retour, dans l'encombrement des voitures qui rentraient par le bord +du lac, la calèche dut marcher au pas. Un moment, l'embarras devint tel, +qu'il lui fallut même s'arrêter. + +Le soleil se couchait dans un ciel d'octobre, d'un gris clair, strié à +l'horizon de minces nuages. Un dernier rayon, qui tombait des massifs +lointains de la cascade, enfilait la chaussée, baignant d'une lumière +rousse et pâlie la longue suite des voitures devenues immobiles. + +Les lueurs d'or, les éclairs vifs que jetaient les roues semblaient +s'être fixés le long des réchampis jaune paille de la calèche, dont les +panneaux gros bleu reflétaient des coins du paysage environnant. Et, +plus haut, en plein dans la clarté rousse qui les éclairait +par-derrière, et qui faisait luire les boutons de cuivre de leurs +capotes à demi pliées, retombant du siège, le cocher et le valet de +pied, avec leur livrée bleu sombre, leurs culottes mastic et leurs +gilets rayés noir et jaune, se tenaient raides, graves et patients, +comme des laquais de bonne maison qu'un embarras de voitures ne parvient +pas à fâcher. + +Leurs chapeaux, ornés d'une cocarde noire, avaient une grande dignité. +Seuls, les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d'impatience. + +--Tiens, dit Maxime, Laure d'Aurigny, là-bas, dans ce coupé.... Vois +donc, Renée. + +Renée se souleva légèrement, cligna les yeux, avec cette moue exquise +que lui faisait faire la faiblesse de sa vue. + +--Je la croyais en fuite, dit-elle.... Elle a changé la couleur de ses +cheveux, n'est-ce pas? + +--Oui, reprit Maxime en riant, son nouvel amant déteste le rouge. + +Renée, penchée en avant, la main appuyée sur la portière basse de la +calèche, regardait, éveillée du rêve triste qui, depuis une heure, la +tenait silencieuse, allongée au fond de la voiture, comme dans une +chaise longue de convalescente. Elle portait, sur une robe de soie +mauve, à tabliers et à tunique, garnie de larges volants plissés, un +petit paletots de drap blanc, aux revers de velours mauve, qui lui +donnait un grand air de crânerie? Ses étranges cheveux fauve pâle, dont +la couleur rappelait celle du beurre fin, étaient à peine cachés par un +mince chapeau orné d'une touffe de roses du Bengale. Elle continuait à +cligner des yeux, avec sa mine de garçon impertinent, son front pur +traversé d'une grande ride, sa bouche, dont la lèvre supérieure +avançait, ainsi que celle des enfants boudeurs. Puis, comme elle voyait +mal, elle prit son binocle, un binocle d'homme, à garniture d'écaille, +et, le tenant à la main sans se le poser sur le nez, elle examina la +grosse Laure d'Aurigny tout à son aise, d'un air parfaitement calme. + +Les voitures n'avançaient toujours pas. Au milieu des taches unies, de +teinte sombre, que faisait la longue file des coupés, fort nombreux au +Bois par cet après-midi d'automne, brillaient le coin d'une glace, le +mors d'un cheval, la poignée argentée d'une lanterne, les galons d'un +laquais haut placé sur son siège. Çà et là, dans un landau découvert, +éclatait un bout d'étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou +velours. Il était peu à peu tombé un grand silence sur tout ce tapage +éteint, devenu immobile. On entendait, du fond des voitures, les +conversations des piétons. Il y avait des échanges de regards muets, de +portières à portières; et personne ne causait plus, dans cette attente +que coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabot +impatient d'un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois se mouraient. + +Malgré la saison avancée, tout Paris était là: la duchesse de Sternich, +en huit-ressorts; Mme de Lauwerens, en victoria très correctement +attelée; la baronne de Meinhold, dans un ravissant cab bai-brun; la +comtesse Vanska, avec ses poneys pie; Mme Daste, et ses fameux stappers +noirs; Mme de Guende et Mme Teissière, en coupé; la petite Sylvia, dans +un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec sa livrée +antique et solennelle; Selim pacha, avec son fez et sans son gouverneur; +la duchesse de Rozan, en coupé égoïste, avec sa livrée poudrée à blanc; +M. le comte de Chibray, en dog-cart; M. Simpson, en mail de la plus +belle tenue; toute la colonie américaine. Enfin deux académiciens, en +fiacre. + +Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la +file se mit bientôt à rouler doucement. + +Ce fut comme un réveil. Mille clartés dansantes s'allumèrent, des +éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent +des harnais secoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les +arbres, de larges reflets de glace qui couraient. Ce pétillement des +harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels +brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient +les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches +débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement +sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, +dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d'un seul +jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres +après elles. + +Renée avait cédé à la secousse légère de la calèche se remettant en +marche, et, laissant tomber son binocle, s'était de nouveau renversée à +demi sur les coussins. + +Elle attira frileusement à elle un coin de la peau d'ours qui emplissait +l'intérieur de la voiture d'une nappe de neige soyeuse. Ses mains +gantées se perdirent dans la douceur des longs poils frisés. Une brise +se levait. Le tiède après-midi d'octobre, qui, en donnant au Bois un +regain de printemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voiture +découverte, menaçait de se terminer par une soirée d'une fraîcheur +aiguë. + +Un moment, la jeune femme resta pelotonnée, retrouvant la chaleur de +son coin, s'abandonnant au bercement voluptueux de toutes ces roues qui +tournaient devant elle. Puis, levant la tête vers Maxime, dont les +regards déshabillaient tranquillement les femmes étalées dans les coupés +et dans les landaus voisins: + +--Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie, cette Laure +d'Aurigny? Vous en faisiez un éloge, l'autre jour, lorsqu'on a annoncé +la vente de ses diamants!... + +A propos, tu n'as pas vu la rivière et l'aigrette que ton père m'a +achetées à cette vente? + +--Certes, il fait bien les choses, dit Maxime sans répondre, avec un +rire méchant. Il trouve moyen de payer les dettes de Laure et de donner +des diamants à sa femme. + +La jeune femme eut un léger mouvement d'épaules. + +--Vaurien! murmura-t-elle en souriant. + +Mais le jeune homme s'était penché, suivant des yeux une dame dont la +robe verte l'intéressait. Renée avait reposé sa tête, les yeux +demi-clos, regardant paresseusement des deux côtés de l'allée, sans +voir. A droite, filaient doucement des taillis, des futaies basses, aux +feuilles roussies, aux branches grêles; par instants, sur la voie +réservée aux cavaliers, passaient des messieurs à la taille mince, dont +les montures, dans leur galop, soulevaient de petites fumées de sable +fin. A gauche, au bas des étroites pelouses qui descendent, coupées de +corbeilles et de massifs, le lac dormait, d'une propreté de cristal, +sans une écume, comme taillé nettement sur ses bords par la bêche des +jardiniers; et, de l'autre côté de ce miroir clair, les deux îles, entre +lesquelles le pont qui les joint faisait une barre grise, dressaient +leurs falaises aimables, alignaient sur le ciel pâle les lignes +théâtrales de leurs sapins, de leurs arbres aux feuillages persistants, +dont l'eau reflétait les verdures noires, pareilles à des franges de +rideaux savamment drapées au bord de l'horizon. Ce coin de nature, ce +décor qui semblait fraîchement peint, baignait dans une ombre légère, +dans une vapeur bleuâtre qui achevait de donner aux lointains un charme +exquis, un air d'adorable fausseté. + +Sur l'autre rive, le Chalet des Iles, comme verni de la veille, avait +des luisants de joujou neuf; et ces rubans de sable jaune, ces étroites +allées de jardin, qui serpentent dans les pelouses et tournent autour du +lac, bordées de branches de fonte imitant des bois rustiques, +tranchaient plus étrangement, à cette heure dernière, sur le vert +attendri de l'eau et du gazon. + +Accoutumée aux grâces savantes de ces points de vue, Renée, reprise par +ses lassitudes, avait baissé complètement les paupières, ne regardant +plus que ses doigts minces qui enroulaient sur leurs fuseaux les longs +poils de la peau d'ours. Mais il y eut une secousse dans le trot +régulier de la file des voitures. Et, levant la tête, elle salua deux +jeunes femmes couchées côte à côte, avec une langueur amoureuse, dans un +huit-ressorts qui quittait à grand fracas le bord du lac pour s'éloigner +par une allée latérale. Mme la marquise d'Espanet, dont le mari, alors +aide de camp de l'empereur, venait de se rallier bruyamment, au scandale +de la vieille noblesse boudeuse, était une des plus illustres mondaines +du Second Empire; l'autre, Mme Haffner, avait épousé un fameux +industriel de Colmar, vingt fois millionnaire, et dont l'Empire faisait +un homme politique. Renée, qui avait connu en pension les deux +inséparables, comme on les nommait d'un air fin, les appelait Adeline et +Suzanne, de leurs petits noms. Et, comme, après leur avoir souri, elle +allait se pelotonner de nouveau, un rire de Maxime la fit se tourner. + +--Non, vraiment, je suis triste, ne ris pas, c'est sérieux, dit-elle en +voyant le jeune homme qui la contemplait railleusement, en se moquant de +son attitude penchée. + +Maxime prit une voix drôle. + +--Nous aurions de gros chagrins, nous serions jalouse! + +Elle parut toute surprise. + +--Moi! dit-elle. Pourquoi jalouse? + +Puis elle ajouta, avec sa moue de dédain, comme se souvenant: + +--Ah! oui, la grosse Laure! Je n'y pense guère, va. + +Si Aristide, comme vous voulez tous me le faire entendre, a payé les +dettes de cette fille et lui a évité ainsi un voyage à l'étranger, c'est +qu'il aime l'argent moins que je ne le croyais. Cela va le remettre en +faveur auprès des dames.... Le cher homme, je le laisse bien libre. + +Elle souriait, elle disait «le cher homme», d'un ton plein d'une +indifférence amicale. Et subitement, redevenue très triste, promenant +autour d'elle ce regard désespéré des femmes qui ne savent à quel +amusement se donner, elle murmura: + +--Oh! je voudrais bien.... Mais non, je ne suis pas jalouse, pas jalouse +du tout. + +Elle s'arrêta, hésitante. + +--Vois-tu! je m'ennuie, dit-elle enfin d'une voix brusque. + +Alors elle se tut, les lèvres pincées. La file des voitures passait +toujours le long du lac, d'un trot égal, avec un bruit particulier de +cataracte lointaine. Maintenant, à gauche, entre l'eau et la chaussée, +se dressaient des petits bois d'arbres verts, aux troncs minces et +droit, qui formaient de curieux faisceaux de colonnettes. A droite, les +taillis, les futaies basses avaient cessé; le Bois s'était ouvert en +larges pelouses, en immenses tapis d'herbe, plantés çà et là d'un +bouquet de grands arbres; les nappes vertes se suivaient, avec des +ondulations légères, jusqu'à la Porte de la Muette, dont on apercevait +très loin la grille basse, pareille à un bout de dentelle noire tendu au +ras du sol; et, sur les pentes, aux endroits où les ondulations se +creusaient, l'herbe était toute bleue. Renée regardait, les yeux fixes, +comme si cet agrandissement de l'horizon, ces prairies molles, trempées +par l'air du soir, lui eussent fait sentir plus vivement le vide de son +être. + +Au bout d'un silence, elle répéta, avec l'accent d'une colère sourde: + +--Oh! je m'ennuie, je m'ennuie à mourir. + +--Sais-tu que tu n'es pas gaie, dit tranquillement Maxime. Tu as tes +nerfs, c'est sûr. + +La jeune femme se rejeta au fond de la voiture. + +--Oui, j'ai mes nerfs, répondit-elle sèchement. + +Puis elle se fit maternelle. + +--Je deviens vieille, mon cher enfant; j'aurai trente ans bientôt. C'est +terrible. Je ne prends de plaisir à rien.... A vingt ans, tu ne peux +savoir.... + +--Est-ce que c'est pour te confesser que tu m'as emmené? interrompit le +jeune homme. Ce serait diablement long. + +Elle accueillit cette impertinence avec un faible sourire, comme une +boutade d'enfant gâté à qui tout est permis. + +--Je te conseille de te plaindre, continua Maxime; tu dépenses plus de +cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un hôtel +splendide, tu as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les +journaux parlent de chacune de tes robes nouvelles comme d'un événement +de la dernière gravité; les femmes te jalousent, les hommes donneraient +dix ans de leur vie pour te baiser le bout des doigts.... Est-ce vrai? +Elle fit, de la tête, un signe affirmatif, sans répondre. + +Les yeux baissés, elle s'était remise à friser les poils de la peau +d'ours. + +--Va, ne sois pas modeste, poursuivit Maxime; avoue carrément que tu es +une des colonnes du Second Empire. Entre nous, on peut se dire de ces +choses-là. + +Partout, aux Tuileries, chez les ministres, chez les simples +millionnaires, en bas et en haut, tu règnes en souveraine. Il n'y a pas +de plaisir où tu n'aies mis les deux pieds, et si j'osais, si le respect +que je te dois ne me retenait pas, je dirais.... + +Il s'arrêta quelques secondes, riant; puis il acheva cavalièrement sa +phrase. + +--Je dirais que tu as mordu à toutes les pommes. + +Elle ne sourcilla pas. + +--Et tu t'ennuies! reprit le jeune homme avec une vivacité comique. Mais +c'est un meurtre!... Que veux-tu! Que rêves-tu donc!? + +Elle haussa les épaules, pour dire qu'elle ne savait pas. Bien qu'elle +penchât la tête, Maxime la vit alors si sérieuse, si sombre, qu'il se +tut. Il regarda la file des voitures qui, en arrivant au bout du lac, +s'élargissait, emplissait le large carrefour. Les voitures, moins +serrées, tournaient avec une grâce superbe; le trot plus rapide des +attelages sonnait hautement sur la terre dure. + +La calèche, en faisant le grand tour pour prendre la file, eut une +oscillation qui pénétra Maxime d'une volupté vague. Alors, cédant à +l'envie d'accabler Renée: + +--Tiens, dit-il, tu mériterais d'aller en fiacre! Ce serait bien +fait!... Eh! regarde ce monde qui rentre à Paris, ce monde qui est à tes +genoux. On te salue comme une reine, et peu s'en faut que ton bon ami, +M. de Mussy, ne t'envoie des baisers. + +En effet, un cavalier saluait Renée. Maxime avait parlé d'un ton +hypocritement moqueur. Mais Renée se tourna à peine, haussa les épaules. +Cette fois, le jeune homme eut un geste désespéré. + +--Vrai, dit-il, nous en sommes là!?... Mais, bon Dieu! tu as tout, que +veux-tu encore? + +Renée leva la tête. Elle avait dans les yeux une clarté chaude, un +ardent besoin de curiosité inassouvie. + +--Je veux autre chose, répondit-elle à demi-voix. + +--Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autre chose, ce n'est +rien.... Quoi, autre chose? + +--Quoi? répéta-t-elle.... + +Et elle ne continua pas. Elle s'était tout à fait tournée, elle +contemplait l'étrange tableau qui s'effaçait derrière elle. La nuit +était presque venue; un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. +Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l'eau, +s'arrondissait, pareil à une immense plaque d'étain; aux deux bords, les +bois d'arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de +la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de +colonnades violâtres, dessinant de leur architecture régulière les +courbes étudiées des rives; puis, au fond, des massifs montaient, de +grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l'horizon. +Il y avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher de +soleil à demi éteint qui n'enflammait qu'un bout de l'immensité grise. +Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue +si singulièrement plat, le creux du ciel s'ouvrait, infini, plus profond +et plus large. Ce grand morceau de ciel, sur ce petit coin de nature, +avait un frisson, une tristesse vague; et il tombait de ces hauteurs +pâlissantes une telle mélancolie d'automne, une nuit si douce et si +navrée, que le Bois, peu à peu enveloppé dans un linceul d'ombre, +perdait ses grâces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des +forêts. Le trot des équipages, dont les ténèbres éteignaient les +couleurs vives, s'élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles +et d'eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l'effacement +universel, au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de +promenade se détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du +couchant. Et l'on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de +toile jaune, élargi démesurément. + +Renée, dans ses satiétés, éprouva une singulière sensation de désirs +inavouables, à voir ce paysage qu'elle ne reconnaissait plus, cette +nature si artistement mondaine, et dont la grande nuit frissonnante +faisait un bois sacré, une de ces clairières idéales au fond desquelles +les anciens dieux cachaient leurs amours géantes, leurs adultères et +leurs incestes divins. Et, à mesure que la calèche s'éloignait, il lui +semblait que le crépuscule emportait derrière elle, dans ses voiles +tremblants, la terre du rêve, l'alcôve honteuse et surhumaine où elle +eût enfin assouvi son coeur malade, sa chair lassée. + +Quand le lac et les petits bois, évanouis dans l'ombre, ne furent plus, +au ras du ciel, qu'une barre noire, la jeune femme se retourna +brusquement, et, d'une voix où il y avait des larmes de dépit, elle +reprit sa phrase interrompue: + +--Quoi?... autre chose, parbleu! je veux autre chose. Est-ce que je +sais, moi! Si je savais.... Mais, vois-tu, j'ai assez de bals, assez de +soupers, assez de fêtes comme cela. C'est toujours la même chose. C'est +mortel.... Les hommes sont assommants, oh! oui, assommants.... + +Maxime se mit à rire. Des ardeurs perçaient sous les mines +aristocratiques de la grande mondaine. Elle ne clignait plus des +paupières; la ride de son front se creusait durement, sa lèvre d'enfant +boudeur s'avançait, chaude, en quête de ces jouissances qu'elle +souhaitait sans pouvoir les nommer. Elle vit le rire de son compagnon, +mais elle était trop frémissante pour s'arrêter; à demi couchée, se +laissant aller au bercement de la voiture, elle continua par petites +phrases sèches: + +--Certes, oui, vous êtes assommants.... Je ne dis pas cela pour toi, +Maxime, tu es trop jeune.... Mais si je te contais combien Aristide m'a +pesé dans les commencements! Et les autres donc! ceux qui m'ont +aimée.... Tu sais, nous sommes deux bons camarades, je ne me gêne pas +avec toi; eh bien, vrai, il y a des jours où je suis tellement lasse de +vivre ma vie de femme riche, adorée, saluée, que je voudrais être une +Laure d'Aurigny, une de ces dames qui vivent en garçon. + +Et, comme Maxime riait plus haut, elle insista: + +--Oui, une Laure d'Aurigny. Ça doit être moins fade, moins toujours la +même chose. + +Elle se tut quelques instants, comme pour s'imaginer la vie qu'elle +mènerait, si elle était Laure. Puis, d'un ton découragé: + +--Après tout, reprit-elle, ces dames doivent avoir leurs ennuis, elles +aussi. Rien n'est drôle, décidément. + +C'est à mourir.... Je le disais bien, il faudrait autre chose; tu +comprends, moi, je ne devine pas; mais autre chose, quelque chose qui +n'arrivât à personne, qu'on ne rencontrât pas tous les jours, qui fût +une jouissance rare, inconnue. + +Sa voix s'était ralentie. Elle prononça ces derniers mots, cherchant, +s'abandonnant à une rêverie profonde. + +La calèche montait alors l'avenue qui conduit à la sortie du Bois. +L'ombre croissait; les taillis couraient, aux deux bords, comme des murs +grisâtres; les chaises de fonte, peintes en jaune, où s'étale, par les +beaux soirs, la bourgeoisie endimanchée, filaient le long des trottoirs, +toutes vides, ayant la mélancolie noire de ces meubles de jardin que +l'hiver surprend; et le roulement, le bruit sourd et cadencé des +voitures qui rentraient passait comme une plainte triste, dans l'allée +déserte. + +Sans doute Maxime sentit tout le mauvais ton qu'il y avait à trouver la +vie drôle. S'il était encore assez jeune pour se livrer à un élan +d'heureuse admiration, il avait un égoïsme trop large, une indifférence +trop railleuse, il éprouvait déjà trop de lassitude réelle, pour ne pas +se déclarer écoeuré, blasé, fini. D'ordinaire, il mettait quelque gloire +à cet aveu. + +Il s'allongea comme Renée, il prit une voix dolente. + +--Tiens! tu as raison, dit-il; c'est crevant. Va, je ne m'amuse guère +plus que toi; j'ai souvent aussi rêvé autre chose.... Rien n'est bête +comme de voyager. + +Gagner de l'argent, j'aime encore mieux en manger, quoique ce ne soit +pas toujours aussi amusant qu'on se l'imagine d'abord. Aimer, être +aimé, on en a vite plein le dos, n'est-ce pas?... Ah! oui, on en a plein +le dos!... + +La jeune femme ne répondant pas, il continua, pour la surprendre par une +grosse impiété: + +--Moi, je voudrais être aimé par une religieuse. + +Hein, ce serait peut-être drôle!... Tu n'as jamais fait le rêve, toi, +d'aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre un crime? + +Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu'elle se taisait toujours, +crut qu'elle ne l'écoutait pas. La nuque appuyée contre le bord +capitonné de la calèche, elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle +songeait, inerte, livrée aux rêves qui la tenaient ainsi affaissée, et, +par moments, de légers battements nerveux agitaient ses lèvres. Elle +était mollement envahie par l'ombre du crépuscule; tout ce que cette +ombre contenait d'indécise tristesse, de discrète volupté, d'espoir +inavoué la pénétrait, la baignait dans une sorte d'air alangui et +morbide. Sans doute, tandis qu'elle regardait fixement le dos rond du +valet de pied assis sur le siège, elle pensait à ces joies de la veille, +à ces fêtes qu'elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus; elle +voyait sa vie passée, le contentement immédiat de ses appétits, +l'écoeurement du luxe, la monotonie écrasante des mêmes tendresses et +des mêmes trahisons. Puis, comme une espérance, se levait en elle, avec +des frissons de désir, l'idée de cet «autre chose» que son esprit tendu +ne pouvait trouver. Là, sa rêverie s'égarait. Elle faisait un effort, +mais toujours le mot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se +perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de +la calèche était une hésitation de plus qui l'empêchait de formuler son +envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que +l'ombre endormait aux deux bords de l'allée, de ce bruit de roues et de +cette oscillation molle qui l'emplissait d'une torpeur délicieuse. Mille +petits souilles lui passaient sur la chair: songeries inachevées, +voluptés innommées, souhaits confus, tout ce qu'un retour du +Bois, à l'heure où le ciel pâlit, peut mettre d'exquis et de +monstrueux dans le coeur lassé d'une femme. Elle tenait ses deux mains +enfouies dans la peau d'ours, elle avait très chaud sous son paletot de +drap blanc, aux revers de velours mauve. + +Comme elle allongeait un pied, pour se détendre dans son bien-être, elle +frôla de sa cheville la jambe tiède de Maxime, qui ne prit même pas +garde à cet attouchement. + +Une secousse la tira de son demi-sommeil. Elle leva la tête, regardant +étrangement de ses yeux gris le jeune homme vautré en toute élégance. + +A ce moment, la calèche sortit du Bois. L'avenue de l'Impératrice +s'allongeait toute droite dans le crépuscule, avec les deux lignes +vertes de ses barrières de bois peint, qui allaient se toucher à +l'horizon. Dans la contre-allée réservée aux cavaliers, un cheval blanc, +au loin, faisait une tache claire trouant l'ombre grise. Il y avait, de +l'autre côté, le long de la chaussée, çà et là, des promeneurs attardés, +des groupes de points noirs, se dirigeant doucement vers Paris. Et tout +en haut, au bout de la traînée grouillante et confuse des voitures, +l'Arc-de-Triomphe, posé de biais, blanchissait sur un vaste pan de ciel +couleur de suie. + +Tandis que la calèche remontait d'un trot plus vif, Maxime, charmé de +l'allure anglaise du paysage, regardait, aux deux côtés de l'avenue, les +hôtels, d'architecture capricieuse, dont les pelouses descendent +jusqu'aux contre-allées; Renée, dans sa songerie, s'amusait à voir, au +bord de l'horizon, s'allumer un à un les becs de gaz de la place de +l'Étoile, et à mesure que ces lueurs vives tachaient le jour mourant de +petites flammes jaunes, elle croyait entendre des appels secrets, il lui +semblait que le Paris flamboyant des nuits d'hiver s'illuminait pour +elle, lui préparait la jouissance inconnue que rêvait son +assouvissement. + +La calèche prit l'avenue de la Reine-Hortense, et vint s'arrêter au bout +de la rue Monceau, à quelques pas du boulevard Malesherbes, devant un +grand hôtel situé entre cour et jardin. Les deux grilles chargées +d'ornements dorés, qui s'ouvraient sur la cour, étaient chacune +flanquées d'une paire de lanternes, en forme d'urnes également +couvertes de dorures, et dans lesquelles flambaient de larges flammes de +gaz. Entre les deux grilles, le concierge habitait un élégant pavillon, +qui rappelait vaguement un petit temple grec. + +Comme la voiture allait entrer dans la cour, Maxime sauta lestement à +terre. + +--Tu sais, lui dit Renée, en le retenant par la main, nous nous mettons +à table à sept heures et demie. Tu as plus d'une heure pour aller +t'habiller. Ne te fais pas attendre. + +Et elle ajouta avec un sourire: + +--Nous aurons les Mareuil.... Ton père désire que tu sois très galant +avec Louise. + +Maxime haussa les épaules. + +--En voilà une corvée! murmura-t-il d'une voix maussade. Je veux bien +épouser, mais faire sa cour, c'est trop bête.... Ah! que tu serais +gentille, Renée, si tu me délivrais de Louise, ce soir. + +Il prit son air drôle, la grimace et l'accent qu'il empruntait à +Lassouche, chaque fois qu'il allait débiter une de ses plaisanteries +habituelles: + +--Veux-tu, belle-maman chérie? + +Renée lui secoua la main comme à un camarade. Et d'un ton rapide, avec +une audace nerveuse de raillerie: + +--Eh! si je n'avais pas épousé ton père, je crois que tu me ferais la +cour. + +Le jeune homme dut trouver cette idée très comique, car il avait déjà +tourné le coin du boulevard Malesherbes qu'il riait encore. + +La calèche entra et vint s'arrêter devant le perron. + +Ce perron, aux marches larges et basses, était abrité par une vaste +marquise vitrée, bordée d'un lambrequin à franges et à glands d'or. Les +deux étages de l'hôtel s'élevaient sur des offices, dont on apercevait, +presque au ras du sol, les soupiraux carrés garnis de vitres dépolies. +En haut du perron, la porte du vestibule avançait, flanquée de maigres +colonnes prises dans le mur, formant ainsi une sorte d'avant-corps percé +à chaque étage d'une baie arrondie, et montant jusqu'au toit, où il se +terminait par un delta. De chaque côté, les étages avaient cinq +fenêtres, régulièrement alignées sur la façade, entourées d'un simple +cadre de pierre. Le toit, mansardé, était taillé carrément, à larges +pans presque droits. + +Mais, du côté du jardin, la façade était autrement somptueuse. Un perron +royal conduisait à une étroite terrasse qui régnait tout le long du +rez-de-chaussée; la rampe de cette terrasse, dans le style des grilles +du parc Monceau, était encore plus chargée d'or que la marquise et les +lanternes de la cour. Puis l'hôtel se dressait, ayant aux angles deux +pavillons, deux sortes de tours engagées à demi dans le corps du +bâtiment, et qui ménageaient à l'intérieur des pièces rondes. Au milieu, +une autre tourelle, plus enfoncée, se renflait légèrement. Les fenêtres, +hautes et minces pour les pavillons, espacées davantage et presque +carrées sur les parties plates de la façade, avaient, au +rez-de-chaussée, des balustrades de pierre, et des rampes de fer forgé +et doré aux étages supérieurs. C'était un étalage, une profusion, un +écrasement de richesses. L'hôtel disparaissait sous les sculptures. +Autour des fenêtres, le long des corniches, couraient des enroulements +de rameaux et de fleurs; il y avait des balcons pareils à des corbeilles +de verdure, que soutenaient de grandes femmes nues, les hanches tordues, +les pointes des seins en avant; puis, çà et là, étaient collés des +écussons de fantaisie, des grappes, des roses, toutes les efflorescences +possibles de la pierre et du marbre. A mesure que l'oeil montait, +l'hôtel fleurissait davantage. + +Autour du toit, régnait une balustrade sur laquelle étaient posées, de +distance en distance, des urnes où des flammes de pierre flambaient. Et +là, entre les oeils-de-boeuf des mansardes, qui s'ouvraient dans un +fouillis incroyable de fruits et de feuillages, s'épanouissaient les +pièces capitales de cette décoration étonnante, les frontons des +pavillons, au milieu desquels reparaissaient les grandes femmes nues, +jouant avec des pommes, prenant des poses, parmi des poignées de jonc. +Le toit, chargé de ces ornements, surmonté encore de galeries de plomb +découpées, de deux paratonnerres et de quatre énormes cheminées +symétriques, sculptées comme le reste, semblait être le bouquet de ce +feu d'artifice architectural. + +A droite, se trouvait une vaste serre, scellée au flanc même de l'hôtel, +communiquant avec le rez-de-chaussée par la porte-fenêtre d'un salon. Le +jardin, qu'une grille basse, masquée par une haie, séparait du parc +Monceau, avait une pente assez forte. Trop petit pour l'habitation, si +étroit qu'une pelouse et quelques massifs d'arbres verts l'emplissaient, +il était simplement comme une butte, comme un socle de verdure, sur +lequel se campait fièrement l'hôtel en toilette de gala. A la voir du +parc, au-dessus de ce gazon propre, de ces arbustes dont les feuillages +vernis luisaient, cette grande bâtisse, neuve encore et toute blafarde, +avait la face blême, l'importance riche et sotte d'une parvenue, avec +son lourd chapeau d'ardoises, ses rampes dorées, son ruissellement de +sculptures. C'était une réduction du nouveau Louvre, un des échantillons +les plus caractéristiques du style Napoléon III, ce Bâtard opulent de +tous les styles. Les soirs d'été, lorsque le soleil oblique allumait +l'or des rampes sur la façade blanche, les promeneurs du parc +s'arrêtaient, regardaient les rideaux de soie rouge drapés aux fenêtres +du rez-de-chaussée; et, au travers des glaces si larges et si claires +qu'elles semblaient, comme les glaces des grands magasins modernes, +mises là pour étaler au-dehors le faste intérieur, ces familles de +petits bourgeois apercevaient des coins de meubles, des bouts d'étoffes, +des morceaux de plafonds d'une richesse éclatante, dont la vue les +clouait d'admiration et d'envie au beau milieu des allées. + +Mais, à cette heure, l'ombre tombait des arbres, la façade dormait. De +l'autre côté, dans la cour, le valet de pied avait respectueusement aidé +Renée à descendre de voiture. Les écuries, à bandes de briques rouges, +ouvraient, à droite, leurs larges portes de chêne bruni, au fond d'un +hangar vitré. A gauche, comme pour faire pendant, il y avait, collée au +mur de la maison voisine, une niche très ornée, dans laquelle une nappe +d'eau coulait perpétuellement d'une coquille que deux Amours tenaient à +bras tendus. La jeune femme resta un instant au bas du perron, donnant +de légères tapes à sa jupe, qui ne voulait point descendre. La cour, que +venaient de traverser les bruits de l'attelage, reprit sa solitude, son +silence aristocratique, coupé par l'éternelle chanson de la nappe d'eau. +Et seules encore, dans la masse noire de l'hôtel, où le premier des +grands dîners de l'automne allait bientôt allumer ses lustres, les +fenêtres basses flambaient, toutes braisillantes, jetant sur le petit +pavé de la cour, régulier et net comme un damier, des lueurs vives +d'incendie. + +Comme Renée poussait la porte du vestibule, elle se trouva en face du +valet de chambre de son mari, qui descendait aux offices, tenant une +bouilloire d'argent. + +Cet homme était superbe, tout de noir habillé, grand, fort, la face +blanche, avec les favoris corrects d'un diplomate anglais, l'air grave +et digne d'un magistrat. + +--Baptiste, demanda la jeune femme, monsieur est-il rentré? + +--Oui, madame, il s'habille, répondit le valet avec une inclination de +tête que lui aurait enviée un prince saluant la foule. + +Renée monta lentement l'escalier en retirant ses gants. + +Le vestibule était d'un grand luxe. En entrant, on éprouvait une légère +sensation d'étouffement. Les tapis épais qui couvraient le sol et qui +montaient les marches, les larges tentures de velours rouge qui +masquaient les murs et les portes, alourdissaient l'air d'un silence, +d'une senteur tiède de chapelle. Les draperies tombaient de haut, et le +plafond, très élevé, était orné de rosaces saillantes, posées sur un +treillis de baguettes d'or: l'escalier, dont la double balustrade de +marbre blanc avait une rampe de velours rouge, s'ouvrait en deux +branches, légèrement tordues, et entre lesquelles se trouvait, au fond, +la porte du grand salon. Sur le premier palier, une immense glace tenait +tout le mur. En bas, au pied des branches de l'escalier, sur des socles +de marbre, deux femmes de bronze doré, nues jusqu'à la ceinture, +portaient de grands lampadaires à cinq becs, dont les clartés vives +étaient adoucis par des globes de verre dépoli. Et, des deux côtés, +s'alignaient d'admirables pots de majolique, dans lesquels fleurissaient +des plantes rares. + +Renée montait, et, à chaque marche, elle grandissait dans la glace; elle +se demandait, avec ce doute des actrices les plus applaudies, si elle +était vraiment délicieuse, comme on le lui disait. + +Puis, quand elle fut dans son appartement, qui était au premier étage, +et dont les fenêtres donnaient sur le parc Monceau, elle sonna Céleste, +sa femme de chambre, et se fit habiller pour le dîner. Cela dura cinq +bons quarts d'heure. Lorsque la dernière épingle eut été posée, comme il +faisait très chaud dans la pièce, elle ouvrit une fenêtre, s'accouda, +s'oublia. Derrière elle, Céleste tournait discrètement, rangeant un à un +les objets de toilette. + +En bas dans le parc, une mer d'ombre roulait. Les masses couleur d'encre +des hauts feuillages secoués par de brusques rafales avaient un large +balancement de flux et de reflux, avec ce bruit de feuilles sèches qui +rappelle l'égouttement des vagues sur une plage de cailloux. + +Seuls, rayant par instants ce remous de ténèbres, les deux yeux jaune +d'or d'une voiture paraissaient et disparaissaient entre les massifs, le +long de la grande allée qui va de l'avenue de la Reine-Hortense au +boulevard Malesherbes. Renée, en face de ces mélancolies de l'automne, +sentit toutes ses tristesses lui remonter au coeur. + +Elle se revit enfant dans la maison de son père, dans cet hôtel +silencieux de l'île Saint-Louis, où depuis deux siècles les Béraud du +Châtel mettaient leur gravité noire de magistrats. Puis elle songea au +coup de baguette de son mariage, à ce veuf qui s'était vendu pour +l'épouser, et qui avait troqué son nom de Rougon contre ce nom de +Saccard, dont les deux syllabes sèches avaient sonné à ses oreilles, les +premières fois, avec la brutalité de deux râteaux ramassant de l'or; il +la prenait, il la jetait dans cette vie à outrance, où sa pauvre tête se +détraquait un peu plus tous les jours. Alors, elle se mit à rêver, avec +une joie puérile, aux belles parties de raquette qu'elle avait faites +jadis avec sa jeune soeur Christine. + +Et, quelque matin, elle s'éveillerait du rêve de jouissance qu'elle +faisait depuis dix ans, folle, salie par une des spéculations de son +mari, dans laquelle il se noierait lui-même. Ce fut comme un +pressentiment rapide. Les arbres se lamentaient à voix plus haute. +Renée, troublée par ces pensées de honte et de châtiment, céda aux +instincts de vieille et honnête bourgeoisie qui dormaient au fond +d'elle; elle promit à la nuit noire de s'amender, de ne plus tant +dépenser pour sa toilette, de chercher quelque jeu innocent qui pût la +distraire, comme aux jours heureux du pensionnat, lorsque les élèves +chantaient: + +Nous n'irons plus au bois, en tournant doucement sous les platanes. + +A ce moment, Céleste, qui était descendue, rentra et murmura à l'oreille +de sa maîtresse: + +--Monsieur prie madame de descendre. Il y a déjà plusieurs personnes au +salon. + +Renée tressaillit. Elle n'avait pas senti l'air vif qui glaçait ses +épaules. En passant devant son miroir, elle s'arrêta, se regarda d'un +mouvement machinal. Elle eut un sourire involontaire, et descendit. + +En effet, presque tous les convives étaient arrivés. Il y avait en bas +sa soeur Christine, une jeune fille de vingt ans, très simplement mise +en mousseline blanche; sa tante Élisabeth, la veuve du notaire Aubertot, +en satin noir, petite vieille de soixante ans, d'une amabilité exquise; +la soeur de son mari, Sidonie Rougon, femme maigre, doucereuse, sans âge +certain, au visage de cire molle, et que sa robe de couleur éteinte +effaçait encore davantage; puis les Mareuil, le père, M. de Mareuil, qui +venait de quitter le deuil de sa femme, un grand bel homme, vide, +sérieux, ayant une ressemblance frappante avec le valet de chambre +Baptiste, et la fille, cette pauvre Louise, comme on la nommait, une +enfant de dix-sept ans, chétive, légèrement bossue, qui portait avec une +grâce maladive une robe de foulard blanc, à pois rouges; puis tout un +groupe d'hommes graves, gens très décorés, messieurs officiels à têtes +blêmes et muettes, et, plus loin, un autre groupe, des jeunes hommes, +l'air vicieux, le gilet largement ouvert, entourant cinq ou six dames de +haute élégance, parmi lesquelles trônaient les inséparables, la petite +marquise d'Espanet, en jaune, et la blonde Mme Haffner, en violet. M. de +Mussy, ce cavalier au salut duquel Renée n'avait pas répondu, était là +également, avec la mine inquiète d'un amant qui sent venir son congé. +Et, au milieu des longues traînes étalées sur le tapis, deux +entrepreneurs, deux maçons enrichis, les Mignon et Charrier, avec +lesquels Saccard devait terminer une affaire le lendemain, promenaient +lourdement leurs fortes bottes, les mains derrière le dos, crevant dans +leur habit noir. + +Aristide Saccard, debout auprès de la porte, tout en pérorant devant le +groupe des hommes graves, avec son nasillement et sa verve de +méridional, trouvait le moyen de saluer les personnes qui arrivaient. Il +leur serrait la main, leur adressait des paroles aimables. Petit, la +mine chafouine, il se pliait comme une marionnette; et, de toute sa +personne grêle, rusée, noirâtre, ce qu'on voyait le mieux, c'était la +tache rouge du ruban de la Légion d'honneur, qu'il portait très large. + +Quand Renée entra, il y eut un murmure d'admiration. + +Elle était vraiment divine. Sur une première jupe de tulle, garnie, +derrière, d'un flot de volants, elle portait une tunique de satin vert +tendre, bordée d'une haute dentelle d'Angleterre, relevée et attachée +par de grosses touffes de violettes; un seul volant garnissait le devant +de la jupe où des bouquets de violettes, reliés par des guirlandes de +lierre, fixaient une légère draperie de mousseline. Les grâces de la +tête et du corsage étaient adorables, au-dessus de ces jupes d'une +ampleur royale et d'une richesse un peu chargée. Décolletée jusqu'à la +pointe des seins, les bras découverts avec des touffes de violettes sur +les épaules, la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de +tulle et de satin, pareille à une de ces nymphes dont le buste se +dégage des chênes sacrés; et sa gorge blanche, son corps souple, était +déjà si heureux de sa demi-liberté, que le regard s'attendait toujours à +voir peu à peu le corsage et les jupes glisser, comme le vêtement d'une +baigneuse folle de sa chair. + +Sa coiffure haute, ses fins cheveux jaunes retroussés en forme de +casque, et dans lesquels courait une branche de lierre, retenue par un +noeud de violettes, augmentaient encore sa nudité, en découvrant sa +nuque que des poils follets, semblables à des fils d'or, ombraient +légèrement. + +Elle avait, au cou, une rivière à pendeloques, d'une eau admirable, et, +sur le front, une aigrette faite de brins d'argent, constellés de +diamants. Et elle resta ainsi quelques secondes sur le seuil, debout +dans sa toilette magnifique, les épaules moirées par les clartés +chaudes. + +Comme elle avait descendu vite, elle soufflait un peu. + +Ses yeux, que le noir du parc Monceau avait emplis d'ombre, clignaient +devant ce flot brusque de lumière, lui donnaient cet air hésitant des +myopes, qui était chez elle une grâce. + +En l'apercevant, la petite marquise se leva vivement, courut à elle, lui +prit les deux mains; et, tout en l'examinant des pieds à la tête, elle +murmurait d'une voix flûtée: + +--Ah! chère belle, chère belle.... + +Cependant, il y eut un grand mouvement, tous les convives vinrent saluer +la belle Mme Saccard, comme on nommait Renée dans le monde. Elle toucha +la main presque à tous les hommes. Puis elle embrassa Christine, en lui +demandant des nouvelles de son père, qui ne venait jamais à l'hôtel du +parc Monceau. Et elle restait debout, souriante, saluant encore de la +tête, les bras mollement arrondis, devant le cercle des dames qui +regardaient curieusement la rivière et l'aigrette. + +La blonde Mme Haffner ne put résister à la tentation; elle s'approcha, +regarda longuement les bijoux, et dit d'une voix jalouse: + +--C'est la rivière et l'aigrette, n'est-ce pas?... + +Renée lit un signe affirmatif. Alors toutes les femmes se répandirent en +éloges; les bijoux étaient ravissants, divins; puis elles en vinrent à +parler, avec une admiration pleine d'envie, de la vente de Laure +d'Aurigny, dans laquelle Saccard les avait achetés pour sa femme; elles +se plaignirent de ce que ces filles enlevaient les plus belles choses, +bientôt il n'y aurait plus de diamants pour les honnêtes femmes. Et, +dans leurs plaintes, perçait le désir de sentir sur leur peau nue un de +ces bijoux que tout Paris avait vus aux épaules d'une impure illustre, +et qui leur conteraient peut-être à l'oreille les scandales des alcôves +où s'arrêtaient si complaisamment leurs rêves de grandes dames. Elles +connaissaient les gros prix, elles citèrent un superbe cachemire, des +dentelles magnifiques. L'aigrette avait coûté quinze mille francs, la +rivière cinquante mille francs. Mme d'Espanet était enthousiasmée par +ces chiffres. Elle appela Saccard, elle lui cria: + +--Venez donc qu'on vous félicite! Voilà un bon mari! + +Aristide Saccard s'approcha, s'inclina, fit de la modestie. Mais son +visage grimaçant trahissait une satisfaction vive. Et il regardait du +coin de l'oeil les deux entrepreneurs, les deux maçons enrichis, plantés +à quelques pas, écoutant sonner les chiffres de quinze mille et de +cinquante mille francs, avec un respect visible. + +A ce moment, Maxime, qui venait d'entrer, adorablement pincé dans son +habit noir, s'appuya avec familiarité sur l'épaule de son père, et lui +parla bas, comme à un camarade, en lui désignant les maçons d'un regard. +Saccard eut le sourire discret d'un acteur applaudi. + +Quelques convives arrivèrent encore. Il y avait au moins une trentaine +de personnes dans le salon. Les conversations reprirent; pendant les +moments de silence, on entendait, derrière les murs, des bruits légers +de vaisselle et d'argenterie. Enfin, Baptiste ouvrit une porte à deux +battants, et, majestueusement, il dit la phrase sacramentelle: + +--Madame est servie. + +Alors, lentement, le défilé commença. Saccard donna le bras à la petite +marquise; Renée prit celui d'un vieux monsieur, un sénateur, le baron +Gouraud, devant lequel tout le monde s'aplatissait avec une humilité +grande; quant à Maxime, il l'ut obligé d'offrir son bras à Louise de +Mareuil; puis venait le reste des convives, en procession, et, tout au +bout, les deux entrepreneurs, les mains ballantes. + +La salle à manger était une vaste pièce carrée, dont les boiseries de +poirier noirci et verni montaient à hauteur d'homme, ornées de minces +filets d'or. Les quatre grands panneaux avaient dû être ménagés de façon +à recevoir des peintures de nature morte; mais ils étaient restés vides, +le propriétaire de l'hôtel ayant sans doute reculé devant une dépense +purement artistique. On les avait simplement tendus de velours gros +vert. Les meubles, les rideaux et les portières de même étoffe, +donnaient à la pièce un caractère sobre et grave, calculé pour +concentrer sur la table toutes les splendeurs de la lumière. + +Et, à cette heure, en effet, au milieu du large tapis persan, de teinte +sombre, qui étouffait le bruit des pas, il avait une trentaine de +personnes dans le salon les conversations reprirent sous la clarté crue +du lustre, la table, entourée de chaises dont les dossiers noirs, à +filets d'or, l'encadraient d'une ligne sombre, était comme un autel, +comme une chapelle ardente, où, sur la blancheur éclatante de la nappe, +brûlaient les flammes claires des cristaux et des pièces d'argenterie. +Au-delà des dossiers sculptés, dans une ombre flottante, à peine +apercevait-on les boiseries des murs, un grand buffet bas, des pans de +velours qui traînaient. + +Forcément, les yeux revenaient à la table, s'emplissaient de cet +éblouissement. Un admirable surtout d'argent mat, dont les ciselures +luisaient, en occupait le centre; c'était une bande de jaunes enlevant +des nymphes; et au-dessus du groupe, sortant d'un large cornet, un +énorme bouquet de fleurs naturelles retombait en grappes. Aux deux +bouts, des vases contenaient également des gerbes de fleurs; deux +candélabres, appareillés au groupe du milieu, faits chacun d'un satyre +courant, emportant sur l'un de ses bras une femme pâmée, et tenant de +l'autre une torchère à dix branches, ajoutaient l'éclat de leurs bougies +au rayonnement du lustre central. + +Entre ces pièces principales, les réchauds, grands et petits, +s'alignaient symétriquement, chargés du premier service, flanqués par +des coquilles contenant des hors d'oeuvre, séparés par des corbeilles de +porcelaine, des vases de cristal, des assiettes plates, des compotiers +montés, contenant la partie du dessert qui était déjà sur la table. Le +long du cordon des assiettes, l'armée des verres, les carafes d'eau et +de vin, les petites salières, tout le cristal du service était mince et +léger comme de la mousseline, sans une ciselure, et si transparent qu'il +ne jetait aucune ombre. Et le surtout, les grandes pièces semblaient des +fontaines de feu; des éclairs couraient dans le flanc dépoli des +réchauds; les fourchettes, les cuillers, les couteaux à manche de nacre +faisaient des barres de flammes; des arcs-en-ciel allumaient les verres; +et, au milieu de cette pluie d'étincelles, dans cette masse +incandescente, les carafes de vin tachaient de rouge la nappe chauffée à +blanc. + +En entrant, les convives, qui souriaient aux dames qu'ils avaient à leur +bras, eurent une expression de béatitude discrète. Les fleurs mettaient +une fraîcheur dans l'air tiède. Des fumets légers traînaient, mêlés aux +parfums des roses. Et c'était la senteur âpre des écrevisses et l'odeur +aigrelette des citrons qui dominaient. + +Puis, quand tout le monde eut trouvé son nom, écrit sur le revers de la +carte du menu, il y eut un bruit de chaises, un grand froissement de +jupes de soie. Les épaules nues étoilées de diamants, flanquées d'habits +noirs qui en faisaient ressortir la pâleur, ajoutèrent leurs blancheurs +laiteuses au rayonnement de la table. Le service commença, au milieu de +petits sourires échangés entre voisins, dans un demi-silence que ne +coupaient encore que les cliquetis assourdis des cuillers. Baptiste +remplissait les fonctions de maître d'hôtel avec ses attitudes graves de +diplomate; il avait sous ses ordres, outre les deux valets de pied, +quatre aides qu'il recrutait seulement pour les grands dîners. A chaque +mets qu'il enlevait, et qu'il allait découper, au fond de la pièce, sur +une table de service, trois des domestiques faisaient doucement le tour +de la table, un plat à la main, offrant le mets par son nom, à +demi-voix. Les autres versaient les vins, veillaient au pain et aux +carafes. Les relevés et les entrées s'en allèrent et se promenèrent +ainsi lentement, sans que le rire perlé des dames devînt plus aigu. + +Les convives étaient trop nombreux pour que la conversation pût aisément +devenir générale. Cependant, au second service, lorsque les rôtis et les +entremets eurent pris la place des relevés et des entrées, et que les +grands vins de Bourgogne, le Pommard, le Chambertin, succédèrent au +Léoville et au Château-Laffite, le bruit des voix grandit, des éclats de +rire firent tinter les cristaux légers. + +Renée, au milieu de la table, avait, à sa droite le baron Gouraud, à sa +gauche M. Toutin-Laroche, ancien fabricant de bougies, alors conseiller +municipal, directeur du Crédit viticole, membre du conseil de +surveillance de la Société générale des ports du Maroc, homme maigre et +considérable, que Saccard, placé en face, entre Mme d'Espanet et Mme +Haffner, appelait d'une voix flatteuse tantôt «mon cher collègue», et +tantôt «notre grand administrateur». Ensuite venaient les hommes +politiques: M. Hupel de la Noue, un préfet qui passait huit mois de +l'année à Paris; trois députés, parmi lesquels M. Haffner étalait sa +large face alsacienne; puis M. de Saffré, un charmant jeune homme, +secrétaire d'un ministre; M. Michelin, chef du bureau de la voirie; et +d'autres employés supérieurs. M. de Marceuil, candidat perpétuel à la +députation, se carrait en face du préfet, auquel il faisait les yeux +doux. Quant à M. d'Espanet, il n'accompagnait jamais sa femme dans le +monde. Les dames de la famille étaient placées entre les plus marquants +de ces personnages. Saccard avait cependant réservé sa soeur Sidonie, +qu'il avait mise plus loin, entre les deux entrepreneurs, le sieur +Charrier à droite, le sieur Mignon à gauche, comme à un poste de +confiance où il s'agissait de vaincre. Mme Michelin, la femme du chef +de bureau, une jolie brune, toute potelée, se trouvait à côté de M. de +Saffré, avec lequel elle causait vivement à voix basse. Puis, aux deux +bouts de la table, était la jeunesse: des auditeurs au Conseil d'État, +des fils de pères puissants, des petits millionnaires en herbe, M. de +Mussy, qui jetait à Renée des regards désespérés, Maxime, ayant à sa +droite Louise de Mareuil, et dont sa voisine semblait faire la conquête. +Peu à peu, ils s'étaient mis à rire très haut. Ce furent de là que +partirent les premiers éclats de gaieté. + +Cependant, M. Hupel de la Noue demanda galamment: + +--Aurons-nous le plaisir de voir Son Excellence, ce soir!? + +--Je ne crois pas, répondit Saccard d'un air important qui cachait une +contrariété secrète. Mon frère est si occupé!... Il nous a envoyé son +secrétaire, M. de Saffré, pour nous présenter ses excuses. + +Le jeune secrétaire, que Mme Michelin accaparait décidément, leva la +tête en entendant prononcer son nom, et s'écria à tout hasard, croyant +qu'on s'était adressé à lui: + +--Oui, oui, il doit y avoir une réunion des ministres à neuf heures chez +le garde des sceaux. + +Pendant ce temps, M. Toutin-Laroche, qu'on avait interrompu, continuait +gravement, comme s'il eût péroré dans le silence attentif du conseil +municipal: + +--Les résultats sont superbes. Cet emprunt de la Ville restera comme une +des plus belles opérations financières de l'époque. Ah! messieurs.... + +Mais, ici, sa voix fut de nouveau couverte par des rires qui éclatèrent +brusquement à l'un des bouts de la table. On entendait, au milieu de ce +souffle de gaieté, la voix de Maxime, qui achevait une anecdote: +«Attendez donc, je n'ai pas fini. La pauvre amazone fut relevée par un +cantonnier. On dit qu'elle lui fait donner une brillante éducation pour +l'épouser plus tard. Elle ne veut pas qu'un homme autre que son mari +puisse se flatter d'avoir vu certain signe noir placé au-dessus de son +genou.» Les rires reprirent de plus belle; Louise riait franchement, +plus haut que les hommes. Et doucement, au milieu de ces rires, comme +sourd, un laquais allongeait en ce moment, entre chaque convive, sa tête +grave et blême, offrant des aiguillettes de canard sauvage, à voix +basse. + +Aristide Saccard fut fâché du peu d'attention qu'on accordait à M. +Toutin-Laroche. Il reprit, pour lui montrer qu'il l'avait écouté: + +--L'emprunt de la Ville.... + +Mais M. Toutin-Laroche n'était pas homme à perdre le fil d'une idée: + +--Ah! messieurs, continua-t-il quand les rires jurent calmés, la journée +d'hier a été une grande consolation pour nous, dont l'administration est +en butte à tant d'ignobles attaques. On accuse le Conseil de conduire la +Ville à sa ruine, et, vous le voyez, dès que la Ville ouvre un emprunt, +tout le monde nous apporte son argent, même ceux qui crient. + +--Vous avez fait des miracles, dit Saccard. Paris est devenu la +capitale du monde. + +--Oui, c'est vraiment prodigieux, interrompit + +M. Hupel de la Noue. Imaginez-vous que moi, qui suis un vieux Parisien, +je ne reconnais plus mon Paris. Hier, je me suis perdu pour aller de +l'Hôtel de Ville au Luxembourg. C'est prodigieux, prodigieux! + +Il y eut un silence. Tous les hommes graves écoutaient maintenant. + +--La transformation de Paris, continua M. Toutin-Laroche, sera la gloire +du règne. Le peuple est ingrat, il devrait baiser les pieds de +l'empereur. Je le disais ce matin au Conseil, où l'on parlait du grand +succès de l'emprunt: «Messieurs, laissons dire ces braillards de +l'opposition: bouleverser Paris, c'est le fertiliser.» Saccard sourit en +fermant les yeux, comme pour mieux savourer la finesse du mot. Il se +pencha derrière le dos de Mme d'Espanet, et dit à M. Hupel de la Noue, +assez haut pour être entendu: + +--Il a un esprit adorable. + +Cependant, depuis qu'on parlait des travaux de Paris, le sieur Charrier +tendait le cou, comme pour se mêler à la conversation. Son associé +Mignon n'était occupé que de Mme Sidonie, qui lui donnait fort à faire. +Saccard, depuis le commencement du dîner, surveillait les entrepreneurs +du coin de l'oeil. + +--L'administration, dit-il, a rencontré tant de dévouement! Tout le +monde a voulu contribuer à la grande oeuvre. Sans les riches compagnies +qui lui sont venues en aide, la Ville n'aurait jamais pu faire si bien +ni si vite. + +Il se tourna, et avec une sorte de brutalité flatteuse: + +--MM. Mignon et Charrier en savent quelque chose, eux qui ont eu leur +part de peine, et qui auront leur part de gloire. + +Les maçons enrichis reçurent béatement cette phrase en pleine poitrine. +Mignon, auquel Mme Sidonie disait en minaudant: «Ah! monsieur, vous me +flattez; non, le rose serait trop jeune pour moi...», la laissa au +milieu de sa phrase pour répondre à Saccard: + +--Vous êtes trop bon, nous avons fait nos affaires. + +Mais Charrier était plus dégrossi! Il acheva son verre de Pommard et +trouva le moyen de faire une phrase: + +--Les travaux de Paris, dit-il, ont fait vivre l'ouvrier. + +--Dites aussi, reprit M. Toutin-Laroche, qu'ils ont donné un magnifique +élan aux affaires financières et industrielles. + +--Et n'oubliez pas le côté artistique; les nouvelles voies sont +majestueuses, ajouta M. Hupel de la Noue, qui se piquait d'avoir du +goût. + +--Oui, oui, c'est un beau travail, murmura M. de Mareuil, pour dire +quelque chose. + +--Quant à la dépense, déclara gravement le député Haffner, qui n'ouvrait +la bouche que dans les grandes occasions, nos enfants la paieront, et +rien ne sera plus juste. + +Et, comme, en disant cela, il regardait M. de Saffré, que la jolie Mme +Michelin semblait bouder depuis un instant, le jeune secrétaire, pour +paraître au courant de ce qu'on disait, répéta: + +--Rien ne sera plus juste, en effet. + +Tout le monde avait dit son mot, dans le groupe que les hommes graves +formaient au milieu de la table. + +M. Michelin, le chef de bureau, souriait, dodelinait de la tête; +c'était, d'ordinaire, sa façon de prendre part à une conversation; il +avait des sourires pour saluer, pour répondre, pour approuver, pour +remercier, pour prendre congé, toute une jolie collection de sourires +qui le dispensaient presque de jamais se servir de la parole, ce qu'il +jugeait sans doute plus poli et plus favorable à son avancement. + +Un autre personnage était également resté muet, le baron Gouraud, qui +mâchait lentement comme un boeuf aux paupières lourdes. Jusque-là, il +avait paru absorbé dans le spectacle de son assiette. Renée, aux petits +soins pour lui, n'en obtenait que de légers grognements de satisfaction. +Aussi lut-on surpris de le voir lever la tête et de l'entendre dire, en +essuyant ses lèvres grasses: + +--Moi qui suis propriétaire, lorsque je fais réparer et décorer un +appartement, j'augmente mon locataire. + +La phrase de M. Haffner: «Nos enfants paieront», avait réussi à +réveiller le sénateur. Tout le monde battit discrètement des mains, et +M. de Saffré s'écria: + +--Ah! charmant, charmant. J'enverrai demain le mot aux journaux. + +--Vous avez bien raison, messieurs, nous vivons dans un bon temps, dit +le sieur Mignon, comme pour conclure, au milieu des sourires et des +admirations que le mot du baron excitait. J'en connais plus d'un qui ont +joliment arrondi leur fortune. Voyez-vous, quand on gagne de l'argent, +tout est beau. + +Ces dernières paroles glacèrent les hommes graves. + +La conversation tomba net, et chacun parut éviter de regarder son +voisin. La phrase du maçon atteignait ces messieurs, roide comme le pavé +de l'ours. Michelin, qui justement contemplait Saccard d'un air +agréable, cessa de sourire, très effrayé d'avoir eu l'air un instant +d'appliquer les paroles de l'entrepreneur au maître de la maison. Ce +dernier lança un coup d'oeil à Mme Sidonie, qui accapara de nouveau +Mignon, en disant: «Vous aimez donc le rose, monsieur?...» Puis Saccard +fit un long compliment à Mme d'Espanet; sa figure noirâtre, chafouine, +touchait presque les épaules laiteuses de la jeune femme, qui se +renversait avec de petits rires. + +On était au dessert. Les laquais allaient d'un pas plus vif autour de la +table. Il y eut un arrêt, pendant que la nappe achevait de se charger de +fruits et de sucreries. A l'un des bouts, du côté de Maxime, les rires +devenaient plus clairs; on entendait la voix aigrelette de Louise dire: +«Je vous assure que Sylvia avait une robe de satin bleu dans son rôle de +Dindonnette»; et une autre voix d'enfant ajoutait: «Oui, mais la robe +était garnie de dentelles blanches.» Un air chaud montait. Les visages, +plus roses, étaient comme amollis par une béatitude intérieure. Deux +laquais firent le tour de la table, versant de l'alicante et du tokaj. + +Depuis le commencement du dîner, Renée semblait distraite. Elle +remplissait ses devoirs de maîtresse de maison avec un sourire machinal. +A chaque éclat de gaieté qui venait du bout de la table, où Maxime et +Louise, côte à côte, plaisantaient comme de bons camarades, elle jetait +de ce côté un regard luisant. Elle s'ennuyait. Les hommes graves +l'assommaient. + +Mme d'Espanet et Mme Haffner lui lançaient des regards désespérés. + +--Et les prochaines élections, comment s'annoncent-elles? demanda +brusquement Saccard à M. Hupel de la Noue. + +--Mais très bien, répondit celui-ci en souriant; seulement je n'ai pas +encore de candidats désignés pour mon département. Le ministère hésite, +partit-il. + +M. de Mareuil, qui, d'un coup d'oeil, avait remercié Saccard d'avoir +entamé ce sujet, semblait être sur des charbons ardents. Il rougit +légèrement, il fit des saluts embarrassés, lorsque le préfet, +s'adressant à lui, continua: + +--On m'a beaucoup parlé de vous dans le pays, monsieur. Vos grandes +propriétés vous y font de nombreux amis, et l'on sait combien vous êtes +dévoué à l'empereur. Vous avez toutes les chances. + +--Papa, n'est-ce pas que la petite Sylvia vendait des cigarettes à +Marseille, en 18 9? cria à ce moment Maxime du bout de la table. + +Et, comme Aristide Saccard feignait de ne pas entendre, le jeune homme +reprit d'un ton plus bas: + +--Mon père l'a connue particulièrement. + +Il y eut quelques rires étouffés. Cependant, tandis que M. de Mareuil +saluait toujours, M. Haffner avait repris d'une voix sentencieuse: + +--Le dévouement à l'empereur est la seule vertu, le seul patriotisme, en +ces temps de démocratie intéressée. + +Quiconque aime l'empereur aime la France. C'est avec une joie sincère +que nous verrions monsieur devenir notre collègue. + +--Monsieur l'emportera, dit à son tour M. Toutin-Laroche. Les grandes +fortunes doivent se grouper autour du trône. + +Renée n'y tint plus. En face d'elle, la marquise étouffait un +bâillement. Et comme Saccard allait reprendre la parole: + +--Par grâce, mon ami, ayez un peu pitié de nous, lui dit sa femme, avec +un joli sourire, laissez là votre vilaine politique. + +Alors, M. Hupel de la Noue, galant comme un préfet, se récria, dit que +ces dames avaient raison. Et il entama le récit d'une histoire scabreuse +qui s'était passée dans son chef-lieu. La marquise, madame Haffner et +les autres dames rirent beaucoup de certains détails. Le préfet contait +d'une façon très piquante, avec des demi-mots, des réticences, des +inflexions de voix, qui donnaient un sens très polisson aux termes les +plus innocents. Puis on parla du premier mardi de la duchesse, d'une +bouffonnerie qu'on avait jouée la veille, de la mort d'un poète et des +dernières courses d'automne. M. Toutin-Laroche, aimable à ses heures, +compara les femmes à des roses, et M. de Mareuil, dans le trouble où +l'avaient laissé ses espérances électorales, trouva des mots profonds +sur la nouvelle forme des chapeaux. Renée restait distraite. Cependant, +les convives ne mangeaient plus. Un vent chaud semblait avoir soufflé +sur la table, terni les verres, émietté le pain, noirci les pelures de +fruits dans les assiettes, rompu la belle symétrie du service. Les +fleurs se fanaient dans les grands cornets d'argent ciselé. Et les +convives s'oubliaient là un instant, en face des débris du dessert, +béats, sans courage pour se lever. Un bras sur la table, à demi penchés, +ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse +mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups. Les +rires étaient tombés, les paroles se faisaient rares. On avait bu et +mangé beaucoup, ce qui rendait plus grave encore la bande des hommes +décorés. Les dames, dans l'air alourdi de la salle, sentaient des +moiteurs leur monter au front et à la nuque. Elles attendaient qu'on +passât au salon, sérieuses, un peu pâles, comme si leur tête eût +légèrement tourné. Mme d'Espanet était toute rose, tandis que les +épaules de Mme Haffner avaient pris des blancheurs de cire. Cependant, +M. Hupel de la Noue examinait le manche d'un couteau; M. Toutin-Laroche +lançait encore à M. Haffner des lambeaux de phrase, que celui-ci +accueillait par des hochements de tête; M. de Mareuil rêvait en +regardant M. Michelin, qui lui souriait finement. Quant à la jolie Mme +Michelin, elle ne parlait plus depuis longtemps; très rouge, elle +laissait pendre sous la nappe une main que M. de Saffré devait tenir +dans la sienne, car il s'appuyait gauchement sur le bord de la table, +les sourcils tendus, avec la grimace d'un homme qui résout un problème +d'algèbre. Mme Sidonie avait vaincu, elle aussi; les sieurs Mignon et +Charrier, accoudés tous deux et tournés vers elle, paraissaient ravis +de recevoir ses confidences; elle avouait qu'elle adorait le laitage et +qu'elle avait peur des revenants. Et Aristide Saccard, lui-même, les +yeux demi-clos, plongé dans cette béatitude d'un mitre de maison qui a +conscience d'avoir grisé honnêtement ses convives, ne songeait point à +quitter la table; il contemplait avec une tendresse respectueuse le +baron Gouraud, appesanti, digérant, allongeant sur la nappe blanche sa +main droite, une main de vieillard sensuel, courte, épaisse, tachée de +plaques violettes et couverte de poils roux. + +Renée acheva machinalement les quelques gouttes de tokay qui restaient +au fond de son verre. Des feux lui montaient à la face; les petits +cheveux pâles de son front et de sa nuque, rebelles, s'échappaient, +comme mouillés par un souffle humide. Elle avait les lèvres et le nez +amincis nerveusement, le visage muet d'un enfant qui a bu du vin pur. +Si de bonnes pensées bourgeoises lui étaient venues en face des ombres +du parc Monceau, ces pensées se noyaient, à cette heure, dans +l'excitation des mets, des vins, des lumières, de ce milieu troublant où +passaient des haleines et des gaietés chaudes. Elle n'échangeait plus de +tranquilles sourires avec sa soeur Christine et sa tante Élisabeth, +modestes toutes deux, s'effaçant, parlant à peine. Elle avait, d'un +regard dur, fait baisser les yeux du pauvre M. de Mussy. Dans son +apparente distraction, bien qu'elle évitât maintenant de se tourner, +appuyée contre le dossier de sa chaise, où le satin de son corsage +craquait doucement, elle laissait échapper un imperceptible frisson des +épaules, à chaque nouvel éclat de rire qui lui venait du coin où Maxime +et Louise plaisantaient, toujours aussi haut, dans le bruit mourant des +conversations. + +Et derrière elle, au bord de l'ombre, dominant de sa haute taille la +table en désordre et les convives pâmés, Baptiste se tenait debout, la +chair blanche, la mine grave, avec l'attitude dédaigneuse d'un laquais +qui a repu ses maîtres. Lui seul, dans l'air chargé d'ivresse, sous les +clartés crues du lustre qui jaunissaient, restait correct, avec sa +chaîne d'argent au cou, ses yeux froids où la vue des épaules des femmes +ne mettait pas une flamme, son air d'eunuque servant des Parisiens de la +décadence et gardant sa dignité. + +Enfin, Renée se leva, d'un mouvement nerveux. Tout le monde l'imita. On +passa au salon, où le calé était servi. + +Le grand salon de l'hôtel était une vaste pièce longue, une sorte de +galerie, allant d'un pavillon à l'autre, occupant toute la façade du +côté du jardin. Une large porte-fenêtre s'ouvrait sur le perron. Cette +galerie était resplendissante d'or. Le plafond, légèrement cintré, +avait des enroulements capricieux courant autour de grands médaillons +dorés, qui luisaient comme des boucliers. + +Des rosaces, des guirlandes éclatantes bordaient la voûte; des filets, +pareils à des jets de métal en fusion, coulaient sur les murs, encadrant +les panneaux, tendus de soie rouge; des tresses de roses, avec des +gerbes épanouies au sommet, retombaient le long des glaces. Sur le +parquet, un tapis d'Aubusson étalait ses fleurs de pourpre. Le meuble de +damas de soie rouge, les portières et les rideaux de même étoffe, +l'énorme pendule rocaille de la cheminée, les vases de Chine posés sur +les consoles, les pieds des deux tables longues ornées de mosaïques de +Florence, jusqu'aux jardinières placées dans les embrasures des +fenêtres, suaient l'or, égouttaient l'or. Aux quatre angles se +dressaient quatre grandes lampes posées sur des socles de marbre rouge, +auxquels les attachaient des chaînes de bronze doré, tombant avec des +grâces symétriques. Et, du plafond, descendaient trois lustres à +pendeloques de cristal, ruisselants de gouttes de lumière bleues et +roses, et dont les clartés ardentes faisaient flamber tout l'or du +salon. + +Les hommes se retirèrent bientôt dans le fumoir. + +M. de Mussy vint prendre familièrement le bras de Maxime, qu'il avait +connu au collège, bien qu'il eût six ans de plus que lui. Il l'entraîna +sur la terrasse, et après qu'ils eurent allumé un cigare, il se plaignit +amèrement de Renée. + +--Mais qu'a-t-elle donc, dites? Je l'ai vue hier, elle était adorable. +Et voilà qu'aujourd'hui elle me traite comme si tout était fini entre +nous? Quel crime ai-je pu commettre? Vous seriez bien aimable, mon cher +Maxime, de l'interroger, de lui dire combien elle me fait souffrir. + +--Ah! pour cela, non! répondit Maxime en riant. + +Renée a ses nerfs, je ne tiens pas à recevoir l'averse. + +Débrouillez-vous, faites vos affaires vous-même. + +Et il ajouta, après avoir lentement exhalé la fumée de son havane: + +--Vous voulez me faire jouer un joli rôle, vous! + +Mais M. de Mussy parla de sa vive amitié, et il déclara au jeune homme +qu'il n'attendait qu'une occasion pour lui prouver combien il lui était +dévoué. Il était bien malheureux, il aimait tant Renée! + +--Eh bien, c'est convenu, dit enfin Maxime, je lui dirai un mot; mais, +vous savez, je ne promets rien; elle va m'envoyer coucher, c'est sûr. + +Ils rentrèrent dans le fumoir, ils s'allongèrent dans de larges +fauteuils-dormeuses. Là, pendant une grande demi-heure, M. de Mussy +conta ses chagrins à Maxime; il lui dit pour la dixième fois comment il +était tombé amoureux de sa belle-mère, comment elle avait bien voulu le +distinguer; et Maxime, en attendant que son cigare fût achevé, lui +donnait des conseils, lui expliquait Renée, lui indiquait de quelle +façon il devait se conduire pour la dominer. + +Saccard étant venu s'asseoir à quelques pas des jeunes gens, M. de +Mussy garda le silence et Maxime conclut en disant: + +--Moi, si j'étais à votre place, j'agirais très cavalièrement. Elle aime +ça. Le fumoir occupait, à l'extrémité du grand salon, une des pièces +rondes formées par des tourelles. Il était de style très riche et très +sobre. Tendu d'une imitation de cuir de Cordoue, il avait des rideaux et +des portières en algérienne, et, pour tapis, une moquette à dessins +persans. Le meuble, recouvert de peau de chagrin couleur bois, se +composait de poufs, de fauteuils et d'un divan circulaire qui tenait en +partie la rondeur de la pièce. Le petit lustre du plafond, les ornements +du guéridon, la garniture de la cheminée étaient en bronze florentin +vert pâle. + +Il n'était guère resté avec les dames que quelques jeunes gens et des +vieillards à faces blanches et molles, ayant le tabac en horreur. Dans +le fumoir, on riait, on plaisantait très librement. M. Hupel de la Noue +égaya fort ces messieurs en leur racontant de nouveau l'histoire qu'il +avait dite pendant le dîner, mais en la complétant par des détails tout +à fait crus. C'était sa spécialité; il avait toujours deux versions +d'une anecdote, l'une pour les dames, l'autre pour les hommes. Puis, +quand Aristide Saccard entra, il fut entouré et complimenté; et comme il +faisait mine de ne pas comprendre, M. de Saffré lui dit, dans une phrase +très applaudie, qu'il avait bien mérité de la patrie en empêchant la +belle Laure d'Aurigny de passer aux Anglais. + +--Non, vraiment, messieurs, vous vous trompez, balbutiait Saccard avec +une fausse modestie. + +--Va, ne te défends donc pas! lui cria plaisamment Maxime. A ton âge, +c'est très beau. + +Le jeune homme, qui venait de jeter son cigare, rentra dans le grand +salon. Il était venu beaucoup de monde. + +La galerie était pleine d'habits noirs, debout, causant à demi-voix, et +de jupes, étalées largement le long des causeuses. Des laquais +commençaient à promener des plats d'argent, chargés de glaces et de +verres de punch. + +Maxime, qui désirait parler à Renée, traversa le grand salon dans sa +longueur, sachant bien où il trouverait le cénacle de ces dames. Il y +avait, à l'autre extrémité de la galerie, faisant pendant au fumoir, une +pièce ronde dont on avait fait un adorable petit salon. Ce salon, avec +ses tentures, ses rideaux et ses portières de satin bouton d'or, avait +un charme voluptueux, d'une saveur originale et exquise. Les clartés du +lustre, très délicatement fouillé, chantaient une symphonie en jaune +mineur, au milieu de toutes ces étoffes couleur de soleil. C'était comme +un ruissellement de rayons adoucis, un coucher d'astre s'endormant sur +une nappe de blés mûrs. A terre la lumière se mourait sur un tapis +d'Aubusson semé de feuilles sèches. Un piano d'ébène marqueté d'ivoire, +deux petits meubles dont les glaces laissaient voir un monde de +bibelots, une table Louis XVI, une console jardinière surmontée d'une +énorme gerbe de fleurs suffisaient à meubler la pièce. Les causeuses, +les fauteuils, les poufs étaient recouverts de satin bouton d'or +capitonné, coupé par de larges bandes de satin noir bordé de tulipes +voyantes. Et il y avait encore des sièges bas, des sièges volants, +toutes les variétés élégantes et bizarres du tabouret. On ne voyait pas +le bois de ces meubles; le satin, le capiton couvraient tout. Les +dossiers se renversaient avec des rondeurs moelleuses de traversins. + +C'étaient comme des lits discrets où l'on pouvait dormir et aimer dans +le duvet, au milieu de la sensuelle symphonie en jaune mineur. + +Renée aimait ce petit salon, dont une des portes-fenêtres s'ouvrait sur +la magnifique serre chaude scellée au flanc de l'hôtel. Dans la journée, +elle y passait ses heures d'oisiveté. Les tentures jaunes, au lieu +d'éteindre sa chevelure pâle, la doraient de flammes étranges; sa tête +se détachait au milieu d'une lueur d'aurore, toute rose et blanche, +comme celle d'une Diane blonde s'éveillant dans la lumière du matin; et +c'était pourquoi, sans doute, elle aimait cette pièce qui mettait sa +beauté en relief. + +A cette heure, elle était là avec ses intimes. Sa soeur et sa tante +venaient de partir. Il n'y avait plus, dans le cénacle, que des têtes +folles. Renversée à demi au fond d'une causeuse, Renée écoutait les +confidences de son amie Adeline, qui lui parlait à l'oreille, avec des +mines de chatte et des rires brusques. Suzanne Haffner était fort +entourée; elle tenait tête à un groupe de jeunes gens qui la serraient +de très près, sans qu'elle perdît sa langueur d'Allemande, son +effronterie provocante, nue et froide comme ses épaules. Dans un coin, +madame Sidonie endoctrinait à voix basse une jeune femme aux cils de +vierge. Plus loin, Louise, debout, causait avec un grand garçon timide, +qui rougissait; tandis que le baron Gouraud, en pleine clarté, +sommeillait dans son fauteuil, étalant ses chairs molles, sa carrure +d'éléphant blême, au milieu des grâces frêles et de la soyeuse +délicatesse des dames. Et, dans la pièce, sur les jupes de satin aux +plis durs et vernis comme de la porcelaine, sur les épaules dont les +blancheurs laiteuses s'étoilaient de diamants, une lumière de féerie +tombait en poussière d'or. Une voix fluette, un rire pareil à un +roucoulement, sonnaient avec des limpidités de cristal. Il faisait très +chaud. Des éventails battaient lentement, comme des ailes, jetant à +chaque souffle, dans l'air alangui, les parfums musqués des corsages. + +Quand Maxime parut sur le seuil de la porte, Renée, qui écoutait la +marquise d'une oreille distraite, se leva vivement, feignit d'avoir à +remplir son rôle de maîtresse de maison. Elle passa dans le grand salon, +où le jeune homme la suivit. Là, elle fit quelques pas, souriante, +donnant des poignées de main; puis, attirant Maxime à l'écart: + +--Eh! dit-elle à demi-voix, d'un air ironique, la corvée est douce, ce +n'est plus si bête de faire sa cour. + +--Je ne comprends pas, répondit le jeune homme, qui allait plaider la +cause de M. de Mussy. + +--Mais il me semble que j'ai bien fait de ne pas te délivrer de Louise. +Vous allez vite, tous les deux. + +Et elle ajouta, avec une sorte de dépit: + +--C'était indécent, à table. + +Maxime se mit à rire. + +--Ah! oui, nous nous sommes conté des histoires. + +Je l'ignorais, cette fillette. Elle est drôle. Elle a l'air d'un garçon. + +Et, comme Renée continuait à faire la grimace irritée d'une prude, le +jeune homme, qui ne lui connaissait pas de telles indignations, reprit +avec sa familiarité souriante: + +--Est-ce que tu crois, belle-maman, que je lui ai pincé les genoux sous +la table? Que diable, on sait se conduire avec ma fiancée! J'ai quelque +chose de plus grave à te dire. Écoute-moi.... Tu m'écoutes, n'est-ce +pas? + +Il baissa encore la voix. + +--Voilà... M. de Mussy est très malheureux, il vient de me le dire. Moi, +tu comprends, ce n'est pas mon rôle de vous raccommoder, s'il y a de la +brouille. Mais, tu sais, je l'ai connu au collège, et comme il avait +l'air vraiment désespéré, je lui ai promis de te dire un mot.... + +Il s'arrêta. Renée le regardait d'un air indéfinissable. + +--Tu ne réponds pas?... continua-t-il. C'est égal, ma commission est +faite, arrangez-vous comme vous voudrez.... Mais, vrai, je te prouve +cruelle. Ce pauvre garçon m'a fait de la peine. A ta place, je lui +enverrais au moins une bonne parole. + +Alors, Renée qui n'avait pas cessé de regarder Maxime de ses yeux fixes, +où brûlait une flamme vive, répondit: + +--Va dire à M. de Mussy qu'il m'embête. + +Et elle se remit à marcher doucement au milieu des groupes, souriant, +saluant, donnant des poignées de main. Maxime resta planté, d'un air +surpris; puis il eut un rire silencieux. + +Peu désireux de remplir sa commission auprès de M. de Mussy, il fit le +tour du grand salon. La soirée tirait à sa fin, merveilleuse et banale +comme toutes les soirées. + +Il était près de minuit, le monde s'en allait peu à peu. + +Ne voulant pas rentrer se coucher sur une impression d'ennui, il se +décida à chercher Louise. Il passait devant la porte de sortie, +lorsqu'il vit, dans le vestibule, la jolie Mme Michelin, que son mari +enveloppait délicatement dans une sortie de bal bleu et rose: + +--Il a été charmant, charmant, disait la jeune femme. + +Pendant tout le dîner, nous avons causé de toi. Il parlera au ministre; +seulement, ce n'est pas lui que ça regarde.... + +Et, comme à côté d'eux, un laquais emmaillotait le baron Gouraud dans +une grande pelisse fourrée: + +--C'est ce gros père-là qui enlèverait l'affaire! ajouta-t-elle à +l'oreille de son mari, tandis qu'il lui nouait sous le menton le cordon +du capuchon. Il fait ce qu'il veut au ministère. Demain, chez les +Mareuil, il faudra tâcher.... + +M. Michelin souriait. Il emmena sa femme avec précaution, comme s'il eût +tenu au bras un objet fragile et précieux. Maxime, après s'être assuré +d'un coup d'oeil que Louise n'était pas dans le vestibule, alla droit au +petit salon. En effet, elle s'y trouvait encore, presque seule, +attendant son père, qui avait dû passer la soirée dans le fumoir, avec +les hommes politiques. Ces dames, la marquise, madame Haffner, étaient +parties. Il ne restait plus que madame Sidonie, disant combien elle +aimait les bêtes à quelques femmes de fonctionnaires. + +--Ah! voilà mon petit mari, s'écria Louise. + +Asseyez-vous là et dites-moi dans quel fauteuil mon père a pu +s'endormir. Il se sera déjà cru à la Chambre. + +Maxime lui répondit sur le même ton, et les jeunes gens retrouvèrent +leurs grands éclats de rire du dîner. Assis à ses pieds, sur un siège +très bas, il finit par lui prendre les mains, par jouer avec elle, comme +avec un camarade. Et, en vérité, dans sa robe de foulard blanc à pois +rouges, avec son corsage montant, sa poitrine plate, sa petite tête +laide et futée de gamin, elle ressemblait à un garçon déguisé en fille. +Mais, par instants, ses bras grêles, sa taille déviée avaient des poses +abandonnées, et des ardeurs passaient au fond de ses yeux pleins encore +de puérilité, sans qu'elle rougît le moins du monde des jeux de Maxime. +Et tous deux de rire, se croyant seuls, sans même apercevoir Renée, +debout au milieu de la serre, à demi cachée, qui les regardait de loin. + +Depuis un instant, la vue de Maxime et de Louise, comme elle traversait +une allée, avait brusquement arrêté la jeune femme derrière un arbuste. +Autour d'elle, la serre chaude, pareille à une nef d'église, et dont de +minces colonnettes de fer montaient d'un jet soutenir le vitrail cintré, +étalait ses végétations grasses, ses nappes de feuilles puissantes, ses +fusées épanouies de verdure. + +Au milieu, dans un bassin ovale, au ras du sol, vivait, de la vie +mystérieuse et glauque des plantes d'eau, toute la flore aquatique des +pays du soleil. Des Cydanthus, dressant leurs panaches verts, +entouraient, d'une ceinture monumentale, le jet d'eau, qui ressemblait +au chapiteau tronqué de quelque colonne cyclopéenne. Puis, aux deux +bouts, de grands Tornélia élevaient leurs broussailles étranges +au-dessus du bassin, leurs bois secs, dénudés, tordus comme des serpents +malades, et laissant tomber des racines aériennes, semblables à des +filets de pêcheur pendus au grand air. Près du bord, un Pandanus de Java +épanouissait sa gerbe de feuilles verdâtres, striées de blanc, minces +comme des épées, épineuses et dentelées comme des poignards malais. Et, +à fleur d'eau, dans la tiédeur de la nappe dormante doucement chauffée, +des Nymphéa ouvraient leurs étoiles roses, tandis que des Euryales +laissaient traîner leurs feuilles rondes, leurs feuilles lépreuses, +nageant à plat comme des dos de crapauds monstrueux couverts de +pustules. + +Pour gazon, une large bande de Sélaginelle entourait le bassin. Cette +fougère naine formait un épais tapis de mousse, d'un vert tendre. Et, +au-delà de la grande allée circulaire, quatre énormes massifs allaient +d'un élan vigoureux jusqu'au cintre: les Palmiers, légèrement penchés +dans leur grâce, épanouissaient leurs éventails, étalaient leurs têtes +arrondies, laissaient pendre leurs palmes, comme des avirons lassés par +leur éternel voyage dans le bleu de l'air, les grands Bambous de l'Inde +montaient droits, frêles et durs, faisant tomber de haut leur pluie +légère de feuilles; un Ravenala, l'arbre du voyageur, dressait son +bouquet d'immenses écrans chinois; et, dans un coin, un Bananier, chargé +de ses fruits, allongeait de toutes parts ses longues feuilles +horizontales, où deux amants pourraient se coucher à l'aise en se +serrant l'un contre l'autre. Aux angles, il y avait des Euphorbes +d'Abyssinie, ces cierges épineux, contrefaits, pleins de bosses +honteuses, suant le poison. Et, sous les arbres, pour couvrir le sol, +des fougères basses, les Adiantum, les Ptérides mettaient leurs +dentelles délicates, leurs fines découpures. Les Alsophila, d'espèce +plus haute, étageaient leurs rangs de rameaux symétriques, +sexangulaires, si réguliers, qu'on aurait dit de grandes pièces de +faïence destinées à contenir les fruits de quelque dessert gigantesque. +Puis, une bordure de Bégonia et de Caladium entourait les massifs; les +Bégonia, à feuilles torses, tachées superbement de vert et de rouge; les +Caladium, dont les feuilles en fer de lance, blanches et à nervures +vertes, ressemblent à de larges ailes de papillon; plantes bizarres dont +le feuillage vit étrangement, avec un éclat sombre ou pâlissant de +fleurs malsaines. + +Derrière les massifs, une seconde allée, plus étroite, faisait le tour +de la serre. Là, sur des gradins, cachant à demi les tuyaux de +chauffage, fleurissaient les Maranta, douces au toucher comme du +velours, les Gloxinia, aux cloches violettes, les Dracena, semblables à +des lames de vieille laque vernie. + +Mais un des charmes de ce jardin d'hiver était aux quatre coins, des +antres de verdure, des berceaux profonds, que recouvraient d'épais +rideaux de lianes. Des bouts de forêt vierge avaient bâti, en ces +endroits, leurs murs de feuilles, leurs fouillis impénétrables de tiges, +de jets souples, s'accrochant aux branches, franchissant le vide d'un +vol hardi, retombant de la voûte comme des glands de tentures riches. Un +pied de Vanille, dont les grosses gousses mûres exhalaient des senteurs +pénétrantes, courait sur la rondeur d'un portique garni de mousse; les +Coques du Levant tapissaient les colonnettes de leurs feuilles rondes; +les Bauhinia, aux grappes rouges, les Quisqualus, dont les fleurs +pendaient comme des colliers de verroterie, filaient, se coulaient, se +nouaient, ainsi que des couleuvres minces, jouant et s'allongeant sans +fin dans le noir des verdures. + +Et, sous les arceaux, entre les massifs, çà et là, des chaînettes de fer +soutenaient des corbeilles, dans lesquelles s'étalaient des Orchidées, +les plantes bizarres du plein ciel, qui poussent de toutes parts leurs +rejets trapus, noueux et déjetés comme des membres infirmes. Il y avait +les Sabots de Vénus, dont la fleur ressemble à une pantoufle +merveilleuse, garnie au talon d'ailes de libellules; les Alridès, si +tendrement parfumées; les Stanhopéa, aux fleurs pâles, tigrées, qui +soufflent au loin, comme des gorges amères de convalescent, une haleine +âcre et forte. + +Mais ce qui, de tous les détours des allées, frappait les regards, +c'était un grand Hibiscus de la Chine, dont l'immense nappe de verdure +et de fleurs couvrait tout le flanc de l'hôtel, auquel la serre était +scellée. Les larges fleurs pourpres de cette mauve gigantesque, sans +cesse renaissantes, ne vivent que quelques heures. On eût dit des +bouches sensuelles de femmes qui s'ouvraient, les lèvres rouges, molles +et humides, de quelque Messaline géante, que des baisers meurtrissaient, +et qui toujours renaissaient avec leur sourire avide et saignant. + +Renée, très du bassin, frissonnait au milieu de ces floraisons superbes. +Derrière elle, un grand sphinx de marbre noir, accroupi sur un bloc de +granit, la tête tournée vers l'aquarium, avait un sourire de chat +discret et cruel; et c'était comme l'Idole sombre, aux cuisses +luisantes, de cette terre de feu. A cette heure, des globes de verre +dépoli éclairaient les feuillages de nappes laiteuses. Des statues, des +têtes de femme dont le cou se renversait, gonflé de rires, +blanchissaient au fond des massifs, avec des taches d'ombres qui +tordaient leurs rires fous. Dans l'eau épaisse et dormante du bassin, +d'étranges rayons se jouaient, éclairant des formes vagues, des masses +glauques, pareilles à des ébauches de monstres. Sur les feuilles lisses +du Ravenala, sur les éventails vernis des Lataniers, un flot de lueurs +blanches coulât; tandis que, de la dentelle des Fougères, tombaient en +pluie fine des gouttes de clarté. En haut, brillaient des reflets de +vitre, entre les têtes sombres des hauts Palmiers. Puis, tout autour, du +noir s'entassât; les berceaux, avec leurs draperies de lianes, se +noyaient dans les ténèbres, ainsi que des nids de reptiles endormis. + +Et, sous la lumière vive, Renée songeait, en regardant de loin Louise et +Maxime. Ce n'était plus la rêverie flottante, la grise tentation du +crépuscule, dans les allées fraîches du Bois. Ses pensées n'étaient plus +bercées et endormies par le trot des chevaux, le long des gazons +mondains, des taillis où les familles bourgeoises dînent le dimanche. +Maintenant un désir net, aigu, l'emplissait. + +Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, +où bouillait la sève ardente des tropiques. + +La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui +engendraient autour d'elle ces verdures noires, ces tiges colossales; et +les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce +tas de végétations toutes brûlantes des entrailles qui les +nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d'ivresse. +A ses pieds, le bassin, la masse d'eau chaude, épaissie par les sucs des +racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs +lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l'attouchement d'une +main moite de volupté. Sur sa tête, elle sentait le jet des Palmiers, +les hauts feuillages secouant leur arôme. Et, plus que l'étouffement +chaud de l'air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, +éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les +feuilles, c'étaient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum +indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums: sueurs +humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures; et des souffles +doux et fades jusqu'à l'évanouissement, étaient coupés par des souffles +pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique +étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, +étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, +c'était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d'amour +qui s'échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux. + +Renée, lentement, s'était adossée au socle de granit. + +Dans sa robe de satin vert, la gorge et la tête rougissantes, mouillées +des gouttes claires de ses diamants, elle ressemblait à une grande +fleur, rose et verte, à un des Nymphéa du bassin, pâmé par la chaleur. A +cette heure de vision nette, toutes ses bonnes résolutions +s'évanouissaient à jamais, l'ivresse du dîner remontait à sa tête, +impérieuse, victorieuse, doublée par les flammes de la serre. Elle ne +songeait plus aux fraîcheurs de la nuit qui l'avaient calmée, à ces +ombres murmurantes du parc, dont les voix lui avaient conseillé la paix +heureuse. Ses sens de femme ardente, ses caprices de femme blasée +s'éveillaient. Et, au-dessus d'elle, le grand Sphinx de marbre noir +riait d'un rire mystérieux, comme s'il avait lu le désir enfin formulé +qui galvanisait ce coeur mort, le désir longtemps fuyant, «l'autre +chose» vainement cherchée par Renée dans le bercement de sa calèche, +dans la cendre fine de la nuit tombante, et que venait brusquement de +lui révéler sous la clarté crue, au milieu de ce jardin de feu, la vue +de Louise et de Maxime, riant et jouant, les mains dans les mains. + +A ce moment, un bruit de voix sortit d'un berceau voisin, dans lequel +Aristide Saccard avait conduit les sieurs Mignon et Charrier. + +--Non, vrai, monsieur Saccard, disait la voix grasse de celui-ci, nous +ne pouvons vous racheter cela à plus de deux cents francs le mètre. + +Et la voix aigre de Saccard se récriait: + +--Mais, dans ma part, vous m'avez compté le mètre de terrain à deux cent +cinquante francs. + +--Eh bien! écoutez, nous mettrons deux cent vingt cinq francs. + +Et les voix continuèrent, brutales, sonnant étrangement sous les palmes +tombantes des massifs. Mais elles traversèrent comme un vain bruit le +rêve de Renée, devant laquelle se dressait, avec l'appel du vertige, une +jouissance inconnue, chaude de crime, plus âpre que toutes celles +qu'elle avait déjà épuisées, la dernière qu'elle eût encore à boire. +Elle n'était plus lasse. + +L'arbuste derrière lequel elle se cachait à demi, était une plante +maudite, un Tanghin de Madagascar, aux larges feuilles de buis, aux +tiges blanchâtres, dont les moindres nervures distillent un fait +empoisonné. Et, à un moment, comme Louise et Maxime riaient plus haut, +dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petit salon, Renée, +l'esprit perdu, la bouche sèche et irritée, prit entre ses lèvres un +rameau de Tanghin, qui lui venait à la hauteur des dents, et mordit une +des feuilles amères. + + + + +II + + +Aristide Rougon s'abattit sur Paris, au lendemain du Décembre, avec ce +flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. +Il arrivait de Plassans, une sous-préfecture du Midi, où son père venait +enfin de pécher dans l'eau trouble des événements une recette +particulière longtemps convoitée. Lui, jeune encore, après s'être +compromis comme un sot, sans gloire ni profit, avait dû s'estimer +heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre. Il accourait, enrageant +d'avoir fait fausse route, maudissant la province, parlant de Paris avec +des appétits de loup, jurant «qu'il ne serait plus si bête»; et le +sourire aigu dont il accompagnait ces mots prenait une terrible +signification sur ses lèvres minces. + +Il arriva dans les premiers jours de 18.... Il amenait avec lui sa +femme Angèle, une personne blonde et fade, qu'il installa dans un étroit +logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble gênant dont il avait +hâte de se débarrasser. La jeune femme n'avait pas voulu se séparer de +sa fille, la petite Clotilde, une enfant de quatre ans, que le père +aurait volontiers laissée à la charge de sa famille. Mais il ne s'était +résigné au désir d'Angèle qu'à la condition d'oublier au collège de +Plassans leur fils Maxime, un galopin de onze ans, sur lequel sa +grand-mère avait promis de veiller. Aristide voulait avoir les mains +libres; une femme et un enfant lui semblaient déjà un poids écrasant +pour un homme décidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les +reins ou à rouler dans la boue. + +Le soir même de son arrivée, pendant qu'Angèle défaisait les malles, il +éprouva l'âpre besoin de courir Paris, de battre de ses gros souliers +de provincial ce pavé brûlant d'où il comptait faire jaillir des +millions. Ce fut une vraie prise de possession. Il marcha pour marcher, +allant le long des trottoirs, comme en pays conquis. Il avait la vision +très nette de la bataille qu'il venait livrer, et il ne lui répugnait +pas de se comparer à un habile crocheteur de serrures qui, par ruse ou +par violence, va prendre sa part de la richesse commune qu'on lui a +méchamment refusée jusque-là. S'il avait éprouvé le besoin d'une excuse, +il aurait invoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie +de province, ses fautes surtout, dont il rendait la société entière +responsable. + +Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur qui met enfin ses mains +ardentes sur le tapis vert, il était tout à la joie, une joie à lui, où +il y avait des satisfactions d'envieux et des espérances de fripon +impuni. L'air de Paris le grisait, il croyait entendre, dans le +roulement des voitures, les voix de Macbeth, qui lui criaient: «Tu seras +riche!» Pendant près de deux heures, il alla ainsi de rue en rue, +goûtant les voluptés d'un homme qui se promène dans son vice. Il n'était +pas revenu à Paris depuis l'heureuse année qu'il y avait passée comme +étudiant. La nuit tombait; son rêve grandissait dans les clartés vives +que les cafés et les magasins jetaient sur les trottoirs; il se perdit. + +Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu du faubourg +Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitait une rue voisine, +la rue de Penthièvre. + +Aristide, en venant à Paris, avait surtout compté sur Eugène qui, après +avoir été un des agents les plus actifs du coup d'État, était à cette +heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un +grand homme politique. Mais, par une superstition de joueur il ne +voulut pas aller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagna +lentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une envie sourde, +regardant ses pauvres vêtements encore couverts de la poussière du +voyage, et cherchant à se consoler en reprenant son rêve de richesse. Ce +rêve lui-même était devenu amer. Parti par un besoin d'expansion, mis en +joie par l'activité boutiquière de Paris, il rentra, irrité du bonheur +qui lui semblait courir les rues, rendu plus féroce, s'imaginant des +luttes acharnées, dans lesquelles il aurait plaisir à battre et à duper +cette foule qui l'avait coudoyé sur les trottoirs. + +Jamais il n'avait ressenti des appétits aussi larges, des ardeurs aussi +immédiates de jouissance. + +Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitait deux +grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrent Aristide. Il +s'attendait à trouver son frère vautré en plein luxe. Ce dernier +travaillait devant une petite table noire. Il se contenta de lui dire, +de sa voix lente, avec un sourire: + +--Ah! c'est toi, je t'attendais. Aristide fut très aigre. Il accusa +Eugène de l'avoir laissé végéter, de ne pas même lui avoir fait l'aumône +d'un bon conseil, pendant qu'il pataugeait en province. + +Il ne devait jamais se pardonner d'être resté républicain jusqu'au +Décembre; c'était sa plaie vive, son éternelle confusion. Eugène avait +tranquillement repris sa plume. + +Quand il eut fini: + +--Bah! dit-il, toutes les fautes se réparent. Tu es plein d'avenir. + +Il prononça ces mots d'une voix si nette, avec un regard si pénétrant, +qu'Aristide baissa la tête, sentant que son frère descendait au plus +profond de son être. + +Celui-ci continua avec une brutalité amicale: + +--Tu viens pour que je te place, n'est-ce pas? J'ai déjà songé à toi, +mais je n'ai encore rien trouvé. Tu comprends, je ne puis te mettre +n'importe où. Il te faut un emploi où tu fasses ton affaire sans danger +pour toi ni pour moi.... Ne te récrie pas, nous sommes seuls, nous +pouvons nous dire certaines choses.... + +Aristide prit le parti de rire. + +--Oh! je sais que tu es intelligent, poursuivit Eugène, et que tu ne +commettrais plus une sottise improductive.... Dès qu'une bonne occasion +se présentera, je te caserai. Si d'ici là tu avais besoin d'une pièce de +vingt francs, viens me la demander. + +Ils causèrent un instant de l'insurrection du Midi, dans laquelle leur +père avait gagné sa recette particulière. Eugène s'habillait tout en +causant. Dans la rue, au moment de le quitter, il retint son frère un +instant encore, il lui dit à voix plus basse: + +--Tu m'obligeras en ne battant pas le pavé et en attendant +tranquillement chez toi l'emploi que je te promets.... Il me serait +désagréable de voir mon frère faire antichambre. + +Aristide avait du respect pour Eugène, qui lui semblait un gaillard hors +ligne. Il ne lui pardonna pas ses défiances, ni sa franchise un peu +rude; mais il alla docilement s'enfermer rue Saint-Jacques. Il était +venu avec cinq cents francs que lui avait prêtés le père de sa femme. + +Les frais du voyage payés, il fit durer un mois les trois cents francs +qui lui restaient. Angèle était une grosse mangeuse; elle crut, en +outre, devoir rafraîchir sa toilette de gala par une garniture de rubans +mauves. Ce mois d'attente parut interminable à Aristide. L'impatience le +brûlait. Lorsqu'il se mettait à la fenêtre, et qu'il sentait sous lui le +labeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeter d'un +bond dans la fournaise, pour y pétrir l'or de ses mains fiévreuses, +comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encore vagues qui +montaient de la grande cité, ces souffles de l'empire naissant, où +traînaient déjà des odeurs d'alcôves et de tripots financiers, des +chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui lui arrivaient lui +disaient qu'il était sur la bonne piste, que le gibier courait devant +lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux +femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son +instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les +moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le +théâtre. + +Deux fois, il alla chez son frère, pour activer ses démarches. Eugène +l'accueillit avec brusquerie, lui répétant qu'il ne l'oubliait pas, mais +qu'il fallait attendre. Il reçut enfin une lettre qui le priait de +passer rue de Penthièvre. Il y alla, le coeur battant à grands coups, +comme à un rendez-vous d'amour. Il trouva Eugène devant son éternelle +petite table noire, dans la grande pièce glacée qui lui servait de +bureau. Dès qu'il l'aperçut, l'avocat lui tendit un papier, en disant: + +--Tiens, j'ai reçu ton affaire hier. Tu es nommé commissaire adjoint à +l'Hôtel de Ville. Tu auras deux mille quatre cents francs +d'appointements. + +Aristide était resté debout. Il blêmit et ne prit pas le papier, croyant +que son frère se moquait de lui. Il avait espéré au moins une place de +six mille francs. Eugène, devinant ce qui se passait en lui, tourna sa +chaise, et, se croisant les bras: + +--Serais-tu un sot? demanda-t-il avec quelque colère.... Tu fais des +rêves de fille, n'est-ce pas? Tu voudrais habiter un bel appartement, +avoir des domestiques, bien manger, dormir dans la soie, te satisfaire +tout de suite aux bras de la première venue, dans un boudoir meublé en +deux heures.... Toi et tes pareils, si nous vous laissions faire, vous +videriez les coffres avant même qu'ils fussent pleins. Eh! bon Dieu! aie +quelque patience! Vois comme je vis, et prends au moins la peine de te +baisser pour ramasser une fortune. + +Il parlait avec un mépris profond des impatiences d'écolier de son +frère. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plus hautes, des +désirs de puissance pure; ce naïf appétit de l'argent devait lui +paraître bourgeois et puéril. Il continua d'une voix plus douce, avec un +fin sourire: + +--Certes tes dispositions sont excellentes, et je n'ai garde de les +contrarier. Les hommes comme toi sont précieux. Nous comptons bien +choisir nos bons amis parmi les plus affamés. Va, sois tranquille, nous +tiendrons table ouverte, et les plus grosses faims seront satisfaites. +C'est encore la méthode la plus commode pour régner.... Mais, par grâce, +attends que la nappe soit mise, et, si tu m'en crois, donne-toi la peine +d'aller chercher toi-même ton couvert à l'office. + +Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son frère ne le +déridaient pas. Alors celui-ci céda de nouveau à la colère: + +--Tiens! s'écria-t-il, j'en reviens à ma première opinion: tu es un +sot.... Eh! qu'espérais-tu donc, que croyais-tu donc que j'allais faire +de ton illustre personne? Tu n'as même pas eu le courage de finir ton +droit; tu t'es enterré pendant dix ans dans une misérable place de +commis de sous-préfecture; tu m'arrives avec une détestable réputation +de républicain que le coup d'État a pu seul convertir.... Crois-tu qu'il +y ait en toi l'étoffe d'un ministre, avec de pareilles notes...? Oh! je +sais, tu as pour toi ton envie farouche d'arriver par tous les moyens +possibles. C'est une grande vertu, j'en conviens, et c'est à elle que +j'ai eu égard en te faisant entrer à la Ville. + +Et, se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide: + +--Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. + +C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu +n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras +et tu agiras.... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. +Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne +beaucoup d'argent, je te le permets; seulement pas de bêtise, pas de +scandale trop bruyant, ou je te supprime. + +Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. +Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont +son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la +mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop +les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin +du mois. + +Puis il resta songeur. + +--Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant. +Nous nous gênerions moins. + +--Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide. + +--Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités.... +Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme? + +Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des +syllabes: + +--Sicardot..., Aristide Sicardot.... Ma foi, non; c'est ganache et ça +sent la faillite. + +--Cherche autre chose alors, dit Eugène. + +--J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence; +Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas? peut-être un peu +gai.... + +Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant: + +--J'y suis, j'ai trouvé, cria-t-il.... Saccard, Aristide Saccard!... +avec deux c.... Hein! il y a de l'argent dans ce nom-là; on dirait que +l'on compte des pièces de cent sous. + +Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui +disant avec un sourire: + +--Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions. + +Quelques jours plus tard, Aristide Saccard était à l'Hôtel de Ville. Il +apprit que son frère avait dû user d'un grand crédit pour l'y faire +admettre sans les examens d'usage. + +Alors commença, pour le ménage, la vie monotone des petits employés. +Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes de Plassans. Seulement, +ils tombaient d'un rêve de fortune subite, et leur vie mesquine leur +pesait davantage, depuis qu'ils la regardaient comme un temps d'épreuve +dont ils ne pouvaient fixer la durée. Entre pauvre à Paris, c'est être +pauvre deux fois. Angèle acceptait la misère avec cette mollesse de +femme chlorotique; elle passait les journées dans sa cuisine, ou bien +couchée à terre, jouant avec sa fille, ne se lamentant qu'à la dernière +pièce de vingt sous. Mais Aristide frémissait de rage dans cette +pauvreté, dans cette existence étroite, où il tournait comme une bête +enfermée. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles: son +orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaient furieusement. +Son frère réussit à se faire envoyer au Corps législatif par +l'arrondissement de Plassans, et il souffrit davantage. Il sentait trop +la supériorité d'Eugène pour être sottement jaloux; il l'accusait de ne +pas faire pour lui ce qu'il aurait pu faire. A plusieurs reprises, le +besoin le força d'aller frapper à sa porte pour lui emprunter quelque +argent. Eugène prêta l'argent, mais en lui reprochant avec rudesse de +manquer de courage et de volonté. Dès lors, Aristide se roidit encore. +Il jura qu'il ne demanderait plus un sou à personne, et il tint parole. +Les huit derniers jours du mois, Angèle mangeait du pain sec en +soupirant. Cet apprentissage acheva la terrible éducation de Saccard. +Ses lèvres devinrent plus minces; il n'eut plus la sottise de rêver ses +millions tout haut; sa maigre personne se fit fluette, n'exprima plus +qu'une volonté, qu'une idée fixe caressée à toute heure. Quand il +courait de la rue Saint-Jacques à l'Hôtel de Ville, ses talons éculés +sonnaient aigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa +redingote râpée comme dans un asile de haine, tandis que son museau de +fouine flairait l'air des rues. Anguleuse figure de la misère jalouse +que l'on voit rôder sur le pavé de Paris, promenant son plan de fortune +et le rêve de son assouvissement. + +Vers le commencement de 18..., Aristide Saccard fut nommé commissaire +voyer. Il gagnait quatre mille cinq cents francs. Cette augmentation +arrivait à temps; Angèle dépérissait; la petite Clotilde était toute +pâle. Il garda son étroit logement de deux pièces, la salle à manger +meublée de noyer, et la chambre à coucher d'acajou, continuant à mener +une existence rigide, évitant la dette, ne voulant mettre les mains dans +l'argent des autres que lorsqu'il pourrait les y enfoncer jusqu'aux +coudes. Il mentit ainsi à ses instincts, dédaigneux des quelques sous +qui lui arrivaient en plus, restant à l'affût. Angèle se trouva +parfaitement heureuse. Elle s'acheta quelques nippes, mit la broche tous +les jours. Elle ne comprenait plus rien aux colères muettes de son mari, +à ses mines sombres d'homme qui poursuit la solution de quelque +redoutable problème. + +Aristide suivait les conseils d'Eugène: il écoutait et il regardait. +Quand il alla remercier son frère de son avancement, celui-ci comprit la +révolution qui s'était opérée en lui; il le complimenta sur ce qu'il +appela sa bonne tenue. L'employé, que l'envie roidissait à l'intérieur, +s'était fait souple et insinuant. En quelques mois, il devint un +comédien prodigieux. Toute sa verve méridionale s'était éveillée, et il +poussait l'art si loin, que ses camarades de l'Hôtel de Ville le +regardaient comme un bon garçon que sa proche parenté avec un député +désignait à l'avance pour quelque gros emploi. Cette parenté lui +attirait également la bienveillance de ses chefs. Il vivait ainsi dans +une sorte d'autorité supérieure à son emploi, qui lui permettait +d'ouvrir certaines portes et de mettre le nez dans certains cartons, +sans que ses indiscrétions parussent coupables. On le vit, pendant deux +ans, rôder dans tous les couloirs, s'oublier dans toutes les salles, se +lever vingt fois par jour pour aller causer avec un camarade, porter un +ordre, faire un voyage à travers les bureaux, éternelles promenades qui +faisaient dire à ses collègues: «Ce diable de Provençal! il ne peut se +tenir en place: il a du vif-argent dans les jambes.» Ses intimes le +prenaient pour un paresseux, et le digne homme riait, quand ils +l'accusaient de ne chercher qu'à voler quelques minutes à +l'administration. Jamais il ne commit la faute d'écouter aux serrures; +mais il avait une façon carrée d'ouvrir les portes, de traverser les +pièces, un papier à la main, l'air absorbé, d'un pas si lent et si +régulier qu'il ne perdait pas un mot des conversations. Ce fut une +tactique de génie; on finit par ne plus s'interrompre au passage de cet +employé actif, qui glissait dans l'ombre des bureaux et qui paraissait +si préoccupé de sa besogne. Il eut encore une autre méthode; il était +d'une obligeance extrême, il offrait à ses camarades de les aider dès +qu'ils se mettaient en retard dans leur travail, et il étudiait alors +les registres, les documents qui lui passaient sous les yeux, avec une +tendresse recueillie. Mais un de ses péchés mignons fut de lier amitié +avec les garçons de bureau. Il allait jusqu'à leur donner des poignées +de main. Pendant des heures, il les faisait causer, entre deux portes, +avec de petits rires étouffés, leur contant des histoires, provoquant +leurs confidences. Ces braves gens l'adoraient, disaient de lui: «En +voilà un qui n'est pas lier!» Dès qu'il y avait un scandale, il en était +informé le premier. C'est ainsi qu'au bout de deux ans, l'Hôtel de Ville +n'eut plus de mystères pour lui. Il en connaissait le personnel jusqu'au +dernier des lampistes, et les paperasses jusqu'aux notes dei +blanchisseuses. + +A cette heure, Paris offrait, pour un homme comme Aristide Saccard, le +plus intéressant des spectacles. + +L'Empire venait d'être proclamé, après ce fameux voyage pendant lequel +le prince président avait réussi à chauffer l'enthousiasme de quelques +départements bonapartistes. Le silence s'était fait à la tribune et dans +les journaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, se +reposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu'un gouvernement fort +la protégeait et lui ôtait jusqu'au souci de penser et de régler ses +affaires. La grande préoccupation de la société était de savoir à quels +amusements elle allait tuer le temps. Selon l'heureuse expression +d'Eugène Rougon, Paris se mettait à table et rêvait gaudrioles au +dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les +esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui +possédaient déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas +cherchaient dans les coins les trésors oubliés. + +Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit +naissant de pièces de cent sous, des rires clairs de femmes, des +tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand +silence de l'ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne montaient +toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses dorées et voluptueuses. + + +Il semblait qu'on passât devant une de ces petites maisons dont les +rideaux soigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, +et où l'on entend l'or sonner sur le marbre des cheminées. L'Empire +allait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe. Il fallait à cette +poignée d'aventuriers qui venaient de voler un trône, un règne +d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes +achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le +sang de décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette +folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations +pourries et déshonorées. + +Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot +montant de la spéculation, dont l'écume allait couvrir Paris entier. Il +en suivit les progrès avec une attention profonde. Il se trouvait au +beau milieu de la pluie chaude d'écus tombant dru sur les toits de la +cité. Dans ses courses continuelles à travers l'Hôtel de Ville, il avait +surpris le vaste projet de la transformation de Paris, le plan de ces +démolitions, de ces voies nouvelles et de ces quartiers improvisés, de +cet agio formidable sur la vente des terrains et des immeubles, qui +allumait, aux quatre coins de la ville, la bataille des intérêts et le +flamboiement du luxe à outrance. Dès lors, son activité eut un but. Ce +fut à cette époque qu'il devint bon enfant. Il engraissa même un peu, il +cessa de courir les rues comme un chat maigre en quête d'une proie. + +Dans son bureau, il était plus causeur, plus obligeant que jamais. Son +frère, auquel il allait rendre des visites en quelque sorte officielles, +le félicitait de mettre si heureusement ses conseils en pratique. Vers +le commencement de 185, Saccard lui confia qu'il avait en vue plusieurs +affaires, mais qu'il lui faudrait d'assez fortes avances. + +--On cherche, dit Eugène. + +--Tu as raison, je chercherai, répondit-il sans la moindre mauvaise +humeur, sans paraître s'apercevoir que son frère refusait de lui fournir +les premiers fonds. + +C'étaient ces premiers fonds dont la pensée le brûlait maintenant. Son +plan était fait; il le mûrissait chaque jour. Mais les premiers milliers +de francs restaient introuvables. Ses volontés se tendirent davantage; +il ne regarda plus les gens que d'une façon nerveuse et profonde, comme +s'il eût cherché un prêteur dans le premier passant venu. Au logis, +Angèle continuait à mener sa vie effacée et heureuse. Lui, guettait une +occasion, et ses rires de bon garçon devenaient plus aigus à mesure que +cette occasion tardait à se présenter. + +Aristide avait une soeur à Paris. Sidonie Rougon s'était mariée à un +clerc d'avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rue +Saint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère la +retrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuis +longtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petit +entresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique du bas, +située sous son appartement, une boutique étroite et mystérieuse, dans +laquelle elle prétendait tenir un commerce de dentelles; il y avait +effectivement, dans la vitrine, des bouts de guipure et de la +Valenciennes, pendus sur des tringles dorées; mais, à l'intérieur, on +eût dit une antichambre, aux boiseries luisantes, sans la moindre +apparence de marchandises. La porte et la vitrine étaient garnies de +légers rideaux qui, en mettant le magasin à l'abri des regards de la +rue, achevaient de lui donner l'air discret et voilé d'une pièce +d'attente, s'ouvrant sur quelque temple inconnu. Il était rare qu'on vît +entrer une cliente chez, Mme Sidonie; le plus souvent même, le bouton de +la porte était enlevé. + +Dans le quartier, elle répétait qu'elle allait elle-même offrir ses +dentelles aux femmes riches. L'aménagement de l'appartement lui avait +seul fait, disait-elle, louer la boutique et l'entresol, qui +communiquaient par un escalier caché dans le mur. En effet, la marchande +de dentelles était toujours dehors; on la voyait dix fois en un jour +sortir et rentrer, d'un air pressé. D'ailleurs, elle ne s'en tenait pas +au commerce des dentelles; elle utilisait son entresol, elle +l'emplissait de quelque solde ramassé on ne savait où. Elle y avait +vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers, bretelles, etc.; +puis on y vit successivement une huile nouvelle pour faire pousser les +cheveux, des appareils orthopédiques, une cafetière automatique, +invention brevetée, dont l'exploitation lui donna bien du mal. Lorsque +son frère vint la voir, elle plaçait des pianos, son entresol était +encombré de ces instruments; il y avait des pianos jusque dans sa +chambre à coucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait +avec le pêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ses +deux commerces avec une méthode parfaite; les clients qui venaient pour +les marchandises de l'entresol, entraient et sortaient par une porte +cochère que la maison avait sur la rue Papillon; il fallait être dans le +mystère du petit escalier pour connaître le trafic en partie double de +la marchande de dentelles. A l'entresol, elle se nommait madame Touche!, +du nom de son mari, tandis qu'elle n'avait mis que son prénom sur la +porte du magasin, ce qui la faisait appeler généralement madame Sidonie. + +Mme Sidonie avait trente-cinq ans; mais elle s'habillait avec une telle +insouciance, elle était si peu femme dans ses allures qu'on l'eût jugée +beaucoup plus vieille. + +A la vérité, elle n'avait pas d'âge. Elle portait une éternelle robe +noire, limée aux plis, fripée et blanchie par l'usage, rappelant ces +robes d'avocats usées sur la barre. + +Coiffée d'un chapeau noir qui lui descendait jusqu'au front et lui +cachait les cheveux, chaussée de gros souliers, elle trottait par les +rues, tenant au bras un petit panier dont les anses étaient raccommodées +avec des ficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, était tout un +monde. Quand elle l'entrouvrait, il en sortait des échantillons de +toutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout des poignées +de papiers timbrés, dont elle déchiffrait l'écriture illisible avec une +dextérité particulière. Il y avait en elle du courtier et de l'huissier. +Elle vivait dans les prêts, dans les assignations, dans les +commandements; quand elle avait placé pour dix francs de pommade ou de +dentelle, elle s'insinuait dans les bonnes grâces de sa cliente, +devenait son homme d'affaires, courait pour elle les avoués, les avocats +et les juges. Elle colportait ainsi des dossiers au fond de son panier +pendant des semaines, se donnant un mal du diable, allant d'un bout de +Paris à l'autre, d'un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture. +Il eût été difficile de dire quel profit elle tirait d'un pareil métier; +elle le faisait d'abord par un goût instinctif des affaires véreuses, un +amour de la chicane; puis elle y réalisait une foule de petits +bénéfices: dîners pris à droite et à gauche, pièces de vingt sous +ramassées çà et là. Mais le gain le plus clair était encore les +confidences qu'elle recevait partout et qui la mettaient sur la piste +des bons coups et des bonnes aubaines. Vivant chez les autres, dans les +affaires des autres, elle était un véritable répertoire vivant d'offres +et de demandes. Elle savait où il y avait une fille à marier tout de +suite, une famille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux +monsieur qui prêterait bien les trois mille francs, mais sur des +garanties solides, et à gros intérêts. Elle savait des choses plus +délicates encore: les tristesses d'une dame blonde que son mari ne +comprenait pas, et qui aspirait à être comprise; le secret désir d'une +bonne mère rêvant de placer sa demoiselle avantageusement; les goûts +d'un baron porté sur les petits soupers et les filles très jeunes. Et +elle colportait, avec un sourire pâle, ces demandes et ces offres; elle +faisait deux lieues pour aboucher les gens; elle envoyait le baron chez +la bonne mère, décidait le vieux monsieur à prêter les trois mille +francs à la famille gênée, trouvait des consolations pour la dame blonde +et un époux peu scrupuleux pour la fille à marier. Elle avait aussi de +grandes affaires, des affaires qu'elle pouvait avouer tout haut, et dont +elle rebattait les oreilles des gens qui l'approchaient: un long procès +qu'une famille noble ruinée l'avait chargée de suivre, et une dette +contractée par l'Angleterre vis-à-vis de la France, du temps des +Stuarts, et dont le chiffre, avec les intérêts composés, montait à près +de trois milliards. Cette dette de trois milliards était son dada; elle +expliquait le cas avec un grand luxe de détails, faisait tout un cours +d'histoire, et des rougeurs d'enthousiasme montaient à ses joues, molles +et jaunes d'ordinaire comme de la cire. Parfois, entre une course chez +un huissier et une visite à une amie, elle plaçait une cafetière, un +manteau de caoutchouc, elle vendait un coupon de dentelle, elle mettait +un piano en location. C'était le moindre de ses soucis. Puis elle +accourait vite à son magasin, où une cliente lui avait donné rendez-vous +pour voir une pièce de Chantilly. + +La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans la boutique, +discrète et voilée. Et il n'était pas rare qu'un monsieur entrant par +la porte cochère de la rue Papillon, vînt en même temps voir les pianos +de Mme Touche, à l'entresol. + +Si Mme Sidonie ne faisait pas fortune, c'était qu'elle travaillait +souvent par amour de l'art. Aimant la procédure, oubliant ses affaires +pour celles des autres, elle se laissait dévorer par les huissiers, ce +qui, d'ailleurs, lui procurait des jouissances que connaissent seuls les +gens processifs. La femme se mourait en elle; elle n'était plus qu'un +agent d'affaires, un placeur battant à toute heure le pavé de Paris, +ayant dans son panier légendaire les marchandises les plus équivoques, +vendant de tout, rêvant de milliards, et allant plaider à la justice de +paix, pour une cliente favorite, une contestation de dix francs. + +Petite, maigre, blafarde, vêtue de cette mince robe noire qu'on eût dit +taillée dans la toge d'un plaideur, elle s'était ratatinée, et, à la +voir filer le long des maisons, on l'eût prise pour un saute-ruisseau +déguisé en fille. + +Son teint avait la pâleur dolente du papier timbré. Ses lèvres +souriaient d'un sourire éteint, tandis que ses yeux semblaient nager +dans le tohu-bohu des négoces, des préoccupations de tout genre dont +elle se bourrait la cervelle. D'allures timides et discrètes, +d'ailleurs, avec une vague senteur de confessionnal et de cabinet de +sage-femme, elle se faisait douce et maternelle comme une religieuse +qui, ayant renoncé aux affections de ce monde, a pitié des souffrances +du coeur. Elle ne parlait jamais de son mari, pas plus qu'elle ne +parlait de son enfance, de sa famille, de ses intérêts. Il n'y avait +qu'une chose qu'elle ne vendait pas, c'était elle; non qu'elle eût des +scrupules, mais parce que l'idée de ce marché ne pouvait lui venir. Elle +était sèche comme une facture, froide comme un protêt, indifférente et +brutale au fond comme un recors. + +Saccard, tout frais de sa province, ne put d'abord descendre dans les +profondeurs délicates des nombreux métiers de Mme Sidonie. Comme il +avait fait une année de droit, elle lui parla un jour des trois +milliards, d'un air grave, ce qui lui donna une pauvre idée de son +intelligence. Elle vint fouiller les coins du logement de la rue +Saint-Jacques, pesa Angèle d'un regard, et ne reparut que lorsque ses +courses l'appelaient dans le quartier, et qu'elle éprouvait le besoin de +remettre les trois milliards sur le tapis. Angèle avait mordu à +l'histoire de la dette anglaise. La courtière enfourchait son dada, +faisait ruisseler l'or pendant une heure. C'était la fêlure, dans cet +esprit délié, la folie douce dont elle berçait sa vie perdue en +misérables trafics, l'appât magique dont elle grisait avec elle les plus +crédules de ses clientes. Très convaincue, du reste, elle finissait par +parler des trois milliards comme d'une fortune personnelle, dans +laquelle il faudrait bien que les juges la fissent rentrer tôt ou tard, +ce qui jetait une merveilleuse auréole autour de son pauvre chapeau +noir, où se balançaient quelques violettes pâlies à des tiges de laiton +dont on voyait le métal. Angèle ouvrait des yeux énormes. A plusieurs +reprises, elle parla avec respect de sa belle-soeur à son mari, disant +que Mme Sidonie les enrichirait peut-être un jour. Saccard haussait les +épaules; il était allé visiter la boutique et l'entresol du +Faubourg-Poissonnière, et n'y avait flairé qu'une faillite prochaine. Il +voulut connaître l'opinion d'Eugène sur leur soeur; mais celui-ci devint +grave et se contenta de répondre qu'il ne la voyait jamais, qu'il la +savait fort intelligente, un peu compromettante peut-être. Cependant, +comme Saccard revenait rue de Penthièvre, quelque temps après, il crut +voir la robe noire de Mme Sidonie sortir de chez son frère et filer +rapidement le long des maisons. Il courut, mais il ne put retrouver la +robe noire. La courtière avait une de ces tournures effacées qui se +perdent dans la foule. Il resta songeur, et ce fut à partir de ce moment +qu'il étudia sa soeur avec plus d'attention. Il ne tarda pas à pénétrer +le labeur immense de ce petit être pâle et vague, dont la face entière +semblait loucher et se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle était +bien du sang des Rougon. Il reconnut cet appétit de l'argent, ce besoin +de l'intrigue qui caractérisaient la famille; seulement, chez elle, +grâce au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris où elle avait +dû chercher le matin son pain noir du soir, le tempérament commun +s'était déjeté pour produire cet hermaphrodisme étrange de la femme +devenue être neutre, homme d'affaires et entremetteuse à la fois. + +Quand Saccard, après avoir arrêté son plan, se mit en quête des +premiers fonds, il songea naturellement à sa soeur. Elle secoua la +tête, soupira en parlant des trois milliards. Mais l'employé ne lui +tolérait pas sa folie, il la secouait rudement chaque fois qu'elle +revenait à la dette des Stuarts; ce rêve lui semblait déshonorer une +intelligence si pratique. Mme Sidonie, qui essuyait tranquillement les +ironies les plus dures sans que ses convictions fussent ébranlées, lui +expliqua ensuite avec une grande lucidité qu'il ne trouverait pas un +sou, n'ayant à offrir aucune garantie. Cette conversation avait lieu +devant la Bourse, où elle devait jouer ses économies. + +Vers trois heures, on était certain de la trouver appuyée contre la +grille, à gauche, du côté du bureau de poste; c'était là qu'elle donnait +audience à des individus louches et vagues comme elle. Son frère allait +la quitter, lorsqu'elle murmura d'un ton désolé: «Ah! si tu n'étais pas +marié!...» Cette réticence, dont il ne voulut pas demander le sens +complet et exact, rendit Saccard singulièrement rêveur. + +Les mois s'écoulèrent, la guerre de Crimée venait d'être déclarée. +Paris, qu'une guerre lointaine n'émouvait pas, se jetait avec plus +d'emportement dans la spéculation et les filles. Saccard assistait, en +se rongeant les poings, à cette rage croissante qu'il avait prévue. Dans +la forge géante, les marteaux qui battaient l'or sur l'enclume lui +donnaient des secousses de colère et d'impatience. Il y avait en lui une +telle tension de l'intelligence et de la volonté qu'il vivait dans un +songe, en somnambule se promenant au bord des toits sous le fouet d'une +idée fixe. Aussi fut-il surpris et irrité de trouver, un soir, Angèle +malade et couchée. Sa vie d'intérieur, d'une régularité d'horloge, se +dérangeait, ce qui l'exaspéra comme une méchanceté calculée de la +destinée. La pauvre Angèle se plaignit doucement; elle avait pris un +froid et chaud. Quand le médecin arriva, il parut très inquiet; il dit +au mari, sur le palier, que sa femme avait une fluxion de poitrine et +qu'il ne répondait pas d'elle. + +Dès lors, l'employé soigna la malade sans colère; il n'alla plus à son +bureau, il resta près d'elle, la regardant avec une expression +indéfinissable lorsqu'elle dormait, rouge de fièvre, haletante. Mme +Sidonie, malgré ses travaux écrasants, trouva moyen de venir chaque soir +faire des tisanes, qu'elle prétendait souveraines. A tous ses métiers, +elle joignait celui d'être une garde-malade de vocation, se plaisant à +la souffrance, aux remèdes, aux conversations navrées qui s'attardent +autour des lits de moribonds. Puis, elle paraissait s'être prise d'une +tendre amitié pour Angèle; elle aimait les femmes d'amour, avec mille +chatteries, sans doute pour le plaisir qu'elles donnent aux hommes; elle +les traitait avec les attentions délicates que les marchandes ont pour +les choses précieuses de leur étalage, les appelait «ma mignonne, ma +toute belle», roucoulait, se pâmait devant elles, comme un amoureux +devant une maîtresse. Bien qu'Angèle fût une sorte dont elle n'espérait +rien tirer, elle la cajolait comme les autres, par règle de conduite. +Quand la jeune femme fut au lit, les effusions de Mme Sidonie devinrent +larmoyantes, elle emplit la chambre silencieuse de son dévouement. Son +frère la regardait tourner, les lèvres serrées, comme abîmé dans une +douleur muette. + +Le mal empira. Un soir, le médecin leur avoua que la malade ne passerait +pas la nuit. Mme Sidonie était venue de bonne heure, préoccupée, +regardant Aristide et Angèle de ses yeux noyés où s'allumaient de +courtes flammes. Quand le médecin fut parti, elle baissa la lampe, un +grand silence se fit. La mort entrait lentement dans cette chambre +chaude et moite, où la respiration irrégulière de la moribonde mettait +le tic-tac cassé d'une pendule qui se détraque. Mme Sidonie avait +abandonné les potions, laissant le mal faire son oeuvre. Elle s'était +assise devant la cheminée, auprès de son frère, qui tisonnait d'une main +fiévreuse, en jetant sur le lit des coups d'oeil involontaires. Puis, +comme énervé par cet air lourd, par ce spectacle lamentable, il se +retira dans la pièce voisine. On y avait enfermé la petite Clotilde, qui +jouait à la poupée, très sagement, sur un bout de tapis. + +Sa fille lui souriait, lorsque Mme Sidonie, se glissant derrière lui, +l'attira dans un coin, parlant à voix basse. + +La porte était restée ouverte. On entendait le râle léger d'Angèle. + +--Ta pauvre femme... sanglota la courtière, je crois que tout est bien +fini. Tu as entendu le médecin? + +Saccard se contenta de baisser lugubrement la tête. + +--C'était une bonne personne, continua l'autre, parlant comme si Angèle +fût déjà morte. Tu pourras trouver des femmes plus riches, plus +habituées au monde; mais tu ne trouveras jamais un pareil coeur. + +Et comme elle s'arrêtait, s'essuyant les yeux, semblant chercher une +transition: + +--Tu as quelque chose à me dire? demanda nettement Saccard. + +--Oui, je me suis occupée de toi, pour la chose que tu sais, et je crois +avoir découvert.... Mais dans un pareil moment.... Vois-tu, j'ai le +coeur brisé. + +Elle s'essuya encore les yeux. Saccard la laissa faire tranquillement, +sans dire un mot. Alors elle se décida. + +--C'est une jeune fille qu'on voudrait marier tout de suite, dit-elle. +La chère enfant a eu un malheur. Il y a une tante qui ferait un +sacrifice.... + +Elle s'interrompait, elle geignait toujours, pleurant ses phrases, comme +si elle eût continué à plaindre la pauvre Angèle. C'était une façon +d'impatienter son frère et de le pousser à la questionner, pour ne pas +avoir toute la responsabilité de l'offre qu'elle venait lui faire. +L'employé fut pris en effet d'une sourde irritation. + +--Voyons, achève! dit-il. Pourquoi veut-on marier cette jeune fille? + +--Elle sortait de pension, reprit la courtière d'une voix dolente, un +homme l'a perdue, à la campagne, chez les parents d'une de ses amies. Le +père vient de s'apercevoir de la faute. Il voulait la tuer. La tante, +pour sauver la chère enfant, s'est faite complice, et, à elles deux, +elles ont conté une histoire au père, elles lui ont dit que le coupable +était un honnête garçon qui ne demandait qu'à réparer son égarement +d'une heure. + +--Alors, dit Saccard d'un ton surpris et comme fâché, l'homme de la +campagne va épouser la jeune fille? + +--Non, il ne peut pas, il est marié. + +Il y eut un silence. Le râle d'Angèle sonnait plus douloureusement dans +l'air frissonnant. La petite Clotilde avait cessé de jouer; elle +regardait Mme Sidonie et son père, de ses grands yeux d'enfant songeur, +comme si elle eût compris leurs paroles. Saccard se mit à poser des +questions brèves: + +--Quel âge a la jeune fille? + +--Dix-neuf ans. + +--La grossesse date? + +--De trois mois. Il y aura sans doute une fausse couche. + +--Et la famille est riche et honorable!? + +--Vieille bourgeoisie. Le père a été magistrat. Fort belle fortune. + +--Quel serait le sacrifice de la tante? + +--Cent mille francs. + +Un nouveau silence se fit. Mme Sidonie ne pleurnichait plus; elle était +en affaire, sa voix prenait les notes métalliques d'une revendeuse qui +discute un marché. + +Son frère, la regardant en dessous, ajouta avec quelque hésitation: + +--Et toi, que veux-tu? + +--Nous verrons plus tard, répondit-elle. Tu me rendras service à ton +tour. + +Elle attendit quelques secondes; et, comme il se taisait, elle lui +demanda carrément: + +--Eh bien, que décides-tu? Ces pauvres femmes sont dans la désolation. +Elles veulent empêcher un éclat. + +Elles ont promis de livrer demain au père le nom du coupable.... Si tu +acceptes, je vais leur envoyer une de tes cartes de visite par un +commissionnaire. + +Saccard parut s'éveiller d'un songe; il tressaillit, il se tourna +peureusement du côté de la chambre voisine, où il avait cru entendre un +léger bruit. + +--Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bien que je ne puis +pas.... + +Mme Sidonie le regardait fixement, d'un air froid et dédaigneux. Tout le +sang des Rougon, toutes ses ardentes convoitises lui remontèrent à la +gorge. Il prit une carte de visite dans son portefeuille et la donna à +sa soeur, qui la mit sous enveloppe, après avoir raturé l'adresse avec +soin. Elle descendit ensuite. Il était à peine neuf heures. + +Saccard, resté seul, alla appuyer son front contre les vitres glacées. +Il s'oublia jusqu'à battre la retraite sur le verre, du bout des doigts. +Mais il faisait une nuit si noire, les ténèbres au-dehors s'entassaient +en masses si étranges, qu'il éprouva un malaise, et machinalement il +revint dans la pièce où Angèle se mourait. Il l'avait oubliée, il +éprouva une secousse terrible en la retrouvant levée à demi sur ses +oreillers; elle avait les yeux grands ouverts, un flot de vie semblait +être remonté à ses joues et à ses lèvres. La petite Clotilde, tenant +toujours sa poupée, était assise sur le bord de la couche; dès que son +père avait eu le dos tourné, elle s'était vite glissée dans cette +chambre, dont on l'avait écartée, et où la ramenaient ses curiosités +joyeuses d'enfant. Saccard, la tête pleine de l'histoire de sa soeur, +vit son rêve à terre. Une affreuse pensée dut luire dans ses yeux. +Angèle, prise d'épouvante, voulut se jeter au fond du lit, contre le +mur; mais la mort venait, ce réveil dans l'agonie était la clarté +suprême de la lampe qui s'éteint. La moribonde ne put bouger; elle +s'affaissa, elle continua de tenir ses yeux grands ouverts sur son mari, +comme pour surveiller ses mouvements. Saccard, qui avait cru à quelque +résurrection diabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la +misère, se rassura en voyant que la malheureuse n'avait pas une heure à +vivre. Il n'éprouva plus qu'un malaise intolérable. Les yeux d'Angèle +disaient qu'elle avait entendu la conversation de son mari avec Mme +Sidonie, et qu'elle craignait qu'il ne l'étranglât, si elle ne mourait +pas assez vite. Et il y avait encore, dans ses yeux, l'horrible +étonnement d'une nature douce et inoffensive s'apercevant, à la dernière +heure, des infamies de ce monde, frissonnant à la pensée des longues +années passées côte à côte avec un bandit. Peu à peu, son regard devint +plus doux; elle n'eut plus peur, elle dut excuser ce misérable, en +songeant à la lutte acharnée qu'il livrait depuis si longtemps à la +fortune. Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un +si long reproche, s'appuyait aux meubles, cherchait des coins d'ombre. +Puis, défaillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendait fou, il +s'avança dans la clarté de la lampe. Mais Angèle lui fit signe de ne pas +parler. Et elle le regardait toujours de cet air d'angoisse épouvantée, +auquel se mêlait maintenant une promesse de pardon. Alors il se pencha +pour prendre Clotilde entre ses bras et l'emporter dans l'autre chambre. +Elle le lui défendit encore, d'un mouvement de lèvres. Elle exigeait +qu'il restât là. Elle s'éteignit doucement, sans le quitter du regard, +et à mesure qu'il pâlissait, ce regard prenait plus de douceur. Elle +pardonna au dernier soupir. Elle mourut comme elle avait vécu, +mollement, s'effaçant dans la mort, après s'être effacée dans la vie. +Saccard demeura frissonnant devant ses yeux de morte, restés ouverts, et +qui continuaient à le poursuivre dans leur immobilité. La petite +Clotilde berçait sa poupée sur un bord du drap, doucement, pour ne pas +réveiller sa mère. + +Quand Mme Sidonie remonta, tout était fini. D'un coup de doigt, en femme +habituée à cette opération, elle ferma les yeux d'Angèle, ce qui +soulagea singulièrement Saccard. Puis, après avoir couché la petite, +elle fit, en un tour de main, la toilette de la chambre mortuaire. + +Lorsqu'elle eut allumé deux bougies sur la commode, et tiré +soigneusement le drap jusqu'au menton de la morte, elle jeta autour +d'elle un regard de satisfaction, et s'allongea au fond d'un fauteuil, +où elle sommeilla jusqu'au petit jour. Saccard passa la nuit dans la +pièce voisine, à écrire des lettres de faire-part. Il s'interrompait par +moments, s'oubliait, alignait des colonnes de chiffres sur des bouts de +papier. + +Le soir de l'enterrement, Mme Sidonie emmena Saccard à son entresol. Là +furent prises de grandes résolutions. L'employé décida qu'il enverrait +la petite Clotilde à un de ses frères, Pascal Rougon, un médecin de +Plassans, qui vivait en garçon, dans l'amour de la science, et qui +plusieurs fois lui avait offert de prendre sa nièce avec lui, pour +égayer sa maison silencieuse de savant. + +Mme Sidonie lui fit ensuite comprendre qu'il ne pouvait habiter plus +longtemps la rue Saint-Jacques. Elle lui louerait pour un mois un +appartement élégamment meublé, aux environs de l'Hôtel de Ville; elle +tâcherait de trouver cet appartement dans une maison bourgeoise, pour +que les meubles parussent lui appartenir. Quant au mobilier de la rue +Saint-Jacques, il serait vendu, afin d'effacer jusqu'aux dernières +senteurs du passé. Il en emploierait l'argent à s'acheter un trousseau +et des vêtements convenables. Trois jours après Clotilde était remise +entre les mains d'une vieille dame qui se rendait justement dans le +Midi. Et Aristide Saccard, triomphant, la joue vermeille, comme +engraissé en trois journées par les premiers sourires de la fortune, +occupait au Marais, rue Payenne, dans une maison sévère et respectable, +un coquet logement de cinq pièces, où il se promenait en pantoufles +brodées. C'était le logement d'un jeune abbé, parti subitement pour +l'Italie, et dont la servante avait reçu l'ordre de trouver un +locataire. Cette servante était une amie de Mme Sidonie, qui donnait un +peu dans la calotte; elle aimait les prêtres, de l'amour dont elle +aimait les femmes, par instinct, établissant peut-être certaines +parentés nerveuses entre les soutanes et les jupes de soie. Dès lors, +Saccard était prêt; il composa son rôle avec un art exquis; il attendit +sans sourciller les difficultés et les délicatesses de la situation +qu'il avait acceptée, Mme Sidonie, dans l'affreuse nuit de l'agonie +d'Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de la famille +Béraud. Le chef, M. Béraud du Châtel, un grand vieillard de soixante +ans, était le dernier représentant d'une ancienne famille bourgeoise, +dont les titres remontaient plus haut que ceux de certaines familles +nobles. Un de ses ancêtres était compagnon d'Etienne Marcel. En 93, son +père mourait sur l'échafaud, après avoir salué la République de tous ses +enthousiasmes de bourgeois de Paris dans les veines duquel coulait le +sang révolutionnaire de la cité. Lui-même était un de ces républicains +de Sparte rêvant un gouvernement d'entière justice et de sage liberté. +Vieilli dans la magistrature, où il avait pris une roideur et une +sévérité de profession, il donna sa démission de président de chambre, +en 1851, lors du coup d'État, après avoir refusé de faire partie d'une +de ces commissions mixtes qui déshonorèrent la justice française. Depuis +cette époque, il vivait solitaire et retiré dans son hôtel de l'île +Saint-Louis, qui se trouvait à la pointe de l'île, presque en face de +l'hôtel Lambert. Sa femme était morte jeune. Quelque drame secret, dont +la blessure saignait toujours, dut assombrir encore la figure grave du +magistrat. Il avait déjà une fille de huit ans, Renée, lorsque sa femme +expira en donnant le jour à une seconde fille. Cette dernière, qu'on +nomma Christine, fut recueillie par une soeur de M. Béraud du Châtel, +mariée au notaire Aubertot. Renée alla au couvent. Mme Aubertot, qui +n'avait pas d'enfant, se prit d'une tendresse maternelle pour Christine, +qu'elle éleva auprès d'elle. Son mari étant mort, elle ramena la petite +à son père, et resta entre ce vieillard silencieux et cette blondine +souriante. Renée fut oubliée en pension. + +Aux vacances, elle emplissait l'hôtel d'un tel tapage que sa tante +poussait un grand soupir de soulagement quand elle la reconduisait enfin +chez les dames de la Visitation, où elle était pensionnaire depuis l'âge +de huit ans. + +Elle ne sortit du couvent qu'à dix-neuf ans, et ce fut pour aller passer +une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline, qui +possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quand elle +revint en octobre, la tante Élisabeth s'étonna de la trouver grave, +d'une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffant ses +sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise de douleur +folle. Dans l'abandon de son désespoir, l'enfant lui raconta une +histoire navrante: un homme de quarante ans, riche, marié, et dont la +femme, jeune et charmante, était là, l'avait violentée à la campagne, +sans qu'elle sût ni osât se défendre. Cet aveu terrifia la tante +Élisabeth; elle s'accusa, comme si elle s'était sentie complice; ses +préférences pour Christine la désolaient, et elle pensait que, si elle +avait également gardé Renée près d'elle, la pauvre enfant n'aurait pas +succombé. Dès lors, pour chasser ce remords cuisant, dont sa nature +tendre exagérait encore la souffrance, elle soutint la coupable; elle +amortit la colère du père, auquel elles apprirent toutes deux l'horrible +vérité par l'excès même de leurs précautions; elle inventa, dans +l'effarement de sa sollicitude, cet étrange projet de mariage, qui lui +semblait tout arranger, apaiser le père, faire rentrer Renée dans le +monde des femmes honnêtes, et dont elle voulait ne pas voir le côté +honteux ni les conséquences fatales. + +Jamais on ne sut comment Mme Sidonie flaira cette bonne affaire. +L'honneur des Béraud avait traîné dans son panier, avec les protêts de +toutes les filles de Paris. + +Quand elle connut l'histoire, elle imposa presque son frère, dont la +femme agonisait. La tante Élisabeth finit par croire qu'elle était +l'obligée de cette dame si douce, si humble, qui se dévouait à la +malheureuse Renée, jusqu'à lui choisir un mari dans sa famille. La +première entrevue de la tante et de Saccard eut lieu dans l'entresol de +la rue du Faubourg-Poissonnière. L'employé, qui était arrivé par la +porte cochère de la rue Papillon, comprit, en voyant venir Mme Aubertot +par la boutique et le petit escalier, le mécanisme ingénieux des deux +entrées. Il fut plein de tact et de convenance. Il traita le mariage +comme une affaire, mais en homme du monde qui réglait ses dettes de jeu. +La tante Élisabeth était beaucoup plus frissonnante que lui; elle +balbutiait, elle n'osait parler des cent mille francs qu'elle avait +promis. + +Ce lut lui qui entama le premier la question argent, de l'air d'un avoué +discutant le cas d'un client. Selon lui, cent mille francs étaient un +apport ridicule pour le mari de mademoiselle Renée. Il appuyait un peu +sur ce mot «mademoiselle». M. Béraud du Châtel mépriserait davantage un +gendre pauvre; il l'accuserait d'avoir séduit sa fille pour sa fortune, +peut-être même aurait-il l'idée de faire secrètement une enquête. Mme +Aubertot, effrayée, effarée par la parole calme et polie de Saccard, +perdit la tête et consentit à doubler la somme, quand il eut déclaré +qu'à moins de deux cent mille francs, il n'oserait jamais demander +Renée, ne voulant pas être pris pour un indigne chasseur de dot. La +bonne dame partit toute troublée, ne sachant plus ce qu'elle devait +penser d'un garçon qui avait de telles indignations et qui acceptait un +pareil marché. + +Cette première entrevue fut suivie d'une visite officielle que la tante +Élisabeth fit à Aristide Saccard, à son appartement de la rue Payenne. +Cette fois, elle venait au nom de M. Béraud. L'ancien magistrat avait +refusé de voir «cet homme», comme il appelait le séducteur de sa fille, +tant qu'il ne serait pas marié avec Renée, à laquelle il avait +d'ailleurs également défendu sa porte. + +Mme Aubertot avait de pleins pouvoirs pour traiter. Elle parut heureuse +du luxe de l'employé; elle avait craint que le frère de cette Mme +Sidonie, aux jupes fripées, ne fût un goujat. Il la reçut, drapé dans +une délicieuse robe de chambre. C'était l'heure où les aventuriers du +Décembre, après avoir payé leurs dettes, jetaient dans les égouts leurs +bottes éculées, leurs redingotes blanchies aux coutures, rasaient leur +barbe de huit jours, et devenaient des hommes comme il faut. Saccard +entrait enfin dans la bande, il se nettoyait les ongles et ne se lavait +plus qu'avec des poudres et des parfums inestimables. Il fut galant; il +changea de tactique, se montra d'un désintéressement prodigieux. Quand +la vieille dame parla du contrat, il fit un geste, comme pour dire que +peu lui importait. Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il +méditait sur cette grave question, dont dépendait dans l'avenir sa +liberté de tripoteur d'affaires. + +--Par grâce, dit-il, finissons-en avec cette désagréable question +d'argent.... Mon avis est que mademoiselle Renée doit rester maîtresse +de sa fortune et moi maître de la mienne. Le notaire arrangera cela. + +La tante Élisabeth approuva cette façon de voir; elle tremblait que ce +garçon, dont elle sentait vaguement la main de fer, ne voulût mettre les +doigts dans la dot de sa nièce. Elle parla ensuite de cette dot. + +--Mon frère, dit-elle, a une fortune qui consiste surtout en propriétés +et en immeubles. Il n'est pas homme à punir sa fille en rognant la part +qu'il lui destinait. Il lui donne une propriété dans la Sologne estimée +à trois cent mille francs, ainsi qu'une maison, située à Paris, qu'on +évalue environ à deux cent mille francs. + +Saccard fut ébloui; il ne s'attendait pas à un tel chiffre; il se tourna +à demi pour ne pas laisser voir le flot de sang qui lui montait au +visage. + +--Cela fait cinq cent mille francs, continua la tante; mais je ne dois +pas vous cacher que la propriété de la Sologne ne rapporte que deux pour +cent. + +Il sourit, il répéta son geste de désintéressement, voulant dire que +cela ne pouvait le toucher, puisqu'il refusait de s'immiscer dans la +fortune de sa femme. Il avait, dans son fauteuil, une attitude +d'adorable indifférence, distrait, jouant du pied avec sa pantoufle, +paraissant écouter par pure politesse. Mme Aubertot, avec sa bonté d'âme +ordinaire, parlait difficilement, choisissait les termes pour ne pas le +blesser. Elle reprit: + +--Enfin, je veux faire un cadeau à Renée. Je n'ai pas d'enfant, ma +fortune reviendra un jour à mes nièces, et ce n'est pas parce que l'une +d'elles est dans les larmes, que je fermerai aujourd'hui la main. Leurs +cadeaux de mariage à toutes deux étaient prêts. Celui de Renée consiste +en vastes terrains situés du côté de Charonne, que je crois pouvoir +évaluer à deux cent mille francs. Seulement.... + +Au mot de terrain, Saccard avait eu un léger tressaillement. Sous son +indifférence jouée, il écoutait avec une attention profonde. La tante +Élisabeth se troublait, ne trouvait sans doute pas la phrase, et en +rougissant: + +--Seulement, continua-t-elle, je désire que la propriété de ces terrains +soit reportée sur la tête du premier enfant de Renée. Vous comprendrez +mon intention, je ne veux pas que cet enfant puisse un jour être à votre +charge. Dans le cas où il mourrait, Renée resterait seule propriétaire. + + +Il ne broncha pas, mais ses sourcils tendus annonçaient une grande +préoccupation intérieure. Les terrains de Charonne éveillaient en lui un +monde d'idées. + +Mme Aubertot crut l'avoir blessé en parlant de l'enfant de Renée, et +elle restait interdite, ne sachant comment reprendre l'entretien. + +--Vous ne m'avez pas dit dans quelle rue se trouve l'immeuble de deux +cent mille francs? demanda-t-il, en reprenant son ton de bonhomie +souriante. + +--Rue de la Pépinière, répondit-elle, presque au coin de la rue +d'Astorg. + +Cette simple phrase produisit sur lui un effet décisif. + +Il ne fut plus maître de son ravissement; il rapprocha son fauteuil, et +avec sa volubilité provençale, d'une voix câline: + +--Chère dame, est-ce bien fini, parlerons-nous encore de ce maudit +argent?... Tenez, je veux me confesser en toute franchise, car je serais +au désespoir si je ne méritais pas votre estime. J'ai perdu ma femme +dernièrement, j'ai deux enfants sur les bras, je suis pratique et +raisonnable. En épousant votre nièce, je fais une bonne affaire pour +tout le monde. S'il vous reste quelques préventions contre moi, vous me +pardonnerez plus tard, lorsque j'aurai séché les larmes de chacun et +enrichi jusqu'à mes arrière-neveux. Le succès est une flamme dorée qui +purifie tout. Je veux que M. Béraud lui-même me tende la main et me +remercie.... + +Il s'oubliait. Il parla longtemps ainsi avec un cynisme railleur qui +perçait par instants sous son air bonhomme. + +Il mit en avant son frère le député, son père le receveur particulier de +Plassans. Il finit par faire la conquête de la tante Élisabeth, qui +voyait avec une joie involontaire, sous les doigts de cet habile homme, +le drame dont elle souffrait depuis un mois, se terminer en une comédie +presque gaie. Il lut convenu qu'on irait chez le notaire le lendemain. + +Dès que Mme Aubertot se fut retirée, il se rendit à l'Hôtel de Ville, y +passa la journée à fouiller certains documents connus de lui. Chez le +notaire, il éleva une difficulté, il dit que la dot de Renée ne se +composant que de biens-fonds, il craignait pour elle beaucoup de tracas, +et qu'il croyait sage de vendre au moins l'immeuble de la rue de la +Pépinière pour lui constituer une rente sur le grand-livre. Mme +Aubertot voulut en référer à M. Béraud du Châtel, toujours cloîtré dans +son appartement. Saccard se remit en course jusqu'au soir. Il alla rue +de la Pépinière, il courut Paris de l'air songeur d'un général à la +veille d'une bataille décisive. Le lendemain, Mme Aubertot dit que M. +Béraud du Châtel s'en remettait complètement à elle. Le contrat fut +rédigé sur les bases déjà débattues. Saccard apportait deux cent mille +francs, Renée avait en dot la propriété de la Sologne et l'immeuble de +la rue de la Pépinière, qu'elle s'engageait à vendre; en outre, en cas +de mort de son premier enfant, elle restait seule propriétaire des +terrains de Charonne que lui donnait sa tante. Le contrat fut établi sur +le régime de la séparation des biens qui conserve aux époux l'entière +administration de leur fortune. La tante Élisabeth, qui écoutait +attentivement le notaire, parut satisfaite de ce régime dont les +dispositions semblaient assurer l'indépendance de sa nièce, en mettant +sa fortune à l'abri de toute tentative. Saccard avait un vague sourire, +en voyant la bonne dame approuver chaque clause d'un signe de tête. Le +mariage fut fixé au terme le plus court. + +Quand tout fut réglé, Saccard alla cérémonieusement annoncer à son frère +Eugène son union avec Mlle Renée Béraud du Châtel. Ce coup de maître +étonna le député. + +Comme il laissait voir sa surprise: + +--Tu m'as dit de chercher, dit l'employé, j'ai cherché et j'ai trouvé. + +Eugène, dérouté d'abord, entrevit alors la vérité. Et d'une voix +charmante: + +--Allons, tu es un homme habile.... Tu viens me demander pour témoin, +n'est-ce pas? Compte sur moi.... + +S'il le faut, je mènerai à ta noce tout le côté droit du Corps +législatif; ça te poserait joliment.... + +Puis, comme il avait ouvert la porte, d'un ton plus bas: + +--Dis?... Je ne veux pas trop me compromettre en ce moment, nous avons +une loi fort dure à faire voter.... + +La grossesse, au moins, n'est pas trop avancée? + +Saccard lui jeta un regard si aigu qu'Eugène se dit en refermant la +porte: «Voilà une plaisanterie qui me coûterait cher si je n'étais pas +un Rougon.» Le mariage eut lieu dans l'église Saint-Louis-en-l'Ile. + +Saccard et Renée ne se virent que la veille de ce grand jour. La scène +se passa le soir, à la tombée de la nuit, dans une salle basse de +l'hôtel Béraud. Ils s'examinèrent curieusement. Renée, depuis qu'on +négociait son mariage, avait retrouvé son allure d'écervelée, sa tête +folle. C'était une grande fille, d'une beauté exquise et turbulente, qui +avait poussé librement dans ses caprices de pensionnaire. Elle trouva +Saccard petit, laid, mais d'une laideur tourmentée et intelligente qui +ne lui déplut pas; il fut, d'ailleurs, parfait de ton et de manières. +Lui fit une légère grimace en l'apercevant; elle lui sembla sans doute +trop grande, plus grande que lui. Ils échangèrent quelques paroles sans +embarras. Si le père s'était trouvé là, il aurait pu croire, en effet, +qu'ils se connaissaient depuis longtemps, qu'ils avaient derrière eux +quelque faute commune. La tante Élisabeth, présente à l'entrevue, +rougissait pour eux. + +Le lendemain du mariage, dont la présence d'Eugène Rougon, mis en vue +par un récent discours, fit un événement dans l'île Saint-Louis, les +deux nouveaux époux furent enfin admis en présence de M. Béraud du +Châtel. + +Renée pleura en retrouvant son père vieilli, plus grave et plus morne. +Saccard, que rien jusque-là n'avait décontenancé, fut glacé par la +froideur et le demi-jour de l'appartement, par la sévérité triste de ce +grand vieillard, dont l'oeil perçant lui sembla fouiller sa conscience +jusqu'au fond. L'ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front, +comme pour lui dire qu'il lui pardonnait, et, se tournant vers son +gendre: + +--Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoup souffert. Je +compte que vous nous ferez oublier vos torts. + +Il lui tendit la main. Mais Saccard resta frissonnant. + +Il pensait que, si M. Béraud du Châtel n'avait pas plié sous la douleur +tragique de la honte de Renée, il aurait d'un regard, d'un effort, mis à +néant les manoeuvres de Mme Sidonie. Celle-ci, après avoir rapproché son +frère de la tante Élisabeth, s'était prudemment effacée. Elle n'était +pas même venue au mariage. Il se montra très rond avec le vieillard, +ayant lu dans son regard une surprise à voir le séducteur de sa fille +petit, laid, âgé de quarante ans. Les nouveaux mariés furent obligés de +passer les premières nuits à l'hôtel Béraud. On avait, depuis deux mois, +éloigné Christine, pour que cette enfant de quatorze ans ne soupçonnât +rien du drame qui se passait dans cette maison calme et douce comme un +cloître. Lorsqu'elle vint, elle resta tout interdite devant le mari de +sa soeur, qu'elle trouva, elle aussi, vieux et laid. Renée seule ne +paraissait pas trop s'apercevoir de l'âge ni de la figure chafouine de +son mari. Elle le traitait sans mépris comme sans tendresse, avec une +tranquillité absolue, où perçait seulement parfois une pointe d'ironique +dédain. Saccard se carrait, se mettait chez lui, et réellement, par sa +verve, par sa rondeur, il gagnait peu à peu l'amitié de tout le monde. +Quand ils partirent, pour aller occuper un superbe appartement, dans une +maison neuve de la rue de Rivoli, le regard de M. Béraud du Châtel +n'avait déjà plus d'étonnement, et la petite Christine jouait avec son +beau-frère comme avec un camarade. Renée était alors enceinte de quatre +mois; son mari allait l'envoyer à la campagne, comptant mentir ensuite +sur l'âge de l'enfant, lorsque, selon les prévisions de Mme Sidonie, +elle fit une fausse couche. Elle s'était tellement serrée pour +dissimuler sa grossesse, qui, d'ailleurs, disparaissait sous l'ampleur +de ses jupes, qu'elle fut obligée de garder le lit pendant quelques +semaines. + +Il fut ravi de l'aventure; la fortune lui était enfin fidèle: +il avait fait un marché d'or, une dot superbe, une femme belle à le +faire décorer en six mois, et pas la moindre charge. On lui avait acheté +deux cent mille francs son nom pour un foetus que la mère ne voulut pas +même voir. + +Dès lors, il songea avec amour aux terrains de Charonne. + +Mais, pour le moment, il accordait tous ses soins à une spéculation qui +devait être la base de sa fortune. + +Malgré la grande situation de la famille de sa femme, il ne donna pas +immédiatement sa démission d'agent voyer. Il parla de travaux à finir, +d'occupations à chercher. En réalité, il voulait rester jusqu'à la fin +sur le champ de bataille où il jouait son premier coup de cartes. + +Il était chez lui, il pouvait tricher plus à son aise. + +Le plan de fortune de l'agent voyer était simple et pratique. Maintenant +qu'il avait en main plus d'argent qu'il n'en avait jamais rêvé pour +commencer ses opérations, il comptait appliquer ses desseins en grand. +Il connaissait son Paris sur le bout du doigt; il savait que la pluie +d'or qui en battait les murs tomberait plus dru chaque jour. Les gens +habiles n'avaient qu'à ouvrir les poches. Lui s'était mis parmi les +habiles, en lisant l'avenir dans les bureaux de l'Hôtel de Ville. Ses +fonctions lui avaient appris ce qu'on peut voler dans l'achat et la +vente des immeubles et des terrains. Il était au courant de toutes les +escroqueries classiques: il savait comment on revend pour un million ce +qui a coûté cent mille francs; comment on paie le droit de crocheter les +caisses de l'État, qui sourit et ferme les yeux; comment, en faisant +passer un boulevard sur le ventre d'un vieux quartier, on jongle, aux +applaudissements de toutes les dupes, avec les maisons à six étages. + +Et ce qui, à cette heure encore trouble, lorsque le chancre de la +spéculation n'en était qu'à la période d'incubation, faisait de lui un +terrible joueur, c'était qu'il en devinait plus long que ses chefs +eux-mêmes sur l'avenir de moellons et de plâtre qui était réservé à +Paris. Il avait tant fureté, réuni tant d'indices, qu'il aurait pu +prophétiser le spectacle qu'offriraient les nouveaux quartiers en 1870. + +Dans les rues, parfois, il regardait certaines maisons d'un air +singulier, comme des connaissances dont le sort, connu de lui seul, le +touchait profondément. + +Deux mois avant la mort d'Angèle, il l'avait menée, un dimanche, aux +buttes Montmartre. La pauvre femme adorait manger au restaurant; elle +était heureuse, lorsque, après une longue promenade, il l'attablait dans +quelque cabaret de la banlieue. Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des +buttes, dans un restaurant dont les fenêtres s'ouvraient sur Paris, sur +cet océan de maisons aux toits bleuâtres, pareils à des flots pressés +emplissant l'immense horizon. + +Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits +de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de +bourgogne. Il souriait à l'espace, il était d'une galanterie inusitée. +Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer +vivante et pullulante, d'où sortait la voix profonde des joules. On +était à l'automne; la ville, sous le grand ciel pâle, s'alanguissait, +d'un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui +ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sot un lac; le +soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds +s'emplissaient d'une brume légère, une poussière d'or, une rosée d'or +tombait sur la rive droite de la ville, du côté de la Madeleine et des +Tuileries. C'était comme le coin enchanté d'une cité des Paris vu de la +butte Montmartre. + +«Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des buttes, dans un restaurant dont +les fenêtres s'ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons aux toit +bleuâtres. + +Mille et une Nuits, aux arbres d'émeraude, aux toits de saphir, aux +girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre +deux nuages fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et +se fondre comme un lingot d'or dans un creuset. + +--Oh! vois, dit Saccard, avec un rire d'enfant, il pleut des pièces de +vingt francs dans Paris! + +Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces là de n'être pas +faciles à ramasser. Mais son mari s'était levé, et, s'accoudant sur la +rampe de la fenêtre: + +--C'est la colonne Vendôme, n'est-ce pas, qui brille là-bas?... Ici, +plus à droite, voilà la Madeleine.... Un beau quartier, où il y a +beaucoup à faire.... Ah! cette fois, tout va brûler! Vois-tu?... On +dirait que le quartier bout dans l'alambic de quelque chimiste. + +Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu'il avait trouvée parut +le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, il s'oublia, il continua, +étendant le bras pour montrer Paris à Angèle, qui s'était également +accoudée à son côté: + +--Oui, oui, j'ai bien dit, plus d'un quartier va fondre, et il restera +de l'or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce +grand innocent de Paris! vois donc comme il est immense et comme il +s'endort doucement! C'est bête, ces grandes villes! + +Il ne se doute guère de l'armée de pioches qui l'attaquera un de ces +beaux matins, et certains hôtels de la rue d'Anjou ne reluiraient pas si +fort sous le soleil couchant, s'ils savaient qu'ils n'ont plus que trois +ou quatre ans à vivre. + +Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût de la +plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague +effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à +ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres. + +--On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n'est qu'une misère. +Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre.... + +Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit +signe de séparer la ville en quatre parts. + +--Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l'on +perce? demanda sa femme. + +--Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. + +Ils dégagent le Louvre et l'Hôtel de Ville. Jeux d'enfants que cela! +C'est bon pour mettre le public en appétit.... + +Quand le premier réseau sera fini, alors commencera la grande danse. Le +second réseau trouera la ville de toutes parts, pour rattacher les +faubourgs au premier réseau. + +Les tronçons agoniseront dans le plâtre.... Tiens, suis un peu ma main. +Du boulevard du Temple à la barrière du Trône, une entaille; puis, de ce +côté, une autre entaille, de la Madeleine à la plaine Monceau; et une +troisième entaille dans ce sens, une autre dans celui-ci, une entaille +là, une entaille plus loin, des entailles partout. Paris haché à coups +de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent mille terrassiers et +maçons, traversé par d'admirables voies stratégiques qui mettront les +forts au coeur des vieux quartiers. + +La nuit venait. Sa main sèche et nerveuse coupait toujours dans le vide. +Angèle avait un léger frisson, devant ce couteau vivant, ces doigts de +fer qui hachaient sans pitié l'amas sans bornes des toits sombres. +Depuis un instant, les brumes de l'horizon roulaient doucement des +hauteurs, et elle s'imaginait entendre, sous les ténèbres qui +s'amassaient dans les creux, de lointains craquements, comme si la main +de son mari eût réellement fait les entailles dont il parlait, crevant +Paris d'un bout à l'autre, brisant les poutres, écrasant les moellons, +laissant derrière elle de longues et affreuses blessures de murs +croulants. La petitesse de cette main, s'acharnant sur une proie géante, +finissait par inquiéter; et, tandis qu'elle déchirait sans effort les +entrailles de l'énorme ville, on eût dit qu'elle prenait un étrange +reflet d'acier, dans le crépuscule bleuâtre. + +--Il y aura un troisième réseau, continua Saccard, au bout d'un silence, +comme se parlant à lui-même; celui là est trop lointain, je le vois +moins. Je n'ai trouvé que peu d'indices.... Mais ce sera la folie pure, +le galop infernal des millions, Paris soûlé et assommé! + +Il se tut de nouveau, les yeux fixés ardemment sur la ville, où les +ombres roulaient de plus en plus épaisses. + +Il devait interroger cet avenir trop éloigné qui lui échappait. Puis, la +nuit se fit, la ville devint confuse, on l'entendit respirer largement, +comme une mer dont on ne voit plus que la crête pâle des vagues. Çà et +là, quelques murs blanchissaient encore; et, une à une, les flammes +jaunes des becs de gaz piquèrent les ténèbres, pareilles à des étoiles +s'allumant dans le noir d'un ciel d'orage. + +Angèle secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mari avait +faite au dessert. + +--Ah! bien, dit-elle avec un sourire, il en est tombé de ces pièces de +vingt francs! Voilà les Parisiens qui les comptent. Regarde donc les +belles piles qu'on aligne à nos pieds! + +Elle montrait les rues qui descendent en face des buttes Montmartre, et +dont les becs de gaz semblaient empiler sur deux rangs leurs taches +d'or. + +--Et là-bas, s'écria-t-elle, en désignant du doigt un fourmillement +d'astres, c'est sûrement la Caisse générale. + +Ce mot fit rire Saccard. Ils restèrent encore quelques instants à la +fenêtre, ravis de ce ruissellement de «pièces de vingt francs», qui +finit par embraser Paris entier. + +L'agent voyer, en descendant de Montmartre, se repentit sans doute +d'avoir tant causé. Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas +répéter les «bêtises» qu'il avait dites; il voulait, disait-il, être un +homme sérieux. + +Saccard, depuis longtemps, avait étudié ces trois réseaux de rues et de +boulevards, dont il s'était oublié à exposer assez exactement le plan +devant Angèle. Quand cette dernière mourut, il ne lut pas fâché qu'elle +emportât dans la terre ses bavardages des buttes Montmartre. + +Là était sa fortune, dans ces fameuses entailles que sa main avait +faites au coeur de Paris, et il entendait ne partager son idée avec +personne, sachant qu'au jour du butin il y aurait bien assez de corbeaux +planant au-dessus de la ville éventrée. Son premier plan était +d'acquérir à bon compte quelque immeuble qu'il saurait à l'avance +condamné à une expropriation prochaine, et de réaliser un gros bénéfice +en obtenant une forte indemnité. Il se serait peut-être décidé à tenter +l'aventure sans un sou, à acheter l'immeuble à crédit pour ne toucher +ensuite qu'une différence, comme à la bourse, lorsqu'il se remaria, +moyennant cette prime de deux cent mille francs qui fixa et agrandit son +plan. Maintenant, ses calculs étaient faits: il achetait à sa femme, +sous le nom d'un intermédiaire, sans paraître aucunement, la maison de +la rue de la Pépinière, et triplait sa mise de fonds, grâce à sa science +acquise dans les couloirs de l'Hôtel de Ville, et à ses bons rapports +avec certains personnages influents. + +S'il avait tressailli lorsque la tante Élisabeth lui avait indiqué +l'endroit où se trouvait la maison, c'est qu'elle était située au beau +milieu du tracé d'une voie dont on ne causait encore que dans le cabinet +du préfet de la Seine. Cette voie, le boulevard Malesherbes l'emportait +tout entière. C'était un ancien projet de Napoléon 1er qu'on songeait à +mettre à exécution, «pour donner, disaient les gens graves, un débouché +normal à des quartiers perdus derrière un dédale de rues étroites, sur +les escarpements des coteaux qui limitaient Paris». Cette phrase +officielle n'avouait naturellement pas l'intérêt que l'empire avait à la +danse des écus, à ces déblais et à ces remblais formidables qui tenaient +les ouvriers en haleine. Saccard s'était permis, un jour, de consulter, +chez le préfet, ce fameux plan de Paris sur lequel «une main auguste» +avait tracé à l'encre rouge les principales voies du deuxième réseau. +Ces sanglants traits de plume entaillaient Paris plus profondément +encore que la main de l'agent voyer. Le boulevard Malesherbes, qui +abattait des hôtels superbes, dans les rues d'Anjou et de la +Ville-l'Évêque, et qui nécessitait des travaux de terrassement +considérables, devait être troué un des premiers. Quand Saccard alla +visiter l'immeuble de la rue de la Pépinière, il songea à cette soirée +d'automne, à ce dîner qu'il avait fait avec Angèle sur les buttes +Montmartre, et pendant lequel il était tombé, au soleil couchant, une +pluie si drue de louis d'or sur le quartier de la Madeleine. Il sourit; +il pensa que le nuage radieux avait crevé chez lui, dans sa cour, et +qu'il allait ramasser les pièces de vingt francs. + +Tandis que Renée, installée luxueusement dans l'appartement de la rue de +Rivoli, au milieu de ce Paris nouveau dont elle allait être une des +reines, méditait ses futures toilettes et s'essayait à sa vie de grande +mondaine, son mari soignait dévotement sa première grande affaire. Il +lui achetait d'abord la maison de la rue de la Pépinière, grâce à +l'intermédiaire d'un certain Larsonneau, qu'il avait rencontré furetant +comme lui dans les bureaux de l'Hôtel de Ville, mais qui avait eu la +bêtise de se laisser surprendre un jour qu'il visitait les tiroirs du +préfet. Larsonneau s'était établi agent d'affaires, au fond d'une cour +noire et humide du bas de la rue Saint-Jacques. Son orgueil, ses +convoitises y souffraient cruellement. Il se trouvait au même point que +Saccard avant son mariage; il avait, disait-il, inventé, lui aussi, «une +machine à pièces de cent sous»; seulement les premières avances lui +manquaient pour tirer parti de son invention. Il s'entendit à demi-mot +avec son ancien collègue, et il travailla si bien qu'il eut la maison +pour cent cinquante mille francs. Renée, au bout de quelques mois, avait +déjà de gros besoins d'argent. Le mari n'intervint que pour autoriser sa +femme à vendre. Quand le marché fut conclu, elle le pria de placer en +son nom cent mille francs qu'elle lui remit en toute confiance, pour le +toucher sans doute et lui faire fermer les yeux sur les cinquante mille +francs qu'elle gardait en poche. Il sourit d'un air fin; il entrait dans +ses calculs qu'elle jetât l'argent par les fenêtres; ces cinquante mille +francs, qui allaient disparaître en dentelles et en bijoux, devaient lui +rapporter, à lui, le cent pour cent. Il poussa l'honnêteté, tant il +était satisfait de sa première affaire, jusqu'à placer réellement les +cent mille francs de Renée et à lui remettre les titres de rente. Sa +femme ne pouvait les aliéner, il était certain de les retrouver au nid, +s'il en avait jamais besoin. + +--Ma chère, ce sera pour vos chiffons, dit-il galamment. + +Quand il posséda la maison, il eut l'habileté, en un mois, de la faire +revendre deux fois à des prête-noms, en grossissant chaque lois le prix +d'achat. Le dernier acquéreur ne la paya pas moins de trois cent mille +francs. Pendant ce temps, Larsonneau, qui seul paraissait à titre de +représentant des propriétaires successifs, travaillait les locataires. +Il refusait impitoyablement de renouveler les baux, à moins qu'on ne +consentît à des augmentations formidables de loyer. Les locataires, qui +avaient vent de l'expropriation prochaine, étaient au désespoir; ils +finissaient par accepter l'augmentation, surtout lorsque Larsonneau +ajoutait, d'un air conciliant, que cette augmentation serait fictive +pendant les cinq premières années. Quant aux locataires qui firent les +méchants, ils furent remplacés par des créatures auxquelles on donna le +logement pour rien et qui signèrent tout ce qu'on voulut; là, il y eut +double bénéfice: le loyer fut augmenté, et l'indemnité réservée au +locataire pour son bail dut revenir à Saccard. Mme Sidonie voulut aider +son frère, en établissant dans une des boutiques du rez-de-chaussée un +dépôt de pianos. Ce fut à cette occasion que Saccard et Larsonneau, pris +de fièvre, allèrent un peu loin: ils inventèrent des livres de commerce, +ils falsifièrent des écritures, pour établir la vente des pianos sur un +chiffre énorme. Pendant plusieurs nuits, ils griffonnèrent ensemble. +Ainsi travaillée, la maison tripla de valeur. Grâce au dernier acte de +vente, grâce aux augmentations de loyer, aux faux locataires et au +commerce de Mme Sidonie, elle pouvait être estimée à cinq cent mille +francs devant la commission des indemnités. + +Les rouages de l'expropriation, de cette machine puissante qui, pendant +quinze ans, a bouleversé Paris, soufflant la fortune et la ruine, sont +des plus simples. Dès qu'une voie nouvelle est décrétée, les agents +voyers dressent le plan parcellaire et évaluent les propriétés. + +D'ordinaire, pour les immeubles, après enquête, ils capitalisent la +location totale et peuvent ainsi donner un chiffre approximatif. La +commission des indemnités, composée de membres du conseil municipal, +fait toujours une offre inférieure à ce chiffre, sachant que les +intéressés réclameront davantage, et qu'il y aura concession mutuelle. +Quand ils ne peuvent s'entendre, l'affaire est portée devant un jury qui +se prononce souverainement sur l'offre de la Ville et la demande du +propriétaire ou du locataire exproprié. + +Saccard, resté à l'Hôtel de Ville pour le moment décisif, eut un instant +l'imprudence de vouloir se faire désigner, lorsque les travaux du +boulevard Malesherbes commencèrent, et d'estimer lui-même sa maison. +Mais il craignit de paralyser par là son influence sur les membres de la +commission des indemnités. Il fit choisir un de ses collègues, un jeune +homme doux et souriant, nommé Michelin, et dont la femme, d'une adorable +beauté, venait parfois excuser son mari auprès de ses chefs, lorsqu'il +s'absentait pour cause d'indisposition. Il était indisposé très souvent. +Saccard avait remarqué que la jolie Mme Michelin, qui se glissait si +humblement par les portes entrebâillées, était une toute-puissance; +Michelin gagnait de l'avancement à chacune de ses maladies, il faisait +son chemin en se mettant au lit. Pendant une de ses absences, comme il +envoyait sa femme presque tous les matins donner de ses nouvelles à son +bureau, Saccard le rencontra deux fois sur les boulevards extérieurs, +fumant un cigare, de l'air tendre et ravi qui ne le quittait jamais. +Cela lui inspira de la sympathie pour ce bon jeune homme, pour cet +heureux ménage si ingénieux et si pratique. Il avait l'admiration de +toutes les «machines à pièces de cent sous» habilement exploitées. Quand +il eut fait désigner Michelin, il alla voir sa charmante femme, voulut +la présenter à Renée, parla devant elle de son frère le député, +l'illustre orateur. Mme Michelin comprit. + +A partir de ce jour, son mari garda pour son collègue ses sourires les +plus recueillis. Celui-ci, qui ne voulait pas mettre le digne garçon +dans ses confidences, se contenta de se trouver là, comme par hasard, le +jour où il procéda à l'évaluation de l'immeuble de la rue de la +Pépinière. Il l'aida. Michelin, la tête la plus nulle et la plus vide +qu'on pût imaginer, se conforma aux instructions de sa femme qui lui +avait recommandé de contenter M. Saccard en toutes choses. Il ne +soupçonna rien, d'ailleurs; il crut que l'agent voyer était pressé de +lui faire bâcler sa besogne pour l'emmener au café. Lesbaux, les +quittances de loyer, les fameux livres de Mme Sidonie passèrent des +mains de son collègue sous ses yeux, sans qu'il eût le temps seulement +de vérifier les chiffres, que celui-ci énonçait tout haut. Larsonneau +était là, qui traitait son complice en étranger. + +--Allez, mettez cinq cent mille francs, finit par dire Saccard. La +maison vaut davantage.... Dépêchons, je crois qu'il va y avoir un +mouvement du personnel à l'Hôtel de Ville, et je veux vous en parler +pour que vous préveniez votre femme. + +L'affaire fut ainsi enlevée. Mais il avait encore des craintes. Il +redoutait que ce chiffre de cinq cent mille francs ne parût un peu gros +à la commission des indemnités, pour une maison qui n'en valait +notoirement que deux cent mille. La hausse formidable sur les immeubles +n'avait pas encore eu lieu. Une enquête lui aurait fait courir le risque +de sérieux désagréments. Il se rappelait cette phrase de son frère: «Pas +de scandale trop bruyant, ou je te supprime»; et il savait Eugène homme +à exécuter sa menace. Il s'agissait de rendre aveugles et bienveillants +ces messieurs de la commission. Il jeta les yeux sur deux hommes +influents dont il s'était fait des amis par la façon dont il les saluait +dans les corridors, lorsqu'il les rencontrait. Les trente-six membres du +conseil municipal étaient choisis avec soin de la main même de +l'empereur, sur la présentation du préfet, parmi les sénateurs, les +députés, les avocats, les médecins, les grands industriels qui +s'agenouillaient le plus dévotement devant le pouvoir; mais, entre tous, +le baron Gouraud et M. Toutin-Laroche méritaient la bienveillance des +Tuileries par leur ferveur. + +C'était un adorateur du trône, des quatre planches dorées recouvertes de +velours; peu lui importait l'homme qui s'y trouvait assis. Avec son +ventre énorme, sa face de boeuf, son allure d'éléphant, il était d'une +coquinerie charmante; il se vendait avec majesté et commettait les plus +grosses infamies au nom du devoir et de la conscience. Mais cet homme +étonnait encore plus par ses vices. Il courait sur lui des histoires +qu'on ne pouvait raconter qu'à l'oreille. Ses soixante-dix-huit ans +fleurissaient en pleine débauche monstrueuse. A deux reprises, on avait +dû étouffer de sales aventures, pour qu'il n'allât pas traîner son habit +brodé de sénateur sur les bancs de la cour d'assises. + +M. Toutin-Laroche, grand et maigre, ancien inventeur d'un mélange de +suif et de stéarine pour la fabrication des bougies, rêvait le Sénat! Il +s'était fait l'inséparable du baron Gouraud; il se frottait à lui, avec +l'idée vague que cela lui porterait bonheur. Au fond, il était très +pratique, et s'il eût trouvé un fauteuil de sénateur à acheter il en +aurait âprement débattu le prix. Un empire allait mettre en vue cette +nullité avide, ce cerveau étroit qui avait le génie des tripotages +industriels. Il vendit le premier son nom à une compagnie véreuse, à une +de ces sociétés qui poussèrent comme des champignons empoisonnés sur le +fumier des spéculations impériales. On put voir collée aux murs, à cette +époque, une affiche portant en grosses lettres noires ces mots: Société +générale des ports du Maroc, et dans laquelle le nom de M. +Toutin-Laroche, avec son titre de conseiller municipal, s'étalait, en +tête de liste des membres du conseil de surveillance, tous plus inconnus +les uns que les autres. Ce procédé, dont on a abusé depuis, fit +merveille; les actionnaires accoururent, bien que la question des ports +du Maroc fût peu claire et que les braves gens qui apportaient leur +argent ne pussent expliquer eux-mêmes à quelle oeuvre on allait +l'employer. L'affiche parlait superbement d'établir des stations +commerciales le long de la Méditerranée. Depuis deux ans, certains +journaux célébraient cette opération grandiose, qu'ils déclaraient plus +prospère tous les trois mois. Au conseil municipal, M. Toutin-Laroche +passait pour un administrateur de premier mérite; il était une des +fortes têtes de l'endroit, et sa tyrannie aigre sur ses collègues +n'avait d'égale que sa platitude dévote devant le préfet. Il travaillait +déjà à la création d'une grande compagnie financière, le Crédit +viticole, une caisse de prêt pour les vignerons, dont il parlait avec +des réticences, des attitudes graves qui allumaient autour de lui les +convoitises des imbéciles. + +Saccard gagna la protection de ces deux personnages, en leur rendant des +services dont il feignit habilement d'ignorer l'importance. Il mit en +rapport sa soeur et le baron, alors compromis dans une histoire des +moins propres. Il la conduisit chez lui, sous le prétexte de réclamer +son appui en faveur de la chère femme, qui pétitionnait depuis +longtemps, afin d'obtenir une fourniture de rideaux pour les Tuileries. +Mais il advint, quand l'agent voyer les eut laissés ensemble, que ce fut +Mme Sidonie qui promit au baron de traiter avec certaines gens, assez +maladroits pour ne pas être honorés de l'amitié qu'un sénateur avait +daigné témoigner à leur enfant, une petite fille d'une dizaine d'années. +Saccard agit lui-même auprès de M. Toutin-Laroche; il se ménagea une +entrevue avec lui dans un corridor et mit la conversation sur le fameux +Crédit viticole. Au bout de cinq minutes, le grand administrateur +effaré, stupéfait des choses étonnantes qu'il entendait, prit sans façon +l'employé à son bras et le retint pendant une heure dans le couloir. +Saccard lui souffla des mécanismes financiers prodigieux d'ingéniosité. +Quand M. Toutin-Laroche le quitta, il lui serra la main d'une façon +expressive, avec un clignement d'yeux franc-maçonnique. + +--Vous en serez, murmura-t-il, il faut que vous en soyez. + +Il fut supérieur dans toute cette affaire. Il poussa la prudence jusqu'à +ne pas rendre le baron Gouraud et M. Toutin-Laroche complices l'un de +l'autre. Il les visita séparément, leur glissa un mot à l'oreille en +faveur d'un de ses amis qui allait être exproprié, rue de la Pépinière; +il eut bien soin de dire à chacun des deux compères qu'il ne parlerait +de cette affaire à aucun autre membre de la commission, que c'était une +chose en l'air, mais qu'il comptait sur toute sa bienveillance. + +L'agent voyer avait eu raison de craindre et de prendre ses précautions. +Quand le dossier relatif à son immeuble arriva devant la commission des +indemnités, il se trouva justement qu'un des membres habitait la rue +d'Astorg et connaissait la maison. Ce membre se récria sur le chiffre de +cinq cent mille francs que, selon lui, on devait réduire de plus de +moitié. Aristide avait eu l'impudence de faire demander sept cent mille +francs. Ce jour-là, M. Toutin-Laroche, d'ordinaire très désagréable pour +ses collègues, était d'une humeur plus massacrante encore que de +coutume. Il se fâcha, il prit la défense des propriétaires. + +--Nous sommes tous propriétaires, messieurs, criait-il.... L'empereur +veut faire de grandes choses, ne lésinons pas sur des misères.... Cette +maison doit valoir les cinq cent mille francs; c'est un de nos hommes, +un employé de la Ville, qui a fixé ce chiffre.... Vraiment, on dirait +que nous vivons dans la forêt de Bondy; vous verrez que nous finirons +par nous soupçonner entre nous. + +Le baron Gouraud, appesanti sur son siège, regardait du coin de l'oeil, +d'un air surpris, M. Toutin-Laroche jetant feu et flamme en faveur du +propriétaire de la rue de la Pépinière. Il eut un soupçon. Mais, en +somme, comme cette sortie violente le dispensait de prendre la parole, +il se mit à hocher doucement la tête, en signe d'approbation absolue. Le +membre de la rue d'Astorg résistait, révolté, ne voulant pas plier +devant les deux tyrans de la commission dans une question où il était +plus compétent que ces messieurs. Ce fut alors que M. Toutin-Laroche, +ayant remarqué les signes approbatifs du baron, s'empara vivement du +dossier et dit d'une voix sèche: + +--C'est bien. Nous éclaircirons vos doutes.... Si vous le permettez, je +me charge de l'affaire, et le baron Gouraud fera l'enquête avec moi. + +--Oui, oui, dit gravement le baron, rien de louche ne doit entacher nos +décisions. + +Le dossier avait déjà disparu dans les vastes poches de M. +Toutin-Laroche. La commission dut s'incliner. Sur le quai, comme ils +sortaient, les deux compères se regardèrent sans rire. Ils se sentaient +complices, ce qui redoublait leur aplomb. Deux esprits vulgaires eussent +provoqué une explication; eux continuèrent à plaider la cause des +propriétaires, comme si on eût pu les entendre encore, et à déplorer +l'esprit de méfiance qui se glissait partout. Au moment où ils allaient +se quitter: + +--Ah! j'oubliais, mon cher collègue, dit le baron avec un sourire, je +pars tout à l'heure pour la campagne. + +Vous seriez bien aimable d'aller faire sans moi cette petite enquête.... +Et surtout ne me vendez pas, ces messieurs se plaignent de ce que je +prends trop de vacances. + +--Soyez tranquille, répondit M. Toutin-Laroche, je vais de ce pas rue de +la Pépinière. + +Il rentra tranquillement chez lui, avec une pointe d'admiration pour le +baron, qui dénouait si joliment les situations délicates. Il garda le +dossier dans sa poche, et, à la séance suivante, il déclara, d'un ton +péremptoire, au nom du baron et au sien, qu'entre l'offre de cinq cent +mille francs et la demande de sept cent mille francs il fallait prendre +un moyen terme et accorder six cent mille francs. Il n'y eut pas la +moindre opposition. Le membre de la rue d'Astorg, qui avait réfléchi +sans doute, dit avec une grande bonhomie qu'il s'était trompé: il avait +cru qu'il s'agissait de la maison voisine. + +Ce fut ainsi qu'Aristide Saccard remporta sa première victoire. Il +quadrupla sa mise de fonds et gagna deux complices. Une seule chose +l'inquiéta; lorsqu'il voulut anéantir les fameux livres de Mme Sidonie, +il ne les trouva plus. Il courut chez Larsonneau, qui lui avoua +carrément qu'il les avait, en effet, et qu'il les gardait. + +L'autre ne se lâcha pas; il sembla dire qu'il n'avait eu de l'inquiétude +que pour ce cher ami, beaucoup plus compromis que lui par ces écritures +presque entièrement de sa main, mais qu'il était rassuré, du moment où +elles se trouvaient en sa possession. Au fond, il eût volontiers +étranglé le «cher ami»; il se souvenait d'une pièce fort compromettante, +d'un inventaire faux, qu'il avait eu la bêtise de dresser, et qui devait +être resté dans l'un des registres. Larsonneau, payé grassement, alla +monter un cabinet d'affaires rue de Rivoli, où il eut des bureaux +meublés avec le luxe d'un appartement de fille. Saccard, après avoir +quitté l'Hôtel de Ville, pouvant mettre en branle un roulement de fonds +considérable, se lança dans la spéculation à outrance, tandis que Renée, +grisée, folle, emplissait Paris du bruit de ses équipages, de l'éclat de +ses diamants, du vertige de sa vie adorable et tapageuse. + +Parfois, le mari et la femme, ces deux fièvres chaudes de l'argent et du +plaisir, allaient dans les brouillards glacés de l'île Saint-Louis. Il +leur semblait qu'ils entraient dans une ville morte. + +L'hôtel Béraud, bâti vers le commencement du dix septième siècle, était +une de ces constructions carrées, noires et graves, aux étroites et +hautes fenêtres, nombreuses au Marais, et qu'on loue à des pensionnats, +à des fabricants d'eau de Seltz, à des entrepositaires de vins et +d'alcools. Seulement, il était admirablement conservé. Sur la rue +Saint-Louis-en-l'Ile, il n'avait que trois étages, des étages de quinze +à vingt pieds de hauteur. Le rez-de-chaussée, plus écrasé, était percé +de fenêtres garnies d'énormes barres de fer, s'enfonçant lugubrement +dans la sombre épaisseur des murs, et d'une porte arrondie, presque +aussi haute que large, à marteau de fonte, peinte en gros vert et garnie +de clous énormes qui dessinaient des étoiles et des losanges sur les +deux vantaux. Cette porte était typique, avec les bornes qui la +flanquaient, renversées à demi et largement cerclées de fer. On voyait +qu'anciennement on avait ménagé le lit d'un ruisseau, au milieu de la +porte, entre les pentes légères du cailloutage du porche; mais M. Béraud +s'était décidé à boucher ce ruisseau en faisant bitumer l'entrée; ce +fut, d'ailleurs, le seul sacrifice aux architectes modernes qu'il +accepta jamais. Les fenêtres des étages étaient garnies de minces rampes +de fer forgé, laissant voir leurs croisées colossales à fortes boiseries +brunes et à petits carreaux verdâtres. En haut, devant les mansardes, le +toit s'interrompait, la gouttière continuait seule son chemin pour +conduire les eaux de pluie aux tuyaux de descente. Et ce qui augmentait +encore la nudité austère de la façade, c'était l'absence absolue de +persiennes et de jalousies, le soleil ne venant en aucune saison sur ces +pierres pâles et mélancoliques. Cette façade, avec son air vénérable, sa +sévérité bourgeoise, dormait solennellement dans le recueillement du +quartier, dans le silence de la rue que les voitures ne troublaient +guère. + +A l'intérieur de l'hôtel, se trouvait une cour carrée, entourée +d'arcades, une réduction de la place Royale, dallée d'énormes pavés, ce +qui achevait de donner à cette maison morte l'apparence d'un cloître. En +face du porche, une fontaine, une tête de lion à demi effacée, et dont +on ne voyait plus que la gueule entrouverte, jetait, par un tube de fer, +une eau lourde et monotone, dans une auge verte de mousse, polie sur les +bords par l'usure. + +Cette eau était glaciale. Des herbes poussaient entre les pavés. L'été, +un mince coin de soleil descendait dans la cour, et cette visite rare +avait blanchi un angle de la façade, au midi, tandis que les trois +autres pans, moroses et noirâtres, étaient marbrés de moisissures. Là, +au fond de cette cour fraîche et muette comme un puits, éclairée d'un +jour blanc d'hiver, on se serait cru à mille lieues de ce nouveau Paris +où flambaient toutes les chaudes jouissances, dans le vacarme des +millions. + +Les appartements de l'hôtel avaient le calme triste, la solennité froide +de la cour. Desservis par un large escalier à rampe de fer, où les pas +et la toux des visiteurs sonnaient comme sous une voûte d'église, ils +s'étendaient en longues enfilades de vastes et hautes pièces, dans +lesquelles se perdaient de vieux meubles, de bois sombre et trapu; et le +demi-jour n'était peuplé que par les personnages des tapisseries, dont +on apercevait vaguement les grands corps blêmes. Tout le luxe de +l'ancienne bourgeoisie parisienne était là, un luxe inusable et cette +façade avec son air veiné sans mollesse, des sièges, sa sévérité +bourgeoise, des sièges dont le chêne est recouvert à peine d'un peu +d'étoffe, des lits aux étoffes rigides, des bahuts à linge où la rudesse +des planches compromettrait singulièrement la frêle existence des robes +modernes. M. Béraud du Châtel avait choisi son appartement dans la +partie la plus noire de l'hôtel, entre la rue et la cour, au premier +étage. Il se trouvait là dans un cadre merveilleux de recueillement, de +silence et d'ombre. Quand il poussait les portes, traversant la +solennité des pièces de son pas lent et grave, on l'eût pris pour un de +ces membres des vieux parlements dont on voyait les portraits accrochés +aux murs, rentrant chez lui tout songeur, après avoir discuté et refusé +de signer un édit du roi. + +Mais dans cette maison morte, dans ce cloître, il y avait un nid chaud +et vibrant, un trou de soleil et de gaieté, un coin d'adorable enfance, +de grand air, de lumière large. Il fallait monter une foule de petits +escaliers, filer le long de dix à douze corridors, redescendre, remonter +encore, faire un véritable voyage, et l'on arrivait enfin à une vaste +chambre, à une sorte de belvédère bâti sur le toit, derrière l'hôtel, +au-dessus du quai de Béthune. Elle était en plein midi. La fenêtre +s'ouvrait si grande, que le ciel, avec tous ses rayons, tout son air, +tout son bleu, semblait y entrer. Perchée comme un pigeonnier, elle +avait de longues caisses de fleurs, une immense volière, et pas un +meuble. On avait simplement étalé une natte sur le carreau. C'était la +«chambre des enfants». Dans tout l'hôtel, on la connaissait, on la +désignait sous ce nom. La maison était si froide, la cour si humide, que +la tante Élisabeth avait redouté pour Christine et Renée ce souffle +frais qui tombait des murs; maintes fois, elle avait grondé les gamines +qui couraient sous les arcades et qui prenaient plaisir à tremper leurs +petits bras dans l'eau glacée de la fontaine. Alors, l'idée lui était +venue de faire disposer pour elles ce grenier perdu, le seul coin où le +soleil entrât et se réjouît, solitaire, depuis bientôt deux siècles, au +milieu des toiles d'araignée. Elle leur donna une natte, des oiseaux, +des fleurs. Les gamines furent enthousiasmées. Pendant les vacances, +Renée vivait là, dans le bain jaune de ce bon soleil, qui semblait +heureux de la toilette qu'on avait faite à sa retraite et des deux têtes +blondes qu'on lui envoyait. La chambre devint un paradis, toute +résonnante du chant des oiseaux et du babil des petites. On la leur +avait cédée en toute propriété. Elles disaient «notre chambre»; elles +étaient chez elles; elles allaient jusqu'à s'y enfermer à clef pour se +bien prouver qu'elles en étaient les uniques maîtresses. Quel coin de +bonheur! Un massacre de joujoux râlait sur la natte, dans le soleil +clair. + +Et la grande joie de la chambre des enfants était encore le vaste +horizon. Des autres fenêtres de l'hôtel, on ne voyait, en face de soi, +que des murs noirs, à quelques pieds. Mais, de celle-ci, on apercevait +tout ce bout de Seine, tout ce bout de Paris qui s'étend de la Cité au +pont de Bercy, plat et immense, et qui ressemble à quelque originale +cité de Hollande. En bas, sur le quai de Béthune, il y avait des +baraques de bois à moitié effondrées, des entassements de poutres et de +toits crevés, parmi lesquels les enfants s'amusaient souvent à regarder +courir des rats énormes, qu'elles redoutaient vaguement de voir grimper +le long des hautes murailles. Mais, au-delà, l'enchantement commençait. +L'estacade, étageant ses madriers, ses contreforts de cathédrale +gothique, et le pont de Constantine, léger, se balançant comme une +dentelle sous les pieds des passants se coupaient à angle droit, +paraissaient barrer et retenir la masse énorme de la rivière. En face, +les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs du Jardin des +plantes, verdissaient, s'étalaient jusqu'à l'horizon: tandis que, de +l'autre côté de l'eau, le quai Henri-IV et le quai de la Rapée +alignaient leurs constructions basses et inégales, leur rangée de +maisons qui, de haut, ressemblaient aux petites maisons de bois et de +carton que les gamines avaient dans des boîtes. Au fond, à droite, le +toit ardoisé de la Salpêtrière bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au +milieu, descendant jusqu'à la Seine, les larges berges pavées faisaient +deux longues routes grises que tachait çà et là la marbrure d'une file +de tonneaux, d'un chariot attelé, d'un bateau de bois ou de charbon vidé +à terre. Mais l'âme de tout cela, l'âme qui emplissait le paysage, +c'était la Seine, la rivière vivante; elle venait de loin, du bord vague +et tremblant de l'horizon, elle sortait de là-bas, du rêve, pour couler +droit aux enfants, dans sa majesté tranquille, dans son gonflement +puissant, qui s'épanouissait, s'élargissait en nappe à leurs pieds, à la +pointe de l'île. Les deux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le +pont d'Austerlitz, semblaient des arrêts nécessaires, chargés de la +contenir, de l'empêcher de monter jusque dans la chambre. Les petites +aimaient la géante, elles s'emplissaient les yeux de sa coulée +colossale, de cet éternel flot grondant qui roulait vers elles, comme +pour les atteindre, et qu'elles sentaient se fendre et disparaître à +droite et à gauche, dans l'inconnu, avec une douceur de titan dompté. +Par les beaux jours, par les matinées de ciel bleu, elles se trouvaient +ravies des belles robes de la Seine; c'étaient des robes changeantes qui +passaient du bleu au vert, avec mille teintes d'une délicatesse infinie; +on aurait dit de la soie mouchetée de flammes blanches, avec des ruches +de satin; et les bateaux qui s'abritaient aux deux rives la bordaient +d'un ruban de velours noir. Au loin, surtout, l'étoffe devenait +admirable et précieuse, comme la gaze enchantée d'une tunique de fée; +après la bande de satin gros vert, dont l'ombre des ponts serrait la +Seine, il y avait des plastrons d'or, des pans d'une étoffe plissée +couleur de soleil. Le ciel immense, sur cette eau, ces files basses de +maisons, ces verdures des deux parcs, se creusait. + +Parfois Renée, lasse de cet horizon sans bornes, grande déjà et +rapportant du pensionnat des curiosités charnelles, jetait un regard +dans l'école de natation des bains Petit, dont le bateau se trouve +amarré à la pointe de l'île. Elle cherchait à voir, entre les linges +flottants pendus à des ficelles en guise de plafond, les hommes en +caleçon dont on apercevait les ventres nus. + + + + +III + + +Maxime resta au collège de Plassans jusqu'aux vacances de 1854. Il avait +treize ans et quelques mois, et venait d'achever sa cinquième. Ce fut +alors que son père se décida à le faire venir à Paris. Il songeait qu'un +fils de cet âge le poserait, l'installerait définitivement dans son +rôle de veuf remarié, riche et sérieux. Lorsqu'il annonça son projet à +Renée, à l'égard de laquelle il se piquait d'une extrême galanterie, +elle lui répondit négligemment: + +--C'est cela, faites venir le gamin.... Il nous amusera un peu. Le +matin, on s'ennuie à mourir. + +Le gamin arriva huit jours après. C'était déjà un grand galopin fluet, à +figure de fille, l'air délicat et effronté, d'un blond très doux. Mais +comme il était fagoté, grand Dieu! Tondu jusqu'aux oreilles, les cheveux +si ras que la blancheur du crâne se trouvait à peine couverte d'une +ombre légère, il avait un pantalon trop court, des souliers de +charretier, une tunique affreusement râpée, trop large, et qui le +rendait presque bossu. Dans cet accoutrement, surpris des choses +nouvelles qu'il voyait, il regardait autour de lui, sans timidité, +d'ailleurs, de l'air sauvage et rusé d'un enfant précoce, hésitant à se +livrer du premier coup. + +Un domestique venait de l'amener de la gare, et il était dans le grand +salon, ravi par l'or de l'ameublement et du plafond, profondément +heureux de ce luxe au milieu duquel il allait vivre, lorsque Renée, qui +revenait de chez son tailleur, entra comme un coup de vent. Elle jeta +son chapeau et le burnous blanc qu'elle avait mis sur ses épaules pour +se protéger contre le froid déjà vif. + +Elle apparut à Maxime, stupéfait d'admiration, dans tout l'éclat de son +merveilleux costume. + +L'enfant la crut déguisée. Elle portait une délicieuse jupe de faille +bleue, à grands volants, sur laquelle était jeté une sorte d'habit de +garde française de soie gris tendre. Les pans de l'habit, doublé de +satin bleu plus foncé que la faille du jupon, étaient galamment relevés +et retenus par des noeuds de ruban; les parements des manches plates, +les grands revers du corsage s'élargissaient, garnis du même satin. Et, +comme assaisonnement suprême, comme pointe risquée d'originalité, de +gros boutons imitant le saphir, pris dans des rosettes azurs, +descendaient le long de l'habit, sur deux rangées. C'était laid et +adorable. + +Quand Renée aperçut Maxime: + +--C'est le petit, n'est-ce pas? demanda-t-elle au domestique, surprise +de le voir aussi grand qu'elle. + +L'enfant la dévorait du regard. Cette dame si blanche de peau, dont on +apercevait la poitrine dans l'entrebâillement d'une chemisette plissée, +cette apparition brusque et charmante, avec sa coiffure haute, ses fines +mains gantées, ses petites bottes d'homme dont les talons pointus +s'enfonçaient dans le tapis, le ravissait, lui semblait la bonne fée de +cet appartement tiède et doré. Il se mit à sourire, et il fut tout juste +assez gauche pour garder sa grâce de gamin. + +--Tiens, il est drôle! s'écria Renée.... Mais, quelle horreur! comme on +lui a coupé les cheveux!... Écoute, mon petit ami, ton père ne rentrera +sans doute que pour le dîner, et je vais être obligée de t'installer.... +Je suis votre belle-maman, monsieur. Veux-tu m'embrasser? + +--Je veux bien, répondit carrément Maxime. + +Et il baisa la jeune femme sur les deux joues, en la prenant par les +épaules, ce qui chiffonna un peu l'habit de garde française. Elle se +dégagea, riant, disant: + +--Mon Dieu! qu'il est drôle, le petit tondu!... + +Elle revint à lui, plus sérieuse. + +--Nous serons amis, n'est-ce pas?... Je veux être une mère pour vous. Je +réfléchissais à cela, en attendant mon tailleur, qui était en +conférence, et je me disais que je devais me montrer très bonne et vous +élever tout à fait bien.... Ce sera gentil! + +Maxime continuait à la regarder, de son regard bleu de fille hardie, et +brusquement: + +--Quel âge avez-vous? demanda-t-il. + +--Mais on ne demande jamais cela! s'écria-t-elle en joignant les +mains.... Il ne sait pas, le petit malheureux! + +Il faudra tout lui apprendre. Heureusement que je puis encore dire mon +âge. J'ai vingt et un ans. + +--Moi, j'en aurai bientôt quatorze.... Vous pourriez être ma soeur. + +Il n'acheva pas, mais son regard ajoutait qu'il s'attendait à trouver la +seconde femme de son père beaucoup plus vieille. Il était tout près +d'elle, il lui regardait le cou avec tant d'attention qu'elle finit +presque par rougir. Sa tête folle, d'ailleurs, tournait, ne pouvant +s'arrêter longtemps sur le même sujet; et elle se mit à marcher, à +parler de son tailleur, oubliant qu'elle s'adressait à un enfant. + +--J'aurais voulu être là pour vous recevoir. Mais imaginez-vous que +Worms m'a apporté ce costume ce matin.... Je l'essaie et je le trouve +assez réussi. Il a beaucoup de chic, n'est-ce pas! Elle s'était placée +devant une glace. Maxime allait et venait derrière elle, pour la voir +sur toutes les faces. + +--Seulement, continua-t-elle, en mettant l'habit, je me suis aperçue +qu'il faisait un gros pli, là, sur l'épaule gauche, vous voyez.... C'est +très laid, ce pli; il semble que j'ai une épaule plus haute que l'autre. + +Il s'était approché, il passait son doigt sur le pli, comme pour +l'aplatir, et sa main de collégien vicieux paraissait s'oublier en cet +endroit avec un certain bien aise. + +--Ma foi, continua-t-elle, je n'ai pu y tenir. J'ai fait atteler et je +suis allée dire à Worms ce que je pensais de son inconcevable +légèreté.... Il m'a promis de réparer cela. + +Puis, elle resta devant la glace, se contemplant toujours, se perdant +dans une subite rêverie. Elle finit par poser un doigt sur ses lèvres, +d'un air d'impatience méditative. Et, tout bas, comme se parlant à +elle-même: + +--Il manque quelque chose... bien sûr qu'il manque quelque chose.... + +Alors, d'un mouvement prompt, elle se tourna, se planta devant Maxime, +auquel elle demanda: + +--Est-ce que c'est vraiment bien?... Vous ne trouvez pas qu'il manque +quelque chose, un rien, un noeud quelque part? + +Le collégien, rassuré par la camaraderie de la jeune femme, avait repris +tout l'aplomb de sa nature effrontée. + +Il s'éloigna, se rapprocha, cligna les yeux, en murmurant: + +--Non, non, il ne manque rien, c'est très joli, très joli.... Je trouve +plutôt qu'il y a quelque chose de trop. + +Il rougit un peu, malgré son audace, s'avança encore, et, traçant du +bout du doigt un angle aigu sur la gorge de Renée: + +--Moi, voyez-vous, continua-t-il, j'échancrerais comme ça cette +dentelle, et je mettrais un collier avec une grosse croix. + +Elle battit des mains, rayonnante. + +--C'est cela, c'est cela, cria-t-elle.... J'avais la grosse croix sur le +bout de la langue. + +Elle écarta la chemisette, disparut pendant deux minutes, revint avec le +collier et la croix. Et, se replaçant devant la glace d'un air de +triomphe: + +--Oh! complet, tout à fait complet, murmura-t-elle.... Mais il n'est pas +bête du tout, le petit tondu! + +Tu habillais donc les femmes dans ta province?... Décidément, nous +serons bons amis. Mais il faudra m'écouter. D'abord, vous laisserez +pousser vos cheveux, et vous ne porterez plus cette affreuse tunique. +Puis, vous suivrez fidèlement mes leçons de bonnes manières. Je veux que +vous soyez un joli jeune homme. + +--Mais bien sûr, dit naïvement l'enfant; puisque papa est riche +maintenant, et que vous êtes sa femme. + +Elle eut un sourire, et avec sa vivacité habituelle: + +--Alors commençons par nous tutoyer. Je dis tu, je dis vous. C'est +bête.... Tu m'aimeras bien? + +--Je t'aimerai de tout mon coeur, répondit-il avec une effusion de +galopin en bonne fortune. + +Telle fut la première entrevue de Maxime et de Renée. + +L'enfant n'alla au collège qu'un mois plus tard. Sa belle-mère, les +premiers jours, joua avec lui comme avec une poupée; elle le décrassa de +sa province, et il faut dire qu'il y mit une bonne volonté extrême. +Quand il parut, habillé de neuf des pieds à la tête par le tailleur de +son père, elle poussa un cri de surprise joyeuse: il était joli comme un +coeur; ce lut son expression. Ses cheveux seuls mettaient à pousser une +lenteur désespérante. La jeune femme disait d'ordinaire que tout le +visage est dans la chevelure. Elle soignait la sienne avec dévotion. +Longtemps, la couleur l'en avait désolée, cette couleur particulière, +d'un jaune tendre, qui rappelait celle du beurre fin. Mais quand la mode +des cheveux jaunes arriva, elle fut charmée, et pour faire croire +qu'elle ne suivait pas la mode bêtement, elle jura qu'elle se teignait +tous les mois. + +Les treize ans de Maxime étaient déjà terriblement savants. C'était une +de ces natures frêles et hâtives, dans lesquelles les sens poussent de +bonne heure. Le vice en lui parut même avant l'éveil des désirs. A deux +reprises, il faillit se faire chasser du collège. Renée, avec des yeux +habitués aux grâces provinciales, aurait vu que, tout fagoté qu'il +était, le petit tondu, comme elle le nommait, souriait, tournait le cou, +avançait les bras d'une façon gentille, de cet air féminin des +demoiselles de collège. Il se soignait beaucoup les mains, qu'il avait +minces et longues; si ses cheveux restaient courts, par ordre du +proviseur, ancien colonel du génie, il possédait un petit miroir, qu'il +tirait de sa poche, pendant les classes, qu'il posait entre les pages de +son livre, et dans lequel il se regardait des heures entières, +s'examinant les yeux, les gencives, se faisant des mines, s'apprenant +des coquetteries. Ses camarades se pendaient à sa blouse, comme à une +jupe, et il se serrait tellement, qu'il avait la taille mince, le +balancement de hanches d'une femme faite. La vérité était qu'il recevait +autant de coups que de caresses. Le collège de Plassans, un repaire de +petits bandits comme la plupart des collèges de province, fut ainsi un +milieu de souillure, dans lequel se développa singulièrement ce +tempérament neutre, cette enfance qui apportait le mal, d'on ne savait +quel inconnu héréditaire. L'âge allait heureusement le corriger. Mais la +marque de ses abandons d'enfant, cette effémination de tout son être, +cette heure où il s'était cru fille, devait rester en lui, le frapper à +jamais dans sa virilité. + +Renée l'appelait «mademoiselle», sans savoir que six mois auparavant, +elle aurait dit juste. Il lui semblait très obéissant, très aimant, et +même elle se trouvait souvent gênée par ses caresses. Il avait une façon +d'embrasser qui chauffait la peau. Mais ce qui la ravissait, c'était son +espièglerie; il était drôle au possible, hardi, parlant déjà des femmes +avec des sourires, tenant tête aux amies de Renée, à la chère Adeline, +qui venait d'épouser M. d'Espanet, et à la grosse Suzanne, mariée tout +récemment au grand industriel Haffner. Il eut, à quatorze ans, une +passion pour cette dernière. Il avait pris sa belle-mère pour +confidente, et celle-ci s'amusait beaucoup. + +--Moi, j'aurais préféré Adeline, disait-elle; elle est plus jolie. + +--Peut-être, répondait le galopin, mais Suzanne est bien plus grosse.... +J'aime les belles femmes.... Si tu étais gentille, tu lui parlerais pour +moi. + +Renée riait. Sa poupée, ce grand gamin aux mines de fille, lui semblait +impayable, depuis qu'elle était amoureuse. Il vint un moment où Mme +Haffner dut se défendre sérieusement. D'ailleurs, ces dames +encourageaient Maxime par leurs rires étouffés, leurs demi-mots, les +attitudes coquettes qu'elles prenaient devant cet enfant précoce. Il +entrait là une pointe de débauche fort aristocratique. Toutes trois, +dans leur vie tumultueuse, brûlées par la passion, s'arrêtaient à la +dépravation charmante du galopin, comme à un piment original et sans +danger qui réveillait leur goût. Elles lui laissaient toucher leur robe, +frôler leurs épaules de ses doigts, lorsqu'il les suivait dans +l'anti-chambre, pour jeter sur elles leur sortie de bal; elles se le +passaient de main en main, riant comme des folles, quand il leur baisait +les poignets, du côté des veines, à cette place où la peau est si douce; +puis elles se faisaient maternelles et lui enseignaient doctement l'art +d'être bel homme et de plaire aux dames. + +C'était leur joujou, un petit homme d'un mécanisme ingénieux, qui +embrassait, qui faisait la cour, qui avait les plus aimables vices du +monde, mais qui restait un joujou, un petit homme de carton qu'on ne +craignait pas trop, assez cependant pour avoir, sous sa main enfantine, +un frisson très doux. + +A la rentrée des classes, Maxime alla au lycée Bonaparte. C'est le lycée +du beau monde, celui que Saccard devait choisir pour son fils. L'enfant, +si mou, si léger qu'il fût, avait alors une intelligence très vive; mais +il s'appliqua à tout autre chose qu'aux études classiques. + +Il fut cependant un élève correct, qui ne descendit jamais dans la +bohème des cancres, et qui demeura parmi les petits messieurs +convenables et bien mis dont on ne dit rien. Il ne lui resta de sa +jeunesse qu'une véritable religion pour la toilette. Paris lui ouvrit +les yeux, en fit un beau jeune homme, pincé dans ses vêtements, suivant +les modes. Il était le Brummel de sa classe. Il s'y présentait comme +dans un salon, chaussé finement, ganté juste, avec des cravates +prodigieuses et des chapeaux ineffables. D'ailleurs ils se trouvaient là +une vingtaine, formant une aristocratie, s'offrant à la sortie des +havanes dans des porte-cigares à fermoirs d'or, faisant porter leur +paquet de livres par un domestique en livrée. Maxime avait déterminé son +père à lui acheter un tilbury et un petit cheval noir qui faisaient +l'admiration de ses camarades. Il conduisait lui-même, ayant sur le +siège de derrière un valet de pied, les bras croisés, qui tenait sur ses +genoux le cartable du collégien, un vrai portefeuille de ministre en +chagrin marron. Et il fallait voir avec quelle légèreté, quelle science +et quelle correction d'allures, il venait en dix minutes de la rue de +Rivoli à la rue du Havre, arrêtait net son cheval devant la porte du +lycée, jetait la bride au valet, en disant: «Jacques, à quatre heures et +demie, n'est-ce pas?» Les boutiquiers voisins étaient ravis de la bonne +grâce de ce blondin qu'ils voyaient régulièrement deux fois par jour +arriver et repartir dans sa voiture. Au retour, il reconduisait parfois +un ami, qu'il mettait à sa porte. Les deux enfants fumaient, regardaient +les femmes, éclaboussaient les passants, comme s'ils fussent revenus des +courses. Petit monde étonnant, couvée de fats et d'imbéciles, qu'on peut +voir chaque jour rue du Havre, correctement habillés, avec leurs vestons +de gandins, jouer les hommes riches et blasés, tandis que la bohème du +lycée, les vrais écoliers, arrivent criant et se poussant, tapant le +pavé avec leurs gros souliers, leurs livres pendus derrière le dos, au +bout d'une courroie. + +Renée, qui voulait prendre au sérieux son rôle de mère et +d'institutrice, était enchantée de son élève. Elle ne négligeait rien, +il est vrai, pour parfaire son éducation. + +Elle traversait alors une heure pleine de dépit et de larmes; un amant +l'avait quittée, avec scandale, aux yeux de tout Paris, pour se mettre +avec la duchesse de Sternich. Elle rêva que Maxime serait sa +consolation, elle se vieillit, s'ingénia pour être maternelle, et devint +le mentor le plus original qu'on pût imaginer. Souvent, le tilbury de +Maxime restait à la maison; c'était Renée, avec sa grande calèche, qui +venait prendre le collégien. + +Ils cachaient le portefeuille marron sous la banquette, ils allaient au +Bois, alors dans tout son neuf. Là, elle lui faisait un cours de haute +élégance. Elle lui nommait le Tout-Paris impérial, gras, heureux, encore +dans l'extase de ce coup de baguette qui changeait les meurt-de-faim et +les goujats de la ville en grands seigneurs, en millionnaires soufflant +et se pâmant sous le poids de leur caisse. Mais l'enfant la questionnait +surtout sur les femmes, et comme elle était très libre avec lui, elle +lui donnait des détails précis; Mme de Guende était bête, mais +admirablement faite; la comtesse Vanska, fort riche, avait chanté dans +les cours, avant de se faire épouser par un Polonais, qui la battait, +disait-on; quant à la marquise d'Espanet et à Suzanne Haffner, elles +étaient inséparables, et, bien qu'elles fussent ses amies intimes, Renée +ajoutait, en pinçant les lèvres, comme pour n'en pas dire davantage, +qu'il courait de bien vilaines histoires sur leur compte; la belle Mme +de Lauwerens était aussi horriblement compromettante, mais elle avait de +si jolis yeux, et tout le monde, en somme, savait que, quant à elle, +elle était irréprochable, bien qu'un peu trop mêlée aux intrigues des +pauvres petites femmes qui la fréquentaient, Mme Daste, Mme Teissière, +la baronne de Meinhold. Maxime voulut avoir le portrait de ces dames; il +en garnit un album qui resta sur la table du salon. Pour embarrasser sa +belle-maman, avec cette ruse vicieuse qui était le trait dominant de son +caractère, il lui demandait des détails sur les filles, en feignant de +les prendre pour des femmes du vrai monde. Renée, morale et sérieuse, +disait que c'étaient d'affreuses créatures et qu'il devait les éviter +avec soin; puis elle s'oubliait et parlait d'elles comme de personnes +qu'elle eût connues intimement. + +Un des grands régals de l'enfant était encore de la mettre sur le +chapitre de la duchesse de Sternich. Chaque lois que sa voiture passait, +au Bois, à côté de la leur, il ne manquait pas de nommer la duchesse, +avec une sournoiserie méchante, un regard en dessous, prouvant qu'il +connaissait la dernière aventure de Renée. Celle-ci, d'une voix sèche, +déchirait sa rivale; comme elle vieillissait! la pauvre femme! elle se +maquillait, elle avait des amants cachés au fond de toutes ses armoires, +elle s'était donnée à un chambellan pour entrer dans le lit impérial. Et +elle ne tarissait pas, tandis que Maxime, pour l'exaspérer, trouvait Mme +de Sternich délicieuse. + +De telles leçons développaient singulièrement l'intelligence du +collégien, d'autant plus que la jeune institutrice les répétait partout, +au Bois, au théâtre, dans les salons. + +L'élève devint très fort. + +Ce que Maxime adorait, c'était de vivre dans les jupes, dans les +chiffons, dans la poudre de riz des femmes. Il restait toujours un peu +fille, avec ses mains effilées, son visage imberbe, son cou blanc et +potelé. Renée le consultait gravement sur ses toilettes. Il connaissait +les bons faiseurs de Paris, jugeait chacun d'eux d'un mot, parlait de la +saveur des chapeaux d'un tel et de la logique des robes de tel autre. A +dix-sept ans, il n'y avait pas une modiste qu'il n'eût approfondie, pas +un bottier dont il n'eût étudié et pénétré le coeur. Cet étrange +avorton, qui, pendant les classes d'anglais, lisait les prospectus que +son parfumeur lui adressait tous les vendredis, aurait soutenu une thèse +brillante sur le Tout-Paris mondain, clientèle et fournisseurs compris, +à l'âge où les gamins de province n'osent pas encore regarder leur bonne +en face. Souvent, quand il revenait du lycée, il rapportait dans son +tilbury un chapeau, une boîte de savons, un bijou, commandés la veille +par sa belle-mère. + +Il avait toujours quelque bout de dentelle musquée qui traînait dans ses +poches. + +Mais sa grande partie était d'accompagner Renée chez l'illustre Worms, +le tailleur de génie, devant lequel les reines du Second Empire se +tenaient à genoux. Le salon du grand homme était vaste, carré, garni de +larges divans. Il y entrait avec une émotion religieuse. Les toilettes +ont certainement une odeur propre; la soie, le satin, le velours, les +dentelles avaient marié leurs arômes légers à ceux des chevelures et des +épaules ambrées; et l'air du salon gardait cette tiédeur odorante, cet +encens de la chair et du luxe qui changeait la pièce en une chapelle +consacrée à quelque secrète divinité. Souvent il fallait que Renée et +Maxime fissent antichambre pendant des heures; il y avait là une +vingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant des biscuits +dans des verres de madère, faisant collation sur la grande table du +milieu, où traînaient des bouteilles et des assiettes de petits fours. +Ces dames étaient chez elles, parlaient librement, et lorsqu'elles se +pelotonnaient autour de la pièce, on aurait dit un vol blanc de +lesbiennes qui se serait abattu sur les divans d'un salon parisien. +Maxime, qu'elles toléraient et qu'elles aimaient pour son air de fille, +était le seul homme admis dans le cénacle. Il y goûtait des jouissances +divines; il glissait le long des divans comme une couleuvre agile; on le +retrouvait sous une jupe, derrière un corsage, entre deux robes, où il +se faisait tout petit, se tenant bien tranquille, respirant la chaleur +parfumée de ses voisines avec des mines d'enfant de choeur avalant le +bon Dieu. + +--Il se fourre partout, ce petit-là, disait la baronne de Meinhold, en +lui tapotant les joues. + +Il était si fluet que ces dames ne lui donnaient guère plus de quatorze +ans. Elles s'amusèrent à le griser avec le madère de l'illustre Worms. +Il leur dit des choses stupéfiantes, qui les firent rire aux larmes. +Toutefois, ce fut la marquise d'Espanet qui trouva le mot de la +situation. + +Comme on découvrit un jour Maxime, dans un angle des divans, derrière +son dos: + +--Voilà un garçon qui aurait dû naître fille, murmura-t-elle, à le voir +si rose, si rougissant, si pénétré du bien-être qu'il avait éprouvé dans +son voisinage. + +Puis, lorsque le grand Worms recevait enfin Renée, Maxime pénétrait avec +elle dans le cabinet. Il s'était permis de parler deux ou trois fois, +pendant que le maître s'absorbait dans le spectacle de sa cliente, comme +les pontifes du beau veulent que Léonard de Vinci l'ait fait devant la +Joconde. Le maître avait daigné sourire de la justesse de ses +observations. Il faisait mettre Renée debout devant une glace, qui +montait du parquet au plafond, se recueillait, avec un froncement de +sourcils, pendant que la jeune femme, émue, retenait son haleine, pour +ne pas bouger. Et, au bout de quelques minutes, le maître, comme pris et +secoué par l'inspiration, peignait à grands traits saccadés le +chef-d'oeuvre qu'il venait de concevoir, s'écriait en phrases sèches: + +--Robe Montespan en faille cendrée..., la traîne dessinant, devant, une +basque arrondie..., gros noeuds de satin gris la relevant sur les +hanches..., enfin tablier bouillonné de tulle gris perle, les +bouillonnés séparés par des bandes de satin gris. + +Il se recueillait encore, paraissait descendre tout au fond de son +génie, et, avec une grimace triomphante de pythonisse sur son trépied, +il achevait: + +--Nous poserons dans les cheveux, sur cette tête rieuse, le papillon +rêveur de Psyché aux ailes d'azur changeant. + +Mais, d'autres lois, l'inspiration était rétives. L'illustre Worms +l'appelait vainement, concentrait ses facultés en pure perte. Il +torturait ses sourcils, devenait livide, prenait entre ses mains sa +pauvre tête, qu'il branlait avec désespoir, et vaincu, se jetant dans un +fauteuil: + +--Non, murmurait-il d'une voix dolente, non, pas aujourd'hui..., ce +n'est pas possible.... Ces dames sont indiscrètes. La source est tarie. + +Et il mettait Renée à la porte en répétant: + +--Pas possible, pas possible, chère dame, vous repasserez un autre +jour.... Je ne vous sens pas ce matin. + +La belle éducation que recevait Maxime eut un premier résultat. A +dix-sept ans, le gamin séduisit la femme de chambre de sa belle-mère. Le +pis de l'histoire fut que la chambrière devint enceinte. Il fallut +l'envoyer à la campagne avec le marmot et lui constituer une petite +rente. Renée resta horriblement vexée de l'aventure. + +Saccard ne s'en occupa que pour régler le côté pécuniaire de la +question; mais la jeune femme gronda vertement son élève. Lui, dont elle +voulait faire un homme distingué, se compromettre avec une telle fille! +Quel début ridicule et honteux, quelle fredaine inavouable! + +Encore s'il s'était lancé avec une de ces dames! + +--Pardieu! répondit-il tranquillement, si ta bonne amie Suzanne avait +voulu, c'est elle qui serait allée à la campagne. + +--Oh! le polisson! murmura-t-elle, désarmée, égayée par l'idée de voir +Suzanne se réfugiant à la campagne avec une rente de douze cents francs. + +Puis, une pensée plus drôle lui vint, et oubliant son rôle de mère +irritée, poussant des rires perlés, qu'elle retenait entre ses doigts, +elle balbutia, en le regardant du coin de l'oeil: + +--Dis donc, c'est Adeline qui t'en aurait voulu, et qui lui aurait fait +des scènes.... + +Elle n'acheva pas. Maxime riait avec elle. Telle fut la belle chute que +fit la morale de Renée en cette aventure. + +Cependant Aristide Saccard ne s'inquiétait guère des deux enfants, comme +il nommait son fils et sa seconde femme. Il leur laissait une liberté +absolue, heureux de les voir bons amis, ce qui emplissait l'appartement +d'une gaieté bruyante. Singulier appartement que ce premier étage de la +rue de Rivoli. Les portes y battaient toute la journée; les domestiques +y parlaient haut; le luxe neuf et éclatant en était traversé +continuellement par des courses de jupes énormes et volantes, par des +processions de fournisseurs, par le tohu-bohu des amies de Renée, des +camarades de Maxime et des visiteurs de Saccard. Ce dernier recevait, de +neuf heures à onze heures, le plus étrange monde qu'on pût voir: +sénateurs et clercs d'huissier, duchesses et marchandes à la toilette, +toute l'écume que les tempêtes de Paris jetaient le matin à sa porte, +robes de soie, jupes sales, blouses, habits noirs, qu'il accueillait du +même ton pressé, des mêmes gestes impatients et nerveux; il bâclait les +affaires en deux paroles, résolvait vingt difficultés à la fois, et +donnait les solutions en courant. On eût dit que ce petit homme remuant, +dont la voix était très forte, se battait dans son cabinet avec les +gens, avec les meubles, culbutait, se frappait la tête au plafond pour +en faire jaillir les idées, et retombait toujours victorieux sur ses +pieds. Puis, à onze heures, il sortait; on ne le voyait plus de la +journée; il déjeunait dehors, souvent même il y dînait. Alors la maison +appartenait à Renée et à Maxime; ils s'emparaient du cabinet du père; +ils y déballaient les cartons des fournisseurs, et les chiffons +traînaient sur les dossiers. Parfois des gens graves attendaient une +heure à la porte du cabinet, pendant que le collégien et la jeune femme +discutaient un noeud de ruban, assis aux deux bouts du bureau de +Saccard. Renée faisait atteler dix fois par jour. Rarement on mangeait +ensemble; sur les trois, deux couraient, s'oubliaient, ne revenaient +qu'à minuit. + +Appartement de tapage, d'affaires et de plaisirs, où la vie moderne, +avec son bruit d'or sonnant, de toilettes froissées, s'engouffrait comme +un coup de vent. + +Aristide Saccard avait enfin trouvé son milieu. Il s'était révélé grand +spéculateur, brasseur de millions. + +Après le coup de maître de la rue de la Pépinière, il se lança hardiment +dans la lutte qui commençait à semer Paris d'épaves honteuses et de +triomphes fulgurants. + +D'abord, il joua à coup sûr, répétant son premier succès, achetant les +immeubles qu'il savait menacés de la pioche, et employant ses amis pour +obtenir de grosses indemnités. Il vint un moment où il eut cinq ou six +maisons, ces maisons qu'il regardait si étrangement autrefois, comme des +connaissances à lui, lorsqu'il n'était qu'un pauvre agent voyer. Mais +c'était là l'enfance de l'art. Quand il avait usé les baux, comploté +avec les locataires, volé l'État et les particuliers, la finesse n'était +pas grande, et il pensait que le jeu ne valait pas la chandelle. + +Aussi mit-il bientôt son génie au service de besognes plus compliquées. + +Saccard inventa d'abord le tour des achats d'immeubles faits sous le +manteau pour le compte de la Ville grand nombre de maisons, espérant +user les baux et congédier les locataires sans indemnité. Mais ces +acquisitions furent considérées comme de véritables expropriations, et +elle dut payer. Ce fut alors que Saccard offrit d'être le prête-nom de +la Ville; il achetait, usait les baux, et, moyennant un pot-de-vin, +livrait l'immeuble au moment fixé. Et même il finit par jouer double +jeu; il achetait pour la Ville et pour le préfet. Quand l'affaire était +par trop tentante, il escamotait la maison. + +L'État payait. On récompensa ses complaisances en lui concédant des +bouts de rues, des carrefours projetés, qu'il rétrocédait avant même que +la voie nouvelle fût commencée. C'était un jeu féroce; on jouait sur les +quartiers à bâtir comme on joue sur un titre de rente! + +Certaines dames, de jolies filles, amies intimes de hauts +fonctionnaires, étaient de la partie; une d'elles, dont les dents +blanches sont célèbres, a croqué, à plusieurs reprises, des rues +entières. Saccard s'affamait, sentait ses désirs s'accroître, à voir ce +ruissellement d'or qui lui glissait entre les mains. Il lui semblait +qu'une mer de pièces de vingt francs s'élargissait autour de lui, de lac +devenait océan, emplissait l'immense horizon avec un bruit de vagues +étrange, une musique métallique qui lui chatouillait le coeur; et il +s'aventurait, nageur plus hardi chaque jour, plongeant, reparaissant, +tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, traversant cette immensité par +les temps clairs et par les orages, comptant sur ses forces et son +adresse pour ne jamais aller au fond. + +Paris s'abîmât alors dans un nuage de plâtre. Les temps prédits par +Saccard, sur les buttes Montmartre, étaient venus. On taillait la cité à +coups de sabre, et il était de toutes les entailles, de toutes les +blessures. Il avait des décombres à lui aux quatre coins de la ville. + +Rue de Rome, il fut mêlé à cette étonnante histoire du trou qu'une +compagnie creusa, pour transporter cinq ou six mille mètres cubes de +terre et faire croire à des travaux gigantesques, et qu'on dut ensuite +reboucher, en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie +eut fait faillite. Lui s'en tira la conscience nette, les poches +pleines, grâce à son frère Eugène, qui voulut bien intervenir. A +Chaillot, il aida à éventrer la butte, à la jeter dans un bas-fond, pour +faire passer le boulevard qui va de l'Arc de Triomphe au pont de l'Alma. +Du côté de Passy, ce fut lui qui eut l'idée de semer les déblais du +Trocadéro sur le plateau, de sorte que la bonne terre se trouve +aujourd'hui à deux mètres de profondeur, et que l'herbe elle-même refuse +de pousser dans ces gravats. On l'aurait retrouvé sur vingt points à la +fois, à tous les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable, +un déblai dont on ne savait que faire, un remblai qu'on ne pouvait +exécuter, un bon amas de terre et de plâtras où s'impatientait la hâte +fébrile des ingénieurs, que lui fouillait de ses ongles, et dans lequel +il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ou quelque +opération de sa façon. Le même jour, il courait des travaux de l'Arc de +Triomphe à ceux du boulevard Saint-Michel, des déblais du boulevard +Malesherbes aux remblais de Chaillot, traînant avec lui une armée +d'ouvriers, d'huissiers, d'actionnaires, de dupes et de fripons. + +Mais sa gloire la plus pure était le Crédit viticole, qu'il avait fondé +avec Toutin-Laroche. Celui-ci s'en trouvait le directeur officiel; lui +ne paraissait que comme membre du conseil de surveillance. Eugène, en +cette circonstance, avait encore donné un bon coup de main à son frère. +Grâce à lui, le gouvernement autorisa la compagnie, et la surveilla avec +une grande bonhomie. + +En une délicate circonstance, comme un journal mal pensant se permettait +de critiquer une opération de cette compagnie, le Moniteur alla jusqu'à +publier une note interdisant toute discussion sur une maison si +honorable, et que l'État daignait patronner. Le Crédit viticole +s'appuyait sur un excellent système financier: il prêtait aux +cultivateurs la moitié du prix d'estimation de leurs biens, garantissait +le prêt par une hypothèque, et touchait des emprunteurs les intérêts, +augmentés d'un acompte d'amortissement. Jamais mécanisme ne fut plus +digne ni plus sage. Eugène avait déclaré à son frère, avec un fin +sourire, que les Tuileries voulaient qu'on fût honnête. + +M. Toutin-Laroche interpréta ce désir en laissant ponctionner +tranquillement la machine des prêts aux cultivateurs, et en établissant +à côté une maison de banque qui attirait à elle les capitaux et qui +jouait avec fièvre, se lançant dans toutes les aventures. Grâce à +l'impulsion formidable que le directeur lui donna, le Crédit viticole +eut bientôt une réputation de solidité et de prospérité à toute épreuve. +Au début, pour lancer d'un coup, à la Bourse, une masse d'actions +fraîchement détachées de la souche, et leur donner l'aspect de titres +ayant déjà beaucoup circulé, Saccard eut l'ingéniosité de les faire +piétiner et battre, pendant toute une nuit, par les garçons de recette +armés de balais de bouleau. On eût dit une succursale de la Banque. +L'hôtel, occupé par les bureaux, avec sa cour pleine d'équipages, ses +grillages sévères, son large perron et son escalier monumental, ses +enfilades de cabinets luxueux, son monde d'employés et de laquais en +livrée, semblait être le temple grave et digne de l'argent; et rien ne +frappait le public d'une émotion plus religieuse que le sanctuaire, que +la Caisse, où conduisait un corridor d'une nudité sacrée, et où l'on +apercevait le coffre-fort, le dieu, accroupi, scellé au mur, trapu et +dormant, avec ses trois serrures, ses flancs épais, son air de brute +divine. + +Saccard maquignonna une grosse affaire avec la Ville. Celle-ci, obérée, +écrasée par sa dette, entraînée dans cette danse des millions qu'elle +avait mise en branle, pour plaire à l'empereur et remplir certaines +poches, en était réduite aux emprunts déguisés, ne voulant pas avouer +ses fièvres chaudes, sa folie de la pioche et du moellon. Elle venait de +créer alors ce qu'on nommait des bons de délégation, de véritables +lettres de change à longue date, pour payer les entrepreneurs le jour +même de la signature des traités, et leur permettre ainsi de trouver des +fonds en négociant les bons. Le Crédit viticole avait gracieusement +accepté ce papier de la main des entrepreneurs. Le jour où la Ville +manqua d'argent, Saccard alla la tenter. Une somme considérable lui fut +avancée, sur une émission de bons de délégation, que M. Toutin-Laroche +jura tenir de compagnies concessionnaires, et qu'il traîna dans tous les +ruisseaux de la spéculation. Le Crédit viticole était désormais +inattaquable; il tenait Paris à la gorge. Le directeur ne parlait plus +qu'avec un sourire de la fameuse Société générale des ports du Maroc; +elle vivait pourtant toujours, et les journaux continuaient à célébrer +régulièrement les grandes stations commerciales. Un jour que M. +Toutin-Laroche engageait Saccard à prendre des actions de cette société, +celui-ci lui rit au nez, en lui demandant s'il le croyait assez bête +pour placer son argent dans la «Compagnie générale des Mille et une +Nuits». + +Jusque-là, Saccard avait joué heureusement, à coup sûr, trichant, se +vendant, bénéficiant sur les marchés, tirant un gain quelconque de +chacune de ses opérations. + +Bientôt cet agiotage ne lui suffit plus, il dédaigna de glaner, de +ramasser l'or que les Toutin-Laroche et les baron Gouraud laissaient +tomber derrière eux. Il mit les bras dans le sac jusqu'à l'épaule. Il +s'associa avec les Mignon, Charrier et Cie, ces fameux entrepreneurs +alors à leurs débuts et qui devaient réaliser des fortunes colossales. +La Ville s'était déjà décidée à ne plus exécuter elle-même les travaux, +à céder les boulevards à forfait. + +Les compagnies concessionnaires s'engageaient à lui livrer une voie +toute faite, arbres plantés, bancs et becs de gaz posés, moyennant une +indemnité convenue; quelquefois même, elles donnaient la voie pour rien: +elles se trouvaient largement payées par les terrains en bordure, +qu'elles retenaient et qu'elles frappaient d'une plus value +considérable. La lièvre de spéculation sur les terrains, la hausse +furieuse sur les immeubles datent de cette époque. Saccard, par ses +attaches, obtint la concession de trois tronçons de boulevard. Il fut +l'âme ardente et un peu brouillonne de l'association. Les sieurs Mignon +et Charrier, ses créatures dans les commencements, étaient de gros et +rusés compères, des maîtres maçons qui connaissaient le prix de +l'argent. Ils riaient en dessous devant les équipages de Saccard; ils +gardaient le plus souvent leurs blouses, ne refusaient pas un coup de +main à un ouvrier, rentraient chez eux couverts de plâtre. Ils étaient +de Langres tous les deux. Ils apportaient, dans ce Paris brûlant et +inassouvi, leur prudence de Champenois, leur cerveau calme, peu ouvert, +peu intelligent, mais très apte à profiter des occasions pour s'emplir +les poches, quitte à jouir plus tard. Si Saccard lança l'affaire, +l'anima de sa flamme, de sa rage d'appétits, les sieurs Mignon et +Charrier, par leur terre à terre, leur administration routinière et +étroite, l'empêchèrent vingt fois de culbuter dans les imaginations +étonnantes de leur associé. Jamais ils ne consentirent à avoir les +bureaux superbes, l'hôtel qu'il voulait bâtir pour étonner Paris. Ils +refusèrent également les spéculations secondaires qui poussaient chaque +matin dans sa tête: construction de salles de concert, de vastes maisons +de bains, sur les terrains en bordure; chemins de fer suivant la ligne +des nouveaux boulevards; galeries vitrées, décuplant le loyer des +boutiques, et permettant de circuler dans Paris sans être mouillé. Les +entrepreneurs, pour couper court à ces projets qui les effrayaient, +décidèrent que les terrains en bordure seraient partagés entre les trois +associés, et que chacun d'eux en ferait ce qu'il voudrait. Eux +continuèrent à vendre sagement leurs lots. Lui fit bâtir. Son cerveau +bouillait. Il eût proposé sans rire de mettre Paris sous une immense +cloche, pour le changer en serre chaude, et y cultiver les ananas et la +canne à sucre. + +Bientôt, remuant les capitaux à la pelle, il eut huit maisons sur les +nouveaux boulevards. Il en avait quatre complètement terminées, deux rue +de Marignan, et deux sur le boulevard Haussmann; les quatre autres, +situées sur le boulevard Malesherbes, restaient en construction, et même +une d'elles, vaste enclos de planches où devait s'élever un magnifique +hôtel, n'avait encore de posé que le plancher du premier étage. A cette +époque, ses affaires se compliquèrent tellement, il avait tant de fils +attachés à chacun de ses doigts, tant d'intérêts à surveiller et de +marionnettes à faire mouvoir qu'il dormait à peine trois heures par nuit +et qu'il lisait sa correspondance dans sa voiture. Le merveilleux était +que sa caisse semblait inépuisable. Il était actionnaire de toutes les +sociétés, bâtissait avec une sorte de fureur, se mettait de tous les +trafics, menaçait d'inonder Paris comme une mer montante, sans qu'on le +vît réaliser jamais un bénéfice bien net, empocher une grosse somme +luisant au soleil. Ce fleuve d'or, sans sources connues, qui paraissait +sortir à flots pressés de son cabinet, étonnait les badauds, et fit de +lui, à un moment, l'homme en vue auquel les journaux prêtaient tous les +bons mots de la Bourse. + +Avec un tel mari, Renée était aussi peu mariée que possible. Elle +restait des semaines entières sans presque le voir. D'ailleurs, il était +parfait: il ouvrait pour elle sa caisse toute grande. Au fond, elle +l'aimait comme un banquier obligeant. Quand elle allait à l'hôtel +Béraud, elle faisait un grand éloge de lui devant son père, que la +fortune de son gendre laissait sévère et froid. Son mépris s'en était +allé; cet homme semblait si convaincu que la vie n'est qu'une affaire, +il était si évidemment né pour battre monnaie avec tout ce qui lui +tombait sous les mains: femmes, enfants, pavés, sacs de plâtre, +consciences, qu'elle ne pouvait lui reprocher le marché de leur mariage. +Depuis ce marché, il la regardait un peu comme une de ces belles maisons +qui lui faisaient honneur et dont il espérait tirer de gros profits. Il +la voulait bien mise, bruyante, faisant tourner la tête à tout Paris. +Cela le posait, doublait le chiffre probable de sa fortune. Il était +beau, jeune, amoureux, écervelé, par sa femme. Elle était une associée, +une complice sans le savoir. Un nouvel attelage, une toilette de deux +mille écus, une complaisance pour quelque amant facilitèrent, décidèrent +souvent ses plus heureuses affaires. Souvent aussi il se prétendait +accablé, l'envoyait chez un ministre, chez un fonctionnaire quelconque, +pour solliciter une autorisation ou recevoir une réponse. Il lui disait: +«Et sois sage!» d'un ton qui n'appartenait qu'à lui, à la fois railleur +et câlin. Et quand elle revenait, qu'elle avait réussi, il se frottait +les mains, en répétant son fameux: + +«Et tu as été sage!» Renée riait. Il était trop actif pour souhaiter une +Mme Michelin. Il aimait simplement les plaisanteries crues, les +hypothèses scabreuses. D'ailleurs, si Renée «n'avait pas été sage», il +n'aurait éprouvé que le dépit d'avoir réellement payé la complaisance du +ministre ou du fonctionnaire. Duper les gens, leur en donner moins que +pour leur argent, était un régal. + +Il se disait souvent: «Si j'étais femme, je me vendrais peut-être, mais +je ne livrerais jamais la marchandise; c'est trop bête.» Cette folle de +Renée, qui était apparue une nuit dans le ciel parisien comme la fée +excentrique des voluptés mondaines, était la moins analysable des +femmes. Élevée au logis, elle eût sans doute émoussé, par la religion ou +par quelque autre satisfaction nerveuse, les pointes des désirs dont les +piqûres l'affolaient par instants. De tête, elle était bourgeoise; elle +avait une honnêteté absolue, un amour des choses logiques, une crainte +du ciel et de l'enfer, une dose énorme de préjugés; elle appartenait à +son père, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus du +foyer. Et c'était dans cette nature que germaient, que grandissaient les +fantaisies prodigieuses, les curiosités sans cesse renaissantes, les +désirs inavouables. Chez les dames de la Visitation, libre, l'esprit +vagabondant dans les voluptés mystiques de la chapelle et dans les +amitiés charnelles de ses petites amies, elle s'était fait une éducation +fantasque, apprenant le vice, y mettant la franchise de sa nature, +détraquant sa jeune cervelle, au point qu'elle embarrassa singulièrement +son confesseur en lui avouant qu'un jour, pendant la messe, elle avait +eu une envie irraisonnée de se lever pour l'embrasser. Puis elle se +frappait la poitrine, elle pâlissait à l'idée du diable et de ses +chaudières. La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce +viol brutal qu'elle subit avec une sorte d'attente épouvantée, la fit +ensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l'abandon de toute sa +vie. Elle pensa qu'elle n'avait plus à lutter contre le mal, qu'il était +en elle, que la logique l'autorisait à aller jusqu'au bout de la science +mauvaise. Elle était plus encore une curiosité qu'un appétit. Jetée dans +le monde du Second Empire, abandonnée à ses imaginations, entretenue +d'argent, encouragée dans ses excentricités les plus tapageuses, elle se +livra, le regretta, puis réussit enfin à tuer son honnêteté expirante, +toujours fouettée, toujours poussée en avant par son insatiable besoin +de savoir et de sentir. + +D'ailleurs, elle n'en était qu'à la page commune. Elle causait +volontiers, à demi-voix, avec des rires, des cas extraordinaires de la +tendre amitié de Suzanne Haffner et d'Adeline d'Espanet, du métier +délicat de Mme de Lauwerens, des baisers à prix fixe de la comtesse +Vanska; mais elle regardait encore ces choses de loin, avec la vague +idée d'y goûter peut-être, et ce désir indéterminé, qui montait en elle +aux heures mauvaises, grandissait encore cette anxiété turbulente, cette +recherche effarée d'une jouissance unique, exquise, où elle mordrait +toute seule. Ses premiers amants ne l'avaient pas gâtée; trois lois elle +s'était crue prise d'une grande passion; l'amour éclatait dans sa tête +comme un pétard, dont les étincelles n'allaient pas jusqu'au coeur. Elle +était folle un mois, s'affichait avec son cher seigneur dans tout Paris; +puis, un matin, au milieu du tapage de sa tendresse, elle sentait un +silence écrasant, un vide immense. Le premier, le jeune duc de Rozan, ne +fut guère qu'un déjeuner de soleil; Renée, qui l'avait remarqué pour sa +douceur et sa tenue excellente, le trouva en tête-à-tête absolument nul, +déteint, assommant. + +M. Simpson, attaché à l'ambassade américaine, qui vint ensuite, faillit +la battre, et dut à cela de rester plus d'un an avec elle. Puis, elle +accueillit le comte de Chibray, un aide de camp de l'empereur, bel homme +vaniteux qui commençait à lui peser singulièrement lorsque la duchesse +de Sternich s'avisa de s'en amouracher et de le lui prendre; alors elle +le pleura, elle lit entendre à ses amies que son coeur était broyé, +qu'elle n'aimerait plus. + +Elle en arriva ainsi à M. de Mussy, l'être le plus insignifiant du +monde, un jeune homme qui faisait son chemin dans la diplomatie en +conduisant le cotillon avec des grâces particulières; elle ne sut jamais +bien comment elle s'était livrée à lui, et le garda longtemps, prise de +paresse, dégoûtée d'un inconnu qu'on découvre en une heure, attendant, +pour se donner les soucis d'un changement, de rencontrer quelque +aventure extraordinaire. A vingt-huit ans, elle était déjà horriblement +lasse. L'ennui lui paraissait d'autant plus insupportable, que ses +vertus bourgeoises profitaient des heures où elle s'ennuyait pour se +plaindre et l'inquiéter. Elle fermait sa porte, elle avait des migraines +affreuses. Puis, quand la porte se rouvrait, c'était un flot de soie et +de dentelles qui s'en échappait à grand tapage, une créature de luxe et +de joie, sans un souci ni une rougeur au front. + +Dans sa vie banale et mondaine, elle avait eu cependant un roman. Un +jour, au crépuscule, comme elle était sortie à pied pour aller voir son +père, qui n'aimait pas à sa porte le bruit des voitures, elle s'aperçut, +au retour, sur le quai Saint-Paul, qu'elle était suivie par un jeune +homme. Il faisait chaud; le jour mourait avec une douceur amoureuse. +Elle qu'on ne suivait qu'à cheval, dans les allées du Bois, elle trouva +l'aventure piquante, elle en fut flattée comme d'un hommage nouveau, un +peu brutal, mais dont la grossièreté même la chatouillait. Au lieu de +rentrer chez elle, elle prit la rue du Temple, promenant son galant le +long des boulevards. Cependant l'homme s'enhardit, devint si pressant, +que Renée un peu interdite, perdant la tête, suivit la rue du +Faubourg-Poissonnière et se réfugia dans la boutique de la soeur de son +mari. + +L'homme entra derrière elle. Mme Sidonie sourit, parut comprendre et les +laissa seuls. Et comme Renée voulait la suivre, l'inconnu la retint, lui +parla avec une politesse émue, gagna son pardon. C'était un employé qui +s'appelait Georges, et auquel elle ne demanda jamais son nom de famille. +Elle vint le voir deux fois; elle entrait par le magasin, il arrivait +par la rue Papillon. Cet amour de rencontre, trouvé et accepté dans la +rue, fut un de ses plaisirs les plus vifs. Elle y songea toujours, avec +quelque honte, mais avec un singulier sourire de regret. Mme Sidonie +gagna à l'aventure d'être enfin la complice de la seconde femme de son +frère, un rôle qu'elle ambitionnait depuis le jour du mariage. + +Cette pauvre Mme Sidonie avait eu un mécompte. + +Tout en maquignonnant le mariage, elle espérait épouser un peu Renée, +elle aussi, en faire une de ses clientes, tirer d'elle une joule de +bénéfices. Elle jugeait les femmes au coup d'oeil, comme les +connaisseurs jugent les chevaux. Aussi sa consternation fut grande, +lorsque, après avoir laissé un mois au ménage pour s'installer, elle +comprit qu'elle arrivait déjà trop tard, en apercevant Mme de Lauwerens +trônant au milieu du salon. Cette dernière, belle femme de vingt-six +ans, faisait métier de lancer les nouvelles venues. Elle appartenait à +une très ancienne famille, était mariée à un homme de la haute finance, +qui avait le tort de refuser le paiement des mémoires de modiste et de +tailleur. La dame, personne fort intelligente, battait monnaie, +s'entretenait elle-même. Elle avait horreur des hommes, disait-elle; +mais elle en fournissait à toutes ses amies; il y en avait toujours un +achalandage complet dans l'appartement qu'elle occupait rue de Provence, +au-dessus des bureaux de son mari. On y faisait de petits goûters. On +s'y rencontrait d'une façon imprévue et charmante. Il n'y avait aucun +mal à une jeune fille d'aller voir sa chère Mme de Lauwerens, et tant +pis si le hasard amenait là des hommes, très respectueux d'ailleurs, et +du meilleur monde. + +La maîtresse de la maison était adorable dans ses grands peignoirs de +dentelle. Souvent un visiteur l'aurait choisie de préférence, en dehors +de sa collection de blondes et de brunes. Mais la chronique assurait +qu'elle était d'une sagesse absolue. Tout le secret de l'affaire était +là. Elle conservait sa haute situation dans le monde, avait pour amis +tous les hommes, gardait son orgueil de femme honnête, goûtait une +secrète joie à faire tomber les autres et à tirer profit de leurs +chutes. Lorsque Mme Sidonie se fut expliqué le mécanisme de l'invention +nouvelle, elle fut navrée. C'était l'école classique, la femme en +vieille robe noire portant des billets doux au fond de son cabas, mise +en face de l'école moderne, de la grande dame qui vend ses amies dans +son boudoir en buvant une tasse de thé. L'école moderne triompha. Mme de +Lauwerens eut un regard froid pour la toilette fripée de Mme Sidonie, +dans laquelle elle flaira une rivale. Et ce fut de sa main que Renée +reçut son premier ami le jeune duc de Rozan, que la belle financière +plaçait très difficilement. L'école classique ne l'emporta que plus +tard, lorsque Mme Sidonie prêta son entresol au caprice de sa +belle-soeur pour l'inconnu du quai Saint-Paul. Elle resta sa confidente. + +Mais un des fidèles de Mme Sidonie fut Maxime. Dès quinze ans, il allait +rôder chez sa tante, flairant les gants oubliés qu'il rencontrait sur +les meubles. Celle-ci, qui détestait les situations franches et qui +n'avouait jamais ses complaisances, finit par lui prêter les clefs de +son appartement, certains jours, disant qu'elle resterait jusqu'au +lendemain à la campagne. Maxime parlait d'amis à recevoir qu'il n'osait +faire venir chez son père. Ce fut dans l'entresol de la rue du +Faubourg-Poissonnière qu'il passa plusieurs nuits avec cette pauvre +fille qu'on dut envoyer à la campagne. Mme Sidonie empruntait de +l'argent à son neveu, se pâmait devant lui, en murmurant de sa voix +douce qu'il était «sans un poil, rose comme un Amour». + +Cependant, Maxime avait grandi. C'était, maintenant, un jeune homme +mince et joli, qui avait gardé les joues roses et les yeux bleus de +l'enfant. Ses cheveux bouclés achevaient de lui donner cet «air fille» +qui enchantait les dames. Il ressemblait à la pauvre Angèle, avait sa +douceur de regard, sa pâleur blonde. Mais il ne valait pas même cette +femme indolente et nulle. La race des Rougon s'affinait en lui, devenait +délicate et vicieuse. Né d'une mère trop jeune, apportant un singulier +mélange, heurté et comme disséminé, des appétits furieux de son père et +des abandons, des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, +où les défauts des parents se complétaient et s'empiraient. Cette +famille vivait trop vite; elle se mourait déjà dans cette créature +frêle, chez laquelle le sexe avait dû hésiter, et qui n'était plus une +volonté âpre au gain et à la jouissance, comme Saccard, mais une lâcheté +mangeant les fortunes faites; hermaphrodite étrange venu à son heure +dans une société qui pourrissait. Quand Maxime allait au Bois, pincé à +la taille comme une femme, dansant légèrement sur la selle où le +balançait le galop léger de son cheval, il était le dieu de cet âge, +avec ses hanches développées, ses longues mains fluettes, son air +maladif et polisson, son élégance correcte et son argot des petits +théâtres. Il se mettait, à vingt ans, au-dessus de toutes les surprises +et de tous les dégoûts. Il avait certainement rêvé les ordures les moins +usitées. Le vice chez lui n'était pas un abîme, comme chez certains +vieillards, mais une floraison naturelle et extérieure. Il ondulait sur +ses cheveux blonds, souriait sur ses lèvres, l'habillait avec ses +vêtements. Mais ce qu'il avait de caractéristique, c'était surtout les +yeux, deux trous bleus, clairs et souriants, des miroirs de coquettes, +derrière lesquels on apercevait tout le vide du cerveau. Ces yeux de +fille à vendre ne se baissaient jamais; ils quêtaient le plaisir, un +plaisir sans fatigue, qu'on appelle et qu'on reçoit. + +L'éternel coup de vent qui entrait dans l'appartement de la rue de +Rivoli et en faisait battre les portes, souffla plus fort, à mesure que +Maxime grandit, que Saccard élargit le cercle de ses opérations, et que +Renée mit plus de fièvre dans sa recherche d'une jouissance inconnue. + +Ces trois êtres finirent par y mener une existence étonnante de liberté +et de joie. Ce fut le fruit mûr et prodigieux d'une époque. La rue +montait dans l'appartement, avec son roulement de voitures, son +coudoiement d'inconnus, sa licence de paroles. Le père, la belle-mère, +le beau-fils agissaient, parlaient, se mettaient à l'aise, comme si +chacun d'eux se fût trouvé seul, vivant en garçon. Trois camarades, +trois étudiants, partageant la même chambre garnie, n'auraient pas +disposé de cette chambre avec plus de sans-gêne pour y installer leurs +vices, leurs amours, leurs joies bruyantes de grands galopins. Ils +s'acceptaient avec des poignées de main, ne paraissaient pas se douter +des raisons qui les réunissaient sous le même toit, se traitaient +cavalièrement, joyeusement, se mettant chacun ainsi dans une +indépendance absolue. L'idée de famille était remplacée chez eux par +celle d'une sorte de commandite où les bénéfices sont partagés à parts +égales; chacun tirait à lui sa part de plaisir, et il était entendu +tacitement que chacun mangerait cette part comme il l'entendrait. Ils en +arrivèrent à prendre leurs réjouissances les uns devant les autres, à +les étaler, à les raconter, sans éveiller autre chose qu'un peu d'envie +et de curiosité. + +Maintenant, Maxime instruisait Renée. Quand il allait au Bois avec elle, +il lui contait sur les filles des histoires qui les égayaient fort. Il +ne pouvait paraître au bord du lac une nouvelle venue, sans qu'il se mît +en campagne pour se renseigner sur le nom de son amant, la rente qu'il +lui faisait, la façon dont elle vivait. Il connaissait les intérieurs de +ces dames, savait des détails intimes, était un véritable catalogue +vivant, où toutes les filles de Paris étaient numérotées, avec une +notice très complète sur chacune d'elles. Cette gazette scandaleuse +faisait la joie de Renée. A Longchamp, les jours de courses, lorsqu'elle +passait dans sa calèche, elle écoutait avec âpreté, tout en gardant sa +hauteur de femme du vrai monde, comment Blanche Muller trompait son +attaché d'ambassade avec son coiffeur; ou comment le petit baron avait +trouvé le comte en caleçon dans l'alcôve d'une célébrité maigre, rouge +de cheveux, qu'on nommait l'Écrevisse. + +Chaque jour apportait son cancan. Quand l'histoire était par trop crue, +Maxime baissait la voix, mais il allait jusqu'au bout. Renée ouvrait de +grands yeux d'enfant à qui l'on raconte une bonne farce, retenait ses +rires, puis les étouffait dans son mouchoir brodé, qu'elle appuyait +délicatement sur ses lèvres. + +Maxime apportait aussi les photographies de ces dames. Il avait des +portraits d'actrices dans toutes ses poches, et jusque dans son +porte-cigares. Parfois il se débarrassait, il mettait ces dames dans +l'album qui traînait sur les meubles du salon, et qui contenait déjà les +portraits des amies de Renée. Il y avait aussi là des photographies +d'hommes, MM. de Rozan, Simpson, de Chibray, de Mussy, ainsi que des +acteurs, des écrivains, des députés, qui étaient venus on ne savait +comment grossir la collection. Monde singulièrement mêlé, image du +tohu-bohu d'idées et de personnages qui traversaient la vie de Renée et +de Maxime. Cet album, quand il pleuvait, quand on s'ennuyait, était un +grand sujet de conversation. Il finissait toujours par tomber sous la +main. La jeune femme l'ouvrait en bâillant, pour la centième fois +peut-être. Puis la curiosité se réveillait, et le jeune homme venait +s'accouder derrière elle. Alors, c'étaient de longues discussions sur +les cheveux de l'Écrevisse, le double menton de Mme de Meinhold, les +yeux de Mme de Lauwerens, la gorge de Blanche Muller, le nez de la +marquise qui était un peu de travers, la bouche de la petite Sylvia, +célèbre par ses lèvres trop fortes. Ils comparaient les femmes entre +elles. + +--Moi, si j'étais homme, disait Renée, je choisirais Adeline. + +--C'est que tu ne connais pas Sylvia, répondait Maxime. Elle est d'un +drôle!... Moi, j'aime mieux Sylvia. + +Les pages tournaient; parfois apparaissait le duc de Rozan, ou M. +Simpson, ou le comte de Chibray, et il ajoutait en raillant: + +--D'ailleurs, tu as le goût perverti, c'est connu.... + +Peut-on voir quelque chose de plus sot que le visage de ces messieurs! +Rozan et Chibray ressemblent à Gustave, mon perruquier. + +Renée haussait les épaules, comme pour dire que l'ironie ne l'atteignait +pas. Elle continuait à s'oublier dans le spectacle des figures blêmes, +souriantes ou revêches que contenait l'album; elle s'arrêtait aux +portraits de filles plus longuement, étudiait avec curiosité les détails +exacts et microscopiques des photographies, les petites rides, les +petits poils. Un jour même, elle se fit apporter une forte loupe, ayant +cru apercevoir un poil sur le nez de l'Écrevisse. Et, en effet, la loupe +montra un léger fil d'or qui s'était égaré des sourcils et qui était +descendu jusqu'au milieu du nez. Ce poil les amusa longtemps. Pendant +une semaine, les dames qui vinrent durent s'assurer par elles-mêmes de +la présence du poil. + +La loupe servit dès lors à éplucher les figures des femmes. Renée fit +des découvertes étonnantes; elle trouva des rides inconnues, des peaux +rudes, des trous mal bouchés par la poudre de riz. Et Maxime finit par +cacher la loupe, en déclarant qu'il ne fallait pas se dégoûter comme +cela de la figure humaine. La vérité était qu'elle soumettait à un +examen trop rigoureux les grosses lèvres de Sylvia, pour laquelle il +avait une tendresse particulière. Ils inventèrent un nouveau jeu. Ils +posaient cette question: «Avec qui passerais-je volontiers une nuit?» et +ils ouvraient l'album, qui était chargé de la réponse. + +Cela donnait lieu à des accouplements très réjouissants. + +Les amies y jouèrent plusieurs soirées. Renée fut ainsi successivement +mariée à l'archevêque de Paris, au baron Gouraud, à M. de Chibray, ce +qui fit beaucoup rire, et à son mari lui-même, ce qui la désola. Quant à +Maxime, soit hasard, soit malice de Renée qui ouvrait l'album, il +tombait toujours sur la marquise. Mais on ne riait jamais autant que +lorsque le sort accouplait deux hommes ou deux femmes ensemble. + +La camaraderie de Renée et de Maxime alla si loin qu'elle lui conta ses +peines de coeur. Il la consolait, lui donnait des conseils. Son père ne +semblait pas exister. + +Puis, ils en vinrent à se faire des confidences sur leur jeunesse. +C'était surtout pendant leurs promenades au Bois qu'ils ressentaient une +langueur vague, un besoin de se raconter des choses difficiles à dire, +et qu'on ne raconte pas. Cette joie que les enfants éprouvent à causer +tout bas des choses défendues, cet attrait qu'il y a pour un jeune homme +et une jeune femme à descendre ensemble dans le péché, en paroles +seulement, les ramenaient sans cesse aux sujets scabreux. Ils y +jouissaient profondément d'une volupté qu'ils ne se reprochaient pas, +qu'ils goûtaient, mollement étendus aux deux coins de leur voiture, +comme des camarades qui se rappellent leurs premières escapades. Ils +finirent par devenir des fanfarons de mauvaises moeurs. Renée avoua +qu'au pensionnat les petites filles étaient très polissonnes. Maxime +renchérit et osa raconter quelques-unes des hontes du collège de +Plassans. + +--Ah! moi, je ne puis pas dire..., murmurait Renée. + +Puis elle se penchait à son oreille, comme si le bruit de sa voix l'eût +seul fait rougir, et elle lui confiait une de ces histoires de couvent +qui traînent dans les chansons ordurières. Lui avait une trop riche +collection d'anecdotes de ce genre pour rester à court. Il lui +chantonnait à l'oreille des couplets très crus. Et ils entraient peu à +peu dans un état de béatitude particulier, bercés par toutes ces idées +charnelles qu'ils remuaient, chatouillés par de petits désirs qui ne se +formulaient pas. La voiture roulait doucement, ils rentraient avec une +fatigue délicieuse, plus lassés qu'au matin d'une nuit d'amour. Ils +avaient fait le mal, comme deux garçons courant les sentiers sans +maîtresse, et qui se contentent avec leurs souvenirs mutuels. + +Une familiarité, un abandon plus grand encore existaient entre le père +et le fils. Saccard avait compris qu'un grand financier doit aimer les +femmes et faire quelques folies pour elles. Il était d'amour brutal, +préférait l'argent; mais il entra dans son programme de courir les +alcôves, de semer les billets de banque sur certaines cheminées, de +mettre de temps à autre une fille célèbre comme une enseigne dorée à ses +spéculations. Quand Maxime fut sorti du collège, ils se rencontrèrent +chez les mêmes dames, et ils en rirent. Ils furent même un peu rivaux. +Parfois, lorsque le jeune homme dînait à la Maison-d'or, avec quelque +bande tapageuse, il entendait la voix de Saccard dans un cabinet voisin. + +--Tiens! papa qui est à côté! s'écriait-il avec la grimace qu'il +empruntait aux acteurs en vogue. + +Il allait frapper à la porte du cabinet, curieux de voir la conquête de +son père. + +--Ah! c'est toi, disait celui-ci d'un ton réjoui. Entre donc. Vous +faites un tapage à ne pas s'entendre manger. + +Avec qui donc êtes-vous là?--Mais il y a Laure d'Aurigny, Sylvia, +l'Écrevisse, puis deux autres encore, je crois. Elles sont étonnantes: +elles mettent les doigts dans les plats et nous jettent des poignées de +salade à la tête. J'ai mon habit plein d'huile! + +Le père riait, trouvait cela très drôle. + +--Ah! jeunes gens, jeunes gens, murmurait-il. Ce n'est pas comme nous, +n'est-ce pas, mon petit chat? nous avons mangé bien tranquillement, +et nous allons faire dodo. + +Et il prenait le menton de la femme qu'il avait à côté de lui, il +roucoulait avec son nasillement provençal, ce qui produisait une étrange +musique amoureuse. + +--Oh! le vieux serin!... s'écriait la femme. Bonjour, Maxime. Faut-il +que je vous aime, hein! pour consentir à souper avec votre coquin de +père!... On ne vous voit plus. Venez après-demain matin de bonne +heure.... + +Non, vrai, j'ai quelque chose à vous dire. + +Saccard achevait une glace ou un fruit, à petites bouchées, avec +béatitude. Il baisait l'épaule de la femme, en disant plaisamment: + +--Vous savez, mes amours, si je vous gêne, je vais m'en aller.... Vous +sonnerez quand on pourra rentrer. + +Puis il emmenait la dame ou parfois allait avec elle se joindre au +tapage du salon voisin. Maxime et lui partageaient les mêmes épaules; +leurs mains se rencontraient autour des mêmes tailles. Ils s'appelaient +sur les divans, se racontaient tout haut les confidences que les femmes +leur faisaient à l'oreille. Et ils poussaient l'intimité jusqu'à +conspirer ensemble pour enlever à la société la blonde ou la brune que +l'un d'eux avait choisie. + +Ils étaient bien connus à Mabille. Ils y venaient bras dessus bras +dessous, à la suite de quelque dîner fin, faisaient le tour du jardin, +saluant les femmes, leur jetant un mot au passage. Ils riaient haut, +sans se quitter le bras, se prêtaient main-forte au besoin dans les +conversations trop vives. Le père, très fort sur ce point, débattait +avantageusement les amours du fils. Parfois, ils s'asseyaient, buvaient +avec une bande de filles. Puis ils changeaient de table, ils reprenaient +leurs courses. Et jusqu'à minuit, on les voyait, les bras toujours unis +dans leur camaraderie, poursuivre des jupes, le long des allées jaunes, +sous la flamme crue des becs de gaz. + +Quand ils rentraient, ils rapportaient du dehors, dans leurs habits, un +peu des filles qu'ils quittaient. Leurs attitudes déhanchées, le reste +de certains mots risqués et de «Ils étaient bien connus à Mabille.... +Ils y venaient... à la suite de quelque dîner fin, faisaient le tour du +jardin, saluant les femmes, leur jetant un mut au passage certains +gestes canailles, emplissaient l'appartement de la rue de Rivoli d'une +senteur d'alcôve suspecte. La façon molle et abandonnée dont le père +donnait la main au fils, disait seule d'où ils venaient. C'était dans +cet air que Renée respirait ses caprices, ses anxiétés sensuelles. + +Elle les raillait nerveusement. + +--D'où venez-vous donc? leur disait-elle. Vous sentez la pipe et le +musc.... C'est sûr, je vais avoir la migraine. + +Et l'odeur étrange, en effet, la troublait profondément. + +C'était le parfum persistant de ce singulier foyer domestique. + +Cependant Maxime se prit d'une belle passion pour la petite Sylvia. Il +ennuya sa belle-mère pendant plusieurs mois avec cette fille. Renée la +connut bientôt d'un bout à l'autre, de la plante des pieds à la pointe +des cheveux. + +Elle avait un signe bleuâtre sur la hanche; rien n'était plus adorable +que ses genoux; ses épaules avaient cette particularité que la gauche +seulement était trouée d'une fossette. Maxime mettait quelque malice à +occuper leurs promenades des perfections de sa maîtresse. Un soir, au +retour du Bois, les voitures de Renée et de Sylvia, prises dans un +embarras, durent s'arrêter côte à côte aux Champs-Elysées. Les deux +femmes se regardèrent avec une curiosité aiguë, tandis que Maxime, +enchanté de cette situation critique, ricanait en dessous. Quand la +calèche se remit à rouler, comme sa belle-mère gardait un silence +sombre, il crut qu'elle boudait et s'attendit à une de ces scènes +maternelles, une de ces étranges gronderies dont elle occupait encore +parfois ses lassitudes. + +--Est-ce que tu connais le bijoutier de cette dame? lui demanda-t-elle +brusquement au moment où ils arrivaient à la place de la Concorde. + +--Hélas! oui, répondit-il avec un sourire; je lui dois dix mille +francs.... Pourquoi me demandes-tu cela? + +--Pour rien. + +Puis, au bout d'un nouveau silence: + +--Elle avait un bien joli bracelet, celui de la main gauche.... J'aurais +voulu le voir de près. + +Ils rentraient. Elle n'en dit pas davantage. Seulement, le lendemain, au +moment où Maxime et son père allaient sortir ensemble, elle prit le +jeune homme à part et lui parla bas, d'un air embarrassé, avec un joli +sourire qui demandait grâce. Il parut surpris et s'en alla, en riant de +son air mauvais. Le soir, il apporta le bracelet de Sylvia, que sa +belle-mère l'avait supplié de lui montrer. + +--Voilà la chose, dit-il. On se ferait voleur pour vous, belle-maman. + +--Elle ne t'a pas vu le prendre? demanda Renée, qui examinait avidement +le bijou. + +--Je ne le crois pas.... Elle l'a mis hier, elle ne voudra certainement +pas le mettre aujourd'hui. + +Cependant la jeune femme s'était approchée de la fenêtre. Elle avait mis +le bracelet. Elle tenait son poignet un peu levé, le tournant lentement, +ravie, répétant: + +--Oh! très joli, très joli.... Il n'y a que les émeraudes qui, ne me +plaisent pas beaucoup. + +A ce moment, Saccard entra, et, comme elle avait toujours le poignet +levé, dans la clarté blanche de la fenêtre: + +--Tiens, s'écria-t-il avec étonnement, le bracelet de Sylvia! + +--Vous connaissez ce bijou? dit-elle plus gênée que lui, ne sachant plus +que faire de son bras. + +Il s'était remis; il menaça son fils du doigt, en murmurant: + +--Ce polisson a toujours du fruit défendu dans les poches!... Un de ces +jours il nous apportera le bras de la dame avec le bracelet. + +--Eh! ce n'est pas moi, répondit Maxime avec une lâcheté sournoise. +C'est Renée qui a voulu le voir. + +--Ah! se contenta de dire le mari. + +Et il regarda à son tour le bijou, répétant comme sa femme: + +--Il est très joli, très joli. + +Puis il s'en alla tranquillement, et Renée gronda Maxime de l'avoir +ainsi vendue. Mais il affirma que son père se moquait bien de ça! Alors +elle lui rendit le bracelet en ajoutant: + +--Tu passeras chez le bijoutier, tu m'en commanderas un tout pareil! +seulement, tu feras remplacer les émeraudes par des saphirs. + +Saccard ne pouvait garder longtemps dans son voisinage une chose ou une +personne sans vouloir la vendre, en tirer un profit quelconque. Son fils +n'avait pas vingt ans qu'il songea à l'utiliser. Un joli garçon, neveu +d'un ministre, fils d'un grand financier, devait être d'un bon +placement. Il était bien un peu jeune, mais on pouvait toujours lui +chercher une femme et une dot, quitte à traîner le mariage en longueur, +ou à le précipiter, selon les embarras d'argent de la maison. Il eut la +main heureuse. + +Il trouva, dans un conseil de surveillance dont il faisait partie, un +grand bel homme, M. de Mareuil, qui, en deux jours, lui appartint. M, de +Mareuil était un ancien raffineur du Havre, du nom de Bonnet. Après +avoir amassé une grosse fortune, il avait épousé une jeune fille noble, +fort riche également, qui cherchait un imbécile de grande mine. Bonnet +obtint de prendre le nom de sa femme, ce qui fut pour lui une première +satisfaction d'orgueil; mais son mariage lui avait donné une ambition +folle, il rêvait de payer Hélène de sa noblesse en acquérant une haute +situation politique. Dès ce moment, il mit de l'argent dans les nouveaux +journaux, il acheta au fond de la Nièvre de grandes propriétés, il se +prépara par tous les moyens connus une candidature au Corps législatif. + +Jusque-là, il avait échoué, sans rien perdre de sa solennité. C'était le +cerveau le plus incroyablement vide qu'on pût rencontrer. Il avait une +carrure superbe, la face blanche et pensive d'un grand homme d'État; et, +comme il écoutait d'une façon merveilleuse, avec des regards profonds, +un calme majestueux du visage, on pouvait croire à un prodigieux travail +intérieur de compréhension et de déduction. Sûrement, il ne pensait à +rien. Mais il arrivait à troubler les gens, qui ne savaient plus s'ils +avaient affaire à un homme supérieur ou à un imbécile. M. de Mareuil +s'attacha à Saccard comme à sa planche de salut. Il savait qu'une +candidature officielle allait être libre dans la Nièvre, il souhaitait +ardemment que le ministre le désignât; c'était son dernier coup de +carte. Aussi se livra-i-il pieds et poings liés au frère du ministre. +Saccard, qui flaira une bonne affaire, le poussa à l'idée d'un mariage +entre sa fille Louise et Maxime. + +L'autre se répandit en effusion, crut avoir trouvé le premier cette idée +de mariage, s'estima fort heureux d'entrer dans la famille d'un +ministre, et de donner Louise à un jeune homme qui paraissait avoir les +plus belles espérances. + +Louise aurait, disait son père, un million de dot. Contrefaite, laide et +adorable, elle était condamnée à mourir jeune; une maladie de poitrine +la minait sourdement, lui donnait une gaieté nerveuse, une grâce +caressante. Les petites filles malades vieillissent vite, deviennent +femmes avant l'âge. Elle avait une naïveté sensuelle, elle semblait être +née à quinze ans, en pleine puberté. Quand son père, ce colosse sain et +abêti, la regardait, il ne pouvait croire qu'elle fût sa fille. Sa mère, +de son vivant, était également une femme grande et forte; mais il +courait sur sa mémoire des histoires qui expliquaient le rabougrissement +de cette enfant, ses allures de bohémienne millionnaire, sa laideur +vicieuse et charmante. + +On disait qu'Hélène de Mareuil était morte dans les débordements les +plus honteux. Les plaisirs l'avaient rongée comme un ulcère, sans que +son mari s'aperçût de la folie lucide de sa femme, qu'il aurait dû faire +enfermer dans une maison de santé. Portée dans ces flancs malades, +Louise en était sortie le sang pauvre, les membres déviés, le cerveau +attaqué, la mémoire déjà pleine d'une vie sale. Parfois, elle croyait se +souvenir confusément d'une autre existence; elle voyait se dérouler, +dans une ombre vague, des scènes bizarres, des hommes et des femmes +s'embrassant, tout un drame charnel où s'amusaient ses curiosités +d'enfant. C'était sa mère qui parlait en elle. Sa puérilité continuait +ce vice. A mesure qu'elle grandissait, rien ne l'étonnait, elle se +rappelait tout, ou plutôt elle savait tout, et elle allait aux choses +défendues, avec une sûreté de main qui la faisait ressembler, dans la +vie, à une personne rentrant chez elle après une longue absence, et +n'ayant qu'à allonger le bras pour se mettre à l'aise et jouir de sa +demeure. Cette singulière fillette dont les instincts mauvais flattaient +les siens, mais qui avait de plus une innocence d'effronterie, un +mélange piquant d'enfantillage et de hardiesse, dans cette seconde vie +qu'elle revivait vierge avec sa science et sa honte de femme faite, +devait finir par plaire à Maxime et lui paraître beaucoup plus drôle +même que Sylvia, un coeur d'usurier, fille d'un honnête papetier, et +horriblement bourgeoise au fond. + +Le mariage fut arrêté en riant, et l'on décida qu'on laisserait grandir +les «gamins». Les deux familles vivaient dans une amitié étroite. M. de +Mareuil poussait sa candidature. Saccard guettait sa proie. Il fut +entendu que Maxime mettrait, dans la corbeille de noces, sa nomination +d'auditeur au conseil d'État. + +Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en +plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée +ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement +des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se +contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers +écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus +qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, +coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans +les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine +et pénétrante. Et il semblait la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que +la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la +cité, miettes tombées de la table, noeuds de dentelle laissés sur les +divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés +des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement +immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé. + +Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa +quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le +cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair. + +Jusqu'à minuit les violons chantaient; puis les fenêtres s'éteignaient, +et les ombres descendaient sur la ville. + +C'était comme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière +bougie, éteint la dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des +ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las; tandis que les +Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme +pour une embrassade énorme. + +Saccard venait de faire bâtir son hôtel du parc Monceau sur un terrain +volé à la Ville. Il s'y était réservé, au premier étage, un cabinet +superbe, palissandre et or, avec de hautes vitrines de bibliothèque, +pleines de dossiers, et où l'on ne voyait pas un livre; le coffre-fort, +enfoncé dans le mur, se creusait comme une alcôve de fer, grande à y +coucher les amours d'un milliard. Sa fortune s'y épanouissait, s'y +étalait insolemment. Tout paraissait lui réussir. Lorsqu'il quitta la +rue de Rivoli, agrandissant son train de maison, doublant sa dépense, il +parla à ses familiers de gains considérables. Selon lui, son association +avec les sieurs Mignon et Charrier lui rapportait d'énormes bénéfices; +ses spéculations sur les immeubles allaient mieux encore; quant au +Crédit viticole, c'était une vache à fait inépuisable. Il avait une +façon d'énumérer ses richesses qui étourdissait les auditeurs et les +empêchait de voir bien clair. Son nasillement de Provençal redoublait; +il tirait, avec ses phrases courtes et ses gestes nerveux, des feux +d'artifice, où les millions montaient en fusée, et qui finissaient par +éblouir les plus incrédules. Cette mimique turbulente d'homme riche +était pour une bonne part dans la réputation d'heureux joueur qu'il +avait acquise. A la vérité, personne ne lui connaissait un capital net +et solide. Ses différents associés, forcément au courant de sa situation +vis-à-vis d'eux, s'expliquaient sa fortune colossale en croyant à son +bonheur absolu dans les autres spéculations, celles qu'ils ne +connaissaient pas. Il dépensait un argent fou; le ruissellement de sa +caisse continuait, sans que les sources de ce fleuve d'or eussent été +encore découvertes. + +C'était la démence pure, la rage de l'argent, les poignées de louis +jetées par les fenêtres, le coffre-fort vidé chaque soir jusqu'au +dernier sou, se remplissant pendant la nuit on ne savait comment, et ne +fournissant jamais d'aussi fortes sommes que lorsque Saccard prétendait +en avoir perdu les clefs. + +Dans cette fortune, qui avait les clameurs et le débordement d'un +torrent d'hiver, la dot de Renée se trouvait secouée, emportée, noyée. +La jeune femme, méfiante les premiers jours, voulant gérer ses biens +elle-même, se lassa bientôt des affaires; puis elle se sentit pauvre à +côté de son mari, et, la dette l'écrasant, elle dut avoir recours à lui, +lui emprunter de l'argent, se mettre à sa discrétion. A chaque nouveau +mémoire, qu'il payait avec un sourire d'homme tendre aux faiblesses +humaines, elle se livrait un peu plus, lui confiait des titres de rente, +l'autorisait à vendre ceci ou cela. Quand ils vinrent habiter l'hôtel du +parc Monceau, elle se trouvait déjà presque entièrement dépouillée. Il +s'était substitué à l'État et lui servait la rente des cent mille francs +provenant de la rue de la Pépinière; d'autre part, il lui avait fait +vendre la propriété de la Sologne, pour en mettre l'argent dans une +grande affaire, un placement superbe, disait-il. Elle n'avait donc plus +entre les mains que les terrains de Charonne, qu'elle refusait +obstinément d'aliéner, pour ne pas attrister l'excellente tante +Élisabeth. Et, là encore, il préparait un coup de génie, avec l'aide de +son ancien complice Larsonneau. D'ailleurs, elle restait son obligée: +s'il lui avait pris sa fortune, il lui en payait cinq ou six fois les +revenus. La rente des cent mille francs, jointe au produit de l'argent +de la Sologne, montait à peine à neuf ou dix mille francs, juste de quoi +solder sa lingère et son cordonnier. Il lui donnait ou donnait pour elle +quinze et vingt fois cette misère. Il aurait travaillé huit jours pour +lui voler cent francs, et il l'entretenait royalement. Aussi, comme tout +le monde, elle avait le respect de la caisse monumentale de son mari, +sans chercher à pénétrer le néant de ce fleuve d'or qui lui passait sous +les yeux, et dans lequel elle se jetait chaque matin. + +Au parc Monceau, ce fut la crise folle, le triomphe fulgurant. Les +Saccard doublèrent le nombre de leurs voitures et de leurs attelages; +ils eurent une armée de domestiques, qu'ils habillèrent d'une livrée +gros bleu avec culotte mastic et gilet rayé noir et jaune, couleurs un +peu sévères que le financier avait choisies pour paraître tout à fait +sérieux, un de ses rêves les plus caressés. + +Ils mirent leur luxe sur la façade et ouvrirent les rideaux, les jours +de grands dîners. Le coup de vent de la vie contemporaine, qui avait +fait battre les portes du premier étage de la rue de Rivoli, était +devenu, dans l'hôtel, un véritable ouragan qui menaçait d'emporter les +cloisons. + +Au milieu de ces appartements princiers, le long des rampes dorées, sur +les tapis de haute laine, dans ce palais féerique de parvenu, l'odeur de +Mabille traînait, les déhanchements des quadrilles à la mode dansaient, +toute l'époque passait avec son rire fou et bête, son éternelle faim et +son éternelle soif. C'était la maison suspecte du plaisir mondain, du +plaisir impudent qui élargit les fenêtres pour mettre les passants dans +la confidence des alcôves. Le mari et la femme y vivaient librement, +sous les yeux de leurs domestiques. Ils s'étaient partagé la maison, ils +y campaient, n'ayant pas l'air d'être chez eux, comme jetés, au bout +d'un voyage tumultueux et étourdissant, dans quelque royal hôtel garni, +où ils n'avaient pris que le temps de défaire leurs malles, pour courir +plus vite aux jouissances d'une ville nouvelle. Ils y logeaient à la +nuit, ne restant chez eux que les jours de grands dîners, emportés par +une course continuelle à travers Paris, rentrant parfois pour une heure, +comme on rentre dans une chambre d'auberge, entre deux excursions. Renée +s'y sentait plus inquiète, plus nerveuse; ses jupes de soie glissaient +avec des sifflements de couleuvre sur les épais tapis, le long du satin +des causeuses; elle était irritée par ces dorures imbéciles qui +l'entouraient, par ces hauts plafonds vides où ne restaient, après les +nuits de fête, que les rires des jeunes sots et les sentences des vieux +fripons; et elle eût voulu, pour remplir ce luxe, pour habiter ce +rayonnement, un amusement suprême que ses curiosités cherchaient en vain +dans tous les coins de l'hôtel, dans le petit salon couleur de soleil, +dans la serre aux végétations grasses. Quant à Saccard, il touchait à +son rêve; il recevait la haute finance, M. Toutin-Laroche, M. de +Lauwerens; il recevait aussi les grands politiques, le baron Gouraud, le +député Haffner; son frère, le ministre, avait même bien voulu venir deux +ou trois fois consolider sa situation par sa présence. + +Cependant, comme sa femme, il avait des anxiétés nerveuses, une +inquiétude qui donnait à son rire un étrange son de vitres brisées. Il +devenait si tourbillonnant, si effaré, que ses connaissances disaient de +lui: «Ce diable de Saccard! il gagne trop d'argent, il en deviendra +fou!» En 1860, on l'avait décoré, à la suite d'un service mystérieux +qu'il avait rendu au préfet, en servant de prête-nom à une dame dans une +vente de terrains. + +Ce fut vers l'époque de leur installation au parc Monceau qu'une +apparition passa dans la vie de Renée, en lui laissant une impression +ineffaçable. Jusque-là, le ministre avait résisté aux supplications de +sa belle-soeur, qui mourait d'envie d'être invitée aux bals de la cour. +Il céda enfin, croyant la fortune de son frère définitivement assise. +Pendant un mois, Renée n'en dormit pas. La grande soirée arriva, et elle +était toute tremblante dans la voiture qui la menait aux Tuileries. + +Elle avait une toilette prodigieuse de grâce et d'originalité, une vraie +trouvaille qu'elle avait faite dans une nuit d'insomnie, et que trois +ouvriers de Worms étaient venus exécuter chez elle, sous ses yeux. +C'était une simple robe de gaze blanche, mais garnie d'une multitude de +petits volants découpés et bordés d'un filet de velours noir, était +décolletée en carré, très bas sur la gorge, qu'encadrait une dentelle +mince, haute à peine d'un doigt. Pas une fleur, pas un bout de ruban; à +ces poignets, des bracelets sans une ciselure, et sur sa tête, un étroit +diadème d'or, un cercle uni qui lui mettait comme une auréole. Quand +elle fut dans les salons et que son mari l'eut quittée pour le baron +Gouraud, elle éprouva un moment d'embarras. Mais les glaces, où elle se +voyait adorable, la rassurèrent vite, et elle s'habituait à l'air chaud, +au murmure des voix, à cette cohue d'habits noirs et d'épaules blanches, +lorsque l'empereur parut. Il traversait lentement le salon, au bras d'un +général gros et court, qui soufflait comme s'il avait eu une digestion +difficile. Les épaules se rangèrent sur deux haies, tandis que les +habits noirs reculèrent d'un pas, instinctivement, d'un air discret. +Renée se trouva poussée au bout de la file des épaules, près de la +seconde porte, celle que l'empereur gagnait d'un pas pénible et +vacillant. + +Elle le vit ainsi venir à elle, d'une porte à l'autre. + +Il était en habit, avec l'écharpe rouge du grand cordon, Renée, reprise +par l'émotion, distinguait mal, et cette tache saignante lui semblait +éclabousser toute la poitrine du prince. Elle le trouva petit, les +jambes trop courtes, les reins flottants; mais elle était ravie, et elle +le voyait beau, avec son visage blême, sa paupière lourde et plombée qui +retombait sur son oeil mort. Sous ses moustaches, sa bouche s'ouvrait, +mollement, tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa face +dissoute. + +L'empereur et le vieux général continuaient à avancer à petits pas, +paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ils regardaient +les dames inclinées, et leurs coups d'oeil, jetés à droite et à gauche, +glissaient dans les corsages. Le général se penchait, disait un mot au +maître, lui serrait le bras d'un air de joyeux compagnon. + +Et l'empereur, mou et voilé, plus terne encore que de coutume, +approchait toujours de sa marche traînante. + +Ils étaient au milieu du salon, lorsque Renée sentit leurs regards se +fixer sur elle. Le général la regardait avec des yeux ronds, tandis que +l'empereur, levant à demi les paupières, avait des lueurs fauves dans +l'hésitation grise de ses yeux brouillés. Renée, décontenancée, baissa +la tête, s'inclina, ne vit plus que les rosaces du tapis. Mais elle +suivait leur ombre, elle comprit qu'ils s'arrêtaient quelques secondes +devant elle. Et elle crut entendre l'empereur, ce rêveur équivoque, qui +murmurait, en la regardant, enfoncée dans sa jupe de mousseline striée +de velours: + +--Voyez donc, général, une fleur à cueillir, un mystérieux oeillet +panaché blanc et noir. + +Et le général répondit, d'une voix plus brutale: + +--Sire, cet oeillet-là irait diantrement bien à nos boutonnières. + +Renée leva la tête. L'apparition avait disparu, un flot de foule +encombrait la porte. Depuis cette soirée, elle revint souvent aux +Tuileries, elle eut même l'honneur d'être complimentée à voix haute par +Sa Majesté, et de devenir un peu son amie; mais elle se rappela toujours +la marche lente et alourdie du prince au milieu du salon, entre les deux +rangées d'épaules; et, quand elle goûtait quelque joie nouvelle dans la +fortune grandissante de son mari, elle revoyait l'empereur dominant les +gorges inclinées, venant à elle, la comparant à un oeillet que le vieux +général lui conseillait de mettre à sa boutonnière. + +C'était, pour elle, la note aiguë de sa vie. + + + + +IV + + +Le désir net et cuisant qui était monté au coeur de Renée, dans les +parfums troublants de la serre, tandis que Maxime et Louise riaient sur +une causeuse du petit salon bouton d'or, parut s'effacer comme un +cauchemar dont il ne reste plus qu'un vague frisson. La jeune femme +avait, toute la nuit, gardé aux lèvres l'amertume du Tanghin; il lui +semblait, à sentir cette cuisson de la feuille maudite, qu'une bouche de +flamme se posait sur la sienne, lui souillait un amour dévorant. Puis +cette bouche lui échappait, et son rêve se noyait dans de grands flots +d'ombre qui roulaient sur elle. + +Le matin, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, elle se crut +malade. Elle fît fermer les rideaux, parla à son médecin de nausées et +de douleurs de tête, refusa absolument de sortir pendant deux jours. Et, +comme elle se prétendait assiégée, elle condamna sa porte. Maxime vint +inutilement y frapper. Il ne couchait pas à l'hôtel, pour disposer plus +librement de son appartement; d'ailleurs, il menait la vie la plus +nomade du monde, logeant dans les maisons neuves de son père, +choisissant l'étage qui lui plaisait, déménageant tous les mois, souvent +par caprice; parfois pour laisser la place à des locataires sérieux. Il +essuyait les plâtres en compagnie de quelque maîtresse. Habitué aux +caprices de sa belle-mère, il feignit une grande compassion, et monta +quatre fois par jour demander de ses nouvelles avec des mines désolées, +uniquement pour la taquiner. Le troisième jour, il la trouva dans le +petit salon, rose, souriante, l'air calme et reposé. + +--Eh bien, t'es-tu beaucoup amusée avec Céleste!? lui demanda-t-il, +faisant allusion au long tête-à-tête qu'elle venait d'avoir avec sa +femme de chambre. + +--Oui, répondit-elle, c'est une fille précieuse. Elle a toujours les +mains glacées; elle me les posait sur le front et calmait un peu ma +pauvre tête. + +--Mais, c'est un remède, cette fille-là! s'écria le jeune homme. Si +j'avais le malheur de tomber jamais amoureux, tu me la prêterais, +n'est-ce pas, pour qu'elle mît ses deux mains sur mon coeur? + +Ils plaisantèrent, ils tirent au Bois leur promenade accoutumée. Quinze +jours se passèrent. Renée s'était jetée plus follement dans sa vie de +visites et de bals; sa tête semblait avoir tourné une fois encore, elle +ne se plaignait plus de lassitude et de dégoût. On eût dit seulement +qu'elle avait fait quelque chute secrète, dont elle ne parlait pas, mais +qu'elle confessait par un mépris plus marqué pour elle-même et par une +dépravation plus risquée dans ses caprices de grande mondaine. Un soir, +elle avoua à Maxime qu'elle mourait d'envie d'aller à un bal que Blanche +Muller, une actrice en vogue, donnait aux princesses de la rampe et aux +reines du demi-monde. + +Cet aveu surprit et embarrassa le jeune homme lui-même, qui n'avait +pourtant pas de grands scrupules. Il voulut catéchiser sa belle-mère: +vraiment, ce n'était pas là sa place; elle n'y verrait, d'ailleurs, rien +de bien drôle; puis, si elle était reconnue, cela ferait scandale. A +toutes ces bonnes raisons, elle répondait, les mains jointes, suppliant +et souriant: + +--Voyons, mon petit Maxime, sois gentil. Je le veux.... Je mettrai un +domino bleu sombre, nous ne ferons que traverser les salons. + +Quand Maxime, qui finissait toujours par céder, et qui aurait mené sa +belle-mère dans tous les mauvais lieux de Paris, pour peu qu'elle l'en +eût prié, eut consenti à la conduire au bal de Blanche Muller, elle +battit des mains comme un enfant auquel on accorde une récréation +inespérée. + +--Ah! tu es gentil, dit-elle. C'est pour demain, n'est-ce pas? Viens me +chercher de très bonne heure. Je veux voir arriver ces dames. Tu me les +nommeras, et nous nous amuserons joliment.... + +Elle réfléchit, puis elle ajouta: + +--Non, ne viens pas. Tu m'attendras avec un fiacre, sur le boulevard +Malesherbes. Je sortirai par le jardin. + +Ce mystère était un piment qu'elle ajoutait à son escapade; simple +raffinement de jouissance, car elle serait sortie à minuit par la grande +porte, que son mari n'aurait pas seulement mis la tête à la fenêtre. + +Le lendemain, après avoir recommandé à Céleste de l'attendre, elle +traversa, avec les frissons d'une peur exquise, les ombres noires du +parc Monceau. Saccard avait profité de sa bonne amitié avec l'Hôtel de +Ville pour se faire donner la clef d'une petite porte du parc, et Renée +avait voulu également en avoir une. Elle faillit se perdre, ne trouva le +fiacre que grâce aux deux yeux jaunes des lanternes. A cette époque, le +boulevard Malesherbes, à peine terminé, était encore, le soir, une +véritable solitude. La jeune femme se glissa dans la voiture, très émue, +le coeur battant délicieusement, comme si elle fût allée à quelque +rendez-vous d'amour. Maxime, en toute philosophie, fumait, à moitié +endormi dans un coin du fiacre. Il voulut jeter son cigare, mais elle +l'en empêcha, et, comme elle cherchait à lui retenir le bras, dans +l'obscurité, elle lui mit la main en plein sur la figure, ce qui les +amusa beaucoup tous les deux. + +--Je te dis que j'aime l'odeur du tabac, s'écria-t-elle. + +Garde ton cigare.... Puis, nous nous débauchons, ce soir.... Je suis un +homme, moi. + +Le boulevard n'était pas encore éclairé. Pendant que le fiacre +descendait vers la Madeleine, il faisait si nuit dans la voiture qu'ils +ne se voyaient pas. Par instants, lorsque le jeune homme portait son +cigare aux lèvres, un point rouge trouait les ténèbres épaisses. Ce +point rouge intéressait Renée. Maxime, que le flot du domino de satin +noir avait couvert à demi, en emplissant l'intérieur du fiacre, +continuait à fumer en silence, d'un air d'ennui. + +La vérité était que le caprice de sa belle-mère venait de l'empêcher de +suivre au café Anglais une bande de dames, résolues à commencer et à +terminer là le bal de Blanche Muller. Il était maussade, et elle devina +sa bouderie dans l'ombre. + +--Est-ce que tu es souffrant? lui demanda-t-elle. + +--Non, j'ai froid, répondit-il. + +--Tiens! moi je brûle. Je trouve qu'on étouffe.... + +Mets un coin de mes jupons sur tes genoux. + +--Oh! tes jupons, murmura-t-il avec mauvaise humeur, j'en ai jusqu'aux +yeux. + +Mais ce mot le fit rire lui-même, et peu à peu il s'anima. Elle lui +conta la peur qu'elle venait d'avoir dans le parc Monceau. Alors elle +lui confessa une de ses autres envies: elle aurait voulu faire, la nuit, +sur le petit lac du parc, une promenade dans la barque qu'elle voyait de +ses fenêtres, échouée au bord d'une allée. Il trouva qu'elle devenait +élégiaque. Le fiacre roulait toujours, les ténèbres restaient profondes, +ils se penchaient l'un vers l'autre pour s'entendre dans le bruit des +roues, se frôlant du geste, sentant leur haleine tiède, parfois, +lorsqu'ils s'approchaient trop. Et, à temps égaux, le cigare de Maxime +se ravivait, tachait l'ombre de rouge, en jetant un éclair pâle et rose +sur le visage de Renée. Elle était adorable, vue à cette lueur rapide; +si bien que le jeune homme en fut frappé. + +--Oh! oh! dit-il, nous paraissons bien jolie, ce soir, belle-maman.... +Voyons un peu. + +Il approcha son cigare, tira précipitamment quelques bouffées. Renée, +dans son coin, se trouva éclairée d'une lumière chaude et comme +haletante. Elle avait relevé un peu son capuchon. Sa tête nue, couverte +d'une pluie de petits frisons, coiffée d'un simple ruban bleu, +ressemblait à celle d'un vrai gamin, au-dessus de la grande blouse de +satin noir qui lui montait jusqu'au cou. Elle trouva très drôle d'être +ainsi regardée et admirée à la clarté d'un cigare. Elle se renversait +avec de petits rires, tandis qu'il ajoutait d'un air de gravité comique: + +--Diable! il va falloir que je veille sur toi, si je veux te ramener +saine et sauve à mon père. + +Cependant le fiacre tournait la Madeleine et s'engageait sur les +boulevards. Là, il s'emplit de clartés dansantes, du reflet des magasins +dont les vitrines flambaient. Blanche Muller habitait, à deux pas, une +des maisons neuves qu'on a bâties sur les terrains exhaussés de la rue +Basse-du-Rempart. Il n'y avait encore que quelques voitures à la porte. +Il n'était guère plus de dix heures. Maxime voulut faire un tour sur les +boulevards, attendre une heure; mais Renée, dont la curiosité +s'éveillait, plus vive, lui déclara carrément qu'elle allait monter +toute seule s'il ne l'accompagnait pas. Il la suivit, et fut heureux de +trouver en haut plus de monde qu'il ne l'aurait cru. La jeune femme +avait mis son masque. Au bras de Maxime, auquel elle donnait à voix +basse des ordres sans réplique, et qui lui obéissait docilement, elle +fureta dans toutes les pièces, souleva le coin des portières, examina +l'ameublement, serait allée jusqu'à fouiller les tiroirs, si elle +n'avait pas eu peur d'être vue. + +L'appartement, très riche, avait des coins de bohème, où l'on retrouvait +la cabotine. C'était surtout là que les narines roses de Renée +frémissaient, et qu'elle forçait son compagnon à marcher doucement, pour +ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elle s'oublia +particulièrement dans un cabinet de toilette, laissé grand ouvert par +Blanche Muller, qui, lorsqu'elle recevait, livrait à ses convives +jusqu'à son alcôve, où l'on poussait le lit pour établir des tables de +jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas; il lui parut commun et même un +peu sale, avec son tapis que des bouts de cigarette avaient criblé de +petites brûlures rondes, et ses tentures de soie bleue tachées de +pommade, piquées par les éclaboussures du savon. Puis, quand elle eut +bien inspecté les lieux, mis les moindres détails du logis dans sa +mémoire, pour les décrire plus tard à ses intimes, elle passa aux +personnages. Les hommes, elle les connaissait; c'étaient, pour la +plupart, les mêmes financiers, les mêmes hommes politiques, les mêmes +jeunes viveurs qui venaient à ses jeudis. Elle se croyait dans son +salon, par moments lorsqu'elle se trouvait en face d'un groupe d'habits +noirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le même sourire, en +parlant à la marquise d'Espanet ou à la blonde Mme Haffner. Et +lorsqu'elle regardait les femmes, l'illusion ne cessait pas +complètement. Laure d'Aurigny était en jaune comme Suzanne Haffner, et +Blanche Muller avait, comme Adeline d'Espanet, une robe blanche qui la +décolletait jusqu'au milieu du dos. Enfin, Maxime demanda grâce, et elle +voulut bien s'asseoir avec lui sur une causeuse. Ils restèrent là un +instant, le jeune homme bâillant, la jeune femme lui demandant les noms +de ces dames, les déshabillant du regard, comptant les mètres de +dentelles qu'elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit +plongée dans cette étude grave, il finit par s'échapper, obéissant à un +appel que Laure d'Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisanta sur +la dame qu'il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venir les +rejoindre, vers une heure, au café Anglais. + +--Ton père en sera, lui cria-t-elle, au moment où il rejoignait Renée. + +Celle-ci se trouvait entourée d'un groupe de femmes qui riaient très +fort, tandis que M. de Saffré avait profité de la place laissée libre +par Maxime pour se glisser à côté d'elle et lui dire des galanteries de +cocher. Puis M. de Saffré et les femmes, tout ce monde s'était mis à +crier, à se taper sur les cuisses, si bien que Renée, les oreilles +brisées, bâillant à son tour, se leva en disant à son compagnon: + +--Allons-nous-en, ils sont trop bêtes! + +Comme ils sortaient, M. de Mussy entra. Il parut enchanté de rencontrer +Maxime, et, sans faire attention à la femme masquée qui était avec lui: + +--Ah! mon ami, murmura-t-il d'un air langoureux, elle me fera mourir. Je +sais qu'elle va mieux, et elle me ferme toujours sa porte. Dites-lui +bien que vous m'avez vu les larmes aux yeux. + +--Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit le jeune homme avec +un rire singulier. + +Et, dans l'escalier: + +--Eh bien, belle-maman, ce pauvre garçon ne t'a pas touchée? + +Elle haussa les épaules, sans répondre. En bas, sur le trottoir, elle +s'arrêta avant de monter dans le fiacre qui les avait attendus, +regardant d'un air hésitant du côté de la Madeleine et du côté du +boulevard des Italiens. Il était à peine onze heures et demie, le +boulevard avait encore une grande animation. + +--Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avec regret. + +--A moins que tu ne veuilles suivre un instant les boulevards en +voiture, répondit Maxime. + +Elle accepta. Son régal de femme curieuse tournait mal, et elle se +désespérait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et un +commencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu'un bal d'actrices +était drôle à mourir. Le printemps, comme il arrive parfois dans les +derniers jours d'octobre, semblait être revenu; la nuit avait des +tiédeurs de mai; et les quelques frissons froids qui passaient mettaient +dans l'air une gaieté de plus. + +Renée, la tête à la portière, resta silencieuse, regardant la foule, les +cafés, les restaurants, dont la file interminable courait devant elle. +Elle était devenue toute sérieuse, perdue au fond de ces vagues souhaits +dont s'emplissent les rêveries de femmes. Ce large trottoir que +balayaient les robes des filles, et où les bottes des hommes sonnaient +avec des familiarités particulières, cet asphalte gris où lui semblait +passer le galop des plaisirs et des amours faciles, réveillaient ses +désirs endormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait, +pour lui laisser entrevoir d'autres joies de plus haut goût. Aux +fenêtres des cabinets de Brébant, elle aperçut des ombres de femmes sur +la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire très risquée, +d'un mari trompé qui avait ainsi surpris, sur un rideau, l'ombre de sa +femme en flagrant délit avec l'ombre d'un amant. Elle l'écoutait à +peine. Lui, s'égaya, finit par lui prendre les mains, par la taquiner, +en lui parlant de ce pauvre M. de Mussy. + +Comme ils revenaient et qu'ils repassaient devant Brébant: + +--Sais-tu, dit-elle tout à coup, que M. de Saffré m'a invitée à souper, +ce soir? + +--Oh! tu aurais mal mangé, répliqua-t-il en riant. + +Saffré n'a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore à la +salade de homard. + +--Non, non, il parlait d'huîtres et de perdreau froid.... Mais il me +tutoyait, et cela m'a gênée.... + +Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta après un silence, +d'un air désolé: + +--Le pis est que j'ai une faim atroce. + +--Comment, tu as faim! s'écria le jeune homme. + +C'est bien simple, nous allons souper ensemble. Veux-tu? + +Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d'abord, assura que Céleste +lui avait préparé une collation! à l'hôtel. Cependant, ne voulant pas +aller au café Anglais, il avait fait arrêter la voiture au coin de la +rue Le Peletier, devant le restaurant du café Riche; il était même +descendu, et comme sa belle-mère hésitait encore: + +--Après ça, dit-il, si tu as peur que je te compromette, dis-le.... Je +vais monter à côté du cocher et te reconduire à ton mari. + +Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d'oiseau qui craint +de se mouiller les pattes. Elle était radieuse. Ce trottoir qu'elle +sentait sous ses pieds lui chauffait les talons, lui donnait, à fleur de +peau, un délicieux frisson de peur et de caprice contenté. Depuis que le +fiacre roulait, elle avait une envie folle d'y sauter. Elle le traversa +à petits pas, furtivement, comme si elle eût goûté un plaisir plus vif à +redouter d'y être vue. Son escapade tournait décidément à l'aventure. +Certes, elle ne regrettait pas d'avoir refusé l'invitation brutale de M. +de Saffré. Mais elle serait rentrée horriblement maussade si Maxime +n'avait eu l'idée de lui faire goûter au fruit défendu. Celui-ci monta +l'escalier vivement, comme s'il était chez lui. Elle le suivit en +soufflant un peu. De légers fumets de marée et de gibier traînaient, et +le tapis, que des baguettes de cuivre tendaient sur les marches, avait +une odeur de poussière qui redoublait son émotion. + +Comme ils arrivaient à l'entresol, ils rencontrèrent un garçon, à l'air +digne, qui se rangea contre le mur pour les laisser passer. + +--Charles, lui dit Maxime, vous nous servirez, n'est-ce pas?... +Donnez-nous le salon blanc. + +Charles s'inclina, remonta quelques marches, ouvrit la porte d'un +cabinet. Le gaz était baissé, il sembla à Renée qu'elle pénétrait dans +le demi-jour d'un lieu suspect et charmant. + +Un roulement continu entrait par la fenêtre grande ouverte, et sur le +plafond, dans les reflets du café d'en bas, passaient les ombres rapides +des promeneurs. Mais, d'un coup de pouce, le garçon haussa le gaz. Les +ombres du plafond disparurent, le cabinet s'emplit d'une lumière crue +qui tomba en plein sur la tête de la jeune femme. + +Elle avait déjà rejeté son capuchon en arrière. Les petits frisons +s'étaient un peu ébouriffés dans le fiacre, mais le ruban bleu n'avait +pas bougé. Elle se mit à marcher, gênée par la façon dont Charles la +regardait; il avait un clignement d'yeux, un pincement de paupières, +pour mieux la voir, qui signifiait clairement: «En voilà une que je ne +connais pas encore.» + +--Que servirai-je à monsieur? demanda-t-il à voix haute. + +Maxime se tourna vers Renée. + +--Le souper de M. de Saffré, n'est-ce pas? dit-il, des huîtres, un +perdreau.... + +Et, voyant le jeune homme sourire, Charles l'imita, discrètement, en +murmurant: + +--Alors, le souper de mercredi, si vous voulez? + +--Le souper de mercredi..., répétait Maxime. + +Puis, se rappelant: + +--Oui, ça m'est égal, donnez-nous le souper de mercredi. + +Quand le garçon fut sorti, Renée prit son binocle et fit curieusement le +tour du petit salon. C'était une pièce carrée, blanc et or, meublée avec +des coquetteries de boudoir. Outre la table et les chaises, il y avait +un meuble bas, une sorte de console, où l'on desservait, et un large +divan, un véritable lit, qui se trouvait placé entre la cheminée et la +fenêtre. Une pendule et deux flambeaux Louis XVI garnissaient la +cheminée de marbre blanc. + +Mais la curiosité du cabinet était la glace, une belle glace trapue que +les diamants de ces dames avaient criblée de noms, de dates, de vers +estropiés, de pensées prodigieuses et d'aveux étonnants. Renée crut +apercevoir une saleté et n'eut pas le courage de satisfaire sa +curiosité. + +Elle regarda le divan, éprouva un nouvel embarras, se mit, afin d'avoir +une contenance, à regarder le plafond et le lustre de cuivre doré, à +cinq becs. Mais la gêne qu'elle ressentait était délicieuse. Pendant +qu'elle levait le front, comme pour étudier la corniche, grave et le +binocle à la main, elle jouissait profondément de ce mobilier équivoque, +qu'elle sentait autour d'elle; de cette glace claire et cynique, dont la +pureté, à peine ridée par ces pattes de mouche ordurières, avait servi à +rajuster tant de faux chignons; de ce divan qui la choquait par sa +largeur; de la table, du tapis lui-même, où elle retrouvait l'odeur de +l'escalier, une vague odeur de poussière pénétrante et comme religieuse. + +Puis, lorsqu'il lui fallut baisser enfin les yeux: + +--Qu'est-ce donc que ce souper de mercredi? demanda-t-elle à Maxime. + +--Rien, répondit-il, un pari qu'un de mes amis a perdu. + +Dans tout autre lieu, il lui aurait dit sans hésiter qu'il avait soupé +le mercredi avec une dame, rencontrée sur le boulevard. Mais, depuis +qu'il était entré dans le cabinet, il la traitait instinctivement en +femme à laquelle il faut plaire et dont on doit ménager la jalousie. +Elle n'insista pas, d'ailleurs; elle alla s'accouder à la rampe de la +fenêtre, où il vint la rejoindre. Derrière eux, Charles entrait et +sortait, avec un bruit de vaisselle et d'argenterie. + +Il n'était pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Paris grondait, +prolongeait la journée ardente, avant de se décider à gagner son lit. +Les files d'arbres marquaient, d'une ligne confuse, les blancheurs des +trottoirs et le noir vague de la chaussée, où passaient le roulement et +les lanternes rapides des voitures. Aux deux bords de cette bande +obscure, les kiosques des marchands de journaux, de place en place, +s'allumaient, pareils à de grandes lanternes vénitiennes, hautes et +bizarrement bariolées, posées régulièrement à terre, pour quelque +illumination colossale. Mais, à cette heure, leur éclat assourdi se +perdait dans le flamboiement des devantures voisines. Pas un volet +n'était mis, les trottoirs s'allongeaient sans une raie d'ombre, sous +une pluie de rayons qui les éclairait d'une poussière d'or, de la clarté +chaude et éclatante du plein jour, Maxime montra à Renée, en face d'eux, +le café Anglais, dont les fenêtres luisaient. + +Les branches hautes des arbres les gênaient un peu, d'ailleurs, pour +voir les maisons et le trottoir opposés. + +Ils se penchèrent, ils regardèrent au-dessous d'eux. + +C'était un va-et-vient continu; des promeneurs passaient par groupes, +des filles, deux à deux, traînaient leurs jupes, qu'elles relevaient de +temps à autre, d'un mouvement alangui, en jetant autour d'elles des +regards las et souriants. Sous la fenêtre même, le café Riche avançait +ses tables dans le coup de soleil de ses lustres, dont l'éclat +s'étendait jusqu'au milieu de la chaussée; et c'était surtout au centre +de cet ardent foyer qu'ils voyaient les faces blêmes et les rires pâles +des passants. + +Autour des petites tables rondes, des femmes, mêlées aux hommes, +buvaient. Elles étaient en robes voyantes, les cheveux dans le cou; +elles se dandinaient sur les chaises, avec des paroles hautes que le +bruit empêchait d'entendre. Renée en remarqua particulièrement une, +seule à une table, vêtue d'un costume d'un bleu dur, garni d'une guipure +blanche; elle achevait, à petits coups, un verre de bière, renversée à +demi, les mains sur le ventre, d'un air d'attente lourde et résignée. +Celles qui marchaient se perdaient lentement au milieu de la foule, et +la jeune femme, qu'elles intéressaient, les suivait du regard, allait +d'un bout du boulevard à l'autre, dans les lointains tumultueux et +confus de l'avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs, et où +les clartés n'étaient plus que des étincelles. Et le défilé repassait +sans fin, avec une régularité fatigante, monde étrangement mêlé et +toujours le même, au milieu des couleurs vives, des trous de ténèbres, +dans le tohu-bohu féerique de ces mille flammes dansantes, sortant comme +un flot des boutiques, colorant les transparents des croisées et des +kiosques, courant sur les façades en baguettes, en lettres, en dessins +de feu, piquant l'ombre d'étoiles, filant sur la chaussée, +continuellement. Le bruit assourdissant qui montait avait une clameur, +un ronflement prolongé, monotone, comme une note d'orgue accompagnant +l'éternelle procession de petites poupées mécaniques. Renée crut, un +moment, qu'un accident venait d'avoir lieu. Un flot de personnes se +mouvait à gauche, un peu au-delà du passage de l'opéra. Mais, ayant pris +son binocle, elle reconnut le bureau des omnibus; il y avait beaucoup de +monde sur le trottoir, debout, attendant, se précipitant, dès qu'une +voiture arrivait. Elle entendait la voix rude du contrôleur appeler les +numéros, puis les tintements du compteur lui arrivaient en sonneries +cristallines. Elle s'arrêta aux annonces d'un kiosque, crûment coloriées +comme les images d'Épinal; il y avait, sur un carreau, dans un cadre +jaune et vert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, +réclame d'un chapelier qu'elle ne comprit pas. De cinq minutes en cinq +minutes, l'omnibus des Batignolles passait, avec ses lanternes rouges et +sa caisse jaune, tournant le coin de la rue Le Peletier, ébranlant la +maison de son fracas; et elle voyait les hommes de l'impériale, des +visages fatigués qui se levaient et les regardaient, elle et Maxime, du +regard curieux des affamés mettant l'oeil à une serrure. + +--Ah! dit-elle, le parc Monceau, à cette heure, dort bien +tranquillement. + +Ce fut la seule parole qu'elle prononça. Ils restèrent là près de vingt +minutes, silencieux, s'abandonnant à la griserie des bruits et des +clartés. Puis, la table mise, ils vinrent s'asseoir, et, comme elle +paraissait gênée par la présence du garçon, il le congédia. + +--Laissez-nous.... Je sonnerai pour le dessert. + +Elle avait aux joues de petites rougeurs et ses yeux brillaient; on eût +dit qu'elle venait de courir. Elle rapportait de la fenêtre un peu du +vacarme et de l'animation du boulevard. Elle ne voulut pas que son +compagnon fermât la croisée. + +--Eh! c'est l'orchestre, dit-elle, comme il se plaignait du bruit. Tu ne +trouves pas que c'est une drôle de musique? Cela va très bien +accompagner nos huîtres et notre perdreau. + +Ses trente ans se rajeunissaient dans son escapade. + +Elle avait des mouvements vifs, une pointe de fièvre, et ce cabinet, ce +tête-à-tête avec un jeune homme dans le brouhaha de la rue la +fouettaient, lui donnaient un air fille. Ce fut avec décision qu'elle +attaqua les huîtres. + +Maxime n'avait pas faim, il la regarda dévorer en souriant. + +--Diable! murmura-t-il, tu aurais fait une bonne soupeuse. + +Elle s'arrêta, fâchée de manger si vite. + +--Tu trouves que j'ai faim. Que veux-tu? C'est cette heure de bal idiot +qui m'a creusée.... Ah! mon pauvre ami, je te plains de vivre dans ce +monde-là! + +--Tu sais bien, dit-il, que je t'ai promis de lâcher Sylvia et Laure +d'Aurigny le jour où tes amies voudront venir souper avec moi. + +Elle eut un geste superbe. + +--Pardieu! je crois bien. Nous sommes autrement amusantes que ces dames, +avoue-le.... Si une de nous assommait un amant comme ta Sylvia et ta +Laure d'Aurigny doivent vous assommer, mais la pauvre petite femme ne +garderait pas cet amant une semaine!... Tu ne veux jamais m'écouter. +Essaie, un de ces jours. + +Maxime, pour ne pas appeler le garçon, se leva, enleva les coquilles +d'huîtres et apporta le perdreau qui était sur la console. La table +avait le luxe des grands restaurants. Sur la nappe damassée, un souffle +d'adorable débauche passait, et c'était avec de petits frémissements +d'aise que Renée promenait ses fines mains de sa fourchette à son +couteau, de son assiette à son verre. Elle but du vin blanc sans eau, +elle qui buvait ordinairement de l'eau à peine rougie. Comme Maxime, +debout, sa serviette sur le bras, la servait avec des complaisances +comiques, il reprit: + +--Qu'est-ce que M. de Saffré a bien pu te dire, pour que tu sois si +furieuse? Est-ce qu'il t'a trouvée laide? + +--Oh! lui, répondit-elle, c'est un vilain homme. + +Jamais je n'aurais cru qu'un monsieur si distingué, si poli chez moi, +parlât une telle langue. Mais je lui pardonne. Ce sont les femmes qui +m'ont agacée. On aurait dit des marchandes de pommes. Il y en avait une +qui se plaignait d'avoir un clou à la hanche, et, un peu plus, je crois +qu'elle aurait relevé sa jupe pour faire voir son mal à tout le monde. + +Maxime riait aux éclats. + +--Non, vrai, continua-t-elle en s'animant, je ne vous comprends pas, +elles sont sales et bêtes.... Et dire que, lorsque je te voyais aller +chez ta Sylvia, je m'imaginais des choses prodigieuses, des festins +antiques, comme on en voit dans les tableaux, avec des créatures +couronnées de roses, des coupes d'or, des voluptés extraordinaires.... + +Ah! bien, oui! Tu m'as montré un cabinet de toilette malpropre et des +femmes qui juraient comme des charretiers. Ça ne vaut pas la peine de +faire le mal. + +Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence, et, tenant du bout +des doigts un os de perdreau qu'elle rongeait délicatement, elle ajouta +d'une voix plus basse: + +--Le mal, ce devrait être quelque chose d'exquis, mon cher.... Moi qui +suis une honnête femme, quand je m'ennuie et que je commets le péché de +rêver l'impossible, je suis sûre que je trouve des choses beaucoup plus +jolies que les Blanche Muller. + +Et, d'un air grave, elle conclut par ce mot profond de cynisme naïf: + +--C'est une affaire d'éducation, comprends-tu? + +Elle déposa doucement le petit os dans son assiette. + +Le ronflement des voitures continuait, sans qu'une note plus vive +s'élevât. Elle était obligée de hausser la voix pour qu'il pût +l'entendre, et les rougeurs de ses joues augmentaient. Il y avait encore +sur la console, des truffes, un entremets sucré, des asperges, une +curiosité pour la saison. Il apporta le tout, pour ne plus avoir à se +déranger, et, comme la table était un peu étroite, il plaça à terre, +entre elle et lui, un seau d'argent plein de glace, dans lequel se +trouvait une bouteille de champagne. + +L'appétit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touchèrent à +tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec des gaietés +brusques, se lançant dans des théories scabreuses, s'accoudant comme +deux amis qui soulagent leur coeur, après boire. Le bruit diminuait sur +le boulevard; mais elle l'entendait au contraire qui grandissait, et +toutes ces roues, par instants, semblaient lui tourner dans la tête. + +Quand il parla de sonner pour le dessert, elle se leva, secoua sa longue +blouse de satin, pour faire tomber les miettes, en disant: + +--C'est cela.... Tu sais, tu peux allumer un cigare. + +Elle était un peu étourdie. Elle alla à la fenêtre, attirée par un bruit +particulier qu'elle ne s'expliquait pas. On fermait les boutiques. + +--Tiens, dit-elle, en se retournant vers Maxime, l'orchestre qui se +dégarnit. + +Elle se pencha de nouveau. Au milieu, sur la chaussée, les fiacres et +les omnibus croisaient toujours leurs yeux de couleur, plus rares et +plus rapides. Mais, sur les côtés, le long des trottoirs, de grands +trous d'ombre s'étaient creusés, devant les boutiques fermées. Les cafés +seuls flambaient encore, rayant l'asphalte de nappes lumineuses. De la +rue Drouot à la rue du Helder, elle apercevait ainsi une longue file de +carrés blancs et de carrés noirs, dans lesquels les derniers promeneurs +surgissaient et s'évanouissaient d'une étrange façon. Les filles +surtout, avec la traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et +noyées dans l'ombre, prenaient un air d'apparition, de marionnettes +blafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie. Elle +s'amusa un moment à ce jeu. Il n'y avait plus de lumière épandue; les +becs de gaz s'éteignaient; les kiosques bariolés tachaient les ténèbres +plus durement. Par instants, un flot de foule, la sortie de quelque +théâtre, passait. Mais les vides se faisaient bientôt, et il venait, +sous la fenêtre, des groupes de deux ou trois hommes qu'une femme +abordait. Ils restaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli, +quelques-unes de leurs paroles montaient; puis, la femme, le plus +souvent, s'en allait au bras d'un des hommes. D'autres filles se +rendaient de café en café, faisaient le tour des tables, prenaient le +sucre oublié, riaient avec les garçons, regardaient fixement, d'un air +d'interrogation et d'offres silencieuses, les consommateurs attardés. +Et, comme Renée venait de suivre des yeux l'impériale presque vide d'un +omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coin du trottoir, la femme à +la robe bleue et aux guipures blanches, droite, tournant la tête, +toujours en quête. + +Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s'oubliait, il eut +un sourire, en regardant une des croisées entrouvertes du café Anglais; +l'idée que son père y soupait de son côté lui parut comique; mais il +avait, ce soir là, des pudeurs particulières qui gênaient ses +plaisanteries habituelles. Renée ne quitta la rampe qu'à regret. + +Une ivresse, une langueur montaient des profondeurs plus vagues du +boulevard. Dans le ronflement affaibli des voitures, dans l'effacement +des clartés vives, il y avait un appel caressant à la volupté et au +sommeil. Les chuchotements qui couraient, les groupes arrêtés dans un +coin d'ombre faisaient du trottoir le corridor de quelque grande auberge +à l'heure où les voyageurs gagnent leur lit de rencontre. Les lueurs et +les bruits allaient toujours en se mourant, la ville s'endormait, des +souffles de tendresse passaient sur les toits. + +Lorsque la jeune femme se retourna, la lumière du petit lustre lui fit +cligner les paupières. Elle était un peu pâle, maintenant, avec de +courts frissons aux coins des lèvres. Charles disposait le dessert; il +sortait, rentrait encore, faisait battre la porte, lentement, avec son +flegme d'homme comme il faut. + +--Mais je n'ai plus faim! s'écria Renée, enlevez toutes ces assiettes et +donnez-nous le café. + +Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva le dessert et +versa le café. Il emplissait le cabinet de son importance. + +--Je t'en prie, mets-le à la porte, dit à Maxime la jeune femme, dont le +coeur tournait. + +Maxime le congédia; mais il avait à peine disparu qu'il revint une fois +encore pour fermer hermétiquement les grands rideaux de la fenêtre d'un +air discret. Quand il se fut enfin retiré, le jeune homme, que +l'impatience prenait, lui aussi, se leva, et, allant à la porte: + +--Attends, dit-il, j'ai un moyen pour qu'il nous lâche. + +Et il poussa le verrou. + +--C'est ça, reprit-elle, nous sommes chez nous, au moins. + +Leurs confidences, leurs bavardages de bons camarades recommencèrent. +Maxime avait allumé un cigare. + +Renée buvait son café à petits coups et se permettait même un verre de +chartreuse. La pièce s'échauffait, s'emplissait d'une fumée bleuâtre. +Elle finit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son menton +entre ses deux poings à demi fermés. Dans cette légère étreinte, sa +bouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux, plus +minces, luisaient davantage. + +Ainsi chiffonnée, sa petite figure était adorable, sous la pluie de +frisons dorés qui lui descendaient maintenant jusque dans les sourcils. +Maxime la regardait à travers la fumée de son cigare. Il la trouvait +originale. Par moments, il n'était plus bien sûr de son sexe; la grande +ride qui lui traversait le front, l'avancement boudeur de ses lèvres, +son air indécis de myope en faisaient un grand jeune homme; d'autant +plus que sa longue blouse de satin noir allait si haut, qu'on voyait à +peine, sous le menton, une ligne du cou blanche et grasse. Elle se +laissait regarder avec un sourire, ne bougeant plus la tête, le regard +perdu, la parole ralentie. + +Puis elle eut un brusque réveil: elle alla regarder la glace, vers +laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis un instant. Elle se haussa +sur la pointe des pieds, appuya ses mains au bord de la cheminée, pour +lire ces signatures, ces mots risqués qui l'avaient effarouchée, avant +le souper. Elle épelait les syllabes avec quelque difficulté, riait, +lisait toujours, comme un collégien qui tourne les pages d'un Piron dans +son pupitre. + +--«Ernest et Clara», disait-elle, et il y a un coeur dessous qui +ressemble à un entonnoir.... Ah! voici qui est mieux: «J'aime les +hommes, parce que j'aime les truffes.» Signé «Laure». Dis donc, Maxime, +est-ce que c'est la d'Aurigny qui a écrit cela?... Puis voici les armes +d'une de ces dames, je crois: une poule fumant une grosse pipe.... +Toujours des noms, le calendrier des saintes et des saints: Victor, +Amélie, Alexandre, Edouard, Marguerite, Paquita, Louise, Renée.... +Tiens, il y en a une qui se nomme comme moi.... + +Maxime voyait dans la glace sa tête ardente. Elle se haussait davantage, +et son domino, se tendant par-derrière, dessinait la cambrure de sa +taille, le développement de ses hanches. Le jeune homme suivait la ligne +du satin qui plaquait comme une chemise. Il se leva à son tour et jeta +son cigare. Il était mal à l'aise, inquiet. + +Quelque chose d'ordinaire et d'accoutumé lui manquait. + +--Ah! voici ton nom, Maxime, s'écria Renée.... + +Écoute.... «J'aime...» Mais il s'était assis sur le coin du divan, +presque aux pieds de la jeune femme. Il réussit à lui prendre les mains, +d'un mouvement prompt; il la détourna de la glace, en lui disant d'une +voix singulière: + +--Je t'en prie, ne lis pas cela. + +Elle se débattit en riant nerveusement. + +--Pourquoi donc? Est-ce que je ne suis pas ta confidente? + +Mais lui, insistant, d'un ton plus étouffé: + +--Non, non, pas ce soir. + +Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avec ses +poignets pour se dégager. Ils avaient des yeux qu'ils ne se +connaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux. Elle +tomba sur les genoux, au bout du divan. Ils continuaient à lutter, bien +qu'elle ne fît plus un mouvement du côté de la glace et qu'elle +s'abandonnât déjà. Et comme le jeune homme la prenait à bras-le-corps, +elle dit de son rire embarrassé et mourant: + +--Voyons, laisse-moi.... Tu me fais mal. + +Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence du cabinet, +où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le sol trembler et +entendit le fracas de l'omnibus des Batignolles, qui devait tourner le +coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils se retrouvèrent côte à +côte, assis sur le divan, il balbutia, au milieu de leur malaise mutuel: + +--Bah! ça devait arriver un jour ou l'autre. + +Elle ne disait rien. Elle regardait d'un air écrasé les rosaces du +tapis. + +--Est-ce que tu y songeais, toi?... continua Maxime, balbutiant +davantage. Moi, pas du tout.... J'aurais dû me défier du cabinet...Mais +elle, d'une voix profonde, comme si toute l'honnêteté bourgeoise des +Béraud du Châtel s'éveillait dans cette faute suprême: + +--C'est infâme, ce que nous venons de faire là, murmura-t-elle, +dégrisée, la face vieillie et toute grave. + +Elle étouffait. Elle alla à la fenêtre, tira les rideaux, s'accouda. +L'orchestre était mort; la faute s'était commise dans le dernier frisson +des basses et le chant lointain des violons, vague sourdine du boulevard +endormi et rêvant d'amour. En bas, la chaussée et les trottoirs +s'enfonçaient, s'allongeaient, au milieu d'une solitude grise. Toutes +ces roues grondantes de fiacres semblaient s'en être allées, en +emportant les clartés et la foule. Sous la fenêtre, le café Riche était +fermé, pas un filet de lumière ne glissait des volets. De l'autre côté +de l'avenue, des lueurs braisillantes allumaient seules encore la façade +du café Anglais, une croisée entre autres, entrouverte, et d'où +sortaient des rires affaiblis. Et, tout le long de ce ruban d'ombre, du +coude de la rue Drouot à l'autre extrémité, aussi loin que ses regards +pouvaient aller, elle ne voyait plus que les taches symétriques des +kiosques rougissant et verdissant la nuit, sans l'éclairer, semblables à +des veilleuses espacées dans un dortoir géant. Elle leva la tête. Les +arbres découpaient leurs branches hautes sur un ciel clair, tandis que +la ligne irrégulière des maisons se perdait avec les amoncellements +d'une côte rocheuse, au bord d'une mer bleuâtre. Mais cette bande de +ciel l'attristait davantage, et c'était dans les ténèbres du boulevard +qu'elle trouvait quelque consolation. Ce qui restait au ras de l'avenue +déserte du bruit et du vice de la soirée, l'excusait. Elle croyait +sentir la chaleur de tous ces pas d'hommes et de femmes monter du +trottoir qui se refroidissait. Les hontes qui avaient trôné là, désirs +d'une minute, offres faites à voix basse, noces d'une nuit payées à +l'avance, s'évaporaient, flottaient en une buée lourde que roulaient les +souffles matinaux. + +Penchée sur l'ombre, elle respira ce silence frissonnant, cette senteur +d'alcôve, comme un encouragement qui lui venait d'en bas, comme une +assurance de honte partagée et acceptée par une ville complice. Et, +lorsque ses yeux se furent accoutumés à l'obscurité, elle aperçut la +femme au costume bleu garni de guipure, seule dans la solitude grise, +debout à la même place, attendant et s'offrant aux ténèbres vides. + +La jeune femme, en se retournant, aperçut Charles, qui regardait autour +de lui, flairant. Il finit par apercevoir le ruban bleu de Renée, +froissé, oublié sur un coin du divan. Et il s'empressa de le lui +apporter, de son air poli. + +Alors elle sentit toute sa honte. Debout devant la glace, les mains +maladroites, elle essaya de renouer le ruban. + +Mais son chignon était tombé, les petits frisons se trouvaient tout +aplatis sur les tempes, elle ne pouvait refaire le noeud. Charles vint à +son secours, en disant, comme s'il eût offert une chose accoutumée, un +rince-bouche ou des cure-dents: + +--Si madame voulait le peigne?... + +--Eh! non, c'est inutile, interrompit Maxime, qui lança au garçon un +regard d'impatience. Allez nous chercher une voiture. + +Renée se décida à rabattre simplement le capuchon de son domino. Et, +comme elle allait quitter la glace, elle se haussa légèrement, pour +retrouver les mots que l'étreinte de Maxime lui avait empêché de lire. +Il y avait, montant vers le plafond, et d'une grosse écriture +abominable, cette déclaration signée Sylvia: «J'aime Maxime.» Elle pinça +les lèvres et rabattit son capuchon un peu plus bas. + +Dans la voiture, ils éprouvèrent une gêne horrible. Ils s'étaient +placés, comme en descendant du parc Monceau, l'un en face de l'autre. +Ils ne trouvaient pas une parole à se dire. Le fiacre était plein d'une +ombre opaque, et le cigare de Maxime n'y mettait plus même un point +rouge, un éclair de braise rose. Le jeune homme perdu de nouveau dans +les jupons, «dont il avait jusqu'aux yeux», souffrait de ces ténèbres, +de ce silence, de cette femme muette, qu'il sentait à son côté, et dont +il s'imaginait les yeux tout grands ouverts sur la nuit. + +Pour paraître moins bête, il finit par chercher sa main, et, quand il la +tint dans la sienne, il fut soulagé, il trouva la situation tolérable. +Cette main s'abandonnait molle et rêveuse. + +Le fiacre traversait la place de la Madeleine. Renée songeait qu'elle +n'était pas coupable. Elle n'avait pas voulu l'inceste. Et plus elle +descendait en elle, plus elle se trouvait innocente, aux premières +heures de son escapade, à sa sortie furtive du parc Monceau, chez +Blanche Muller, sur le boulevard, même dans le cabinet du restaurant. +Pourquoi donc était-elle tombée à genoux sur le bord de ce divan? Elle +ne savait plus. Elle n'avait certainement pas pensé une seconde à cela. +Elle se serait refusée avec colère. C'était pour rire, elle s'amusait, +rien de plus. Et elle retrouvait, dans le roulement du fiacre, cet +orchestre assourdissant du boulevard, ce va-et-vient d'hommes et de +femmes, tandis que des barres de feu brûlaient ses yeux fatigués. + +Maxime, dans son coin, rêvait aussi avec quelque ennui. Il était fâché +de l'aventure. Il s'en prenait au domino de satin noir. Avait-on jamais +vu une femme se fagoter de la sorte! On ne lui voyait même pas le cou. + +Il l'avait prise pour un garçon, il jouait avec elle, et ce n'était pas +sa faute si le jeu était devenu sérieux. Pour sûr, il ne l'aurait pas +touchée du bout des doigts, si elle avait seulement montré un coin +d'épaule. Il se serait souvenu qu'elle était la femme de son père. Puis, +comme il n'aimait pas les réflexions désagréables, il se pardonna. + +Tant pis, après tout! il tâcherait de ne plus recommencer. + +C'était une bêtise. + +Le fiacre s'arrêta, et Maxime descendit le premier pour aider Renée. +Mais, à la petite porte du parc, il n'osa pas l'embrasser. Ils se +touchèrent la main, comme de coutume. Elle se trouvait déjà de l'autre +côté de la grille lorsque, pour dire quelque chose, avouant sans le +vouloir une préoccupation qui tournait vaguement dans sa rêverie depuis +le restaurant: + +--Qu'est-ce donc, demanda-t-elle, que ce peigne dont a parlé le garçon? + +--Ce peigne, répéta Maxime embarrassé, mais je ne sais pas.... + +Renée comprit brusquement. Le cabinet avait sans doute un peigne qui +entrait dans le matériel, au même titre que les rideaux, le verrou et le +divan. Et, sans attendre une explication qui ne venait pas, elle +s'enfonça au milieu des ténèbres du parc Monceau, hâtant le pas, croyant +voir derrière elle ces dents d'écaille où Laure d'Aurigny et Sylvia +avaient dû laisser des cheveux blonds et des cheveux noirs. Elle avait +une grosse fièvre. + +Il fallut que Céleste la mît au lit et la veillât jusqu'au matin. +Maxime, sur le trottoir du boulevard Malesherbes, se consulta un moment +pour savoir s'il rejoindrait la bande joyeuse du café Anglais; puis, +avec l'idée qu'il se punissait, il décida qu'il devait aller se coucher. + +Le lendemain, Renée s'éveilla tard d'un sommeil lourd et sans rêves. +Elle se fit faire un grand feu, elle dit qu'elle passerait la journée +dans sa chambre. C'était là son refuge, aux heures graves. Vers midi, +son mari ne la voyant pas descendre pour le déjeuner, lui demanda la +permission de l'entretenir un instant. Elle refusait déjà avec une +pointe d'inquiétude lorsqu'elle se ravisa. La veille, elle avait remis à +Saccard une note de Worms, montant à cent trente-six mille francs, un +chiffre un peu gros, et sans doute il voulait se donner la galanterie de +lui remettre lui-même la quittance. + +La pensée des petits frisons de la veille lui vint. Elle regarda +machinalement dans la glace ses cheveux que Céleste avait noués en +grosses nattes. Puis elle se pelotonna au coin du feu, s'enfouissant +dans les dentelles de son peignoir. Saccard, dont l'appartement se +trouvait également au premier étage, faisant pendant à celui de sa +femme, vint en pantoufles, en mari. Il mettait à peine une fois par mois +les pieds dans la chambre de Renée, et toujours pour quelque délicate +question d'argent. Ce matin-là, il avait les yeux rougis, le teint blême +d'un homme qui n'a pas dormi. Il baisa la main de la jeune femme, +galamment. + +--Vous êtes malade, ma chère amie? dit-il en s'asseyant à l'autre coin +de la cheminée. Un peu de migraine, n'est-ce pas?... Pardonnez-moi de +vous casser la tête avec mon galimatias d'homme d'affaires; mais la +chose est assez grave.... + +Il tira d'une poche de sa robe de chambre le mémoire de Worms, dont +Renée reconnut le papier glacé. + +--J'ai trouvé hier ce mémoire sur mon bureau, continua-t-il, et je suis +désolé, je ne puis absolument pas le solder en ce moment. + +Il étudia du coin de l'oeil l'effet produit sur elle par ses paroles. +Elle parut profondément étonnée. Il reprit avec un sourire: + +--Vous savez, ma chère amie, que je n'ai pas l'habitude d'éplucher vos +dépenses. Je ne dis pas que certains détails de ce mémoire ne m'aient +point un peu surpris. + +Ainsi, par exemple, je vois ici, à la seconde page: + +«Robe de bal: étoffe 70 F; façon, 600 F; argent prêté, 5 000 F; eau du +docteur Pierre, 6 F». Voilà une robe de soixante-dix francs qui monte +bien haut.... Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses. +Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez été presque +sage, relativement, je veux dire.... Seulement, je le répète, je ne puis +payer, je suis gêné. + +Elle tendit la main, d'un geste de dépit contenu. + +--C'est bien, dit-elle sèchement, rendez-moi le mémoire. J'aviserai. + +--Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard, goûtant comme un +triomphe l'incrédulité de sa femme au sujet de ses embarras d'argent. Je +ne dis pas que ma situation soit menacée, mais les affaires sont bien +nerveuses en ce moment.... Laissez-moi, quoique je vous importune, vous +expliquer notre cas; vous m'avez confié votre dot, et je vous dois une +entière franchise. + +Il posa le mémoire sur la cheminée, prit les pincettes, se mit à +tisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu'il causait +d'affaires, était chez lui un calcul qui avait fini par devenir une +habitude. Quand il arrivait à un chiffre, à une phrase difficile à +prononcer, il produisait quelque éboulement qu'il réparait ensuite +laborieusement, rapprochant les bûches, ramassant et entassant les +petits éclats de bois. D'autres fois, il disparaissait presque dans la +cheminée, pour aller chercher un morceau de braise égaré. Sa voix +s'assourdissait, on s'impatientait, on s'intéressait à ses savantes +constructions de charbons ardents, on ne l'écoutait plus, et +généralement on sortait de chez lui battu et content. Même chez les +autres, il s'emparait despotiquement des pincettes. L'été, il jouait +avec une plume, un couteau à papier, un canif. + +--Ma chère amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit le feu en +déroute, je vous demande encore une fois pardon d'entrer dans ces +détails.... Je vous ai servi exactement la rente des fonds que vous +m'avez remis entre les mains. Je puis même dire, sans vous blesser, que +j'ai regardé seulement cette rente ô comme votre argent de poche, payant +vos dépenses, ne vous demandant jamais votre apport de moitié dans les +frais communs du ménage. + +Il se tut. Renée souffrait, le regardait faire un grand trou dans la +cendre pour enterrer le bout d'une bûche. Il arrivait à un aveu délicat. + +--J'ai dû, vous le comprenez, faire produire à votre argent des intérêts +considérables. Les capitaux sont entre bonnes mains, soyez +tranquille.... Quant aux sommes provenant de vos biens de Sologne, elles +ont servi en partie au paiement de l'hôtel que nous habitons; le reste +est placé dans une affaire excellente, la Société générale des ports du +Maroc.... Nous n'en sommes pas à compter ensemble, n'est-ce pas? mais je +veux vous prouver que les pauvres maris sont parfois bien méconnus. + +Un motif puissant devait le pousser à mentir moins que de coutume. La +vérité était que la dot de Renée n'existait plus depuis longtemps; elle +avait passé, dans la caisse de Saccard, à l'état de valeur fictive. S'il +en servait les intérêts à plus de deux ou trois cents pour cent, il +n'aurait pu représenter le moindre titre ni retrouver la plus petite +espèce solide du capital primitif. + +Comme il l'avouait à moitié, d'ailleurs, les cinq cent mille francs des +biens de la Sologne avaient servi à donner un premier acompte sur +l'hôtel et le mobilier, qui coûtaient ensemble près de deux millions. Il +devait encore un million au tapissier et à l'entrepreneur. + +--Je ne vous réclame rien, dit enfin Renée, je sais que je suis très +endettée vis-à-vis de vous. + +--Oh! chère amie, s'écria-t-il, en prenant la main de sa femme, sans +abandonner les pincettes, quelle vilaine idée vous avez là!... En deux +mots, tenez, j'ai été malheureux à la Bourse, Toutin-Laroche a fait des +bêtises, les Mignon et Charrier sont des butors qui me mettent dedans. +Et voilà pourquoi je ne puis payer votre mémoire. Vous me pardonnez, +n'est-ce pas? + +Il semblait véritablement ému. Il enfonça les pincettes entre les +bûches, alluma des fusées d'étincelles. Renée se rappela l'allure +inquiète qu'il avait depuis quelque temps. Mais elle ne put descendre +dans l'étonnante vérité. Saccard en était arrivé à un tour de force +quotidien. Il habitait un hôtel de deux millions, il vivait sur le pied +d'une dotation de prince, et certains matins il n'avait pas mille francs +dans sa caisse. Ses dépenses ne paraissaient pas diminuer. Il vivait sur +la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le +jour les bénéfices scandaleux qu'il réalisait dans certaines affaires. +Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s'écroulaient sous lui, +de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il +sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné, +dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs +et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un +aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa +caisse vide, d'où le fleuve d'or aux sources légendaires continuait à +sortir. + +La spéculation traversait alors une heure mauvaise. + +Saccard était un digne enfant de l'Hôtel de Ville. Il avait eu la +rapidité de transformation, la fièvre de jouissance, l'aveuglement de +dépenses qui secouaient Paris. A ce moment, comme la Ville, il se +trouvait en face d'un formidable déficit qu'il s'agissait de combler +secrètement; car il ne voulait pas entendre parler de sagesse, +d'économie, d'existence calme et bourgeoise. Il préférait garder le luxe +inutile et la misère de ces voies nouvelles, d'où il avait tiré sa +colossale fortune de chaque matin mangée chaque soir. D'aventure en +aventure, il, n'avait plus que la façade dorée d'un capital absent. A +cette heure de folie chaude, Paris lui-même n'engageait pas son avenir +avec plus d'emportement et n'allait pas plus droit à toutes les sottises +et à toutes les duperies financières. La liquidation menaçait d'être +terrible. + +Les plus belles spéculations se gâtaient entre les mains de Saccard. Il +venait d'essuyer, comme il le disait, des pertes considérables à la +Bourse. M. Toutin-Laroche avait failli faire sombrer le Crédit viticole +dans un jeu à la hausse qui s'était brusquement tourné contre lui; +heureusement que le gouvernement, intervenant sous le manteau, avait +remis debout la fameuse machine du prêt hypothécaire aux cultivateurs. +Saccard, ébranlé par cette double secousse, très maltraité par son frère +le ministre, pour le risque que venait de courir la solidité des bons de +délégation de la Ville, compromise avec celle du Crédit viticole, se +trouvait moins heureux encore dans sa spéculation sur les immeubles. Les +Mignon et Charrier avaient complètement rompu avec lui. S'il les +accusait, c'était par une rage sourde de s'être trompé, en faisant bâtir +sur sa part de terrains, tandis qu'eux vendaient prudemment la leur. +Pendant qu'ils réalisaient une fortune, lui restait avec des maisons sur +les bras, dont il ne se débarrassait souvent qu'à perte. Entre autres, +il vendit trois cent mille francs, rue de Marignan, un hôtel sur lequel +il en devait encore trois cent quatre-vingt mille. + +Il avait bien inventé un tour de sa façon, qui consistait à exiger dix +mille francs d'un appartement valant huit mille francs au plus; le +locataire effrayé ne signait un bail que lorsque le propriétaire +consentait à lui faire cadeau des deux premières années de loyer; +l'appartement se trouvait de cette façon réduit à son prix réel, mais le +bail portait le chiffre de dix mille francs par an, et, quand Saccard +trouvait un acquéreur et capitalisait les revenus de l'immeuble, il +arrivait à une véritable fantasmagorie de calcul. Il ne put appliquer +cette duperie en grand; ses maisons ne se louaient pas; il les avait +bâties trop tôt; les déblais, au milieu desquels elles se trouvaient +perdues, en pleine boue, l'hiver, les isolaient, leur faisaient un tort +considérable. L'affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des +sieurs Mignon et Charrier, qui lui rachetèrent l'hôtel dont il avait dû +abandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Les entrepreneurs +étaient enfin mordus par l'envie d'habiter «leur boulevard». Comme ils +avaient vendu leur part de terrains de plus-value, et qu'ils flairaient +la gêne de leur ancien associé, ils lui offrirent de le débarrasser de +l'enclos au milieu duquel l'hôtel s'élevait jusqu'au plancher du premier +étage, dont l'armature de fer était en partie posée. Seulement ils +traitèrent de plâtras inutiles ces solides fondations en pierre de +taille, disant qu'ils auraient préféré le sol nu, pour y faire +construire à leur guise. Saccard dut vendre sans tenir compte des cent +et quelque mille francs qu'il avait déjà dépensés, et ce qui l'exaspéra +davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs ne voulurent +reprendre le terrain à deux cent cinquante francs le mètre, chiffre fixé +lors du partage. + +Ils lui rabattirent vingt-cinq francs par mètre, comme ces marchandes à +la toilette qui ne donnent plus que quatre francs d'un objet qu'elles +ont vendu cinq francs la veille. + +Deux jours après, Saccard eut la douleur de voir une armée de maçons +envahir l'enclos de planches et continuer à bâtir sur les «plâtras +inutiles». + +Il jouait donc d'autant mieux la gêne devant sa femme que ses affaires +s'embrouillaient davantage. Il n'était pas homme à se confesser par +amour de la vérité. + +--Mais, monsieur, dit Renée d'un air de doute, si vous vous trouvez +embarrassé, pourquoi m'avoir acheté cette aigrette et cette rivière qui +vous ont coûté, je crois, soixante-cinq mille francs?... Je n'ai que +faire de ces bijoux; je vais être obligée de vous demander la permission +de m'en défaire pour donner un acompte à Worms. + +--Gardez-vous-en bien! s'écria-t-il avec inquiétude. + +Si l'on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du ministère, on +ferait des cancans sur ma situation.... + +Il était bonhomme, ce matin-là. Il finit par sourire et par murmurer en +clignant les yeux: + +--Ma chère amie, nous autres spéculateurs, nous sommes comme les jolies +femmes, nous avons nos roueries.... Conservez, je vous prie, votre +aigrette et votre rivière pour l'amour de moi. + +Il ne pouvait conter l'histoire qui était tout à fait jolie, mais un peu +risquée. Ce fut à la fin d'un souper que Saccard et Laure d'Aurigny +conclurent un traité d'alliance. Laure était criblée de dettes et ne +songeait plus qu'à trouver un bon jeune homme qui voulût bien l'enlever +et la conduire à Londres. Saccard, de son côté, sentait le sol +s'écrouler sous lui; son imagination aux abois cherchait un expédient +qui le montrât au public vautré sur un lit d'or et de billets de banque. +La fille et le spéculateur, dans la demi-ivresse du dessert, +s'entendirent. Il trouva l'idée de cette vente de diamants qui fit +courir tout Paris, et dans laquelle il acheta, à grand tapage, des +bijoux pour sa femme. Puis, avec le produit de la vente, quatre cent +mille francs environ, il parvint à satisfaire les créanciers de Laure, +auxquels elle devait à peu près le double. Il est même à croire qu'il +retira du jeu une partie de ses soixante-cinq mille francs. Quand on le +vit liquider la situation de la d'Aurigny, il passa pour son amant, on +crut qu'il payait la totalité de ses dettes, qu'il faisait des folies +pour elle. Toutes les mains se tendirent vers lui, le crédit revint, +formidable. Et on le plaisantait, à la Bourse, sur sa passion, avec des +sourires, des allusions, qui le ravissaient. Pendant ce temps, Laure +d'Aurigny, mise en vue par ce vacarme, et chez laquelle il ne passa +seulement pas une nuit, feignait de le tromper avec huit ou dix +imbéciles alléchés par l'idée de la voler à un homme si colossalement +riche. En un mois, elle eut deux mobiliers et plus de diamants qu'elle +n'en avait vendus. + +Saccard avait pris l'habitude d'aller fumer un cigare chez elle, +l'après-midi, au sortir de la Bourse; souvent il apercevait des coins de +redingote qui fuyaient, effarouchés, entre les portes. Quand ils étaient +seuls, ils ne pouvaient se regarder sans rire. Il la baisait au front, +comme une fille perverse dont la coquetterie l'enthousiasmait. Il ne lui +donnait pas un sou, et même une fois elle lui prêta de l'argent, pour +une dette de jeu. + +Renée voulut insister, parla d'engager au moins les bijoux; mais son +mari lui fit entendre que cela n'était pas possible, que tout Paris +s'attendait à les lui voir le lendemain. Alors la jeune femme, que le +mémoire de Worms inquiétait beaucoup, chercha un autre expédient. + +--Mais, s'écria-t-elle tout à coup, mon affaire de Charonne marche bien, +n'est-ce pas? Vous me disiez encore l'autre jour que les bénéfices +étaient superbes.... + +Peut-être que Larsonneau m'avancerait les cent trente six mille francs? + +Saccard, depuis un instant, oubliait les pincettes entre ses jambes. Il +les reprit vivement, se pencha, disparut presque dans la cheminée, où la +jeune femme entendit sourdement sa voix qui murmurait: + +--Oui, oui, Larsonneau pourrait peut-être.... + +Elle arrivait enfin, d'elle-même, au point où il l'amenait doucement +depuis le commencement de la conversation. Il y avait deux ans déjà +qu'il préparait son coup de génie du côté de Charonne. Jamais sa femme +ne voulut aliéner les biens de la tante Élisabeth; elle avait juré à +cette dernière de les garder intacts pour les léguer à son enfant, si +elle devenait mère. Devant cet entêtement, l'imagination du spéculateur +travailla et finit par bâtir tout un poème. C'était une oeuvre de +scélératesse exquise, une duperie colossale dont la Ville, l'État, sa +femme et jusqu'à Larsonneau devaient être les victimes. + +Il ne parla plus de vendre les terrains; seulement il gémit chaque jour +sur la sottise qu'il y avait à les laisser improductifs, à se contenter +d'un revenu de deux pour cent. Renée, toujours pressée d'argent, finit +par accepter l'idée d'une spéculation quelconque. Il basa son opération +sur la certitude d'une expropriation prochaine, pour le percement du +boulevard du Prince-Eugène, dont le tracé n'était pas encore nettement +arrêté. Et ce fut alors qu'il amena son ancien complice Larsonneau, +comme un associé qui conclut avec sa femme un traité sur les bases +suivantes: elle apportait les terrains, représentant une valeur de cinq +cent mille francs; de son côté, Larsonneau s'engageait à bâtir, sur ces +terrains, pour une somme égale, une salle de café-concert, accompagnée +d'un grand jardin, où l'on établirait des jeux de toutes sortes, des +balançoires, des jeux de quilles, des jeux de boules, etc. Les bénéfices +devaient naturellement être partagés, de même que les pertes seraient +subies par moitié. Dans le cas où l'un des deux associés voudrait se +retirer, il le pourrait, en exigeant sa part, selon l'estimation qui +interviendrait. Renée parut surprise de ce gros chiffre de cinq cent +mille francs, lorsque les terrains en valaient au plus trois cent mille. +Mais il lui fit comprendre que c'était une façon habile de lier plus +tard les mains de Larsonneau, dont les constructions n'atteindraient +jamais une telle somme. + +Larsonneau était devenu un viveur élégant, bien ganté, avec du linge +éblouissant et des cravates étonnantes. Il avait, pour faire ses +courses, un tilbury fin comme une oeuvre d'horlogerie, très haut de +siège, et qu'il conduisait lui-même. Ses bureaux de la rue de Rivoli +étaient une enfilade de pièces somptueuses, où l'on ne voyait pas le +moindre carton, la moindre paperasse. Ses employés écrivaient sur des +tables de poirier noirci, marquetées, ornées de cuivres ciselés. Il +prenait le titre d'agent d'expropriation, un métier nouveau que les +travaux de Paris avaient créé. Ses attaches avec l'Hôtel de Ville le +renseignaient à l'avance sur le percement des voies nouvelles. Quand il +était parvenu à se faire communiquer, par un agent voyer, le tracé d'un +boulevard, il allait offrir ses services aux propriétaires menacés. Et +il faisait valoir ses petits moyens pour grossir l'indemnité, en +agissant avant le décret d'utilité publique. Dès qu'un propriétaire +acceptait ses offres, il prenait tous les frais à sa charge, dressait un +plan de la propriété, écrivait un mémoire, suivait l'affaire devant le +tribunal, payait un avocat, moyennant un tant pour cent sur la +différence entre l'offre de la Ville et l'indemnité accordée par le +jury. Mais à cette besogne à peu près avouable, il en joignait plusieurs +autres. Il prêtait surtout à usure. Ce n'était plus l'usurier de la +vieille école, déguenillé, malpropre, aux yeux blancs et muets comme des +pièces de cent sous, aux lèvres pâles et serrées comme les cordons d'une +bourse. Lui souriait, avait des oeillades charmantes, se faisait +habiller chez Dusautoy, allait déjeuner chez Brébant avec sa victime, +qu'il appelait «mon bon», en lui offrant des havanes au dessert. Au +fond, dans ses gilets qui le pinçaient à la taille, Larsonneau était un +terrible monsieur qui aurait poursuivi le paiement d'un billet jusqu'au +suicide du signataire, sans rien perdre de son amabilité. + +Saccard eût volontiers cherché un autre associé. Mais il avait toujours +des inquiétudes au sujet de l'inventaire faux que Larsonneau gardait +précieusement. Il préféra le mettre dans l'affaire, comptant profiter de +quelque circonstance pour rentrer en possession de cette pièce +compromettante. Larsonneau bâtit le café-concert, une construction en +planches et en plâtras, surmontée de clochetons de fer-blanc, qu'il fit +peinturlurer en jaune et en rouge. Le jardin et les jeux eurent du +succès dans le quartier populeux de Charonne. Au bout de deux ans, la +spéculation paraissait prospère, bien que les bénéfices fussent +réellement très faibles. Saccard, jusqu'alors, n'avait parlé qu'avec +enthousiasme à sa femme de l'avenir d'une si belle idée. + +Renée, voyant que son mari ne se décidait pas à sortir de la cheminée, +où sa voix s'étouffait de plus en plus: + +--J'irai voir Larsonneau aujourd'hui, dit-elle. C'est ma seule +ressource. + +Alors il abandonna la bûche avec laquelle il luttait. + +--La course est faite, chère amie, répondit-il en souriant. Est-ce que +je ne préviens pas tous vos désirs?... + +J'ai vu Larsonneau hier soir. + +--Et il vous a promis les cent trente-six mille francs? demanda-t-elle +avec anxiété. + +Il faisait, entre les deux bûches qui flambaient, une petite montagne +de braise, ramassant délicatement, du bout des pincettes, les plus +minces fragments de charbon, regardant d'un air satisfait s'élever cette +butte, qu'il construisait avec un art infini. + +--Oh! comme vous y allez!... murmura-t-il. C'est une grosse somme que +cent trente-six mille francs.... + +Larsonneau est un bon garçon, mais sa caisse est encore modeste. Il est +tout prêt à vous obliger.... + +Il s'attardait, clignant des yeux, rebâtissant un coin de la butte qui +venait de s'écrouler. Ce jeu commençait à brouiller les idées de la +jeune femme. Elle suivait malgré elle le travail de son mari, dont la +maladresse augmentait. Elle était tentée de lui donner des conseils. +Oubliant Worms, le mémoire, le manque d'argent, elle finit par dire: + +--Mais placez donc ce gros morceau là-dessous; les autres tiendront. + +Son mari lui obéit docilement, en ajoutant: + +--Il ne peut trouver que cinquante mille francs. C'est toujours un joli +acompte.... Seulement, il ne veut pas mêler cette affaire avec celle de +Charonne. Il n'est qu'intermédiaire, vous comprenez, chère amie? La +personne qui prête l'argent demande des intérêts énormes. Elle voudrait +un billet de quatre-vingt mille francs, à six mois de date. + +Et, ayant couronné la butte par un morceau de braise pointu, il croisa +les mains sur les pincettes en regardant fixement sa femme. + +--Quatre-vingt mille francs! s'écria-t-elle, mais c'est un vol!... +Est-ce que vous me conseillez une pareille folie? + +--Non, dit-il nettement. Mais, si vous avez absolument besoin d'argent, +je ne vous la défends pas. + +Il se leva comme pour se retirer. Renée, dans une indécision cruelle, +regarda son mari et le mémoire qu'il laissait sur la cheminée. Elle +finit par prendre sa pauvre tête entre ses mains, en murmurant: + +--Oh! ces affaires!... J'ai la tête brisée, ce matin.... + +Allez, je vais signer ce billet de quatre-vingt mille francs. Si je ne +le faisais pas, ça me rendrait tout à fait malade. Je me connais, je +passerais la journée dans un combat affreux.... J'aime mieux faire les +bêtises tout de suite. Ça me soulage. + +Et elle parla de sonner pour qu'on allât lui chercher du papier timbré. +Mais il voulut lui rendre ce service lui-même. Il avait sans doute le +papier timbré dans sa poche, car son absence dura à peine deux minutes. +Pendant qu'elle écrivait sur une petite table qu'il avait poussée au +coin du feu, il l'examinait avec des yeux où s'allumait un désir étonné. +Il faisait très chaud dans la chambre, pleine encore du lever de la +jeune femme, des senteurs de sa première toilette. Tout en causant, elle +avait laissé glisser les pans du peignoir dans lequel elle s'était +pelotonnée, et le regard de son mari, debout devant elle, glissait sur +sa tête inclinée, parmi l'or de ses cheveux, très loin jusqu'aux +blancheurs de son cou et de sa poitrine. Il souriait d'un air singulier; +ce feu ardent qui lui avait brûlé la face, cette chambre close où l'air +alourdi gardait une odeur d'amour, ces cheveux jaunes et cette peau +blanche qui le tentaient avec une sorte de dédain conjugal le rendaient +rêveur, élargissaient le drame dont il venait de jouer une scène, +faisaient naître quelque secret et voluptueux calcul dans sa chair +brutale d'agioteur. + +Quand sa femme lui tendit le billet, en le priant de terminer l'affaire, +il le prit, la regardant toujours. + +--Vous êtes belle à ravir..., murmura-t-il. + +Et, comme elle se penchait pour repousser la table, il la baisa rudement +sur le cou. Elle jeta un petit cri. Puis elle se leva, frémissante, +tâchant de rire, songeant invinciblement aux baisers de l'autre, la +veille. Mais il eut regret de ce baiser de cocher. Il la quitta, en lui +serrant amicalement la main, et en lui promettant qu'elle aurait les +cinquante mille francs le soir même. + +Renée sommeilla toute la journée devant le feu. Aux heures de crise, +elle avait des langueurs de créole. Alors, toute sa turbulence devenait +paresseuse, frileuse, endormie. Elle grelottait, il lui fallait des +brasiers ardents, une chaleur suffocante qui lui mettait au front de +petites gouttes de sueur, et qui l'assoupissait. Dans cet air brûlant, +dans ce bain de flammes, elle ne souffrait presque plus; sa douleur +devenait comme un songe léger, un vague oppressement, dont l'indécision +même finissait par être voluptueuse. Ce fut ainsi qu'elle berça jusqu'au +soir ses remords de la veille, dans la clarté rouge du foyer, en face +d'un terrible feu qui faisait craquer les meubles autour d'elle, et lui +ôtait, par instants, la conscience de son être. Elle put songer à +Maxime, comme à une jouissance enflammée dont les rayons la brûlaient; +elle eut un cauchemar d'étranges amours au milieu de bûchers, sur des +lits chauffés à blanc. Céleste allait et venait, dans la chambre, avec +sa figure calme de servante au sang glacé. Elle avait l'ordre de ne +laisser entrer personne; elle congédia même les inséparables, Adeline +d'Espanet et Suzanne Haffner, de retour d'un déjeuner qu'elles venaient +de faire ensemble, dans un pavillon loué par elles à Saint-Germain. +Cependant, vers le soir, Céleste étant venue dire à sa maîtresse, que +Mme Sidonie, la soeur de monsieur, voulait lui parler, elle reçut +l'ordre de l'introduire. + +Mme Sidonie ne venait généralement qu'à la nuit tombée. Son frère avait +pourtant obtenu qu'elle mît des robes de soie. Mais, on ne savait +comment, la soie qu'elle portait avait beau sortir du magasin, elle ne +paraissait jamais neuve; elle se fripait, perdait son luisant, +ressemblait à une loque. Elle avait aussi consenti à ne pas apporter son +panier chez les Saccard. En revanche, ses poches débordaient de +paperasses. Renée, dont elle ne pouvait faire une cliente raisonnable, +résignée aux nécessités de la vie, l'intéressait. Elle la visitait +régulièrement, avec des sourires discrets de médecin qui ne veut pas +effrayer un malade en lui apprenant le nom de son mal. Elle s'apitoyait +sur ses petites misères, comme sur des bobos qu'elle guérirait +immédiatement, si la jeune femme voulait. Cette dernière, qui était dans +une de ces heures où l'on a besoin d'être plaint, la faisait uniquement +entrer pour lui dire qu'elle avait des douleurs de tête intolérables. + +--Eh! ma toute belle, murmura Mme Sidonie en se glissant dans l'ombre de +la pièce, mais vous étouffez, ici!... Toujours vos douleurs +névralgiques, n'est-ce pas? C'est le chagrin. Vous prenez la vie trop à +coeur. + +--Oui, j'ai bien des soucis, répondit languissamment Renée. + +La nuit tombait. Elle n'avait pas voulu que Céleste allumât une lampe. +Le brasier seul jetait une grande lueur rouge, qui l'éclairait en plein, +allongée, dans son peignoir blanc dont les dentelles devenaient roses. +Au bord de l'ombre, on ne voyait qu'un bout de la robe noire de Mme +Sidonie et ses deux mains croisées, couvertes de gants de coton gris. Sa +voix tendre sortait des ténèbres. + +--Encore des peines d'argent! dit-elle, comme si elle avait dit: des +peines de coeur, d'un ton plein de douceur et de pitié. + +Renée abaissa les paupières, fit un geste d'aveu. + +--Ah! si mes frères m'écoutaient, nous serions tous riches. Mais ils +lèvent les épaules quand je leur parle de cette dette de trois +milliards, vous savez?... J'ai bon espoir, pourtant. Il y a dix ans que +je veux faire un voyage en Angleterre. J'ai si peu de temps à moi!... + +Enfin je me suis décidée à écrire à Londres, et j'attends la réponse. + +Et comme la jeune femme souriait: + +--Je sais, vous êtes une incrédule, vous aussi. + +Cependant vous seriez bien contente, si je vous faisais cadeau, un de +ces jours, d'un joli petit million.... Allez, l'histoire est toute +simple: c'est un banquier de Paris qui prêta l'argent au fils du roi +d'Angleterre, et, comme le banquier mourut sans héritier naturel, l'État +peut aujourd'hui exiger le remboursement de la dette, avec les intérêts +composés. J'ai fait le calcul, ça monte à deux milliards neuf cent +quarante-trois millions deux cent dix mille francs.... N'ayez pas peur, +ça viendra, ça viendra. + +--En attendant, dit la jeune femme avec une pointe d'ironie, vous +devriez bien me faire prêter cent mille francs.... Je pourrais payer mon +tailleur qui me tourmente beaucoup. + +--Cent mille francs se trouvent, répondit tranquillement Mme Sidonie. Il +ne s'agit que d'y mettre le prix. + +Le brasier luisait; Renée, plus languissante, allongeait ses jambes, +montrait le bout de ses pantoufles, au bord de son peignoir. La +courtière reprit sa voix apitoyée. + +--Pauvre chère, vous n'êtes vraiment pas raisonnable.... Je connais +beaucoup de femmes, mais je n'en ai jamais vu une aussi peu soucieuse de +sa santé. Tenez, cette petite Michelin, c'est elle qui sait s'arranger! +Je songe à vous, malgré moi, quand je la vois heureuse et bien portante. +Savez-vous que M. de Saffré en est amoureux fou et qu'il lui a déjà +donné pour près de dix mille francs de cadeaux? Je crois que son rêve +est d'avoir une maison de campagne. + +Elle s'animait, elle cherchait sa poche. + +--J'ai là encore une lettre d'une pauvre jeune femme.... Si nous avions +de la lumière, je vous la ferais lire.... Imaginez-vous que son mari ne +s'occupe pas d'elle. Elle avait signé des billets, elle a été obligée +d'emprunter à un monsieur que je connais. C'est moi qui ai retiré les +billets des griffes des huissiers, et ça n'a pas été sans peine.... Ces +pauvres enfants, croyez-vous qu'ils font le mal? Je les reçois chez moi, +comme s'ils étaient mon fils et ma fille. + +--Vous connaissez un prêteur? demanda négligemment Renée. + +--J'en connais dix.... Vous êtes trop bonne. Entre femmes, n'est-ce pas? +on peut se dire bien des choses, et ce n'est pas parce que votre mari +est mon frère que je l'excuserai de courir les gueuses et de laisser se +morfondre au coin du feu un amour de femme comme vous.... Cette Laure +d'Aurigny lui coûte les yeux de la tête. Ça ne m'étonnerait pas qu'il +vous eût refusé de l'argent. Il vous en a refusé, n'est-ce pas?... O le +malheureux! + +Renée écoutait complaisamment cette voix molle qui sortait de l'ombre, +comme l'écho encore vague de ses propres songeries. Les paupières +demi-closes, presque couchée dans son fauteuil, elle ne savait plus que +Mme Sidonie était là, elle croyait rêver que de mauvaises pensées lui +venaient et la tentaient avec une grande douceur. La courtière parla +longtemps, pareille à une eau tiède et monotone. + +--C'est Mme de Lauwerens qui a gâté votre existence. Vous n'avez jamais +voulu me croire. Ah! vous n'en seriez pas à pleurer au coin de votre +cheminée si vous ne vous étiez pas défiée de moi.... Et je vous aime +comme mes yeux, ma toute belle. Vous avez un pied ravissant. Vous allez +vous moquer de moi, mais je veux vous conter mes folies: quand il y a +trois jours que je ne vous ai vue, il faut absolument que je vienne pour +vous admirer; oui, il me manque quelque chose; j'ai besoin de me +rassasier de vos beaux cheveux, de votre visage si blanc et si délicat, +de votre taille mince.... Vrai, je n'ai jamais vu de taille pareille. +Renée finit par sourire. Ses amants n'avaient pas eux mêmes cette +chaleur, cette extase recueillie, en lui parlant de sa beauté. Mme +Sidonie vit ce sourire. + +--Allons, c'est convenu, dit-elle en se levant vivement.... Je bavarde, +je bavarde, et j'oublie que je vous casse la tête.... Vous viendrez +demain, n'est-ce pas? + +Nous causerons argent, nous chercherons un prêteur.... + +Entendez-vous? je veux que vous soyez heureuse. + +La jeune femme, sans bouger, pâmée par la chaleur, répondit après un +silence, comme s'il lui avait fallu un travail laborieux pour comprendre +ce qu'on disait autour d'elle: + +--Oui, j'irai, c'est convenu, et nous causerons; mais pas demain.... +Worms se contentera d'un acompte. + +Quand il me tourmentera encore, nous verrons.... Ne me parlez plus de +tout cela. J'ai la tête brisée par les affaires. + +Mme Sidonie parut très contrariée. Elle allait se rasseoir, reprendre +son monologue caressant; mais l'attitude lasse de Renée lui fit remettre +son attaque à plus tard. Elle tira de sa poche une poignée de +paperasses, où elle chercha et finit par trouver un objet renfermé dans +une sorte de boîte rose. + +--J'étais venue pour vous recommander un nouveau savon, dit-elle en +reprenant sa voix de courtière. Je m'intéresse beaucoup à l'inventeur, +qui est un charmant jeune homme. C'est un savon très doux, très bon pour +la peau. Vous l'essaierez, n'est-ce pas? et vous en parlerez à vos +amies.... Je le laisse là, sur votre cheminée. + +Elle était à la porte, lorsqu'elle revint encore, et, droite dans la +lueur rose du brasier, avec sa face de cire, elle se mit à faire l'éloge +d'une ceinture élastique, une invention destinée à remplacer les +corsets. + +--Ça vous donne une taille absolument ronde, une vraie taille de guêpe, +disait-elle.... J'ai sauvé ça d'une faillite. Quand vous viendrez, vous +essaierez les spécimens, si vous voulez.... J'ai dû courir les avoués +pendant une semaine. Le dossier est dans ma poche, et je vais de ce pas +chez mon huissier pour lever une dernière opposition.... A bientôt, ma +mignonne. Vous savez que je vous attends et que je veux sécher vos beaux +yeux. + +Elle glissa, elle disparut. Renée ne l'entendit même pas fermer la +porte. Elle resta là, devant le feu qui mourait, continuant le rêve de +la journée, la tête pleine de chiffres dansants, entendant au loin les +voix de Saccard et de Mme Sidonie dialoguer, lui offrir des sommes +considérables, du ton dont un commissaire-priseur met un mobilier aux +enchères. Elle sentait sur son cou le baiser brutal de son mari, et, +quand elle se retournait, c'était la courtière qu'elle trouvait à ses +pieds, avec sa robe noire, son visage mou, lui tenant des discours +passionnés, lui vantant ses perfections, implorant un rendez-vous +d'amour, avec l'attitude d'un amant à bout de résignation. Cela la +faisait sourire. La chaleur, dans la pièce, devenait de plus en plus +étouffante. Et la stupeur de la jeune femme, les rêves bizarres qu'elle +faisait n'étaient qu'un sommeil léger, un sommeil artificiel, au fond +duquel elle revoyait toujours le petit cabinet du boulevard, le large +divan où elle était tombée à genoux. Elle ne souffrait plus du tout. +Quand elle ouvrait les paupières, Maxime passait dans le brasier rose. + +Le lendemain, au bal du ministère, la belle Mme Saccard fut +merveilleuse. Worms avait accepté l'acompte de cinquante mille francs; +elle sortait de cet embarras d'argent, avec des rires de convalescente. +Quand elle traversa les salons, dans sa grande robe de faille rose à +longue traîne Louis XIV, encadrée de hautes dentelles blanches, il y eut +un murmure, les hommes se bousculèrent pour la voir. Et les intimes +s'inclinaient, avec un discret sourire d'intelligence, rendant hommage à +ces belles épaules, si connues du tout-Paris officiel, et qui étaient +les fermes colonnes de l'empire. Elle s'était décolletée avec un tel +mépris des regards, elle marchait si calme et si tendre dans sa nudité, +que cela n'était presque plus indécent. Eugène Rougon, le grand homme +politique qui sentait cette gorge nue plus éloquente encore que sa +parole à la Chambre, plus douce et plus persuasive pour faire goûter les +charmes du règne et convaincre les sceptiques, alla complimenter sa +belle-soeur sur son heureux coup d'audace d'avoir échancré son corsage +de deux doigts de plus. Presque tout le Corps législatif était là, et, à +la façon dont les députés regardaient la jeune femme, le ministre se +promettait un beau succès, le lendemain, dans la question délicate des +emprunts de la Ville de Paris. On ne pouvait voter contre un pouvoir qui +faisait pousser, dans le terreau des millions, une fleur comme cette +Renée, une si étrange fleur de volupté, à la chair de soie, aux nudités +de statue, vivante jouissance qui laissait derrière elle une odeur de +plaisir tiède. Mais ce qui fit chuchoter le bal entier, ce fut la +rivière et l'aigrette. Les hommes reconnaissaient les bijoux. Les femmes +se les désignaient du regard, furtivement. On ne parla que de ça toute +la soirée. Et les salons allongeaient leur enfilade, dans la lumière +blanche des lustres, emplis d'une cohue resplendissante, comme un +fouillis d'astres tombés dans un coin trop étroit. + +Vers une heure, Saccard disparut. Il avait goûté le succès de sa femme +en homme dont le coup de théâtre réussit. Il venait encore de consolider +son crédit. Une affaire l'appelait chez Laure d'Aurigny; il se sauva en +priant Maxime de reconduire Renée, à l'hôtel, après le bal. + +Maxime passa la soirée, sagement, à côté de Louise de Mareuil, très +occupés tous les deux à dire un mal affreux des femmes qui allaient et +venaient. Et quand ils avaient trouvé quelque folie plus grosse que les +autres, ils étouffaient leurs rires dans leur mouchoir. Il fallut que +Renée vînt demander son bras au jeune homme, pour sortir des salons. +Dans la voiture, elle fut d'une gaieté nerveuse; elle était encore toute +vibrante de l'ivresse de lumière, de parfums et de bruits qu'elle venait +de traverser. Elle semblait, d'ailleurs, avoir oublié leur «bêtise» du +boulevard, comme disait Maxime. Elle lui demanda seulement, d'un ton de +voix singulier: + +--Elle est donc très drôle, cette petite bossue de Louise? + +--Oh! très drôle..., répondit le jeune homme en riant encore. Tu as vu +la duchesse de Sternich, avec un oiseau jaune dans les cheveux, n'est-ce +pas?... Est-ce que Louise ne prétend pas que c'est un oiseau mécanique +qui bat des ailes et qui crie: «Coucou! coucou!» au pauvre duc toutes +les heures. + +Renée trouva très comique cette plaisanterie de pensionnaire émancipée. +Quand ils furent arrivés, comme Maxime allait prendre congé d'elle, elle +lui dit: + +--Tu ne montes pas? Céleste m'a sans doute préparé une collation. + +Il monta, avec son abandon ordinaire. En haut, il n'y avait pas de +collation, et Céleste était couchée. Il fallut que Renée allumât les +bougies d'un petit candélabre à trois branches. Sa main tremblait un +peu. + +--Cette sotte, disait-elle en parlant de sa femme de chambre, elle aura +mal compris mes ordres.... Jamais je ne vais pouvoir me déshabiller +toute seule! + +Elle passa dans son cabinet de toilette. Maxime la suivit, pour lui +raconter un nouveau mot de Louise qui lui revenait à la mémoire, +tranquille comme s'il se fût attardé chez un ami, cherchant déjà son +porte-cigares pour allumer un havane. Mais là, lorsqu'elle eut posé le +candélabre, elle se tourna et tomba dans les bras du jeune homme, muette +et inquiétante, collant sa bouche sur sa bouche. + +L'appartement particulier de Renée était un nid de soie et de dentelle, +une merveille de luxe coquet. Un boudoir très petit précédait la chambre +à coucher. Les deux pièces n'en faisaient qu'une, ou du moins le boudoir +n'était guère que le seuil de la chambre, une grande alcôve, garnie de +chaises longues, sans porte pleine, fermée par une double portière. Les +murs, dans l'une et l'autre pièces, se trouvaient également tendus d'une +étoffe de soie mate gris de lin, brochée d'énormes bouquets de roses, de +lilas blancs et de boutons d'or. Les rideaux et portières étaient en +guipure de Venise, posée sur une doublure de soie, faite de bandes +alternativement grises et roses. Dans la chambre à coucher, la cheminée +en marbre blanc, un véritable joyau, étalait, comme une corbeille de +fleurs, ses incrustations de lapis et de mosaïques précieuses, +reproduisant les roses, les lilas blancs et les boutons d'or de la +tenture. Un grand lit gris et rose, dont on ne voyait pas le bois +recouvert d'étoffe et capitonné, et dont le chevet s'appuyait au mur, +emplissait toute une moitié de la chambre avec son flot de draperies, +ses guipures et sa soie brochée de bouquets, tombant du plafond jusqu'au +tapis. On aurait dit une toilette de femme, arrondie, découpée, +accompagnée de poufs, de noeuds, de volants, et ce large rideau qui se +gonflait, pareil à une jupe, faisait rêver à quelque grande amoureuse +penchée, se pâmant, près de choir sur les oreillers. Sous les rideaux, +c'était un sanctuaire, des batistes plissés à petits plis, une neige de +dentelles, toutes sortes de choses délicates et transparentes, qui se +noyaient dans un demi-jour religieux. A côté du lit, de ce monument dont +l'ampleur dévote rappelait une chapelle ornée pour quelque fête, les +autres meubles disparaissaient: des sièges bas, une psyché de deux +mètres, des meubles pourvus d'une infinité de tiroirs. A terre, le +tapis, d'un gris bleuâtre, était semé de roses pâles effeuillées. Et, +aux deux côtés du lit, il y avait deux grandes peaux d'ours noir, +garnies de velours rose, aux ongles d'argent, et dont les têtes, +tournées vers la fenêtre, regardaient fixement le ciel vide de leurs +yeux de verre. + +Cette chambre avait une harmonie douce, un silence étouffé. Aucune note +trop aiguë, reflet de métal, dorure claire, ne chantait dans la phrase +rêveuse du rose et du gris. La garniture de la cheminée elle-même, le +cadre de la glace, la pendule, les petits candélabres étaient faits de +pièces de vieux sèvres, laissant à peine voir le cuivre doré des +montures. Une merveille, cette garniture, la pendule surtout, avec sa +ronde d'Amours joufflus, qui descendaient, se penchaient autour du +cadran, comme une bande de gamins tout nus se moquant de la marche +rapide des heures. Ce luxe adouci, ces couleurs et ces objets que le +goût de Renée avait voulu tendres et souriants, mettaient là un +crépuscule, un jour d'alcôve dont on a tiré les rideaux. Il semblait que +le lit se continuât, que la pièce entière fût un lit immense, avec ses +tapis, ses peaux d'ours, ses sièges capitonnés, ses tentures matelassées +qui continuaient la mollesse du sol le long des murs jusqu'au plafond. +Et, comme dans un lit, la jeune femme laissait là, sur toutes ces +choses, l'empreinte, la tiédeur, le parfum de son corps. Quand on +écartait la double portière du boudoir, il semblait qu'on soulevât une +courtepointe de soie, qu'on entrât dans quelque grande couche encore +chaude et moite, où l'on retrouvait, sur les toiles fines, les formes +adorables, le sommeil et les rêves d'une Parisienne de trente ans. + +Une pièce voisine, la garde-robe, grande chambre tendue de vieille +perse, était simplement entourée de hautes armoires en bois de rose, où +se trouvait pendue l'armée des robes. Céleste, très méthodique, rangeait +les robes par ordre d'ancienneté, les étiquetait, mettait de +l'arithmétique au milieu des caprices jaunes ou bleus de sa maîtresse, +tenait la garde-robe dans un recueillement de sacristie et une propreté +de grande écurie. Il n'y avait pas un meuble, et pas un chiffon ne +traînait; les panneaux des armoires luisaient, froids et nets, comme les +panneaux vernis d'un coupé. + +Mais la merveille de l'appartement, la pièce dont parlait tout Paris, +c'était le cabinet de toilette. On disait «le cabinet de toilette de la +belle Mme Saccard» comme on dit «la galerie des Glaces, à Versailles». +Ce cabinet se trouvait dans une des tourelles de l'hôtel, juste +au-dessus du petit salon bouton d'or. On songeait, en y entrant, à une +large tente ronde, une tente de féerie, dressée en plein rêve par +quelque guerrière amoureuse. Au centre du plafond, une couronne d'argent +ciselé retenait les pans de la tente qui venaient, en s'arrondissant, +s'attacher aux murs, d'où ils tombaient droits jusqu'au plancher. Ces +pans, cette tenture riche étaient faits d'un dessous de soie rose +recouvert d'une mousseline très claire, plissée à grands plis de +distance en distance; une applique de guipure séparait les plis, et des +baguettes d'argent guillochées descendaient de la couronne, filaient le +long de la tenture, aux deux bords de chaque applique. Le gris rose de +la chambre à coucher s'éclairait ici, devenait un blanc rose, une chair +nue. Et sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui ne laissaient +voir du plafond, par le vide étroit de la couronne, qu'un trou bleuâtre, +où Chaplin avait peint un Amour rieur, regardant et apprêtant sa flèche, +on se serait cru au fond d'un drageoir, dans quelque précieuse boîte à +bijoux, grandie, non plus faite pour l'éclat d'un diamant, mais pour la +nudité d'une femme. Le tapis, d'une blancheur de neige, s'étalait sans +le moindre semis de fleurs. Une armoire à glace, dont les deux panneaux +étaient incrustés d'argent; une chaise longue, deux poufs, des tabourets +de satin blanc; une grande table de toilette, à plaque de marbre rose, +et dont les pieds disparaissaient sous des volants de mousseline et de +guipure, meublaient la pièce. + +Les cristaux de la table de toilette, les verres, les vases, la cuvette +étaient en vieux bohèmes veiné de rose et de blanc. Et il y avait encore +une autre table, incrustée d'argent comme l'armoire à glace, où se +trouvait rangé l'outillage, les engins de toilette, trousse bizarre, qui +étalait un nombre considérable de petits instruments dont l'usage +échappait, les gratte-dos, les polissoirs, les limes de toutes les +grandeurs et de toutes les formes, les ciseaux droits et recourbés, +toutes les variétés des pinces et des épingles. Chacun de ces objets, en +argent et ivoire, était marqué au chiffre de Renée. + +Mais le cabinet avait un coin délicieux, et ce coin-là surtout le +rendait célèbre. En face de la fenêtre, les pans de la tente s'ouvraient +et découvraient, au fond d'une sorte d'alcôve longue et peu profonde, +une baignoire, une vasque de marbre rose, enfoncée dans le plancher, et +dont les bords cannelés comme ceux d'une grande coquille arrivaient au +ras du tapis. On descendait dans la baignoire par des marches de marbre. +Au-dessus des robinets d'argent, au col de cygne, une glace de Venise, +découpée, sans cadre, avec des dessins dépolis dans le cristal, occupait +le fond de l'alcôve. Chaque matin Renée prenait un bain de quelques +minutes. Ce bain emplissait pour la journée le cabinet d'une moiteur, +d'une odeur de chair friche et mouillée. Parfois, un flacon débouché, un +savon resté hors de sa boîte mettaient une pointe plus violente dans +cette langueur un peu fade. + +La jeune femme aimait à rester là, jusqu'à midi, presque nue. La tente +ronde, elle aussi, était nue. Cette baignoire rose, ces tables et ces +cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, sous laquelle +on croyait voir couler un sang rose, prenaient des rondeurs de chair, +des rondeurs d'épaules et de seins; et, selon l'heure de la journée, on +eût dit la peau neigeuse d'un enfant ou la peau chaude d'une femme. +C'était une grande nudité. + +Quand Renée sortait du bain, son corps blond n'ajoutait qu'un peu de +rose à toute cette chair rose de la pièce. + +Ce fut Maxime qui déshabilla Renée. Il s'entendait à ces choses, et ses +mains agiles devinaient les épingles, couraient autour de sa taille avec +une science native. Il la décoiffa, lui enleva ses diamants, la recoiffa +pour la nuit. Et comme il mêlait à son office de chambrière et de +coiffeur des plaisanteries et des caresses, Renée riait, d'un rire gras +et étouffé, tandis que la soie de son corsage craquait et que ses jupes +se dénouaient une à une. + +Quand elle se vit nue, elle souffla les bougies du candélabre, prit +Maxime à bras-le-corps et l'emporta presque dans la chambre à coucher. +Ce bal avait achevé de la griser. Dans sa fièvre, elle avait conscience +de la journée passée la veille au coin de son feu, de cette journée de +stupeur ardente, de rêves vagues et souriants. Elle entendait toujours +dialoguer les voix sèches de Saccard et de Mme Sidonie, criant des +chiffres, avec des nasillements d'huissier. C'étaient ces gens qui +l'assommaient, qui la poussaient au crime. Et même à cette heure, +lorsqu'elle cherchait ses lèvres, au fond du grand lit obscur, elle +voyait toujours Maxime au milieu du brasier de la veille, la regardant +avec des yeux qui la brûlaient. + +Le jeune homme ne se retira qu'à six heures du matin. + +Elle lui donna la clef de la petite porte du parc Monceau, en lui +faisant jurer de revenir tous les soirs. Le cabinet de toilette +communiquait avec le salon bouton d'or par un escalier de service caché +dans le mur, et qui desservait toutes les pièces de la tourelle. Du +salon il était facile de passer dans la serre et de gagner le parc. + +En sortant au petit jour, par un brouillard épais, Maxime était un peu +étourdi de sa bonne fortune. Il l'accepta, d'ailleurs, avec ses +complaisances d'être neutre. + +--Tant pis! pensait-il, c'est elle qui le veut, après tout.... Elle est +diablement bien faite; et elle avait raison, elle est deux fois plus +drôle au lit que Sylvia. + +Ils avaient glissé à l'inceste, dès le jour où Maxime, dans sa tunique +râpée de collégien, s'était pendu au cou de Renée, en chiffonnant son +habit de garde française. + +Ce fut, dès lors, entre eux, une longue perversion de tous les instants. +L'étrange éducation que la jeune femme donnait à l'enfant; les +familiarités qui firent d'eux des camarades; plus tard, l'audace rieuse +de leurs confidences; toute cette promiscuité périlleuse finit par les +attacher d'un singulier lien, où les joies de l'amitié devenaient +presque des satisfactions charnelles. Ils s'étaient livrés l'un à +l'autre depuis des années; l'acte brutal ne fut que la crise aiguë de +cette inconsciente maladie d'amour. Dans le monde affolé où ils +vivaient, leur faute avait poussé comme sur un fumier gras de sucs +équivoques; elle s'était développée avec d'étranges raffinements, au +milieu de particulières conditions de débauche. + +Lorsque la grande calèche les emportait au Bois et les roulait mollement +le long des allées, se contant des gravelures à l'oreille, cherchant +dans leur enfance les polissonneries de l'instinct, ce n'était là qu'une +déviation et qu'un contentement inavoué de leurs désirs. Ils se +sentaient vaguement coupables, comme s'ils s'étaient effleurés d'un +attouchement; et même ce péché originel, cette langueur des +conversations ordurières qui les lassait d'une fatigue voluptueuse les +chatouillait plus doucement encore que des baisers nets et positifs. +Leur camaraderie fut ainsi la marche lente de deux amoureux, qui devait +fatalement un jour les mener au cabinet du café Riche et au grand lit +gris et rose de Renée. Quand ils se trouvèrent aux bras l'un de l'autre, +ils n'eurent pas la secousse de la faute. On eût dit de vieux amants, +dont les baisers avaient des ressouvenirs. Et ils venaient de perdre +tant d'heures dans un contact de tout leur être qu'ils parlaient malgré +eux de ce passé plein de leurs tendresses ignorantes. + +--Tu te souviens, le jour où je suis arrivé à Paris, disait Maxime, tu +avais un drôle de costume; et, avec mon doigt, j'ai tracé un angle sur +ta poitrine, je t'ai conseillé de te décolleter en pointe.... Je sentais +ta peau sous la chemisette, et mon doigt enfonçait un peu.... C'était +très bon.... + +Renée riait, le baisant, murmurant: + +--Tu étais déjà joliment vicieux.... Nous as-tu amusées, chez Worms, tu +te rappelles! Nous t'appelions «notre petit homme». Moi, j'ai toujours +cru que la grosse Suzanne se serait parfaitement laissé faire, si la +marquise ne l'avait surveillée avec des yeux furibonds. + +--Ah! oui, nous avons bien ri..., murmurait le jeune homme. L'album de +photographies, n'est-ce pas? et tout le reste, nos courses dans Paris, +nos goûters chez le pâtissier du boulevard; tu sais, ces petits gâteaux +aux fraises que tu adorais?... Moi, je me souviendrai toujours de cet +après-midi où tu m'as conté l'aventure d'Adeline, au couvent, quand elle +écrivait des lettres à Suzanne, et qu'elle signait comme un homme, +«Arthur d'Espanet», en lui proposant de l'enlever. + +Les amants s'égayaient encore de cette bonne histoire; puis Maxime +continuait de sa voix câline: + +--Quand tu venais me chercher au collège dans ta voiture, nous devions +être drôles tous les deux.... Je disparaissais sous tes jupons, tant +j'étais petit. + +--Oui, oui, balbutiait-elle, prise de frissons, attirant le jeune homme +à elle, c'était très bon, comme tu dis.... + +Nous nous aimions sans le savoir, n'est-ce pas? Moi, je l'ai su avant +toi. L'autre jour, en revenant du Bois, j'ai frôlé ta jambe, et j'ai +tressailli.... Mais tu ne t'es aperçu de rien. Hein? tu ne songeais pas +à moi? + +--Oh! si, répondait-il un peu embarrassé. Seulement, je ne savais pas, +tu comprends.... Je n'osais pas. + +Il mentait. L'idée de posséder Renée ne lui était jamais nettement +venue. Il l'avait effleurée de tout son vice sans la désirer réellement. +Il était trop mou pour cet effort. Il accepta Renée parce qu'elle +s'imposa à lui, et qu'il glissa jusqu'à sa couche, sans le vouloir, sans +le prévoir. Quand il y eut roulé, il y resta, parce qu'il y faisait +chaud et qu'il s'oubliait au fond de tous les trous où il tombait. Dans +les commencements, il goûta même des satisfactions d'amour-propre. +C'était la première femme mariée qu'il possédait. Il ne songeait pas que +le mari était son père. + +Mais Renée apportait dans la faute toutes ces ardeurs de coeur déclassé. +Elle aussi avait glissé sur la pente. + +Seulement, elle n'avait pas roulé jusqu'au bout comme une chair inerte. +Le désir s'était éveillé en elle trop tard pour le combattre, lorsque la +chute devenait fatale. Cette chute lui apparut brusquement comme une +nécessité de son ennui, comme une jouissance rare et extrême qui seule +pouvait réveiller ses sens lassés, son coeur meurtri. + +Ce fut pendant cette promenade d'automne, au crépuscule, quand le Bois +s'endormait, que l'idée vague de l'inceste lui vint, pareille à un +chatouillement qui lui mit à fleur de peau un frisson inconnu; et, le +soir, dans la demi-ivresse du dîner, sous le fouet de la jalousie, cette +idée se précisa, se dressa ardemment devant elle, au milieu des flammes +de la serre, en face, de Maxime et de Louise. A cette heure, elle voulut +le mal, le mal que personne ne commet, le mal qui allait emplir son +existence vide et la mettre enfin dans cet enfer dont elle avait +toujours peur comme au temps où elle était petite fille. Puis, le +lendemain, elle ne voulut plus, par un étrange sentiment de remords et +de lassitude. Il lui semblait qu'elle avait déjà péché, que ce n'était +pas si bon qu'elle pensait, et que ce serait vraiment trop sale. La +crise devait être fatale, venir d'elle-même, en dehors de ces deux +êtres, de ces camarades qui étaient destinés à se tromper un beau soir, +à s'accoupler, en croyant se donner une poignée de main. Mais, après +cette chute bête, elle se remit à son rêve d'un plaisir sans nom, et +alors elle reprit Maxime dans ses bras, curieuse de lui, curieuse des +joies cruelles d'un amour qu'elle regardait comme un crime. Sa volonté +accepta l'inceste, l'exigea, entendit le goûter jusqu'au bout, jusqu'aux +remords, s'ils venaient jamais. Elle fut active, consciente. Elle aima +avec son emportement de grande mondaine, ses préjugés inquiets de +bourgeoise; tous ses combats, ses joies et ses dégoûts de femme qui se +noie dans son propre mépris. + +Maxime revint chaque nuit. Il arrivait par le jardin, vers une heure. Le +plus souvent, Renée l'attendait dans la serre, qu'il devait traverser +pour gagner le petit salon. + +Ils étaient, d'ailleurs, d'une impudence parfaite, se cachant à peine, +oubliant les précautions les plus classiques de l'adultère. Ce coin de +l'hôtel, il est vrai, leur appartenait. Baptiste, le valet de chambre du +mari, avait seul le droit d'y pénétrer, et Baptiste, en homme grave, +disparaissait aussitôt que son service était fini. Maxime prétendait +même en riant qu'il se retirait pour écrire ses mémoires. Une nuit, +cependant, comme il venait d'arriver, Renée le lui montra qui traversait +solennellement le salon, tenant un bougeoir à la main. Le grand valet, +avec sa carrure de ministre, éclairé par la lumière jaune de la cire, +avait, cette nuit-là, un visage plus correct et plus sévère encore que +de coutume. En se penchant, les amants le virent souffler sa bougie et +se diriger vers les écuries, où dormaient les chevaux et les +palefreniers. + +--Il fait sa ronde, dit Maxime. + +Renée resta frissonnante. Baptiste l'inquiétait d'ordinaire. Il lui +arrivait de dire qu'il était le seul honnête homme de l'hôtel, avec sa +froideur, ses regards clairs qui ne s'arrêtaient jamais aux épaules des +femmes. + +Ils mirent alors quelque prudence à se voir. Ils fermaient les portes du +petit salon, et pouvaient ainsi jouir en toute tranquillité de ce salon, +de la serre et de l'appartement de Renée. C'était tout un monde. Ils y +goûtèrent, pendant les premiers mois, les joies les plus raffinées, les +plus délicatement cherchées. Ils promenèrent leurs amours du grand lit +gris et rose de la chambre à coucher dans la nudité rose et blanche du +cabinet de toilette, et dans la symphonie en jaune mineur du petit +salon. Chaque pièce, avec son odeur particulière, ses tentures, sa vie +propre, leur donnait une tendresse différente, faisait de Renée une +autre amoureuse: elle fut délicate et jolie dans sa couche capitonnée de +grande dame, au milieu de cette chambre tiède et aristocratique, où +l'amour prenait un effacement de bon goût; sous la tente couleur de +chair, au milieu des parfums et de la langueur humide de la baignoire, +elle se montra fille capricieuse et charnelle, se livrant au sortir du +bain, et ce fut là que Maxime la préféra; puis, en bas, au clair lever +de soleil du petit salon, au milieu de cette aurore jaunissante qui +dorait ses cheveux, elle devint déesse, avec sa tête de Diane blonde, +ses bras nus qui avaient des poses chastes, son corps pur, dont les +attitudes, sur les causeuses, trouvaient des lignes nobles, d'une grâce +antique. Mais il était un lieu dont Maxime avait presque peur, et où +Renée ne l'entraînait que les jours mauvais, les jours où elle avait +besoin d'une ivresse plus âcre. Alors ils aimaient dans la serre. +C'était là qu'ils goûtaient l'inceste. + +Une nuit, dans une heure d'angoisse, la jeune femme avait voulu que son +amant allât chercher une des peaux d'ours noir. Puis ils s'étaient +couchés sur cette fourrure d'encre, au bord d'un bassin, dans la grande +allée circulaire. Au-dehors, il gelait terriblement, par un clair de +lune limpide. Maxime était arrivé frissonnant, les oreilles et les +doigts glacés. La serre se trouvait chauffée à un tel point qu'il eut +une défaillance sur la peau de bête. Il entrait dans une flamme si +lourde, au sortir des piqûres sèches du froid, qu'il éprouvait des +cuissons, comme si on l'eût battu de verges. Quand il revint à lui, il +vit Renée agenouillée, penchée, avec des yeux fixes, une attitude +brutale qui lui fit peur. Les cheveux tombés, les épaules nues, elle +s'appuyait sur ses poings, l'échine allongée, pareille à une grande +chatte aux yeux phosphorescents. Le jeune homme, couché sur le dos, +aperçut, au-dessus des épaules de cette adorable bête amoureuse qui le +regardait, le sphinx de marbre, dont la lune éclairait les cuisses +luisantes. Renée avait la pose et le sourire du monstre à tête de femme, +et, dans ses jupons dénoués, elle semblait la soeur blanche de ce dieu +noir. + +Maxime resta languissant. La chaleur était suffocante, une chaleur +sombre, qui ne tombait pas du ciel en pluie de feu, mais qui traînait à +terre, ainsi qu'une exhalaison malsaine, et dont la buée montait, +pareille à un nuage chargé d'orage. Une humidité chaude couvrait les +amants d'une rosée, d'une sueur ardente. Longtemps ils demeurèrent sans +gestes et sans paroles, dans ce bain de flammes, Maxime terrassé et +inerte, Renée frémissante sur ses poignets comme sur des jarrets souples +et nerveux. Au-dehors, par les petites vitres de la serre, on voyait des +échappées du parc Monceau, des bouquets d'arbres aux fines découpures +noires, des pelouses de gazon blanches comme des lacs glacés, tout un +paysage mort, dont les délicatesses et les teintes claires et unies +rappelaient des coins de gravures japonaises. Et ce bout de terre +brûlante, cette couche enflammée où les amants s'allongeaient, bouillait +étrangement au milieu de ce grand froid muet. + +Ils eurent une nuit d'amour fou. Renée était l'homme, la volonté +passionnée et agissante. Maxime subissait. + +Cet être neutre, blond et joli, frappé dès l'enfance dans sa virilité, +devenait, aux bras curieux de la jeune femme, une grande fille, avec ses +membres épilés, ses maigreurs gracieuses d'éphèbe romain. Il semblait né +et grandi pour une perversion de la volupté. Renée jouissait de ses +dominations, elle pliait sous sa passion cette créature où le sexe +hésitait toujours. C'était pour elle un continuel étonnement du désir, +une surprise des sens, une bizarre sensation de malaise et de plaisir +aigu. Elle ne savait plus; elle revenait avec des doutes à sa peau fine, +à son cou potelé, à ses abandons et à ses évanouissements. Elle éprouva +alors une heure de plénitude. Maxime, en lui révélant un frisson +nouveau, compléta ses toilettes folles, son luxe prodigieux, sa vie à +outrance. Il mit dans sa chair la note excessive qui chantait déjà +autour d'elle. Il fut l'amant assorti aux modes et aux folies de +l'époque. + +Ce joli jeune homme, dont les vestons montraient les formes grêles, +cette fille manquée, qui se promenait sur les boulevards, la raie au +milieu de la tête, avec de petits rires et des sourires ennuyés, se +trouva être, aux mains de Renée, une de ces débauches de décadence qui, +à certaines heures, dans une nation pourrie, épuisent une chair et +détraquent une intelligence. + +Et c'était surtout dans la serre que Renée était l'homme. La nuit +ardente qu'ils y passèrent fut suivie de plusieurs autres. La serre +aimait, brûlait avec eux. Dans l'air alourdi, dans la clarté blanchâtre +de la lune, ils voyaient le monde étrange des plantes qui les +entouraient se mouvoir confusément, échanger des étreintes. + +La peau d'ours noir tenait toute l'allée. A leurs pieds, le bassin +fumait, plein d'un grouillement, d'un entrelacement épais de racines, +tandis que l'étoile rose des Nymphéa s'ouvrait, à fleur d'eau, comme un +corsage de vierge, et que les Tornélia laissaient pendre leurs +broussailles, pareilles à des chevelures de Néréides pâmées. + +Puis, autour d'eux, les Palmiers, les grands Bambous de l'Inde se +haussaient, allaient dans le cintre!, où ils se penchaient et mêlaient +leurs feuilles avec des attitudes chancelantes d'amants lassés. Plus +bas, les Fougères, les Ptérides, les Alsophila étaient comme des dames +vertes, avec leurs larges jupes garnies de volants réguliers, qui, +muettes et immobiles aux bords de l'allée, attendaient l'amour. A côté +d'elles, les feuilles torses, tachées de rouge, des Bégonia, et les +feuilles blanches, en fer de lance, des Caladium mettaient une suite +vague de meurtrissures et de pâleurs, que les amants ne s'expliquaient +pas, et où ils retrouvaient parfois des rondeurs de hanches et de +genoux, vautrés à terre, sous la brutalité de caresses sanglantes. Et +les Bananiers, pliant sous les grappes de leurs fruits, leur parlaient +des fertilités grasses du sol, pendant que les Euphorbes d'Abyssinie, +dont ils entrevoyaient dans l'ombre les cierges épineux, contrefaits, +pleins de bosses honteuses, leur semblaient suer la sève, le flux +débordant de cette génération de flamme. + +Mais, à mesure que leurs regards s'enfonçaient dans les coins de la +serre, l'obscurité s'emplissait d'une débauche de feuilles et de tiges +plus furieuse: ils ne distinguaient plus, sur les gradins, les Maranta +douces comme du velours, les Gloxinia aux cloches violettes, les Dracena +semblables à des lames de vieille laque vernie; c'était une ronde +d'herbes vivantes qui se poursuivaient d'une tendresse inassouvie. Aux +quatre angles, à l'endroit où des rideaux de lianes ménageaient des +berceaux, leur rêve charnel s'affolait encore, et les jets souples des +Vanilles, des Coques du Levant, des Quisqualus, des Bauhinia étaient les +bras interminables d'amoureux qu'on ne voyait pas, et qui allongeaient +éperdument leur étreinte, pour amener à eux toutes les joies éparses. +Ces bras sans fin pendaient de lassitude, se nouaient dans un spasme +d'amour, se cherchaient, s'enroulaient, comme pour le rut d'une foule. +C'était le rut immense de la serre, de ce coin de forêt vierge où +flambaient les verdures et les floraisons des tropiques. + +Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dans ces noces +puissantes de la terre. Le sol, à travers la peau d'ours, leur brûlait +le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux des gouttes de chaleur. +La sève qui montait aux flancs des arbres les pénétrait, eux aussi, leur +donnait des désirs fous de croissance immédiate, de reproduction +gigantesque. Ils entraient dans le rut de la serre. + +C'était alors, au milieu de la lueur pâle, que des visions les +hébétaient, des cauchemars dans lesquels ils assistaient longuement aux +amours des Palmiers et des Fougères; les feuillages prenaient des +apparences confuses et équivoques, que leurs désirs fixaient en images +sensuelles; des murmures, des chuchotements leur venaient des massifs, +voix pâmées, soupirs d'extase, cris étouffés de douleur, rires +lointains, tout ce que leurs propres baisers avaient de bavard, et que +l'écho leur renvoyait. Parfois ils se croyaient secoués par un +tremblement du sol, comme si la terre elle-même, dans une crise +d'assouvissement, eût éclaté en sanglots voluptueux. + +S'ils avaient fermé les yeux, si la chaleur suffocante et la lumière +pâle n'avaient pas mis en eux une dépravation de tous les sens, les +odeurs eussent suffi à les jeter dans un éréthisme nerveux +extraordinaire. Le bassin les mouillait d'une senteur âcre, profonde, où +passaient les mille parfums des fleurs et des verdures. Par instants, la +Vanille chantait avec des roucoulements de ramier; puis arrivaient les +notes rudes des Stanhopéa, dont les bouches tigrées ont une haleine +forte et amère de convalescent. Les Orchidées, dans leurs corbeilles que +retenaient des chaînettes, exhalaient leurs souffles, semblables à des +encensoirs vivants. Mais l'odeur qui dominait, l'odeur où se fondaient +tous ces vagues soupirs, c'était une odeur humaine, une odeur d'amour, +que Maxime reconnaissait, quand il baisait la nuque de Renée, quand il +enfouissait sa tête au milieu de ses cheveux dénoués. Et ils restaient +ivres de cette odeur de femme amoureuse, qui traînait dans la serre, +comme dans une alcôve où la terre enfantait. + +D'habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin de Madagascar, sous +cet arbuste empoisonné dont la jeune femme avait mordu une feuille. +Autour d'eux, des blancheurs de statues riaient, en regardant +l'accouplement énorme des verdures. La lune, qui tournait, déplaçait les +groupes, animait le drame de sa lumière changeante. Et ils étaient à +mille lieues de Paris, en dehors de la vie facile du Bois et des salons +officiels, dans le coin d'une forêt de l'Inde, de quelque temple +monstrueux, dont le sphinx de marbre noir devenait le dieu. Ils se +sentaient rouler au crime, à l'amour maudit, à une tendresse de bêtes +farouches. Tout ce pullulement qui les entourait, ce grouillement sourd +du bassin, cette impudicité nue des feuillages les jetaient en plein +enfer dantesque de la passion. C'était alors au fond de cette cage de +verre, toute bouillante des flammes de l'été, perdue dans le froid clair +de décembre, qu'ils goûtaient l'inceste, comme le fruit criminel d'une +terre trop chauffée, avec la peur sourde de leur couche terrifiante. + +Et, au milieu de la peau noire, le corps de Renée blanchissait, dans sa +pose de grande chatte accroupie, l'échine allongée, les poignets tendus, +comme des jarrets souples et nerveux. Elle était toute gonflée de +volupté, et les lignes claires de ses épaules et de ses reins se +détachaient avec des sécheresses félines sur la tache d'encre dont la +fourrure noircissait le sable jaune de l'allée. Elle guettait Maxime, +cette proie renversée sous elle, qui s'abandonnait, qu'elle possédait +tout entière. Et, de temps à autre, elle se penchait brusquement, elle +le baisait de sa bouche irritée. Sa bouche s'ouvrait alors avec l'éclat +avide et saignant de l'Hibiscus de la Chine, dont la nappe couvrait le +flanc de l'hôtel. Elle n'était plus qu'une fille brûlante de la serre. +Ses baisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de la +grande mauve, qui durent à peine quelques heures, et qui renaissent sans +cesse, pareilles aux lèvres meurtries et insatiables d'une Messaline +géante! + + + + +V + + +Le baiser qu'il avait mis sur le cou de sa femme préoccupait Saccard. Il +n'usait plus de ses droits de mari depuis longtemps; la rupture était +venue tout naturellement, ni l'un ni l'autre ne se souciant d'une +liaison qui les dérangeait. Pour qu'il songeât à rentrer dans la chambre +de Renée, il fallait qu'il y eût quelque bonne affaire au bout de ses +tendresses conjugales. + +Le coup de fortune de Charonne marchait bien, tout en lui laissant des +inquiétudes sur le dénouement. Larsonneau, avec son linge éblouissant, +avait des sourires qui lui déplaisaient. Il n'était qu'un pur +intermédiaire, qu'un prête-nom dont il payait les complaisances par un +intérêt de dix pour cent sur les bénéfices futurs. Mais, bien que +l'agent d'expropriation n'eût pas mis un sou dans l'affaire, et que +Saccard, après avoir fourni les fonds du café-concert, eût pris toutes +ses précautions, contrevente, lettres dont la date restait en blanc, +quittances données à l'avance, ce dernier n'en éprouvait pas moins une +peur sourde, un pressentiment de quelque traîtrise. Il flairait, chez +son complice, l'intention de le faire chanter, à l'aide de cet +inventaire faux que celui-ci gardait précieusement, et auquel il devait +uniquement d'être de l'affaire. + +Aussi les deux compères se serraient-ils vigoureusement la main. +Larsonneau traitait Saccard de «cher maître». Il avait, au fond, une +véritable admiration pour cet équilibriste, dont il suivait en amateur +les exercices sur la corde roide de la spéculation. L'idée de le duper +le chatouillait comme une volupté rare et piquante. Il caressait un plan +encore vague, ne sachant comment employer l'arme qu'il possédait, et à +laquelle il craignait de se couper lui-même. Il se sentait, d'ailleurs, +à la merci de son ancien collègue. Les terrains et les constructions que +des inventaires savamment calculés estimaient déjà à près de deux +millions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaient finir +par s'abîmer dans une faillite colossale si la fée de l'expropriation ne +les touchait de sa baguette d'or. D'après les plans primitifs qu'ils +avaient pu consulter, le nouveau boulevard, ouvert pour relier le parc +d'artillerie de Vincennes à la caserne du Prince-Eugène, et mettre ce +parc au coeur de Paris en tournant le faubourg Saint-Antoine, emportait +une partie des terrains; mais il restait à craindre qu'ils ne fussent +qu'à peine écornés et que l'ingénieuse spéculation du café-concert +n'échouât par son imprudence même. + +Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec une aventure délicate sur les +bras. Ce péril, toutefois, ne l'empêchait pas, malgré son rôle forcément +secondaire, d'être navré, lorsqu'il songeait aux maigres dix pour cent +qu'il toucherait dans un vol si colossal de millions. Et c'était alors +qu'il ne pouvait résister à la démangeaison furieuse d'allonger la main, +de se tailler sa part. + +Saccard n'avait pas même voulu qu'il prêtât de l'argent à sa femme, +s'amusant lui-même à cette grosse ficelle de mélodrame, où se plaisait +son amour des trafics compliqués. + +--Non, non, mon cher, disait-il avec son accent provençal, qu'il +exagérait encore quand il voulait donner du sel à une plaisanterie, +n'embrouillons pas nos comptes.... + +Vous êtes le seul homme à Paris auquel j'ai juré de ne jamais rien +devoir. + +Larsonneau se contentait de lui insinuer que sa femme était un gouffre. +Il lui conseillait de ne plus lui donner un sou, pour qu'elle leur cédât +immédiatement sa part de propriété. Il aurait préféré n'avoir affaire +qu'à lui. Il le tâtait parfois, il poussait les choses jusqu'à dire, de +son air las et indifférent de viveur: + +--Il faudra pourtant que je mette un peu d'ordre dans mes papiers.... +Votre femme m'épouvante, mon bon. Je ne veux pas qu'on pose chez moi les +scellés sur certaines pièces. + +Saccard n'était pas homme à supporter patiemment de pareilles +allusions, quand il savait surtout à quoi s'en tenir sur l'ordre froid +et méticuleux qui régnait dans les bureaux du personnage. Toute sa +petite personne rusée et active se révoltait contre les peurs que +cherchait à lui faire ce grand bellâtre d'usurier en gants jaunes. Le +pis était qu'il se sentait pris de frissons quand il pensait à un +scandale possible; et il se voyait exilé brutalement par son frère, +vivant en Belgique de quelque négoce inavouable. Un jour, il se fâcha, +il alla jusqu'à tutoyer Larsonneau. + +--Écoute, mon petit, lui dit-il, tu es un gentil garçon, mais tu ferais +bien de me rendre la pièce que tu sais. Tu verras que ce bout de papier +finira par nous fâcher. + +L'autre fit l'étonné, serra les mains de son «cher maître», en +l'assurant de son dévouement. Saccard regretta son impatience d'une +minute. Ce fut à cette époque qu'il songea sérieusement à se rapprocher +de sa femme; il pouvait avoir besoin d'elle contre son complice, et il +se disait encore que les affaires se traitaient merveilleusement bien +sur l'oreiller. Le baiser sur le cou devint peu à peu la révélation de +toute une nouvelle tactique. + +D'ailleurs, il n'était pas pressé, il ménageait ses moyens. Il mit tout +l'hiver à mûrir son plan, tiraillé par cent affaires plus embrouillées +les unes que les autres. + +Ce fut pour lui un hiver terrible, plein de secousses, une campagne +prodigieuse, pendant laquelle il fallut chaque jour vaincre la faillite. +Loin de restreindre son train de maison, il donna fête sur fête. Mais, +s'il parvint à faire face à tout, il dut négliger Renée, qu'il réservait +pour son coup de triomphe, lorsque l'opération de Charonne serait mûre. + +Il se contenta de préparer le dénouement, en continuant à ne plus lui +donner de l'argent que par l'entremise de Larsonneau. Quand il pouvait +disposer de quelques milliers de francs, et qu'elle criait misère, il +les lui apportait, en disant que les hommes de Larsonneau exigeaient un +billet du double de la somme. Cette comédie l'amusait énormément, +l'histoire de ces billets le ravissait par le roman qu'ils mettaient +dans l'affaire. Même au temps de ses bénéfices les plus nets, il avait +servi la pension de sa femme d'une façon très irrégulière, lui faisant +des cadeaux princiers, lui abandonnant des poignées de billets de +banque, puis la laissant aux abois pour une misère pendant des semaines. +Maintenant qu'il se trouvait sérieusement embarrassé, il parlait des +charges de la maison, il la traitait en créancier, auquel on ne veut pas +avouer sa ruine, et qu'on fait patienter avec des histoires. Elle +l'écoutait à peine; elle signait tout ce qu'il voulait; elle se +plaignait seulement de ne pouvoir signer davantage. + +Il avait déjà, cependant, pour deux cent mille francs de billets signés +d'elle, qui lui coûtaient à peine cent dix mille francs. Après les avoir +fait endosser par Larsonneau au nom duquel ils étaient souscrits, il +faisait voyager ces billets d'une façon prudente, comptant s'en servir +plus tard comme d'armes décisives. Jamais il n'aurait pu aller jusqu'au +bout de ce terrible hiver, prêter à usure à sa femme et maintenir son +train de maison, sans la vente de son terrain du boulevard Malesherbes, +que les sieurs Mignon et Charrier lui payèrent argent comptant, mais en +retenant un escompte formidable. + +Cet hiver fut pour Renée une longue joie. Elle ne souffrait que du +besoin d'argent. Maxime lui coûtait très cher; il la traitait toujours +en belle-maman, la laissait payer partout. Mais cette misère cachée +était pour elle une volupté de plus. Elle s'ingéniait, se cassait la +tête, pour que «son cher enfant» ne manquât de rien; et, quand elle +avait décidé son mari à lui trouver quelques milliers de francs, elle +les mangeait avec son amant, en folies coûteuses, comme deux écoliers +lâchés dans leur première escapade. Lorsqu'ils n'avaient pas le sou, ils +restaient à l'hôtel, ils jouissaient de cette grande bâtisse, d'un luxe +si neuf et si insolemment bête. Le père n'était jamais là. Les amoureux +gardaient le coin du feu plus souvent qu'autrefois. C'est que Renée +avait enfin empli d'une jouissance chaude le vide glacial de ces +plafonds dorés. Cette maison suspecte du plaisir mondain était devenue +une chapelle où elle pratiquait à l'écart une nouvelle religion. Maxime +ne mettait pas seulement en elle la note aiguë qui s'accordait avec ses +toilettes folles; il était l'amant fait pour cet hôtel, aux larges +vitrines de magasin, et qu'un ruissellement de sculptures inondait des +greniers aux caves; il animait ces plâtras, depuis les deux Amours +joufflus qui, dans la cour, laissaient tomber de leur coquille un filet +d'eau, jusqu'aux grandes femmes nues soutenant les balcons et jouant au +milieu des frontons avec des épis et des pommes; il expliquait le +vestibule trop riche, le jardin trop étroit, les pièces éclatantes où +l'on voyait trop de fauteuils et pas un objet d'art. La jeune femme, qui +s'y était mortellement ennuyée, s'y amusa tout d'un coup, en usa comme +d'une chose dont elle n'avait pas d'abord compris l'emploi. Et ce ne fut +pas seulement dans son appartement, dans le salon bouton d'or et dans la +serre qu'elle promena son amour, mais dans l'hôtel entier. Elle finit +par se plaire même sur le divan du fumoir; elle s'oubliait là, elle +disait que cette pièce avait une vague odeur de tabac très agréable. + +Elle prit deux jours de réception au lieu d'un. Le jeudi, tous les +intrus venaient. Mais le lundi était réservé aux amies intimes. Les +hommes n'étaient pas admis. + +Maxime seul assistait à ces parties fines qui avaient lieu dans le petit +salon. Un soir, elle eut l'étonnante idée de l'habiller en femme et de +le présenter comme une de ses cousines. Adeline, Suzanne, la baronne de +Meinhold et les autres amies qui étaient là se levèrent, saluèrent, +étonnées par cette figure qu'elles reconnaissaient vaguement. Puis +lorsqu'elles comprirent, elles rirent beaucoup, elles ne voulurent +absolument pas que le jeune homme allât se déshabiller. Elles le +gardèrent avec ses jupes, le taquinant, se prêtant à des plaisanteries +équivoques. + +Quand il avait reconduit ces dames par la grande porte, il faisait le +tour du parc et revenait par la serre. Jamais les bonnes amies n'eurent +le moindre soupçon. Les amants ne pouvaient être plus familiers qu'ils +ne l'étaient déjà lorsqu'ils se disaient bons camarades. Et, s'il +arrivait qu'un domestique les vît se serrer d'un peu près, entre deux +portes, il n'éprouvait aucune surprise, étant habitué aux plaisanteries +de madame et du fils de monsieur. + +Cette liberté entière, cette impunité les enhardissaient encore. S'ils +poussaient les verrous la nuit, ils s'embrassaient le jour dans toutes +les pièces de l'hôtel. Ils inventèrent mille petits jeux, par les temps +de pluie. Mais le grand régal de Renée était toujours de faire un feu +terrible et de s'assoupir devant le brasier. Elle eut, cet hiver-là, un +luxe de linge merveilleux. Elle porta des chemises et des peignoirs d'un +prix fou, dont les entre-deux! et la batiste la couvraient à peine d'une +fumée blanche. Et, dans la lueur rouge du brasier, elle restait, comme +nue, les dentelles et la peau roses, la chair baignée par la flamme à +travers l'étoffe mince. Maxime, accroupi à ses pieds, lui baisait les +genoux, sans même sentir le linge qui avait la tiédeur et la couleur de +ce beau corps le jour était bas, il tombait pareil à un crépuscule dans +la chambre de soie grise, tandis que Céleste allait et venait derrière +eux, de son pas tranquille. Elle était devenue leur complice, +naturellement. Un matin qu'ils s'étaient oubliés au lit, elle les y +trouva, et garda son flegme de servante au sang glacé. Ils ne se +gênaient plus, elle entrait à toute heure, sans que le bruit de leurs +baisers lui fît tourner la tête. Ils comptaient sur elle pour les +prévenir en cas d'alerte. Ils n'achetaient pas son silence. + +C'était une fille très économe, très honnête, et à laquelle on ne +connaissait pas d'amant. + +Cependant, Renée ne s'était pas cloîtrée. Elle courait le monde, y +menait Maxime à sa suite, comme un page blond en habit noir, y goûtait +même des plaisirs plus vifs. La saison fut pour elle un long triomphe. +Jamais elle n'avait eu des imaginations plus hardies de toilettes et de +coiffures. Ce fut alors qu'elle risqua cette fameuse robe de satin +couleur buisson, sur laquelle était brodée toute une chasse au cerf, +avec des attributs, des poires à poudre, des cors de chasse, des +couteaux à larges lames. Ce fut alors aussi qu'elle mit à la mode les +coiffures antiques que Maxime dut aller dessiner pour elle au musée +Campana, récemment ouvert. Elle rajeunissait, elle était dans la +plénitude de sa beauté turbulente. L'inceste mettait en elle une flamme +qui luisait au fond de ses yeux et chauffait ses rires. Son binocle +prenait des insolences suprêmes sur le bout de son nez, et elle +regardait les autres femmes, les bonnes amies étalées dans l'énormité de +quelque vice, d'un air d'adolescent vantard, d'un sourire fixe +signifiant: «J'ai mon crime.» Maxime, lui, trouvait le monde assommant. +C'était par «chic» qu'il prétendait s'y ennuyer, car il ne s'amusait +réellement nulle part. Aux Tuileries, chez les ministres, il +disparaissait dans les jupons de Renée. Mais il redevenait le maître, +dès qu'il s'agissait de quelque escapade. Renée voulut revoir le cabinet +du boulevard, et la largeur du divan la fit sourire. Puis, il la mena un +peu partout, chez les filles, au bal de l'opéra, dans les avant-scènes +des petits théâtres, dans tous les endroits équivoques où ils pouvaient +coudoyer le vice brutal, en goûtant les joies de l'incognito. Quand ils +rentraient furtivement à l'hôtel, brisés de fatigue, ils s'endormaient +aux bras l'un de l'autre, cuvant l'ivresse du Paris ordurier, avec des +lambeaux de couplets grivois chantant encore à leurs oreilles. Le +lendemain, Maxime imitait les acteurs, et Renée, sur le piano du petit +salon, cherchait à retrouver la voix rauque et les déhanchements de +Blanche Muller dans son rôle de la Belle Hélène. Ses leçons de musique +du couvent ne lui servaient plus qu'à écorcher les couplets de +bouffonneries nouvelles. Elle avait une horreur sainte pour les airs +sérieux. Maxime «blaguait» avec elle la musique allemande, et il crut +devoir aller siffler le Tannhäuser par conviction, et pour défendre les +refrains égrillards de sa belle-mère. + +Une de leurs grandes parties fut de patiner; cet hiver-là, le patin +était à la mode, l'empereur étant allé un des premiers essayer la glace +du lac, au bois de Boulogne. + +Renée commanda à Worms un costume complet de Polonaise, velours et +fourrure; elle voulut que Maxime eût des bottes molles et un bonnet de +renard. Ils arrivaient au Bois, par des froids de loup qui leur +piquaient le nez et les lèvres, comme si le vent leur eût soufflé du +sable fin au visage. Cela les amusait d'avoir froid. Le Bois était tout +gris, avec des filets de neige, semblables, le long des branches, à de +minces guipures. Et, sous le ciel pâle, au-dessus du lac figé et terni, +il n'y avait que les sapins des îles qui missent encore, au bord de +l'horizon, leurs draperies théâtrales, où la neige cousait aussi de +hautes dentelles. Ils filaient tous deux dans l'air glacé, du vol +rapide des hirondelles qui rasent le sol. Ils mettaient un poing +derrière le dos, et, se posant mutuellement l'autre main sur l'épaule, +ils allaient droits, souriants, côte à côte, tournant sur eux-mêmes, +dans le large espace que marquaient de grosses cordes. Du haut de la +grande allée, des badauds les regardaient. Parfois ils venaient se +chauffer aux brasiers allumés sur le bord du lac. Et ils repartaient. +Ils arrondissaient largement leur vol, les yeux pleurant de plaisir et +de froid. + +Puis, quand vint le printemps, Renée se rappela son ancienne élégie. +Elle voulut que Maxime se promenât avec elle dans le parc Monceau, la +nuit, au clair de la lune. Ils allèrent dans la grotte, s'assirent sur +l'herbe, devant la colonnade. Mais, lorsqu'elle témoigna le désir de +faire une promenade sur le petit lac, ils s'aperçurent que la barque +qu'on voyait de l'hôtel, attachée au bord d'une allée, n'avait pas de +rames. On devait les retirer le soir. Ce fut une désillusion. +D'ailleurs, les grandes ombres du parc inquiétaient les amants. Ils +auraient souhaité qu'on y donnât une fête vénitienne, avec des ballons +rouges et un orchestre. Ils le préféraient le jour, l'après-midi, et +souvent ils se mettaient alors à une des fenêtres de l'hôtel, pour voir +les équipages qui suivaient la courbe savante de la grande allée. Ils se +plaisaient à ce coin charmant du nouveau Paris, à cette nature aimable +et propre, à ces pelouses pareilles à des pans de velours, coupées de +corbeilles, d'arbustes choisis, et bordées de magnifiques roses +blanches. Les voitures se croisaient là, aussi nombreuses que sur un +boulevard; les promeneuses y traînaient leurs jupes, mollement, comme si +elles n'eussent pas quitté du pied les tapis de leurs salons. Et, à +travers les feuillages, ils critiquaient les toilettes, se montraient +les attelages, goûtaient de véritables douceurs aux couleurs tendres de +ce grand jardin. Un bout de la grille dorée brillait entre deux arbres, +une file de canards passait sur le lac, le petit pont Renaissance +blanchissait, tout neuf dans les verdures, tandis qu'aux deux bords de +la grande allée, sur des chaises jaunes, les mères oubliaient en causant +les petits garçons et les petites filles qui se regardaient d'un air +joli, avec des moues d'enfants précoces. + +Les amants avaient l'amour du nouveau Paris. Ils couraient souvent la +ville en voiture, faisaient un détour, pour passer par certains +boulevards qu'ils aimaient d'une tendresse personnelle. Les maisons, +hautes, à grandes portes sculptées, chargées de balcons, où luisaient, +en grandes lettres d'or, des noms, des enseignes, des raisons sociales, +les ravissaient. Pendant que le coupé filait, ils suivaient, d'un regard +ami, les bandes grises des trottoirs, larges, interminables, avec leurs +bancs, leurs colonnes bariolées, leurs arbres maigres. Cette trouée +claire qui allait au bout de l'horizon, se rapetissant et s'ouvrant sur +un carré bleuâtre du vide, cette double rangée ininterrompue de grands +magasins, où des commis souriaient aux clientes, ces courants de foule +piétinant et bourdonnant les emplissaient peu à peu d'une satisfaction +absolue et entière, d'une sensation de perfection dans la vie de la rue. +Ils aimaient jusqu'aux jets des lances d'arrosage, qui passaient comme +une fumée blanche devant leurs chevaux, s'étalaient, s'abattaient en +pluie fine sous les roues du coupé, brunissant le sol, soulevant un +léger flot de poussière. Ils roulaient toujours, et il leur semblait que +la voiture roulait sur des tapis, le long de cette chaussée droite et +sans fin, qu'on avait faite uniquement pour leur éviter les ruelles +noires. + +Chaque boulevard devenait un couloir de leur hôtel. Les gaietés du +soleil riaient sur les façades neuves, allumaient les vitres, battaient +les tentes des boutiques et des cafés, chauffaient l'asphalte sous les +pas affairés de la foule. Et, quand ils rentraient, un peu étourdis par +le tohu-bohu éclatant de ces longs bazars, ils se plaisaient au parc +Monceau, comme à la plate-bande nécessaire de ce Paris nouveau, étalant +son luxe aux premières tiédeurs du printemps. + +Lorsque la mode les força absolument de quitter Paris, ils allèrent aux +bains de mer, mais à regret, pensant sur les plages de l'océan aux +trottoirs des boulevards. Leur amour lui-même s'y ennuya. C'était une +fleur de la serre qui avait besoin du grand lit gris et rose, de la +chair nue du cabinet, de l'aube dorée du petit salon. Depuis qu'ils +étaient seuls le soir, en face de la mer, ils ne trouvaient plus rien à +se dire. Elle essaya de chanter son répertoire du théâtre des Variétés, +sur un vieux piano qui agonisait dans un coin de sa chambre, à l'hôtel; +mais l'instrument, tout humide des vents du large, avait les voix +mélancoliques des grandes eaux. La Belle Hélène y fut lugubre et +fantastique. Pour se consoler, la jeune femme étonna la plage par ses +costumes prodigieux. Toute la bande de ces dames était là, à bâiller, à +attendre l'hiver, en cherchant avec désespoir un costume de bain qui ne +les rendît pas trop laides. Jamais Renée ne put décider Maxime à se +baigner. Il avait une peur abominable de l'eau, devenait tout pâle quand +le flot arrivait jusqu'à ses bottines, ne se serait pour rien au monde +approché au bord d'une falaise; il marchait loin des trous, faisant de +longs détours pour éviter la moindre côte un peu roide. + +Saccard vint à deux ou trois reprises voir «les enfants». Il était +écrasé de soucis, disait-il. Ce ne fut que vers octobre, lorsqu'ils se +retrouvèrent tous les trois à Paris, qu'il songea sérieusement à se +rapprocher de sa femme. L'affaire de Charonne mûrissait. Son plan fut +net et brutal. Il comptait prendre Renée au jeu qu'il aurait joué avec +une fille. Elle vivait dans des besoins d'argent grandissants, et, par +fierté, ne s'adressait à son mari qu'à la dernière extrémité. Ce dernier +se promit de profiter de sa première demande pour être galant, et +renouer des rapports depuis longtemps rompus, dans la joie de quelque +grosse dette payée. + +Des embarras terribles attendaient Renée et Maxime à Paris. Plusieurs +des billets souscrits à Larsonneau étaient échus; mais, comme Saccard +les laissait naturellement dormir chez l'huissier, ces billets +inquiétaient peu la jeune femme. Elle se trouvait bien autrement +effrayée par sa dette chez Worms, qui montait maintenant à près de deux +cent mille francs. Le tailleur exigeait un acompte, en menaçant de +suspendre tout crédit. Elle avait de brusques frissons quand elle +songeait au scandale d'un procès, et surtout à une fâcherie avec +l'illustre couturier. Puis il lui fallait de l'argent de poche. Ils +allaient s'ennuyer à mourir, elle et Maxime, s'ils n'avaient pas +quelques louis à dépenser par jour. Le cher enfant était à sec, depuis +qu'il fouillait vainement les tiroirs de son père. Sa fidélité, sa +sagesse exemplaire, pendant sept à huit mois, tenaient beaucoup au vide +absolu de sa bourse. Il n'avait pas toujours vingt francs pour inviter +quelque coureuse à souper. Aussi revenait-il philosophiquement à +l'hôtel. La jeune femme, à chacune de leurs escapades, lui remettait son +porte-monnaie pour qu'il payât dans les restaurants, dans les bals, dans +les petits théâtres. Elle continuait à le traiter maternellement; et +même c'était elle qui payait, du bout de ses doigts gantés, chez le +pâtissier où ils s'arrêtaient presque chaque après-midi, pour manger des +petits pâtés aux huîtres. Souvent, il trouvait, le matin, dans son +gilet, des louis qu'il ne savait pas là, et qu'elle y avait mis, comme +une mère qui garnit la poche d'un collégien. Et cette belle existence de +goûters, de caprices satisfaits, de plaisirs faciles allait cesser. Mais +une crainte plus grave encore vint les consterner. Le bijoutier de +Sylvia, auquel il devait dix mille francs, se fâchait, parlait de +Clichy! + +Les billets qu'il avait en main, protestés depuis longtemps, étaient +couverts de tels frais, que la dette se trouvait grossie de trois ou +quatre milliers de francs. Saccard déclara nettement qu'il ne pouvait +rien. Son fils à Clichy le poserait, et, quand il l'en retirerait, il +ferait grand bruit de cette largesse paternelle. Renée était au +désespoir; elle voyait son cher enfant en prison, mais dans un véritable +cachot, couché sur de la paille humide. Un soir, elle lui proposa +sérieusement de ne plus sortir de chez elle, d'y vivre ignoré de tous, à +l'abri des recors. Puis elle jura qu'elle trouverait l'argent. Jamais +elle ne parlait de l'origine de la dette, de cette Sylvia qui confiait +ses amours aux glaces des cabinets particuliers. C'était une +cinquantaine de mille francs qu'il lui fallait: quinze mille pour +Maxime, trente mille pour Worms, et cinq mille francs d'argent de poche. +Ils auraient devant eux quinze grands jours de bonheur. Elle se mit en +campagne. + +Sa première idée fut de demander les cinquante mille francs à son mari. +Elle ne s'y décida qu'avec des répugnances. Les dernières fois qu'il +était entré dans sa chambre pour lui apporter de l'argent, il lui avait +mis de nouveaux baisers sur le cou, en lui prenant les mains, en parlant +de sa tendresse. Les femmes ont un sens très délicat pour deviner les +hommes. Aussi s'attendait-elle à une exigence, à un marché tacite et +conclu en souriant. + +En effet, quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se +récria, dit que Larsonneau ne prêterait jamais cette somme, que lui-même +était encore trop gêné. Puis, changeant de voix, comme vaincu et pris +d'une émotion subite: + +--On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vais courir Paris, +faire l'impossible.... Je veux, chère amie, que vous soyez contente. + +Et mettant les lèvres à son oreille, lui baisant les cheveux, la voix un +peu tremblante: + +--Je te les porterai demain soir, dans ta chambre... sans billet.... + +Mais elle dit vivement qu'elle n'était pas pressée, qu'elle ne voulait +pas le déranger à ce point. Lui qui venait de mettre tout son coeur dans +ce dangereux «sans billet», qu'il avait laissé échapper et qu'il +regrettait, ne parut pas avoir essuyé un refus désagréable. Il se +releva, en disant: + +--Eh bien, à votre disposition.... Je vous trouverai la somme quand le +moment sera venu. Larsonneau n'y sera pour rien, entendez-vous. C'est un +cadeau que j'entends vous faire. + +Il souriait d'un air bonhomme. Elle resta dans une cruelle angoisse. +Elle sentait qu'elle perdrait le peu d'équilibre qui lui restait si elle +se livrait à son mari. + +Son dernier orgueil était d'être mariée au père mais de n'être que la +femme du fils. Souvent, quand Maxime lui semblait froid, elle essayait +de lui faire comprendre cette situation par des allusions fort claires; +il est vrai que le jeune homme, qu'elle s'attendait à voir tomber à ses +pieds, après cette confidence, demeurait parfaitement indifférent, +croyant sans doute qu'elle voulait le rassurer sur la possibilité d'une +rencontre entre son père et lui, dans la chambre de soie grise. + +Quand Saccard l'eut quittée, elle s'habilla précipitamment et fit +atteler. Pendant que son coupé l'emportait vers l'île Saint-Louis, elle +préparait la façon dont elle allait demander les cinquante mille francs +à son père. + +Elle se jetait dans cette idée brusque, sans vouloir la discuter, se +sentant très lâche au fond, et prise d'une épouvante invincible devant +une pareille démarche. + +Lorsqu'elle arriva, la cour de l'hôtel Béraud la glaça, de son humidité +morne de cloître, et ce fut avec des envies de se sauver qu'elle monta +le large escalier de pierre, où ses petites bottes à hauts talons +sonnaient terriblement. + +Elle avait eu la sottise, dans sa hâte, de choisir un costume de soie +feuille morte à longs volants de dentelles blanches, orné de noeuds de +satin, coupé par une ceinture plissée comme une écharpe. Cette toilette, +que complétait une petite toque à grande voilette blanche, mettait une +note si singulière dans l'ennui sombre de l'escalier, qu'elle eut +elle-même conscience de l'étrange figure qu'elle y faisait. Elle +tremblait en traversant l'enfilade austère des vastes pièces, où les +personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ce flot de +jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude. + +Elle trouva son père dans un salon donnant sur la cour, où il se tenait +d'habitude. Il lisait un grand livre placé sur un pupitre adapté aux +bras de son fauteuil. Devant une des fenêtres, la tante Élisabeth +tricotait avec de longues aiguilles de bois; et, dans le silence de la +pièce, on n'entendait que le tic-tac de ces aiguilles. + +Renée s'assit, gênée, ne pouvant faire un mouvement sans troubler la +sévérité du haut plafond par un bruit d'étoffes froissées. Ses dentelles +étaient d'une blancheur crue, sur le fond noir des tapisseries et des +vieux meubles. M. Béraud du Châtel, les mains posées au bord du pupitre, +la regardait. La tante Élisabeth parla du mariage prochain de Christine, +qui devait épouser le fils d'un avoué fort riche; la jeune fille était +sortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chez un +fournisseur; et la bonne tante causait toute seule, de sa voix placide, +sans cesser de tricoter, bavardant sur les affaires du ménage, jetant +des regards souriants à Renée par-dessus ses lunettes. + +Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout le silence de +l'hôtel lui pesait sur les épaules, et elle eût donné beaucoup pour que +les dentelles de sa robe fussent noires. Le regard de son père +l'embarrassait au point qu'elle trouva Worms vraiment ridicule d'avoir +imaginé de si grands volants. + +--Comme tu es belle, ma fille! dit tout à coup la tante Élisabeth, qui +n'avait pas même encore vu les dentelles de sa nièce. + +Elle arrêta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pour mieux +voir. M. Béraud du Châtel eut un pâle sourire. + +--C'est un peu blanc, dit-il. Une femme doit être bien embarrassée avec +ça sur les trottoirs. + +--Mais, mon père, on ne sort pas à pied! s'écria Renée, qui regretta +ensuite ce mot du coeur. + +Le vieillard allait répondre. Puis il se leva, redressa sa haute taille, +et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage. Celle-ci restait +toute pâle d'émotion. Chaque fois qu'elle s'exhortait à avoir du courage +et qu'elle cherchait une transition pour arriver à la demande d'argent, +elle éprouvait un élancement au coeur. + +--On ne vous voit plus, mon père, murmura-t-elle. + +--Oh! répondit la tante sans laisser à son frère le temps d'ouvrir les +lèvres, ton père ne sort guère que pour aller de loin en loin au Jardin +des plantes. Et encore faut-il que je me fâche! Il prétend qu'il se perd +dans Paris, que la ville n'est plus faite pour lui.... Va, tu peux le +gronder! + +--Mon mari serait si heureux de vous voir venir de temps à autre à nos +jeudis! continua la jeune femme. + +M. Béraud du Châtel fit quelques pas en silence. Puis, d'une voix +tranquille: + +--Tu remercieras ton mari, dit-il. C'est un garçon actif, parait-il, et +je souhaite pour toi qu'il mène honnêtement ses affaires. Mais nous +n'avons pas les mêmes idées, et je suis mal à l'aise dans votre belle +maison du parc Monceau. + +La tante Élisabeth parut chagrine de cette réponse: + +--Que les hommes sont donc méchants avec leur politique! dit-elle +gaiement. Veux-tu savoir la vérité? + +Ton père est furieux contre vous, parce que vous allez aux Tuileries. + +Mais le vieillard haussa les épaules, comme pour dire que son +mécontentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit à +marcher lentement, songeur. Renée resta un instant silencieuse, ayant au +bord des lèvres la demande des cinquante mille francs. Puis, une lâcheté +plus grande la prit, elle embrassa son père, elle s'en alla. + +La tante Élisabeth voulut l'accompagner jusqu'à l'escalier. En +traversant l'enfilade des pièces, elle continuait à bavarder de sa +petite voix de vieille: + +--Tu es heureuse, chère enfant. Ça me fait bien plaisir de te voir belle +et bien portante; car si ton mariage avait mal tourné, sais-tu que je me +serais crue coupable?... Ton mari t'aime, tu as tout ce qu'il te faut, +n'est-ce pas? + +--Mais oui, répondit Renée, s'efforçant de sourire, la mort dans le +coeur. + +La tante la retint encore, la main sur la rampe de l'escalier. + +--Vois-tu, je n'ai qu'une crainte, c'est que tu ne te grises avec tout +ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vends rien.... Si un jour tu +avais un enfant, tu trouverais pour lui une petite fortune toute prête. + +Quand Renée fut dans son coupé, elle poussa un soupir de soulagement. +Elle avait des gouttes de sueur froide aux tempes; elle les essuya, en +pensant à l'humidité glaciale de l'hôtel Béraud. Puis, lorsque le coupé +roula au soleil clair du quai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante +mille francs, et toute sa douleur s'éveilla, plus vive. Elle qu'on +croyait si hardie, comme elle venait d'être lâche! + +Et pourtant c'était de Maxime qu'il s'agissait, de sa liberté, de leurs +joies à tous deux! Au milieu des reproches amers qu'elle s'adressait, +une idée surgit tout à coup, qui mit son désespoir au comble! elle +aurait dû parler des cinquante mille francs à la tante Élisabeth, dans +l'escalier. + +Où avait-elle eu la tête? La bonne femme lui aurait peut-être prêté la +somme, ou tout au moins l'aurait aidée. Elle se penchait déjà pour dire +à son cocher de retourner rue Saint-Louis-en-l'Ile lorsqu'elle crut +revoir l'image de son père traversant lentement l'ombre solennelle du +grand salon. Jamais elle n'aurait le courage de rentrer tout de suite +dans cette pièce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxième visite? +Et, au fond d'elle, elle ne trouvait même plus le courage de parler de +l'affaire à la tante Élisabeth. Elle dit à son cocher de la conduire rue +du Faubourg Poissonnière. + +Mme Sidonie eut un cri de ravissement lorsqu'elle la vit pousser la +porte discrètement voilée de la boutique. + +Elle était là par hasard, elle allait sortir pour courir chez le juge de +paix, où elle citait une cliente. Mais elle ferait défaut, ça serait +pour un autre jour; elle était trop heureuse que sa belle-soeur eût +l'amabilité de lui rendre enfin une petite visite. Renée souriait, d'un +air embarrassé. Mme Sidonie ne voulut absolument pas qu'elle restât en +bas; elle la fit monter dans sa chambre, par le petit escalier, après +avoir retiré le bouton de cuivre du magasin. Elle ôtait ainsi et +remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenait par un simple clou. + +--Là, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir sur une chaise +longue, nous allons pouvoir causer gentiment.... Imaginez-vous que vous +arrivez comme mars en carême. Je serais allée ce soir chez vous. + +Renée, qui connaissait la chambre, y éprouvait cette vague sensation de +malaise que procure à un promeneur un coin de forêt coupé dans un +paysage aimé. + +--Ah! dit-elle enfin, vous avez changé le lit de place, n'est-ce pas? + +--Oui, répondit tranquillement la marchande de dentelles, c'est une de +mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face de la cheminée. Elle +m'a conseillé aussi des rideaux rouges. + +--C'est ce que je me disais, les rideaux n'étaient pas de cette +couleur.... Une couleur bien commune, le rouge. + +Et elle mit son binocle, regarda cette pièce qui avait un luxe de grand +hôtel garni. Elle vit sur la cheminée de longues épingles à cheveux qui +ne venaient certainement pas du maigre chignon de Mme Sidonie. A +l'ancienne place où se trouvait le lit, le papier peint se montrait tout +éraflé, déteint et sali par le matelas. La courtière avait bien essayé +de cacher cette plaie, derrière les dossiers des deux fauteuils; mais +ces dossiers étaient un peu bas, et Renée s'arrêta à cette bande usée. + +--Vous avez quelque chose à me dire? demanda-t-elle enfin. + +--Oui, c'est toute une histoire, dit Mme Sidonie, joignant les mains, +avec des mines de gourmande qui va conter ce qu'elle a mangé à son +dîner. Imaginez-vous que M. de Saffré est amoureux de la belle Mme +Saccard.... Oui, de vous-même, ma mignonne. + +Elle n'eut même pas un mouvement de coquetterie. + +--Tiens! dit-elle, vous le disiez si épris de Mme Michelin. + +--Oh! c'est fini, tout à fait fini.... Je puis vous en donner la preuve, +si vous voulez.... Vous ne savez donc pas que la petite Michelin a plu +au baron Gouraud? + +C'est à n'y rien comprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont +stupéfaits.... Et savez-vous qu'elle est en train d'obtenir le ruban +rouge pour son mari!... + +Allez, c'est une gaillarde. Elle n'a pas froid aux yeux, elle n'a besoin +de personne pour conduire sa barque. + +Elle dit cela avec quelque regret mêlé d'admiration. + +--Mais revenons à M. de Saffré.... Il vous aurait rencontrée à un bal +d'actrices, enfouie dans un domino, et même il s'accuse de vous avoir +offert un peu cavalièrement à souper.... Est-ce vrai? + +La jeune femme restait toute surprise. + +--Parfaitement vrai, murmura-t-elle; mais qui a pu lui dire?... + +--Attendez, il prétend qu'il vous a reconnue plus tard, quand vous +n'avez plus été dans le salon, et qu'il s'est rappelé vous avoir vue +sortir au bras de Maxime.... + +C'est depuis ce temps-là qu'il est amoureux fou. Ça lui a poussé au +coeur, vous comprenez? un caprice.... Il est venu me voir pour me +supplier de vous présenter ses excuses.... + +--Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompit négligemment +Renée. + +Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses: + +--Ah! ma bonne Sidonie, je suis bien tourmentée. + +Il me faut absolument cinquante mille francs demain matin. J'étais venue +pour vous parler de cette affaire. + +Vous connaissez des prêteurs, m'avez-vous dit? + +La courtière, piquée de la façon brusque dont sa belle soeur coupait son +histoire, lui fit attendre quelque temps sa réponse. + +--Oui, certes; seulement, je vous conseille, avant tout, de chercher +chez des amis.... Moi, à votre place, je sais bien ce que je ferais.... +Je m'adresserais à M. de Saffré, tout simplement. + +Renée eut un sourire contraint. + +--Mais, reprit-elle, ce serait peu convenable, puisque vous le prétendez +si amoureux. + +La vieille la regardait d'un oeil fixe; puis son visage mou se fondit +doucement dans un sourire de pitié attendrie. + +--Pauvre chère, murmura-t-elle, vous avez pleuré; ne niez pas, je le +vois à vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie.... Voyons, +laissez-moi arranger la petite affaire en question. + +Renée se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants. Et elle +resta debout, toute secouée par une cruelle lutte intérieure. Elle +ouvrait les lèvres, pour accepter peut-être, lorsqu'un léger coup de +sonnette retentit dans la pièce voisine. Mme Sidonie sortit vivement, en +entrebâillant une porte qui laissa voir une double rangée de pianos. La +jeune femme entendit ensuite un pas d'homme et le bruit étouffé d'une +conversation à voix basse. Machinalement, elle alla examiner de plus +près la tache jaunâtre dont les matelas avaient barré le mur. + +Cette tache l'inquiétait, la gênait. Oubliant tout, Maxime, les +cinquante mille francs, M. de Saffré, elle revint devant le lit, +songeuse: ce lit était bien mieux à l'endroit où il se trouvait +auparavant; il y avait des femmes qui manquaient vraiment de goût; pour +sûr, quand on était couché, on devait avoir la lumière dans les yeux. + +Et elle vit vaguement se lever, au fond de son souvenir, l'image de +l'inconnu du quai Saint-Paul, son roman en deux rendez-vous, cet amour +de hasard qu'elle avait goûté là, à cette autre place. Il n'en restait +que cette usure du papier peint. Alors cette chambre l'emplit de +malaise, et elle s'impatienta de ce bourdonnement de voix qui +continuait, dans la pièce voisine. + +Quand Mme Sidonie revint, ouvrant et fermant la porte avec précaution, +elle fit des signes répétés du bout des doigts, pour lui recommander de +parler tout bas. + +Puis, à son oreille: + +--Vous ne savez pas, l'aventure est bonne: c'est M. de Saffré qui est +là. + +--Vous ne lui avez pas dit au moins que j'étais ici? demanda la jeune +femme inquiète. + +La courtière sembla surprise, et très naïvement: + +--Mais si.... Il attend que je lui dise d'entrer. Bien entendu, je ne +lui ai pas parlé des cinquante mille francs.... + +Renée, toute pâle, s'était redressée comme sous un coup de fouet. Une +immense fierté lui remontait au coeur. + +Ce bruit de bottes, qu'elle entendait plus brutal dans la chambre d'à +côté, l'exaspérait. + +--Je m'en vais, dit-elle d'une voix brève. Venez m'ouvrir la porte. + +Mme Sidonie essaya de sourire. + +--Ne faites pas l'enfant.... Je ne puis pas rester avec ce garçon sur +les bras, maintenant que je lui ai dit que vous étiez ici.... Vous me +compromettez, vraiment.... + +Mais la jeune femme avait déjà descendu le petit escalier. Elle répétait +devant la porte fermée de la boutique: + +--Ouvrez-moi, ouvrez-moi. + +La marchande de dentelles, quand elle retirait le bouton de cuivre, +avait l'habitude de le mettre dans sa poche. Elle voulut encore +parlementer. Enfin, prise de colère elle-même, laissant voir au fond de +ses yeux gris la sécheresse aigre de sa nature, elle s'écria: + +--Mais enfin que voulez-vous que je lui dise, à cet homme? + +--Que je ne suis pas à vendre, répondit Renée, qui avait un pied sur le +trottoir. + +Et il lui sembla entendre Mme Sidonie murmurer en refermant violemment +la porte: «Eh! va donc, grue! tu me paieras ça.» + +--Pardieu! pensa-t-elle en remontant dans son coupé, j'aime encore mieux +mon mari. + +Elle retourna droit à l'hôtel. Le soir, elle dit à Maxime de ne pas +venir; elle était souffrante, elle avait besoin de repos. Et, le +lendemain, lorsqu'elle lui remit les quinze mille francs pour le +bijoutier de Sylvia, elle resta embarrassée devant sa surprise et ses +questions. C'était son mari, dit-elle, qui avait fait une bonne affaire. +Mais, à partir de ce jour, elle fut plus fantasque, elle changeait +souvent les heures des rendez-vous qu'elle donnait au jeune homme, et +souvent même elle le guettait dans la serre pour le renvoyer. Lui +s'inquiétait peu de ces changements d'humeur; il se plaisait à être une +chose obéissante aux mains des femmes. Ce qui l'ennuya davantage, ce fut +la tournure morale que prenaient parfois leurs tête-à-tête d'amoureux. +Elle devenait toute triste; même il lui arrivait d'avoir de grosses +larmes dans les yeux. Elle interrompait son refrain sur «le beau jeune +homme» de La Belle Hélène, jouait les cantiques du pensionnat, demandait +à son amant s'il ne croyait pas que le mal fût puni tôt ou tard. + +--Décidément, elle vieillit, pensait-il. C'est tout le plus si elle est +drôle encore un an ou deux. + +La vérité était qu'elle souffrait cruellement. Maintenant, elle aurait +mieux aimé tromper Maxime avec M. de Saffré. Chez Mme Sidonie, elle +s'était révoltée, elle avait cédé à une fierté instinctive, au dégoût de +ce marché grossier. Mais, les jours suivants, quand elle endura les +angoisses de l'adultère, tout sombra en elle, et elle se sentit si +méprisable qu'elle se serait livrée au premier homme qui aurait poussé +la porte de la chambre aux pianos. Si, jusque-là, la pensée de son mari +était passée parfois dans l'inceste, comme une pointe d'horreur +voluptueuse, le mari, l'homme lui-même, y entra dès lors avec une +brutalité qui tourna ses sensations les plus délicates en douleurs +intolérables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute et qui +rêvait volontiers un coin de paradis surhumain où les dieux goûtent +leurs amours en famille, elle roulait à la débauche vulgaire, au partage +de deux hommes. Vainement elle tenta de jouir de l'infamie. Elle avait +encore les lèvres chaudes des baisers de Saccard, lorsqu'elle les +offrait aux baisers de Maxime. + +Ses curiosités descendirent au fond de ces voluptés maudites; elle alla +jusqu'à mêler ces deux tendresses, jusqu'à chercher le fils dans les +étreintes du père. Et elle sortait plus effarée, plus meurtrie de ce +voyage dans l'inconnu du mal, de ces ténèbres ardentes où elle +confondait son double amant, avec des terreurs qui donnaient un râle à +ses joies. + +Elle garda ce drame pour elle seule, en doubla la souffrance par les +fièvres de son imagination. Elle eût préféré mourir que d'avouer la +vérité à Maxime. C'était une peur sourde que le jeune homme ne se +révoltât, ne la quittât; c'était surtout une croyance si absolue de +péché monstrueux et de damnation éternelle qu'elle aurait plus +volontiers traversé nue le parc Monceau que de confesser sa honte à voix +basse. Elle restait, d'ailleurs, l'étourdie qui étonnait Paris par ses +extravagances. Des gaietés nerveuses la prenaient, des caprices +prodigieux, dont s'entretenaient les journaux, en la désignant par ses +initiales. + +Ce fut à cette époque qu'elle voulut sérieusement se battre en duel, au +pistolet, avec la duchesse de Sternich, qui avait, méchamment, +disait-elle, renversé un verre de punch sur sa robe; il fallut que son +beau-frère le ministre se fâchât. Une autre fois, elle paria avec Mme de +Lauwerens qu'elle ferait le tour de la piste de Longchamp en moins de +dix minutes, et ce ne fut qu'une question de costume qui la retint. +Maxime lui-même commençait à être effrayé par cette tête où la folie +montait, et où il croyait entendre, la nuit, sur l'oreiller, tout le +tapage d'une ville en rut de plaisirs. + +Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n'avaient +seulement pas regardé l'affiche. Ils voulaient voir une grande +tragédienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir tout Paris, +et à laquelle la mode leur commandait de s'intéresser. On donnait +Phèdre. Il se rappelait assez son répertoire classique, elle savait +assez d'italien pour suivre la pièce. Et même ce drame leur causa une +émotion particulière, dans cette langue étrangère dont les sonorités +leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d'orchestre +soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, +très médiocre, qui pleurait son rôle. + +--Quel godiche! murmurait Maxime. + +Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec +sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre +était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle +pouvait être, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de +la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime +antique. Au premier acte, quand Phèdre fait à Oenone la confidence de sa +tendresse criminelle; au second, lorsqu'elle se déclare, toute brûlante, +à Hippolyte; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée +l'accable, et qu'elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle +emplissait la salle d'un tel cri de passion fauve, d'un tel besoin de +volupté surhumaine que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque +frisson de son désir et de ses remords. + +--Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de +Théramène. Il a une bonne tête, le vieux! + +Et il murmura d'une voix creuse: + +A peine nous sortions des portes de Trézène, il était sur son char... + +Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n'écouta plus. Le +lustre l'aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ces +faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, +interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et +elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. +Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier +râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, +lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de +s'empoisonner, un jour? Comme son drame était mesquin et honteux à côté +de l'épopée antique! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa +sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrière elle cette +rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmure complaisant +d'Oenone. + +Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en général la +tragédie «assommante», et préférait les pièces des Bouffes. Cependant +Phèdre était «corsée». Il s'y était intéressé, parce que.... Et il serra +la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idée drôle lui +passa par la tête, et il céda à l'envie de faire un mot: + +--C'est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m'approcher de la +mer, à Trouville. + +Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Il fallut +qu'il répétât sa phrase. + +--Pourquoi? lui demanda-t-elle étonnée, ne comprenant pas. + +--Mais le monstre.... + +Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeune femme. +Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n'était plus qu'un gros pantin +qui retroussait son péplum et montrait sa langue au public comme Blanche +Muller, au troisième acte de La Belle Hélène, Théramène dansait le +cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant +les doigts dans le nez. + +Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Renée, elle avait des +rébellions superbes. Quel était donc son crime, et pourquoi aurait-elle +rougi? Est-ce qu'elle ne marchait pas chaque jour sur des infamies plus +grandes? Est-ce qu'elle ne coudoyait pas, chez les ministres, aux +Tuileries, partout, des misérables comme elle, qui avaient sur leur +chair des millions et qu'on adorait à deux genoux! Et elle songeait à +l'amitié honteuse d'Adeline d'Espanet et de Suzanne Haffner, dont on +souriait parfois aux lundis de l'impératrice. Elle se rappelait le +négoce de Mme de Lauwerens, que les maris célébraient pour sa bonne +conduite, son ordre, son exactitude à payer ses fournisseurs. Elle +nommait Mme Daste, Mme Teissière, la baronne de Meinhold, ces créatures +dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotées dans le beau +monde comme des valeurs à la Bourse. + +Mme de Guende était tellement bête et tellement bien faite qu'elle avait +pour amants trois officiers supérieurs à la fois, sans pouvoir les +distinguer, à cause de leur uniforme; ce qui faisait dire à ce démon de +Louise qu'elle les forçait d'abord à se mettre en chemise, pour savoir +auquel des trois elle parlait. La comtesse Vanska, elle, se souvenait +des cours où elle avait chanté, des trottoirs le long desquels on +prétendait l'avoir revue, vêtue d'indienne, rôdant comme une louve. +Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie étalée et triomphante. + +Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich se dressait, laide, +vieillie, lassée, avec la gloire d'avoir passé une nuit dans le lit +impérial; c'était le vice officiel, elle en gardait comme une majesté de +la débauche et une souveraineté sur cette bande d'illustres coureuses. + +Alors, l'incestueuse s'habituait à sa faute comme à une robe de gala +dont les roideurs l'auraient d'abord gênée. Elle suivait les modes de +l'époque, elle s'habillait et se déshabillait à l'exemple des autres. +Elle finissait par croire qu'elle vivait au milieu d'un monde supérieur +à la morale commune, où les sens s'affinaient et se développaient, où il +était permis de se mettre nue pour la joie de l'Olympe entier. Le mal +devenait un luxe, une fleur piquée dans les cheveux, un diamant attaché +sur le front. + +Et elle revoyait, comme une justification et une rédemption, l'empereur, +au bras du général, passer entre les deux files d'épaules inclinées. + +Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari, continuait à +l'inquiéter. Depuis que Saccard se montrait galant ce grand valet pâle +et digne lui semblait marcher autour d'elle, avec la solennité d'un +blâme muet. Il ne la regardait pas, ses regards froids passaient plus +haut, par-dessus son chignon, avec des pudeurs de bedeau refusant de +souiller ses yeux sur la chevelure d'une pécheresse. Elle s'imaginait +qu'il savait tout, elle aurait acheté son silence si elle eût osé. Puis +des malaises la prenaient, elle éprouvait une sorte de respect confus +quand elle rencontrait Baptiste, se disant que toute l'honnêteté de son +entourage s'était retirée et cachée sous l'habit noir de ce laquais. + +Elle demanda un jour à Céleste: + +--Est-ce que Baptiste plaisante à l'office? Lui connaissez-vous quelque +aventure, quelque maîtresse? + +--Ah! bien, oui! se contenta de répondre la femme de chambre. + +--Voyons, il a dû vous faire la cour? + +--Eh! il ne regarde jamais les femmes. C'est à peine si nous +l'apercevons.... Il est toujours chez monsieur ou dans les écuries.... +Il dit qu'il aime beaucoup les chevaux. + +Renée s'irritait de cette honnêteté, insistait, aurait voulu pouvoir +mépriser ses gens. Bien qu'elle se fût prise d'affection pour Céleste, +elle se serait réjouie de lui savoir des amants. + +--Mais vous, Céleste, ne trouvez-vous pas que Baptiste est un beau +garçon? + +--Moi, madame! s'écria la chambrière, de l'air stupéfait d'une personne +qui vient d'entendre une chose prodigieuse, oh! j'ai bien d'autres idées +en tête. Je ne veux pas d'un homme. J'ai mon plan, vous verrez plus +tard. Je ne suis pas une bête, allez. + +Renée ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis, d'ailleurs, +grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles rencontraient des +obstacles nombreux qu'il lui fallait franchir, et contre lesquels elle +se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi que Louise de Mareuil se dressa un +jour entre elle et Maxime. Elle n'était pas jalouse de «la bossue», +comme elle la nommait dédaigneusement; elle la savait condamnée par les +médecins, et ne pouvait croire que Maxime épousât jamais un pareil +laideron, même au prix d'un million de dot. Dans ses chutes, elle avait +conservé une naïveté bourgeoise à l'égard des gens qu'elle aimait; si +elle se méprisait elle-même, elle les croyait volontiers supérieurs et +très estimables. Mais, tout en rejetant la possibilité d'un mariage qui +lui eût paru une débauche sinistre et un vol, elle souffrait des +familiarités, de la camaraderie des jeunes gens. Quand elle parlait de +Louise à Maxime, il riait d'aise, il lui racontait les mots de l'enfant, +il lui disait: + +--Elle m'appelle son petit homme, tu sais, cette gamine? + +Et il montrait une telle liberté d'esprit, qu'elle n'osait lui faire +entendre que cette gamine avait dix-sept ans, et que leurs jeux de +mains, leur empressement, dans les salons, à chercher les coins d'ombre +pour se moquer de tout le monde, la chagrinaient, lui gâtaient les plus +belles soirées. + +Un fait vint donner à la situation un caractère singulier. Renée avait +souvent des besoins de fanfaronnade, des caprices de hardiesse brutale. +Elle entraînait Maxime derrière un rideau, derrière une porte et +l'embrassait, au risque d'être vue. Un jeudi soir, comme le salon bouton +d'or était plein de monde, il lui poussa la belle idée d'appeler le +jeune homme, qui causait avec Louise; elle s'avança à sa rencontre du +fond de la serre, où elle se trouvait, et le baisa brusquement sur la +bouche, entre deux massifs, se croyant suffisamment cachée. Mais Louise +avait suivi Maxime. Quand les amants levèrent la tête, ils la virent, à +quelques pas, qui les regardait avec un étrange sourire, sans une +rougeur ni un étonnement, de l'air tranquillement amical d'un compagnon +de vice, assez savant pour comprendre et goûter un tel baiser. + +Ce jour-là, Maxime se sentit réellement épouvanté, et ce fut Renée qui +se montra indifférente et même joyeuse. + +C'était fini. Il devenait impossible que la bossue lui prit son amant. +Elle pensait: + +--J'aurais dû le faire exprès. Elle sait maintenant que «son petit +homme» est à moi. + +Maxime se rassura en retrouvant Louise aussi rieuse, aussi drôle +qu'auparavant. Il la jugea «très forte, très bonne fille». Et ce fut +tout. + +Renée s'inquiétait avec raison. Saccard, depuis quelque temps, songeait +au mariage de son fils avec Mlle de Mareuil. Il y avait là une dot d'un +million qu'il ne voulait pas laisser échapper, comptant plus tard mettre +les mains dans cet argent. Louise, vers le commencement de l'hiver, +étant restée au lit pendant près de trois semaines, il eut une telle +peur de la voir mourir avant l'union projetée qu'il se décida à marier +les enfants tout de suite. + +Il les trouvait bien un peu jeunes: mais les médecins redoutaient le +mois de mars pour la poitrinaire. De son côté, M. de Mareuil était dans +une situation délicate. Au dernier scrutin, il avait enfin réussi à se +faire nommer député. Seulement, le Corps législatif venait de casser son +élection, qui fut le scandale de la révision des pouvoirs. Cette +élection était tout un poème héroï-comique, sur lequel les journaux +vécurent pendant un mois. + +M. Hupel de la Noue, le préfet du département, avait déployé une telle +vigueur que les autres candidats ne purent même afficher leur profession +de foi ni distribuer leurs bulletins. Sur ses conseils, M. de Mareuil +couvrit la circonscription de tables où les paysans burent et mangèrent +pendant une semaine. Il promit, en outre, un chemin de fer, la +construction d'un pont et de trois églises, et adressa, la veille du +scrutin, aux électeurs influents, les portraits de l'empereur et de +l'impératrice, deux grandes gravures recouvertes d'une vitre et +encadrées d'une baguette d'or. Cet envoi eut un succès fou, la majorité +fut écrasante. Mais, quand la Chambre, devant l'éclat de rire de la +France entière, se trouva forcée de renvoyer M. de Mareuil à ses +électeurs, le ministre entra dans une colère terrible contre le préfet +et le malheureux candidat, qui s'étaient montrés vraiment trop «roides». + +Il parla même de mettre la candidature officielle sur un autre nom. M. +de Mareuil fut épouvanté, il avait dépensé trois cent mille francs dans +le département, il y possédait de grandes propriétés où il s'ennuyait, +et qu'il lui faudrait revendre à perte. Aussi vint-il supplier son cher +collègue d'apaiser son frère, de lui promettre, en son nom, une élection +tout à fait convenable. Ce fut en cette circonstance que Saccard reparla +du mariage des enfants, et que les deux pères l'arrêtèrent +définitivement. + +Quand Maxime fut tâté à ce sujet, il éprouva un embarras. Louise +l'amusait, la dot le tentait plus encore. + +Il dit oui, il accepta toutes les dates que Saccard voulut, pour +s'éviter l'ennui d'une discussion. Mais, au fond, il s'avouait que, +malheureusement, les choses ne s'arrangeraient pas avec une si belle +facilité. Renée ne voudrait jamais; elle pleurerait, elle lui ferait des +scènes, elle était capable de commettre quelque gros scandale pour +étonner Paris. C'était bien désagréable. Maintenant, elle lui faisait +peur. Elle le couvait avec des yeux inquiétants, elle le possédait si +despotiquement, qu'il croyait sentir des griffes s'enfoncer dans son +épaule, quand elle posait là sa main blanche. Sa turbulence devenait de +la brusquerie, et il y avait des sons brisés au fond de ses rires. + +Il craignait réellement qu'elle ne devînt folle, une nuit, entre ses +bras. Chez elle le remords, la crainte d'être surprise, les joies +cruelles de l'adultère ne se traduisaient pas comme chez les autres +femmes par des larmes et des accablements, mais par une extravagance +plus haute, par un besoin de tapage plus irrésistible. Et, au milieu de +son effarement grandissant, on commençait à entendre un râle, le +détraquement de cette adorable et étonnante machine qui se cassait. + +Maxime attendait passivement une occasion qui le débarrassât de cette +maîtresse gênante. Il disait de nouveau qu'ils avaient fait une bêtise. +Si leur camaraderie avait d'abord mis dans leurs rapports d'amoureux une +volupté de plus, elle lui empêchait aujourd'hui de rompre, comme il +l'aurait certainement fait avec une autre femme. Il ne serait plus +revenu; c'était sa façon de dénouer ses amours, pour éviter tout effort +et toute querelle. Mais il se sentait incapable d'un éclat, et il +s'oubliait même volontiers encore dans les caresses de Renée; elle était +maternelle, elle payait pour lui, elle le tirerait d'embarras, si +quelque créancier se fâchait. Puis l'idée de Louise, l'idée du million +de dot revenait, lui faisait penser, jusque sous les baisers de la jeune +femme, «que tout cela était bel et bon, mais que ce n'était pas sérieux, +et qu'il faudrait bien que ça finît». + +Une nuit, Maxime fut si rapidement décavé chez une dame où l'on jouait +souvent jusqu'au jour, qu'il éprouva une de ces colères muettes de +joueur dont les poches sont vides. Il eût donné tout au monde pour +pouvoir jeter encore quelques louis sur la table. Il prit son chapeau, +et, du pas machinal d'un homme poussé par une idée fixe, il alla au parc +Monceau, ouvrit la petite grille, se trouva dans la serre. Il était plus +de minuit. Renée lui avait défendu de venir ce soir-là. Maintenant, +quand elle lui fermait sa porte, elle ne cherchait même plus à trouver +une explication, et lui ne songeait qu'à profiter de son jour de congé. +Il ne se souvint nettement de la défense de la jeune femme que devant la +porte-fenêtre du petit salon, qui était fermée. D'ordinaire, quand il +devait venir, Renée tournait à l'avance l'espagnolette de cette porte. + +--Bah! pensa-t-il, en voyant la fenêtre du cabinet de toilette éclairée, +je vais siffler, et elle descendra. Je ne la dérangerai pas; si elle a +quelques louis, je m'en irai tout de suite. + +Et il siffla doucement. Souvent, d'ailleurs, il employait ce signal pour +lui annoncer son arrivée. Mais, ce soir-là, il siffla inutilement à +plusieurs reprises. Il s'acharna, haussant le ton, ne voulant pas lâcher +son idée d'emprunt immédiat. Enfin, il vit la porte-fenêtre s'ouvrir +avec des précautions infinies, sans qu'il eût entendu le moindre bruit +de pas. Dans le demi-jour de la serre, Renée lui apparut, les cheveux +dénoués, à peine vêtue, comme si elle allait se mettre au lit. Elle +était nu-pieds. + +Elle le poussa vers un des berceaux, descendant les marches, marchant +sur le sable des allées, sans paraître sentir le froid ni la rudesse du +sol. + +--C'est bête de siffler si fort que ça, murmura-t-elle avec une colère +contenue.... Je t'avais dit de ne pas venir. + +Que me veux-tu? + +--Eh! montons, dit Maxime surpris de cet accueil. + +Je te dirai ça là-haut. Tu vas prendre froid. + +Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s'aperçut alors +qu'elle était horriblement pâle. Une épouvante muette la courbait. Ses +derniers vêtements, les dentelles de son linge, pendaient comme des +lambeaux tragiques, sur sa peau frissonnante. + +Il l'examinait avec un étonnement croissant. + +--Qu'as-tu donc? Tu es malade? + +Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, à travers les vitres +de la serre, cette fenêtre du cabinet de toilette où il avait vu de la +lumière. + +--Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout à coup. + +--Non, non, ce n'est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante, affolée. + +--Allons donc, ma chère, je vois l'ombre. + +Alors ils restèrent là un instant, face à face, ne sachant que se dire. +Les dents de Renée claquaient de terreur, et il lui semblait qu'on +jetait des seaux d'eau glacée sur ses pieds nus. Maxime éprouvait plus +d'irritation qu'il n'aurait cru; mais il demeurait encore assez +désintéressé pour réfléchir, pour se dire que l'occasion était bonne, et +qu'il allait rompre. + +--Tu ne me feras pas croire que c'est Céleste qui porte un paletot, +continua-t-il. Si les vitres de la serre n'étaient pas si épaisses, je +reconnaîtrais peut-être le monsieur. + +Elle le poussa plus profondément dans le noir des feuillages, en disant, +les mains jointes, prise d'une terreur croissante: + +--Je t'en prie, Maxime.... + +Mais toute la taquinerie du jeune homme se réveillait, une taquinerie +féroce qui cherchait à se venger. Il était trop frêle pour se soulager +par la colère. Le dépit pinça ses lèvres; et, au lieu de la battre, +comme il en avait d'abord eu l'envie, il aiguisa sa voix, il reprit: + +--Tu aurais dû me le dire, je ne serais pas venu vous déranger. Ça se +voit tous les jours, qu'on ne s'aime plus.... Moi-même, je commençais à +en avoir assez.... + +Voyons, ne t'impatiente pas. Je vais te laisser remonter; mais pas avant +que tu m'aies dit le nom du monsieur.... + +--Jamais, jamais! murmura la jeune femme, qui étouffait ses larmes. + +--Ce n'est pas pour le provoquer, c'est pour savoir.... Le nom, dis vite +le nom, et je pars. + +Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son rire mauvais. Et +elle se débattait, éperdue, ne voulant plus ouvrir les lèvres, pour que +le nom qu'il lui demandait ne pût s'en échapper. + +--Nous allons faire du bruit, tu seras bien avancée. + +Qu'as-tu peur? ne sommes-nous pas de bons amis?... + +Je veux savoir qui me remplace, c'est légitime.... + +Attends, je t'aiderai. C'est M. de Mussy, dont la douleur t'a touchée. + +Elle ne répondit pas. Elle baissait la tête sous un pareil +interrogatoire. + +--Ce n'est pas M. de Mussy?... Alors le duc de Rozan? vrai, non plus +Il.... Peut-être le comte de Chibray? Pas davantage?... + +Il s'arrêta, il chercha. + +--Diable, c'est que je ne vois personne.... Ce n'est pas mon père, après +ce que tu m'as dit.... + +Renée tressaillit, comme sous une brûlure, et sourdement: + +--Non, tu sais bien qu'il ne vient plus. Je n'aurais pas accepté, ce +serait ignoble. + +--Qui alors? + +Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme lutta encore +quelques instants. + +--Oh! Maxime, si tu savais!... Je ne puis pourtant pas dire.... + +Puis, vaincue, anéantie, regardant avec effroi la fenêtre éclairée: + +--C'est M. de Saffré, balbutia-t-elle très bas. + +Maxime, que son jeu cruel amusait, pâlit extrêmement devant cet aveu +qu'il sollicitait avec tant d'insistance. Il fut irrité de la douleur +inattendue que lui causait ce nom d'homme. Il rejeta violemment les +poignets de Renée, s'approchant, lui disant en plein visage, les dents +serrées: + +--Tiens, veux-tu savoir? tu es une...! + +Il dit le mot. Et il s'en allait, lorsqu'elle courut à lui, sanglotante, +le prenant dans ses bras, murmurant des mots de tendresse, des demandes +de pardon, lui jurant qu'elle l'adorait toujours, et que le lendemain +elle lui expliquerait tout. Mais il se dégagea, il ferma violemment la +porte de la serre, en répondant: + +--Eh non! c'est fini, j'en ai plein le dos. + +Elle resta écrasée. Elle le regarda traverser le jardin. + +Il lui semblait que les arbres de la serre tournaient autour d'elle. +Puis, lentement, elle traîna ses pieds nus sur le sable des allées, elle +remonta les marches du perron, la peau marbrée par le froid, plus +tragique dans le désordre de ses dentelles. En haut, elle répondit aux +questions de son mari, qui l'attendait, qu'elle avait cru se rappeler +l'endroit où pouvait être tombé un petit carnet perdu depuis le matin. +Et, quand elle fut couchée, elle éprouva tout à coup un désespoir +immense, en réfléchissant qu'elle aurait dû dire à Maxime que son père, +rentré avec elle, l'avait suivie dans sa chambre pour l'entretenir d'une +question d'argent quelconque. + +Ce fut le lendemain que Saccard se décida à brusquer le dénouement de +l'affaire de Charonne. Sa femme lui appartenait; il venait de la sentir +douce et inerte entre ses mains, comme une chose qui s'abandonne. +D'autre part, le tracé du boulevard du Prince-Eugène allait être arrêté, +il fallait que Renée fût dépouillée avant que l'expropriation prochaine +s'ébruitât. Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amour +d'artiste; il regardait mûrir son plan avec dévotion, tendait ses pièges +avec les raffinements d'un chasseur qui met de la coquetterie à prendre +galamment le gibier. C'était, chez lui, une simple satisfaction de +joueur adroit, d'homme goûtant une volupté particulière au gain volé; il +voulait avoir les terrains pour un morceau de pain, quitte à donner cent +mille francs de bijoux à sa femme, dans la joie du triomphe. Les +opérations les plus simples se compliquaient, dès qu'il s'en occupait, +devenaient des drames noirs; il se passionnait, il aurait battu son père +pour une pièce de cent sous. Et il semait ensuite l'or royalement. + +Mais, avant d'obtenir de Renée la cession de sa part de propriété, il +eut la prudence d'aller tâter Larsonneau sur les intentions de chantage +qu'il avait flairées en lui. + +Son instinct le sauva, en cette circonstance. L'agent d'expropriation +avait cru, de son côté, que le fruit était mûr et qu'il pouvait le +cueillir. Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, il +trouva son compère bouleversé, donnant les signes du plus violent +désespoir. + +--Ah! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant les mains, nous sommes +perdus.... J'allais courir chez vous pour nous concerter, pour nous +sortir de cette horrible aventure.... + +Tandis qu'il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccard +remarqua qu'il était en train de signer des lettres, au moment de son +entrée, et que les signatures avaient une netteté admirable. Il le +regarda tranquillement, en disant: + +--Bah! qu'est-ce qui nous arrive donc? + +Mais l'autre ne répondit pas tout de suite; il s'était jeté dans son +fauteuil, devant son bureau, et là, les coudes sur le buvard, le front +entre les mains, il se branlait furieusement la tête. Enfin, d'une voix +étouffée: + +--On m'a volé le registre, vous savez.... + +Et il conta qu'un de ses commis, un gueux digne du bagne, lui avait +soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels se trouvait le +fameux registre. Le pis était que le voleur avait compris le parti qu'il +pouvait tirer de cette pièce et qu'il voulait se la faire racheter cent +mille francs. + +Saccard réfléchissait. Le conte lui parut par trop grossier. Évidemment, +Larsonneau se souciait peu, au fond, d'être cru. Il cherchait un simple +prétexte pour lui faire entendre qu'il voulait cent mille francs dans +l'affaire de Charonne; et même, à cette condition, il rendrait les +papiers compromettants qu'il avait entre les mains. Le marché parut trop +lourd à Saccard. Il aurait volontiers fait la part de son ancien +collègue; mais cette embûche tendue, cette vanité de le prendre pour +dupe l'irritaient. + +D'ailleurs, il n'était pas sans inquiétude; il connaissait le +personnage, il le savait très capable de porter les papiers à son frère +le ministre, qui aurait certainement payé pour étouffer tout scandale. + +--Diable! murmura-t-il, en s'asseyant à son tour, voilà une vilaine +histoire.... Et pourrait-on voir le gueux en question? + +--Je vais l'envoyer chercher, dit Larsonneau. Il demeure à côté, rue +Jean-Lantier. + +Dix minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un petit jeune homme, louche, +les cheveux pâles, la face couverte de taches de rousseur, entra +doucement, en évitant que la porte fît du bruit. Il était vêtu d'une +mauvaise redingote noire trop grande et horriblement râpée. Il se tint +debout, à distance respectueuse, regardant Saccard du coin de l'oeil, +tranquillement. Larsonneau, qui l'appelait Baptistin, lui fit subir un +interrogatoire, auquel il répondit par des monosyllabes, sans se +troubler le moins du monde; et il recevait en toute indifférence les +noms de voleur, d'escroc, de scélérat, dont son patron croyait devoir +accompagner chacune de ses demandes. Saccard admira le sang-froid de ce +malheureux. A un moment, l'agent d'expropriation s'élança de son +fauteuil comme pour le battre; et il se contenta de reculer d'un pas, en +louchant avec plus d'humilité. + +--C'est bien, laissez-le, dit le financier.... Alors, monsieur, vous +demandez cent mille francs pour rendre les papiers? + +--Oui, cent mille francs, répondit le jeune homme. + +Et il s'en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer. + +--Hein? quelle crapule! balbutia-t-il. Avez-vous vu ses regards faux?... +Ces gaillards-là vous ont l'air timides et vous assassineraient un homme +pour vingt francs. + +Mais Saccard l'interrompit en disant: + +--Bah! il n'est pas terrible. Je crois qu'on pourra s'arranger avec +lui.... Je venais pour une affaire beaucoup plus inquiétante.... Vous +aviez raison de vous défier de ma femme, mon cher ami. Imaginez-vous +qu'elle vend sa part de propriété à M. Haffner. Elle a besoin d'argent, +dit-elle. C'est son amie Suzanne qui a dû la pousser. + +L'autre cessa brusquement de se désespérer; il écoutait, un peu pâle, +rajustant son col droit, qui avait tourné, dans sa colère. + +--Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nos espérances. Si M. +Haffner devient votre co-associé, non seulement nos profits sont +compromis, mais j'ai une peur affreuse de nous trouver dans une +situation très désagréable vis-à-vis de cet homme méticuleux qui voudra +éplucher les comptes. + +L'agent d'expropriation se mit à marcher d'un pas agité, faisant craquer +ses bottines vernies sur le tapis. + +--Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pour rendre +service aux gens!... Mais, mon cher, à votre place, j'empêcherais +absolument ma femme de faire une pareille sottise. Je la battrais +plutôt. + +--Ah! mon ami!... dit le financier avec un fin sourire. Je n'ai pas plus +d'action sur ma femme que vous ne paraissez en avoir sur cette canaille +de Baptistin. + +Larsonneau s'arrêta net devant Saccard, qui souriait toujours, et le +regarda d'un air profond. Puis il reprit sa marche de long en large, +mais d'un pas lent et mesuré. + +Il s'approcha d'une glace, remonta son noeud de cravate, marcha encore, +retrouvant son élégance. Et tout d'un coup: + +--Baptistin! cria-t-il. + +Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Il n'avait +plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts. + +--Va chercher le registre, lui dit Larsonneau. + +Et, quand il ne fut plus là, il débattit la somme qu'on devait lui +donner. + +--Faites cela pour moi, finit-il par dire carrément. + +Alors Saccard consentit à donner trente mille francs sur les bénéfices +futurs de l'affaire de Charonne. Il estimait qu'il se tirait encore à +bon marché de la main gantée de l'usurier. Ce dernier fit mettre la +promesse à son nom, continuant la comédie jusqu'au bout, disant qu'il +tiendrait compte des trente mille francs au jeune homme. + +Ce fut avec des rires de soulagement que Saccard brûla le registre à la +flamme de la cheminée, feuille à feuille. + +Puis, cette opération terminée, il échangea de vigoureuses poignées de +main avec Larsonneau, et le quitta, en lui disant: + +--Vous allez ce soir chez Laure, n'est-ce pas?... + +Attendez-moi. J'aurai tout arrangé avec ma femme, nous prendrons nos +dernières dispositions. + +Laure d'Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors un grand +appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire. +Elle venait de prendre un jour par semaine, comme les dames du vrai +monde. + +C'était une façon de réunir à la fois les hommes qui la voyaient, un par +un, dans la semaine. Aristide Saccard triomphait, les mardis soir; il +était l'amant en titre; et il tournait la tête, avec un rire vague, +quand la maîtresse de la maison le trahissait entre deux portes, en +accordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs. + +Lorsqu'il était resté le dernier de la bande, il allumait encore un +cigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieur qui se +morfondait dans la rue en attendant qu'il sortît; puis, après avoir +appelé Laure sa «chère enfant», et lui avoir donné une petite tape sur +la joue, il s'en allait tranquillement par une porte, tandis que le +monsieur entrait par une autre. Le secret traité d'alliance qui avait +consolidé le crédit de Saccard et fait trouver à la d'Aurigny deux +mobiliers en un mois continuait à les amuser. Mais Laure voulait un +dénouement à cette comédie. Ce dénouement, arrêté à l'avance, devait +consister dans une rupture publique, au profit de quelque imbécile qui +paierait cher le droit d'être l'entreteneur sérieux et connu de tout +Paris. L'imbécile était trouvé. + +Le duc de Rozan, las d'assommer inutilement les femmes de son monde, +rêvait une réputation de débauché, pour accentuer d'un relief sa figure +fade. Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait la +conquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinq ans, il +se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à tel point qu'il +pouvait disposer au plus d'une dizaine de louis à la fois. Les soirs où +Laure daignait lui prendre ses dix louis, en se plaignant, en parlant +des cent mille francs dont elle aurait besoin, il soupirait, il lui +promettait la somme pour le jour où il serait le maître. Ce fut alors +qu'elle eut l'idée de lui faire lier amitié avec Larsonneau, un des bons +amis de la maison. Les deux hommes allèrent déjeuner ensemble chez +Tortoni; et, au dessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une +Espagnole délicieuse, prétendit connaître des prêteurs; mais il +conseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains. Cette +confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bon ami la +promesse de s'occuper de sa «petite affaire». Il s'en occupa si bien +qu'il devait porter l'argent le soir même où Saccard lui avait donné +rendez-vous chez Laure. + +Lorsque Larsonneau arriva, il n'y avait encore dans le grand salon blanc +et or de la d'Aurigny que cinq ou six femmes, qui lui prirent les mains, +lui sautèrent au cou, avec une fureur de tendresse. Elles l'appelaient +«ce grand Lar!» un diminutif caressant que Laure avait inventé. Et lui, +d'une voix flûtée: + +--Là, là, mes petites chattes; vous allez écraser mon chapeau. + +Elles se calmèrent, elles l'entourèrent étroitement sur une causeuse, +tandis qu'il leur contait une indigestion de Sylvia, avec laquelle il +avait soupé la veille. Puis, tirant un drageoir de la poche de son +habit, il leur offrit des pralines. Mais Laure sortit de sa chambre à +coucher et, comme plusieurs messieurs arrivaient, elle entraîna +Larsonneau dans un boudoir, situé à l'un des bouts du salon, dont une +double portière le séparait. + +--As-tu l'argent? lui demanda-t-elle quand ils furent seuls. + +Elle le tutoyait dans les grandes circonstances. Larsonneau, sans +répondre, s'inclina plaisamment, en frappant sur la poche intérieure de +son habit. + +--Oh! ce grand Lar! murmura la jeune femme ravie. + +Elle le prit par la taille et l'embrassa. + +--Attends, dit-elle, je veux tout de suite les chiffons.... Rozan est +dans ma chambre; je vais le chercher. + +Mais il la retint et, lui baisant à son tour les épaules: + +--Tu sais quelle commission je t'ai demandée, à toi? + +--Eh! oui, grande bête, c'est convenu. + +Elle revint, amenant Rozan. Larsonneau était mis plus correctement que +le duc, ganté plus juste, cravaté avec plus d'art. Ils se touchèrent +négligemment la main, et parlèrent des courses de l'avant-veille, où un +de leurs amis avait eu un cheval battu. Laure piétinait. + +--Voyons, ce n'est pas tout ça, mon chéri, dit-elle à Rozan; le grand +Lar a l'argent, tu sais. Il faudrait terminer. + +Larsonneau parut se souvenir. + +--Ah! oui, c'est vrai, dit-il, j'ai la somme.... Mais que vous auriez +bien fait de m'écouter, mon bon! Est-ce que ces gueux ne m'ont pas +demandé le cinquante pour cent?... Enfin, j'ai accepté quand même, vous +m'aviez dit que ça ne faisait rien.... + +Laure d'Aurigny s'était procuré des feuilles de papier timbré dans la +journée. Mais quand il fut question d'une plume et d'un encrier, elle +regarda les deux hommes d'un air consterné, doutant de trouver chez elle +ces objets. Elle voulait aller voir à la cuisine, lorsque Larsonneau +tira de sa poche, de la poche où était le drageoir, deux merveilles, un +porte-plume en argent, qui s'allongeait à l'aide d'une vis, et un +encrier, acier et ébène, d'un fini et d'une délicatesse de bijou. Et, +comme Rozan s'asseyait: + +--Faites les billets à mon nom. Vous comprenez, je n'ai pas voulu vous +compromettre. Nous nous arrangerons ensemble.... Six effets de vingt +cinq mille francs chacun, n'est-ce pas? + +Laure comptait sur un coin de la table les «chiffons». + +Rozan ne les vit même pas. Quand il eut signé et qu'il leva la tête, ils +avaient disparu dans la poche de la jeune femme. Mais elle vint à lui, +et l'embrassa sur les deux joues, ce qui parut le ravir. Larsonneau les +regardait philosophiquement, en pliant les effets, et en remettant +l'écritoire et le porte-plume dans sa poche. + +La jeune femme était encore au cou de Rozan, lorsque Aristide Saccard +souleva un coin de la portière: + +--Eh bien, ne vous gênez pas, dit-il en riant. + +Le duc rougit. Mais Laure alla secouer la main du financier, en +échangeant avec lui un clignement d'yeux d'intelligence. Elle était +radieuse. + +--C'est fait, mon cher, dit-elle; je vous avais prévenu. Vous ne m'en +voulez pas trop? + +Saccard haussa les épaules d'un air bonhomme. Il écarta la portière et, +s'effaçant pour livrer passage à Laure et au duc, il cria, d'une voix +glapissante d'huissier: + +--Monsieur le duc, madame la duchesse! + +Cette plaisanterie eut un succès fou. Le lendemain, les journaux la +contèrent, en nommant crûment Laure d'Aurigny, et en désignant les deux +hommes par des initiales très transparentes. La rupture d'Aristide +Saccard et de la grosse Laure fit plus de bruit encore que leurs +prétendues amours. + +Cependant, Saccard avait laissé retomber la portière sur l'éclat de +gaieté que sa plaisanterie avait soulevé dans le salon. + +--Hein! quelle bonne fille! dit-il en se tournant vers Larsonneau. Elle +est d'un vice!... C'est vous, gredin, qui devez bénéficier dans tout +ceci. Qu'est-ce qu'on vous donne? + +Mais il se défendit, avec des sourires; et il tirait ses manchettes qui +remontaient. Il vint enfin s'asseoir, près de la porte, sur une causeuse +où Saccard l'appelait du geste. + +--Venez là, je ne veux pas vous confesser, que diable!... Aux affaires +sérieuses, maintenant, mon bon. J'ai eu, ce soir, une longue +conversation avec ma femme.... + +Tout est conclu. + +--Elle consent à céder sa part? demanda Larsonneau. + +--Oui, mais ça n'a pas été sans peine.... Les femmes sont d'un +entêtement! Vous savez, la mienne avait promis de ne pas vendre à une +vieille tante. C'étaient des scrupules à n'en plus finir.... +Heureusement que j'avais préparé une histoire tout à fait décisive. + +Il se leva pour allumer un cigare au candélabre que Laure avait laissé +sur la table et, revenant s'allonger mollement au fond de la causeuse: + +--J'ai dit à ma femme, continua-t-il, que vous étiez tout à fait +ruiné.... Vous avez joué à la Bourse, mangé votre argent avec des +filles, tripoté dans de mauvaises spéculations; enfin vous êtes sur le +point de faire une faillite épouvantable.... J'ai même donné à entendre +que je ne vous croyais pas d'une parfaite honnêteté.... Alors je lui ai +expliqué que l'affaire de Charonne allait sombrer dans votre désastre, +et que le mieux serait d'accepter la proposition que vous m'aviez faite +de la dégager, en lui achetant sa part, pour un morceau de pain, il est +vrai. + +--Ce n'est pas fort, murmura l'agent d'expropriation. Et vous vous +imaginez que votre femme va croire de pareilles bourdes? + +Saccard eut un sourire. Il était dans une heure d'épanchement. + +--Vous êtes naïf, mon cher, reprit-il. Le fond de l'histoire importe +peu; ce sont les détails, le geste et l'accent qui sont tout. Appelez +Rozan, et je parie que je lui persuade qu'il fait grand jour. Et ma +femme n'a guère plus de tête que Rozan.... Je lui ai laissé entrevoir +des abîmes. Elle ne se doute pas même de l'expropriation prochaine. +Comme elle s'étonnait que, en pleine catastrophe, vous puissiez songer à +prendre une plus lourde charge, je lui ai dit que sans doute elle vous +gênait dans quelque mauvais coup ménagé à vos créanciers.... Enfin je +lui ai conseillé l'affaire comme l'unique moyen de ne pas se trouver +mêlée à des procès interminables et de tirer quelque argent des +terrains. + +Larsonneau continuait à trouver l'histoire un peu brutale. Il était de +méthode moins dramatique; chacune de ses opérations se nouait et se +dénouait avec des élégances de comédie de salon. + +--Moi, j'aurais imaginé autre chose, dit-il. Enfin, chacun son +système.... Il ne nous reste alors qu'à payer. + +--C'est à ce sujet, répondit Saccard, que je veux m'entendre avec +vous.... Demain, je porterai l'acte de cession à ma femme, et elle aura +simplement à vous faire remettre cet acte pour toucher le prix +convenu.... Je préfère éviter toute entrevue. + +Jamais il n'avait voulu, en effet, que Larsonneau vînt chez eux sur un +pied d'intimité. Il ne l'invitait pas, l'accompagnait chez Renée, les +jours où il fallait absolument que les deux associés se rencontrassent; +cela était arrivé trois fois. Presque toujours, il traitait avec des +procurations de sa femme, pensant qu'il était inutile de lui laisser +voir ses affaires de trop près. + +Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant: + +--Voici les deux cent mille francs de billets souscrits par ma femme; +vous les lui donnerez en paiement, et vous ajouterez cent mille francs +que je vous porterai demain dans la matinée.... Je me saigne, mon cher +ami. + +Cette affaire me coûte les yeux de la tête. + +--Mais, fit remarquer l'agent d'expropriation, cela ne va faire que +trois cent mille francs.... Est-ce que le reçu sera de cette somme? + +--Un reçu de trois cent mille francs! reprit Saccard en riant, ah! bien, +nous serions propres plus tard. Il faut, d'après nos inventaires, que la +propriété soit estimée aujourd'hui deux millions cinq cent mille francs. +Le reçu sera de la moitié, naturellement. + +--Jamais votre femme ne voudra le signer. + +--Eh si! Je vous dis que tout est convenu.... Parbleu! je lui ai dit que +c'était votre première condition. + +Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite, +comprenez-vous? Et c'est là que j'ai paru douter de votre honnêteté et +que je vous ai accusé de vouloir duper vos créanciers.... Est-ce que ma +femme comprend quelque chose à tout cela? + +Larsonneau hochait la tête en murmurant: + +--N'importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plus simple. + +--Mais mon histoire est la simplicité même! dit Saccard très étonné. Où +diable voyez-vous qu'elle se complique? + +Il n'avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu'il +ajoutait à l'affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joie dans +ce conte à dormir debout qu'il venait de faire à Renée; et ce qui le +ravissait, c'était l'impudence du mensonge, l'entassement des +impossibilités, la complication étonnante de l'intrigue. Depuis +longtemps il aurait eu les terrains s'il n'avait pas imaginé tout ce +drame; mais il aurait éprouvé moins de jouissance à les avoir aisément. +D'ailleurs, il mettait la plus grande naïveté à faire de la spéculation +de Charonne tout un mélodrame financier. + +Il se leva et, prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant vers le +salon: + +--Vous m'avez bien compris, n'est-ce pas? Contentez-vous de suivre mes +instructions, et vous m'applaudirez après.... Voyez-vous, mon cher, vous +avez tort de porter des gants jaunes, c'est ce qui vous gâte la main. + +L'agent d'expropriation se contenta de sourire, en murmurant: + +--Oh! les gants ont du bon, cher maître: on touche à tout sans se salir. + +Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris et quelque peu +inquiet de trouver Maxime de l'autre côté de la portière. Le jeune homme +était assis sur une causeuse, à côté d'une dame blonde, qui lui +racontait d'une voix monotone une longue histoire, la sienne sans doute. + +Il avait, en effet, entendu la conversation de son père et de +Larsonneau. Les deux complices lui paraissaient de rudes gaillards. +Encore vexé de la trahison de Renée, il goûtait une joie lâche à +apprendre le vol dont elle allait être la victime. Ça le vengeait un +peu. Son père vint lui serrer la main d'un air soupçonneux; mais Maxime +lui dit à l'oreille, en lui montrant la dame blonde: + +--Elle n'est pas mal, n'est-ce pas? Je veux la «faire» pour ce soir. + +Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d'Aurigny vint les rejoindre +un moment; elle se plaignait de ce que Maxime lui rendît à peine visite +une fois par mois. Mais il prétendit avoir été très occupé, ce qui fit +rire tout le monde. Il ajouta que désormais on ne verrait plus que lui. + +--J'ai écrit une tragédie, dit-il, et j'ai trouvé le cinquième acte hier +seulement.... Je compte me reposer chez toutes les belles femmes de +Paris. + +Il riait, il goûtait ses allusions, que lui seul pouvait comprendre. +Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deux coins de la +cheminée, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard se levèrent, ainsi que la +dame blonde, qui demeurait dans la maison. Alors la d'Aurigny alla +parler bas au duc. Il parut surpris et contrarié. Voyant qu'il ne se +décidait pas à quitter son fauteuil: + +--Non, vrai, pas ce soir, dit-elle à demi-voix. J'ai une migraine!... +Demain, je vous le promets. + +Rozan dut obéir. Laure attendit qu'il fût sur le palier pour dire +vivement à l'oreille de Larsonneau: + +--Hein! grand Lar, je suis de parole.... Fourre-le dans sa voiture. + +Quand la dame blonde prit congé de ces messieurs, pour remonter à son +appartement, qui était à l'étage supérieur, Saccard fut étonné de ce que +Maxime ne la suivait pas. + +--Eh bien? lui demanda-t-il. + +--Ma foi, non, répondit le jeune homme. J'ai réfléchi.... + +Puis il eut une idée qu'il crut très drôle: + +--Je te cède la place si tu veux. Dépêche-toi, elle n'a pas encore fermé +sa porte. + +Mais le père haussa doucement les épaules, en disant: + +--Merci, j'ai mieux que cela pour l'instant, mon petit. + +Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulait absolument +prendre Larsonneau dans sa voiture; sa mère demeurait au Marais, il +aurait laissé l'agent d'expropriation à sa porte, rue de Rivoli. +Celui-ci refusa, ferma la portière lui-même, dit au cocher de partir. Et +il resta sur le trottoir du boulevard Haussmann avec les deux autres, +causant, ne s'éloignant pas. + +--Ah! ce pauvre Rozan! dit Saccard, qui comprit tout à coup. + +Larsonneau jura que non, qu'il se moquait pas mal de ça, qu'il était un +homme pratique. Et, comme les deux autres continuaient à plaisanter et +que le froid était très vif, il finit par s'écrier: + +--Ma foi, tant pis, je sonne!... Vous êtes des indiscrets, messieurs. + +--Bonne nuit! lui cria Maxime, lorsque la porte se referma. + +Et, prenant le bras de son père, il remonta avec lui le boulevard. Il +faisait une de ces claires nuits de gelée où il est si bon de marcher +sur la terre dure, dans l'air glacé. + +Saccard disait que Larsonneau avait tort, qu'il fallait être simplement +le camarade de la d'Aurigny. Il partit de là pour déclarer que l'amour +de ces filles était vraiment mauvais. Il se montrait moral, il trouvait +des sentences, des conseils étonnants de sagesse. + +--Vois-tu, dit-il à son fils, ça n'a qu'un temps, mon petit.... On y +perd sa santé, et l'on n'y goûte pas le vrai bonheur. Tu sais que je ne +suis pas un bourgeois. Eh bien, j'en ai assez, je me range. + +Maxime ricanait; il arrêta son père, le contempla au clair de lune, en +déclarant qu'il avait «une bonne tête». + +Mais Saccard se fit plus grave encore. + +--Plaisante tant que tu voudras. Je te répète qu'il n'y a rien de tel +que le mariage pour conserver un homme et le rendre heureux. + +Alors il lui parla de Louise. Et il marcha plus doucement, pour terminer +cette affaire, disait-il, puisqu'ils en causaient. La chose était +complètement arrangée. Il lui apprit même qu'il avait fixé avec M. de +Mareuil la date de la signature du contrat au dimanche qui suivrait le +jeudi de la mi-carême. Ce jeudi-là, il devait y avoir une grande soirée +à l'hôtel du parc Monceau, et il en profiterait pour annoncer +publiquement le mariage. Maxime trouva tout cela très bien. Il était +débarrassé de Renée, il ne voyait plus d'obstacle, il se livrait à son +père comme il s'était livré à sa belle-mère. + +--Eh bien, c'est entendu, dit-il. Seulement n'en parle pas à Renée. Ses +amies me plaisanteraient, me taquineraient, et j'aime mieux qu'elles +sachent la chose en même temps que tout le monde. + +Saccard lui promit le silence. Puis, comme ils arrivaient vers le haut +du boulevard Malesherbes, il lui donna de nouveau une joule d'excellents +conseils. Il lui apprenait comment il devait s'y prendre pour faire un +paradis de son ménage. + +--Surtout, ne romps jamais avec ta femme. C'est une bêtise. Une femme +avec laquelle on n'a plus de rapports vous coûte les yeux de la tête.... +D'abord, il faut payer quelque fille, n'est-ce pas? Puis, la dépense est +bien plus grande à la maison: c'est la toilette, ce sont les plaisirs +particuliers de madame, les bonnes amies, tout le diable et son train. + +Il était dans une heure de vertu extraordinaire. Le succès de son +affaire de Charonne lui mettait au coeur des tendresses d'idylle. + +--Moi, continua-t-il, j'étais né pour vivre heureux et ignoré au fond de +quelque village, avec toute ma famille à mes côtés.... On ne me connaît +pas, mon petit.... J'ai l'air comme ça très en l'air. Eh bien, pas du +tout, j'adorerais rester près de ma femme, je lâcherais volontiers mes +affaires pour une rente modeste qui me permettrait de me retirer à +Plassans.... Tu vas être riche, fais-toi avec Louise un intérieur où +vous vivrez comme deux tourtereaux. C'est si bon! J'irai vous voir. Ça +me fera du bien. + +Il finissait par avoir des larmes dans la voix. Cependant, ils étaient +arrivés devant la grille de l'hôtel, et ils causaient, sur le bord du +trottoir. Sur ces hauteurs de Paris, une bise soufflait. Pas un bruit ne +montait dans la nuit pâle d'une blancheur de gelée; Maxime, surpris des +attendrissements de son père, avait depuis un instant une question sur +les lèvres. + +--Mais toi, dit-il enfin, il me semble.... + +--Quoi? + +--Avec ta femme? + +Saccard haussa les épaules. + +--Eh! parfaitement. J'étais un imbécile. C'est pourquoi je te parle en +toute expérience.... Mais nous nous sommes remis ensemble, oh! tout à +fait. Il y a bientôt six semaines. Je vais la retrouver le soir, quand +je ne rentre pas trop tard. Aujourd'hui, la pauvre bichette se passera +de moi; j'ai à travailler jusqu'au jour. C'est qu'elle est joliment +faite!... + +Comme Maxime lui tendait la main, il le retint, il ajouta, à voix plus +basse, d'un ton de confidence: + +--Tu sais, la taille de Blanche Muller, eh bien, c'est ça, mais dix fois +plus souple. Et les hanches donc! elles sont d'un dessin, d'une +délicatesse.... + +Et il conclut en disant au jeune homme, qui s'en allait: + +--Tu es comme moi, tu as du coeur, ta femme sera heureuse.... Au revoir, +mon petit! + +Quand Maxime t'ut enfin débarrassé de son père, il fit rapidement le +tour du parc. Ce qu'il venait d'entendre le surprenait si fort, qu'il +éprouvait l'irrésistible besoin de voir Renée. Il voulait lui demander +pardon de sa brutalité, savoir pourquoi elle lui avait menti en lui +nommant M. de Saffré, connaître l'histoire des tendresses de son mari. + +Mais tout cela confusément, avec le seul désir net de fumer chez elle un +cigare et de renouer leur camaraderie. + +Si elle était bien disposée, il comptait même lui annoncer son mariage, +pour lui faire entendre que leurs amours devaient rester mortes et +enterrées. Quand il eut ouvert la petite porte, dont il avait +heureusement gardé la clef, il finit par se dire que sa visite, après la +confidence de son père, était nécessaire et tout à fait convenable. + +Dans la serre, il siffla comme la veille; mais il n'attendit pas. Renée +vint lui ouvrir la porte-fenêtre du petit salon, et monta devant lui +sans parler. Elle rentrait à peine d'un bal de l'Hôtel de Ville. Elle +était encore vêtue d'une robe blanche de tulle bouillonné, semée de +noeuds de satin; les basques du corsage de satin se trouvaient encadrées +d'une large dentelle de jais blanc, que la lumière des candélabres +moirait de bleu et de rose. Quand Maxime la regarda, en haut, il fut +touché de sa pâleur, de l'émotion profonde qui lui coupait la voix. Elle +ne devait pas l'attendre, elle était toute frissonnante de le voir +arriver comme à l'ordinaire, tranquillement, de son air câlin. Céleste +revint de la garde-robe, où elle était allée chercher une chemise de +nuit, et les amants continuaient à garder le silence, attendant que +cette fille ne fût plus là. Ils ne se gênaient pas d'habitude devant +elle; mais des pudeurs leur venaient pour les choses qu'ils se sentaient +sur les lèvres. Renée voulut que Céleste la déshabillât dans la chambre +à coucher où il y avait un grand feu. La chambrière ôtait les épingles, +enlevait les chiffons un à un, sans se presser. Et Maxime, ennuyé, prit +machinalement la chemise, qui se trouvait à côté de lui sur une chaise, +et la fit chauffer devant la flamme, penché, les bras élargis. C'était +lui qui, aux jours heureux, rendait ce petit service à Renée. Elle eut +un attendrissement, à le voir présenter délicatement la chemise au feu. +Puis, comme Céleste n'en finissait pas: + +«Elle rentrait à peine d'un bal de l'Hôtel de Ville. Elle était encore +vêtue d'une robe blanche de tulle bouillonné...» + +--Tu t'es bien amusée à ce bal? demanda-t-il. + +--Oh! non, tu sais, toujours la même chose, répondit-elle. Beaucoup trop +de monde, une véritable cohue. + +Il retourna la chemise qui se trouvait chaude d'un côté. + +--Quelle toilette avait Adeline? + +--Une robe mauve, assez mal comprise.... Elle est petite, et elle a la +rage des volants. + +Ils parlèrent des autres femmes. Maintenant Maxime se brûlait les doigts +avec la chemise. + +--Mais tu vas la roussir, dit Renée dont la voix avait des caresses +maternelles. + +Céleste prit la chemise des mains du jeune homme. Il se leva, alla +regarder le grand lit gris et rose, s'arrêta à un des bouquets brochés +de la tenture, pour tourner la tête, pour ne pas voir les seins nus de +Renée. C'était instinctif. Il ne se croyait plus son amant, il n'avait +plus le droit de voir. Puis il tira un cigare de sa poche et l'alluma. +Renée lui avait permis de fumer chez elle. + +Enfin Céleste se retira, laissant la jeune femme au coin du feu, toute +blanche dans son vêtement de nuit. + +Maxime marcha encore quelques instants, silencieux, regardant du coin de +l'oeil Renée, qu'un frisson semblait reprendre. Et, se plantant devant +la cheminée, le cigare aux dents, il demanda d'une voix brusque: + +--Pourquoi ne m'as-tu pas dit que c'était mon père qui se trouvait avec +toi, hier soir? + +Elle leva la tête, les yeux tout grands, avec un regard de suprême +angoisse, puis un flot de sang lui empourpra la face, et, anéantie de +honte, elle se cacha dans ses mains, elle balbutia: + +--Tu sais cela? tu sais cela?... + +Elle se reprit, elle essaya de mentir. + +--Ce n'est pas vrai... qui te l'a dit? + +Maxime haussa les épaules. + +--Pardieu, mon père lui-même, qui te trouve joliment faite et qui m'a +parlé de tes hanches. + +Il avait laissé percer un léger dépit. Mais il se remit à marcher, +continuant d'une voix grondeuse et amicale, entre deux bouffées de +cigare: + +--Vraiment, je ne te comprends pas. Tu es une singulière femme. Hier, +c'est ta faute, si j'ai été grossier. + +Tu m'aurais dit que c'était mon père, je m'en serais allé +tranquillement, tu comprends? Moi, je n'ai pas le droit.... Mais tu vas +me nommer M. de Saffré! + +Elle sanglotait, les mains sur son visage. Il s'approcha, s'agenouilla +devant elle, lui écarta les mains de force. + +--Voyons, dis-moi pourquoi tu m'as nommé M. de Saffré. + +Alors, détournant encore la tête, elle répondit au milieu de ses larmes, +à voix basse: + +--Je croyais que tu me quitterais, si tu savais que ton père.... + +Il se releva, reprit son cigare qu'il avait posé sur un coin de la +cheminée, et se contenta de murmurer: + +--Tu es bien drôle, va!... + +Elle ne pleurait plus. Les flammes de la cheminée et le feu de ses joues +séchaient ses larmes. L'étonnement de voir Maxime si calme devant une +révélation qu'elle croyait devoir l'écraser lui faisait oublier sa +honte. Elle le regardait marcher, elle l'écoutait parler comme dans un +rêve. Il lui répétait, sans quitter son cigare, qu'elle n'était pas +raisonnable, qu'il était tout naturel qu'elle eût des rapports avec son +mari, qu'il ne pouvait vraiment songer à s'en fâcher. Mais aller avouer +un amant quand ce n'était pas vrai. Et il revenait toujours à cela, à +cette chose qu'il ne pouvait comprendre, et qui lui semblait réellement +monstrueuse. Il parla des «imaginations folles» des femmes. + +--Tu es un peu fêlée, ma chère, il faut soigner ça. + +Il finit par demander curieusement: + +--Mais pourquoi M. de Saffré plutôt qu'un autre? + +--Il me fait la cour, dit Renée. + +Maxime retint une impertinence; il allait dire qu'elle s'était sans +doute crue plus vieille d'un mois, en avouant M. de Saffré pour amant. +Il n'eut que le sourire mauvais de cette méchanceté, et, jetant son +cigare dans le feu, il vint s'asseoir de l'autre côté de la cheminée. +Là, il parla raison, il donna à entendre à Renée qu'ils devaient rester +bons camarades. Les regards fixes de la jeune femme l'embarrassaient un +peu, pourtant; il n'osa pas lui annoncer son mariage. Elle le +contemplait longuement, les yeux encore gonflés par les larmes. Elle le +trouvait pauvre, étroit, méprisable, et elle l'aimait toujours, de cette +tendresse qu'elle avait pour ses dentelles. Il était joli sous la +lumière du candélabre, placé au bord de la cheminée, à côté de lui. +Comme il renversait la tête, la lueur des bougies lui dorait les +cheveux, lui glissait sur la face, dans le duvet léger des joues, avec +des blondeurs charmantes. + +--Il faut pourtant que je m'en aille, dit-il à plusieurs reprises. + +Il était bien décidé à ne pas rester. Renée ne l'aurait pas voulu +d'ailleurs. Tous deux le pensaient, le disaient; ils n'étaient plus que +deux amis. Et, quand Maxime eut enfin serré la main de la jeune femme et +qu'il fut sur le point de quitter la chambre, elle le retint encore un +instant, en lui parlant de son père. Elle en faisait un grand éloge. + +--Vois-tu, j'avais trop de remords. Je préfère que ça soit arrivé.... Tu +ne connais pas ton père; j'ai été étonnée de le trouver si bon, si +désintéressé. Le pauvre homme a de si gros soucis, en ce moment. + +Maxime regardait la pointe de ses bottines, sans répondre, d'un air +gêné. Elle insistait. + +--Tant qu'il ne venait pas dans cette chambre, ça m'était égal. Mais +après.... Quand je le voyais ici, affectueux, m'apportant un argent +qu'il avait dû ramasser dans tous les coins de Paris, se ruinant pour +moi sans une plainte, j'en devenais malade.... Si tu savais avec quel +soin il a veillé à mes intérêts! + +Le jeune homme revint doucement à la cheminée, contre laquelle il +s'adossa. Il restait embarrassé, la tête basse, avec un sourire qui +montait peu à peu de ses lèvres. + +--Oui, murmura-t-il, mon père est très fort pour veiller aux intérêts +des gens. + +Le son de sa voix étonna Renée. Elle le regarda, et lui, comme pour se +défendre: + +--Oh! je ne sais rien.... Je dis seulement que mon père est un habile +homme. + +--Tu aurais tort d'en mal parler, reprit-elle. Tu dois le juger un peu +en l'air.... Si je te faisais connaître tous ses embarras, si je te +répétais ce qu'il me confiait encore ce soir, tu verrais comme on se +trompe, quand on croit qu'il tient à l'argent.... + +Maxime ne put retenir un haussement d'épaules. Il interrompit sa +belle-mère, d'un rire d'ironie. + +--Va, je le connais, je le connais beaucoup.... Il a dû te dire de bien +jolies choses. Conte-moi donc ça. + +Ce ton railleur la blessait. Alors elle renchérit encore sur ses éloges, +elle trouva son mari tout à fait grand, elle parla de l'affaire de +Charonne, de ce tripotage où elle n'avait rien compris, comme d'une +catastrophe dans laquelle s'étaient révélées à elle l'intelligence et la +bonté de Saccard. Elle ajouta qu'elle signerait l'acte de cession le +lendemain, et que, si c'était réellement là un désastre, elle acceptait +ce désastre en punition de ses fautes. + +Maxime la laissait aller, ricanant, la regardant en dessous; puis il dit +à demi-voix: + +--C'est ça, c'est bien ça.... + +Et, plus haut, mettant la main sur l'épaule de Renée: + +--Ma chère, je te remercie, mais je savais l'histoire.... C'est toi qui +es d'une bonne pâte! + +Il fit de nouveau mine de s'en aller. Il éprouvait une démangeaison +furieuse de tout conter. Elle l'avait exaspéré, avec ses éloges sur son +mari, et il oubliait qu'il s'était promis de ne pas parler, pour +s'éviter tout désagrément. + +--Quoi! que veux-tu dire? demanda-t-elle. + +--Eh! pardieu! que mon père te met dedans de la plus jolie façon du +monde.... Tu me fais de la peine, vrai; tu es trop godiche! + +Et il lui conta ce qu'il avait entendu chez Laure, lâchement, +sournoisement, goûtant une secrète joie à descendre dans ces infamies. +Il lui semblait qu'il se vengeait d'une injure vague qu'on venait de lui +faire. Son tempérament de fille s'attardait béatement à cette +dénonciation, à ce bavardage cruel, surpris derrière une porte. + +Il n'épargna rien à Renée, ni l'argent que son mari lui avait prêté à +usure, ni celui qu'il comptait lui voler, à l'aide d'histoires +ridicules, bonnes à endormir les enfants. La jeune femme l'écoutait, +très pâle, les lèvres serrées. Debout devant la cheminée, elle baissait +un peu la tête, elle regardait le feu. Sa toilette de nuit, cette +chemise que Maxime avait fait chauffer, s'écartait, laissait voir des +blancheurs immobiles de statue. + +--Je te dis tout cela, conclut le jeune homme, pour que tu n'aies pas +l'air d'une sotte.... Mais tu aurais tort d'en vouloir à mon père. Il +n'est pas méchant. Il a ses défauts comme tout le monde.... A demain, +n'est-ce pas? + +Il s'avançait toujours vers la porte. Renée l'arrêta d'un geste brusque. + +--Reste! cria-t-elle impérieusement. + +Et le prenant, l'attirant à elle, l'asseyant presque sur ses genoux, +devant le feu, elle le baisa sur les lèvres, en disant: + +--Ah! bien, ce serait trop bête de nous gêner, maintenant.... Tu ne sais +donc pas que, depuis hier, depuis que tu as voulu rompre, je n'ai plus +la tête à moi. Je suis comme une imbécile. Ce soir, au bal, j'avais un +brouillard devant les yeux. C'est qu'à présent, j'ai besoin de toi pour +vivre. Quand tu t'en iras, je serai vidée.... Ne ris pas, je te dis ce +que je sens. + +Elle le regardait avec une tendresse infinie, comme si elle ne l'eût pas +vu depuis longtemps. + +--Tu as trouvé le mot, j'étais godiche, ton père m'aurait fait voir +aujourd'hui des étoiles en plein midi. + +Est-ce que je savais! Pendant qu'il me contait son histoire, je +n'entendais qu'un grand bourdonnement, et j'étais tellement anéantie +qu'il m'aurait fait mettre à genoux, s'il avait voulu, pour signer ses +paperasses. Et je m'imaginais que j'avais des remords!... Vrai, j'étais +bête à ce point!... + +Elle éclata de rire, des lueurs de folie luisaient dans ses yeux. Elle +continua, en serrant plus étroitement son amant. + +--Est-ce que nous faisons le mal, nous autres! Nous nous aimons, nous +nous amusons comme il nous plaît. + +Tout le monde en est là, n'est-ce pas?... Vois, ton père ne se gêne +guère. Il aime l'argent et il en prend où il en trouve. Il a raison, ça +me met à l'aise.... D'abord, je ne signerai rien, et puis tu reviendras +tous les soirs. J'avais peur que tu ne veuilles plus, tu sais, pour ce +que je t'ai dit.... Mais puisque ça ne te fait rien.... D'ailleurs, je +lui fermerai ma porte, tu comprends, maintenant. + +Elle se leva, elle alluma la veilleuse. Maxime hésitait, désespéré. Il +voyait la sottise qu'il avait commise, il se reprochait durement d'avoir +trop causé. Comment annoncer son mariage maintenant! C'était sa faute, +la rupture était faite, il n'avait pas besoin de remonter dans cette +chambre, ni surtout d'aller prouver à la jeune femme que son mari la +dupait. Et il ne savait plus à quel sentiment il venait d'obéir, ce qui +redoublait sa colère contre lui-même. Mais s'il eut la pensée, un +instant, d'être brutal une seconde fois, de s'en aller, la vue de Renée +qui laissait tomber ses pantoufles, lui donna une lâcheté invincible. Il +eut peur, il resta. + +Le lendemain, quand Saccard vint chez sa femme pour lui faire signer +l'acte de cession, elle lui répondit tranquillement qu'elle n'en ferait +rien, qu'elle avait réfléchi. D'ailleurs, elle ne se permit pas même une +allusion; elle s'était juré d'être discrète, ne voulant pas se créer des +ennuis, désirant goûter en paix le renouveau de ses amours. L'affaire de +Charonne s'arrangerait comme elle pourrait; son refus de signer n'était +qu'une vengeance; elle se moquait bien du reste. Saccard fut sur le +point de s'emporter. Tout son rêve croulait. Ses autres affaires +allaient de mal en pis. Il se trouvait à bout de ressources, se +soutenant par un miracle d'équilibre; le matin même, il n'avait pu payer +la note de son boulanger. Cela ne l'empêchait pas de préparer une fête +splendide pour le jeudi de la mi-carême. Il éprouva, devant le refus de +Renée, cette colère blanche d'un homme vigoureux arrêté dans son oeuvre +par le caprice d'un enfant. Avec l'acte de cession en poche, il comptait +bien battre monnaie, en attendant l'indemnité. Puis, quand il se fut un +peu calmé et qu'il eut l'intelligence nette, il s'étonna du brusque +revirement de sa femme: à coup sûr, elle avait dû être conseillée. Il +flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net qu'il courut chez sa +soeur pour l'interroger, lui demander si elle ne savait rien sur la vie +cachée de Renée. Sidonie se montra très aigre. + +Elle ne pardonnait pas à sa belle-soeur l'affront qu'elle lui avait fait +en refusant de voir M. de Saffré. Aussi, quand elle comprit, aux +questions de son frère, que celui-ci accusait sa femme d'avoir un amant, +s'écria-t-elle qu'elle en était certaine. Et elle s'offrit d'elle-même +pour espionner «les tourtereaux». Cette pimbêche verrait comme cela de +quel bois elle se chauffait. + +Saccard, d'habitude, ne cherchait pas les vérités désagréables; son +intérêt seul le forçait à ouvrir des yeux qu'il tenait sagement fermés. +Il accepta l'offre de sa soeur. + +--Va, sois tranquille, je saurai tout, lui dit-elle d'une voix pleine de +compassion.... Ah! mon pauvre frère, ce n'est pas Angèle qui t'aurait +jamais trahi! Un mari si bon, si généreux! Ces poupées parisiennes n'ont +pas de coeur.... Et moi qui ne cesse de lui donner de bons conseils! + + + + +VI + + +Il y avait bal travesti, chez les Saccard, le jeudi de la mi-carême. +Mais la grande curiosité était le poème des Amours du beau Narcisse et +de la nymphe Écho, en trois tableaux, que ces dames devaient +représenter. L'auteur de ce poème, M. Hupel de la Noue, voyageait depuis +plus d'un mois, de sa préfecture à l'hôtel du parc Monceau, afin de +surveiller les répétitions et de donner son avis sur les costumes. Il +avait d'abord songé à écrire son oeuvre en vers; puis il s'était décidé +pour des tableaux vivants; c'était plus noble, disait-il, plus près du +beau antique. + +Ces dames n'en dormaient plus. Certaines d'entre elles changeaient +jusqu'à trois fois de costume. Il y eut des conférences interminables +que le préfet présidait. On discuta longuement d'abord le personnage de +Narcisse. + +Serait-ce une femme ou un homme qui le représenterait? Enfin, sur les +instances de Renée, il fut décidé que l'on confierait le rôle à Maxime; +mais il serait le seul homme, et encore Mme de Lauwerens disait-elle +qu'elle ne consentirait jamais à cela, si «le petit Maxime ne +ressemblait pas à une vraie fille». Renée devait être la nymphe Écho. La +question des costumes fut beaucoup plus laborieuse. Maxime donna un bon +coup de main au préfet, qui se trouvait sur les dents, au milieu de neuf +femmes, dont l'imagination folle menaçait de compromettre gravement la +pureté des lignes de son oeuvre. S'il les avait écoutées, son Olympe +aurait porté de la poudre. Mme d'Espanet voulait absolument avoir une +robe à traîne pour cacher ses pieds un peu forts, tandis que Mme Haffner +rêvait de s'habiller avec une peau de bête. M. Hupel de la Noue fut +énergique; il se fâcha même une fois, il était convaincu, il disait que, +s'il avait renoncé aux vers, c'était pour écrire son poème «avec des +étoffes savamment combinées et des attitudes choisies parmi les plus +belles». + +--L'ensemble, mesdames, répétait-il à chaque nouvelle exigence, vous +oubliez l'ensemble.... Je ne puis cependant pas sacrifier l'oeuvre +entière aux volants que vous me demandez. + +Les conciliabules se tenaient dans le salon bouton d'or. On y passa des +après-midi entiers à arrêter la forme d'une jupe. Worms fut convoqué +plusieurs fois. Enfin tout fut réglé, les costumes arrêtés, les poses +apprises, et M. Hupel de la Noue se déclara satisfait. L'élection de M. +de Mareuil lui avait donné moins de mal. Les Amours du beau Narcisse et +de la nymphe Écho devaient commencer à onze heures. Dès dix heures et +demie, le grand salon se trouvait plein, et, comme il y avait bal +ensuite, les femmes étaient là, costumées, assises sur des fauteuils +rangés en demi-cercle devant le théâtre improvisé, une estrade que +cachaient deux larges rideaux de velours rouge à franges d'or, glissant +sur des tringles. Les hommes, derrière, se tenaient debout, allaient et +venaient. Les tapissiers avaient donné à dix heures les derniers coups +de marteau. L'estrade s'élevait au fond du salon, tenant tout un bout de +cette longue galerie. On montait sur le théâtre par le fumoir, converti +en foyer pour les artistes. En outre, au premier étage, ces dames +avaient à leur disposition plusieurs pièces, où une armée de femmes de +chambre préparaient les toilettes des différents tableaux. + +Il était onze heures et demie et les rideaux ne s'ouvraient pas. Un +grand murmure emplissait le salon. Les rangées de fauteuils offraient la +plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, de laitières, +d'espagnoles, de bergères, de sultanes; tandis que la masse compacte des +habits noirs mettait une grande tache sombre, à côté de cette moire +d'étoffes claires et d'épaules nues, toutes braisillantes des étincelles +vives des bijoux. Les femmes étaient seules travesties. Il faisait déjà +chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d'or du salon. + +On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture ménagée à +gauche de l'estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames. +Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqués en blanc, +une petite main de femme qui s'était posée là, après s'être oubliée dans +une boîte de poudre de riz. Mais le préfet songeait bien aux misères de +sa toilette! il avait les yeux énormes, la face bouffie et un peu pâle. +Il parut ne voir personne. Et, s'avançant vers Saccard, qu'il reconnut +au milieu d'un groupe d'hommes graves, il lui dit à demi-voix: + +--Sacrebleu! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage.... Nous voilà +propres! + +Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de réponse, +sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous les draperies, +disparut. Les dames sourirent de la singulière apparition de ce +monsieur. + +Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s'était formé derrière +les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuil hors du rang, +pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps. +Il y avait là M. Toutin-Laroche, que l'empereur venait d'appeler au +Sénat; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la +deuxième élection; M. Michelin, décoré de la veille; et, un peu en +arrière, les Mignon et Charrier, dont l'un avait un gros diamant à sa +cravate, tandis que l'autre en montrait un plus gros encore à son doigt. +Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller +échanger une parole à voix basse avec sa soeur, qui venait d'entrer et +de s'asseoir entre Louise de Mareuil et Mme Michelin. Mme Sidonie était +en magicienne; Louise portait crânement un costume de page, qui lui +donnait tout à fait l'air d'un gamin; la petite Michelin, en aimée, +souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d'or. + +--Sais-tu quelque chose? demanda doucement Saccard à sa soeur. + +--Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit être ici.... Je +les pincerai ce soir, sois tranquille. + +--Préviens-moi tout de suite, n'est-ce pas? + +Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louise et Mme +Michelin. Il compara l'une à une houri de Mahomet, l'autre à un mignon +d'Henri III. + +Son accent provençal semblait faire chanter de ravissement toute sa +personne grêle et stridente. Quand il revint au groupe des hommes +graves, M. de Mareuil le prit à l'écart et lui parla du mariage de leurs +enfants. Rien n'était changé, c'était toujours le dimanche suivant qu'on +devait signer le contrat. + +--Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer ce soir le mariage +à nos amis, si vous n'y voyez aucun inconvénient.... J'attends pour cela +mon frère le ministre, qui m'a promis de venir. + +Le nouveau député fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche élevait la +voix, comme en proie à une vive indignation. + +--Oui, messieurs, disait-il à M. Michelin et aux deux entrepreneurs qui +se rapprochaient, j'avais eu la bonhomie de laisser mêler mon nom à une +telle affaire. + +Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient: + +--Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de la Société +générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard? + +Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait de crouler avec +un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu +savoir où en était l'établissement des fameuses stations commerciales +sur le littoral de la Méditerranée, et une enquête judiciaire avait +démontré que les ports du Maroc n'existaient que sur les plans des +ingénieurs, de fort beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la +société. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les +actionnaires, s'indignant, voulant qu'on lui rendît son nom pur de toute +tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et +réhabiliter devant l'opinion cet homme utile, se décida à l'envoyer au +Sénat. Ce fut ainsi qu'il pêcha le siège tant ambitionné, dans une +affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle. + +--Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez +montrer votre grande oeuvre, le Crédit viticole, cette maison qui est +sortie victorieuse de toutes les crises. + +--Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout. + +Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras, +soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cette institution +financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge, avait inventé un +coup de hausse dont M. Toutin-Laroche s'était merveilleusement servi. +Rien ne le chatouillait davantage que les éloges donnés à la prospérité +du Crédit viticole. Il les provoquait d'ordinaire. Il remercia M. de +Mareuil d'un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le +fauteuil duquel il s'appuyait familièrement, il lui demanda: + +--Vous êtes bien? Vous n'avez pas trop chaud? + +Le baron eut un léger grognement. + +--Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche à +demi-voix, en se tournant vers ces messieurs. + +M. Michelin souriait, fermait de temps à autre les paupières, d'un +mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier, +plantés carrément sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus à +l'aise dans leur habit depuis qu'ils portaient des brillants. + +Cependant il était près de minuit, l'assemblée s'impatientait; elle ne +se permettait pas de murmurer, mais les éventails battaient plus +nerveusement, et le bruit des conversations grandissait. + +Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait passé une épaule par +l'étroite ouverture, lorsqu'il aperçut Mme d'Espanet qui montait enfin +sur l'estrade; ces dames, déjà en place pour le premier tableau, +n'attendaient plus qu'elle. Le préfet se tourna, montrant son dos aux +spectateurs, et l'on put le voir causant avec la marquise, que les +rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des saluts lancés du +bout des doigts: + +--Mes compliments, marquise. Votre costume est délicieux. + +--J'en ai un bien plus joli dessous! répliqua cavalièrement la jeune +femme, qui lui éclata de rire au nez, tant elle le trouvait drôle, +enfoui de la sorte dans les draperies. + +L'audace de cette plaisanterie étonna un instant le galant M. Hupel de +la Noue; mais il se remit, et, goûtant de plus en plus le mot, à mesure +qu'il l'approfondissait: + +--Ah! charmant! charmant! murmura-t-il d'un air ravi. + +Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des +hommes graves, voulant jouir de son oeuvre. Ce n'était plus l'homme +effaré courant après la ceinture de feuillage de la nymphe Écho. Il +était radieux, soufflant, s'essuyant le front. Il avait toujours la +petite main blanche sur la manche de son habit; et, de plus, le gant de +sa main droite était taché de rouge au bout du pouce; sans doute il +avait trempé ce doigt dans le pot de fard d'une de ces dames. Il +souriait, il s'éventait, il balbutiait: + +--Elle est adorable, ravissante, stupéfiante. + +--Qui donc? demanda Saccard. + +--La marquise. Imaginez-vous qu'elle vient de me dire.... + +Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi. + +Ces messieurs se le répétèrent. Le digne M. Haffner, qui s'était +approché, ne put lui-même s'empêcher d'applaudir. Cependant, un piano, +que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse. Il se fit +alors un grand silence. La valse avait des enroulements capricieux, +interminables; et toujours une phrase très douce montait le clavier, se +perdait dans un trille de rossignol; puis des voix sourdes reprenaient, +plus lentement. C'était très voluptueux. Les dames, la tête un peu +inclinée, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber +brusquement la gaieté de M. Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux +de velours rouge d'un air anxieux, il se disait qu'il aurait dû placer +lui-même Mme d'Espanet comme il avait placé les autres. + +Les rideaux s'ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse +sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les +hommes allongeaient la tête, tandis que l'admiration se traduisait çà et +là par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire +étouffé. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois +lustres. + +M. Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à son poème. Il ne put +résister à la tentation de répéter aux personnes qui l'entouraient ce +qu'il disait depuis un mois: + +--J'avais songé à faire ça en vers.... Mais, n'est-ce pas? c'est plus +noble de lignes. + +Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin, +il donna des explications. Les Mignon et Charrier s'étaient approchés et +l'écoutaient attentivement. + +--Vous connaissez le sujet, n'est-ce pas? Le beau Narcisse, fils du +fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprise l'amour de la nymphe +Écho... Écho était de la suite de Junon, qu'elle amusait par ses +discours pendant que Jupiter courait le monde... Écho, fille de l'Air et +de la Terre, comme vous savez.... + +Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d'un ton plus +intime: + +--J'ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination.... La nymphe Écho +conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grotte marine, pour que la +déesse l'enflamme de ses feux. Mais la déesse reste impuissante. + +Le jeune homme témoigne par son attitude qu'il n'est pas touché. + +L'explication n'était pas inutile, car peu de spectateurs, dans le +salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfet eut nommé +ses personnages à demi-voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier +continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ils n'avaient pas compris. + +Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se +creusait. Le décor était fait d'une soie tendue à grands plis cassés, +imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des +coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher, +accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même +soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles +et de paillettes d'argent. C'était un réduit de déesse. Là, sur le +sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout; un peu +forte, portant son maillot rose avec la dignité d'une duchesse de +l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'Amour, +avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que +sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste +donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon. + +Puis, d'un côté du tertre, les trois Grâces, Mmes de Guende, Teissière, +de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s'enlaçaient, comme dans +le groupe de Pradier; tandis que, de l'autre côté, la marquise d'Espanet +et Mme Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la +taille, les cheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un +souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait à voix plus +basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer +par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska +faisait la Volupté; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les +yeux entrouverts et mourants, comme lasse; très brune, elle avait dénoué +sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des +bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du +voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, +d'un rose général, d'un ton de chair. Et sous le rayon électrique, +ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la +gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se +fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs +rosées vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas +poussé la vérité plastique jusqu'à se mettre toutes nues. Ce n'était là +que l'apothéose!; le drame se passait au premier plan. A gauche, Renée, +la nymphe Écho, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi +tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter à regarder +Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux; mais Narcisse, à +droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de sa main et +restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages +avaient surtout coûté une peine infinie à l'imagination de M. Hupel de +la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de +chasseur idéal: maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne +dans les cheveux. La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute +une allégorie; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des +lieux retentissants où les voix de la Terre et de l'Air se répondent; +elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les +feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du +corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note +charnelle de l'Olympe chantait dans l'éblouissement du large rayon, +pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aiguë, coupée de +profonds soupirs. + +On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dans son +geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu'on remarqua +beaucoup. Mais tous les éloges furent pour l'expression de visage de +Renée. + +Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était «la douleur du désir +inassouvi». Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble, +elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne +cache ses dents qu'à demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette +folle d'Adeline qui bougeait et qui retenait à grand-peine une +irrésistible envie de rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano +se tut. + +Alors, on applaudit discrètement, et les conversations reprirent. Un +grand souffle d'amour, de désir contenu, était venu des nudités de +l'estrade, courait le salon, où les femmes s'alanguissaient davantage +sur leurs sièges, tandis que les hommes, à l'oreille, se parlaient bas, +avec des sourires. C'était un chuchotement d'alcôve, un demi silence de +bonne compagnie, un souhait de volupté à peine formulé par un +frémissement de lèvres; et, dans les regards muets, se rencontrant au +milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale +d'amours offertes et acceptées d'un coup d'oeil. + +On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumes +prenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules. Quand +les Mignon et Charrier voulurent questionner M. Hupel de la Noue, ils +furent tout surpris de ne plus le voir à côté d'eux; il avait déjà +plongé derrière l'estrade. + +--Je vous racontais donc, ma toute belle, dit Mme Sidonie, en reprenant +une conversation interrompue par le premier tableau, que j'avais reçu +une lettre de Londres, vous savez? pour l'affaire des trois +milliards.... + +La personne que j'ai chargée de faire des recherches m'écrit qu'elle +croit avoir trouvé le reçu du banquier. + +L'Angleterre aurait payé.... J'en suis malade depuis ce matin. + +Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe de +magicienne semée d'étoiles. Et, comme Mme Michelin ne l'écoutait pas, +elle continua à voix plus basse, murmurant que l'Angleterre ne pouvait +avoir payé, et que décidément elle irait à Londres elle-même. + +--Le costume de Narcisse était bien joli, n'est-ce pas? demanda Louise à +Mme Michelin. + +Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblait tout +ragaillardi dans son fauteuil. Mme Sidonie, voyant où allait son regard, +se pencha, lui chuchota à l'oreille, pour que l'enfant n'entendît pas: + +--Est-ce qu'il s'est exécuté? + +--Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant à ravir son rôle +d'aimée. J'ai choisi la maison de Louveciennes et j'en ai reçu les actes +de propriété par son homme d'affaires.... Mais nous avons rompu, je ne +le vois plus. + +Louise avait une finesse d'oreille particulière pour saisir ce qu'on +voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sa hardiesse de +page, et dit tranquillement à Mme Michelin: + +--Vous ne trouvez pas qu'il est affreux, le baron? + +Puis elle ajouta en éclatant de rire: + +--Dites! on aurait dû lui confier le rôle de Narcisse. + +Il serait délicieux en maillot vert pomme. + +La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l'Olympe, avait en effet, +ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, se tournait à +demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha qui emplissait le +salon, le groupe des hommes graves continuait à causer affaires, +politique. M. Haffner dit qu'il venait d'être nommé président d'un jury +chargé de régler des questions d'indemnités. Alors la conversation +s'engagea sur les travaux de Paris, sur le boulevard du Prince-Eugène, +dont on commençât à causer sérieusement dans le public. Saccard saisit +l'occasion, parla d'une personne qu'il connaissait, d'un propriétaire +qu'on allait sans doute exproprier. Et il regardait en face ces +messieurs. Le baron hocha doucement la tête; M. Toutin-Laroche poussa +les choses jusqu'à déclarer que rien n'était plus désagréable que d'être +exproprié; M. Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sa +décoration. + +--Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes, conclut doctement +M. de Mareuil, qui voulait être agréable à Saccard. + +Ils s'étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent en avant leurs +propres affaires. Ils comptaient se retirer prochainement, sans doute à +Langres, disaient-ils, en gardant un pied-à-terre à Paris. Ils firent +sourire ces messieurs, lorsqu'ils racontèrent qu'après avoir achevé la +construction de leur magnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils +l'avaient trouvé si beau qu'ils n'avaient pu résister à l'envie de le +vendre. Leurs brillants devaient être une consolation qu'ils s'étaient +offerte. + +Saccard riait de mauvaise grâce; ses anciens associés venaient de +réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où il avait joué un rôle +de dupe. Et, comme l'entracte s'allongeait, des phrases d'éloges sur la +gorge de Vénus et sur la robe de la nymphe Écho coupaient la +conversation des hommes graves. + +Au bout d'une grande demi-heure, M. Hupel de la Noue reparut. Il +marchait en plein succès, et le désordre de sa toilette croissait. En +regagnant sa place, il rencontra M. de Mussy. Il lui serra la main en +passant; puis il revint sur ses pas pour lui demander: + +--Vous ne connaissez pas le mot de la marquise? + +Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait de plus en +plus, il le commentait, il finissait pas le trouver exquis de naïveté. +«J'en ai un bien plus joli dessous!» C'était un cri du coeur. + +Mais M. de Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea le mot indécent. Il +venait d'être attaché à l'ambassade d'Angleterre, où le ministre lui +avait dit qu'une tenue sévère était de rigueur. Il refusait de conduire +le cotillon, se vieillissait, ne parlait plus de son amour pour Renée, +qu'il saluait gravement quand il la rencontrait. + +M. Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière le fauteuil du +baron, lorsque le piano entama une marche triomphale. De grands placages +d'accords, frappés d'aplomb sur les touches, ouvraient un chant large, +où, par instants, sonnaient des éclats métalliques. Après chaque phrase, +une voix plus haute reprenait, en accentuant le rythme. C'était brutal +et joyeux. + +--Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue; j'ai poussé peut-être un +peu loin la licence poétique; mais je crois que l'audace m'a réussi.... +La nymphe Écho, voyant que Vénus est sans puissance sur le beau +Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des métaux +précieux.... Après la tentation de la chair, la tentation de l'or. + +--C'est classique, répondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire +aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le préfet. + +Les rideaux s'ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut un +éblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeur flambante, +dans laquelle les spectateurs ne virent d'abord qu'un brasier, où des +lingots d'or et des pierres précieuses semblaient se fondre. Une +nouvelle grotte se creusait; mais celle-là n'était pas le frais réduit +de Vénus, baigné par le flot mourant sur un sable fin semé de perles; +elle devait se trouver au centre de la terre, dans une couche ardente et +profonde, fissure de l'enfer antique, crevasse d'une mine de métaux en +fusion habitée par Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges +filons métalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieux +monde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle du sol. +A terre, par un anachronisme hardi de M. Hupel de la Noue, il y avait un +écroulement de pièces de vingt francs; des louis étalés, des louis +entassés, un pullulement de louis qui montaient. + +Au sommet de ce tas d'or, Mme de Guende, en Plutus, était assise, Plutus +femme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe, +prises à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, à demi +couchées, unies en grappes, ou fleurissant à l'écart, les efflorescences +féeriques de cette grotte, où les califes des Mille et une Nuits avaient +vidé leur trésor: + +Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d'évêque; Mme +d'Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune; Mme de Lauwerens, +d'un bleu ardent, en Saphir, ayant à son côté la petite Mme Daste, une +Turquoise souriante, qui bleuissait tendrement; puis s'égrenaient +l'Émeraude, Mme de Meinhold, et la Topaze, Mme Teissière; et, plus bas, +la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les +bras levés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polype +monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans des nacres +roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient des colliers, +des bracelets, des parures complètes, faites chacune de la pierre +précieuse que le personnage représentait. On remarqua beaucoup les +bijoux originaux de Mmes d'Espanet et Haffner, composés uniquement de +petites pièces d'or et de petites pièces d'argent neuves. Puis, au +premier plan, le drame restait le même: la nymphe Écho tentait le beau +Narcisse, qui refusait encore du geste. Et les yeux des spectateurs +s'accoutumaient avec ravissement à ce trou béant ouvert sur les +entrailles enflammées du globe, à ce tas d'or sur lequel se vautrait la +richesse d'un monde. + +Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier. L'idée en +parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse des pièces de vingt +francs, ce ruissellement de coffre-fort moderne tombé dans un coin de la +mythologie grecque, enchanta l'imagination des dames et des financiers +qui étaient là. Les mots: «Que de pièces! que d'argent!» couraient, avec +des sourires, de longs frémissements d'aise; et sûrement chacune de ces +dames, chacun de ces messieurs faisait le rêve d'avoir tout ça à lui, +dans une cave. + +--L'Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmura malicieusement +Louise à l'oreille de Mme Sidonie. + +Et Mme Michelin, la bouche un peu ouverte par un désir ravi, écartait +son voile d'aimée, caressait l'or d'un regard luisant, tandis que le +groupe des hommes graves se pâmait. M. Toutin-Laroche, tout épanoui, +murmura quelques mots à l'oreille du baron, dont la face se marbrait de +taches jaunes. Mais les Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec +une naïveté brutale: + +--Sacrebleu! il y aurait là de quoi démolir Paris et le rebâtir. + +Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que les Mignon +et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles. Quand les +rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marche triomphale par +un grand bruit de notes jetées les unes sur les autres, comme de +dernières pelletées d'écus, les applaudissements éclatèrent, plus vifs, +plus prolongés. + +Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de son +secrétaire, M. de Saffré, avait paru à la porte du salon. Saccard, qui +guettait impatiemment son frère, voulut se précipiter à sa rencontre. +Mais celui-ci, d'un geste, le pria de ne pas bouger. Et il vint +doucement jusqu'au groupe des hommes graves. Quand les rideaux se furent +refermés et qu'on l'eut aperçu, un long chuchotement courut le salon, +les têtes se retournèrent: le ministre balançait le succès des Amours du +beau Narcisse et de la nymphe Écho. + +--Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il en souriant à M. Hupel +de la Noue. Vous avez publié autrefois un volume de vers, Les Volubilis, +je crois?... Je vois que les soucis de l'administration n'ont pas tari +votre imagination. + +Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d'une épigramme. La +présence brusque de son chef le décontenança d'autant plus qu'en +s'examinant d'un coup d'oeil pour voir si sa tenue était correcte, il +aperçut, sur la manche de son habit, la petite main blanche, qu'il n'osa +pas essuyer. Il s'inclina, balbutia. + +--Vraiment, continua le ministre, en s'adressant à M. Toutin-Laroche, au +baron Gouraud, aux personnages qui se trouvaient là, tout cet or était +un merveilleux spectacle.... Nous ferions de grandes choses, si M. Hupel +de la Noue battait monnaie pour nous. + +C'était, en langue ministérielle, le même mot que celui des Mignon et +Charrier. Alors M. Toutin-Laroche et les autres firent leur cour, +jouèrent sur la dernière phrase du ministre: l'Empire avait déjà fait +des merveilles; ce n'était pas l'or qui manquait, grâce à la haute +expérience du pouvoir; jamais la France n'avait eu une situation aussi +belle devant l'Europe; et ces messieurs finirent par devenir si plats +que le ministre changea lui-même la conversation. + +Il les écoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés, +ce qui donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un air de +doute et de dédain souriant. + +Saccard, qui voulait amener l'annonce du mariage de Maxime et de Louise, +manoeuvrait pour trouver une transition habile. Il affectait une grande +familiarité, et son frère faisait le bonhomme, consentait à lui rendre +le service de paraître l'aimer beaucoup. Il était réellement supérieur, +avec son regard clair, son visible mépris des coquineries mesquines, ses +larges épaules qui, d'un haussement, auraient culbuté tout ce monde-là. +Quand il fut enfin question du mariage, il se montra charmant, il laissa +entendre qu'il tenait prêt son cadeau de noces; il voulait parler de la +nomination de Maxime comme auditeur au Conseil d'État. Il alla jusqu'à +répéter deux fois à son frère, d'un ton tout à fait bon garçon: + +--Dis bien à ton fils que je veux être son témoin. + +M. de Mareuil rougissait d'aise. On complimenta Saccard. M. +Toutin-Laroche s'offrit comme second témoin. + +Puis, brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre de +l'opposition venait d'avoir «le triste courage», disait M. Haffner, de +défendre cette honte sociale. + +Et tous se récrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M. Michelin +souriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon et Charrier +remarquaient avec étonnement que le collet de son habit était usé. + +Pendant ce temps, M. Hupel de la Noue restait embarrassé, s'appuyant au +fauteuil du baron Gouraud, qui s'était contenté d'échanger avec le +ministre une poignée de main silencieuse. Le poète n'osait quitter la +place. Un sentiment indéfinissable, la crainte de paraître ridicule, la +peur de perdre les bonnes grâces de son chef le retenaient, malgré +l'envie furieuse qu'il avait d'aller placer ces dames sur l'estrade, +pour le dernier tableau. Il attendait qu'un mot heureux lui vînt et le +fît rentrer en faveur. + +Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné, lorsqu'il +aperçut M. de Saffré; il lui prit le bras, s'accrocha à lui comme à une +planche de salut. Le jeune homme entrait, c'était une victime toute +fraîche. + +--Vous ne connaissez pas le mot de la marquise? lui demanda le préfet. + +Mais il était si troublé, qu'il ne savait plus présenter la chose d'une +façon piquante. Il pataugeait. + +--Je lui ai dit: «Vous avez un charmant costume», et elle m'a +répondu.... + +--«J'en ai un bien plus joli dessous», ajouta tranquillement M. de +Saffré. C'est vieux, mon cher, très vieux. + +M. Hupel de la Noue le regarda, consterné. Le mot était vieux, et lui +qui allait approfondir encore son commentaire sur la naïveté de ce cri +du coeur! + +--Vieux, vieux comme le monde, répétait le secrétaire, Mme d'Espanet l'a +déjà dit deux fois aux Tuileries. + +Ce fut le dernier coup. Le préfet se moqua alors du ministre, du salon +entier. Il se dirigeait vers l'estrade, lorsque le piano préluda, d'une +voix attristée, avec des tremblements de notes qui pleuraient; puis la +plainte s'élargit, traîna longuement, et les rideaux s'ouvrirent. + +M. Hupel de la Noue, qui avait déjà disparu à moitié, rentra dans le +salon, en entendant le léger grincement des anneaux. Il était pâle, +exaspéré; il faisait un violent effort sur lui-même pour ne pas +apostropher ces dames. + +Elles s'étaient placées toutes seules! Ce devait être cette petite +d'Espanet qui avait monté le complot de hâter les changements de +costume, et de se passer de lui. Ça n'était pas ça, ça ne valait rien! + +Il revint, mâchant de sourdes paroles. Il regardait sur l'estrade, avec +des haussements d'épaules, murmurant: + +--La nymphe Écho est trop au bord.... Et cette jambe du beau Narcisse, +pas de noblesse, pas de noblesse du tout.... + +Les Mignon et Charrier, qui s'étaient approchés pour entendre +«l'explication», se hasardèrent à lui demander «ce que le jeune homme et +la jeune fille faisaient, couchés par terre». Mais il ne répondit pas, +il refusait d'expliquer davantage son poème; et comme les entrepreneurs +insistaient: + +--Eh! ça ne me regarde plus, du moment que ces dames se placent sans +moi! + +Le piano sanglotait mollement. Sur l'estrade, une clairière, où le rayon +électrique mettait une nappe de soleil, ouvrait un horizon de feuilles. +C'était une clairière idéale, avec des arbres bleus, de grandes fleurs +jaunes et rouges, qui montaient aussi haut que les chênes. Là, sur une +butte de gazon, Vénus et Plutus se tenaient côte à côte, entourés de +nymphes accourues des taillis voisins pour leur faire escorte. Il y +avait les filles des arbres, les filles des sources, les filles des +monts, toutes les divinités rieuses et nues de la forêt. Et le dieu et +la déesse triomphaient, punissaient les froideurs de l'orgueilleux qui +les avait méprisés, tandis que le groupe des nymphes regardaient +curieusement, avec un effroi sacré, la vengeance de l'Olympe, au premier +plan. Le drame s'y dénouait. Le beau Narcisse, couché sur le bord d'un +ruisseau, qui descendait du lointain de la scène, se regardait dans le +clair miroir; et l'on avait poussé la vérité jusqu'à mettre une lame de +vraie glace au fond du ruisseau. Mais ce n'était déjà plus le jeune +homme libre, le rôdeur de forêts; la mort le surprenait au milieu de +l'admiration ravie de son image, la mort l'alanguissait, et Vénus, de +son doigt tendu, comme une fée d'apothéose, lui jetait le sort fatal. Il +devenait fleur. Ses membres verdissaient, s'allongeaient, dans son +costume collant de satin vert; la tige flexible, les jambes légèrement +recourbées, allaient s'enfoncer en terre, prendre racine, pendant que le +buste, orné de larges pans de satin blanc, s'épanouissait en une corolle +merveilleuse. La chevelure blonde de Maxime complétait l'illusion, +mettait, avec ses longues frisures, des pistils jaunes au milieu de la +blancheur des pétales. + +Et la grande fleur naissante, humaine encore, penchait la tête vers la +source, les yeux noyés, le visage souriant d'une extase voluptueuse, +comme si le beau Narcisse eût enfin contenté dans la mort les désirs +qu'il s'était inspirés à lui-même. A quelques pas, la nymphe Écho se +mourait aussi, se mourait de désirs inassouvis; elle se trouvait peu à +peu prise dans la raideur du sol, elle sentait ses membres brûlants se +glacer et se durcir. Elle n'était pas rocher vulgaire, sali de mousse, +mais marbre blanc, par ses épaules et ses bras, par sa grande robe de +neige, dont la ceinture de feuillage et l'écharpe bleue avaient glissé. +Affaissée au milieu du satin de sa jupe, qui se cassait à larges plis, +pareil à un bloc de Paros, elle se renversait, n'ayant plus de vivant, +dans son corps figé de statue, que ses yeux de femme, des yeux qui +luisaient, fixés sur la fleur des eaux, penchée languissamment sur le +miroir de la source. Et il semblait déjà que tous les bruits d'amour de +la forêt, les voix prolongées des taillis, les frissons mystérieux des +feuilles, les soupirs profonds des grands chênes, venaient battre sur la +chair de marbre de la nymphe Écho, dont le coeur, saignant toujours dans +le bloc, résonnait longuement, répétait au loin les moindres plaintes de +la Terre et de l'Air. + +--Oh! l'ont-ils affublé, ce pauvre Maxime! murmura Louise. Et Mme +Saccard, on dirait une morte. + +--Elle est couverte de poudre de riz, dit Mme Michelin. + +D'autres mots peu obligeants couraient. Ce troisième tableau n'eut pas +le succès franc des deux autres. C'était pourtant ce dénouement tragique +qui enthousiasmait M. Hupel de la Noue sur son propre talent. Il s'y +admirait, comme son Narcisse dans sa lame de glace. Il y avait mis une +foule d'intentions poétiques et philosophiques. Quand les rideaux se +furent refermés pour la dernière fois, et que les spectateurs eurent +applaudi en gens bien élevés, il éprouva un regret mortel d'avoir cédé à +la colère en n'expliquant pas la dernière page de son poème. Il voulut +donner alors aux personnes qui l'entouraient la clef des choses +charmantes, grandioses ou simplement polissonnes que représentaient le +beau Narcisse et la nymphe Écho, et il essaya même de dire ce que Vénus +et Plutus faisaient au fond de la clairière; mais ces messieurs et ces +dames, dont les esprits nets et pratiques avaient compris la grotte de +la chair et la grotte de l'or, ne se souciaient pas de descendre dans +les complications mythologiques du préfet. Seuls, les Mignon et +Charrier, qui voulaient absolument savoir, eurent la bonhomie de +l'interroger. Il s'empara d'eux, il les tint debout, dans l'embrasure +d'une fenêtre, pendant près de deux heures à leur raconter les +Métamorphoses d'Ovide. + +Cependant le ministre se retirait. Il s'excusa de ne pouvoir attendre la +belle Mme Saccard pour la complimenter sur la grâce parfaite de la +nymphe Écho. Il venait de faire trois ou quatre fois le tour du salon au +bras de son frère, donnant quelques poignées de main, saluant les dames. +Jamais il ne s'était tant compromis pour Saccard. Il le laissa radieux +lorsque, sur le seuil de la porte, il lui dit, à voix haute: + +--Je t'attends demain matin. Viens déjeuner avec moi. + +Le bal allait commencer. Les domestiques avaient rangé le long des murs +les fauteuils des dames. Le grand salon allongeait maintenant, du petit +salon jaune à l'estrade, son tapis nu, dont les grandes fleurs de +pourpre s'ouvraient, sous l'égouttement de lumière tombant du cristal +des lustres. La chaleur croissait, les tentures rouges brunissaient de +leurs reflets l'or des meubles et du plafond. On attendait pour ouvrir +le bal que ces dames, la nymphe Écho, Vénus, Plutus et les autres, +eussent changé de costumes. + +Mme d'Espanet et Mme Haffner parurent les premières. Elles avaient remis +leurs costumes du second tableau; l'une était en Or, l'autre en Argent. +On les entoura, on les félicita; et elles racontaient leurs émotions. + +--C'est moi qui ai failli m'éclater, disait la marquise, quand j'ai vu +de loin le grand nez de M. Toutin-Laroche qui me regardait! + +--Je crois que j'ai un torticolis, reprenait languissamment la blonde +Suzanne. Non, vrai, si ça avait duré une minute de plus, j'aurais remis +ma tête d'une façon naturelle, tant j'avais mal au cou. + +M. Hupel de la Noue, de l'embrasure où il avait poussé les Mignon et +Charrier, jetait des coups d'oeil inquiets sur le groupe formé autour +des deux jeunes femmes; il craignait qu'on ne s'y moquât de lui. Les +autres nymphes arrivèrent les unes après les autres; toutes avaient +repris leurs costumes de pierres précieuses; la comtesse Vanska, en +Corail, eut un succès fou, lorsqu'on put examiner de près les ingénieux +détails de sa robe. + +Puis Maxime entra, correct dans son habit noir, l'air souriant; et un +flot de femmes l'enveloppa, on le mit au centre du cercle, on le +plaisanta sur son rôle de fleur, sur sa passion des miroirs; lui, sans +un embarras, comme charmé de son personnage, continuait à sourire, +répondait aux plaisanteries, avouait qu'il s'adorait et qu'il était +assez guéri des femmes pour se préférer à elles. On riait plus haut, le +groupe grandissait, tenait tout le milieu du salon, tandis que le jeune +homme, noyé dans ce peuple d'épaules, dans ce tohu-bohu de costumes +éclatants, gardait son parfum d'amour monstrueux, sa douceur vicieuse de +fleur blonde. + +Mais, lorsque Renée descendit enfin, il se fit un demi-silence. Elle +avait mis un nouveau costume, d'une grâce si originale et d'une telle +audace que ces messieurs et ces dames, habitués pourtant aux +excentricités de la jeune femme, eurent un premier mouvement de +surprise. Elle était en Otaïtienne. Ce costume, paraît-il, est des plus +primitifs; un maillot couleur tendre, qui lui montait des pieds +jusqu'aux seins, en lui laissant les épaules et les bras nus; et, sur ce +maillot, une simple blouse de mousseline, courte et garnie de deux +volants, pour cacher un peu les hanches. Dans les cheveux, une couronne +de fleurs des champs; aux chevilles et aux poignets, des cercles d'or. +Et rien autre. Elle était nue. Le maillot avait des souplesses de chair, +sous la pâleur de la blouse; la ligne pure de cette nudité se +retrouvait, des genoux aux aisselles vaguement effacée par les volants, +mais s'accentuant et reparaissant entre les mailles de la dentelle, au +moindre mouvement. C'était une sauvagesse adorable, une fille barbare et +voluptueuse, à peine cachée dans une vapeur blanche, dans un pan de +brume marine, où tout son corps se devinait. + +Renée, les joues roses, avançait d'un pas vif. Céleste avait fait +craquer un premier maillot; heureusement que la jeune femme, prévoyant +le cas, s'était précautionnée. + +Ce maillot déchiré l'avait mise en retard. Elle parut se soucier peu de +son triomphe. Ses mains brûlaient, ses yeux brillaient de fièvre. Elle +souriait pourtant, répondait par de petites phrases aux hommes qui +l'arrêtaient, qui la complimentaient sur sa pureté d'attitudes, dans les +tableaux vivants. Elle laissait derrière elle un sillage d'habits noirs +étonnés et charmés de la transparence de sa blouse de mousseline. Quand +elle fut arrivée au groupe de femmes qui entouraient Maxime, elle +souleva de courtes exclamations, et la marquise se mit à la regarder de +la tête aux pieds, d'un air tendre, en murmurant: + +--Elle est adorablement faite. + +Mme Michelin, dont le costume d'aimée devenait horriblement lourd à côté +de ce simple voile, pinçait les lèvres, tandis que Mme Sidonie, +ratatinée dans sa robe noire de magicienne, murmurait à son oreille: + +--C'est de la dernière indécence, n'est-ce pas, ma toute belle? + +--Ah! bien, dit enfin la jolie brune, c'est M. Michelin qui se fâcherait +si je me déshabillais comme ça! + +--Et il aurait raison, conclut la courtière. + +La bande des hommes graves n'était pas de cet avis. + +Ils s'extasiaient de loin. M. Michelin, que sa femme mettait si mal à +propos en cause, se pâmait, pour faire plaisir à M. Toutin-Laroche et au +baron Gouraud, que la vue de Renée ravissait. On complimenta fortement +Saccard sur la perfection des formes de sa femme. Il s'inclinait, se +montrait très touché. La soirée était bonne pour lui, et, sans une +préoccupation qui passait par instants dans ses yeux, lorsqu'il jetait +un regard rapide sur sa soeur, il eût paru parfaitement heureux. + +--Dites, elle ne nous en avait jamais autant montré, dit plaisamment +Louise à l'oreille de Maxime, en lui désignant Renée du coin de l'oeil. + +Elle se reprit, et avec un sourire indéfinissable: + +--A moi, du moins. + +Le jeune homme la regarda, d'un air inquiet, mais elle continuait à +sourire, drôlement, comme un écolier enchanté d'une plaisanterie un peu +forte. + +Le bal fut ouvert. On avait utilisé l'estrade des tableaux vivants, en y +plaçant un petit orchestre, où les cuivres dominaient; et les bugles, +les cornets à pistons jetaient leurs notes claires dans la forêt idéale, +aux arbres bleus. Ce fut d'abord un quadrille: Ah! il a des bottes, il a +des bottes, Bastien! qui faisait alors les délices des bastringues. Ces +dames dansèrent. Les polkas, les valses, les mazurkas alternèrent avec +les quadrilles. Le large balancement des couples allait et venait, +emplissait la longue galerie, sautant sous le jouet des cuivres, se +balançant au bercement des violons. Les costumes, ce flot de femmes de +tous les pays et de toutes les époques, roulait, avec un fourmillement, +une bigarrure d'étoffes vives. Le rythme, après avoir mêlé et emporté +les couleurs, dans un tohu-bohu cadencé, ramenait brusquement, à +certains coups d'archet, la même tunique de satin rose, le même corsage +de velours bleu, à côté du même habit noir. Puis un autre coup d'archet, +une sonnerie de cornets à pistons poussaient les couples, les faisaient +voyager à la file autour du salon, avec des mouvements balancés de +nacelle s'en allant à la dérive, sous un souffle de vent qui a brisé +l'amarre. Et toujours, sans fin, pendant des heures. Parfois, entre deux +danses, une dame s'approchait d'une fenêtre, étouffant, respirant un peu +d'air glacé; un couple se reposait sur une causeuse du petit salon +bouton d'or, ou descendait dans la serre, faisant doucement le tour des +allées. Sous les berceaux de lianes, au fond de l'ombre tiède, où +arrivaient les forte des cornets à pistons, dans les quadrilles d'Ohé? +les p'tits agneaux et de J'ai un pied qui r'mue, des jupes, dont on ne +voyait que le bord, avaient des rires languissants. + +Quand on ouvrit la porte de la salle à manger, transformée en buffet, +avec des dressoirs contre les murs et une longue table au milieu, +chargée de viandes froides, ce fut une poussée, un écrasement. Un grand +bel homme, qui avait eu la timidité de garder son chapeau à la main, fut +si violemment collé contre le mur, que le malheureux chapeau creva avec +une plainte sourde. Cela fit rire. On se ruait sur les pâtisseries et +les volailles truffées, en s'enfonçant les coudes dans les côtes, +brutalement. + +C'était un pillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et +les laquais ne savaient à qui répondre au milieu de cette bande d'hommes +comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seule crainte +d'arriver trop tard et de trouver les plats vides. Un vieux monsieur se +fâcha parce qu'il n'y avait pas de bordeaux et que le champagne, +assurait-il, l'empêchait de dormir. + +--Doucement, messieurs, doucement, disait Baptiste de sa voix grave. Il +y en aura pour tout le monde. + +Mais on ne l'écoutait pas. La salle à manger était pleine, et les habits +noirs inquiets se haussaient à la porte. Devant les dressoirs, des +groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant. Beaucoup avalaient +sans boire, n'ayant pu mettre la main sur un verre. D'autres, au +contraire, buvaient, en courant inutilement après un morceau de pain. + +--Écoutez, dit M. Hupel de la Noue, que les Mignon et Charrier, las de +mythologie, avaient entraîné au buffet, nous n'aurons rien si nous ne +faisons pas cause commune.... C'est bien pis aux Tuileries, et j'y ai +acquis quelque expérience.... Chargez-vous du vin, je me charge de la +viande. + +Le préfet guettait un gigot. Il allongea la main, au bon moment, dans +une éclaircie d'épaules, et l'emporta tranquillement, après s'être +bourré les poches de petits pains. Les entrepreneurs revinrent de leur +côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avec deux bouteilles de +champagne; mais ils n'avaient pu trouver que deux verres; ils dirent que +ça ne faisait rien, qu'ils boiraient dans le même. Et ces messieurs +soupèrent sur le coin d'une jardinière, au fond de la pièce. Ils ne +retirèrent pas même leurs gants, mettant les tranches toutes détachées +du gigot dans leur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et, +debout, ils causaient, la bouche peine, écartant leur menton de leur +gilet, pour que le jus tombât sur le tapis. + +Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique +s'il ne pourrait avoir un verre de champagne. + +--Il faut attendre, monsieur, répondit avec colère le domestique effaré, +perdant la tête, oubliant qu'il n'était pas à l'office. On a déjà bu +trois cents bouteilles. + +Cependant, on entendait les voix de l'orchestre qui grandissaient, par +souffles brusques. On dansait la polka des Baisers, célèbre dans les +bals publics, et dont chaque danseur devait marquer le rythme en +embrassant sa danseuse. Mme d'Espanet parut à la porte de la salle à +manger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitude charmante, +sa grande robe d'argent. On s'écartait à peine, elle était obligée +d'insister du coude pour s'ouvrir un passage: Elle fit le tour de la +table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis elle vint droit à M. Hupel +de la Noue, qui avait fini et qui s'essuyait la bouche avec son +mouchoir. + +--Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec un adorable +sourire, de me trouver une chaise! j'ai fait le tour de la table +inutilement.... + +Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sa galanterie +n'hésita pas; il s'empressa, trouva la chaise, installa Mme d'Espanet, +et resta derrière son dos à la servir. Elle ne voulut que quelques +crevettes avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne. Elle +mangeait avec des mines délicates, au milieu de la gloutonnerie des +hommes. La table et les chaises étaient exclusivement réservées aux +dames. Mais on faisait toujours une exception en faveur du baron +Gouraud. Il était là, carrément assis, devant un morceau de pâté, dont +ses mâchoires broyaient la croûte avec lenteur. La marquise reconquit le +préfet en lui disant qu'elle n'oublierait jamais ses émotions d'artiste, +dans Les Amours du beau Narcisse et de la nymphe Écho. Elle lui expliqua +même pourquoi on ne l'avait pas attendu, d'une façon qui le consola +complètement: ces dames, en apprenant que le ministre était là, avaient +pensé qu'il serait peu convenable de prolonger l'entracte. Elle finit +par le prier d'aller chercher Mme Haffner, qui dansait avec M. Simpson, +un homme brutal, disait-elle, et qui lui déplaisait. Et, quand Suzanne +fut là, elle ne regarda plus M. Hupel de la Noue. + +Saccard, suivi de MM. Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner, avait pris +possession d'un dressoir. Comme la table était pleine, et que M. de +Saffré passait avec Mme Michelin au bras, il les retint, voulut que la +jolie brune partageât avec eux. Elle croqua des pâtisseries, souriante, +levant ses yeux clairs sur les cinq hommes qui l'entouraient. Ils se +penchaient vers elle, touchaient ses voiles d'aimée brodés de fil d'or, +l'acculaient contre le dressoir, où elle finit par s'adosser, prenant +des petits fours de toutes les mains, très douce et très caressante, +avec la docilité amoureuse d'une esclave au milieu de ses seigneurs. M. +Michelin achevait tout seul, à l'autre bout de la pièce, une terrine de +foie gras dont il avait réussi à s'emparer. + +Cependant, Mme Sidonie, qui rôdait dans le bal depuis les premiers coups +d'archet, entra dans la salle à manger, et appela Saccard du coin de +l'oeil. + +--Elle ne danse pas, lui dit-elle à voix basse. Elle paraît inquiète. Je +crois qu'elle médite quelque coup de tête.... Mais je n'ai pu encore +découvrir le damoiseau.... + +Je vais manger quelque chose et me remettre à l'affût. + +Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaille qu'elle se +fit donner par M. Michelin, qui avait fini sa terrine. Elle se versa du +malaga dans une grande coupe à champagne; puis, après s'être essuyé les +lèvres du bout des doigts, elle retourna dans le salon. La traîne de sa +robe de magicienne semblait avoir déjà ramassé toute la poussière des +tapis. + +Le bal languissait, l'orchestre avait des essoufflements, lorsqu'un +murmure courut: «Le cotillon! le cotillon!» qui ranima les danseurs et +les cuivres. Il vint des couples de tous les massifs de la serre; le +grand salon s'emplit, comme pour le premier quadrille; et, dans la cohue +réveillée, on discutait. C'était la dernière flamme du bal. Les hommes +qui ne dansaient pas regardaient, du fond des embrasures, avec des +bienveillances molles, le groupe bavard grandissant au milieu de la +pièce; tandis que les soupeurs du buffet, sans lâcher leur pain, +allongeaient la tête, pour voir. + +--M. de Mussy ne veut pas, disait une dame. Il jure qu'il ne le conduit +plus.... Voyons, une fois encore, monsieur de Mussy, rien qu'une petite +fois. Faites cela pour nous. + +Mais le jeune attaché d'ambassade restait gourmé! dans son col cassé. +C'était vraiment impossible, il avait juré. Il y eut un désappointement. +Maxime refusa aussi, disant qu'il ne le pourrait, qu'il était brisé. M. +Hupel de la Noue n'osa s'offrir; il ne descendait que jusqu'à la poésie. +Une dame ayant parlé de M. Simpson, on la fit taire; M. Simpson était le +plus étrange conducteur de cotillon qu'on pût voir; il se livrait à des +imaginations fantasques et malicieuses; dans un salon où l'on avait eu +l'imprudence de le choisir, on racontait qu'il avait forcé les dames à +sauter par-dessus des chaises, et qu'une de ses figures favorites était +de faire marcher tout le monde à quatre pattes autour de la pièce. + +--Est-ce que M. de Saffré est parti? demanda une voix d'enfant. + +Il partait, il faisait ses adieux à la belle Mme Saccard, avec laquelle +il était au mieux, depuis qu'elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique +aimable avait l'admiration des caprices des autres. On le ramena +triomphalement du vestibule. Il se défendait, il disait avec un sourire +qu'on le compromettait, qu'il était un homme sérieux. Puis, devant +toutes les mains blanches qui se tendaient vers lui: + +--Allons, dit-il, prenez vos places.... Mais je vous préviens que je +suis classique. Je n'ai pas deux liards d'imagination. + +Les couples s'assirent autour du salon, sur tous les sièges qu'on put +réunir; des jeunes gens allèrent chercher jusqu'aux chaises de fonte de +la serre. C'était un cotillon monstre. M. de Saffré, qui avait l'air +recueilli d'un prêtre officiant, choisit pour dame la comtesse Vanska, +dont le costume de Corail le préoccupait. Quand tout le monde fut en +place, il jeta un long regard sur cette file circulaire de jupes +flanquées chacune d'un habit noir. Et il fit signe à l'orchestre, dont +les cuivres sonnèrent. Des têtes se penchaient le long du cordon +souriant des visages. + +Renée avait refusé de prendre part au cotillon. Elle était d'une gaieté +nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant à peine, se mêlant aux +groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies la trouvaient singulière. +Elle avait parlé, dans la soirée, de faire un voyage en ballon avec un +célèbre aéronaute dont tout Paris s'occupait. + +Quand le cotillon commença, elle fut ennuyée de ne plus marcher à +l'aise, elle se tint à la porte du vestibule, donnant des poignées de +main aux hommes qui se retiraient, causant avec les intimes de son mari. +Le baron Gouraud, qu'un laquais emportait dans sa pelisse de fourrure, +trouva un dernier éloge sur son costume d'otaïtienne. + +Cependant M. Toutin-Laroche serrait la main de Saccard. + +--Maxime compte sur vous, dit ce dernier. + +--Parfaitement, dit le nouveau sénateur. + +Et, se tournant vers Renée: + +--Madame, je ne vous ai pas complimentée.... Voilà donc ce cher enfant +casé! + +Et, comme elle avait un sourire étonné: + +--Ma femme ne sait pas encore, reprit Saccard.... + +Nous avons arrêté ce soir le mariage de Mlle de Mareuil et de Maxime. + +Elle continua de sourire, s'inclinant devant M. Toutin-Laroche, qui +partait en disant: + +--Vous signez le contrat dimanche, n'est-ce pas? Je vais à Nevers pour +une affaire de mines, mais je serai de retour. + +Elle resta un instant seule au milieu du vestibule. Elle ne souriait +plus; et, à mesure qu'elle descendait dans ce qu'elle venait +d'apprendre, elle était prise d'un grand frisson. Elle regarda les +tentures de velours rouge, les plantes rares, les pots de majolique, +d'un regard fixe. + +Puis elle dit tout haut: + +--Il faut que je lui parle. + +Et elle revint dans le salon. Mais elle dut rester à l'entrée. Une +figure du cotillon obstruait le passage. L'orchestre jouait en sourdine +une phrase de valse. Les dames, se tenant par la main, formaient un +rond, un de ces ronds de petites filles chantant _Giroflé girofla_; et +elles tournaient le plus vite possible, tirant sur leurs bras, riant, +glissant. Au milieu, un cavalier--c'était le malicieux M. Simpson avait +à la main une longue écharpe rose; il l'élevait, avec le geste d'un +pêcheur qui va jeter un coup d'épervier; mais il ne se pressait pas, il +trouvait drôle, sans doute, de laisser tourner ces dames, de les +fatiguer. Elles soufflaient, elles demandaient grâce. Alors il lança +l'écharpe, et il la lança avec tant d'adresse, qu'elle alla s'enrouler +autour des épaules de Mme d'Espanet et de Mme Haffner, tournant côte à +côte. + +C'était une plaisanterie de l'Américain. Il voulut ensuite valser avec +les deux dames à la fois, et il les avait déjà prises à la taille toutes +deux, l'une de son bras gauche, l'autre de son bras droit, lorsque M. de +Saffré dit, de sa voix sévère de roi du cotillon: + +--On ne danse pas avec deux dames. + +Mais M. Simpson ne voulait pas lâcher les deux tailles. Adeline et +Suzanne se renversaient dans ses bras avec des rires. On jugeait le +coup, les dames se fâchaient, le tapage se prolongeait, et les habits +noirs, dans les embrasures des fenêtres, se demandaient comment Saffré +allait sortir à sa gloire de ce cas délicat. Il parut, en effet, +perplexe un moment, cherchant par quel raffinement de grâce il mettrait +les rieurs de son côté. + +Puis il eut un sourire, il prit Mme d'Espanet et Mme Haffner, chacune +d'une main, leur posa une question à l'oreille, reçut leur réponse, et +s'adressant ensuite à M. Simpson: + +--Cueillez-vous la verveine ou cueillez-vous la pervenche? + +M. Simpson, un peu sot, dit qu'il cueillait la verveine. + +Alors M. de Saffré lui donna la marquise, en disant: + +--Voici la verveine. + +On applaudit discrètement. Cela frit trouvé très joli. + +M. de Saffré était un conducteur de cotillon «qui ne restait jamais à +court»; telle fut l'expression de ces dames. Pendant ce temps, +l'orchestre avait repris de toutes ses voix la phrase de valse, et M. +Simpson, après avoir fait le tour du salon en valsant avec Mme +d'Espanet, la reconduisait à sa place. + +Renée put passer. Elle s'était mordu les lèvres au sang, devant toutes +«ces bêtises». Elle trouvait ces femmes et ces hommes stupides de lancer +des écharpes et de prendre des noms de fleurs. Ses oreilles +bourdonnaient, une furie d'impatience lui donnait des envies de se jeter +la tête en avant et de s'ouvrir un chemin. Elle traversa le salon d'un +pas rapide, heurtant les couples attardés qui regagnaient leurs sièges. +Elle alla droit à la serre. Elle n'avait vu ni Louise ni Maxime parmi +les danseurs, elle se disait qu'ils devaient être là, dans quelque trou +de feuillages, réunis par cet instinct des drôleries et des +polissonneries qui leur faisait chercher les petits coins, dès qu'ils se +trouvaient ensemble quelque part. Mais elle visita inutilement le +demi-jour de la serre. + +Elle n'aperçut, au fond d'un berceau, qu'un grand jeune homme qui +baisait dévotement les mains de la petite Mme Daste, en murmurant: + +--Mme de Lauwerens me l'avait bien dit: vous êtes un ange! + +Cette déclaration, chez elle, dans sa serre, la choqua. + +Vraiment Mme de Lauwerens aurait dû porter son commerce ailleurs! Et +Renée se serait soulagée à chasser de ses appartements tout ce monde qui +criait si fort. Debout devant le bassin, elle regardait l'eau, elle se +demandait où Louise et Maxime avaient pu se cacher. L'orchestre jouait +toujours cette valse dont le bercement ralenti lui tournait le coeur. +C'était insupportable, on ne pouvait plus réfléchir chez soi. Elle ne +savait plus. Elle oubliait que les jeunes gens n'étaient pas encore +mariés, et elle se disait que c'était bien simple, qu'ils étaient allés +se coucher. Puis elle songea à la salle à manger, elle remonta vivement +l'escalier de la serre. Mais, à la porte du grand salon, elle fut +arrêtée une seconde fois par une figure du cotillon. + +--Ce sont les «Points noirs», mesdames, disait galamment M. de Saffré. +Ceci est de mon invention, et je vous en donne la primeur. + +On riait beaucoup. Les hommes expliquaient l'allusion aux jeunes femmes. +L'empereur venait de prononcer un discours qui constatait, à l'horizon +politique, la présence de «certains points noirs». Ces points noirs, on +ne savait pourquoi, avaient fait fortune. L'esprit de Paris s'était +emparé de cette expression, au point que, depuis huit jours, on +accommodait tout aux points noirs. + +M. de Saffré plaça les cavaliers à l'un des bouts du salon, en leur +faisant tourner le dos aux dames, laissées à l'autre bout. Puis il leur +commanda de relever leurs habits, de façon à s'en cacher le derrière de +la tête. Cette opération s'accomplit au milieu d'une gaieté folle. +Bossus, les épaules serrées, avec les pans des habits qui ne leur +tombaient plus qu'à la taille, les cavaliers étaient vraiment affreux. + +--Ne riez pas, mesdames, criait M. de Saffré avec un sérieux des plus +comiques, ou je vous fais mettre vos dentelles sur la tête. + +La gaieté redoubla. Et il usa énergiquement de sa souveraineté vis-à-vis +de quelques-uns de ces messieurs qui ne voulaient pas cacher leur nuque. + +--Vous êtes les «points noir», disait-il; masquez vos têtes, ne montrez +que le dos, il faut que ces dames ne voient plus que du noir.... +Maintenant, marchez, mêlez-vous les uns aux autres, pour qu'on ne vous +reconnaisse pas. + +L'hilarité était à son comble. Les «points noirs» allaient et venaient, +sur leurs jambes grêles, avec des balancements de corbeaux sans tête. On +vit la chemise d'un monsieur, avec un coin de la bretelle. Alors ces +dames demandèrent grâce, elles étouffaient, et M. de Saffré voulut bien +leur ordonner d'aller chercher les «points noirs». Elles partirent, +comme un vol de jeunes perdrix, avec un grand bruit de jupes. Puis, au +bout de sa course, chacune saisit le cavalier qui lui tomba sous la +main. Ce fut un tohu-bohu inexprimable. Et, à la file, les couples +improvisés se dégageaient, faisaient le tour du salon en valsant, dans +le chant plus haut de l'orchestre. + +Renée s'était appuyée au mur. Elle regardait, pâle, les lèvres serrées. +Un vieux monsieur vint lui demander galamment pourquoi elle ne dansait +pas. Elle dut sourire, répondre quelque chose. Elle s'échappa, elle +entra dans la salle à manger. La pièce était vide. Au milieu des +dressoirs pillés, des bouteilles et des assiettes qui traînaient, Maxime +et Louise soupaient tranquillement, à un bout de la table, côte à côte, +sur une serviette qu'ils avaient étalée. Ils paraissaient à l'aise, ils +riaient, dans ce désordre, ces verres sales, ces plats tachés de +graisse, ces débris encore tièdes de la gloutonnerie des soupeurs en +gants blancs. Ils s'étaient contentés d'épousseter les miettes autour +d'eux. Baptiste se promenait gravement le long de la table, sans un +regard pour cette pièce, qu'une bande de loups semblait avoir traversée; +il attendait que les domestiques vinssent remettre un peu d'ordre sur +les dressoirs. + +Maxime avait encore pu réunir un souper très confortable. Louise adorait +les nougats aux pistaches, dont une assiette pleine était restée sur le +haut du buffet. Ils avaient devant eux trois bouteilles de champagne +entamées. + +--Papa est peut-être parti, dit la jeune fille. + +--Tant mieux! répondit Maxime, je vous reconduirai. + +Et, comme elle riait: + +--Vous savez que, décidément, on veut que je vous épouse. Ce n'est plus +une farce, c'est sérieux.... Qu'est ce que nous ferons donc, quand nous +allons être mariés? + +--Nous ferons ce que font les autres, donc! + +Cette drôlerie lui avait échappé un peu vite; elle reprit vivement, +comme pour la retirer: + +--Nous irons en Italie. Ça me fera du bien à la poitrine.... Je suis +très malade.... Ah! mon pauvre Maxime, la drôle de femme que vous allez +avoir! Je ne suis pas plus grosse que deux sous de beurre. + +Elle souriait, avec une pointe de tristesse, dans son costume de page. +Une toux sèche fit monter des lueurs rouges à ses joues. + +--C'est le nougat, dit-elle. A la maison, on me défend d'en manger.... +Passez-moi l'assiette, je vais fourrer le reste dans ma poche. + +Et elle vidait l'assiette, quand Renée entra. Elle vint droit à Maxime, +en faisant des efforts inouïs pour ne pas jurer, pour ne pas battre +cette bossue qu'elle trouvait là, attablée avec son amant. + +--Je veux te parler, bégaya-t-elle d'une voix sourde. + +Il hésitait, pris de peur, redoutant un tête-à-tête. + +--A toi seul, tout de suite, répétait Renée. + +--Allez donc, Maxime, dit Louise avec son regard indéfinissable. Vous +tâcherez, en même temps, de retrouver mon père. Je l'égare à chaque +soirée. + +Il se leva, il essaya d'arrêter la jeune femme au milieu de la salle à +manger, en lui demandant ce qu'elle avait de si pressé à lui dire. Mais +elle reprit entre ses dents: + +--Suis-moi, ou je dis tout devant le monde! + +Il devint très pâle, il la suivit avec une obéissance d'animal battu. +Elle crut que Baptiste la regardait; mais à cette heure, elle se +souciait bien des regards clairs de ce valet! A la porte, le cotillon la +retint une troisième fois. + +--Attends, murmura-t-elle. Ces imbéciles n'en finiront pas. + +Et elle lui prit la main pour qu'il n'essayât pas de s'échapper. + +M. de Saffré plaçait le duc de Rozan, le dos contre le mur, dans un +angle du salon, à côté de la porte de la salle à manger. Il mit une dame +devant lui, puis un cavalier dos à dos avec la dame, puis une autre dame +devant le cavalier, et cela à la file, couple par couple, en long +serpent. Comme des danseuses causaient, s'attardaient: + +--Voyons, mesdames, cria-t-il, en place pour les «Colonnes». + +Elles vinrent, les «colonnes» furent formées. L'indécence qu'il y avait +à se trouver ainsi prise, serrée entre deux hommes, appuyée contre le +dos de l'un, ayant devant soi la poitrine de l'autre, égayait beaucoup +les dames. Les pointes des seins touchaient les parements des habits, +les jambes des cavaliers disparaissaient dans les jupes des danseuses, +et, quand une gaieté brusque faisait pencher une tête, les moustaches +d'en face étaient obligées de s'écarter, pour ne pas pousser les choses +jusqu'au baiser. Un farceur, à un moment, dut donner une légère poussée; +la file se raccourcit, les habits entrèrent plus profondément dans les +jupes; il y eut de petits cris, et des rires, des rires qui n'en +finissaient plus. On entendit la baronne de Meinhold dire: «Mais, +monsieur, vous m'étouffez; ne me serrez pas si fort!» ce qui parut si +drôle, ce qui donna à toute la file un accès d'hilarité si fou, que les +«colonnes», ébranlées, chancelaient, s'entrechoquaient, s'appuyaient les +unes sur les autres, pour ne pas tomber. M. de Saffré, les, mains +levées, prêt à frapper, attendait. Puis il frappa. A ce signal, tout +d'un coup, chacun se retourna. Les couples qui étaient face à face, se +prirent à la taille, et la file égrena dans le salon son chapelet de +valseurs. Il n'y eut que le pauvre duc de Rozan qui, en se tournant, se +trouva le nez contre le mur. + +On se moqua de lui. + +--Viens, dit Renée à Maxime. + +L'orchestre jouait toujours la valse. Cette musique molle, dont le +rythme monotone s'affadissait à la longue, redoublait l'exaspération de +la jeune femme. Elle gagna le petit salon, tenant Maxime par la main; et +le poussant dans l'escalier qui allait au cabinet de toilette: + +--Monte, lui ordonna-t-elle. + +Elle le suivit. A ce moment, Mme Sidonie, qui avait rôdé toute la soirée +autour de sa belle-soeur, étonnée de ses promenades continuelles à +travers les pièces, arrivait justement sur le perron de la serre. Elle +vit les jambes d'un homme s'enfoncer au milieu des ténèbres du petit +escalier. Un sourire pâle éclaira son visage de cire, et, retroussant sa +jupe de magicienne pour aller plus vite, elle chercha son frère, +bouleversant une figure du cotillon, s'adressant aux domestiques qu'elle +rencontrait. + +Elle trouva enfin Saccard avec M. de Mareuil, dans une pièce contiguë à +la salle à manger, et que l'on avait transformée provisoirement en +fumoir. Les deux pères parlaient de dot, de contrat. Mais, quand sa +soeur lui eut dit un mot à l'oreille, Saccard se leva, s'excusa, +disparut. + +En haut, le cabinet de toilette était en plein désordre. + +Sur les sièges traînaient le costume de la nymphe Écho, le maillot +déchiré, des bouts de dentelle froissés, des linges jetés en paquet, +tout ce que la hâte d'une femme attendue laisse derrière elle. Les +petits outils d'ivoire et d'argent gisaient un peu partout; il y avait +des brosses, des limes tombées sur le tapis; et les serviettes encore +humides, les savons oubliés sur le marbre, les flacons laissés débouchés +mettaient, dans la tente couleur de chair, une odeur forte, pénétrante. +La jeune femme, pour enlever le blanc de ses bras et de ses épaules, +s'était trempée dans la baignoire de marbre rose, après les tableaux +vivants. Des plaques irisées s'arrondissaient sur la nappe d'eau +refroidie. + +Maxime marcha sur un corset, faillit tomber, essaya de rire. Mais il +grelottait devant le visage dur de Renée. + +Elle s'approcha de lui, le poussant, disant à voix basse: + +--Alors tu vas épouser la bossue? + +--Mais pas le moins du monde, murmura-t-il. Qui t'a dit cela? + +--Eh! ne mens pas, c'est inutile.... + +Il eut une révolte. Elle l'inquiétait, il voulait en finir avec elle.. + +--Eh bien, oui, je l'épouse. Après?... Est-ce que je ne suis pas le +maître? + +Elle vint à lui, la tête un peu baissée, avec un rire mauvais, et, lui +prenant les poignets: + +--Le maître! toi, le maître!... Tu sais bien que non. + +C'est moi qui suis le maître. Je te casserais les bras, si j'étais +méchante; tu n'as pas plus de force qu'une fille. + +Et, comme il se débattait, elle lui tordit les bras, de toute la +violence nerveuse que lui donnait la colère. Il poussa un faible cri. +Alors elle le lâcha, en reprenant: + +--Ne nous battons pas, vois-tu; je serais la plus forte. + +Il resta blême, avec la honte de cette douleur qu'il sentait à ses +poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Elle +repoussait les meubles, réfléchissant, arrêtant le plan qui tournait +dans sa tête, depuis que son mari lui avait appris le mariage. + +--Je vais t'enfermer ici, dit-elle enfin; et, quand il fera jour, nous +partirons pour Le Havre. + +Il blêmit encore d'inquiétude et de stupeur. + +--Mais c'est une folie! s'écria-t-il. Nous ne pouvons pas nous en aller +ensemble. Tu perds la tête.... + +--C'est possible. En tout cas, c'est toi et ton père qui me l'avez fait +perdre.... J'ai besoin de toi et je te prends. Tant pis pour les +imbéciles! + +Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua, s'approchant +de nouveau de Maxime, lui brûlant le visage de son haleine: + +--Qu'est-ce que je deviendrais donc, si tu épousais la bossue! Vous vous +moqueriez de moi, je serais peut-être forcée de reprendre ce grand +dadais de Mussy, qui ne me réchaufferait pas même les pieds.... Quand on +a fait ce que nous avons fait, on reste ensemble. D'ailleurs, c'est bien +clair, je m'ennuie lorsque tu n'es pas là et, comme je m'en vais, je +t'emmène.... Tu peux dire à Céleste ce que tu veux qu'elle aille +chercher chez toi. + +Le malheureux tendit les mains, supplia: + +--Voyons, ma petite Renée, ne fais pas de bêtises. + +Reviens à toi.... Pense un peu au scandale. + +--Je m'en moque, du scandale! Si tu refuses, je descends dans le salon +et je crie que j'ai couché avec toi et que tu es assez lâche pour +vouloir maintenant épouser la bossue. + +Il plia la tête, l'écouta, cédant déjà, acceptant cette volonté qui +s'imposait si rudement à lui. + +--Nous irons au Havre, reprit-elle plus bas, caressant son rêve, et de +là nous gagnerons l'Angleterre. Personne ne nous embêtera plus. Si nous +ne sommes pas assez loin, nous partirons pour l'Amérique. Moi qui ai +toujours froid, je serai bien là-bas. J'ai toujours envié les +créoles.... + +Mais à mesure qu'elle agrandissait son projet, la terreur reprenait +Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme qui était folle +assurément, laisser derrière lui une histoire dont le côté honteux +l'exilait à jamais! + +C'était comme un cauchemar atroce qui l'étouffait. Il cherchait avec +désespoir un moyen pour sortir de ce cabinet de toilette, de ce réduit +rose où battait le glas de Charenton. Il crut l'avoir trouvé. + +--C'est que je n'ai pas d'argent, dit-il avec douceur, afin de ne pas +l'exaspérer. Si tu m'enfermes, je ne pourrai pas m'en procurer. + +--J'en ai, moi, répondit-elle d'un air de triomphe. + +J'ai cent mille francs. Tout s'arrange très bien.... + +Elle prit, dans l'armoire à glace, l'acte de cession que son mari lui +avait laissé, avec le vague espoir que sa tête tournerait. Elle +l'apporta sur la table de toilette, força Maxime à lui donner une plume +et un encrier qui se trouvaient dans la chambre à coucher, et, +repoussant les savons, signant l'acte: + +--Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée, c'est que je +le veux bien.... Nous passerons chez Larsonneau, avant d'aller à la +gare.... Maintenant, mon petit Maxime, je vais t'enfermer, et nous nous +sauverons par le jardin, quand j'aurai mis tout ce monde à la porte. + +Nous n'avons même pas besoin d'emporter des malles. + +Elle redevenait gaie. Ce coup de tête la ravissait. + +C'était une excentricité suprême, une fin qui, dans cette crise de +fièvre chaude, lui semblait tout à fait originale. + +Ça dépassait de beaucoup son désir de voyage en ballon. + +Elle vint prendre Maxime dans ses bras, en murmurant: + +--Je t'ai fait mal tout à l'heure, mon pauvre chéri! + +Aussi tu refusais.... Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que ta +bossue t'aimerait comme je t'aime? Ce n'est pas une femme, ce petit +moricaud-là... + +Elle riait, elle l'attirait à elle, le baisait sur les lèvres, lorsqu'un +bruit leur fit tourner la tête. Saccard était debout sur le seuil de la +porte. + +Un silence terrible se fit. Lentement, Renée détacha ses bras du cou de +Maxime; et elle ne baissait pas le front, elle continuait à regarder son +mari de ses grands yeux fixes de morte; tandis que le jeune homme, +écrasé, terrifié, chancelait, la tête basse, maintenant qu'il n'était +plus soutenu par son étreinte. Saccard, foudroyé par ce coup suprême qui +faisait enfin crier en lui l'époux et le père, n'avançait pas, livide, +les brûlant de loin du feu de ses regards. Dans l'air moite et odorant +de la pièce, les trois bougies flambaient très haut, la flamme droite, +avec l'immobilité d'une larme ardente. Et, coupant seul le silence, le +terrible silence, par l'étroit escalier un souffle de musique montait; +la valse, avec ses enroulements de couleuvre, se glissait, se nouait, +s'endormait sur le tapis de neige, au milieu du maillot déchiré et des +jupes tombées à terre. + +Puis le mari avança. Un besoin de brutalité marbrait sa face, il serrait +les poings pour assommer les coupables. La colère, dans ce petit homme +remuant, éclatait avec des bruits de coups de feu. Il eut un ricanement +étranglé, et, s'approchant toujours: + +--Tu lui annonçais ton mariage, n'est-ce pas? + +Maxime recula, s'adossa au mur: + +--Écoute, balbutia-t-il, c'est elle.... + +Il allait l'accuser lâchement, rejeter sur elle le crime, dire qu'elle +voulait l'enlever, se défendre avec l'humilité et les frissons d'un +enfant pris en faute. Mais il n'eut pas la force, les mots se séchaient +dans sa gorge. Renée gardait sa roideur de statue, son défi muet. Alors +Saccard, sans doute pour trouver une arme, jeta un coup d'oeil rapide +autour de lui. Et, sur le coin de la table de toilette, au milieu des +peignes et des brosses à ongles, il aperçut l'acte de cession, dont le +papier timbré jaunissait le marbre. Il regarda l'acte, regarda les +coupables. Puis, se penchant, il vit que l'acte était signé. Ses yeux +allèrent de l'encrier ouvert à la plume encore humide, laissée au pied +du candélabre. Il resta droit devant cette signature, réfléchissant. + +Le silence semblait grandir, les flammes des bougies s'allongeaient, la +valse se berçait le long des tentures avec plus de mollesse. Saccard eut +un imperceptible mouvement d'épaules. Il regarda encore sa femme et son +fils d'un air profond, comme pour arracher à leur visage une explication +qu'il ne trouvait pas. Puis il plia lentement l'acte, le mit dans la +poche de son habit. Ses joues étaient devenues toutes pâles. + +--Vous avez bien fait de signer, ma chère amie, dit-il doucement à sa +femme.... C'est cent mille francs que vous gagnez. Ce soir, je vous +remettrai l'argent. + +Il souriait presque, et ses mains seules gardaient un tremblement. Il +fit quelques pas, en ajoutant: + +--On étouffe ici. Quelle idée de venir comploter quelqu'une de vos +farces dans ce bain de vapeur!... + +Et s'adressant à Maxime, qui avait relevé la tête, surpris de la voix +apaisée de son père: + +--Allons, viens, toi! reprit-il. Je t'avais vu monter, je te cherchais +pour que tu fisses tes adieux à M. de Mareuil et à sa fille. + +Les deux hommes descendirent, causant ensemble. + +Renée resta seule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le +trou béant du petit escalier, dans lequel elle venait de voir +disparaître les épaules du père et du fils. Elle ne pouvait détourner +les yeux de ce trou. Eh quoi! ils étaient partis tranquillement, +amicalement. Ces deux hommes ne s'étaient pas écrasés. Elle prêtait +l'oreille, elle écoutait si quelque lutte atroce ne faisait pas rouler +les corps le long des marches. Rien. Dans les ténèbres tièdes, rien +qu'un bruit de danse, un long bercement. Elle crut entendre, au loin, +les rires de la marquise, la voix claire de M. de Saffré. Alors le drame +était fini? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose, les +nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l'avait brûlée +pendant des mois, aboutissait à cette fin plate et ignoble. Son mari +savait tout et ne la battait même point. Et le silence autour d'elle, ce +silence où traînait la valse sans fin, l'épouvantait plus que le bruit +d'un meurtre. Elle avait peur de cette paix, peur de ce cabinet tendre +et discret, empli d'une odeur d'amour. + +Elle s'aperçut dans la haute glace de l'armoire. Elle s'approcha, +étonnée de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime, toute préoccupée +par l'étrange femme qu'elle avait devant elle. La folie montait. Ses +cheveux jaunes, relevés sur les tempes et sur la nuque, lui parurent une +nudité, une obscénité. La ride de son front se creusait si profondément +qu'elle mettait une barre sombre au-dessus des yeux, la meurtrissure +mince et bleuâtre d'un coup de fouet. Qui donc l'avait marquée ainsi? + +Son mari n'avait pas levé la main, pourtant. Et ses lèvres l'étonnaient +par leur pâleur, ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle +était vieille! Elle pencha le front, et, quand elle se vit dans son +maillot, dans sa légère blouse de gaze, elle se contempla, les cils +baissés, avec des rougeurs subites. Qui l'avait mise nue? Que +faisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu'au ventre. +Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses que le maillot +arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignes souples sous la +gaze, son buste largement ouvert; et elle avait honte d'elle, et un +mépris de sa chair l'emplissait de colère sourde contre ceux qui la +laissaient ainsi, avec de simples cercles d'or aux chevilles et aux +poignets pour lui cacher la peau. + +Alors, cherchant, avec l'idée fixe d'une intelligence qui se noie, ce +qu'elle faisait là, toute nue, devant cette glace, elle remonta d'un +saut brusque à son enfance, elle se revit à sept ans, dans l'ombre grave +de l'hôtel Béraud. + +Elle se souvint d'un jour où la tante Élisabeth les avait habillées, +elle et Christine, de robes de laine grise à petits carreaux rouges. On +était à la Noël. Comme elles étaient contentes de ces deux robes +semblables! La tante les gâtait, et elle poussa les choses jusqu'à leur +donner à chacune un bracelet et un collier de corail. Les manches +étaient longues, le corsage montait jusqu'au menton, les bijoux +s'étalaient sur l'étoffe, ce qui leur semblait bien joli. Renée se +rappelait encore que son père était là, qu'il souriait de son air +triste. Ce jour-là, sa soeur et elle, dans la chambre des enfants, +s'étaient promenées comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas +se salir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camarades l'avaient +plaisantée sur «sa robe de Pierrot», qui lui allait au bout des doigts +et qui lui montait par-dessus les oreilles. Elle s'était mise à pleurer +pendant la classe. A la récréation, pour qu'on ne se moquât plus d'elle, +elle avait retroussé les manches et rentré le tour de cou du corsage. Et +le collier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur la +peau de son cou et de son bras. Était-ce ce jour-là qu'elle avait +commencé à se mettre nue? + +Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son long effarement, à +ce tapage de l'or et de la chair qui était monté en elle, dont elle +avait eu jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, puis jusqu'aux lèvres, et +dont elle sentait maintenant le flot passer sur sa tête, en lui battant +le crâne à coups pressés. C'était comme une sève mauvaise; elle lui +avait lassé les membres, mis au coeur des excroissances de honteuses +tendresses, fait pousser au cerveau des caprices de malade et de bête. +Cette sève, la plante de ses pieds l'avait prise sur le tapis de sa +calèche, sur d'autres tapis encore, sur toute cette soie et tout ce +velours où elle marchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient +avoir laissé là ces germes de poison, éclos à cette heure dans son sang, +et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance. + +Lorsqu'elle était petite, elle n'avait que des curiosités. + +Même plus tard, après ce viol qui l'avait jetée au mal, elle ne voulait +pas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elle était +restée à tricoter auprès de la tante Élisabeth. Et elle entendait le +tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandis qu'elle regardait +fixement dans la glace pour lire cet avenir de paix qui lui avait +échappé. Mais elle ne voyait que ses cuisses roses, ses hanches roses, +cette étrange femme de soie rose qu'elle avait devant elle, et dont la +peau de fine étoffe, aux mailles serrées, semblait faite pour des amours +de pantins et de poupées. Elle en était arrivée à cela, à être une +grande poupée dont la poitrine déchirée ne laisse échapper qu'un filet +de son. Alors, devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce +sang bourgeois qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, se +révolta. Elle qui avait toujours tremblé à la pensée de l'enfer, elle +aurait dû vivre au fond de la sévérité noire de l'hôtel Béraud. Qui donc +l'avait mise nue? + +Et, dans l'ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se lever les +figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noirâtre, ricanant, avait une +couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambes grêles. Cet homme +était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyait dans la forge, dans +les éclats du métal rougi, la chair brûlée, haletant, tapant toujours, +soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque +de s'écraser lui-même. Elle le comprenait maintenant; il lui +apparaissait grandi par cet effort surhumain, par cette coquinerie +énorme, cette idée fixe d'une immense fortune immédiate. Elle se le +rappelait sautant les obstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant +pas le temps de s'essuyer pour arriver avant l'heure, ne s'arrêtant même +pas à jouir en chemin, mâchant ses pièces d'or en courant. Puis la tête +blonde et jolie de Maxime apparaissait derrière l'épaule rude de son +père: il avait son clair sourire de fille, ses yeux vides de catin qui +ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front, montrant la +blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait bourgeois +de se donner tant de peine pour gagner un argent qu'il mangeait, lui, +avec une si adorable paresse. Il était entretenu. Ses mains longues et +molles contaient ses vices. Son corps épilé avait une pose lassée de +femme assouvie. Dans tout cet être lâche et mou, où tout le vice coulait +avec la douceur d'une eau tiède, ne luisait pas seulement l'éclair de la +curiosité du mal. Il subissait. Et Renée, en regardant les deux +apparitions sortir des ombres légères de la glace, recula d'un pas, vit +que Saccard l'avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et +que Maxime s'était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche +du spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son +mari; il la poussait aux toilettes d'une nuit, aux amants d'une saison; +il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d'elle, ainsi que +d'un métal précieux, pour dorer le fer de ses mains. Peu à peu, le père +l'avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour les baisers du +fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, +elle, le produit, le fruit véreux de ces deux hommes, l'infamie qu'ils +avaient creusée entre eux, et dans laquelle ils roulaient l'un et +l'autre. + +Elle savait maintenant. C'étaient ces gens qui l'avaient mise nue. +Saccard avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomber la jupe. +Puis, à eux deux, ils venaient d'arracher la chemise. A présent, elle se +trouvait sans un lambeau, avec des cercles d'or, comme une esclave. Ils +la regardaient tout à l'heure, ils ne lui disaient pas: «Tu es nue.» Le +fils tremblait comme un lâche, frissonnait à la pensée d'aller jusqu'au +bout de son crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le père, au +lieu de la tuer, l'avait volée; cet homme punissait les gens en vidant +leurs poches; une signature tombait comme un rayon de soleil au milieu +de la brutalité de sa colère, et, pour vengeance, il emportait la +signature. Puis elle avait vu leurs épaules qui s'enfonçaient dans les +ténèbres. Pas de sang sur le tapis, pas un cri, pas une plainte. +C'étaient des lâches. Ils l'avaient mise nue. + +Et elle se dit qu'une seule fois elle avait lu l'avenir, le jour où, +devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pensée que son mari la +salirait et la jetterait un jour à la folie était venue effrayer ses +désirs grandissants. + +Ah! que sa pauvre tête souffrait! comme elle sentait, à cette heure, la +fausseté de cette imagination, qui lui faisait croire qu'elle vivait +dans une sphère bienheureuse de jouissance et d'impunité divines! Elle +avait vécu au pays de la honte, et elle était châtiée par l'abandon de +tout son corps, par la mort de son être qui agonisait. + +Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandes voix des arbres. + +Sa nudité l'irritait. Elle tourna la tête, elle regarda autour d'elle. +Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musquée, son silence chaud, +où les phrases de la valse arrivaient toujours, comme les derniers +cercles mourants sur une nappe d'eau. Ce rire affaibli de lointaine +volupté passait sur elle avec des railleries intolérables. Elle se +boucha les oreilles pour ne plus entendre. Alors elle vit le luxe du +cabinet. Elle leva les yeux sur la tente rose, jusqu'à la couronne +d'argent qui laissait apercevoir un Amour joufflu apprêtant sa flèche; +elle s'arrêta aux meubles, au marbre de la table de toilette, encombré +de pots et d'outils qu'elle ne reconnaissait plus; elle alla à la +baignoire, pleine encore, et dont l'eau dormait; elle repoussa du pied +les étoffes traînant sur le satin blanc des fauteuils, le costume de la +nymphe Écho, les jupons, les serviettes oubliées. Et de toutes ces +choses montaient des voix de honte: la robe de la nymphe Écho lui +parlait de ce jeu qu'elle avait accepté, pour l'originalité de s'offrir +à Maxime en public; la baignoire exhalait l'odeur de son corps, l'eau où +elle s'était trempée, mettait dans la pièce sa fièvre de femme malade; +la table avec ses savons et ses huiles, les meubles, avec leurs rondeurs +de lit, lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, de toutes +ces ordures qu'elle voulait oublier. Elle revint au milieu du cabinet, +le visage pourpre, ne sachant où fuir ce parfum d'alcôve, ce luxe qui se +décolletait avec une impudeur de fille, qui étalait tout ce rose. La +pièce était nue comme elle; la baignoire rose, la peau rose des +tentures, les marbres roses des deux tables s'animaient, s'étiraient, se +pelotonnaient, l'entouraient d'une telle débauche de voluptés vivantes +qu'elle ferma les yeux, baissant le front, s'abîmant sous les dentelles +du plafond et des murs qui l'écrasaient. + +Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet de toilette, +et elle aperçut en outre la douceur grise de la chambre à coucher, l'or +tendre du petit salon, le vert cru de la serre, toutes ces richesses +complices. + +C'était là où ses pieds avaient pris la sève mauvaise. + +Elle n'aurait pas dormi avec Maxime sur un grabat, au fond d'une +mansarde. C'eût été trop ignoble. La soie avait fait son crime coquet. +Et elle rêvait d'arracher ces dentelles, de cracher sur cette soie, de +briser son grand lit à coups de pied, de traîner son luxe dans quelque +ruisseau d'où il sortirait usé et sali comme elle. + +Quand elle rouvrit les yeux, elle s'approcha de la glace, se regarda +encore, s'examina de près. Elle était finie. Elle se vit morte. Toute sa +face lui disait que le craquement cérébral s'achevait, Maxime, cette +perversion dernière de ses sens, avait terminé son oeuvre, épuisé sa +chair, détraqué son intelligence. Elle n'avait plus de joies à goûter, +plus d'espérances de réveil. A cette pensée, une colère fauve se ralluma +en elle. Et, dans une crise dernière de désir, elle rêva de reprendre sa +proie, d'agoniser aux bras de Maxime et de l'emporter avec elle. Louise +ne pouvait l'épouser; Louise savait bien qu'il n'était pas à elle, +puisqu'elle les avait vus s'embrasser sur les lèvres. Alors, elle jeta +sur ses épaules une pelisse de fourrure, pour ne pas traverser le bal +toute nue. Elle descendit. + +Dans le petit salon, elle se rencontra face à face avec Mme Sidonie. +Celle-ci, pour jouir du drame, s'était postée de nouveau sur le perron +de la serre. Mais elle ne sut plus que penser quand Saccard reparut avec +Maxime, et qu'il répondit brutalement à ses questions faites à voix +basse qu'elle rêvait, qu'il n'y avait «rien du tout». Puis elle flaira +la vérité. Sa face jaune blêmit, elle trouvait la chose vraiment forte. +Et, doucement, elle vint coller son oreille à la porte de l'escalier, +espérant qu'elle entendrait Renée pleurer, en haut. Lorsque la jeune +femme ouvrit la porte, le battant souffleta presque sa belle-soeur. + +--Vous m'espionnez! lui dit-elle avec colère. + +Mais Mme Sidonie répondit avec un beau dédain: + +--Est-ce que je m'occupe de vos saletés! + +Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regard +majestueux: + +--Ma petite, ce n'est pas ma faute s'il vous arrive des accidents.... +Mais je n'ai pas de rancune, entendez-vous? Et sachez bien que vous +auriez trouvé et que vous trouveriez encore en moi une seconde mère. Je +vous attends chez moi, quand il vous plaira. + +Renée ne l'écoutait pas. Elle entra dans le grand salon, elle traversa +une figure très compliquée du cotillon, sans même voir la surprise que +causait sa pelisse de fourrure. + +Il y avait, au milieu de la pièce, des groupes de dames et de cavaliers +qui se mêlaient, en agitant des banderoles, et la voix flûtée de M. de +Saffré disait: + +--Allons, mesdames, «la Guerre du Mexique...» Il faut que les dames qui +font les broussailles étalent leurs jupes en rond et restent par +terre.... Maintenant, les cavaliers tournent autour des broussailles.... +Puis, quand je taperai dans mes mains, chacun d'eux valsera avec sa +broussaille. + +Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonnèrent, la valse déroula une fois +encore les couples autour du salon. La figure avait eu peu de succès. +Deux dames étaient demeurées sur le tapis, empêtrées dans leurs jupons. + +Mme Daste déclara que ce qui l'amusait dans «la Guerre du Mexique», +c'était seulement de faire «un fromage» avec sa robe, comme au +pensionnat. + +Renée, arrivée au vestibule, trouva Louise et son père, que Saccard et +Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud était parti. Mme Sidonie se +retirait avec les Mignon et Charrier, tandis que M. Hupel de la Noue +reconduisait Mme Michelin, que son mari suivait discrètement. Le préfet +avait employé le reste de la soirée à faire la cour à la jolie brune. Il +venait de la déterminer à passer un mois de la belle saison dans son +chef-lieu, «où l'on voyait des antiquités vraiment curieuses». + +Louise, qui croquait en cachette le nougat qu'elle avait dans la poche, +lut prise d'un accès de toux, au moment de sortir. + +--Couvre-toi bien, dit le père. + +Et Maxime s'empressa de serrer davantage le lacet du capuchon de sa +sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissait emmailloter. +Mais, quand Mme Saccard parut, M. de Mareuil revint, lui fit ses adieux. +Ils restèrent tous là à causer un instant. Elle dit, voulant expliquer +sa pâleur, son frissonnement, qu'elle avait eu froid, qu'elle était +montée chez elle pour jeter cette fourrure sur ses épaules. Et elle +épiait l'instant où elle pourrait parler bas à Louise, qui la regardait +avec sa tranquillité curieuse. + +Comme les hommes se serraient encore la main, elle se pencha et murmura: + +--Vous ne l'épouserez pas, dites? Ce n'est pas possible. Vous savez +bien.... + +Mais l'enfant l'interrompit, se haussant, lui disant à l'oreille: + +--Oh! soyez tranquille, je l'emmène... Ça ne fait rien, puisque nous +partons pour l'Italie. + +Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux. + +Renée resta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s'imagina que la +bossue se moquait d'elle. Puis, quand las Mareuil furent partis, en +répétant à plusieurs reprises: «A dimanche!», elle regarda son mari, +elle regarda Maxime, de ses yeux épouvantés, et, les voyant la chair +tranquille, l'attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains, +elle s'enfuit, se réfugia au fond de la serre. + +Les allées étaient désertes. Les grands feuillages dormaient, et, sur la +nappe lourde du bassin, deux boutons de nymphéa s'épanouissaient +lentement. Renée aurait voulu pleurer; mais cette chaleur humide, cette +odeur forte qu'elle reconnaissait, la prenait à la gorge, étranglait son +désespoir. Elle regardait à ses pieds, au bord du bassin, à cette place +du sable jaune, où elle étalait la peau d'ours l'autre hiver. Et, quand +elle leva les yeux, elle vit encore une figure du cotillon, tout au +fond, par les deux portes laissées ouvertes. + +C'était un bruit assourdissant, une mêlée confuse où elle ne distingua +d'abord que des jupes volantes et des jambes noires piétinant et +tournant. La voix de M. de Saffré criait: «Le Changement de dames! Le +Changement de dames!» Et les couples passaient au milieu d'une fine +poussière jaune; chaque cavalier, après avoir fait trois ou quatre tours +de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, qui lui jetait la +sienne. La baronne de Meinhold, dans son costume d'Émeraude, tombait des +mains du comte de Chibray aux mains de M. Simpson; il la rattrapait au +petit bonheur, par une épaule, tandis que le bout de ses gants glissait +sous le corsage. La comtesse Vanska, rouge, faisait sonner ses +pendeloques de corail, allait, d'un bond, de la poitrine de M. de +Saffré, sur la poitrine du duc de Rozan, qu'elle enlaçait, qu'elle +forçait à pirouetter pendant cinq mesures, pour se pendre ensuite à la +hanche de M. Simpson, qui venait de lancer l'Émeraude au conducteur du +cotillon. Et Mme Teissière, Mme Daste, Mme de Lauwerens luisaient comme +de grands joyaux vivants, avec la pâleur blonde de la Topaze, le bleu +tendre de la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s'abandonnaient un +instant, se cambraient sous le poignet tendu d'un valseur, puis +repartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelle étreinte, +visitaient à la file toutes les embrassades d'hommes du salon. + +Cependant, Mme d'Espanet, devant l'orchestre, avait réussi à saisir Mme +Haffner au passage, et valsait avec elle, sans vouloir la lâcher. L'Or +et l'Argent dansaient ensemble, amoureusement. + +Renée comprit alors ce tourbillonnement des jupes, ce piétinement des +jambes. Elle était placée en contrebas, elle voyait la furie des pieds, +le pêle-mêle des bottes vernies et des chevilles blanches. Par moments, +il lui semblait qu'un souffle de vent allait enlever les robes. + +Ces épaules nues, ces bras nus, ces chevelures nues qui volaient, qui +tourbillonnaient, prises, jetées et reprises, au fond de cette galerie, +où la valse de l'orchestre s'affolait, où les tentures rouges se +pâmaient sous les fièvres dernières du bal, lui apparurent comme l'image +tumultueuse de sa vie à elle, de ses nudités, de ses abandons. + +Et elle éprouva une telle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre +la bossue entre ses bras, venait de la jeter là, à cette place où ils +s'étaient aimés, qu'elle rêva d'arracher une tige du Tanghin qui lui +frôlait la joue, de la mâcher jusqu'au bois. Mais elle était lâche, elle +resta devant l'arbuste à grelotter sous la fourrure que ses bras +ramenaient, serraient étroitement, avec un grand geste de honte +terrifiée. + + + + +VII + + +Trois mois plus tard, par une de ces tristes matinées de printemps qui +ramènent dans Paris le jour bas et l'humidité sale de l'hiver, Aristide +Saccard descendait de voiture, place du Château-d'Eau, et s'engageait, +avec quatre autres messieurs, dans la trouée de démolitions que creusait +le futur boulevard Prince-Eugène. C'était une commission d'enquête que +le jury des indemnités envoyait sur les lieux pour estimer certains +immeubles, dont les propriétaires n'avaient pu s'entendre à l'amiable +avec la Ville. + +Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de la Pépinière. Pour +que le nom de sa femme disparût complètement, il imagina d'abord une +vente des terrains et du café-concert. Larsonneau céda le tout à un +créancier supposé. L'acte de vente portait le chiffre colossal de trois +millions. Ce chiffre était tellement exorbitant que la commission de +l'Hôtel de Ville, lorsque l'agent d'expropriation, au nom du +propriétaire imaginaire, réclama le prix d'achat pour indemnité, ne +voulut jamais accorder plus de deux millions cinq cent mille francs, +malgré le sourd travail de M. Michelin et les plaidoyers de M. +Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s'attendait à cet échec; il +refusa l'offre, il laissa le dossier aller devant le jury, dont il +faisait justement partie avec M. de Mareuil, par un hasard qu'il devait +avoir aidé. Et c'était ainsi qu'il se trouvait chargé, avec quatre de +ses collègues, de faire une enquête sur ses propres terrains. + +M. de Mareuil l'accompagnait. Sur les trois autres jurés, il y avait un +médecin qui fumait un cigare, sans se soucier le moins du monde des +plâtras qu'il enjambait, et deux industriels, dont l'un, fabricant +d'instruments de chirurgie, avait anciennement tourné la meule dans les +rues. + +Le chemin où ces messieurs s'engagèrent était affreux. Il avait plu +toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue, entre les +maisons écroulées, sur cette route tracée en pleines terres molles, où +les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux. Aux deux côtés, +des pans de murs, crevés par la pioche, restaient debout; de hautes +bâtisses éventrées, montrant leurs entrailles blafardes, ouvraient en +l'air leurs cages d'escalier vides, leurs chambres béantes, suspendues, +pareilles aux tiroirs brisés de quelque grand vilain meuble. Rien +n'était plus lamentable que les papiers peints de ces chambres, des +carrés jaunes ou bleus qui s'en allaient en lambeaux, indiquant, à une +hauteur de cinq et six étages, jusque sous les toits, de pauvres petits +cabinets, des trous étroits, où toute une existence d'homme avait +peut-être tenu. Sur les murailles dénudées, les rubans des cheminées +montaient côte à côte, avec des coudes brusques, d'un noir lugubre. Une +girouette oubliée grinçait au bord d'une toiture, tandis que des +gouttières à demi détachées pendaient, pareilles à des guenilles. Et la +trouée s'enfonçait toujours, au milieu de ces ruines, pareille à une +brèche que le canon aurait ouverte; la chaussée, encore à peine +indiquée, emplie de décombres, avait des bosses de terre, des flaques +d'eau profondes, s'allongeait sous le ciel gris, dans la pâleur sinistre +de la poussière de plâtre qui tombait, et comme bordée de filets de +deuil par les rubans noirs des cheminées. + +Ces messieurs, avec leurs bottes bien cirées, leurs redingotes et leurs +chapeaux de haute forme, mettaient une singulière note dans ce paysage +boueux, d'un jaune sale, où ne passaient que des ouvriers blêmes, des +chevaux crottés jusqu'à l'échine, des chariots dont le bois +disparaissait sous une croûte de poussière. Ils se suivaient à la file, +sautaient de pierre en pierre, évitant les mares de fange coulante, +parfois enfonçaient jusqu'aux chevilles et juraient alors en secouant +les pieds. Saccard avait parlé d'aller prendre la rue de Charonne, ce +qui leur aurait évité cette promenade dans ces terres défoncées; mais +ils avaient malheureusement plusieurs immeubles à visiter sur la longue +ligne du boulevard; la curiosité les poussant, ils s'étaient décidés à +passer au beau milieu des travaux. D'ailleurs, ça les intéressait +beaucoup. Ils s'arrêtaient parfois en équilibre sur un plâtras roulé au +fond d'une ornière, levaient le nez, s'appelaient pour se montrer un +plancher béant, un tuyau de cheminée resté en l'air, une solive tombée +sur un toit voisin. Ce coin de ville détruite, au sortir de la rue du +Temple, leur semblait tout à fait drôle. + +--C'est vraiment curieux, disait M. de Mareuil. + +Tenez, Saccard, regardez donc cette cuisine, là-haut; il y reste une +vieille poêle pendue au-dessus du fourneau.... + +Je la vois parfaitement. + +Mais le médecin, le cigare aux dents, s'était planté devant une maison +démolie, et dont il ne restait que les pièces du rez-de-chaussée, +emplies des gravats des autres étages. Un seul pan de mur se dressait du +tas des décombres; pour le renverser d'un coup, on l'avait entouré d'une +corde, sur laquelle tiraient une trentaine d'ouvriers. + +--Ils ne l'auront pas, murmura le médecin. Ils tirent trop à gauche. + +Les quatre autres étaient revenus sur leurs pas, pour voir tomber le +mur. Et tous les cinq, les yeux tendus, la respiration coupée, +attendaient la chute avec un frémissement de jouissance. Les ouvriers, +lâchant, puis se roidissant brusquement, criaient: «Ohé! hisse!» + +--Ils ne l'auront pas, répétait le médecin. + +Puis, au bout de quelques secondes d'anxiété: + +--Il remue, il remue, dit joyeusement un des industriels. + +Et quand le mur céda enfin, s'abattit avec un fracas épouvantable, en +soulevant un nuage de plâtre, ces messieurs se regardèrent avec des +sourires. Ils étaient enchantés. Leurs redingotes se couvrirent d'une +poussière fine, qui leur blanchit les bras et les épaules. + +Maintenant, ils parlaient des ouvriers, en reprenant leur marche +prudente au milieu des flaques. Il n'y en avait pas beaucoup de bons. +C'étaient tous des fainéants, des mange-tout, et entêtés avec cela, ne +rêvant que la ruine des patrons. M. de Mareuil, qui, depuis un instant, +regardait avec un frisson deux pauvres diables perchés au coin d'un +toit, attaquant une muraille à coups de pioche, émit cette idée que ces +hommes-là avaient pourtant un fier courage. Les autres s'arrêtèrent de +nouveau, levèrent les yeux vers les démolisseurs en équilibre, courbés, +tapant à toute volée; ils poussaient les pierres du pied et les +regardaient tranquillement s'écraser en bas; si leur pioche avait porté +à faux, le seul élan de leurs bras les aurait précipités. + +--Bah! c'est l'habitude, dit le médecin en reportant son cigare à ses +lèvres. Ce sont des brutes. + +Cependant, ils étaient arrivés à un des immeubles qu'ils devaient voir. +Ils bâclèrent leur travail en un quart d'heure, et reprirent leur +promenade. Peu à peu, ils n'avaient plus tant d'horreur pour la boue! +Ils marchaient au milieu des mares, abandonnant l'espoir de préserver +leurs bottes. Comme ils dépassaient la rue Ménilmontant, l'un des +industriels, l'ancien rémouleur, devint inquiet. Il examinait les ruines +autour de lui, ne reconnaissait plus le quartier. Il disait qu'il avait +demeuré par là, il y avait plus de trente ans, à son arrivée à Paris, et +que ça lui ferait bien plaisir de retrouver l'endroit. Il furetait +toujours du regard, lorsque la vue d'une maison que la pioche des +démolisseurs avait déjà coupée en deux, l'arrêta net au milieu du +chemin. Il en étudia la porte, les fenêtres. Puis, montrant du doigt un +coin de la démolition, tout en haut: + +--La voilà! s'écria-t-il, je la reconnais. + +--Quoi donc? demanda le médecin. + +--Ma chambre, parbleu! C'est elle! + +C'était au cinquième, une petite chambre qui devait anciennement donner +sur une cour. Une muraille ouverte la montrait toute nue, déjà entamée +d'un côté, avec son papier à grands ramages jaunes, dont une large +déchirure tremblait au vent. On voyait encore le creux d'une armoire, à +gauche, tapissé de papier bleu. Et il y avait, à côté, le trou d'un +poêle, où se trouvait un bout de tuyau. + +L'émotion prenait l'ancien ouvrier. + +--J'y ai passé cinq ans, murmura-t-il. Ça n'allait pas fort dans ce +temps-là, mais, c'est égal, j'étais jeune.... + +Vous voyez bien l'armoire; c'est là que j'ai économisé trois cents +francs, sou à sou. Et le trou du poêle, je me rappelle encore le jour où +je l'ai creusé. La chambre n'avait pas de cheminée, il faisait un froid +de loup, d'autant plus que nous n'étions pas souvent deux. + +--Allons, interrompit le médecin en plaisantant, on ne vous demande pas +des confidences. Vous avez fait vos farces comme les autres. + +--Ça, c'est vrai, continua naïvement le digne homme. Je me souviens +encore d'une repasseuse de la maison d'en face.... Voyez-vous, le lit +était à droite, près de la fenêtre.... Ah! ma pauvre chambre, comme ils +me l'ont arrangée! + +Il était vraiment très triste. + +--Allez donc, dit Saccard, ce n'est pas un mal qu'on jette ces vieilles +cambuses-là par terre. On va bâtir à la place de belles maisons de +pierres de taille. Est-ce que vous habiteriez encore un pareil taudis? +Tandis que vous pourriez très bien vous loger sur le nouveau boulevard. + +--Ça, c'est vrai, répondit de nouveau le fabricant, qui parut tout +consolé. + +La commission d'enquête s'arrêta encore dans deux immeubles. Le médecin +restait à la porte, fumant, regardant le ciel. Quand ils arrivèrent à la +rue des Amandiers, les maisons se firent rares, ils ne traversaient plus +que de grands enclos, des terrains vagues, où traînaient quelques +masures à demi écroulées. Saccard semblait réjoui par cette promenade à +travers des ruines. Il venait de se rappeler le dîner qu'il avait fait +jadis, avec sa première femme, sur les buttes Montmartre, et il se +souvenait parfaitement d'avoir indiqué du tranchant de sa main, +l'entaille qui coupait Paris de la place du Château-d'Eau à la barrière +du Trône. La réalisation de cette prédiction lointaine l'enchantait. Il +suivait l'entaille, avec des joies secrètes d'auteur, comme s'il eût +donné lui-même les premiers coups de pioche, de ses doigts de fer. Et il +sautait les flaques, en songeant que trois millions l'attendaient sous +des décombres, au bout de ce fleuve de fange grasse. + +Cependant, ces messieurs se croyaient à la campagne. + +La voie passait au milieu de jardins, dont elle avait abattu les murs de +clôture. Il y avait de grands massifs de lilas en boutons. Les verdures +étaient d'un vert tendre très délicat. Chacun de ces jardins se +creusait, comme un réduit tendu du feuillage des arbustes, avec un +bassin étroit, une cascade en miniature, des coins de muraille où +étaient peints des trompe-l'oeil, des tonnelles en raccourci, des fonds +bleuâtres de paysage. Les habitations, éparses et discrètement cachées, +ressemblaient à des pavillons italiens, à des temples grecs; et des +mousses rongeaient le pied des colonnes de plâtre, tandis que des herbes +folles avaient disjoint la chaux des frontons. + +--Ce sont des petites maisons, dit le médecin, avec un clignement +d'oeil. + +Mais, comme il vit que ces messieurs ne comprenaient pas, il leur +expliqua que les marquis, sous Louis XV, avaient des retraites pour +leurs parties fines. C'était la mode. Et il reprit: + +--On appelait ça des petites maisons. Ce quartier en était plein.... Il +s'y en est passé de fortes, allez! + +La commission d'enquête était devenue très attentive. + +Les deux industriels avaient les yeux luisants, souriaient, regardaient +avec un vif intérêt ces jardins, ces pavillons, auxquels ils ne +donnaient pas un coup d'oeil avant les explications de leur collègue. +Une grotte les retint longtemps. Mais lorsque le médecin eut dit, en +voyant une habitation déjà touchée par la pioche, qu'il reconnaissait la +petite maison du comte de Savigny, bien connue par les orgies de ce +gentilhomme, toute la commission quitta le boulevard pour aller visiter +la ruine. Ils montèrent sur les décombres, entrèrent par les fenêtres +dans les pièces du rez-de-chaussée; et, comme les ouvriers étaient à +déjeuner, ils purent s'oublier là, tout à leur aise. Ils y restèrent une +grande demi-heure, examinant les rosaces des plafonds, les peintures des +dessus de porte, les moulures tourmentées de ces plâtras jaunis par +l'âge. Le médecin reconstruisait le logis. + +--Voyez-vous, disait-il, cette pièce doit être la salle des festins. Là, +dans cet enfoncement du mur, il y avait certainement un immense divan. +Et tenez, je suis même certain qu'une glace surmontait ce divan; voilà +les pattes de la glace.... Oh! c'étaient des coquins qui savaient +joliment jouir de la vie! + +Ils n'auraient pas quitté ces vieilles pierres qui chatouillaient leur +curiosité, si Aristide Saccard, pris d'impatience, ne leur avait dit en +riant: + +--Vous aurez beau chercher, ces dames n'y sont plus.... Allons à nos +affaires. + +Mais, avant de s'éloigner, le médecin monta sur une cheminée, pour +détacher délicatement, d'un coup de pioche, une petite tête d'Amour +peinte, qu'il mit dans la poche de sa redingote. + +Ils arrivèrent enfin au terme de leur course. Les anciens terrains de +Mme Aubertot étaient très vastes; le café-concert et le jardin n'en +occupaient guère que la moitié, le reste se trouvait semé de quelques +maisons sans importance. Le nouveau boulevard prenait ce grand +parallélogramme en écharpe, ce qui avait calmé une des craintes de +Saccard; il s'était imaginé pendant longtemps que le café-concert seul +serait écorné. Aussi Larsonneau avait-il reçu l'ordre de parler très +haut, les bordures de plus-value devant au moins quintupler de valeur. +Il menaçait déjà la Ville de se servir d'un récent décret autorisant les +propriétaires à ne livrer que le sol nécessaire aux travaux d'utilité +publique. Ce fut l'agent d'expropriation qui reçut ces messieurs. + +Il les promena dans le jardin, leur fit visiter le café-concert, leur +montra un dossier énorme. Mais les deux industriels étaient redescendus, +accompagnés du médecin, le questionnant encore sur cette petite maison +du comte de Savigny, dont ils avaient plein l'imagination. + +Ils l'écoutaient, la bouche ouverte, plantés tous les trois à côté d'un +jeu de tonneau. Et il leur parlait de la Pompadour, leur racontait les +amours de Louis XV, pendant que M. de Mareuil et Saccard continuaient +seuls l'enquête. + +--Voilà qui est fait, dit ce dernier en revenant dans le jardin. Si vous +le permettez, messieurs, je me chargerai de rédiger le rapport. + +Le fabricant d'instruments de chirurgie n'entendit même pas. Il était en +pleine Régence. + +--Quels drôles de temps, tout de même! murmura-t-il. Puis ils trouvèrent +un fiacre, rue de Charonne, et ils s'en allèrent, crottés jusqu'aux +genoux, satisfaits de leur promenade comme d'une partie de campagne. +Dans le fiacre, la conversation tourna, ils parlèrent politique, ils +dirent que l'empereur faisait de grandes choses. On n'avait jamais rien +vu de pareil à ce qu'ils venaient de voir. Cette grande rue toute droite +serait superbe, quand on aurait bâti des maisons. + +Ce fut Saccard qui rédigea le rapport, et le jury accorda trois +millions. Le spéculateur était aux abois, il n'aurait pu attendre un +mois de plus. Cet argent le sauvait de la ruine, et même un peu de la +cour d'assises. Il donna cinq cent mille francs sur le million qu'il +devait à son tapissier et à son entrepreneur, pour l'hôtel du parc +Monceau. Il combla d'autres trous, se lança dans des sociétés nouvelles, +assourdit Paris du bruit de ces vrais écus qu'il jetait à la pelle sur +les tablettes de son armoire de fer. Le fleuve d'or avait enfin des +sources. Mais ce n'était pas encore là une fortune solide, endiguée, +coulant d'un jet égal et continu. Saccard, sauvé d'une crise, se +trouvait misérable avec les miettes de ses trois millions, disait +naïvement qu'il était encore trop pauvre, qu'il ne pouvait s'arrêter. Et +bientôt, le sol craqua de nouveau sous ses pieds. + +Larsonneau s'était si admirablement conduit dans l'affaire de Charonne +que Saccard, après une courte hésitation, poussa l'honnêteté jusqu'à lui +donner ses dix pour cent et son pot-de-vin de trente mille francs. +L'agent d'expropriation ouvrit alors une maison de banque. + +Quand son complice, d'un ton bourru, l'accusait d'être plus riche que +lui, le bellâtre à gants jaunes répondait en riant: + +--Voyez-vous, cher maître, vous êtes très fort pour faire pleuvoir les +pièces de cent sous, mais vous ne savez pas les ramasser. + +Mme Sidonie profita du coup de fortune de son frère pour lui emprunter +dix mille francs, avec lesquels elle alla passer deux mois à Londres. +Elle revint sans un sou. + +On ne sut jamais où les dix mille francs étaient passés. + +--Dame! ça coûte, répondait-elle, quand on l'interrogeait. J'ai fouillé +toutes les bibliothèques. J'avais trois secrétaires pour mes recherches. + +Et lorsqu'on lui demandait si elle avait enfin des données certaines sur +ses trois milliards, elle souriait d'abord d'un air mystérieux, puis +elle finissait par murmurer: + +--Vous êtes tous des incrédules.... Je n'ai rien trouvé, mais ça ne fait +rien. Vous verrez, vous verrez, un jour. + +Elle n'avait cependant pas perdu tout son temps en Angleterre. Son +frère, le ministre, profita de son voyage pour la charger d'une +commission délicate. Quand elle revint, elle obtint de grandes commandes +du ministère. + +Ce fut une nouvelle incarnation. Elle passait des marchés avec le +gouvernement, se chargeait de toutes les fournitures imaginables. Elle +lui vendait des vivres et des armes pour les troupes, des ameublements +pour les préfectures et les administrations publiques, du bois de +chauffage pour les bureaux et les musées. L'argent qu'elle gagnait ne +put la décider à changer ses éternelles robes noires, et elle garda sa +face jaune et dolente. Saccard pensa alors que c'était bien elle qu'il +avait vue jadis sortir furtivement de chez son frère Eugène. Elle devait +avoir entretenu de tous temps de secrètes relations avec lui, pour des +besognes que personne au monde ne connaissait. + +Au milieu de ces intérêts, de ces soifs ardentes qui ne pouvaient se +satisfaire, Renée agonisait. La tante Élisabeth était morte; sa soeur, +mariée, avait quitté l'hôtel Béraud, où son père seul restait debout, +dans l'ombre des grandes pièces. Elle mangea en une saison l'héritage de +sa tante. Elle jouait, maintenant. Elle avait trouvé un salon où les +dames s'attablaient jusqu'à trois heures du matin, perdant des centaines +de mille francs par nuit. Elle dut essayer de boire; mais elle ne put +pas, elle avait des soulèvements de dégoût invincibles. + +Depuis qu'elle s'était retrouvée seule, livrée à ce flot mondain qui +l'emportait, elle s'abandonnait davantage, ne sachant à quoi tuer le +temps. Elle acheva de goûter à tout. Et rien ne la touchait, dans +l'ennui immense qui l'écrasait. Elle vieillissait, ses yeux se +cerclaient de bleu, son nez s'amincissait, la moue de ses lèvres avait +des rires brusques, sans cause. C'était la fin d'une femme. + +Quand Maxime eut épousé Louise, et que les jeunes gens furent partis +pour l'Italie, elle ne s'inquiéta plus de son amant, elle parut même +l'oublier tout à fait. Et, quand au bout de six mois Maxime revint seul, +ayant enterré «la bossue» dans le cimetière d'une petite ville de la +Lombardie, ce fut de la haine qu'elle montra pour lui. Elle se rappela +Phèdre, elle se souvint sans doute de cet amour empoisonné auquel elle +avait entendu la Ristori prêter ses sanglots. Alors, pour ne plus +rencontrer chez elle le jeune homme, pour creuser à jamais un abîme de +honte entre le père et le fils, elle força son mari à connaître +l'inceste, elle lui raconta que, le jour où il l'avait surprise avec +Maxime, c'était celui-ci qui la poursuivait depuis longtemps, qui +cherchait à la violenter. Saccard fut horriblement contrarié de +l'insistance qu'elle mit à vouloir lui ouvrir les yeux. Il dut se fâcher +avec son fils, cesser de le voir. Le jeune veuf, riche de la dot de sa +femme, alla vivre en garçon, dans un petit hôtel de l'avenue de +l'Impératrice. Il avait renoncé au conseil d'État, il faisait courir. +Renée goûta là une de ses dernières satisfactions. Elle se vengeait, +elle jetait à la face de ces deux hommes l'infamie qu'ils avaient mise +en elle; elle se disait que, maintenant, elle ne les verrait plus se +moquer d'elle, au bras l'un de l'autre, comme des camarades. + +Dans l'écroulement de ses tendresses, il vint un moment où Renée n'eut +plus que sa femme de chambre à aimer. Elle s'était prise peu à peu d'une +affection maternelle pour Céleste. Peut-être cette fille, qui était tout +ce qu'il restait autour d'elle de l'amour de Maxime, lui rappelait-elle +des heures de jouissance mortes à jamais. Peut-être se trouvait-elle +simplement touchée par la fidélité de cette servante, de ce brave coeur +dont rien ne semblait ébranler la tranquille sollicitude. Elle la +remerciait, au fond de ses remords, d'avoir assisté à ses hontes, sans +la quitter de dégoût; elle s'imaginait des abnégations, toute une vie de +renoncement, pour arriver à comprendre le calme de la chambrière devant +l'inceste, ses mains glacées, ses soins respectueux et tranquilles. + +Et elle se trouvait d'autant plus heureuse de son dévouement, qu'elle la +savait honnête et économe, sans amant, sans vices. + +Elle lui disait parfois, dans ses heures tristes: + +--Va, ma fille, c'est toi qui me fermeras les yeux. + +Céleste ne répondait pas, avait un singulier sourire. + +Un matin, elle lui apprit tranquillement qu'elle s'en allait, qu'elle +retournait au pays. Renée en resta toute tremblante, comme si quelque +grand malheur lui arrivait. + +Elle se récria, la pressa de questions. Pourquoi l'abandonnait-elle, +lorsqu'elles s'entendaient si bien ensemble? Et elle lui offrit de +doubler ses gages. + +Mais la femme de chambre, à toutes ses bonnes paroles, disait non du +geste, d'une façon paisible et têtue. + +--Voyez-vous, madame, finit-elle par répondre, vous m'offririez tout +l'or du Pérou que je ne resterais pas une semaine de plus. Vous ne me +connaissez pas, allez!... + +Il y a huit ans que je suis avec vous, n'est-ce pas? Eh bien, dès le +premier jour, je me suis dit: «Dès que j'aurai amassé cinq mille francs, +je m'en retournerai là-bas; j'achèterai la maison à Lagache, et je +vivrai bien heureuse...» C'est une promesse que je me suis faite, vous +comprenez. Et j'ai les cinq mille francs d'hier, quand vous m'avez payé +mes gages. + +Renée eut froid au coeur. Elle voyait Céleste passer derrière elle et +Maxime, pendant qu'ils s'embrassaient, et elle la voyait, avec son +indifférence, son parfait détachement, songeant à ses cinq mille francs. +Elle essaya pourtant encore de la retenir, épouvantée du vide où elle +allait vivre, rêvant malgré tout de garder auprès d'elle cette bête +entêtée qu'elle avait crue dévouée, et qui n'était qu'égoïste. L'autre +souriait, branlait toujours la tête, en murmurant: + +--Non, non, ce n'est pas possible. Ce serait ma mère, que je +refuserais.... J'achèterai deux vaches. Je monterai peut-être un petit +commerce de mercerie.... + +C'est très gentil chez nous. Ah! pour ça, je veux bien que vous veniez +me voir. C'est près de Caen. Je vous laisserai l'adresse. + +Alors Renée n'insista plus. Elle pleura à chaudes larmes quand elle fut +seule. Le lendemain, par un caprice de malade, elle voulut accompagner +Céleste à la gare de l'Ouest, dans son propre coupé. Elle lui donna une +de ses couvertures de voyage, lui fit un cadeau d'argent, s'empressa +autour d'elle comme une mère dont la fille entreprend quelque pénible et +long voyage. Dans le coupé, elle la regardait avec des yeux humides. +Céleste causait, disait combien elle était contente de s'en aller. + +Puis, enhardie, elle s'épancha, elle donna des conseils à sa maîtresse. + +--Moi, madame, je n'aurais pas compris la vie comme vous. Je me le suis +dit bien souvent, quand je vous trouvais avec M. Maxime: «Est-il +possible qu'on soit si bête pour les hommes!» Ça finit toujours mal.... + +Ah! bien, c'est moi qui me suis toujours méfiée! + +Elle riait, elle se renversait dans le coin du coupé. + +--C'est mes écus qui auraient dansé! continua-t-elle, et aujourd'hui je +m'abîmerais les yeux à pleurer. + +Aussi, dès que je voyais un homme, je prenais un manche à balai.... Je +n'ai jamais osé vous dire tout ça. D'ailleurs, ça ne me regardait pas. +Vous étiez bien libre, et moi je n'avais qu'à gagner honnêtement mon +argent. + +A la gare, Renée voulut payer pour elle et lui prit une place de +première. Comme elles étaient arrivées en avance, elle la retint, lui +serrant les mains, lui répétant: + +--Et prenez bien garde à vous, soignez-vous bien, ma bonne Céleste. + +Celle-ci se laissait caresser. Elle restait heureuse sous les yeux noyés +de sa maîtresse, le visage frais et souriant. Renée parla encore du +passé. Et, brusquement, l'autre s'écria: + +--J'oubliais: je ne vous ai pas conté l'histoire de Baptiste, le valet +de chambre de monsieur.... On n'aura pas voulu vous dire.... + +La jeune femme avoua qu'en effet elle ne savait rien. + +--Eh bien, vous vous rappelez ses grands airs de dignité, ses regards +dédaigneux, vous m'en parliez vous-même.... Tout ça, c'était de la +comédie.... Il n'aimait pas les femmes, il ne descendait jamais à +l'office quand nous y étions; et même, je puis le répéter maintenant, il +prétendait que c'était dégoûtant au salon, à cause des robes +décolletées. Je le crois bien, qu'il n'aimait pas les femmes! + +Et elle se pencha à l'oreille de Renée; elle la fit rougir, tout en +gardant elle-même son honnête placidité. + +--Quand le nouveau garçon d'écurie, continua-t-elle, eut tout appris à +monsieur, monsieur préféra chasser Baptiste que de l'envoyer en justice. +Il parût que ces vilaines choses se passaient depuis des années dans les +écuries.... Et dire que ce grand escogriffe avait l'air d'aimer les +chevaux! C'était les palefreniers qu'il aimait. + +La cloche l'interrompit. Elle prit à la hâte les huit ou dix paquets +dont elle n'avait pas voulu se séparer. Elle se laissa embrasser. Puis +elle s'en alla, sans se retourner. + +Renée resta dans la gare jusqu'au coup de sifflet de la locomotive. Et, +quand le train fut parti, désespérée, elle ne sut plus que faire; ses +journées lui semblaient s'étendre devant elle, vides comme cette grande +salle où elle était demeurée seule. Elle remonta dans son coupé, elle +dit au cocher de retourner à l'hôtel. Mais, en chemin, elle se ravisa; +elle eut peur de sa chambre, de l'ennui qui l'attendait; elle ne se +sentait pas même le courage de rentrer changer de toilette, pour son +tour de lac habituel. Elle avait un besoin de soleil, un besoin de +foule. + +Elle ordonna au cocher d'aller au Bois. + +Il était quatre heures. Le Bois s'éveillait des lourdeurs du chaud +après-midi. Le long de l'avenue de l'Impératrice, des fumées de +poussière volaient, et l'on voyait, au loin, les nappes étalées des +verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et de Suresnes, +couronnés par la grisaille du mont Valériens. Le soleil, haut sur +l'horizon, coulait, emplissant d'une poussière d'or les creux des +feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet océan de +feuilles en un océan de lumière. Mais, après les fortifications, dans +l'allée du Bois qui conduit au lac, on venait d'arroser; les voitures +roulaient sur la terre brune, comme sur la laine d'une moquette, au +milieu d'une fraîcheur, d'une senteur de terre mouillée qui montait. Aux +deux côtés, les petits arbres des taillis enfonçaient, parmi les +broussailles basses, la foule de leurs jeunes troncs, se perdant au fond +d'un demi-jour verdâtre, que des coups de lumière trouaient, çà et là, +de clairières jaunes; et, à mesure qu'on approchait du lac, les chaises +des trottoirs étaient plus nombreuses, des familles assises regardaient, +de leur visage tranquille et silencieux, l'interminable défilé des +roues. Puis, en arrivant au carrefour, devant le lac, c'était un +éblouissement; le soleil oblique faisait de la rondeur de l'eau un grand +miroir d'argent poli, reflétant la face éclatante de l'astre. Les yeux +battaient, on ne distinguait, à gauche, près de la rive, que la tache +sombre de la barque de promenade. Les ombrelles des voitures +s'inclinaient, d'un mouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et +ne se relevaient que dans l'allée, le long de la nappe d'eau, qui, du +haut de la berge, prenait alors des noirs de métal rayés par des +brunissures d'or. A droite, les bouquets de conifères alignaient leurs +colonnades, tiges frêles et droites, dont les flammes du ciel +rougissaient le violet tendre; à gauche, les pelouses s'étendaient, +noyées de clarté, pareilles à des champs d'émeraudes, jusqu'à la +dentelle lointaine de la porte de la Muette. Et, en approchant de la +cascade, tandis que, d'un côté, le demi-jour des taillis recommençait, +les îles, au-delà du lac, se dressaient dans l'air bleu, avec les coups +de soleil de leurs rives, les ombres énergiques de leurs sapins, au pied +desquels le Chalet ressemblait à un jouet d'enfant perdu au coin d'une +forêt vierge. Tout le Bois frissonnait et riait sous le soleil. + +Renée eut honte de son coupé, de son costume de soie puce, par cette +admirable journée. Elle se renfonça un peu, les glaces ouvertes, +regardant ce ruissellement de lumière sur l'eau et sur les verdures. Aux +coudes des allées, elle apercevait la file des roues qui tournaient +comme des étoiles d'or, dans une longue traînée de lueurs aveuglantes. +Les panneaux vernis, les éclairs des pièces de cuivre et d'acier, les +couleurs vives des toilettes, s'en allaient, au trot régulier des +chevaux, mettaient, sur les fonds du Bois, une large barre mouvante, un +rayon tombé du ciel, s'allongeant et suivant les courbes de la chaussée. +Et, dans ce rayon, la jeune femme, clignant des yeux, voyait par +instants se détacher le chignon blond d'une femme, le dos noir d'un +laquais, la crinière blanche d'un cheval. Les rondeurs moirées des +ombrelles miroitaient comme des lunes de métal. + +Alors, en face de ce grand jour, de ces nappes de soleil, elle songea à +la cendre fine du crépuscule qu'elle avait vue tomber un soir sur les +feuillages jaunis. Maxime l'accompagnait. C'était à l'époque où le désir +de cet enfant s'éveillait en elle. Et elle revoyait les pelouses +trempées par l'air du soir, les taillis assombris, les allées désertes. +La file des voitures passait avec un bruit triste, le long des chaises +vides, tandis qu'aujourd'hui le roulement des roues, le trot des chevaux +sonnaient avec des joies de fanfare. + +Puis toutes ses promenades au Bois lui revinrent. Elle y avait vécu, +Maxime avait grandi là, à côté d'elle, sur le coussin de sa voiture. +C'était leur jardin. La pluie les y surprenait, le soleil les y +ramenait, la nuit ne les en chassait pas toujours. Ils s'y promenaient +par tous les temps, ils y goûtaient les ennuis et les joies de leur vie. +Dans le vide de son être, dans la mélancolie du départ de Céleste, ces +souvenirs lui causaient une joie amère. Son coeur disait: «Jamais plus! +jamais plus!» Et elle resta glacée quand elle évoqua ce paysage d'hiver, +ce lac figé et terni sur lequel ils avaient patiné; le ciel était +couleur de suie, la neige cousait aux arbres des guipures blanches, la +bise leur jetait aux yeux et aux lèvres un sable fin. + +Cependant, à gauche, sur la voie réservée aux cavaliers, elle avait +reconnu le duc de Rozan, M. de Mussy et M. de Saffré. Larsonneau avait +tué la mère du duc, en lui présentant, à l'échéance, les cent cinquante +mille francs de billets signés par son fils, et le duc mangeait son +deuxième demi-million avec Blanche Muller, après avoir laissé les +premiers cinq cent mille francs aux mains de Laure d'Aurigny. M. de +Mussy, qui avait quitté l'ambassade d'Angleterre pour l'ambassade +d'Italie, était redevenu galant; il conduisait le cotillon avec de +nouvelles grâces. Quant à M. de Saffré, il restait le sceptique et le +viveur le plus aimable du monde. Renée le vit qui poussait son cheval +vers la portière de la comtesse Vanska, dont il était amoureux fou, +disait-on, depuis le jour où il l'avait vue en Corail, chez les Saccard. + +Toutes ces dames se trouvaient là, d'ailleurs: la duchesse de Sternich, +dans son éternel huit-ressorts; Mme de Lauwerens, ayant devant elle la +baronne de Meinhold et la petite Mme Daste, dans un landau; Mme +Teissière et Mme de Guende, en victoria. Au milieu de ces dames, Sylvia +et Laure d'Aurigny s'étalaient, sur les coussins d'une magnifique +calèche. + +Mme Michelin passa même, au fond d'un coupé; la jolie brune était allée +visiter le chef-lieu de M. Hupel de la Noue; et, à son retour, on +l'avait vue au Bois dans ce coupé, auquel elle espérait bientôt ajouter +une voiture découverte. Renée aperçut aussi la marquise d'Espanet et Mme +Haffner, les inséparables, cachées sous leurs ombrelles, qui riaient +tendrement, les yeux dans les yeux, étendues côte à côte. + +Puis passaient ces messieurs: M. de Chibray, en mail; + +M. Simpson, en dog-cart; les sieurs Mignon et Charrier, plus âpres à la +besogne, malgré leur rêve de retraite prochaine, dans un coupé qu'ils +laissaient au coin des allées, pour faire un bout de chemin à pied; M. +de Mareuil, encore en deuil de sa fille, quêtant des saluts pour sa +première interruption lancée la veille au Corps législatif, promenant +son importance politique dans la voiture de M. Toutin-Laroche, qui +venait une fois de plus de sauver le Crédit viticole, après l'avoir mis +à deux doigts de sa perte, et que le Sénat maigrissait et rendait plus +considérable encore. + +Et, pour clore ce défilé, comme majesté dernière, le baron Gouraud +s'appesantissait au soleil, sur les doubles oreillers dont on garnissait +sa voiture. Renée eut une surprise, un dégoût, en reconnaissant Baptiste +à côté du cocher, la face blanche, l'air solennel. Le grand laquais +était entré au service du baron. + +Les taillis fuyaient toujours, l'eau du lac s'irisait sous les rayons +plus obliques, la file des voitures allongeait ses lueurs dansantes. Et +la jeune femme, prise elle-même et emportée dans cette jouissance, avait +la vague conscience de tous ces appétits qui roulaient au milieu du +soleil. Elle ne se sentait pas d'indignation contre ces mangeurs de +curée. Mais elle les haïssait, pour leur joie, pour ce triomphe qui les +lui montrait en pleine poussière d'or du ciel. Ils étaient superbes et +souriants; les femmes s'étalaient, blanches et grasses; les hommes +avaient des regards vifs, des allures charmées d'amants heureux. + +Et elle, au fond de son coeur vide, ne, trouvait plus qu'une lassitude, +qu'une envie sourde. Était-elle donc meilleure que les autres, pour +plier ainsi sous les plaisirs? ou était-ce les autres qui étaient +louables d'avoir les reins plus forts que les siens? Elle ne savait pas, +elle souhaitait de nouveaux désirs pour recommencer la vie, lorsque, en +tournant la tête, elle aperçut, à côté d'elle, sur le trottoir longeant +le taillis, un spectacle qui la déchira d'un coup suprême. + +Saccard et Maxime marchaient à petits pas, au bras l'un de l'autre. Le +père avait dû rendre visite au fils, et tous deux étaient descendus de +l'avenue de l'Impératrice jusqu'au lac, en causant. + +--Tu m'entends, répétait Saccard, tu es un nigaud.... + +Quand on a de l'argent comme toi, on ne le laisse pas dormir au fond de +ses tiroirs. Il y a cent pour cent à gagner dans l'affaire dont je te +parle. C'est un placement sûr. Tu sais bien que je ne voudrais pas te +mettre dedans. + +Mais le jeune homme semblait ennuyé de cette insistance. Il souriait de +son air joli, il regardait les voitures. + +--Vois donc cette petite femme, là-bas, la femme en violet, dit-il tout +à coup. C'est une blanchisseuse que cet animal de Mussy a lancée. + +Ils regardèrent la femme en violet. Puis Saccard tira un cigare de sa +poche et, s'adressant à Maxime qui fumait: + +--Donne-moi du feu. + +Alors ils s'arrêtèrent un instant, face à face, rapprochant leurs +visages. Quand le cigare fut allumé: + +--Vois-tu, continua le père, en reprenant le bras du fils, en le serrant +étroitement sous le sien, tu serais un imbécile si tu ne m'écoutais pas. +Hein! est-ce entendu? + +M'apporteras-tu demain les cent mille francs? + +--Tu sais bien que je ne vais plus chez toi, répondit Maxime en pinçant +les lèvres. + +--Bah! des bêtises! il faut que ça finisse, à la fin! + +Et, comme ils faisaient quelques pas en silence, au moment où Renée, se +sentant défaillir, enfonçait la tête dans le capiton du coupé, pour ne +pas être vue, une rumeur grandit, courut le long de la file des +voitures. + +Sur les trottoirs, les piétons s'arrêtaient, se retournaient, la bouche +ouverte, suivant des yeux quelque chose qui approchait. Il y eut un +bruit de roues plus vif, les équipages s'écartèrent respectueusement, et +deux piqueurs parurent, vêtus de vert, avec des calottes rondes sur +lesquelles sautaient des glands d'or, dont les fils retombaient en +nappe. Ils couraient, un peu penchés, au trot de leurs grands chevaux +bais. Derrière eux, ils laissaient un vide. Alors dans ce vide, +l'empereur parut. + +Il était au fond d'un landau, seul sur la banquette. + +Vêtu de noir, avec sa redingote boutonnée jusqu'au menton, il avait un +chapeau très haut de forme, légèrement incliné, et dont la soie luisait. +En face de lui, occupant l'autre banquette, deux messieurs, mis avec +cette élégance correcte qui était bien vue aux Tuileries, restaient +graves, les mains sur les genoux, de l'air muet de deux invités de noce +promenés au milieu de la curiosité d'une foule. + +Renée trouva l'empereur vieilli. Sous les grosses moustaches cirées, la +bouche s'ouvrait plus mollement. + +Les paupières s'alourdissaient au point de couvrir à demi l'oeil éteint, +dont le gris jaune se brouillait davantage. Et le nez seul gardait +toujours son arête sèche dans le visage vague. + +Cependant, tandis que les dames des voitures souriaient discrètement, +les piétons se montraient le prince. + +Un gros homme affirmait que l'empereur était le monsieur qui tournait le +dos au cocher, à gauche. Quelques mains se levèrent pour saluer. Mais +Saccard, qui avait retiré son chapeau, avant même que les piqueurs +eussent passé, attendit que la voiture impériale se trouvât juste en +face de lui, et alors il cria de sa grosse voix provençale: + +--Vive l'empereur! + +L'empereur, surpris, se tourna, reconnut sans doute l'enthousiaste, +rendit le salut en souriant. Et tout disparut dans le soleil, les +équipages se refermèrent, Renée n'aperçut plus, au-dessus des crinières, +entre les dos des laquais, que les calottes vertes des piqueurs, qui +sautaient avec leurs glands d'or. + +Elle resta un moment les yeux grands ouverts, pleins de cette +apparition, qui lui rappelait une autre heure de sa vie. + +Il lui semblait que l'empereur, en se mêlant à la file des voitures, +venait d'y mettre le dernier rayon nécessaire, et de donner un sens à ce +défilé triomphal. Maintenant, c'était une gloire. Toutes ces roues, tous +ces hommes décorés, toutes ces femmes étalées languissamment s'en +allaient dans l'éclair et le roulement du landau impérial. + +Cette sensation devint si aiguë et si douloureuse, que la jeune femme +éprouva l'impérieux besoin d'échapper à ce triomphe, à ce cri de Saccard +qui lui sonnait encore aux oreilles, à cette vue du père et du fils, les +bras unis, causant et marchant à petits pas. Elle chercha, les mains sur +la poitrine, comme brûlée par un feu intérieur; et ce fut avec une +soudaine espérance de soulagement, de fraîcheur salutaire qu'elle se +pencha et dit au cocher: + +--A l'hôtel Béraud! + +La cour avait sa froideur de cloître, Renée fit le tour des arcades, +heureuse de l'humidité qui lui tombait sur les épaules. Elle s'approcha +de l'auge verte de mousse, polie sur les bords par l'usure; elle regarda +la tête de lion à demi effacée, la gueule entrouverte, qui jetait un +filet d'eau par un tube de fer. Que de fois elle et Christine avaient +pris cette tête entre leurs bras de gamines, pour se pencher, pour +arriver jusqu'au filet d'eau, dont elles aimaient à sentir le +jaillissement glacé sur leurs petites mains. Puis elle monta le grand +escalier silencieux, elle aperçut son père au fond de l'enfilade des +vastes pièces; il redressait sa haute taille, il s'enfonçait lentement +dans l'ombre de la vieille demeure, de cette solitude hautaine où il +s'était absolument cloîtré depuis la mort de sa soeur; et elle songea +aux hommes du Bois, à cet autre vieillard, au baron Gouraud, qui faisait +rouler sa chair au soleil, sur des oreillers. Elle monta encore, elle +prit les corridors, les escaliers de service, elle fit le voyage de la +chambre des enfants. Quand elle arriva tout en haut, elle trouva la clef +au clou habituel, une grosse clef rouillée, où les araignées avaient +filé leur toile. La serrure jeta un cri plaintif. Que la chambre des +enfants était triste! Elle eut un serrement de coeur à la retrouver si +vide, si grise, si muette. Elle referma la porte de la volière laissée +ouverte, avec la vague idée que ce devait être par cette porte que +s'étaient envolées les joies de son enfance. Devant les jardinières, +pleines encore d'une terre durcie et fendillée comme de la fange sèche, +elle s'arrêta, elle cassa de ses doigts une tige de rhododendron; ce +squelette de plante, maigre et blanc de poussière, était tout ce qu'il +restait de leurs vivantes corbeilles de verdure. Et la natte, la natte +elle-même, déteinte, mangée par les rats, s'étalait avec une mélancolie +de linceul qui attend depuis des années la morte promise. Dans un coin, +au milieu de ce désespoir muet, de cet abandon dont le silence pleurait, +elle retrouva une de ses anciennes poupées; tout le son avait coulé par +un trou, et la tête de porcelaine continuait à sourire de ses lèvres +d'émail, au-dessus de ce corps mou, que des folies de poupée semblaient +avoir épuisé. + +Renée étouffait, au milieu de cet air gâté de son premier âge. Elle +ouvrit la fenêtre, elle regarda l'immense paysage. Là, rien n'était +sali. Elle retrouvait les éternelles joies, les éternelles jeunesses du +grand air. Derrière elle, le soleil devait baisser; elle ne voyait que +les rayons de l'astre à son coucher jaunissant avec des douceurs +infinies ce bout de ville qu'elle connaissait si bien. + +C'était comme une chanson dernière du jour, un refrain de gaieté qui +s'endormait lentement sur toutes choses. + +En bas, l'estacade avait des luisants de flammes fauves, tandis que le +pont de Constantine détachait la dentelle noire de ses cordages de fer +sur la blancheur de ses piliers. Puis, à droite, les ombrages de la +Halle aux vins et du Jardin des plantes faisaient une grande mare, aux +eaux stagnantes et moussues, dont la surface verdâtre allait se noyer +dans les brumes du ciel. A gauche, le quai Henri-IV et le quai de la +Rapée alignaient la même rangée de maisons, ces maisons que les gamines, +vingt ans auparavant, avaient vues là, avec les mêmes taches brunes de +hangars, les mêmes cheminées rougeâtres d'usines. Et, au-dessus des +arbres, le toit ardoisé de la Salpêtrière, bleui par l'adieu du soleil, +lui apparut tout d'un coup comme un vieil ami. Mais ce qui la calmait, +ce qui mettait de la fraîcheur dans sa poitrine, c'étaient les longues +berges grises, c'était surtout la Seine, la géante, qu'elle regardait +venir du bout de l'horizon, droit à elle, comme en ces heureux temps où +elle avait peur de la voir grossir et monter jusqu'à la fenêtre. Elle se +souvenait de leurs tendresses pour la rivière, de leur amour de sa +coulée colossale, de ce frisson de l'eau grondante, s'étalant en nappe à +leurs pieds, s'ouvrant autour d'elles, derrière elles, en deux bras +qu'elles ne voyaient plus, et dont elles sentaient encore la grande et +pure caresse. Elles étaient coquettes déjà, et elles disaient, les jours +de ciel clair, que la Seine avait passé sa belle robe de soie verte, +mouchetée de flammes blanches; et les courants où l'eau frisait +mettaient à la robe des ruches de satin, pendant qu'au loin, au-delà de +la ceinture des ponts, des plaques de lumière étalaient des pans +d'étoffe couleur de soleil. + +Et Renée, levant les yeux, regarda le vaste ciel qui se creusait, d'un +bleu tendre, peu à peu fondu dans l'effacement du crépuscule. Elle +songeait à la ville complice, au flamboiement des nuits du boulevard, +aux après-midi ardents du Bois, aux journées blafardes et crues des +grands hôtels neufs. Puis, quand elle baissa la tête, qu'elle revit d'un +regard le paisible horizon de son enfance, ce coin de cité bourgeoise et +ouvrière où elle rêvait une vie de paix, une amertume dernière lui vint +aux lèvres. Les mains jointes, elle sanglota dans la nuit tombante. + +L'hiver suivant, lorsque Renée mourut d'une méningite aiguë, ce fut son +père qui paya ses dettes. La note de Worms se montait à deux cent +cinquante-sept mille francs. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La curée, by Émile Zola + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CURÉE *** + +***** This file should be named 17553-8.txt or 17553-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17553/ + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La curée + +Author: Émile Zola + +Release Date: January 19, 2006 [EBook #17553] +[Last updated: August 2, 2011] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CURÉE *** + + + + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + + + + + +</pre> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1>Émile Zola</h1> +<h1>LA CURÉE</h1> +<h3>(1872)</h3> +<p><a name="table" id="table"></a></p> +<hr style="width: 65%;" /> +<table summary="table"> +<tr><td> +<a href="#I"><b>I,</b></a> +<a href="#II"><b>II,</b></a> +<a href="#III"><b>III,</b></a> +<a href="#IV"><b>IV,</b></a> +<a href="#V"><b>V,</b></a> +<a href="#VI"><b>VI,</b></a> +<a href="#VII"><b>VII</b></a><br /> +</td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#table">I</a></h2> + + +<p>Au retour, dans l'encombrement des voitures qui rentraient par le bord +du lac, la calèche dut marcher au pas. Un moment, l'embarras devint tel, +qu'il lui fallut même s'arrêter.</p> + +<p>Le soleil se couchait dans un ciel d'octobre, d'un gris clair, strié à +l'horizon de minces nuages. Un dernier rayon, qui tombait des massifs +lointains de la cascade, enfilait la chaussée, baignant d'une lumière +rousse et pâlie la longue suite des voitures devenues immobiles.</p> + +<p>Les lueurs d'or, les éclairs vifs que jetaient les roues semblaient +s'être fixés le long des réchampis jaune paille de la calèche, dont les +panneaux gros bleu reflétaient des coins du paysage environnant. Et, +plus haut, en plein dans la clarté rousse qui les éclairait +par-derrière, et qui faisait luire les boutons de cuivre de leurs +capotes à demi pliées, retombant du siège, le cocher et le valet de +pied, avec leur livrée bleu sombre, leurs culottes mastic et leurs +gilets rayés noir et jaune, se tenaient raides, graves et patients, +comme des laquais de bonne maison qu'un embarras de voitures ne parvient +pas à fâcher.</p> + +<p>Leurs chapeaux, ornés d'une cocarde noire, avaient une grande dignité. +Seuls, les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d'impatience.</p> + +<p>—Tiens, dit Maxime, Laure d'Aurigny, là-bas, dans ce coupé.... Vois +donc, Renée.</p> + +<p>Renée se souleva légèrement, cligna les yeux, avec cette moue exquise +que lui faisait faire la faiblesse de sa vue.</p> + +<p>—Je la croyais en fuite, dit-elle.... Elle a changé la couleur de ses +cheveux, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, reprit Maxime en riant, son nouvel amant déteste le rouge.</p> + +<p>Renée, penchée en avant, la main appuyée sur la portière basse de la +calèche, regardait, éveillée du rêve triste qui, depuis une heure, la +tenait silencieuse, allongée au fond de la voiture, comme dans une +chaise longue de convalescente. Elle portait, sur une robe de soie +mauve, à tabliers et à tunique, garnie de larges volants plissés, un +petit paletots de drap blanc, aux revers de velours mauve, qui lui +donnait un grand air de crânerie? Ses étranges cheveux fauve pâle, dont +la couleur rappelait celle du beurre fin, étaient à peine cachés par un +mince chapeau orné d'une touffe de roses du Bengale. Elle continuait à +cligner des yeux, avec sa mine de garçon impertinent, son front pur +traversé d'une grande ride, sa bouche, dont la lèvre supérieure +avançait, ainsi que celle des enfants boudeurs. Puis, comme elle voyait +mal, elle prit son binocle, un binocle d'homme, à garniture d'écaille, +et, le tenant à la main sans se le poser sur le nez, elle examina la +grosse Laure d'Aurigny tout à son aise, d'un air parfaitement calme.</p> + +<p>Les voitures n'avançaient toujours pas. Au milieu des taches unies, de +teinte sombre, que faisait la longue file des coupés, fort nombreux au +Bois par cet après-midi d'automne, brillaient le coin d'une glace, le +mors d'un cheval, la poignée argentée d'une lanterne, les galons d'un +laquais haut placé sur son siège. Çà et là, dans un landau découvert, +éclatait un bout d'étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou +velours. Il était peu à peu tombé un grand silence sur tout ce tapage +éteint, devenu immobile. On entendait, du fond des voitures, les +conversations des piétons. Il y avait des échanges de regards muets, de +portières à portières; et personne ne causait plus, dans cette attente +que coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabot +impatient d'un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois se mouraient.</p> + +<p>Malgré la saison avancée, tout Paris était là: la duchesse de Sternich, +en huit-ressorts; Mme de Lauwerens, en victoria très correctement +attelée; la baronne de Meinhold, dans un ravissant cab bai-brun; la +comtesse Vanska, avec ses poneys pie; Mme Daste, et ses fameux stappers +noirs; Mme de Guende et Mme Teissière, en coupé; la petite Sylvia, dans +un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec sa livrée +antique et solennelle; Selim pacha, avec son fez et sans son gouverneur; +la duchesse de Rozan, en coupé égoïste, avec sa livrée poudrée à blanc; +M. le comte de Chibray, en dog-cart; M. Simpson, en mail de la plus +belle tenue; toute la colonie américaine. Enfin deux académiciens, en +fiacre.</p> + +<p>Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la +file se mit bientôt à rouler doucement.</p> + +<p>Ce fut comme un réveil. Mille clartés dansantes s'allumèrent, des +éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent +des harnais secoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les +arbres, de larges reflets de glace qui couraient. Ce pétillement des +harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels +brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient +les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches +débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement +sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, +dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d'un seul +jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres +après elles.</p> + +<p>Renée avait cédé à la secousse légère de la calèche se remettant en +marche, et, laissant tomber son binocle, s'était de nouveau renversée à +demi sur les coussins.</p> + +<p>Elle attira frileusement à elle un coin de la peau d'ours qui emplissait +l'intérieur de la voiture d'une nappe de neige soyeuse. Ses mains +gantées se perdirent dans la douceur des longs poils frisés. Une brise +se levait. Le tiède après-midi d'octobre, qui, en donnant au Bois un +regain de printemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voiture +découverte, menaçait de se terminer par une soirée d'une fraîcheur +aiguë.</p> + +<p>Un moment, la jeune femme resta pelotonnée, retrouvant la chaleur de +son coin, s'abandonnant au bercement voluptueux de toutes ces roues qui +tournaient devant elle. Puis, levant la tête vers Maxime, dont les +regards déshabillaient tranquillement les femmes étalées dans les coupés +et dans les landaus voisins:</p> + +<p>—Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie, cette Laure +d'Aurigny? Vous en faisiez un éloge, l'autre jour, lorsqu'on a annoncé +la vente de ses diamants!...</p> + +<p>A propos, tu n'as pas vu la rivière et l'aigrette que ton père m'a +achetées à cette vente?</p> + +<p>—Certes, il fait bien les choses, dit Maxime sans répondre, avec un +rire méchant. Il trouve moyen de payer les dettes de Laure et de donner +des diamants à sa femme.</p> + +<p>La jeune femme eut un léger mouvement d'épaules.</p> + +<p>—Vaurien! murmura-t-elle en souriant.</p> + +<p>Mais le jeune homme s'était penché, suivant des yeux une dame dont la +robe verte l'intéressait. Renée avait reposé sa tête, les yeux +demi-clos, regardant paresseusement des deux côtés de l'allée, sans +voir. A droite, filaient doucement des taillis, des futaies basses, aux +feuilles roussies, aux branches grêles; par instants, sur la voie +réservée aux cavaliers, passaient des messieurs à la taille mince, dont +les montures, dans leur galop, soulevaient de petites fumées de sable +fin. A gauche, au bas des étroites pelouses qui descendent, coupées de +corbeilles et de massifs, le lac dormait, d'une propreté de cristal, +sans une écume, comme taillé nettement sur ses bords par la bêche des +jardiniers; et, de l'autre côté de ce miroir clair, les deux îles, entre +lesquelles le pont qui les joint faisait une barre grise, dressaient +leurs falaises aimables, alignaient sur le ciel pâle les lignes +théâtrales de leurs sapins, de leurs arbres aux feuillages persistants, +dont l'eau reflétait les verdures noires, pareilles à des franges de +rideaux savamment drapées au bord de l'horizon. Ce coin de nature, ce +décor qui semblait fraîchement peint, baignait dans une ombre légère, +dans une vapeur bleuâtre qui achevait de donner aux lointains un charme +exquis, un air d'adorable fausseté.</p> + +<p>Sur l'autre rive, le Chalet des Iles, comme verni de la veille, avait +des luisants de joujou neuf; et ces rubans de sable jaune, ces étroites +allées de jardin, qui serpentent dans les pelouses et tournent autour du +lac, bordées de branches de fonte imitant des bois rustiques, +tranchaient plus étrangement, à cette heure dernière, sur le vert +attendri de l'eau et du gazon.</p> + +<p>Accoutumée aux grâces savantes de ces points de vue, Renée, reprise par +ses lassitudes, avait baissé complètement les paupières, ne regardant +plus que ses doigts minces qui enroulaient sur leurs fuseaux les longs +poils de la peau d'ours. Mais il y eut une secousse dans le trot +régulier de la file des voitures. Et, levant la tête, elle salua deux +jeunes femmes couchées côte à côte, avec une langueur amoureuse, dans un +huit-ressorts qui quittait à grand fracas le bord du lac pour s'éloigner +par une allée latérale. Mme la marquise d'Espanet, dont le mari, alors +aide de camp de l'empereur, venait de se rallier bruyamment, au scandale +de la vieille noblesse boudeuse, était une des plus illustres mondaines +du Second Empire; l'autre, Mme Haffner, avait épousé un fameux +industriel de Colmar, vingt fois millionnaire, et dont l'Empire faisait +un homme politique. Renée, qui avait connu en pension les deux +inséparables, comme on les nommait d'un air fin, les appelait Adeline et +Suzanne, de leurs petits noms. Et, comme, après leur avoir souri, elle +allait se pelotonner de nouveau, un rire de Maxime la fit se tourner.</p> + +<p>—Non, vraiment, je suis triste, ne ris pas, c'est sérieux, dit-elle en +voyant le jeune homme qui la contemplait railleusement, en se moquant de +son attitude penchée.</p> + +<p>Maxime prit une voix drôle.</p> + +<p>—Nous aurions de gros chagrins, nous serions jalouse!</p> + +<p>Elle parut toute surprise.</p> + +<p>—Moi! dit-elle. Pourquoi jalouse?</p> + +<p>Puis elle ajouta, avec sa moue de dédain, comme se souvenant:</p> + +<p>—Ah! oui, la grosse Laure! Je n'y pense guère, va.</p> + +<p>Si Aristide, comme vous voulez tous me le faire entendre, a payé les +dettes de cette fille et lui a évité ainsi un voyage à l'étranger, c'est +qu'il aime l'argent moins que je ne le croyais. Cela va le remettre en +faveur auprès des dames.... Le cher homme, je le laisse bien libre.</p> + +<p>Elle souriait, elle disait «le cher homme», d'un ton plein d'une +indifférence amicale. Et subitement, redevenue très triste, promenant +autour d'elle ce regard désespéré des femmes qui ne savent à quel +amusement se donner, elle murmura:</p> + +<p>—Oh! je voudrais bien.... Mais non, je ne suis pas jalouse, pas jalouse +du tout.</p> + +<p>Elle s'arrêta, hésitante.</p> + +<p>—Vois-tu! je m'ennuie, dit-elle enfin d'une voix brusque.</p> + +<p>Alors elle se tut, les lèvres pincées. La file des voitures passait +toujours le long du lac, d'un trot égal, avec un bruit particulier de +cataracte lointaine. Maintenant, à gauche, entre l'eau et la chaussée, +se dressaient des petits bois d'arbres verts, aux troncs minces et +droit, qui formaient de curieux faisceaux de colonnettes. A droite, les +taillis, les futaies basses avaient cessé; le Bois s'était ouvert en +larges pelouses, en immenses tapis d'herbe, plantés çà et là d'un +bouquet de grands arbres; les nappes vertes se suivaient, avec des +ondulations légères, jusqu'à la Porte de la Muette, dont on apercevait +très loin la grille basse, pareille à un bout de dentelle noire tendu au +ras du sol; et, sur les pentes, aux endroits où les ondulations se +creusaient, l'herbe était toute bleue. Renée regardait, les yeux fixes, +comme si cet agrandissement de l'horizon, ces prairies molles, trempées +par l'air du soir, lui eussent fait sentir plus vivement le vide de son +être.</p> + +<p>Au bout d'un silence, elle répéta, avec l'accent d'une colère sourde:</p> + +<p>—Oh! je m'ennuie, je m'ennuie à mourir.</p> + +<p>—Sais-tu que tu n'es pas gaie, dit tranquillement Maxime. Tu as tes +nerfs, c'est sûr.</p> + +<p>La jeune femme se rejeta au fond de la voiture.</p> + +<p>—Oui, j'ai mes nerfs, répondit-elle sèchement.</p> + +<p>Puis elle se fit maternelle.</p> + +<p>—Je deviens vieille, mon cher enfant; j'aurai trente ans bientôt. C'est +terrible. Je ne prends de plaisir à rien.... A vingt ans, tu ne peux +savoir....</p> + +<p>—Est-ce que c'est pour te confesser que tu m'as emmené? interrompit le +jeune homme. Ce serait diablement long.</p> + +<p>Elle accueillit cette impertinence avec un faible sourire, comme une +boutade d'enfant gâté à qui tout est permis.</p> + +<p>—Je te conseille de te plaindre, continua Maxime; tu dépenses plus de +cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un hôtel +splendide, tu as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les +journaux parlent de chacune de tes robes nouvelles comme d'un événement +de la dernière gravité; les femmes te jalousent, les hommes donneraient +dix ans de leur vie pour te baiser le bout des doigts.... Est-ce vrai? +Elle fit, de la tête, un signe affirmatif, sans répondre.</p> + +<p>Les yeux baissés, elle s'était remise à friser les poils de la peau +d'ours.</p> + +<p>—Va, ne sois pas modeste, poursuivit Maxime; avoue carrément que tu es +une des colonnes du Second Empire. Entre nous, on peut se dire de ces +choses-là.</p> + +<p>Partout, aux Tuileries, chez les ministres, chez les simples +millionnaires, en bas et en haut, tu règnes en souveraine. Il n'y a pas +de plaisir où tu n'aies mis les deux pieds, et si j'osais, si le respect +que je te dois ne me retenait pas, je dirais....</p> + +<p>Il s'arrêta quelques secondes, riant; puis il acheva cavalièrement sa +phrase.</p> + +<p>—Je dirais que tu as mordu à toutes les pommes.</p> + +<p>Elle ne sourcilla pas.</p> + +<p>—Et tu t'ennuies! reprit le jeune homme avec une vivacité comique. Mais +c'est un meurtre!... Que veux-tu! Que rêves-tu donc!?</p> + +<p>Elle haussa les épaules, pour dire qu'elle ne savait pas. Bien qu'elle +penchât la tête, Maxime la vit alors si sérieuse, si sombre, qu'il se +tut. Il regarda la file des voitures qui, en arrivant au bout du lac, +s'élargissait, emplissait le large carrefour. Les voitures, moins +serrées, tournaient avec une grâce superbe; le trot plus rapide des +attelages sonnait hautement sur la terre dure.</p> + +<p>La calèche, en faisant le grand tour pour prendre la file, eut une +oscillation qui pénétra Maxime d'une volupté vague. Alors, cédant à +l'envie d'accabler Renée:</p> + +<p>—Tiens, dit-il, tu mériterais d'aller en fiacre! Ce serait bien +fait!... Eh! regarde ce monde qui rentre à Paris, ce monde qui est à tes +genoux. On te salue comme une reine, et peu s'en faut que ton bon ami, +M. de Mussy, ne t'envoie des baisers.</p> + +<p>En effet, un cavalier saluait Renée. Maxime avait parlé d'un ton +hypocritement moqueur. Mais Renée se tourna à peine, haussa les épaules. +Cette fois, le jeune homme eut un geste désespéré.</p> + +<p>—Vrai, dit-il, nous en sommes là!?... Mais, bon Dieu! tu as tout, que +veux-tu encore?</p> + +<p>Renée leva la tête. Elle avait dans les yeux une clarté chaude, un +ardent besoin de curiosité inassouvie.</p> + +<p>—Je veux autre chose, répondit-elle à demi-voix.</p> + +<p>—Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autre chose, ce n'est +rien.... Quoi, autre chose?</p> + +<p>—Quoi? répéta-t-elle....</p> + +<p>Et elle ne continua pas. Elle s'était tout à fait tournée, elle +contemplait l'étrange tableau qui s'effaçait derrière elle. La nuit +était presque venue; un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. +Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l'eau, +s'arrondissait, pareil à une immense plaque d'étain; aux deux bords, les +bois d'arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de +la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de +colonnades violâtres, dessinant de leur architecture régulière les +courbes étudiées des rives; puis, au fond, des massifs montaient, de +grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l'horizon. +Il y avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher de +soleil à demi éteint qui n'enflammait qu'un bout de l'immensité grise. +Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue +si singulièrement plat, le creux du ciel s'ouvrait, infini, plus profond +et plus large. Ce grand morceau de ciel, sur ce petit coin de nature, +avait un frisson, une tristesse vague; et il tombait de ces hauteurs +pâlissantes une telle mélancolie d'automne, une nuit si douce et si +navrée, que le Bois, peu à peu enveloppé dans un linceul d'ombre, +perdait ses grâces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des +forêts. Le trot des équipages, dont les ténèbres éteignaient les +couleurs vives, s'élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles +et d'eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l'effacement +universel, au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de +promenade se détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du +couchant. Et l'on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de +toile jaune, élargi démesurément.</p> + +<p>Renée, dans ses satiétés, éprouva une singulière sensation de désirs +inavouables, à voir ce paysage qu'elle ne reconnaissait plus, cette +nature si artistement mondaine, et dont la grande nuit frissonnante +faisait un bois sacré, une de ces clairières idéales au fond desquelles +les anciens dieux cachaient leurs amours géantes, leurs adultères et +leurs incestes divins. Et, à mesure que la calèche s'éloignait, il lui +semblait que le crépuscule emportait derrière elle, dans ses voiles +tremblants, la terre du rêve, l'alcôve honteuse et surhumaine où elle +eût enfin assouvi son cœur malade, sa chair lassée.</p> + +<p>Quand le lac et les petits bois, évanouis dans l'ombre, ne furent plus, +au ras du ciel, qu'une barre noire, la jeune femme se retourna +brusquement, et, d'une voix où il y avait des larmes de dépit, elle +reprit sa phrase interrompue:</p> + +<p>—Quoi?... autre chose, parbleu! je veux autre chose. Est-ce que je +sais, moi! Si je savais.... Mais, vois-tu, j'ai assez de bals, assez de +soupers, assez de fêtes comme cela. C'est toujours la même chose. C'est +mortel.... Les hommes sont assommants, oh! oui, assommants....</p> + +<p>Maxime se mit à rire. Des ardeurs perçaient sous les mines +aristocratiques de la grande mondaine. Elle ne clignait plus des +paupières; la ride de son front se creusait durement, sa lèvre d'enfant +boudeur s'avançait, chaude, en quête de ces jouissances qu'elle +souhaitait sans pouvoir les nommer. Elle vit le rire de son compagnon, +mais elle était trop frémissante pour s'arrêter; à demi couchée, se +laissant aller au bercement de la voiture, elle continua par petites +phrases sèches:</p> + +<p>—Certes, oui, vous êtes assommants.... Je ne dis pas cela pour toi, +Maxime, tu es trop jeune.... Mais si je te contais combien Aristide m'a +pesé dans les commencements! Et les autres donc! ceux qui m'ont +aimée.... Tu sais, nous sommes deux bons camarades, je ne me gêne pas +avec toi; eh bien, vrai, il y a des jours où je suis tellement lasse de +vivre ma vie de femme riche, adorée, saluée, que je voudrais être une +Laure d'Aurigny, une de ces dames qui vivent en garçon.</p> + +<p>Et, comme Maxime riait plus haut, elle insista:</p> + +<p>—Oui, une Laure d'Aurigny. Ça doit être moins fade, moins toujours la +même chose.</p> + +<p>Elle se tut quelques instants, comme pour s'imaginer la vie qu'elle +mènerait, si elle était Laure. Puis, d'un ton découragé:</p> + +<p>—Après tout, reprit-elle, ces dames doivent avoir leurs ennuis, elles +aussi. Rien n'est drôle, décidément.</p> + +<p>C'est à mourir.... Je le disais bien, il faudrait autre chose; tu +comprends, moi, je ne devine pas; mais autre chose, quelque chose qui +n'arrivât à personne, qu'on ne rencontrât pas tous les jours, qui fût +une jouissance rare, inconnue.</p> + +<p>Sa voix s'était ralentie. Elle prononça ces derniers mots, cherchant, +s'abandonnant à une rêverie profonde.</p> + +<p>La calèche montait alors l'avenue qui conduit à la sortie du Bois. +L'ombre croissait; les taillis couraient, aux deux bords, comme des murs +grisâtres; les chaises de fonte, peintes en jaune, où s'étale, par les +beaux soirs, la bourgeoisie endimanchée, filaient le long des trottoirs, +toutes vides, ayant la mélancolie noire de ces meubles de jardin que +l'hiver surprend; et le roulement, le bruit sourd et cadencé des +voitures qui rentraient passait comme une plainte triste, dans l'allée +déserte.</p> + +<p>Sans doute Maxime sentit tout le mauvais ton qu'il y avait à trouver la +vie drôle. S'il était encore assez jeune pour se livrer à un élan +d'heureuse admiration, il avait un égoïsme trop large, une indifférence +trop railleuse, il éprouvait déjà trop de lassitude réelle, pour ne pas +se déclarer écœuré, blasé, fini. D'ordinaire, il mettait quelque gloire +à cet aveu.</p> + +<p>Il s'allongea comme Renée, il prit une voix dolente.</p> + +<p>—Tiens! tu as raison, dit-il; c'est crevant. Va, je ne m'amuse guère +plus que toi; j'ai souvent aussi rêvé autre chose.... Rien n'est bête +comme de voyager.</p> + +<p>Gagner de l'argent, j'aime encore mieux en manger, quoique ce ne soit +pas toujours aussi amusant qu'on se l'imagine d'abord. Aimer, être +aimé, on en a vite plein le dos, n'est-ce pas?... Ah! oui, on en a plein +le dos!...</p> + +<p>La jeune femme ne répondant pas, il continua, pour la surprendre par une +grosse impiété:</p> + +<p>—Moi, je voudrais être aimé par une religieuse.</p> + +<p>Hein, ce serait peut-être drôle!... Tu n'as jamais fait le rêve, toi, +d'aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre un crime?</p> + +<p>Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu'elle se taisait toujours, +crut qu'elle ne l'écoutait pas. La nuque appuyée contre le bord +capitonné de la calèche, elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle +songeait, inerte, livrée aux rêves qui la tenaient ainsi affaissée, et, +par moments, de légers battements nerveux agitaient ses lèvres. Elle +était mollement envahie par l'ombre du crépuscule; tout ce que cette +ombre contenait d'indécise tristesse, de discrète volupté, d'espoir +inavoué la pénétrait, la baignait dans une sorte d'air alangui et +morbide. Sans doute, tandis qu'elle regardait fixement le dos rond du +valet de pied assis sur le siège, elle pensait à ces joies de la veille, +à ces fêtes qu'elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus; elle +voyait sa vie passée, le contentement immédiat de ses appétits, +l'écœurement du luxe, la monotonie écrasante des mêmes tendresses et +des mêmes trahisons. Puis, comme une espérance, se levait en elle, avec +des frissons de désir, l'idée de cet «autre chose» que son esprit tendu +ne pouvait trouver. Là, sa rêverie s'égarait. Elle faisait un effort, +mais toujours le mot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se +perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de +la calèche était une hésitation de plus qui l'empêchait de formuler son +envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que +l'ombre endormait aux deux bords de l'allée, de ce bruit de roues et de +cette oscillation molle qui l'emplissait d'une torpeur délicieuse. Mille +petits souilles lui passaient sur la chair: +songeries inachevées, voluptés innommées, souhaits confus, tout ce qu'un +retour du Bois, à l'heure où le ciel pâlit, peut mettre d'exquis et de +monstrueux dans le cœur lassé d'une femme. Elle tenait ses deux mains +enfouies dans la peau d'ours, elle avait très chaud sous son paletot de +drap blanc, aux revers de velours mauve.</p> + +<p>Comme elle allongeait un pied, pour se détendre dans son bien-être, elle +frôla de sa cheville la jambe tiède de Maxime, qui ne prit même pas +garde à cet attouchement.</p> + +<p>Une secousse la tira de son demi-sommeil. Elle leva la tête, regardant +étrangement de ses yeux gris le jeune homme vautré en toute élégance.</p> + +<p>A ce moment, la calèche sortit du Bois. L'avenue de l'Impératrice +s'allongeait toute droite dans le crépuscule, avec les deux lignes +vertes de ses barrières de bois peint, qui allaient se toucher à +l'horizon. Dans la contre-allée réservée aux cavaliers, un cheval blanc, +au loin, faisait une tache claire trouant l'ombre grise. Il y avait, de +l'autre côté, le long de la chaussée, çà et là, des promeneurs attardés, +des groupes de points noirs, se dirigeant doucement vers Paris. Et tout +en haut, au bout de la traînée grouillante et confuse des voitures, +l'Arc-de-Triomphe, posé de biais, blanchissait sur un vaste pan de ciel +couleur de suie.</p> + +<p>Tandis que la calèche remontait d'un trot plus vif, Maxime, charmé de +l'allure anglaise du paysage, regardait, aux deux côtés de l'avenue, les +hôtels, d'architecture capricieuse, dont les pelouses descendent +jusqu'aux contre-allées; Renée, dans sa songerie, s'amusait à voir, au +bord de l'horizon, s'allumer un à un les becs de gaz de la place de +l'Étoile, et à mesure que ces lueurs vives tachaient le jour mourant de +petites flammes jaunes, elle croyait entendre des appels secrets, il lui +semblait que le Paris flamboyant des nuits d'hiver s'illuminait pour +elle, lui préparait la jouissance inconnue que rêvait son +assouvissement.</p> + +<p>La calèche prit l'avenue de la Reine-Hortense, et vint s'arrêter au bout +de la rue Monceau, à quelques pas du boulevard Malesherbes, devant un +grand hôtel situé entre cour et jardin. Les deux grilles chargées +d'ornements dorés, qui s'ouvraient sur la cour, étaient chacune +flanquées d'une paire de lanternes, en forme d'urnes également +couvertes de dorures, et dans lesquelles flambaient de larges flammes de +gaz. Entre les deux grilles, le concierge habitait un élégant pavillon, +qui rappelait vaguement un petit temple grec.</p> + +<p>Comme la voiture allait entrer dans la cour, Maxime sauta lestement à +terre.</p> + +<p>—Tu sais, lui dit Renée, en le retenant par la main, nous nous mettons +à table à sept heures et demie. Tu as plus d'une heure pour aller +t'habiller. Ne te fais pas attendre.</p> + +<p>Et elle ajouta avec un sourire:</p> + +<p>—Nous aurons les Mareuil.... Ton père désire que tu sois très galant +avec Louise.</p> + +<p>Maxime haussa les épaules.</p> + +<p>—En voilà une corvée! murmura-t-il d'une voix maussade. Je veux bien +épouser, mais faire sa cour, c'est trop bête.... Ah! que tu serais +gentille, Renée, si tu me délivrais de Louise, ce soir.</p> + +<p>Il prit son air drôle, la grimace et l'accent qu'il empruntait à +Lassouche, chaque fois qu'il allait débiter une de ses plaisanteries +habituelles:</p> + +<p>—Veux-tu, belle-maman chérie?</p> + +<p>Renée lui secoua la main comme à un camarade. Et d'un ton rapide, avec +une audace nerveuse de raillerie:</p> + +<p>—Eh! si je n'avais pas épousé ton père, je crois que tu me ferais la +cour.</p> + +<p>Le jeune homme dut trouver cette idée très comique, car il avait déjà +tourné le coin du boulevard Malesherbes qu'il riait encore.</p> + +<p>La calèche entra et vint s'arrêter devant le perron.</p> + +<p>Ce perron, aux marches larges et basses, était abrité par une vaste +marquise vitrée, bordée d'un lambrequin à franges et à glands d'or. Les +deux étages de l'hôtel s'élevaient sur des offices, dont on apercevait, +presque au ras du sol, les soupiraux carrés garnis de vitres dépolies. +En haut du perron, la porte du vestibule avançait, flanquée de maigres +colonnes prises dans le mur, formant ainsi une sorte d'avant-corps percé +à chaque étage d'une baie arrondie, et montant jusqu'au toit, où il se +terminait par un delta. De chaque côté, les étages avaient cinq +fenêtres, régulièrement alignées sur la façade, entourées d'un simple +cadre de pierre. Le toit, mansardé, était taillé carrément, à larges +pans presque droits.</p> + +<p>Mais, du côté du jardin, la façade était autrement somptueuse. Un perron +royal conduisait à une étroite terrasse qui régnait tout le long du +rez-de-chaussée; la rampe de cette terrasse, dans le style des grilles +du parc Monceau, était encore plus chargée d'or que la marquise et les +lanternes de la cour. Puis l'hôtel se dressait, ayant aux angles deux +pavillons, deux sortes de tours engagées à demi dans le corps du +bâtiment, et qui ménageaient à l'intérieur des pièces rondes. Au milieu, +une autre tourelle, plus enfoncée, se renflait légèrement. Les fenêtres, +hautes et minces pour les pavillons, espacées davantage et presque +carrées sur les parties plates de la façade, avaient, au +rez-de-chaussée, des balustrades de pierre, et des rampes de fer forgé +et doré aux étages supérieurs. C'était un étalage, une profusion, un +écrasement de richesses. L'hôtel disparaissait sous les sculptures. +Autour des fenêtres, le long des corniches, couraient des enroulements +de rameaux et de fleurs; il y avait des balcons pareils à des corbeilles +de verdure, que soutenaient de grandes femmes nues, les hanches tordues, +les pointes des seins en avant; puis, çà et là, étaient collés des +écussons de fantaisie, des grappes, des roses, toutes les efflorescences +possibles de la pierre et du marbre. A mesure que l'œil montait, +l'hôtel fleurissait davantage.</p> + +<p>Autour du toit, régnait une balustrade sur laquelle étaient posées, de +distance en distance, des urnes où des flammes de pierre flambaient. Et +là, entre les œils-de-bœuf des mansardes, qui s'ouvraient dans un +fouillis incroyable de fruits et de feuillages, s'épanouissaient les +pièces capitales de cette décoration étonnante, les frontons des +pavillons, au milieu desquels reparaissaient les grandes femmes nues, +jouant avec des pommes, prenant des poses, parmi des poignées de jonc. +Le toit, chargé de ces ornements, surmonté encore de galeries de plomb +découpées, de deux paratonnerres et de quatre énormes cheminées +symétriques, sculptées comme le reste, semblait être le bouquet de ce +feu d'artifice architectural.</p> + +<p>A droite, se trouvait une vaste serre, scellée au flanc même de l'hôtel, +communiquant avec le rez-de-chaussée par la porte-fenêtre d'un salon. Le +jardin, qu'une grille basse, masquée par une haie, séparait du parc +Monceau, avait une pente assez forte. Trop petit pour l'habitation, si +étroit qu'une pelouse et quelques massifs d'arbres verts l'emplissaient, +il était simplement comme une butte, comme un socle de verdure, sur +lequel se campait fièrement l'hôtel en toilette de gala. A la voir du +parc, au-dessus de ce gazon propre, de ces arbustes dont les feuillages +vernis luisaient, cette grande bâtisse, neuve encore et toute blafarde, +avait la face blême, l'importance riche et sotte d'une parvenue, avec +son lourd chapeau d'ardoises, ses rampes dorées, son ruissellement de +sculptures. C'était une réduction du nouveau Louvre, un des échantillons +les plus caractéristiques du style Napoléon III, ce Bâtard opulent de +tous les styles. Les soirs d'été, lorsque le soleil oblique allumait +l'or des rampes sur la façade blanche, les promeneurs du parc +s'arrêtaient, regardaient les rideaux de soie rouge drapés aux fenêtres +du rez-de-chaussée; et, au travers des glaces si larges et si claires +qu'elles semblaient, comme les glaces des grands magasins modernes, +mises là pour étaler au-dehors le faste intérieur, ces familles de +petits bourgeois apercevaient des coins de meubles, des bouts d'étoffes, +des morceaux de plafonds d'une richesse éclatante, dont la vue les +clouait d'admiration et d'envie au beau milieu des allées.</p> + +<p>Mais, à cette heure, l'ombre tombait des arbres, la façade dormait. De +l'autre côté, dans la cour, le valet de pied avait respectueusement aidé +Renée à descendre de voiture. Les écuries, à bandes de briques rouges, +ouvraient, à droite, leurs larges portes de chêne bruni, au fond d'un +hangar vitré. A gauche, comme pour faire pendant, il y avait, collée au +mur de la maison voisine, une niche très ornée, dans laquelle une nappe +d'eau coulait perpétuellement d'une coquille que deux Amours tenaient à +bras tendus. La jeune femme resta un instant au bas du perron, donnant +de légères tapes à sa jupe, qui ne voulait point descendre. La cour, que +venaient de traverser les bruits de l'attelage, reprit sa solitude, son +silence aristocratique, coupé par l'éternelle chanson de la nappe d'eau. +Et seules encore, dans la masse noire de l'hôtel, où le premier des +grands dîners de l'automne allait bientôt allumer ses lustres, les +fenêtres basses flambaient, toutes braisillantes, jetant sur le petit +pavé de la cour, régulier et net comme un damier, des lueurs vives +d'incendie.</p> + +<p>Comme Renée poussait la porte du vestibule, elle se trouva en face du +valet de chambre de son mari, qui descendait aux offices, tenant une +bouilloire d'argent.</p> + +<p>Cet homme était superbe, tout de noir habillé, grand, fort, la face +blanche, avec les favoris corrects d'un diplomate anglais, l'air grave +et digne d'un magistrat.</p> + +<p>—Baptiste, demanda la jeune femme, monsieur est-il rentré?</p> + +<p>—Oui, madame, il s'habille, répondit le valet avec une inclination de +tête que lui aurait enviée un prince saluant la foule.</p> + +<p>Renée monta lentement l'escalier en retirant ses gants.</p> + +<p>Le vestibule était d'un grand luxe. En entrant, on éprouvait une légère +sensation d'étouffement. Les tapis épais qui couvraient le sol et qui +montaient les marches, les larges tentures de velours rouge qui +masquaient les murs et les portes, alourdissaient l'air d'un silence, +d'une senteur tiède de chapelle. Les draperies tombaient de haut, et le +plafond, très élevé, était orné de rosaces saillantes, posées sur un +treillis de baguettes d'or: l'escalier, dont la double balustrade de +marbre blanc avait une rampe de velours rouge, s'ouvrait en deux +branches, légèrement tordues, et entre lesquelles se trouvait, au fond, +la porte du grand salon. Sur le premier palier, une immense glace tenait +tout le mur. En bas, au pied des branches de l'escalier, sur des socles +de marbre, deux femmes de bronze doré, nues jusqu'à la ceinture, +portaient de grands lampadaires à cinq becs, dont les clartés vives +étaient adoucis par des globes de verre dépoli. Et, des deux côtés, +s'alignaient d'admirables pots de majolique, dans lesquels fleurissaient +des plantes rares.</p> + +<p>Renée montait, et, à chaque marche, elle grandissait dans la glace; elle +se demandait, avec ce doute des actrices les plus applaudies, si elle +était vraiment délicieuse, comme on le lui disait.</p> + +<p>Puis, quand elle fut dans son appartement, qui était au premier étage, +et dont les fenêtres donnaient sur le parc Monceau, elle sonna Céleste, +sa femme de chambre, et se fit habiller pour le dîner. Cela dura cinq +bons quarts d'heure. Lorsque la dernière épingle eut été posée, comme il +faisait très chaud dans la pièce, elle ouvrit une fenêtre, s'accouda, +s'oublia. Derrière elle, Céleste tournait discrètement, rangeant un à un +les objets de toilette.</p> + +<p>En bas dans le parc, une mer d'ombre roulait. Les masses couleur d'encre +des hauts feuillages secoués par de brusques rafales avaient un large +balancement de flux et de reflux, avec ce bruit de feuilles sèches qui +rappelle l'égouttement des vagues sur une plage de cailloux.</p> + +<p>Seuls, rayant par instants ce remous de ténèbres, les deux yeux jaune +d'or d'une voiture paraissaient et disparaissaient entre les massifs, le +long de la grande allée qui va de l'avenue de la Reine-Hortense au +boulevard Malesherbes. Renée, en face de ces mélancolies de l'automne, +sentit toutes ses tristesses lui remonter au cœur.</p> + +<p>Elle se revit enfant dans la maison de son père, dans cet hôtel +silencieux de l'île Saint-Louis, où depuis deux siècles les Béraud du +Châtel mettaient leur gravité noire de magistrats. Puis elle songea au +coup de baguette de son mariage, à ce veuf qui s'était vendu pour +l'épouser, et qui avait troqué son nom de Rougon contre ce nom de +Saccard, dont les deux syllabes sèches avaient sonné à ses oreilles, les +premières fois, avec la brutalité de deux râteaux ramassant de l'or; il +la prenait, il la jetait dans cette vie à outrance, où sa pauvre tête se +détraquait un peu plus tous les jours. Alors, elle se mit à rêver, avec +une joie puérile, aux belles parties de raquette qu'elle avait faites +jadis avec sa jeune sœur Christine.</p> + +<p>Et, quelque matin, elle s'éveillerait du rêve de jouissance qu'elle +faisait depuis dix ans, folle, salie par une des spéculations de son +mari, dans laquelle il se noierait lui-même. Ce fut comme un +pressentiment rapide. Les arbres se lamentaient à voix plus haute. +Renée, troublée par ces pensées de honte et de châtiment, céda aux +instincts de vieille et honnête bourgeoisie qui dormaient au fond +d'elle; elle promit à la nuit noire de s'amender, de ne plus tant +dépenser pour sa toilette, de chercher quelque jeu innocent qui pût la +distraire, comme aux jours heureux du pensionnat, lorsque les élèves +chantaient:</p> + +<p>Nous n'irons plus au bois, en tournant doucement sous les platanes.</p> + +<p>A ce moment, Céleste, qui était descendue, rentra et murmura à l'oreille +de sa maîtresse:</p> + +<p>—Monsieur prie madame de descendre. Il y a déjà plusieurs personnes au +salon.</p> + +<p>Renée tressaillit. Elle n'avait pas senti l'air vif qui glaçait ses +épaules. En passant devant son miroir, elle s'arrêta, se regarda d'un +mouvement machinal. Elle eut un sourire involontaire, et descendit.</p> + +<p>En effet, presque tous les convives étaient arrivés. Il y avait en bas +sa sœur Christine, une jeune fille de vingt ans, très simplement mise +en mousseline blanche; sa tante Élisabeth, la veuve du notaire Aubertot, +en satin noir, petite vieille de soixante ans, d'une amabilité exquise; +la sœur de son mari, Sidonie Rougon, femme maigre, doucereuse, sans âge +certain, au visage de cire molle, et que sa robe de couleur éteinte +effaçait encore davantage; puis les Mareuil, le père, M. de Mareuil, qui +venait de quitter le deuil de sa femme, un grand bel homme, vide, +sérieux, ayant une ressemblance frappante avec le valet de chambre +Baptiste, et la fille, cette pauvre Louise, comme on la nommait, une +enfant de dix-sept ans, chétive, légèrement bossue, qui portait avec une +grâce maladive une robe de foulard blanc, à pois rouges; puis tout un +groupe d'hommes graves, gens très décorés, messieurs officiels à têtes +blêmes et muettes, et, plus loin, un autre groupe, des jeunes hommes, +l'air vicieux, le gilet largement ouvert, entourant cinq ou six dames de +haute élégance, parmi lesquelles trônaient les inséparables, la petite +marquise d'Espanet, en jaune, et la blonde Mme Haffner, en violet. M. de +Mussy, ce cavalier au salut duquel Renée n'avait pas répondu, était là +également, avec la mine inquiète d'un amant qui sent venir son congé. +Et, au milieu des longues traînes étalées sur le tapis, deux +entrepreneurs, deux maçons enrichis, les Mignon et Charrier, avec +lesquels Saccard devait terminer une affaire le lendemain, promenaient +lourdement leurs fortes bottes, les mains derrière le dos, crevant dans +leur habit noir.</p> + +<p>Aristide Saccard, debout auprès de la porte, tout en pérorant devant le +groupe des hommes graves, avec son nasillement et sa verve de +méridional, trouvait le moyen de saluer les personnes qui arrivaient. Il +leur serrait la main, leur adressait des paroles aimables. Petit, la +mine chafouine, il se pliait comme une marionnette; et, de toute sa +personne grêle, rusée, noirâtre, ce qu'on voyait le mieux, c'était la +tache rouge du ruban de la Légion d'honneur, qu'il portait très large.</p> + +<p>Quand Renée entra, il y eut un murmure d'admiration.</p> + +<p>Elle était vraiment divine. Sur une première jupe de tulle, garnie, +derrière, d'un flot de volants, elle portait une tunique de satin vert +tendre, bordée d'une haute dentelle d'Angleterre, relevée et attachée +par de grosses touffes de violettes; un seul volant garnissait le devant +de la jupe où des bouquets de violettes, reliés par des guirlandes de +lierre, fixaient une légère draperie de mousseline. Les grâces de la +tête et du corsage étaient adorables, au-dessus de ces jupes d'une +ampleur royale et d'une richesse un peu chargée. Décolletée jusqu'à la +pointe des seins, les bras découverts avec des touffes de violettes sur +les épaules, la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de +tulle et de satin, pareille à une de ces nymphes dont le buste se +dégage des chênes sacrés; et sa gorge blanche, son corps souple, était +déjà si heureux de sa demi-liberté, que le regard s'attendait toujours à +voir peu à peu le corsage et les jupes glisser, comme le vêtement d'une +baigneuse folle de sa chair.</p> + +<p>Sa coiffure haute, ses fins cheveux jaunes retroussés en forme de +casque, et dans lesquels courait une branche de lierre, retenue par un +nœud de violettes, augmentaient encore sa nudité, en découvrant sa +nuque que des poils follets, semblables à des fils d'or, ombraient +légèrement.</p> + +<p>Elle avait, au cou, une rivière à pendeloques, d'une eau admirable, et, +sur le front, une aigrette faite de brins d'argent, constellés de +diamants. Et elle resta ainsi quelques secondes sur le seuil, debout +dans sa toilette magnifique, les épaules moirées par les clartés +chaudes.</p> + +<p>Comme elle avait descendu vite, elle soufflait un peu.</p> + +<p>Ses yeux, que le noir du parc Monceau avait emplis d'ombre, clignaient +devant ce flot brusque de lumière, lui donnaient cet air hésitant des +myopes, qui était chez elle une grâce.</p> + +<p>En l'apercevant, la petite marquise se leva vivement, courut à elle, lui +prit les deux mains; et, tout en l'examinant des pieds à la tête, elle +murmurait d'une voix flûtée:</p> + +<p>—Ah! chère belle, chère belle....</p> + +<p>Cependant, il y eut un grand mouvement, tous les convives vinrent saluer +la belle Mme Saccard, comme on nommait Renée dans le monde. Elle toucha +la main presque à tous les hommes. Puis elle embrassa Christine, en lui +demandant des nouvelles de son père, qui ne venait jamais à l'hôtel du +parc Monceau. Et elle restait debout, souriante, saluant encore de la +tête, les bras mollement arrondis, devant le cercle des dames qui +regardaient curieusement la rivière et l'aigrette.</p> + +<p>La blonde Mme Haffner ne put résister à la tentation; elle s'approcha, +regarda longuement les bijoux, et dit d'une voix jalouse:</p> + +<p>—C'est la rivière et l'aigrette, n'est-ce pas?...</p> + +<p>Renée lit un signe affirmatif. Alors toutes les femmes se répandirent en +éloges; les bijoux étaient ravissants, divins; puis elles en vinrent à +parler, avec une admiration pleine d'envie, de la vente de Laure +d'Aurigny, dans laquelle Saccard les avait achetés pour sa femme; elles +se plaignirent de ce que ces filles enlevaient les plus belles choses, +bientôt il n'y aurait plus de diamants pour les honnêtes femmes. Et, +dans leurs plaintes, perçait le désir de sentir sur leur peau nue un de +ces bijoux que tout Paris avait vus aux épaules d'une impure illustre, +et qui leur conteraient peut-être à l'oreille les scandales des alcôves +où s'arrêtaient si complaisamment leurs rêves de grandes dames. Elles +connaissaient les gros prix, elles citèrent un superbe cachemire, des +dentelles magnifiques. L'aigrette avait coûté quinze mille francs, la +rivière cinquante mille francs. Mme d'Espanet était enthousiasmée par +ces chiffres. Elle appela Saccard, elle lui cria:</p> + +<p>—Venez donc qu'on vous félicite! Voilà un bon mari!</p> + +<p>Aristide Saccard s'approcha, s'inclina, fit de la modestie. Mais son +visage grimaçant trahissait une satisfaction vive. Et il regardait du +coin de l'œil les deux entrepreneurs, les deux maçons enrichis, plantés +à quelques pas, écoutant sonner les chiffres de quinze mille et de +cinquante mille francs, avec un respect visible.</p> + +<p>A ce moment, Maxime, qui venait d'entrer, adorablement pincé dans son +habit noir, s'appuya avec familiarité sur l'épaule de son père, et lui +parla bas, comme à un camarade, en lui désignant les maçons d'un regard. +Saccard eut le sourire discret d'un acteur applaudi.</p> + +<p>Quelques convives arrivèrent encore. Il y avait au moins une trentaine +de personnes dans le salon. Les conversations reprirent; pendant les +moments de silence, on entendait, derrière les murs, des bruits légers +de vaisselle et d'argenterie. Enfin, Baptiste ouvrit une porte à deux +battants, et, majestueusement, il dit la phrase sacramentelle:</p> + +<p>—Madame est servie.</p> + +<p>Alors, lentement, le défilé commença. Saccard donna le bras à la petite +marquise; Renée prit celui d'un vieux monsieur, un sénateur, le baron +Gouraud, devant lequel tout le monde s'aplatissait avec une humilité +grande; quant à Maxime, il l'ut obligé d'offrir son bras à Louise de +Mareuil; puis venait le reste des convives, en procession, et, tout au +bout, les deux entrepreneurs, les mains ballantes.</p> + +<p>La salle à manger était une vaste pièce carrée, dont les boiseries de +poirier noirci et verni montaient à hauteur d'homme, ornées de minces +filets d'or. Les quatre grands panneaux avaient dû être ménagés de façon +à recevoir des peintures de nature morte; mais ils étaient restés vides, +le propriétaire de l'hôtel ayant sans doute reculé devant une dépense +purement artistique. On les avait simplement tendus de velours gros +vert. Les meubles, les rideaux et les portières de même étoffe, +donnaient à la pièce un caractère sobre et grave, calculé pour +concentrer sur la table toutes les splendeurs de la lumière.</p> + +<p>Et, à cette heure, en effet, au milieu du large tapis persan, de teinte +sombre, qui étouffait le bruit des pas, il avait une trentaine de +personnes dans le salon les conversations reprirent sous la clarté crue +du lustre, la table, entourée de chaises dont les dossiers noirs, à +filets d'or, l'encadraient d'une ligne sombre, était comme un autel, +comme une chapelle ardente, où, sur la blancheur éclatante de la nappe, +brûlaient les flammes claires des cristaux et des pièces d'argenterie. +Au-delà des dossiers sculptés, dans une ombre flottante, à peine +apercevait-on les boiseries des murs, un grand buffet bas, des pans de +velours qui traînaient.</p> + +<p>Forcément, les yeux revenaient à la table, s'emplissaient de cet +éblouissement. Un admirable surtout d'argent mat, dont les ciselures +luisaient, en occupait le centre; c'était une bande de jaunes enlevant +des nymphes; et au-dessus du groupe, sortant d'un large cornet, un +énorme bouquet de fleurs naturelles retombait en grappes. Aux deux +bouts, des vases contenaient également des gerbes de fleurs; deux +candélabres, appareillés au groupe du milieu, faits chacun d'un satyre +courant, emportant sur l'un de ses bras une femme pâmée, et tenant de +l'autre une torchère à dix branches, ajoutaient l'éclat de leurs bougies +au rayonnement du lustre central.</p> + +<p>Entre ces pièces principales, les réchauds, grands et petits, +s'alignaient symétriquement, chargés du premier service, flanqués par +des coquilles contenant des hors d'œuvre, séparés par des corbeilles de +porcelaine, des vases de cristal, des assiettes plates, des compotiers +montés, contenant la partie du dessert qui était déjà sur la table. Le +long du cordon des assiettes, l'armée des verres, les carafes d'eau et +de vin, les petites salières, tout le cristal du service était mince et +léger comme de la mousseline, sans une ciselure, et si transparent qu'il +ne jetait aucune ombre. Et le surtout, les grandes pièces semblaient des +fontaines de feu; des éclairs couraient dans le flanc dépoli des +réchauds; les fourchettes, les cuillers, les couteaux à manche de nacre +faisaient des barres de flammes; des arcs-en-ciel allumaient les verres; +et, au milieu de cette pluie d'étincelles, dans cette masse +incandescente, les carafes de vin tachaient de rouge la nappe chauffée à +blanc.</p> + +<p>En entrant, les convives, qui souriaient aux dames qu'ils avaient à leur +bras, eurent une expression de béatitude discrète. Les fleurs mettaient +une fraîcheur dans l'air tiède. Des fumets légers traînaient, mêlés aux +parfums des roses. Et c'était la senteur âpre des écrevisses et l'odeur +aigrelette des citrons qui dominaient.</p> + +<p>Puis, quand tout le monde eut trouvé son nom, écrit sur le revers de la +carte du menu, il y eut un bruit de chaises, un grand froissement de +jupes de soie. Les épaules nues étoilées de diamants, flanquées d'habits +noirs qui en faisaient ressortir la pâleur, ajoutèrent leurs blancheurs +laiteuses au rayonnement de la table. Le service commença, au milieu de +petits sourires échangés entre voisins, dans un demi-silence que ne +coupaient encore que les cliquetis assourdis des cuillers. Baptiste +remplissait les fonctions de maître d'hôtel avec ses attitudes graves de +diplomate; il avait sous ses ordres, outre les deux valets de pied, +quatre aides qu'il recrutait seulement pour les grands dîners. A chaque +mets qu'il enlevait, et qu'il allait découper, au fond de la pièce, sur +une table de service, trois des domestiques faisaient doucement le tour +de la table, un plat à la main, offrant le mets par son nom, à +demi-voix. Les autres versaient les vins, veillaient au pain et aux +carafes. Les relevés et les entrées s'en allèrent et se promenèrent +ainsi lentement, sans que le rire perlé des dames devînt plus aigu.</p> + +<p>Les convives étaient trop nombreux pour que la conversation pût aisément +devenir générale. Cependant, au second service, lorsque les rôtis et les +entremets eurent pris la place des relevés et des entrées, et que les +grands vins de Bourgogne, le Pommard, le Chambertin, succédèrent au +Léoville et au Château-Laffite, le bruit des voix grandit, des éclats de +rire firent tinter les cristaux légers.</p> + +<p>Renée, au milieu de la table, avait, à sa droite le baron Gouraud, à sa +gauche M. Toutin-Laroche, ancien fabricant de bougies, alors conseiller +municipal, directeur du Crédit viticole, membre du conseil de +surveillance de la Société générale des ports du Maroc, homme maigre et +considérable, que Saccard, placé en face, entre Mme d'Espanet et Mme +Haffner, appelait d'une voix flatteuse tantôt «mon cher collègue», et +tantôt «notre grand administrateur». Ensuite venaient les hommes +politiques: M. Hupel de la Noue, un préfet qui passait huit mois de +l'année à Paris; trois députés, parmi lesquels M. Haffner étalait sa +large face alsacienne; puis M. de Saffré, un charmant jeune homme, +secrétaire d'un ministre; M. Michelin, chef du bureau de la voirie; et +d'autres employés supérieurs. M. de Marceuil, candidat perpétuel à la +députation, se carrait en face du préfet, auquel il faisait les yeux +doux. Quant à M. d'Espanet, il n'accompagnait jamais sa femme dans le +monde. Les dames de la famille étaient placées entre les plus marquants +de ces personnages. Saccard avait cependant réservé sa sœur Sidonie, +qu'il avait mise plus loin, entre les deux entrepreneurs, le sieur +Charrier à droite, le sieur Mignon à gauche, comme à un poste de +confiance où il s'agissait de vaincre. Mme Michelin, la femme du chef +de bureau, une jolie brune, toute potelée, se trouvait à côté de M. de +Saffré, avec lequel elle causait vivement à voix basse. Puis, aux deux +bouts de la table, était la jeunesse: des auditeurs au Conseil d'État, +des fils de pères puissants, des petits millionnaires en herbe, M. de +Mussy, qui jetait à Renée des regards désespérés, Maxime, ayant à sa +droite Louise de Mareuil, et dont sa voisine semblait faire la conquête. +Peu à peu, ils s'étaient mis à rire très haut. Ce furent de là que +partirent les premiers éclats de gaieté.</p> + +<p>Cependant, M. Hupel de la Noue demanda galamment:</p> + +<p>—Aurons-nous le plaisir de voir Son Excellence, ce soir!?</p> + +<p>—Je ne crois pas, répondit Saccard d'un air important qui cachait une +contrariété secrète. Mon frère est si occupé!... Il nous a envoyé son +secrétaire, M. de Saffré, pour nous présenter ses excuses.</p> + +<p>Le jeune secrétaire, que Mme Michelin accaparait décidément, leva la +tête en entendant prononcer son nom, et s'écria à tout hasard, croyant +qu'on s'était adressé à lui:</p> + +<p>—Oui, oui, il doit y avoir une réunion des ministres à neuf heures chez +le garde des sceaux.</p> + +<p>Pendant ce temps, M. Toutin-Laroche, qu'on avait interrompu, continuait +gravement, comme s'il eût péroré dans le silence attentif du conseil +municipal:</p> + +<p>—Les résultats sont superbes. Cet emprunt de la Ville restera comme une +des plus belles opérations financières de l'époque. Ah! messieurs....</p> + +<p>Mais, ici, sa voix fut de nouveau couverte par des rires qui éclatèrent +brusquement à l'un des bouts de la table. On entendait, au milieu de ce +souffle de gaieté, la voix de Maxime, qui achevait une anecdote: +«Attendez donc, je n'ai pas fini. La pauvre amazone fut relevée par un +cantonnier. On dit qu'elle lui fait donner une brillante éducation pour +l'épouser plus tard. Elle ne veut pas qu'un homme autre que son mari +puisse se flatter d'avoir vu certain signe noir placé au-dessus de son +genou.» Les rires reprirent de plus belle; Louise riait franchement, +plus haut que les hommes. Et doucement, au milieu de ces rires, comme +sourd, un laquais allongeait en ce moment, entre chaque convive, sa tête +grave et blême, offrant des aiguillettes de canard sauvage, à voix +basse.</p> + +<p>Aristide Saccard fut fâché du peu d'attention qu'on accordait à M. +Toutin-Laroche. Il reprit, pour lui montrer qu'il l'avait écouté:</p> + +<p>—L'emprunt de la Ville....</p> + +<p>Mais M. Toutin-Laroche n'était pas homme à perdre le fil d'une idée:</p> + +<p>—Ah! messieurs, continua-t-il quand les rires jurent calmés, la journée +d'hier a été une grande consolation pour nous, dont l'administration est +en butte à tant d'ignobles attaques. On accuse le Conseil de conduire la +Ville à sa ruine, et, vous le voyez, dès que la Ville ouvre un emprunt, +tout le monde nous apporte son argent, même ceux qui crient.</p> + +<p>—Vous avez fait des miracles, dit Saccard. Paris est devenu la +capitale du monde.</p> + +<p>—Oui, c'est vraiment prodigieux, interrompit</p> + +<p>M. Hupel de la Noue. Imaginez-vous que moi, qui suis un vieux Parisien, +je ne reconnais plus mon Paris. Hier, je me suis perdu pour aller de +l'Hôtel de Ville au Luxembourg. C'est prodigieux, prodigieux!</p> + +<p>Il y eut un silence. Tous les hommes graves écoutaient maintenant.</p> + +<p>—La transformation de Paris, continua M. Toutin-Laroche, sera la gloire +du règne. Le peuple est ingrat, il devrait baiser les pieds de +l'empereur. Je le disais ce matin au Conseil, où l'on parlait du grand +succès de l'emprunt: «Messieurs, laissons dire ces braillards de +l'opposition: bouleverser Paris, c'est le fertiliser.» Saccard sourit en +fermant les yeux, comme pour mieux savourer la finesse du mot. Il se +pencha derrière le dos de Mme d'Espanet, et dit à M. Hupel de la Noue, +assez haut pour être entendu:</p> + +<p>—Il a un esprit adorable.</p> + +<p>Cependant, depuis qu'on parlait des travaux de Paris, le sieur Charrier +tendait le cou, comme pour se mêler à la conversation. Son associé +Mignon n'était occupé que de Mme Sidonie, qui lui donnait fort à faire. +Saccard, depuis le commencement du dîner, surveillait les entrepreneurs +du coin de l'œil.</p> + +<p>—L'administration, dit-il, a rencontré tant de dévouement! Tout le +monde a voulu contribuer à la grande œuvre. Sans les riches compagnies +qui lui sont venues en aide, la Ville n'aurait jamais pu faire si bien +ni si vite.</p> + +<p>Il se tourna, et avec une sorte de brutalité flatteuse:</p> + +<p>—MM. Mignon et Charrier en savent quelque chose, eux qui ont eu leur +part de peine, et qui auront leur part de gloire.</p> + +<p>Les maçons enrichis reçurent béatement cette phrase en pleine poitrine. +Mignon, auquel Mme Sidonie disait en minaudant: «Ah! monsieur, vous me +flattez; non, le rose serait trop jeune pour moi...», la laissa au +milieu de sa phrase pour répondre à Saccard:</p> + +<p>—Vous êtes trop bon, nous avons fait nos affaires.</p> + +<p>Mais Charrier était plus dégrossi! Il acheva son verre de Pommard et +trouva le moyen de faire une phrase:</p> + +<p>—Les travaux de Paris, dit-il, ont fait vivre l'ouvrier.</p> + +<p>—Dites aussi, reprit M. Toutin-Laroche, qu'ils ont donné un magnifique +élan aux affaires financières et industrielles.</p> + +<p>—Et n'oubliez pas le côté artistique; les nouvelles voies sont +majestueuses, ajouta M. Hupel de la Noue, qui se piquait d'avoir du +goût.</p> + +<p>—Oui, oui, c'est un beau travail, murmura M. de Mareuil, pour dire +quelque chose.</p> + +<p>—Quant à la dépense, déclara gravement le député Haffner, qui n'ouvrait +la bouche que dans les grandes occasions, nos enfants la paieront, et +rien ne sera plus juste.</p> + +<p>Et, comme, en disant cela, il regardait M. de Saffré, que la jolie Mme +Michelin semblait bouder depuis un instant, le jeune secrétaire, pour +paraître au courant de ce qu'on disait, répéta:</p> + +<p>—Rien ne sera plus juste, en effet.</p> + +<p>Tout le monde avait dit son mot, dans le groupe que les hommes graves +formaient au milieu de la table.</p> + +<p>M. Michelin, le chef de bureau, souriait, dodelinait de la tête; +c'était, d'ordinaire, sa façon de prendre part à une conversation; il +avait des sourires pour saluer, pour répondre, pour approuver, pour +remercier, pour prendre congé, toute une jolie collection de sourires +qui le dispensaient presque de jamais se servir de la parole, ce qu'il +jugeait sans doute plus poli et plus favorable à son avancement.</p> + +<p>Un autre personnage était également resté muet, le baron Gouraud, qui +mâchait lentement comme un bœuf aux paupières lourdes. Jusque-là, il +avait paru absorbé dans le spectacle de son assiette. Renée, aux petits +soins pour lui, n'en obtenait que de légers grognements de satisfaction. +Aussi lut-on surpris de le voir lever la tête et de l'entendre dire, en +essuyant ses lèvres grasses:</p> + +<p>—Moi qui suis propriétaire, lorsque je fais réparer et décorer un +appartement, j'augmente mon locataire.</p> + +<p>La phrase de M. Haffner: «Nos enfants paieront», avait réussi à +réveiller le sénateur. Tout le monde battit discrètement des mains, et +M. de Saffré s'écria:</p> + +<p>—Ah! charmant, charmant. J'enverrai demain le mot aux journaux.</p> + +<p>—Vous avez bien raison, messieurs, nous vivons dans un bon temps, dit +le sieur Mignon, comme pour conclure, au milieu des sourires et des +admirations que le mot du baron excitait. J'en connais plus d'un qui ont +joliment arrondi leur fortune. Voyez-vous, quand on gagne de l'argent, +tout est beau.</p> + +<p>Ces dernières paroles glacèrent les hommes graves.</p> + +<p>La conversation tomba net, et chacun parut éviter de regarder son +voisin. La phrase du maçon atteignait ces messieurs, roide comme le pavé +de l'ours. Michelin, qui justement contemplait Saccard d'un air +agréable, cessa de sourire, très effrayé d'avoir eu l'air un instant +d'appliquer les paroles de l'entrepreneur au maître de la maison. Ce +dernier lança un coup d'œil à Mme Sidonie, qui accapara de nouveau +Mignon, en disant: «Vous aimez donc le rose, monsieur?...» Puis Saccard +fit un long compliment à Mme d'Espanet; sa figure noirâtre, chafouine, +touchait presque les épaules laiteuses de la jeune femme, qui se +renversait avec de petits rires.</p> + +<p>On était au dessert. Les laquais allaient d'un pas plus vif autour de la +table. Il y eut un arrêt, pendant que la nappe achevait de se charger de +fruits et de sucreries. A l'un des bouts, du côté de Maxime, les rires +devenaient plus clairs; on entendait la voix aigrelette de Louise dire: +«Je vous assure que Sylvia avait une robe de satin bleu dans son rôle de +Dindonnette»; et une autre voix d'enfant ajoutait: «Oui, mais la robe +était garnie de dentelles blanches.» Un air chaud montait. Les visages, +plus roses, étaient comme amollis par une béatitude intérieure. Deux +laquais firent le tour de la table, versant de l'alicante et du tokaj.</p> + +<p>Depuis le commencement du dîner, Renée semblait distraite. Elle +remplissait ses devoirs de maîtresse de maison avec un sourire machinal. +A chaque éclat de gaieté qui venait du bout de la table, où Maxime et +Louise, côte à côte, plaisantaient comme de bons camarades, elle jetait +de ce côté un regard luisant. Elle s'ennuyait. Les hommes graves +l'assommaient.</p> + +<p>Mme d'Espanet et Mme Haffner lui lançaient des regards désespérés.</p> + +<p>—Et les prochaines élections, comment s'annoncent-elles? demanda +brusquement Saccard à M. Hupel de la Noue.</p> + +<p>—Mais très bien, répondit celui-ci en souriant; seulement je n'ai pas +encore de candidats désignés pour mon département. Le ministère hésite, +partit-il.</p> + +<p>M. de Mareuil, qui, d'un coup d'œil, avait remercié Saccard d'avoir +entamé ce sujet, semblait être sur des charbons ardents. Il rougit +légèrement, il fit des saluts embarrassés, lorsque le préfet, +s'adressant à lui, continua:</p> + +<p>—On m'a beaucoup parlé de vous dans le pays, monsieur. Vos grandes +propriétés vous y font de nombreux amis, et l'on sait combien vous êtes +dévoué à l'empereur. Vous avez toutes les chances.</p> + +<p>—Papa, n'est-ce pas que la petite Sylvia vendait des cigarettes à +Marseille, en 18 9? cria à ce moment Maxime du bout de la table.</p> + +<p>Et, comme Aristide Saccard feignait de ne pas entendre, le jeune homme +reprit d'un ton plus bas:</p> + +<p>—Mon père l'a connue particulièrement.</p> + +<p>Il y eut quelques rires étouffés. Cependant, tandis que M. de Mareuil +saluait toujours, M. Haffner avait repris d'une voix sentencieuse:</p> + +<p>—Le dévouement à l'empereur est la seule vertu, le seul patriotisme, en +ces temps de démocratie intéressée.</p> + +<p>Quiconque aime l'empereur aime la France. C'est avec une joie sincère +que nous verrions monsieur devenir notre collègue.</p> + +<p>—Monsieur l'emportera, dit à son tour M. Toutin-Laroche. Les grandes +fortunes doivent se grouper autour du trône.</p> + +<p>Renée n'y tint plus. En face d'elle, la marquise étouffait un +bâillement. Et comme Saccard allait reprendre la parole:</p> + +<p>—Par grâce, mon ami, ayez un peu pitié de nous, lui dit sa femme, avec +un joli sourire, laissez là votre vilaine politique.</p> + +<p>Alors, M. Hupel de la Noue, galant comme un préfet, se récria, dit que +ces dames avaient raison. Et il entama le récit d'une histoire scabreuse +qui s'était passée dans son chef-lieu. La marquise, madame Haffner et +les autres dames rirent beaucoup de certains détails. Le préfet contait +d'une façon très piquante, avec des demi-mots, des réticences, des +inflexions de voix, qui donnaient un sens très polisson aux termes les +plus innocents. Puis on parla du premier mardi de la duchesse, d'une +bouffonnerie qu'on avait jouée la veille, de la mort d'un poète et des +dernières courses d'automne. M. Toutin-Laroche, aimable à ses heures, +compara les femmes à des roses, et M. de Mareuil, dans le trouble où +l'avaient laissé ses espérances électorales, trouva des mots profonds +sur la nouvelle forme des chapeaux. Renée restait distraite. Cependant, +les convives ne mangeaient plus. Un vent chaud semblait avoir soufflé +sur la table, terni les verres, émietté le pain, noirci les pelures de +fruits dans les assiettes, rompu la belle symétrie du service. Les +fleurs se fanaient dans les grands cornets d'argent ciselé. Et les +convives s'oubliaient là un instant, en face des débris du dessert, +béats, sans courage pour se lever. Un bras sur la table, à demi penchés, +ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse +mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups. Les +rires étaient tombés, les paroles se faisaient rares. On avait bu et +mangé beaucoup, ce qui rendait plus grave encore la bande des hommes +décorés. Les dames, dans l'air alourdi de la salle, sentaient des +moiteurs leur monter au front et à la nuque. Elles attendaient qu'on +passât au salon, sérieuses, un peu pâles, comme si leur tête eût +légèrement tourné. Mme d'Espanet était toute rose, tandis que les +épaules de Mme Haffner avaient pris des blancheurs de cire. Cependant, +M. Hupel de la Noue examinait le manche d'un couteau; M. Toutin-Laroche +lançait encore à M. Haffner des lambeaux de phrase, que celui-ci +accueillait par des hochements de tête; M. de Mareuil rêvait en +regardant M. Michelin, qui lui souriait finement. Quant à la jolie Mme +Michelin, elle ne parlait plus depuis longtemps; très rouge, elle +laissait pendre sous la nappe une main que M. de Saffré devait tenir +dans la sienne, car il s'appuyait gauchement sur le bord de la table, +les sourcils tendus, avec la grimace d'un homme qui résout un problème +d'algèbre. Mme Sidonie avait vaincu, elle aussi; les sieurs Mignon et +Charrier, accoudés tous deux et tournés vers elle, paraissaient ravis +de recevoir ses confidences; elle avouait qu'elle adorait le laitage et +qu'elle avait peur des revenants. Et Aristide Saccard, lui-même, les +yeux demi-clos, plongé dans cette béatitude d'un mitre de maison qui a +conscience d'avoir grisé honnêtement ses convives, ne songeait point à +quitter la table; il contemplait avec une tendresse respectueuse le +baron Gouraud, appesanti, digérant, allongeant sur la nappe blanche sa +main droite, une main de vieillard sensuel, courte, épaisse, tachée de +plaques violettes et couverte de poils roux.</p> + +<p>Renée acheva machinalement les quelques gouttes de tokay qui restaient +au fond de son verre. Des feux lui montaient à la face; les petits +cheveux pâles de son front et de sa nuque, rebelles, s'échappaient, +comme mouillés par un souffle humide. Elle avait les lèvres et le nez +amincis nerveusement, le visage muet d'un enfant qui a bu du vin pur. +Si de bonnes pensées bourgeoises lui étaient venues en face des ombres +du parc Monceau, ces pensées se noyaient, à cette heure, dans +l'excitation des mets, des vins, des lumières, de ce milieu troublant où +passaient des haleines et des gaietés chaudes. Elle n'échangeait plus de +tranquilles sourires avec sa sœur Christine et sa tante Élisabeth, +modestes toutes deux, s'effaçant, parlant à peine. Elle avait, d'un +regard dur, fait baisser les yeux du pauvre M. de Mussy. Dans son +apparente distraction, bien qu'elle évitât maintenant de se tourner, +appuyée contre le dossier de sa chaise, où le satin de son corsage +craquait doucement, elle laissait échapper un imperceptible frisson des +épaules, à chaque nouvel éclat de rire qui lui venait du coin où Maxime +et Louise plaisantaient, toujours aussi haut, dans le bruit mourant des +conversations.</p> + +<p>Et derrière elle, au bord de l'ombre, dominant de sa haute taille la +table en désordre et les convives pâmés, Baptiste se tenait debout, la +chair blanche, la mine grave, avec l'attitude dédaigneuse d'un laquais +qui a repu ses maîtres. Lui seul, dans l'air chargé d'ivresse, sous les +clartés crues du lustre qui jaunissaient, restait correct, avec sa +chaîne d'argent au cou, ses yeux froids où la vue des épaules des femmes +ne mettait pas une flamme, son air d'eunuque servant des Parisiens de la +décadence et gardant sa dignité.</p> + +<p>Enfin, Renée se leva, d'un mouvement nerveux. Tout le monde l'imita. On +passa au salon, où le calé était servi.</p> + +<p>Le grand salon de l'hôtel était une vaste pièce longue, une sorte de +galerie, allant d'un pavillon à l'autre, occupant toute la façade du +côté du jardin. Une large porte-fenêtre s'ouvrait sur le perron. Cette +galerie était resplendissante d'or. Le plafond, légèrement cintré, +avait des enroulements capricieux courant autour de grands médaillons +dorés, qui luisaient comme des boucliers.</p> + +<p>Des rosaces, des guirlandes éclatantes bordaient la voûte; des filets, +pareils à des jets de métal en fusion, coulaient sur les murs, encadrant +les panneaux, tendus de soie rouge; des tresses de roses, avec des +gerbes épanouies au sommet, retombaient le long des glaces. Sur le +parquet, un tapis d'Aubusson étalait ses fleurs de pourpre. Le meuble de +damas de soie rouge, les portières et les rideaux de même étoffe, +l'énorme pendule rocaille de la cheminée, les vases de Chine posés sur +les consoles, les pieds des deux tables longues ornées de mosaïques de +Florence, jusqu'aux jardinières placées dans les embrasures des +fenêtres, suaient l'or, égouttaient l'or. Aux quatre angles se +dressaient quatre grandes lampes posées sur des socles de marbre rouge, +auxquels les attachaient des chaînes de bronze doré, tombant avec des +grâces symétriques. Et, du plafond, descendaient trois lustres à +pendeloques de cristal, ruisselants de gouttes de lumière bleues et +roses, et dont les clartés ardentes faisaient flamber tout l'or du +salon.</p> + +<p>Les hommes se retirèrent bientôt dans le fumoir.</p> + +<p>M. de Mussy vint prendre familièrement le bras de Maxime, qu'il avait +connu au collège, bien qu'il eût six ans de plus que lui. Il l'entraîna +sur la terrasse, et après qu'ils eurent allumé un cigare, il se plaignit +amèrement de Renée.</p> + +<p>—Mais qu'a-t-elle donc, dites? Je l'ai vue hier, elle était adorable. +Et voilà qu'aujourd'hui elle me traite comme si tout était fini entre +nous? Quel crime ai-je pu commettre? Vous seriez bien aimable, mon cher +Maxime, de l'interroger, de lui dire combien elle me fait souffrir.</p> + +<p>—Ah! pour cela, non! répondit Maxime en riant.</p> + +<p>Renée a ses nerfs, je ne tiens pas à recevoir l'averse.</p> + +<p>Débrouillez-vous, faites vos affaires vous-même.</p> + +<p>Et il ajouta, après avoir lentement exhalé la fumée de son havane:</p> + +<p>—Vous voulez me faire jouer un joli rôle, vous!</p> + +<p>Mais M. de Mussy parla de sa vive amitié, et il déclara au jeune homme +qu'il n'attendait qu'une occasion pour lui prouver combien il lui était +dévoué. Il était bien malheureux, il aimait tant Renée!</p> + +<p>—Eh bien, c'est convenu, dit enfin Maxime, je lui dirai un mot; mais, +vous savez, je ne promets rien; elle va m'envoyer coucher, c'est sûr.</p> + +<p>Ils rentrèrent dans le fumoir, ils s'allongèrent dans de larges +fauteuils-dormeuses. Là, pendant une grande demi-heure, M. de Mussy +conta ses chagrins à Maxime; il lui dit pour la dixième fois comment il +était tombé amoureux de sa belle-mère, comment elle avait bien voulu le +distinguer; et Maxime, en attendant que son cigare fût achevé, lui +donnait des conseils, lui expliquait Renée, lui indiquait de quelle +façon il devait se conduire pour la dominer.</p> + +<p>Saccard étant venu s'asseoir à quelques pas des jeunes gens, M. de +Mussy garda le silence et Maxime conclut en disant:</p> + +<p>—Moi, si j'étais à votre place, j'agirais très cavalièrement. Elle aime +ça. Le fumoir occupait, à l'extrémité du grand salon, une des pièces +rondes formées par des tourelles. Il était de style très riche et très +sobre. Tendu d'une imitation de cuir de Cordoue, il avait des rideaux et +des portières en algérienne, et, pour tapis, une moquette à dessins +persans. Le meuble, recouvert de peau de chagrin couleur bois, se +composait de poufs, de fauteuils et d'un divan circulaire qui tenait en +partie la rondeur de la pièce. Le petit lustre du plafond, les ornements +du guéridon, la garniture de la cheminée étaient en bronze florentin +vert pâle.</p> + +<p>Il n'était guère resté avec les dames que quelques jeunes gens et des +vieillards à faces blanches et molles, ayant le tabac en horreur. Dans +le fumoir, on riait, on plaisantait très librement. M. Hupel de la Noue +égaya fort ces messieurs en leur racontant de nouveau l'histoire qu'il +avait dite pendant le dîner, mais en la complétant par des détails tout +à fait crus. C'était sa spécialité; il avait toujours deux versions +d'une anecdote, l'une pour les dames, l'autre pour les hommes. Puis, +quand Aristide Saccard entra, il fut entouré et complimenté; et comme il +faisait mine de ne pas comprendre, M. de Saffré lui dit, dans une phrase +très applaudie, qu'il avait bien mérité de la patrie en empêchant la +belle Laure d'Aurigny de passer aux Anglais.</p> + +<p>—Non, vraiment, messieurs, vous vous trompez, balbutiait Saccard avec +une fausse modestie.</p> + +<p>—Va, ne te défends donc pas! lui cria plaisamment Maxime. A ton âge, +c'est très beau.</p> + +<p>Le jeune homme, qui venait de jeter son cigare, rentra dans le grand +salon. Il était venu beaucoup de monde.</p> + +<p>La galerie était pleine d'habits noirs, debout, causant à demi-voix, et +de jupes, étalées largement le long des causeuses. Des laquais +commençaient à promener des plats d'argent, chargés de glaces et de +verres de punch.</p> + +<p>Maxime, qui désirait parler à Renée, traversa le grand salon dans sa +longueur, sachant bien où il trouverait le cénacle de ces dames. Il y +avait, à l'autre extrémité de la galerie, faisant pendant au fumoir, une +pièce ronde dont on avait fait un adorable petit salon. Ce salon, avec +ses tentures, ses rideaux et ses portières de satin bouton d'or, avait +un charme voluptueux, d'une saveur originale et exquise. Les clartés du +lustre, très délicatement fouillé, chantaient une symphonie en jaune +mineur, au milieu de toutes ces étoffes couleur de soleil. C'était comme +un ruissellement de rayons adoucis, un coucher d'astre s'endormant sur +une nappe de blés mûrs. A terre la lumière se mourait sur un tapis +d'Aubusson semé de feuilles sèches. Un piano d'ébène marqueté d'ivoire, +deux petits meubles dont les glaces laissaient voir un monde de +bibelots, une table Louis XVI, une console jardinière surmontée d'une +énorme gerbe de fleurs suffisaient à meubler la pièce. Les causeuses, +les fauteuils, les poufs étaient recouverts de satin bouton d'or +capitonné, coupé par de larges bandes de satin noir bordé de tulipes +voyantes. Et il y avait encore des sièges bas, des sièges volants, +toutes les variétés élégantes et bizarres du tabouret. On ne voyait pas +le bois de ces meubles; le satin, le capiton couvraient tout. Les +dossiers se renversaient avec des rondeurs moelleuses de traversins.</p> + +<p>C'étaient comme des lits discrets où l'on pouvait dormir et aimer dans +le duvet, au milieu de la sensuelle symphonie en jaune mineur.</p> + +<p>Renée aimait ce petit salon, dont une des portes-fenêtres s'ouvrait sur +la magnifique serre chaude scellée au flanc de l'hôtel. Dans la journée, +elle y passait ses heures d'oisiveté. Les tentures jaunes, au lieu +d'éteindre sa chevelure pâle, la doraient de flammes étranges; sa tête +se détachait au milieu d'une lueur d'aurore, toute rose et blanche, +comme celle d'une Diane blonde s'éveillant dans la lumière du matin; et +c'était pourquoi, sans doute, elle aimait cette pièce qui mettait sa +beauté en relief.</p> + +<p>A cette heure, elle était là avec ses intimes. Sa sœur et sa tante +venaient de partir. Il n'y avait plus, dans le cénacle, que des têtes +folles. Renversée à demi au fond d'une causeuse, Renée écoutait les +confidences de son amie Adeline, qui lui parlait à l'oreille, avec des +mines de chatte et des rires brusques. Suzanne Haffner était fort +entourée; elle tenait tête à un groupe de jeunes gens qui la serraient +de très près, sans qu'elle perdît sa langueur d'Allemande, son +effronterie provocante, nue et froide comme ses épaules. Dans un coin, +madame Sidonie endoctrinait à voix basse une jeune femme aux cils de +vierge. Plus loin, Louise, debout, causait avec un grand garçon timide, +qui rougissait; tandis que le baron Gouraud, en pleine clarté, +sommeillait dans son fauteuil, étalant ses chairs molles, sa carrure +d'éléphant blême, au milieu des grâces frêles et de la soyeuse +délicatesse des dames. Et, dans la pièce, sur les jupes de satin aux +plis durs et vernis comme de la porcelaine, sur les épaules dont les +blancheurs laiteuses s'étoilaient de diamants, une lumière de féerie +tombait en poussière d'or. Une voix fluette, un rire pareil à un +roucoulement, sonnaient avec des limpidités de cristal. Il faisait très +chaud. Des éventails battaient lentement, comme des ailes, jetant à +chaque souffle, dans l'air alangui, les parfums musqués des corsages.</p> + +<p>Quand Maxime parut sur le seuil de la porte, Renée, qui écoutait la +marquise d'une oreille distraite, se leva vivement, feignit d'avoir à +remplir son rôle de maîtresse de maison. Elle passa dans le grand salon, +où le jeune homme la suivit. Là, elle fit quelques pas, souriante, +donnant des poignées de main; puis, attirant Maxime à l'écart:</p> + +<p>—Eh! dit-elle à demi-voix, d'un air ironique, la corvée est douce, ce +n'est plus si bête de faire sa cour.</p> + +<p>—Je ne comprends pas, répondit le jeune homme, qui allait plaider la +cause de M. de Mussy.</p> + +<p>—Mais il me semble que j'ai bien fait de ne pas te délivrer de Louise. +Vous allez vite, tous les deux.</p> + +<p>Et elle ajouta, avec une sorte de dépit:</p> + +<p>—C'était indécent, à table.</p> + +<p>Maxime se mit à rire.</p> + +<p>—Ah! oui, nous nous sommes conté des histoires.</p> + +<p>Je l'ignorais, cette fillette. Elle est drôle. Elle a l'air d'un garçon.</p> + +<p>Et, comme Renée continuait à faire la grimace irritée d'une prude, le +jeune homme, qui ne lui connaissait pas de telles indignations, reprit +avec sa familiarité souriante:</p> + +<p>—Est-ce que tu crois, belle-maman, que je lui ai pincé les genoux sous +la table? Que diable, on sait se conduire avec ma fiancée! J'ai quelque +chose de plus grave à te dire. Écoute-moi.... Tu m'écoutes, n'est-ce +pas?</p> + +<p>Il baissa encore la voix.</p> + +<p>—Voilà... M. de Mussy est très malheureux, il vient de me le dire. Moi, +tu comprends, ce n'est pas mon rôle de vous raccommoder, s'il y a de la +brouille. Mais, tu sais, je l'ai connu au collège, et comme il avait +l'air vraiment désespéré, je lui ai promis de te dire un mot....</p> + +<p>Il s'arrêta. Renée le regardait d'un air indéfinissable.</p> + +<p>—Tu ne réponds pas?... continua-t-il. C'est égal, ma commission est +faite, arrangez-vous comme vous voudrez.... Mais, vrai, je te prouve +cruelle. Ce pauvre garçon m'a fait de la peine. A ta place, je lui +enverrais au moins une bonne parole.</p> + +<p>Alors, Renée qui n'avait pas cessé de regarder Maxime de ses yeux fixes, +où brûlait une flamme vive, répondit:</p> + +<p>—Va dire à M. de Mussy qu'il m'embête.</p> + +<p>Et elle se remit à marcher doucement au milieu des groupes, souriant, +saluant, donnant des poignées de main. Maxime resta planté, d'un air +surpris; puis il eut un rire silencieux.</p> + +<p>Peu désireux de remplir sa commission auprès de M. de Mussy, il fit le +tour du grand salon. La soirée tirait à sa fin, merveilleuse et banale +comme toutes les soirées.</p> + +<p>Il était près de minuit, le monde s'en allait peu à peu.</p> + +<p>Ne voulant pas rentrer se coucher sur une impression d'ennui, il se +décida à chercher Louise. Il passait devant la porte de sortie, +lorsqu'il vit, dans le vestibule, la jolie Mme Michelin, que son mari +enveloppait délicatement dans une sortie de bal bleu et rose:</p> + +<p>—Il a été charmant, charmant, disait la jeune femme.</p> + +<p>Pendant tout le dîner, nous avons causé de toi. Il parlera au ministre; +seulement, ce n'est pas lui que ça regarde....</p> + +<p>Et, comme à côté d'eux, un laquais emmaillotait le baron Gouraud dans +une grande pelisse fourrée:</p> + +<p>—C'est ce gros père-là qui enlèverait l'affaire! ajouta-t-elle à +l'oreille de son mari, tandis qu'il lui nouait sous le menton le cordon +du capuchon. Il fait ce qu'il veut au ministère. Demain, chez les +Mareuil, il faudra tâcher....</p> + +<p>M. Michelin souriait. Il emmena sa femme avec précaution, comme s'il eût +tenu au bras un objet fragile et précieux. Maxime, après s'être assuré +d'un coup d'œil que Louise n'était pas dans le vestibule, alla droit au +petit salon. En effet, elle s'y trouvait encore, presque seule, +attendant son père, qui avait dû passer la soirée dans le fumoir, avec +les hommes politiques. Ces dames, la marquise, madame Haffner, étaient +parties. Il ne restait plus que madame Sidonie, disant combien elle +aimait les bêtes à quelques femmes de fonctionnaires.</p> + +<p>—Ah! voilà mon petit mari, s'écria Louise.</p> + +<p>Asseyez-vous là et dites-moi dans quel fauteuil mon père a pu +s'endormir. Il se sera déjà cru à la Chambre.</p> + +<p>Maxime lui répondit sur le même ton, et les jeunes gens retrouvèrent +leurs grands éclats de rire du dîner. Assis à ses pieds, sur un siège +très bas, il finit par lui prendre les mains, par jouer avec elle, comme +avec un camarade. Et, en vérité, dans sa robe de foulard blanc à pois +rouges, avec son corsage montant, sa poitrine plate, sa petite tête +laide et futée de gamin, elle ressemblait à un garçon déguisé en fille. +Mais, par instants, ses bras grêles, sa taille déviée avaient des poses +abandonnées, et des ardeurs passaient au fond de ses yeux pleins encore +de puérilité, sans qu'elle rougît le moins du monde des jeux de Maxime. +Et tous deux de rire, se croyant seuls, sans même apercevoir Renée, +debout au milieu de la serre, à demi cachée, qui les regardait de loin.</p> + +<p>Depuis un instant, la vue de Maxime et de Louise, comme elle traversait +une allée, avait brusquement arrêté la jeune femme derrière un arbuste. +Autour d'elle, la serre chaude, pareille à une nef d'église, et dont de +minces colonnettes de fer montaient d'un jet soutenir le vitrail cintré, +étalait ses végétations grasses, ses nappes de feuilles puissantes, ses +fusées épanouies de verdure.</p> + +<p>Au milieu, dans un bassin ovale, au ras du sol, vivait, de la vie +mystérieuse et glauque des plantes d'eau, toute la flore aquatique des +pays du soleil. Des Cydanthus, dressant leurs panaches verts, +entouraient, d'une ceinture monumentale, le jet d'eau, qui ressemblait +au chapiteau tronqué de quelque colonne cyclopéenne. Puis, aux deux +bouts, de grands Tornélia élevaient leurs broussailles étranges +au-dessus du bassin, leurs bois secs, dénudés, tordus comme des serpents +malades, et laissant tomber des racines aériennes, semblables à des +filets de pêcheur pendus au grand air. Près du bord, un Pandanus de Java +épanouissait sa gerbe de feuilles verdâtres, striées de blanc, minces +comme des épées, épineuses et dentelées comme des poignards malais. Et, +à fleur d'eau, dans la tiédeur de la nappe dormante doucement chauffée, +des Nymphéa ouvraient leurs étoiles roses, tandis que des Euryales +laissaient traîner leurs feuilles rondes, leurs feuilles lépreuses, +nageant à plat comme des dos de crapauds monstrueux couverts de +pustules.</p> + +<p>Pour gazon, une large bande de Sélaginelle entourait le bassin. Cette +fougère naine formait un épais tapis de mousse, d'un vert tendre. Et, +au-delà de la grande allée circulaire, quatre énormes massifs allaient +d'un élan vigoureux jusqu'au cintre: les Palmiers, légèrement penchés +dans leur grâce, épanouissaient leurs éventails, étalaient leurs têtes +arrondies, laissaient pendre leurs palmes, comme des avirons lassés par +leur éternel voyage dans le bleu de l'air, les grands Bambous de l'Inde +montaient droits, frêles et durs, faisant tomber de haut leur pluie +légère de feuilles; un Ravenala, l'arbre du voyageur, dressait son +bouquet d'immenses écrans chinois; et, dans un coin, un Bananier, chargé +de ses fruits, allongeait de toutes parts ses longues feuilles +horizontales, où deux amants pourraient se coucher à l'aise en se +serrant l'un contre l'autre. Aux angles, il y avait des Euphorbes +d'Abyssinie, ces cierges épineux, contrefaits, pleins de bosses +honteuses, suant le poison. Et, sous les arbres, pour couvrir le sol, +des fougères basses, les Adiantum, les Ptérides mettaient leurs +dentelles délicates, leurs fines découpures. Les Alsophila, d'espèce +plus haute, étageaient leurs rangs de rameaux symétriques, +sexangulaires, si réguliers, qu'on aurait dit de grandes pièces de +faïence destinées à contenir les fruits de quelque dessert gigantesque. +Puis, une bordure de Bégonia et de Caladium entourait les massifs; les +Bégonia, à feuilles torses, tachées superbement de vert et de rouge; les +Caladium, dont les feuilles en fer de lance, blanches et à nervures +vertes, ressemblent à de larges ailes de papillon; plantes bizarres dont +le feuillage vit étrangement, avec un éclat sombre ou pâlissant de +fleurs malsaines.</p> + +<p>Derrière les massifs, une seconde allée, plus étroite, faisait le tour +de la serre. Là, sur des gradins, cachant à demi les tuyaux de +chauffage, fleurissaient les Maranta, douces au toucher comme du +velours, les Gloxinia, aux cloches violettes, les Dracena, semblables à +des lames de vieille laque vernie.</p> + +<p>Mais un des charmes de ce jardin d'hiver était aux quatre coins, des +antres de verdure, des berceaux profonds, que recouvraient d'épais +rideaux de lianes. Des bouts de forêt vierge avaient bâti, en ces +endroits, leurs murs de feuilles, leurs fouillis impénétrables de tiges, +de jets souples, s'accrochant aux branches, franchissant le vide d'un +vol hardi, retombant de la voûte comme des glands de tentures riches. Un +pied de Vanille, dont les grosses gousses mûres exhalaient des senteurs +pénétrantes, courait sur la rondeur d'un portique garni de mousse; les +Coques du Levant tapissaient les colonnettes de leurs feuilles rondes; +les Bauhinia, aux grappes rouges, les Quisqualus, dont les fleurs +pendaient comme des colliers de verroterie, filaient, se coulaient, se +nouaient, ainsi que des couleuvres minces, jouant et s'allongeant sans +fin dans le noir des verdures.</p> + +<p>Et, sous les arceaux, entre les massifs, çà et là, des chaînettes de fer +soutenaient des corbeilles, dans lesquelles s'étalaient des Orchidées, +les plantes bizarres du plein ciel, qui poussent de toutes parts leurs +rejets trapus, noueux et déjetés comme des membres infirmes. Il y avait +les Sabots de Vénus, dont la fleur ressemble à une pantoufle +merveilleuse, garnie au talon d'ailes de libellules; les Alridès, si +tendrement parfumées; les Stanhopéa, aux fleurs pâles, tigrées, qui +soufflent au loin, comme des gorges amères de convalescent, une haleine +âcre et forte.</p> + +<p>Mais ce qui, de tous les détours des allées, frappait les regards, +c'était un grand Hibiscus de la Chine, dont l'immense nappe de verdure +et de fleurs couvrait tout le flanc de l'hôtel, auquel la serre était +scellée. Les larges fleurs pourpres de cette mauve gigantesque, sans +cesse renaissantes, ne vivent que quelques heures. On eût dit des +bouches sensuelles de femmes qui s'ouvraient, les lèvres rouges, molles +et humides, de quelque Messaline géante, que des baisers meurtrissaient, +et qui toujours renaissaient avec leur sourire avide et saignant.</p> + +<p>Renée, très du bassin, frissonnait au milieu de ces floraisons superbes. +Derrière elle, un grand sphinx de marbre noir, accroupi sur un bloc de +granit, la tête tournée vers l'aquarium, avait un sourire de chat +discret et cruel; et c'était comme l'Idole sombre, aux cuisses +luisantes, de cette terre de feu. A cette heure, des globes de verre +dépoli éclairaient les feuillages de nappes laiteuses. Des statues, des +têtes de femme dont le cou se renversait, gonflé de rires, +blanchissaient au fond des massifs, avec des taches d'ombres qui +tordaient leurs rires fous. Dans l'eau épaisse et dormante du bassin, +d'étranges rayons se jouaient, éclairant des formes vagues, des masses +glauques, pareilles à des ébauches de monstres. Sur les feuilles lisses +du Ravenala, sur les éventails vernis des Lataniers, un flot de lueurs +blanches coulât; tandis que, de la dentelle des Fougères, tombaient en +pluie fine des gouttes de clarté. En haut, brillaient des reflets de +vitre, entre les têtes sombres des hauts Palmiers. Puis, tout autour, du +noir s'entassât; les berceaux, avec leurs draperies de lianes, se +noyaient dans les ténèbres, ainsi que des nids de reptiles endormis.</p> + +<p>Et, sous la lumière vive, Renée songeait, en regardant de loin Louise et +Maxime. Ce n'était plus la rêverie flottante, la grise tentation du +crépuscule, dans les allées fraîches du Bois. Ses pensées n'étaient plus +bercées et endormies par le trot des chevaux, le long des gazons +mondains, des taillis où les familles bourgeoises dînent le dimanche. +Maintenant un désir net, aigu, l'emplissait.</p> + +<p>Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, +où bouillait la sève ardente des tropiques.</p> + +<p>La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui +engendraient autour d'elle ces verdures noires, ces tiges colossales; et +les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce +tas de végétations toutes brûlantes des entrailles qui les +nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d'ivresse. +A ses pieds, le bassin, la masse d'eau chaude, épaissie par les sucs des +racines flottantes, fumait, mettait à ses épaules un manteau de vapeurs +lourdes, une buée qui lui chauffait la peau, comme l'attouchement d'une +main moite de volupté. Sur sa tête, elle sentait le jet des Palmiers, +les hauts feuillages secouant leur arôme. Et, plus que l'étouffement +chaud de l'air, plus que les clartés vives, plus que les fleurs larges, +éclatantes, pareilles à des visages riant ou grimaçant entre les +feuilles, c'étaient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum +indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums: sueurs +humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures; et des souffles +doux et fades jusqu'à l'évanouissement, étaient coupés par des souffles +pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, dans cette musique +étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, +étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, +c'était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d'amour +qui s'échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux.</p> + +<p>Renée, lentement, s'était adossée au socle de granit.</p> + +<p>Dans sa robe de satin vert, la gorge et la tête rougissantes, mouillées +des gouttes claires de ses diamants, elle ressemblait à une grande +fleur, rose et verte, à un des Nymphéa du bassin, pâmé par la chaleur. A +cette heure de vision nette, toutes ses bonnes résolutions +s'évanouissaient à jamais, l'ivresse du dîner remontait à sa tête, +impérieuse, victorieuse, doublée par les flammes de la serre. Elle ne +songeait plus aux fraîcheurs de la nuit qui l'avaient calmée, à ces +ombres murmurantes du parc, dont les voix lui avaient conseillé la paix +heureuse. Ses sens de femme ardente, ses caprices de femme blasée +s'éveillaient. Et, au-dessus d'elle, le grand Sphinx de marbre noir +riait d'un rire mystérieux, comme s'il avait lu le désir enfin formulé +qui galvanisait ce cœur mort, le désir longtemps fuyant, «l'autre +chose» vainement cherchée par Renée dans le bercement de sa calèche, +dans la cendre fine de la nuit tombante, et que venait brusquement de +lui révéler sous la clarté crue, au milieu de ce jardin de feu, la vue +de Louise et de Maxime, riant et jouant, les mains dans les mains.</p> + +<p>A ce moment, un bruit de voix sortit d'un berceau voisin, dans lequel +Aristide Saccard avait conduit les sieurs Mignon et Charrier.</p> + +<p>—Non, vrai, monsieur Saccard, disait la voix grasse de celui-ci, nous +ne pouvons vous racheter cela à plus de deux cents francs le mètre.</p> + +<p>Et la voix aigre de Saccard se récriait:</p> + +<p>—Mais, dans ma part, vous m'avez compté le mètre de terrain à deux cent +cinquante francs.</p> + +<p>—Eh bien! écoutez, nous mettrons deux cent vingt cinq francs.</p> + +<p>Et les voix continuèrent, brutales, sonnant étrangement sous les palmes +tombantes des massifs. Mais elles traversèrent comme un vain bruit le +rêve de Renée, devant laquelle se dressait, avec l'appel du vertige, une +jouissance inconnue, chaude de crime, plus âpre que toutes celles +qu'elle avait déjà épuisées, la dernière qu'elle eût encore à boire. +Elle n'était plus lasse.</p> + +<p>L'arbuste derrière lequel elle se cachait à demi, était une plante +maudite, un Tanghin de Madagascar, aux larges feuilles de buis, aux +tiges blanchâtres, dont les moindres nervures distillent un fait +empoisonné. Et, à un moment, comme Louise et Maxime riaient plus haut, +dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petit salon, Renée, +l'esprit perdu, la bouche sèche et irritée, prit entre ses lèvres un +rameau de Tanghin, qui lui venait à la hauteur des dents, et mordit une +des feuilles amères.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#table">II</a></h2> + + +<p>Aristide Rougon s'abattit sur Paris, au lendemain du Décembre, avec ce +flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. +Il arrivait de Plassans, une sous-préfecture du Midi, où son père venait +enfin de pécher dans l'eau trouble des événements une recette +particulière longtemps convoitée. Lui, jeune encore, après s'être +compromis comme un sot, sans gloire ni profit, avait dû s'estimer +heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre. Il accourait, enrageant +d'avoir fait fausse route, maudissant la province, parlant de Paris avec +des appétits de loup, jurant «qu'il ne serait plus si bête»; et le +sourire aigu dont il accompagnait ces mots prenait une terrible +signification sur ses lèvres minces.</p> + +<p>Il arriva dans les premiers jours de 18.... Il amenait avec lui sa +femme Angèle, une personne blonde et fade, qu'il installa dans un étroit +logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble gênant dont il avait +hâte de se débarrasser. La jeune femme n'avait pas voulu se séparer de +sa fille, la petite Clotilde, une enfant de quatre ans, que le père +aurait volontiers laissée à la charge de sa famille. Mais il ne s'était +résigné au désir d'Angèle qu'à la condition d'oublier au collège de +Plassans leur fils Maxime, un galopin de onze ans, sur lequel sa +grand-mère avait promis de veiller. Aristide voulait avoir les mains +libres; une femme et un enfant lui semblaient déjà un poids écrasant +pour un homme décidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les +reins ou à rouler dans la boue.</p> + +<p>Le soir même de son arrivée, pendant qu'Angèle défaisait les malles, il +éprouva l'âpre besoin de courir Paris, de battre de ses gros souliers +de provincial ce pavé brûlant d'où il comptait faire jaillir des +millions. Ce fut une vraie prise de possession. Il marcha pour marcher, +allant le long des trottoirs, comme en pays conquis. Il avait la vision +très nette de la bataille qu'il venait livrer, et il ne lui répugnait +pas de se comparer à un habile crocheteur de serrures qui, par ruse ou +par violence, va prendre sa part de la richesse commune qu'on lui a +méchamment refusée jusque-là. S'il avait éprouvé le besoin d'une excuse, +il aurait invoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie +de province, ses fautes surtout, dont il rendait la société entière +responsable.</p> + +<p>Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur qui met enfin ses mains +ardentes sur le tapis vert, il était tout à la joie, une joie à lui, où +il y avait des satisfactions d'envieux et des espérances de fripon +impuni. L'air de Paris le grisait, il croyait entendre, dans le +roulement des voitures, les voix de Macbeth, qui lui criaient: «Tu seras +riche!» Pendant près de deux heures, il alla ainsi de rue en rue, +goûtant les voluptés d'un homme qui se promène dans son vice. Il n'était +pas revenu à Paris depuis l'heureuse année qu'il y avait passée comme +étudiant. La nuit tombait; son rêve grandissait dans les clartés vives +que les cafés et les magasins jetaient sur les trottoirs; il se perdit.</p> + +<p>Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu du faubourg +Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitait une rue voisine, +la rue de Penthièvre.</p> + +<p>Aristide, en venant à Paris, avait surtout compté sur Eugène qui, après +avoir été un des agents les plus actifs du coup d'État, était à cette +heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un +grand homme politique. Mais, par une superstition de joueur il ne +voulut pas aller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagna +lentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une envie sourde, +regardant ses pauvres vêtements encore couverts de la poussière du +voyage, et cherchant à se consoler en reprenant son rêve de richesse. Ce +rêve lui-même était devenu amer. Parti par un besoin d'expansion, mis en +joie par l'activité boutiquière de Paris, il rentra, irrité du bonheur +qui lui semblait courir les rues, rendu plus féroce, s'imaginant des +luttes acharnées, dans lesquelles il aurait plaisir à battre et à duper +cette foule qui l'avait coudoyé sur les trottoirs.</p> + +<p>Jamais il n'avait ressenti des appétits aussi larges, des ardeurs aussi +immédiates de jouissance.</p> + +<p>Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitait deux +grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrent Aristide. Il +s'attendait à trouver son frère vautré en plein luxe. Ce dernier +travaillait devant une petite table noire. Il se contenta de lui dire, +de sa voix lente, avec un sourire:</p> + +<p>—Ah! c'est toi, je t'attendais. Aristide fut très aigre. Il accusa +Eugène de l'avoir laissé végéter, de ne pas même lui avoir fait l'aumône +d'un bon conseil, pendant qu'il pataugeait en province.</p> + +<p>Il ne devait jamais se pardonner d'être resté républicain jusqu'au +Décembre; c'était sa plaie vive, son éternelle confusion. Eugène avait +tranquillement repris sa plume.</p> + +<p>Quand il eut fini:</p> + +<p>—Bah! dit-il, toutes les fautes se réparent. Tu es plein d'avenir.</p> + +<p>Il prononça ces mots d'une voix si nette, avec un regard si pénétrant, +qu'Aristide baissa la tête, sentant que son frère descendait au plus +profond de son être.</p> + +<p>Celui-ci continua avec une brutalité amicale:</p> + +<p>—Tu viens pour que je te place, n'est-ce pas? J'ai déjà songé à toi, +mais je n'ai encore rien trouvé. Tu comprends, je ne puis te mettre +n'importe où. Il te faut un emploi où tu fasses ton affaire sans danger +pour toi ni pour moi.... Ne te récrie pas, nous sommes seuls, nous +pouvons nous dire certaines choses....</p> + +<p>Aristide prit le parti de rire.</p> + +<p>—Oh! je sais que tu es intelligent, poursuivit Eugène, et que tu ne +commettrais plus une sottise improductive.... Dès qu'une bonne occasion +se présentera, je te caserai. Si d'ici là tu avais besoin d'une pièce de +vingt francs, viens me la demander.</p> + +<p>Ils causèrent un instant de l'insurrection du Midi, dans laquelle leur +père avait gagné sa recette particulière. Eugène s'habillait tout en +causant. Dans la rue, au moment de le quitter, il retint son frère un +instant encore, il lui dit à voix plus basse:</p> + +<p>—Tu m'obligeras en ne battant pas le pavé et en attendant +tranquillement chez toi l'emploi que je te promets.... Il me serait +désagréable de voir mon frère faire antichambre.</p> + +<p>Aristide avait du respect pour Eugène, qui lui semblait un gaillard hors +ligne. Il ne lui pardonna pas ses défiances, ni sa franchise un peu +rude; mais il alla docilement s'enfermer rue Saint-Jacques. Il était +venu avec cinq cents francs que lui avait prêtés le père de sa femme.</p> + +<p>Les frais du voyage payés, il fit durer un mois les trois cents francs +qui lui restaient. Angèle était une grosse mangeuse; elle crut, en +outre, devoir rafraîchir sa toilette de gala par une garniture de rubans +mauves. Ce mois d'attente parut interminable à Aristide. L'impatience le +brûlait. Lorsqu'il se mettait à la fenêtre, et qu'il sentait sous lui le +labeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeter d'un +bond dans la fournaise, pour y pétrir l'or de ses mains fiévreuses, +comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encore vagues qui +montaient de la grande cité, ces souffles de l'empire naissant, où +traînaient déjà des odeurs d'alcôves et de tripots financiers, des +chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui lui arrivaient lui +disaient qu'il était sur la bonne piste, que le gibier courait devant +lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux +femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son +instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les +moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le +théâtre.</p> + +<p>Deux fois, il alla chez son frère, pour activer ses démarches. Eugène +l'accueillit avec brusquerie, lui répétant qu'il ne l'oubliait pas, mais +qu'il fallait attendre. Il reçut enfin une lettre qui le priait de +passer rue de Penthièvre. Il y alla, le cœur battant à grands coups, +comme à un rendez-vous d'amour. Il trouva Eugène devant son éternelle +petite table noire, dans la grande pièce glacée qui lui servait de +bureau. Dès qu'il l'aperçut, l'avocat lui tendit un papier, en disant:</p> + +<p>—Tiens, j'ai reçu ton affaire hier. Tu es nommé commissaire adjoint à +l'Hôtel de Ville. Tu auras deux mille quatre cents francs +d'appointements.</p> + +<p>Aristide était resté debout. Il blêmit et ne prit pas le papier, croyant +que son frère se moquait de lui. Il avait espéré au moins une place de +six mille francs. Eugène, devinant ce qui se passait en lui, tourna sa +chaise, et, se croisant les bras:</p> + +<p>—Serais-tu un sot? demanda-t-il avec quelque colère.... Tu fais des +rêves de fille, n'est-ce pas? Tu voudrais habiter un bel appartement, +avoir des domestiques, bien manger, dormir dans la soie, te satisfaire +tout de suite aux bras de la première venue, dans un boudoir meublé en +deux heures.... Toi et tes pareils, si nous vous laissions faire, vous +videriez les coffres avant même qu'ils fussent pleins. Eh! bon Dieu! aie +quelque patience! Vois comme je vis, et prends au moins la peine de te +baisser pour ramasser une fortune.</p> + +<p>Il parlait avec un mépris profond des impatiences d'écolier de son +frère. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plus hautes, des +désirs de puissance pure; ce naïf appétit de l'argent devait lui +paraître bourgeois et puéril. Il continua d'une voix plus douce, avec un +fin sourire:</p> + +<p>—Certes tes dispositions sont excellentes, et je n'ai garde de les +contrarier. Les hommes comme toi sont précieux. Nous comptons bien +choisir nos bons amis parmi les plus affamés. Va, sois tranquille, nous +tiendrons table ouverte, et les plus grosses faims seront satisfaites. +C'est encore la méthode la plus commode pour régner.... Mais, par grâce, +attends que la nappe soit mise, et, si tu m'en crois, donne-toi la peine +d'aller chercher toi-même ton couvert à l'office.</p> + +<p>Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son frère ne le +déridaient pas. Alors celui-ci céda de nouveau à la colère:</p> + +<p>—Tiens! s'écria-t-il, j'en reviens à ma première opinion: tu es un +sot.... Eh! qu'espérais-tu donc, que croyais-tu donc que j'allais faire +de ton illustre personne? Tu n'as même pas eu le courage de finir ton +droit; tu t'es enterré pendant dix ans dans une misérable place de +commis de sous-préfecture; tu m'arrives avec une détestable réputation +de républicain que le coup d'État a pu seul convertir.... Crois-tu qu'il +y ait en toi l'étoffe d'un ministre, avec de pareilles notes...? Oh! je +sais, tu as pour toi ton envie farouche d'arriver par tous les moyens +possibles. C'est une grande vertu, j'en conviens, et c'est à elle que +j'ai eu égard en te faisant entrer à la Ville.</p> + +<p>Et, se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide:</p> + +<p>—Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour.</p> + +<p>C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu +n'auras qu'à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tu comprendras +et tu agiras.... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste à te dire. +Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sont possibles. Gagne +beaucoup d'argent, je te le permets; seulement pas de bêtise, pas de +scandale trop bruyant, ou je te supprime.</p> + +<p>Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener. +Toute la fièvre d'Aristide se ralluma à la pensée de cette fortune dont +son frère lui parlait. Il lui sembla qu'on le lâchait enfin dans la +mêlée, en l'autorisant à égorger les gens, mais légalement, sans trop +les faire crier. Eugène lui donna deux cents francs pour attendre la fin +du mois.</p> + +<p>Puis il resta songeur.</p> + +<p>—Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant. +Nous nous gênerions moins.</p> + +<p>—Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.</p> + +<p>—Tu n'auras à t'occuper de rien, je me charge des formalités.... +Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme?</p> + +<p>Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musique des +syllabes:</p> + +<p>—Sicardot..., Aristide Sicardot.... Ma foi, non; c'est ganache et ça +sent la faillite.</p> + +<p>—Cherche autre chose alors, dit Eugène.</p> + +<p>—J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre après un silence; +Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas? peut-être un peu +gai....</p> + +<p>Il rêva un instant encore, et, d'un air triomphant:</p> + +<p>—J'y suis, j'ai trouvé, cria-t-il.... Saccard, Aristide Saccard!... +avec deux c.... Hein! il y a de l'argent dans ce nom-là; on dirait que +l'on compte des pièces de cent sous.</p> + +<p>Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère en lui +disant avec un sourire:</p> + +<p>—Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner des millions.</p> + +<p>Quelques jours plus tard, Aristide Saccard était à l'Hôtel de Ville. Il +apprit que son frère avait dû user d'un grand crédit pour l'y faire +admettre sans les examens d'usage.</p> + +<p>Alors commença, pour le ménage, la vie monotone des petits employés. +Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes de Plassans. Seulement, +ils tombaient d'un rêve de fortune subite, et leur vie mesquine leur +pesait davantage, depuis qu'ils la regardaient comme un temps d'épreuve +dont ils ne pouvaient fixer la durée. Entre pauvre à Paris, c'est être +pauvre deux fois. Angèle acceptait la misère avec cette mollesse de +femme chlorotique; elle passait les journées dans sa cuisine, ou bien +couchée à terre, jouant avec sa fille, ne se lamentant qu'à la dernière +pièce de vingt sous. Mais Aristide frémissait de rage dans cette +pauvreté, dans cette existence étroite, où il tournait comme une bête +enfermée. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles: son +orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaient furieusement. +Son frère réussit à se faire envoyer au Corps législatif par +l'arrondissement de Plassans, et il souffrit davantage. Il sentait trop +la supériorité d'Eugène pour être sottement jaloux; il l'accusait de ne +pas faire pour lui ce qu'il aurait pu faire. A plusieurs reprises, le +besoin le força d'aller frapper à sa porte pour lui emprunter quelque +argent. Eugène prêta l'argent, mais en lui reprochant avec rudesse de +manquer de courage et de volonté. Dès lors, Aristide se roidit encore. +Il jura qu'il ne demanderait plus un sou à personne, et il tint parole. +Les huit derniers jours du mois, Angèle mangeait du pain sec en +soupirant. Cet apprentissage acheva la terrible éducation de Saccard. +Ses lèvres devinrent plus minces; il n'eut plus la sottise de rêver ses +millions tout haut; sa maigre personne se fit fluette, n'exprima plus +qu'une volonté, qu'une idée fixe caressée à toute heure. Quand il +courait de la rue Saint-Jacques à l'Hôtel de Ville, ses talons éculés +sonnaient aigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa +redingote râpée comme dans un asile de haine, tandis que son museau de +fouine flairait l'air des rues. Anguleuse figure de la misère jalouse +que l'on voit rôder sur le pavé de Paris, promenant son plan de fortune +et le rêve de son assouvissement.</p> + +<p>Vers le commencement de 18..., Aristide Saccard fut nommé commissaire +voyer. Il gagnait quatre mille cinq cents francs. Cette augmentation +arrivait à temps; Angèle dépérissait; la petite Clotilde était toute +pâle. Il garda son étroit logement de deux pièces, la salle à manger +meublée de noyer, et la chambre à coucher d'acajou, continuant à mener +une existence rigide, évitant la dette, ne voulant mettre les mains dans +l'argent des autres que lorsqu'il pourrait les y enfoncer jusqu'aux +coudes. Il mentit ainsi à ses instincts, dédaigneux des quelques sous +qui lui arrivaient en plus, restant à l'affût. Angèle se trouva +parfaitement heureuse. Elle s'acheta quelques nippes, mit la broche tous +les jours. Elle ne comprenait plus rien aux colères muettes de son mari, +à ses mines sombres d'homme qui poursuit la solution de quelque +redoutable problème.</p> + +<p>Aristide suivait les conseils d'Eugène: il écoutait et il regardait. +Quand il alla remercier son frère de son avancement, celui-ci comprit la +révolution qui s'était opérée en lui; il le complimenta sur ce qu'il +appela sa bonne tenue. L'employé, que l'envie roidissait à l'intérieur, +s'était fait souple et insinuant. En quelques mois, il devint un +comédien prodigieux. Toute sa verve méridionale s'était éveillée, et il +poussait l'art si loin, que ses camarades de l'Hôtel de Ville le +regardaient comme un bon garçon que sa proche parenté avec un député +désignait à l'avance pour quelque gros emploi. Cette parenté lui +attirait également la bienveillance de ses chefs. Il vivait ainsi dans +une sorte d'autorité supérieure à son emploi, qui lui permettait +d'ouvrir certaines portes et de mettre le nez dans certains cartons, +sans que ses indiscrétions parussent coupables. On le vit, pendant deux +ans, rôder dans tous les couloirs, s'oublier dans toutes les salles, se +lever vingt fois par jour pour aller causer avec un camarade, porter un +ordre, faire un voyage à travers les bureaux, éternelles promenades qui +faisaient dire à ses collègues: «Ce diable de Provençal! il ne peut se +tenir en place: il a du vif-argent dans les jambes.» Ses intimes le +prenaient pour un paresseux, et le digne homme riait, quand ils +l'accusaient de ne chercher qu'à voler quelques minutes à +l'administration. Jamais il ne commit la faute d'écouter aux serrures; +mais il avait une façon carrée d'ouvrir les portes, de traverser les +pièces, un papier à la main, l'air absorbé, d'un pas si lent et si +régulier qu'il ne perdait pas un mot des conversations. Ce fut une +tactique de génie; on finit par ne plus s'interrompre au passage de cet +employé actif, qui glissait dans l'ombre des bureaux et qui paraissait +si préoccupé de sa besogne. Il eut encore une autre méthode; il était +d'une obligeance extrême, il offrait à ses camarades de les aider dès +qu'ils se mettaient en retard dans leur travail, et il étudiait alors +les registres, les documents qui lui passaient sous les yeux, avec une +tendresse recueillie. Mais un de ses péchés mignons fut de lier amitié +avec les garçons de bureau. Il allait jusqu'à leur donner des poignées +de main. Pendant des heures, il les faisait causer, entre deux portes, +avec de petits rires étouffés, leur contant des histoires, provoquant +leurs confidences. Ces braves gens l'adoraient, disaient de lui: «En +voilà un qui n'est pas lier!» Dès qu'il y avait un scandale, il en était +informé le premier. C'est ainsi qu'au bout de deux ans, l'Hôtel de Ville +n'eut plus de mystères pour lui. Il en connaissait le personnel jusqu'au +dernier des lampistes, et les paperasses jusqu'aux notes dei +blanchisseuses.</p> + +<p>A cette heure, Paris offrait, pour un homme comme Aristide Saccard, le +plus intéressant des spectacles.</p> + +<p>L'Empire venait d'être proclamé, après ce fameux voyage pendant lequel +le prince président avait réussi à chauffer l'enthousiasme de quelques +départements bonapartistes. Le silence s'était fait à la tribune et dans +les journaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, se +reposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu'un gouvernement fort +la protégeait et lui ôtait jusqu'au souci de penser et de régler ses +affaires. La grande préoccupation de la société était de savoir à quels +amusements elle allait tuer le temps. Selon l'heureuse expression +d'Eugène Rougon, Paris se mettait à table et rêvait gaudrioles au +dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les +esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui +possédaient déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas +cherchaient dans les coins les trésors oubliés.</p> + +<p>Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit +naissant de pièces de cent sous, des rires clairs de femmes, des +tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand +silence de l'ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne montaient +toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses dorées et voluptueuses.</p> + + +<p>Il semblait qu'on passât devant une de ces petites maisons dont les +rideaux soigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, +et où l'on entend l'or sonner sur le marbre des cheminées. L'Empire +allait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe. Il fallait à cette +poignée d'aventuriers qui venaient de voler un trône, un règne +d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes +achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le +sang de décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette +folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations +pourries et déshonorées.</p> + +<p>Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot +montant de la spéculation, dont l'écume allait couvrir Paris entier. Il +en suivit les progrès avec une attention profonde. Il se trouvait au +beau milieu de la pluie chaude d'écus tombant dru sur les toits de la +cité. Dans ses courses continuelles à travers l'Hôtel de Ville, il avait +surpris le vaste projet de la transformation de Paris, le plan de ces +démolitions, de ces voies nouvelles et de ces quartiers improvisés, de +cet agio formidable sur la vente des terrains et des immeubles, qui +allumait, aux quatre coins de la ville, la bataille des intérêts et le +flamboiement du luxe à outrance. Dès lors, son activité eut un but. Ce +fut à cette époque qu'il devint bon enfant. Il engraissa même un peu, il +cessa de courir les rues comme un chat maigre en quête d'une proie.</p> + +<p>Dans son bureau, il était plus causeur, plus obligeant que jamais. Son +frère, auquel il allait rendre des visites en quelque sorte officielles, +le félicitait de mettre si heureusement ses conseils en pratique. Vers +le commencement de 185, Saccard lui confia qu'il avait en vue plusieurs +affaires, mais qu'il lui faudrait d'assez fortes avances.</p> + +<p>—On cherche, dit Eugène.</p> + +<p>—Tu as raison, je chercherai, répondit-il sans la moindre mauvaise +humeur, sans paraître s'apercevoir que son frère refusait de lui fournir +les premiers fonds.</p> + +<p>C'étaient ces premiers fonds dont la pensée le brûlait maintenant. Son +plan était fait; il le mûrissait chaque jour. Mais les premiers milliers +de francs restaient introuvables. Ses volontés se tendirent davantage; +il ne regarda plus les gens que d'une façon nerveuse et profonde, comme +s'il eût cherché un prêteur dans le premier passant venu. Au logis, +Angèle continuait à mener sa vie effacée et heureuse. Lui, guettait une +occasion, et ses rires de bon garçon devenaient plus aigus à mesure que +cette occasion tardait à se présenter.</p> + +<p>Aristide avait une sœur à Paris. Sidonie Rougon s'était mariée à un +clerc d'avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rue +Saint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère la +retrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuis +longtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petit +entresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique du bas, +située sous son appartement, une boutique étroite et mystérieuse, dans +laquelle elle prétendait tenir un commerce de dentelles; il y avait +effectivement, dans la vitrine, des bouts de guipure et de la +Valenciennes, pendus sur des tringles dorées; mais, à l'intérieur, on +eût dit une antichambre, aux boiseries luisantes, sans la moindre +apparence de marchandises. La porte et la vitrine étaient garnies de +légers rideaux qui, en mettant le magasin à l'abri des regards de la +rue, achevaient de lui donner l'air discret et voilé d'une pièce +d'attente, s'ouvrant sur quelque temple inconnu. Il était rare qu'on vît +entrer une cliente chez, Mme Sidonie; le plus souvent même, le bouton de +la porte était enlevé.</p> + +<p>Dans le quartier, elle répétait qu'elle allait elle-même offrir ses +dentelles aux femmes riches. L'aménagement de l'appartement lui avait +seul fait, disait-elle, louer la boutique et l'entresol, qui +communiquaient par un escalier caché dans le mur. En effet, la marchande +de dentelles était toujours dehors; on la voyait dix fois en un jour +sortir et rentrer, d'un air pressé. D'ailleurs, elle ne s'en tenait pas +au commerce des dentelles; elle utilisait son entresol, elle +l'emplissait de quelque solde ramassé on ne savait où. Elle y avait +vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers, bretelles, etc.; +puis on y vit successivement une huile nouvelle pour faire pousser les +cheveux, des appareils orthopédiques, une cafetière automatique, +invention brevetée, dont l'exploitation lui donna bien du mal. Lorsque +son frère vint la voir, elle plaçait des pianos, son entresol était +encombré de ces instruments; il y avait des pianos jusque dans sa +chambre à coucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait +avec le pêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ses +deux commerces avec une méthode parfaite; les clients qui venaient pour +les marchandises de l'entresol, entraient et sortaient par une porte +cochère que la maison avait sur la rue Papillon; il fallait être dans le +mystère du petit escalier pour connaître le trafic en partie double de +la marchande de dentelles. A l'entresol, elle se nommait madame Touche!, +du nom de son mari, tandis qu'elle n'avait mis que son prénom sur la +porte du magasin, ce qui la faisait appeler généralement madame Sidonie.</p> + +<p>Mme Sidonie avait trente-cinq ans; mais elle s'habillait avec une telle +insouciance, elle était si peu femme dans ses allures qu'on l'eût jugée +beaucoup plus vieille.</p> + +<p>A la vérité, elle n'avait pas d'âge. Elle portait une éternelle robe +noire, limée aux plis, fripée et blanchie par l'usage, rappelant ces +robes d'avocats usées sur la barre.</p> + +<p>Coiffée d'un chapeau noir qui lui descendait jusqu'au front et lui +cachait les cheveux, chaussée de gros souliers, elle trottait par les +rues, tenant au bras un petit panier dont les anses étaient raccommodées +avec des ficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, était tout un +monde. Quand elle l'entrouvrait, il en sortait des échantillons de +toutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout des poignées +de papiers timbrés, dont elle déchiffrait l'écriture illisible avec une +dextérité particulière. Il y avait en elle du courtier et de l'huissier. +Elle vivait dans les prêts, dans les assignations, dans les +commandements; quand elle avait placé pour dix francs de pommade ou de +dentelle, elle s'insinuait dans les bonnes grâces de sa cliente, +devenait son homme d'affaires, courait pour elle les avoués, les avocats +et les juges. Elle colportait ainsi des dossiers au fond de son panier +pendant des semaines, se donnant un mal du diable, allant d'un bout de +Paris à l'autre, d'un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture. +Il eût été difficile de dire quel profit elle tirait d'un pareil métier; +elle le faisait d'abord par un goût instinctif des affaires véreuses, un +amour de la chicane; puis elle y réalisait une foule de petits +bénéfices: dîners pris à droite et à gauche, pièces de vingt sous +ramassées çà et là. Mais le gain le plus clair était encore les +confidences qu'elle recevait partout et qui la mettaient sur la piste +des bons coups et des bonnes aubaines. Vivant chez les autres, dans les +affaires des autres, elle était un véritable répertoire vivant d'offres +et de demandes. Elle savait où il y avait une fille à marier tout de +suite, une famille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux +monsieur qui prêterait bien les trois mille francs, mais sur des +garanties solides, et à gros intérêts. Elle savait des choses plus +délicates encore: les tristesses d'une dame blonde que son mari ne +comprenait pas, et qui aspirait à être comprise; le secret désir d'une +bonne mère rêvant de placer sa demoiselle avantageusement; les goûts +d'un baron porté sur les petits soupers et les filles très jeunes. Et +elle colportait, avec un sourire pâle, ces demandes et ces offres; elle +faisait deux lieues pour aboucher les gens; elle envoyait le baron chez +la bonne mère, décidait le vieux monsieur à prêter les trois mille +francs à la famille gênée, trouvait des consolations pour la dame blonde +et un époux peu scrupuleux pour la fille à marier. Elle avait aussi de +grandes affaires, des affaires qu'elle pouvait avouer tout haut, et dont +elle rebattait les oreilles des gens qui l'approchaient: un long procès +qu'une famille noble ruinée l'avait chargée de suivre, et une dette +contractée par l'Angleterre vis-à-vis de la France, du temps des +Stuarts, et dont le chiffre, avec les intérêts composés, montait à près +de trois milliards. Cette dette de trois milliards était son dada; elle +expliquait le cas avec un grand luxe de détails, faisait tout un cours +d'histoire, et des rougeurs d'enthousiasme montaient à ses joues, molles +et jaunes d'ordinaire comme de la cire. Parfois, entre une course chez +un huissier et une visite à une amie, elle plaçait une cafetière, un +manteau de caoutchouc, elle vendait un coupon de dentelle, elle mettait +un piano en location. C'était le moindre de ses soucis. Puis elle +accourait vite à son magasin, où une cliente lui avait donné rendez-vous +pour voir une pièce de Chantilly.</p> + +<p>La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans la boutique, +discrète et voilée. Et il n'était pas rare qu'un monsieur entrant par +la porte cochère de la rue Papillon, vînt en même temps voir les pianos +de Mme Touche, à l'entresol.</p> + +<p>Si Mme Sidonie ne faisait pas fortune, c'était qu'elle travaillait +souvent par amour de l'art. Aimant la procédure, oubliant ses affaires +pour celles des autres, elle se laissait dévorer par les huissiers, ce +qui, d'ailleurs, lui procurait des jouissances que connaissent seuls les +gens processifs. La femme se mourait en elle; elle n'était plus qu'un +agent d'affaires, un placeur battant à toute heure le pavé de Paris, +ayant dans son panier légendaire les marchandises les plus équivoques, +vendant de tout, rêvant de milliards, et allant plaider à la justice de +paix, pour une cliente favorite, une contestation de dix francs.</p> + +<p>Petite, maigre, blafarde, vêtue de cette mince robe noire qu'on eût dit +taillée dans la toge d'un plaideur, elle s'était ratatinée, et, à la +voir filer le long des maisons, on l'eût prise pour un saute-ruisseau +déguisé en fille.</p> + +<p>Son teint avait la pâleur dolente du papier timbré. Ses lèvres +souriaient d'un sourire éteint, tandis que ses yeux semblaient nager +dans le tohu-bohu des négoces, des préoccupations de tout genre dont +elle se bourrait la cervelle. D'allures timides et discrètes, +d'ailleurs, avec une vague senteur de confessionnal et de cabinet de +sage-femme, elle se faisait douce et maternelle comme une religieuse +qui, ayant renoncé aux affections de ce monde, a pitié des souffrances +du cœur. Elle ne parlait jamais de son mari, pas plus qu'elle ne +parlait de son enfance, de sa famille, de ses intérêts. Il n'y avait +qu'une chose qu'elle ne vendait pas, c'était elle; non qu'elle eût des +scrupules, mais parce que l'idée de ce marché ne pouvait lui venir. Elle +était sèche comme une facture, froide comme un protêt, indifférente et +brutale au fond comme un recors.</p> + +<p>Saccard, tout frais de sa province, ne put d'abord descendre dans les +profondeurs délicates des nombreux métiers de Mme Sidonie. Comme il +avait fait une année de droit, elle lui parla un jour des trois +milliards, d'un air grave, ce qui lui donna une pauvre idée de son +intelligence. Elle vint fouiller les coins du logement de la rue +Saint-Jacques, pesa Angèle d'un regard, et ne reparut que lorsque ses +courses l'appelaient dans le quartier, et qu'elle éprouvait le besoin de +remettre les trois milliards sur le tapis. Angèle avait mordu à +l'histoire de la dette anglaise. La courtière enfourchait son dada, +faisait ruisseler l'or pendant une heure. C'était la fêlure, dans cet +esprit délié, la folie douce dont elle berçait sa vie perdue en +misérables trafics, l'appât magique dont elle grisait avec elle les plus +crédules de ses clientes. Très convaincue, du reste, elle finissait par +parler des trois milliards comme d'une fortune personnelle, dans +laquelle il faudrait bien que les juges la fissent rentrer tôt ou tard, +ce qui jetait une merveilleuse auréole autour de son pauvre chapeau +noir, où se balançaient quelques violettes pâlies à des tiges de laiton +dont on voyait le métal. Angèle ouvrait des yeux énormes. A plusieurs +reprises, elle parla avec respect de sa belle-sœur à son mari, disant +que Mme Sidonie les enrichirait peut-être un jour. Saccard haussait les +épaules; il était allé visiter la boutique et l'entresol du +Faubourg-Poissonnière, et n'y avait flairé qu'une faillite prochaine. Il +voulut connaître l'opinion d'Eugène sur leur sœur; mais celui-ci devint +grave et se contenta de répondre qu'il ne la voyait jamais, qu'il la +savait fort intelligente, un peu compromettante peut-être. Cependant, +comme Saccard revenait rue de Penthièvre, quelque temps après, il crut +voir la robe noire de Mme Sidonie sortir de chez son frère et filer +rapidement le long des maisons. Il courut, mais il ne put retrouver la +robe noire. La courtière avait une de ces tournures effacées qui se +perdent dans la foule. Il resta songeur, et ce fut à partir de ce moment +qu'il étudia sa sœur avec plus d'attention. Il ne tarda pas à pénétrer +le labeur immense de ce petit être pâle et vague, dont la face entière +semblait loucher et se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle était +bien du sang des Rougon. Il reconnut cet appétit de l'argent, ce besoin +de l'intrigue qui caractérisaient la famille; seulement, chez elle, +grâce au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris où elle avait +dû chercher le matin son pain noir du soir, le tempérament commun +s'était déjeté pour produire cet hermaphrodisme étrange de la femme +devenue être neutre, homme d'affaires et entremetteuse à la fois.</p> + +<p>Quand Saccard, après avoir arrêté son plan, se mit en quête des +premiers fonds, il songea naturellement à sa sœur. Elle secoua la +tête, soupira en parlant des trois milliards. Mais l'employé ne lui +tolérait pas sa folie, il la secouait rudement chaque fois qu'elle +revenait à la dette des Stuarts; ce rêve lui semblait déshonorer une +intelligence si pratique. Mme Sidonie, qui essuyait tranquillement les +ironies les plus dures sans que ses convictions fussent ébranlées, lui +expliqua ensuite avec une grande lucidité qu'il ne trouverait pas un +sou, n'ayant à offrir aucune garantie. Cette conversation avait lieu +devant la Bourse, où elle devait jouer ses économies.</p> + +<p>Vers trois heures, on était certain de la trouver appuyée contre la +grille, à gauche, du côté du bureau de poste; c'était là qu'elle donnait +audience à des individus louches et vagues comme elle. Son frère allait +la quitter, lorsqu'elle murmura d'un ton désolé: «Ah! si tu n'étais pas +marié!...» Cette réticence, dont il ne voulut pas demander le sens +complet et exact, rendit Saccard singulièrement rêveur.</p> + +<p>Les mois s'écoulèrent, la guerre de Crimée venait d'être déclarée. +Paris, qu'une guerre lointaine n'émouvait pas, se jetait avec plus +d'emportement dans la spéculation et les filles. Saccard assistait, en +se rongeant les poings, à cette rage croissante qu'il avait prévue. Dans +la forge géante, les marteaux qui battaient l'or sur l'enclume lui +donnaient des secousses de colère et d'impatience. Il y avait en lui une +telle tension de l'intelligence et de la volonté qu'il vivait dans un +songe, en somnambule se promenant au bord des toits sous le fouet d'une +idée fixe. Aussi fut-il surpris et irrité de trouver, un soir, Angèle +malade et couchée. Sa vie d'intérieur, d'une régularité d'horloge, se +dérangeait, ce qui l'exaspéra comme une méchanceté calculée de la +destinée. La pauvre Angèle se plaignit doucement; elle avait pris un +froid et chaud. Quand le médecin arriva, il parut très inquiet; il dit +au mari, sur le palier, que sa femme avait une fluxion de poitrine et +qu'il ne répondait pas d'elle.</p> + +<p>Dès lors, l'employé soigna la malade sans colère; il n'alla plus à son +bureau, il resta près d'elle, la regardant avec une expression +indéfinissable lorsqu'elle dormait, rouge de fièvre, haletante. Mme +Sidonie, malgré ses travaux écrasants, trouva moyen de venir chaque soir +faire des tisanes, qu'elle prétendait souveraines. A tous ses métiers, +elle joignait celui d'être une garde-malade de vocation, se plaisant à +la souffrance, aux remèdes, aux conversations navrées qui s'attardent +autour des lits de moribonds. Puis, elle paraissait s'être prise d'une +tendre amitié pour Angèle; elle aimait les femmes d'amour, avec mille +chatteries, sans doute pour le plaisir qu'elles donnent aux hommes; elle +les traitait avec les attentions délicates que les marchandes ont pour +les choses précieuses de leur étalage, les appelait «ma mignonne, ma +toute belle», roucoulait, se pâmait devant elles, comme un amoureux +devant une maîtresse. Bien qu'Angèle fût une sorte dont elle n'espérait +rien tirer, elle la cajolait comme les autres, par règle de conduite. +Quand la jeune femme fut au lit, les effusions de Mme Sidonie devinrent +larmoyantes, elle emplit la chambre silencieuse de son dévouement. Son +frère la regardait tourner, les lèvres serrées, comme abîmé dans une +douleur muette.</p> + +<p>Le mal empira. Un soir, le médecin leur avoua que la malade ne passerait +pas la nuit. Mme Sidonie était venue de bonne heure, préoccupée, +regardant Aristide et Angèle de ses yeux noyés où s'allumaient de +courtes flammes. Quand le médecin fut parti, elle baissa la lampe, un +grand silence se fit. La mort entrait lentement dans cette chambre +chaude et moite, où la respiration irrégulière de la moribonde mettait +le tic-tac cassé d'une pendule qui se détraque. Mme Sidonie avait +abandonné les potions, laissant le mal faire son œuvre. Elle s'était +assise devant la cheminée, auprès de son frère, qui tisonnait d'une main +fiévreuse, en jetant sur le lit des coups d'œil involontaires. Puis, +comme énervé par cet air lourd, par ce spectacle lamentable, il se +retira dans la pièce voisine. On y avait enfermé la petite Clotilde, qui +jouait à la poupée, très sagement, sur un bout de tapis.</p> + +<p>Sa fille lui souriait, lorsque Mme Sidonie, se glissant derrière lui, +l'attira dans un coin, parlant à voix basse.</p> + +<p>La porte était restée ouverte. On entendait le râle léger d'Angèle.</p> + +<p>—Ta pauvre femme... sanglota la courtière, je crois que tout est bien +fini. Tu as entendu le médecin?</p> + +<p>Saccard se contenta de baisser lugubrement la tête.</p> + +<p>—C'était une bonne personne, continua l'autre, parlant comme si Angèle +fût déjà morte. Tu pourras trouver des femmes plus riches, plus +habituées au monde; mais tu ne trouveras jamais un pareil cœur.</p> + +<p>Et comme elle s'arrêtait, s'essuyant les yeux, semblant chercher une +transition:</p> + +<p>—Tu as quelque chose à me dire? demanda nettement Saccard.</p> + +<p>—Oui, je me suis occupée de toi, pour la chose que tu sais, et je crois +avoir découvert.... Mais dans un pareil moment.... Vois-tu, j'ai le +cœur brisé.</p> + +<p>Elle s'essuya encore les yeux. Saccard la laissa faire tranquillement, +sans dire un mot. Alors elle se décida.</p> + +<p>—C'est une jeune fille qu'on voudrait marier tout de suite, dit-elle. +La chère enfant a eu un malheur. Il y a une tante qui ferait un +sacrifice....</p> + +<p>Elle s'interrompait, elle geignait toujours, pleurant ses phrases, comme +si elle eût continué à plaindre la pauvre Angèle. C'était une façon +d'impatienter son frère et de le pousser à la questionner, pour ne pas +avoir toute la responsabilité de l'offre qu'elle venait lui faire. +L'employé fut pris en effet d'une sourde irritation.</p> + +<p>—Voyons, achève! dit-il. Pourquoi veut-on marier cette jeune fille?</p> + +<p>—Elle sortait de pension, reprit la courtière d'une voix dolente, un +homme l'a perdue, à la campagne, chez les parents d'une de ses amies. Le +père vient de s'apercevoir de la faute. Il voulait la tuer. La tante, +pour sauver la chère enfant, s'est faite complice, et, à elles deux, +elles ont conté une histoire au père, elles lui ont dit que le coupable +était un honnête garçon qui ne demandait qu'à réparer son égarement +d'une heure.</p> + +<p>—Alors, dit Saccard d'un ton surpris et comme fâché, l'homme de la +campagne va épouser la jeune fille?</p> + +<p>—Non, il ne peut pas, il est marié.</p> + +<p>Il y eut un silence. Le râle d'Angèle sonnait plus douloureusement dans +l'air frissonnant. La petite Clotilde avait cessé de jouer; elle +regardait Mme Sidonie et son père, de ses grands yeux d'enfant songeur, +comme si elle eût compris leurs paroles. Saccard se mit à poser des +questions brèves:</p> + +<p>—Quel âge a la jeune fille?</p> + +<p>—Dix-neuf ans.</p> + +<p>—La grossesse date?</p> + +<p>—De trois mois. Il y aura sans doute une fausse couche.</p> + +<p>—Et la famille est riche et honorable!?</p> + +<p>—Vieille bourgeoisie. Le père a été magistrat. Fort belle fortune.</p> + +<p>—Quel serait le sacrifice de la tante?</p> + +<p>—Cent mille francs.</p> + +<p>Un nouveau silence se fit. Mme Sidonie ne pleurnichait plus; elle était +en affaire, sa voix prenait les notes métalliques d'une revendeuse qui +discute un marché.</p> + +<p>Son frère, la regardant en dessous, ajouta avec quelque hésitation:</p> + +<p>—Et toi, que veux-tu?</p> + +<p>—Nous verrons plus tard, répondit-elle. Tu me rendras service à ton +tour.</p> + +<p>Elle attendit quelques secondes; et, comme il se taisait, elle lui +demanda carrément:</p> + +<p>—Eh bien, que décides-tu? Ces pauvres femmes sont dans la désolation. +Elles veulent empêcher un éclat.</p> + +<p>Elles ont promis de livrer demain au père le nom du coupable.... Si tu +acceptes, je vais leur envoyer une de tes cartes de visite par un +commissionnaire.</p> + +<p>Saccard parut s'éveiller d'un songe; il tressaillit, il se tourna +peureusement du côté de la chambre voisine, où il avait cru entendre un +léger bruit.</p> + +<p>—Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bien que je ne puis +pas....</p> + +<p>Mme Sidonie le regardait fixement, d'un air froid et dédaigneux. Tout le +sang des Rougon, toutes ses ardentes convoitises lui remontèrent à la +gorge. Il prit une carte de visite dans son portefeuille et la donna à +sa sœur, qui la mit sous enveloppe, après avoir raturé l'adresse avec +soin. Elle descendit ensuite. Il était à peine neuf heures.</p> + +<p>Saccard, resté seul, alla appuyer son front contre les vitres glacées. +Il s'oublia jusqu'à battre la retraite sur le verre, du bout des doigts. +Mais il faisait une nuit si noire, les ténèbres au-dehors s'entassaient +en masses si étranges, qu'il éprouva un malaise, et machinalement il +revint dans la pièce où Angèle se mourait. Il l'avait oubliée, il +éprouva une secousse terrible en la retrouvant levée à demi sur ses +oreillers; elle avait les yeux grands ouverts, un flot de vie semblait +être remonté à ses joues et à ses lèvres. La petite Clotilde, tenant +toujours sa poupée, était assise sur le bord de la couche; dès que son +père avait eu le dos tourné, elle s'était vite glissée dans cette +chambre, dont on l'avait écartée, et où la ramenaient ses curiosités +joyeuses d'enfant. Saccard, la tête pleine de l'histoire de sa sœur, +vit son rêve à terre. Une affreuse pensée dut luire dans ses yeux. +Angèle, prise d'épouvante, voulut se jeter au fond du lit, contre le +mur; mais la mort venait, ce réveil dans l'agonie était la clarté +suprême de la lampe qui s'éteint. La moribonde ne put bouger; elle +s'affaissa, elle continua de tenir ses yeux grands ouverts sur son mari, +comme pour surveiller ses mouvements. Saccard, qui avait cru à quelque +résurrection diabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la +misère, se rassura en voyant que la malheureuse n'avait pas une heure à +vivre. Il n'éprouva plus qu'un malaise intolérable. Les yeux d'Angèle +disaient qu'elle avait entendu la conversation de son mari avec Mme +Sidonie, et qu'elle craignait qu'il ne l'étranglât, si elle ne mourait +pas assez vite. Et il y avait encore, dans ses yeux, l'horrible +étonnement d'une nature douce et inoffensive s'apercevant, à la dernière +heure, des infamies de ce monde, frissonnant à la pensée des longues +années passées côte à côte avec un bandit. Peu à peu, son regard devint +plus doux; elle n'eut plus peur, elle dut excuser ce misérable, en +songeant à la lutte acharnée qu'il livrait depuis si longtemps à la +fortune. Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un +si long reproche, s'appuyait aux meubles, cherchait des coins d'ombre. +Puis, défaillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendait fou, il +s'avança dans la clarté de la lampe. Mais Angèle lui fit signe de ne pas +parler. Et elle le regardait toujours de cet air d'angoisse épouvantée, +auquel se mêlait maintenant une promesse de pardon. Alors il se pencha +pour prendre Clotilde entre ses bras et l'emporter dans l'autre chambre. +Elle le lui défendit encore, d'un mouvement de lèvres. Elle exigeait +qu'il restât là. Elle s'éteignit doucement, sans le quitter du regard, +et à mesure qu'il pâlissait, ce regard prenait plus de douceur. Elle +pardonna au dernier soupir. Elle mourut comme elle avait vécu, +mollement, s'effaçant dans la mort, après s'être effacée dans la vie. +Saccard demeura frissonnant devant ses yeux de morte, restés ouverts, et +qui continuaient à le poursuivre dans leur immobilité. La petite +Clotilde berçait sa poupée sur un bord du drap, doucement, pour ne pas +réveiller sa mère.</p> + +<p>Quand Mme Sidonie remonta, tout était fini. D'un coup de doigt, en femme +habituée à cette opération, elle ferma les yeux d'Angèle, ce qui +soulagea singulièrement Saccard. Puis, après avoir couché la petite, +elle fit, en un tour de main, la toilette de la chambre mortuaire.</p> + +<p>Lorsqu'elle eut allumé deux bougies sur la commode, et tiré +soigneusement le drap jusqu'au menton de la morte, elle jeta autour +d'elle un regard de satisfaction, et s'allongea au fond d'un fauteuil, +où elle sommeilla jusqu'au petit jour. Saccard passa la nuit dans la +pièce voisine, à écrire des lettres de faire-part. Il s'interrompait par +moments, s'oubliait, alignait des colonnes de chiffres sur des bouts de +papier.</p> + +<p>Le soir de l'enterrement, Mme Sidonie emmena Saccard à son entresol. Là +furent prises de grandes résolutions. L'employé décida qu'il enverrait +la petite Clotilde à un de ses frères, Pascal Rougon, un médecin de +Plassans, qui vivait en garçon, dans l'amour de la science, et qui +plusieurs fois lui avait offert de prendre sa nièce avec lui, pour +égayer sa maison silencieuse de savant.</p> + +<p>Mme Sidonie lui fit ensuite comprendre qu'il ne pouvait habiter plus +longtemps la rue Saint-Jacques. Elle lui louerait pour un mois un +appartement élégamment meublé, aux environs de l'Hôtel de Ville; elle +tâcherait de trouver cet appartement dans une maison bourgeoise, pour +que les meubles parussent lui appartenir. Quant au mobilier de la rue +Saint-Jacques, il serait vendu, afin d'effacer jusqu'aux dernières +senteurs du passé. Il en emploierait l'argent à s'acheter un trousseau +et des vêtements convenables. Trois jours après Clotilde était remise +entre les mains d'une vieille dame qui se rendait justement dans le +Midi. Et Aristide Saccard, triomphant, la joue vermeille, comme +engraissé en trois journées par les premiers sourires de la fortune, +occupait au Marais, rue Payenne, dans une maison sévère et respectable, +un coquet logement de cinq pièces, où il se promenait en pantoufles +brodées. C'était le logement d'un jeune abbé, parti subitement pour +l'Italie, et dont la servante avait reçu l'ordre de trouver un +locataire. Cette servante était une amie de Mme Sidonie, qui donnait un +peu dans la calotte; elle aimait les prêtres, de l'amour dont elle +aimait les femmes, par instinct, établissant peut-être certaines +parentés nerveuses entre les soutanes et les jupes de soie. Dès lors, +Saccard était prêt; il composa son rôle avec un art exquis; il attendit +sans sourciller les difficultés et les délicatesses de la situation +qu'il avait acceptée, Mme Sidonie, dans l'affreuse nuit de l'agonie +d'Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de la famille +Béraud. Le chef, M. Béraud du Châtel, un grand vieillard de soixante +ans, était le dernier représentant d'une ancienne famille bourgeoise, +dont les titres remontaient plus haut que ceux de certaines familles +nobles. Un de ses ancêtres était compagnon d'Etienne Marcel. En 93, son +père mourait sur l'échafaud, après avoir salué la République de tous ses +enthousiasmes de bourgeois de Paris dans les veines duquel coulait le +sang révolutionnaire de la cité. Lui-même était un de ces républicains +de Sparte rêvant un gouvernement d'entière justice et de sage liberté. +Vieilli dans la magistrature, où il avait pris une roideur et une +sévérité de profession, il donna sa démission de président de chambre, +en 1851, lors du coup d'État, après avoir refusé de faire partie d'une +de ces commissions mixtes qui déshonorèrent la justice française. Depuis +cette époque, il vivait solitaire et retiré dans son hôtel de l'île +Saint-Louis, qui se trouvait à la pointe de l'île, presque en face de +l'hôtel Lambert. Sa femme était morte jeune. Quelque drame secret, dont +la blessure saignait toujours, dut assombrir encore la figure grave du +magistrat. Il avait déjà une fille de huit ans, Renée, lorsque sa femme +expira en donnant le jour à une seconde fille. Cette dernière, qu'on +nomma Christine, fut recueillie par une sœur de M. Béraud du Châtel, +mariée au notaire Aubertot. Renée alla au couvent. Mme Aubertot, qui +n'avait pas d'enfant, se prit d'une tendresse maternelle pour Christine, +qu'elle éleva auprès d'elle. Son mari étant mort, elle ramena la petite +à son père, et resta entre ce vieillard silencieux et cette blondine +souriante. Renée fut oubliée en pension.</p> + +<p>Aux vacances, elle emplissait l'hôtel d'un tel tapage que sa tante +poussait un grand soupir de soulagement quand elle la reconduisait enfin +chez les dames de la Visitation, où elle était pensionnaire depuis l'âge +de huit ans.</p> + +<p>Elle ne sortit du couvent qu'à dix-neuf ans, et ce fut pour aller passer +une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline, qui +possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quand elle +revint en octobre, la tante Élisabeth s'étonna de la trouver grave, +d'une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffant ses +sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise de douleur +folle. Dans l'abandon de son désespoir, l'enfant lui raconta une +histoire navrante: un homme de quarante ans, riche, marié, et dont la +femme, jeune et charmante, était là, l'avait violentée à la campagne, +sans qu'elle sût ni osât se défendre. Cet aveu terrifia la tante +Élisabeth; elle s'accusa, comme si elle s'était sentie complice; ses +préférences pour Christine la désolaient, et elle pensait que, si elle +avait également gardé Renée près d'elle, la pauvre enfant n'aurait pas +succombé. Dès lors, pour chasser ce remords cuisant, dont sa nature +tendre exagérait encore la souffrance, elle soutint la coupable; elle +amortit la colère du père, auquel elles apprirent toutes deux l'horrible +vérité par l'excès même de leurs précautions; elle inventa, dans +l'effarement de sa sollicitude, cet étrange projet de mariage, qui lui +semblait tout arranger, apaiser le père, faire rentrer Renée dans le +monde des femmes honnêtes, et dont elle voulait ne pas voir le côté +honteux ni les conséquences fatales.</p> + +<p>Jamais on ne sut comment Mme Sidonie flaira cette bonne affaire. +L'honneur des Béraud avait traîné dans son panier, avec les protêts de +toutes les filles de Paris.</p> + +<p>Quand elle connut l'histoire, elle imposa presque son frère, dont la +femme agonisait. La tante Élisabeth finit par croire qu'elle était +l'obligée de cette dame si douce, si humble, qui se dévouait à la +malheureuse Renée, jusqu'à lui choisir un mari dans sa famille. La +première entrevue de la tante et de Saccard eut lieu dans l'entresol de +la rue du Faubourg-Poissonnière. L'employé, qui était arrivé par la +porte cochère de la rue Papillon, comprit, en voyant venir Mme Aubertot +par la boutique et le petit escalier, le mécanisme ingénieux des deux +entrées. Il fut plein de tact et de convenance. Il traita le mariage +comme une affaire, mais en homme du monde qui réglait ses dettes de jeu. +La tante Élisabeth était beaucoup plus frissonnante que lui; elle +balbutiait, elle n'osait parler des cent mille francs qu'elle avait +promis.</p> + +<p>Ce lut lui qui entama le premier la question argent, de l'air d'un avoué +discutant le cas d'un client. Selon lui, cent mille francs étaient un +apport ridicule pour le mari de mademoiselle Renée. Il appuyait un peu +sur ce mot «mademoiselle». M. Béraud du Châtel mépriserait davantage un +gendre pauvre; il l'accuserait d'avoir séduit sa fille pour sa fortune, +peut-être même aurait-il l'idée de faire secrètement une enquête. Mme +Aubertot, effrayée, effarée par la parole calme et polie de Saccard, +perdit la tête et consentit à doubler la somme, quand il eut déclaré +qu'à moins de deux cent mille francs, il n'oserait jamais demander +Renée, ne voulant pas être pris pour un indigne chasseur de dot. La +bonne dame partit toute troublée, ne sachant plus ce qu'elle devait +penser d'un garçon qui avait de telles indignations et qui acceptait un +pareil marché.</p> + +<p>Cette première entrevue fut suivie d'une visite officielle que la tante +Élisabeth fit à Aristide Saccard, à son appartement de la rue Payenne. +Cette fois, elle venait au nom de M. Béraud. L'ancien magistrat avait +refusé de voir «cet homme», comme il appelait le séducteur de sa fille, +tant qu'il ne serait pas marié avec Renée, à laquelle il avait +d'ailleurs également défendu sa porte.</p> + +<p>Mme Aubertot avait de pleins pouvoirs pour traiter. Elle parut heureuse +du luxe de l'employé; elle avait craint que le frère de cette Mme +Sidonie, aux jupes fripées, ne fût un goujat. Il la reçut, drapé dans +une délicieuse robe de chambre. C'était l'heure où les aventuriers du +Décembre, après avoir payé leurs dettes, jetaient dans les égouts leurs +bottes éculées, leurs redingotes blanchies aux coutures, rasaient leur +barbe de huit jours, et devenaient des hommes comme il faut. Saccard +entrait enfin dans la bande, il se nettoyait les ongles et ne se lavait +plus qu'avec des poudres et des parfums inestimables. Il fut galant; il +changea de tactique, se montra d'un désintéressement prodigieux. Quand +la vieille dame parla du contrat, il fit un geste, comme pour dire que +peu lui importait. Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il +méditait sur cette grave question, dont dépendait dans l'avenir sa +liberté de tripoteur d'affaires.</p> + +<p>—Par grâce, dit-il, finissons-en avec cette désagréable question +d'argent.... Mon avis est que mademoiselle Renée doit rester maîtresse +de sa fortune et moi maître de la mienne. Le notaire arrangera cela.</p> + +<p>La tante Élisabeth approuva cette façon de voir; elle tremblait que ce +garçon, dont elle sentait vaguement la main de fer, ne voulût mettre les +doigts dans la dot de sa nièce. Elle parla ensuite de cette dot.</p> + +<p>—Mon frère, dit-elle, a une fortune qui consiste surtout en propriétés +et en immeubles. Il n'est pas homme à punir sa fille en rognant la part +qu'il lui destinait. Il lui donne une propriété dans la Sologne estimée +à trois cent mille francs, ainsi qu'une maison, située à Paris, qu'on +évalue environ à deux cent mille francs.</p> + +<p>Saccard fut ébloui; il ne s'attendait pas à un tel chiffre; il se tourna +à demi pour ne pas laisser voir le flot de sang qui lui montait au +visage.</p> + +<p>—Cela fait cinq cent mille francs, continua la tante; mais je ne dois +pas vous cacher que la propriété de la Sologne ne rapporte que deux pour +cent.</p> + +<p>Il sourit, il répéta son geste de désintéressement, voulant dire que +cela ne pouvait le toucher, puisqu'il refusait de s'immiscer dans la +fortune de sa femme. Il avait, dans son fauteuil, une attitude +d'adorable indifférence, distrait, jouant du pied avec sa pantoufle, +paraissant écouter par pure politesse. Mme Aubertot, avec sa bonté d'âme +ordinaire, parlait difficilement, choisissait les termes pour ne pas le +blesser. Elle reprit:</p> + +<p>—Enfin, je veux faire un cadeau à Renée. Je n'ai pas d'enfant, ma +fortune reviendra un jour à mes nièces, et ce n'est pas parce que l'une +d'elles est dans les larmes, que je fermerai aujourd'hui la main. Leurs +cadeaux de mariage à toutes deux étaient prêts. Celui de Renée consiste +en vastes terrains situés du côté de Charonne, que je crois pouvoir +évaluer à deux cent mille francs. Seulement....</p> + +<p>Au mot de terrain, Saccard avait eu un léger tressaillement. Sous son +indifférence jouée, il écoutait avec une attention profonde. La tante +Élisabeth se troublait, ne trouvait sans doute pas la phrase, et en +rougissant:</p> + +<p>—Seulement, continua-t-elle, je désire que la propriété de ces terrains +soit reportée sur la tête du premier enfant de Renée. Vous comprendrez +mon intention, je ne veux pas que cet enfant puisse un jour être à votre +charge. Dans le cas où il mourrait, Renée resterait seule propriétaire.</p> + + +<p>Il ne broncha pas, mais ses sourcils tendus annonçaient une grande +préoccupation intérieure. Les terrains de Charonne éveillaient en lui un +monde d'idées.</p> + +<p>Mme Aubertot crut l'avoir blessé en parlant de l'enfant de Renée, et +elle restait interdite, ne sachant comment reprendre l'entretien.</p> + +<p>—Vous ne m'avez pas dit dans quelle rue se trouve l'immeuble de deux +cent mille francs? demanda-t-il, en reprenant son ton de bonhomie +souriante.</p> + +<p>—Rue de la Pépinière, répondit-elle, presque au coin de la rue +d'Astorg.</p> + +<p>Cette simple phrase produisit sur lui un effet décisif.</p> + +<p>Il ne fut plus maître de son ravissement; il rapprocha son fauteuil, et +avec sa volubilité provençale, d'une voix câline:</p> + +<p>—Chère dame, est-ce bien fini, parlerons-nous encore de ce maudit +argent?... Tenez, je veux me confesser en toute franchise, car je serais +au désespoir si je ne méritais pas votre estime. J'ai perdu ma femme +dernièrement, j'ai deux enfants sur les bras, je suis pratique et +raisonnable. En épousant votre nièce, je fais une bonne affaire pour +tout le monde. S'il vous reste quelques préventions contre moi, vous me +pardonnerez plus tard, lorsque j'aurai séché les larmes de chacun et +enrichi jusqu'à mes arrière-neveux. Le succès est une flamme dorée qui +purifie tout. Je veux que M. Béraud lui-même me tende la main et me +remercie....</p> + +<p>Il s'oubliait. Il parla longtemps ainsi avec un cynisme railleur qui +perçait par instants sous son air bonhomme.</p> + +<p>Il mit en avant son frère le député, son père le receveur particulier de +Plassans. Il finit par faire la conquête de la tante Élisabeth, qui +voyait avec une joie involontaire, sous les doigts de cet habile homme, +le drame dont elle souffrait depuis un mois, se terminer en une comédie +presque gaie. Il lut convenu qu'on irait chez le notaire le lendemain.</p> + +<p>Dès que Mme Aubertot se fut retirée, il se rendit à l'Hôtel de Ville, y +passa la journée à fouiller certains documents connus de lui. Chez le +notaire, il éleva une difficulté, il dit que la dot de Renée ne se +composant que de biens-fonds, il craignait pour elle beaucoup de tracas, +et qu'il croyait sage de vendre au moins l'immeuble de la rue de la +Pépinière pour lui constituer une rente sur le grand-livre. Mme +Aubertot voulut en référer à M. Béraud du Châtel, toujours cloîtré dans +son appartement. Saccard se remit en course jusqu'au soir. Il alla rue +de la Pépinière, il courut Paris de l'air songeur d'un général à la +veille d'une bataille décisive. Le lendemain, Mme Aubertot dit que M. +Béraud du Châtel s'en remettait complètement à elle. Le contrat fut +rédigé sur les bases déjà débattues. Saccard apportait deux cent mille +francs, Renée avait en dot la propriété de la Sologne et l'immeuble de +la rue de la Pépinière, qu'elle s'engageait à vendre; en outre, en cas +de mort de son premier enfant, elle restait seule propriétaire des +terrains de Charonne que lui donnait sa tante. Le contrat fut établi sur +le régime de la séparation des biens qui conserve aux époux l'entière +administration de leur fortune. La tante Élisabeth, qui écoutait +attentivement le notaire, parut satisfaite de ce régime dont les +dispositions semblaient assurer l'indépendance de sa nièce, en mettant +sa fortune à l'abri de toute tentative. Saccard avait un vague sourire, +en voyant la bonne dame approuver chaque clause d'un signe de tête. Le +mariage fut fixé au terme le plus court.</p> + +<p>Quand tout fut réglé, Saccard alla cérémonieusement annoncer à son frère +Eugène son union avec Mlle Renée Béraud du Châtel. Ce coup de maître +étonna le député.</p> + +<p>Comme il laissait voir sa surprise:</p> + +<p>—Tu m'as dit de chercher, dit l'employé, j'ai cherché et j'ai trouvé.</p> + +<p>Eugène, dérouté d'abord, entrevit alors la vérité. Et d'une voix +charmante:</p> + +<p>—Allons, tu es un homme habile.... Tu viens me demander pour témoin, +n'est-ce pas? Compte sur moi....</p> + +<p>S'il le faut, je mènerai à ta noce tout le côté droit du Corps +législatif; ça te poserait joliment....</p> + +<p>Puis, comme il avait ouvert la porte, d'un ton plus bas:</p> + +<p>—Dis?... Je ne veux pas trop me compromettre en ce moment, nous avons +une loi fort dure à faire voter....</p> + +<p>La grossesse, au moins, n'est pas trop avancée?</p> + +<p>Saccard lui jeta un regard si aigu qu'Eugène se dit en refermant la +porte: «Voilà une plaisanterie qui me coûterait cher si je n'étais pas +un Rougon.» Le mariage eut lieu dans l'église Saint-Louis-en-l'Ile.</p> + +<p>Saccard et Renée ne se virent que la veille de ce grand jour. La scène +se passa le soir, à la tombée de la nuit, dans une salle basse de +l'hôtel Béraud. Ils s'examinèrent curieusement. Renée, depuis qu'on +négociait son mariage, avait retrouvé son allure d'écervelée, sa tête +folle. C'était une grande fille, d'une beauté exquise et turbulente, qui +avait poussé librement dans ses caprices de pensionnaire. Elle trouva +Saccard petit, laid, mais d'une laideur tourmentée et intelligente qui +ne lui déplut pas; il fut, d'ailleurs, parfait de ton et de manières. +Lui fit une légère grimace en l'apercevant; elle lui sembla sans doute +trop grande, plus grande que lui. Ils échangèrent quelques paroles sans +embarras. Si le père s'était trouvé là, il aurait pu croire, en effet, +qu'ils se connaissaient depuis longtemps, qu'ils avaient derrière eux +quelque faute commune. La tante Élisabeth, présente à l'entrevue, +rougissait pour eux.</p> + +<p>Le lendemain du mariage, dont la présence d'Eugène Rougon, mis en vue +par un récent discours, fit un événement dans l'île Saint-Louis, les +deux nouveaux époux furent enfin admis en présence de M. Béraud du +Châtel.</p> + +<p>Renée pleura en retrouvant son père vieilli, plus grave et plus morne. +Saccard, que rien jusque-là n'avait décontenancé, fut glacé par la +froideur et le demi-jour de l'appartement, par la sévérité triste de ce +grand vieillard, dont l'œil perçant lui sembla fouiller sa conscience +jusqu'au fond. L'ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front, +comme pour lui dire qu'il lui pardonnait, et, se tournant vers son +gendre:</p> + +<p>—Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoup souffert. Je +compte que vous nous ferez oublier vos torts.</p> + +<p>Il lui tendit la main. Mais Saccard resta frissonnant.</p> + +<p>Il pensait que, si M. Béraud du Châtel n'avait pas plié sous la douleur +tragique de la honte de Renée, il aurait d'un regard, d'un effort, mis à +néant les manœuvres de Mme Sidonie. Celle-ci, après avoir rapproché son +frère de la tante Élisabeth, s'était prudemment effacée. Elle n'était +pas même venue au mariage. Il se montra très rond avec le vieillard, +ayant lu dans son regard une surprise à voir le séducteur de sa fille +petit, laid, âgé de quarante ans. Les nouveaux mariés furent obligés de +passer les premières nuits à l'hôtel Béraud. On avait, depuis deux mois, +éloigné Christine, pour que cette enfant de quatorze ans ne soupçonnât +rien du drame qui se passait dans cette maison calme et douce comme un +cloître. Lorsqu'elle vint, elle resta tout interdite devant le mari de +sa sœur, qu'elle trouva, elle aussi, vieux et laid. Renée seule ne +paraissait pas trop s'apercevoir de l'âge ni de la figure chafouine de +son mari. Elle le traitait sans mépris comme sans tendresse, avec une +tranquillité absolue, où perçait seulement parfois une pointe d'ironique +dédain. Saccard se carrait, se mettait chez lui, et réellement, par sa +verve, par sa rondeur, il gagnait peu à peu l'amitié de tout le monde. +Quand ils partirent, pour aller occuper un superbe appartement, dans une +maison neuve de la rue de Rivoli, le regard de M. Béraud du Châtel +n'avait déjà plus d'étonnement, et la petite Christine jouait avec son +beau-frère comme avec un camarade. Renée était alors enceinte de quatre +mois; son mari allait l'envoyer à la campagne, comptant mentir ensuite +sur l'âge de l'enfant, lorsque, selon les prévisions de Mme Sidonie, +elle fit une fausse couche. Elle s'était tellement serrée pour +dissimuler sa grossesse, qui, d'ailleurs, disparaissait sous l'ampleur +de ses jupes, qu'elle fut obligée de garder le lit pendant quelques +semaines.</p> + +<p>Il fut ravi de l'aventure; la fortune lui était enfin fidèle: +il avait fait un marché d'or, une dot superbe, une femme belle à le +faire décorer en six mois, et pas la moindre charge. On lui avait acheté +deux cent mille francs son nom pour un foetus que la mère ne voulut pas +même voir.</p> + +<p>Dès lors, il songea avec amour aux terrains de Charonne.</p> + +<p>Mais, pour le moment, il accordait tous ses soins à une spéculation qui +devait être la base de sa fortune.</p> + +<p>Malgré la grande situation de la famille de sa femme, il ne donna pas +immédiatement sa démission d'agent voyer. Il parla de travaux à finir, +d'occupations à chercher. En réalité, il voulait rester jusqu'à la fin +sur le champ de bataille où il jouait son premier coup de cartes.</p> + +<p>Il était chez lui, il pouvait tricher plus à son aise.</p> + +<p>Le plan de fortune de l'agent voyer était simple et pratique. Maintenant +qu'il avait en main plus d'argent qu'il n'en avait jamais rêvé pour +commencer ses opérations, il comptait appliquer ses desseins en grand. +Il connaissait son Paris sur le bout du doigt; il savait que la pluie +d'or qui en battait les murs tomberait plus dru chaque jour. Les gens +habiles n'avaient qu'à ouvrir les poches. Lui s'était mis parmi les +habiles, en lisant l'avenir dans les bureaux de l'Hôtel de Ville. Ses +fonctions lui avaient appris ce qu'on peut voler dans l'achat et la +vente des immeubles et des terrains. Il était au courant de toutes les +escroqueries classiques: il savait comment on revend pour un million ce +qui a coûté cent mille francs; comment on paie le droit de crocheter les +caisses de l'État, qui sourit et ferme les yeux; comment, en faisant +passer un boulevard sur le ventre d'un vieux quartier, on jongle, aux +applaudissements de toutes les dupes, avec les maisons à six étages.</p> + +<p>Et ce qui, à cette heure encore trouble, lorsque le chancre de la +spéculation n'en était qu'à la période d'incubation, faisait de lui un +terrible joueur, c'était qu'il en devinait plus long que ses chefs +eux-mêmes sur l'avenir de moellons et de plâtre qui était réservé à +Paris. Il avait tant fureté, réuni tant d'indices, qu'il aurait pu +prophétiser le spectacle qu'offriraient les nouveaux quartiers en 1870.</p> + +<p>Dans les rues, parfois, il regardait certaines maisons d'un air +singulier, comme des connaissances dont le sort, connu de lui seul, le +touchait profondément.</p> + +<p>Deux mois avant la mort d'Angèle, il l'avait menée, un dimanche, aux +buttes Montmartre. La pauvre femme adorait manger au restaurant; elle +était heureuse, lorsque, après une longue promenade, il l'attablait dans +quelque cabaret de la banlieue. Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des +buttes, dans un restaurant dont les fenêtres s'ouvraient sur Paris, sur +cet océan de maisons aux toits bleuâtres, pareils à des flots pressés +emplissant l'immense horizon.</p> + +<p>Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits +de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de +bourgogne. Il souriait à l'espace, il était d'une galanterie inusitée. +Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer +vivante et pullulante, d'où sortait la voix profonde des joules. On +était à l'automne; la ville, sous le grand ciel pâle, s'alanguissait, +d'un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui +ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sot un lac; le +soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds +s'emplissaient d'une brume légère, une poussière d'or, une rosée d'or +tombait sur la rive droite de la ville, du côté de la Madeleine et des +Tuileries. C'était comme le coin enchanté d'une cité des Paris vu de la +butte Montmartre.</p> + +<p>«Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des buttes, dans un restaurant dont +les fenêtres s'ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons aux toit +bleuâtres.</p> + +<p>Mille et une Nuits, aux arbres d'émeraude, aux toits de saphir, aux +girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre +deux nuages fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et +se fondre comme un lingot d'or dans un creuset.</p> + +<p>—Oh! vois, dit Saccard, avec un rire d'enfant, il pleut des pièces de +vingt francs dans Paris!</p> + +<p>Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces là de n'être pas +faciles à ramasser. Mais son mari s'était levé, et, s'accoudant sur la +rampe de la fenêtre:</p> + +<p>—C'est la colonne Vendôme, n'est-ce pas, qui brille là-bas?... Ici, +plus à droite, voilà la Madeleine.... Un beau quartier, où il y a +beaucoup à faire.... Ah! cette fois, tout va brûler! Vois-tu?... On +dirait que le quartier bout dans l'alambic de quelque chimiste.</p> + +<p>Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu'il avait trouvée parut +le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, il s'oublia, il continua, +étendant le bras pour montrer Paris à Angèle, qui s'était également +accoudée à son côté:</p> + +<p>—Oui, oui, j'ai bien dit, plus d'un quartier va fondre, et il restera +de l'or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce +grand innocent de Paris! vois donc comme il est immense et comme il +s'endort doucement! C'est bête, ces grandes villes!</p> + +<p>Il ne se doute guère de l'armée de pioches qui l'attaquera un de ces +beaux matins, et certains hôtels de la rue d'Anjou ne reluiraient pas si +fort sous le soleil couchant, s'ils savaient qu'ils n'ont plus que trois +ou quatre ans à vivre.</p> + +<p>Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût de la +plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague +effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à +ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres.</p> + +<p>—On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n'est qu'une misère. +Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre....</p> + +<p>Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit +signe de séparer la ville en quatre parts.</p> + +<p>—Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l'on +perce? demanda sa femme.</p> + +<p>—Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent.</p> + +<p>Ils dégagent le Louvre et l'Hôtel de Ville. Jeux d'enfants que cela! +C'est bon pour mettre le public en appétit....</p> + +<p>Quand le premier réseau sera fini, alors commencera la grande danse. Le +second réseau trouera la ville de toutes parts, pour rattacher les +faubourgs au premier réseau.</p> + +<p>Les tronçons agoniseront dans le plâtre.... Tiens, suis un peu ma main. +Du boulevard du Temple à la barrière du Trône, une entaille; puis, de ce +côté, une autre entaille, de la Madeleine à la plaine Monceau; et une +troisième entaille dans ce sens, une autre dans celui-ci, une entaille +là, une entaille plus loin, des entailles partout. Paris haché à coups +de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent mille terrassiers et +maçons, traversé par d'admirables voies stratégiques qui mettront les +forts au cœur des vieux quartiers.</p> + +<p>La nuit venait. Sa main sèche et nerveuse coupait toujours dans le vide. +Angèle avait un léger frisson, devant ce couteau vivant, ces doigts de +fer qui hachaient sans pitié l'amas sans bornes des toits sombres. +Depuis un instant, les brumes de l'horizon roulaient doucement des +hauteurs, et elle s'imaginait entendre, sous les ténèbres qui +s'amassaient dans les creux, de lointains craquements, comme si la main +de son mari eût réellement fait les entailles dont il parlait, crevant +Paris d'un bout à l'autre, brisant les poutres, écrasant les moellons, +laissant derrière elle de longues et affreuses blessures de murs +croulants. La petitesse de cette main, s'acharnant sur une proie géante, +finissait par inquiéter; et, tandis qu'elle déchirait sans effort les +entrailles de l'énorme ville, on eût dit qu'elle prenait un étrange +reflet d'acier, dans le crépuscule bleuâtre.</p> + +<p>—Il y aura un troisième réseau, continua Saccard, au bout d'un silence, +comme se parlant à lui-même; celui là est trop lointain, je le vois +moins. Je n'ai trouvé que peu d'indices.... Mais ce sera la folie pure, +le galop infernal des millions, Paris soûlé et assommé!</p> + +<p>Il se tut de nouveau, les yeux fixés ardemment sur la ville, où les +ombres roulaient de plus en plus épaisses.</p> + +<p>Il devait interroger cet avenir trop éloigné qui lui échappait. Puis, la +nuit se fit, la ville devint confuse, on l'entendit respirer largement, +comme une mer dont on ne voit plus que la crête pâle des vagues. Çà et +là, quelques murs blanchissaient encore; et, une à une, les flammes +jaunes des becs de gaz piquèrent les ténèbres, pareilles à des étoiles +s'allumant dans le noir d'un ciel d'orage.</p> + +<p>Angèle secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mari avait +faite au dessert.</p> + +<p>—Ah! bien, dit-elle avec un sourire, il en est tombé de ces pièces de +vingt francs! Voilà les Parisiens qui les comptent. Regarde donc les +belles piles qu'on aligne à nos pieds!</p> + +<p>Elle montrait les rues qui descendent en face des buttes Montmartre, et +dont les becs de gaz semblaient empiler sur deux rangs leurs taches +d'or.</p> + +<p>—Et là-bas, s'écria-t-elle, en désignant du doigt un fourmillement +d'astres, c'est sûrement la Caisse générale.</p> + +<p>Ce mot fit rire Saccard. Ils restèrent encore quelques instants à la +fenêtre, ravis de ce ruissellement de «pièces de vingt francs», qui +finit par embraser Paris entier.</p> + +<p>L'agent voyer, en descendant de Montmartre, se repentit sans doute +d'avoir tant causé. Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas +répéter les «bêtises» qu'il avait dites; il voulait, disait-il, être un +homme sérieux.</p> + +<p>Saccard, depuis longtemps, avait étudié ces trois réseaux de rues et de +boulevards, dont il s'était oublié à exposer assez exactement le plan +devant Angèle. Quand cette dernière mourut, il ne lut pas fâché qu'elle +emportât dans la terre ses bavardages des buttes Montmartre.</p> + +<p>Là était sa fortune, dans ces fameuses entailles que sa main avait +faites au cœur de Paris, et il entendait ne partager son idée avec +personne, sachant qu'au jour du butin il y aurait bien assez de corbeaux +planant au-dessus de la ville éventrée. Son premier plan était +d'acquérir à bon compte quelque immeuble qu'il saurait à l'avance +condamné à une expropriation prochaine, et de réaliser un gros bénéfice +en obtenant une forte indemnité. Il se serait peut-être décidé à tenter +l'aventure sans un sou, à acheter l'immeuble à crédit pour ne toucher +ensuite qu'une différence, comme à la bourse, lorsqu'il se remaria, +moyennant cette prime de deux cent mille francs qui fixa et agrandit son +plan. Maintenant, ses calculs étaient faits: il achetait à sa femme, +sous le nom d'un intermédiaire, sans paraître aucunement, la maison de +la rue de la Pépinière, et triplait sa mise de fonds, grâce à sa science +acquise dans les couloirs de l'Hôtel de Ville, et à ses bons rapports +avec certains personnages influents.</p> + +<p>S'il avait tressailli lorsque la tante Élisabeth lui avait indiqué +l'endroit où se trouvait la maison, c'est qu'elle était située au beau +milieu du tracé d'une voie dont on ne causait encore que dans le cabinet +du préfet de la Seine. Cette voie, le boulevard Malesherbes l'emportait +tout entière. C'était un ancien projet de Napoléon 1<sup>er</sup> qu'on songeait à +mettre à exécution, «pour donner, disaient les gens graves, un débouché +normal à des quartiers perdus derrière un dédale de rues étroites, sur +les escarpements des coteaux qui limitaient Paris». Cette phrase +officielle n'avouait naturellement pas l'intérêt que l'empire avait à la +danse des écus, à ces déblais et à ces remblais formidables qui tenaient +les ouvriers en haleine. Saccard s'était permis, un jour, de consulter, +chez le préfet, ce fameux plan de Paris sur lequel «une main auguste» +avait tracé à l'encre rouge les principales voies du deuxième réseau. +Ces sanglants traits de plume entaillaient Paris plus profondément +encore que la main de l'agent voyer. Le boulevard Malesherbes, qui +abattait des hôtels superbes, dans les rues d'Anjou et de la +Ville-l'Évêque, et qui nécessitait des travaux de terrassement +considérables, devait être troué un des premiers. Quand Saccard alla +visiter l'immeuble de la rue de la Pépinière, il songea à cette soirée +d'automne, à ce dîner qu'il avait fait avec Angèle sur les buttes +Montmartre, et pendant lequel il était tombé, au soleil couchant, une +pluie si drue de louis d'or sur le quartier de la Madeleine. Il sourit; +il pensa que le nuage radieux avait crevé chez lui, dans sa cour, et +qu'il allait ramasser les pièces de vingt francs.</p> + +<p>Tandis que Renée, installée luxueusement dans l'appartement de la rue de +Rivoli, au milieu de ce Paris nouveau dont elle allait être une des +reines, méditait ses futures toilettes et s'essayait à sa vie de grande +mondaine, son mari soignait dévotement sa première grande affaire. Il +lui achetait d'abord la maison de la rue de la Pépinière, grâce à +l'intermédiaire d'un certain Larsonneau, qu'il avait rencontré furetant +comme lui dans les bureaux de l'Hôtel de Ville, mais qui avait eu la +bêtise de se laisser surprendre un jour qu'il visitait les tiroirs du +préfet. Larsonneau s'était établi agent d'affaires, au fond d'une cour +noire et humide du bas de la rue Saint-Jacques. Son orgueil, ses +convoitises y souffraient cruellement. Il se trouvait au même point que +Saccard avant son mariage; il avait, disait-il, inventé, lui aussi, «une +machine à pièces de cent sous»; seulement les premières avances lui +manquaient pour tirer parti de son invention. Il s'entendit à demi-mot +avec son ancien collègue, et il travailla si bien qu'il eut la maison +pour cent cinquante mille francs. Renée, au bout de quelques mois, avait +déjà de gros besoins d'argent. Le mari n'intervint que pour autoriser sa +femme à vendre. Quand le marché fut conclu, elle le pria de placer en +son nom cent mille francs qu'elle lui remit en toute confiance, pour le +toucher sans doute et lui faire fermer les yeux sur les cinquante mille +francs qu'elle gardait en poche. Il sourit d'un air fin; il entrait dans +ses calculs qu'elle jetât l'argent par les fenêtres; ces cinquante mille +francs, qui allaient disparaître en dentelles et en bijoux, devaient lui +rapporter, à lui, le cent pour cent. Il poussa l'honnêteté, tant il +était satisfait de sa première affaire, jusqu'à placer réellement les +cent mille francs de Renée et à lui remettre les titres de rente. Sa +femme ne pouvait les aliéner, il était certain de les retrouver au nid, +s'il en avait jamais besoin.</p> + +<p>—Ma chère, ce sera pour vos chiffons, dit-il galamment.</p> + +<p>Quand il posséda la maison, il eut l'habileté, en un mois, de la faire +revendre deux fois à des prête-noms, en grossissant chaque lois le prix +d'achat. Le dernier acquéreur ne la paya pas moins de trois cent mille +francs. Pendant ce temps, Larsonneau, qui seul paraissait à titre de +représentant des propriétaires successifs, travaillait les locataires. +Il refusait impitoyablement de renouveler les baux, à moins qu'on ne +consentît à des augmentations formidables de loyer. Les locataires, qui +avaient vent de l'expropriation prochaine, étaient au désespoir; ils +finissaient par accepter l'augmentation, surtout lorsque Larsonneau +ajoutait, d'un air conciliant, que cette augmentation serait fictive +pendant les cinq premières années. Quant aux locataires qui firent les +méchants, ils furent remplacés par des créatures auxquelles on donna le +logement pour rien et qui signèrent tout ce qu'on voulut; là, il y eut +double bénéfice: le loyer fut augmenté, et l'indemnité réservée au +locataire pour son bail dut revenir à Saccard. Mme Sidonie voulut aider +son frère, en établissant dans une des boutiques du rez-de-chaussée un +dépôt de pianos. Ce fut à cette occasion que Saccard et Larsonneau, pris +de fièvre, allèrent un peu loin: ils inventèrent des livres de commerce, +ils falsifièrent des écritures, pour établir la vente des pianos sur un +chiffre énorme. Pendant plusieurs nuits, ils griffonnèrent ensemble. +Ainsi travaillée, la maison tripla de valeur. Grâce au dernier acte de +vente, grâce aux augmentations de loyer, aux faux locataires et au +commerce de Mme Sidonie, elle pouvait être estimée à cinq cent mille +francs devant la commission des indemnités.</p> + +<p>Les rouages de l'expropriation, de cette machine puissante qui, pendant +quinze ans, a bouleversé Paris, soufflant la fortune et la ruine, sont +des plus simples. Dès qu'une voie nouvelle est décrétée, les agents +voyers dressent le plan parcellaire et évaluent les propriétés.</p> + +<p>D'ordinaire, pour les immeubles, après enquête, ils capitalisent la +location totale et peuvent ainsi donner un chiffre approximatif. La +commission des indemnités, composée de membres du conseil municipal, +fait toujours une offre inférieure à ce chiffre, sachant que les +intéressés réclameront davantage, et qu'il y aura concession mutuelle. +Quand ils ne peuvent s'entendre, l'affaire est portée devant un jury qui +se prononce souverainement sur l'offre de la Ville et la demande du +propriétaire ou du locataire exproprié.</p> + +<p>Saccard, resté à l'Hôtel de Ville pour le moment décisif, eut un instant +l'imprudence de vouloir se faire désigner, lorsque les travaux du +boulevard Malesherbes commencèrent, et d'estimer lui-même sa maison. +Mais il craignit de paralyser par là son influence sur les membres de la +commission des indemnités. Il fit choisir un de ses collègues, un jeune +homme doux et souriant, nommé Michelin, et dont la femme, d'une adorable +beauté, venait parfois excuser son mari auprès de ses chefs, lorsqu'il +s'absentait pour cause d'indisposition. Il était indisposé très souvent. +Saccard avait remarqué que la jolie Mme Michelin, qui se glissait si +humblement par les portes entrebâillées, était une toute-puissance; +Michelin gagnait de l'avancement à chacune de ses maladies, il faisait +son chemin en se mettant au lit. Pendant une de ses absences, comme il +envoyait sa femme presque tous les matins donner de ses nouvelles à son +bureau, Saccard le rencontra deux fois sur les boulevards extérieurs, +fumant un cigare, de l'air tendre et ravi qui ne le quittait jamais. +Cela lui inspira de la sympathie pour ce bon jeune homme, pour cet +heureux ménage si ingénieux et si pratique. Il avait l'admiration de +toutes les «machines à pièces de cent sous» habilement exploitées. Quand +il eut fait désigner Michelin, il alla voir sa charmante femme, voulut +la présenter à Renée, parla devant elle de son frère le député, +l'illustre orateur. Mme Michelin comprit.</p> + +<p>A partir de ce jour, son mari garda pour son collègue ses sourires les +plus recueillis. Celui-ci, qui ne voulait pas mettre le digne garçon +dans ses confidences, se contenta de se trouver là, comme par hasard, le +jour où il procéda à l'évaluation de l'immeuble de la rue de la +Pépinière. Il l'aida. Michelin, la tête la plus nulle et la plus vide +qu'on pût imaginer, se conforma aux instructions de sa femme qui lui +avait recommandé de contenter M. Saccard en toutes choses. Il ne +soupçonna rien, d'ailleurs; il crut que l'agent voyer était pressé de +lui faire bâcler sa besogne pour l'emmener au café. Lesbaux, les +quittances de loyer, les fameux livres de Mme Sidonie passèrent des +mains de son collègue sous ses yeux, sans qu'il eût le temps seulement +de vérifier les chiffres, que celui-ci énonçait tout haut. Larsonneau +était là, qui traitait son complice en étranger.</p> + +<p>—Allez, mettez cinq cent mille francs, finit par dire Saccard. La +maison vaut davantage.... Dépêchons, je crois qu'il va y avoir un +mouvement du personnel à l'Hôtel de Ville, et je veux vous en parler +pour que vous préveniez votre femme.</p> + +<p>L'affaire fut ainsi enlevée. Mais il avait encore des craintes. Il +redoutait que ce chiffre de cinq cent mille francs ne parût un peu gros +à la commission des indemnités, pour une maison qui n'en valait +notoirement que deux cent mille. La hausse formidable sur les immeubles +n'avait pas encore eu lieu. Une enquête lui aurait fait courir le risque +de sérieux désagréments. Il se rappelait cette phrase de son frère: «Pas +de scandale trop bruyant, ou je te supprime»; et il savait Eugène homme +à exécuter sa menace. Il s'agissait de rendre aveugles et bienveillants +ces messieurs de la commission. Il jeta les yeux sur deux hommes +influents dont il s'était fait des amis par la façon dont il les saluait +dans les corridors, lorsqu'il les rencontrait. Les trente-six membres du +conseil municipal étaient choisis avec soin de la main même de +l'empereur, sur la présentation du préfet, parmi les sénateurs, les +députés, les avocats, les médecins, les grands industriels qui +s'agenouillaient le plus dévotement devant le pouvoir; mais, entre tous, +le baron Gouraud et M. Toutin-Laroche méritaient la bienveillance des +Tuileries par leur ferveur.</p> + +<p>C'était un adorateur du trône, des quatre planches dorées recouvertes de +velours; peu lui importait l'homme qui s'y trouvait assis. Avec son +ventre énorme, sa face de bœuf, son allure d'éléphant, il était d'une +coquinerie charmante; il se vendait avec majesté et commettait les plus +grosses infamies au nom du devoir et de la conscience. Mais cet homme +étonnait encore plus par ses vices. Il courait sur lui des histoires +qu'on ne pouvait raconter qu'à l'oreille. Ses soixante-dix-huit ans +fleurissaient en pleine débauche monstrueuse. A deux reprises, on avait +dû étouffer de sales aventures, pour qu'il n'allât pas traîner son habit +brodé de sénateur sur les bancs de la cour d'assises.</p> + +<p>M. Toutin-Laroche, grand et maigre, ancien inventeur d'un mélange de +suif et de stéarine pour la fabrication des bougies, rêvait le Sénat! Il +s'était fait l'inséparable du baron Gouraud; il se frottait à lui, avec +l'idée vague que cela lui porterait bonheur. Au fond, il était très +pratique, et s'il eût trouvé un fauteuil de sénateur à acheter il en +aurait âprement débattu le prix. Un empire allait mettre en vue cette +nullité avide, ce cerveau étroit qui avait le génie des tripotages +industriels. Il vendit le premier son nom à une compagnie véreuse, à une +de ces sociétés qui poussèrent comme des champignons empoisonnés sur le +fumier des spéculations impériales. On put voir collée aux murs, à cette +époque, une affiche portant en grosses lettres noires ces mots: Société +générale des ports du Maroc, et dans laquelle le nom de M. +Toutin-Laroche, avec son titre de conseiller municipal, s'étalait, en +tête de liste des membres du conseil de surveillance, tous plus inconnus +les uns que les autres. Ce procédé, dont on a abusé depuis, fit +merveille; les actionnaires accoururent, bien que la question des ports +du Maroc fût peu claire et que les braves gens qui apportaient leur +argent ne pussent expliquer eux-mêmes à quelle œuvre on allait +l'employer. L'affiche parlait superbement d'établir des stations +commerciales le long de la Méditerranée. Depuis deux ans, certains +journaux célébraient cette opération grandiose, qu'ils déclaraient plus +prospère tous les trois mois. Au conseil municipal, M. Toutin-Laroche +passait pour un administrateur de premier mérite; il était une des +fortes têtes de l'endroit, et sa tyrannie aigre sur ses collègues +n'avait d'égale que sa platitude dévote devant le préfet. Il travaillait +déjà à la création d'une grande compagnie financière, le Crédit +viticole, une caisse de prêt pour les vignerons, dont il parlait avec +des réticences, des attitudes graves qui allumaient autour de lui les +convoitises des imbéciles.</p> + +<p>Saccard gagna la protection de ces deux personnages, en leur rendant des +services dont il feignit habilement d'ignorer l'importance. Il mit en +rapport sa sœur et le baron, alors compromis dans une histoire des +moins propres. Il la conduisit chez lui, sous le prétexte de réclamer +son appui en faveur de la chère femme, qui pétitionnait depuis +longtemps, afin d'obtenir une fourniture de rideaux pour les Tuileries. +Mais il advint, quand l'agent voyer les eut laissés ensemble, que ce fut +Mme Sidonie qui promit au baron de traiter avec certaines gens, assez +maladroits pour ne pas être honorés de l'amitié qu'un sénateur avait +daigné témoigner à leur enfant, une petite fille d'une dizaine d'années. +Saccard agit lui-même auprès de M. Toutin-Laroche; il se ménagea une +entrevue avec lui dans un corridor et mit la conversation sur le fameux +Crédit viticole. Au bout de cinq minutes, le grand administrateur +effaré, stupéfait des choses étonnantes qu'il entendait, prit sans façon +l'employé à son bras et le retint pendant une heure dans le couloir. +Saccard lui souffla des mécanismes financiers prodigieux d'ingéniosité. +Quand M. Toutin-Laroche le quitta, il lui serra la main d'une façon +expressive, avec un clignement d'yeux franc-maçonnique.</p> + +<p>—Vous en serez, murmura-t-il, il faut que vous en soyez.</p> + +<p>Il fut supérieur dans toute cette affaire. Il poussa la prudence jusqu'à +ne pas rendre le baron Gouraud et M. Toutin-Laroche complices l'un de +l'autre. Il les visita séparément, leur glissa un mot à l'oreille en +faveur d'un de ses amis qui allait être exproprié, rue de la Pépinière; +il eut bien soin de dire à chacun des deux compères qu'il ne parlerait +de cette affaire à aucun autre membre de la commission, que c'était une +chose en l'air, mais qu'il comptait sur toute sa bienveillance.</p> + +<p>L'agent voyer avait eu raison de craindre et de prendre ses précautions. +Quand le dossier relatif à son immeuble arriva devant la commission des +indemnités, il se trouva justement qu'un des membres habitait la rue +d'Astorg et connaissait la maison. Ce membre se récria sur le chiffre de +cinq cent mille francs que, selon lui, on devait réduire de plus de +moitié. Aristide avait eu l'impudence de faire demander sept cent mille +francs. Ce jour-là, M. Toutin-Laroche, d'ordinaire très désagréable pour +ses collègues, était d'une humeur plus massacrante encore que de +coutume. Il se fâcha, il prit la défense des propriétaires.</p> + +<p>—Nous sommes tous propriétaires, messieurs, criait-il.... L'empereur +veut faire de grandes choses, ne lésinons pas sur des misères.... Cette +maison doit valoir les cinq cent mille francs; c'est un de nos hommes, +un employé de la Ville, qui a fixé ce chiffre.... Vraiment, on dirait +que nous vivons dans la forêt de Bondy; vous verrez que nous finirons +par nous soupçonner entre nous.</p> + +<p>Le baron Gouraud, appesanti sur son siège, regardait du coin de l'œil, +d'un air surpris, M. Toutin-Laroche jetant feu et flamme en faveur du +propriétaire de la rue de la Pépinière. Il eut un soupçon. Mais, en +somme, comme cette sortie violente le dispensait de prendre la parole, +il se mit à hocher doucement la tête, en signe d'approbation absolue. Le +membre de la rue d'Astorg résistait, révolté, ne voulant pas plier +devant les deux tyrans de la commission dans une question où il était +plus compétent que ces messieurs. Ce fut alors que M. Toutin-Laroche, +ayant remarqué les signes approbatifs du baron, s'empara vivement du +dossier et dit d'une voix sèche:</p> + +<p>—C'est bien. Nous éclaircirons vos doutes.... Si vous le permettez, je +me charge de l'affaire, et le baron Gouraud fera l'enquête avec moi.</p> + +<p>—Oui, oui, dit gravement le baron, rien de louche ne doit entacher nos +décisions.</p> + +<p>Le dossier avait déjà disparu dans les vastes poches de M. +Toutin-Laroche. La commission dut s'incliner. Sur le quai, comme ils +sortaient, les deux compères se regardèrent sans rire. Ils se sentaient +complices, ce qui redoublait leur aplomb. Deux esprits vulgaires eussent +provoqué une explication; eux continuèrent à plaider la cause des +propriétaires, comme si on eût pu les entendre encore, et à déplorer +l'esprit de méfiance qui se glissait partout. Au moment où ils allaient +se quitter:</p> + +<p>—Ah! j'oubliais, mon cher collègue, dit le baron avec un sourire, je +pars tout à l'heure pour la campagne.</p> + +<p>Vous seriez bien aimable d'aller faire sans moi cette petite enquête.... +Et surtout ne me vendez pas, ces messieurs se plaignent de ce que je +prends trop de vacances.</p> + +<p>—Soyez tranquille, répondit M. Toutin-Laroche, je vais de ce pas rue de +la Pépinière.</p> + +<p>Il rentra tranquillement chez lui, avec une pointe d'admiration pour le +baron, qui dénouait si joliment les situations délicates. Il garda le +dossier dans sa poche, et, à la séance suivante, il déclara, d'un ton +péremptoire, au nom du baron et au sien, qu'entre l'offre de cinq cent +mille francs et la demande de sept cent mille francs il fallait prendre +un moyen terme et accorder six cent mille francs. Il n'y eut pas la +moindre opposition. Le membre de la rue d'Astorg, qui avait réfléchi +sans doute, dit avec une grande bonhomie qu'il s'était trompé: il avait +cru qu'il s'agissait de la maison voisine.</p> + +<p>Ce fut ainsi qu'Aristide Saccard remporta sa première victoire. Il +quadrupla sa mise de fonds et gagna deux complices. Une seule chose +l'inquiéta; lorsqu'il voulut anéantir les fameux livres de Mme Sidonie, +il ne les trouva plus. Il courut chez Larsonneau, qui lui avoua +carrément qu'il les avait, en effet, et qu'il les gardait.</p> + +<p>L'autre ne se lâcha pas; il sembla dire qu'il n'avait eu de l'inquiétude +que pour ce cher ami, beaucoup plus compromis que lui par ces écritures +presque entièrement de sa main, mais qu'il était rassuré, du moment où +elles se trouvaient en sa possession. Au fond, il eût volontiers +étranglé le «cher ami»; il se souvenait d'une pièce fort compromettante, +d'un inventaire faux, qu'il avait eu la bêtise de dresser, et qui devait +être resté dans l'un des registres. Larsonneau, payé grassement, alla +monter un cabinet d'affaires rue de Rivoli, où il eut des bureaux +meublés avec le luxe d'un appartement de fille. Saccard, après avoir +quitté l'Hôtel de Ville, pouvant mettre en branle un roulement de fonds +considérable, se lança dans la spéculation à outrance, tandis que Renée, +grisée, folle, emplissait Paris du bruit de ses équipages, de l'éclat de +ses diamants, du vertige de sa vie adorable et tapageuse.</p> + +<p>Parfois, le mari et la femme, ces deux fièvres chaudes de l'argent et du +plaisir, allaient dans les brouillards glacés de l'île Saint-Louis. Il +leur semblait qu'ils entraient dans une ville morte.</p> + +<p>L'hôtel Béraud, bâti vers le commencement du dix septième siècle, était +une de ces constructions carrées, noires et graves, aux étroites et +hautes fenêtres, nombreuses au Marais, et qu'on loue à des pensionnats, +à des fabricants d'eau de Seltz, à des entrepositaires de vins et +d'alcools. Seulement, il était admirablement conservé. Sur la rue +Saint-Louis-en-l'Ile, il n'avait que trois étages, des étages de quinze +à vingt pieds de hauteur. Le rez-de-chaussée, plus écrasé, était percé +de fenêtres garnies d'énormes barres de fer, s'enfonçant lugubrement +dans la sombre épaisseur des murs, et d'une porte arrondie, presque +aussi haute que large, à marteau de fonte, peinte en gros vert et garnie +de clous énormes qui dessinaient des étoiles et des losanges sur les +deux vantaux. Cette porte était typique, avec les bornes qui la +flanquaient, renversées à demi et largement cerclées de fer. On voyait +qu'anciennement on avait ménagé le lit d'un ruisseau, au milieu de la +porte, entre les pentes légères du cailloutage du porche; mais M. Béraud +s'était décidé à boucher ce ruisseau en faisant bitumer l'entrée; ce +fut, d'ailleurs, le seul sacrifice aux architectes modernes qu'il +accepta jamais. Les fenêtres des étages étaient garnies de minces rampes +de fer forgé, laissant voir leurs croisées colossales à fortes boiseries +brunes et à petits carreaux verdâtres. En haut, devant les mansardes, le +toit s'interrompait, la gouttière continuait seule son chemin pour +conduire les eaux de pluie aux tuyaux de descente. Et ce qui augmentait +encore la nudité austère de la façade, c'était l'absence absolue de +persiennes et de jalousies, le soleil ne venant en aucune saison sur ces +pierres pâles et mélancoliques. Cette façade, avec son air vénérable, sa +sévérité bourgeoise, dormait solennellement dans le recueillement du +quartier, dans le silence de la rue que les voitures ne troublaient +guère.</p> + +<p>A l'intérieur de l'hôtel, se trouvait une cour carrée, entourée +d'arcades, une réduction de la place Royale, dallée d'énormes pavés, ce +qui achevait de donner à cette maison morte l'apparence d'un cloître. En +face du porche, une fontaine, une tête de lion à demi effacée, et dont +on ne voyait plus que la gueule entrouverte, jetait, par un tube de fer, +une eau lourde et monotone, dans une auge verte de mousse, polie sur les +bords par l'usure.</p> + +<p>Cette eau était glaciale. Des herbes poussaient entre les pavés. L'été, +un mince coin de soleil descendait dans la cour, et cette visite rare +avait blanchi un angle de la façade, au midi, tandis que les trois +autres pans, moroses et noirâtres, étaient marbrés de moisissures. Là, +au fond de cette cour fraîche et muette comme un puits, éclairée d'un +jour blanc d'hiver, on se serait cru à mille lieues de ce nouveau Paris +où flambaient toutes les chaudes jouissances, dans le vacarme des +millions.</p> + +<p>Les appartements de l'hôtel avaient le calme triste, la solennité froide +de la cour. Desservis par un large escalier à rampe de fer, où les pas +et la toux des visiteurs sonnaient comme sous une voûte d'église, ils +s'étendaient en longues enfilades de vastes et hautes pièces, dans +lesquelles se perdaient de vieux meubles, de bois sombre et trapu; et le +demi-jour n'était peuplé que par les personnages des tapisseries, dont +on apercevait vaguement les grands corps blêmes. Tout le luxe de +l'ancienne bourgeoisie parisienne était là, un luxe inusable et cette +façade avec son air veiné sans mollesse, des sièges, sa sévérité +bourgeoise, des sièges dont le chêne est recouvert à peine d'un peu +d'étoffe, des lits aux étoffes rigides, des bahuts à linge où la rudesse +des planches compromettrait singulièrement la frêle existence des robes +modernes. M. Béraud du Châtel avait choisi son appartement dans la +partie la plus noire de l'hôtel, entre la rue et la cour, au premier +étage. Il se trouvait là dans un cadre merveilleux de recueillement, de +silence et d'ombre. Quand il poussait les portes, traversant la +solennité des pièces de son pas lent et grave, on l'eût pris pour un de +ces membres des vieux parlements dont on voyait les portraits accrochés +aux murs, rentrant chez lui tout songeur, après avoir discuté et refusé +de signer un édit du roi.</p> + +<p>Mais dans cette maison morte, dans ce cloître, il y avait un nid chaud +et vibrant, un trou de soleil et de gaieté, un coin d'adorable enfance, +de grand air, de lumière large. Il fallait monter une foule de petits +escaliers, filer le long de dix à douze corridors, redescendre, remonter +encore, faire un véritable voyage, et l'on arrivait enfin à une vaste +chambre, à une sorte de belvédère bâti sur le toit, derrière l'hôtel, +au-dessus du quai de Béthune. Elle était en plein midi. La fenêtre +s'ouvrait si grande, que le ciel, avec tous ses rayons, tout son air, +tout son bleu, semblait y entrer. Perchée comme un pigeonnier, elle +avait de longues caisses de fleurs, une immense volière, et pas un +meuble. On avait simplement étalé une natte sur le carreau. C'était la +«chambre des enfants». Dans tout l'hôtel, on la connaissait, on la +désignait sous ce nom. La maison était si froide, la cour si humide, que +la tante Élisabeth avait redouté pour Christine et Renée ce souffle +frais qui tombait des murs; maintes fois, elle avait grondé les gamines +qui couraient sous les arcades et qui prenaient plaisir à tremper leurs +petits bras dans l'eau glacée de la fontaine. Alors, l'idée lui était +venue de faire disposer pour elles ce grenier perdu, le seul coin où le +soleil entrât et se réjouît, solitaire, depuis bientôt deux siècles, au +milieu des toiles d'araignée. Elle leur donna une natte, des oiseaux, +des fleurs. Les gamines furent enthousiasmées. Pendant les vacances, +Renée vivait là, dans le bain jaune de ce bon soleil, qui semblait +heureux de la toilette qu'on avait faite à sa retraite et des deux têtes +blondes qu'on lui envoyait. La chambre devint un paradis, toute +résonnante du chant des oiseaux et du babil des petites. On la leur +avait cédée en toute propriété. Elles disaient «notre chambre»; elles +étaient chez elles; elles allaient jusqu'à s'y enfermer à clef pour se +bien prouver qu'elles en étaient les uniques maîtresses. Quel coin de +bonheur! Un massacre de joujoux râlait sur la natte, dans le soleil +clair.</p> + +<p>Et la grande joie de la chambre des enfants était encore le vaste +horizon. Des autres fenêtres de l'hôtel, on ne voyait, en face de soi, +que des murs noirs, à quelques pieds. Mais, de celle-ci, on apercevait +tout ce bout de Seine, tout ce bout de Paris qui s'étend de la Cité au +pont de Bercy, plat et immense, et qui ressemble à quelque originale +cité de Hollande. En bas, sur le quai de Béthune, il y avait des +baraques de bois à moitié effondrées, des entassements de poutres et de +toits crevés, parmi lesquels les enfants s'amusaient souvent à regarder +courir des rats énormes, qu'elles redoutaient vaguement de voir grimper +le long des hautes murailles. Mais, au-delà, l'enchantement commençait. +L'estacade, étageant ses madriers, ses contreforts de cathédrale +gothique, et le pont de Constantine, léger, se balançant comme une +dentelle sous les pieds des passants se coupaient à angle droit, +paraissaient barrer et retenir la masse énorme de la rivière. En face, +les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs du Jardin des +plantes, verdissaient, s'étalaient jusqu'à l'horizon: tandis que, de +l'autre côté de l'eau, le quai Henri-IV et le quai de la Rapée +alignaient leurs constructions basses et inégales, leur rangée de +maisons qui, de haut, ressemblaient aux petites maisons de bois et de +carton que les gamines avaient dans des boîtes. Au fond, à droite, le +toit ardoisé de la Salpêtrière bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au +milieu, descendant jusqu'à la Seine, les larges berges pavées faisaient +deux longues routes grises que tachait çà et là la marbrure d'une file +de tonneaux, d'un chariot attelé, d'un bateau de bois ou de charbon vidé +à terre. Mais l'âme de tout cela, l'âme qui emplissait le paysage, +c'était la Seine, la rivière vivante; elle venait de loin, du bord vague +et tremblant de l'horizon, elle sortait de là-bas, du rêve, pour couler +droit aux enfants, dans sa majesté tranquille, dans son gonflement +puissant, qui s'épanouissait, s'élargissait en nappe à leurs pieds, à la +pointe de l'île. Les deux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le +pont d'Austerlitz, semblaient des arrêts nécessaires, chargés de la +contenir, de l'empêcher de monter jusque dans la chambre. Les petites +aimaient la géante, elles s'emplissaient les yeux de sa coulée +colossale, de cet éternel flot grondant qui roulait vers elles, comme +pour les atteindre, et qu'elles sentaient se fendre et disparaître à +droite et à gauche, dans l'inconnu, avec une douceur de titan dompté. +Par les beaux jours, par les matinées de ciel bleu, elles se trouvaient +ravies des belles robes de la Seine; c'étaient des robes changeantes qui +passaient du bleu au vert, avec mille teintes d'une délicatesse infinie; +on aurait dit de la soie mouchetée de flammes blanches, avec des ruches +de satin; et les bateaux qui s'abritaient aux deux rives la bordaient +d'un ruban de velours noir. Au loin, surtout, l'étoffe devenait +admirable et précieuse, comme la gaze enchantée d'une tunique de fée; +après la bande de satin gros vert, dont l'ombre des ponts serrait la +Seine, il y avait des plastrons d'or, des pans d'une étoffe plissée +couleur de soleil. Le ciel immense, sur cette eau, ces files basses de +maisons, ces verdures des deux parcs, se creusait.</p> + +<p>Parfois Renée, lasse de cet horizon sans bornes, grande déjà et +rapportant du pensionnat des curiosités charnelles, jetait un regard +dans l'école de natation des bains Petit, dont le bateau se trouve +amarré à la pointe de l'île. Elle cherchait à voir, entre les linges +flottants pendus à des ficelles en guise de plafond, les hommes en +caleçon dont on apercevait les ventres nus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#table">III</a></h2> + + +<p>Maxime resta au collège de Plassans jusqu'aux vacances de 1854. Il avait +treize ans et quelques mois, et venait d'achever sa cinquième. Ce fut +alors que son père se décida à le faire venir à Paris. Il songeait qu'un +fils de cet âge le poserait, l'installerait définitivement dans son +rôle de veuf remarié, riche et sérieux. Lorsqu'il annonça son projet à +Renée, à l'égard de laquelle il se piquait d'une extrême galanterie, +elle lui répondit négligemment:</p> + +<p>—C'est cela, faites venir le gamin.... Il nous amusera un peu. Le +matin, on s'ennuie à mourir.</p> + +<p>Le gamin arriva huit jours après. C'était déjà un grand galopin fluet, à +figure de fille, l'air délicat et effronté, d'un blond très doux. Mais +comme il était fagoté, grand Dieu! Tondu jusqu'aux oreilles, les cheveux +si ras que la blancheur du crâne se trouvait à peine couverte d'une +ombre légère, il avait un pantalon trop court, des souliers de +charretier, une tunique affreusement râpée, trop large, et qui le +rendait presque bossu. Dans cet accoutrement, surpris des choses +nouvelles qu'il voyait, il regardait autour de lui, sans timidité, +d'ailleurs, de l'air sauvage et rusé d'un enfant précoce, hésitant à se +livrer du premier coup.</p> + +<p>Un domestique venait de l'amener de la gare, et il était dans le grand +salon, ravi par l'or de l'ameublement et du plafond, profondément +heureux de ce luxe au milieu duquel il allait vivre, lorsque Renée, qui +revenait de chez son tailleur, entra comme un coup de vent. Elle jeta +son chapeau et le burnous blanc qu'elle avait mis sur ses épaules pour +se protéger contre le froid déjà vif.</p> + +<p>Elle apparut à Maxime, stupéfait d'admiration, dans tout l'éclat de son +merveilleux costume.</p> + +<p>L'enfant la crut déguisée. Elle portait une délicieuse jupe de faille +bleue, à grands volants, sur laquelle était jeté une sorte d'habit de +garde française de soie gris tendre. Les pans de l'habit, doublé de +satin bleu plus foncé que la faille du jupon, étaient galamment relevés +et retenus par des nœuds de ruban; les parements des manches plates, +les grands revers du corsage s'élargissaient, garnis du même satin. Et, +comme assaisonnement suprême, comme pointe risquée d'originalité, de +gros boutons imitant le saphir, pris dans des rosettes azurs, +descendaient le long de l'habit, sur deux rangées. C'était laid et +adorable.</p> + +<p>Quand Renée aperçut Maxime:</p> + +<p>—C'est le petit, n'est-ce pas? demanda-t-elle au domestique, surprise +de le voir aussi grand qu'elle.</p> + +<p>L'enfant la dévorait du regard. Cette dame si blanche de peau, dont on +apercevait la poitrine dans l'entrebâillement d'une chemisette plissée, +cette apparition brusque et charmante, avec sa coiffure haute, ses fines +mains gantées, ses petites bottes d'homme dont les talons pointus +s'enfonçaient dans le tapis, le ravissait, lui semblait la bonne fée de +cet appartement tiède et doré. Il se mit à sourire, et il fut tout juste +assez gauche pour garder sa grâce de gamin.</p> + +<p>—Tiens, il est drôle! s'écria Renée.... Mais, quelle horreur! comme on +lui a coupé les cheveux!... Écoute, mon petit ami, ton père ne rentrera +sans doute que pour le dîner, et je vais être obligée de t'installer.... +Je suis votre belle-maman, monsieur. Veux-tu m'embrasser?</p> + +<p>—Je veux bien, répondit carrément Maxime.</p> + +<p>Et il baisa la jeune femme sur les deux joues, en la prenant par les +épaules, ce qui chiffonna un peu l'habit de garde française. Elle se +dégagea, riant, disant:</p> + +<p>—Mon Dieu! qu'il est drôle, le petit tondu!...</p> + +<p>Elle revint à lui, plus sérieuse.</p> + +<p>—Nous serons amis, n'est-ce pas?... Je veux être une mère pour vous. Je +réfléchissais à cela, en attendant mon tailleur, qui était en +conférence, et je me disais que je devais me montrer très bonne et vous +élever tout à fait bien.... Ce sera gentil!</p> + +<p>Maxime continuait à la regarder, de son regard bleu de fille hardie, et +brusquement:</p> + +<p>—Quel âge avez-vous? demanda-t-il.</p> + +<p>—Mais on ne demande jamais cela! s'écria-t-elle en joignant les +mains.... Il ne sait pas, le petit malheureux!</p> + +<p>Il faudra tout lui apprendre. Heureusement que je puis encore dire mon +âge. J'ai vingt et un ans.</p> + +<p>—Moi, j'en aurai bientôt quatorze.... Vous pourriez être ma sœur.</p> + +<p>Il n'acheva pas, mais son regard ajoutait qu'il s'attendait à trouver la +seconde femme de son père beaucoup plus vieille. Il était tout près +d'elle, il lui regardait le cou avec tant d'attention qu'elle finit +presque par rougir. Sa tête folle, d'ailleurs, tournait, ne pouvant +s'arrêter longtemps sur le même sujet; et elle se mit à marcher, à +parler de son tailleur, oubliant qu'elle s'adressait à un enfant.</p> + +<p>—J'aurais voulu être là pour vous recevoir. Mais imaginez-vous que +Worms m'a apporté ce costume ce matin.... Je l'essaie et je le trouve +assez réussi. Il a beaucoup de chic, n'est-ce pas! Elle s'était placée +devant une glace. Maxime allait et venait derrière elle, pour la voir +sur toutes les faces.</p> + +<p>—Seulement, continua-t-elle, en mettant l'habit, je me suis aperçue +qu'il faisait un gros pli, là, sur l'épaule gauche, vous voyez.... C'est +très laid, ce pli; il semble que j'ai une épaule plus haute que l'autre.</p> + +<p>Il s'était approché, il passait son doigt sur le pli, comme pour +l'aplatir, et sa main de collégien vicieux paraissait s'oublier en cet +endroit avec un certain bien aise.</p> + +<p>—Ma foi, continua-t-elle, je n'ai pu y tenir. J'ai fait atteler et je +suis allée dire à Worms ce que je pensais de son inconcevable +légèreté.... Il m'a promis de réparer cela.</p> + +<p>Puis, elle resta devant la glace, se contemplant toujours, se perdant +dans une subite rêverie. Elle finit par poser un doigt sur ses lèvres, +d'un air d'impatience méditative. Et, tout bas, comme se parlant à +elle-même:</p> + +<p>—Il manque quelque chose... bien sûr qu'il manque quelque chose....</p> + +<p>Alors, d'un mouvement prompt, elle se tourna, se planta devant Maxime, +auquel elle demanda:</p> + +<p>—Est-ce que c'est vraiment bien?... Vous ne trouvez pas qu'il manque +quelque chose, un rien, un nœud quelque part?</p> + +<p>Le collégien, rassuré par la camaraderie de la jeune femme, avait repris +tout l'aplomb de sa nature effrontée.</p> + +<p>Il s'éloigna, se rapprocha, cligna les yeux, en murmurant:</p> + +<p>—Non, non, il ne manque rien, c'est très joli, très joli.... Je trouve +plutôt qu'il y a quelque chose de trop.</p> + +<p>Il rougit un peu, malgré son audace, s'avança encore, et, traçant du +bout du doigt un angle aigu sur la gorge de Renée:</p> + +<p>—Moi, voyez-vous, continua-t-il, j'échancrerais comme ça cette +dentelle, et je mettrais un collier avec une grosse croix.</p> + +<p>Elle battit des mains, rayonnante.</p> + +<p>—C'est cela, c'est cela, cria-t-elle.... J'avais la grosse croix sur le +bout de la langue.</p> + +<p>Elle écarta la chemisette, disparut pendant deux minutes, revint avec le +collier et la croix. Et, se replaçant devant la glace d'un air de +triomphe:</p> + +<p>—Oh! complet, tout à fait complet, murmura-t-elle.... Mais il n'est pas +bête du tout, le petit tondu!</p> + +<p>Tu habillais donc les femmes dans ta province?... Décidément, nous +serons bons amis. Mais il faudra m'écouter. D'abord, vous laisserez +pousser vos cheveux, et vous ne porterez plus cette affreuse tunique. +Puis, vous suivrez fidèlement mes leçons de bonnes manières. Je veux que +vous soyez un joli jeune homme.</p> + +<p>—Mais bien sûr, dit naïvement l'enfant; puisque papa est riche +maintenant, et que vous êtes sa femme.</p> + +<p>Elle eut un sourire, et avec sa vivacité habituelle:</p> + +<p>—Alors commençons par nous tutoyer. Je dis tu, je dis vous. C'est +bête.... Tu m'aimeras bien?</p> + +<p>—Je t'aimerai de tout mon cœur, répondit-il avec une effusion de +galopin en bonne fortune.</p> + +<p>Telle fut la première entrevue de Maxime et de Renée.</p> + +<p>L'enfant n'alla au collège qu'un mois plus tard. Sa belle-mère, les +premiers jours, joua avec lui comme avec une poupée; elle le décrassa de +sa province, et il faut dire qu'il y mit une bonne volonté extrême. +Quand il parut, habillé de neuf des pieds à la tête par le tailleur de +son père, elle poussa un cri de surprise joyeuse: il était joli comme un +cœur; ce lut son expression. Ses cheveux seuls mettaient à pousser une +lenteur désespérante. La jeune femme disait d'ordinaire que tout le +visage est dans la chevelure. Elle soignait la sienne avec dévotion. +Longtemps, la couleur l'en avait désolée, cette couleur particulière, +d'un jaune tendre, qui rappelait celle du beurre fin. Mais quand la mode +des cheveux jaunes arriva, elle fut charmée, et pour faire croire +qu'elle ne suivait pas la mode bêtement, elle jura qu'elle se teignait +tous les mois.</p> + +<p>Les treize ans de Maxime étaient déjà terriblement savants. C'était une +de ces natures frêles et hâtives, dans lesquelles les sens poussent de +bonne heure. Le vice en lui parut même avant l'éveil des désirs. A deux +reprises, il faillit se faire chasser du collège. Renée, avec des yeux +habitués aux grâces provinciales, aurait vu que, tout fagoté qu'il +était, le petit tondu, comme elle le nommait, souriait, tournait le cou, +avançait les bras d'une façon gentille, de cet air féminin des +demoiselles de collège. Il se soignait beaucoup les mains, qu'il avait +minces et longues; si ses cheveux restaient courts, par ordre du +proviseur, ancien colonel du génie, il possédait un petit miroir, qu'il +tirait de sa poche, pendant les classes, qu'il posait entre les pages de +son livre, et dans lequel il se regardait des heures entières, +s'examinant les yeux, les gencives, se faisant des mines, s'apprenant +des coquetteries. Ses camarades se pendaient à sa blouse, comme à une +jupe, et il se serrait tellement, qu'il avait la taille mince, le +balancement de hanches d'une femme faite. La vérité était qu'il recevait +autant de coups que de caresses. Le collège de Plassans, un repaire de +petits bandits comme la plupart des collèges de province, fut ainsi un +milieu de souillure, dans lequel se développa singulièrement ce +tempérament neutre, cette enfance qui apportait le mal, d'on ne savait +quel inconnu héréditaire. L'âge allait heureusement le corriger. Mais la +marque de ses abandons d'enfant, cette effémination de tout son être, +cette heure où il s'était cru fille, devait rester en lui, le frapper à +jamais dans sa virilité.</p> + +<p>Renée l'appelait «mademoiselle», sans savoir que six mois auparavant, +elle aurait dit juste. Il lui semblait très obéissant, très aimant, et +même elle se trouvait souvent gênée par ses caresses. Il avait une façon +d'embrasser qui chauffait la peau. Mais ce qui la ravissait, c'était son +espièglerie; il était drôle au possible, hardi, parlant déjà des femmes +avec des sourires, tenant tête aux amies de Renée, à la chère Adeline, +qui venait d'épouser M. d'Espanet, et à la grosse Suzanne, mariée tout +récemment au grand industriel Haffner. Il eut, à quatorze ans, une +passion pour cette dernière. Il avait pris sa belle-mère pour +confidente, et celle-ci s'amusait beaucoup.</p> + +<p>—Moi, j'aurais préféré Adeline, disait-elle; elle est plus jolie.</p> + +<p>—Peut-être, répondait le galopin, mais Suzanne est bien plus grosse.... +J'aime les belles femmes.... Si tu étais gentille, tu lui parlerais pour +moi.</p> + +<p>Renée riait. Sa poupée, ce grand gamin aux mines de fille, lui semblait +impayable, depuis qu'elle était amoureuse. Il vint un moment où Mme +Haffner dut se défendre sérieusement. D'ailleurs, ces dames +encourageaient Maxime par leurs rires étouffés, leurs demi-mots, les +attitudes coquettes qu'elles prenaient devant cet enfant précoce. Il +entrait là une pointe de débauche fort aristocratique. Toutes trois, +dans leur vie tumultueuse, brûlées par la passion, s'arrêtaient à la +dépravation charmante du galopin, comme à un piment original et sans +danger qui réveillait leur goût. Elles lui laissaient toucher leur robe, +frôler leurs épaules de ses doigts, lorsqu'il les suivait dans +l'anti-chambre, pour jeter sur elles leur sortie de bal; elles se le +passaient de main en main, riant comme des folles, quand il leur baisait +les poignets, du côté des veines, à cette place où la peau est si douce; +puis elles se faisaient maternelles et lui enseignaient doctement l'art +d'être bel homme et de plaire aux dames.</p> + +<p>C'était leur joujou, un petit homme d'un mécanisme ingénieux, qui +embrassait, qui faisait la cour, qui avait les plus aimables vices du +monde, mais qui restait un joujou, un petit homme de carton qu'on ne +craignait pas trop, assez cependant pour avoir, sous sa main enfantine, +un frisson très doux.</p> + +<p>A la rentrée des classes, Maxime alla au lycée Bonaparte. C'est le lycée +du beau monde, celui que Saccard devait choisir pour son fils. L'enfant, +si mou, si léger qu'il fût, avait alors une intelligence très vive; mais +il s'appliqua à tout autre chose qu'aux études classiques.</p> + +<p>Il fut cependant un élève correct, qui ne descendit jamais dans la +bohème des cancres, et qui demeura parmi les petits messieurs +convenables et bien mis dont on ne dit rien. Il ne lui resta de sa +jeunesse qu'une véritable religion pour la toilette. Paris lui ouvrit +les yeux, en fit un beau jeune homme, pincé dans ses vêtements, suivant +les modes. Il était le Brummel de sa classe. Il s'y présentait comme +dans un salon, chaussé finement, ganté juste, avec des cravates +prodigieuses et des chapeaux ineffables. D'ailleurs ils se trouvaient là +une vingtaine, formant une aristocratie, s'offrant à la sortie des +havanes dans des porte-cigares à fermoirs d'or, faisant porter leur +paquet de livres par un domestique en livrée. Maxime avait déterminé son +père à lui acheter un tilbury et un petit cheval noir qui faisaient +l'admiration de ses camarades. Il conduisait lui-même, ayant sur le +siège de derrière un valet de pied, les bras croisés, qui tenait sur ses +genoux le cartable du collégien, un vrai portefeuille de ministre en +chagrin marron. Et il fallait voir avec quelle légèreté, quelle science +et quelle correction d'allures, il venait en dix minutes de la rue de +Rivoli à la rue du Havre, arrêtait net son cheval devant la porte du +lycée, jetait la bride au valet, en disant: «Jacques, à quatre heures et +demie, n'est-ce pas?» Les boutiquiers voisins étaient ravis de la bonne +grâce de ce blondin qu'ils voyaient régulièrement deux fois par jour +arriver et repartir dans sa voiture. Au retour, il reconduisait parfois +un ami, qu'il mettait à sa porte. Les deux enfants fumaient, regardaient +les femmes, éclaboussaient les passants, comme s'ils fussent revenus des +courses. Petit monde étonnant, couvée de fats et d'imbéciles, qu'on peut +voir chaque jour rue du Havre, correctement habillés, avec leurs vestons +de gandins, jouer les hommes riches et blasés, tandis que la bohème du +lycée, les vrais écoliers, arrivent criant et se poussant, tapant le +pavé avec leurs gros souliers, leurs livres pendus derrière le dos, au +bout d'une courroie.</p> + +<p>Renée, qui voulait prendre au sérieux son rôle de mère et +d'institutrice, était enchantée de son élève. Elle ne négligeait rien, +il est vrai, pour parfaire son éducation.</p> + +<p>Elle traversait alors une heure pleine de dépit et de larmes; un amant +l'avait quittée, avec scandale, aux yeux de tout Paris, pour se mettre +avec la duchesse de Sternich. Elle rêva que Maxime serait sa +consolation, elle se vieillit, s'ingénia pour être maternelle, et devint +le mentor le plus original qu'on pût imaginer. Souvent, le tilbury de +Maxime restait à la maison; c'était Renée, avec sa grande calèche, qui +venait prendre le collégien.</p> + +<p>Ils cachaient le portefeuille marron sous la banquette, ils allaient au +Bois, alors dans tout son neuf. Là, elle lui faisait un cours de haute +élégance. Elle lui nommait le Tout-Paris impérial, gras, heureux, encore +dans l'extase de ce coup de baguette qui changeait les meurt-de-faim et +les goujats de la ville en grands seigneurs, en millionnaires soufflant +et se pâmant sous le poids de leur caisse. Mais l'enfant la questionnait +surtout sur les femmes, et comme elle était très libre avec lui, elle +lui donnait des détails précis; Mme de Guende était bête, mais +admirablement faite; la comtesse Vanska, fort riche, avait chanté dans +les cours, avant de se faire épouser par un Polonais, qui la battait, +disait-on; quant à la marquise d'Espanet et à Suzanne Haffner, elles +étaient inséparables, et, bien qu'elles fussent ses amies intimes, Renée +ajoutait, en pinçant les lèvres, comme pour n'en pas dire davantage, +qu'il courait de bien vilaines histoires sur leur compte; la belle Mme +de Lauwerens était aussi horriblement compromettante, mais elle avait de +si jolis yeux, et tout le monde, en somme, savait que, quant à elle, +elle était irréprochable, bien qu'un peu trop mêlée aux intrigues des +pauvres petites femmes qui la fréquentaient, Mme Daste, Mme Teissière, +la baronne de Meinhold. Maxime voulut avoir le portrait de ces dames; il +en garnit un album qui resta sur la table du salon. Pour embarrasser sa +belle-maman, avec cette ruse vicieuse qui était le trait dominant de son +caractère, il lui demandait des détails sur les filles, en feignant de +les prendre pour des femmes du vrai monde. Renée, morale et sérieuse, +disait que c'étaient d'affreuses créatures et qu'il devait les éviter +avec soin; puis elle s'oubliait et parlait d'elles comme de personnes +qu'elle eût connues intimement.</p> + +<p>Un des grands régals de l'enfant était encore de la mettre sur le +chapitre de la duchesse de Sternich. Chaque lois que sa voiture passait, +au Bois, à côté de la leur, il ne manquait pas de nommer la duchesse, +avec une sournoiserie méchante, un regard en dessous, prouvant qu'il +connaissait la dernière aventure de Renée. Celle-ci, d'une voix sèche, +déchirait sa rivale; comme elle vieillissait! la pauvre femme! elle se +maquillait, elle avait des amants cachés au fond de toutes ses armoires, +elle s'était donnée à un chambellan pour entrer dans le lit impérial. Et +elle ne tarissait pas, tandis que Maxime, pour l'exaspérer, trouvait Mme +de Sternich délicieuse.</p> + +<p>De telles leçons développaient singulièrement l'intelligence du +collégien, d'autant plus que la jeune institutrice les répétait partout, +au Bois, au théâtre, dans les salons.</p> + +<p>L'élève devint très fort.</p> + +<p>Ce que Maxime adorait, c'était de vivre dans les jupes, dans les +chiffons, dans la poudre de riz des femmes. Il restait toujours un peu +fille, avec ses mains effilées, son visage imberbe, son cou blanc et +potelé. Renée le consultait gravement sur ses toilettes. Il connaissait +les bons faiseurs de Paris, jugeait chacun d'eux d'un mot, parlait de la +saveur des chapeaux d'un tel et de la logique des robes de tel autre. A +dix-sept ans, il n'y avait pas une modiste qu'il n'eût approfondie, pas +un bottier dont il n'eût étudié et pénétré le cœur. Cet étrange +avorton, qui, pendant les classes d'anglais, lisait les prospectus que +son parfumeur lui adressait tous les vendredis, aurait soutenu une thèse +brillante sur le Tout-Paris mondain, clientèle et fournisseurs compris, +à l'âge où les gamins de province n'osent pas encore regarder leur bonne +en face. Souvent, quand il revenait du lycée, il rapportait dans son +tilbury un chapeau, une boîte de savons, un bijou, commandés la veille +par sa belle-mère.</p> + +<p>Il avait toujours quelque bout de dentelle musquée qui traînait dans ses +poches.</p> + +<p>Mais sa grande partie était d'accompagner Renée chez l'illustre Worms, +le tailleur de génie, devant lequel les reines du Second Empire se +tenaient à genoux. Le salon du grand homme était vaste, carré, garni de +larges divans. Il y entrait avec une émotion religieuse. Les toilettes +ont certainement une odeur propre; la soie, le satin, le velours, les +dentelles avaient marié leurs arômes légers à ceux des chevelures et des +épaules ambrées; et l'air du salon gardait cette tiédeur odorante, cet +encens de la chair et du luxe qui changeait la pièce en une chapelle +consacrée à quelque secrète divinité. Souvent il fallait que Renée et +Maxime fissent antichambre pendant des heures; il y avait là une +vingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant des biscuits +dans des verres de madère, faisant collation sur la grande table du +milieu, où traînaient des bouteilles et des assiettes de petits fours. +Ces dames étaient chez elles, parlaient librement, et lorsqu'elles se +pelotonnaient autour de la pièce, on aurait dit un vol blanc de +lesbiennes qui se serait abattu sur les divans d'un salon parisien. +Maxime, qu'elles toléraient et qu'elles aimaient pour son air de fille, +était le seul homme admis dans le cénacle. Il y goûtait des jouissances +divines; il glissait le long des divans comme une couleuvre agile; on le +retrouvait sous une jupe, derrière un corsage, entre deux robes, où il +se faisait tout petit, se tenant bien tranquille, respirant la chaleur +parfumée de ses voisines avec des mines d'enfant de chœur avalant le +bon Dieu.</p> + +<p>—Il se fourre partout, ce petit-là, disait la baronne de Meinhold, en +lui tapotant les joues.</p> + +<p>Il était si fluet que ces dames ne lui donnaient guère plus de quatorze +ans. Elles s'amusèrent à le griser avec le madère de l'illustre Worms. +Il leur dit des choses stupéfiantes, qui les firent rire aux larmes. +Toutefois, ce fut la marquise d'Espanet qui trouva le mot de la +situation.</p> + +<p>Comme on découvrit un jour Maxime, dans un angle des divans, derrière +son dos:</p> + +<p>—Voilà un garçon qui aurait dû naître fille, murmura-t-elle, à le voir +si rose, si rougissant, si pénétré du bien-être qu'il avait éprouvé dans +son voisinage.</p> + +<p>Puis, lorsque le grand Worms recevait enfin Renée, Maxime pénétrait avec +elle dans le cabinet. Il s'était permis de parler deux ou trois fois, +pendant que le maître s'absorbait dans le spectacle de sa cliente, comme +les pontifes du beau veulent que Léonard de Vinci l'ait fait devant la +Joconde. Le maître avait daigné sourire de la justesse de ses +observations. Il faisait mettre Renée debout devant une glace, qui +montait du parquet au plafond, se recueillait, avec un froncement de +sourcils, pendant que la jeune femme, émue, retenait son haleine, pour +ne pas bouger. Et, au bout de quelques minutes, le maître, comme pris et +secoué par l'inspiration, peignait à grands traits saccadés le +chef-d'œuvre qu'il venait de concevoir, s'écriait en phrases sèches:</p> + +<p>—Robe Montespan en faille cendrée..., la traîne dessinant, devant, une +basque arrondie..., gros nœuds de satin gris la relevant sur les +hanches..., enfin tablier bouillonné de tulle gris perle, les +bouillonnés séparés par des bandes de satin gris.</p> + +<p>Il se recueillait encore, paraissait descendre tout au fond de son +génie, et, avec une grimace triomphante de pythonisse sur son trépied, +il achevait:</p> + +<p>—Nous poserons dans les cheveux, sur cette tête rieuse, le papillon +rêveur de Psyché aux ailes d'azur changeant.</p> + +<p>Mais, d'autres lois, l'inspiration était rétives. L'illustre Worms +l'appelait vainement, concentrait ses facultés en pure perte. Il +torturait ses sourcils, devenait livide, prenait entre ses mains sa +pauvre tête, qu'il branlait avec désespoir, et vaincu, se jetant dans un +fauteuil:</p> + +<p>—Non, murmurait-il d'une voix dolente, non, pas aujourd'hui..., ce +n'est pas possible.... Ces dames sont indiscrètes. La source est tarie.</p> + +<p>Et il mettait Renée à la porte en répétant:</p> + +<p>—Pas possible, pas possible, chère dame, vous repasserez un autre +jour.... Je ne vous sens pas ce matin.</p> + +<p>La belle éducation que recevait Maxime eut un premier résultat. A +dix-sept ans, le gamin séduisit la femme de chambre de sa belle-mère. Le +pis de l'histoire fut que la chambrière devint enceinte. Il fallut +l'envoyer à la campagne avec le marmot et lui constituer une petite +rente. Renée resta horriblement vexée de l'aventure.</p> + +<p>Saccard ne s'en occupa que pour régler le côté pécuniaire de la +question; mais la jeune femme gronda vertement son élève. Lui, dont elle +voulait faire un homme distingué, se compromettre avec une telle fille! +Quel début ridicule et honteux, quelle fredaine inavouable!</p> + +<p>Encore s'il s'était lancé avec une de ces dames!</p> + +<p>—Pardieu! répondit-il tranquillement, si ta bonne amie Suzanne avait +voulu, c'est elle qui serait allée à la campagne.</p> + +<p>—Oh! le polisson! murmura-t-elle, désarmée, égayée par l'idée de voir +Suzanne se réfugiant à la campagne avec une rente de douze cents francs.</p> + +<p>Puis, une pensée plus drôle lui vint, et oubliant son rôle de mère +irritée, poussant des rires perlés, qu'elle retenait entre ses doigts, +elle balbutia, en le regardant du coin de l'œil:</p> + +<p>—Dis donc, c'est Adeline qui t'en aurait voulu, et qui lui aurait fait +des scènes....</p> + +<p>Elle n'acheva pas. Maxime riait avec elle. Telle fut la belle chute que +fit la morale de Renée en cette aventure.</p> + +<p>Cependant Aristide Saccard ne s'inquiétait guère des deux enfants, comme +il nommait son fils et sa seconde femme. Il leur laissait une liberté +absolue, heureux de les voir bons amis, ce qui emplissait l'appartement +d'une gaieté bruyante. Singulier appartement que ce premier étage de la +rue de Rivoli. Les portes y battaient toute la journée; les domestiques +y parlaient haut; le luxe neuf et éclatant en était traversé +continuellement par des courses de jupes énormes et volantes, par des +processions de fournisseurs, par le tohu-bohu des amies de Renée, des +camarades de Maxime et des visiteurs de Saccard. Ce dernier recevait, de +neuf heures à onze heures, le plus étrange monde qu'on pût voir: +sénateurs et clercs d'huissier, duchesses et marchandes à la toilette, +toute l'écume que les tempêtes de Paris jetaient le matin à sa porte, +robes de soie, jupes sales, blouses, habits noirs, qu'il accueillait du +même ton pressé, des mêmes gestes impatients et nerveux; il bâclait les +affaires en deux paroles, résolvait vingt difficultés à la fois, et +donnait les solutions en courant. On eût dit que ce petit homme remuant, +dont la voix était très forte, se battait dans son cabinet avec les +gens, avec les meubles, culbutait, se frappait la tête au plafond pour +en faire jaillir les idées, et retombait toujours victorieux sur ses +pieds. Puis, à onze heures, il sortait; on ne le voyait plus de la +journée; il déjeunait dehors, souvent même il y dînait. Alors la maison +appartenait à Renée et à Maxime; ils s'emparaient du cabinet du père; +ils y déballaient les cartons des fournisseurs, et les chiffons +traînaient sur les dossiers. Parfois des gens graves attendaient une +heure à la porte du cabinet, pendant que le collégien et la jeune femme +discutaient un nœud de ruban, assis aux deux bouts du bureau de +Saccard. Renée faisait atteler dix fois par jour. Rarement on mangeait +ensemble; sur les trois, deux couraient, s'oubliaient, ne revenaient +qu'à minuit.</p> + +<p>Appartement de tapage, d'affaires et de plaisirs, où la vie moderne, +avec son bruit d'or sonnant, de toilettes froissées, s'engouffrait comme +un coup de vent.</p> + +<p>Aristide Saccard avait enfin trouvé son milieu. Il s'était révélé grand +spéculateur, brasseur de millions.</p> + +<p>Après le coup de maître de la rue de la Pépinière, il se lança hardiment +dans la lutte qui commençait à semer Paris d'épaves honteuses et de +triomphes fulgurants.</p> + +<p>D'abord, il joua à coup sûr, répétant son premier succès, achetant les +immeubles qu'il savait menacés de la pioche, et employant ses amis pour +obtenir de grosses indemnités. Il vint un moment où il eut cinq ou six +maisons, ces maisons qu'il regardait si étrangement autrefois, comme des +connaissances à lui, lorsqu'il n'était qu'un pauvre agent voyer. Mais +c'était là l'enfance de l'art. Quand il avait usé les baux, comploté +avec les locataires, volé l'État et les particuliers, la finesse n'était +pas grande, et il pensait que le jeu ne valait pas la chandelle.</p> + +<p>Aussi mit-il bientôt son génie au service de besognes plus compliquées.</p> + +<p>Saccard inventa d'abord le tour des achats d'immeubles faits sous le +manteau pour le compte de la Ville grand nombre de maisons, espérant +user les baux et congédier les locataires sans indemnité. Mais ces +acquisitions furent considérées comme de véritables expropriations, et +elle dut payer. Ce fut alors que Saccard offrit d'être le prête-nom de +la Ville; il achetait, usait les baux, et, moyennant un pot-de-vin, +livrait l'immeuble au moment fixé. Et même il finit par jouer double +jeu; il achetait pour la Ville et pour le préfet. Quand l'affaire était +par trop tentante, il escamotait la maison.</p> + +<p>L'État payait. On récompensa ses complaisances en lui concédant des +bouts de rues, des carrefours projetés, qu'il rétrocédait avant même que +la voie nouvelle fût commencée. C'était un jeu féroce; on jouait sur les +quartiers à bâtir comme on joue sur un titre de rente!</p> + +<p>Certaines dames, de jolies filles, amies intimes de hauts +fonctionnaires, étaient de la partie; une d'elles, dont les dents +blanches sont célèbres, a croqué, à plusieurs reprises, des rues +entières. Saccard s'affamait, sentait ses désirs s'accroître, à voir ce +ruissellement d'or qui lui glissait entre les mains. Il lui semblait +qu'une mer de pièces de vingt francs s'élargissait autour de lui, de lac +devenait océan, emplissait l'immense horizon avec un bruit de vagues +étrange, une musique métallique qui lui chatouillait le cœur; et il +s'aventurait, nageur plus hardi chaque jour, plongeant, reparaissant, +tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, traversant cette immensité par +les temps clairs et par les orages, comptant sur ses forces et son +adresse pour ne jamais aller au fond.</p> + +<p>Paris s'abîmât alors dans un nuage de plâtre. Les temps prédits par +Saccard, sur les buttes Montmartre, étaient venus. On taillait la cité à +coups de sabre, et il était de toutes les entailles, de toutes les +blessures. Il avait des décombres à lui aux quatre coins de la ville.</p> + +<p>Rue de Rome, il fut mêlé à cette étonnante histoire du trou qu'une +compagnie creusa, pour transporter cinq ou six mille mètres cubes de +terre et faire croire à des travaux gigantesques, et qu'on dut ensuite +reboucher, en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie +eut fait faillite. Lui s'en tira la conscience nette, les poches +pleines, grâce à son frère Eugène, qui voulut bien intervenir. A +Chaillot, il aida à éventrer la butte, à la jeter dans un bas-fond, pour +faire passer le boulevard qui va de l'Arc de Triomphe au pont de l'Alma. +Du côté de Passy, ce fut lui qui eut l'idée de semer les déblais du +Trocadéro sur le plateau, de sorte que la bonne terre se trouve +aujourd'hui à deux mètres de profondeur, et que l'herbe elle-même refuse +de pousser dans ces gravats. On l'aurait retrouvé sur vingt points à la +fois, à tous les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable, +un déblai dont on ne savait que faire, un remblai qu'on ne pouvait +exécuter, un bon amas de terre et de plâtras où s'impatientait la hâte +fébrile des ingénieurs, que lui fouillait de ses ongles, et dans lequel +il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ou quelque +opération de sa façon. Le même jour, il courait des travaux de l'Arc de +Triomphe à ceux du boulevard Saint-Michel, des déblais du boulevard +Malesherbes aux remblais de Chaillot, traînant avec lui une armée +d'ouvriers, d'huissiers, d'actionnaires, de dupes et de fripons.</p> + +<p>Mais sa gloire la plus pure était le Crédit viticole, qu'il avait fondé +avec Toutin-Laroche. Celui-ci s'en trouvait le directeur officiel; lui +ne paraissait que comme membre du conseil de surveillance. Eugène, en +cette circonstance, avait encore donné un bon coup de main à son frère. +Grâce à lui, le gouvernement autorisa la compagnie, et la surveilla avec +une grande bonhomie.</p> + +<p>En une délicate circonstance, comme un journal mal pensant se permettait +de critiquer une opération de cette compagnie, le Moniteur alla jusqu'à +publier une note interdisant toute discussion sur une maison si +honorable, et que l'État daignait patronner. Le Crédit viticole +s'appuyait sur un excellent système financier: il prêtait aux +cultivateurs la moitié du prix d'estimation de leurs biens, garantissait +le prêt par une hypothèque, et touchait des emprunteurs les intérêts, +augmentés d'un acompte d'amortissement. Jamais mécanisme ne fut plus +digne ni plus sage. Eugène avait déclaré à son frère, avec un fin +sourire, que les Tuileries voulaient qu'on fût honnête.</p> + +<p>M. Toutin-Laroche interpréta ce désir en laissant ponctionner +tranquillement la machine des prêts aux cultivateurs, et en établissant +à côté une maison de banque qui attirait à elle les capitaux et qui +jouait avec fièvre, se lançant dans toutes les aventures. Grâce à +l'impulsion formidable que le directeur lui donna, le Crédit viticole +eut bientôt une réputation de solidité et de prospérité à toute épreuve. +Au début, pour lancer d'un coup, à la Bourse, une masse d'actions +fraîchement détachées de la souche, et leur donner l'aspect de titres +ayant déjà beaucoup circulé, Saccard eut l'ingéniosité de les faire +piétiner et battre, pendant toute une nuit, par les garçons de recette +armés de balais de bouleau. On eût dit une succursale de la Banque. +L'hôtel, occupé par les bureaux, avec sa cour pleine d'équipages, ses +grillages sévères, son large perron et son escalier monumental, ses +enfilades de cabinets luxueux, son monde d'employés et de laquais en +livrée, semblait être le temple grave et digne de l'argent; et rien ne +frappait le public d'une émotion plus religieuse que le sanctuaire, que +la Caisse, où conduisait un corridor d'une nudité sacrée, et où l'on +apercevait le coffre-fort, le dieu, accroupi, scellé au mur, trapu et +dormant, avec ses trois serrures, ses flancs épais, son air de brute +divine.</p> + +<p>Saccard maquignonna une grosse affaire avec la Ville. Celle-ci, obérée, +écrasée par sa dette, entraînée dans cette danse des millions qu'elle +avait mise en branle, pour plaire à l'empereur et remplir certaines +poches, en était réduite aux emprunts déguisés, ne voulant pas avouer +ses fièvres chaudes, sa folie de la pioche et du moellon. Elle venait de +créer alors ce qu'on nommait des bons de délégation, de véritables +lettres de change à longue date, pour payer les entrepreneurs le jour +même de la signature des traités, et leur permettre ainsi de trouver des +fonds en négociant les bons. Le Crédit viticole avait gracieusement +accepté ce papier de la main des entrepreneurs. Le jour où la Ville +manqua d'argent, Saccard alla la tenter. Une somme considérable lui fut +avancée, sur une émission de bons de délégation, que M. Toutin-Laroche +jura tenir de compagnies concessionnaires, et qu'il traîna dans tous les +ruisseaux de la spéculation. Le Crédit viticole était désormais +inattaquable; il tenait Paris à la gorge. Le directeur ne parlait plus +qu'avec un sourire de la fameuse Société générale des ports du Maroc; +elle vivait pourtant toujours, et les journaux continuaient à célébrer +régulièrement les grandes stations commerciales. Un jour que M. +Toutin-Laroche engageait Saccard à prendre des actions de cette société, +celui-ci lui rit au nez, en lui demandant s'il le croyait assez bête +pour placer son argent dans la «Compagnie générale des Mille et une +Nuits».</p> + +<p>Jusque-là, Saccard avait joué heureusement, à coup sûr, trichant, se +vendant, bénéficiant sur les marchés, tirant un gain quelconque de +chacune de ses opérations.</p> + +<p>Bientôt cet agiotage ne lui suffit plus, il dédaigna de glaner, de +ramasser l'or que les Toutin-Laroche et les baron Gouraud laissaient +tomber derrière eux. Il mit les bras dans le sac jusqu'à l'épaule. Il +s'associa avec les Mignon, Charrier et Cie, ces fameux entrepreneurs +alors à leurs débuts et qui devaient réaliser des fortunes colossales. +La Ville s'était déjà décidée à ne plus exécuter elle-même les travaux, +à céder les boulevards à forfait.</p> + +<p>Les compagnies concessionnaires s'engageaient à lui livrer une voie +toute faite, arbres plantés, bancs et becs de gaz posés, moyennant une +indemnité convenue; quelquefois même, elles donnaient la voie pour rien: +elles se trouvaient largement payées par les terrains en bordure, +qu'elles retenaient et qu'elles frappaient d'une plus value +considérable. La lièvre de spéculation sur les terrains, la hausse +furieuse sur les immeubles datent de cette époque. Saccard, par ses +attaches, obtint la concession de trois tronçons de boulevard. Il fut +l'âme ardente et un peu brouillonne de l'association. Les sieurs Mignon +et Charrier, ses créatures dans les commencements, étaient de gros et +rusés compères, des maîtres maçons qui connaissaient le prix de +l'argent. Ils riaient en dessous devant les équipages de Saccard; ils +gardaient le plus souvent leurs blouses, ne refusaient pas un coup de +main à un ouvrier, rentraient chez eux couverts de plâtre. Ils étaient +de Langres tous les deux. Ils apportaient, dans ce Paris brûlant et +inassouvi, leur prudence de Champenois, leur cerveau calme, peu ouvert, +peu intelligent, mais très apte à profiter des occasions pour s'emplir +les poches, quitte à jouir plus tard. Si Saccard lança l'affaire, +l'anima de sa flamme, de sa rage d'appétits, les sieurs Mignon et +Charrier, par leur terre à terre, leur administration routinière et +étroite, l'empêchèrent vingt fois de culbuter dans les imaginations +étonnantes de leur associé. Jamais ils ne consentirent à avoir les +bureaux superbes, l'hôtel qu'il voulait bâtir pour étonner Paris. Ils +refusèrent également les spéculations secondaires qui poussaient chaque +matin dans sa tête: construction de salles de concert, de vastes maisons +de bains, sur les terrains en bordure; chemins de fer suivant la ligne +des nouveaux boulevards; galeries vitrées, décuplant le loyer des +boutiques, et permettant de circuler dans Paris sans être mouillé. Les +entrepreneurs, pour couper court à ces projets qui les effrayaient, +décidèrent que les terrains en bordure seraient partagés entre les trois +associés, et que chacun d'eux en ferait ce qu'il voudrait. Eux +continuèrent à vendre sagement leurs lots. Lui fit bâtir. Son cerveau +bouillait. Il eût proposé sans rire de mettre Paris sous une immense +cloche, pour le changer en serre chaude, et y cultiver les ananas et la +canne à sucre.</p> + +<p>Bientôt, remuant les capitaux à la pelle, il eut huit maisons sur les +nouveaux boulevards. Il en avait quatre complètement terminées, deux rue +de Marignan, et deux sur le boulevard Haussmann; les quatre autres, +situées sur le boulevard Malesherbes, restaient en construction, et même +une d'elles, vaste enclos de planches où devait s'élever un magnifique +hôtel, n'avait encore de posé que le plancher du premier étage. A cette +époque, ses affaires se compliquèrent tellement, il avait tant de fils +attachés à chacun de ses doigts, tant d'intérêts à surveiller et de +marionnettes à faire mouvoir qu'il dormait à peine trois heures par nuit +et qu'il lisait sa correspondance dans sa voiture. Le merveilleux était +que sa caisse semblait inépuisable. Il était actionnaire de toutes les +sociétés, bâtissait avec une sorte de fureur, se mettait de tous les +trafics, menaçait d'inonder Paris comme une mer montante, sans qu'on le +vît réaliser jamais un bénéfice bien net, empocher une grosse somme +luisant au soleil. Ce fleuve d'or, sans sources connues, qui paraissait +sortir à flots pressés de son cabinet, étonnait les badauds, et fit de +lui, à un moment, l'homme en vue auquel les journaux prêtaient tous les +bons mots de la Bourse.</p> + +<p>Avec un tel mari, Renée était aussi peu mariée que possible. Elle +restait des semaines entières sans presque le voir. D'ailleurs, il était +parfait: il ouvrait pour elle sa caisse toute grande. Au fond, elle +l'aimait comme un banquier obligeant. Quand elle allait à l'hôtel +Béraud, elle faisait un grand éloge de lui devant son père, que la +fortune de son gendre laissait sévère et froid. Son mépris s'en était +allé; cet homme semblait si convaincu que la vie n'est qu'une affaire, +il était si évidemment né pour battre monnaie avec tout ce qui lui +tombait sous les mains: femmes, enfants, pavés, sacs de plâtre, +consciences, qu'elle ne pouvait lui reprocher le marché de leur mariage. +Depuis ce marché, il la regardait un peu comme une de ces belles maisons +qui lui faisaient honneur et dont il espérait tirer de gros profits. Il +la voulait bien mise, bruyante, faisant tourner la tête à tout Paris. +Cela le posait, doublait le chiffre probable de sa fortune. Il était +beau, jeune, amoureux, écervelé, par sa femme. Elle était une associée, +une complice sans le savoir. Un nouvel attelage, une toilette de deux +mille écus, une complaisance pour quelque amant facilitèrent, décidèrent +souvent ses plus heureuses affaires. Souvent aussi il se prétendait +accablé, l'envoyait chez un ministre, chez un fonctionnaire quelconque, +pour solliciter une autorisation ou recevoir une réponse. Il lui disait: +«Et sois sage!» d'un ton qui n'appartenait qu'à lui, à la fois railleur +et câlin. Et quand elle revenait, qu'elle avait réussi, il se frottait +les mains, en répétant son fameux:</p> + +<p>«Et tu as été sage!» Renée riait. Il était trop actif pour souhaiter une +Mme Michelin. Il aimait simplement les plaisanteries crues, les +hypothèses scabreuses. D'ailleurs, si Renée «n'avait pas été sage», il +n'aurait éprouvé que le dépit d'avoir réellement payé la complaisance du +ministre ou du fonctionnaire. Duper les gens, leur en donner moins que +pour leur argent, était un régal.</p> + +<p>Il se disait souvent: «Si j'étais femme, je me vendrais peut-être, mais +je ne livrerais jamais la marchandise; c'est trop bête.» Cette folle de +Renée, qui était apparue une nuit dans le ciel parisien comme la fée +excentrique des voluptés mondaines, était la moins analysable des +femmes. Élevée au logis, elle eût sans doute émoussé, par la religion ou +par quelque autre satisfaction nerveuse, les pointes des désirs dont les +piqûres l'affolaient par instants. De tête, elle était bourgeoise; elle +avait une honnêteté absolue, un amour des choses logiques, une crainte +du ciel et de l'enfer, une dose énorme de préjugés; elle appartenait à +son père, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus du +foyer. Et c'était dans cette nature que germaient, que grandissaient les +fantaisies prodigieuses, les curiosités sans cesse renaissantes, les +désirs inavouables. Chez les dames de la Visitation, libre, l'esprit +vagabondant dans les voluptés mystiques de la chapelle et dans les +amitiés charnelles de ses petites amies, elle s'était fait une éducation +fantasque, apprenant le vice, y mettant la franchise de sa nature, +détraquant sa jeune cervelle, au point qu'elle embarrassa singulièrement +son confesseur en lui avouant qu'un jour, pendant la messe, elle avait +eu une envie irraisonnée de se lever pour l'embrasser. Puis elle se +frappait la poitrine, elle pâlissait à l'idée du diable et de ses +chaudières. La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce +viol brutal qu'elle subit avec une sorte d'attente épouvantée, la fit +ensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l'abandon de toute sa +vie. Elle pensa qu'elle n'avait plus à lutter contre le mal, qu'il était +en elle, que la logique l'autorisait à aller jusqu'au bout de la science +mauvaise. Elle était plus encore une curiosité qu'un appétit. Jetée dans +le monde du Second Empire, abandonnée à ses imaginations, entretenue +d'argent, encouragée dans ses excentricités les plus tapageuses, elle se +livra, le regretta, puis réussit enfin à tuer son honnêteté expirante, +toujours fouettée, toujours poussée en avant par son insatiable besoin +de savoir et de sentir.</p> + +<p>D'ailleurs, elle n'en était qu'à la page commune. Elle causait +volontiers, à demi-voix, avec des rires, des cas extraordinaires de la +tendre amitié de Suzanne Haffner et d'Adeline d'Espanet, du métier +délicat de Mme de Lauwerens, des baisers à prix fixe de la comtesse +Vanska; mais elle regardait encore ces choses de loin, avec la vague +idée d'y goûter peut-être, et ce désir indéterminé, qui montait en elle +aux heures mauvaises, grandissait encore cette anxiété turbulente, cette +recherche effarée d'une jouissance unique, exquise, où elle mordrait +toute seule. Ses premiers amants ne l'avaient pas gâtée; trois lois elle +s'était crue prise d'une grande passion; l'amour éclatait dans sa tête +comme un pétard, dont les étincelles n'allaient pas jusqu'au cœur. Elle +était folle un mois, s'affichait avec son cher seigneur dans tout Paris; +puis, un matin, au milieu du tapage de sa tendresse, elle sentait un +silence écrasant, un vide immense. Le premier, le jeune duc de Rozan, ne +fut guère qu'un déjeuner de soleil; Renée, qui l'avait remarqué pour sa +douceur et sa tenue excellente, le trouva en tête-à-tête absolument nul, +déteint, assommant.</p> + +<p>M. Simpson, attaché à l'ambassade américaine, qui vint ensuite, faillit +la battre, et dut à cela de rester plus d'un an avec elle. Puis, elle +accueillit le comte de Chibray, un aide de camp de l'empereur, bel homme +vaniteux qui commençait à lui peser singulièrement lorsque la duchesse +de Sternich s'avisa de s'en amouracher et de le lui prendre; alors elle +le pleura, elle lit entendre à ses amies que son cœur était broyé, +qu'elle n'aimerait plus.</p> + +<p>Elle en arriva ainsi à M. de Mussy, l'être le plus insignifiant du +monde, un jeune homme qui faisait son chemin dans la diplomatie en +conduisant le cotillon avec des grâces particulières; elle ne sut jamais +bien comment elle s'était livrée à lui, et le garda longtemps, prise de +paresse, dégoûtée d'un inconnu qu'on découvre en une heure, attendant, +pour se donner les soucis d'un changement, de rencontrer quelque +aventure extraordinaire. A vingt-huit ans, elle était déjà horriblement +lasse. L'ennui lui paraissait d'autant plus insupportable, que ses +vertus bourgeoises profitaient des heures où elle s'ennuyait pour se +plaindre et l'inquiéter. Elle fermait sa porte, elle avait des migraines +affreuses. Puis, quand la porte se rouvrait, c'était un flot de soie et +de dentelles qui s'en échappait à grand tapage, une créature de luxe et +de joie, sans un souci ni une rougeur au front.</p> + +<p>Dans sa vie banale et mondaine, elle avait eu cependant un roman. Un +jour, au crépuscule, comme elle était sortie à pied pour aller voir son +père, qui n'aimait pas à sa porte le bruit des voitures, elle s'aperçut, +au retour, sur le quai Saint-Paul, qu'elle était suivie par un jeune +homme. Il faisait chaud; le jour mourait avec une douceur amoureuse. +Elle qu'on ne suivait qu'à cheval, dans les allées du Bois, elle trouva +l'aventure piquante, elle en fut flattée comme d'un hommage nouveau, un +peu brutal, mais dont la grossièreté même la chatouillait. Au lieu de +rentrer chez elle, elle prit la rue du Temple, promenant son galant le +long des boulevards. Cependant l'homme s'enhardit, devint si pressant, +que Renée un peu interdite, perdant la tête, suivit la rue du +Faubourg-Poissonnière et se réfugia dans la boutique de la sœur de son +mari.</p> + +<p>L'homme entra derrière elle. Mme Sidonie sourit, parut comprendre et les +laissa seuls. Et comme Renée voulait la suivre, l'inconnu la retint, lui +parla avec une politesse émue, gagna son pardon. C'était un employé qui +s'appelait Georges, et auquel elle ne demanda jamais son nom de famille. +Elle vint le voir deux fois; elle entrait par le magasin, il arrivait +par la rue Papillon. Cet amour de rencontre, trouvé et accepté dans la +rue, fut un de ses plaisirs les plus vifs. Elle y songea toujours, avec +quelque honte, mais avec un singulier sourire de regret. Mme Sidonie +gagna à l'aventure d'être enfin la complice de la seconde femme de son +frère, un rôle qu'elle ambitionnait depuis le jour du mariage.</p> + +<p>Cette pauvre Mme Sidonie avait eu un mécompte.</p> + +<p>Tout en maquignonnant le mariage, elle espérait épouser un peu Renée, +elle aussi, en faire une de ses clientes, tirer d'elle une joule de +bénéfices. Elle jugeait les femmes au coup d'œil, comme les +connaisseurs jugent les chevaux. Aussi sa consternation fut grande, +lorsque, après avoir laissé un mois au ménage pour s'installer, elle +comprit qu'elle arrivait déjà trop tard, en apercevant Mme de Lauwerens +trônant au milieu du salon. Cette dernière, belle femme de vingt-six +ans, faisait métier de lancer les nouvelles venues. Elle appartenait à +une très ancienne famille, était mariée à un homme de la haute finance, +qui avait le tort de refuser le paiement des mémoires de modiste et de +tailleur. La dame, personne fort intelligente, battait monnaie, +s'entretenait elle-même. Elle avait horreur des hommes, disait-elle; +mais elle en fournissait à toutes ses amies; il y en avait toujours un +achalandage complet dans l'appartement qu'elle occupait rue de Provence, +au-dessus des bureaux de son mari. On y faisait de petits goûters. On +s'y rencontrait d'une façon imprévue et charmante. Il n'y avait aucun +mal à une jeune fille d'aller voir sa chère Mme de Lauwerens, et tant +pis si le hasard amenait là des hommes, très respectueux d'ailleurs, et +du meilleur monde.</p> + +<p>La maîtresse de la maison était adorable dans ses grands peignoirs de +dentelle. Souvent un visiteur l'aurait choisie de préférence, en dehors +de sa collection de blondes et de brunes. Mais la chronique assurait +qu'elle était d'une sagesse absolue. Tout le secret de l'affaire était +là. Elle conservait sa haute situation dans le monde, avait pour amis +tous les hommes, gardait son orgueil de femme honnête, goûtait une +secrète joie à faire tomber les autres et à tirer profit de leurs +chutes. Lorsque Mme Sidonie se fut expliqué le mécanisme de l'invention +nouvelle, elle fut navrée. C'était l'école classique, la femme en +vieille robe noire portant des billets doux au fond de son cabas, mise +en face de l'école moderne, de la grande dame qui vend ses amies dans +son boudoir en buvant une tasse de thé. L'école moderne triompha. Mme de +Lauwerens eut un regard froid pour la toilette fripée de Mme Sidonie, +dans laquelle elle flaira une rivale. Et ce fut de sa main que Renée +reçut son premier ami le jeune duc de Rozan, que la belle financière +plaçait très difficilement. L'école classique ne l'emporta que plus +tard, lorsque Mme Sidonie prêta son entresol au caprice de sa +belle-sœur pour l'inconnu du quai Saint-Paul. Elle resta sa confidente.</p> + +<p>Mais un des fidèles de Mme Sidonie fut Maxime. Dès quinze ans, il allait +rôder chez sa tante, flairant les gants oubliés qu'il rencontrait sur +les meubles. Celle-ci, qui détestait les situations franches et qui +n'avouait jamais ses complaisances, finit par lui prêter les clefs de +son appartement, certains jours, disant qu'elle resterait jusqu'au +lendemain à la campagne. Maxime parlait d'amis à recevoir qu'il n'osait +faire venir chez son père. Ce fut dans l'entresol de la rue du +Faubourg-Poissonnière qu'il passa plusieurs nuits avec cette pauvre +fille qu'on dut envoyer à la campagne. Mme Sidonie empruntait de +l'argent à son neveu, se pâmait devant lui, en murmurant de sa voix +douce qu'il était «sans un poil, rose comme un Amour».</p> + +<p>Cependant, Maxime avait grandi. C'était, maintenant, un jeune homme +mince et joli, qui avait gardé les joues roses et les yeux bleus de +l'enfant. Ses cheveux bouclés achevaient de lui donner cet «air fille» +qui enchantait les dames. Il ressemblait à la pauvre Angèle, avait sa +douceur de regard, sa pâleur blonde. Mais il ne valait pas même cette +femme indolente et nulle. La race des Rougon s'affinait en lui, devenait +délicate et vicieuse. Né d'une mère trop jeune, apportant un singulier +mélange, heurté et comme disséminé, des appétits furieux de son père et +des abandons, des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, +où les défauts des parents se complétaient et s'empiraient. Cette +famille vivait trop vite; elle se mourait déjà dans cette créature +frêle, chez laquelle le sexe avait dû hésiter, et qui n'était plus une +volonté âpre au gain et à la jouissance, comme Saccard, mais une lâcheté +mangeant les fortunes faites; hermaphrodite étrange venu à son heure +dans une société qui pourrissait. Quand Maxime allait au Bois, pincé à +la taille comme une femme, dansant légèrement sur la selle où le +balançait le galop léger de son cheval, il était le dieu de cet âge, +avec ses hanches développées, ses longues mains fluettes, son air +maladif et polisson, son élégance correcte et son argot des petits +théâtres. Il se mettait, à vingt ans, au-dessus de toutes les surprises +et de tous les dégoûts. Il avait certainement rêvé les ordures les moins +usitées. Le vice chez lui n'était pas un abîme, comme chez certains +vieillards, mais une floraison naturelle et extérieure. Il ondulait sur +ses cheveux blonds, souriait sur ses lèvres, l'habillait avec ses +vêtements. Mais ce qu'il avait de caractéristique, c'était surtout les +yeux, deux trous bleus, clairs et souriants, des miroirs de coquettes, +derrière lesquels on apercevait tout le vide du cerveau. Ces yeux de +fille à vendre ne se baissaient jamais; ils quêtaient le plaisir, un +plaisir sans fatigue, qu'on appelle et qu'on reçoit.</p> + +<p>L'éternel coup de vent qui entrait dans l'appartement de la rue de +Rivoli et en faisait battre les portes, souffla plus fort, à mesure que +Maxime grandit, que Saccard élargit le cercle de ses opérations, et que +Renée mit plus de fièvre dans sa recherche d'une jouissance inconnue.</p> + +<p>Ces trois êtres finirent par y mener une existence étonnante de liberté +et de joie. Ce fut le fruit mûr et prodigieux d'une époque. La rue +montait dans l'appartement, avec son roulement de voitures, son +coudoiement d'inconnus, sa licence de paroles. Le père, la belle-mère, +le beau-fils agissaient, parlaient, se mettaient à l'aise, comme si +chacun d'eux se fût trouvé seul, vivant en garçon. Trois camarades, +trois étudiants, partageant la même chambre garnie, n'auraient pas +disposé de cette chambre avec plus de sans-gêne pour y installer leurs +vices, leurs amours, leurs joies bruyantes de grands galopins. Ils +s'acceptaient avec des poignées de main, ne paraissaient pas se douter +des raisons qui les réunissaient sous le même toit, se traitaient +cavalièrement, joyeusement, se mettant chacun ainsi dans une +indépendance absolue. L'idée de famille était remplacée chez eux par +celle d'une sorte de commandite où les bénéfices sont partagés à parts +égales; chacun tirait à lui sa part de plaisir, et il était entendu +tacitement que chacun mangerait cette part comme il l'entendrait. Ils en +arrivèrent à prendre leurs réjouissances les uns devant les autres, à +les étaler, à les raconter, sans éveiller autre chose qu'un peu d'envie +et de curiosité.</p> + +<p>Maintenant, Maxime instruisait Renée. Quand il allait au Bois avec elle, +il lui contait sur les filles des histoires qui les égayaient fort. Il +ne pouvait paraître au bord du lac une nouvelle venue, sans qu'il se mît +en campagne pour se renseigner sur le nom de son amant, la rente qu'il +lui faisait, la façon dont elle vivait. Il connaissait les intérieurs de +ces dames, savait des détails intimes, était un véritable catalogue +vivant, où toutes les filles de Paris étaient numérotées, avec une +notice très complète sur chacune d'elles. Cette gazette scandaleuse +faisait la joie de Renée. A Longchamp, les jours de courses, lorsqu'elle +passait dans sa calèche, elle écoutait avec âpreté, tout en gardant sa +hauteur de femme du vrai monde, comment Blanche Muller trompait son +attaché d'ambassade avec son coiffeur; ou comment le petit baron avait +trouvé le comte en caleçon dans l'alcôve d'une célébrité maigre, rouge +de cheveux, qu'on nommait l'Écrevisse.</p> + +<p>Chaque jour apportait son cancan. Quand l'histoire était par trop crue, +Maxime baissait la voix, mais il allait jusqu'au bout. Renée ouvrait de +grands yeux d'enfant à qui l'on raconte une bonne farce, retenait ses +rires, puis les étouffait dans son mouchoir brodé, qu'elle appuyait +délicatement sur ses lèvres.</p> + +<p>Maxime apportait aussi les photographies de ces dames. Il avait des +portraits d'actrices dans toutes ses poches, et jusque dans son +porte-cigares. Parfois il se débarrassait, il mettait ces dames dans +l'album qui traînait sur les meubles du salon, et qui contenait déjà les +portraits des amies de Renée. Il y avait aussi là des photographies +d'hommes, MM. de Rozan, Simpson, de Chibray, de Mussy, ainsi que des +acteurs, des écrivains, des députés, qui étaient venus on ne savait +comment grossir la collection. Monde singulièrement mêlé, image du +tohu-bohu d'idées et de personnages qui traversaient la vie de Renée et +de Maxime. Cet album, quand il pleuvait, quand on s'ennuyait, était un +grand sujet de conversation. Il finissait toujours par tomber sous la +main. La jeune femme l'ouvrait en bâillant, pour la centième fois +peut-être. Puis la curiosité se réveillait, et le jeune homme venait +s'accouder derrière elle. Alors, c'étaient de longues discussions sur +les cheveux de l'Écrevisse, le double menton de Mme de Meinhold, les +yeux de Mme de Lauwerens, la gorge de Blanche Muller, le nez de la +marquise qui était un peu de travers, la bouche de la petite Sylvia, +célèbre par ses lèvres trop fortes. Ils comparaient les femmes entre +elles.</p> + +<p>—Moi, si j'étais homme, disait Renée, je choisirais Adeline.</p> + +<p>—C'est que tu ne connais pas Sylvia, répondait Maxime. Elle est d'un +drôle!... Moi, j'aime mieux Sylvia.</p> + +<p>Les pages tournaient; parfois apparaissait le duc de Rozan, ou M. +Simpson, ou le comte de Chibray, et il ajoutait en raillant:</p> + +<p>—D'ailleurs, tu as le goût perverti, c'est connu....</p> + +<p>Peut-on voir quelque chose de plus sot que le visage de ces messieurs! +Rozan et Chibray ressemblent à Gustave, mon perruquier.</p> + +<p>Renée haussait les épaules, comme pour dire que l'ironie ne l'atteignait +pas. Elle continuait à s'oublier dans le spectacle des figures blêmes, +souriantes ou revêches que contenait l'album; elle s'arrêtait aux +portraits de filles plus longuement, étudiait avec curiosité les détails +exacts et microscopiques des photographies, les petites rides, les +petits poils. Un jour même, elle se fit apporter une forte loupe, ayant +cru apercevoir un poil sur le nez de l'Écrevisse. Et, en effet, la loupe +montra un léger fil d'or qui s'était égaré des sourcils et qui était +descendu jusqu'au milieu du nez. Ce poil les amusa longtemps. Pendant +une semaine, les dames qui vinrent durent s'assurer par elles-mêmes de +la présence du poil.</p> + +<p>La loupe servit dès lors à éplucher les figures des femmes. Renée fit +des découvertes étonnantes; elle trouva des rides inconnues, des peaux +rudes, des trous mal bouchés par la poudre de riz. Et Maxime finit par +cacher la loupe, en déclarant qu'il ne fallait pas se dégoûter comme +cela de la figure humaine. La vérité était qu'elle soumettait à un +examen trop rigoureux les grosses lèvres de Sylvia, pour laquelle il +avait une tendresse particulière. Ils inventèrent un nouveau jeu. Ils +posaient cette question: «Avec qui passerais-je volontiers une nuit?» et +ils ouvraient l'album, qui était chargé de la réponse.</p> + +<p>Cela donnait lieu à des accouplements très réjouissants.</p> + +<p>Les amies y jouèrent plusieurs soirées. Renée fut ainsi successivement +mariée à l'archevêque de Paris, au baron Gouraud, à M. de Chibray, ce +qui fit beaucoup rire, et à son mari lui-même, ce qui la désola. Quant à +Maxime, soit hasard, soit malice de Renée qui ouvrait l'album, il +tombait toujours sur la marquise. Mais on ne riait jamais autant que +lorsque le sort accouplait deux hommes ou deux femmes ensemble.</p> + +<p>La camaraderie de Renée et de Maxime alla si loin qu'elle lui conta ses +peines de cœur. Il la consolait, lui donnait des conseils. Son père ne +semblait pas exister.</p> + +<p>Puis, ils en vinrent à se faire des confidences sur leur jeunesse. +C'était surtout pendant leurs promenades au Bois qu'ils ressentaient une +langueur vague, un besoin de se raconter des choses difficiles à dire, +et qu'on ne raconte pas. Cette joie que les enfants éprouvent à causer +tout bas des choses défendues, cet attrait qu'il y a pour un jeune homme +et une jeune femme à descendre ensemble dans le péché, en paroles +seulement, les ramenaient sans cesse aux sujets scabreux. Ils y +jouissaient profondément d'une volupté qu'ils ne se reprochaient pas, +qu'ils goûtaient, mollement étendus aux deux coins de leur voiture, +comme des camarades qui se rappellent leurs premières escapades. Ils +finirent par devenir des fanfarons de mauvaises mœurs. Renée avoua +qu'au pensionnat les petites filles étaient très polissonnes. Maxime +renchérit et osa raconter quelques-unes des hontes du collège de +Plassans.</p> + +<p>—Ah! moi, je ne puis pas dire..., murmurait Renée.</p> + +<p>Puis elle se penchait à son oreille, comme si le bruit de sa voix l'eût +seul fait rougir, et elle lui confiait une de ces histoires de couvent +qui traînent dans les chansons ordurières. Lui avait une trop riche +collection d'anecdotes de ce genre pour rester à court. Il lui +chantonnait à l'oreille des couplets très crus. Et ils entraient peu à +peu dans un état de béatitude particulier, bercés par toutes ces idées +charnelles qu'ils remuaient, chatouillés par de petits désirs qui ne se +formulaient pas. La voiture roulait doucement, ils rentraient avec une +fatigue délicieuse, plus lassés qu'au matin d'une nuit d'amour. Ils +avaient fait le mal, comme deux garçons courant les sentiers sans +maîtresse, et qui se contentent avec leurs souvenirs mutuels.</p> + +<p>Une familiarité, un abandon plus grand encore existaient entre le père +et le fils. Saccard avait compris qu'un grand financier doit aimer les +femmes et faire quelques folies pour elles. Il était d'amour brutal, +préférait l'argent; mais il entra dans son programme de courir les +alcôves, de semer les billets de banque sur certaines cheminées, de +mettre de temps à autre une fille célèbre comme une enseigne dorée à ses +spéculations. Quand Maxime fut sorti du collège, ils se rencontrèrent +chez les mêmes dames, et ils en rirent. Ils furent même un peu rivaux. +Parfois, lorsque le jeune homme dînait à la Maison-d'or, avec quelque +bande tapageuse, il entendait la voix de Saccard dans un cabinet voisin.</p> + +<p>—Tiens! papa qui est à côté! s'écriait-il avec la grimace qu'il +empruntait aux acteurs en vogue.</p> + +<p>Il allait frapper à la porte du cabinet, curieux de voir la conquête de +son père.</p> + +<p>—Ah! c'est toi, disait celui-ci d'un ton réjoui. Entre donc. Vous +faites un tapage à ne pas s'entendre manger.</p> + +<p>Avec qui donc êtes-vous là?—Mais il y a Laure d'Aurigny, Sylvia, +l'Écrevisse, puis deux autres encore, je crois. Elles sont étonnantes: +elles mettent les doigts dans les plats et nous jettent des poignées de +salade à la tête. J'ai mon habit plein d'huile!</p> + +<p>Le père riait, trouvait cela très drôle.</p> + +<p>—Ah! jeunes gens, jeunes gens, murmurait-il. Ce n'est pas comme nous, +n'est-ce pas, mon petit chat? nous avons mangé bien tranquillement, +et nous allons faire dodo.</p> + +<p>Et il prenait le menton de la femme qu'il avait à côté de lui, il +roucoulait avec son nasillement provençal, ce qui produisait une étrange +musique amoureuse.</p> + +<p>—Oh! le vieux serin!... s'écriait la femme. Bonjour, Maxime. Faut-il +que je vous aime, hein! pour consentir à souper avec votre coquin de +père!... On ne vous voit plus. Venez après-demain matin de bonne +heure....</p> + +<p>Non, vrai, j'ai quelque chose à vous dire.</p> + +<p>Saccard achevait une glace ou un fruit, à petites bouchées, avec +béatitude. Il baisait l'épaule de la femme, en disant plaisamment:</p> + +<p>—Vous savez, mes amours, si je vous gêne, je vais m'en aller.... Vous +sonnerez quand on pourra rentrer.</p> + +<p>Puis il emmenait la dame ou parfois allait avec elle se joindre au +tapage du salon voisin. Maxime et lui partageaient les mêmes épaules; +leurs mains se rencontraient autour des mêmes tailles. Ils s'appelaient +sur les divans, se racontaient tout haut les confidences que les femmes +leur faisaient à l'oreille. Et ils poussaient l'intimité jusqu'à +conspirer ensemble pour enlever à la société la blonde ou la brune que +l'un d'eux avait choisie.</p> + +<p>Ils étaient bien connus à Mabille. Ils y venaient bras dessus bras +dessous, à la suite de quelque dîner fin, faisaient le tour du jardin, +saluant les femmes, leur jetant un mot au passage. Ils riaient haut, +sans se quitter le bras, se prêtaient main-forte au besoin dans les +conversations trop vives. Le père, très fort sur ce point, débattait +avantageusement les amours du fils. Parfois, ils s'asseyaient, buvaient +avec une bande de filles. Puis ils changeaient de table, ils reprenaient +leurs courses. Et jusqu'à minuit, on les voyait, les bras toujours unis +dans leur camaraderie, poursuivre des jupes, le long des allées jaunes, +sous la flamme crue des becs de gaz.</p> + +<p>Quand ils rentraient, ils rapportaient du dehors, dans leurs habits, un +peu des filles qu'ils quittaient. Leurs attitudes déhanchées, le reste +de certains mots risqués et de «Ils étaient bien connus à Mabille.... +Ils y venaient... à la suite de quelque dîner fin, faisaient le tour du +jardin, saluant les femmes, leur jetant un mut au passage certains +gestes canailles, emplissaient l'appartement de la rue de Rivoli d'une +senteur d'alcôve suspecte. La façon molle et abandonnée dont le père +donnait la main au fils, disait seule d'où ils venaient. C'était dans +cet air que Renée respirait ses caprices, ses anxiétés sensuelles.</p> + +<p>Elle les raillait nerveusement.</p> + +<p>—D'où venez-vous donc? leur disait-elle. Vous sentez la pipe et le +musc.... C'est sûr, je vais avoir la migraine.</p> + +<p>Et l'odeur étrange, en effet, la troublait profondément.</p> + +<p>C'était le parfum persistant de ce singulier foyer domestique.</p> + +<p>Cependant Maxime se prit d'une belle passion pour la petite Sylvia. Il +ennuya sa belle-mère pendant plusieurs mois avec cette fille. Renée la +connut bientôt d'un bout à l'autre, de la plante des pieds à la pointe +des cheveux.</p> + +<p>Elle avait un signe bleuâtre sur la hanche; rien n'était plus adorable +que ses genoux; ses épaules avaient cette particularité que la gauche +seulement était trouée d'une fossette. Maxime mettait quelque malice à +occuper leurs promenades des perfections de sa maîtresse. Un soir, au +retour du Bois, les voitures de Renée et de Sylvia, prises dans un +embarras, durent s'arrêter côte à côte aux Champs-Elysées. Les deux +femmes se regardèrent avec une curiosité aiguë, tandis que Maxime, +enchanté de cette situation critique, ricanait en dessous. Quand la +calèche se remit à rouler, comme sa belle-mère gardait un silence +sombre, il crut qu'elle boudait et s'attendit à une de ces scènes +maternelles, une de ces étranges gronderies dont elle occupait encore +parfois ses lassitudes.</p> + +<p>—Est-ce que tu connais le bijoutier de cette dame? lui demanda-t-elle +brusquement au moment où ils arrivaient à la place de la Concorde.</p> + +<p>—Hélas! oui, répondit-il avec un sourire; je lui dois dix mille +francs.... Pourquoi me demandes-tu cela?</p> + +<p>—Pour rien.</p> + +<p>Puis, au bout d'un nouveau silence:</p> + +<p>—Elle avait un bien joli bracelet, celui de la main gauche.... J'aurais +voulu le voir de près.</p> + +<p>Ils rentraient. Elle n'en dit pas davantage. Seulement, le lendemain, au +moment où Maxime et son père allaient sortir ensemble, elle prit le +jeune homme à part et lui parla bas, d'un air embarrassé, avec un joli +sourire qui demandait grâce. Il parut surpris et s'en alla, en riant de +son air mauvais. Le soir, il apporta le bracelet de Sylvia, que sa +belle-mère l'avait supplié de lui montrer.</p> + +<p>—Voilà la chose, dit-il. On se ferait voleur pour vous, belle-maman.</p> + +<p>—Elle ne t'a pas vu le prendre? demanda Renée, qui examinait avidement +le bijou.</p> + +<p>—Je ne le crois pas.... Elle l'a mis hier, elle ne voudra certainement +pas le mettre aujourd'hui.</p> + +<p>Cependant la jeune femme s'était approchée de la fenêtre. Elle avait mis +le bracelet. Elle tenait son poignet un peu levé, le tournant lentement, +ravie, répétant:</p> + +<p>—Oh! très joli, très joli.... Il n'y a que les émeraudes qui, ne me +plaisent pas beaucoup.</p> + +<p>A ce moment, Saccard entra, et, comme elle avait toujours le poignet +levé, dans la clarté blanche de la fenêtre:</p> + +<p>—Tiens, s'écria-t-il avec étonnement, le bracelet de Sylvia!</p> + +<p>—Vous connaissez ce bijou? dit-elle plus gênée que lui, ne sachant plus +que faire de son bras.</p> + +<p>Il s'était remis; il menaça son fils du doigt, en murmurant:</p> + +<p>—Ce polisson a toujours du fruit défendu dans les poches!... Un de ces +jours il nous apportera le bras de la dame avec le bracelet.</p> + +<p>—Eh! ce n'est pas moi, répondit Maxime avec une lâcheté sournoise. +C'est Renée qui a voulu le voir.</p> + +<p>—Ah! se contenta de dire le mari.</p> + +<p>Et il regarda à son tour le bijou, répétant comme sa femme:</p> + +<p>—Il est très joli, très joli.</p> + +<p>Puis il s'en alla tranquillement, et Renée gronda Maxime de l'avoir +ainsi vendue. Mais il affirma que son père se moquait bien de ça! Alors +elle lui rendit le bracelet en ajoutant:</p> + +<p>—Tu passeras chez le bijoutier, tu m'en commanderas un tout pareil! +seulement, tu feras remplacer les émeraudes par des saphirs.</p> + +<p>Saccard ne pouvait garder longtemps dans son voisinage une chose ou une +personne sans vouloir la vendre, en tirer un profit quelconque. Son fils +n'avait pas vingt ans qu'il songea à l'utiliser. Un joli garçon, neveu +d'un ministre, fils d'un grand financier, devait être d'un bon +placement. Il était bien un peu jeune, mais on pouvait toujours lui +chercher une femme et une dot, quitte à traîner le mariage en longueur, +ou à le précipiter, selon les embarras d'argent de la maison. Il eut la +main heureuse.</p> + +<p>Il trouva, dans un conseil de surveillance dont il faisait partie, un +grand bel homme, M. de Mareuil, qui, en deux jours, lui appartint. M, de +Mareuil était un ancien raffineur du Havre, du nom de Bonnet. Après +avoir amassé une grosse fortune, il avait épousé une jeune fille noble, +fort riche également, qui cherchait un imbécile de grande mine. Bonnet +obtint de prendre le nom de sa femme, ce qui fut pour lui une première +satisfaction d'orgueil; mais son mariage lui avait donné une ambition +folle, il rêvait de payer Hélène de sa noblesse en acquérant une haute +situation politique. Dès ce moment, il mit de l'argent dans les nouveaux +journaux, il acheta au fond de la Nièvre de grandes propriétés, il se +prépara par tous les moyens connus une candidature au Corps législatif.</p> + +<p>Jusque-là, il avait échoué, sans rien perdre de sa solennité. C'était le +cerveau le plus incroyablement vide qu'on pût rencontrer. Il avait une +carrure superbe, la face blanche et pensive d'un grand homme d'État; et, +comme il écoutait d'une façon merveilleuse, avec des regards profonds, +un calme majestueux du visage, on pouvait croire à un prodigieux travail +intérieur de compréhension et de déduction. Sûrement, il ne pensait à +rien. Mais il arrivait à troubler les gens, qui ne savaient plus s'ils +avaient affaire à un homme supérieur ou à un imbécile. M. de Mareuil +s'attacha à Saccard comme à sa planche de salut. Il savait qu'une +candidature officielle allait être libre dans la Nièvre, il souhaitait +ardemment que le ministre le désignât; c'était son dernier coup de +carte. Aussi se livra-i-il pieds et poings liés au frère du ministre. +Saccard, qui flaira une bonne affaire, le poussa à l'idée d'un mariage +entre sa fille Louise et Maxime.</p> + +<p>L'autre se répandit en effusion, crut avoir trouvé le premier cette idée +de mariage, s'estima fort heureux d'entrer dans la famille d'un +ministre, et de donner Louise à un jeune homme qui paraissait avoir les +plus belles espérances.</p> + +<p>Louise aurait, disait son père, un million de dot. Contrefaite, laide et +adorable, elle était condamnée à mourir jeune; une maladie de poitrine +la minait sourdement, lui donnait une gaieté nerveuse, une grâce +caressante. Les petites filles malades vieillissent vite, deviennent +femmes avant l'âge. Elle avait une naïveté sensuelle, elle semblait être +née à quinze ans, en pleine puberté. Quand son père, ce colosse sain et +abêti, la regardait, il ne pouvait croire qu'elle fût sa fille. Sa mère, +de son vivant, était également une femme grande et forte; mais il +courait sur sa mémoire des histoires qui expliquaient le rabougrissement +de cette enfant, ses allures de bohémienne millionnaire, sa laideur +vicieuse et charmante.</p> + +<p>On disait qu'Hélène de Mareuil était morte dans les débordements les +plus honteux. Les plaisirs l'avaient rongée comme un ulcère, sans que +son mari s'aperçût de la folie lucide de sa femme, qu'il aurait dû faire +enfermer dans une maison de santé. Portée dans ces flancs malades, +Louise en était sortie le sang pauvre, les membres déviés, le cerveau +attaqué, la mémoire déjà pleine d'une vie sale. Parfois, elle croyait se +souvenir confusément d'une autre existence; elle voyait se dérouler, +dans une ombre vague, des scènes bizarres, des hommes et des femmes +s'embrassant, tout un drame charnel où s'amusaient ses curiosités +d'enfant. C'était sa mère qui parlait en elle. Sa puérilité continuait +ce vice. A mesure qu'elle grandissait, rien ne l'étonnait, elle se +rappelait tout, ou plutôt elle savait tout, et elle allait aux choses +défendues, avec une sûreté de main qui la faisait ressembler, dans la +vie, à une personne rentrant chez elle après une longue absence, et +n'ayant qu'à allonger le bras pour se mettre à l'aise et jouir de sa +demeure. Cette singulière fillette dont les instincts mauvais flattaient +les siens, mais qui avait de plus une innocence d'effronterie, un +mélange piquant d'enfantillage et de hardiesse, dans cette seconde vie +qu'elle revivait vierge avec sa science et sa honte de femme faite, +devait finir par plaire à Maxime et lui paraître beaucoup plus drôle +même que Sylvia, un cœur d'usurier, fille d'un honnête papetier, et +horriblement bourgeoise au fond.</p> + +<p>Le mariage fut arrêté en riant, et l'on décida qu'on laisserait grandir +les «gamins». Les deux familles vivaient dans une amitié étroite. M. de +Mareuil poussait sa candidature. Saccard guettait sa proie. Il fut +entendu que Maxime mettrait, dans la corbeille de noces, sa nomination +d'auditeur au conseil d'État.</p> + +<p>Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en +plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée +ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement +des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se +contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers +écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus +qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, +coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans +les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine +et pénétrante. Et il semblait la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que +la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la +cité, miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les +divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés +des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement +immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé.</p> + +<p>Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa +quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le +cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair.</p> + +<p>Jusqu'à minuit les violons chantaient; puis les fenêtres s'éteignaient, +et les ombres descendaient sur la ville.</p> + +<p>C'était comme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière +bougie, éteint la dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des +ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las; tandis que les +Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme +pour une embrassade énorme.</p> + +<p>Saccard venait de faire bâtir son hôtel du parc Monceau sur un terrain +volé à la Ville. Il s'y était réservé, au premier étage, un cabinet +superbe, palissandre et or, avec de hautes vitrines de bibliothèque, +pleines de dossiers, et où l'on ne voyait pas un livre; le coffre-fort, +enfoncé dans le mur, se creusait comme une alcôve de fer, grande à y +coucher les amours d'un milliard. Sa fortune s'y épanouissait, s'y +étalait insolemment. Tout paraissait lui réussir. Lorsqu'il quitta la +rue de Rivoli, agrandissant son train de maison, doublant sa dépense, il +parla à ses familiers de gains considérables. Selon lui, son association +avec les sieurs Mignon et Charrier lui rapportait d'énormes bénéfices; +ses spéculations sur les immeubles allaient mieux encore; quant au +Crédit viticole, c'était une vache à fait inépuisable. Il avait une +façon d'énumérer ses richesses qui étourdissait les auditeurs et les +empêchait de voir bien clair. Son nasillement de Provençal redoublait; +il tirait, avec ses phrases courtes et ses gestes nerveux, des feux +d'artifice, où les millions montaient en fusée, et qui finissaient par +éblouir les plus incrédules. Cette mimique turbulente d'homme riche +était pour une bonne part dans la réputation d'heureux joueur qu'il +avait acquise. A la vérité, personne ne lui connaissait un capital net +et solide. Ses différents associés, forcément au courant de sa situation +vis-à-vis d'eux, s'expliquaient sa fortune colossale en croyant à son +bonheur absolu dans les autres spéculations, celles qu'ils ne +connaissaient pas. Il dépensait un argent fou; le ruissellement de sa +caisse continuait, sans que les sources de ce fleuve d'or eussent été +encore découvertes.</p> + +<p>C'était la démence pure, la rage de l'argent, les poignées de louis +jetées par les fenêtres, le coffre-fort vidé chaque soir jusqu'au +dernier sou, se remplissant pendant la nuit on ne savait comment, et ne +fournissant jamais d'aussi fortes sommes que lorsque Saccard prétendait +en avoir perdu les clefs.</p> + +<p>Dans cette fortune, qui avait les clameurs et le débordement d'un +torrent d'hiver, la dot de Renée se trouvait secouée, emportée, noyée. +La jeune femme, méfiante les premiers jours, voulant gérer ses biens +elle-même, se lassa bientôt des affaires; puis elle se sentit pauvre à +côté de son mari, et, la dette l'écrasant, elle dut avoir recours à lui, +lui emprunter de l'argent, se mettre à sa discrétion. A chaque nouveau +mémoire, qu'il payait avec un sourire d'homme tendre aux faiblesses +humaines, elle se livrait un peu plus, lui confiait des titres de rente, +l'autorisait à vendre ceci ou cela. Quand ils vinrent habiter l'hôtel du +parc Monceau, elle se trouvait déjà presque entièrement dépouillée. Il +s'était substitué à l'État et lui servait la rente des cent mille francs +provenant de la rue de la Pépinière; d'autre part, il lui avait fait +vendre la propriété de la Sologne, pour en mettre l'argent dans une +grande affaire, un placement superbe, disait-il. Elle n'avait donc plus +entre les mains que les terrains de Charonne, qu'elle refusait +obstinément d'aliéner, pour ne pas attrister l'excellente tante +Élisabeth. Et, là encore, il préparait un coup de génie, avec l'aide de +son ancien complice Larsonneau. D'ailleurs, elle restait son obligée: +s'il lui avait pris sa fortune, il lui en payait cinq ou six fois les +revenus. La rente des cent mille francs, jointe au produit de l'argent +de la Sologne, montait à peine à neuf ou dix mille francs, juste de quoi +solder sa lingère et son cordonnier. Il lui donnait ou donnait pour elle +quinze et vingt fois cette misère. Il aurait travaillé huit jours pour +lui voler cent francs, et il l'entretenait royalement. Aussi, comme tout +le monde, elle avait le respect de la caisse monumentale de son mari, +sans chercher à pénétrer le néant de ce fleuve d'or qui lui passait sous +les yeux, et dans lequel elle se jetait chaque matin.</p> + +<p>Au parc Monceau, ce fut la crise folle, le triomphe fulgurant. Les +Saccard doublèrent le nombre de leurs voitures et de leurs attelages; +ils eurent une armée de domestiques, qu'ils habillèrent d'une livrée +gros bleu avec culotte mastic et gilet rayé noir et jaune, couleurs un +peu sévères que le financier avait choisies pour paraître tout à fait +sérieux, un de ses rêves les plus caressés.</p> + +<p>Ils mirent leur luxe sur la façade et ouvrirent les rideaux, les jours +de grands dîners. Le coup de vent de la vie contemporaine, qui avait +fait battre les portes du premier étage de la rue de Rivoli, était +devenu, dans l'hôtel, un véritable ouragan qui menaçait d'emporter les +cloisons.</p> + +<p>Au milieu de ces appartements princiers, le long des rampes dorées, sur +les tapis de haute laine, dans ce palais féerique de parvenu, l'odeur de +Mabille traînait, les déhanchements des quadrilles à la mode dansaient, +toute l'époque passait avec son rire fou et bête, son éternelle faim et +son éternelle soif. C'était la maison suspecte du plaisir mondain, du +plaisir impudent qui élargit les fenêtres pour mettre les passants dans +la confidence des alcôves. Le mari et la femme y vivaient librement, +sous les yeux de leurs domestiques. Ils s'étaient partagé la maison, ils +y campaient, n'ayant pas l'air d'être chez eux, comme jetés, au bout +d'un voyage tumultueux et étourdissant, dans quelque royal hôtel garni, +où ils n'avaient pris que le temps de défaire leurs malles, pour courir +plus vite aux jouissances d'une ville nouvelle. Ils y logeaient à la +nuit, ne restant chez eux que les jours de grands dîners, emportés par +une course continuelle à travers Paris, rentrant parfois pour une heure, +comme on rentre dans une chambre d'auberge, entre deux excursions. Renée +s'y sentait plus inquiète, plus nerveuse; ses jupes de soie glissaient +avec des sifflements de couleuvre sur les épais tapis, le long du satin +des causeuses; elle était irritée par ces dorures imbéciles qui +l'entouraient, par ces hauts plafonds vides où ne restaient, après les +nuits de fête, que les rires des jeunes sots et les sentences des vieux +fripons; et elle eût voulu, pour remplir ce luxe, pour habiter ce +rayonnement, un amusement suprême que ses curiosités cherchaient en vain +dans tous les coins de l'hôtel, dans le petit salon couleur de soleil, +dans la serre aux végétations grasses. Quant à Saccard, il touchait à +son rêve; il recevait la haute finance, M. Toutin-Laroche, M. de +Lauwerens; il recevait aussi les grands politiques, le baron Gouraud, le +député Haffner; son frère, le ministre, avait même bien voulu venir deux +ou trois fois consolider sa situation par sa présence.</p> + +<p>Cependant, comme sa femme, il avait des anxiétés nerveuses, une +inquiétude qui donnait à son rire un étrange son de vitres brisées. Il +devenait si tourbillonnant, si effaré, que ses connaissances disaient de +lui: «Ce diable de Saccard! il gagne trop d'argent, il en deviendra +fou!» En 1860, on l'avait décoré, à la suite d'un service mystérieux +qu'il avait rendu au préfet, en servant de prête-nom à une dame dans une +vente de terrains.</p> + +<p>Ce fut vers l'époque de leur installation au parc Monceau qu'une +apparition passa dans la vie de Renée, en lui laissant une impression +ineffaçable. Jusque-là, le ministre avait résisté aux supplications de +sa belle-sœur, qui mourait d'envie d'être invitée aux bals de la cour. +Il céda enfin, croyant la fortune de son frère définitivement assise. +Pendant un mois, Renée n'en dormit pas. La grande soirée arriva, et elle +était toute tremblante dans la voiture qui la menait aux Tuileries.</p> + +<p>Elle avait une toilette prodigieuse de grâce et d'originalité, une vraie +trouvaille qu'elle avait faite dans une nuit d'insomnie, et que trois +ouvriers de Worms étaient venus exécuter chez elle, sous ses yeux. +C'était une simple robe de gaze blanche, mais garnie d'une multitude de +petits volants découpés et bordés d'un filet de velours noir, était +décolletée en carré, très bas sur la gorge, qu'encadrait une dentelle +mince, haute à peine d'un doigt. Pas une fleur, pas un bout de ruban; à +ces poignets, des bracelets sans une ciselure, et sur sa tête, un étroit +diadème d'or, un cercle uni qui lui mettait comme une auréole. Quand +elle fut dans les salons et que son mari l'eut quittée pour le baron +Gouraud, elle éprouva un moment d'embarras. Mais les glaces, où elle se +voyait adorable, la rassurèrent vite, et elle s'habituait à l'air chaud, +au murmure des voix, à cette cohue d'habits noirs et d'épaules blanches, +lorsque l'empereur parut. Il traversait lentement le salon, au bras d'un +général gros et court, qui soufflait comme s'il avait eu une digestion +difficile. Les épaules se rangèrent sur deux haies, tandis que les +habits noirs reculèrent d'un pas, instinctivement, d'un air discret. +Renée se trouva poussée au bout de la file des épaules, près de la +seconde porte, celle que l'empereur gagnait d'un pas pénible et +vacillant.</p> + +<p>Elle le vit ainsi venir à elle, d'une porte à l'autre.</p> + +<p>Il était en habit, avec l'écharpe rouge du grand cordon, Renée, reprise +par l'émotion, distinguait mal, et cette tache saignante lui semblait +éclabousser toute la poitrine du prince. Elle le trouva petit, les +jambes trop courtes, les reins flottants; mais elle était ravie, et elle +le voyait beau, avec son visage blême, sa paupière lourde et plombée qui +retombait sur son œil mort. Sous ses moustaches, sa bouche s'ouvrait, +mollement, tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa face +dissoute.</p> + +<p>L'empereur et le vieux général continuaient à avancer à petits pas, +paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ils regardaient +les dames inclinées, et leurs coups d'œil, jetés à droite et à gauche, +glissaient dans les corsages. Le général se penchait, disait un mot au +maître, lui serrait le bras d'un air de joyeux compagnon.</p> + +<p>Et l'empereur, mou et voilé, plus terne encore que de coutume, +approchait toujours de sa marche traînante.</p> + +<p>Ils étaient au milieu du salon, lorsque Renée sentit leurs regards se +fixer sur elle. Le général la regardait avec des yeux ronds, tandis que +l'empereur, levant à demi les paupières, avait des lueurs fauves dans +l'hésitation grise de ses yeux brouillés. Renée, décontenancée, baissa +la tête, s'inclina, ne vit plus que les rosaces du tapis. Mais elle +suivait leur ombre, elle comprit qu'ils s'arrêtaient quelques secondes +devant elle. Et elle crut entendre l'empereur, ce rêveur équivoque, qui +murmurait, en la regardant, enfoncée dans sa jupe de mousseline striée +de velours:</p> + +<p>—Voyez donc, général, une fleur à cueillir, un mystérieux œillet +panaché blanc et noir.</p> + +<p>Et le général répondit, d'une voix plus brutale:</p> + +<p>—Sire, cet œillet-là irait diantrement bien à nos boutonnières.</p> + +<p>Renée leva la tête. L'apparition avait disparu, un flot de foule +encombrait la porte. Depuis cette soirée, elle revint souvent aux +Tuileries, elle eut même l'honneur d'être complimentée à voix haute par +Sa Majesté, et de devenir un peu son amie; mais elle se rappela toujours +la marche lente et alourdie du prince au milieu du salon, entre les deux +rangées d'épaules; et, quand elle goûtait quelque joie nouvelle dans la +fortune grandissante de son mari, elle revoyait l'empereur dominant les +gorges inclinées, venant à elle, la comparant à un œillet que le vieux +général lui conseillait de mettre à sa boutonnière.</p> + +<p>C'était, pour elle, la note aiguë de sa vie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#table">IV</a></h2> + + +<p>Le désir net et cuisant qui était monté au cœur de Renée, dans les +parfums troublants de la serre, tandis que Maxime et Louise riaient sur +une causeuse du petit salon bouton d'or, parut s'effacer comme un +cauchemar dont il ne reste plus qu'un vague frisson. La jeune femme +avait, toute la nuit, gardé aux lèvres l'amertume du Tanghin; il lui +semblait, à sentir cette cuisson de la feuille maudite, qu'une bouche de +flamme se posait sur la sienne, lui souillait un amour dévorant. Puis +cette bouche lui échappait, et son rêve se noyait dans de grands flots +d'ombre qui roulaient sur elle.</p> + +<p>Le matin, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, elle se crut +malade. Elle fît fermer les rideaux, parla à son médecin de nausées et +de douleurs de tête, refusa absolument de sortir pendant deux jours. Et, +comme elle se prétendait assiégée, elle condamna sa porte. Maxime vint +inutilement y frapper. Il ne couchait pas à l'hôtel, pour disposer plus +librement de son appartement; d'ailleurs, il menait la vie la plus +nomade du monde, logeant dans les maisons neuves de son père, +choisissant l'étage qui lui plaisait, déménageant tous les mois, souvent +par caprice; parfois pour laisser la place à des locataires sérieux. Il +essuyait les plâtres en compagnie de quelque maîtresse. Habitué aux +caprices de sa belle-mère, il feignit une grande compassion, et monta +quatre fois par jour demander de ses nouvelles avec des mines désolées, +uniquement pour la taquiner. Le troisième jour, il la trouva dans le +petit salon, rose, souriante, l'air calme et reposé.</p> + +<p>—Eh bien, t'es-tu beaucoup amusée avec Céleste!? lui demanda-t-il, +faisant allusion au long tête-à-tête qu'elle venait d'avoir avec sa +femme de chambre.</p> + +<p>—Oui, répondit-elle, c'est une fille précieuse. Elle a toujours les +mains glacées; elle me les posait sur le front et calmait un peu ma +pauvre tête.</p> + +<p>—Mais, c'est un remède, cette fille-là! s'écria le jeune homme. Si +j'avais le malheur de tomber jamais amoureux, tu me la prêterais, +n'est-ce pas, pour qu'elle mît ses deux mains sur mon cœur?</p> + +<p>Ils plaisantèrent, ils tirent au Bois leur promenade accoutumée. Quinze +jours se passèrent. Renée s'était jetée plus follement dans sa vie de +visites et de bals; sa tête semblait avoir tourné une fois encore, elle +ne se plaignait plus de lassitude et de dégoût. On eût dit seulement +qu'elle avait fait quelque chute secrète, dont elle ne parlait pas, mais +qu'elle confessait par un mépris plus marqué pour elle-même et par une +dépravation plus risquée dans ses caprices de grande mondaine. Un soir, +elle avoua à Maxime qu'elle mourait d'envie d'aller à un bal que Blanche +Muller, une actrice en vogue, donnait aux princesses de la rampe et aux +reines du demi-monde.</p> + +<p>Cet aveu surprit et embarrassa le jeune homme lui-même, qui n'avait +pourtant pas de grands scrupules. Il voulut catéchiser sa belle-mère: +vraiment, ce n'était pas là sa place; elle n'y verrait, d'ailleurs, rien +de bien drôle; puis, si elle était reconnue, cela ferait scandale. A +toutes ces bonnes raisons, elle répondait, les mains jointes, suppliant +et souriant:</p> + +<p>—Voyons, mon petit Maxime, sois gentil. Je le veux.... Je mettrai un +domino bleu sombre, nous ne ferons que traverser les salons.</p> + +<p>Quand Maxime, qui finissait toujours par céder, et qui aurait mené sa +belle-mère dans tous les mauvais lieux de Paris, pour peu qu'elle l'en +eût prié, eut consenti à la conduire au bal de Blanche Muller, elle +battit des mains comme un enfant auquel on accorde une récréation +inespérée.</p> + +<p>—Ah! tu es gentil, dit-elle. C'est pour demain, n'est-ce pas? Viens me +chercher de très bonne heure. Je veux voir arriver ces dames. Tu me les +nommeras, et nous nous amuserons joliment....</p> + +<p>Elle réfléchit, puis elle ajouta:</p> + +<p>—Non, ne viens pas. Tu m'attendras avec un fiacre, sur le boulevard +Malesherbes. Je sortirai par le jardin.</p> + +<p>Ce mystère était un piment qu'elle ajoutait à son escapade; simple +raffinement de jouissance, car elle serait sortie à minuit par la grande +porte, que son mari n'aurait pas seulement mis la tête à la fenêtre.</p> + +<p>Le lendemain, après avoir recommandé à Céleste de l'attendre, elle +traversa, avec les frissons d'une peur exquise, les ombres noires du +parc Monceau. Saccard avait profité de sa bonne amitié avec l'Hôtel de +Ville pour se faire donner la clef d'une petite porte du parc, et Renée +avait voulu également en avoir une. Elle faillit se perdre, ne trouva le +fiacre que grâce aux deux yeux jaunes des lanternes. A cette époque, le +boulevard Malesherbes, à peine terminé, était encore, le soir, une +véritable solitude. La jeune femme se glissa dans la voiture, très émue, +le cœur battant délicieusement, comme si elle fût allée à quelque +rendez-vous d'amour. Maxime, en toute philosophie, fumait, à moitié +endormi dans un coin du fiacre. Il voulut jeter son cigare, mais elle +l'en empêcha, et, comme elle cherchait à lui retenir le bras, dans +l'obscurité, elle lui mit la main en plein sur la figure, ce qui les +amusa beaucoup tous les deux.</p> + +<p>—Je te dis que j'aime l'odeur du tabac, s'écria-t-elle.</p> + +<p>Garde ton cigare.... Puis, nous nous débauchons, ce soir.... Je suis un +homme, moi.</p> + +<p>Le boulevard n'était pas encore éclairé. Pendant que le fiacre +descendait vers la Madeleine, il faisait si nuit dans la voiture qu'ils +ne se voyaient pas. Par instants, lorsque le jeune homme portait son +cigare aux lèvres, un point rouge trouait les ténèbres épaisses. Ce +point rouge intéressait Renée. Maxime, que le flot du domino de satin +noir avait couvert à demi, en emplissant l'intérieur du fiacre, +continuait à fumer en silence, d'un air d'ennui.</p> + +<p>La vérité était que le caprice de sa belle-mère venait de l'empêcher de +suivre au café Anglais une bande de dames, résolues à commencer et à +terminer là le bal de Blanche Muller. Il était maussade, et elle devina +sa bouderie dans l'ombre.</p> + +<p>—Est-ce que tu es souffrant? lui demanda-t-elle.</p> + +<p>—Non, j'ai froid, répondit-il.</p> + +<p>—Tiens! moi je brûle. Je trouve qu'on étouffe....</p> + +<p>Mets un coin de mes jupons sur tes genoux.</p> + +<p>—Oh! tes jupons, murmura-t-il avec mauvaise humeur, j'en ai jusqu'aux +yeux.</p> + +<p>Mais ce mot le fit rire lui-même, et peu à peu il s'anima. Elle lui +conta la peur qu'elle venait d'avoir dans le parc Monceau. Alors elle +lui confessa une de ses autres envies: elle aurait voulu faire, la nuit, +sur le petit lac du parc, une promenade dans la barque qu'elle voyait de +ses fenêtres, échouée au bord d'une allée. Il trouva qu'elle devenait +élégiaque. Le fiacre roulait toujours, les ténèbres restaient profondes, +ils se penchaient l'un vers l'autre pour s'entendre dans le bruit des +roues, se frôlant du geste, sentant leur haleine tiède, parfois, +lorsqu'ils s'approchaient trop. Et, à temps égaux, le cigare de Maxime +se ravivait, tachait l'ombre de rouge, en jetant un éclair pâle et rose +sur le visage de Renée. Elle était adorable, vue à cette lueur rapide; +si bien que le jeune homme en fut frappé.</p> + +<p>—Oh! oh! dit-il, nous paraissons bien jolie, ce soir, belle-maman.... +Voyons un peu.</p> + +<p>Il approcha son cigare, tira précipitamment quelques bouffées. Renée, +dans son coin, se trouva éclairée d'une lumière chaude et comme +haletante. Elle avait relevé un peu son capuchon. Sa tête nue, couverte +d'une pluie de petits frisons, coiffée d'un simple ruban bleu, +ressemblait à celle d'un vrai gamin, au-dessus de la grande blouse de +satin noir qui lui montait jusqu'au cou. Elle trouva très drôle d'être +ainsi regardée et admirée à la clarté d'un cigare. Elle se renversait +avec de petits rires, tandis qu'il ajoutait d'un air de gravité comique:</p> + +<p>—Diable! il va falloir que je veille sur toi, si je veux te ramener +saine et sauve à mon père.</p> + +<p>Cependant le fiacre tournait la Madeleine et s'engageait sur les +boulevards. Là, il s'emplit de clartés dansantes, du reflet des magasins +dont les vitrines flambaient. Blanche Muller habitait, à deux pas, une +des maisons neuves qu'on a bâties sur les terrains exhaussés de la rue +Basse-du-Rempart. Il n'y avait encore que quelques voitures à la porte. +Il n'était guère plus de dix heures. Maxime voulut faire un tour sur les +boulevards, attendre une heure; mais Renée, dont la curiosité +s'éveillait, plus vive, lui déclara carrément qu'elle allait monter +toute seule s'il ne l'accompagnait pas. Il la suivit, et fut heureux de +trouver en haut plus de monde qu'il ne l'aurait cru. La jeune femme +avait mis son masque. Au bras de Maxime, auquel elle donnait à voix +basse des ordres sans réplique, et qui lui obéissait docilement, elle +fureta dans toutes les pièces, souleva le coin des portières, examina +l'ameublement, serait allée jusqu'à fouiller les tiroirs, si elle +n'avait pas eu peur d'être vue.</p> + +<p>L'appartement, très riche, avait des coins de bohème, où l'on retrouvait +la cabotine. C'était surtout là que les narines roses de Renée +frémissaient, et qu'elle forçait son compagnon à marcher doucement, pour +ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elle s'oublia +particulièrement dans un cabinet de toilette, laissé grand ouvert par +Blanche Muller, qui, lorsqu'elle recevait, livrait à ses convives +jusqu'à son alcôve, où l'on poussait le lit pour établir des tables de +jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas; il lui parut commun et même un +peu sale, avec son tapis que des bouts de cigarette avaient criblé de +petites brûlures rondes, et ses tentures de soie bleue tachées de +pommade, piquées par les éclaboussures du savon. Puis, quand elle eut +bien inspecté les lieux, mis les moindres détails du logis dans sa +mémoire, pour les décrire plus tard à ses intimes, elle passa aux +personnages. Les hommes, elle les connaissait; c'étaient, pour la +plupart, les mêmes financiers, les mêmes hommes politiques, les mêmes +jeunes viveurs qui venaient à ses jeudis. Elle se croyait dans son +salon, par moments lorsqu'elle se trouvait en face d'un groupe d'habits +noirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le même sourire, en +parlant à la marquise d'Espanet ou à la blonde Mme Haffner. Et +lorsqu'elle regardait les femmes, l'illusion ne cessait pas +complètement. Laure d'Aurigny était en jaune comme Suzanne Haffner, et +Blanche Muller avait, comme Adeline d'Espanet, une robe blanche qui la +décolletait jusqu'au milieu du dos. Enfin, Maxime demanda grâce, et elle +voulut bien s'asseoir avec lui sur une causeuse. Ils restèrent là un +instant, le jeune homme bâillant, la jeune femme lui demandant les noms +de ces dames, les déshabillant du regard, comptant les mètres de +dentelles qu'elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit +plongée dans cette étude grave, il finit par s'échapper, obéissant à un +appel que Laure d'Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisanta sur +la dame qu'il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venir les +rejoindre, vers une heure, au café Anglais.</p> + +<p>—Ton père en sera, lui cria-t-elle, au moment où il rejoignait Renée.</p> + +<p>Celle-ci se trouvait entourée d'un groupe de femmes qui riaient très +fort, tandis que M. de Saffré avait profité de la place laissée libre +par Maxime pour se glisser à côté d'elle et lui dire des galanteries de +cocher. Puis M. de Saffré et les femmes, tout ce monde s'était mis à +crier, à se taper sur les cuisses, si bien que Renée, les oreilles +brisées, bâillant à son tour, se leva en disant à son compagnon:</p> + +<p>—Allons-nous-en, ils sont trop bêtes!</p> + +<p>Comme ils sortaient, M. de Mussy entra. Il parut enchanté de rencontrer +Maxime, et, sans faire attention à la femme masquée qui était avec lui:</p> + +<p>—Ah! mon ami, murmura-t-il d'un air langoureux, elle me fera mourir. Je +sais qu'elle va mieux, et elle me ferme toujours sa porte. Dites-lui +bien que vous m'avez vu les larmes aux yeux.</p> + +<p>—Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit le jeune homme avec +un rire singulier.</p> + +<p>Et, dans l'escalier:</p> + +<p>—Eh bien, belle-maman, ce pauvre garçon ne t'a pas touchée?</p> + +<p>Elle haussa les épaules, sans répondre. En bas, sur le trottoir, elle +s'arrêta avant de monter dans le fiacre qui les avait attendus, +regardant d'un air hésitant du côté de la Madeleine et du côté du +boulevard des Italiens. Il était à peine onze heures et demie, le +boulevard avait encore une grande animation.</p> + +<p>—Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avec regret.</p> + +<p>—A moins que tu ne veuilles suivre un instant les boulevards en +voiture, répondit Maxime.</p> + +<p>Elle accepta. Son régal de femme curieuse tournait mal, et elle se +désespérait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et un +commencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu'un bal d'actrices +était drôle à mourir. Le printemps, comme il arrive parfois dans les +derniers jours d'octobre, semblait être revenu; la nuit avait des +tiédeurs de mai; et les quelques frissons froids qui passaient mettaient +dans l'air une gaieté de plus.</p> + +<p>Renée, la tête à la portière, resta silencieuse, regardant la foule, les +cafés, les restaurants, dont la file interminable courait devant elle. +Elle était devenue toute sérieuse, perdue au fond de ces vagues souhaits +dont s'emplissent les rêveries de femmes. Ce large trottoir que +balayaient les robes des filles, et où les bottes des hommes sonnaient +avec des familiarités particulières, cet asphalte gris où lui semblait +passer le galop des plaisirs et des amours faciles, réveillaient ses +désirs endormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait, +pour lui laisser entrevoir d'autres joies de plus haut goût. Aux +fenêtres des cabinets de Brébant, elle aperçut des ombres de femmes sur +la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire très risquée, +d'un mari trompé qui avait ainsi surpris, sur un rideau, l'ombre de sa +femme en flagrant délit avec l'ombre d'un amant. Elle l'écoutait à +peine. Lui, s'égaya, finit par lui prendre les mains, par la taquiner, +en lui parlant de ce pauvre M. de Mussy.</p> + +<p>Comme ils revenaient et qu'ils repassaient devant Brébant:</p> + +<p>—Sais-tu, dit-elle tout à coup, que M. de Saffré m'a invitée à souper, +ce soir?</p> + +<p>—Oh! tu aurais mal mangé, répliqua-t-il en riant.</p> + +<p>Saffré n'a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore à la +salade de homard.</p> + +<p>—Non, non, il parlait d'huîtres et de perdreau froid.... Mais il me +tutoyait, et cela m'a gênée....</p> + +<p>Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta après un silence, +d'un air désolé:</p> + +<p>—Le pis est que j'ai une faim atroce.</p> + +<p>—Comment, tu as faim! s'écria le jeune homme.</p> + +<p>C'est bien simple, nous allons souper ensemble. Veux-tu?</p> + +<p>Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d'abord, assura que Céleste +lui avait préparé une collation! à l'hôtel. Cependant, ne voulant pas +aller au café Anglais, il avait fait arrêter la voiture au coin de la +rue Le Peletier, devant le restaurant du café Riche; il était même +descendu, et comme sa belle-mère hésitait encore:</p> + +<p>—Après ça, dit-il, si tu as peur que je te compromette, dis-le.... Je +vais monter à côté du cocher et te reconduire à ton mari.</p> + +<p>Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d'oiseau qui craint +de se mouiller les pattes. Elle était radieuse. Ce trottoir qu'elle +sentait sous ses pieds lui chauffait les talons, lui donnait, à fleur de +peau, un délicieux frisson de peur et de caprice contenté. Depuis que le +fiacre roulait, elle avait une envie folle d'y sauter. Elle le traversa +à petits pas, furtivement, comme si elle eût goûté un plaisir plus vif à +redouter d'y être vue. Son escapade tournait décidément à l'aventure. +Certes, elle ne regrettait pas d'avoir refusé l'invitation brutale de M. +de Saffré. Mais elle serait rentrée horriblement maussade si Maxime +n'avait eu l'idée de lui faire goûter au fruit défendu. Celui-ci monta +l'escalier vivement, comme s'il était chez lui. Elle le suivit en +soufflant un peu. De légers fumets de marée et de gibier traînaient, et +le tapis, que des baguettes de cuivre tendaient sur les marches, avait +une odeur de poussière qui redoublait son émotion.</p> + +<p>Comme ils arrivaient à l'entresol, ils rencontrèrent un garçon, à l'air +digne, qui se rangea contre le mur pour les laisser passer.</p> + +<p>—Charles, lui dit Maxime, vous nous servirez, n'est-ce pas?... +Donnez-nous le salon blanc.</p> + +<p>Charles s'inclina, remonta quelques marches, ouvrit la porte d'un +cabinet. Le gaz était baissé, il sembla à Renée qu'elle pénétrait dans +le demi-jour d'un lieu suspect et charmant.</p> + +<p>Un roulement continu entrait par la fenêtre grande ouverte, et sur le +plafond, dans les reflets du café d'en bas, passaient les ombres rapides +des promeneurs. Mais, d'un coup de pouce, le garçon haussa le gaz. Les +ombres du plafond disparurent, le cabinet s'emplit d'une lumière crue +qui tomba en plein sur la tête de la jeune femme.</p> + +<p>Elle avait déjà rejeté son capuchon en arrière. Les petits frisons +s'étaient un peu ébouriffés dans le fiacre, mais le ruban bleu n'avait +pas bougé. Elle se mit à marcher, gênée par la façon dont Charles la +regardait; il avait un clignement d'yeux, un pincement de paupières, +pour mieux la voir, qui signifiait clairement: «En voilà une que je ne +connais pas encore.»</p> + +<p>—Que servirai-je à monsieur? demanda-t-il à voix haute.</p> + +<p>Maxime se tourna vers Renée.</p> + +<p>—Le souper de M. de Saffré, n'est-ce pas? dit-il, des huîtres, un +perdreau....</p> + +<p>Et, voyant le jeune homme sourire, Charles l'imita, discrètement, en +murmurant:</p> + +<p>—Alors, le souper de mercredi, si vous voulez?</p> + +<p>—Le souper de mercredi..., répétait Maxime.</p> + +<p>Puis, se rappelant:</p> + +<p>—Oui, ça m'est égal, donnez-nous le souper de mercredi.</p> + +<p>Quand le garçon fut sorti, Renée prit son binocle et fit curieusement le +tour du petit salon. C'était une pièce carrée, blanc et or, meublée avec +des coquetteries de boudoir. Outre la table et les chaises, il y avait +un meuble bas, une sorte de console, où l'on desservait, et un large +divan, un véritable lit, qui se trouvait placé entre la cheminée et la +fenêtre. Une pendule et deux flambeaux Louis XVI garnissaient la +cheminée de marbre blanc.</p> + +<p>Mais la curiosité du cabinet était la glace, une belle glace trapue que +les diamants de ces dames avaient criblée de noms, de dates, de vers +estropiés, de pensées prodigieuses et d'aveux étonnants. Renée crut +apercevoir une saleté et n'eut pas le courage de satisfaire sa +curiosité.</p> + +<p>Elle regarda le divan, éprouva un nouvel embarras, se mit, afin d'avoir +une contenance, à regarder le plafond et le lustre de cuivre doré, à +cinq becs. Mais la gêne qu'elle ressentait était délicieuse. Pendant +qu'elle levait le front, comme pour étudier la corniche, grave et le +binocle à la main, elle jouissait profondément de ce mobilier équivoque, +qu'elle sentait autour d'elle; de cette glace claire et cynique, dont la +pureté, à peine ridée par ces pattes de mouche ordurières, avait servi à +rajuster tant de faux chignons; de ce divan qui la choquait par sa +largeur; de la table, du tapis lui-même, où elle retrouvait l'odeur de +l'escalier, une vague odeur de poussière pénétrante et comme religieuse.</p> + +<p>Puis, lorsqu'il lui fallut baisser enfin les yeux:</p> + +<p>—Qu'est-ce donc que ce souper de mercredi? demanda-t-elle à Maxime.</p> + +<p>—Rien, répondit-il, un pari qu'un de mes amis a perdu.</p> + +<p>Dans tout autre lieu, il lui aurait dit sans hésiter qu'il avait soupé +le mercredi avec une dame, rencontrée sur le boulevard. Mais, depuis +qu'il était entré dans le cabinet, il la traitait instinctivement en +femme à laquelle il faut plaire et dont on doit ménager la jalousie. +Elle n'insista pas, d'ailleurs; elle alla s'accouder à la rampe de la +fenêtre, où il vint la rejoindre. Derrière eux, Charles entrait et +sortait, avec un bruit de vaisselle et d'argenterie.</p> + +<p>Il n'était pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Paris grondait, +prolongeait la journée ardente, avant de se décider à gagner son lit. +Les files d'arbres marquaient, d'une ligne confuse, les blancheurs des +trottoirs et le noir vague de la chaussée, où passaient le roulement et +les lanternes rapides des voitures. Aux deux bords de cette bande +obscure, les kiosques des marchands de journaux, de place en place, +s'allumaient, pareils à de grandes lanternes vénitiennes, hautes et +bizarrement bariolées, posées régulièrement à terre, pour quelque +illumination colossale. Mais, à cette heure, leur éclat assourdi se +perdait dans le flamboiement des devantures voisines. Pas un volet +n'était mis, les trottoirs s'allongeaient sans une raie d'ombre, sous +une pluie de rayons qui les éclairait d'une poussière d'or, de la clarté +chaude et éclatante du plein jour, Maxime montra à Renée, en face d'eux, +le café Anglais, dont les fenêtres luisaient.</p> + +<p>Les branches hautes des arbres les gênaient un peu, d'ailleurs, pour +voir les maisons et le trottoir opposés.</p> + +<p>Ils se penchèrent, ils regardèrent au-dessous d'eux.</p> + +<p>C'était un va-et-vient continu; des promeneurs passaient par groupes, +des filles, deux à deux, traînaient leurs jupes, qu'elles relevaient de +temps à autre, d'un mouvement alangui, en jetant autour d'elles des +regards las et souriants. Sous la fenêtre même, le café Riche avançait +ses tables dans le coup de soleil de ses lustres, dont l'éclat +s'étendait jusqu'au milieu de la chaussée; et c'était surtout au centre +de cet ardent foyer qu'ils voyaient les faces blêmes et les rires pâles +des passants.</p> + +<p>Autour des petites tables rondes, des femmes, mêlées aux hommes, +buvaient. Elles étaient en robes voyantes, les cheveux dans le cou; +elles se dandinaient sur les chaises, avec des paroles hautes que le +bruit empêchait d'entendre. Renée en remarqua particulièrement une, +seule à une table, vêtue d'un costume d'un bleu dur, garni d'une guipure +blanche; elle achevait, à petits coups, un verre de bière, renversée à +demi, les mains sur le ventre, d'un air d'attente lourde et résignée. +Celles qui marchaient se perdaient lentement au milieu de la foule, et +la jeune femme, qu'elles intéressaient, les suivait du regard, allait +d'un bout du boulevard à l'autre, dans les lointains tumultueux et +confus de l'avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs, et où +les clartés n'étaient plus que des étincelles. Et le défilé repassait +sans fin, avec une régularité fatigante, monde étrangement mêlé et +toujours le même, au milieu des couleurs vives, des trous de ténèbres, +dans le tohu-bohu féerique de ces mille flammes dansantes, sortant comme +un flot des boutiques, colorant les transparents des croisées et des +kiosques, courant sur les façades en baguettes, en lettres, en dessins +de feu, piquant l'ombre d'étoiles, filant sur la chaussée, +continuellement. Le bruit assourdissant qui montait avait une clameur, +un ronflement prolongé, monotone, comme une note d'orgue accompagnant +l'éternelle procession de petites poupées mécaniques. Renée crut, un +moment, qu'un accident venait d'avoir lieu. Un flot de personnes se +mouvait à gauche, un peu au-delà du passage de l'opéra. Mais, ayant pris +son binocle, elle reconnut le bureau des omnibus; il y avait beaucoup de +monde sur le trottoir, debout, attendant, se précipitant, dès qu'une +voiture arrivait. Elle entendait la voix rude du contrôleur appeler les +numéros, puis les tintements du compteur lui arrivaient en sonneries +cristallines. Elle s'arrêta aux annonces d'un kiosque, crûment coloriées +comme les images d'Épinal; il y avait, sur un carreau, dans un cadre +jaune et vert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, +réclame d'un chapelier qu'elle ne comprit pas. De cinq minutes en cinq +minutes, l'omnibus des Batignolles passait, avec ses lanternes rouges et +sa caisse jaune, tournant le coin de la rue Le Peletier, ébranlant la +maison de son fracas; et elle voyait les hommes de l'impériale, des +visages fatigués qui se levaient et les regardaient, elle et Maxime, du +regard curieux des affamés mettant l'œil à une serrure.</p> + +<p>—Ah! dit-elle, le parc Monceau, à cette heure, dort bien +tranquillement.</p> + +<p>Ce fut la seule parole qu'elle prononça. Ils restèrent là près de vingt +minutes, silencieux, s'abandonnant à la griserie des bruits et des +clartés. Puis, la table mise, ils vinrent s'asseoir, et, comme elle +paraissait gênée par la présence du garçon, il le congédia.</p> + +<p>—Laissez-nous.... Je sonnerai pour le dessert.</p> + +<p>Elle avait aux joues de petites rougeurs et ses yeux brillaient; on eût +dit qu'elle venait de courir. Elle rapportait de la fenêtre un peu du +vacarme et de l'animation du boulevard. Elle ne voulut pas que son +compagnon fermât la croisée.</p> + +<p>—Eh! c'est l'orchestre, dit-elle, comme il se plaignait du bruit. Tu ne +trouves pas que c'est une drôle de musique? Cela va très bien +accompagner nos huîtres et notre perdreau.</p> + +<p>Ses trente ans se rajeunissaient dans son escapade.</p> + +<p>Elle avait des mouvements vifs, une pointe de fièvre, et ce cabinet, ce +tête-à-tête avec un jeune homme dans le brouhaha de la rue la +fouettaient, lui donnaient un air fille. Ce fut avec décision qu'elle +attaqua les huîtres.</p> + +<p>Maxime n'avait pas faim, il la regarda dévorer en souriant.</p> + +<p>—Diable! murmura-t-il, tu aurais fait une bonne soupeuse.</p> + +<p>Elle s'arrêta, fâchée de manger si vite.</p> + +<p>—Tu trouves que j'ai faim. Que veux-tu? C'est cette heure de bal idiot +qui m'a creusée.... Ah! mon pauvre ami, je te plains de vivre dans ce +monde-là!</p> + +<p>—Tu sais bien, dit-il, que je t'ai promis de lâcher Sylvia et Laure +d'Aurigny le jour où tes amies voudront venir souper avec moi.</p> + +<p>Elle eut un geste superbe.</p> + +<p>—Pardieu! je crois bien. Nous sommes autrement amusantes que ces dames, +avoue-le.... Si une de nous assommait un amant comme ta Sylvia et ta +Laure d'Aurigny doivent vous assommer, mais la pauvre petite femme ne +garderait pas cet amant une semaine!... Tu ne veux jamais m'écouter. +Essaie, un de ces jours.</p> + +<p>Maxime, pour ne pas appeler le garçon, se leva, enleva les coquilles +d'huîtres et apporta le perdreau qui était sur la console. La table +avait le luxe des grands restaurants. Sur la nappe damassée, un souffle +d'adorable débauche passait, et c'était avec de petits frémissements +d'aise que Renée promenait ses fines mains de sa fourchette à son +couteau, de son assiette à son verre. Elle but du vin blanc sans eau, +elle qui buvait ordinairement de l'eau à peine rougie. Comme Maxime, +debout, sa serviette sur le bras, la servait avec des complaisances +comiques, il reprit:</p> + +<p>—Qu'est-ce que M. de Saffré a bien pu te dire, pour que tu sois si +furieuse? Est-ce qu'il t'a trouvée laide?</p> + +<p>—Oh! lui, répondit-elle, c'est un vilain homme.</p> + +<p>Jamais je n'aurais cru qu'un monsieur si distingué, si poli chez moi, +parlât une telle langue. Mais je lui pardonne. Ce sont les femmes qui +m'ont agacée. On aurait dit des marchandes de pommes. Il y en avait une +qui se plaignait d'avoir un clou à la hanche, et, un peu plus, je crois +qu'elle aurait relevé sa jupe pour faire voir son mal à tout le monde.</p> + +<p>Maxime riait aux éclats.</p> + +<p>—Non, vrai, continua-t-elle en s'animant, je ne vous comprends pas, +elles sont sales et bêtes.... Et dire que, lorsque je te voyais aller +chez ta Sylvia, je m'imaginais des choses prodigieuses, des festins +antiques, comme on en voit dans les tableaux, avec des créatures +couronnées de roses, des coupes d'or, des voluptés extraordinaires....</p> + +<p>Ah! bien, oui! Tu m'as montré un cabinet de toilette malpropre et des +femmes qui juraient comme des charretiers. Ça ne vaut pas la peine de +faire le mal.</p> + +<p>Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence, et, tenant du bout +des doigts un os de perdreau qu'elle rongeait délicatement, elle ajouta +d'une voix plus basse:</p> + +<p>—Le mal, ce devrait être quelque chose d'exquis, mon cher.... Moi qui +suis une honnête femme, quand je m'ennuie et que je commets le péché de +rêver l'impossible, je suis sûre que je trouve des choses beaucoup plus +jolies que les Blanche Muller.</p> + +<p>Et, d'un air grave, elle conclut par ce mot profond de cynisme naïf:</p> + +<p>—C'est une affaire d'éducation, comprends-tu?</p> + +<p>Elle déposa doucement le petit os dans son assiette.</p> + +<p>Le ronflement des voitures continuait, sans qu'une note plus vive +s'élevât. Elle était obligée de hausser la voix pour qu'il pût +l'entendre, et les rougeurs de ses joues augmentaient. Il y avait encore +sur la console, des truffes, un entremets sucré, des asperges, une +curiosité pour la saison. Il apporta le tout, pour ne plus avoir à se +déranger, et, comme la table était un peu étroite, il plaça à terre, +entre elle et lui, un seau d'argent plein de glace, dans lequel se +trouvait une bouteille de champagne.</p> + +<p>L'appétit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touchèrent à +tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec des gaietés +brusques, se lançant dans des théories scabreuses, s'accoudant comme +deux amis qui soulagent leur cœur, après boire. Le bruit diminuait sur +le boulevard; mais elle l'entendait au contraire qui grandissait, et +toutes ces roues, par instants, semblaient lui tourner dans la tête.</p> + +<p>Quand il parla de sonner pour le dessert, elle se leva, secoua sa longue +blouse de satin, pour faire tomber les miettes, en disant:</p> + +<p>—C'est cela.... Tu sais, tu peux allumer un cigare.</p> + +<p>Elle était un peu étourdie. Elle alla à la fenêtre, attirée par un bruit +particulier qu'elle ne s'expliquait pas. On fermait les boutiques.</p> + +<p>—Tiens, dit-elle, en se retournant vers Maxime, l'orchestre qui se +dégarnit.</p> + +<p>Elle se pencha de nouveau. Au milieu, sur la chaussée, les fiacres et +les omnibus croisaient toujours leurs yeux de couleur, plus rares et +plus rapides. Mais, sur les côtés, le long des trottoirs, de grands +trous d'ombre s'étaient creusés, devant les boutiques fermées. Les cafés +seuls flambaient encore, rayant l'asphalte de nappes lumineuses. De la +rue Drouot à la rue du Helder, elle apercevait ainsi une longue file de +carrés blancs et de carrés noirs, dans lesquels les derniers promeneurs +surgissaient et s'évanouissaient d'une étrange façon. Les filles +surtout, avec la traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et +noyées dans l'ombre, prenaient un air d'apparition, de marionnettes +blafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie. Elle +s'amusa un moment à ce jeu. Il n'y avait plus de lumière épandue; les +becs de gaz s'éteignaient; les kiosques bariolés tachaient les ténèbres +plus durement. Par instants, un flot de foule, la sortie de quelque +théâtre, passait. Mais les vides se faisaient bientôt, et il venait, +sous la fenêtre, des groupes de deux ou trois hommes qu'une femme +abordait. Ils restaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli, +quelques-unes de leurs paroles montaient; puis, la femme, le plus +souvent, s'en allait au bras d'un des hommes. D'autres filles se +rendaient de café en café, faisaient le tour des tables, prenaient le +sucre oublié, riaient avec les garçons, regardaient fixement, d'un air +d'interrogation et d'offres silencieuses, les consommateurs attardés. +Et, comme Renée venait de suivre des yeux l'impériale presque vide d'un +omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coin du trottoir, la femme à +la robe bleue et aux guipures blanches, droite, tournant la tête, +toujours en quête.</p> + +<p>Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s'oubliait, il eut +un sourire, en regardant une des croisées entrouvertes du café Anglais; +l'idée que son père y soupait de son côté lui parut comique; mais il +avait, ce soir là, des pudeurs particulières qui gênaient ses +plaisanteries habituelles. Renée ne quitta la rampe qu'à regret.</p> + +<p>Une ivresse, une langueur montaient des profondeurs plus vagues du +boulevard. Dans le ronflement affaibli des voitures, dans l'effacement +des clartés vives, il y avait un appel caressant à la volupté et au +sommeil. Les chuchotements qui couraient, les groupes arrêtés dans un +coin d'ombre faisaient du trottoir le corridor de quelque grande auberge +à l'heure où les voyageurs gagnent leur lit de rencontre. Les lueurs et +les bruits allaient toujours en se mourant, la ville s'endormait, des +souffles de tendresse passaient sur les toits.</p> + +<p>Lorsque la jeune femme se retourna, la lumière du petit lustre lui fit +cligner les paupières. Elle était un peu pâle, maintenant, avec de +courts frissons aux coins des lèvres. Charles disposait le dessert; il +sortait, rentrait encore, faisait battre la porte, lentement, avec son +flegme d'homme comme il faut.</p> + +<p>—Mais je n'ai plus faim! s'écria Renée, enlevez toutes ces assiettes et +donnez-nous le café.</p> + +<p>Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva le dessert et +versa le café. Il emplissait le cabinet de son importance.</p> + +<p>—Je t'en prie, mets-le à la porte, dit à Maxime la jeune femme, dont le +cœur tournait.</p> + +<p>Maxime le congédia; mais il avait à peine disparu qu'il revint une fois +encore pour fermer hermétiquement les grands rideaux de la fenêtre d'un +air discret. Quand il se fut enfin retiré, le jeune homme, que +l'impatience prenait, lui aussi, se leva, et, allant à la porte:</p> + +<p>—Attends, dit-il, j'ai un moyen pour qu'il nous lâche.</p> + +<p>Et il poussa le verrou.</p> + +<p>—C'est ça, reprit-elle, nous sommes chez nous, au moins.</p> + +<p>Leurs confidences, leurs bavardages de bons camarades recommencèrent. +Maxime avait allumé un cigare.</p> + +<p>Renée buvait son café à petits coups et se permettait même un verre de +chartreuse. La pièce s'échauffait, s'emplissait d'une fumée bleuâtre. +Elle finit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son menton +entre ses deux poings à demi fermés. Dans cette légère étreinte, sa +bouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux, plus +minces, luisaient davantage.</p> + +<p>Ainsi chiffonnée, sa petite figure était adorable, sous la pluie de +frisons dorés qui lui descendaient maintenant jusque dans les sourcils. +Maxime la regardait à travers la fumée de son cigare. Il la trouvait +originale. Par moments, il n'était plus bien sûr de son sexe; la grande +ride qui lui traversait le front, l'avancement boudeur de ses lèvres, +son air indécis de myope en faisaient un grand jeune homme; d'autant +plus que sa longue blouse de satin noir allait si haut, qu'on voyait à +peine, sous le menton, une ligne du cou blanche et grasse. Elle se +laissait regarder avec un sourire, ne bougeant plus la tête, le regard +perdu, la parole ralentie.</p> + +<p>Puis elle eut un brusque réveil: elle alla regarder la glace, vers +laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis un instant. Elle se haussa +sur la pointe des pieds, appuya ses mains au bord de la cheminée, pour +lire ces signatures, ces mots risqués qui l'avaient effarouchée, avant +le souper. Elle épelait les syllabes avec quelque difficulté, riait, +lisait toujours, comme un collégien qui tourne les pages d'un Piron dans +son pupitre.</p> + +<p>—«Ernest et Clara», disait-elle, et il y a un cœur dessous qui +ressemble à un entonnoir.... Ah! voici qui est mieux: «J'aime les +hommes, parce que j'aime les truffes.» Signé «Laure». Dis donc, Maxime, +est-ce que c'est la d'Aurigny qui a écrit cela?... Puis voici les armes +d'une de ces dames, je crois: une poule fumant une grosse pipe.... +Toujours des noms, le calendrier des saintes et des saints: Victor, +Amélie, Alexandre, Edouard, Marguerite, Paquita, Louise, Renée.... +Tiens, il y en a une qui se nomme comme moi....</p> + +<p>Maxime voyait dans la glace sa tête ardente. Elle se haussait davantage, +et son domino, se tendant par-derrière, dessinait la cambrure de sa +taille, le développement de ses hanches. Le jeune homme suivait la ligne +du satin qui plaquait comme une chemise. Il se leva à son tour et jeta +son cigare. Il était mal à l'aise, inquiet.</p> + +<p>Quelque chose d'ordinaire et d'accoutumé lui manquait.</p> + +<p>—Ah! voici ton nom, Maxime, s'écria Renée....</p> + +<p>Écoute.... «J'aime...» Mais il s'était assis sur le coin du divan, +presque aux pieds de la jeune femme. Il réussit à lui prendre les mains, +d'un mouvement prompt; il la détourna de la glace, en lui disant d'une +voix singulière:</p> + +<p>—Je t'en prie, ne lis pas cela.</p> + +<p>Elle se débattit en riant nerveusement.</p> + +<p>—Pourquoi donc? Est-ce que je ne suis pas ta confidente?</p> + +<p>Mais lui, insistant, d'un ton plus étouffé:</p> + +<p>—Non, non, pas ce soir.</p> + +<p>Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avec ses +poignets pour se dégager. Ils avaient des yeux qu'ils ne se +connaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux. Elle +tomba sur les genoux, au bout du divan. Ils continuaient à lutter, bien +qu'elle ne fît plus un mouvement du côté de la glace et qu'elle +s'abandonnât déjà. Et comme le jeune homme la prenait à bras-le-corps, +elle dit de son rire embarrassé et mourant:</p> + +<p>—Voyons, laisse-moi.... Tu me fais mal.</p> + +<p>Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence du cabinet, +où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le sol trembler et +entendit le fracas de l'omnibus des Batignolles, qui devait tourner le +coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils se retrouvèrent côte à +côte, assis sur le divan, il balbutia, au milieu de leur malaise mutuel:</p> + +<p>—Bah! ça devait arriver un jour ou l'autre.</p> + +<p>Elle ne disait rien. Elle regardait d'un air écrasé les rosaces du +tapis.</p> + +<p>—Est-ce que tu y songeais, toi?... continua Maxime, balbutiant +davantage. Moi, pas du tout.... J'aurais dû me défier du cabinet...Mais +elle, d'une voix profonde, comme si toute l'honnêteté bourgeoise des +Béraud du Châtel s'éveillait dans cette faute suprême:</p> + +<p>—C'est infâme, ce que nous venons de faire là, murmura-t-elle, +dégrisée, la face vieillie et toute grave.</p> + +<p>Elle étouffait. Elle alla à la fenêtre, tira les rideaux, s'accouda. +L'orchestre était mort; la faute s'était commise dans le dernier frisson +des basses et le chant lointain des violons, vague sourdine du boulevard +endormi et rêvant d'amour. En bas, la chaussée et les trottoirs +s'enfonçaient, s'allongeaient, au milieu d'une solitude grise. Toutes +ces roues grondantes de fiacres semblaient s'en être allées, en +emportant les clartés et la foule. Sous la fenêtre, le café Riche était +fermé, pas un filet de lumière ne glissait des volets. De l'autre côté +de l'avenue, des lueurs braisillantes allumaient seules encore la façade +du café Anglais, une croisée entre autres, entrouverte, et d'où +sortaient des rires affaiblis. Et, tout le long de ce ruban d'ombre, du +coude de la rue Drouot à l'autre extrémité, aussi loin que ses regards +pouvaient aller, elle ne voyait plus que les taches symétriques des +kiosques rougissant et verdissant la nuit, sans l'éclairer, semblables à +des veilleuses espacées dans un dortoir géant. Elle leva la tête. Les +arbres découpaient leurs branches hautes sur un ciel clair, tandis que +la ligne irrégulière des maisons se perdait avec les amoncellements +d'une côte rocheuse, au bord d'une mer bleuâtre. Mais cette bande de +ciel l'attristait davantage, et c'était dans les ténèbres du boulevard +qu'elle trouvait quelque consolation. Ce qui restait au ras de l'avenue +déserte du bruit et du vice de la soirée, l'excusait. Elle croyait +sentir la chaleur de tous ces pas d'hommes et de femmes monter du +trottoir qui se refroidissait. Les hontes qui avaient trôné là, désirs +d'une minute, offres faites à voix basse, noces d'une nuit payées à +l'avance, s'évaporaient, flottaient en une buée lourde que roulaient les +souffles matinaux.</p> + +<p>Penchée sur l'ombre, elle respira ce silence frissonnant, cette senteur +d'alcôve, comme un encouragement qui lui venait d'en bas, comme une +assurance de honte partagée et acceptée par une ville complice. Et, +lorsque ses yeux se furent accoutumés à l'obscurité, elle aperçut la +femme au costume bleu garni de guipure, seule dans la solitude grise, +debout à la même place, attendant et s'offrant aux ténèbres vides.</p> + +<p>La jeune femme, en se retournant, aperçut Charles, qui regardait autour +de lui, flairant. Il finit par apercevoir le ruban bleu de Renée, +froissé, oublié sur un coin du divan. Et il s'empressa de le lui +apporter, de son air poli.</p> + +<p>Alors elle sentit toute sa honte. Debout devant la glace, les mains +maladroites, elle essaya de renouer le ruban.</p> + +<p>Mais son chignon était tombé, les petits frisons se trouvaient tout +aplatis sur les tempes, elle ne pouvait refaire le nœud. Charles vint à +son secours, en disant, comme s'il eût offert une chose accoutumée, un +rince-bouche ou des cure-dents:</p> + +<p>—Si madame voulait le peigne?...</p> + +<p>—Eh! non, c'est inutile, interrompit Maxime, qui lança au garçon un +regard d'impatience. Allez nous chercher une voiture.</p> + +<p>Renée se décida à rabattre simplement le capuchon de son domino. Et, +comme elle allait quitter la glace, elle se haussa légèrement, pour +retrouver les mots que l'étreinte de Maxime lui avait empêché de lire. +Il y avait, montant vers le plafond, et d'une grosse écriture +abominable, cette déclaration signée Sylvia: «J'aime Maxime.» Elle pinça +les lèvres et rabattit son capuchon un peu plus bas.</p> + +<p>Dans la voiture, ils éprouvèrent une gêne horrible. Ils s'étaient +placés, comme en descendant du parc Monceau, l'un en face de l'autre. +Ils ne trouvaient pas une parole à se dire. Le fiacre était plein d'une +ombre opaque, et le cigare de Maxime n'y mettait plus même un point +rouge, un éclair de braise rose. Le jeune homme perdu de nouveau dans +les jupons, «dont il avait jusqu'aux yeux», souffrait de ces ténèbres, +de ce silence, de cette femme muette, qu'il sentait à son côté, et dont +il s'imaginait les yeux tout grands ouverts sur la nuit.</p> + +<p>Pour paraître moins bête, il finit par chercher sa main, et, quand il la +tint dans la sienne, il fut soulagé, il trouva la situation tolérable. +Cette main s'abandonnait molle et rêveuse.</p> + +<p>Le fiacre traversait la place de la Madeleine. Renée songeait qu'elle +n'était pas coupable. Elle n'avait pas voulu l'inceste. Et plus elle +descendait en elle, plus elle se trouvait innocente, aux premières +heures de son escapade, à sa sortie furtive du parc Monceau, chez +Blanche Muller, sur le boulevard, même dans le cabinet du restaurant. +Pourquoi donc était-elle tombée à genoux sur le bord de ce divan? Elle +ne savait plus. Elle n'avait certainement pas pensé une seconde à cela. +Elle se serait refusée avec colère. C'était pour rire, elle s'amusait, +rien de plus. Et elle retrouvait, dans le roulement du fiacre, cet +orchestre assourdissant du boulevard, ce va-et-vient d'hommes et de +femmes, tandis que des barres de feu brûlaient ses yeux fatigués.</p> + +<p>Maxime, dans son coin, rêvait aussi avec quelque ennui. Il était fâché +de l'aventure. Il s'en prenait au domino de satin noir. Avait-on jamais +vu une femme se fagoter de la sorte! On ne lui voyait même pas le cou.</p> + +<p>Il l'avait prise pour un garçon, il jouait avec elle, et ce n'était pas +sa faute si le jeu était devenu sérieux. Pour sûr, il ne l'aurait pas +touchée du bout des doigts, si elle avait seulement montré un coin +d'épaule. Il se serait souvenu qu'elle était la femme de son père. Puis, +comme il n'aimait pas les réflexions désagréables, il se pardonna.</p> + +<p>Tant pis, après tout! il tâcherait de ne plus recommencer.</p> + +<p>C'était une bêtise.</p> + +<p>Le fiacre s'arrêta, et Maxime descendit le premier pour aider Renée. +Mais, à la petite porte du parc, il n'osa pas l'embrasser. Ils se +touchèrent la main, comme de coutume. Elle se trouvait déjà de l'autre +côté de la grille lorsque, pour dire quelque chose, avouant sans le +vouloir une préoccupation qui tournait vaguement dans sa rêverie depuis +le restaurant:</p> + +<p>—Qu'est-ce donc, demanda-t-elle, que ce peigne dont a parlé le garçon?</p> + +<p>—Ce peigne, répéta Maxime embarrassé, mais je ne sais pas....</p> + +<p>Renée comprit brusquement. Le cabinet avait sans doute un peigne qui +entrait dans le matériel, au même titre que les rideaux, le verrou et le +divan. Et, sans attendre une explication qui ne venait pas, elle +s'enfonça au milieu des ténèbres du parc Monceau, hâtant le pas, croyant +voir derrière elle ces dents d'écaille où Laure d'Aurigny et Sylvia +avaient dû laisser des cheveux blonds et des cheveux noirs. Elle avait +une grosse fièvre.</p> + +<p>Il fallut que Céleste la mît au lit et la veillât jusqu'au matin. +Maxime, sur le trottoir du boulevard Malesherbes, se consulta un moment +pour savoir s'il rejoindrait la bande joyeuse du café Anglais; puis, +avec l'idée qu'il se punissait, il décida qu'il devait aller se coucher.</p> + +<p>Le lendemain, Renée s'éveilla tard d'un sommeil lourd et sans rêves. +Elle se fit faire un grand feu, elle dit qu'elle passerait la journée +dans sa chambre. C'était là son refuge, aux heures graves. Vers midi, +son mari ne la voyant pas descendre pour le déjeuner, lui demanda la +permission de l'entretenir un instant. Elle refusait déjà avec une +pointe d'inquiétude lorsqu'elle se ravisa. La veille, elle avait remis à +Saccard une note de Worms, montant à cent trente-six mille francs, un +chiffre un peu gros, et sans doute il voulait se donner la galanterie de +lui remettre lui-même la quittance.</p> + +<p>La pensée des petits frisons de la veille lui vint. Elle regarda +machinalement dans la glace ses cheveux que Céleste avait noués en +grosses nattes. Puis elle se pelotonna au coin du feu, s'enfouissant +dans les dentelles de son peignoir. Saccard, dont l'appartement se +trouvait également au premier étage, faisant pendant à celui de sa +femme, vint en pantoufles, en mari. Il mettait à peine une fois par mois +les pieds dans la chambre de Renée, et toujours pour quelque délicate +question d'argent. Ce matin-là, il avait les yeux rougis, le teint blême +d'un homme qui n'a pas dormi. Il baisa la main de la jeune femme, +galamment.</p> + +<p>—Vous êtes malade, ma chère amie? dit-il en s'asseyant à l'autre coin +de la cheminée. Un peu de migraine, n'est-ce pas?... Pardonnez-moi de +vous casser la tête avec mon galimatias d'homme d'affaires; mais la +chose est assez grave....</p> + +<p>Il tira d'une poche de sa robe de chambre le mémoire de Worms, dont +Renée reconnut le papier glacé.</p> + +<p>—J'ai trouvé hier ce mémoire sur mon bureau, continua-t-il, et je suis +désolé, je ne puis absolument pas le solder en ce moment.</p> + +<p>Il étudia du coin de l'œil l'effet produit sur elle par ses paroles. +Elle parut profondément étonnée. Il reprit avec un sourire:</p> + +<p>—Vous savez, ma chère amie, que je n'ai pas l'habitude d'éplucher vos +dépenses. Je ne dis pas que certains détails de ce mémoire ne m'aient +point un peu surpris.</p> + +<p>Ainsi, par exemple, je vois ici, à la seconde page:</p> + +<p>«Robe de bal: étoffe 70 F; façon, 600 F; argent prêté, 5 000 F; eau du +docteur Pierre, 6 F». Voilà une robe de soixante-dix francs qui monte +bien haut.... Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses. +Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez été presque +sage, relativement, je veux dire.... Seulement, je le répète, je ne puis +payer, je suis gêné.</p> + +<p>Elle tendit la main, d'un geste de dépit contenu.</p> + +<p>—C'est bien, dit-elle sèchement, rendez-moi le mémoire. J'aviserai.</p> + +<p>—Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard, goûtant comme un +triomphe l'incrédulité de sa femme au sujet de ses embarras d'argent. Je +ne dis pas que ma situation soit menacée, mais les affaires sont bien +nerveuses en ce moment.... Laissez-moi, quoique je vous importune, vous +expliquer notre cas; vous m'avez confié votre dot, et je vous dois une +entière franchise.</p> + +<p>Il posa le mémoire sur la cheminée, prit les pincettes, se mit à +tisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu'il causait +d'affaires, était chez lui un calcul qui avait fini par devenir une +habitude. Quand il arrivait à un chiffre, à une phrase difficile à +prononcer, il produisait quelque éboulement qu'il réparait ensuite +laborieusement, rapprochant les bûches, ramassant et entassant les +petits éclats de bois. D'autres fois, il disparaissait presque dans la +cheminée, pour aller chercher un morceau de braise égaré. Sa voix +s'assourdissait, on s'impatientait, on s'intéressait à ses savantes +constructions de charbons ardents, on ne l'écoutait plus, et +généralement on sortait de chez lui battu et content. Même chez les +autres, il s'emparait despotiquement des pincettes. L'été, il jouait +avec une plume, un couteau à papier, un canif.</p> + +<p>—Ma chère amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit le feu en +déroute, je vous demande encore une fois pardon d'entrer dans ces +détails.... Je vous ai servi exactement la rente des fonds que vous +m'avez remis entre les mains. Je puis même dire, sans vous blesser, que +j'ai regardé seulement cette rente ô comme votre argent de poche, payant +vos dépenses, ne vous demandant jamais votre apport de moitié dans les +frais communs du ménage.</p> + +<p>Il se tut. Renée souffrait, le regardait faire un grand trou dans la +cendre pour enterrer le bout d'une bûche. Il arrivait à un aveu délicat.</p> + +<p>—J'ai dû, vous le comprenez, faire produire à votre argent des intérêts +considérables. Les capitaux sont entre bonnes mains, soyez +tranquille.... Quant aux sommes provenant de vos biens de Sologne, elles +ont servi en partie au paiement de l'hôtel que nous habitons; le reste +est placé dans une affaire excellente, la Société générale des ports du +Maroc.... Nous n'en sommes pas à compter ensemble, n'est-ce pas? mais je +veux vous prouver que les pauvres maris sont parfois bien méconnus.</p> + +<p>Un motif puissant devait le pousser à mentir moins que de coutume. La +vérité était que la dot de Renée n'existait plus depuis longtemps; elle +avait passé, dans la caisse de Saccard, à l'état de valeur fictive. S'il +en servait les intérêts à plus de deux ou trois cents pour cent, il +n'aurait pu représenter le moindre titre ni retrouver la plus petite +espèce solide du capital primitif.</p> + +<p>Comme il l'avouait à moitié, d'ailleurs, les cinq cent mille francs des +biens de la Sologne avaient servi à donner un premier acompte sur +l'hôtel et le mobilier, qui coûtaient ensemble près de deux millions. Il +devait encore un million au tapissier et à l'entrepreneur.</p> + +<p>—Je ne vous réclame rien, dit enfin Renée, je sais que je suis très +endettée vis-à-vis de vous.</p> + +<p>—Oh! chère amie, s'écria-t-il, en prenant la main de sa femme, sans +abandonner les pincettes, quelle vilaine idée vous avez là!... En deux +mots, tenez, j'ai été malheureux à la Bourse, Toutin-Laroche a fait des +bêtises, les Mignon et Charrier sont des butors qui me mettent dedans. +Et voilà pourquoi je ne puis payer votre mémoire. Vous me pardonnez, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Il semblait véritablement ému. Il enfonça les pincettes entre les +bûches, alluma des fusées d'étincelles. Renée se rappela l'allure +inquiète qu'il avait depuis quelque temps. Mais elle ne put descendre +dans l'étonnante vérité. Saccard en était arrivé à un tour de force +quotidien. Il habitait un hôtel de deux millions, il vivait sur le pied +d'une dotation de prince, et certains matins il n'avait pas mille francs +dans sa caisse. Ses dépenses ne paraissaient pas diminuer. Il vivait sur +la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le +jour les bénéfices scandaleux qu'il réalisait dans certaines affaires. +Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s'écroulaient sous lui, +de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il +sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné, +dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs +et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un +aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa +caisse vide, d'où le fleuve d'or aux sources légendaires continuait à +sortir.</p> + +<p>La spéculation traversait alors une heure mauvaise.</p> + +<p>Saccard était un digne enfant de l'Hôtel de Ville. Il avait eu la +rapidité de transformation, la fièvre de jouissance, l'aveuglement de +dépenses qui secouaient Paris. A ce moment, comme la Ville, il se +trouvait en face d'un formidable déficit qu'il s'agissait de combler +secrètement; car il ne voulait pas entendre parler de sagesse, +d'économie, d'existence calme et bourgeoise. Il préférait garder le luxe +inutile et la misère de ces voies nouvelles, d'où il avait tiré sa +colossale fortune de chaque matin mangée chaque soir. D'aventure en +aventure, il, n'avait plus que la façade dorée d'un capital absent. A +cette heure de folie chaude, Paris lui-même n'engageait pas son avenir +avec plus d'emportement et n'allait pas plus droit à toutes les sottises +et à toutes les duperies financières. La liquidation menaçait d'être +terrible.</p> + +<p>Les plus belles spéculations se gâtaient entre les mains de Saccard. Il +venait d'essuyer, comme il le disait, des pertes considérables à la +Bourse. M. Toutin-Laroche avait failli faire sombrer le Crédit viticole +dans un jeu à la hausse qui s'était brusquement tourné contre lui; +heureusement que le gouvernement, intervenant sous le manteau, avait +remis debout la fameuse machine du prêt hypothécaire aux cultivateurs. +Saccard, ébranlé par cette double secousse, très maltraité par son frère +le ministre, pour le risque que venait de courir la solidité des bons de +délégation de la Ville, compromise avec celle du Crédit viticole, se +trouvait moins heureux encore dans sa spéculation sur les immeubles. Les +Mignon et Charrier avaient complètement rompu avec lui. S'il les +accusait, c'était par une rage sourde de s'être trompé, en faisant bâtir +sur sa part de terrains, tandis qu'eux vendaient prudemment la leur. +Pendant qu'ils réalisaient une fortune, lui restait avec des maisons sur +les bras, dont il ne se débarrassait souvent qu'à perte. Entre autres, +il vendit trois cent mille francs, rue de Marignan, un hôtel sur lequel +il en devait encore trois cent quatre-vingt mille.</p> + +<p>Il avait bien inventé un tour de sa façon, qui consistait à exiger dix +mille francs d'un appartement valant huit mille francs au plus; le +locataire effrayé ne signait un bail que lorsque le propriétaire +consentait à lui faire cadeau des deux premières années de loyer; +l'appartement se trouvait de cette façon réduit à son prix réel, mais le +bail portait le chiffre de dix mille francs par an, et, quand Saccard +trouvait un acquéreur et capitalisait les revenus de l'immeuble, il +arrivait à une véritable fantasmagorie de calcul. Il ne put appliquer +cette duperie en grand; ses maisons ne se louaient pas; il les avait +bâties trop tôt; les déblais, au milieu desquels elles se trouvaient +perdues, en pleine boue, l'hiver, les isolaient, leur faisaient un tort +considérable. L'affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des +sieurs Mignon et Charrier, qui lui rachetèrent l'hôtel dont il avait dû +abandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Les entrepreneurs +étaient enfin mordus par l'envie d'habiter «leur boulevard». Comme ils +avaient vendu leur part de terrains de plus-value, et qu'ils flairaient +la gêne de leur ancien associé, ils lui offrirent de le débarrasser de +l'enclos au milieu duquel l'hôtel s'élevait jusqu'au plancher du premier +étage, dont l'armature de fer était en partie posée. Seulement ils +traitèrent de plâtras inutiles ces solides fondations en pierre de +taille, disant qu'ils auraient préféré le sol nu, pour y faire +construire à leur guise. Saccard dut vendre sans tenir compte des cent +et quelque mille francs qu'il avait déjà dépensés, et ce qui l'exaspéra +davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs ne voulurent +reprendre le terrain à deux cent cinquante francs le mètre, chiffre fixé +lors du partage.</p> + +<p>Ils lui rabattirent vingt-cinq francs par mètre, comme ces marchandes à +la toilette qui ne donnent plus que quatre francs d'un objet qu'elles +ont vendu cinq francs la veille.</p> + +<p>Deux jours après, Saccard eut la douleur de voir une armée de maçons +envahir l'enclos de planches et continuer à bâtir sur les «plâtras +inutiles».</p> + +<p>Il jouait donc d'autant mieux la gêne devant sa femme que ses affaires +s'embrouillaient davantage. Il n'était pas homme à se confesser par +amour de la vérité.</p> + +<p>—Mais, monsieur, dit Renée d'un air de doute, si vous vous trouvez +embarrassé, pourquoi m'avoir acheté cette aigrette et cette rivière qui +vous ont coûté, je crois, soixante-cinq mille francs?... Je n'ai que +faire de ces bijoux; je vais être obligée de vous demander la permission +de m'en défaire pour donner un acompte à Worms.</p> + +<p>—Gardez-vous-en bien! s'écria-t-il avec inquiétude.</p> + +<p>Si l'on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du ministère, on +ferait des cancans sur ma situation....</p> + +<p>Il était bonhomme, ce matin-là. Il finit par sourire et par murmurer en +clignant les yeux:</p> + +<p>—Ma chère amie, nous autres spéculateurs, nous sommes comme les jolies +femmes, nous avons nos roueries.... Conservez, je vous prie, votre +aigrette et votre rivière pour l'amour de moi.</p> + +<p>Il ne pouvait conter l'histoire qui était tout à fait jolie, mais un peu +risquée. Ce fut à la fin d'un souper que Saccard et Laure d'Aurigny +conclurent un traité d'alliance. Laure était criblée de dettes et ne +songeait plus qu'à trouver un bon jeune homme qui voulût bien l'enlever +et la conduire à Londres. Saccard, de son côté, sentait le sol +s'écrouler sous lui; son imagination aux abois cherchait un expédient +qui le montrât au public vautré sur un lit d'or et de billets de banque. +La fille et le spéculateur, dans la demi-ivresse du dessert, +s'entendirent. Il trouva l'idée de cette vente de diamants qui fit +courir tout Paris, et dans laquelle il acheta, à grand tapage, des +bijoux pour sa femme. Puis, avec le produit de la vente, quatre cent +mille francs environ, il parvint à satisfaire les créanciers de Laure, +auxquels elle devait à peu près le double. Il est même à croire qu'il +retira du jeu une partie de ses soixante-cinq mille francs. Quand on le +vit liquider la situation de la d'Aurigny, il passa pour son amant, on +crut qu'il payait la totalité de ses dettes, qu'il faisait des folies +pour elle. Toutes les mains se tendirent vers lui, le crédit revint, +formidable. Et on le plaisantait, à la Bourse, sur sa passion, avec des +sourires, des allusions, qui le ravissaient. Pendant ce temps, Laure +d'Aurigny, mise en vue par ce vacarme, et chez laquelle il ne passa +seulement pas une nuit, feignait de le tromper avec huit ou dix +imbéciles alléchés par l'idée de la voler à un homme si colossalement +riche. En un mois, elle eut deux mobiliers et plus de diamants qu'elle +n'en avait vendus.</p> + +<p>Saccard avait pris l'habitude d'aller fumer un cigare chez elle, +l'après-midi, au sortir de la Bourse; souvent il apercevait des coins de +redingote qui fuyaient, effarouchés, entre les portes. Quand ils étaient +seuls, ils ne pouvaient se regarder sans rire. Il la baisait au front, +comme une fille perverse dont la coquetterie l'enthousiasmait. Il ne lui +donnait pas un sou, et même une fois elle lui prêta de l'argent, pour +une dette de jeu.</p> + +<p>Renée voulut insister, parla d'engager au moins les bijoux; mais son +mari lui fit entendre que cela n'était pas possible, que tout Paris +s'attendait à les lui voir le lendemain. Alors la jeune femme, que le +mémoire de Worms inquiétait beaucoup, chercha un autre expédient.</p> + +<p>—Mais, s'écria-t-elle tout à coup, mon affaire de Charonne marche bien, +n'est-ce pas? Vous me disiez encore l'autre jour que les bénéfices +étaient superbes....</p> + +<p>Peut-être que Larsonneau m'avancerait les cent trente six mille francs?</p> + +<p>Saccard, depuis un instant, oubliait les pincettes entre ses jambes. Il +les reprit vivement, se pencha, disparut presque dans la cheminée, où la +jeune femme entendit sourdement sa voix qui murmurait:</p> + +<p>—Oui, oui, Larsonneau pourrait peut-être....</p> + +<p>Elle arrivait enfin, d'elle-même, au point où il l'amenait doucement +depuis le commencement de la conversation. Il y avait deux ans déjà +qu'il préparait son coup de génie du côté de Charonne. Jamais sa femme +ne voulut aliéner les biens de la tante Élisabeth; elle avait juré à +cette dernière de les garder intacts pour les léguer à son enfant, si +elle devenait mère. Devant cet entêtement, l'imagination du spéculateur +travailla et finit par bâtir tout un poème. C'était une œuvre de +scélératesse exquise, une duperie colossale dont la Ville, l'État, sa +femme et jusqu'à Larsonneau devaient être les victimes.</p> + +<p>Il ne parla plus de vendre les terrains; seulement il gémit chaque jour +sur la sottise qu'il y avait à les laisser improductifs, à se contenter +d'un revenu de deux pour cent. Renée, toujours pressée d'argent, finit +par accepter l'idée d'une spéculation quelconque. Il basa son opération +sur la certitude d'une expropriation prochaine, pour le percement du +boulevard du Prince-Eugène, dont le tracé n'était pas encore nettement +arrêté. Et ce fut alors qu'il amena son ancien complice Larsonneau, +comme un associé qui conclut avec sa femme un traité sur les bases +suivantes: elle apportait les terrains, représentant une valeur de cinq +cent mille francs; de son côté, Larsonneau s'engageait à bâtir, sur ces +terrains, pour une somme égale, une salle de café-concert, accompagnée +d'un grand jardin, où l'on établirait des jeux de toutes sortes, des +balançoires, des jeux de quilles, des jeux de boules, etc. Les bénéfices +devaient naturellement être partagés, de même que les pertes seraient +subies par moitié. Dans le cas où l'un des deux associés voudrait se +retirer, il le pourrait, en exigeant sa part, selon l'estimation qui +interviendrait. Renée parut surprise de ce gros chiffre de cinq cent +mille francs, lorsque les terrains en valaient au plus trois cent mille. +Mais il lui fit comprendre que c'était une façon habile de lier plus +tard les mains de Larsonneau, dont les constructions n'atteindraient +jamais une telle somme.</p> + +<p>Larsonneau était devenu un viveur élégant, bien ganté, avec du linge +éblouissant et des cravates étonnantes. Il avait, pour faire ses +courses, un tilbury fin comme une œuvre d'horlogerie, très haut de +siège, et qu'il conduisait lui-même. Ses bureaux de la rue de Rivoli +étaient une enfilade de pièces somptueuses, où l'on ne voyait pas le +moindre carton, la moindre paperasse. Ses employés écrivaient sur des +tables de poirier noirci, marquetées, ornées de cuivres ciselés. Il +prenait le titre d'agent d'expropriation, un métier nouveau que les +travaux de Paris avaient créé. Ses attaches avec l'Hôtel de Ville le +renseignaient à l'avance sur le percement des voies nouvelles. Quand il +était parvenu à se faire communiquer, par un agent voyer, le tracé d'un +boulevard, il allait offrir ses services aux propriétaires menacés. Et +il faisait valoir ses petits moyens pour grossir l'indemnité, en +agissant avant le décret d'utilité publique. Dès qu'un propriétaire +acceptait ses offres, il prenait tous les frais à sa charge, dressait un +plan de la propriété, écrivait un mémoire, suivait l'affaire devant le +tribunal, payait un avocat, moyennant un tant pour cent sur la +différence entre l'offre de la Ville et l'indemnité accordée par le +jury. Mais à cette besogne à peu près avouable, il en joignait plusieurs +autres. Il prêtait surtout à usure. Ce n'était plus l'usurier de la +vieille école, déguenillé, malpropre, aux yeux blancs et muets comme des +pièces de cent sous, aux lèvres pâles et serrées comme les cordons d'une +bourse. Lui souriait, avait des œillades charmantes, se faisait +habiller chez Dusautoy, allait déjeuner chez Brébant avec sa victime, +qu'il appelait «mon bon», en lui offrant des havanes au dessert. Au +fond, dans ses gilets qui le pinçaient à la taille, Larsonneau était un +terrible monsieur qui aurait poursuivi le paiement d'un billet jusqu'au +suicide du signataire, sans rien perdre de son amabilité.</p> + +<p>Saccard eût volontiers cherché un autre associé. Mais il avait toujours +des inquiétudes au sujet de l'inventaire faux que Larsonneau gardait +précieusement. Il préféra le mettre dans l'affaire, comptant profiter de +quelque circonstance pour rentrer en possession de cette pièce +compromettante. Larsonneau bâtit le café-concert, une construction en +planches et en plâtras, surmontée de clochetons de fer-blanc, qu'il fit +peinturlurer en jaune et en rouge. Le jardin et les jeux eurent du +succès dans le quartier populeux de Charonne. Au bout de deux ans, la +spéculation paraissait prospère, bien que les bénéfices fussent +réellement très faibles. Saccard, jusqu'alors, n'avait parlé qu'avec +enthousiasme à sa femme de l'avenir d'une si belle idée.</p> + +<p>Renée, voyant que son mari ne se décidait pas à sortir de la cheminée, +où sa voix s'étouffait de plus en plus:</p> + +<p>—J'irai voir Larsonneau aujourd'hui, dit-elle. C'est ma seule +ressource.</p> + +<p>Alors il abandonna la bûche avec laquelle il luttait.</p> + +<p>—La course est faite, chère amie, répondit-il en souriant. Est-ce que +je ne préviens pas tous vos désirs?...</p> + +<p>J'ai vu Larsonneau hier soir.</p> + +<p>—Et il vous a promis les cent trente-six mille francs? demanda-t-elle +avec anxiété.</p> + +<p>Il faisait, entre les deux bûches qui flambaient, une petite montagne +de braise, ramassant délicatement, du bout des pincettes, les plus +minces fragments de charbon, regardant d'un air satisfait s'élever cette +butte, qu'il construisait avec un art infini.</p> + +<p>—Oh! comme vous y allez!... murmura-t-il. C'est une grosse somme que +cent trente-six mille francs....</p> + +<p>Larsonneau est un bon garçon, mais sa caisse est encore modeste. Il est +tout prêt à vous obliger....</p> + +<p>Il s'attardait, clignant des yeux, rebâtissant un coin de la butte qui +venait de s'écrouler. Ce jeu commençait à brouiller les idées de la +jeune femme. Elle suivait malgré elle le travail de son mari, dont la +maladresse augmentait. Elle était tentée de lui donner des conseils. +Oubliant Worms, le mémoire, le manque d'argent, elle finit par dire:</p> + +<p>—Mais placez donc ce gros morceau là-dessous; les autres tiendront.</p> + +<p>Son mari lui obéit docilement, en ajoutant:</p> + +<p>—Il ne peut trouver que cinquante mille francs. C'est toujours un joli +acompte.... Seulement, il ne veut pas mêler cette affaire avec celle de +Charonne. Il n'est qu'intermédiaire, vous comprenez, chère amie? La +personne qui prête l'argent demande des intérêts énormes. Elle voudrait +un billet de quatre-vingt mille francs, à six mois de date.</p> + +<p>Et, ayant couronné la butte par un morceau de braise pointu, il croisa +les mains sur les pincettes en regardant fixement sa femme.</p> + +<p>—Quatre-vingt mille francs! s'écria-t-elle, mais c'est un vol!... +Est-ce que vous me conseillez une pareille folie?</p> + +<p>—Non, dit-il nettement. Mais, si vous avez absolument besoin d'argent, +je ne vous la défends pas.</p> + +<p>Il se leva comme pour se retirer. Renée, dans une indécision cruelle, +regarda son mari et le mémoire qu'il laissait sur la cheminée. Elle +finit par prendre sa pauvre tête entre ses mains, en murmurant:</p> + +<p>—Oh! ces affaires!... J'ai la tête brisée, ce matin....</p> + +<p>Allez, je vais signer ce billet de quatre-vingt mille francs. Si je ne +le faisais pas, ça me rendrait tout à fait malade. Je me connais, je +passerais la journée dans un combat affreux.... J'aime mieux faire les +bêtises tout de suite. Ça me soulage.</p> + +<p>Et elle parla de sonner pour qu'on allât lui chercher du papier timbré. +Mais il voulut lui rendre ce service lui-même. Il avait sans doute le +papier timbré dans sa poche, car son absence dura à peine deux minutes. +Pendant qu'elle écrivait sur une petite table qu'il avait poussée au +coin du feu, il l'examinait avec des yeux où s'allumait un désir étonné. +Il faisait très chaud dans la chambre, pleine encore du lever de la +jeune femme, des senteurs de sa première toilette. Tout en causant, elle +avait laissé glisser les pans du peignoir dans lequel elle s'était +pelotonnée, et le regard de son mari, debout devant elle, glissait sur +sa tête inclinée, parmi l'or de ses cheveux, très loin jusqu'aux +blancheurs de son cou et de sa poitrine. Il souriait d'un air singulier; +ce feu ardent qui lui avait brûlé la face, cette chambre close où l'air +alourdi gardait une odeur d'amour, ces cheveux jaunes et cette peau +blanche qui le tentaient avec une sorte de dédain conjugal le rendaient +rêveur, élargissaient le drame dont il venait de jouer une scène, +faisaient naître quelque secret et voluptueux calcul dans sa chair +brutale d'agioteur.</p> + +<p>Quand sa femme lui tendit le billet, en le priant de terminer l'affaire, +il le prit, la regardant toujours.</p> + +<p>—Vous êtes belle à ravir..., murmura-t-il.</p> + +<p>Et, comme elle se penchait pour repousser la table, il la baisa rudement +sur le cou. Elle jeta un petit cri. Puis elle se leva, frémissante, +tâchant de rire, songeant invinciblement aux baisers de l'autre, la +veille. Mais il eut regret de ce baiser de cocher. Il la quitta, en lui +serrant amicalement la main, et en lui promettant qu'elle aurait les +cinquante mille francs le soir même.</p> + +<p>Renée sommeilla toute la journée devant le feu. Aux heures de crise, +elle avait des langueurs de créole. Alors, toute sa turbulence devenait +paresseuse, frileuse, endormie. Elle grelottait, il lui fallait des +brasiers ardents, une chaleur suffocante qui lui mettait au front de +petites gouttes de sueur, et qui l'assoupissait. Dans cet air brûlant, +dans ce bain de flammes, elle ne souffrait presque plus; sa douleur +devenait comme un songe léger, un vague oppressement, dont l'indécision +même finissait par être voluptueuse. Ce fut ainsi qu'elle berça jusqu'au +soir ses remords de la veille, dans la clarté rouge du foyer, en face +d'un terrible feu qui faisait craquer les meubles autour d'elle, et lui +ôtait, par instants, la conscience de son être. Elle put songer à +Maxime, comme à une jouissance enflammée dont les rayons la brûlaient; +elle eut un cauchemar d'étranges amours au milieu de bûchers, sur des +lits chauffés à blanc. Céleste allait et venait, dans la chambre, avec +sa figure calme de servante au sang glacé. Elle avait l'ordre de ne +laisser entrer personne; elle congédia même les inséparables, Adeline +d'Espanet et Suzanne Haffner, de retour d'un déjeuner qu'elles venaient +de faire ensemble, dans un pavillon loué par elles à Saint-Germain. +Cependant, vers le soir, Céleste étant venue dire à sa maîtresse, que +Mme Sidonie, la sœur de monsieur, voulait lui parler, elle reçut +l'ordre de l'introduire.</p> + +<p>Mme Sidonie ne venait généralement qu'à la nuit tombée. Son frère avait +pourtant obtenu qu'elle mît des robes de soie. Mais, on ne savait +comment, la soie qu'elle portait avait beau sortir du magasin, elle ne +paraissait jamais neuve; elle se fripait, perdait son luisant, +ressemblait à une loque. Elle avait aussi consenti à ne pas apporter son +panier chez les Saccard. En revanche, ses poches débordaient de +paperasses. Renée, dont elle ne pouvait faire une cliente raisonnable, +résignée aux nécessités de la vie, l'intéressait. Elle la visitait +régulièrement, avec des sourires discrets de médecin qui ne veut pas +effrayer un malade en lui apprenant le nom de son mal. Elle s'apitoyait +sur ses petites misères, comme sur des bobos qu'elle guérirait +immédiatement, si la jeune femme voulait. Cette dernière, qui était dans +une de ces heures où l'on a besoin d'être plaint, la faisait uniquement +entrer pour lui dire qu'elle avait des douleurs de tête intolérables.</p> + +<p>—Eh! ma toute belle, murmura Mme Sidonie en se glissant dans l'ombre de +la pièce, mais vous étouffez, ici!... Toujours vos douleurs +névralgiques, n'est-ce pas? C'est le chagrin. Vous prenez la vie trop à +cœur.</p> + +<p>—Oui, j'ai bien des soucis, répondit languissamment Renée.</p> + +<p>La nuit tombait. Elle n'avait pas voulu que Céleste allumât une lampe. +Le brasier seul jetait une grande lueur rouge, qui l'éclairait en plein, +allongée, dans son peignoir blanc dont les dentelles devenaient roses. +Au bord de l'ombre, on ne voyait qu'un bout de la robe noire de Mme +Sidonie et ses deux mains croisées, couvertes de gants de coton gris. Sa +voix tendre sortait des ténèbres.</p> + +<p>—Encore des peines d'argent! dit-elle, comme si elle avait dit: des +peines de cœur, d'un ton plein de douceur et de pitié.</p> + +<p>Renée abaissa les paupières, fit un geste d'aveu.</p> + +<p>—Ah! si mes frères m'écoutaient, nous serions tous riches. Mais ils +lèvent les épaules quand je leur parle de cette dette de trois +milliards, vous savez?... J'ai bon espoir, pourtant. Il y a dix ans que +je veux faire un voyage en Angleterre. J'ai si peu de temps à moi!...</p> + +<p>Enfin je me suis décidée à écrire à Londres, et j'attends la réponse.</p> + +<p>Et comme la jeune femme souriait:</p> + +<p>—Je sais, vous êtes une incrédule, vous aussi.</p> + +<p>Cependant vous seriez bien contente, si je vous faisais cadeau, un de +ces jours, d'un joli petit million.... Allez, l'histoire est toute +simple: c'est un banquier de Paris qui prêta l'argent au fils du roi +d'Angleterre, et, comme le banquier mourut sans héritier naturel, l'État +peut aujourd'hui exiger le remboursement de la dette, avec les intérêts +composés. J'ai fait le calcul, ça monte à deux milliards neuf cent +quarante-trois millions deux cent dix mille francs.... N'ayez pas peur, +ça viendra, ça viendra.</p> + +<p>—En attendant, dit la jeune femme avec une pointe d'ironie, vous +devriez bien me faire prêter cent mille francs.... Je pourrais payer mon +tailleur qui me tourmente beaucoup.</p> + +<p>—Cent mille francs se trouvent, répondit tranquillement Mme Sidonie. Il +ne s'agit que d'y mettre le prix.</p> + +<p>Le brasier luisait; Renée, plus languissante, allongeait ses jambes, +montrait le bout de ses pantoufles, au bord de son peignoir. La +courtière reprit sa voix apitoyée.</p> + +<p>—Pauvre chère, vous n'êtes vraiment pas raisonnable.... Je connais +beaucoup de femmes, mais je n'en ai jamais vu une aussi peu soucieuse de +sa santé. Tenez, cette petite Michelin, c'est elle qui sait s'arranger! +Je songe à vous, malgré moi, quand je la vois heureuse et bien portante. +Savez-vous que M. de Saffré en est amoureux fou et qu'il lui a déjà +donné pour près de dix mille francs de cadeaux? Je crois que son rêve +est d'avoir une maison de campagne.</p> + +<p>Elle s'animait, elle cherchait sa poche.</p> + +<p>—J'ai là encore une lettre d'une pauvre jeune femme.... Si nous avions +de la lumière, je vous la ferais lire.... Imaginez-vous que son mari ne +s'occupe pas d'elle. Elle avait signé des billets, elle a été obligée +d'emprunter à un monsieur que je connais. C'est moi qui ai retiré les +billets des griffes des huissiers, et ça n'a pas été sans peine.... Ces +pauvres enfants, croyez-vous qu'ils font le mal? Je les reçois chez moi, +comme s'ils étaient mon fils et ma fille.</p> + +<p>—Vous connaissez un prêteur? demanda négligemment Renée.</p> + +<p>—J'en connais dix.... Vous êtes trop bonne. Entre femmes, n'est-ce pas? +on peut se dire bien des choses, et ce n'est pas parce que votre mari +est mon frère que je l'excuserai de courir les gueuses et de laisser se +morfondre au coin du feu un amour de femme comme vous.... Cette Laure +d'Aurigny lui coûte les yeux de la tête. Ça ne m'étonnerait pas qu'il +vous eût refusé de l'argent. Il vous en a refusé, n'est-ce pas?... O le +malheureux!</p> + +<p>Renée écoutait complaisamment cette voix molle qui sortait de l'ombre, +comme l'écho encore vague de ses propres songeries. Les paupières +demi-closes, presque couchée dans son fauteuil, elle ne savait plus que +Mme Sidonie était là, elle croyait rêver que de mauvaises pensées lui +venaient et la tentaient avec une grande douceur. La courtière parla +longtemps, pareille à une eau tiède et monotone.</p> + +<p>—C'est Mme de Lauwerens qui a gâté votre existence. Vous n'avez jamais +voulu me croire. Ah! vous n'en seriez pas à pleurer au coin de votre +cheminée si vous ne vous étiez pas défiée de moi.... Et je vous aime +comme mes yeux, ma toute belle. Vous avez un pied ravissant. Vous allez +vous moquer de moi, mais je veux vous conter mes folies: quand il y a +trois jours que je ne vous ai vue, il faut absolument que je vienne pour +vous admirer; oui, il me manque quelque chose; j'ai besoin de me +rassasier de vos beaux cheveux, de votre visage si blanc et si délicat, +de votre taille mince.... Vrai, je n'ai jamais vu de taille pareille. +Renée finit par sourire. Ses amants n'avaient pas eux mêmes cette +chaleur, cette extase recueillie, en lui parlant de sa beauté. Mme +Sidonie vit ce sourire.</p> + +<p>—Allons, c'est convenu, dit-elle en se levant vivement.... Je bavarde, +je bavarde, et j'oublie que je vous casse la tête.... Vous viendrez +demain, n'est-ce pas?</p> + +<p>Nous causerons argent, nous chercherons un prêteur....</p> + +<p>Entendez-vous? je veux que vous soyez heureuse.</p> + +<p>La jeune femme, sans bouger, pâmée par la chaleur, répondit après un +silence, comme s'il lui avait fallu un travail laborieux pour comprendre +ce qu'on disait autour d'elle:</p> + +<p>—Oui, j'irai, c'est convenu, et nous causerons; mais pas demain.... +Worms se contentera d'un acompte.</p> + +<p>Quand il me tourmentera encore, nous verrons.... Ne me parlez plus de +tout cela. J'ai la tête brisée par les affaires.</p> + +<p>Mme Sidonie parut très contrariée. Elle allait se rasseoir, reprendre +son monologue caressant; mais l'attitude lasse de Renée lui fit remettre +son attaque à plus tard. Elle tira de sa poche une poignée de +paperasses, où elle chercha et finit par trouver un objet renfermé dans +une sorte de boîte rose.</p> + +<p>—J'étais venue pour vous recommander un nouveau savon, dit-elle en +reprenant sa voix de courtière. Je m'intéresse beaucoup à l'inventeur, +qui est un charmant jeune homme. C'est un savon très doux, très bon pour +la peau. Vous l'essaierez, n'est-ce pas? et vous en parlerez à vos +amies.... Je le laisse là, sur votre cheminée.</p> + +<p>Elle était à la porte, lorsqu'elle revint encore, et, droite dans la +lueur rose du brasier, avec sa face de cire, elle se mit à faire l'éloge +d'une ceinture élastique, une invention destinée à remplacer les +corsets.</p> + +<p>—Ça vous donne une taille absolument ronde, une vraie taille de guêpe, +disait-elle.... J'ai sauvé ça d'une faillite. Quand vous viendrez, vous +essaierez les spécimens, si vous voulez.... J'ai dû courir les avoués +pendant une semaine. Le dossier est dans ma poche, et je vais de ce pas +chez mon huissier pour lever une dernière opposition.... A bientôt, ma +mignonne. Vous savez que je vous attends et que je veux sécher vos beaux +yeux.</p> + +<p>Elle glissa, elle disparut. Renée ne l'entendit même pas fermer la +porte. Elle resta là, devant le feu qui mourait, continuant le rêve de +la journée, la tête pleine de chiffres dansants, entendant au loin les +voix de Saccard et de Mme Sidonie dialoguer, lui offrir des sommes +considérables, du ton dont un commissaire-priseur met un mobilier aux +enchères. Elle sentait sur son cou le baiser brutal de son mari, et, +quand elle se retournait, c'était la courtière qu'elle trouvait à ses +pieds, avec sa robe noire, son visage mou, lui tenant des discours +passionnés, lui vantant ses perfections, implorant un rendez-vous +d'amour, avec l'attitude d'un amant à bout de résignation. Cela la +faisait sourire. La chaleur, dans la pièce, devenait de plus en plus +étouffante. Et la stupeur de la jeune femme, les rêves bizarres qu'elle +faisait n'étaient qu'un sommeil léger, un sommeil artificiel, au fond +duquel elle revoyait toujours le petit cabinet du boulevard, le large +divan où elle était tombée à genoux. Elle ne souffrait plus du tout. +Quand elle ouvrait les paupières, Maxime passait dans le brasier rose.</p> + +<p>Le lendemain, au bal du ministère, la belle Mme Saccard fut +merveilleuse. Worms avait accepté l'acompte de cinquante mille francs; +elle sortait de cet embarras d'argent, avec des rires de convalescente. +Quand elle traversa les salons, dans sa grande robe de faille rose à +longue traîne Louis XIV, encadrée de hautes dentelles blanches, il y eut +un murmure, les hommes se bousculèrent pour la voir. Et les intimes +s'inclinaient, avec un discret sourire d'intelligence, rendant hommage à +ces belles épaules, si connues du tout-Paris officiel, et qui étaient +les fermes colonnes de l'empire. Elle s'était décolletée avec un tel +mépris des regards, elle marchait si calme et si tendre dans sa nudité, +que cela n'était presque plus indécent. Eugène Rougon, le grand homme +politique qui sentait cette gorge nue plus éloquente encore que sa +parole à la Chambre, plus douce et plus persuasive pour faire goûter les +charmes du règne et convaincre les sceptiques, alla complimenter sa +belle-sœur sur son heureux coup d'audace d'avoir échancré son corsage +de deux doigts de plus. Presque tout le Corps législatif était là, et, à +la façon dont les députés regardaient la jeune femme, le ministre se +promettait un beau succès, le lendemain, dans la question délicate des +emprunts de la Ville de Paris. On ne pouvait voter contre un pouvoir qui +faisait pousser, dans le terreau des millions, une fleur comme cette +Renée, une si étrange fleur de volupté, à la chair de soie, aux nudités +de statue, vivante jouissance qui laissait derrière elle une odeur de +plaisir tiède. Mais ce qui fit chuchoter le bal entier, ce fut la +rivière et l'aigrette. Les hommes reconnaissaient les bijoux. Les femmes +se les désignaient du regard, furtivement. On ne parla que de ça toute +la soirée. Et les salons allongeaient leur enfilade, dans la lumière +blanche des lustres, emplis d'une cohue resplendissante, comme un +fouillis d'astres tombés dans un coin trop étroit.</p> + +<p>Vers une heure, Saccard disparut. Il avait goûté le succès de sa femme +en homme dont le coup de théâtre réussit. Il venait encore de consolider +son crédit. Une affaire l'appelait chez Laure d'Aurigny; il se sauva en +priant Maxime de reconduire Renée, à l'hôtel, après le bal.</p> + +<p>Maxime passa la soirée, sagement, à côté de Louise de Mareuil, très +occupés tous les deux à dire un mal affreux des femmes qui allaient et +venaient. Et quand ils avaient trouvé quelque folie plus grosse que les +autres, ils étouffaient leurs rires dans leur mouchoir. Il fallut que +Renée vînt demander son bras au jeune homme, pour sortir des salons. +Dans la voiture, elle fut d'une gaieté nerveuse; elle était encore toute +vibrante de l'ivresse de lumière, de parfums et de bruits qu'elle venait +de traverser. Elle semblait, d'ailleurs, avoir oublié leur «bêtise» du +boulevard, comme disait Maxime. Elle lui demanda seulement, d'un ton de +voix singulier:</p> + +<p>—Elle est donc très drôle, cette petite bossue de Louise?</p> + +<p>—Oh! très drôle..., répondit le jeune homme en riant encore. Tu as vu +la duchesse de Sternich, avec un oiseau jaune dans les cheveux, n'est-ce +pas?... Est-ce que Louise ne prétend pas que c'est un oiseau mécanique +qui bat des ailes et qui crie: «Coucou! coucou!» au pauvre duc toutes +les heures.</p> + +<p>Renée trouva très comique cette plaisanterie de pensionnaire émancipée. +Quand ils furent arrivés, comme Maxime allait prendre congé d'elle, elle +lui dit:</p> + +<p>—Tu ne montes pas? Céleste m'a sans doute préparé une collation.</p> + +<p>Il monta, avec son abandon ordinaire. En haut, il n'y avait pas de +collation, et Céleste était couchée. Il fallut que Renée allumât les +bougies d'un petit candélabre à trois branches. Sa main tremblait un +peu.</p> + +<p>—Cette sotte, disait-elle en parlant de sa femme de chambre, elle aura +mal compris mes ordres.... Jamais je ne vais pouvoir me déshabiller +toute seule!</p> + +<p>Elle passa dans son cabinet de toilette. Maxime la suivit, pour lui +raconter un nouveau mot de Louise qui lui revenait à la mémoire, +tranquille comme s'il se fût attardé chez un ami, cherchant déjà son +porte-cigares pour allumer un havane. Mais là, lorsqu'elle eut posé le +candélabre, elle se tourna et tomba dans les bras du jeune homme, muette +et inquiétante, collant sa bouche sur sa bouche.</p> + +<p>L'appartement particulier de Renée était un nid de soie et de dentelle, +une merveille de luxe coquet. Un boudoir très petit précédait la chambre +à coucher. Les deux pièces n'en faisaient qu'une, ou du moins le boudoir +n'était guère que le seuil de la chambre, une grande alcôve, garnie de +chaises longues, sans porte pleine, fermée par une double portière. Les +murs, dans l'une et l'autre pièces, se trouvaient également tendus d'une +étoffe de soie mate gris de lin, brochée d'énormes bouquets de roses, de +lilas blancs et de boutons d'or. Les rideaux et portières étaient en +guipure de Venise, posée sur une doublure de soie, faite de bandes +alternativement grises et roses. Dans la chambre à coucher, la cheminée +en marbre blanc, un véritable joyau, étalait, comme une corbeille de +fleurs, ses incrustations de lapis et de mosaïques précieuses, +reproduisant les roses, les lilas blancs et les boutons d'or de la +tenture. Un grand lit gris et rose, dont on ne voyait pas le bois +recouvert d'étoffe et capitonné, et dont le chevet s'appuyait au mur, +emplissait toute une moitié de la chambre avec son flot de draperies, +ses guipures et sa soie brochée de bouquets, tombant du plafond jusqu'au +tapis. On aurait dit une toilette de femme, arrondie, découpée, +accompagnée de poufs, de nœuds, de volants, et ce large rideau qui se +gonflait, pareil à une jupe, faisait rêver à quelque grande amoureuse +penchée, se pâmant, près de choir sur les oreillers. Sous les rideaux, +c'était un sanctuaire, des batistes plissés à petits plis, une neige de +dentelles, toutes sortes de choses délicates et transparentes, qui se +noyaient dans un demi-jour religieux. A côté du lit, de ce monument dont +l'ampleur dévote rappelait une chapelle ornée pour quelque fête, les +autres meubles disparaissaient: des sièges bas, une psyché de deux +mètres, des meubles pourvus d'une infinité de tiroirs. A terre, le +tapis, d'un gris bleuâtre, était semé de roses pâles effeuillées. Et, +aux deux côtés du lit, il y avait deux grandes peaux d'ours noir, +garnies de velours rose, aux ongles d'argent, et dont les têtes, +tournées vers la fenêtre, regardaient fixement le ciel vide de leurs +yeux de verre.</p> + +<p>Cette chambre avait une harmonie douce, un silence étouffé. Aucune note +trop aiguë, reflet de métal, dorure claire, ne chantait dans la phrase +rêveuse du rose et du gris. La garniture de la cheminée elle-même, le +cadre de la glace, la pendule, les petits candélabres étaient faits de +pièces de vieux sèvres, laissant à peine voir le cuivre doré des +montures. Une merveille, cette garniture, la pendule surtout, avec sa +ronde d'Amours joufflus, qui descendaient, se penchaient autour du +cadran, comme une bande de gamins tout nus se moquant de la marche +rapide des heures. Ce luxe adouci, ces couleurs et ces objets que le +goût de Renée avait voulu tendres et souriants, mettaient là un +crépuscule, un jour d'alcôve dont on a tiré les rideaux. Il semblait que +le lit se continuât, que la pièce entière fût un lit immense, avec ses +tapis, ses peaux d'ours, ses sièges capitonnés, ses tentures matelassées +qui continuaient la mollesse du sol le long des murs jusqu'au plafond. +Et, comme dans un lit, la jeune femme laissait là, sur toutes ces +choses, l'empreinte, la tiédeur, le parfum de son corps. Quand on +écartait la double portière du boudoir, il semblait qu'on soulevât une +courtepointe de soie, qu'on entrât dans quelque grande couche encore +chaude et moite, où l'on retrouvait, sur les toiles fines, les formes +adorables, le sommeil et les rêves d'une Parisienne de trente ans.</p> + +<p>Une pièce voisine, la garde-robe, grande chambre tendue de vieille +perse, était simplement entourée de hautes armoires en bois de rose, où +se trouvait pendue l'armée des robes. Céleste, très méthodique, rangeait +les robes par ordre d'ancienneté, les étiquetait, mettait de +l'arithmétique au milieu des caprices jaunes ou bleus de sa maîtresse, +tenait la garde-robe dans un recueillement de sacristie et une propreté +de grande écurie. Il n'y avait pas un meuble, et pas un chiffon ne +traînait; les panneaux des armoires luisaient, froids et nets, comme les +panneaux vernis d'un coupé.</p> + +<p>Mais la merveille de l'appartement, la pièce dont parlait tout Paris, +c'était le cabinet de toilette. On disait «le cabinet de toilette de la +belle Mme Saccard» comme on dit «la galerie des Glaces, à Versailles». +Ce cabinet se trouvait dans une des tourelles de l'hôtel, juste +au-dessus du petit salon bouton d'or. On songeait, en y entrant, à une +large tente ronde, une tente de féerie, dressée en plein rêve par +quelque guerrière amoureuse. Au centre du plafond, une couronne d'argent +ciselé retenait les pans de la tente qui venaient, en s'arrondissant, +s'attacher aux murs, d'où ils tombaient droits jusqu'au plancher. Ces +pans, cette tenture riche étaient faits d'un dessous de soie rose +recouvert d'une mousseline très claire, plissée à grands plis de +distance en distance; une applique de guipure séparait les plis, et des +baguettes d'argent guillochées descendaient de la couronne, filaient le +long de la tenture, aux deux bords de chaque applique. Le gris rose de +la chambre à coucher s'éclairait ici, devenait un blanc rose, une chair +nue. Et sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui ne laissaient +voir du plafond, par le vide étroit de la couronne, qu'un trou bleuâtre, +où Chaplin avait peint un Amour rieur, regardant et apprêtant sa flèche, +on se serait cru au fond d'un drageoir, dans quelque précieuse boîte à +bijoux, grandie, non plus faite pour l'éclat d'un diamant, mais pour la +nudité d'une femme. Le tapis, d'une blancheur de neige, s'étalait sans +le moindre semis de fleurs. Une armoire à glace, dont les deux panneaux +étaient incrustés d'argent; une chaise longue, deux poufs, des tabourets +de satin blanc; une grande table de toilette, à plaque de marbre rose, +et dont les pieds disparaissaient sous des volants de mousseline et de +guipure, meublaient la pièce.</p> + +<p>Les cristaux de la table de toilette, les verres, les vases, la cuvette +étaient en vieux bohèmes veiné de rose et de blanc. Et il y avait encore +une autre table, incrustée d'argent comme l'armoire à glace, où se +trouvait rangé l'outillage, les engins de toilette, trousse bizarre, qui +étalait un nombre considérable de petits instruments dont l'usage +échappait, les gratte-dos, les polissoirs, les limes de toutes les +grandeurs et de toutes les formes, les ciseaux droits et recourbés, +toutes les variétés des pinces et des épingles. Chacun de ces objets, en +argent et ivoire, était marqué au chiffre de Renée.</p> + +<p>Mais le cabinet avait un coin délicieux, et ce coin-là surtout le +rendait célèbre. En face de la fenêtre, les pans de la tente s'ouvraient +et découvraient, au fond d'une sorte d'alcôve longue et peu profonde, +une baignoire, une vasque de marbre rose, enfoncée dans le plancher, et +dont les bords cannelés comme ceux d'une grande coquille arrivaient au +ras du tapis. On descendait dans la baignoire par des marches de marbre. +Au-dessus des robinets d'argent, au col de cygne, une glace de Venise, +découpée, sans cadre, avec des dessins dépolis dans le cristal, occupait +le fond de l'alcôve. Chaque matin Renée prenait un bain de quelques +minutes. Ce bain emplissait pour la journée le cabinet d'une moiteur, +d'une odeur de chair friche et mouillée. Parfois, un flacon débouché, un +savon resté hors de sa boîte mettaient une pointe plus violente dans +cette langueur un peu fade.</p> + +<p>La jeune femme aimait à rester là, jusqu'à midi, presque nue. La tente +ronde, elle aussi, était nue. Cette baignoire rose, ces tables et ces +cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, sous laquelle +on croyait voir couler un sang rose, prenaient des rondeurs de chair, +des rondeurs d'épaules et de seins; et, selon l'heure de la journée, on +eût dit la peau neigeuse d'un enfant ou la peau chaude d'une femme. +C'était une grande nudité.</p> + +<p>Quand Renée sortait du bain, son corps blond n'ajoutait qu'un peu de +rose à toute cette chair rose de la pièce.</p> + +<p>Ce fut Maxime qui déshabilla Renée. Il s'entendait à ces choses, et ses +mains agiles devinaient les épingles, couraient autour de sa taille avec +une science native. Il la décoiffa, lui enleva ses diamants, la recoiffa +pour la nuit. Et comme il mêlait à son office de chambrière et de +coiffeur des plaisanteries et des caresses, Renée riait, d'un rire gras +et étouffé, tandis que la soie de son corsage craquait et que ses jupes +se dénouaient une à une.</p> + +<p>Quand elle se vit nue, elle souffla les bougies du candélabre, prit +Maxime à bras-le-corps et l'emporta presque dans la chambre à coucher. +Ce bal avait achevé de la griser. Dans sa fièvre, elle avait conscience +de la journée passée la veille au coin de son feu, de cette journée de +stupeur ardente, de rêves vagues et souriants. Elle entendait toujours +dialoguer les voix sèches de Saccard et de Mme Sidonie, criant des +chiffres, avec des nasillements d'huissier. C'étaient ces gens qui +l'assommaient, qui la poussaient au crime. Et même à cette heure, +lorsqu'elle cherchait ses lèvres, au fond du grand lit obscur, elle +voyait toujours Maxime au milieu du brasier de la veille, la regardant +avec des yeux qui la brûlaient.</p> + +<p>Le jeune homme ne se retira qu'à six heures du matin.</p> + +<p>Elle lui donna la clef de la petite porte du parc Monceau, en lui +faisant jurer de revenir tous les soirs. Le cabinet de toilette +communiquait avec le salon bouton d'or par un escalier de service caché +dans le mur, et qui desservait toutes les pièces de la tourelle. Du +salon il était facile de passer dans la serre et de gagner le parc.</p> + +<p>En sortant au petit jour, par un brouillard épais, Maxime était un peu +étourdi de sa bonne fortune. Il l'accepta, d'ailleurs, avec ses +complaisances d'être neutre.</p> + +<p>—Tant pis! pensait-il, c'est elle qui le veut, après tout.... Elle est +diablement bien faite; et elle avait raison, elle est deux fois plus +drôle au lit que Sylvia.</p> + +<p>Ils avaient glissé à l'inceste, dès le jour où Maxime, dans sa tunique +râpée de collégien, s'était pendu au cou de Renée, en chiffonnant son +habit de garde française.</p> + +<p>Ce fut, dès lors, entre eux, une longue perversion de tous les instants. +L'étrange éducation que la jeune femme donnait à l'enfant; les +familiarités qui firent d'eux des camarades; plus tard, l'audace rieuse +de leurs confidences; toute cette promiscuité périlleuse finit par les +attacher d'un singulier lien, où les joies de l'amitié devenaient +presque des satisfactions charnelles. Ils s'étaient livrés l'un à +l'autre depuis des années; l'acte brutal ne fut que la crise aiguë de +cette inconsciente maladie d'amour. Dans le monde affolé où ils +vivaient, leur faute avait poussé comme sur un fumier gras de sucs +équivoques; elle s'était développée avec d'étranges raffinements, au +milieu de particulières conditions de débauche.</p> + +<p>Lorsque la grande calèche les emportait au Bois et les roulait mollement +le long des allées, se contant des gravelures à l'oreille, cherchant +dans leur enfance les polissonneries de l'instinct, ce n'était là qu'une +déviation et qu'un contentement inavoué de leurs désirs. Ils se +sentaient vaguement coupables, comme s'ils s'étaient effleurés d'un +attouchement; et même ce péché originel, cette langueur des +conversations ordurières qui les lassait d'une fatigue voluptueuse les +chatouillait plus doucement encore que des baisers nets et positifs. +Leur camaraderie fut ainsi la marche lente de deux amoureux, qui devait +fatalement un jour les mener au cabinet du café Riche et au grand lit +gris et rose de Renée. Quand ils se trouvèrent aux bras l'un de l'autre, +ils n'eurent pas la secousse de la faute. On eût dit de vieux amants, +dont les baisers avaient des ressouvenirs. Et ils venaient de perdre +tant d'heures dans un contact de tout leur être qu'ils parlaient malgré +eux de ce passé plein de leurs tendresses ignorantes.</p> + +<p>—Tu te souviens, le jour où je suis arrivé à Paris, disait Maxime, tu +avais un drôle de costume; et, avec mon doigt, j'ai tracé un angle sur +ta poitrine, je t'ai conseillé de te décolleter en pointe.... Je sentais +ta peau sous la chemisette, et mon doigt enfonçait un peu.... C'était +très bon....</p> + +<p>Renée riait, le baisant, murmurant:</p> + +<p>—Tu étais déjà joliment vicieux.... Nous as-tu amusées, chez Worms, tu +te rappelles! Nous t'appelions «notre petit homme». Moi, j'ai toujours +cru que la grosse Suzanne se serait parfaitement laissé faire, si la +marquise ne l'avait surveillée avec des yeux furibonds.</p> + +<p>—Ah! oui, nous avons bien ri..., murmurait le jeune homme. L'album de +photographies, n'est-ce pas? et tout le reste, nos courses dans Paris, +nos goûters chez le pâtissier du boulevard; tu sais, ces petits gâteaux +aux fraises que tu adorais?... Moi, je me souviendrai toujours de cet +après-midi où tu m'as conté l'aventure d'Adeline, au couvent, quand elle +écrivait des lettres à Suzanne, et qu'elle signait comme un homme, +«Arthur d'Espanet», en lui proposant de l'enlever.</p> + +<p>Les amants s'égayaient encore de cette bonne histoire; puis Maxime +continuait de sa voix câline:</p> + +<p>—Quand tu venais me chercher au collège dans ta voiture, nous devions +être drôles tous les deux.... Je disparaissais sous tes jupons, tant +j'étais petit.</p> + +<p>—Oui, oui, balbutiait-elle, prise de frissons, attirant le jeune homme +à elle, c'était très bon, comme tu dis....</p> + +<p>Nous nous aimions sans le savoir, n'est-ce pas? Moi, je l'ai su avant +toi. L'autre jour, en revenant du Bois, j'ai frôlé ta jambe, et j'ai +tressailli.... Mais tu ne t'es aperçu de rien. Hein? tu ne songeais pas +à moi?</p> + +<p>—Oh! si, répondait-il un peu embarrassé. Seulement, je ne savais pas, +tu comprends.... Je n'osais pas.</p> + +<p>Il mentait. L'idée de posséder Renée ne lui était jamais nettement +venue. Il l'avait effleurée de tout son vice sans la désirer réellement. +Il était trop mou pour cet effort. Il accepta Renée parce qu'elle +s'imposa à lui, et qu'il glissa jusqu'à sa couche, sans le vouloir, sans +le prévoir. Quand il y eut roulé, il y resta, parce qu'il y faisait +chaud et qu'il s'oubliait au fond de tous les trous où il tombait. Dans +les commencements, il goûta même des satisfactions d'amour-propre. +C'était la première femme mariée qu'il possédait. Il ne songeait pas que +le mari était son père.</p> + +<p>Mais Renée apportait dans la faute toutes ces ardeurs de cœur déclassé. +Elle aussi avait glissé sur la pente.</p> + +<p>Seulement, elle n'avait pas roulé jusqu'au bout comme une chair inerte. +Le désir s'était éveillé en elle trop tard pour le combattre, lorsque la +chute devenait fatale. Cette chute lui apparut brusquement comme une +nécessité de son ennui, comme une jouissance rare et extrême qui seule +pouvait réveiller ses sens lassés, son cœur meurtri.</p> + +<p>Ce fut pendant cette promenade d'automne, au crépuscule, quand le Bois +s'endormait, que l'idée vague de l'inceste lui vint, pareille à un +chatouillement qui lui mit à fleur de peau un frisson inconnu; et, le +soir, dans la demi-ivresse du dîner, sous le fouet de la jalousie, cette +idée se précisa, se dressa ardemment devant elle, au milieu des flammes +de la serre, en face, de Maxime et de Louise. A cette heure, elle voulut +le mal, le mal que personne ne commet, le mal qui allait emplir son +existence vide et la mettre enfin dans cet enfer dont elle avait +toujours peur comme au temps où elle était petite fille. Puis, le +lendemain, elle ne voulut plus, par un étrange sentiment de remords et +de lassitude. Il lui semblait qu'elle avait déjà péché, que ce n'était +pas si bon qu'elle pensait, et que ce serait vraiment trop sale. La +crise devait être fatale, venir d'elle-même, en dehors de ces deux +êtres, de ces camarades qui étaient destinés à se tromper un beau soir, +à s'accoupler, en croyant se donner une poignée de main. Mais, après +cette chute bête, elle se remit à son rêve d'un plaisir sans nom, et +alors elle reprit Maxime dans ses bras, curieuse de lui, curieuse des +joies cruelles d'un amour qu'elle regardait comme un crime. Sa volonté +accepta l'inceste, l'exigea, entendit le goûter jusqu'au bout, jusqu'aux +remords, s'ils venaient jamais. Elle fut active, consciente. Elle aima +avec son emportement de grande mondaine, ses préjugés inquiets de +bourgeoise; tous ses combats, ses joies et ses dégoûts de femme qui se +noie dans son propre mépris.</p> + +<p>Maxime revint chaque nuit. Il arrivait par le jardin, vers une heure. Le +plus souvent, Renée l'attendait dans la serre, qu'il devait traverser +pour gagner le petit salon.</p> + +<p>Ils étaient, d'ailleurs, d'une impudence parfaite, se cachant à peine, +oubliant les précautions les plus classiques de l'adultère. Ce coin de +l'hôtel, il est vrai, leur appartenait. Baptiste, le valet de chambre du +mari, avait seul le droit d'y pénétrer, et Baptiste, en homme grave, +disparaissait aussitôt que son service était fini. Maxime prétendait +même en riant qu'il se retirait pour écrire ses mémoires. Une nuit, +cependant, comme il venait d'arriver, Renée le lui montra qui traversait +solennellement le salon, tenant un bougeoir à la main. Le grand valet, +avec sa carrure de ministre, éclairé par la lumière jaune de la cire, +avait, cette nuit-là, un visage plus correct et plus sévère encore que +de coutume. En se penchant, les amants le virent souffler sa bougie et +se diriger vers les écuries, où dormaient les chevaux et les +palefreniers.</p> + +<p>—Il fait sa ronde, dit Maxime.</p> + +<p>Renée resta frissonnante. Baptiste l'inquiétait d'ordinaire. Il lui +arrivait de dire qu'il était le seul honnête homme de l'hôtel, avec sa +froideur, ses regards clairs qui ne s'arrêtaient jamais aux épaules des +femmes.</p> + +<p>Ils mirent alors quelque prudence à se voir. Ils fermaient les portes du +petit salon, et pouvaient ainsi jouir en toute tranquillité de ce salon, +de la serre et de l'appartement de Renée. C'était tout un monde. Ils y +goûtèrent, pendant les premiers mois, les joies les plus raffinées, les +plus délicatement cherchées. Ils promenèrent leurs amours du grand lit +gris et rose de la chambre à coucher dans la nudité rose et blanche du +cabinet de toilette, et dans la symphonie en jaune mineur du petit +salon. Chaque pièce, avec son odeur particulière, ses tentures, sa vie +propre, leur donnait une tendresse différente, faisait de Renée une +autre amoureuse: elle fut délicate et jolie dans sa couche capitonnée de +grande dame, au milieu de cette chambre tiède et aristocratique, où +l'amour prenait un effacement de bon goût; sous la tente couleur de +chair, au milieu des parfums et de la langueur humide de la baignoire, +elle se montra fille capricieuse et charnelle, se livrant au sortir du +bain, et ce fut là que Maxime la préféra; puis, en bas, au clair lever +de soleil du petit salon, au milieu de cette aurore jaunissante qui +dorait ses cheveux, elle devint déesse, avec sa tête de Diane blonde, +ses bras nus qui avaient des poses chastes, son corps pur, dont les +attitudes, sur les causeuses, trouvaient des lignes nobles, d'une grâce +antique. Mais il était un lieu dont Maxime avait presque peur, et où +Renée ne l'entraînait que les jours mauvais, les jours où elle avait +besoin d'une ivresse plus âcre. Alors ils aimaient dans la serre. +C'était là qu'ils goûtaient l'inceste.</p> + +<p>Une nuit, dans une heure d'angoisse, la jeune femme avait voulu que son +amant allât chercher une des peaux d'ours noir. Puis ils s'étaient +couchés sur cette fourrure d'encre, au bord d'un bassin, dans la grande +allée circulaire. Au-dehors, il gelait terriblement, par un clair de +lune limpide. Maxime était arrivé frissonnant, les oreilles et les +doigts glacés. La serre se trouvait chauffée à un tel point qu'il eut +une défaillance sur la peau de bête. Il entrait dans une flamme si +lourde, au sortir des piqûres sèches du froid, qu'il éprouvait des +cuissons, comme si on l'eût battu de verges. Quand il revint à lui, il +vit Renée agenouillée, penchée, avec des yeux fixes, une attitude +brutale qui lui fit peur. Les cheveux tombés, les épaules nues, elle +s'appuyait sur ses poings, l'échine allongée, pareille à une grande +chatte aux yeux phosphorescents. Le jeune homme, couché sur le dos, +aperçut, au-dessus des épaules de cette adorable bête amoureuse qui le +regardait, le sphinx de marbre, dont la lune éclairait les cuisses +luisantes. Renée avait la pose et le sourire du monstre à tête de femme, +et, dans ses jupons dénoués, elle semblait la sœur blanche de ce dieu +noir.</p> + +<p>Maxime resta languissant. La chaleur était suffocante, une chaleur +sombre, qui ne tombait pas du ciel en pluie de feu, mais qui traînait à +terre, ainsi qu'une exhalaison malsaine, et dont la buée montait, +pareille à un nuage chargé d'orage. Une humidité chaude couvrait les +amants d'une rosée, d'une sueur ardente. Longtemps ils demeurèrent sans +gestes et sans paroles, dans ce bain de flammes, Maxime terrassé et +inerte, Renée frémissante sur ses poignets comme sur des jarrets souples +et nerveux. Au-dehors, par les petites vitres de la serre, on voyait des +échappées du parc Monceau, des bouquets d'arbres aux fines découpures +noires, des pelouses de gazon blanches comme des lacs glacés, tout un +paysage mort, dont les délicatesses et les teintes claires et unies +rappelaient des coins de gravures japonaises. Et ce bout de terre +brûlante, cette couche enflammée où les amants s'allongeaient, bouillait +étrangement au milieu de ce grand froid muet.</p> + +<p>Ils eurent une nuit d'amour fou. Renée était l'homme, la volonté +passionnée et agissante. Maxime subissait.</p> + +<p>Cet être neutre, blond et joli, frappé dès l'enfance dans sa virilité, +devenait, aux bras curieux de la jeune femme, une grande fille, avec ses +membres épilés, ses maigreurs gracieuses d'éphèbe romain. Il semblait né +et grandi pour une perversion de la volupté. Renée jouissait de ses +dominations, elle pliait sous sa passion cette créature où le sexe +hésitait toujours. C'était pour elle un continuel étonnement du désir, +une surprise des sens, une bizarre sensation de malaise et de plaisir +aigu. Elle ne savait plus; elle revenait avec des doutes à sa peau fine, +à son cou potelé, à ses abandons et à ses évanouissements. Elle éprouva +alors une heure de plénitude. Maxime, en lui révélant un frisson +nouveau, compléta ses toilettes folles, son luxe prodigieux, sa vie à +outrance. Il mit dans sa chair la note excessive qui chantait déjà +autour d'elle. Il fut l'amant assorti aux modes et aux folies de +l'époque.</p> + +<p>Ce joli jeune homme, dont les vestons montraient les formes grêles, +cette fille manquée, qui se promenait sur les boulevards, la raie au +milieu de la tête, avec de petits rires et des sourires ennuyés, se +trouva être, aux mains de Renée, une de ces débauches de décadence qui, +à certaines heures, dans une nation pourrie, épuisent une chair et +détraquent une intelligence.</p> + +<p>Et c'était surtout dans la serre que Renée était l'homme. La nuit +ardente qu'ils y passèrent fut suivie de plusieurs autres. La serre +aimait, brûlait avec eux. Dans l'air alourdi, dans la clarté blanchâtre +de la lune, ils voyaient le monde étrange des plantes qui les +entouraient se mouvoir confusément, échanger des étreintes.</p> + +<p>La peau d'ours noir tenait toute l'allée. A leurs pieds, le bassin +fumait, plein d'un grouillement, d'un entrelacement épais de racines, +tandis que l'étoile rose des Nymphéa s'ouvrait, à fleur d'eau, comme un +corsage de vierge, et que les Tornélia laissaient pendre leurs +broussailles, pareilles à des chevelures de Néréides pâmées.</p> + +<p>Puis, autour d'eux, les Palmiers, les grands Bambous de l'Inde se +haussaient, allaient dans le cintre!, où ils se penchaient et mêlaient +leurs feuilles avec des attitudes chancelantes d'amants lassés. Plus +bas, les Fougères, les Ptérides, les Alsophila étaient comme des dames +vertes, avec leurs larges jupes garnies de volants réguliers, qui, +muettes et immobiles aux bords de l'allée, attendaient l'amour. A côté +d'elles, les feuilles torses, tachées de rouge, des Bégonia, et les +feuilles blanches, en fer de lance, des Caladium mettaient une suite +vague de meurtrissures et de pâleurs, que les amants ne s'expliquaient +pas, et où ils retrouvaient parfois des rondeurs de hanches et de +genoux, vautrés à terre, sous la brutalité de caresses sanglantes. Et +les Bananiers, pliant sous les grappes de leurs fruits, leur parlaient +des fertilités grasses du sol, pendant que les Euphorbes d'Abyssinie, +dont ils entrevoyaient dans l'ombre les cierges épineux, contrefaits, +pleins de bosses honteuses, leur semblaient suer la sève, le flux +débordant de cette génération de flamme.</p> + +<p>Mais, à mesure que leurs regards s'enfonçaient dans les coins de la +serre, l'obscurité s'emplissait d'une débauche de feuilles et de tiges +plus furieuse: ils ne distinguaient plus, sur les gradins, les Maranta +douces comme du velours, les Gloxinia aux cloches violettes, les Dracena +semblables à des lames de vieille laque vernie; c'était une ronde +d'herbes vivantes qui se poursuivaient d'une tendresse inassouvie. Aux +quatre angles, à l'endroit où des rideaux de lianes ménageaient des +berceaux, leur rêve charnel s'affolait encore, et les jets souples des +Vanilles, des Coques du Levant, des Quisqualus, des Bauhinia étaient les +bras interminables d'amoureux qu'on ne voyait pas, et qui allongeaient +éperdument leur étreinte, pour amener à eux toutes les joies éparses. +Ces bras sans fin pendaient de lassitude, se nouaient dans un spasme +d'amour, se cherchaient, s'enroulaient, comme pour le rut d'une foule. +C'était le rut immense de la serre, de ce coin de forêt vierge où +flambaient les verdures et les floraisons des tropiques.</p> + +<p>Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dans ces noces +puissantes de la terre. Le sol, à travers la peau d'ours, leur brûlait +le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux des gouttes de chaleur. +La sève qui montait aux flancs des arbres les pénétrait, eux aussi, leur +donnait des désirs fous de croissance immédiate, de reproduction +gigantesque. Ils entraient dans le rut de la serre.</p> + +<p>C'était alors, au milieu de la lueur pâle, que des visions les +hébétaient, des cauchemars dans lesquels ils assistaient longuement aux +amours des Palmiers et des Fougères; les feuillages prenaient des +apparences confuses et équivoques, que leurs désirs fixaient en images +sensuelles; des murmures, des chuchotements leur venaient des massifs, +voix pâmées, soupirs d'extase, cris étouffés de douleur, rires +lointains, tout ce que leurs propres baisers avaient de bavard, et que +l'écho leur renvoyait. Parfois ils se croyaient secoués par un +tremblement du sol, comme si la terre elle-même, dans une crise +d'assouvissement, eût éclaté en sanglots voluptueux.</p> + +<p>S'ils avaient fermé les yeux, si la chaleur suffocante et la lumière +pâle n'avaient pas mis en eux une dépravation de tous les sens, les +odeurs eussent suffi à les jeter dans un éréthisme nerveux +extraordinaire. Le bassin les mouillait d'une senteur âcre, profonde, où +passaient les mille parfums des fleurs et des verdures. Par instants, la +Vanille chantait avec des roucoulements de ramier; puis arrivaient les +notes rudes des Stanhopéa, dont les bouches tigrées ont une haleine +forte et amère de convalescent. Les Orchidées, dans leurs corbeilles que +retenaient des chaînettes, exhalaient leurs souffles, semblables à des +encensoirs vivants. Mais l'odeur qui dominait, l'odeur où se fondaient +tous ces vagues soupirs, c'était une odeur humaine, une odeur d'amour, +que Maxime reconnaissait, quand il baisait la nuque de Renée, quand il +enfouissait sa tête au milieu de ses cheveux dénoués. Et ils restaient +ivres de cette odeur de femme amoureuse, qui traînait dans la serre, +comme dans une alcôve où la terre enfantait.</p> + +<p>D'habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin de Madagascar, sous +cet arbuste empoisonné dont la jeune femme avait mordu une feuille. +Autour d'eux, des blancheurs de statues riaient, en regardant +l'accouplement énorme des verdures. La lune, qui tournait, déplaçait les +groupes, animait le drame de sa lumière changeante. Et ils étaient à +mille lieues de Paris, en dehors de la vie facile du Bois et des salons +officiels, dans le coin d'une forêt de l'Inde, de quelque temple +monstrueux, dont le sphinx de marbre noir devenait le dieu. Ils se +sentaient rouler au crime, à l'amour maudit, à une tendresse de bêtes +farouches. Tout ce pullulement qui les entourait, ce grouillement sourd +du bassin, cette impudicité nue des feuillages les jetaient en plein +enfer dantesque de la passion. C'était alors au fond de cette cage de +verre, toute bouillante des flammes de l'été, perdue dans le froid clair +de décembre, qu'ils goûtaient l'inceste, comme le fruit criminel d'une +terre trop chauffée, avec la peur sourde de leur couche terrifiante.</p> + +<p>Et, au milieu de la peau noire, le corps de Renée blanchissait, dans sa +pose de grande chatte accroupie, l'échine allongée, les poignets tendus, +comme des jarrets souples et nerveux. Elle était toute gonflée de +volupté, et les lignes claires de ses épaules et de ses reins se +détachaient avec des sécheresses félines sur la tache d'encre dont la +fourrure noircissait le sable jaune de l'allée. Elle guettait Maxime, +cette proie renversée sous elle, qui s'abandonnait, qu'elle possédait +tout entière. Et, de temps à autre, elle se penchait brusquement, elle +le baisait de sa bouche irritée. Sa bouche s'ouvrait alors avec l'éclat +avide et saignant de l'Hibiscus de la Chine, dont la nappe couvrait le +flanc de l'hôtel. Elle n'était plus qu'une fille brûlante de la serre. +Ses baisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de la +grande mauve, qui durent à peine quelques heures, et qui renaissent sans +cesse, pareilles aux lèvres meurtries et insatiables d'une Messaline +géante!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2> + + +<p>Le baiser qu'il avait mis sur le cou de sa femme préoccupait Saccard. Il +n'usait plus de ses droits de mari depuis longtemps; la rupture était +venue tout naturellement, ni l'un ni l'autre ne se souciant d'une +liaison qui les dérangeait. Pour qu'il songeât à rentrer dans la chambre +de Renée, il fallait qu'il y eût quelque bonne affaire au bout de ses +tendresses conjugales.</p> + +<p>Le coup de fortune de Charonne marchait bien, tout en lui laissant des +inquiétudes sur le dénouement. Larsonneau, avec son linge éblouissant, +avait des sourires qui lui déplaisaient. Il n'était qu'un pur +intermédiaire, qu'un prête-nom dont il payait les complaisances par un +intérêt de dix pour cent sur les bénéfices futurs. Mais, bien que +l'agent d'expropriation n'eût pas mis un sou dans l'affaire, et que +Saccard, après avoir fourni les fonds du café-concert, eût pris toutes +ses précautions, contrevente, lettres dont la date restait en blanc, +quittances données à l'avance, ce dernier n'en éprouvait pas moins une +peur sourde, un pressentiment de quelque traîtrise. Il flairait, chez +son complice, l'intention de le faire chanter, à l'aide de cet +inventaire faux que celui-ci gardait précieusement, et auquel il devait +uniquement d'être de l'affaire.</p> + +<p>Aussi les deux compères se serraient-ils vigoureusement la main. +Larsonneau traitait Saccard de «cher maître». Il avait, au fond, une +véritable admiration pour cet équilibriste, dont il suivait en amateur +les exercices sur la corde roide de la spéculation. L'idée de le duper +le chatouillait comme une volupté rare et piquante. Il caressait un plan +encore vague, ne sachant comment employer l'arme qu'il possédait, et à +laquelle il craignait de se couper lui-même. Il se sentait, d'ailleurs, +à la merci de son ancien collègue. Les terrains et les constructions que +des inventaires savamment calculés estimaient déjà à près de deux +millions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaient finir +par s'abîmer dans une faillite colossale si la fée de l'expropriation ne +les touchait de sa baguette d'or. D'après les plans primitifs qu'ils +avaient pu consulter, le nouveau boulevard, ouvert pour relier le parc +d'artillerie de Vincennes à la caserne du Prince-Eugène, et mettre ce +parc au cœur de Paris en tournant le faubourg Saint-Antoine, emportait +une partie des terrains; mais il restait à craindre qu'ils ne fussent +qu'à peine écornés et que l'ingénieuse spéculation du café-concert +n'échouât par son imprudence même.</p> + +<p>Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec une aventure délicate sur les +bras. Ce péril, toutefois, ne l'empêchait pas, malgré son rôle forcément +secondaire, d'être navré, lorsqu'il songeait aux maigres dix pour cent +qu'il toucherait dans un vol si colossal de millions. Et c'était alors +qu'il ne pouvait résister à la démangeaison furieuse d'allonger la main, +de se tailler sa part.</p> + +<p>Saccard n'avait pas même voulu qu'il prêtât de l'argent à sa femme, +s'amusant lui-même à cette grosse ficelle de mélodrame, où se plaisait +son amour des trafics compliqués.</p> + +<p>—Non, non, mon cher, disait-il avec son accent provençal, qu'il +exagérait encore quand il voulait donner du sel à une plaisanterie, +n'embrouillons pas nos comptes....</p> + +<p>Vous êtes le seul homme à Paris auquel j'ai juré de ne jamais rien +devoir.</p> + +<p>Larsonneau se contentait de lui insinuer que sa femme était un gouffre. +Il lui conseillait de ne plus lui donner un sou, pour qu'elle leur cédât +immédiatement sa part de propriété. Il aurait préféré n'avoir affaire +qu'à lui. Il le tâtait parfois, il poussait les choses jusqu'à dire, de +son air las et indifférent de viveur:</p> + +<p>—Il faudra pourtant que je mette un peu d'ordre dans mes papiers.... +Votre femme m'épouvante, mon bon. Je ne veux pas qu'on pose chez moi les +scellés sur certaines pièces.</p> + +<p>Saccard n'était pas homme à supporter patiemment de pareilles +allusions, quand il savait surtout à quoi s'en tenir sur l'ordre froid +et méticuleux qui régnait dans les bureaux du personnage. Toute sa +petite personne rusée et active se révoltait contre les peurs que +cherchait à lui faire ce grand bellâtre d'usurier en gants jaunes. Le +pis était qu'il se sentait pris de frissons quand il pensait à un +scandale possible; et il se voyait exilé brutalement par son frère, +vivant en Belgique de quelque négoce inavouable. Un jour, il se fâcha, +il alla jusqu'à tutoyer Larsonneau.</p> + +<p>—Écoute, mon petit, lui dit-il, tu es un gentil garçon, mais tu ferais +bien de me rendre la pièce que tu sais. Tu verras que ce bout de papier +finira par nous fâcher.</p> + +<p>L'autre fit l'étonné, serra les mains de son «cher maître», en +l'assurant de son dévouement. Saccard regretta son impatience d'une +minute. Ce fut à cette époque qu'il songea sérieusement à se rapprocher +de sa femme; il pouvait avoir besoin d'elle contre son complice, et il +se disait encore que les affaires se traitaient merveilleusement bien +sur l'oreiller. Le baiser sur le cou devint peu à peu la révélation de +toute une nouvelle tactique.</p> + +<p>D'ailleurs, il n'était pas pressé, il ménageait ses moyens. Il mit tout +l'hiver à mûrir son plan, tiraillé par cent affaires plus embrouillées +les unes que les autres.</p> + +<p>Ce fut pour lui un hiver terrible, plein de secousses, une campagne +prodigieuse, pendant laquelle il fallut chaque jour vaincre la faillite. +Loin de restreindre son train de maison, il donna fête sur fête. Mais, +s'il parvint à faire face à tout, il dut négliger Renée, qu'il réservait +pour son coup de triomphe, lorsque l'opération de Charonne serait mûre.</p> + +<p>Il se contenta de préparer le dénouement, en continuant à ne plus lui +donner de l'argent que par l'entremise de Larsonneau. Quand il pouvait +disposer de quelques milliers de francs, et qu'elle criait misère, il +les lui apportait, en disant que les hommes de Larsonneau exigeaient un +billet du double de la somme. Cette comédie l'amusait énormément, +l'histoire de ces billets le ravissait par le roman qu'ils mettaient +dans l'affaire. Même au temps de ses bénéfices les plus nets, il avait +servi la pension de sa femme d'une façon très irrégulière, lui faisant +des cadeaux princiers, lui abandonnant des poignées de billets de +banque, puis la laissant aux abois pour une misère pendant des semaines. +Maintenant qu'il se trouvait sérieusement embarrassé, il parlait des +charges de la maison, il la traitait en créancier, auquel on ne veut pas +avouer sa ruine, et qu'on fait patienter avec des histoires. Elle +l'écoutait à peine; elle signait tout ce qu'il voulait; elle se +plaignait seulement de ne pouvoir signer davantage.</p> + +<p>Il avait déjà, cependant, pour deux cent mille francs de billets signés +d'elle, qui lui coûtaient à peine cent dix mille francs. Après les avoir +fait endosser par Larsonneau au nom duquel ils étaient souscrits, il +faisait voyager ces billets d'une façon prudente, comptant s'en servir +plus tard comme d'armes décisives. Jamais il n'aurait pu aller jusqu'au +bout de ce terrible hiver, prêter à usure à sa femme et maintenir son +train de maison, sans la vente de son terrain du boulevard Malesherbes, +que les sieurs Mignon et Charrier lui payèrent argent comptant, mais en +retenant un escompte formidable.</p> + +<p>Cet hiver fut pour Renée une longue joie. Elle ne souffrait que du +besoin d'argent. Maxime lui coûtait très cher; il la traitait toujours +en belle-maman, la laissait payer partout. Mais cette misère cachée +était pour elle une volupté de plus. Elle s'ingéniait, se cassait la +tête, pour que «son cher enfant» ne manquât de rien; et, quand elle +avait décidé son mari à lui trouver quelques milliers de francs, elle +les mangeait avec son amant, en folies coûteuses, comme deux écoliers +lâchés dans leur première escapade. Lorsqu'ils n'avaient pas le sou, ils +restaient à l'hôtel, ils jouissaient de cette grande bâtisse, d'un luxe +si neuf et si insolemment bête. Le père n'était jamais là. Les amoureux +gardaient le coin du feu plus souvent qu'autrefois. C'est que Renée +avait enfin empli d'une jouissance chaude le vide glacial de ces +plafonds dorés. Cette maison suspecte du plaisir mondain était devenue +une chapelle où elle pratiquait à l'écart une nouvelle religion. Maxime +ne mettait pas seulement en elle la note aiguë qui s'accordait avec ses +toilettes folles; il était l'amant fait pour cet hôtel, aux larges +vitrines de magasin, et qu'un ruissellement de sculptures inondait des +greniers aux caves; il animait ces plâtras, depuis les deux Amours +joufflus qui, dans la cour, laissaient tomber de leur coquille un filet +d'eau, jusqu'aux grandes femmes nues soutenant les balcons et jouant au +milieu des frontons avec des épis et des pommes; il expliquait le +vestibule trop riche, le jardin trop étroit, les pièces éclatantes où +l'on voyait trop de fauteuils et pas un objet d'art. La jeune femme, qui +s'y était mortellement ennuyée, s'y amusa tout d'un coup, en usa comme +d'une chose dont elle n'avait pas d'abord compris l'emploi. Et ce ne fut +pas seulement dans son appartement, dans le salon bouton d'or et dans la +serre qu'elle promena son amour, mais dans l'hôtel entier. Elle finit +par se plaire même sur le divan du fumoir; elle s'oubliait là, elle +disait que cette pièce avait une vague odeur de tabac très agréable.</p> + +<p>Elle prit deux jours de réception au lieu d'un. Le jeudi, tous les +intrus venaient. Mais le lundi était réservé aux amies intimes. Les +hommes n'étaient pas admis.</p> + +<p>Maxime seul assistait à ces parties fines qui avaient lieu dans le petit +salon. Un soir, elle eut l'étonnante idée de l'habiller en femme et de +le présenter comme une de ses cousines. Adeline, Suzanne, la baronne de +Meinhold et les autres amies qui étaient là se levèrent, saluèrent, +étonnées par cette figure qu'elles reconnaissaient vaguement. Puis +lorsqu'elles comprirent, elles rirent beaucoup, elles ne voulurent +absolument pas que le jeune homme allât se déshabiller. Elles le +gardèrent avec ses jupes, le taquinant, se prêtant à des plaisanteries +équivoques.</p> + +<p>Quand il avait reconduit ces dames par la grande porte, il faisait le +tour du parc et revenait par la serre. Jamais les bonnes amies n'eurent +le moindre soupçon. Les amants ne pouvaient être plus familiers qu'ils +ne l'étaient déjà lorsqu'ils se disaient bons camarades. Et, s'il +arrivait qu'un domestique les vît se serrer d'un peu près, entre deux +portes, il n'éprouvait aucune surprise, étant habitué aux plaisanteries +de madame et du fils de monsieur.</p> + +<p>Cette liberté entière, cette impunité les enhardissaient encore. S'ils +poussaient les verrous la nuit, ils s'embrassaient le jour dans toutes +les pièces de l'hôtel. Ils inventèrent mille petits jeux, par les temps +de pluie. Mais le grand régal de Renée était toujours de faire un feu +terrible et de s'assoupir devant le brasier. Elle eut, cet hiver-là, un +luxe de linge merveilleux. Elle porta des chemises et des peignoirs d'un +prix fou, dont les entre-deux! et la batiste la couvraient à peine d'une +fumée blanche. Et, dans la lueur rouge du brasier, elle restait, comme +nue, les dentelles et la peau roses, la chair baignée par la flamme à +travers l'étoffe mince. Maxime, accroupi à ses pieds, lui baisait les +genoux, sans même sentir le linge qui avait la tiédeur et la couleur de +ce beau corps le jour était bas, il tombait pareil à un crépuscule dans +la chambre de soie grise, tandis que Céleste allait et venait derrière +eux, de son pas tranquille. Elle était devenue leur complice, +naturellement. Un matin qu'ils s'étaient oubliés au lit, elle les y +trouva, et garda son flegme de servante au sang glacé. Ils ne se +gênaient plus, elle entrait à toute heure, sans que le bruit de leurs +baisers lui fît tourner la tête. Ils comptaient sur elle pour les +prévenir en cas d'alerte. Ils n'achetaient pas son silence.</p> + +<p>C'était une fille très économe, très honnête, et à laquelle on ne +connaissait pas d'amant.</p> + +<p>Cependant, Renée ne s'était pas cloîtrée. Elle courait le monde, y +menait Maxime à sa suite, comme un page blond en habit noir, y goûtait +même des plaisirs plus vifs. La saison fut pour elle un long triomphe. +Jamais elle n'avait eu des imaginations plus hardies de toilettes et de +coiffures. Ce fut alors qu'elle risqua cette fameuse robe de satin +couleur buisson, sur laquelle était brodée toute une chasse au cerf, +avec des attributs, des poires à poudre, des cors de chasse, des +couteaux à larges lames. Ce fut alors aussi qu'elle mit à la mode les +coiffures antiques que Maxime dut aller dessiner pour elle au musée +Campana, récemment ouvert. Elle rajeunissait, elle était dans la +plénitude de sa beauté turbulente. L'inceste mettait en elle une flamme +qui luisait au fond de ses yeux et chauffait ses rires. Son binocle +prenait des insolences suprêmes sur le bout de son nez, et elle +regardait les autres femmes, les bonnes amies étalées dans l'énormité de +quelque vice, d'un air d'adolescent vantard, d'un sourire fixe +signifiant: «J'ai mon crime.» Maxime, lui, trouvait le monde assommant. +C'était par «chic» qu'il prétendait s'y ennuyer, car il ne s'amusait +réellement nulle part. Aux Tuileries, chez les ministres, il +disparaissait dans les jupons de Renée. Mais il redevenait le maître, +dès qu'il s'agissait de quelque escapade. Renée voulut revoir le cabinet +du boulevard, et la largeur du divan la fit sourire. Puis, il la mena un +peu partout, chez les filles, au bal de l'opéra, dans les avant-scènes +des petits théâtres, dans tous les endroits équivoques où ils pouvaient +coudoyer le vice brutal, en goûtant les joies de l'incognito. Quand ils +rentraient furtivement à l'hôtel, brisés de fatigue, ils s'endormaient +aux bras l'un de l'autre, cuvant l'ivresse du Paris ordurier, avec des +lambeaux de couplets grivois chantant encore à leurs oreilles. Le +lendemain, Maxime imitait les acteurs, et Renée, sur le piano du petit +salon, cherchait à retrouver la voix rauque et les déhanchements de +Blanche Muller dans son rôle de la Belle Hélène. Ses leçons de musique +du couvent ne lui servaient plus qu'à écorcher les couplets de +bouffonneries nouvelles. Elle avait une horreur sainte pour les airs +sérieux. Maxime «blaguait» avec elle la musique allemande, et il crut +devoir aller siffler le Tannhäuser par conviction, et pour défendre les +refrains égrillards de sa belle-mère.</p> + +<p>Une de leurs grandes parties fut de patiner; cet hiver-là, le patin +était à la mode, l'empereur étant allé un des premiers essayer la glace +du lac, au bois de Boulogne.</p> + +<p>Renée commanda à Worms un costume complet de Polonaise, velours et +fourrure; elle voulut que Maxime eût des bottes molles et un bonnet de +renard. Ils arrivaient au Bois, par des froids de loup qui leur +piquaient le nez et les lèvres, comme si le vent leur eût soufflé du +sable fin au visage. Cela les amusait d'avoir froid. Le Bois était tout +gris, avec des filets de neige, semblables, le long des branches, à de +minces guipures. Et, sous le ciel pâle, au-dessus du lac figé et terni, +il n'y avait que les sapins des îles qui missent encore, au bord de +l'horizon, leurs draperies théâtrales, où la neige cousait aussi de +hautes dentelles. Ils filaient tous deux dans l'air glacé, du vol +rapide des hirondelles qui rasent le sol. Ils mettaient un poing +derrière le dos, et, se posant mutuellement l'autre main sur l'épaule, +ils allaient droits, souriants, côte à côte, tournant sur eux-mêmes, +dans le large espace que marquaient de grosses cordes. Du haut de la +grande allée, des badauds les regardaient. Parfois ils venaient se +chauffer aux brasiers allumés sur le bord du lac. Et ils repartaient. +Ils arrondissaient largement leur vol, les yeux pleurant de plaisir et +de froid.</p> + +<p>Puis, quand vint le printemps, Renée se rappela son ancienne élégie. +Elle voulut que Maxime se promenât avec elle dans le parc Monceau, la +nuit, au clair de la lune. Ils allèrent dans la grotte, s'assirent sur +l'herbe, devant la colonnade. Mais, lorsqu'elle témoigna le désir de +faire une promenade sur le petit lac, ils s'aperçurent que la barque +qu'on voyait de l'hôtel, attachée au bord d'une allée, n'avait pas de +rames. On devait les retirer le soir. Ce fut une désillusion. +D'ailleurs, les grandes ombres du parc inquiétaient les amants. Ils +auraient souhaité qu'on y donnât une fête vénitienne, avec des ballons +rouges et un orchestre. Ils le préféraient le jour, l'après-midi, et +souvent ils se mettaient alors à une des fenêtres de l'hôtel, pour voir +les équipages qui suivaient la courbe savante de la grande allée. Ils se +plaisaient à ce coin charmant du nouveau Paris, à cette nature aimable +et propre, à ces pelouses pareilles à des pans de velours, coupées de +corbeilles, d'arbustes choisis, et bordées de magnifiques roses +blanches. Les voitures se croisaient là, aussi nombreuses que sur un +boulevard; les promeneuses y traînaient leurs jupes, mollement, comme si +elles n'eussent pas quitté du pied les tapis de leurs salons. Et, à +travers les feuillages, ils critiquaient les toilettes, se montraient +les attelages, goûtaient de véritables douceurs aux couleurs tendres de +ce grand jardin. Un bout de la grille dorée brillait entre deux arbres, +une file de canards passait sur le lac, le petit pont Renaissance +blanchissait, tout neuf dans les verdures, tandis qu'aux deux bords de +la grande allée, sur des chaises jaunes, les mères oubliaient en causant +les petits garçons et les petites filles qui se regardaient d'un air +joli, avec des moues d'enfants précoces.</p> + +<p>Les amants avaient l'amour du nouveau Paris. Ils couraient souvent la +ville en voiture, faisaient un détour, pour passer par certains +boulevards qu'ils aimaient d'une tendresse personnelle. Les maisons, +hautes, à grandes portes sculptées, chargées de balcons, où luisaient, +en grandes lettres d'or, des noms, des enseignes, des raisons sociales, +les ravissaient. Pendant que le coupé filait, ils suivaient, d'un regard +ami, les bandes grises des trottoirs, larges, interminables, avec leurs +bancs, leurs colonnes bariolées, leurs arbres maigres. Cette trouée +claire qui allait au bout de l'horizon, se rapetissant et s'ouvrant sur +un carré bleuâtre du vide, cette double rangée ininterrompue de grands +magasins, où des commis souriaient aux clientes, ces courants de foule +piétinant et bourdonnant les emplissaient peu à peu d'une satisfaction +absolue et entière, d'une sensation de perfection dans la vie de la rue. +Ils aimaient jusqu'aux jets des lances d'arrosage, qui passaient comme +une fumée blanche devant leurs chevaux, s'étalaient, s'abattaient en +pluie fine sous les roues du coupé, brunissant le sol, soulevant un +léger flot de poussière. Ils roulaient toujours, et il leur semblait que +la voiture roulait sur des tapis, le long de cette chaussée droite et +sans fin, qu'on avait faite uniquement pour leur éviter les ruelles +noires.</p> + +<p>Chaque boulevard devenait un couloir de leur hôtel. Les gaietés du +soleil riaient sur les façades neuves, allumaient les vitres, battaient +les tentes des boutiques et des cafés, chauffaient l'asphalte sous les +pas affairés de la foule. Et, quand ils rentraient, un peu étourdis par +le tohu-bohu éclatant de ces longs bazars, ils se plaisaient au parc +Monceau, comme à la plate-bande nécessaire de ce Paris nouveau, étalant +son luxe aux premières tiédeurs du printemps.</p> + +<p>Lorsque la mode les força absolument de quitter Paris, ils allèrent aux +bains de mer, mais à regret, pensant sur les plages de l'océan aux +trottoirs des boulevards. Leur amour lui-même s'y ennuya. C'était une +fleur de la serre qui avait besoin du grand lit gris et rose, de la +chair nue du cabinet, de l'aube dorée du petit salon. Depuis qu'ils +étaient seuls le soir, en face de la mer, ils ne trouvaient plus rien à +se dire. Elle essaya de chanter son répertoire du théâtre des Variétés, +sur un vieux piano qui agonisait dans un coin de sa chambre, à l'hôtel; +mais l'instrument, tout humide des vents du large, avait les voix +mélancoliques des grandes eaux. La Belle Hélène y fut lugubre et +fantastique. Pour se consoler, la jeune femme étonna la plage par ses +costumes prodigieux. Toute la bande de ces dames était là, à bâiller, à +attendre l'hiver, en cherchant avec désespoir un costume de bain qui ne +les rendît pas trop laides. Jamais Renée ne put décider Maxime à se +baigner. Il avait une peur abominable de l'eau, devenait tout pâle quand +le flot arrivait jusqu'à ses bottines, ne se serait pour rien au monde +approché au bord d'une falaise; il marchait loin des trous, faisant de +longs détours pour éviter la moindre côte un peu roide.</p> + +<p>Saccard vint à deux ou trois reprises voir «les enfants». Il était +écrasé de soucis, disait-il. Ce ne fut que vers octobre, lorsqu'ils se +retrouvèrent tous les trois à Paris, qu'il songea sérieusement à se +rapprocher de sa femme. L'affaire de Charonne mûrissait. Son plan fut +net et brutal. Il comptait prendre Renée au jeu qu'il aurait joué avec +une fille. Elle vivait dans des besoins d'argent grandissants, et, par +fierté, ne s'adressait à son mari qu'à la dernière extrémité. Ce dernier +se promit de profiter de sa première demande pour être galant, et +renouer des rapports depuis longtemps rompus, dans la joie de quelque +grosse dette payée.</p> + +<p>Des embarras terribles attendaient Renée et Maxime à Paris. Plusieurs +des billets souscrits à Larsonneau étaient échus; mais, comme Saccard +les laissait naturellement dormir chez l'huissier, ces billets +inquiétaient peu la jeune femme. Elle se trouvait bien autrement +effrayée par sa dette chez Worms, qui montait maintenant à près de deux +cent mille francs. Le tailleur exigeait un acompte, en menaçant de +suspendre tout crédit. Elle avait de brusques frissons quand elle +songeait au scandale d'un procès, et surtout à une fâcherie avec +l'illustre couturier. Puis il lui fallait de l'argent de poche. Ils +allaient s'ennuyer à mourir, elle et Maxime, s'ils n'avaient pas +quelques louis à dépenser par jour. Le cher enfant était à sec, depuis +qu'il fouillait vainement les tiroirs de son père. Sa fidélité, sa +sagesse exemplaire, pendant sept à huit mois, tenaient beaucoup au vide +absolu de sa bourse. Il n'avait pas toujours vingt francs pour inviter +quelque coureuse à souper. Aussi revenait-il philosophiquement à +l'hôtel. La jeune femme, à chacune de leurs escapades, lui remettait son +porte-monnaie pour qu'il payât dans les restaurants, dans les bals, dans +les petits théâtres. Elle continuait à le traiter maternellement; et +même c'était elle qui payait, du bout de ses doigts gantés, chez le +pâtissier où ils s'arrêtaient presque chaque après-midi, pour manger des +petits pâtés aux huîtres. Souvent, il trouvait, le matin, dans son +gilet, des louis qu'il ne savait pas là, et qu'elle y avait mis, comme +une mère qui garnit la poche d'un collégien. Et cette belle existence de +goûters, de caprices satisfaits, de plaisirs faciles allait cesser. Mais +une crainte plus grave encore vint les consterner. Le bijoutier de +Sylvia, auquel il devait dix mille francs, se fâchait, parlait de +Clichy!</p> + +<p>Les billets qu'il avait en main, protestés depuis longtemps, étaient +couverts de tels frais, que la dette se trouvait grossie de trois ou +quatre milliers de francs. Saccard déclara nettement qu'il ne pouvait +rien. Son fils à Clichy le poserait, et, quand il l'en retirerait, il +ferait grand bruit de cette largesse paternelle. Renée était au +désespoir; elle voyait son cher enfant en prison, mais dans un véritable +cachot, couché sur de la paille humide. Un soir, elle lui proposa +sérieusement de ne plus sortir de chez elle, d'y vivre ignoré de tous, à +l'abri des recors. Puis elle jura qu'elle trouverait l'argent. Jamais +elle ne parlait de l'origine de la dette, de cette Sylvia qui confiait +ses amours aux glaces des cabinets particuliers. C'était une +cinquantaine de mille francs qu'il lui fallait: quinze mille pour +Maxime, trente mille pour Worms, et cinq mille francs d'argent de poche. +Ils auraient devant eux quinze grands jours de bonheur. Elle se mit en +campagne.</p> + +<p>Sa première idée fut de demander les cinquante mille francs à son mari. +Elle ne s'y décida qu'avec des répugnances. Les dernières fois qu'il +était entré dans sa chambre pour lui apporter de l'argent, il lui avait +mis de nouveaux baisers sur le cou, en lui prenant les mains, en parlant +de sa tendresse. Les femmes ont un sens très délicat pour deviner les +hommes. Aussi s'attendait-elle à une exigence, à un marché tacite et +conclu en souriant.</p> + +<p>En effet, quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se +récria, dit que Larsonneau ne prêterait jamais cette somme, que lui-même +était encore trop gêné. Puis, changeant de voix, comme vaincu et pris +d'une émotion subite:</p> + +<p>—On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vais courir Paris, +faire l'impossible.... Je veux, chère amie, que vous soyez contente.</p> + +<p>Et mettant les lèvres à son oreille, lui baisant les cheveux, la voix un +peu tremblante:</p> + +<p>—Je te les porterai demain soir, dans ta chambre... sans billet....</p> + +<p>Mais elle dit vivement qu'elle n'était pas pressée, qu'elle ne voulait +pas le déranger à ce point. Lui qui venait de mettre tout son cœur dans +ce dangereux «sans billet», qu'il avait laissé échapper et qu'il +regrettait, ne parut pas avoir essuyé un refus désagréable. Il se +releva, en disant:</p> + +<p>—Eh bien, à votre disposition.... Je vous trouverai la somme quand le +moment sera venu. Larsonneau n'y sera pour rien, entendez-vous. C'est un +cadeau que j'entends vous faire.</p> + +<p>Il souriait d'un air bonhomme. Elle resta dans une cruelle angoisse. +Elle sentait qu'elle perdrait le peu d'équilibre qui lui restait si elle +se livrait à son mari.</p> + +<p>Son dernier orgueil était d'être mariée au père mais de n'être que la +femme du fils. Souvent, quand Maxime lui semblait froid, elle essayait +de lui faire comprendre cette situation par des allusions fort claires; +il est vrai que le jeune homme, qu'elle s'attendait à voir tomber à ses +pieds, après cette confidence, demeurait parfaitement indifférent, +croyant sans doute qu'elle voulait le rassurer sur la possibilité d'une +rencontre entre son père et lui, dans la chambre de soie grise.</p> + +<p>Quand Saccard l'eut quittée, elle s'habilla précipitamment et fit +atteler. Pendant que son coupé l'emportait vers l'île Saint-Louis, elle +préparait la façon dont elle allait demander les cinquante mille francs +à son père.</p> + +<p>Elle se jetait dans cette idée brusque, sans vouloir la discuter, se +sentant très lâche au fond, et prise d'une épouvante invincible devant +une pareille démarche.</p> + +<p>Lorsqu'elle arriva, la cour de l'hôtel Béraud la glaça, de son humidité +morne de cloître, et ce fut avec des envies de se sauver qu'elle monta +le large escalier de pierre, où ses petites bottes à hauts talons +sonnaient terriblement.</p> + +<p>Elle avait eu la sottise, dans sa hâte, de choisir un costume de soie +feuille morte à longs volants de dentelles blanches, orné de nœuds de +satin, coupé par une ceinture plissée comme une écharpe. Cette toilette, +que complétait une petite toque à grande voilette blanche, mettait une +note si singulière dans l'ennui sombre de l'escalier, qu'elle eut +elle-même conscience de l'étrange figure qu'elle y faisait. Elle +tremblait en traversant l'enfilade austère des vastes pièces, où les +personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ce flot de +jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude.</p> + +<p>Elle trouva son père dans un salon donnant sur la cour, où il se tenait +d'habitude. Il lisait un grand livre placé sur un pupitre adapté aux +bras de son fauteuil. Devant une des fenêtres, la tante Élisabeth +tricotait avec de longues aiguilles de bois; et, dans le silence de la +pièce, on n'entendait que le tic-tac de ces aiguilles.</p> + +<p>Renée s'assit, gênée, ne pouvant faire un mouvement sans troubler la +sévérité du haut plafond par un bruit d'étoffes froissées. Ses dentelles +étaient d'une blancheur crue, sur le fond noir des tapisseries et des +vieux meubles. M. Béraud du Châtel, les mains posées au bord du pupitre, +la regardait. La tante Élisabeth parla du mariage prochain de Christine, +qui devait épouser le fils d'un avoué fort riche; la jeune fille était +sortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chez un +fournisseur; et la bonne tante causait toute seule, de sa voix placide, +sans cesser de tricoter, bavardant sur les affaires du ménage, jetant +des regards souriants à Renée par-dessus ses lunettes.</p> + +<p>Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout le silence de +l'hôtel lui pesait sur les épaules, et elle eût donné beaucoup pour que +les dentelles de sa robe fussent noires. Le regard de son père +l'embarrassait au point qu'elle trouva Worms vraiment ridicule d'avoir +imaginé de si grands volants.</p> + +<p>—Comme tu es belle, ma fille! dit tout à coup la tante Élisabeth, qui +n'avait pas même encore vu les dentelles de sa nièce.</p> + +<p>Elle arrêta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pour mieux +voir. M. Béraud du Châtel eut un pâle sourire.</p> + +<p>—C'est un peu blanc, dit-il. Une femme doit être bien embarrassée avec +ça sur les trottoirs.</p> + +<p>—Mais, mon père, on ne sort pas à pied! s'écria Renée, qui regretta +ensuite ce mot du cœur.</p> + +<p>Le vieillard allait répondre. Puis il se leva, redressa sa haute taille, +et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage. Celle-ci restait +toute pâle d'émotion. Chaque fois qu'elle s'exhortait à avoir du courage +et qu'elle cherchait une transition pour arriver à la demande d'argent, +elle éprouvait un élancement au cœur.</p> + +<p>—On ne vous voit plus, mon père, murmura-t-elle.</p> + +<p>—Oh! répondit la tante sans laisser à son frère le temps d'ouvrir les +lèvres, ton père ne sort guère que pour aller de loin en loin au Jardin +des plantes. Et encore faut-il que je me fâche! Il prétend qu'il se perd +dans Paris, que la ville n'est plus faite pour lui.... Va, tu peux le +gronder!</p> + +<p>—Mon mari serait si heureux de vous voir venir de temps à autre à nos +jeudis! continua la jeune femme.</p> + +<p>M. Béraud du Châtel fit quelques pas en silence. Puis, d'une voix +tranquille:</p> + +<p>—Tu remercieras ton mari, dit-il. C'est un garçon actif, parait-il, et +je souhaite pour toi qu'il mène honnêtement ses affaires. Mais nous +n'avons pas les mêmes idées, et je suis mal à l'aise dans votre belle +maison du parc Monceau.</p> + +<p>La tante Élisabeth parut chagrine de cette réponse:</p> + +<p>—Que les hommes sont donc méchants avec leur politique! dit-elle +gaiement. Veux-tu savoir la vérité?</p> + +<p>Ton père est furieux contre vous, parce que vous allez aux Tuileries.</p> + +<p>Mais le vieillard haussa les épaules, comme pour dire que son +mécontentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit à +marcher lentement, songeur. Renée resta un instant silencieuse, ayant au +bord des lèvres la demande des cinquante mille francs. Puis, une lâcheté +plus grande la prit, elle embrassa son père, elle s'en alla.</p> + +<p>La tante Élisabeth voulut l'accompagner jusqu'à l'escalier. En +traversant l'enfilade des pièces, elle continuait à bavarder de sa +petite voix de vieille:</p> + +<p>—Tu es heureuse, chère enfant. Ça me fait bien plaisir de te voir belle +et bien portante; car si ton mariage avait mal tourné, sais-tu que je me +serais crue coupable?... Ton mari t'aime, tu as tout ce qu'il te faut, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Mais oui, répondit Renée, s'efforçant de sourire, la mort dans le +cœur.</p> + +<p>La tante la retint encore, la main sur la rampe de l'escalier.</p> + +<p>—Vois-tu, je n'ai qu'une crainte, c'est que tu ne te grises avec tout +ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vends rien.... Si un jour tu +avais un enfant, tu trouverais pour lui une petite fortune toute prête.</p> + +<p>Quand Renée fut dans son coupé, elle poussa un soupir de soulagement. +Elle avait des gouttes de sueur froide aux tempes; elle les essuya, en +pensant à l'humidité glaciale de l'hôtel Béraud. Puis, lorsque le coupé +roula au soleil clair du quai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante +mille francs, et toute sa douleur s'éveilla, plus vive. Elle qu'on +croyait si hardie, comme elle venait d'être lâche!</p> + +<p>Et pourtant c'était de Maxime qu'il s'agissait, de sa liberté, de leurs +joies à tous deux! Au milieu des reproches amers qu'elle s'adressait, +une idée surgit tout à coup, qui mit son désespoir au comble! elle +aurait dû parler des cinquante mille francs à la tante Élisabeth, dans +l'escalier.</p> + +<p>Où avait-elle eu la tête? La bonne femme lui aurait peut-être prêté la +somme, ou tout au moins l'aurait aidée. Elle se penchait déjà pour dire +à son cocher de retourner rue Saint-Louis-en-l'Ile lorsqu'elle crut +revoir l'image de son père traversant lentement l'ombre solennelle du +grand salon. Jamais elle n'aurait le courage de rentrer tout de suite +dans cette pièce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxième visite? +Et, au fond d'elle, elle ne trouvait même plus le courage de parler de +l'affaire à la tante Élisabeth. Elle dit à son cocher de la conduire rue +du Faubourg Poissonnière.</p> + +<p>Mme Sidonie eut un cri de ravissement lorsqu'elle la vit pousser la +porte discrètement voilée de la boutique.</p> + +<p>Elle était là par hasard, elle allait sortir pour courir chez le juge de +paix, où elle citait une cliente. Mais elle ferait défaut, ça serait +pour un autre jour; elle était trop heureuse que sa belle-sœur eût +l'amabilité de lui rendre enfin une petite visite. Renée souriait, d'un +air embarrassé. Mme Sidonie ne voulut absolument pas qu'elle restât en +bas; elle la fit monter dans sa chambre, par le petit escalier, après +avoir retiré le bouton de cuivre du magasin. Elle ôtait ainsi et +remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenait par un simple clou.</p> + +<p>—Là, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir sur une chaise +longue, nous allons pouvoir causer gentiment.... Imaginez-vous que vous +arrivez comme mars en carême. Je serais allée ce soir chez vous.</p> + +<p>Renée, qui connaissait la chambre, y éprouvait cette vague sensation de +malaise que procure à un promeneur un coin de forêt coupé dans un +paysage aimé.</p> + +<p>—Ah! dit-elle enfin, vous avez changé le lit de place, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, répondit tranquillement la marchande de dentelles, c'est une de +mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face de la cheminée. Elle +m'a conseillé aussi des rideaux rouges.</p> + +<p>—C'est ce que je me disais, les rideaux n'étaient pas de cette +couleur.... Une couleur bien commune, le rouge.</p> + +<p>Et elle mit son binocle, regarda cette pièce qui avait un luxe de grand +hôtel garni. Elle vit sur la cheminée de longues épingles à cheveux qui +ne venaient certainement pas du maigre chignon de Mme Sidonie. A +l'ancienne place où se trouvait le lit, le papier peint se montrait tout +éraflé, déteint et sali par le matelas. La courtière avait bien essayé +de cacher cette plaie, derrière les dossiers des deux fauteuils; mais +ces dossiers étaient un peu bas, et Renée s'arrêta à cette bande usée.</p> + +<p>—Vous avez quelque chose à me dire? demanda-t-elle enfin.</p> + +<p>—Oui, c'est toute une histoire, dit Mme Sidonie, joignant les mains, +avec des mines de gourmande qui va conter ce qu'elle a mangé à son +dîner. Imaginez-vous que M. de Saffré est amoureux de la belle Mme +Saccard.... Oui, de vous-même, ma mignonne.</p> + +<p>Elle n'eut même pas un mouvement de coquetterie.</p> + +<p>—Tiens! dit-elle, vous le disiez si épris de Mme Michelin.</p> + +<p>—Oh! c'est fini, tout à fait fini.... Je puis vous en donner la preuve, +si vous voulez.... Vous ne savez donc pas que la petite Michelin a plu +au baron Gouraud?</p> + +<p>C'est à n'y rien comprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont +stupéfaits.... Et savez-vous qu'elle est en train d'obtenir le ruban +rouge pour son mari!...</p> + +<p>Allez, c'est une gaillarde. Elle n'a pas froid aux yeux, elle n'a besoin +de personne pour conduire sa barque.</p> + +<p>Elle dit cela avec quelque regret mêlé d'admiration.</p> + +<p>—Mais revenons à M. de Saffré.... Il vous aurait rencontrée à un bal +d'actrices, enfouie dans un domino, et même il s'accuse de vous avoir +offert un peu cavalièrement à souper.... Est-ce vrai?</p> + +<p>La jeune femme restait toute surprise.</p> + +<p>—Parfaitement vrai, murmura-t-elle; mais qui a pu lui dire?...</p> + +<p>—Attendez, il prétend qu'il vous a reconnue plus tard, quand vous +n'avez plus été dans le salon, et qu'il s'est rappelé vous avoir vue +sortir au bras de Maxime....</p> + +<p>C'est depuis ce temps-là qu'il est amoureux fou. Ça lui a poussé au +cœur, vous comprenez? un caprice.... Il est venu me voir pour me +supplier de vous présenter ses excuses....</p> + +<p>—Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompit négligemment +Renée.</p> + +<p>Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses:</p> + +<p>—Ah! ma bonne Sidonie, je suis bien tourmentée.</p> + +<p>Il me faut absolument cinquante mille francs demain matin. J'étais venue +pour vous parler de cette affaire.</p> + +<p>Vous connaissez des prêteurs, m'avez-vous dit?</p> + +<p>La courtière, piquée de la façon brusque dont sa belle sœur coupait son +histoire, lui fit attendre quelque temps sa réponse.</p> + +<p>—Oui, certes; seulement, je vous conseille, avant tout, de chercher +chez des amis.... Moi, à votre place, je sais bien ce que je ferais.... +Je m'adresserais à M. de Saffré, tout simplement.</p> + +<p>Renée eut un sourire contraint.</p> + +<p>—Mais, reprit-elle, ce serait peu convenable, puisque vous le prétendez +si amoureux.</p> + +<p>La vieille la regardait d'un œil fixe; puis son visage mou se fondit +doucement dans un sourire de pitié attendrie.</p> + +<p>—Pauvre chère, murmura-t-elle, vous avez pleuré; ne niez pas, je le +vois à vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie.... Voyons, +laissez-moi arranger la petite affaire en question.</p> + +<p>Renée se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants. Et elle +resta debout, toute secouée par une cruelle lutte intérieure. Elle +ouvrait les lèvres, pour accepter peut-être, lorsqu'un léger coup de +sonnette retentit dans la pièce voisine. Mme Sidonie sortit vivement, en +entrebâillant une porte qui laissa voir une double rangée de pianos. La +jeune femme entendit ensuite un pas d'homme et le bruit étouffé d'une +conversation à voix basse. Machinalement, elle alla examiner de plus +près la tache jaunâtre dont les matelas avaient barré le mur.</p> + +<p>Cette tache l'inquiétait, la gênait. Oubliant tout, Maxime, les +cinquante mille francs, M. de Saffré, elle revint devant le lit, +songeuse: ce lit était bien mieux à l'endroit où il se trouvait +auparavant; il y avait des femmes qui manquaient vraiment de goût; pour +sûr, quand on était couché, on devait avoir la lumière dans les yeux.</p> + +<p>Et elle vit vaguement se lever, au fond de son souvenir, l'image de +l'inconnu du quai Saint-Paul, son roman en deux rendez-vous, cet amour +de hasard qu'elle avait goûté là, à cette autre place. Il n'en restait +que cette usure du papier peint. Alors cette chambre l'emplit de +malaise, et elle s'impatienta de ce bourdonnement de voix qui +continuait, dans la pièce voisine.</p> + +<p>Quand Mme Sidonie revint, ouvrant et fermant la porte avec précaution, +elle fit des signes répétés du bout des doigts, pour lui recommander de +parler tout bas.</p> + +<p>Puis, à son oreille:</p> + +<p>—Vous ne savez pas, l'aventure est bonne: c'est M. de Saffré qui est +là.</p> + +<p>—Vous ne lui avez pas dit au moins que j'étais ici? demanda la jeune +femme inquiète.</p> + +<p>La courtière sembla surprise, et très naïvement:</p> + +<p>—Mais si.... Il attend que je lui dise d'entrer. Bien entendu, je ne +lui ai pas parlé des cinquante mille francs....</p> + +<p>Renée, toute pâle, s'était redressée comme sous un coup de fouet. Une +immense fierté lui remontait au cœur.</p> + +<p>Ce bruit de bottes, qu'elle entendait plus brutal dans la chambre d'à +côté, l'exaspérait.</p> + +<p>—Je m'en vais, dit-elle d'une voix brève. Venez m'ouvrir la porte.</p> + +<p>Mme Sidonie essaya de sourire.</p> + +<p>—Ne faites pas l'enfant.... Je ne puis pas rester avec ce garçon sur +les bras, maintenant que je lui ai dit que vous étiez ici.... Vous me +compromettez, vraiment....</p> + +<p>Mais la jeune femme avait déjà descendu le petit escalier. Elle répétait +devant la porte fermée de la boutique:</p> + +<p>—Ouvrez-moi, ouvrez-moi.</p> + +<p>La marchande de dentelles, quand elle retirait le bouton de cuivre, +avait l'habitude de le mettre dans sa poche. Elle voulut encore +parlementer. Enfin, prise de colère elle-même, laissant voir au fond de +ses yeux gris la sécheresse aigre de sa nature, elle s'écria:</p> + +<p>—Mais enfin que voulez-vous que je lui dise, à cet homme?</p> + +<p>—Que je ne suis pas à vendre, répondit Renée, qui avait un pied sur le +trottoir.</p> + +<p>Et il lui sembla entendre Mme Sidonie murmurer en refermant violemment +la porte: «Eh! va donc, grue! tu me paieras ça.»</p> + +<p>—Pardieu! pensa-t-elle en remontant dans son coupé, j'aime encore mieux +mon mari.</p> + +<p>Elle retourna droit à l'hôtel. Le soir, elle dit à Maxime de ne pas +venir; elle était souffrante, elle avait besoin de repos. Et, le +lendemain, lorsqu'elle lui remit les quinze mille francs pour le +bijoutier de Sylvia, elle resta embarrassée devant sa surprise et ses +questions. C'était son mari, dit-elle, qui avait fait une bonne affaire. +Mais, à partir de ce jour, elle fut plus fantasque, elle changeait +souvent les heures des rendez-vous qu'elle donnait au jeune homme, et +souvent même elle le guettait dans la serre pour le renvoyer. Lui +s'inquiétait peu de ces changements d'humeur; il se plaisait à être une +chose obéissante aux mains des femmes. Ce qui l'ennuya davantage, ce fut +la tournure morale que prenaient parfois leurs tête-à-tête d'amoureux. +Elle devenait toute triste; même il lui arrivait d'avoir de grosses +larmes dans les yeux. Elle interrompait son refrain sur «le beau jeune +homme» de La Belle Hélène, jouait les cantiques du pensionnat, demandait +à son amant s'il ne croyait pas que le mal fût puni tôt ou tard.</p> + +<p>—Décidément, elle vieillit, pensait-il. C'est tout le plus si elle est +drôle encore un an ou deux.</p> + +<p>La vérité était qu'elle souffrait cruellement. Maintenant, elle aurait +mieux aimé tromper Maxime avec M. de Saffré. Chez Mme Sidonie, elle +s'était révoltée, elle avait cédé à une fierté instinctive, au dégoût de +ce marché grossier. Mais, les jours suivants, quand elle endura les +angoisses de l'adultère, tout sombra en elle, et elle se sentit si +méprisable qu'elle se serait livrée au premier homme qui aurait poussé +la porte de la chambre aux pianos. Si, jusque-là, la pensée de son mari +était passée parfois dans l'inceste, comme une pointe d'horreur +voluptueuse, le mari, l'homme lui-même, y entra dès lors avec une +brutalité qui tourna ses sensations les plus délicates en douleurs +intolérables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute et qui +rêvait volontiers un coin de paradis surhumain où les dieux goûtent +leurs amours en famille, elle roulait à la débauche vulgaire, au partage +de deux hommes. Vainement elle tenta de jouir de l'infamie. Elle avait +encore les lèvres chaudes des baisers de Saccard, lorsqu'elle les +offrait aux baisers de Maxime.</p> + +<p>Ses curiosités descendirent au fond de ces voluptés maudites; elle alla +jusqu'à mêler ces deux tendresses, jusqu'à chercher le fils dans les +étreintes du père. Et elle sortait plus effarée, plus meurtrie de ce +voyage dans l'inconnu du mal, de ces ténèbres ardentes où elle +confondait son double amant, avec des terreurs qui donnaient un râle à +ses joies.</p> + +<p>Elle garda ce drame pour elle seule, en doubla la souffrance par les +fièvres de son imagination. Elle eût préféré mourir que d'avouer la +vérité à Maxime. C'était une peur sourde que le jeune homme ne se +révoltât, ne la quittât; c'était surtout une croyance si absolue de +péché monstrueux et de damnation éternelle qu'elle aurait plus +volontiers traversé nue le parc Monceau que de confesser sa honte à voix +basse. Elle restait, d'ailleurs, l'étourdie qui étonnait Paris par ses +extravagances. Des gaietés nerveuses la prenaient, des caprices +prodigieux, dont s'entretenaient les journaux, en la désignant par ses +initiales.</p> + +<p>Ce fut à cette époque qu'elle voulut sérieusement se battre en duel, au +pistolet, avec la duchesse de Sternich, qui avait, méchamment, +disait-elle, renversé un verre de punch sur sa robe; il fallut que son +beau-frère le ministre se fâchât. Une autre fois, elle paria avec Mme de +Lauwerens qu'elle ferait le tour de la piste de Longchamp en moins de +dix minutes, et ce ne fut qu'une question de costume qui la retint. +Maxime lui-même commençait à être effrayé par cette tête où la folie +montait, et où il croyait entendre, la nuit, sur l'oreiller, tout le +tapage d'une ville en rut de plaisirs.</p> + +<p>Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n'avaient +seulement pas regardé l'affiche. Ils voulaient voir une grande +tragédienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir tout Paris, +et à laquelle la mode leur commandait de s'intéresser. On donnait +Phèdre. Il se rappelait assez son répertoire classique, elle savait +assez d'italien pour suivre la pièce. Et même ce drame leur causa une +émotion particulière, dans cette langue étrangère dont les sonorités +leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d'orchestre +soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, +très médiocre, qui pleurait son rôle.</p> + +<p>—Quel godiche! murmurait Maxime.</p> + +<p>Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec +sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre +était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle +pouvait être, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de +la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime +antique. Au premier acte, quand Phèdre fait à Œnone la confidence de sa +tendresse criminelle; au second, lorsqu'elle se déclare, toute brûlante, +à Hippolyte; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée +l'accable, et qu'elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle +emplissait la salle d'un tel cri de passion fauve, d'un tel besoin de +volupté surhumaine que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque +frisson de son désir et de ses remords.</p> + +<p>—Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de +Théramène. Il a une bonne tête, le vieux!</p> + +<p>Et il murmura d'une voix creuse:</p> + +<p>A peine nous sortions des portes de Trézène, il était sur son char...</p> + +<p>Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n'écouta plus. Le +lustre l'aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ces +faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, +interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et +elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. +Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier +râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, +lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de +s'empoisonner, un jour? Comme son drame était mesquin et honteux à côté +de l'épopée antique! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa +sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrière elle cette +rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmure complaisant +d'Œnone.</p> + +<p>Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en général la +tragédie «assommante», et préférait les pièces des Bouffes. Cependant +Phèdre était «corsée». Il s'y était intéressé, parce que.... Et il serra +la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idée drôle lui +passa par la tête, et il céda à l'envie de faire un mot:</p> + +<p>—C'est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m'approcher de la +mer, à Trouville.</p> + +<p>Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Il fallut +qu'il répétât sa phrase.</p> + +<p>—Pourquoi? lui demanda-t-elle étonnée, ne comprenant pas.</p> + +<p>—Mais le monstre....</p> + +<p>Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeune femme. +Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n'était plus qu'un gros pantin +qui retroussait son péplum et montrait sa langue au public comme Blanche +Muller, au troisième acte de La Belle Hélène, Théramène dansait le +cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant +les doigts dans le nez.</p> + +<p>Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Renée, elle avait des +rébellions superbes. Quel était donc son crime, et pourquoi aurait-elle +rougi? Est-ce qu'elle ne marchait pas chaque jour sur des infamies plus +grandes? Est-ce qu'elle ne coudoyait pas, chez les ministres, aux +Tuileries, partout, des misérables comme elle, qui avaient sur leur +chair des millions et qu'on adorait à deux genoux! Et elle songeait à +l'amitié honteuse d'Adeline d'Espanet et de Suzanne Haffner, dont on +souriait parfois aux lundis de l'impératrice. Elle se rappelait le +négoce de Mme de Lauwerens, que les maris célébraient pour sa bonne +conduite, son ordre, son exactitude à payer ses fournisseurs. Elle +nommait Mme Daste, Mme Teissière, la baronne de Meinhold, ces créatures +dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotées dans le beau +monde comme des valeurs à la Bourse.</p> + +<p>Mme de Guende était tellement bête et tellement bien faite qu'elle avait +pour amants trois officiers supérieurs à la fois, sans pouvoir les +distinguer, à cause de leur uniforme; ce qui faisait dire à ce démon de +Louise qu'elle les forçait d'abord à se mettre en chemise, pour savoir +auquel des trois elle parlait. La comtesse Vanska, elle, se souvenait +des cours où elle avait chanté, des trottoirs le long desquels on +prétendait l'avoir revue, vêtue d'indienne, rôdant comme une louve. +Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie étalée et triomphante.</p> + +<p>Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich se dressait, laide, +vieillie, lassée, avec la gloire d'avoir passé une nuit dans le lit +impérial; c'était le vice officiel, elle en gardait comme une majesté de +la débauche et une souveraineté sur cette bande d'illustres coureuses.</p> + +<p>Alors, l'incestueuse s'habituait à sa faute comme à une robe de gala +dont les roideurs l'auraient d'abord gênée. Elle suivait les modes de +l'époque, elle s'habillait et se déshabillait à l'exemple des autres. +Elle finissait par croire qu'elle vivait au milieu d'un monde supérieur +à la morale commune, où les sens s'affinaient et se développaient, où il +était permis de se mettre nue pour la joie de l'Olympe entier. Le mal +devenait un luxe, une fleur piquée dans les cheveux, un diamant attaché +sur le front.</p> + +<p>Et elle revoyait, comme une justification et une rédemption, l'empereur, +au bras du général, passer entre les deux files d'épaules inclinées.</p> + +<p>Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari, continuait à +l'inquiéter. Depuis que Saccard se montrait galant ce grand valet pâle +et digne lui semblait marcher autour d'elle, avec la solennité d'un +blâme muet. Il ne la regardait pas, ses regards froids passaient plus +haut, par-dessus son chignon, avec des pudeurs de bedeau refusant de +souiller ses yeux sur la chevelure d'une pécheresse. Elle s'imaginait +qu'il savait tout, elle aurait acheté son silence si elle eût osé. Puis +des malaises la prenaient, elle éprouvait une sorte de respect confus +quand elle rencontrait Baptiste, se disant que toute l'honnêteté de son +entourage s'était retirée et cachée sous l'habit noir de ce laquais.</p> + +<p>Elle demanda un jour à Céleste:</p> + +<p>—Est-ce que Baptiste plaisante à l'office? Lui connaissez-vous quelque +aventure, quelque maîtresse?</p> + +<p>—Ah! bien, oui! se contenta de répondre la femme de chambre.</p> + +<p>—Voyons, il a dû vous faire la cour?</p> + +<p>—Eh! il ne regarde jamais les femmes. C'est à peine si nous +l'apercevons.... Il est toujours chez monsieur ou dans les écuries.... +Il dit qu'il aime beaucoup les chevaux.</p> + +<p>Renée s'irritait de cette honnêteté, insistait, aurait voulu pouvoir +mépriser ses gens. Bien qu'elle se fût prise d'affection pour Céleste, +elle se serait réjouie de lui savoir des amants.</p> + +<p>—Mais vous, Céleste, ne trouvez-vous pas que Baptiste est un beau +garçon?</p> + +<p>—Moi, madame! s'écria la chambrière, de l'air stupéfait d'une personne +qui vient d'entendre une chose prodigieuse, oh! j'ai bien d'autres idées +en tête. Je ne veux pas d'un homme. J'ai mon plan, vous verrez plus +tard. Je ne suis pas une bête, allez.</p> + +<p>Renée ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis, d'ailleurs, +grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles rencontraient des +obstacles nombreux qu'il lui fallait franchir, et contre lesquels elle +se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi que Louise de Mareuil se dressa un +jour entre elle et Maxime. Elle n'était pas jalouse de «la bossue», +comme elle la nommait dédaigneusement; elle la savait condamnée par les +médecins, et ne pouvait croire que Maxime épousât jamais un pareil +laideron, même au prix d'un million de dot. Dans ses chutes, elle avait +conservé une naïveté bourgeoise à l'égard des gens qu'elle aimait; si +elle se méprisait elle-même, elle les croyait volontiers supérieurs et +très estimables. Mais, tout en rejetant la possibilité d'un mariage qui +lui eût paru une débauche sinistre et un vol, elle souffrait des +familiarités, de la camaraderie des jeunes gens. Quand elle parlait de +Louise à Maxime, il riait d'aise, il lui racontait les mots de l'enfant, +il lui disait:</p> + +<p>—Elle m'appelle son petit homme, tu sais, cette gamine?</p> + +<p>Et il montrait une telle liberté d'esprit, qu'elle n'osait lui faire +entendre que cette gamine avait dix-sept ans, et que leurs jeux de +mains, leur empressement, dans les salons, à chercher les coins d'ombre +pour se moquer de tout le monde, la chagrinaient, lui gâtaient les plus +belles soirées.</p> + +<p>Un fait vint donner à la situation un caractère singulier. Renée avait +souvent des besoins de fanfaronnade, des caprices de hardiesse brutale. +Elle entraînait Maxime derrière un rideau, derrière une porte et +l'embrassait, au risque d'être vue. Un jeudi soir, comme le salon bouton +d'or était plein de monde, il lui poussa la belle idée d'appeler le +jeune homme, qui causait avec Louise; elle s'avança à sa rencontre du +fond de la serre, où elle se trouvait, et le baisa brusquement sur la +bouche, entre deux massifs, se croyant suffisamment cachée. Mais Louise +avait suivi Maxime. Quand les amants levèrent la tête, ils la virent, à +quelques pas, qui les regardait avec un étrange sourire, sans une +rougeur ni un étonnement, de l'air tranquillement amical d'un compagnon +de vice, assez savant pour comprendre et goûter un tel baiser.</p> + +<p>Ce jour-là, Maxime se sentit réellement épouvanté, et ce fut Renée qui +se montra indifférente et même joyeuse.</p> + +<p>C'était fini. Il devenait impossible que la bossue lui prit son amant. +Elle pensait:</p> + +<p>—J'aurais dû le faire exprès. Elle sait maintenant que «son petit +homme» est à moi.</p> + +<p>Maxime se rassura en retrouvant Louise aussi rieuse, aussi drôle +qu'auparavant. Il la jugea «très forte, très bonne fille». Et ce fut +tout.</p> + +<p>Renée s'inquiétait avec raison. Saccard, depuis quelque temps, songeait +au mariage de son fils avec Mlle de Mareuil. Il y avait là une dot d'un +million qu'il ne voulait pas laisser échapper, comptant plus tard mettre +les mains dans cet argent. Louise, vers le commencement de l'hiver, +étant restée au lit pendant près de trois semaines, il eut une telle +peur de la voir mourir avant l'union projetée qu'il se décida à marier +les enfants tout de suite.</p> + +<p>Il les trouvait bien un peu jeunes: mais les médecins redoutaient le +mois de mars pour la poitrinaire. De son côté, M. de Mareuil était dans +une situation délicate. Au dernier scrutin, il avait enfin réussi à se +faire nommer député. Seulement, le Corps législatif venait de casser son +élection, qui fut le scandale de la révision des pouvoirs. Cette +élection était tout un poème héroï-comique, sur lequel les journaux +vécurent pendant un mois.</p> + +<p>M. Hupel de la Noue, le préfet du département, avait déployé une telle +vigueur que les autres candidats ne purent même afficher leur profession +de foi ni distribuer leurs bulletins. Sur ses conseils, M. de Mareuil +couvrit la circonscription de tables où les paysans burent et mangèrent +pendant une semaine. Il promit, en outre, un chemin de fer, la +construction d'un pont et de trois églises, et adressa, la veille du +scrutin, aux électeurs influents, les portraits de l'empereur et de +l'impératrice, deux grandes gravures recouvertes d'une vitre et +encadrées d'une baguette d'or. Cet envoi eut un succès fou, la majorité +fut écrasante. Mais, quand la Chambre, devant l'éclat de rire de la +France entière, se trouva forcée de renvoyer M. de Mareuil à ses +électeurs, le ministre entra dans une colère terrible contre le préfet +et le malheureux candidat, qui s'étaient montrés vraiment trop «roides».</p> + +<p>Il parla même de mettre la candidature officielle sur un autre nom. M. +de Mareuil fut épouvanté, il avait dépensé trois cent mille francs dans +le département, il y possédait de grandes propriétés où il s'ennuyait, +et qu'il lui faudrait revendre à perte. Aussi vint-il supplier son cher +collègue d'apaiser son frère, de lui promettre, en son nom, une élection +tout à fait convenable. Ce fut en cette circonstance que Saccard reparla +du mariage des enfants, et que les deux pères l'arrêtèrent +définitivement.</p> + +<p>Quand Maxime fut tâté à ce sujet, il éprouva un embarras. Louise +l'amusait, la dot le tentait plus encore.</p> + +<p>Il dit oui, il accepta toutes les dates que Saccard voulut, pour +s'éviter l'ennui d'une discussion. Mais, au fond, il s'avouait que, +malheureusement, les choses ne s'arrangeraient pas avec une si belle +facilité. Renée ne voudrait jamais; elle pleurerait, elle lui ferait des +scènes, elle était capable de commettre quelque gros scandale pour +étonner Paris. C'était bien désagréable. Maintenant, elle lui faisait +peur. Elle le couvait avec des yeux inquiétants, elle le possédait si +despotiquement, qu'il croyait sentir des griffes s'enfoncer dans son +épaule, quand elle posait là sa main blanche. Sa turbulence devenait de +la brusquerie, et il y avait des sons brisés au fond de ses rires.</p> + +<p>Il craignait réellement qu'elle ne devînt folle, une nuit, entre ses +bras. Chez elle le remords, la crainte d'être surprise, les joies +cruelles de l'adultère ne se traduisaient pas comme chez les autres +femmes par des larmes et des accablements, mais par une extravagance +plus haute, par un besoin de tapage plus irrésistible. Et, au milieu de +son effarement grandissant, on commençait à entendre un râle, le +détraquement de cette adorable et étonnante machine qui se cassait.</p> + +<p>Maxime attendait passivement une occasion qui le débarrassât de cette +maîtresse gênante. Il disait de nouveau qu'ils avaient fait une bêtise. +Si leur camaraderie avait d'abord mis dans leurs rapports d'amoureux une +volupté de plus, elle lui empêchait aujourd'hui de rompre, comme il +l'aurait certainement fait avec une autre femme. Il ne serait plus +revenu; c'était sa façon de dénouer ses amours, pour éviter tout effort +et toute querelle. Mais il se sentait incapable d'un éclat, et il +s'oubliait même volontiers encore dans les caresses de Renée; elle était +maternelle, elle payait pour lui, elle le tirerait d'embarras, si +quelque créancier se fâchait. Puis l'idée de Louise, l'idée du million +de dot revenait, lui faisait penser, jusque sous les baisers de la jeune +femme, «que tout cela était bel et bon, mais que ce n'était pas sérieux, +et qu'il faudrait bien que ça finît».</p> + +<p>Une nuit, Maxime fut si rapidement décavé chez une dame où l'on jouait +souvent jusqu'au jour, qu'il éprouva une de ces colères muettes de +joueur dont les poches sont vides. Il eût donné tout au monde pour +pouvoir jeter encore quelques louis sur la table. Il prit son chapeau, +et, du pas machinal d'un homme poussé par une idée fixe, il alla au parc +Monceau, ouvrit la petite grille, se trouva dans la serre. Il était plus +de minuit. Renée lui avait défendu de venir ce soir-là. Maintenant, +quand elle lui fermait sa porte, elle ne cherchait même plus à trouver +une explication, et lui ne songeait qu'à profiter de son jour de congé. +Il ne se souvint nettement de la défense de la jeune femme que devant la +porte-fenêtre du petit salon, qui était fermée. D'ordinaire, quand il +devait venir, Renée tournait à l'avance l'espagnolette de cette porte.</p> + +<p>—Bah! pensa-t-il, en voyant la fenêtre du cabinet de toilette éclairée, +je vais siffler, et elle descendra. Je ne la dérangerai pas; si elle a +quelques louis, je m'en irai tout de suite.</p> + +<p>Et il siffla doucement. Souvent, d'ailleurs, il employait ce signal pour +lui annoncer son arrivée. Mais, ce soir-là, il siffla inutilement à +plusieurs reprises. Il s'acharna, haussant le ton, ne voulant pas lâcher +son idée d'emprunt immédiat. Enfin, il vit la porte-fenêtre s'ouvrir +avec des précautions infinies, sans qu'il eût entendu le moindre bruit +de pas. Dans le demi-jour de la serre, Renée lui apparut, les cheveux +dénoués, à peine vêtue, comme si elle allait se mettre au lit. Elle +était nu-pieds.</p> + +<p>Elle le poussa vers un des berceaux, descendant les marches, marchant +sur le sable des allées, sans paraître sentir le froid ni la rudesse du +sol.</p> + +<p>—C'est bête de siffler si fort que ça, murmura-t-elle avec une colère +contenue.... Je t'avais dit de ne pas venir.</p> + +<p>Que me veux-tu?</p> + +<p>—Eh! montons, dit Maxime surpris de cet accueil.</p> + +<p>Je te dirai ça là-haut. Tu vas prendre froid.</p> + +<p>Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s'aperçut alors +qu'elle était horriblement pâle. Une épouvante muette la courbait. Ses +derniers vêtements, les dentelles de son linge, pendaient comme des +lambeaux tragiques, sur sa peau frissonnante.</p> + +<p>Il l'examinait avec un étonnement croissant.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc? Tu es malade?</p> + +<p>Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, à travers les vitres +de la serre, cette fenêtre du cabinet de toilette où il avait vu de la +lumière.</p> + +<p>—Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout à coup.</p> + +<p>—Non, non, ce n'est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante, affolée.</p> + +<p>—Allons donc, ma chère, je vois l'ombre.</p> + +<p>Alors ils restèrent là un instant, face à face, ne sachant que se dire. +Les dents de Renée claquaient de terreur, et il lui semblait qu'on +jetait des seaux d'eau glacée sur ses pieds nus. Maxime éprouvait plus +d'irritation qu'il n'aurait cru; mais il demeurait encore assez +désintéressé pour réfléchir, pour se dire que l'occasion était bonne, et +qu'il allait rompre.</p> + +<p>—Tu ne me feras pas croire que c'est Céleste qui porte un paletot, +continua-t-il. Si les vitres de la serre n'étaient pas si épaisses, je +reconnaîtrais peut-être le monsieur.</p> + +<p>Elle le poussa plus profondément dans le noir des feuillages, en disant, +les mains jointes, prise d'une terreur croissante:</p> + +<p>—Je t'en prie, Maxime....</p> + +<p>Mais toute la taquinerie du jeune homme se réveillait, une taquinerie +féroce qui cherchait à se venger. Il était trop frêle pour se soulager +par la colère. Le dépit pinça ses lèvres; et, au lieu de la battre, +comme il en avait d'abord eu l'envie, il aiguisa sa voix, il reprit:</p> + +<p>—Tu aurais dû me le dire, je ne serais pas venu vous déranger. Ça se +voit tous les jours, qu'on ne s'aime plus.... Moi-même, je commençais à +en avoir assez....</p> + +<p>Voyons, ne t'impatiente pas. Je vais te laisser remonter; mais pas avant +que tu m'aies dit le nom du monsieur....</p> + +<p>—Jamais, jamais! murmura la jeune femme, qui étouffait ses larmes.</p> + +<p>—Ce n'est pas pour le provoquer, c'est pour savoir.... Le nom, dis vite +le nom, et je pars.</p> + +<p>Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son rire mauvais. Et +elle se débattait, éperdue, ne voulant plus ouvrir les lèvres, pour que +le nom qu'il lui demandait ne pût s'en échapper.</p> + +<p>—Nous allons faire du bruit, tu seras bien avancée.</p> + +<p>Qu'as-tu peur? ne sommes-nous pas de bons amis?...</p> + +<p>Je veux savoir qui me remplace, c'est légitime....</p> + +<p>Attends, je t'aiderai. C'est M. de Mussy, dont la douleur t'a touchée.</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Elle baissait la tête sous un pareil +interrogatoire.</p> + +<p>—Ce n'est pas M. de Mussy?... Alors le duc de Rozan? vrai, non plus +Il.... Peut-être le comte de Chibray? Pas davantage?...</p> + +<p>Il s'arrêta, il chercha.</p> + +<p>—Diable, c'est que je ne vois personne.... Ce n'est pas mon père, après +ce que tu m'as dit....</p> + +<p>Renée tressaillit, comme sous une brûlure, et sourdement:</p> + +<p>—Non, tu sais bien qu'il ne vient plus. Je n'aurais pas accepté, ce +serait ignoble.</p> + +<p>—Qui alors?</p> + +<p>Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme lutta encore +quelques instants.</p> + +<p>—Oh! Maxime, si tu savais!... Je ne puis pourtant pas dire....</p> + +<p>Puis, vaincue, anéantie, regardant avec effroi la fenêtre éclairée:</p> + +<p>—C'est M. de Saffré, balbutia-t-elle très bas.</p> + +<p>Maxime, que son jeu cruel amusait, pâlit extrêmement devant cet aveu +qu'il sollicitait avec tant d'insistance. Il fut irrité de la douleur +inattendue que lui causait ce nom d'homme. Il rejeta violemment les +poignets de Renée, s'approchant, lui disant en plein visage, les dents +serrées:</p> + +<p>—Tiens, veux-tu savoir? tu es une...!</p> + +<p>Il dit le mot. Et il s'en allait, lorsqu'elle courut à lui, sanglotante, +le prenant dans ses bras, murmurant des mots de tendresse, des demandes +de pardon, lui jurant qu'elle l'adorait toujours, et que le lendemain +elle lui expliquerait tout. Mais il se dégagea, il ferma violemment la +porte de la serre, en répondant:</p> + +<p>—Eh non! c'est fini, j'en ai plein le dos.</p> + +<p>Elle resta écrasée. Elle le regarda traverser le jardin.</p> + +<p>Il lui semblait que les arbres de la serre tournaient autour d'elle. +Puis, lentement, elle traîna ses pieds nus sur le sable des allées, elle +remonta les marches du perron, la peau marbrée par le froid, plus +tragique dans le désordre de ses dentelles. En haut, elle répondit aux +questions de son mari, qui l'attendait, qu'elle avait cru se rappeler +l'endroit où pouvait être tombé un petit carnet perdu depuis le matin. +Et, quand elle fut couchée, elle éprouva tout à coup un désespoir +immense, en réfléchissant qu'elle aurait dû dire à Maxime que son père, +rentré avec elle, l'avait suivie dans sa chambre pour l'entretenir d'une +question d'argent quelconque.</p> + +<p>Ce fut le lendemain que Saccard se décida à brusquer le dénouement de +l'affaire de Charonne. Sa femme lui appartenait; il venait de la sentir +douce et inerte entre ses mains, comme une chose qui s'abandonne. +D'autre part, le tracé du boulevard du Prince-Eugène allait être arrêté, +il fallait que Renée fût dépouillée avant que l'expropriation prochaine +s'ébruitât. Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amour +d'artiste; il regardait mûrir son plan avec dévotion, tendait ses pièges +avec les raffinements d'un chasseur qui met de la coquetterie à prendre +galamment le gibier. C'était, chez lui, une simple satisfaction de +joueur adroit, d'homme goûtant une volupté particulière au gain volé; il +voulait avoir les terrains pour un morceau de pain, quitte à donner cent +mille francs de bijoux à sa femme, dans la joie du triomphe. Les +opérations les plus simples se compliquaient, dès qu'il s'en occupait, +devenaient des drames noirs; il se passionnait, il aurait battu son père +pour une pièce de cent sous. Et il semait ensuite l'or royalement.</p> + +<p>Mais, avant d'obtenir de Renée la cession de sa part de propriété, il +eut la prudence d'aller tâter Larsonneau sur les intentions de chantage +qu'il avait flairées en lui.</p> + +<p>Son instinct le sauva, en cette circonstance. L'agent d'expropriation +avait cru, de son côté, que le fruit était mûr et qu'il pouvait le +cueillir. Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, il +trouva son compère bouleversé, donnant les signes du plus violent +désespoir.</p> + +<p>—Ah! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant les mains, nous sommes +perdus.... J'allais courir chez vous pour nous concerter, pour nous +sortir de cette horrible aventure....</p> + +<p>Tandis qu'il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccard +remarqua qu'il était en train de signer des lettres, au moment de son +entrée, et que les signatures avaient une netteté admirable. Il le +regarda tranquillement, en disant:</p> + +<p>—Bah! qu'est-ce qui nous arrive donc?</p> + +<p>Mais l'autre ne répondit pas tout de suite; il s'était jeté dans son +fauteuil, devant son bureau, et là, les coudes sur le buvard, le front +entre les mains, il se branlait furieusement la tête. Enfin, d'une voix +étouffée:</p> + +<p>—On m'a volé le registre, vous savez....</p> + +<p>Et il conta qu'un de ses commis, un gueux digne du bagne, lui avait +soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels se trouvait le +fameux registre. Le pis était que le voleur avait compris le parti qu'il +pouvait tirer de cette pièce et qu'il voulait se la faire racheter cent +mille francs.</p> + +<p>Saccard réfléchissait. Le conte lui parut par trop grossier. Évidemment, +Larsonneau se souciait peu, au fond, d'être cru. Il cherchait un simple +prétexte pour lui faire entendre qu'il voulait cent mille francs dans +l'affaire de Charonne; et même, à cette condition, il rendrait les +papiers compromettants qu'il avait entre les mains. Le marché parut trop +lourd à Saccard. Il aurait volontiers fait la part de son ancien +collègue; mais cette embûche tendue, cette vanité de le prendre pour +dupe l'irritaient.</p> + +<p>D'ailleurs, il n'était pas sans inquiétude; il connaissait le +personnage, il le savait très capable de porter les papiers à son frère +le ministre, qui aurait certainement payé pour étouffer tout scandale.</p> + +<p>—Diable! murmura-t-il, en s'asseyant à son tour, voilà une vilaine +histoire.... Et pourrait-on voir le gueux en question?</p> + +<p>—Je vais l'envoyer chercher, dit Larsonneau. Il demeure à côté, rue +Jean-Lantier.</p> + +<p>Dix minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un petit jeune homme, louche, +les cheveux pâles, la face couverte de taches de rousseur, entra +doucement, en évitant que la porte fît du bruit. Il était vêtu d'une +mauvaise redingote noire trop grande et horriblement râpée. Il se tint +debout, à distance respectueuse, regardant Saccard du coin de l'œil, +tranquillement. Larsonneau, qui l'appelait Baptistin, lui fit subir un +interrogatoire, auquel il répondit par des monosyllabes, sans se +troubler le moins du monde; et il recevait en toute indifférence les +noms de voleur, d'escroc, de scélérat, dont son patron croyait devoir +accompagner chacune de ses demandes. Saccard admira le sang-froid de ce +malheureux. A un moment, l'agent d'expropriation s'élança de son +fauteuil comme pour le battre; et il se contenta de reculer d'un pas, en +louchant avec plus d'humilité.</p> + +<p>—C'est bien, laissez-le, dit le financier.... Alors, monsieur, vous +demandez cent mille francs pour rendre les papiers?</p> + +<p>—Oui, cent mille francs, répondit le jeune homme.</p> + +<p>Et il s'en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer.</p> + +<p>—Hein? quelle crapule! balbutia-t-il. Avez-vous vu ses regards faux?... +Ces gaillards-là vous ont l'air timides et vous assassineraient un homme +pour vingt francs.</p> + +<p>Mais Saccard l'interrompit en disant:</p> + +<p>—Bah! il n'est pas terrible. Je crois qu'on pourra s'arranger avec +lui.... Je venais pour une affaire beaucoup plus inquiétante.... Vous +aviez raison de vous défier de ma femme, mon cher ami. Imaginez-vous +qu'elle vend sa part de propriété à M. Haffner. Elle a besoin d'argent, +dit-elle. C'est son amie Suzanne qui a dû la pousser.</p> + +<p>L'autre cessa brusquement de se désespérer; il écoutait, un peu pâle, +rajustant son col droit, qui avait tourné, dans sa colère.</p> + +<p>—Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nos espérances. Si M. +Haffner devient votre co-associé, non seulement nos profits sont +compromis, mais j'ai une peur affreuse de nous trouver dans une +situation très désagréable vis-à-vis de cet homme méticuleux qui voudra +éplucher les comptes.</p> + +<p>L'agent d'expropriation se mit à marcher d'un pas agité, faisant craquer +ses bottines vernies sur le tapis.</p> + +<p>—Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pour rendre +service aux gens!... Mais, mon cher, à votre place, j'empêcherais +absolument ma femme de faire une pareille sottise. Je la battrais +plutôt.</p> + +<p>—Ah! mon ami!... dit le financier avec un fin sourire. Je n'ai pas plus +d'action sur ma femme que vous ne paraissez en avoir sur cette canaille +de Baptistin.</p> + +<p>Larsonneau s'arrêta net devant Saccard, qui souriait toujours, et le +regarda d'un air profond. Puis il reprit sa marche de long en large, +mais d'un pas lent et mesuré.</p> + +<p>Il s'approcha d'une glace, remonta son nœud de cravate, marcha encore, +retrouvant son élégance. Et tout d'un coup:</p> + +<p>—Baptistin! cria-t-il.</p> + +<p>Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Il n'avait +plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts.</p> + +<p>—Va chercher le registre, lui dit Larsonneau.</p> + +<p>Et, quand il ne fut plus là, il débattit la somme qu'on devait lui +donner.</p> + +<p>—Faites cela pour moi, finit-il par dire carrément.</p> + +<p>Alors Saccard consentit à donner trente mille francs sur les bénéfices +futurs de l'affaire de Charonne. Il estimait qu'il se tirait encore à +bon marché de la main gantée de l'usurier. Ce dernier fit mettre la +promesse à son nom, continuant la comédie jusqu'au bout, disant qu'il +tiendrait compte des trente mille francs au jeune homme.</p> + +<p>Ce fut avec des rires de soulagement que Saccard brûla le registre à la +flamme de la cheminée, feuille à feuille.</p> + +<p>Puis, cette opération terminée, il échangea de vigoureuses poignées de +main avec Larsonneau, et le quitta, en lui disant:</p> + +<p>—Vous allez ce soir chez Laure, n'est-ce pas?...</p> + +<p>Attendez-moi. J'aurai tout arrangé avec ma femme, nous prendrons nos +dernières dispositions.</p> + +<p>Laure d'Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors un grand +appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire. +Elle venait de prendre un jour par semaine, comme les dames du vrai +monde.</p> + +<p>C'était une façon de réunir à la fois les hommes qui la voyaient, un par +un, dans la semaine. Aristide Saccard triomphait, les mardis soir; il +était l'amant en titre; et il tournait la tête, avec un rire vague, +quand la maîtresse de la maison le trahissait entre deux portes, en +accordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs.</p> + +<p>Lorsqu'il était resté le dernier de la bande, il allumait encore un +cigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieur qui se +morfondait dans la rue en attendant qu'il sortît; puis, après avoir +appelé Laure sa «chère enfant», et lui avoir donné une petite tape sur +la joue, il s'en allait tranquillement par une porte, tandis que le +monsieur entrait par une autre. Le secret traité d'alliance qui avait +consolidé le crédit de Saccard et fait trouver à la d'Aurigny deux +mobiliers en un mois continuait à les amuser. Mais Laure voulait un +dénouement à cette comédie. Ce dénouement, arrêté à l'avance, devait +consister dans une rupture publique, au profit de quelque imbécile qui +paierait cher le droit d'être l'entreteneur sérieux et connu de tout +Paris. L'imbécile était trouvé.</p> + +<p>Le duc de Rozan, las d'assommer inutilement les femmes de son monde, +rêvait une réputation de débauché, pour accentuer d'un relief sa figure +fade. Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait la +conquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinq ans, il +se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à tel point qu'il +pouvait disposer au plus d'une dizaine de louis à la fois. Les soirs où +Laure daignait lui prendre ses dix louis, en se plaignant, en parlant +des cent mille francs dont elle aurait besoin, il soupirait, il lui +promettait la somme pour le jour où il serait le maître. Ce fut alors +qu'elle eut l'idée de lui faire lier amitié avec Larsonneau, un des bons +amis de la maison. Les deux hommes allèrent déjeuner ensemble chez +Tortoni; et, au dessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une +Espagnole délicieuse, prétendit connaître des prêteurs; mais il +conseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains. Cette +confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bon ami la +promesse de s'occuper de sa «petite affaire». Il s'en occupa si bien +qu'il devait porter l'argent le soir même où Saccard lui avait donné +rendez-vous chez Laure.</p> + +<p>Lorsque Larsonneau arriva, il n'y avait encore dans le grand salon blanc +et or de la d'Aurigny que cinq ou six femmes, qui lui prirent les mains, +lui sautèrent au cou, avec une fureur de tendresse. Elles l'appelaient +«ce grand Lar!» un diminutif caressant que Laure avait inventé. Et lui, +d'une voix flûtée:</p> + +<p>—Là, là, mes petites chattes; vous allez écraser mon chapeau.</p> + +<p>Elles se calmèrent, elles l'entourèrent étroitement sur une causeuse, +tandis qu'il leur contait une indigestion de Sylvia, avec laquelle il +avait soupé la veille. Puis, tirant un drageoir de la poche de son +habit, il leur offrit des pralines. Mais Laure sortit de sa chambre à +coucher et, comme plusieurs messieurs arrivaient, elle entraîna +Larsonneau dans un boudoir, situé à l'un des bouts du salon, dont une +double portière le séparait.</p> + +<p>—As-tu l'argent? lui demanda-t-elle quand ils furent seuls.</p> + +<p>Elle le tutoyait dans les grandes circonstances. Larsonneau, sans +répondre, s'inclina plaisamment, en frappant sur la poche intérieure de +son habit.</p> + +<p>—Oh! ce grand Lar! murmura la jeune femme ravie.</p> + +<p>Elle le prit par la taille et l'embrassa.</p> + +<p>—Attends, dit-elle, je veux tout de suite les chiffons.... Rozan est +dans ma chambre; je vais le chercher.</p> + +<p>Mais il la retint et, lui baisant à son tour les épaules:</p> + +<p>—Tu sais quelle commission je t'ai demandée, à toi?</p> + +<p>—Eh! oui, grande bête, c'est convenu.</p> + +<p>Elle revint, amenant Rozan. Larsonneau était mis plus correctement que +le duc, ganté plus juste, cravaté avec plus d'art. Ils se touchèrent +négligemment la main, et parlèrent des courses de l'avant-veille, où un +de leurs amis avait eu un cheval battu. Laure piétinait.</p> + +<p>—Voyons, ce n'est pas tout ça, mon chéri, dit-elle à Rozan; le grand +Lar a l'argent, tu sais. Il faudrait terminer.</p> + +<p>Larsonneau parut se souvenir.</p> + +<p>—Ah! oui, c'est vrai, dit-il, j'ai la somme.... Mais que vous auriez +bien fait de m'écouter, mon bon! Est-ce que ces gueux ne m'ont pas +demandé le cinquante pour cent?... Enfin, j'ai accepté quand même, vous +m'aviez dit que ça ne faisait rien....</p> + +<p>Laure d'Aurigny s'était procuré des feuilles de papier timbré dans la +journée. Mais quand il fut question d'une plume et d'un encrier, elle +regarda les deux hommes d'un air consterné, doutant de trouver chez elle +ces objets. Elle voulait aller voir à la cuisine, lorsque Larsonneau +tira de sa poche, de la poche où était le drageoir, deux merveilles, un +porte-plume en argent, qui s'allongeait à l'aide d'une vis, et un +encrier, acier et ébène, d'un fini et d'une délicatesse de bijou. Et, +comme Rozan s'asseyait:</p> + +<p>—Faites les billets à mon nom. Vous comprenez, je n'ai pas voulu vous +compromettre. Nous nous arrangerons ensemble.... Six effets de vingt +cinq mille francs chacun, n'est-ce pas?</p> + +<p>Laure comptait sur un coin de la table les «chiffons».</p> + +<p>Rozan ne les vit même pas. Quand il eut signé et qu'il leva la tête, ils +avaient disparu dans la poche de la jeune femme. Mais elle vint à lui, +et l'embrassa sur les deux joues, ce qui parut le ravir. Larsonneau les +regardait philosophiquement, en pliant les effets, et en remettant +l'écritoire et le porte-plume dans sa poche.</p> + +<p>La jeune femme était encore au cou de Rozan, lorsque Aristide Saccard +souleva un coin de la portière:</p> + +<p>—Eh bien, ne vous gênez pas, dit-il en riant.</p> + +<p>Le duc rougit. Mais Laure alla secouer la main du financier, en +échangeant avec lui un clignement d'yeux d'intelligence. Elle était +radieuse.</p> + +<p>—C'est fait, mon cher, dit-elle; je vous avais prévenu. Vous ne m'en +voulez pas trop?</p> + +<p>Saccard haussa les épaules d'un air bonhomme. Il écarta la portière et, +s'effaçant pour livrer passage à Laure et au duc, il cria, d'une voix +glapissante d'huissier:</p> + +<p>—Monsieur le duc, madame la duchesse!</p> + +<p>Cette plaisanterie eut un succès fou. Le lendemain, les journaux la +contèrent, en nommant crûment Laure d'Aurigny, et en désignant les deux +hommes par des initiales très transparentes. La rupture d'Aristide +Saccard et de la grosse Laure fit plus de bruit encore que leurs +prétendues amours.</p> + +<p>Cependant, Saccard avait laissé retomber la portière sur l'éclat de +gaieté que sa plaisanterie avait soulevé dans le salon.</p> + +<p>—Hein! quelle bonne fille! dit-il en se tournant vers Larsonneau. Elle +est d'un vice!... C'est vous, gredin, qui devez bénéficier dans tout +ceci. Qu'est-ce qu'on vous donne?</p> + +<p>Mais il se défendit, avec des sourires; et il tirait ses manchettes qui +remontaient. Il vint enfin s'asseoir, près de la porte, sur une causeuse +où Saccard l'appelait du geste.</p> + +<p>—Venez là, je ne veux pas vous confesser, que diable!... Aux affaires +sérieuses, maintenant, mon bon. J'ai eu, ce soir, une longue +conversation avec ma femme....</p> + +<p>Tout est conclu.</p> + +<p>—Elle consent à céder sa part? demanda Larsonneau.</p> + +<p>—Oui, mais ça n'a pas été sans peine.... Les femmes sont d'un +entêtement! Vous savez, la mienne avait promis de ne pas vendre à une +vieille tante. C'étaient des scrupules à n'en plus finir.... +Heureusement que j'avais préparé une histoire tout à fait décisive.</p> + +<p>Il se leva pour allumer un cigare au candélabre que Laure avait laissé +sur la table et, revenant s'allonger mollement au fond de la causeuse:</p> + +<p>—J'ai dit à ma femme, continua-t-il, que vous étiez tout à fait +ruiné.... Vous avez joué à la Bourse, mangé votre argent avec des +filles, tripoté dans de mauvaises spéculations; enfin vous êtes sur le +point de faire une faillite épouvantable.... J'ai même donné à entendre +que je ne vous croyais pas d'une parfaite honnêteté.... Alors je lui ai +expliqué que l'affaire de Charonne allait sombrer dans votre désastre, +et que le mieux serait d'accepter la proposition que vous m'aviez faite +de la dégager, en lui achetant sa part, pour un morceau de pain, il est +vrai.</p> + +<p>—Ce n'est pas fort, murmura l'agent d'expropriation. Et vous vous +imaginez que votre femme va croire de pareilles bourdes?</p> + +<p>Saccard eut un sourire. Il était dans une heure d'épanchement.</p> + +<p>—Vous êtes naïf, mon cher, reprit-il. Le fond de l'histoire importe +peu; ce sont les détails, le geste et l'accent qui sont tout. Appelez +Rozan, et je parie que je lui persuade qu'il fait grand jour. Et ma +femme n'a guère plus de tête que Rozan.... Je lui ai laissé entrevoir +des abîmes. Elle ne se doute pas même de l'expropriation prochaine. +Comme elle s'étonnait que, en pleine catastrophe, vous puissiez songer à +prendre une plus lourde charge, je lui ai dit que sans doute elle vous +gênait dans quelque mauvais coup ménagé à vos créanciers.... Enfin je +lui ai conseillé l'affaire comme l'unique moyen de ne pas se trouver +mêlée à des procès interminables et de tirer quelque argent des +terrains.</p> + +<p>Larsonneau continuait à trouver l'histoire un peu brutale. Il était de +méthode moins dramatique; chacune de ses opérations se nouait et se +dénouait avec des élégances de comédie de salon.</p> + +<p>—Moi, j'aurais imaginé autre chose, dit-il. Enfin, chacun son +système.... Il ne nous reste alors qu'à payer.</p> + +<p>—C'est à ce sujet, répondit Saccard, que je veux m'entendre avec +vous.... Demain, je porterai l'acte de cession à ma femme, et elle aura +simplement à vous faire remettre cet acte pour toucher le prix +convenu.... Je préfère éviter toute entrevue.</p> + +<p>Jamais il n'avait voulu, en effet, que Larsonneau vînt chez eux sur un +pied d'intimité. Il ne l'invitait pas, l'accompagnait chez Renée, les +jours où il fallait absolument que les deux associés se rencontrassent; +cela était arrivé trois fois. Presque toujours, il traitait avec des +procurations de sa femme, pensant qu'il était inutile de lui laisser +voir ses affaires de trop près.</p> + +<p>Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant:</p> + +<p>—Voici les deux cent mille francs de billets souscrits par ma femme; +vous les lui donnerez en paiement, et vous ajouterez cent mille francs +que je vous porterai demain dans la matinée.... Je me saigne, mon cher +ami.</p> + +<p>Cette affaire me coûte les yeux de la tête.</p> + +<p>—Mais, fit remarquer l'agent d'expropriation, cela ne va faire que +trois cent mille francs.... Est-ce que le reçu sera de cette somme?</p> + +<p>—Un reçu de trois cent mille francs! reprit Saccard en riant, ah! bien, +nous serions propres plus tard. Il faut, d'après nos inventaires, que la +propriété soit estimée aujourd'hui deux millions cinq cent mille francs. +Le reçu sera de la moitié, naturellement.</p> + +<p>—Jamais votre femme ne voudra le signer.</p> + +<p>—Eh si! Je vous dis que tout est convenu.... Parbleu! je lui ai dit que +c'était votre première condition.</p> + +<p>Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite, +comprenez-vous? Et c'est là que j'ai paru douter de votre honnêteté et +que je vous ai accusé de vouloir duper vos créanciers.... Est-ce que ma +femme comprend quelque chose à tout cela?</p> + +<p>Larsonneau hochait la tête en murmurant:</p> + +<p>—N'importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plus simple.</p> + +<p>—Mais mon histoire est la simplicité même! dit Saccard très étonné. Où +diable voyez-vous qu'elle se complique?</p> + +<p>Il n'avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu'il +ajoutait à l'affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joie dans +ce conte à dormir debout qu'il venait de faire à Renée; et ce qui le +ravissait, c'était l'impudence du mensonge, l'entassement des +impossibilités, la complication étonnante de l'intrigue. Depuis +longtemps il aurait eu les terrains s'il n'avait pas imaginé tout ce +drame; mais il aurait éprouvé moins de jouissance à les avoir aisément. +D'ailleurs, il mettait la plus grande naïveté à faire de la spéculation +de Charonne tout un mélodrame financier.</p> + +<p>Il se leva et, prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant vers le +salon:</p> + +<p>—Vous m'avez bien compris, n'est-ce pas? Contentez-vous de suivre mes +instructions, et vous m'applaudirez après.... Voyez-vous, mon cher, vous +avez tort de porter des gants jaunes, c'est ce qui vous gâte la main.</p> + +<p>L'agent d'expropriation se contenta de sourire, en murmurant:</p> + +<p>—Oh! les gants ont du bon, cher maître: on touche à tout sans se salir.</p> + +<p>Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris et quelque peu +inquiet de trouver Maxime de l'autre côté de la portière. Le jeune homme +était assis sur une causeuse, à côté d'une dame blonde, qui lui +racontait d'une voix monotone une longue histoire, la sienne sans doute.</p> + +<p>Il avait, en effet, entendu la conversation de son père et de +Larsonneau. Les deux complices lui paraissaient de rudes gaillards. +Encore vexé de la trahison de Renée, il goûtait une joie lâche à +apprendre le vol dont elle allait être la victime. Ça le vengeait un +peu. Son père vint lui serrer la main d'un air soupçonneux; mais Maxime +lui dit à l'oreille, en lui montrant la dame blonde:</p> + +<p>—Elle n'est pas mal, n'est-ce pas? Je veux la «faire» pour ce soir.</p> + +<p>Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d'Aurigny vint les rejoindre +un moment; elle se plaignait de ce que Maxime lui rendît à peine visite +une fois par mois. Mais il prétendit avoir été très occupé, ce qui fit +rire tout le monde. Il ajouta que désormais on ne verrait plus que lui.</p> + +<p>—J'ai écrit une tragédie, dit-il, et j'ai trouvé le cinquième acte hier +seulement.... Je compte me reposer chez toutes les belles femmes de +Paris.</p> + +<p>Il riait, il goûtait ses allusions, que lui seul pouvait comprendre. +Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deux coins de la +cheminée, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard se levèrent, ainsi que la +dame blonde, qui demeurait dans la maison. Alors la d'Aurigny alla +parler bas au duc. Il parut surpris et contrarié. Voyant qu'il ne se +décidait pas à quitter son fauteuil:</p> + +<p>—Non, vrai, pas ce soir, dit-elle à demi-voix. J'ai une migraine!... +Demain, je vous le promets.</p> + +<p>Rozan dut obéir. Laure attendit qu'il fût sur le palier pour dire +vivement à l'oreille de Larsonneau:</p> + +<p>—Hein! grand Lar, je suis de parole.... Fourre-le dans sa voiture.</p> + +<p>Quand la dame blonde prit congé de ces messieurs, pour remonter à son +appartement, qui était à l'étage supérieur, Saccard fut étonné de ce que +Maxime ne la suivait pas.</p> + +<p>—Eh bien? lui demanda-t-il.</p> + +<p>—Ma foi, non, répondit le jeune homme. J'ai réfléchi....</p> + +<p>Puis il eut une idée qu'il crut très drôle:</p> + +<p>—Je te cède la place si tu veux. Dépêche-toi, elle n'a pas encore fermé +sa porte.</p> + +<p>Mais le père haussa doucement les épaules, en disant:</p> + +<p>—Merci, j'ai mieux que cela pour l'instant, mon petit.</p> + +<p>Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulait absolument +prendre Larsonneau dans sa voiture; sa mère demeurait au Marais, il +aurait laissé l'agent d'expropriation à sa porte, rue de Rivoli. +Celui-ci refusa, ferma la portière lui-même, dit au cocher de partir. Et +il resta sur le trottoir du boulevard Haussmann avec les deux autres, +causant, ne s'éloignant pas.</p> + +<p>—Ah! ce pauvre Rozan! dit Saccard, qui comprit tout à coup.</p> + +<p>Larsonneau jura que non, qu'il se moquait pas mal de ça, qu'il était un +homme pratique. Et, comme les deux autres continuaient à plaisanter et +que le froid était très vif, il finit par s'écrier:</p> + +<p>—Ma foi, tant pis, je sonne!... Vous êtes des indiscrets, messieurs.</p> + +<p>—Bonne nuit! lui cria Maxime, lorsque la porte se referma.</p> + +<p>Et, prenant le bras de son père, il remonta avec lui le boulevard. Il +faisait une de ces claires nuits de gelée où il est si bon de marcher +sur la terre dure, dans l'air glacé.</p> + +<p>Saccard disait que Larsonneau avait tort, qu'il fallait être simplement +le camarade de la d'Aurigny. Il partit de là pour déclarer que l'amour +de ces filles était vraiment mauvais. Il se montrait moral, il trouvait +des sentences, des conseils étonnants de sagesse.</p> + +<p>—Vois-tu, dit-il à son fils, ça n'a qu'un temps, mon petit.... On y +perd sa santé, et l'on n'y goûte pas le vrai bonheur. Tu sais que je ne +suis pas un bourgeois. Eh bien, j'en ai assez, je me range.</p> + +<p>Maxime ricanait; il arrêta son père, le contempla au clair de lune, en +déclarant qu'il avait «une bonne tête».</p> + +<p>Mais Saccard se fit plus grave encore.</p> + +<p>—Plaisante tant que tu voudras. Je te répète qu'il n'y a rien de tel +que le mariage pour conserver un homme et le rendre heureux.</p> + +<p>Alors il lui parla de Louise. Et il marcha plus doucement, pour terminer +cette affaire, disait-il, puisqu'ils en causaient. La chose était +complètement arrangée. Il lui apprit même qu'il avait fixé avec M. de +Mareuil la date de la signature du contrat au dimanche qui suivrait le +jeudi de la mi-carême. Ce jeudi-là, il devait y avoir une grande soirée +à l'hôtel du parc Monceau, et il en profiterait pour annoncer +publiquement le mariage. Maxime trouva tout cela très bien. Il était +débarrassé de Renée, il ne voyait plus d'obstacle, il se livrait à son +père comme il s'était livré à sa belle-mère.</p> + +<p>—Eh bien, c'est entendu, dit-il. Seulement n'en parle pas à Renée. Ses +amies me plaisanteraient, me taquineraient, et j'aime mieux qu'elles +sachent la chose en même temps que tout le monde.</p> + +<p>Saccard lui promit le silence. Puis, comme ils arrivaient vers le haut +du boulevard Malesherbes, il lui donna de nouveau une joule d'excellents +conseils. Il lui apprenait comment il devait s'y prendre pour faire un +paradis de son ménage.</p> + +<p>—Surtout, ne romps jamais avec ta femme. C'est une bêtise. Une femme +avec laquelle on n'a plus de rapports vous coûte les yeux de la tête.... +D'abord, il faut payer quelque fille, n'est-ce pas? Puis, la dépense est +bien plus grande à la maison: c'est la toilette, ce sont les plaisirs +particuliers de madame, les bonnes amies, tout le diable et son train.</p> + +<p>Il était dans une heure de vertu extraordinaire. Le succès de son +affaire de Charonne lui mettait au cœur des tendresses d'idylle.</p> + +<p>—Moi, continua-t-il, j'étais né pour vivre heureux et ignoré au fond de +quelque village, avec toute ma famille à mes côtés.... On ne me connaît +pas, mon petit.... J'ai l'air comme ça très en l'air. Eh bien, pas du +tout, j'adorerais rester près de ma femme, je lâcherais volontiers mes +affaires pour une rente modeste qui me permettrait de me retirer à +Plassans.... Tu vas être riche, fais-toi avec Louise un intérieur où +vous vivrez comme deux tourtereaux. C'est si bon! J'irai vous voir. Ça +me fera du bien.</p> + +<p>Il finissait par avoir des larmes dans la voix. Cependant, ils étaient +arrivés devant la grille de l'hôtel, et ils causaient, sur le bord du +trottoir. Sur ces hauteurs de Paris, une bise soufflait. Pas un bruit ne +montait dans la nuit pâle d'une blancheur de gelée; Maxime, surpris des +attendrissements de son père, avait depuis un instant une question sur +les lèvres.</p> + +<p>—Mais toi, dit-il enfin, il me semble....</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Avec ta femme?</p> + +<p>Saccard haussa les épaules.</p> + +<p>—Eh! parfaitement. J'étais un imbécile. C'est pourquoi je te parle en +toute expérience.... Mais nous nous sommes remis ensemble, oh! tout à +fait. Il y a bientôt six semaines. Je vais la retrouver le soir, quand +je ne rentre pas trop tard. Aujourd'hui, la pauvre bichette se passera +de moi; j'ai à travailler jusqu'au jour. C'est qu'elle est joliment +faite!...</p> + +<p>Comme Maxime lui tendait la main, il le retint, il ajouta, à voix plus +basse, d'un ton de confidence:</p> + +<p>—Tu sais, la taille de Blanche Muller, eh bien, c'est ça, mais dix fois +plus souple. Et les hanches donc! elles sont d'un dessin, d'une +délicatesse....</p> + +<p>Et il conclut en disant au jeune homme, qui s'en allait:</p> + +<p>—Tu es comme moi, tu as du cœur, ta femme sera heureuse.... Au revoir, +mon petit!</p> + +<p>Quand Maxime t'ut enfin débarrassé de son père, il fit rapidement le +tour du parc. Ce qu'il venait d'entendre le surprenait si fort, qu'il +éprouvait l'irrésistible besoin de voir Renée. Il voulait lui demander +pardon de sa brutalité, savoir pourquoi elle lui avait menti en lui +nommant M. de Saffré, connaître l'histoire des tendresses de son mari.</p> + +<p>Mais tout cela confusément, avec le seul désir net de fumer chez elle un +cigare et de renouer leur camaraderie.</p> + +<p>Si elle était bien disposée, il comptait même lui annoncer son mariage, +pour lui faire entendre que leurs amours devaient rester mortes et +enterrées. Quand il eut ouvert la petite porte, dont il avait +heureusement gardé la clef, il finit par se dire que sa visite, après la +confidence de son père, était nécessaire et tout à fait convenable.</p> + +<p>Dans la serre, il siffla comme la veille; mais il n'attendit pas. Renée +vint lui ouvrir la porte-fenêtre du petit salon, et monta devant lui +sans parler. Elle rentrait à peine d'un bal de l'Hôtel de Ville. Elle +était encore vêtue d'une robe blanche de tulle bouillonné, semée de +nœuds de satin; les basques du corsage de satin se trouvaient encadrées +d'une large dentelle de jais blanc, que la lumière des candélabres +moirait de bleu et de rose. Quand Maxime la regarda, en haut, il fut +touché de sa pâleur, de l'émotion profonde qui lui coupait la voix. Elle +ne devait pas l'attendre, elle était toute frissonnante de le voir +arriver comme à l'ordinaire, tranquillement, de son air câlin. Céleste +revint de la garde-robe, où elle était allée chercher une chemise de +nuit, et les amants continuaient à garder le silence, attendant que +cette fille ne fût plus là. Ils ne se gênaient pas d'habitude devant +elle; mais des pudeurs leur venaient pour les choses qu'ils se sentaient +sur les lèvres. Renée voulut que Céleste la déshabillât dans la chambre +à coucher où il y avait un grand feu. La chambrière ôtait les épingles, +enlevait les chiffons un à un, sans se presser. Et Maxime, ennuyé, prit +machinalement la chemise, qui se trouvait à côté de lui sur une chaise, +et la fit chauffer devant la flamme, penché, les bras élargis. C'était +lui qui, aux jours heureux, rendait ce petit service à Renée. Elle eut +un attendrissement, à le voir présenter délicatement la chemise au feu. +Puis, comme Céleste n'en finissait pas:</p> + +<p>«Elle rentrait à peine d'un bal de l'Hôtel de Ville. Elle était encore +vêtue d'une robe blanche de tulle bouillonné...»</p> + +<p>—Tu t'es bien amusée à ce bal? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oh! non, tu sais, toujours la même chose, répondit-elle. Beaucoup trop +de monde, une véritable cohue.</p> + +<p>Il retourna la chemise qui se trouvait chaude d'un côté.</p> + +<p>—Quelle toilette avait Adeline?</p> + +<p>—Une robe mauve, assez mal comprise.... Elle est petite, et elle a la +rage des volants.</p> + +<p>Ils parlèrent des autres femmes. Maintenant Maxime se brûlait les doigts +avec la chemise.</p> + +<p>—Mais tu vas la roussir, dit Renée dont la voix avait des caresses +maternelles.</p> + +<p>Céleste prit la chemise des mains du jeune homme. Il se leva, alla +regarder le grand lit gris et rose, s'arrêta à un des bouquets brochés +de la tenture, pour tourner la tête, pour ne pas voir les seins nus de +Renée. C'était instinctif. Il ne se croyait plus son amant, il n'avait +plus le droit de voir. Puis il tira un cigare de sa poche et l'alluma. +Renée lui avait permis de fumer chez elle.</p> + +<p>Enfin Céleste se retira, laissant la jeune femme au coin du feu, toute +blanche dans son vêtement de nuit.</p> + +<p>Maxime marcha encore quelques instants, silencieux, regardant du coin de +l'œil Renée, qu'un frisson semblait reprendre. Et, se plantant devant +la cheminée, le cigare aux dents, il demanda d'une voix brusque:</p> + +<p>—Pourquoi ne m'as-tu pas dit que c'était mon père qui se trouvait avec +toi, hier soir?</p> + +<p>Elle leva la tête, les yeux tout grands, avec un regard de suprême +angoisse, puis un flot de sang lui empourpra la face, et, anéantie de +honte, elle se cacha dans ses mains, elle balbutia:</p> + +<p>—Tu sais cela? tu sais cela?...</p> + +<p>Elle se reprit, elle essaya de mentir.</p> + +<p>—Ce n'est pas vrai... qui te l'a dit?</p> + +<p>Maxime haussa les épaules.</p> + +<p>—Pardieu, mon père lui-même, qui te trouve joliment faite et qui m'a +parlé de tes hanches.</p> + +<p>Il avait laissé percer un léger dépit. Mais il se remit à marcher, +continuant d'une voix grondeuse et amicale, entre deux bouffées de +cigare:</p> + +<p>—Vraiment, je ne te comprends pas. Tu es une singulière femme. Hier, +c'est ta faute, si j'ai été grossier.</p> + +<p>Tu m'aurais dit que c'était mon père, je m'en serais allé +tranquillement, tu comprends? Moi, je n'ai pas le droit.... Mais tu vas +me nommer M. de Saffré!</p> + +<p>Elle sanglotait, les mains sur son visage. Il s'approcha, s'agenouilla +devant elle, lui écarta les mains de force.</p> + +<p>—Voyons, dis-moi pourquoi tu m'as nommé M. de Saffré.</p> + +<p>Alors, détournant encore la tête, elle répondit au milieu de ses larmes, +à voix basse:</p> + +<p>—Je croyais que tu me quitterais, si tu savais que ton père....</p> + +<p>Il se releva, reprit son cigare qu'il avait posé sur un coin de la +cheminée, et se contenta de murmurer:</p> + +<p>—Tu es bien drôle, va!...</p> + +<p>Elle ne pleurait plus. Les flammes de la cheminée et le feu de ses joues +séchaient ses larmes. L'étonnement de voir Maxime si calme devant une +révélation qu'elle croyait devoir l'écraser lui faisait oublier sa +honte. Elle le regardait marcher, elle l'écoutait parler comme dans un +rêve. Il lui répétait, sans quitter son cigare, qu'elle n'était pas +raisonnable, qu'il était tout naturel qu'elle eût des rapports avec son +mari, qu'il ne pouvait vraiment songer à s'en fâcher. Mais aller avouer +un amant quand ce n'était pas vrai. Et il revenait toujours à cela, à +cette chose qu'il ne pouvait comprendre, et qui lui semblait réellement +monstrueuse. Il parla des «imaginations folles» des femmes.</p> + +<p>—Tu es un peu fêlée, ma chère, il faut soigner ça.</p> + +<p>Il finit par demander curieusement:</p> + +<p>—Mais pourquoi M. de Saffré plutôt qu'un autre?</p> + +<p>—Il me fait la cour, dit Renée.</p> + +<p>Maxime retint une impertinence; il allait dire qu'elle s'était sans +doute crue plus vieille d'un mois, en avouant M. de Saffré pour amant. +Il n'eut que le sourire mauvais de cette méchanceté, et, jetant son +cigare dans le feu, il vint s'asseoir de l'autre côté de la cheminée. +Là, il parla raison, il donna à entendre à Renée qu'ils devaient rester +bons camarades. Les regards fixes de la jeune femme l'embarrassaient un +peu, pourtant; il n'osa pas lui annoncer son mariage. Elle le +contemplait longuement, les yeux encore gonflés par les larmes. Elle le +trouvait pauvre, étroit, méprisable, et elle l'aimait toujours, de cette +tendresse qu'elle avait pour ses dentelles. Il était joli sous la +lumière du candélabre, placé au bord de la cheminée, à côté de lui. +Comme il renversait la tête, la lueur des bougies lui dorait les +cheveux, lui glissait sur la face, dans le duvet léger des joues, avec +des blondeurs charmantes.</p> + +<p>—Il faut pourtant que je m'en aille, dit-il à plusieurs reprises.</p> + +<p>Il était bien décidé à ne pas rester. Renée ne l'aurait pas voulu +d'ailleurs. Tous deux le pensaient, le disaient; ils n'étaient plus que +deux amis. Et, quand Maxime eut enfin serré la main de la jeune femme et +qu'il fut sur le point de quitter la chambre, elle le retint encore un +instant, en lui parlant de son père. Elle en faisait un grand éloge.</p> + +<p>—Vois-tu, j'avais trop de remords. Je préfère que ça soit arrivé.... Tu +ne connais pas ton père; j'ai été étonnée de le trouver si bon, si +désintéressé. Le pauvre homme a de si gros soucis, en ce moment.</p> + +<p>Maxime regardait la pointe de ses bottines, sans répondre, d'un air +gêné. Elle insistait.</p> + +<p>—Tant qu'il ne venait pas dans cette chambre, ça m'était égal. Mais +après.... Quand je le voyais ici, affectueux, m'apportant un argent +qu'il avait dû ramasser dans tous les coins de Paris, se ruinant pour +moi sans une plainte, j'en devenais malade.... Si tu savais avec quel +soin il a veillé à mes intérêts!</p> + +<p>Le jeune homme revint doucement à la cheminée, contre laquelle il +s'adossa. Il restait embarrassé, la tête basse, avec un sourire qui +montait peu à peu de ses lèvres.</p> + +<p>—Oui, murmura-t-il, mon père est très fort pour veiller aux intérêts +des gens.</p> + +<p>Le son de sa voix étonna Renée. Elle le regarda, et lui, comme pour se +défendre:</p> + +<p>—Oh! je ne sais rien.... Je dis seulement que mon père est un habile +homme.</p> + +<p>—Tu aurais tort d'en mal parler, reprit-elle. Tu dois le juger un peu +en l'air.... Si je te faisais connaître tous ses embarras, si je te +répétais ce qu'il me confiait encore ce soir, tu verrais comme on se +trompe, quand on croit qu'il tient à l'argent....</p> + +<p>Maxime ne put retenir un haussement d'épaules. Il interrompit sa +belle-mère, d'un rire d'ironie.</p> + +<p>—Va, je le connais, je le connais beaucoup.... Il a dû te dire de bien +jolies choses. Conte-moi donc ça.</p> + +<p>Ce ton railleur la blessait. Alors elle renchérit encore sur ses éloges, +elle trouva son mari tout à fait grand, elle parla de l'affaire de +Charonne, de ce tripotage où elle n'avait rien compris, comme d'une +catastrophe dans laquelle s'étaient révélées à elle l'intelligence et la +bonté de Saccard. Elle ajouta qu'elle signerait l'acte de cession le +lendemain, et que, si c'était réellement là un désastre, elle acceptait +ce désastre en punition de ses fautes.</p> + +<p>Maxime la laissait aller, ricanant, la regardant en dessous; puis il dit +à demi-voix:</p> + +<p>—C'est ça, c'est bien ça....</p> + +<p>Et, plus haut, mettant la main sur l'épaule de Renée:</p> + +<p>—Ma chère, je te remercie, mais je savais l'histoire.... C'est toi qui +es d'une bonne pâte!</p> + +<p>Il fit de nouveau mine de s'en aller. Il éprouvait une démangeaison +furieuse de tout conter. Elle l'avait exaspéré, avec ses éloges sur son +mari, et il oubliait qu'il s'était promis de ne pas parler, pour +s'éviter tout désagrément.</p> + +<p>—Quoi! que veux-tu dire? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Eh! pardieu! que mon père te met dedans de la plus jolie façon du +monde.... Tu me fais de la peine, vrai; tu es trop godiche!</p> + +<p>Et il lui conta ce qu'il avait entendu chez Laure, lâchement, +sournoisement, goûtant une secrète joie à descendre dans ces infamies. +Il lui semblait qu'il se vengeait d'une injure vague qu'on venait de lui +faire. Son tempérament de fille s'attardait béatement à cette +dénonciation, à ce bavardage cruel, surpris derrière une porte.</p> + +<p>Il n'épargna rien à Renée, ni l'argent que son mari lui avait prêté à +usure, ni celui qu'il comptait lui voler, à l'aide d'histoires +ridicules, bonnes à endormir les enfants. La jeune femme l'écoutait, +très pâle, les lèvres serrées. Debout devant la cheminée, elle baissait +un peu la tête, elle regardait le feu. Sa toilette de nuit, cette +chemise que Maxime avait fait chauffer, s'écartait, laissait voir des +blancheurs immobiles de statue.</p> + +<p>—Je te dis tout cela, conclut le jeune homme, pour que tu n'aies pas +l'air d'une sotte.... Mais tu aurais tort d'en vouloir à mon père. Il +n'est pas méchant. Il a ses défauts comme tout le monde.... A demain, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Il s'avançait toujours vers la porte. Renée l'arrêta d'un geste brusque.</p> + +<p>—Reste! cria-t-elle impérieusement.</p> + +<p>Et le prenant, l'attirant à elle, l'asseyant presque sur ses genoux, +devant le feu, elle le baisa sur les lèvres, en disant:</p> + +<p>—Ah! bien, ce serait trop bête de nous gêner, maintenant.... Tu ne sais +donc pas que, depuis hier, depuis que tu as voulu rompre, je n'ai plus +la tête à moi. Je suis comme une imbécile. Ce soir, au bal, j'avais un +brouillard devant les yeux. C'est qu'à présent, j'ai besoin de toi pour +vivre. Quand tu t'en iras, je serai vidée.... Ne ris pas, je te dis ce +que je sens.</p> + +<p>Elle le regardait avec une tendresse infinie, comme si elle ne l'eût pas +vu depuis longtemps.</p> + +<p>—Tu as trouvé le mot, j'étais godiche, ton père m'aurait fait voir +aujourd'hui des étoiles en plein midi.</p> + +<p>Est-ce que je savais! Pendant qu'il me contait son histoire, je +n'entendais qu'un grand bourdonnement, et j'étais tellement anéantie +qu'il m'aurait fait mettre à genoux, s'il avait voulu, pour signer ses +paperasses. Et je m'imaginais que j'avais des remords!... Vrai, j'étais +bête à ce point!...</p> + +<p>Elle éclata de rire, des lueurs de folie luisaient dans ses yeux. Elle +continua, en serrant plus étroitement son amant.</p> + +<p>—Est-ce que nous faisons le mal, nous autres! Nous nous aimons, nous +nous amusons comme il nous plaît.</p> + +<p>Tout le monde en est là, n'est-ce pas?... Vois, ton père ne se gêne +guère. Il aime l'argent et il en prend où il en trouve. Il a raison, ça +me met à l'aise.... D'abord, je ne signerai rien, et puis tu reviendras +tous les soirs. J'avais peur que tu ne veuilles plus, tu sais, pour ce +que je t'ai dit.... Mais puisque ça ne te fait rien.... D'ailleurs, je +lui fermerai ma porte, tu comprends, maintenant.</p> + +<p>Elle se leva, elle alluma la veilleuse. Maxime hésitait, désespéré. Il +voyait la sottise qu'il avait commise, il se reprochait durement d'avoir +trop causé. Comment annoncer son mariage maintenant! C'était sa faute, +la rupture était faite, il n'avait pas besoin de remonter dans cette +chambre, ni surtout d'aller prouver à la jeune femme que son mari la +dupait. Et il ne savait plus à quel sentiment il venait d'obéir, ce qui +redoublait sa colère contre lui-même. Mais s'il eut la pensée, un +instant, d'être brutal une seconde fois, de s'en aller, la vue de Renée +qui laissait tomber ses pantoufles, lui donna une lâcheté invincible. Il +eut peur, il resta.</p> + +<p>Le lendemain, quand Saccard vint chez sa femme pour lui faire signer +l'acte de cession, elle lui répondit tranquillement qu'elle n'en ferait +rien, qu'elle avait réfléchi. D'ailleurs, elle ne se permit pas même une +allusion; elle s'était juré d'être discrète, ne voulant pas se créer des +ennuis, désirant goûter en paix le renouveau de ses amours. L'affaire de +Charonne s'arrangerait comme elle pourrait; son refus de signer n'était +qu'une vengeance; elle se moquait bien du reste. Saccard fut sur le +point de s'emporter. Tout son rêve croulait. Ses autres affaires +allaient de mal en pis. Il se trouvait à bout de ressources, se +soutenant par un miracle d'équilibre; le matin même, il n'avait pu payer +la note de son boulanger. Cela ne l'empêchait pas de préparer une fête +splendide pour le jeudi de la mi-carême. Il éprouva, devant le refus de +Renée, cette colère blanche d'un homme vigoureux arrêté dans son œuvre +par le caprice d'un enfant. Avec l'acte de cession en poche, il comptait +bien battre monnaie, en attendant l'indemnité. Puis, quand il se fut un +peu calmé et qu'il eut l'intelligence nette, il s'étonna du brusque +revirement de sa femme: à coup sûr, elle avait dû être conseillée. Il +flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net qu'il courut chez sa +sœur pour l'interroger, lui demander si elle ne savait rien sur la vie +cachée de Renée. Sidonie se montra très aigre.</p> + +<p>Elle ne pardonnait pas à sa belle-sœur l'affront qu'elle lui avait fait +en refusant de voir M. de Saffré. Aussi, quand elle comprit, aux +questions de son frère, que celui-ci accusait sa femme d'avoir un amant, +s'écria-t-elle qu'elle en était certaine. Et elle s'offrit d'elle-même +pour espionner «les tourtereaux». Cette pimbêche verrait comme cela de +quel bois elle se chauffait.</p> + +<p>Saccard, d'habitude, ne cherchait pas les vérités désagréables; son +intérêt seul le forçait à ouvrir des yeux qu'il tenait sagement fermés. +Il accepta l'offre de sa sœur.</p> + +<p>—Va, sois tranquille, je saurai tout, lui dit-elle d'une voix pleine de +compassion.... Ah! mon pauvre frère, ce n'est pas Angèle qui t'aurait +jamais trahi! Un mari si bon, si généreux! Ces poupées parisiennes n'ont +pas de cœur.... Et moi qui ne cesse de lui donner de bons conseils!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2> + + +<p>Il y avait bal travesti, chez les Saccard, le jeudi de la mi-carême. +Mais la grande curiosité était le poème des Amours du beau Narcisse et +de la nymphe Écho, en trois tableaux, que ces dames devaient +représenter. L'auteur de ce poème, M. Hupel de la Noue, voyageait depuis +plus d'un mois, de sa préfecture à l'hôtel du parc Monceau, afin de +surveiller les répétitions et de donner son avis sur les costumes. Il +avait d'abord songé à écrire son œuvre en vers; puis il s'était décidé +pour des tableaux vivants; c'était plus noble, disait-il, plus près du +beau antique.</p> + +<p>Ces dames n'en dormaient plus. Certaines d'entre elles changeaient +jusqu'à trois fois de costume. Il y eut des conférences interminables +que le préfet présidait. On discuta longuement d'abord le personnage de +Narcisse.</p> + +<p>Serait-ce une femme ou un homme qui le représenterait? Enfin, sur les +instances de Renée, il fut décidé que l'on confierait le rôle à Maxime; +mais il serait le seul homme, et encore Mme de Lauwerens disait-elle +qu'elle ne consentirait jamais à cela, si «le petit Maxime ne +ressemblait pas à une vraie fille». Renée devait être la nymphe Écho. La +question des costumes fut beaucoup plus laborieuse. Maxime donna un bon +coup de main au préfet, qui se trouvait sur les dents, au milieu de neuf +femmes, dont l'imagination folle menaçait de compromettre gravement la +pureté des lignes de son œuvre. S'il les avait écoutées, son Olympe +aurait porté de la poudre. Mme d'Espanet voulait absolument avoir une +robe à traîne pour cacher ses pieds un peu forts, tandis que Mme Haffner +rêvait de s'habiller avec une peau de bête. M. Hupel de la Noue fut +énergique; il se fâcha même une fois, il était convaincu, il disait que, +s'il avait renoncé aux vers, c'était pour écrire son poème «avec des +étoffes savamment combinées et des attitudes choisies parmi les plus +belles».</p> + +<p>—L'ensemble, mesdames, répétait-il à chaque nouvelle exigence, vous +oubliez l'ensemble.... Je ne puis cependant pas sacrifier l'œuvre +entière aux volants que vous me demandez.</p> + +<p>Les conciliabules se tenaient dans le salon bouton d'or. On y passa des +après-midi entiers à arrêter la forme d'une jupe. Worms fut convoqué +plusieurs fois. Enfin tout fut réglé, les costumes arrêtés, les poses +apprises, et M. Hupel de la Noue se déclara satisfait. L'élection de M. +de Mareuil lui avait donné moins de mal. Les Amours du beau Narcisse et +de la nymphe Écho devaient commencer à onze heures. Dès dix heures et +demie, le grand salon se trouvait plein, et, comme il y avait bal +ensuite, les femmes étaient là, costumées, assises sur des fauteuils +rangés en demi-cercle devant le théâtre improvisé, une estrade que +cachaient deux larges rideaux de velours rouge à franges d'or, glissant +sur des tringles. Les hommes, derrière, se tenaient debout, allaient et +venaient. Les tapissiers avaient donné à dix heures les derniers coups +de marteau. L'estrade s'élevait au fond du salon, tenant tout un bout de +cette longue galerie. On montait sur le théâtre par le fumoir, converti +en foyer pour les artistes. En outre, au premier étage, ces dames +avaient à leur disposition plusieurs pièces, où une armée de femmes de +chambre préparaient les toilettes des différents tableaux.</p> + +<p>Il était onze heures et demie et les rideaux ne s'ouvraient pas. Un +grand murmure emplissait le salon. Les rangées de fauteuils offraient la +plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, de laitières, +d'espagnoles, de bergères, de sultanes; tandis que la masse compacte des +habits noirs mettait une grande tache sombre, à côté de cette moire +d'étoffes claires et d'épaules nues, toutes braisillantes des étincelles +vives des bijoux. Les femmes étaient seules travesties. Il faisait déjà +chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d'or du salon.</p> + +<p>On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture ménagée à +gauche de l'estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames. +Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqués en blanc, +une petite main de femme qui s'était posée là, après s'être oubliée dans +une boîte de poudre de riz. Mais le préfet songeait bien aux misères de +sa toilette! il avait les yeux énormes, la face bouffie et un peu pâle. +Il parut ne voir personne. Et, s'avançant vers Saccard, qu'il reconnut +au milieu d'un groupe d'hommes graves, il lui dit à demi-voix:</p> + +<p>—Sacrebleu! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage.... Nous voilà +propres!</p> + +<p>Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de réponse, +sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous les draperies, +disparut. Les dames sourirent de la singulière apparition de ce +monsieur.</p> + +<p>Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s'était formé derrière +les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuil hors du rang, +pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps. +Il y avait là M. Toutin-Laroche, que l'empereur venait d'appeler au +Sénat; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la +deuxième élection; M. Michelin, décoré de la veille; et, un peu en +arrière, les Mignon et Charrier, dont l'un avait un gros diamant à sa +cravate, tandis que l'autre en montrait un plus gros encore à son doigt. +Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller +échanger une parole à voix basse avec sa sœur, qui venait d'entrer et +de s'asseoir entre Louise de Mareuil et Mme Michelin. Mme Sidonie était +en magicienne; Louise portait crânement un costume de page, qui lui +donnait tout à fait l'air d'un gamin; la petite Michelin, en aimée, +souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d'or.</p> + +<p>—Sais-tu quelque chose? demanda doucement Saccard à sa sœur.</p> + +<p>—Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit être ici.... Je +les pincerai ce soir, sois tranquille.</p> + +<p>—Préviens-moi tout de suite, n'est-ce pas?</p> + +<p>Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louise et Mme +Michelin. Il compara l'une à une houri de Mahomet, l'autre à un mignon +d'Henri III.</p> + +<p>Son accent provençal semblait faire chanter de ravissement toute sa +personne grêle et stridente. Quand il revint au groupe des hommes +graves, M. de Mareuil le prit à l'écart et lui parla du mariage de leurs +enfants. Rien n'était changé, c'était toujours le dimanche suivant qu'on +devait signer le contrat.</p> + +<p>—Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer ce soir le mariage +à nos amis, si vous n'y voyez aucun inconvénient.... J'attends pour cela +mon frère le ministre, qui m'a promis de venir.</p> + +<p>Le nouveau député fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche élevait la +voix, comme en proie à une vive indignation.</p> + +<p>—Oui, messieurs, disait-il à M. Michelin et aux deux entrepreneurs qui +se rapprochaient, j'avais eu la bonhomie de laisser mêler mon nom à une +telle affaire.</p> + +<p>Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient:</p> + +<p>—Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de la Société +générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard?</p> + +<p>Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait de crouler avec +un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu +savoir où en était l'établissement des fameuses stations commerciales +sur le littoral de la Méditerranée, et une enquête judiciaire avait +démontré que les ports du Maroc n'existaient que sur les plans des +ingénieurs, de fort beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la +société. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les +actionnaires, s'indignant, voulant qu'on lui rendît son nom pur de toute +tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et +réhabiliter devant l'opinion cet homme utile, se décida à l'envoyer au +Sénat. Ce fut ainsi qu'il pêcha le siège tant ambitionné, dans une +affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle.</p> + +<p>—Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez +montrer votre grande œuvre, le Crédit viticole, cette maison qui est +sortie victorieuse de toutes les crises.</p> + +<p>—Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.</p> + +<p>Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras, +soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cette institution +financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge, avait inventé un +coup de hausse dont M. Toutin-Laroche s'était merveilleusement servi. +Rien ne le chatouillait davantage que les éloges donnés à la prospérité +du Crédit viticole. Il les provoquait d'ordinaire. Il remercia M. de +Mareuil d'un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le +fauteuil duquel il s'appuyait familièrement, il lui demanda:</p> + +<p>—Vous êtes bien? Vous n'avez pas trop chaud?</p> + +<p>Le baron eut un léger grognement.</p> + +<p>—Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche à +demi-voix, en se tournant vers ces messieurs.</p> + +<p>M. Michelin souriait, fermait de temps à autre les paupières, d'un +mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier, +plantés carrément sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus à +l'aise dans leur habit depuis qu'ils portaient des brillants.</p> + +<p>Cependant il était près de minuit, l'assemblée s'impatientait; elle ne +se permettait pas de murmurer, mais les éventails battaient plus +nerveusement, et le bruit des conversations grandissait.</p> + +<p>Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait passé une épaule par +l'étroite ouverture, lorsqu'il aperçut Mme d'Espanet qui montait enfin +sur l'estrade; ces dames, déjà en place pour le premier tableau, +n'attendaient plus qu'elle. Le préfet se tourna, montrant son dos aux +spectateurs, et l'on put le voir causant avec la marquise, que les +rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des saluts lancés du +bout des doigts:</p> + +<p>—Mes compliments, marquise. Votre costume est délicieux.</p> + +<p>—J'en ai un bien plus joli dessous! répliqua cavalièrement la jeune +femme, qui lui éclata de rire au nez, tant elle le trouvait drôle, +enfoui de la sorte dans les draperies.</p> + +<p>L'audace de cette plaisanterie étonna un instant le galant M. Hupel de +la Noue; mais il se remit, et, goûtant de plus en plus le mot, à mesure +qu'il l'approfondissait:</p> + +<p>—Ah! charmant! charmant! murmura-t-il d'un air ravi.</p> + +<p>Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des +hommes graves, voulant jouir de son œuvre. Ce n'était plus l'homme +effaré courant après la ceinture de feuillage de la nymphe Écho. Il +était radieux, soufflant, s'essuyant le front. Il avait toujours la +petite main blanche sur la manche de son habit; et, de plus, le gant de +sa main droite était taché de rouge au bout du pouce; sans doute il +avait trempé ce doigt dans le pot de fard d'une de ces dames. Il +souriait, il s'éventait, il balbutiait:</p> + +<p>—Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.</p> + +<p>—Qui donc? demanda Saccard.</p> + +<p>—La marquise. Imaginez-vous qu'elle vient de me dire....</p> + +<p>Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi.</p> + +<p>Ces messieurs se le répétèrent. Le digne M. Haffner, qui s'était +approché, ne put lui-même s'empêcher d'applaudir. Cependant, un piano, +que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse. Il se fit +alors un grand silence. La valse avait des enroulements capricieux, +interminables; et toujours une phrase très douce montait le clavier, se +perdait dans un trille de rossignol; puis des voix sourdes reprenaient, +plus lentement. C'était très voluptueux. Les dames, la tête un peu +inclinée, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber +brusquement la gaieté de M. Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux +de velours rouge d'un air anxieux, il se disait qu'il aurait dû placer +lui-même Mme d'Espanet comme il avait placé les autres.</p> + +<p>Les rideaux s'ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse +sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les +hommes allongeaient la tête, tandis que l'admiration se traduisait çà et +là par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire +étouffé. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois +lustres.</p> + +<p>M. Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à son poème. Il ne put +résister à la tentation de répéter aux personnes qui l'entouraient ce +qu'il disait depuis un mois:</p> + +<p>—J'avais songé à faire ça en vers.... Mais, n'est-ce pas? c'est plus +noble de lignes.</p> + +<p>Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin, +il donna des explications. Les Mignon et Charrier s'étaient approchés et +l'écoutaient attentivement.</p> + +<p>—Vous connaissez le sujet, n'est-ce pas? Le beau Narcisse, fils du +fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprise l'amour de la nymphe +Écho... Écho était de la suite de Junon, qu'elle amusait par ses +discours pendant que Jupiter courait le monde... Écho, fille de l'Air et +de la Terre, comme vous savez....</p> + +<p>Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d'un ton plus +intime:</p> + +<p>—J'ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination.... La nymphe Écho +conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grotte marine, pour que la +déesse l'enflamme de ses feux. Mais la déesse reste impuissante.</p> + +<p>Le jeune homme témoigne par son attitude qu'il n'est pas touché.</p> + +<p>L'explication n'était pas inutile, car peu de spectateurs, dans le +salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfet eut nommé +ses personnages à demi-voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier +continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ils n'avaient pas compris.</p> + +<p>Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se +creusait. Le décor était fait d'une soie tendue à grands plis cassés, +imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des +coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher, +accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même +soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles +et de paillettes d'argent. C'était un réduit de déesse. Là, sur le +sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout; un peu +forte, portant son maillot rose avec la dignité d'une duchesse de +l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'Amour, +avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que +sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste +donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon.</p> + +<p>Puis, d'un côté du tertre, les trois Grâces, Mmes de Guende, Teissière, +de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s'enlaçaient, comme dans +le groupe de Pradier; tandis que, de l'autre côté, la marquise d'Espanet +et Mme Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la +taille, les cheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un +souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait à voix plus +basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer +par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska +faisait la Volupté; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les +yeux entrouverts et mourants, comme lasse; très brune, elle avait dénoué +sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des +bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du +voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, +d'un rose général, d'un ton de chair. Et sous le rayon électrique, +ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la +gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se +fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs +rosées vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas +poussé la vérité plastique jusqu'à se mettre toutes nues. Ce n'était là +que l'apothéose!; le drame se passait au premier plan. A gauche, Renée, +la nymphe Écho, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi +tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter à regarder +Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux; mais Narcisse, à +droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de sa main et +restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages +avaient surtout coûté une peine infinie à l'imagination de M. Hupel de +la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de +chasseur idéal: maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne +dans les cheveux. La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute +une allégorie; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des +lieux retentissants où les voix de la Terre et de l'Air se répondent; +elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les +feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du +corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note +charnelle de l'Olympe chantait dans l'éblouissement du large rayon, +pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aiguë, coupée de +profonds soupirs.</p> + +<p>On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dans son +geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu'on remarqua +beaucoup. Mais tous les éloges furent pour l'expression de visage de +Renée.</p> + +<p>Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était «la douleur du désir +inassouvi». Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble, +elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne +cache ses dents qu'à demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette +folle d'Adeline qui bougeait et qui retenait à grand-peine une +irrésistible envie de rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano +se tut.</p> + +<p>Alors, on applaudit discrètement, et les conversations reprirent. Un +grand souffle d'amour, de désir contenu, était venu des nudités de +l'estrade, courait le salon, où les femmes s'alanguissaient davantage +sur leurs sièges, tandis que les hommes, à l'oreille, se parlaient bas, +avec des sourires. C'était un chuchotement d'alcôve, un demi silence de +bonne compagnie, un souhait de volupté à peine formulé par un +frémissement de lèvres; et, dans les regards muets, se rencontrant au +milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale +d'amours offertes et acceptées d'un coup d'œil.</p> + +<p>On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumes +prenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules. Quand +les Mignon et Charrier voulurent questionner M. Hupel de la Noue, ils +furent tout surpris de ne plus le voir à côté d'eux; il avait déjà +plongé derrière l'estrade.</p> + +<p>—Je vous racontais donc, ma toute belle, dit Mme Sidonie, en reprenant +une conversation interrompue par le premier tableau, que j'avais reçu +une lettre de Londres, vous savez? pour l'affaire des trois +milliards....</p> + +<p>La personne que j'ai chargée de faire des recherches m'écrit qu'elle +croit avoir trouvé le reçu du banquier.</p> + +<p>L'Angleterre aurait payé.... J'en suis malade depuis ce matin.</p> + +<p>Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe de +magicienne semée d'étoiles. Et, comme Mme Michelin ne l'écoutait pas, +elle continua à voix plus basse, murmurant que l'Angleterre ne pouvait +avoir payé, et que décidément elle irait à Londres elle-même.</p> + +<p>—Le costume de Narcisse était bien joli, n'est-ce pas? demanda Louise à +Mme Michelin.</p> + +<p>Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblait tout +ragaillardi dans son fauteuil. Mme Sidonie, voyant où allait son regard, +se pencha, lui chuchota à l'oreille, pour que l'enfant n'entendît pas:</p> + +<p>—Est-ce qu'il s'est exécuté?</p> + +<p>—Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant à ravir son rôle +d'aimée. J'ai choisi la maison de Louveciennes et j'en ai reçu les actes +de propriété par son homme d'affaires.... Mais nous avons rompu, je ne +le vois plus.</p> + +<p>Louise avait une finesse d'oreille particulière pour saisir ce qu'on +voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sa hardiesse de +page, et dit tranquillement à Mme Michelin:</p> + +<p>—Vous ne trouvez pas qu'il est affreux, le baron?</p> + +<p>Puis elle ajouta en éclatant de rire:</p> + +<p>—Dites! on aurait dû lui confier le rôle de Narcisse.</p> + +<p>Il serait délicieux en maillot vert pomme.</p> + +<p>La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l'Olympe, avait en effet, +ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, se tournait à +demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha qui emplissait le +salon, le groupe des hommes graves continuait à causer affaires, +politique. M. Haffner dit qu'il venait d'être nommé président d'un jury +chargé de régler des questions d'indemnités. Alors la conversation +s'engagea sur les travaux de Paris, sur le boulevard du Prince-Eugène, +dont on commençât à causer sérieusement dans le public. Saccard saisit +l'occasion, parla d'une personne qu'il connaissait, d'un propriétaire +qu'on allait sans doute exproprier. Et il regardait en face ces +messieurs. Le baron hocha doucement la tête; M. Toutin-Laroche poussa +les choses jusqu'à déclarer que rien n'était plus désagréable que d'être +exproprié; M. Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sa +décoration.</p> + +<p>—Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes, conclut doctement +M. de Mareuil, qui voulait être agréable à Saccard.</p> + +<p>Ils s'étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent en avant leurs +propres affaires. Ils comptaient se retirer prochainement, sans doute à +Langres, disaient-ils, en gardant un pied-à-terre à Paris. Ils firent +sourire ces messieurs, lorsqu'ils racontèrent qu'après avoir achevé la +construction de leur magnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils +l'avaient trouvé si beau qu'ils n'avaient pu résister à l'envie de le +vendre. Leurs brillants devaient être une consolation qu'ils s'étaient +offerte.</p> + +<p>Saccard riait de mauvaise grâce; ses anciens associés venaient de +réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où il avait joué un rôle +de dupe. Et, comme l'entracte s'allongeait, des phrases d'éloges sur la +gorge de Vénus et sur la robe de la nymphe Écho coupaient la +conversation des hommes graves.</p> + +<p>Au bout d'une grande demi-heure, M. Hupel de la Noue reparut. Il +marchait en plein succès, et le désordre de sa toilette croissait. En +regagnant sa place, il rencontra M. de Mussy. Il lui serra la main en +passant; puis il revint sur ses pas pour lui demander:</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas le mot de la marquise?</p> + +<p>Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait de plus en +plus, il le commentait, il finissait pas le trouver exquis de naïveté. +«J'en ai un bien plus joli dessous!» C'était un cri du cœur.</p> + +<p>Mais M. de Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea le mot indécent. Il +venait d'être attaché à l'ambassade d'Angleterre, où le ministre lui +avait dit qu'une tenue sévère était de rigueur. Il refusait de conduire +le cotillon, se vieillissait, ne parlait plus de son amour pour Renée, +qu'il saluait gravement quand il la rencontrait.</p> + +<p>M. Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière le fauteuil du +baron, lorsque le piano entama une marche triomphale. De grands placages +d'accords, frappés d'aplomb sur les touches, ouvraient un chant large, +où, par instants, sonnaient des éclats métalliques. Après chaque phrase, +une voix plus haute reprenait, en accentuant le rythme. C'était brutal +et joyeux.</p> + +<p>—Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue; j'ai poussé peut-être un +peu loin la licence poétique; mais je crois que l'audace m'a réussi.... +La nymphe Écho, voyant que Vénus est sans puissance sur le beau +Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des métaux +précieux.... Après la tentation de la chair, la tentation de l'or.</p> + +<p>—C'est classique, répondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire +aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le préfet.</p> + +<p>Les rideaux s'ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut un +éblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeur flambante, +dans laquelle les spectateurs ne virent d'abord qu'un brasier, où des +lingots d'or et des pierres précieuses semblaient se fondre. Une +nouvelle grotte se creusait; mais celle-là n'était pas le frais réduit +de Vénus, baigné par le flot mourant sur un sable fin semé de perles; +elle devait se trouver au centre de la terre, dans une couche ardente et +profonde, fissure de l'enfer antique, crevasse d'une mine de métaux en +fusion habitée par Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges +filons métalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieux +monde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle du sol. +A terre, par un anachronisme hardi de M. Hupel de la Noue, il y avait un +écroulement de pièces de vingt francs; des louis étalés, des louis +entassés, un pullulement de louis qui montaient.</p> + +<p>Au sommet de ce tas d'or, Mme de Guende, en Plutus, était assise, Plutus +femme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe, +prises à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, à demi +couchées, unies en grappes, ou fleurissant à l'écart, les efflorescences +féeriques de cette grotte, où les califes des Mille et une Nuits avaient +vidé leur trésor:</p> + +<p>Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d'évêque; Mme +d'Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune; Mme de Lauwerens, +d'un bleu ardent, en Saphir, ayant à son côté la petite Mme Daste, une +Turquoise souriante, qui bleuissait tendrement; puis s'égrenaient +l'Émeraude, Mme de Meinhold, et la Topaze, Mme Teissière; et, plus bas, +la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les +bras levés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polype +monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans des nacres +roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient des colliers, +des bracelets, des parures complètes, faites chacune de la pierre +précieuse que le personnage représentait. On remarqua beaucoup les +bijoux originaux de Mmes d'Espanet et Haffner, composés uniquement de +petites pièces d'or et de petites pièces d'argent neuves. Puis, au +premier plan, le drame restait le même: la nymphe Écho tentait le beau +Narcisse, qui refusait encore du geste. Et les yeux des spectateurs +s'accoutumaient avec ravissement à ce trou béant ouvert sur les +entrailles enflammées du globe, à ce tas d'or sur lequel se vautrait la +richesse d'un monde.</p> + +<p>Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier. L'idée en +parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse des pièces de vingt +francs, ce ruissellement de coffre-fort moderne tombé dans un coin de la +mythologie grecque, enchanta l'imagination des dames et des financiers +qui étaient là. Les mots: «Que de pièces! que d'argent!» couraient, avec +des sourires, de longs frémissements d'aise; et sûrement chacune de ces +dames, chacun de ces messieurs faisait le rêve d'avoir tout ça à lui, +dans une cave.</p> + +<p>—L'Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmura malicieusement +Louise à l'oreille de Mme Sidonie.</p> + +<p>Et Mme Michelin, la bouche un peu ouverte par un désir ravi, écartait +son voile d'aimée, caressait l'or d'un regard luisant, tandis que le +groupe des hommes graves se pâmait. M. Toutin-Laroche, tout épanoui, +murmura quelques mots à l'oreille du baron, dont la face se marbrait de +taches jaunes. Mais les Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec +une naïveté brutale:</p> + +<p>—Sacrebleu! il y aurait là de quoi démolir Paris et le rebâtir.</p> + +<p>Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que les Mignon +et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles. Quand les +rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marche triomphale par +un grand bruit de notes jetées les unes sur les autres, comme de +dernières pelletées d'écus, les applaudissements éclatèrent, plus vifs, +plus prolongés.</p> + +<p>Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de son +secrétaire, M. de Saffré, avait paru à la porte du salon. Saccard, qui +guettait impatiemment son frère, voulut se précipiter à sa rencontre. +Mais celui-ci, d'un geste, le pria de ne pas bouger. Et il vint +doucement jusqu'au groupe des hommes graves. Quand les rideaux se furent +refermés et qu'on l'eut aperçu, un long chuchotement courut le salon, +les têtes se retournèrent: le ministre balançait le succès des Amours du +beau Narcisse et de la nymphe Écho.</p> + +<p>—Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il en souriant à M. Hupel +de la Noue. Vous avez publié autrefois un volume de vers, Les Volubilis, +je crois?... Je vois que les soucis de l'administration n'ont pas tari +votre imagination.</p> + +<p>Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d'une épigramme. La +présence brusque de son chef le décontenança d'autant plus qu'en +s'examinant d'un coup d'œil pour voir si sa tenue était correcte, il +aperçut, sur la manche de son habit, la petite main blanche, qu'il n'osa +pas essuyer. Il s'inclina, balbutia.</p> + +<p>—Vraiment, continua le ministre, en s'adressant à M. Toutin-Laroche, au +baron Gouraud, aux personnages qui se trouvaient là, tout cet or était +un merveilleux spectacle.... Nous ferions de grandes choses, si M. Hupel +de la Noue battait monnaie pour nous.</p> + +<p>C'était, en langue ministérielle, le même mot que celui des Mignon et +Charrier. Alors M. Toutin-Laroche et les autres firent leur cour, +jouèrent sur la dernière phrase du ministre: l'Empire avait déjà fait +des merveilles; ce n'était pas l'or qui manquait, grâce à la haute +expérience du pouvoir; jamais la France n'avait eu une situation aussi +belle devant l'Europe; et ces messieurs finirent par devenir si plats +que le ministre changea lui-même la conversation.</p> + +<p>Il les écoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés, +ce qui donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un air de +doute et de dédain souriant.</p> + +<p>Saccard, qui voulait amener l'annonce du mariage de Maxime et de Louise, +manœuvrait pour trouver une transition habile. Il affectait une grande +familiarité, et son frère faisait le bonhomme, consentait à lui rendre +le service de paraître l'aimer beaucoup. Il était réellement supérieur, +avec son regard clair, son visible mépris des coquineries mesquines, ses +larges épaules qui, d'un haussement, auraient culbuté tout ce monde-là. +Quand il fut enfin question du mariage, il se montra charmant, il laissa +entendre qu'il tenait prêt son cadeau de noces; il voulait parler de la +nomination de Maxime comme auditeur au Conseil d'État. Il alla jusqu'à +répéter deux fois à son frère, d'un ton tout à fait bon garçon:</p> + +<p>—Dis bien à ton fils que je veux être son témoin.</p> + +<p>M. de Mareuil rougissait d'aise. On complimenta Saccard. M. +Toutin-Laroche s'offrit comme second témoin.</p> + +<p>Puis, brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre de +l'opposition venait d'avoir «le triste courage», disait M. Haffner, de +défendre cette honte sociale.</p> + +<p>Et tous se récrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M. Michelin +souriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon et Charrier +remarquaient avec étonnement que le collet de son habit était usé.</p> + +<p>Pendant ce temps, M. Hupel de la Noue restait embarrassé, s'appuyant au +fauteuil du baron Gouraud, qui s'était contenté d'échanger avec le +ministre une poignée de main silencieuse. Le poète n'osait quitter la +place. Un sentiment indéfinissable, la crainte de paraître ridicule, la +peur de perdre les bonnes grâces de son chef le retenaient, malgré +l'envie furieuse qu'il avait d'aller placer ces dames sur l'estrade, +pour le dernier tableau. Il attendait qu'un mot heureux lui vînt et le +fît rentrer en faveur.</p> + +<p>Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné, lorsqu'il +aperçut M. de Saffré; il lui prit le bras, s'accrocha à lui comme à une +planche de salut. Le jeune homme entrait, c'était une victime toute +fraîche.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas le mot de la marquise? lui demanda le préfet.</p> + +<p>Mais il était si troublé, qu'il ne savait plus présenter la chose d'une +façon piquante. Il pataugeait.</p> + +<p>—Je lui ai dit: «Vous avez un charmant costume», et elle m'a +répondu....</p> + +<p>—«J'en ai un bien plus joli dessous», ajouta tranquillement M. de +Saffré. C'est vieux, mon cher, très vieux.</p> + +<p>M. Hupel de la Noue le regarda, consterné. Le mot était vieux, et lui +qui allait approfondir encore son commentaire sur la naïveté de ce cri +du cœur!</p> + +<p>—Vieux, vieux comme le monde, répétait le secrétaire, Mme d'Espanet l'a +déjà dit deux fois aux Tuileries.</p> + +<p>Ce fut le dernier coup. Le préfet se moqua alors du ministre, du salon +entier. Il se dirigeait vers l'estrade, lorsque le piano préluda, d'une +voix attristée, avec des tremblements de notes qui pleuraient; puis la +plainte s'élargit, traîna longuement, et les rideaux s'ouvrirent.</p> + +<p>M. Hupel de la Noue, qui avait déjà disparu à moitié, rentra dans le +salon, en entendant le léger grincement des anneaux. Il était pâle, +exaspéré; il faisait un violent effort sur lui-même pour ne pas +apostropher ces dames.</p> + +<p>Elles s'étaient placées toutes seules! Ce devait être cette petite +d'Espanet qui avait monté le complot de hâter les changements de +costume, et de se passer de lui. Ça n'était pas ça, ça ne valait rien!</p> + +<p>Il revint, mâchant de sourdes paroles. Il regardait sur l'estrade, avec +des haussements d'épaules, murmurant:</p> + +<p>—La nymphe Écho est trop au bord.... Et cette jambe du beau Narcisse, +pas de noblesse, pas de noblesse du tout....</p> + +<p>Les Mignon et Charrier, qui s'étaient approchés pour entendre +«l'explication», se hasardèrent à lui demander «ce que le jeune homme et +la jeune fille faisaient, couchés par terre». Mais il ne répondit pas, +il refusait d'expliquer davantage son poème; et comme les entrepreneurs +insistaient:</p> + +<p>—Eh! ça ne me regarde plus, du moment que ces dames se placent sans +moi!</p> + +<p>Le piano sanglotait mollement. Sur l'estrade, une clairière, où le rayon +électrique mettait une nappe de soleil, ouvrait un horizon de feuilles. +C'était une clairière idéale, avec des arbres bleus, de grandes fleurs +jaunes et rouges, qui montaient aussi haut que les chênes. Là, sur une +butte de gazon, Vénus et Plutus se tenaient côte à côte, entourés de +nymphes accourues des taillis voisins pour leur faire escorte. Il y +avait les filles des arbres, les filles des sources, les filles des +monts, toutes les divinités rieuses et nues de la forêt. Et le dieu et +la déesse triomphaient, punissaient les froideurs de l'orgueilleux qui +les avait méprisés, tandis que le groupe des nymphes regardaient +curieusement, avec un effroi sacré, la vengeance de l'Olympe, au premier +plan. Le drame s'y dénouait. Le beau Narcisse, couché sur le bord d'un +ruisseau, qui descendait du lointain de la scène, se regardait dans le +clair miroir; et l'on avait poussé la vérité jusqu'à mettre une lame de +vraie glace au fond du ruisseau. Mais ce n'était déjà plus le jeune +homme libre, le rôdeur de forêts; la mort le surprenait au milieu de +l'admiration ravie de son image, la mort l'alanguissait, et Vénus, de +son doigt tendu, comme une fée d'apothéose, lui jetait le sort fatal. Il +devenait fleur. Ses membres verdissaient, s'allongeaient, dans son +costume collant de satin vert; la tige flexible, les jambes légèrement +recourbées, allaient s'enfoncer en terre, prendre racine, pendant que le +buste, orné de larges pans de satin blanc, s'épanouissait en une corolle +merveilleuse. La chevelure blonde de Maxime complétait l'illusion, +mettait, avec ses longues frisures, des pistils jaunes au milieu de la +blancheur des pétales.</p> + +<p>Et la grande fleur naissante, humaine encore, penchait la tête vers la +source, les yeux noyés, le visage souriant d'une extase voluptueuse, +comme si le beau Narcisse eût enfin contenté dans la mort les désirs +qu'il s'était inspirés à lui-même. A quelques pas, la nymphe Écho se +mourait aussi, se mourait de désirs inassouvis; elle se trouvait peu à +peu prise dans la raideur du sol, elle sentait ses membres brûlants se +glacer et se durcir. Elle n'était pas rocher vulgaire, sali de mousse, +mais marbre blanc, par ses épaules et ses bras, par sa grande robe de +neige, dont la ceinture de feuillage et l'écharpe bleue avaient glissé. +Affaissée au milieu du satin de sa jupe, qui se cassait à larges plis, +pareil à un bloc de Paros, elle se renversait, n'ayant plus de vivant, +dans son corps figé de statue, que ses yeux de femme, des yeux qui +luisaient, fixés sur la fleur des eaux, penchée languissamment sur le +miroir de la source. Et il semblait déjà que tous les bruits d'amour de +la forêt, les voix prolongées des taillis, les frissons mystérieux des +feuilles, les soupirs profonds des grands chênes, venaient battre sur la +chair de marbre de la nymphe Écho, dont le cœur, saignant toujours dans +le bloc, résonnait longuement, répétait au loin les moindres plaintes de +la Terre et de l'Air.</p> + +<p>—Oh! l'ont-ils affublé, ce pauvre Maxime! murmura Louise. Et Mme +Saccard, on dirait une morte.</p> + +<p>—Elle est couverte de poudre de riz, dit Mme Michelin.</p> + +<p>D'autres mots peu obligeants couraient. Ce troisième tableau n'eut pas +le succès franc des deux autres. C'était pourtant ce dénouement tragique +qui enthousiasmait M. Hupel de la Noue sur son propre talent. Il s'y +admirait, comme son Narcisse dans sa lame de glace. Il y avait mis une +foule d'intentions poétiques et philosophiques. Quand les rideaux se +furent refermés pour la dernière fois, et que les spectateurs eurent +applaudi en gens bien élevés, il éprouva un regret mortel d'avoir cédé à +la colère en n'expliquant pas la dernière page de son poème. Il voulut +donner alors aux personnes qui l'entouraient la clef des choses +charmantes, grandioses ou simplement polissonnes que représentaient le +beau Narcisse et la nymphe Écho, et il essaya même de dire ce que Vénus +et Plutus faisaient au fond de la clairière; mais ces messieurs et ces +dames, dont les esprits nets et pratiques avaient compris la grotte de +la chair et la grotte de l'or, ne se souciaient pas de descendre dans +les complications mythologiques du préfet. Seuls, les Mignon et +Charrier, qui voulaient absolument savoir, eurent la bonhomie de +l'interroger. Il s'empara d'eux, il les tint debout, dans l'embrasure +d'une fenêtre, pendant près de deux heures à leur raconter les +Métamorphoses d'Ovide.</p> + +<p>Cependant le ministre se retirait. Il s'excusa de ne pouvoir attendre la +belle Mme Saccard pour la complimenter sur la grâce parfaite de la +nymphe Écho. Il venait de faire trois ou quatre fois le tour du salon au +bras de son frère, donnant quelques poignées de main, saluant les dames. +Jamais il ne s'était tant compromis pour Saccard. Il le laissa radieux +lorsque, sur le seuil de la porte, il lui dit, à voix haute:</p> + +<p>—Je t'attends demain matin. Viens déjeuner avec moi.</p> + +<p>Le bal allait commencer. Les domestiques avaient rangé le long des murs +les fauteuils des dames. Le grand salon allongeait maintenant, du petit +salon jaune à l'estrade, son tapis nu, dont les grandes fleurs de +pourpre s'ouvraient, sous l'égouttement de lumière tombant du cristal +des lustres. La chaleur croissait, les tentures rouges brunissaient de +leurs reflets l'or des meubles et du plafond. On attendait pour ouvrir +le bal que ces dames, la nymphe Écho, Vénus, Plutus et les autres, +eussent changé de costumes.</p> + +<p>Mme d'Espanet et Mme Haffner parurent les premières. Elles avaient remis +leurs costumes du second tableau; l'une était en Or, l'autre en Argent. +On les entoura, on les félicita; et elles racontaient leurs émotions.</p> + +<p>—C'est moi qui ai failli m'éclater, disait la marquise, quand j'ai vu +de loin le grand nez de M. Toutin-Laroche qui me regardait!</p> + +<p>—Je crois que j'ai un torticolis, reprenait languissamment la blonde +Suzanne. Non, vrai, si ça avait duré une minute de plus, j'aurais remis +ma tête d'une façon naturelle, tant j'avais mal au cou.</p> + +<p>M. Hupel de la Noue, de l'embrasure où il avait poussé les Mignon et +Charrier, jetait des coups d'œil inquiets sur le groupe formé autour +des deux jeunes femmes; il craignait qu'on ne s'y moquât de lui. Les +autres nymphes arrivèrent les unes après les autres; toutes avaient +repris leurs costumes de pierres précieuses; la comtesse Vanska, en +Corail, eut un succès fou, lorsqu'on put examiner de près les ingénieux +détails de sa robe.</p> + +<p>Puis Maxime entra, correct dans son habit noir, l'air souriant; et un +flot de femmes l'enveloppa, on le mit au centre du cercle, on le +plaisanta sur son rôle de fleur, sur sa passion des miroirs; lui, sans +un embarras, comme charmé de son personnage, continuait à sourire, +répondait aux plaisanteries, avouait qu'il s'adorait et qu'il était +assez guéri des femmes pour se préférer à elles. On riait plus haut, le +groupe grandissait, tenait tout le milieu du salon, tandis que le jeune +homme, noyé dans ce peuple d'épaules, dans ce tohu-bohu de costumes +éclatants, gardait son parfum d'amour monstrueux, sa douceur vicieuse de +fleur blonde.</p> + +<p>Mais, lorsque Renée descendit enfin, il se fit un demi-silence. Elle +avait mis un nouveau costume, d'une grâce si originale et d'une telle +audace que ces messieurs et ces dames, habitués pourtant aux +excentricités de la jeune femme, eurent un premier mouvement de +surprise. Elle était en Otaïtienne. Ce costume, paraît-il, est des plus +primitifs; un maillot couleur tendre, qui lui montait des pieds +jusqu'aux seins, en lui laissant les épaules et les bras nus; et, sur ce +maillot, une simple blouse de mousseline, courte et garnie de deux +volants, pour cacher un peu les hanches. Dans les cheveux, une couronne +de fleurs des champs; aux chevilles et aux poignets, des cercles d'or. +Et rien autre. Elle était nue. Le maillot avait des souplesses de chair, +sous la pâleur de la blouse; la ligne pure de cette nudité se +retrouvait, des genoux aux aisselles vaguement effacée par les volants, +mais s'accentuant et reparaissant entre les mailles de la dentelle, au +moindre mouvement. C'était une sauvagesse adorable, une fille barbare et +voluptueuse, à peine cachée dans une vapeur blanche, dans un pan de +brume marine, où tout son corps se devinait.</p> + +<p>Renée, les joues roses, avançait d'un pas vif. Céleste avait fait +craquer un premier maillot; heureusement que la jeune femme, prévoyant +le cas, s'était précautionnée.</p> + +<p>Ce maillot déchiré l'avait mise en retard. Elle parut se soucier peu de +son triomphe. Ses mains brûlaient, ses yeux brillaient de fièvre. Elle +souriait pourtant, répondait par de petites phrases aux hommes qui +l'arrêtaient, qui la complimentaient sur sa pureté d'attitudes, dans les +tableaux vivants. Elle laissait derrière elle un sillage d'habits noirs +étonnés et charmés de la transparence de sa blouse de mousseline. Quand +elle fut arrivée au groupe de femmes qui entouraient Maxime, elle +souleva de courtes exclamations, et la marquise se mit à la regarder de +la tête aux pieds, d'un air tendre, en murmurant:</p> + +<p>—Elle est adorablement faite.</p> + +<p>Mme Michelin, dont le costume d'aimée devenait horriblement lourd à côté +de ce simple voile, pinçait les lèvres, tandis que Mme Sidonie, +ratatinée dans sa robe noire de magicienne, murmurait à son oreille:</p> + +<p>—C'est de la dernière indécence, n'est-ce pas, ma toute belle?</p> + +<p>—Ah! bien, dit enfin la jolie brune, c'est M. Michelin qui se fâcherait +si je me déshabillais comme ça!</p> + +<p>—Et il aurait raison, conclut la courtière.</p> + +<p>La bande des hommes graves n'était pas de cet avis.</p> + +<p>Ils s'extasiaient de loin. M. Michelin, que sa femme mettait si mal à +propos en cause, se pâmait, pour faire plaisir à M. Toutin-Laroche et au +baron Gouraud, que la vue de Renée ravissait. On complimenta fortement +Saccard sur la perfection des formes de sa femme. Il s'inclinait, se +montrait très touché. La soirée était bonne pour lui, et, sans une +préoccupation qui passait par instants dans ses yeux, lorsqu'il jetait +un regard rapide sur sa sœur, il eût paru parfaitement heureux.</p> + +<p>—Dites, elle ne nous en avait jamais autant montré, dit plaisamment +Louise à l'oreille de Maxime, en lui désignant Renée du coin de l'œil.</p> + +<p>Elle se reprit, et avec un sourire indéfinissable:</p> + +<p>—A moi, du moins.</p> + +<p>Le jeune homme la regarda, d'un air inquiet, mais elle continuait à +sourire, drôlement, comme un écolier enchanté d'une plaisanterie un peu +forte.</p> + +<p>Le bal fut ouvert. On avait utilisé l'estrade des tableaux vivants, en y +plaçant un petit orchestre, où les cuivres dominaient; et les bugles, +les cornets à pistons jetaient leurs notes claires dans la forêt idéale, +aux arbres bleus. Ce fut d'abord un quadrille: Ah! il a des bottes, il a +des bottes, Bastien! qui faisait alors les délices des bastringues. Ces +dames dansèrent. Les polkas, les valses, les mazurkas alternèrent avec +les quadrilles. Le large balancement des couples allait et venait, +emplissait la longue galerie, sautant sous le jouet des cuivres, se +balançant au bercement des violons. Les costumes, ce flot de femmes de +tous les pays et de toutes les époques, roulait, avec un fourmillement, +une bigarrure d'étoffes vives. Le rythme, après avoir mêlé et emporté +les couleurs, dans un tohu-bohu cadencé, ramenait brusquement, à +certains coups d'archet, la même tunique de satin rose, le même corsage +de velours bleu, à côté du même habit noir. Puis un autre coup d'archet, +une sonnerie de cornets à pistons poussaient les couples, les faisaient +voyager à la file autour du salon, avec des mouvements balancés de +nacelle s'en allant à la dérive, sous un souffle de vent qui a brisé +l'amarre. Et toujours, sans fin, pendant des heures. Parfois, entre deux +danses, une dame s'approchait d'une fenêtre, étouffant, respirant un peu +d'air glacé; un couple se reposait sur une causeuse du petit salon +bouton d'or, ou descendait dans la serre, faisant doucement le tour des +allées. Sous les berceaux de lianes, au fond de l'ombre tiède, où +arrivaient les forte des cornets à pistons, dans les quadrilles d'Ohé? +les p'tits agneaux et de J'ai un pied qui r'mue, des jupes, dont on ne +voyait que le bord, avaient des rires languissants.</p> + +<p>Quand on ouvrit la porte de la salle à manger, transformée en buffet, +avec des dressoirs contre les murs et une longue table au milieu, +chargée de viandes froides, ce fut une poussée, un écrasement. Un grand +bel homme, qui avait eu la timidité de garder son chapeau à la main, fut +si violemment collé contre le mur, que le malheureux chapeau creva avec +une plainte sourde. Cela fit rire. On se ruait sur les pâtisseries et +les volailles truffées, en s'enfonçant les coudes dans les côtes, +brutalement.</p> + +<p>C'était un pillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et +les laquais ne savaient à qui répondre au milieu de cette bande d'hommes +comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seule crainte +d'arriver trop tard et de trouver les plats vides. Un vieux monsieur se +fâcha parce qu'il n'y avait pas de bordeaux et que le champagne, +assurait-il, l'empêchait de dormir.</p> + +<p>—Doucement, messieurs, doucement, disait Baptiste de sa voix grave. Il +y en aura pour tout le monde.</p> + +<p>Mais on ne l'écoutait pas. La salle à manger était pleine, et les habits +noirs inquiets se haussaient à la porte. Devant les dressoirs, des +groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant. Beaucoup avalaient +sans boire, n'ayant pu mettre la main sur un verre. D'autres, au +contraire, buvaient, en courant inutilement après un morceau de pain.</p> + +<p>—Écoutez, dit M. Hupel de la Noue, que les Mignon et Charrier, las de +mythologie, avaient entraîné au buffet, nous n'aurons rien si nous ne +faisons pas cause commune.... C'est bien pis aux Tuileries, et j'y ai +acquis quelque expérience.... Chargez-vous du vin, je me charge de la +viande.</p> + +<p>Le préfet guettait un gigot. Il allongea la main, au bon moment, dans +une éclaircie d'épaules, et l'emporta tranquillement, après s'être +bourré les poches de petits pains. Les entrepreneurs revinrent de leur +côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avec deux bouteilles de +champagne; mais ils n'avaient pu trouver que deux verres; ils dirent que +ça ne faisait rien, qu'ils boiraient dans le même. Et ces messieurs +soupèrent sur le coin d'une jardinière, au fond de la pièce. Ils ne +retirèrent pas même leurs gants, mettant les tranches toutes détachées +du gigot dans leur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et, +debout, ils causaient, la bouche peine, écartant leur menton de leur +gilet, pour que le jus tombât sur le tapis.</p> + +<p>Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique +s'il ne pourrait avoir un verre de champagne.</p> + +<p>—Il faut attendre, monsieur, répondit avec colère le domestique effaré, +perdant la tête, oubliant qu'il n'était pas à l'office. On a déjà bu +trois cents bouteilles.</p> + +<p>Cependant, on entendait les voix de l'orchestre qui grandissaient, par +souffles brusques. On dansait la polka des Baisers, célèbre dans les +bals publics, et dont chaque danseur devait marquer le rythme en +embrassant sa danseuse. Mme d'Espanet parut à la porte de la salle à +manger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitude charmante, +sa grande robe d'argent. On s'écartait à peine, elle était obligée +d'insister du coude pour s'ouvrir un passage: Elle fit le tour de la +table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis elle vint droit à M. Hupel +de la Noue, qui avait fini et qui s'essuyait la bouche avec son +mouchoir.</p> + +<p>—Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec un adorable +sourire, de me trouver une chaise! j'ai fait le tour de la table +inutilement....</p> + +<p>Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sa galanterie +n'hésita pas; il s'empressa, trouva la chaise, installa Mme d'Espanet, +et resta derrière son dos à la servir. Elle ne voulut que quelques +crevettes avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne. Elle +mangeait avec des mines délicates, au milieu de la gloutonnerie des +hommes. La table et les chaises étaient exclusivement réservées aux +dames. Mais on faisait toujours une exception en faveur du baron +Gouraud. Il était là, carrément assis, devant un morceau de pâté, dont +ses mâchoires broyaient la croûte avec lenteur. La marquise reconquit le +préfet en lui disant qu'elle n'oublierait jamais ses émotions d'artiste, +dans Les Amours du beau Narcisse et de la nymphe Écho. Elle lui expliqua +même pourquoi on ne l'avait pas attendu, d'une façon qui le consola +complètement: ces dames, en apprenant que le ministre était là, avaient +pensé qu'il serait peu convenable de prolonger l'entracte. Elle finit +par le prier d'aller chercher Mme Haffner, qui dansait avec M. Simpson, +un homme brutal, disait-elle, et qui lui déplaisait. Et, quand Suzanne +fut là, elle ne regarda plus M. Hupel de la Noue.</p> + +<p>Saccard, suivi de MM. Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner, avait pris +possession d'un dressoir. Comme la table était pleine, et que M. de +Saffré passait avec Mme Michelin au bras, il les retint, voulut que la +jolie brune partageât avec eux. Elle croqua des pâtisseries, souriante, +levant ses yeux clairs sur les cinq hommes qui l'entouraient. Ils se +penchaient vers elle, touchaient ses voiles d'aimée brodés de fil d'or, +l'acculaient contre le dressoir, où elle finit par s'adosser, prenant +des petits fours de toutes les mains, très douce et très caressante, +avec la docilité amoureuse d'une esclave au milieu de ses seigneurs. M. +Michelin achevait tout seul, à l'autre bout de la pièce, une terrine de +foie gras dont il avait réussi à s'emparer.</p> + +<p>Cependant, Mme Sidonie, qui rôdait dans le bal depuis les premiers coups +d'archet, entra dans la salle à manger, et appela Saccard du coin de +l'œil.</p> + +<p>—Elle ne danse pas, lui dit-elle à voix basse. Elle paraît inquiète. Je +crois qu'elle médite quelque coup de tête.... Mais je n'ai pu encore +découvrir le damoiseau....</p> + +<p>Je vais manger quelque chose et me remettre à l'affût.</p> + +<p>Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaille qu'elle se +fit donner par M. Michelin, qui avait fini sa terrine. Elle se versa du +malaga dans une grande coupe à champagne; puis, après s'être essuyé les +lèvres du bout des doigts, elle retourna dans le salon. La traîne de sa +robe de magicienne semblait avoir déjà ramassé toute la poussière des +tapis.</p> + +<p>Le bal languissait, l'orchestre avait des essoufflements, lorsqu'un +murmure courut: «Le cotillon! le cotillon!» qui ranima les danseurs et +les cuivres. Il vint des couples de tous les massifs de la serre; le +grand salon s'emplit, comme pour le premier quadrille; et, dans la cohue +réveillée, on discutait. C'était la dernière flamme du bal. Les hommes +qui ne dansaient pas regardaient, du fond des embrasures, avec des +bienveillances molles, le groupe bavard grandissant au milieu de la +pièce; tandis que les soupeurs du buffet, sans lâcher leur pain, +allongeaient la tête, pour voir.</p> + +<p>—M. de Mussy ne veut pas, disait une dame. Il jure qu'il ne le conduit +plus.... Voyons, une fois encore, monsieur de Mussy, rien qu'une petite +fois. Faites cela pour nous.</p> + +<p>Mais le jeune attaché d'ambassade restait gourmé! dans son col cassé. +C'était vraiment impossible, il avait juré. Il y eut un désappointement. +Maxime refusa aussi, disant qu'il ne le pourrait, qu'il était brisé. M. +Hupel de la Noue n'osa s'offrir; il ne descendait que jusqu'à la poésie. +Une dame ayant parlé de M. Simpson, on la fit taire; M. Simpson était le +plus étrange conducteur de cotillon qu'on pût voir; il se livrait à des +imaginations fantasques et malicieuses; dans un salon où l'on avait eu +l'imprudence de le choisir, on racontait qu'il avait forcé les dames à +sauter par-dessus des chaises, et qu'une de ses figures favorites était +de faire marcher tout le monde à quatre pattes autour de la pièce.</p> + +<p>—Est-ce que M. de Saffré est parti? demanda une voix d'enfant.</p> + +<p>Il partait, il faisait ses adieux à la belle Mme Saccard, avec laquelle +il était au mieux, depuis qu'elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique +aimable avait l'admiration des caprices des autres. On le ramena +triomphalement du vestibule. Il se défendait, il disait avec un sourire +qu'on le compromettait, qu'il était un homme sérieux. Puis, devant +toutes les mains blanches qui se tendaient vers lui:</p> + +<p>—Allons, dit-il, prenez vos places.... Mais je vous préviens que je +suis classique. Je n'ai pas deux liards d'imagination.</p> + +<p>Les couples s'assirent autour du salon, sur tous les sièges qu'on put +réunir; des jeunes gens allèrent chercher jusqu'aux chaises de fonte de +la serre. C'était un cotillon monstre. M. de Saffré, qui avait l'air +recueilli d'un prêtre officiant, choisit pour dame la comtesse Vanska, +dont le costume de Corail le préoccupait. Quand tout le monde fut en +place, il jeta un long regard sur cette file circulaire de jupes +flanquées chacune d'un habit noir. Et il fit signe à l'orchestre, dont +les cuivres sonnèrent. Des têtes se penchaient le long du cordon +souriant des visages.</p> + +<p>Renée avait refusé de prendre part au cotillon. Elle était d'une gaieté +nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant à peine, se mêlant aux +groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies la trouvaient singulière. +Elle avait parlé, dans la soirée, de faire un voyage en ballon avec un +célèbre aéronaute dont tout Paris s'occupait.</p> + +<p>Quand le cotillon commença, elle fut ennuyée de ne plus marcher à +l'aise, elle se tint à la porte du vestibule, donnant des poignées de +main aux hommes qui se retiraient, causant avec les intimes de son mari. +Le baron Gouraud, qu'un laquais emportait dans sa pelisse de fourrure, +trouva un dernier éloge sur son costume d'otaïtienne.</p> + +<p>Cependant M. Toutin-Laroche serrait la main de Saccard.</p> + +<p>—Maxime compte sur vous, dit ce dernier.</p> + +<p>—Parfaitement, dit le nouveau sénateur.</p> + +<p>Et, se tournant vers Renée:</p> + +<p>—Madame, je ne vous ai pas complimentée.... Voilà donc ce cher enfant +casé!</p> + +<p>Et, comme elle avait un sourire étonné:</p> + +<p>—Ma femme ne sait pas encore, reprit Saccard....</p> + +<p>Nous avons arrêté ce soir le mariage de Mlle de Mareuil et de Maxime.</p> + +<p>Elle continua de sourire, s'inclinant devant M. Toutin-Laroche, qui +partait en disant:</p> + +<p>—Vous signez le contrat dimanche, n'est-ce pas? Je vais à Nevers pour +une affaire de mines, mais je serai de retour.</p> + +<p>Elle resta un instant seule au milieu du vestibule. Elle ne souriait +plus; et, à mesure qu'elle descendait dans ce qu'elle venait +d'apprendre, elle était prise d'un grand frisson. Elle regarda les +tentures de velours rouge, les plantes rares, les pots de majolique, +d'un regard fixe.</p> + +<p>Puis elle dit tout haut:</p> + +<p>—Il faut que je lui parle.</p> + +<p>Et elle revint dans le salon. Mais elle dut rester à l'entrée. Une +figure du cotillon obstruait le passage. L'orchestre jouait en sourdine +une phrase de valse. Les dames, se tenant par la main, formaient un +rond, un de ces ronds de petites filles chantant <i>Giroflé girofla</i>; et +elles tournaient le plus vite possible, tirant sur leurs bras, riant, +glissant. Au milieu, un cavalier—c'était le malicieux M. Simpson avait +à la main une longue écharpe rose; il l'élevait, avec le geste d'un +pêcheur qui va jeter un coup d'épervier; mais il ne se pressait pas, il +trouvait drôle, sans doute, de laisser tourner ces dames, de les +fatiguer. Elles soufflaient, elles demandaient grâce. Alors il lança +l'écharpe, et il la lança avec tant d'adresse, qu'elle alla s'enrouler +autour des épaules de Mme d'Espanet et de Mme Haffner, tournant côte à +côte.</p> + +<p>C'était une plaisanterie de l'Américain. Il voulut ensuite valser avec +les deux dames à la fois, et il les avait déjà prises à la taille toutes +deux, l'une de son bras gauche, l'autre de son bras droit, lorsque M. de +Saffré dit, de sa voix sévère de roi du cotillon:</p> + +<p>—On ne danse pas avec deux dames.</p> + +<p>Mais M. Simpson ne voulait pas lâcher les deux tailles. Adeline et +Suzanne se renversaient dans ses bras avec des rires. On jugeait le +coup, les dames se fâchaient, le tapage se prolongeait, et les habits +noirs, dans les embrasures des fenêtres, se demandaient comment Saffré +allait sortir à sa gloire de ce cas délicat. Il parut, en effet, +perplexe un moment, cherchant par quel raffinement de grâce il mettrait +les rieurs de son côté.</p> + +<p>Puis il eut un sourire, il prit Mme d'Espanet et Mme Haffner, chacune +d'une main, leur posa une question à l'oreille, reçut leur réponse, et +s'adressant ensuite à M. Simpson:</p> + +<p>—Cueillez-vous la verveine ou cueillez-vous la pervenche?</p> + +<p>M. Simpson, un peu sot, dit qu'il cueillait la verveine.</p> + +<p>Alors M. de Saffré lui donna la marquise, en disant:</p> + +<p>—Voici la verveine.</p> + +<p>On applaudit discrètement. Cela frit trouvé très joli.</p> + +<p>M. de Saffré était un conducteur de cotillon «qui ne restait jamais à +court»; telle fut l'expression de ces dames. Pendant ce temps, +l'orchestre avait repris de toutes ses voix la phrase de valse, et M. +Simpson, après avoir fait le tour du salon en valsant avec Mme +d'Espanet, la reconduisait à sa place.</p> + +<p>Renée put passer. Elle s'était mordu les lèvres au sang, devant toutes +«ces bêtises». Elle trouvait ces femmes et ces hommes stupides de lancer +des écharpes et de prendre des noms de fleurs. Ses oreilles +bourdonnaient, une furie d'impatience lui donnait des envies de se jeter +la tête en avant et de s'ouvrir un chemin. Elle traversa le salon d'un +pas rapide, heurtant les couples attardés qui regagnaient leurs sièges. +Elle alla droit à la serre. Elle n'avait vu ni Louise ni Maxime parmi +les danseurs, elle se disait qu'ils devaient être là, dans quelque trou +de feuillages, réunis par cet instinct des drôleries et des +polissonneries qui leur faisait chercher les petits coins, dès qu'ils se +trouvaient ensemble quelque part. Mais elle visita inutilement le +demi-jour de la serre.</p> + +<p>Elle n'aperçut, au fond d'un berceau, qu'un grand jeune homme qui +baisait dévotement les mains de la petite Mme Daste, en murmurant:</p> + +<p>—Mme de Lauwerens me l'avait bien dit: vous êtes un ange!</p> + +<p>Cette déclaration, chez elle, dans sa serre, la choqua.</p> + +<p>Vraiment Mme de Lauwerens aurait dû porter son commerce ailleurs! Et +Renée se serait soulagée à chasser de ses appartements tout ce monde qui +criait si fort. Debout devant le bassin, elle regardait l'eau, elle se +demandait où Louise et Maxime avaient pu se cacher. L'orchestre jouait +toujours cette valse dont le bercement ralenti lui tournait le cœur. +C'était insupportable, on ne pouvait plus réfléchir chez soi. Elle ne +savait plus. Elle oubliait que les jeunes gens n'étaient pas encore +mariés, et elle se disait que c'était bien simple, qu'ils étaient allés +se coucher. Puis elle songea à la salle à manger, elle remonta vivement +l'escalier de la serre. Mais, à la porte du grand salon, elle fut +arrêtée une seconde fois par une figure du cotillon.</p> + +<p>—Ce sont les «Points noirs», mesdames, disait galamment M. de Saffré. +Ceci est de mon invention, et je vous en donne la primeur.</p> + +<p>On riait beaucoup. Les hommes expliquaient l'allusion aux jeunes femmes. +L'empereur venait de prononcer un discours qui constatait, à l'horizon +politique, la présence de «certains points noirs». Ces points noirs, on +ne savait pourquoi, avaient fait fortune. L'esprit de Paris s'était +emparé de cette expression, au point que, depuis huit jours, on +accommodait tout aux points noirs.</p> + +<p>M. de Saffré plaça les cavaliers à l'un des bouts du salon, en leur +faisant tourner le dos aux dames, laissées à l'autre bout. Puis il leur +commanda de relever leurs habits, de façon à s'en cacher le derrière de +la tête. Cette opération s'accomplit au milieu d'une gaieté folle. +Bossus, les épaules serrées, avec les pans des habits qui ne leur +tombaient plus qu'à la taille, les cavaliers étaient vraiment affreux.</p> + +<p>—Ne riez pas, mesdames, criait M. de Saffré avec un sérieux des plus +comiques, ou je vous fais mettre vos dentelles sur la tête.</p> + +<p>La gaieté redoubla. Et il usa énergiquement de sa souveraineté vis-à-vis +de quelques-uns de ces messieurs qui ne voulaient pas cacher leur nuque.</p> + +<p>—Vous êtes les «points noir», disait-il; masquez vos têtes, ne montrez +que le dos, il faut que ces dames ne voient plus que du noir.... +Maintenant, marchez, mêlez-vous les uns aux autres, pour qu'on ne vous +reconnaisse pas.</p> + +<p>L'hilarité était à son comble. Les «points noirs» allaient et venaient, +sur leurs jambes grêles, avec des balancements de corbeaux sans tête. On +vit la chemise d'un monsieur, avec un coin de la bretelle. Alors ces +dames demandèrent grâce, elles étouffaient, et M. de Saffré voulut bien +leur ordonner d'aller chercher les «points noirs». Elles partirent, +comme un vol de jeunes perdrix, avec un grand bruit de jupes. Puis, au +bout de sa course, chacune saisit le cavalier qui lui tomba sous la +main. Ce fut un tohu-bohu inexprimable. Et, à la file, les couples +improvisés se dégageaient, faisaient le tour du salon en valsant, dans +le chant plus haut de l'orchestre.</p> + +<p>Renée s'était appuyée au mur. Elle regardait, pâle, les lèvres serrées. +Un vieux monsieur vint lui demander galamment pourquoi elle ne dansait +pas. Elle dut sourire, répondre quelque chose. Elle s'échappa, elle +entra dans la salle à manger. La pièce était vide. Au milieu des +dressoirs pillés, des bouteilles et des assiettes qui traînaient, Maxime +et Louise soupaient tranquillement, à un bout de la table, côte à côte, +sur une serviette qu'ils avaient étalée. Ils paraissaient à l'aise, ils +riaient, dans ce désordre, ces verres sales, ces plats tachés de +graisse, ces débris encore tièdes de la gloutonnerie des soupeurs en +gants blancs. Ils s'étaient contentés d'épousseter les miettes autour +d'eux. Baptiste se promenait gravement le long de la table, sans un +regard pour cette pièce, qu'une bande de loups semblait avoir traversée; +il attendait que les domestiques vinssent remettre un peu d'ordre sur +les dressoirs.</p> + +<p>Maxime avait encore pu réunir un souper très confortable. Louise adorait +les nougats aux pistaches, dont une assiette pleine était restée sur le +haut du buffet. Ils avaient devant eux trois bouteilles de champagne +entamées.</p> + +<p>—Papa est peut-être parti, dit la jeune fille.</p> + +<p>—Tant mieux! répondit Maxime, je vous reconduirai.</p> + +<p>Et, comme elle riait:</p> + +<p>—Vous savez que, décidément, on veut que je vous épouse. Ce n'est plus +une farce, c'est sérieux.... Qu'est ce que nous ferons donc, quand nous +allons être mariés?</p> + +<p>—Nous ferons ce que font les autres, donc!</p> + +<p>Cette drôlerie lui avait échappé un peu vite; elle reprit vivement, +comme pour la retirer:</p> + +<p>—Nous irons en Italie. Ça me fera du bien à la poitrine.... Je suis +très malade.... Ah! mon pauvre Maxime, la drôle de femme que vous allez +avoir! Je ne suis pas plus grosse que deux sous de beurre.</p> + +<p>Elle souriait, avec une pointe de tristesse, dans son costume de page. +Une toux sèche fit monter des lueurs rouges à ses joues.</p> + +<p>—C'est le nougat, dit-elle. A la maison, on me défend d'en manger.... +Passez-moi l'assiette, je vais fourrer le reste dans ma poche.</p> + +<p>Et elle vidait l'assiette, quand Renée entra. Elle vint droit à Maxime, +en faisant des efforts inouïs pour ne pas jurer, pour ne pas battre +cette bossue qu'elle trouvait là, attablée avec son amant.</p> + +<p>—Je veux te parler, bégaya-t-elle d'une voix sourde.</p> + +<p>Il hésitait, pris de peur, redoutant un tête-à-tête.</p> + +<p>—A toi seul, tout de suite, répétait Renée.</p> + +<p>—Allez donc, Maxime, dit Louise avec son regard indéfinissable. Vous +tâcherez, en même temps, de retrouver mon père. Je l'égare à chaque +soirée.</p> + +<p>Il se leva, il essaya d'arrêter la jeune femme au milieu de la salle à +manger, en lui demandant ce qu'elle avait de si pressé à lui dire. Mais +elle reprit entre ses dents:</p> + +<p>—Suis-moi, ou je dis tout devant le monde!</p> + +<p>Il devint très pâle, il la suivit avec une obéissance d'animal battu. +Elle crut que Baptiste la regardait; mais à cette heure, elle se +souciait bien des regards clairs de ce valet! A la porte, le cotillon la +retint une troisième fois.</p> + +<p>—Attends, murmura-t-elle. Ces imbéciles n'en finiront pas.</p> + +<p>Et elle lui prit la main pour qu'il n'essayât pas de s'échapper.</p> + +<p>M. de Saffré plaçait le duc de Rozan, le dos contre le mur, dans un +angle du salon, à côté de la porte de la salle à manger. Il mit une dame +devant lui, puis un cavalier dos à dos avec la dame, puis une autre dame +devant le cavalier, et cela à la file, couple par couple, en long +serpent. Comme des danseuses causaient, s'attardaient:</p> + +<p>—Voyons, mesdames, cria-t-il, en place pour les «Colonnes».</p> + +<p>Elles vinrent, les «colonnes» furent formées. L'indécence qu'il y avait +à se trouver ainsi prise, serrée entre deux hommes, appuyée contre le +dos de l'un, ayant devant soi la poitrine de l'autre, égayait beaucoup +les dames. Les pointes des seins touchaient les parements des habits, +les jambes des cavaliers disparaissaient dans les jupes des danseuses, +et, quand une gaieté brusque faisait pencher une tête, les moustaches +d'en face étaient obligées de s'écarter, pour ne pas pousser les choses +jusqu'au baiser. Un farceur, à un moment, dut donner une légère poussée; +la file se raccourcit, les habits entrèrent plus profondément dans les +jupes; il y eut de petits cris, et des rires, des rires qui n'en +finissaient plus. On entendit la baronne de Meinhold dire: «Mais, +monsieur, vous m'étouffez; ne me serrez pas si fort!» ce qui parut si +drôle, ce qui donna à toute la file un accès d'hilarité si fou, que les +«colonnes», ébranlées, chancelaient, s'entrechoquaient, s'appuyaient les +unes sur les autres, pour ne pas tomber. M. de Saffré, les, mains +levées, prêt à frapper, attendait. Puis il frappa. A ce signal, tout +d'un coup, chacun se retourna. Les couples qui étaient face à face, se +prirent à la taille, et la file égrena dans le salon son chapelet de +valseurs. Il n'y eut que le pauvre duc de Rozan qui, en se tournant, se +trouva le nez contre le mur.</p> + +<p>On se moqua de lui.</p> + +<p>—Viens, dit Renée à Maxime.</p> + +<p>L'orchestre jouait toujours la valse. Cette musique molle, dont le +rythme monotone s'affadissait à la longue, redoublait l'exaspération de +la jeune femme. Elle gagna le petit salon, tenant Maxime par la main; et +le poussant dans l'escalier qui allait au cabinet de toilette:</p> + +<p>—Monte, lui ordonna-t-elle.</p> + +<p>Elle le suivit. A ce moment, Mme Sidonie, qui avait rôdé toute la soirée +autour de sa belle-sœur, étonnée de ses promenades continuelles à +travers les pièces, arrivait justement sur le perron de la serre. Elle +vit les jambes d'un homme s'enfoncer au milieu des ténèbres du petit +escalier. Un sourire pâle éclaira son visage de cire, et, retroussant sa +jupe de magicienne pour aller plus vite, elle chercha son frère, +bouleversant une figure du cotillon, s'adressant aux domestiques qu'elle +rencontrait.</p> + +<p>Elle trouva enfin Saccard avec M. de Mareuil, dans une pièce contiguë à +la salle à manger, et que l'on avait transformée provisoirement en +fumoir. Les deux pères parlaient de dot, de contrat. Mais, quand sa +sœur lui eut dit un mot à l'oreille, Saccard se leva, s'excusa, +disparut.</p> + +<p>En haut, le cabinet de toilette était en plein désordre.</p> + +<p>Sur les sièges traînaient le costume de la nymphe Écho, le maillot +déchiré, des bouts de dentelle froissés, des linges jetés en paquet, +tout ce que la hâte d'une femme attendue laisse derrière elle. Les +petits outils d'ivoire et d'argent gisaient un peu partout; il y avait +des brosses, des limes tombées sur le tapis; et les serviettes encore +humides, les savons oubliés sur le marbre, les flacons laissés débouchés +mettaient, dans la tente couleur de chair, une odeur forte, pénétrante. +La jeune femme, pour enlever le blanc de ses bras et de ses épaules, +s'était trempée dans la baignoire de marbre rose, après les tableaux +vivants. Des plaques irisées s'arrondissaient sur la nappe d'eau +refroidie.</p> + +<p>Maxime marcha sur un corset, faillit tomber, essaya de rire. Mais il +grelottait devant le visage dur de Renée.</p> + +<p>Elle s'approcha de lui, le poussant, disant à voix basse:</p> + +<p>—Alors tu vas épouser la bossue?</p> + +<p>—Mais pas le moins du monde, murmura-t-il. Qui t'a dit cela?</p> + +<p>—Eh! ne mens pas, c'est inutile....</p> + +<p>Il eut une révolte. Elle l'inquiétait, il voulait en finir avec elle..</p> + +<p>—Eh bien, oui, je l'épouse. Après?... Est-ce que je ne suis pas le +maître?</p> + +<p>Elle vint à lui, la tête un peu baissée, avec un rire mauvais, et, lui +prenant les poignets:</p> + +<p>—Le maître! toi, le maître!... Tu sais bien que non.</p> + +<p>C'est moi qui suis le maître. Je te casserais les bras, si j'étais +méchante; tu n'as pas plus de force qu'une fille.</p> + +<p>Et, comme il se débattait, elle lui tordit les bras, de toute la +violence nerveuse que lui donnait la colère. Il poussa un faible cri. +Alors elle le lâcha, en reprenant:</p> + +<p>—Ne nous battons pas, vois-tu; je serais la plus forte.</p> + +<p>Il resta blême, avec la honte de cette douleur qu'il sentait à ses +poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Elle +repoussait les meubles, réfléchissant, arrêtant le plan qui tournait +dans sa tête, depuis que son mari lui avait appris le mariage.</p> + +<p>—Je vais t'enfermer ici, dit-elle enfin; et, quand il fera jour, nous +partirons pour Le Havre.</p> + +<p>Il blêmit encore d'inquiétude et de stupeur.</p> + +<p>—Mais c'est une folie! s'écria-t-il. Nous ne pouvons pas nous en aller +ensemble. Tu perds la tête....</p> + +<p>—C'est possible. En tout cas, c'est toi et ton père qui me l'avez fait +perdre.... J'ai besoin de toi et je te prends. Tant pis pour les +imbéciles!</p> + +<p>Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua, s'approchant +de nouveau de Maxime, lui brûlant le visage de son haleine:</p> + +<p>—Qu'est-ce que je deviendrais donc, si tu épousais la bossue! Vous vous +moqueriez de moi, je serais peut-être forcée de reprendre ce grand +dadais de Mussy, qui ne me réchaufferait pas même les pieds.... Quand on +a fait ce que nous avons fait, on reste ensemble. D'ailleurs, c'est bien +clair, je m'ennuie lorsque tu n'es pas là et, comme je m'en vais, je +t'emmène.... Tu peux dire à Céleste ce que tu veux qu'elle aille +chercher chez toi.</p> + +<p>Le malheureux tendit les mains, supplia:</p> + +<p>—Voyons, ma petite Renée, ne fais pas de bêtises.</p> + +<p>Reviens à toi.... Pense un peu au scandale.</p> + +<p>—Je m'en moque, du scandale! Si tu refuses, je descends dans le salon +et je crie que j'ai couché avec toi et que tu es assez lâche pour +vouloir maintenant épouser la bossue.</p> + +<p>Il plia la tête, l'écouta, cédant déjà, acceptant cette volonté qui +s'imposait si rudement à lui.</p> + +<p>—Nous irons au Havre, reprit-elle plus bas, caressant son rêve, et de +là nous gagnerons l'Angleterre. Personne ne nous embêtera plus. Si nous +ne sommes pas assez loin, nous partirons pour l'Amérique. Moi qui ai +toujours froid, je serai bien là-bas. J'ai toujours envié les +créoles....</p> + +<p>Mais à mesure qu'elle agrandissait son projet, la terreur reprenait +Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme qui était folle +assurément, laisser derrière lui une histoire dont le côté honteux +l'exilait à jamais!</p> + +<p>C'était comme un cauchemar atroce qui l'étouffait. Il cherchait avec +désespoir un moyen pour sortir de ce cabinet de toilette, de ce réduit +rose où battait le glas de Charenton. Il crut l'avoir trouvé.</p> + +<p>—C'est que je n'ai pas d'argent, dit-il avec douceur, afin de ne pas +l'exaspérer. Si tu m'enfermes, je ne pourrai pas m'en procurer.</p> + +<p>—J'en ai, moi, répondit-elle d'un air de triomphe.</p> + +<p>J'ai cent mille francs. Tout s'arrange très bien....</p> + +<p>Elle prit, dans l'armoire à glace, l'acte de cession que son mari lui +avait laissé, avec le vague espoir que sa tête tournerait. Elle +l'apporta sur la table de toilette, força Maxime à lui donner une plume +et un encrier qui se trouvaient dans la chambre à coucher, et, +repoussant les savons, signant l'acte:</p> + +<p>—Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée, c'est que je +le veux bien.... Nous passerons chez Larsonneau, avant d'aller à la +gare.... Maintenant, mon petit Maxime, je vais t'enfermer, et nous nous +sauverons par le jardin, quand j'aurai mis tout ce monde à la porte.</p> + +<p>Nous n'avons même pas besoin d'emporter des malles.</p> + +<p>Elle redevenait gaie. Ce coup de tête la ravissait.</p> + +<p>C'était une excentricité suprême, une fin qui, dans cette crise de +fièvre chaude, lui semblait tout à fait originale.</p> + +<p>Ça dépassait de beaucoup son désir de voyage en ballon.</p> + +<p>Elle vint prendre Maxime dans ses bras, en murmurant:</p> + +<p>—Je t'ai fait mal tout à l'heure, mon pauvre chéri!</p> + +<p>Aussi tu refusais.... Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que ta +bossue t'aimerait comme je t'aime? Ce n'est pas une femme, ce petit +moricaud-là...</p> + +<p>Elle riait, elle l'attirait à elle, le baisait sur les lèvres, lorsqu'un +bruit leur fit tourner la tête. Saccard était debout sur le seuil de la +porte.</p> + +<p>Un silence terrible se fit. Lentement, Renée détacha ses bras du cou de +Maxime; et elle ne baissait pas le front, elle continuait à regarder son +mari de ses grands yeux fixes de morte; tandis que le jeune homme, +écrasé, terrifié, chancelait, la tête basse, maintenant qu'il n'était +plus soutenu par son étreinte. Saccard, foudroyé par ce coup suprême qui +faisait enfin crier en lui l'époux et le père, n'avançait pas, livide, +les brûlant de loin du feu de ses regards. Dans l'air moite et odorant +de la pièce, les trois bougies flambaient très haut, la flamme droite, +avec l'immobilité d'une larme ardente. Et, coupant seul le silence, le +terrible silence, par l'étroit escalier un souffle de musique montait; +la valse, avec ses enroulements de couleuvre, se glissait, se nouait, +s'endormait sur le tapis de neige, au milieu du maillot déchiré et des +jupes tombées à terre.</p> + +<p>Puis le mari avança. Un besoin de brutalité marbrait sa face, il serrait +les poings pour assommer les coupables. La colère, dans ce petit homme +remuant, éclatait avec des bruits de coups de feu. Il eut un ricanement +étranglé, et, s'approchant toujours:</p> + +<p>—Tu lui annonçais ton mariage, n'est-ce pas?</p> + +<p>Maxime recula, s'adossa au mur:</p> + +<p>—Écoute, balbutia-t-il, c'est elle....</p> + +<p>Il allait l'accuser lâchement, rejeter sur elle le crime, dire qu'elle +voulait l'enlever, se défendre avec l'humilité et les frissons d'un +enfant pris en faute. Mais il n'eut pas la force, les mots se séchaient +dans sa gorge. Renée gardait sa roideur de statue, son défi muet. Alors +Saccard, sans doute pour trouver une arme, jeta un coup d'œil rapide +autour de lui. Et, sur le coin de la table de toilette, au milieu des +peignes et des brosses à ongles, il aperçut l'acte de cession, dont le +papier timbré jaunissait le marbre. Il regarda l'acte, regarda les +coupables. Puis, se penchant, il vit que l'acte était signé. Ses yeux +allèrent de l'encrier ouvert à la plume encore humide, laissée au pied +du candélabre. Il resta droit devant cette signature, réfléchissant.</p> + +<p>Le silence semblait grandir, les flammes des bougies s'allongeaient, la +valse se berçait le long des tentures avec plus de mollesse. Saccard eut +un imperceptible mouvement d'épaules. Il regarda encore sa femme et son +fils d'un air profond, comme pour arracher à leur visage une explication +qu'il ne trouvait pas. Puis il plia lentement l'acte, le mit dans la +poche de son habit. Ses joues étaient devenues toutes pâles.</p> + +<p>—Vous avez bien fait de signer, ma chère amie, dit-il doucement à sa +femme.... C'est cent mille francs que vous gagnez. Ce soir, je vous +remettrai l'argent.</p> + +<p>Il souriait presque, et ses mains seules gardaient un tremblement. Il +fit quelques pas, en ajoutant:</p> + +<p>—On étouffe ici. Quelle idée de venir comploter quelqu'une de vos +farces dans ce bain de vapeur!...</p> + +<p>Et s'adressant à Maxime, qui avait relevé la tête, surpris de la voix +apaisée de son père:</p> + +<p>—Allons, viens, toi! reprit-il. Je t'avais vu monter, je te cherchais +pour que tu fisses tes adieux à M. de Mareuil et à sa fille.</p> + +<p>Les deux hommes descendirent, causant ensemble.</p> + +<p>Renée resta seule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le +trou béant du petit escalier, dans lequel elle venait de voir +disparaître les épaules du père et du fils. Elle ne pouvait détourner +les yeux de ce trou. Eh quoi! ils étaient partis tranquillement, +amicalement. Ces deux hommes ne s'étaient pas écrasés. Elle prêtait +l'oreille, elle écoutait si quelque lutte atroce ne faisait pas rouler +les corps le long des marches. Rien. Dans les ténèbres tièdes, rien +qu'un bruit de danse, un long bercement. Elle crut entendre, au loin, +les rires de la marquise, la voix claire de M. de Saffré. Alors le drame +était fini? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose, les +nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l'avait brûlée +pendant des mois, aboutissait à cette fin plate et ignoble. Son mari +savait tout et ne la battait même point. Et le silence autour d'elle, ce +silence où traînait la valse sans fin, l'épouvantait plus que le bruit +d'un meurtre. Elle avait peur de cette paix, peur de ce cabinet tendre +et discret, empli d'une odeur d'amour.</p> + +<p>Elle s'aperçut dans la haute glace de l'armoire. Elle s'approcha, +étonnée de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime, toute préoccupée +par l'étrange femme qu'elle avait devant elle. La folie montait. Ses +cheveux jaunes, relevés sur les tempes et sur la nuque, lui parurent une +nudité, une obscénité. La ride de son front se creusait si profondément +qu'elle mettait une barre sombre au-dessus des yeux, la meurtrissure +mince et bleuâtre d'un coup de fouet. Qui donc l'avait marquée ainsi?</p> + +<p>Son mari n'avait pas levé la main, pourtant. Et ses lèvres l'étonnaient +par leur pâleur, ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle +était vieille! Elle pencha le front, et, quand elle se vit dans son +maillot, dans sa légère blouse de gaze, elle se contempla, les cils +baissés, avec des rougeurs subites. Qui l'avait mise nue? Que +faisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu'au ventre. +Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses que le maillot +arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignes souples sous la +gaze, son buste largement ouvert; et elle avait honte d'elle, et un +mépris de sa chair l'emplissait de colère sourde contre ceux qui la +laissaient ainsi, avec de simples cercles d'or aux chevilles et aux +poignets pour lui cacher la peau.</p> + +<p>Alors, cherchant, avec l'idée fixe d'une intelligence qui se noie, ce +qu'elle faisait là, toute nue, devant cette glace, elle remonta d'un +saut brusque à son enfance, elle se revit à sept ans, dans l'ombre grave +de l'hôtel Béraud.</p> + +<p>Elle se souvint d'un jour où la tante Élisabeth les avait habillées, +elle et Christine, de robes de laine grise à petits carreaux rouges. On +était à la Noël. Comme elles étaient contentes de ces deux robes +semblables! La tante les gâtait, et elle poussa les choses jusqu'à leur +donner à chacune un bracelet et un collier de corail. Les manches +étaient longues, le corsage montait jusqu'au menton, les bijoux +s'étalaient sur l'étoffe, ce qui leur semblait bien joli. Renée se +rappelait encore que son père était là, qu'il souriait de son air +triste. Ce jour-là, sa sœur et elle, dans la chambre des enfants, +s'étaient promenées comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas +se salir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camarades l'avaient +plaisantée sur «sa robe de Pierrot», qui lui allait au bout des doigts +et qui lui montait par-dessus les oreilles. Elle s'était mise à pleurer +pendant la classe. A la récréation, pour qu'on ne se moquât plus d'elle, +elle avait retroussé les manches et rentré le tour de cou du corsage. Et +le collier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur la +peau de son cou et de son bras. Était-ce ce jour-là qu'elle avait +commencé à se mettre nue?</p> + +<p>Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son long effarement, à +ce tapage de l'or et de la chair qui était monté en elle, dont elle +avait eu jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, puis jusqu'aux lèvres, et +dont elle sentait maintenant le flot passer sur sa tête, en lui battant +le crâne à coups pressés. C'était comme une sève mauvaise; elle lui +avait lassé les membres, mis au cœur des excroissances de honteuses +tendresses, fait pousser au cerveau des caprices de malade et de bête. +Cette sève, la plante de ses pieds l'avait prise sur le tapis de sa +calèche, sur d'autres tapis encore, sur toute cette soie et tout ce +velours où elle marchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient +avoir laissé là ces germes de poison, éclos à cette heure dans son sang, +et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance.</p> + +<p>Lorsqu'elle était petite, elle n'avait que des curiosités.</p> + +<p>Même plus tard, après ce viol qui l'avait jetée au mal, elle ne voulait +pas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elle était +restée à tricoter auprès de la tante Élisabeth. Et elle entendait le +tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandis qu'elle regardait +fixement dans la glace pour lire cet avenir de paix qui lui avait +échappé. Mais elle ne voyait que ses cuisses roses, ses hanches roses, +cette étrange femme de soie rose qu'elle avait devant elle, et dont la +peau de fine étoffe, aux mailles serrées, semblait faite pour des amours +de pantins et de poupées. Elle en était arrivée à cela, à être une +grande poupée dont la poitrine déchirée ne laisse échapper qu'un filet +de son. Alors, devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce +sang bourgeois qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, se +révolta. Elle qui avait toujours tremblé à la pensée de l'enfer, elle +aurait dû vivre au fond de la sévérité noire de l'hôtel Béraud. Qui donc +l'avait mise nue?</p> + +<p>Et, dans l'ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se lever les +figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noirâtre, ricanant, avait une +couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambes grêles. Cet homme +était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyait dans la forge, dans +les éclats du métal rougi, la chair brûlée, haletant, tapant toujours, +soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque +de s'écraser lui-même. Elle le comprenait maintenant; il lui +apparaissait grandi par cet effort surhumain, par cette coquinerie +énorme, cette idée fixe d'une immense fortune immédiate. Elle se le +rappelait sautant les obstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant +pas le temps de s'essuyer pour arriver avant l'heure, ne s'arrêtant même +pas à jouir en chemin, mâchant ses pièces d'or en courant. Puis la tête +blonde et jolie de Maxime apparaissait derrière l'épaule rude de son +père: il avait son clair sourire de fille, ses yeux vides de catin qui +ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front, montrant la +blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait bourgeois +de se donner tant de peine pour gagner un argent qu'il mangeait, lui, +avec une si adorable paresse. Il était entretenu. Ses mains longues et +molles contaient ses vices. Son corps épilé avait une pose lassée de +femme assouvie. Dans tout cet être lâche et mou, où tout le vice coulait +avec la douceur d'une eau tiède, ne luisait pas seulement l'éclair de la +curiosité du mal. Il subissait. Et Renée, en regardant les deux +apparitions sortir des ombres légères de la glace, recula d'un pas, vit +que Saccard l'avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et +que Maxime s'était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche +du spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son +mari; il la poussait aux toilettes d'une nuit, aux amants d'une saison; +il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d'elle, ainsi que +d'un métal précieux, pour dorer le fer de ses mains. Peu à peu, le père +l'avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour les baisers du +fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, +elle, le produit, le fruit véreux de ces deux hommes, l'infamie qu'ils +avaient creusée entre eux, et dans laquelle ils roulaient l'un et +l'autre.</p> + +<p>Elle savait maintenant. C'étaient ces gens qui l'avaient mise nue. +Saccard avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomber la jupe. +Puis, à eux deux, ils venaient d'arracher la chemise. A présent, elle se +trouvait sans un lambeau, avec des cercles d'or, comme une esclave. Ils +la regardaient tout à l'heure, ils ne lui disaient pas: «Tu es nue.» Le +fils tremblait comme un lâche, frissonnait à la pensée d'aller jusqu'au +bout de son crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le père, au +lieu de la tuer, l'avait volée; cet homme punissait les gens en vidant +leurs poches; une signature tombait comme un rayon de soleil au milieu +de la brutalité de sa colère, et, pour vengeance, il emportait la +signature. Puis elle avait vu leurs épaules qui s'enfonçaient dans les +ténèbres. Pas de sang sur le tapis, pas un cri, pas une plainte. +C'étaient des lâches. Ils l'avaient mise nue.</p> + +<p>Et elle se dit qu'une seule fois elle avait lu l'avenir, le jour où, +devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pensée que son mari la +salirait et la jetterait un jour à la folie était venue effrayer ses +désirs grandissants.</p> + +<p>Ah! que sa pauvre tête souffrait! comme elle sentait, à cette heure, la +fausseté de cette imagination, qui lui faisait croire qu'elle vivait +dans une sphère bienheureuse de jouissance et d'impunité divines! Elle +avait vécu au pays de la honte, et elle était châtiée par l'abandon de +tout son corps, par la mort de son être qui agonisait.</p> + +<p>Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandes voix des arbres.</p> + +<p>Sa nudité l'irritait. Elle tourna la tête, elle regarda autour d'elle. +Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musquée, son silence chaud, +où les phrases de la valse arrivaient toujours, comme les derniers +cercles mourants sur une nappe d'eau. Ce rire affaibli de lointaine +volupté passait sur elle avec des railleries intolérables. Elle se +boucha les oreilles pour ne plus entendre. Alors elle vit le luxe du +cabinet. Elle leva les yeux sur la tente rose, jusqu'à la couronne +d'argent qui laissait apercevoir un Amour joufflu apprêtant sa flèche; +elle s'arrêta aux meubles, au marbre de la table de toilette, encombré +de pots et d'outils qu'elle ne reconnaissait plus; elle alla à la +baignoire, pleine encore, et dont l'eau dormait; elle repoussa du pied +les étoffes traînant sur le satin blanc des fauteuils, le costume de la +nymphe Écho, les jupons, les serviettes oubliées. Et de toutes ces +choses montaient des voix de honte: la robe de la nymphe Écho lui +parlait de ce jeu qu'elle avait accepté, pour l'originalité de s'offrir +à Maxime en public; la baignoire exhalait l'odeur de son corps, l'eau où +elle s'était trempée, mettait dans la pièce sa fièvre de femme malade; +la table avec ses savons et ses huiles, les meubles, avec leurs rondeurs +de lit, lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, de toutes +ces ordures qu'elle voulait oublier. Elle revint au milieu du cabinet, +le visage pourpre, ne sachant où fuir ce parfum d'alcôve, ce luxe qui se +décolletait avec une impudeur de fille, qui étalait tout ce rose. La +pièce était nue comme elle; la baignoire rose, la peau rose des +tentures, les marbres roses des deux tables s'animaient, s'étiraient, se +pelotonnaient, l'entouraient d'une telle débauche de voluptés vivantes +qu'elle ferma les yeux, baissant le front, s'abîmant sous les dentelles +du plafond et des murs qui l'écrasaient.</p> + +<p>Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet de toilette, +et elle aperçut en outre la douceur grise de la chambre à coucher, l'or +tendre du petit salon, le vert cru de la serre, toutes ces richesses +complices.</p> + +<p>C'était là où ses pieds avaient pris la sève mauvaise.</p> + +<p>Elle n'aurait pas dormi avec Maxime sur un grabat, au fond d'une +mansarde. C'eût été trop ignoble. La soie avait fait son crime coquet. +Et elle rêvait d'arracher ces dentelles, de cracher sur cette soie, de +briser son grand lit à coups de pied, de traîner son luxe dans quelque +ruisseau d'où il sortirait usé et sali comme elle.</p> + +<p>Quand elle rouvrit les yeux, elle s'approcha de la glace, se regarda +encore, s'examina de près. Elle était finie. Elle se vit morte. Toute sa +face lui disait que le craquement cérébral s'achevait, Maxime, cette +perversion dernière de ses sens, avait terminé son œuvre, épuisé sa +chair, détraqué son intelligence. Elle n'avait plus de joies à goûter, +plus d'espérances de réveil. A cette pensée, une colère fauve se ralluma +en elle. Et, dans une crise dernière de désir, elle rêva de reprendre sa +proie, d'agoniser aux bras de Maxime et de l'emporter avec elle. Louise +ne pouvait l'épouser; Louise savait bien qu'il n'était pas à elle, +puisqu'elle les avait vus s'embrasser sur les lèvres. Alors, elle jeta +sur ses épaules une pelisse de fourrure, pour ne pas traverser le bal +toute nue. Elle descendit.</p> + +<p>Dans le petit salon, elle se rencontra face à face avec Mme Sidonie. +Celle-ci, pour jouir du drame, s'était postée de nouveau sur le perron +de la serre. Mais elle ne sut plus que penser quand Saccard reparut avec +Maxime, et qu'il répondit brutalement à ses questions faites à voix +basse qu'elle rêvait, qu'il n'y avait «rien du tout». Puis elle flaira +la vérité. Sa face jaune blêmit, elle trouvait la chose vraiment forte. +Et, doucement, elle vint coller son oreille à la porte de l'escalier, +espérant qu'elle entendrait Renée pleurer, en haut. Lorsque la jeune +femme ouvrit la porte, le battant souffleta presque sa belle-sœur.</p> + +<p>—Vous m'espionnez! lui dit-elle avec colère.</p> + +<p>Mais Mme Sidonie répondit avec un beau dédain:</p> + +<p>—Est-ce que je m'occupe de vos saletés!</p> + +<p>Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regard +majestueux:</p> + +<p>—Ma petite, ce n'est pas ma faute s'il vous arrive des accidents.... +Mais je n'ai pas de rancune, entendez-vous? Et sachez bien que vous +auriez trouvé et que vous trouveriez encore en moi une seconde mère. Je +vous attends chez moi, quand il vous plaira.</p> + +<p>Renée ne l'écoutait pas. Elle entra dans le grand salon, elle traversa +une figure très compliquée du cotillon, sans même voir la surprise que +causait sa pelisse de fourrure.</p> + +<p>Il y avait, au milieu de la pièce, des groupes de dames et de cavaliers +qui se mêlaient, en agitant des banderoles, et la voix flûtée de M. de +Saffré disait:</p> + +<p>—Allons, mesdames, «la Guerre du Mexique...» Il faut que les dames qui +font les broussailles étalent leurs jupes en rond et restent par +terre.... Maintenant, les cavaliers tournent autour des broussailles.... +Puis, quand je taperai dans mes mains, chacun d'eux valsera avec sa +broussaille.</p> + +<p>Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonnèrent, la valse déroula une fois +encore les couples autour du salon. La figure avait eu peu de succès. +Deux dames étaient demeurées sur le tapis, empêtrées dans leurs jupons.</p> + +<p>Mme Daste déclara que ce qui l'amusait dans «la Guerre du Mexique», +c'était seulement de faire «un fromage» avec sa robe, comme au +pensionnat.</p> + +<p>Renée, arrivée au vestibule, trouva Louise et son père, que Saccard et +Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud était parti. Mme Sidonie se +retirait avec les Mignon et Charrier, tandis que M. Hupel de la Noue +reconduisait Mme Michelin, que son mari suivait discrètement. Le préfet +avait employé le reste de la soirée à faire la cour à la jolie brune. Il +venait de la déterminer à passer un mois de la belle saison dans son +chef-lieu, «où l'on voyait des antiquités vraiment curieuses».</p> + +<p>Louise, qui croquait en cachette le nougat qu'elle avait dans la poche, +lut prise d'un accès de toux, au moment de sortir.</p> + +<p>—Couvre-toi bien, dit le père.</p> + +<p>Et Maxime s'empressa de serrer davantage le lacet du capuchon de sa +sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissait emmailloter. +Mais, quand Mme Saccard parut, M. de Mareuil revint, lui fit ses adieux. +Ils restèrent tous là à causer un instant. Elle dit, voulant expliquer +sa pâleur, son frissonnement, qu'elle avait eu froid, qu'elle était +montée chez elle pour jeter cette fourrure sur ses épaules. Et elle +épiait l'instant où elle pourrait parler bas à Louise, qui la regardait +avec sa tranquillité curieuse.</p> + +<p>Comme les hommes se serraient encore la main, elle se pencha et murmura:</p> + +<p>—Vous ne l'épouserez pas, dites? Ce n'est pas possible. Vous savez +bien....</p> + +<p>Mais l'enfant l'interrompit, se haussant, lui disant à l'oreille:</p> + +<p>—Oh! soyez tranquille, je l'emmène... Ça ne fait rien, puisque nous +partons pour l'Italie.</p> + +<p>Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux.</p> + +<p>Renée resta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s'imagina que la +bossue se moquait d'elle. Puis, quand las Mareuil furent partis, en +répétant à plusieurs reprises: «A dimanche!», elle regarda son mari, +elle regarda Maxime, de ses yeux épouvantés, et, les voyant la chair +tranquille, l'attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains, +elle s'enfuit, se réfugia au fond de la serre.</p> + +<p>Les allées étaient désertes. Les grands feuillages dormaient, et, sur la +nappe lourde du bassin, deux boutons de nymphéa s'épanouissaient +lentement. Renée aurait voulu pleurer; mais cette chaleur humide, cette +odeur forte qu'elle reconnaissait, la prenait à la gorge, étranglait son +désespoir. Elle regardait à ses pieds, au bord du bassin, à cette place +du sable jaune, où elle étalait la peau d'ours l'autre hiver. Et, quand +elle leva les yeux, elle vit encore une figure du cotillon, tout au +fond, par les deux portes laissées ouvertes.</p> + +<p>C'était un bruit assourdissant, une mêlée confuse où elle ne distingua +d'abord que des jupes volantes et des jambes noires piétinant et +tournant. La voix de M. de Saffré criait: «Le Changement de dames! Le +Changement de dames!» Et les couples passaient au milieu d'une fine +poussière jaune; chaque cavalier, après avoir fait trois ou quatre tours +de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, qui lui jetait la +sienne. La baronne de Meinhold, dans son costume d'Émeraude, tombait des +mains du comte de Chibray aux mains de M. Simpson; il la rattrapait au +petit bonheur, par une épaule, tandis que le bout de ses gants glissait +sous le corsage. La comtesse Vanska, rouge, faisait sonner ses +pendeloques de corail, allait, d'un bond, de la poitrine de M. de +Saffré, sur la poitrine du duc de Rozan, qu'elle enlaçait, qu'elle +forçait à pirouetter pendant cinq mesures, pour se pendre ensuite à la +hanche de M. Simpson, qui venait de lancer l'Émeraude au conducteur du +cotillon. Et Mme Teissière, Mme Daste, Mme de Lauwerens luisaient comme +de grands joyaux vivants, avec la pâleur blonde de la Topaze, le bleu +tendre de la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s'abandonnaient un +instant, se cambraient sous le poignet tendu d'un valseur, puis +repartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelle étreinte, +visitaient à la file toutes les embrassades d'hommes du salon.</p> + +<p>Cependant, Mme d'Espanet, devant l'orchestre, avait réussi à saisir Mme +Haffner au passage, et valsait avec elle, sans vouloir la lâcher. L'Or +et l'Argent dansaient ensemble, amoureusement.</p> + +<p>Renée comprit alors ce tourbillonnement des jupes, ce piétinement des +jambes. Elle était placée en contrebas, elle voyait la furie des pieds, +le pêle-mêle des bottes vernies et des chevilles blanches. Par moments, +il lui semblait qu'un souffle de vent allait enlever les robes.</p> + +<p>Ces épaules nues, ces bras nus, ces chevelures nues qui volaient, qui +tourbillonnaient, prises, jetées et reprises, au fond de cette galerie, +où la valse de l'orchestre s'affolait, où les tentures rouges se +pâmaient sous les fièvres dernières du bal, lui apparurent comme l'image +tumultueuse de sa vie à elle, de ses nudités, de ses abandons.</p> + +<p>Et elle éprouva une telle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre +la bossue entre ses bras, venait de la jeter là, à cette place où ils +s'étaient aimés, qu'elle rêva d'arracher une tige du Tanghin qui lui +frôlait la joue, de la mâcher jusqu'au bois. Mais elle était lâche, elle +resta devant l'arbuste à grelotter sous la fourrure que ses bras +ramenaient, serraient étroitement, avec un grand geste de honte +terrifiée.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2> + + +<p>Trois mois plus tard, par une de ces tristes matinées de printemps qui +ramènent dans Paris le jour bas et l'humidité sale de l'hiver, Aristide +Saccard descendait de voiture, place du Château-d'Eau, et s'engageait, +avec quatre autres messieurs, dans la trouée de démolitions que creusait +le futur boulevard Prince-Eugène. C'était une commission d'enquête que +le jury des indemnités envoyait sur les lieux pour estimer certains +immeubles, dont les propriétaires n'avaient pu s'entendre à l'amiable +avec la Ville.</p> + +<p>Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de la Pépinière. Pour +que le nom de sa femme disparût complètement, il imagina d'abord une +vente des terrains et du café-concert. Larsonneau céda le tout à un +créancier supposé. L'acte de vente portait le chiffre colossal de trois +millions. Ce chiffre était tellement exorbitant que la commission de +l'Hôtel de Ville, lorsque l'agent d'expropriation, au nom du +propriétaire imaginaire, réclama le prix d'achat pour indemnité, ne +voulut jamais accorder plus de deux millions cinq cent mille francs, +malgré le sourd travail de M. Michelin et les plaidoyers de M. +Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s'attendait à cet échec; il +refusa l'offre, il laissa le dossier aller devant le jury, dont il +faisait justement partie avec M. de Mareuil, par un hasard qu'il devait +avoir aidé. Et c'était ainsi qu'il se trouvait chargé, avec quatre de +ses collègues, de faire une enquête sur ses propres terrains.</p> + +<p>M. de Mareuil l'accompagnait. Sur les trois autres jurés, il y avait un +médecin qui fumait un cigare, sans se soucier le moins du monde des +plâtras qu'il enjambait, et deux industriels, dont l'un, fabricant +d'instruments de chirurgie, avait anciennement tourné la meule dans les +rues.</p> + +<p>Le chemin où ces messieurs s'engagèrent était affreux. Il avait plu +toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue, entre les +maisons écroulées, sur cette route tracée en pleines terres molles, où +les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux. Aux deux côtés, +des pans de murs, crevés par la pioche, restaient debout; de hautes +bâtisses éventrées, montrant leurs entrailles blafardes, ouvraient en +l'air leurs cages d'escalier vides, leurs chambres béantes, suspendues, +pareilles aux tiroirs brisés de quelque grand vilain meuble. Rien +n'était plus lamentable que les papiers peints de ces chambres, des +carrés jaunes ou bleus qui s'en allaient en lambeaux, indiquant, à une +hauteur de cinq et six étages, jusque sous les toits, de pauvres petits +cabinets, des trous étroits, où toute une existence d'homme avait +peut-être tenu. Sur les murailles dénudées, les rubans des cheminées +montaient côte à côte, avec des coudes brusques, d'un noir lugubre. Une +girouette oubliée grinçait au bord d'une toiture, tandis que des +gouttières à demi détachées pendaient, pareilles à des guenilles. Et la +trouée s'enfonçait toujours, au milieu de ces ruines, pareille à une +brèche que le canon aurait ouverte; la chaussée, encore à peine +indiquée, emplie de décombres, avait des bosses de terre, des flaques +d'eau profondes, s'allongeait sous le ciel gris, dans la pâleur sinistre +de la poussière de plâtre qui tombait, et comme bordée de filets de +deuil par les rubans noirs des cheminées.</p> + +<p>Ces messieurs, avec leurs bottes bien cirées, leurs redingotes et leurs +chapeaux de haute forme, mettaient une singulière note dans ce paysage +boueux, d'un jaune sale, où ne passaient que des ouvriers blêmes, des +chevaux crottés jusqu'à l'échine, des chariots dont le bois +disparaissait sous une croûte de poussière. Ils se suivaient à la file, +sautaient de pierre en pierre, évitant les mares de fange coulante, +parfois enfonçaient jusqu'aux chevilles et juraient alors en secouant +les pieds. Saccard avait parlé d'aller prendre la rue de Charonne, ce +qui leur aurait évité cette promenade dans ces terres défoncées; mais +ils avaient malheureusement plusieurs immeubles à visiter sur la longue +ligne du boulevard; la curiosité les poussant, ils s'étaient décidés à +passer au beau milieu des travaux. D'ailleurs, ça les intéressait +beaucoup. Ils s'arrêtaient parfois en équilibre sur un plâtras roulé au +fond d'une ornière, levaient le nez, s'appelaient pour se montrer un +plancher béant, un tuyau de cheminée resté en l'air, une solive tombée +sur un toit voisin. Ce coin de ville détruite, au sortir de la rue du +Temple, leur semblait tout à fait drôle.</p> + +<p>—C'est vraiment curieux, disait M. de Mareuil.</p> + +<p>Tenez, Saccard, regardez donc cette cuisine, là-haut; il y reste une +vieille poêle pendue au-dessus du fourneau....</p> + +<p>Je la vois parfaitement.</p> + +<p>Mais le médecin, le cigare aux dents, s'était planté devant une maison +démolie, et dont il ne restait que les pièces du rez-de-chaussée, +emplies des gravats des autres étages. Un seul pan de mur se dressait du +tas des décombres; pour le renverser d'un coup, on l'avait entouré d'une +corde, sur laquelle tiraient une trentaine d'ouvriers.</p> + +<p>—Ils ne l'auront pas, murmura le médecin. Ils tirent trop à gauche.</p> + +<p>Les quatre autres étaient revenus sur leurs pas, pour voir tomber le +mur. Et tous les cinq, les yeux tendus, la respiration coupée, +attendaient la chute avec un frémissement de jouissance. Les ouvriers, +lâchant, puis se roidissant brusquement, criaient: «Ohé! hisse!»</p> + +<p>—Ils ne l'auront pas, répétait le médecin.</p> + +<p>Puis, au bout de quelques secondes d'anxiété:</p> + +<p>—Il remue, il remue, dit joyeusement un des industriels.</p> + +<p>Et quand le mur céda enfin, s'abattit avec un fracas épouvantable, en +soulevant un nuage de plâtre, ces messieurs se regardèrent avec des +sourires. Ils étaient enchantés. Leurs redingotes se couvrirent d'une +poussière fine, qui leur blanchit les bras et les épaules.</p> + +<p>Maintenant, ils parlaient des ouvriers, en reprenant leur marche +prudente au milieu des flaques. Il n'y en avait pas beaucoup de bons. +C'étaient tous des fainéants, des mange-tout, et entêtés avec cela, ne +rêvant que la ruine des patrons. M. de Mareuil, qui, depuis un instant, +regardait avec un frisson deux pauvres diables perchés au coin d'un +toit, attaquant une muraille à coups de pioche, émit cette idée que ces +hommes-là avaient pourtant un fier courage. Les autres s'arrêtèrent de +nouveau, levèrent les yeux vers les démolisseurs en équilibre, courbés, +tapant à toute volée; ils poussaient les pierres du pied et les +regardaient tranquillement s'écraser en bas; si leur pioche avait porté +à faux, le seul élan de leurs bras les aurait précipités.</p> + +<p>—Bah! c'est l'habitude, dit le médecin en reportant son cigare à ses +lèvres. Ce sont des brutes.</p> + +<p>Cependant, ils étaient arrivés à un des immeubles qu'ils devaient voir. +Ils bâclèrent leur travail en un quart d'heure, et reprirent leur +promenade. Peu à peu, ils n'avaient plus tant d'horreur pour la boue! +Ils marchaient au milieu des mares, abandonnant l'espoir de préserver +leurs bottes. Comme ils dépassaient la rue Ménilmontant, l'un des +industriels, l'ancien rémouleur, devint inquiet. Il examinait les ruines +autour de lui, ne reconnaissait plus le quartier. Il disait qu'il avait +demeuré par là, il y avait plus de trente ans, à son arrivée à Paris, et +que ça lui ferait bien plaisir de retrouver l'endroit. Il furetait +toujours du regard, lorsque la vue d'une maison que la pioche des +démolisseurs avait déjà coupée en deux, l'arrêta net au milieu du +chemin. Il en étudia la porte, les fenêtres. Puis, montrant du doigt un +coin de la démolition, tout en haut:</p> + +<p>—La voilà! s'écria-t-il, je la reconnais.</p> + +<p>—Quoi donc? demanda le médecin.</p> + +<p>—Ma chambre, parbleu! C'est elle!</p> + +<p>C'était au cinquième, une petite chambre qui devait anciennement donner +sur une cour. Une muraille ouverte la montrait toute nue, déjà entamée +d'un côté, avec son papier à grands ramages jaunes, dont une large +déchirure tremblait au vent. On voyait encore le creux d'une armoire, à +gauche, tapissé de papier bleu. Et il y avait, à côté, le trou d'un +poêle, où se trouvait un bout de tuyau.</p> + +<p>L'émotion prenait l'ancien ouvrier.</p> + +<p>—J'y ai passé cinq ans, murmura-t-il. Ça n'allait pas fort dans ce +temps-là, mais, c'est égal, j'étais jeune....</p> + +<p>Vous voyez bien l'armoire; c'est là que j'ai économisé trois cents +francs, sou à sou. Et le trou du poêle, je me rappelle encore le jour où +je l'ai creusé. La chambre n'avait pas de cheminée, il faisait un froid +de loup, d'autant plus que nous n'étions pas souvent deux.</p> + +<p>—Allons, interrompit le médecin en plaisantant, on ne vous demande pas +des confidences. Vous avez fait vos farces comme les autres.</p> + +<p>—Ça, c'est vrai, continua naïvement le digne homme. Je me souviens +encore d'une repasseuse de la maison d'en face.... Voyez-vous, le lit +était à droite, près de la fenêtre.... Ah! ma pauvre chambre, comme ils +me l'ont arrangée!</p> + +<p>Il était vraiment très triste.</p> + +<p>—Allez donc, dit Saccard, ce n'est pas un mal qu'on jette ces vieilles +cambuses-là par terre. On va bâtir à la place de belles maisons de +pierres de taille. Est-ce que vous habiteriez encore un pareil taudis? +Tandis que vous pourriez très bien vous loger sur le nouveau boulevard.</p> + +<p>—Ça, c'est vrai, répondit de nouveau le fabricant, qui parut tout +consolé.</p> + +<p>La commission d'enquête s'arrêta encore dans deux immeubles. Le médecin +restait à la porte, fumant, regardant le ciel. Quand ils arrivèrent à la +rue des Amandiers, les maisons se firent rares, ils ne traversaient plus +que de grands enclos, des terrains vagues, où traînaient quelques +masures à demi écroulées. Saccard semblait réjoui par cette promenade à +travers des ruines. Il venait de se rappeler le dîner qu'il avait fait +jadis, avec sa première femme, sur les buttes Montmartre, et il se +souvenait parfaitement d'avoir indiqué du tranchant de sa main, +l'entaille qui coupait Paris de la place du Château-d'Eau à la barrière +du Trône. La réalisation de cette prédiction lointaine l'enchantait. Il +suivait l'entaille, avec des joies secrètes d'auteur, comme s'il eût +donné lui-même les premiers coups de pioche, de ses doigts de fer. Et il +sautait les flaques, en songeant que trois millions l'attendaient sous +des décombres, au bout de ce fleuve de fange grasse.</p> + +<p>Cependant, ces messieurs se croyaient à la campagne.</p> + +<p>La voie passait au milieu de jardins, dont elle avait abattu les murs de +clôture. Il y avait de grands massifs de lilas en boutons. Les verdures +étaient d'un vert tendre très délicat. Chacun de ces jardins se +creusait, comme un réduit tendu du feuillage des arbustes, avec un +bassin étroit, une cascade en miniature, des coins de muraille où +étaient peints des trompe-l'œil, des tonnelles en raccourci, des fonds +bleuâtres de paysage. Les habitations, éparses et discrètement cachées, +ressemblaient à des pavillons italiens, à des temples grecs; et des +mousses rongeaient le pied des colonnes de plâtre, tandis que des herbes +folles avaient disjoint la chaux des frontons.</p> + +<p>—Ce sont des petites maisons, dit le médecin, avec un clignement +d'œil.</p> + +<p>Mais, comme il vit que ces messieurs ne comprenaient pas, il leur +expliqua que les marquis, sous Louis XV, avaient des retraites pour +leurs parties fines. C'était la mode. Et il reprit:</p> + +<p>—On appelait ça des petites maisons. Ce quartier en était plein.... Il +s'y en est passé de fortes, allez!</p> + +<p>La commission d'enquête était devenue très attentive.</p> + +<p>Les deux industriels avaient les yeux luisants, souriaient, regardaient +avec un vif intérêt ces jardins, ces pavillons, auxquels ils ne +donnaient pas un coup d'œil avant les explications de leur collègue. +Une grotte les retint longtemps. Mais lorsque le médecin eut dit, en +voyant une habitation déjà touchée par la pioche, qu'il reconnaissait la +petite maison du comte de Savigny, bien connue par les orgies de ce +gentilhomme, toute la commission quitta le boulevard pour aller visiter +la ruine. Ils montèrent sur les décombres, entrèrent par les fenêtres +dans les pièces du rez-de-chaussée; et, comme les ouvriers étaient à +déjeuner, ils purent s'oublier là, tout à leur aise. Ils y restèrent une +grande demi-heure, examinant les rosaces des plafonds, les peintures des +dessus de porte, les moulures tourmentées de ces plâtras jaunis par +l'âge. Le médecin reconstruisait le logis.</p> + +<p>—Voyez-vous, disait-il, cette pièce doit être la salle des festins. Là, +dans cet enfoncement du mur, il y avait certainement un immense divan. +Et tenez, je suis même certain qu'une glace surmontait ce divan; voilà +les pattes de la glace.... Oh! c'étaient des coquins qui savaient +joliment jouir de la vie!</p> + +<p>Ils n'auraient pas quitté ces vieilles pierres qui chatouillaient leur +curiosité, si Aristide Saccard, pris d'impatience, ne leur avait dit en +riant:</p> + +<p>—Vous aurez beau chercher, ces dames n'y sont plus.... Allons à nos +affaires.</p> + +<p>Mais, avant de s'éloigner, le médecin monta sur une cheminée, pour +détacher délicatement, d'un coup de pioche, une petite tête d'Amour +peinte, qu'il mit dans la poche de sa redingote.</p> + +<p>Ils arrivèrent enfin au terme de leur course. Les anciens terrains de +Mme Aubertot étaient très vastes; le café-concert et le jardin n'en +occupaient guère que la moitié, le reste se trouvait semé de quelques +maisons sans importance. Le nouveau boulevard prenait ce grand +parallélogramme en écharpe, ce qui avait calmé une des craintes de +Saccard; il s'était imaginé pendant longtemps que le café-concert seul +serait écorné. Aussi Larsonneau avait-il reçu l'ordre de parler très +haut, les bordures de plus-value devant au moins quintupler de valeur. +Il menaçait déjà la Ville de se servir d'un récent décret autorisant les +propriétaires à ne livrer que le sol nécessaire aux travaux d'utilité +publique. Ce fut l'agent d'expropriation qui reçut ces messieurs.</p> + +<p>Il les promena dans le jardin, leur fit visiter le café-concert, leur +montra un dossier énorme. Mais les deux industriels étaient redescendus, +accompagnés du médecin, le questionnant encore sur cette petite maison +du comte de Savigny, dont ils avaient plein l'imagination.</p> + +<p>Ils l'écoutaient, la bouche ouverte, plantés tous les trois à côté d'un +jeu de tonneau. Et il leur parlait de la Pompadour, leur racontait les +amours de Louis XV, pendant que M. de Mareuil et Saccard continuaient +seuls l'enquête.</p> + +<p>—Voilà qui est fait, dit ce dernier en revenant dans le jardin. Si vous +le permettez, messieurs, je me chargerai de rédiger le rapport.</p> + +<p>Le fabricant d'instruments de chirurgie n'entendit même pas. Il était en +pleine Régence.</p> + +<p>—Quels drôles de temps, tout de même! murmura-t-il. Puis ils trouvèrent +un fiacre, rue de Charonne, et ils s'en allèrent, crottés jusqu'aux +genoux, satisfaits de leur promenade comme d'une partie de campagne. +Dans le fiacre, la conversation tourna, ils parlèrent politique, ils +dirent que l'empereur faisait de grandes choses. On n'avait jamais rien +vu de pareil à ce qu'ils venaient de voir. Cette grande rue toute droite +serait superbe, quand on aurait bâti des maisons.</p> + +<p>Ce fut Saccard qui rédigea le rapport, et le jury accorda trois +millions. Le spéculateur était aux abois, il n'aurait pu attendre un +mois de plus. Cet argent le sauvait de la ruine, et même un peu de la +cour d'assises. Il donna cinq cent mille francs sur le million qu'il +devait à son tapissier et à son entrepreneur, pour l'hôtel du parc +Monceau. Il combla d'autres trous, se lança dans des sociétés nouvelles, +assourdit Paris du bruit de ces vrais écus qu'il jetait à la pelle sur +les tablettes de son armoire de fer. Le fleuve d'or avait enfin des +sources. Mais ce n'était pas encore là une fortune solide, endiguée, +coulant d'un jet égal et continu. Saccard, sauvé d'une crise, se +trouvait misérable avec les miettes de ses trois millions, disait +naïvement qu'il était encore trop pauvre, qu'il ne pouvait s'arrêter. Et +bientôt, le sol craqua de nouveau sous ses pieds.</p> + +<p>Larsonneau s'était si admirablement conduit dans l'affaire de Charonne +que Saccard, après une courte hésitation, poussa l'honnêteté jusqu'à lui +donner ses dix pour cent et son pot-de-vin de trente mille francs. +L'agent d'expropriation ouvrit alors une maison de banque.</p> + +<p>Quand son complice, d'un ton bourru, l'accusait d'être plus riche que +lui, le bellâtre à gants jaunes répondait en riant:</p> + +<p>—Voyez-vous, cher maître, vous êtes très fort pour faire pleuvoir les +pièces de cent sous, mais vous ne savez pas les ramasser.</p> + +<p>Mme Sidonie profita du coup de fortune de son frère pour lui emprunter +dix mille francs, avec lesquels elle alla passer deux mois à Londres. +Elle revint sans un sou.</p> + +<p>On ne sut jamais où les dix mille francs étaient passés.</p> + +<p>—Dame! ça coûte, répondait-elle, quand on l'interrogeait. J'ai fouillé +toutes les bibliothèques. J'avais trois secrétaires pour mes recherches.</p> + +<p>Et lorsqu'on lui demandait si elle avait enfin des données certaines sur +ses trois milliards, elle souriait d'abord d'un air mystérieux, puis +elle finissait par murmurer:</p> + +<p>—Vous êtes tous des incrédules.... Je n'ai rien trouvé, mais ça ne fait +rien. Vous verrez, vous verrez, un jour.</p> + +<p>Elle n'avait cependant pas perdu tout son temps en Angleterre. Son +frère, le ministre, profita de son voyage pour la charger d'une +commission délicate. Quand elle revint, elle obtint de grandes commandes +du ministère.</p> + +<p>Ce fut une nouvelle incarnation. Elle passait des marchés avec le +gouvernement, se chargeait de toutes les fournitures imaginables. Elle +lui vendait des vivres et des armes pour les troupes, des ameublements +pour les préfectures et les administrations publiques, du bois de +chauffage pour les bureaux et les musées. L'argent qu'elle gagnait ne +put la décider à changer ses éternelles robes noires, et elle garda sa +face jaune et dolente. Saccard pensa alors que c'était bien elle qu'il +avait vue jadis sortir furtivement de chez son frère Eugène. Elle devait +avoir entretenu de tous temps de secrètes relations avec lui, pour des +besognes que personne au monde ne connaissait.</p> + +<p>Au milieu de ces intérêts, de ces soifs ardentes qui ne pouvaient se +satisfaire, Renée agonisait. La tante Élisabeth était morte; sa sœur, +mariée, avait quitté l'hôtel Béraud, où son père seul restait debout, +dans l'ombre des grandes pièces. Elle mangea en une saison l'héritage de +sa tante. Elle jouait, maintenant. Elle avait trouvé un salon où les +dames s'attablaient jusqu'à trois heures du matin, perdant des centaines +de mille francs par nuit. Elle dut essayer de boire; mais elle ne put +pas, elle avait des soulèvements de dégoût invincibles.</p> + +<p>Depuis qu'elle s'était retrouvée seule, livrée à ce flot mondain qui +l'emportait, elle s'abandonnait davantage, ne sachant à quoi tuer le +temps. Elle acheva de goûter à tout. Et rien ne la touchait, dans +l'ennui immense qui l'écrasait. Elle vieillissait, ses yeux se +cerclaient de bleu, son nez s'amincissait, la moue de ses lèvres avait +des rires brusques, sans cause. C'était la fin d'une femme.</p> + +<p>Quand Maxime eut épousé Louise, et que les jeunes gens furent partis +pour l'Italie, elle ne s'inquiéta plus de son amant, elle parut même +l'oublier tout à fait. Et, quand au bout de six mois Maxime revint seul, +ayant enterré «la bossue» dans le cimetière d'une petite ville de la +Lombardie, ce fut de la haine qu'elle montra pour lui. Elle se rappela +Phèdre, elle se souvint sans doute de cet amour empoisonné auquel elle +avait entendu la Ristori prêter ses sanglots. Alors, pour ne plus +rencontrer chez elle le jeune homme, pour creuser à jamais un abîme de +honte entre le père et le fils, elle força son mari à connaître +l'inceste, elle lui raconta que, le jour où il l'avait surprise avec +Maxime, c'était celui-ci qui la poursuivait depuis longtemps, qui +cherchait à la violenter. Saccard fut horriblement contrarié de +l'insistance qu'elle mit à vouloir lui ouvrir les yeux. Il dut se fâcher +avec son fils, cesser de le voir. Le jeune veuf, riche de la dot de sa +femme, alla vivre en garçon, dans un petit hôtel de l'avenue de +l'Impératrice. Il avait renoncé au conseil d'État, il faisait courir. +Renée goûta là une de ses dernières satisfactions. Elle se vengeait, +elle jetait à la face de ces deux hommes l'infamie qu'ils avaient mise +en elle; elle se disait que, maintenant, elle ne les verrait plus se +moquer d'elle, au bras l'un de l'autre, comme des camarades.</p> + +<p>Dans l'écroulement de ses tendresses, il vint un moment où Renée n'eut +plus que sa femme de chambre à aimer. Elle s'était prise peu à peu d'une +affection maternelle pour Céleste. Peut-être cette fille, qui était tout +ce qu'il restait autour d'elle de l'amour de Maxime, lui rappelait-elle +des heures de jouissance mortes à jamais. Peut-être se trouvait-elle +simplement touchée par la fidélité de cette servante, de ce brave cœur +dont rien ne semblait ébranler la tranquille sollicitude. Elle la +remerciait, au fond de ses remords, d'avoir assisté à ses hontes, sans +la quitter de dégoût; elle s'imaginait des abnégations, toute une vie de +renoncement, pour arriver à comprendre le calme de la chambrière devant +l'inceste, ses mains glacées, ses soins respectueux et tranquilles.</p> + +<p>Et elle se trouvait d'autant plus heureuse de son dévouement, qu'elle la +savait honnête et économe, sans amant, sans vices.</p> + +<p>Elle lui disait parfois, dans ses heures tristes:</p> + +<p>—Va, ma fille, c'est toi qui me fermeras les yeux.</p> + +<p>Céleste ne répondait pas, avait un singulier sourire.</p> + +<p>Un matin, elle lui apprit tranquillement qu'elle s'en allait, qu'elle +retournait au pays. Renée en resta toute tremblante, comme si quelque +grand malheur lui arrivait.</p> + +<p>Elle se récria, la pressa de questions. Pourquoi l'abandonnait-elle, +lorsqu'elles s'entendaient si bien ensemble? Et elle lui offrit de +doubler ses gages.</p> + +<p>Mais la femme de chambre, à toutes ses bonnes paroles, disait non du +geste, d'une façon paisible et têtue.</p> + +<p>—Voyez-vous, madame, finit-elle par répondre, vous m'offririez tout +l'or du Pérou que je ne resterais pas une semaine de plus. Vous ne me +connaissez pas, allez!...</p> + +<p>Il y a huit ans que je suis avec vous, n'est-ce pas? Eh bien, dès le +premier jour, je me suis dit: «Dès que j'aurai amassé cinq mille francs, +je m'en retournerai là-bas; j'achèterai la maison à Lagache, et je +vivrai bien heureuse...» C'est une promesse que je me suis faite, vous +comprenez. Et j'ai les cinq mille francs d'hier, quand vous m'avez payé +mes gages.</p> + +<p>Renée eut froid au cœur. Elle voyait Céleste passer derrière elle et +Maxime, pendant qu'ils s'embrassaient, et elle la voyait, avec son +indifférence, son parfait détachement, songeant à ses cinq mille francs. +Elle essaya pourtant encore de la retenir, épouvantée du vide où elle +allait vivre, rêvant malgré tout de garder auprès d'elle cette bête +entêtée qu'elle avait crue dévouée, et qui n'était qu'égoïste. L'autre +souriait, branlait toujours la tête, en murmurant:</p> + +<p>—Non, non, ce n'est pas possible. Ce serait ma mère, que je +refuserais.... J'achèterai deux vaches. Je monterai peut-être un petit +commerce de mercerie....</p> + +<p>C'est très gentil chez nous. Ah! pour ça, je veux bien que vous veniez +me voir. C'est près de Caen. Je vous laisserai l'adresse.</p> + +<p>Alors Renée n'insista plus. Elle pleura à chaudes larmes quand elle fut +seule. Le lendemain, par un caprice de malade, elle voulut accompagner +Céleste à la gare de l'Ouest, dans son propre coupé. Elle lui donna une +de ses couvertures de voyage, lui fit un cadeau d'argent, s'empressa +autour d'elle comme une mère dont la fille entreprend quelque pénible et +long voyage. Dans le coupé, elle la regardait avec des yeux humides. +Céleste causait, disait combien elle était contente de s'en aller.</p> + +<p>Puis, enhardie, elle s'épancha, elle donna des conseils à sa maîtresse.</p> + +<p>—Moi, madame, je n'aurais pas compris la vie comme vous. Je me le suis +dit bien souvent, quand je vous trouvais avec M. Maxime: «Est-il +possible qu'on soit si bête pour les hommes!» Ça finit toujours mal....</p> + +<p>Ah! bien, c'est moi qui me suis toujours méfiée!</p> + +<p>Elle riait, elle se renversait dans le coin du coupé.</p> + +<p>—C'est mes écus qui auraient dansé! continua-t-elle, et aujourd'hui je +m'abîmerais les yeux à pleurer.</p> + +<p>Aussi, dès que je voyais un homme, je prenais un manche à balai.... Je +n'ai jamais osé vous dire tout ça. D'ailleurs, ça ne me regardait pas. +Vous étiez bien libre, et moi je n'avais qu'à gagner honnêtement mon +argent.</p> + +<p>A la gare, Renée voulut payer pour elle et lui prit une place de +première. Comme elles étaient arrivées en avance, elle la retint, lui +serrant les mains, lui répétant:</p> + +<p>—Et prenez bien garde à vous, soignez-vous bien, ma bonne Céleste.</p> + +<p>Celle-ci se laissait caresser. Elle restait heureuse sous les yeux noyés +de sa maîtresse, le visage frais et souriant. Renée parla encore du +passé. Et, brusquement, l'autre s'écria:</p> + +<p>—J'oubliais: je ne vous ai pas conté l'histoire de Baptiste, le valet +de chambre de monsieur.... On n'aura pas voulu vous dire....</p> + +<p>La jeune femme avoua qu'en effet elle ne savait rien.</p> + +<p>—Eh bien, vous vous rappelez ses grands airs de dignité, ses regards +dédaigneux, vous m'en parliez vous-même.... Tout ça, c'était de la +comédie.... Il n'aimait pas les femmes, il ne descendait jamais à +l'office quand nous y étions; et même, je puis le répéter maintenant, il +prétendait que c'était dégoûtant au salon, à cause des robes +décolletées. Je le crois bien, qu'il n'aimait pas les femmes!</p> + +<p>Et elle se pencha à l'oreille de Renée; elle la fit rougir, tout en +gardant elle-même son honnête placidité.</p> + +<p>—Quand le nouveau garçon d'écurie, continua-t-elle, eut tout appris à +monsieur, monsieur préféra chasser Baptiste que de l'envoyer en justice. +Il parût que ces vilaines choses se passaient depuis des années dans les +écuries.... Et dire que ce grand escogriffe avait l'air d'aimer les +chevaux! C'était les palefreniers qu'il aimait.</p> + +<p>La cloche l'interrompit. Elle prit à la hâte les huit ou dix paquets +dont elle n'avait pas voulu se séparer. Elle se laissa embrasser. Puis +elle s'en alla, sans se retourner.</p> + +<p>Renée resta dans la gare jusqu'au coup de sifflet de la locomotive. Et, +quand le train fut parti, désespérée, elle ne sut plus que faire; ses +journées lui semblaient s'étendre devant elle, vides comme cette grande +salle où elle était demeurée seule. Elle remonta dans son coupé, elle +dit au cocher de retourner à l'hôtel. Mais, en chemin, elle se ravisa; +elle eut peur de sa chambre, de l'ennui qui l'attendait; elle ne se +sentait pas même le courage de rentrer changer de toilette, pour son +tour de lac habituel. Elle avait un besoin de soleil, un besoin de +foule.</p> + +<p>Elle ordonna au cocher d'aller au Bois.</p> + +<p>Il était quatre heures. Le Bois s'éveillait des lourdeurs du chaud +après-midi. Le long de l'avenue de l'Impératrice, des fumées de +poussière volaient, et l'on voyait, au loin, les nappes étalées des +verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et de Suresnes, +couronnés par la grisaille du mont Valériens. Le soleil, haut sur +l'horizon, coulait, emplissant d'une poussière d'or les creux des +feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet océan de +feuilles en un océan de lumière. Mais, après les fortifications, dans +l'allée du Bois qui conduit au lac, on venait d'arroser; les voitures +roulaient sur la terre brune, comme sur la laine d'une moquette, au +milieu d'une fraîcheur, d'une senteur de terre mouillée qui montait. Aux +deux côtés, les petits arbres des taillis enfonçaient, parmi les +broussailles basses, la foule de leurs jeunes troncs, se perdant au fond +d'un demi-jour verdâtre, que des coups de lumière trouaient, çà et là, +de clairières jaunes; et, à mesure qu'on approchait du lac, les chaises +des trottoirs étaient plus nombreuses, des familles assises regardaient, +de leur visage tranquille et silencieux, l'interminable défilé des +roues. Puis, en arrivant au carrefour, devant le lac, c'était un +éblouissement; le soleil oblique faisait de la rondeur de l'eau un grand +miroir d'argent poli, reflétant la face éclatante de l'astre. Les yeux +battaient, on ne distinguait, à gauche, près de la rive, que la tache +sombre de la barque de promenade. Les ombrelles des voitures +s'inclinaient, d'un mouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et +ne se relevaient que dans l'allée, le long de la nappe d'eau, qui, du +haut de la berge, prenait alors des noirs de métal rayés par des +brunissures d'or. A droite, les bouquets de conifères alignaient leurs +colonnades, tiges frêles et droites, dont les flammes du ciel +rougissaient le violet tendre; à gauche, les pelouses s'étendaient, +noyées de clarté, pareilles à des champs d'émeraudes, jusqu'à la +dentelle lointaine de la porte de la Muette. Et, en approchant de la +cascade, tandis que, d'un côté, le demi-jour des taillis recommençait, +les îles, au-delà du lac, se dressaient dans l'air bleu, avec les coups +de soleil de leurs rives, les ombres énergiques de leurs sapins, au pied +desquels le Chalet ressemblait à un jouet d'enfant perdu au coin d'une +forêt vierge. Tout le Bois frissonnait et riait sous le soleil.</p> + +<p>Renée eut honte de son coupé, de son costume de soie puce, par cette +admirable journée. Elle se renfonça un peu, les glaces ouvertes, +regardant ce ruissellement de lumière sur l'eau et sur les verdures. Aux +coudes des allées, elle apercevait la file des roues qui tournaient +comme des étoiles d'or, dans une longue traînée de lueurs aveuglantes. +Les panneaux vernis, les éclairs des pièces de cuivre et d'acier, les +couleurs vives des toilettes, s'en allaient, au trot régulier des +chevaux, mettaient, sur les fonds du Bois, une large barre mouvante, un +rayon tombé du ciel, s'allongeant et suivant les courbes de la chaussée. +Et, dans ce rayon, la jeune femme, clignant des yeux, voyait par +instants se détacher le chignon blond d'une femme, le dos noir d'un +laquais, la crinière blanche d'un cheval. Les rondeurs moirées des +ombrelles miroitaient comme des lunes de métal.</p> + +<p>Alors, en face de ce grand jour, de ces nappes de soleil, elle songea à +la cendre fine du crépuscule qu'elle avait vue tomber un soir sur les +feuillages jaunis. Maxime l'accompagnait. C'était à l'époque où le désir +de cet enfant s'éveillait en elle. Et elle revoyait les pelouses +trempées par l'air du soir, les taillis assombris, les allées désertes. +La file des voitures passait avec un bruit triste, le long des chaises +vides, tandis qu'aujourd'hui le roulement des roues, le trot des chevaux +sonnaient avec des joies de fanfare.</p> + +<p>Puis toutes ses promenades au Bois lui revinrent. Elle y avait vécu, +Maxime avait grandi là, à côté d'elle, sur le coussin de sa voiture. +C'était leur jardin. La pluie les y surprenait, le soleil les y +ramenait, la nuit ne les en chassait pas toujours. Ils s'y promenaient +par tous les temps, ils y goûtaient les ennuis et les joies de leur vie. +Dans le vide de son être, dans la mélancolie du départ de Céleste, ces +souvenirs lui causaient une joie amère. Son cœur disait: «Jamais plus! +jamais plus!» Et elle resta glacée quand elle évoqua ce paysage d'hiver, +ce lac figé et terni sur lequel ils avaient patiné; le ciel était +couleur de suie, la neige cousait aux arbres des guipures blanches, la +bise leur jetait aux yeux et aux lèvres un sable fin.</p> + +<p>Cependant, à gauche, sur la voie réservée aux cavaliers, elle avait +reconnu le duc de Rozan, M. de Mussy et M. de Saffré. Larsonneau avait +tué la mère du duc, en lui présentant, à l'échéance, les cent cinquante +mille francs de billets signés par son fils, et le duc mangeait son +deuxième demi-million avec Blanche Muller, après avoir laissé les +premiers cinq cent mille francs aux mains de Laure d'Aurigny. M. de +Mussy, qui avait quitté l'ambassade d'Angleterre pour l'ambassade +d'Italie, était redevenu galant; il conduisait le cotillon avec de +nouvelles grâces. Quant à M. de Saffré, il restait le sceptique et le +viveur le plus aimable du monde. Renée le vit qui poussait son cheval +vers la portière de la comtesse Vanska, dont il était amoureux fou, +disait-on, depuis le jour où il l'avait vue en Corail, chez les Saccard.</p> + +<p>Toutes ces dames se trouvaient là, d'ailleurs: la duchesse de Sternich, +dans son éternel huit-ressorts; Mme de Lauwerens, ayant devant elle la +baronne de Meinhold et la petite Mme Daste, dans un landau; Mme +Teissière et Mme de Guende, en victoria. Au milieu de ces dames, Sylvia +et Laure d'Aurigny s'étalaient, sur les coussins d'une magnifique +calèche.</p> + +<p>Mme Michelin passa même, au fond d'un coupé; la jolie brune était allée +visiter le chef-lieu de M. Hupel de la Noue; et, à son retour, on +l'avait vue au Bois dans ce coupé, auquel elle espérait bientôt ajouter +une voiture découverte. Renée aperçut aussi la marquise d'Espanet et Mme +Haffner, les inséparables, cachées sous leurs ombrelles, qui riaient +tendrement, les yeux dans les yeux, étendues côte à côte.</p> + +<p>Puis passaient ces messieurs: M. de Chibray, en mail;</p> + +<p>M. Simpson, en dog-cart; les sieurs Mignon et Charrier, plus âpres à la +besogne, malgré leur rêve de retraite prochaine, dans un coupé qu'ils +laissaient au coin des allées, pour faire un bout de chemin à pied; M. +de Mareuil, encore en deuil de sa fille, quêtant des saluts pour sa +première interruption lancée la veille au Corps législatif, promenant +son importance politique dans la voiture de M. Toutin-Laroche, qui +venait une fois de plus de sauver le Crédit viticole, après l'avoir mis +à deux doigts de sa perte, et que le Sénat maigrissait et rendait plus +considérable encore.</p> + +<p>Et, pour clore ce défilé, comme majesté dernière, le baron Gouraud +s'appesantissait au soleil, sur les doubles oreillers dont on garnissait +sa voiture. Renée eut une surprise, un dégoût, en reconnaissant Baptiste +à côté du cocher, la face blanche, l'air solennel. Le grand laquais +était entré au service du baron.</p> + +<p>Les taillis fuyaient toujours, l'eau du lac s'irisait sous les rayons +plus obliques, la file des voitures allongeait ses lueurs dansantes. Et +la jeune femme, prise elle-même et emportée dans cette jouissance, avait +la vague conscience de tous ces appétits qui roulaient au milieu du +soleil. Elle ne se sentait pas d'indignation contre ces mangeurs de +curée. Mais elle les haïssait, pour leur joie, pour ce triomphe qui les +lui montrait en pleine poussière d'or du ciel. Ils étaient superbes et +souriants; les femmes s'étalaient, blanches et grasses; les hommes +avaient des regards vifs, des allures charmées d'amants heureux.</p> + +<p>Et elle, au fond de son cœur vide, ne, trouvait plus qu'une lassitude, +qu'une envie sourde. Était-elle donc meilleure que les autres, pour +plier ainsi sous les plaisirs? ou était-ce les autres qui étaient +louables d'avoir les reins plus forts que les siens? Elle ne savait pas, +elle souhaitait de nouveaux désirs pour recommencer la vie, lorsque, en +tournant la tête, elle aperçut, à côté d'elle, sur le trottoir longeant +le taillis, un spectacle qui la déchira d'un coup suprême.</p> + +<p>Saccard et Maxime marchaient à petits pas, au bras l'un de l'autre. Le +père avait dû rendre visite au fils, et tous deux étaient descendus de +l'avenue de l'Impératrice jusqu'au lac, en causant.</p> + +<p>—Tu m'entends, répétait Saccard, tu es un nigaud....</p> + +<p>Quand on a de l'argent comme toi, on ne le laisse pas dormir au fond de +ses tiroirs. Il y a cent pour cent à gagner dans l'affaire dont je te +parle. C'est un placement sûr. Tu sais bien que je ne voudrais pas te +mettre dedans.</p> + +<p>Mais le jeune homme semblait ennuyé de cette insistance. Il souriait de +son air joli, il regardait les voitures.</p> + +<p>—Vois donc cette petite femme, là-bas, la femme en violet, dit-il tout +à coup. C'est une blanchisseuse que cet animal de Mussy a lancée.</p> + +<p>Ils regardèrent la femme en violet. Puis Saccard tira un cigare de sa +poche et, s'adressant à Maxime qui fumait:</p> + +<p>—Donne-moi du feu.</p> + +<p>Alors ils s'arrêtèrent un instant, face à face, rapprochant leurs +visages. Quand le cigare fut allumé:</p> + +<p>—Vois-tu, continua le père, en reprenant le bras du fils, en le serrant +étroitement sous le sien, tu serais un imbécile si tu ne m'écoutais pas. +Hein! est-ce entendu?</p> + +<p>M'apporteras-tu demain les cent mille francs?</p> + +<p>—Tu sais bien que je ne vais plus chez toi, répondit Maxime en pinçant +les lèvres.</p> + +<p>—Bah! des bêtises! il faut que ça finisse, à la fin!</p> + +<p>Et, comme ils faisaient quelques pas en silence, au moment où Renée, se +sentant défaillir, enfonçait la tête dans le capiton du coupé, pour ne +pas être vue, une rumeur grandit, courut le long de la file des +voitures.</p> + +<p>Sur les trottoirs, les piétons s'arrêtaient, se retournaient, la bouche +ouverte, suivant des yeux quelque chose qui approchait. Il y eut un +bruit de roues plus vif, les équipages s'écartèrent respectueusement, et +deux piqueurs parurent, vêtus de vert, avec des calottes rondes sur +lesquelles sautaient des glands d'or, dont les fils retombaient en +nappe. Ils couraient, un peu penchés, au trot de leurs grands chevaux +bais. Derrière eux, ils laissaient un vide. Alors dans ce vide, +l'empereur parut.</p> + +<p>Il était au fond d'un landau, seul sur la banquette.</p> + +<p>Vêtu de noir, avec sa redingote boutonnée jusqu'au menton, il avait un +chapeau très haut de forme, légèrement incliné, et dont la soie luisait. +En face de lui, occupant l'autre banquette, deux messieurs, mis avec +cette élégance correcte qui était bien vue aux Tuileries, restaient +graves, les mains sur les genoux, de l'air muet de deux invités de noce +promenés au milieu de la curiosité d'une foule.</p> + +<p>Renée trouva l'empereur vieilli. Sous les grosses moustaches cirées, la +bouche s'ouvrait plus mollement.</p> + +<p>Les paupières s'alourdissaient au point de couvrir à demi l'œil éteint, +dont le gris jaune se brouillait davantage. Et le nez seul gardait +toujours son arête sèche dans le visage vague.</p> + +<p>Cependant, tandis que les dames des voitures souriaient discrètement, +les piétons se montraient le prince.</p> + +<p>Un gros homme affirmait que l'empereur était le monsieur qui tournait le +dos au cocher, à gauche. Quelques mains se levèrent pour saluer. Mais +Saccard, qui avait retiré son chapeau, avant même que les piqueurs +eussent passé, attendit que la voiture impériale se trouvât juste en +face de lui, et alors il cria de sa grosse voix provençale:</p> + +<p>—Vive l'empereur!</p> + +<p>L'empereur, surpris, se tourna, reconnut sans doute l'enthousiaste, +rendit le salut en souriant. Et tout disparut dans le soleil, les +équipages se refermèrent, Renée n'aperçut plus, au-dessus des crinières, +entre les dos des laquais, que les calottes vertes des piqueurs, qui +sautaient avec leurs glands d'or.</p> + +<p>Elle resta un moment les yeux grands ouverts, pleins de cette +apparition, qui lui rappelait une autre heure de sa vie.</p> + +<p>Il lui semblait que l'empereur, en se mêlant à la file des voitures, +venait d'y mettre le dernier rayon nécessaire, et de donner un sens à ce +défilé triomphal. Maintenant, c'était une gloire. Toutes ces roues, tous +ces hommes décorés, toutes ces femmes étalées languissamment s'en +allaient dans l'éclair et le roulement du landau impérial.</p> + +<p>Cette sensation devint si aiguë et si douloureuse, que la jeune femme +éprouva l'impérieux besoin d'échapper à ce triomphe, à ce cri de Saccard +qui lui sonnait encore aux oreilles, à cette vue du père et du fils, les +bras unis, causant et marchant à petits pas. Elle chercha, les mains sur +la poitrine, comme brûlée par un feu intérieur; et ce fut avec une +soudaine espérance de soulagement, de fraîcheur salutaire qu'elle se +pencha et dit au cocher:</p> + +<p>—A l'hôtel Béraud!</p> + +<p>La cour avait sa froideur de cloître, Renée fit le tour des arcades, +heureuse de l'humidité qui lui tombait sur les épaules. Elle s'approcha +de l'auge verte de mousse, polie sur les bords par l'usure; elle regarda +la tête de lion à demi effacée, la gueule entrouverte, qui jetait un +filet d'eau par un tube de fer. Que de fois elle et Christine avaient +pris cette tête entre leurs bras de gamines, pour se pencher, pour +arriver jusqu'au filet d'eau, dont elles aimaient à sentir le +jaillissement glacé sur leurs petites mains. Puis elle monta le grand +escalier silencieux, elle aperçut son père au fond de l'enfilade des +vastes pièces; il redressait sa haute taille, il s'enfonçait lentement +dans l'ombre de la vieille demeure, de cette solitude hautaine où il +s'était absolument cloîtré depuis la mort de sa sœur; et elle songea +aux hommes du Bois, à cet autre vieillard, au baron Gouraud, qui faisait +rouler sa chair au soleil, sur des oreillers. Elle monta encore, elle +prit les corridors, les escaliers de service, elle fit le voyage de la +chambre des enfants. Quand elle arriva tout en haut, elle trouva la clef +au clou habituel, une grosse clef rouillée, où les araignées avaient +filé leur toile. La serrure jeta un cri plaintif. Que la chambre des +enfants était triste! Elle eut un serrement de cœur à la retrouver si +vide, si grise, si muette. Elle referma la porte de la volière laissée +ouverte, avec la vague idée que ce devait être par cette porte que +s'étaient envolées les joies de son enfance. Devant les jardinières, +pleines encore d'une terre durcie et fendillée comme de la fange sèche, +elle s'arrêta, elle cassa de ses doigts une tige de rhododendron; ce +squelette de plante, maigre et blanc de poussière, était tout ce qu'il +restait de leurs vivantes corbeilles de verdure. Et la natte, la natte +elle-même, déteinte, mangée par les rats, s'étalait avec une mélancolie +de linceul qui attend depuis des années la morte promise. Dans un coin, +au milieu de ce désespoir muet, de cet abandon dont le silence pleurait, +elle retrouva une de ses anciennes poupées; tout le son avait coulé par +un trou, et la tête de porcelaine continuait à sourire de ses lèvres +d'émail, au-dessus de ce corps mou, que des folies de poupée semblaient +avoir épuisé.</p> + +<p>Renée étouffait, au milieu de cet air gâté de son premier âge. Elle +ouvrit la fenêtre, elle regarda l'immense paysage. Là, rien n'était +sali. Elle retrouvait les éternelles joies, les éternelles jeunesses du +grand air. Derrière elle, le soleil devait baisser; elle ne voyait que +les rayons de l'astre à son coucher jaunissant avec des douceurs +infinies ce bout de ville qu'elle connaissait si bien.</p> + +<p>C'était comme une chanson dernière du jour, un refrain de gaieté qui +s'endormait lentement sur toutes choses.</p> + +<p>En bas, l'estacade avait des luisants de flammes fauves, tandis que le +pont de Constantine détachait la dentelle noire de ses cordages de fer +sur la blancheur de ses piliers. Puis, à droite, les ombrages de la +Halle aux vins et du Jardin des plantes faisaient une grande mare, aux +eaux stagnantes et moussues, dont la surface verdâtre allait se noyer +dans les brumes du ciel. A gauche, le quai Henri-IV et le quai de la +Rapée alignaient la même rangée de maisons, ces maisons que les gamines, +vingt ans auparavant, avaient vues là, avec les mêmes taches brunes de +hangars, les mêmes cheminées rougeâtres d'usines. Et, au-dessus des +arbres, le toit ardoisé de la Salpêtrière, bleui par l'adieu du soleil, +lui apparut tout d'un coup comme un vieil ami. Mais ce qui la calmait, +ce qui mettait de la fraîcheur dans sa poitrine, c'étaient les longues +berges grises, c'était surtout la Seine, la géante, qu'elle regardait +venir du bout de l'horizon, droit à elle, comme en ces heureux temps où +elle avait peur de la voir grossir et monter jusqu'à la fenêtre. Elle se +souvenait de leurs tendresses pour la rivière, de leur amour de sa +coulée colossale, de ce frisson de l'eau grondante, s'étalant en nappe à +leurs pieds, s'ouvrant autour d'elles, derrière elles, en deux bras +qu'elles ne voyaient plus, et dont elles sentaient encore la grande et +pure caresse. Elles étaient coquettes déjà, et elles disaient, les jours +de ciel clair, que la Seine avait passé sa belle robe de soie verte, +mouchetée de flammes blanches; et les courants où l'eau frisait +mettaient à la robe des ruches de satin, pendant qu'au loin, au-delà de +la ceinture des ponts, des plaques de lumière étalaient des pans +d'étoffe couleur de soleil.</p> + +<p>Et Renée, levant les yeux, regarda le vaste ciel qui se creusait, d'un +bleu tendre, peu à peu fondu dans l'effacement du crépuscule. Elle +songeait à la ville complice, au flamboiement des nuits du boulevard, +aux après-midi ardents du Bois, aux journées blafardes et crues des +grands hôtels neufs. Puis, quand elle baissa la tête, qu'elle revit d'un +regard le paisible horizon de son enfance, ce coin de cité bourgeoise et +ouvrière où elle rêvait une vie de paix, une amertume dernière lui vint +aux lèvres. Les mains jointes, elle sanglota dans la nuit tombante.</p> + +<p>L'hiver suivant, lorsque Renée mourut d'une méningite aiguë, ce fut son +père qui paya ses dettes. La note de Worms se montait à deux cent +cinquante-sept mille francs.</p> +<hr style="width: 65%;" /> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La curée, by Émile Zola + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CURÉE *** + +***** This file should be named 17553-h.htm or 17553-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/5/17553/ + +Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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