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+ The Project Gutenberg eBook of La Curée, par Émile Zola.
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of La curée, by Émile Zola
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: La curée
+
+Author: Émile Zola
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+Release Date: January 19, 2006 [EBook #17553]
+[Last updated: August 2, 2011]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CURÉE ***
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+Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
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+<h1>&Eacute;mile Zola</h1>
+<h1>LA CUR&Eacute;E</h1>
+<h3>(1872)</h3>
+<p><a name="table" id="table"></a></p>
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+<table summary="table">
+<tr><td>
+<a href="#I"><b>I,</b></a>
+<a href="#II"><b>II,</b></a>
+<a href="#III"><b>III,</b></a>
+<a href="#IV"><b>IV,</b></a>
+<a href="#V"><b>V,</b></a>
+<a href="#VI"><b>VI,</b></a>
+<a href="#VII"><b>VII</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+
+<p>Au retour, dans l'encombrement des voitures qui rentraient par le bord
+du lac, la cal&egrave;che dut marcher au pas. Un moment, l'embarras devint tel,
+qu'il lui fallut m&ecirc;me s'arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>Le soleil se couchait dans un ciel d'octobre, d'un gris clair, stri&eacute; &agrave;
+l'horizon de minces nuages. Un dernier rayon, qui tombait des massifs
+lointains de la cascade, enfilait la chauss&eacute;e, baignant d'une lumi&egrave;re
+rousse et p&acirc;lie la longue suite des voitures devenues immobiles.</p>
+
+<p>Les lueurs d'or, les &eacute;clairs vifs que jetaient les roues semblaient
+s'&ecirc;tre fix&eacute;s le long des r&eacute;champis jaune paille de la cal&egrave;che, dont les
+panneaux gros bleu refl&eacute;taient des coins du paysage environnant. Et,
+plus haut, en plein dans la clart&eacute; rousse qui les &eacute;clairait
+par-derri&egrave;re, et qui faisait luire les boutons de cuivre de leurs
+capotes &agrave; demi pli&eacute;es, retombant du si&egrave;ge, le cocher et le valet de
+pied, avec leur livr&eacute;e bleu sombre, leurs culottes mastic et leurs
+gilets ray&eacute;s noir et jaune, se tenaient raides, graves et patients,
+comme des laquais de bonne maison qu'un embarras de voitures ne parvient
+pas &agrave; f&acirc;cher.</p>
+
+<p>Leurs chapeaux, orn&eacute;s d'une cocarde noire, avaient une grande dignit&eacute;.
+Seuls, les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Maxime, Laure d'Aurigny, l&agrave;-bas, dans ce coup&eacute;.... Vois
+donc, Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e se souleva l&eacute;g&egrave;rement, cligna les yeux, avec cette moue exquise
+que lui faisait faire la faiblesse de sa vue.</p>
+
+<p>&mdash;Je la croyais en fuite, dit-elle.... Elle a chang&eacute; la couleur de ses
+cheveux, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit Maxime en riant, son nouvel amant d&eacute;teste le rouge.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, pench&eacute;e en avant, la main appuy&eacute;e sur la porti&egrave;re basse de la
+cal&egrave;che, regardait, &eacute;veill&eacute;e du r&ecirc;ve triste qui, depuis une heure, la
+tenait silencieuse, allong&eacute;e au fond de la voiture, comme dans une
+chaise longue de convalescente. Elle portait, sur une robe de soie
+mauve, &agrave; tabliers et &agrave; tunique, garnie de larges volants pliss&eacute;s, un
+petit paletots de drap blanc, aux revers de velours mauve, qui lui
+donnait un grand air de cr&acirc;nerie? Ses &eacute;tranges cheveux fauve p&acirc;le, dont
+la couleur rappelait celle du beurre fin, &eacute;taient &agrave; peine cach&eacute;s par un
+mince chapeau orn&eacute; d'une touffe de roses du Bengale. Elle continuait &agrave;
+cligner des yeux, avec sa mine de gar&ccedil;on impertinent, son front pur
+travers&eacute; d'une grande ride, sa bouche, dont la l&egrave;vre sup&eacute;rieure
+avan&ccedil;ait, ainsi que celle des enfants boudeurs. Puis, comme elle voyait
+mal, elle prit son binocle, un binocle d'homme, &agrave; garniture d'&eacute;caille,
+et, le tenant &agrave; la main sans se le poser sur le nez, elle examina la
+grosse Laure d'Aurigny tout &agrave; son aise, d'un air parfaitement calme.</p>
+
+<p>Les voitures n'avan&ccedil;aient toujours pas. Au milieu des taches unies, de
+teinte sombre, que faisait la longue file des coup&eacute;s, fort nombreux au
+Bois par cet apr&egrave;s-midi d'automne, brillaient le coin d'une glace, le
+mors d'un cheval, la poign&eacute;e argent&eacute;e d'une lanterne, les galons d'un
+laquais haut plac&eacute; sur son si&egrave;ge. &Ccedil;&agrave; et l&agrave;, dans un landau d&eacute;couvert,
+&eacute;clatait un bout d'&eacute;toffe, un bout de toilette de femme, soie ou
+velours. Il &eacute;tait peu &agrave; peu tomb&eacute; un grand silence sur tout ce tapage
+&eacute;teint, devenu immobile. On entendait, du fond des voitures, les
+conversations des pi&eacute;tons. Il y avait des &eacute;changes de regards muets, de
+porti&egrave;res &agrave; porti&egrave;res; et personne ne causait plus, dans cette attente
+que coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabot
+impatient d'un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois se mouraient.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; la saison avanc&eacute;e, tout Paris &eacute;tait l&agrave;: la duchesse de Sternich,
+en huit-ressorts; Mme de Lauwerens, en victoria tr&egrave;s correctement
+attel&eacute;e; la baronne de Meinhold, dans un ravissant cab bai-brun; la
+comtesse Vanska, avec ses poneys pie; Mme Daste, et ses fameux stappers
+noirs; Mme de Guende et Mme Teissi&egrave;re, en coup&eacute;; la petite Sylvia, dans
+un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec sa livr&eacute;e
+antique et solennelle; Selim pacha, avec son fez et sans son gouverneur;
+la duchesse de Rozan, en coup&eacute; &eacute;go&iuml;ste, avec sa livr&eacute;e poudr&eacute;e &agrave; blanc;
+M. le comte de Chibray, en dog-cart; M. Simpson, en mail de la plus
+belle tenue; toute la colonie am&eacute;ricaine. Enfin deux acad&eacute;miciens, en
+fiacre.</p>
+
+<p>Les premi&egrave;res voitures se d&eacute;gag&egrave;rent et, de proche en proche, toute la
+file se mit bient&ocirc;t &agrave; rouler doucement.</p>
+
+<p>Ce fut comme un r&eacute;veil. Mille clart&eacute;s dansantes s'allum&egrave;rent, des
+&eacute;clairs rapides se crois&egrave;rent dans les roues, des &eacute;tincelles jaillirent
+des harnais secou&eacute;s par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les
+arbres, de larges reflets de glace qui couraient. Ce p&eacute;tillement des
+harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels
+br&ucirc;lait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient
+les livr&eacute;es &eacute;clatantes perch&eacute;es en plein ciel et les toilettes riches
+d&eacute;bordant des porti&egrave;res, se trouv&egrave;rent ainsi emport&eacute;s dans un grondement
+sourd, continu, rythm&eacute; par le trot des attelages. Et le d&eacute;fil&eacute; alla,
+dans les m&ecirc;mes bruits, dans les m&ecirc;mes lueurs, sans cesse et d'un seul
+jet, comme si les premi&egrave;res voitures eussent tir&eacute; toutes les autres
+apr&egrave;s elles.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e avait c&eacute;d&eacute; &agrave; la secousse l&eacute;g&egrave;re de la cal&egrave;che se remettant en
+marche, et, laissant tomber son binocle, s'&eacute;tait de nouveau renvers&eacute;e &agrave;
+demi sur les coussins.</p>
+
+<p>Elle attira frileusement &agrave; elle un coin de la peau d'ours qui emplissait
+l'int&eacute;rieur de la voiture d'une nappe de neige soyeuse. Ses mains
+gant&eacute;es se perdirent dans la douceur des longs poils fris&eacute;s. Une brise
+se levait. Le ti&egrave;de apr&egrave;s-midi d'octobre, qui, en donnant au Bois un
+regain de printemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voiture
+d&eacute;couverte, mena&ccedil;ait de se terminer par une soir&eacute;e d'une fra&icirc;cheur
+aigu&euml;.</p>
+
+<p>Un moment, la jeune femme resta pelotonn&eacute;e, retrouvant la chaleur de
+son coin, s'abandonnant au bercement voluptueux de toutes ces roues qui
+tournaient devant elle. Puis, levant la t&ecirc;te vers Maxime, dont les
+regards d&eacute;shabillaient tranquillement les femmes &eacute;tal&eacute;es dans les coup&eacute;s
+et dans les landaus voisins:</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie, cette Laure
+d'Aurigny? Vous en faisiez un &eacute;loge, l'autre jour, lorsqu'on a annonc&eacute;
+la vente de ses diamants!...</p>
+
+<p>A propos, tu n'as pas vu la rivi&egrave;re et l'aigrette que ton p&egrave;re m'a
+achet&eacute;es &agrave; cette vente?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, il fait bien les choses, dit Maxime sans r&eacute;pondre, avec un
+rire m&eacute;chant. Il trouve moyen de payer les dettes de Laure et de donner
+des diamants &agrave; sa femme.</p>
+
+<p>La jeune femme eut un l&eacute;ger mouvement d'&eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Vaurien! murmura-t-elle en souriant.</p>
+
+<p>Mais le jeune homme s'&eacute;tait pench&eacute;, suivant des yeux une dame dont la
+robe verte l'int&eacute;ressait. Ren&eacute;e avait repos&eacute; sa t&ecirc;te, les yeux
+demi-clos, regardant paresseusement des deux c&ocirc;t&eacute;s de l'all&eacute;e, sans
+voir. A droite, filaient doucement des taillis, des futaies basses, aux
+feuilles roussies, aux branches gr&ecirc;les; par instants, sur la voie
+r&eacute;serv&eacute;e aux cavaliers, passaient des messieurs &agrave; la taille mince, dont
+les montures, dans leur galop, soulevaient de petites fum&eacute;es de sable
+fin. A gauche, au bas des &eacute;troites pelouses qui descendent, coup&eacute;es de
+corbeilles et de massifs, le lac dormait, d'une propret&eacute; de cristal,
+sans une &eacute;cume, comme taill&eacute; nettement sur ses bords par la b&ecirc;che des
+jardiniers; et, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de ce miroir clair, les deux &icirc;les, entre
+lesquelles le pont qui les joint faisait une barre grise, dressaient
+leurs falaises aimables, alignaient sur le ciel p&acirc;le les lignes
+th&eacute;&acirc;trales de leurs sapins, de leurs arbres aux feuillages persistants,
+dont l'eau refl&eacute;tait les verdures noires, pareilles &agrave; des franges de
+rideaux savamment drap&eacute;es au bord de l'horizon. Ce coin de nature, ce
+d&eacute;cor qui semblait fra&icirc;chement peint, baignait dans une ombre l&eacute;g&egrave;re,
+dans une vapeur bleu&acirc;tre qui achevait de donner aux lointains un charme
+exquis, un air d'adorable fausset&eacute;.</p>
+
+<p>Sur l'autre rive, le Chalet des Iles, comme verni de la veille, avait
+des luisants de joujou neuf; et ces rubans de sable jaune, ces &eacute;troites
+all&eacute;es de jardin, qui serpentent dans les pelouses et tournent autour du
+lac, bord&eacute;es de branches de fonte imitant des bois rustiques,
+tranchaient plus &eacute;trangement, &agrave; cette heure derni&egrave;re, sur le vert
+attendri de l'eau et du gazon.</p>
+
+<p>Accoutum&eacute;e aux gr&acirc;ces savantes de ces points de vue, Ren&eacute;e, reprise par
+ses lassitudes, avait baiss&eacute; compl&egrave;tement les paupi&egrave;res, ne regardant
+plus que ses doigts minces qui enroulaient sur leurs fuseaux les longs
+poils de la peau d'ours. Mais il y eut une secousse dans le trot
+r&eacute;gulier de la file des voitures. Et, levant la t&ecirc;te, elle salua deux
+jeunes femmes couch&eacute;es c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, avec une langueur amoureuse, dans un
+huit-ressorts qui quittait &agrave; grand fracas le bord du lac pour s'&eacute;loigner
+par une all&eacute;e lat&eacute;rale. Mme la marquise d'Espanet, dont le mari, alors
+aide de camp de l'empereur, venait de se rallier bruyamment, au scandale
+de la vieille noblesse boudeuse, &eacute;tait une des plus illustres mondaines
+du Second Empire; l'autre, Mme Haffner, avait &eacute;pous&eacute; un fameux
+industriel de Colmar, vingt fois millionnaire, et dont l'Empire faisait
+un homme politique. Ren&eacute;e, qui avait connu en pension les deux
+ins&eacute;parables, comme on les nommait d'un air fin, les appelait Adeline et
+Suzanne, de leurs petits noms. Et, comme, apr&egrave;s leur avoir souri, elle
+allait se pelotonner de nouveau, un rire de Maxime la fit se tourner.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vraiment, je suis triste, ne ris pas, c'est s&eacute;rieux, dit-elle en
+voyant le jeune homme qui la contemplait railleusement, en se moquant de
+son attitude pench&eacute;e.</p>
+
+<p>Maxime prit une voix dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Nous aurions de gros chagrins, nous serions jalouse!</p>
+
+<p>Elle parut toute surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! dit-elle. Pourquoi jalouse?</p>
+
+<p>Puis elle ajouta, avec sa moue de d&eacute;dain, comme se souvenant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, la grosse Laure! Je n'y pense gu&egrave;re, va.</p>
+
+<p>Si Aristide, comme vous voulez tous me le faire entendre, a pay&eacute; les
+dettes de cette fille et lui a &eacute;vit&eacute; ainsi un voyage &agrave; l'&eacute;tranger, c'est
+qu'il aime l'argent moins que je ne le croyais. Cela va le remettre en
+faveur aupr&egrave;s des dames.... Le cher homme, je le laisse bien libre.</p>
+
+<p>Elle souriait, elle disait &laquo;le cher homme&raquo;, d'un ton plein d'une
+indiff&eacute;rence amicale. Et subitement, redevenue tr&egrave;s triste, promenant
+autour d'elle ce regard d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; des femmes qui ne savent &agrave; quel
+amusement se donner, elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je voudrais bien.... Mais non, je ne suis pas jalouse, pas jalouse
+du tout.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta, h&eacute;sitante.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu! je m'ennuie, dit-elle enfin d'une voix brusque.</p>
+
+<p>Alors elle se tut, les l&egrave;vres pinc&eacute;es. La file des voitures passait
+toujours le long du lac, d'un trot &eacute;gal, avec un bruit particulier de
+cataracte lointaine. Maintenant, &agrave; gauche, entre l'eau et la chauss&eacute;e,
+se dressaient des petits bois d'arbres verts, aux troncs minces et
+droit, qui formaient de curieux faisceaux de colonnettes. A droite, les
+taillis, les futaies basses avaient cess&eacute;; le Bois s'&eacute;tait ouvert en
+larges pelouses, en immenses tapis d'herbe, plant&eacute;s &ccedil;&agrave; et l&agrave; d'un
+bouquet de grands arbres; les nappes vertes se suivaient, avec des
+ondulations l&eacute;g&egrave;res, jusqu'&agrave; la Porte de la Muette, dont on apercevait
+tr&egrave;s loin la grille basse, pareille &agrave; un bout de dentelle noire tendu au
+ras du sol; et, sur les pentes, aux endroits o&ugrave; les ondulations se
+creusaient, l'herbe &eacute;tait toute bleue. Ren&eacute;e regardait, les yeux fixes,
+comme si cet agrandissement de l'horizon, ces prairies molles, tremp&eacute;es
+par l'air du soir, lui eussent fait sentir plus vivement le vide de son
+&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Au bout d'un silence, elle r&eacute;p&eacute;ta, avec l'accent d'une col&egrave;re sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je m'ennuie, je m'ennuie &agrave; mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que tu n'es pas gaie, dit tranquillement Maxime. Tu as tes
+nerfs, c'est s&ucirc;r.</p>
+
+<p>La jeune femme se rejeta au fond de la voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai mes nerfs, r&eacute;pondit-elle s&egrave;chement.</p>
+
+<p>Puis elle se fit maternelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je deviens vieille, mon cher enfant; j'aurai trente ans bient&ocirc;t. C'est
+terrible. Je ne prends de plaisir &agrave; rien.... A vingt ans, tu ne peux
+savoir....</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est pour te confesser que tu m'as emmen&eacute;? interrompit le
+jeune homme. Ce serait diablement long.</p>
+
+<p>Elle accueillit cette impertinence avec un faible sourire, comme une
+boutade d'enfant g&acirc;t&eacute; &agrave; qui tout est permis.</p>
+
+<p>&mdash;Je te conseille de te plaindre, continua Maxime; tu d&eacute;penses plus de
+cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un h&ocirc;tel
+splendide, tu as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les
+journaux parlent de chacune de tes robes nouvelles comme d'un &eacute;v&eacute;nement
+de la derni&egrave;re gravit&eacute;; les femmes te jalousent, les hommes donneraient
+dix ans de leur vie pour te baiser le bout des doigts.... Est-ce vrai?
+Elle fit, de la t&ecirc;te, un signe affirmatif, sans r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Les yeux baiss&eacute;s, elle s'&eacute;tait remise &agrave; friser les poils de la peau
+d'ours.</p>
+
+<p>&mdash;Va, ne sois pas modeste, poursuivit Maxime; avoue carr&eacute;ment que tu es
+une des colonnes du Second Empire. Entre nous, on peut se dire de ces
+choses-l&agrave;.</p>
+
+<p>Partout, aux Tuileries, chez les ministres, chez les simples
+millionnaires, en bas et en haut, tu r&egrave;gnes en souveraine. Il n'y a pas
+de plaisir o&ugrave; tu n'aies mis les deux pieds, et si j'osais, si le respect
+que je te dois ne me retenait pas, je dirais....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta quelques secondes, riant; puis il acheva cavali&egrave;rement sa
+phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Je dirais que tu as mordu &agrave; toutes les pommes.</p>
+
+<p>Elle ne sourcilla pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu t'ennuies! reprit le jeune homme avec une vivacit&eacute; comique. Mais
+c'est un meurtre!... Que veux-tu! Que r&ecirc;ves-tu donc!?</p>
+
+<p>Elle haussa les &eacute;paules, pour dire qu'elle ne savait pas. Bien qu'elle
+pench&acirc;t la t&ecirc;te, Maxime la vit alors si s&eacute;rieuse, si sombre, qu'il se
+tut. Il regarda la file des voitures qui, en arrivant au bout du lac,
+s'&eacute;largissait, emplissait le large carrefour. Les voitures, moins
+serr&eacute;es, tournaient avec une gr&acirc;ce superbe; le trot plus rapide des
+attelages sonnait hautement sur la terre dure.</p>
+
+<p>La cal&egrave;che, en faisant le grand tour pour prendre la file, eut une
+oscillation qui p&eacute;n&eacute;tra Maxime d'une volupt&eacute; vague. Alors, c&eacute;dant &agrave;
+l'envie d'accabler Ren&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il, tu m&eacute;riterais d'aller en fiacre! Ce serait bien
+fait!... Eh! regarde ce monde qui rentre &agrave; Paris, ce monde qui est &agrave; tes
+genoux. On te salue comme une reine, et peu s'en faut que ton bon ami,
+M. de Mussy, ne t'envoie des baisers.</p>
+
+<p>En effet, un cavalier saluait Ren&eacute;e. Maxime avait parl&eacute; d'un ton
+hypocritement moqueur. Mais Ren&eacute;e se tourna &agrave; peine, haussa les &eacute;paules.
+Cette fois, le jeune homme eut un geste d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, dit-il, nous en sommes l&agrave;!?... Mais, bon Dieu! tu as tout, que
+veux-tu encore?</p>
+
+<p>Ren&eacute;e leva la t&ecirc;te. Elle avait dans les yeux une clart&eacute; chaude, un
+ardent besoin de curiosit&eacute; inassouvie.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux autre chose, r&eacute;pondit-elle &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autre chose, ce n'est
+rien.... Quoi, autre chose?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? r&eacute;p&eacute;ta-t-elle....</p>
+
+<p>Et elle ne continua pas. Elle s'&eacute;tait tout &agrave; fait tourn&eacute;e, elle
+contemplait l'&eacute;trange tableau qui s'effa&ccedil;ait derri&egrave;re elle. La nuit
+&eacute;tait presque venue; un lent cr&eacute;puscule tombait comme une cendre fine.
+Le lac, vu de face, dans le jour p&acirc;le qui tra&icirc;nait encore sur l'eau,
+s'arrondissait, pareil &agrave; une immense plaque d'&eacute;tain; aux deux bords, les
+bois d'arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de
+la nappe dormante, prenaient, &agrave; cette heure, des apparences de
+colonnades viol&acirc;tres, dessinant de leur architecture r&eacute;guli&egrave;re les
+courbes &eacute;tudi&eacute;es des rives; puis, au fond, des massifs montaient, de
+grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l'horizon.
+Il y avait l&agrave;, derri&egrave;re ces taches, une lueur de braise, un coucher de
+soleil &agrave; demi &eacute;teint qui n'enflammait qu'un bout de l'immensit&eacute; grise.
+Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue
+si singuli&egrave;rement plat, le creux du ciel s'ouvrait, infini, plus profond
+et plus large. Ce grand morceau de ciel, sur ce petit coin de nature,
+avait un frisson, une tristesse vague; et il tombait de ces hauteurs
+p&acirc;lissantes une telle m&eacute;lancolie d'automne, une nuit si douce et si
+navr&eacute;e, que le Bois, peu &agrave; peu envelopp&eacute; dans un linceul d'ombre,
+perdait ses gr&acirc;ces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des
+for&ecirc;ts. Le trot des &eacute;quipages, dont les t&eacute;n&egrave;bres &eacute;teignaient les
+couleurs vives, s'&eacute;levait, semblable &agrave; des voix lointaines de feuilles
+et d'eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l'effacement
+universel, au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de
+promenade se d&eacute;tachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du
+couchant. Et l'on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de
+toile jaune, &eacute;largi d&eacute;mesur&eacute;ment.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, dans ses sati&eacute;t&eacute;s, &eacute;prouva une singuli&egrave;re sensation de d&eacute;sirs
+inavouables, &agrave; voir ce paysage qu'elle ne reconnaissait plus, cette
+nature si artistement mondaine, et dont la grande nuit frissonnante
+faisait un bois sacr&eacute;, une de ces clairi&egrave;res id&eacute;ales au fond desquelles
+les anciens dieux cachaient leurs amours g&eacute;antes, leurs adult&egrave;res et
+leurs incestes divins. Et, &agrave; mesure que la cal&egrave;che s'&eacute;loignait, il lui
+semblait que le cr&eacute;puscule emportait derri&egrave;re elle, dans ses voiles
+tremblants, la terre du r&ecirc;ve, l'alc&ocirc;ve honteuse et surhumaine o&ugrave; elle
+e&ucirc;t enfin assouvi son c&oelig;ur malade, sa chair lass&eacute;e.</p>
+
+<p>Quand le lac et les petits bois, &eacute;vanouis dans l'ombre, ne furent plus,
+au ras du ciel, qu'une barre noire, la jeune femme se retourna
+brusquement, et, d'une voix o&ugrave; il y avait des larmes de d&eacute;pit, elle
+reprit sa phrase interrompue:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?... autre chose, parbleu! je veux autre chose. Est-ce que je
+sais, moi! Si je savais.... Mais, vois-tu, j'ai assez de bals, assez de
+soupers, assez de f&ecirc;tes comme cela. C'est toujours la m&ecirc;me chose. C'est
+mortel.... Les hommes sont assommants, oh! oui, assommants....</p>
+
+<p>Maxime se mit &agrave; rire. Des ardeurs per&ccedil;aient sous les mines
+aristocratiques de la grande mondaine. Elle ne clignait plus des
+paupi&egrave;res; la ride de son front se creusait durement, sa l&egrave;vre d'enfant
+boudeur s'avan&ccedil;ait, chaude, en qu&ecirc;te de ces jouissances qu'elle
+souhaitait sans pouvoir les nommer. Elle vit le rire de son compagnon,
+mais elle &eacute;tait trop fr&eacute;missante pour s'arr&ecirc;ter; &agrave; demi couch&eacute;e, se
+laissant aller au bercement de la voiture, elle continua par petites
+phrases s&egrave;ches:</p>
+
+<p>&mdash;Certes, oui, vous &ecirc;tes assommants.... Je ne dis pas cela pour toi,
+Maxime, tu es trop jeune.... Mais si je te contais combien Aristide m'a
+pes&eacute; dans les commencements! Et les autres donc! ceux qui m'ont
+aim&eacute;e.... Tu sais, nous sommes deux bons camarades, je ne me g&ecirc;ne pas
+avec toi; eh bien, vrai, il y a des jours o&ugrave; je suis tellement lasse de
+vivre ma vie de femme riche, ador&eacute;e, salu&eacute;e, que je voudrais &ecirc;tre une
+Laure d'Aurigny, une de ces dames qui vivent en gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>Et, comme Maxime riait plus haut, elle insista:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une Laure d'Aurigny. &Ccedil;a doit &ecirc;tre moins fade, moins toujours la
+m&ecirc;me chose.</p>
+
+<p>Elle se tut quelques instants, comme pour s'imaginer la vie qu'elle
+m&egrave;nerait, si elle &eacute;tait Laure. Puis, d'un ton d&eacute;courag&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s tout, reprit-elle, ces dames doivent avoir leurs ennuis, elles
+aussi. Rien n'est dr&ocirc;le, d&eacute;cid&eacute;ment.</p>
+
+<p>C'est &agrave; mourir.... Je le disais bien, il faudrait autre chose; tu
+comprends, moi, je ne devine pas; mais autre chose, quelque chose qui
+n'arriv&acirc;t &agrave; personne, qu'on ne rencontr&acirc;t pas tous les jours, qui f&ucirc;t
+une jouissance rare, inconnue.</p>
+
+<p>Sa voix s'&eacute;tait ralentie. Elle pronon&ccedil;a ces derniers mots, cherchant,
+s'abandonnant &agrave; une r&ecirc;verie profonde.</p>
+
+<p>La cal&egrave;che montait alors l'avenue qui conduit &agrave; la sortie du Bois.
+L'ombre croissait; les taillis couraient, aux deux bords, comme des murs
+gris&acirc;tres; les chaises de fonte, peintes en jaune, o&ugrave; s'&eacute;tale, par les
+beaux soirs, la bourgeoisie endimanch&eacute;e, filaient le long des trottoirs,
+toutes vides, ayant la m&eacute;lancolie noire de ces meubles de jardin que
+l'hiver surprend; et le roulement, le bruit sourd et cadenc&eacute; des
+voitures qui rentraient passait comme une plainte triste, dans l'all&eacute;e
+d&eacute;serte.</p>
+
+<p>Sans doute Maxime sentit tout le mauvais ton qu'il y avait &agrave; trouver la
+vie dr&ocirc;le. S'il &eacute;tait encore assez jeune pour se livrer &agrave; un &eacute;lan
+d'heureuse admiration, il avait un &eacute;go&iuml;sme trop large, une indiff&eacute;rence
+trop railleuse, il &eacute;prouvait d&eacute;j&agrave; trop de lassitude r&eacute;elle, pour ne pas
+se d&eacute;clarer &eacute;c&oelig;ur&eacute;, blas&eacute;, fini. D'ordinaire, il mettait quelque gloire
+&agrave; cet aveu.</p>
+
+<p>Il s'allongea comme Ren&eacute;e, il prit une voix dolente.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tu as raison, dit-il; c'est crevant. Va, je ne m'amuse gu&egrave;re
+plus que toi; j'ai souvent aussi r&ecirc;v&eacute; autre chose.... Rien n'est b&ecirc;te
+comme de voyager.</p>
+
+<p>Gagner de l'argent, j'aime encore mieux en manger, quoique ce ne soit
+pas toujours aussi amusant qu'on se l'imagine d'abord. Aimer, &ecirc;tre
+aim&eacute;, on en a vite plein le dos, n'est-ce pas?... Ah! oui, on en a plein
+le dos!...</p>
+
+<p>La jeune femme ne r&eacute;pondant pas, il continua, pour la surprendre par une
+grosse impi&eacute;t&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je voudrais &ecirc;tre aim&eacute; par une religieuse.</p>
+
+<p>Hein, ce serait peut-&ecirc;tre dr&ocirc;le!... Tu n'as jamais fait le r&ecirc;ve, toi,
+d'aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre un crime?</p>
+
+<p>Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu'elle se taisait toujours,
+crut qu'elle ne l'&eacute;coutait pas. La nuque appuy&eacute;e contre le bord
+capitonn&eacute; de la cal&egrave;che, elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle
+songeait, inerte, livr&eacute;e aux r&ecirc;ves qui la tenaient ainsi affaiss&eacute;e, et,
+par moments, de l&eacute;gers battements nerveux agitaient ses l&egrave;vres. Elle
+&eacute;tait mollement envahie par l'ombre du cr&eacute;puscule; tout ce que cette
+ombre contenait d'ind&eacute;cise tristesse, de discr&egrave;te volupt&eacute;, d'espoir
+inavou&eacute; la p&eacute;n&eacute;trait, la baignait dans une sorte d'air alangui et
+morbide. Sans doute, tandis qu'elle regardait fixement le dos rond du
+valet de pied assis sur le si&egrave;ge, elle pensait &agrave; ces joies de la veille,
+&agrave; ces f&ecirc;tes qu'elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus; elle
+voyait sa vie pass&eacute;e, le contentement imm&eacute;diat de ses app&eacute;tits,
+l'&eacute;c&oelig;urement du luxe, la monotonie &eacute;crasante des m&ecirc;mes tendresses et
+des m&ecirc;mes trahisons. Puis, comme une esp&eacute;rance, se levait en elle, avec
+des frissons de d&eacute;sir, l'id&eacute;e de cet &laquo;autre chose&raquo; que son esprit tendu
+ne pouvait trouver. L&agrave;, sa r&ecirc;verie s'&eacute;garait. Elle faisait un effort,
+mais toujours le mot cherch&eacute; se d&eacute;robait dans la nuit tombante, se
+perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de
+la cal&egrave;che &eacute;tait une h&eacute;sitation de plus qui l'emp&ecirc;chait de formuler son
+envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que
+l'ombre endormait aux deux bords de l'all&eacute;e, de ce bruit de roues et de
+cette oscillation molle qui l'emplissait d'une torpeur d&eacute;licieuse. Mille
+petits souilles lui passaient sur la chair:
+songeries inachev&eacute;es, volupt&eacute;s innomm&eacute;es, souhaits confus, tout ce qu'un
+retour du Bois, &agrave; l'heure o&ugrave; le ciel p&acirc;lit, peut mettre d'exquis et de
+monstrueux dans le c&oelig;ur lass&eacute; d'une femme. Elle tenait ses deux mains
+enfouies dans la peau d'ours, elle avait tr&egrave;s chaud sous son paletot de
+drap blanc, aux revers de velours mauve.</p>
+
+<p>Comme elle allongeait un pied, pour se d&eacute;tendre dans son bien-&ecirc;tre, elle
+fr&ocirc;la de sa cheville la jambe ti&egrave;de de Maxime, qui ne prit m&ecirc;me pas
+garde &agrave; cet attouchement.</p>
+
+<p>Une secousse la tira de son demi-sommeil. Elle leva la t&ecirc;te, regardant
+&eacute;trangement de ses yeux gris le jeune homme vautr&eacute; en toute &eacute;l&eacute;gance.</p>
+
+<p>A ce moment, la cal&egrave;che sortit du Bois. L'avenue de l'Imp&eacute;ratrice
+s'allongeait toute droite dans le cr&eacute;puscule, avec les deux lignes
+vertes de ses barri&egrave;res de bois peint, qui allaient se toucher &agrave;
+l'horizon. Dans la contre-all&eacute;e r&eacute;serv&eacute;e aux cavaliers, un cheval blanc,
+au loin, faisait une tache claire trouant l'ombre grise. Il y avait, de
+l'autre c&ocirc;t&eacute;, le long de la chauss&eacute;e, &ccedil;&agrave; et l&agrave;, des promeneurs attard&eacute;s,
+des groupes de points noirs, se dirigeant doucement vers Paris. Et tout
+en haut, au bout de la tra&icirc;n&eacute;e grouillante et confuse des voitures,
+l'Arc-de-Triomphe, pos&eacute; de biais, blanchissait sur un vaste pan de ciel
+couleur de suie.</p>
+
+<p>Tandis que la cal&egrave;che remontait d'un trot plus vif, Maxime, charm&eacute; de
+l'allure anglaise du paysage, regardait, aux deux c&ocirc;t&eacute;s de l'avenue, les
+h&ocirc;tels, d'architecture capricieuse, dont les pelouses descendent
+jusqu'aux contre-all&eacute;es; Ren&eacute;e, dans sa songerie, s'amusait &agrave; voir, au
+bord de l'horizon, s'allumer un &agrave; un les becs de gaz de la place de
+l'&Eacute;toile, et &agrave; mesure que ces lueurs vives tachaient le jour mourant de
+petites flammes jaunes, elle croyait entendre des appels secrets, il lui
+semblait que le Paris flamboyant des nuits d'hiver s'illuminait pour
+elle, lui pr&eacute;parait la jouissance inconnue que r&ecirc;vait son
+assouvissement.</p>
+
+<p>La cal&egrave;che prit l'avenue de la Reine-Hortense, et vint s'arr&ecirc;ter au bout
+de la rue Monceau, &agrave; quelques pas du boulevard Malesherbes, devant un
+grand h&ocirc;tel situ&eacute; entre cour et jardin. Les deux grilles charg&eacute;es
+d'ornements dor&eacute;s, qui s'ouvraient sur la cour, &eacute;taient chacune
+flanqu&eacute;es d'une paire de lanternes, en forme d'urnes &eacute;galement
+couvertes de dorures, et dans lesquelles flambaient de larges flammes de
+gaz. Entre les deux grilles, le concierge habitait un &eacute;l&eacute;gant pavillon,
+qui rappelait vaguement un petit temple grec.</p>
+
+<p>Comme la voiture allait entrer dans la cour, Maxime sauta lestement &agrave;
+terre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, lui dit Ren&eacute;e, en le retenant par la main, nous nous mettons
+&agrave; table &agrave; sept heures et demie. Tu as plus d'une heure pour aller
+t'habiller. Ne te fais pas attendre.</p>
+
+<p>Et elle ajouta avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Nous aurons les Mareuil.... Ton p&egrave;re d&eacute;sire que tu sois tr&egrave;s galant
+avec Louise.</p>
+
+<p>Maxime haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;En voil&agrave; une corv&eacute;e! murmura-t-il d'une voix maussade. Je veux bien
+&eacute;pouser, mais faire sa cour, c'est trop b&ecirc;te.... Ah! que tu serais
+gentille, Ren&eacute;e, si tu me d&eacute;livrais de Louise, ce soir.</p>
+
+<p>Il prit son air dr&ocirc;le, la grimace et l'accent qu'il empruntait &agrave;
+Lassouche, chaque fois qu'il allait d&eacute;biter une de ses plaisanteries
+habituelles:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu, belle-maman ch&eacute;rie?</p>
+
+<p>Ren&eacute;e lui secoua la main comme &agrave; un camarade. Et d'un ton rapide, avec
+une audace nerveuse de raillerie:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! si je n'avais pas &eacute;pous&eacute; ton p&egrave;re, je crois que tu me ferais la
+cour.</p>
+
+<p>Le jeune homme dut trouver cette id&eacute;e tr&egrave;s comique, car il avait d&eacute;j&agrave;
+tourn&eacute; le coin du boulevard Malesherbes qu'il riait encore.</p>
+
+<p>La cal&egrave;che entra et vint s'arr&ecirc;ter devant le perron.</p>
+
+<p>Ce perron, aux marches larges et basses, &eacute;tait abrit&eacute; par une vaste
+marquise vitr&eacute;e, bord&eacute;e d'un lambrequin &agrave; franges et &agrave; glands d'or. Les
+deux &eacute;tages de l'h&ocirc;tel s'&eacute;levaient sur des offices, dont on apercevait,
+presque au ras du sol, les soupiraux carr&eacute;s garnis de vitres d&eacute;polies.
+En haut du perron, la porte du vestibule avan&ccedil;ait, flanqu&eacute;e de maigres
+colonnes prises dans le mur, formant ainsi une sorte d'avant-corps perc&eacute;
+&agrave; chaque &eacute;tage d'une baie arrondie, et montant jusqu'au toit, o&ugrave; il se
+terminait par un delta. De chaque c&ocirc;t&eacute;, les &eacute;tages avaient cinq
+fen&ecirc;tres, r&eacute;guli&egrave;rement align&eacute;es sur la fa&ccedil;ade, entour&eacute;es d'un simple
+cadre de pierre. Le toit, mansard&eacute;, &eacute;tait taill&eacute; carr&eacute;ment, &agrave; larges
+pans presque droits.</p>
+
+<p>Mais, du c&ocirc;t&eacute; du jardin, la fa&ccedil;ade &eacute;tait autrement somptueuse. Un perron
+royal conduisait &agrave; une &eacute;troite terrasse qui r&eacute;gnait tout le long du
+rez-de-chauss&eacute;e; la rampe de cette terrasse, dans le style des grilles
+du parc Monceau, &eacute;tait encore plus charg&eacute;e d'or que la marquise et les
+lanternes de la cour. Puis l'h&ocirc;tel se dressait, ayant aux angles deux
+pavillons, deux sortes de tours engag&eacute;es &agrave; demi dans le corps du
+b&acirc;timent, et qui m&eacute;nageaient &agrave; l'int&eacute;rieur des pi&egrave;ces rondes. Au milieu,
+une autre tourelle, plus enfonc&eacute;e, se renflait l&eacute;g&egrave;rement. Les fen&ecirc;tres,
+hautes et minces pour les pavillons, espac&eacute;es davantage et presque
+carr&eacute;es sur les parties plates de la fa&ccedil;ade, avaient, au
+rez-de-chauss&eacute;e, des balustrades de pierre, et des rampes de fer forg&eacute;
+et dor&eacute; aux &eacute;tages sup&eacute;rieurs. C'&eacute;tait un &eacute;talage, une profusion, un
+&eacute;crasement de richesses. L'h&ocirc;tel disparaissait sous les sculptures.
+Autour des fen&ecirc;tres, le long des corniches, couraient des enroulements
+de rameaux et de fleurs; il y avait des balcons pareils &agrave; des corbeilles
+de verdure, que soutenaient de grandes femmes nues, les hanches tordues,
+les pointes des seins en avant; puis, &ccedil;&agrave; et l&agrave;, &eacute;taient coll&eacute;s des
+&eacute;cussons de fantaisie, des grappes, des roses, toutes les efflorescences
+possibles de la pierre et du marbre. A mesure que l'&oelig;il montait,
+l'h&ocirc;tel fleurissait davantage.</p>
+
+<p>Autour du toit, r&eacute;gnait une balustrade sur laquelle &eacute;taient pos&eacute;es, de
+distance en distance, des urnes o&ugrave; des flammes de pierre flambaient. Et
+l&agrave;, entre les &oelig;ils-de-b&oelig;uf des mansardes, qui s'ouvraient dans un
+fouillis incroyable de fruits et de feuillages, s'&eacute;panouissaient les
+pi&egrave;ces capitales de cette d&eacute;coration &eacute;tonnante, les frontons des
+pavillons, au milieu desquels reparaissaient les grandes femmes nues,
+jouant avec des pommes, prenant des poses, parmi des poign&eacute;es de jonc.
+Le toit, charg&eacute; de ces ornements, surmont&eacute; encore de galeries de plomb
+d&eacute;coup&eacute;es, de deux paratonnerres et de quatre &eacute;normes chemin&eacute;es
+sym&eacute;triques, sculpt&eacute;es comme le reste, semblait &ecirc;tre le bouquet de ce
+feu d'artifice architectural.</p>
+
+<p>A droite, se trouvait une vaste serre, scell&eacute;e au flanc m&ecirc;me de l'h&ocirc;tel,
+communiquant avec le rez-de-chauss&eacute;e par la porte-fen&ecirc;tre d'un salon. Le
+jardin, qu'une grille basse, masqu&eacute;e par une haie, s&eacute;parait du parc
+Monceau, avait une pente assez forte. Trop petit pour l'habitation, si
+&eacute;troit qu'une pelouse et quelques massifs d'arbres verts l'emplissaient,
+il &eacute;tait simplement comme une butte, comme un socle de verdure, sur
+lequel se campait fi&egrave;rement l'h&ocirc;tel en toilette de gala. A la voir du
+parc, au-dessus de ce gazon propre, de ces arbustes dont les feuillages
+vernis luisaient, cette grande b&acirc;tisse, neuve encore et toute blafarde,
+avait la face bl&ecirc;me, l'importance riche et sotte d'une parvenue, avec
+son lourd chapeau d'ardoises, ses rampes dor&eacute;es, son ruissellement de
+sculptures. C'&eacute;tait une r&eacute;duction du nouveau Louvre, un des &eacute;chantillons
+les plus caract&eacute;ristiques du style Napol&eacute;on III, ce B&acirc;tard opulent de
+tous les styles. Les soirs d'&eacute;t&eacute;, lorsque le soleil oblique allumait
+l'or des rampes sur la fa&ccedil;ade blanche, les promeneurs du parc
+s'arr&ecirc;taient, regardaient les rideaux de soie rouge drap&eacute;s aux fen&ecirc;tres
+du rez-de-chauss&eacute;e; et, au travers des glaces si larges et si claires
+qu'elles semblaient, comme les glaces des grands magasins modernes,
+mises l&agrave; pour &eacute;taler au-dehors le faste int&eacute;rieur, ces familles de
+petits bourgeois apercevaient des coins de meubles, des bouts d'&eacute;toffes,
+des morceaux de plafonds d'une richesse &eacute;clatante, dont la vue les
+clouait d'admiration et d'envie au beau milieu des all&eacute;es.</p>
+
+<p>Mais, &agrave; cette heure, l'ombre tombait des arbres, la fa&ccedil;ade dormait. De
+l'autre c&ocirc;t&eacute;, dans la cour, le valet de pied avait respectueusement aid&eacute;
+Ren&eacute;e &agrave; descendre de voiture. Les &eacute;curies, &agrave; bandes de briques rouges,
+ouvraient, &agrave; droite, leurs larges portes de ch&ecirc;ne bruni, au fond d'un
+hangar vitr&eacute;. A gauche, comme pour faire pendant, il y avait, coll&eacute;e au
+mur de la maison voisine, une niche tr&egrave;s orn&eacute;e, dans laquelle une nappe
+d'eau coulait perp&eacute;tuellement d'une coquille que deux Amours tenaient &agrave;
+bras tendus. La jeune femme resta un instant au bas du perron, donnant
+de l&eacute;g&egrave;res tapes &agrave; sa jupe, qui ne voulait point descendre. La cour, que
+venaient de traverser les bruits de l'attelage, reprit sa solitude, son
+silence aristocratique, coup&eacute; par l'&eacute;ternelle chanson de la nappe d'eau.
+Et seules encore, dans la masse noire de l'h&ocirc;tel, o&ugrave; le premier des
+grands d&icirc;ners de l'automne allait bient&ocirc;t allumer ses lustres, les
+fen&ecirc;tres basses flambaient, toutes braisillantes, jetant sur le petit
+pav&eacute; de la cour, r&eacute;gulier et net comme un damier, des lueurs vives
+d'incendie.</p>
+
+<p>Comme Ren&eacute;e poussait la porte du vestibule, elle se trouva en face du
+valet de chambre de son mari, qui descendait aux offices, tenant une
+bouilloire d'argent.</p>
+
+<p>Cet homme &eacute;tait superbe, tout de noir habill&eacute;, grand, fort, la face
+blanche, avec les favoris corrects d'un diplomate anglais, l'air grave
+et digne d'un magistrat.</p>
+
+<p>&mdash;Baptiste, demanda la jeune femme, monsieur est-il rentr&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, il s'habille, r&eacute;pondit le valet avec une inclination de
+t&ecirc;te que lui aurait envi&eacute;e un prince saluant la foule.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e monta lentement l'escalier en retirant ses gants.</p>
+
+<p>Le vestibule &eacute;tait d'un grand luxe. En entrant, on &eacute;prouvait une l&eacute;g&egrave;re
+sensation d'&eacute;touffement. Les tapis &eacute;pais qui couvraient le sol et qui
+montaient les marches, les larges tentures de velours rouge qui
+masquaient les murs et les portes, alourdissaient l'air d'un silence,
+d'une senteur ti&egrave;de de chapelle. Les draperies tombaient de haut, et le
+plafond, tr&egrave;s &eacute;lev&eacute;, &eacute;tait orn&eacute; de rosaces saillantes, pos&eacute;es sur un
+treillis de baguettes d'or: l'escalier, dont la double balustrade de
+marbre blanc avait une rampe de velours rouge, s'ouvrait en deux
+branches, l&eacute;g&egrave;rement tordues, et entre lesquelles se trouvait, au fond,
+la porte du grand salon. Sur le premier palier, une immense glace tenait
+tout le mur. En bas, au pied des branches de l'escalier, sur des socles
+de marbre, deux femmes de bronze dor&eacute;, nues jusqu'&agrave; la ceinture,
+portaient de grands lampadaires &agrave; cinq becs, dont les clart&eacute;s vives
+&eacute;taient adoucis par des globes de verre d&eacute;poli. Et, des deux c&ocirc;t&eacute;s,
+s'alignaient d'admirables pots de majolique, dans lesquels fleurissaient
+des plantes rares.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e montait, et, &agrave; chaque marche, elle grandissait dans la glace; elle
+se demandait, avec ce doute des actrices les plus applaudies, si elle
+&eacute;tait vraiment d&eacute;licieuse, comme on le lui disait.</p>
+
+<p>Puis, quand elle fut dans son appartement, qui &eacute;tait au premier &eacute;tage,
+et dont les fen&ecirc;tres donnaient sur le parc Monceau, elle sonna C&eacute;leste,
+sa femme de chambre, et se fit habiller pour le d&icirc;ner. Cela dura cinq
+bons quarts d'heure. Lorsque la derni&egrave;re &eacute;pingle eut &eacute;t&eacute; pos&eacute;e, comme il
+faisait tr&egrave;s chaud dans la pi&egrave;ce, elle ouvrit une fen&ecirc;tre, s'accouda,
+s'oublia. Derri&egrave;re elle, C&eacute;leste tournait discr&egrave;tement, rangeant un &agrave; un
+les objets de toilette.</p>
+
+<p>En bas dans le parc, une mer d'ombre roulait. Les masses couleur d'encre
+des hauts feuillages secou&eacute;s par de brusques rafales avaient un large
+balancement de flux et de reflux, avec ce bruit de feuilles s&egrave;ches qui
+rappelle l'&eacute;gouttement des vagues sur une plage de cailloux.</p>
+
+<p>Seuls, rayant par instants ce remous de t&eacute;n&egrave;bres, les deux yeux jaune
+d'or d'une voiture paraissaient et disparaissaient entre les massifs, le
+long de la grande all&eacute;e qui va de l'avenue de la Reine-Hortense au
+boulevard Malesherbes. Ren&eacute;e, en face de ces m&eacute;lancolies de l'automne,
+sentit toutes ses tristesses lui remonter au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Elle se revit enfant dans la maison de son p&egrave;re, dans cet h&ocirc;tel
+silencieux de l'&icirc;le Saint-Louis, o&ugrave; depuis deux si&egrave;cles les B&eacute;raud du
+Ch&acirc;tel mettaient leur gravit&eacute; noire de magistrats. Puis elle songea au
+coup de baguette de son mariage, &agrave; ce veuf qui s'&eacute;tait vendu pour
+l'&eacute;pouser, et qui avait troqu&eacute; son nom de Rougon contre ce nom de
+Saccard, dont les deux syllabes s&egrave;ches avaient sonn&eacute; &agrave; ses oreilles, les
+premi&egrave;res fois, avec la brutalit&eacute; de deux r&acirc;teaux ramassant de l'or; il
+la prenait, il la jetait dans cette vie &agrave; outrance, o&ugrave; sa pauvre t&ecirc;te se
+d&eacute;traquait un peu plus tous les jours. Alors, elle se mit &agrave; r&ecirc;ver, avec
+une joie pu&eacute;rile, aux belles parties de raquette qu'elle avait faites
+jadis avec sa jeune s&oelig;ur Christine.</p>
+
+<p>Et, quelque matin, elle s'&eacute;veillerait du r&ecirc;ve de jouissance qu'elle
+faisait depuis dix ans, folle, salie par une des sp&eacute;culations de son
+mari, dans laquelle il se noierait lui-m&ecirc;me. Ce fut comme un
+pressentiment rapide. Les arbres se lamentaient &agrave; voix plus haute.
+Ren&eacute;e, troubl&eacute;e par ces pens&eacute;es de honte et de ch&acirc;timent, c&eacute;da aux
+instincts de vieille et honn&ecirc;te bourgeoisie qui dormaient au fond
+d'elle; elle promit &agrave; la nuit noire de s'amender, de ne plus tant
+d&eacute;penser pour sa toilette, de chercher quelque jeu innocent qui p&ucirc;t la
+distraire, comme aux jours heureux du pensionnat, lorsque les &eacute;l&egrave;ves
+chantaient:</p>
+
+<p>Nous n'irons plus au bois, en tournant doucement sous les platanes.</p>
+
+<p>A ce moment, C&eacute;leste, qui &eacute;tait descendue, rentra et murmura &agrave; l'oreille
+de sa ma&icirc;tresse:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur prie madame de descendre. Il y a d&eacute;j&agrave; plusieurs personnes au
+salon.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e tressaillit. Elle n'avait pas senti l'air vif qui gla&ccedil;ait ses
+&eacute;paules. En passant devant son miroir, elle s'arr&ecirc;ta, se regarda d'un
+mouvement machinal. Elle eut un sourire involontaire, et descendit.</p>
+
+<p>En effet, presque tous les convives &eacute;taient arriv&eacute;s. Il y avait en bas
+sa s&oelig;ur Christine, une jeune fille de vingt ans, tr&egrave;s simplement mise
+en mousseline blanche; sa tante &Eacute;lisabeth, la veuve du notaire Aubertot,
+en satin noir, petite vieille de soixante ans, d'une amabilit&eacute; exquise;
+la s&oelig;ur de son mari, Sidonie Rougon, femme maigre, doucereuse, sans &acirc;ge
+certain, au visage de cire molle, et que sa robe de couleur &eacute;teinte
+effa&ccedil;ait encore davantage; puis les Mareuil, le p&egrave;re, M. de Mareuil, qui
+venait de quitter le deuil de sa femme, un grand bel homme, vide,
+s&eacute;rieux, ayant une ressemblance frappante avec le valet de chambre
+Baptiste, et la fille, cette pauvre Louise, comme on la nommait, une
+enfant de dix-sept ans, ch&eacute;tive, l&eacute;g&egrave;rement bossue, qui portait avec une
+gr&acirc;ce maladive une robe de foulard blanc, &agrave; pois rouges; puis tout un
+groupe d'hommes graves, gens tr&egrave;s d&eacute;cor&eacute;s, messieurs officiels &agrave; t&ecirc;tes
+bl&ecirc;mes et muettes, et, plus loin, un autre groupe, des jeunes hommes,
+l'air vicieux, le gilet largement ouvert, entourant cinq ou six dames de
+haute &eacute;l&eacute;gance, parmi lesquelles tr&ocirc;naient les ins&eacute;parables, la petite
+marquise d'Espanet, en jaune, et la blonde Mme Haffner, en violet. M. de
+Mussy, ce cavalier au salut duquel Ren&eacute;e n'avait pas r&eacute;pondu, &eacute;tait l&agrave;
+&eacute;galement, avec la mine inqui&egrave;te d'un amant qui sent venir son cong&eacute;.
+Et, au milieu des longues tra&icirc;nes &eacute;tal&eacute;es sur le tapis, deux
+entrepreneurs, deux ma&ccedil;ons enrichis, les Mignon et Charrier, avec
+lesquels Saccard devait terminer une affaire le lendemain, promenaient
+lourdement leurs fortes bottes, les mains derri&egrave;re le dos, crevant dans
+leur habit noir.</p>
+
+<p>Aristide Saccard, debout aupr&egrave;s de la porte, tout en p&eacute;rorant devant le
+groupe des hommes graves, avec son nasillement et sa verve de
+m&eacute;ridional, trouvait le moyen de saluer les personnes qui arrivaient. Il
+leur serrait la main, leur adressait des paroles aimables. Petit, la
+mine chafouine, il se pliait comme une marionnette; et, de toute sa
+personne gr&ecirc;le, rus&eacute;e, noir&acirc;tre, ce qu'on voyait le mieux, c'&eacute;tait la
+tache rouge du ruban de la L&eacute;gion d'honneur, qu'il portait tr&egrave;s large.</p>
+
+<p>Quand Ren&eacute;e entra, il y eut un murmure d'admiration.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait vraiment divine. Sur une premi&egrave;re jupe de tulle, garnie,
+derri&egrave;re, d'un flot de volants, elle portait une tunique de satin vert
+tendre, bord&eacute;e d'une haute dentelle d'Angleterre, relev&eacute;e et attach&eacute;e
+par de grosses touffes de violettes; un seul volant garnissait le devant
+de la jupe o&ugrave; des bouquets de violettes, reli&eacute;s par des guirlandes de
+lierre, fixaient une l&eacute;g&egrave;re draperie de mousseline. Les gr&acirc;ces de la
+t&ecirc;te et du corsage &eacute;taient adorables, au-dessus de ces jupes d'une
+ampleur royale et d'une richesse un peu charg&eacute;e. D&eacute;collet&eacute;e jusqu'&agrave; la
+pointe des seins, les bras d&eacute;couverts avec des touffes de violettes sur
+les &eacute;paules, la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de
+tulle et de satin, pareille &agrave; une de ces nymphes dont le buste se
+d&eacute;gage des ch&ecirc;nes sacr&eacute;s; et sa gorge blanche, son corps souple, &eacute;tait
+d&eacute;j&agrave; si heureux de sa demi-libert&eacute;, que le regard s'attendait toujours &agrave;
+voir peu &agrave; peu le corsage et les jupes glisser, comme le v&ecirc;tement d'une
+baigneuse folle de sa chair.</p>
+
+<p>Sa coiffure haute, ses fins cheveux jaunes retrouss&eacute;s en forme de
+casque, et dans lesquels courait une branche de lierre, retenue par un
+n&oelig;ud de violettes, augmentaient encore sa nudit&eacute;, en d&eacute;couvrant sa
+nuque que des poils follets, semblables &agrave; des fils d'or, ombraient
+l&eacute;g&egrave;rement.</p>
+
+<p>Elle avait, au cou, une rivi&egrave;re &agrave; pendeloques, d'une eau admirable, et,
+sur le front, une aigrette faite de brins d'argent, constell&eacute;s de
+diamants. Et elle resta ainsi quelques secondes sur le seuil, debout
+dans sa toilette magnifique, les &eacute;paules moir&eacute;es par les clart&eacute;s
+chaudes.</p>
+
+<p>Comme elle avait descendu vite, elle soufflait un peu.</p>
+
+<p>Ses yeux, que le noir du parc Monceau avait emplis d'ombre, clignaient
+devant ce flot brusque de lumi&egrave;re, lui donnaient cet air h&eacute;sitant des
+myopes, qui &eacute;tait chez elle une gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>En l'apercevant, la petite marquise se leva vivement, courut &agrave; elle, lui
+prit les deux mains; et, tout en l'examinant des pieds &agrave; la t&ecirc;te, elle
+murmurait d'une voix fl&ucirc;t&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ch&egrave;re belle, ch&egrave;re belle....</p>
+
+<p>Cependant, il y eut un grand mouvement, tous les convives vinrent saluer
+la belle Mme Saccard, comme on nommait Ren&eacute;e dans le monde. Elle toucha
+la main presque &agrave; tous les hommes. Puis elle embrassa Christine, en lui
+demandant des nouvelles de son p&egrave;re, qui ne venait jamais &agrave; l'h&ocirc;tel du
+parc Monceau. Et elle restait debout, souriante, saluant encore de la
+t&ecirc;te, les bras mollement arrondis, devant le cercle des dames qui
+regardaient curieusement la rivi&egrave;re et l'aigrette.</p>
+
+<p>La blonde Mme Haffner ne put r&eacute;sister &agrave; la tentation; elle s'approcha,
+regarda longuement les bijoux, et dit d'une voix jalouse:</p>
+
+<p>&mdash;C'est la rivi&egrave;re et l'aigrette, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>Ren&eacute;e lit un signe affirmatif. Alors toutes les femmes se r&eacute;pandirent en
+&eacute;loges; les bijoux &eacute;taient ravissants, divins; puis elles en vinrent &agrave;
+parler, avec une admiration pleine d'envie, de la vente de Laure
+d'Aurigny, dans laquelle Saccard les avait achet&eacute;s pour sa femme; elles
+se plaignirent de ce que ces filles enlevaient les plus belles choses,
+bient&ocirc;t il n'y aurait plus de diamants pour les honn&ecirc;tes femmes. Et,
+dans leurs plaintes, per&ccedil;ait le d&eacute;sir de sentir sur leur peau nue un de
+ces bijoux que tout Paris avait vus aux &eacute;paules d'une impure illustre,
+et qui leur conteraient peut-&ecirc;tre &agrave; l'oreille les scandales des alc&ocirc;ves
+o&ugrave; s'arr&ecirc;taient si complaisamment leurs r&ecirc;ves de grandes dames. Elles
+connaissaient les gros prix, elles cit&egrave;rent un superbe cachemire, des
+dentelles magnifiques. L'aigrette avait co&ucirc;t&eacute; quinze mille francs, la
+rivi&egrave;re cinquante mille francs. Mme d'Espanet &eacute;tait enthousiasm&eacute;e par
+ces chiffres. Elle appela Saccard, elle lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc qu'on vous f&eacute;licite! Voil&agrave; un bon mari!</p>
+
+<p>Aristide Saccard s'approcha, s'inclina, fit de la modestie. Mais son
+visage grima&ccedil;ant trahissait une satisfaction vive. Et il regardait du
+coin de l'&oelig;il les deux entrepreneurs, les deux ma&ccedil;ons enrichis, plant&eacute;s
+&agrave; quelques pas, &eacute;coutant sonner les chiffres de quinze mille et de
+cinquante mille francs, avec un respect visible.</p>
+
+<p>A ce moment, Maxime, qui venait d'entrer, adorablement pinc&eacute; dans son
+habit noir, s'appuya avec familiarit&eacute; sur l'&eacute;paule de son p&egrave;re, et lui
+parla bas, comme &agrave; un camarade, en lui d&eacute;signant les ma&ccedil;ons d'un regard.
+Saccard eut le sourire discret d'un acteur applaudi.</p>
+
+<p>Quelques convives arriv&egrave;rent encore. Il y avait au moins une trentaine
+de personnes dans le salon. Les conversations reprirent; pendant les
+moments de silence, on entendait, derri&egrave;re les murs, des bruits l&eacute;gers
+de vaisselle et d'argenterie. Enfin, Baptiste ouvrit une porte &agrave; deux
+battants, et, majestueusement, il dit la phrase sacramentelle:</p>
+
+<p>&mdash;Madame est servie.</p>
+
+<p>Alors, lentement, le d&eacute;fil&eacute; commen&ccedil;a. Saccard donna le bras &agrave; la petite
+marquise; Ren&eacute;e prit celui d'un vieux monsieur, un s&eacute;nateur, le baron
+Gouraud, devant lequel tout le monde s'aplatissait avec une humilit&eacute;
+grande; quant &agrave; Maxime, il l'ut oblig&eacute; d'offrir son bras &agrave; Louise de
+Mareuil; puis venait le reste des convives, en procession, et, tout au
+bout, les deux entrepreneurs, les mains ballantes.</p>
+
+<p>La salle &agrave; manger &eacute;tait une vaste pi&egrave;ce carr&eacute;e, dont les boiseries de
+poirier noirci et verni montaient &agrave; hauteur d'homme, orn&eacute;es de minces
+filets d'or. Les quatre grands panneaux avaient d&ucirc; &ecirc;tre m&eacute;nag&eacute;s de fa&ccedil;on
+&agrave; recevoir des peintures de nature morte; mais ils &eacute;taient rest&eacute;s vides,
+le propri&eacute;taire de l'h&ocirc;tel ayant sans doute recul&eacute; devant une d&eacute;pense
+purement artistique. On les avait simplement tendus de velours gros
+vert. Les meubles, les rideaux et les porti&egrave;res de m&ecirc;me &eacute;toffe,
+donnaient &agrave; la pi&egrave;ce un caract&egrave;re sobre et grave, calcul&eacute; pour
+concentrer sur la table toutes les splendeurs de la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Et, &agrave; cette heure, en effet, au milieu du large tapis persan, de teinte
+sombre, qui &eacute;touffait le bruit des pas, il avait une trentaine de
+personnes dans le salon les conversations reprirent sous la clart&eacute; crue
+du lustre, la table, entour&eacute;e de chaises dont les dossiers noirs, &agrave;
+filets d'or, l'encadraient d'une ligne sombre, &eacute;tait comme un autel,
+comme une chapelle ardente, o&ugrave;, sur la blancheur &eacute;clatante de la nappe,
+br&ucirc;laient les flammes claires des cristaux et des pi&egrave;ces d'argenterie.
+Au-del&agrave; des dossiers sculpt&eacute;s, dans une ombre flottante, &agrave; peine
+apercevait-on les boiseries des murs, un grand buffet bas, des pans de
+velours qui tra&icirc;naient.</p>
+
+<p>Forc&eacute;ment, les yeux revenaient &agrave; la table, s'emplissaient de cet
+&eacute;blouissement. Un admirable surtout d'argent mat, dont les ciselures
+luisaient, en occupait le centre; c'&eacute;tait une bande de jaunes enlevant
+des nymphes; et au-dessus du groupe, sortant d'un large cornet, un
+&eacute;norme bouquet de fleurs naturelles retombait en grappes. Aux deux
+bouts, des vases contenaient &eacute;galement des gerbes de fleurs; deux
+cand&eacute;labres, appareill&eacute;s au groupe du milieu, faits chacun d'un satyre
+courant, emportant sur l'un de ses bras une femme p&acirc;m&eacute;e, et tenant de
+l'autre une torch&egrave;re &agrave; dix branches, ajoutaient l'&eacute;clat de leurs bougies
+au rayonnement du lustre central.</p>
+
+<p>Entre ces pi&egrave;ces principales, les r&eacute;chauds, grands et petits,
+s'alignaient sym&eacute;triquement, charg&eacute;s du premier service, flanqu&eacute;s par
+des coquilles contenant des hors d'&oelig;uvre, s&eacute;par&eacute;s par des corbeilles de
+porcelaine, des vases de cristal, des assiettes plates, des compotiers
+mont&eacute;s, contenant la partie du dessert qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave; sur la table. Le
+long du cordon des assiettes, l'arm&eacute;e des verres, les carafes d'eau et
+de vin, les petites sali&egrave;res, tout le cristal du service &eacute;tait mince et
+l&eacute;ger comme de la mousseline, sans une ciselure, et si transparent qu'il
+ne jetait aucune ombre. Et le surtout, les grandes pi&egrave;ces semblaient des
+fontaines de feu; des &eacute;clairs couraient dans le flanc d&eacute;poli des
+r&eacute;chauds; les fourchettes, les cuillers, les couteaux &agrave; manche de nacre
+faisaient des barres de flammes; des arcs-en-ciel allumaient les verres;
+et, au milieu de cette pluie d'&eacute;tincelles, dans cette masse
+incandescente, les carafes de vin tachaient de rouge la nappe chauff&eacute;e &agrave;
+blanc.</p>
+
+<p>En entrant, les convives, qui souriaient aux dames qu'ils avaient &agrave; leur
+bras, eurent une expression de b&eacute;atitude discr&egrave;te. Les fleurs mettaient
+une fra&icirc;cheur dans l'air ti&egrave;de. Des fumets l&eacute;gers tra&icirc;naient, m&ecirc;l&eacute;s aux
+parfums des roses. Et c'&eacute;tait la senteur &acirc;pre des &eacute;crevisses et l'odeur
+aigrelette des citrons qui dominaient.</p>
+
+<p>Puis, quand tout le monde eut trouv&eacute; son nom, &eacute;crit sur le revers de la
+carte du menu, il y eut un bruit de chaises, un grand froissement de
+jupes de soie. Les &eacute;paules nues &eacute;toil&eacute;es de diamants, flanqu&eacute;es d'habits
+noirs qui en faisaient ressortir la p&acirc;leur, ajout&egrave;rent leurs blancheurs
+laiteuses au rayonnement de la table. Le service commen&ccedil;a, au milieu de
+petits sourires &eacute;chang&eacute;s entre voisins, dans un demi-silence que ne
+coupaient encore que les cliquetis assourdis des cuillers. Baptiste
+remplissait les fonctions de ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel avec ses attitudes graves de
+diplomate; il avait sous ses ordres, outre les deux valets de pied,
+quatre aides qu'il recrutait seulement pour les grands d&icirc;ners. A chaque
+mets qu'il enlevait, et qu'il allait d&eacute;couper, au fond de la pi&egrave;ce, sur
+une table de service, trois des domestiques faisaient doucement le tour
+de la table, un plat &agrave; la main, offrant le mets par son nom, &agrave;
+demi-voix. Les autres versaient les vins, veillaient au pain et aux
+carafes. Les relev&eacute;s et les entr&eacute;es s'en all&egrave;rent et se promen&egrave;rent
+ainsi lentement, sans que le rire perl&eacute; des dames dev&icirc;nt plus aigu.</p>
+
+<p>Les convives &eacute;taient trop nombreux pour que la conversation p&ucirc;t ais&eacute;ment
+devenir g&eacute;n&eacute;rale. Cependant, au second service, lorsque les r&ocirc;tis et les
+entremets eurent pris la place des relev&eacute;s et des entr&eacute;es, et que les
+grands vins de Bourgogne, le Pommard, le Chambertin, succ&eacute;d&egrave;rent au
+L&eacute;oville et au Ch&acirc;teau-Laffite, le bruit des voix grandit, des &eacute;clats de
+rire firent tinter les cristaux l&eacute;gers.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, au milieu de la table, avait, &agrave; sa droite le baron Gouraud, &agrave; sa
+gauche M. Toutin-Laroche, ancien fabricant de bougies, alors conseiller
+municipal, directeur du Cr&eacute;dit viticole, membre du conseil de
+surveillance de la Soci&eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;rale des ports du Maroc, homme maigre et
+consid&eacute;rable, que Saccard, plac&eacute; en face, entre Mme d'Espanet et Mme
+Haffner, appelait d'une voix flatteuse tant&ocirc;t &laquo;mon cher coll&egrave;gue&raquo;, et
+tant&ocirc;t &laquo;notre grand administrateur&raquo;. Ensuite venaient les hommes
+politiques: M. Hupel de la Noue, un pr&eacute;fet qui passait huit mois de
+l'ann&eacute;e &agrave; Paris; trois d&eacute;put&eacute;s, parmi lesquels M. Haffner &eacute;talait sa
+large face alsacienne; puis M. de Saffr&eacute;, un charmant jeune homme,
+secr&eacute;taire d'un ministre; M. Michelin, chef du bureau de la voirie; et
+d'autres employ&eacute;s sup&eacute;rieurs. M. de Marceuil, candidat perp&eacute;tuel &agrave; la
+d&eacute;putation, se carrait en face du pr&eacute;fet, auquel il faisait les yeux
+doux. Quant &agrave; M. d'Espanet, il n'accompagnait jamais sa femme dans le
+monde. Les dames de la famille &eacute;taient plac&eacute;es entre les plus marquants
+de ces personnages. Saccard avait cependant r&eacute;serv&eacute; sa s&oelig;ur Sidonie,
+qu'il avait mise plus loin, entre les deux entrepreneurs, le sieur
+Charrier &agrave; droite, le sieur Mignon &agrave; gauche, comme &agrave; un poste de
+confiance o&ugrave; il s'agissait de vaincre. Mme Michelin, la femme du chef
+de bureau, une jolie brune, toute potel&eacute;e, se trouvait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de M. de
+Saffr&eacute;, avec lequel elle causait vivement &agrave; voix basse. Puis, aux deux
+bouts de la table, &eacute;tait la jeunesse: des auditeurs au Conseil d'&Eacute;tat,
+des fils de p&egrave;res puissants, des petits millionnaires en herbe, M. de
+Mussy, qui jetait &agrave; Ren&eacute;e des regards d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s, Maxime, ayant &agrave; sa
+droite Louise de Mareuil, et dont sa voisine semblait faire la conqu&ecirc;te.
+Peu &agrave; peu, ils s'&eacute;taient mis &agrave; rire tr&egrave;s haut. Ce furent de l&agrave; que
+partirent les premiers &eacute;clats de gaiet&eacute;.</p>
+
+<p>Cependant, M. Hupel de la Noue demanda galamment:</p>
+
+<p>&mdash;Aurons-nous le plaisir de voir Son Excellence, ce soir!?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, r&eacute;pondit Saccard d'un air important qui cachait une
+contrari&eacute;t&eacute; secr&egrave;te. Mon fr&egrave;re est si occup&eacute;!... Il nous a envoy&eacute; son
+secr&eacute;taire, M. de Saffr&eacute;, pour nous pr&eacute;senter ses excuses.</p>
+
+<p>Le jeune secr&eacute;taire, que Mme Michelin accaparait d&eacute;cid&eacute;ment, leva la
+t&ecirc;te en entendant prononcer son nom, et s'&eacute;cria &agrave; tout hasard, croyant
+qu'on s'&eacute;tait adress&eacute; &agrave; lui:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, il doit y avoir une r&eacute;union des ministres &agrave; neuf heures chez
+le garde des sceaux.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, M. Toutin-Laroche, qu'on avait interrompu, continuait
+gravement, comme s'il e&ucirc;t p&eacute;ror&eacute; dans le silence attentif du conseil
+municipal:</p>
+
+<p>&mdash;Les r&eacute;sultats sont superbes. Cet emprunt de la Ville restera comme une
+des plus belles op&eacute;rations financi&egrave;res de l'&eacute;poque. Ah! messieurs....</p>
+
+<p>Mais, ici, sa voix fut de nouveau couverte par des rires qui &eacute;clat&egrave;rent
+brusquement &agrave; l'un des bouts de la table. On entendait, au milieu de ce
+souffle de gaiet&eacute;, la voix de Maxime, qui achevait une anecdote:
+&laquo;Attendez donc, je n'ai pas fini. La pauvre amazone fut relev&eacute;e par un
+cantonnier. On dit qu'elle lui fait donner une brillante &eacute;ducation pour
+l'&eacute;pouser plus tard. Elle ne veut pas qu'un homme autre que son mari
+puisse se flatter d'avoir vu certain signe noir plac&eacute; au-dessus de son
+genou.&raquo; Les rires reprirent de plus belle; Louise riait franchement,
+plus haut que les hommes. Et doucement, au milieu de ces rires, comme
+sourd, un laquais allongeait en ce moment, entre chaque convive, sa t&ecirc;te
+grave et bl&ecirc;me, offrant des aiguillettes de canard sauvage, &agrave; voix
+basse.</p>
+
+<p>Aristide Saccard fut f&acirc;ch&eacute; du peu d'attention qu'on accordait &agrave; M.
+Toutin-Laroche. Il reprit, pour lui montrer qu'il l'avait &eacute;cout&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;L'emprunt de la Ville....</p>
+
+<p>Mais M. Toutin-Laroche n'&eacute;tait pas homme &agrave; perdre le fil d'une id&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! messieurs, continua-t-il quand les rires jurent calm&eacute;s, la journ&eacute;e
+d'hier a &eacute;t&eacute; une grande consolation pour nous, dont l'administration est
+en butte &agrave; tant d'ignobles attaques. On accuse le Conseil de conduire la
+Ville &agrave; sa ruine, et, vous le voyez, d&egrave;s que la Ville ouvre un emprunt,
+tout le monde nous apporte son argent, m&ecirc;me ceux qui crient.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez fait des miracles, dit Saccard. Paris est devenu la
+capitale du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est vraiment prodigieux, interrompit</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue. Imaginez-vous que moi, qui suis un vieux Parisien,
+je ne reconnais plus mon Paris. Hier, je me suis perdu pour aller de
+l'H&ocirc;tel de Ville au Luxembourg. C'est prodigieux, prodigieux!</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Tous les hommes graves &eacute;coutaient maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;La transformation de Paris, continua M. Toutin-Laroche, sera la gloire
+du r&egrave;gne. Le peuple est ingrat, il devrait baiser les pieds de
+l'empereur. Je le disais ce matin au Conseil, o&ugrave; l'on parlait du grand
+succ&egrave;s de l'emprunt: &laquo;Messieurs, laissons dire ces braillards de
+l'opposition: bouleverser Paris, c'est le fertiliser.&raquo; Saccard sourit en
+fermant les yeux, comme pour mieux savourer la finesse du mot. Il se
+pencha derri&egrave;re le dos de Mme d'Espanet, et dit &agrave; M. Hupel de la Noue,
+assez haut pour &ecirc;tre entendu:</p>
+
+<p>&mdash;Il a un esprit adorable.</p>
+
+<p>Cependant, depuis qu'on parlait des travaux de Paris, le sieur Charrier
+tendait le cou, comme pour se m&ecirc;ler &agrave; la conversation. Son associ&eacute;
+Mignon n'&eacute;tait occup&eacute; que de Mme Sidonie, qui lui donnait fort &agrave; faire.
+Saccard, depuis le commencement du d&icirc;ner, surveillait les entrepreneurs
+du coin de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;L'administration, dit-il, a rencontr&eacute; tant de d&eacute;vouement! Tout le
+monde a voulu contribuer &agrave; la grande &oelig;uvre. Sans les riches compagnies
+qui lui sont venues en aide, la Ville n'aurait jamais pu faire si bien
+ni si vite.</p>
+
+<p>Il se tourna, et avec une sorte de brutalit&eacute; flatteuse:</p>
+
+<p>&mdash;MM. Mignon et Charrier en savent quelque chose, eux qui ont eu leur
+part de peine, et qui auront leur part de gloire.</p>
+
+<p>Les ma&ccedil;ons enrichis re&ccedil;urent b&eacute;atement cette phrase en pleine poitrine.
+Mignon, auquel Mme Sidonie disait en minaudant: &laquo;Ah! monsieur, vous me
+flattez; non, le rose serait trop jeune pour moi...&raquo;, la laissa au
+milieu de sa phrase pour r&eacute;pondre &agrave; Saccard:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes trop bon, nous avons fait nos affaires.</p>
+
+<p>Mais Charrier &eacute;tait plus d&eacute;grossi! Il acheva son verre de Pommard et
+trouva le moyen de faire une phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Les travaux de Paris, dit-il, ont fait vivre l'ouvrier.</p>
+
+<p>&mdash;Dites aussi, reprit M. Toutin-Laroche, qu'ils ont donn&eacute; un magnifique
+&eacute;lan aux affaires financi&egrave;res et industrielles.</p>
+
+<p>&mdash;Et n'oubliez pas le c&ocirc;t&eacute; artistique; les nouvelles voies sont
+majestueuses, ajouta M. Hupel de la Noue, qui se piquait d'avoir du
+go&ucirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est un beau travail, murmura M. de Mareuil, pour dire
+quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; la d&eacute;pense, d&eacute;clara gravement le d&eacute;put&eacute; Haffner, qui n'ouvrait
+la bouche que dans les grandes occasions, nos enfants la paieront, et
+rien ne sera plus juste.</p>
+
+<p>Et, comme, en disant cela, il regardait M. de Saffr&eacute;, que la jolie Mme
+Michelin semblait bouder depuis un instant, le jeune secr&eacute;taire, pour
+para&icirc;tre au courant de ce qu'on disait, r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne sera plus juste, en effet.</p>
+
+<p>Tout le monde avait dit son mot, dans le groupe que les hommes graves
+formaient au milieu de la table.</p>
+
+<p>M. Michelin, le chef de bureau, souriait, dodelinait de la t&ecirc;te;
+c'&eacute;tait, d'ordinaire, sa fa&ccedil;on de prendre part &agrave; une conversation; il
+avait des sourires pour saluer, pour r&eacute;pondre, pour approuver, pour
+remercier, pour prendre cong&eacute;, toute une jolie collection de sourires
+qui le dispensaient presque de jamais se servir de la parole, ce qu'il
+jugeait sans doute plus poli et plus favorable &agrave; son avancement.</p>
+
+<p>Un autre personnage &eacute;tait &eacute;galement rest&eacute; muet, le baron Gouraud, qui
+m&acirc;chait lentement comme un b&oelig;uf aux paupi&egrave;res lourdes. Jusque-l&agrave;, il
+avait paru absorb&eacute; dans le spectacle de son assiette. Ren&eacute;e, aux petits
+soins pour lui, n'en obtenait que de l&eacute;gers grognements de satisfaction.
+Aussi lut-on surpris de le voir lever la t&ecirc;te et de l'entendre dire, en
+essuyant ses l&egrave;vres grasses:</p>
+
+<p>&mdash;Moi qui suis propri&eacute;taire, lorsque je fais r&eacute;parer et d&eacute;corer un
+appartement, j'augmente mon locataire.</p>
+
+<p>La phrase de M. Haffner: &laquo;Nos enfants paieront&raquo;, avait r&eacute;ussi &agrave;
+r&eacute;veiller le s&eacute;nateur. Tout le monde battit discr&egrave;tement des mains, et
+M. de Saffr&eacute; s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! charmant, charmant. J'enverrai demain le mot aux journaux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien raison, messieurs, nous vivons dans un bon temps, dit
+le sieur Mignon, comme pour conclure, au milieu des sourires et des
+admirations que le mot du baron excitait. J'en connais plus d'un qui ont
+joliment arrondi leur fortune. Voyez-vous, quand on gagne de l'argent,
+tout est beau.</p>
+
+<p>Ces derni&egrave;res paroles glac&egrave;rent les hommes graves.</p>
+
+<p>La conversation tomba net, et chacun parut &eacute;viter de regarder son
+voisin. La phrase du ma&ccedil;on atteignait ces messieurs, roide comme le pav&eacute;
+de l'ours. Michelin, qui justement contemplait Saccard d'un air
+agr&eacute;able, cessa de sourire, tr&egrave;s effray&eacute; d'avoir eu l'air un instant
+d'appliquer les paroles de l'entrepreneur au ma&icirc;tre de la maison. Ce
+dernier lan&ccedil;a un coup d'&oelig;il &agrave; Mme Sidonie, qui accapara de nouveau
+Mignon, en disant: &laquo;Vous aimez donc le rose, monsieur?...&raquo; Puis Saccard
+fit un long compliment &agrave; Mme d'Espanet; sa figure noir&acirc;tre, chafouine,
+touchait presque les &eacute;paules laiteuses de la jeune femme, qui se
+renversait avec de petits rires.</p>
+
+<p>On &eacute;tait au dessert. Les laquais allaient d'un pas plus vif autour de la
+table. Il y eut un arr&ecirc;t, pendant que la nappe achevait de se charger de
+fruits et de sucreries. A l'un des bouts, du c&ocirc;t&eacute; de Maxime, les rires
+devenaient plus clairs; on entendait la voix aigrelette de Louise dire:
+&laquo;Je vous assure que Sylvia avait une robe de satin bleu dans son r&ocirc;le de
+Dindonnette&raquo;; et une autre voix d'enfant ajoutait: &laquo;Oui, mais la robe
+&eacute;tait garnie de dentelles blanches.&raquo; Un air chaud montait. Les visages,
+plus roses, &eacute;taient comme amollis par une b&eacute;atitude int&eacute;rieure. Deux
+laquais firent le tour de la table, versant de l'alicante et du tokaj.</p>
+
+<p>Depuis le commencement du d&icirc;ner, Ren&eacute;e semblait distraite. Elle
+remplissait ses devoirs de ma&icirc;tresse de maison avec un sourire machinal.
+A chaque &eacute;clat de gaiet&eacute; qui venait du bout de la table, o&ugrave; Maxime et
+Louise, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, plaisantaient comme de bons camarades, elle jetait
+de ce c&ocirc;t&eacute; un regard luisant. Elle s'ennuyait. Les hommes graves
+l'assommaient.</p>
+
+<p>Mme d'Espanet et Mme Haffner lui lan&ccedil;aient des regards d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Et les prochaines &eacute;lections, comment s'annoncent-elles? demanda
+brusquement Saccard &agrave; M. Hupel de la Noue.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tr&egrave;s bien, r&eacute;pondit celui-ci en souriant; seulement je n'ai pas
+encore de candidats d&eacute;sign&eacute;s pour mon d&eacute;partement. Le minist&egrave;re h&eacute;site,
+partit-il.</p>
+
+<p>M. de Mareuil, qui, d'un coup d'&oelig;il, avait remerci&eacute; Saccard d'avoir
+entam&eacute; ce sujet, semblait &ecirc;tre sur des charbons ardents. Il rougit
+l&eacute;g&egrave;rement, il fit des saluts embarrass&eacute;s, lorsque le pr&eacute;fet,
+s'adressant &agrave; lui, continua:</p>
+
+<p>&mdash;On m'a beaucoup parl&eacute; de vous dans le pays, monsieur. Vos grandes
+propri&eacute;t&eacute;s vous y font de nombreux amis, et l'on sait combien vous &ecirc;tes
+d&eacute;vou&eacute; &agrave; l'empereur. Vous avez toutes les chances.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, n'est-ce pas que la petite Sylvia vendait des cigarettes &agrave;
+Marseille, en 18 9? cria &agrave; ce moment Maxime du bout de la table.</p>
+
+<p>Et, comme Aristide Saccard feignait de ne pas entendre, le jeune homme
+reprit d'un ton plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re l'a connue particuli&egrave;rement.</p>
+
+<p>Il y eut quelques rires &eacute;touff&eacute;s. Cependant, tandis que M. de Mareuil
+saluait toujours, M. Haffner avait repris d'une voix sentencieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Le d&eacute;vouement &agrave; l'empereur est la seule vertu, le seul patriotisme, en
+ces temps de d&eacute;mocratie int&eacute;ress&eacute;e.</p>
+
+<p>Quiconque aime l'empereur aime la France. C'est avec une joie sinc&egrave;re
+que nous verrions monsieur devenir notre coll&egrave;gue.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'emportera, dit &agrave; son tour M. Toutin-Laroche. Les grandes
+fortunes doivent se grouper autour du tr&ocirc;ne.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e n'y tint plus. En face d'elle, la marquise &eacute;touffait un
+b&acirc;illement. Et comme Saccard allait reprendre la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Par gr&acirc;ce, mon ami, ayez un peu piti&eacute; de nous, lui dit sa femme, avec
+un joli sourire, laissez l&agrave; votre vilaine politique.</p>
+
+<p>Alors, M. Hupel de la Noue, galant comme un pr&eacute;fet, se r&eacute;cria, dit que
+ces dames avaient raison. Et il entama le r&eacute;cit d'une histoire scabreuse
+qui s'&eacute;tait pass&eacute;e dans son chef-lieu. La marquise, madame Haffner et
+les autres dames rirent beaucoup de certains d&eacute;tails. Le pr&eacute;fet contait
+d'une fa&ccedil;on tr&egrave;s piquante, avec des demi-mots, des r&eacute;ticences, des
+inflexions de voix, qui donnaient un sens tr&egrave;s polisson aux termes les
+plus innocents. Puis on parla du premier mardi de la duchesse, d'une
+bouffonnerie qu'on avait jou&eacute;e la veille, de la mort d'un po&egrave;te et des
+derni&egrave;res courses d'automne. M. Toutin-Laroche, aimable &agrave; ses heures,
+compara les femmes &agrave; des roses, et M. de Mareuil, dans le trouble o&ugrave;
+l'avaient laiss&eacute; ses esp&eacute;rances &eacute;lectorales, trouva des mots profonds
+sur la nouvelle forme des chapeaux. Ren&eacute;e restait distraite. Cependant,
+les convives ne mangeaient plus. Un vent chaud semblait avoir souffl&eacute;
+sur la table, terni les verres, &eacute;miett&eacute; le pain, noirci les pelures de
+fruits dans les assiettes, rompu la belle sym&eacute;trie du service. Les
+fleurs se fanaient dans les grands cornets d'argent cisel&eacute;. Et les
+convives s'oubliaient l&agrave; un instant, en face des d&eacute;bris du dessert,
+b&eacute;ats, sans courage pour se lever. Un bras sur la table, &agrave; demi pench&eacute;s,
+ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse
+mesur&eacute;e et d&eacute;cente des gens du monde qui se grisent &agrave; petits coups. Les
+rires &eacute;taient tomb&eacute;s, les paroles se faisaient rares. On avait bu et
+mang&eacute; beaucoup, ce qui rendait plus grave encore la bande des hommes
+d&eacute;cor&eacute;s. Les dames, dans l'air alourdi de la salle, sentaient des
+moiteurs leur monter au front et &agrave; la nuque. Elles attendaient qu'on
+pass&acirc;t au salon, s&eacute;rieuses, un peu p&acirc;les, comme si leur t&ecirc;te e&ucirc;t
+l&eacute;g&egrave;rement tourn&eacute;. Mme d'Espanet &eacute;tait toute rose, tandis que les
+&eacute;paules de Mme Haffner avaient pris des blancheurs de cire. Cependant,
+M. Hupel de la Noue examinait le manche d'un couteau; M. Toutin-Laroche
+lan&ccedil;ait encore &agrave; M. Haffner des lambeaux de phrase, que celui-ci
+accueillait par des hochements de t&ecirc;te; M. de Mareuil r&ecirc;vait en
+regardant M. Michelin, qui lui souriait finement. Quant &agrave; la jolie Mme
+Michelin, elle ne parlait plus depuis longtemps; tr&egrave;s rouge, elle
+laissait pendre sous la nappe une main que M. de Saffr&eacute; devait tenir
+dans la sienne, car il s'appuyait gauchement sur le bord de la table,
+les sourcils tendus, avec la grimace d'un homme qui r&eacute;sout un probl&egrave;me
+d'alg&egrave;bre. Mme Sidonie avait vaincu, elle aussi; les sieurs Mignon et
+Charrier, accoud&eacute;s tous deux et tourn&eacute;s vers elle, paraissaient ravis
+de recevoir ses confidences; elle avouait qu'elle adorait le laitage et
+qu'elle avait peur des revenants. Et Aristide Saccard, lui-m&ecirc;me, les
+yeux demi-clos, plong&eacute; dans cette b&eacute;atitude d'un mitre de maison qui a
+conscience d'avoir gris&eacute; honn&ecirc;tement ses convives, ne songeait point &agrave;
+quitter la table; il contemplait avec une tendresse respectueuse le
+baron Gouraud, appesanti, dig&eacute;rant, allongeant sur la nappe blanche sa
+main droite, une main de vieillard sensuel, courte, &eacute;paisse, tach&eacute;e de
+plaques violettes et couverte de poils roux.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e acheva machinalement les quelques gouttes de tokay qui restaient
+au fond de son verre. Des feux lui montaient &agrave; la face; les petits
+cheveux p&acirc;les de son front et de sa nuque, rebelles, s'&eacute;chappaient,
+comme mouill&eacute;s par un souffle humide. Elle avait les l&egrave;vres et le nez
+amincis nerveusement, le visage muet d'un enfant qui a bu du vin pur.
+Si de bonnes pens&eacute;es bourgeoises lui &eacute;taient venues en face des ombres
+du parc Monceau, ces pens&eacute;es se noyaient, &agrave; cette heure, dans
+l'excitation des mets, des vins, des lumi&egrave;res, de ce milieu troublant o&ugrave;
+passaient des haleines et des gaiet&eacute;s chaudes. Elle n'&eacute;changeait plus de
+tranquilles sourires avec sa s&oelig;ur Christine et sa tante &Eacute;lisabeth,
+modestes toutes deux, s'effa&ccedil;ant, parlant &agrave; peine. Elle avait, d'un
+regard dur, fait baisser les yeux du pauvre M. de Mussy. Dans son
+apparente distraction, bien qu'elle &eacute;vit&acirc;t maintenant de se tourner,
+appuy&eacute;e contre le dossier de sa chaise, o&ugrave; le satin de son corsage
+craquait doucement, elle laissait &eacute;chapper un imperceptible frisson des
+&eacute;paules, &agrave; chaque nouvel &eacute;clat de rire qui lui venait du coin o&ugrave; Maxime
+et Louise plaisantaient, toujours aussi haut, dans le bruit mourant des
+conversations.</p>
+
+<p>Et derri&egrave;re elle, au bord de l'ombre, dominant de sa haute taille la
+table en d&eacute;sordre et les convives p&acirc;m&eacute;s, Baptiste se tenait debout, la
+chair blanche, la mine grave, avec l'attitude d&eacute;daigneuse d'un laquais
+qui a repu ses ma&icirc;tres. Lui seul, dans l'air charg&eacute; d'ivresse, sous les
+clart&eacute;s crues du lustre qui jaunissaient, restait correct, avec sa
+cha&icirc;ne d'argent au cou, ses yeux froids o&ugrave; la vue des &eacute;paules des femmes
+ne mettait pas une flamme, son air d'eunuque servant des Parisiens de la
+d&eacute;cadence et gardant sa dignit&eacute;.</p>
+
+<p>Enfin, Ren&eacute;e se leva, d'un mouvement nerveux. Tout le monde l'imita. On
+passa au salon, o&ugrave; le cal&eacute; &eacute;tait servi.</p>
+
+<p>Le grand salon de l'h&ocirc;tel &eacute;tait une vaste pi&egrave;ce longue, une sorte de
+galerie, allant d'un pavillon &agrave; l'autre, occupant toute la fa&ccedil;ade du
+c&ocirc;t&eacute; du jardin. Une large porte-fen&ecirc;tre s'ouvrait sur le perron. Cette
+galerie &eacute;tait resplendissante d'or. Le plafond, l&eacute;g&egrave;rement cintr&eacute;,
+avait des enroulements capricieux courant autour de grands m&eacute;daillons
+dor&eacute;s, qui luisaient comme des boucliers.</p>
+
+<p>Des rosaces, des guirlandes &eacute;clatantes bordaient la vo&ucirc;te; des filets,
+pareils &agrave; des jets de m&eacute;tal en fusion, coulaient sur les murs, encadrant
+les panneaux, tendus de soie rouge; des tresses de roses, avec des
+gerbes &eacute;panouies au sommet, retombaient le long des glaces. Sur le
+parquet, un tapis d'Aubusson &eacute;talait ses fleurs de pourpre. Le meuble de
+damas de soie rouge, les porti&egrave;res et les rideaux de m&ecirc;me &eacute;toffe,
+l'&eacute;norme pendule rocaille de la chemin&eacute;e, les vases de Chine pos&eacute;s sur
+les consoles, les pieds des deux tables longues orn&eacute;es de mosa&iuml;ques de
+Florence, jusqu'aux jardini&egrave;res plac&eacute;es dans les embrasures des
+fen&ecirc;tres, suaient l'or, &eacute;gouttaient l'or. Aux quatre angles se
+dressaient quatre grandes lampes pos&eacute;es sur des socles de marbre rouge,
+auxquels les attachaient des cha&icirc;nes de bronze dor&eacute;, tombant avec des
+gr&acirc;ces sym&eacute;triques. Et, du plafond, descendaient trois lustres &agrave;
+pendeloques de cristal, ruisselants de gouttes de lumi&egrave;re bleues et
+roses, et dont les clart&eacute;s ardentes faisaient flamber tout l'or du
+salon.</p>
+
+<p>Les hommes se retir&egrave;rent bient&ocirc;t dans le fumoir.</p>
+
+<p>M. de Mussy vint prendre famili&egrave;rement le bras de Maxime, qu'il avait
+connu au coll&egrave;ge, bien qu'il e&ucirc;t six ans de plus que lui. Il l'entra&icirc;na
+sur la terrasse, et apr&egrave;s qu'ils eurent allum&eacute; un cigare, il se plaignit
+am&egrave;rement de Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'a-t-elle donc, dites? Je l'ai vue hier, elle &eacute;tait adorable.
+Et voil&agrave; qu'aujourd'hui elle me traite comme si tout &eacute;tait fini entre
+nous? Quel crime ai-je pu commettre? Vous seriez bien aimable, mon cher
+Maxime, de l'interroger, de lui dire combien elle me fait souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour cela, non! r&eacute;pondit Maxime en riant.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e a ses nerfs, je ne tiens pas &agrave; recevoir l'averse.</p>
+
+<p>D&eacute;brouillez-vous, faites vos affaires vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Et il ajouta, apr&egrave;s avoir lentement exhal&eacute; la fum&eacute;e de son havane:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez me faire jouer un joli r&ocirc;le, vous!</p>
+
+<p>Mais M. de Mussy parla de sa vive amiti&eacute;, et il d&eacute;clara au jeune homme
+qu'il n'attendait qu'une occasion pour lui prouver combien il lui &eacute;tait
+d&eacute;vou&eacute;. Il &eacute;tait bien malheureux, il aimait tant Ren&eacute;e!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est convenu, dit enfin Maxime, je lui dirai un mot; mais,
+vous savez, je ne promets rien; elle va m'envoyer coucher, c'est s&ucirc;r.</p>
+
+<p>Ils rentr&egrave;rent dans le fumoir, ils s'allong&egrave;rent dans de larges
+fauteuils-dormeuses. L&agrave;, pendant une grande demi-heure, M. de Mussy
+conta ses chagrins &agrave; Maxime; il lui dit pour la dixi&egrave;me fois comment il
+&eacute;tait tomb&eacute; amoureux de sa belle-m&egrave;re, comment elle avait bien voulu le
+distinguer; et Maxime, en attendant que son cigare f&ucirc;t achev&eacute;, lui
+donnait des conseils, lui expliquait Ren&eacute;e, lui indiquait de quelle
+fa&ccedil;on il devait se conduire pour la dominer.</p>
+
+<p>Saccard &eacute;tant venu s'asseoir &agrave; quelques pas des jeunes gens, M. de
+Mussy garda le silence et Maxime conclut en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, si j'&eacute;tais &agrave; votre place, j'agirais tr&egrave;s cavali&egrave;rement. Elle aime
+&ccedil;a. Le fumoir occupait, &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; du grand salon, une des pi&egrave;ces
+rondes form&eacute;es par des tourelles. Il &eacute;tait de style tr&egrave;s riche et tr&egrave;s
+sobre. Tendu d'une imitation de cuir de Cordoue, il avait des rideaux et
+des porti&egrave;res en alg&eacute;rienne, et, pour tapis, une moquette &agrave; dessins
+persans. Le meuble, recouvert de peau de chagrin couleur bois, se
+composait de poufs, de fauteuils et d'un divan circulaire qui tenait en
+partie la rondeur de la pi&egrave;ce. Le petit lustre du plafond, les ornements
+du gu&eacute;ridon, la garniture de la chemin&eacute;e &eacute;taient en bronze florentin
+vert p&acirc;le.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait gu&egrave;re rest&eacute; avec les dames que quelques jeunes gens et des
+vieillards &agrave; faces blanches et molles, ayant le tabac en horreur. Dans
+le fumoir, on riait, on plaisantait tr&egrave;s librement. M. Hupel de la Noue
+&eacute;gaya fort ces messieurs en leur racontant de nouveau l'histoire qu'il
+avait dite pendant le d&icirc;ner, mais en la compl&eacute;tant par des d&eacute;tails tout
+&agrave; fait crus. C'&eacute;tait sa sp&eacute;cialit&eacute;; il avait toujours deux versions
+d'une anecdote, l'une pour les dames, l'autre pour les hommes. Puis,
+quand Aristide Saccard entra, il fut entour&eacute; et compliment&eacute;; et comme il
+faisait mine de ne pas comprendre, M. de Saffr&eacute; lui dit, dans une phrase
+tr&egrave;s applaudie, qu'il avait bien m&eacute;rit&eacute; de la patrie en emp&ecirc;chant la
+belle Laure d'Aurigny de passer aux Anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vraiment, messieurs, vous vous trompez, balbutiait Saccard avec
+une fausse modestie.</p>
+
+<p>&mdash;Va, ne te d&eacute;fends donc pas! lui cria plaisamment Maxime. A ton &acirc;ge,
+c'est tr&egrave;s beau.</p>
+
+<p>Le jeune homme, qui venait de jeter son cigare, rentra dans le grand
+salon. Il &eacute;tait venu beaucoup de monde.</p>
+
+<p>La galerie &eacute;tait pleine d'habits noirs, debout, causant &agrave; demi-voix, et
+de jupes, &eacute;tal&eacute;es largement le long des causeuses. Des laquais
+commen&ccedil;aient &agrave; promener des plats d'argent, charg&eacute;s de glaces et de
+verres de punch.</p>
+
+<p>Maxime, qui d&eacute;sirait parler &agrave; Ren&eacute;e, traversa le grand salon dans sa
+longueur, sachant bien o&ugrave; il trouverait le c&eacute;nacle de ces dames. Il y
+avait, &agrave; l'autre extr&eacute;mit&eacute; de la galerie, faisant pendant au fumoir, une
+pi&egrave;ce ronde dont on avait fait un adorable petit salon. Ce salon, avec
+ses tentures, ses rideaux et ses porti&egrave;res de satin bouton d'or, avait
+un charme voluptueux, d'une saveur originale et exquise. Les clart&eacute;s du
+lustre, tr&egrave;s d&eacute;licatement fouill&eacute;, chantaient une symphonie en jaune
+mineur, au milieu de toutes ces &eacute;toffes couleur de soleil. C'&eacute;tait comme
+un ruissellement de rayons adoucis, un coucher d'astre s'endormant sur
+une nappe de bl&eacute;s m&ucirc;rs. A terre la lumi&egrave;re se mourait sur un tapis
+d'Aubusson sem&eacute; de feuilles s&egrave;ches. Un piano d'&eacute;b&egrave;ne marquet&eacute; d'ivoire,
+deux petits meubles dont les glaces laissaient voir un monde de
+bibelots, une table Louis XVI, une console jardini&egrave;re surmont&eacute;e d'une
+&eacute;norme gerbe de fleurs suffisaient &agrave; meubler la pi&egrave;ce. Les causeuses,
+les fauteuils, les poufs &eacute;taient recouverts de satin bouton d'or
+capitonn&eacute;, coup&eacute; par de larges bandes de satin noir bord&eacute; de tulipes
+voyantes. Et il y avait encore des si&egrave;ges bas, des si&egrave;ges volants,
+toutes les vari&eacute;t&eacute;s &eacute;l&eacute;gantes et bizarres du tabouret. On ne voyait pas
+le bois de ces meubles; le satin, le capiton couvraient tout. Les
+dossiers se renversaient avec des rondeurs moelleuses de traversins.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient comme des lits discrets o&ugrave; l'on pouvait dormir et aimer dans
+le duvet, au milieu de la sensuelle symphonie en jaune mineur.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e aimait ce petit salon, dont une des portes-fen&ecirc;tres s'ouvrait sur
+la magnifique serre chaude scell&eacute;e au flanc de l'h&ocirc;tel. Dans la journ&eacute;e,
+elle y passait ses heures d'oisivet&eacute;. Les tentures jaunes, au lieu
+d'&eacute;teindre sa chevelure p&acirc;le, la doraient de flammes &eacute;tranges; sa t&ecirc;te
+se d&eacute;tachait au milieu d'une lueur d'aurore, toute rose et blanche,
+comme celle d'une Diane blonde s'&eacute;veillant dans la lumi&egrave;re du matin; et
+c'&eacute;tait pourquoi, sans doute, elle aimait cette pi&egrave;ce qui mettait sa
+beaut&eacute; en relief.</p>
+
+<p>A cette heure, elle &eacute;tait l&agrave; avec ses intimes. Sa s&oelig;ur et sa tante
+venaient de partir. Il n'y avait plus, dans le c&eacute;nacle, que des t&ecirc;tes
+folles. Renvers&eacute;e &agrave; demi au fond d'une causeuse, Ren&eacute;e &eacute;coutait les
+confidences de son amie Adeline, qui lui parlait &agrave; l'oreille, avec des
+mines de chatte et des rires brusques. Suzanne Haffner &eacute;tait fort
+entour&eacute;e; elle tenait t&ecirc;te &agrave; un groupe de jeunes gens qui la serraient
+de tr&egrave;s pr&egrave;s, sans qu'elle perd&icirc;t sa langueur d'Allemande, son
+effronterie provocante, nue et froide comme ses &eacute;paules. Dans un coin,
+madame Sidonie endoctrinait &agrave; voix basse une jeune femme aux cils de
+vierge. Plus loin, Louise, debout, causait avec un grand gar&ccedil;on timide,
+qui rougissait; tandis que le baron Gouraud, en pleine clart&eacute;,
+sommeillait dans son fauteuil, &eacute;talant ses chairs molles, sa carrure
+d'&eacute;l&eacute;phant bl&ecirc;me, au milieu des gr&acirc;ces fr&ecirc;les et de la soyeuse
+d&eacute;licatesse des dames. Et, dans la pi&egrave;ce, sur les jupes de satin aux
+plis durs et vernis comme de la porcelaine, sur les &eacute;paules dont les
+blancheurs laiteuses s'&eacute;toilaient de diamants, une lumi&egrave;re de f&eacute;erie
+tombait en poussi&egrave;re d'or. Une voix fluette, un rire pareil &agrave; un
+roucoulement, sonnaient avec des limpidit&eacute;s de cristal. Il faisait tr&egrave;s
+chaud. Des &eacute;ventails battaient lentement, comme des ailes, jetant &agrave;
+chaque souffle, dans l'air alangui, les parfums musqu&eacute;s des corsages.</p>
+
+<p>Quand Maxime parut sur le seuil de la porte, Ren&eacute;e, qui &eacute;coutait la
+marquise d'une oreille distraite, se leva vivement, feignit d'avoir &agrave;
+remplir son r&ocirc;le de ma&icirc;tresse de maison. Elle passa dans le grand salon,
+o&ugrave; le jeune homme la suivit. L&agrave;, elle fit quelques pas, souriante,
+donnant des poign&eacute;es de main; puis, attirant Maxime &agrave; l'&eacute;cart:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! dit-elle &agrave; demi-voix, d'un air ironique, la corv&eacute;e est douce, ce
+n'est plus si b&ecirc;te de faire sa cour.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas, r&eacute;pondit le jeune homme, qui allait plaider la
+cause de M. de Mussy.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble que j'ai bien fait de ne pas te d&eacute;livrer de Louise.
+Vous allez vite, tous les deux.</p>
+
+<p>Et elle ajouta, avec une sorte de d&eacute;pit:</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait ind&eacute;cent, &agrave; table.</p>
+
+<p>Maxime se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, nous nous sommes cont&eacute; des histoires.</p>
+
+<p>Je l'ignorais, cette fillette. Elle est dr&ocirc;le. Elle a l'air d'un gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>Et, comme Ren&eacute;e continuait &agrave; faire la grimace irrit&eacute;e d'une prude, le
+jeune homme, qui ne lui connaissait pas de telles indignations, reprit
+avec sa familiarit&eacute; souriante:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu crois, belle-maman, que je lui ai pinc&eacute; les genoux sous
+la table? Que diable, on sait se conduire avec ma fianc&eacute;e! J'ai quelque
+chose de plus grave &agrave; te dire. &Eacute;coute-moi.... Tu m'&eacute;coutes, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>Il baissa encore la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;... M. de Mussy est tr&egrave;s malheureux, il vient de me le dire. Moi,
+tu comprends, ce n'est pas mon r&ocirc;le de vous raccommoder, s'il y a de la
+brouille. Mais, tu sais, je l'ai connu au coll&egrave;ge, et comme il avait
+l'air vraiment d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, je lui ai promis de te dire un mot....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta. Ren&eacute;e le regardait d'un air ind&eacute;finissable.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne r&eacute;ponds pas?... continua-t-il. C'est &eacute;gal, ma commission est
+faite, arrangez-vous comme vous voudrez.... Mais, vrai, je te prouve
+cruelle. Ce pauvre gar&ccedil;on m'a fait de la peine. A ta place, je lui
+enverrais au moins une bonne parole.</p>
+
+<p>Alors, Ren&eacute;e qui n'avait pas cess&eacute; de regarder Maxime de ses yeux fixes,
+o&ugrave; br&ucirc;lait une flamme vive, r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Va dire &agrave; M. de Mussy qu'il m'emb&ecirc;te.</p>
+
+<p>Et elle se remit &agrave; marcher doucement au milieu des groupes, souriant,
+saluant, donnant des poign&eacute;es de main. Maxime resta plant&eacute;, d'un air
+surpris; puis il eut un rire silencieux.</p>
+
+<p>Peu d&eacute;sireux de remplir sa commission aupr&egrave;s de M. de Mussy, il fit le
+tour du grand salon. La soir&eacute;e tirait &agrave; sa fin, merveilleuse et banale
+comme toutes les soir&eacute;es.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait pr&egrave;s de minuit, le monde s'en allait peu &agrave; peu.</p>
+
+<p>Ne voulant pas rentrer se coucher sur une impression d'ennui, il se
+d&eacute;cida &agrave; chercher Louise. Il passait devant la porte de sortie,
+lorsqu'il vit, dans le vestibule, la jolie Mme Michelin, que son mari
+enveloppait d&eacute;licatement dans une sortie de bal bleu et rose:</p>
+
+<p>&mdash;Il a &eacute;t&eacute; charmant, charmant, disait la jeune femme.</p>
+
+<p>Pendant tout le d&icirc;ner, nous avons caus&eacute; de toi. Il parlera au ministre;
+seulement, ce n'est pas lui que &ccedil;a regarde....</p>
+
+<p>Et, comme &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'eux, un laquais emmaillotait le baron Gouraud dans
+une grande pelisse fourr&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce gros p&egrave;re-l&agrave; qui enl&egrave;verait l'affaire! ajouta-t-elle &agrave;
+l'oreille de son mari, tandis qu'il lui nouait sous le menton le cordon
+du capuchon. Il fait ce qu'il veut au minist&egrave;re. Demain, chez les
+Mareuil, il faudra t&acirc;cher....</p>
+
+<p>M. Michelin souriait. Il emmena sa femme avec pr&eacute;caution, comme s'il e&ucirc;t
+tenu au bras un objet fragile et pr&eacute;cieux. Maxime, apr&egrave;s s'&ecirc;tre assur&eacute;
+d'un coup d'&oelig;il que Louise n'&eacute;tait pas dans le vestibule, alla droit au
+petit salon. En effet, elle s'y trouvait encore, presque seule,
+attendant son p&egrave;re, qui avait d&ucirc; passer la soir&eacute;e dans le fumoir, avec
+les hommes politiques. Ces dames, la marquise, madame Haffner, &eacute;taient
+parties. Il ne restait plus que madame Sidonie, disant combien elle
+aimait les b&ecirc;tes &agrave; quelques femmes de fonctionnaires.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave; mon petit mari, s'&eacute;cria Louise.</p>
+
+<p>Asseyez-vous l&agrave; et dites-moi dans quel fauteuil mon p&egrave;re a pu
+s'endormir. Il se sera d&eacute;j&agrave; cru &agrave; la Chambre.</p>
+
+<p>Maxime lui r&eacute;pondit sur le m&ecirc;me ton, et les jeunes gens retrouv&egrave;rent
+leurs grands &eacute;clats de rire du d&icirc;ner. Assis &agrave; ses pieds, sur un si&egrave;ge
+tr&egrave;s bas, il finit par lui prendre les mains, par jouer avec elle, comme
+avec un camarade. Et, en v&eacute;rit&eacute;, dans sa robe de foulard blanc &agrave; pois
+rouges, avec son corsage montant, sa poitrine plate, sa petite t&ecirc;te
+laide et fut&eacute;e de gamin, elle ressemblait &agrave; un gar&ccedil;on d&eacute;guis&eacute; en fille.
+Mais, par instants, ses bras gr&ecirc;les, sa taille d&eacute;vi&eacute;e avaient des poses
+abandonn&eacute;es, et des ardeurs passaient au fond de ses yeux pleins encore
+de pu&eacute;rilit&eacute;, sans qu'elle roug&icirc;t le moins du monde des jeux de Maxime.
+Et tous deux de rire, se croyant seuls, sans m&ecirc;me apercevoir Ren&eacute;e,
+debout au milieu de la serre, &agrave; demi cach&eacute;e, qui les regardait de loin.</p>
+
+<p>Depuis un instant, la vue de Maxime et de Louise, comme elle traversait
+une all&eacute;e, avait brusquement arr&ecirc;t&eacute; la jeune femme derri&egrave;re un arbuste.
+Autour d'elle, la serre chaude, pareille &agrave; une nef d'&eacute;glise, et dont de
+minces colonnettes de fer montaient d'un jet soutenir le vitrail cintr&eacute;,
+&eacute;talait ses v&eacute;g&eacute;tations grasses, ses nappes de feuilles puissantes, ses
+fus&eacute;es &eacute;panouies de verdure.</p>
+
+<p>Au milieu, dans un bassin ovale, au ras du sol, vivait, de la vie
+myst&eacute;rieuse et glauque des plantes d'eau, toute la flore aquatique des
+pays du soleil. Des Cydanthus, dressant leurs panaches verts,
+entouraient, d'une ceinture monumentale, le jet d'eau, qui ressemblait
+au chapiteau tronqu&eacute; de quelque colonne cyclop&eacute;enne. Puis, aux deux
+bouts, de grands Torn&eacute;lia &eacute;levaient leurs broussailles &eacute;tranges
+au-dessus du bassin, leurs bois secs, d&eacute;nud&eacute;s, tordus comme des serpents
+malades, et laissant tomber des racines a&eacute;riennes, semblables &agrave; des
+filets de p&ecirc;cheur pendus au grand air. Pr&egrave;s du bord, un Pandanus de Java
+&eacute;panouissait sa gerbe de feuilles verd&acirc;tres, stri&eacute;es de blanc, minces
+comme des &eacute;p&eacute;es, &eacute;pineuses et dentel&eacute;es comme des poignards malais. Et,
+&agrave; fleur d'eau, dans la ti&eacute;deur de la nappe dormante doucement chauff&eacute;e,
+des Nymph&eacute;a ouvraient leurs &eacute;toiles roses, tandis que des Euryales
+laissaient tra&icirc;ner leurs feuilles rondes, leurs feuilles l&eacute;preuses,
+nageant &agrave; plat comme des dos de crapauds monstrueux couverts de
+pustules.</p>
+
+<p>Pour gazon, une large bande de S&eacute;laginelle entourait le bassin. Cette
+foug&egrave;re naine formait un &eacute;pais tapis de mousse, d'un vert tendre. Et,
+au-del&agrave; de la grande all&eacute;e circulaire, quatre &eacute;normes massifs allaient
+d'un &eacute;lan vigoureux jusqu'au cintre: les Palmiers, l&eacute;g&egrave;rement pench&eacute;s
+dans leur gr&acirc;ce, &eacute;panouissaient leurs &eacute;ventails, &eacute;talaient leurs t&ecirc;tes
+arrondies, laissaient pendre leurs palmes, comme des avirons lass&eacute;s par
+leur &eacute;ternel voyage dans le bleu de l'air, les grands Bambous de l'Inde
+montaient droits, fr&ecirc;les et durs, faisant tomber de haut leur pluie
+l&eacute;g&egrave;re de feuilles; un Ravenala, l'arbre du voyageur, dressait son
+bouquet d'immenses &eacute;crans chinois; et, dans un coin, un Bananier, charg&eacute;
+de ses fruits, allongeait de toutes parts ses longues feuilles
+horizontales, o&ugrave; deux amants pourraient se coucher &agrave; l'aise en se
+serrant l'un contre l'autre. Aux angles, il y avait des Euphorbes
+d'Abyssinie, ces cierges &eacute;pineux, contrefaits, pleins de bosses
+honteuses, suant le poison. Et, sous les arbres, pour couvrir le sol,
+des foug&egrave;res basses, les Adiantum, les Pt&eacute;rides mettaient leurs
+dentelles d&eacute;licates, leurs fines d&eacute;coupures. Les Alsophila, d'esp&egrave;ce
+plus haute, &eacute;tageaient leurs rangs de rameaux sym&eacute;triques,
+sexangulaires, si r&eacute;guliers, qu'on aurait dit de grandes pi&egrave;ces de
+fa&iuml;ence destin&eacute;es &agrave; contenir les fruits de quelque dessert gigantesque.
+Puis, une bordure de B&eacute;gonia et de Caladium entourait les massifs; les
+B&eacute;gonia, &agrave; feuilles torses, tach&eacute;es superbement de vert et de rouge; les
+Caladium, dont les feuilles en fer de lance, blanches et &agrave; nervures
+vertes, ressemblent &agrave; de larges ailes de papillon; plantes bizarres dont
+le feuillage vit &eacute;trangement, avec un &eacute;clat sombre ou p&acirc;lissant de
+fleurs malsaines.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re les massifs, une seconde all&eacute;e, plus &eacute;troite, faisait le tour
+de la serre. L&agrave;, sur des gradins, cachant &agrave; demi les tuyaux de
+chauffage, fleurissaient les Maranta, douces au toucher comme du
+velours, les Gloxinia, aux cloches violettes, les Dracena, semblables &agrave;
+des lames de vieille laque vernie.</p>
+
+<p>Mais un des charmes de ce jardin d'hiver &eacute;tait aux quatre coins, des
+antres de verdure, des berceaux profonds, que recouvraient d'&eacute;pais
+rideaux de lianes. Des bouts de for&ecirc;t vierge avaient b&acirc;ti, en ces
+endroits, leurs murs de feuilles, leurs fouillis imp&eacute;n&eacute;trables de tiges,
+de jets souples, s'accrochant aux branches, franchissant le vide d'un
+vol hardi, retombant de la vo&ucirc;te comme des glands de tentures riches. Un
+pied de Vanille, dont les grosses gousses m&ucirc;res exhalaient des senteurs
+p&eacute;n&eacute;trantes, courait sur la rondeur d'un portique garni de mousse; les
+Coques du Levant tapissaient les colonnettes de leurs feuilles rondes;
+les Bauhinia, aux grappes rouges, les Quisqualus, dont les fleurs
+pendaient comme des colliers de verroterie, filaient, se coulaient, se
+nouaient, ainsi que des couleuvres minces, jouant et s'allongeant sans
+fin dans le noir des verdures.</p>
+
+<p>Et, sous les arceaux, entre les massifs, &ccedil;&agrave; et l&agrave;, des cha&icirc;nettes de fer
+soutenaient des corbeilles, dans lesquelles s'&eacute;talaient des Orchid&eacute;es,
+les plantes bizarres du plein ciel, qui poussent de toutes parts leurs
+rejets trapus, noueux et d&eacute;jet&eacute;s comme des membres infirmes. Il y avait
+les Sabots de V&eacute;nus, dont la fleur ressemble &agrave; une pantoufle
+merveilleuse, garnie au talon d'ailes de libellules; les Alrid&egrave;s, si
+tendrement parfum&eacute;es; les Stanhop&eacute;a, aux fleurs p&acirc;les, tigr&eacute;es, qui
+soufflent au loin, comme des gorges am&egrave;res de convalescent, une haleine
+&acirc;cre et forte.</p>
+
+<p>Mais ce qui, de tous les d&eacute;tours des all&eacute;es, frappait les regards,
+c'&eacute;tait un grand Hibiscus de la Chine, dont l'immense nappe de verdure
+et de fleurs couvrait tout le flanc de l'h&ocirc;tel, auquel la serre &eacute;tait
+scell&eacute;e. Les larges fleurs pourpres de cette mauve gigantesque, sans
+cesse renaissantes, ne vivent que quelques heures. On e&ucirc;t dit des
+bouches sensuelles de femmes qui s'ouvraient, les l&egrave;vres rouges, molles
+et humides, de quelque Messaline g&eacute;ante, que des baisers meurtrissaient,
+et qui toujours renaissaient avec leur sourire avide et saignant.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, tr&egrave;s du bassin, frissonnait au milieu de ces floraisons superbes.
+Derri&egrave;re elle, un grand sphinx de marbre noir, accroupi sur un bloc de
+granit, la t&ecirc;te tourn&eacute;e vers l'aquarium, avait un sourire de chat
+discret et cruel; et c'&eacute;tait comme l'Idole sombre, aux cuisses
+luisantes, de cette terre de feu. A cette heure, des globes de verre
+d&eacute;poli &eacute;clairaient les feuillages de nappes laiteuses. Des statues, des
+t&ecirc;tes de femme dont le cou se renversait, gonfl&eacute; de rires,
+blanchissaient au fond des massifs, avec des taches d'ombres qui
+tordaient leurs rires fous. Dans l'eau &eacute;paisse et dormante du bassin,
+d'&eacute;tranges rayons se jouaient, &eacute;clairant des formes vagues, des masses
+glauques, pareilles &agrave; des &eacute;bauches de monstres. Sur les feuilles lisses
+du Ravenala, sur les &eacute;ventails vernis des Lataniers, un flot de lueurs
+blanches coul&acirc;t; tandis que, de la dentelle des Foug&egrave;res, tombaient en
+pluie fine des gouttes de clart&eacute;. En haut, brillaient des reflets de
+vitre, entre les t&ecirc;tes sombres des hauts Palmiers. Puis, tout autour, du
+noir s'entass&acirc;t; les berceaux, avec leurs draperies de lianes, se
+noyaient dans les t&eacute;n&egrave;bres, ainsi que des nids de reptiles endormis.</p>
+
+<p>Et, sous la lumi&egrave;re vive, Ren&eacute;e songeait, en regardant de loin Louise et
+Maxime. Ce n'&eacute;tait plus la r&ecirc;verie flottante, la grise tentation du
+cr&eacute;puscule, dans les all&eacute;es fra&icirc;ches du Bois. Ses pens&eacute;es n'&eacute;taient plus
+berc&eacute;es et endormies par le trot des chevaux, le long des gazons
+mondains, des taillis o&ugrave; les familles bourgeoises d&icirc;nent le dimanche.
+Maintenant un d&eacute;sir net, aigu, l'emplissait.</p>
+
+<p>Un amour immense, un besoin de volupt&eacute;, flottait dans cette nef close,
+o&ugrave; bouillait la s&egrave;ve ardente des tropiques.</p>
+
+<p>La jeune femme &eacute;tait prise dans ces noces puissantes de la terre, qui
+engendraient autour d'elle ces verdures noires, ces tiges colossales; et
+les couches &acirc;cres de cette mer de feu, cet &eacute;panouissement de for&ecirc;t, ce
+tas de v&eacute;g&eacute;tations toutes br&ucirc;lantes des entrailles qui les
+nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, charg&eacute;s d'ivresse.
+A ses pieds, le bassin, la masse d'eau chaude, &eacute;paissie par les sucs des
+racines flottantes, fumait, mettait &agrave; ses &eacute;paules un manteau de vapeurs
+lourdes, une bu&eacute;e qui lui chauffait la peau, comme l'attouchement d'une
+main moite de volupt&eacute;. Sur sa t&ecirc;te, elle sentait le jet des Palmiers,
+les hauts feuillages secouant leur ar&ocirc;me. Et, plus que l'&eacute;touffement
+chaud de l'air, plus que les clart&eacute;s vives, plus que les fleurs larges,
+&eacute;clatantes, pareilles &agrave; des visages riant ou grima&ccedil;ant entre les
+feuilles, c'&eacute;taient surtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum
+ind&eacute;finissable, fort, excitant, tra&icirc;nait, fait de mille parfums: sueurs
+humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures; et des souffles
+doux et fades jusqu'&agrave; l'&eacute;vanouissement, &eacute;taient coup&eacute;s par des souffles
+pestilentiels, rudes, charg&eacute;s de poisons. Mais, dans cette musique
+&eacute;trange des odeurs, la phrase m&eacute;lodique qui revenait toujours, dominant,
+&eacute;touffant les tendresses de la Vanille et les acuit&eacute;s des Orchid&eacute;es,
+c'&eacute;tait cette odeur humaine, p&eacute;n&eacute;trante, sensuelle, cette odeur d'amour
+qui s'&eacute;chappe le matin de la chambre close de deux jeunes &eacute;poux.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, lentement, s'&eacute;tait adoss&eacute;e au socle de granit.</p>
+
+<p>Dans sa robe de satin vert, la gorge et la t&ecirc;te rougissantes, mouill&eacute;es
+des gouttes claires de ses diamants, elle ressemblait &agrave; une grande
+fleur, rose et verte, &agrave; un des Nymph&eacute;a du bassin, p&acirc;m&eacute; par la chaleur. A
+cette heure de vision nette, toutes ses bonnes r&eacute;solutions
+s'&eacute;vanouissaient &agrave; jamais, l'ivresse du d&icirc;ner remontait &agrave; sa t&ecirc;te,
+imp&eacute;rieuse, victorieuse, doubl&eacute;e par les flammes de la serre. Elle ne
+songeait plus aux fra&icirc;cheurs de la nuit qui l'avaient calm&eacute;e, &agrave; ces
+ombres murmurantes du parc, dont les voix lui avaient conseill&eacute; la paix
+heureuse. Ses sens de femme ardente, ses caprices de femme blas&eacute;e
+s'&eacute;veillaient. Et, au-dessus d'elle, le grand Sphinx de marbre noir
+riait d'un rire myst&eacute;rieux, comme s'il avait lu le d&eacute;sir enfin formul&eacute;
+qui galvanisait ce c&oelig;ur mort, le d&eacute;sir longtemps fuyant, &laquo;l'autre
+chose&raquo; vainement cherch&eacute;e par Ren&eacute;e dans le bercement de sa cal&egrave;che,
+dans la cendre fine de la nuit tombante, et que venait brusquement de
+lui r&eacute;v&eacute;ler sous la clart&eacute; crue, au milieu de ce jardin de feu, la vue
+de Louise et de Maxime, riant et jouant, les mains dans les mains.</p>
+
+<p>A ce moment, un bruit de voix sortit d'un berceau voisin, dans lequel
+Aristide Saccard avait conduit les sieurs Mignon et Charrier.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vrai, monsieur Saccard, disait la voix grasse de celui-ci, nous
+ne pouvons vous racheter cela &agrave; plus de deux cents francs le m&egrave;tre.</p>
+
+<p>Et la voix aigre de Saccard se r&eacute;criait:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dans ma part, vous m'avez compt&eacute; le m&egrave;tre de terrain &agrave; deux cent
+cinquante francs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! &eacute;coutez, nous mettrons deux cent vingt cinq francs.</p>
+
+<p>Et les voix continu&egrave;rent, brutales, sonnant &eacute;trangement sous les palmes
+tombantes des massifs. Mais elles travers&egrave;rent comme un vain bruit le
+r&ecirc;ve de Ren&eacute;e, devant laquelle se dressait, avec l'appel du vertige, une
+jouissance inconnue, chaude de crime, plus &acirc;pre que toutes celles
+qu'elle avait d&eacute;j&agrave; &eacute;puis&eacute;es, la derni&egrave;re qu'elle e&ucirc;t encore &agrave; boire.
+Elle n'&eacute;tait plus lasse.</p>
+
+<p>L'arbuste derri&egrave;re lequel elle se cachait &agrave; demi, &eacute;tait une plante
+maudite, un Tanghin de Madagascar, aux larges feuilles de buis, aux
+tiges blanch&acirc;tres, dont les moindres nervures distillent un fait
+empoisonn&eacute;. Et, &agrave; un moment, comme Louise et Maxime riaient plus haut,
+dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petit salon, Ren&eacute;e,
+l'esprit perdu, la bouche s&egrave;che et irrit&eacute;e, prit entre ses l&egrave;vres un
+rameau de Tanghin, qui lui venait &agrave; la hauteur des dents, et mordit une
+des feuilles am&egrave;res.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+
+<p>Aristide Rougon s'abattit sur Paris, au lendemain du D&eacute;cembre, avec ce
+flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille.
+Il arrivait de Plassans, une sous-pr&eacute;fecture du Midi, o&ugrave; son p&egrave;re venait
+enfin de p&eacute;cher dans l'eau trouble des &eacute;v&eacute;nements une recette
+particuli&egrave;re longtemps convoit&eacute;e. Lui, jeune encore, apr&egrave;s s'&ecirc;tre
+compromis comme un sot, sans gloire ni profit, avait d&ucirc; s'estimer
+heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre. Il accourait, enrageant
+d'avoir fait fausse route, maudissant la province, parlant de Paris avec
+des app&eacute;tits de loup, jurant &laquo;qu'il ne serait plus si b&ecirc;te&raquo;; et le
+sourire aigu dont il accompagnait ces mots prenait une terrible
+signification sur ses l&egrave;vres minces.</p>
+
+<p>Il arriva dans les premiers jours de 18.... Il amenait avec lui sa
+femme Ang&egrave;le, une personne blonde et fade, qu'il installa dans un &eacute;troit
+logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble g&ecirc;nant dont il avait
+h&acirc;te de se d&eacute;barrasser. La jeune femme n'avait pas voulu se s&eacute;parer de
+sa fille, la petite Clotilde, une enfant de quatre ans, que le p&egrave;re
+aurait volontiers laiss&eacute;e &agrave; la charge de sa famille. Mais il ne s'&eacute;tait
+r&eacute;sign&eacute; au d&eacute;sir d'Ang&egrave;le qu'&agrave; la condition d'oublier au coll&egrave;ge de
+Plassans leur fils Maxime, un galopin de onze ans, sur lequel sa
+grand-m&egrave;re avait promis de veiller. Aristide voulait avoir les mains
+libres; une femme et un enfant lui semblaient d&eacute;j&agrave; un poids &eacute;crasant
+pour un homme d&eacute;cid&eacute; &agrave; franchir tous les foss&eacute;s, quitte &agrave; se casser les
+reins ou &agrave; rouler dans la boue.</p>
+
+<p>Le soir m&ecirc;me de son arriv&eacute;e, pendant qu'Ang&egrave;le d&eacute;faisait les malles, il
+&eacute;prouva l'&acirc;pre besoin de courir Paris, de battre de ses gros souliers
+de provincial ce pav&eacute; br&ucirc;lant d'o&ugrave; il comptait faire jaillir des
+millions. Ce fut une vraie prise de possession. Il marcha pour marcher,
+allant le long des trottoirs, comme en pays conquis. Il avait la vision
+tr&egrave;s nette de la bataille qu'il venait livrer, et il ne lui r&eacute;pugnait
+pas de se comparer &agrave; un habile crocheteur de serrures qui, par ruse ou
+par violence, va prendre sa part de la richesse commune qu'on lui a
+m&eacute;chamment refus&eacute;e jusque-l&agrave;. S'il avait &eacute;prouv&eacute; le besoin d'une excuse,
+il aurait invoqu&eacute; ses d&eacute;sirs &eacute;touff&eacute;s pendant dix ans, sa mis&eacute;rable vie
+de province, ses fautes surtout, dont il rendait la soci&eacute;t&eacute; enti&egrave;re
+responsable.</p>
+
+<p>Mais &agrave; cette heure, dans cette &eacute;motion du joueur qui met enfin ses mains
+ardentes sur le tapis vert, il &eacute;tait tout &agrave; la joie, une joie &agrave; lui, o&ugrave;
+il y avait des satisfactions d'envieux et des esp&eacute;rances de fripon
+impuni. L'air de Paris le grisait, il croyait entendre, dans le
+roulement des voitures, les voix de Macbeth, qui lui criaient: &laquo;Tu seras
+riche!&raquo; Pendant pr&egrave;s de deux heures, il alla ainsi de rue en rue,
+go&ucirc;tant les volupt&eacute;s d'un homme qui se prom&egrave;ne dans son vice. Il n'&eacute;tait
+pas revenu &agrave; Paris depuis l'heureuse ann&eacute;e qu'il y avait pass&eacute;e comme
+&eacute;tudiant. La nuit tombait; son r&ecirc;ve grandissait dans les clart&eacute;s vives
+que les caf&eacute;s et les magasins jetaient sur les trottoirs; il se perdit.</p>
+
+<p>Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu du faubourg
+Saint-Honor&eacute;. Un de ses fr&egrave;res, Eug&egrave;ne Rougon, habitait une rue voisine,
+la rue de Penthi&egrave;vre.</p>
+
+<p>Aristide, en venant &agrave; Paris, avait surtout compt&eacute; sur Eug&egrave;ne qui, apr&egrave;s
+avoir &eacute;t&eacute; un des agents les plus actifs du coup d'&Eacute;tat, &eacute;tait &agrave; cette
+heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un
+grand homme politique. Mais, par une superstition de joueur il ne
+voulut pas aller frapper ce soir-l&agrave; &agrave; la porte de son fr&egrave;re. Il regagna
+lentement la rue Saint-Jacques, songeant &agrave; Eug&egrave;ne avec une envie sourde,
+regardant ses pauvres v&ecirc;tements encore couverts de la poussi&egrave;re du
+voyage, et cherchant &agrave; se consoler en reprenant son r&ecirc;ve de richesse. Ce
+r&ecirc;ve lui-m&ecirc;me &eacute;tait devenu amer. Parti par un besoin d'expansion, mis en
+joie par l'activit&eacute; boutiqui&egrave;re de Paris, il rentra, irrit&eacute; du bonheur
+qui lui semblait courir les rues, rendu plus f&eacute;roce, s'imaginant des
+luttes acharn&eacute;es, dans lesquelles il aurait plaisir &agrave; battre et &agrave; duper
+cette foule qui l'avait coudoy&eacute; sur les trottoirs.</p>
+
+<p>Jamais il n'avait ressenti des app&eacute;tits aussi larges, des ardeurs aussi
+imm&eacute;diates de jouissance.</p>
+
+<p>Le lendemain, au jour, il &eacute;tait chez son fr&egrave;re. Eug&egrave;ne habitait deux
+grandes pi&egrave;ces froides, &agrave; peine meubl&eacute;es, qui glac&egrave;rent Aristide. Il
+s'attendait &agrave; trouver son fr&egrave;re vautr&eacute; en plein luxe. Ce dernier
+travaillait devant une petite table noire. Il se contenta de lui dire,
+de sa voix lente, avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, je t'attendais. Aristide fut tr&egrave;s aigre. Il accusa
+Eug&egrave;ne de l'avoir laiss&eacute; v&eacute;g&eacute;ter, de ne pas m&ecirc;me lui avoir fait l'aum&ocirc;ne
+d'un bon conseil, pendant qu'il pataugeait en province.</p>
+
+<p>Il ne devait jamais se pardonner d'&ecirc;tre rest&eacute; r&eacute;publicain jusqu'au
+D&eacute;cembre; c'&eacute;tait sa plaie vive, son &eacute;ternelle confusion. Eug&egrave;ne avait
+tranquillement repris sa plume.</p>
+
+<p>Quand il eut fini:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! dit-il, toutes les fautes se r&eacute;parent. Tu es plein d'avenir.</p>
+
+<p>Il pronon&ccedil;a ces mots d'une voix si nette, avec un regard si p&eacute;n&eacute;trant,
+qu'Aristide baissa la t&ecirc;te, sentant que son fr&egrave;re descendait au plus
+profond de son &ecirc;tre.</p>
+
+<p>Celui-ci continua avec une brutalit&eacute; amicale:</p>
+
+<p>&mdash;Tu viens pour que je te place, n'est-ce pas? J'ai d&eacute;j&agrave; song&eacute; &agrave; toi,
+mais je n'ai encore rien trouv&eacute;. Tu comprends, je ne puis te mettre
+n'importe o&ugrave;. Il te faut un emploi o&ugrave; tu fasses ton affaire sans danger
+pour toi ni pour moi.... Ne te r&eacute;crie pas, nous sommes seuls, nous
+pouvons nous dire certaines choses....</p>
+
+<p>Aristide prit le parti de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je sais que tu es intelligent, poursuivit Eug&egrave;ne, et que tu ne
+commettrais plus une sottise improductive.... D&egrave;s qu'une bonne occasion
+se pr&eacute;sentera, je te caserai. Si d'ici l&agrave; tu avais besoin d'une pi&egrave;ce de
+vingt francs, viens me la demander.</p>
+
+<p>Ils caus&egrave;rent un instant de l'insurrection du Midi, dans laquelle leur
+p&egrave;re avait gagn&eacute; sa recette particuli&egrave;re. Eug&egrave;ne s'habillait tout en
+causant. Dans la rue, au moment de le quitter, il retint son fr&egrave;re un
+instant encore, il lui dit &agrave; voix plus basse:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'obligeras en ne battant pas le pav&eacute; et en attendant
+tranquillement chez toi l'emploi que je te promets.... Il me serait
+d&eacute;sagr&eacute;able de voir mon fr&egrave;re faire antichambre.</p>
+
+<p>Aristide avait du respect pour Eug&egrave;ne, qui lui semblait un gaillard hors
+ligne. Il ne lui pardonna pas ses d&eacute;fiances, ni sa franchise un peu
+rude; mais il alla docilement s'enfermer rue Saint-Jacques. Il &eacute;tait
+venu avec cinq cents francs que lui avait pr&ecirc;t&eacute;s le p&egrave;re de sa femme.</p>
+
+<p>Les frais du voyage pay&eacute;s, il fit durer un mois les trois cents francs
+qui lui restaient. Ang&egrave;le &eacute;tait une grosse mangeuse; elle crut, en
+outre, devoir rafra&icirc;chir sa toilette de gala par une garniture de rubans
+mauves. Ce mois d'attente parut interminable &agrave; Aristide. L'impatience le
+br&ucirc;lait. Lorsqu'il se mettait &agrave; la fen&ecirc;tre, et qu'il sentait sous lui le
+labeur g&eacute;ant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeter d'un
+bond dans la fournaise, pour y p&eacute;trir l'or de ses mains fi&eacute;vreuses,
+comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encore vagues qui
+montaient de la grande cit&eacute;, ces souffles de l'empire naissant, o&ugrave;
+tra&icirc;naient d&eacute;j&agrave; des odeurs d'alc&ocirc;ves et de tripots financiers, des
+chaleurs de jouissances. Les fumets l&eacute;gers qui lui arrivaient lui
+disaient qu'il &eacute;tait sur la bonne piste, que le gibier courait devant
+lui, que la grande chasse imp&eacute;riale, la chasse aux aventures, aux
+femmes, aux millions, commen&ccedil;ait enfin. Ses narines battaient, son
+instinct de b&ecirc;te affam&eacute;e saisissait merveilleusement au passage les
+moindres indices de la cur&eacute;e chaude dont la ville allait &ecirc;tre le
+th&eacute;&acirc;tre.</p>
+
+<p>Deux fois, il alla chez son fr&egrave;re, pour activer ses d&eacute;marches. Eug&egrave;ne
+l'accueillit avec brusquerie, lui r&eacute;p&eacute;tant qu'il ne l'oubliait pas, mais
+qu'il fallait attendre. Il re&ccedil;ut enfin une lettre qui le priait de
+passer rue de Penthi&egrave;vre. Il y alla, le c&oelig;ur battant &agrave; grands coups,
+comme &agrave; un rendez-vous d'amour. Il trouva Eug&egrave;ne devant son &eacute;ternelle
+petite table noire, dans la grande pi&egrave;ce glac&eacute;e qui lui servait de
+bureau. D&egrave;s qu'il l'aper&ccedil;ut, l'avocat lui tendit un papier, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, j'ai re&ccedil;u ton affaire hier. Tu es nomm&eacute; commissaire adjoint &agrave;
+l'H&ocirc;tel de Ville. Tu auras deux mille quatre cents francs
+d'appointements.</p>
+
+<p>Aristide &eacute;tait rest&eacute; debout. Il bl&ecirc;mit et ne prit pas le papier, croyant
+que son fr&egrave;re se moquait de lui. Il avait esp&eacute;r&eacute; au moins une place de
+six mille francs. Eug&egrave;ne, devinant ce qui se passait en lui, tourna sa
+chaise, et, se croisant les bras:</p>
+
+<p>&mdash;Serais-tu un sot? demanda-t-il avec quelque col&egrave;re.... Tu fais des
+r&ecirc;ves de fille, n'est-ce pas? Tu voudrais habiter un bel appartement,
+avoir des domestiques, bien manger, dormir dans la soie, te satisfaire
+tout de suite aux bras de la premi&egrave;re venue, dans un boudoir meubl&eacute; en
+deux heures.... Toi et tes pareils, si nous vous laissions faire, vous
+videriez les coffres avant m&ecirc;me qu'ils fussent pleins. Eh! bon Dieu! aie
+quelque patience! Vois comme je vis, et prends au moins la peine de te
+baisser pour ramasser une fortune.</p>
+
+<p>Il parlait avec un m&eacute;pris profond des impatiences d'&eacute;colier de son
+fr&egrave;re. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plus hautes, des
+d&eacute;sirs de puissance pure; ce na&iuml;f app&eacute;tit de l'argent devait lui
+para&icirc;tre bourgeois et pu&eacute;ril. Il continua d'une voix plus douce, avec un
+fin sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Certes tes dispositions sont excellentes, et je n'ai garde de les
+contrarier. Les hommes comme toi sont pr&eacute;cieux. Nous comptons bien
+choisir nos bons amis parmi les plus affam&eacute;s. Va, sois tranquille, nous
+tiendrons table ouverte, et les plus grosses faims seront satisfaites.
+C'est encore la m&eacute;thode la plus commode pour r&eacute;gner.... Mais, par gr&acirc;ce,
+attends que la nappe soit mise, et, si tu m'en crois, donne-toi la peine
+d'aller chercher toi-m&ecirc;me ton couvert &agrave; l'office.</p>
+
+<p>Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son fr&egrave;re ne le
+d&eacute;ridaient pas. Alors celui-ci c&eacute;da de nouveau &agrave; la col&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! s'&eacute;cria-t-il, j'en reviens &agrave; ma premi&egrave;re opinion: tu es un
+sot.... Eh! qu'esp&eacute;rais-tu donc, que croyais-tu donc que j'allais faire
+de ton illustre personne? Tu n'as m&ecirc;me pas eu le courage de finir ton
+droit; tu t'es enterr&eacute; pendant dix ans dans une mis&eacute;rable place de
+commis de sous-pr&eacute;fecture; tu m'arrives avec une d&eacute;testable r&eacute;putation
+de r&eacute;publicain que le coup d'&Eacute;tat a pu seul convertir.... Crois-tu qu'il
+y ait en toi l'&eacute;toffe d'un ministre, avec de pareilles notes...? Oh! je
+sais, tu as pour toi ton envie farouche d'arriver par tous les moyens
+possibles. C'est une grande vertu, j'en conviens, et c'est &agrave; elle que
+j'ai eu &eacute;gard en te faisant entrer &agrave; la Ville.</p>
+
+<p>Et, se levant, mettant la nomination dans les mains d'Aristide:</p>
+
+<p>&mdash;Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour.</p>
+
+<p>C'est moi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer... Tu
+n'auras qu'&agrave; regarder et &agrave; &eacute;couter. Si tu es intelligent, tu comprendras
+et tu agiras.... Maintenant retiens bien ce qu'il me reste &agrave; te dire.
+Nous entrons dans un temps o&ugrave; toutes les fortunes sont possibles. Gagne
+beaucoup d'argent, je te le permets; seulement pas de b&ecirc;tise, pas de
+scandale trop bruyant, ou je te supprime.</p>
+
+<p>Cette menace produisit l'effet que ses promesses n'avaient pu amener.
+Toute la fi&egrave;vre d'Aristide se ralluma &agrave; la pens&eacute;e de cette fortune dont
+son fr&egrave;re lui parlait. Il lui sembla qu'on le l&acirc;chait enfin dans la
+m&ecirc;l&eacute;e, en l'autorisant &agrave; &eacute;gorger les gens, mais l&eacute;galement, sans trop
+les faire crier. Eug&egrave;ne lui donna deux cents francs pour attendre la fin
+du mois.</p>
+
+<p>Puis il resta songeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais en faire autant.
+Nous nous g&ecirc;nerions moins.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu voudras, r&eacute;pondit tranquillement Aristide.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'auras &agrave; t'occuper de rien, je me charge des formalit&eacute;s....
+Veux-tu t'appeler Sicardot, du nom de ta femme?</p>
+
+<p>Aristide leva les yeux au plafond, r&eacute;p&eacute;tant, &eacute;coutant la musique des
+syllabes:</p>
+
+<p>&mdash;Sicardot..., Aristide Sicardot.... Ma foi, non; c'est ganache et &ccedil;a
+sent la faillite.</p>
+
+<p>&mdash;Cherche autre chose alors, dit Eug&egrave;ne.</p>
+
+<p>&mdash;J'aimerais mieux Sicard tout court, reprit l'autre apr&egrave;s un silence;
+Aristide Sicard..., pas trop mal..., n'est-ce pas? peut-&ecirc;tre un peu
+gai....</p>
+
+<p>Il r&ecirc;va un instant encore, et, d'un air triomphant:</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis, j'ai trouv&eacute;, cria-t-il.... Saccard, Aristide Saccard!...
+avec deux c.... Hein! il y a de l'argent dans ce nom-l&agrave;; on dirait que
+l'on compte des pi&egrave;ces de cent sous.</p>
+
+<p>Eug&egrave;ne avait la plaisanterie f&eacute;roce. Il cong&eacute;dia son fr&egrave;re en lui
+disant avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un nom &agrave; aller au bagne ou &agrave; gagner des millions.</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, Aristide Saccard &eacute;tait &agrave; l'H&ocirc;tel de Ville. Il
+apprit que son fr&egrave;re avait d&ucirc; user d'un grand cr&eacute;dit pour l'y faire
+admettre sans les examens d'usage.</p>
+
+<p>Alors commen&ccedil;a, pour le m&eacute;nage, la vie monotone des petits employ&eacute;s.
+Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes de Plassans. Seulement,
+ils tombaient d'un r&ecirc;ve de fortune subite, et leur vie mesquine leur
+pesait davantage, depuis qu'ils la regardaient comme un temps d'&eacute;preuve
+dont ils ne pouvaient fixer la dur&eacute;e. Entre pauvre &agrave; Paris, c'est &ecirc;tre
+pauvre deux fois. Ang&egrave;le acceptait la mis&egrave;re avec cette mollesse de
+femme chlorotique; elle passait les journ&eacute;es dans sa cuisine, ou bien
+couch&eacute;e &agrave; terre, jouant avec sa fille, ne se lamentant qu'&agrave; la derni&egrave;re
+pi&egrave;ce de vingt sous. Mais Aristide fr&eacute;missait de rage dans cette
+pauvret&eacute;, dans cette existence &eacute;troite, o&ugrave; il tournait comme une b&ecirc;te
+enferm&eacute;e. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles: son
+orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaient furieusement.
+Son fr&egrave;re r&eacute;ussit &agrave; se faire envoyer au Corps l&eacute;gislatif par
+l'arrondissement de Plassans, et il souffrit davantage. Il sentait trop
+la sup&eacute;riorit&eacute; d'Eug&egrave;ne pour &ecirc;tre sottement jaloux; il l'accusait de ne
+pas faire pour lui ce qu'il aurait pu faire. A plusieurs reprises, le
+besoin le for&ccedil;a d'aller frapper &agrave; sa porte pour lui emprunter quelque
+argent. Eug&egrave;ne pr&ecirc;ta l'argent, mais en lui reprochant avec rudesse de
+manquer de courage et de volont&eacute;. D&egrave;s lors, Aristide se roidit encore.
+Il jura qu'il ne demanderait plus un sou &agrave; personne, et il tint parole.
+Les huit derniers jours du mois, Ang&egrave;le mangeait du pain sec en
+soupirant. Cet apprentissage acheva la terrible &eacute;ducation de Saccard.
+Ses l&egrave;vres devinrent plus minces; il n'eut plus la sottise de r&ecirc;ver ses
+millions tout haut; sa maigre personne se fit fluette, n'exprima plus
+qu'une volont&eacute;, qu'une id&eacute;e fixe caress&eacute;e &agrave; toute heure. Quand il
+courait de la rue Saint-Jacques &agrave; l'H&ocirc;tel de Ville, ses talons &eacute;cul&eacute;s
+sonnaient aigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa
+redingote r&acirc;p&eacute;e comme dans un asile de haine, tandis que son museau de
+fouine flairait l'air des rues. Anguleuse figure de la mis&egrave;re jalouse
+que l'on voit r&ocirc;der sur le pav&eacute; de Paris, promenant son plan de fortune
+et le r&ecirc;ve de son assouvissement.</p>
+
+<p>Vers le commencement de 18..., Aristide Saccard fut nomm&eacute; commissaire
+voyer. Il gagnait quatre mille cinq cents francs. Cette augmentation
+arrivait &agrave; temps; Ang&egrave;le d&eacute;p&eacute;rissait; la petite Clotilde &eacute;tait toute
+p&acirc;le. Il garda son &eacute;troit logement de deux pi&egrave;ces, la salle &agrave; manger
+meubl&eacute;e de noyer, et la chambre &agrave; coucher d'acajou, continuant &agrave; mener
+une existence rigide, &eacute;vitant la dette, ne voulant mettre les mains dans
+l'argent des autres que lorsqu'il pourrait les y enfoncer jusqu'aux
+coudes. Il mentit ainsi &agrave; ses instincts, d&eacute;daigneux des quelques sous
+qui lui arrivaient en plus, restant &agrave; l'aff&ucirc;t. Ang&egrave;le se trouva
+parfaitement heureuse. Elle s'acheta quelques nippes, mit la broche tous
+les jours. Elle ne comprenait plus rien aux col&egrave;res muettes de son mari,
+&agrave; ses mines sombres d'homme qui poursuit la solution de quelque
+redoutable probl&egrave;me.</p>
+
+<p>Aristide suivait les conseils d'Eug&egrave;ne: il &eacute;coutait et il regardait.
+Quand il alla remercier son fr&egrave;re de son avancement, celui-ci comprit la
+r&eacute;volution qui s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute;e en lui; il le complimenta sur ce qu'il
+appela sa bonne tenue. L'employ&eacute;, que l'envie roidissait &agrave; l'int&eacute;rieur,
+s'&eacute;tait fait souple et insinuant. En quelques mois, il devint un
+com&eacute;dien prodigieux. Toute sa verve m&eacute;ridionale s'&eacute;tait &eacute;veill&eacute;e, et il
+poussait l'art si loin, que ses camarades de l'H&ocirc;tel de Ville le
+regardaient comme un bon gar&ccedil;on que sa proche parent&eacute; avec un d&eacute;put&eacute;
+d&eacute;signait &agrave; l'avance pour quelque gros emploi. Cette parent&eacute; lui
+attirait &eacute;galement la bienveillance de ses chefs. Il vivait ainsi dans
+une sorte d'autorit&eacute; sup&eacute;rieure &agrave; son emploi, qui lui permettait
+d'ouvrir certaines portes et de mettre le nez dans certains cartons,
+sans que ses indiscr&eacute;tions parussent coupables. On le vit, pendant deux
+ans, r&ocirc;der dans tous les couloirs, s'oublier dans toutes les salles, se
+lever vingt fois par jour pour aller causer avec un camarade, porter un
+ordre, faire un voyage &agrave; travers les bureaux, &eacute;ternelles promenades qui
+faisaient dire &agrave; ses coll&egrave;gues: &laquo;Ce diable de Proven&ccedil;al! il ne peut se
+tenir en place: il a du vif-argent dans les jambes.&raquo; Ses intimes le
+prenaient pour un paresseux, et le digne homme riait, quand ils
+l'accusaient de ne chercher qu'&agrave; voler quelques minutes &agrave;
+l'administration. Jamais il ne commit la faute d'&eacute;couter aux serrures;
+mais il avait une fa&ccedil;on carr&eacute;e d'ouvrir les portes, de traverser les
+pi&egrave;ces, un papier &agrave; la main, l'air absorb&eacute;, d'un pas si lent et si
+r&eacute;gulier qu'il ne perdait pas un mot des conversations. Ce fut une
+tactique de g&eacute;nie; on finit par ne plus s'interrompre au passage de cet
+employ&eacute; actif, qui glissait dans l'ombre des bureaux et qui paraissait
+si pr&eacute;occup&eacute; de sa besogne. Il eut encore une autre m&eacute;thode; il &eacute;tait
+d'une obligeance extr&ecirc;me, il offrait &agrave; ses camarades de les aider d&egrave;s
+qu'ils se mettaient en retard dans leur travail, et il &eacute;tudiait alors
+les registres, les documents qui lui passaient sous les yeux, avec une
+tendresse recueillie. Mais un de ses p&eacute;ch&eacute;s mignons fut de lier amiti&eacute;
+avec les gar&ccedil;ons de bureau. Il allait jusqu'&agrave; leur donner des poign&eacute;es
+de main. Pendant des heures, il les faisait causer, entre deux portes,
+avec de petits rires &eacute;touff&eacute;s, leur contant des histoires, provoquant
+leurs confidences. Ces braves gens l'adoraient, disaient de lui: &laquo;En
+voil&agrave; un qui n'est pas lier!&raquo; D&egrave;s qu'il y avait un scandale, il en &eacute;tait
+inform&eacute; le premier. C'est ainsi qu'au bout de deux ans, l'H&ocirc;tel de Ville
+n'eut plus de myst&egrave;res pour lui. Il en connaissait le personnel jusqu'au
+dernier des lampistes, et les paperasses jusqu'aux notes dei
+blanchisseuses.</p>
+
+<p>A cette heure, Paris offrait, pour un homme comme Aristide Saccard, le
+plus int&eacute;ressant des spectacles.</p>
+
+<p>L'Empire venait d'&ecirc;tre proclam&eacute;, apr&egrave;s ce fameux voyage pendant lequel
+le prince pr&eacute;sident avait r&eacute;ussi &agrave; chauffer l'enthousiasme de quelques
+d&eacute;partements bonapartistes. Le silence s'&eacute;tait fait &agrave; la tribune et dans
+les journaux. La soci&eacute;t&eacute;, sauv&eacute;e encore une fois, se f&eacute;licitait, se
+reposait, faisait la grasse matin&eacute;e, maintenant qu'un gouvernement fort
+la prot&eacute;geait et lui &ocirc;tait jusqu'au souci de penser et de r&eacute;gler ses
+affaires. La grande pr&eacute;occupation de la soci&eacute;t&eacute; &eacute;tait de savoir &agrave; quels
+amusements elle allait tuer le temps. Selon l'heureuse expression
+d'Eug&egrave;ne Rougon, Paris se mettait &agrave; table et r&ecirc;vait gaudrioles au
+dessert. La politique &eacute;pouvantait, comme une drogue dangereuse. Les
+esprits lass&eacute;s se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui
+poss&eacute;daient d&eacute;terraient leur argent, et ceux qui ne poss&eacute;daient pas
+cherchaient dans les coins les tr&eacute;sors oubli&eacute;s.</p>
+
+<p>Il y avait, au fond de la cohue, un fr&eacute;missement sourd, un bruit
+naissant de pi&egrave;ces de cent sous, des rires clairs de femmes, des
+tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand
+silence de l'ordre, dans la paix aplatie du nouveau r&egrave;gne montaient
+toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses dor&eacute;es et voluptueuses.</p>
+
+
+<p>Il semblait qu'on pass&acirc;t devant une de ces petites maisons dont les
+rideaux soigneusement tir&eacute;s ne laissent voir que des ombres de femmes,
+et o&ugrave; l'on entend l'or sonner sur le marbre des chemin&eacute;es. L'Empire
+allait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe. Il fallait &agrave; cette
+poign&eacute;e d'aventuriers qui venaient de voler un tr&ocirc;ne, un r&egrave;gne
+d'aventures, d'affaires v&eacute;reuses, de consciences vendues, de femmes
+achet&eacute;es, de so&ucirc;lerie furieuse et universelle. Et, dans la ville o&ugrave; le
+sang de d&eacute;cembre &eacute;tait &agrave; peine lav&eacute;, grandissait, timide encore, cette
+folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations
+pourries et d&eacute;shonor&eacute;es.</p>
+
+<p>Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot
+montant de la sp&eacute;culation, dont l'&eacute;cume allait couvrir Paris entier. Il
+en suivit les progr&egrave;s avec une attention profonde. Il se trouvait au
+beau milieu de la pluie chaude d'&eacute;cus tombant dru sur les toits de la
+cit&eacute;. Dans ses courses continuelles &agrave; travers l'H&ocirc;tel de Ville, il avait
+surpris le vaste projet de la transformation de Paris, le plan de ces
+d&eacute;molitions, de ces voies nouvelles et de ces quartiers improvis&eacute;s, de
+cet agio formidable sur la vente des terrains et des immeubles, qui
+allumait, aux quatre coins de la ville, la bataille des int&eacute;r&ecirc;ts et le
+flamboiement du luxe &agrave; outrance. D&egrave;s lors, son activit&eacute; eut un but. Ce
+fut &agrave; cette &eacute;poque qu'il devint bon enfant. Il engraissa m&ecirc;me un peu, il
+cessa de courir les rues comme un chat maigre en qu&ecirc;te d'une proie.</p>
+
+<p>Dans son bureau, il &eacute;tait plus causeur, plus obligeant que jamais. Son
+fr&egrave;re, auquel il allait rendre des visites en quelque sorte officielles,
+le f&eacute;licitait de mettre si heureusement ses conseils en pratique. Vers
+le commencement de 185, Saccard lui confia qu'il avait en vue plusieurs
+affaires, mais qu'il lui faudrait d'assez fortes avances.</p>
+
+<p>&mdash;On cherche, dit Eug&egrave;ne.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, je chercherai, r&eacute;pondit-il sans la moindre mauvaise
+humeur, sans para&icirc;tre s'apercevoir que son fr&egrave;re refusait de lui fournir
+les premiers fonds.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient ces premiers fonds dont la pens&eacute;e le br&ucirc;lait maintenant. Son
+plan &eacute;tait fait; il le m&ucirc;rissait chaque jour. Mais les premiers milliers
+de francs restaient introuvables. Ses volont&eacute;s se tendirent davantage;
+il ne regarda plus les gens que d'une fa&ccedil;on nerveuse et profonde, comme
+s'il e&ucirc;t cherch&eacute; un pr&ecirc;teur dans le premier passant venu. Au logis,
+Ang&egrave;le continuait &agrave; mener sa vie effac&eacute;e et heureuse. Lui, guettait une
+occasion, et ses rires de bon gar&ccedil;on devenaient plus aigus &agrave; mesure que
+cette occasion tardait &agrave; se pr&eacute;senter.</p>
+
+<p>Aristide avait une s&oelig;ur &agrave; Paris. Sidonie Rougon s'&eacute;tait mari&eacute;e &agrave; un
+clerc d'avou&eacute; de Plassans qui &eacute;tait venu tenter avec elle, rue
+Saint-Honor&eacute;, le commerce des fruits du Midi. Quand son fr&egrave;re la
+retrouva, le mari avait disparu, et le magasin &eacute;tait mang&eacute; depuis
+longtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonni&egrave;re, un petit
+entresol, compos&eacute; de trois pi&egrave;ces. Elle louait aussi la boutique du bas,
+situ&eacute;e sous son appartement, une boutique &eacute;troite et myst&eacute;rieuse, dans
+laquelle elle pr&eacute;tendait tenir un commerce de dentelles; il y avait
+effectivement, dans la vitrine, des bouts de guipure et de la
+Valenciennes, pendus sur des tringles dor&eacute;es; mais, &agrave; l'int&eacute;rieur, on
+e&ucirc;t dit une antichambre, aux boiseries luisantes, sans la moindre
+apparence de marchandises. La porte et la vitrine &eacute;taient garnies de
+l&eacute;gers rideaux qui, en mettant le magasin &agrave; l'abri des regards de la
+rue, achevaient de lui donner l'air discret et voil&eacute; d'une pi&egrave;ce
+d'attente, s'ouvrant sur quelque temple inconnu. Il &eacute;tait rare qu'on v&icirc;t
+entrer une cliente chez, Mme Sidonie; le plus souvent m&ecirc;me, le bouton de
+la porte &eacute;tait enlev&eacute;.</p>
+
+<p>Dans le quartier, elle r&eacute;p&eacute;tait qu'elle allait elle-m&ecirc;me offrir ses
+dentelles aux femmes riches. L'am&eacute;nagement de l'appartement lui avait
+seul fait, disait-elle, louer la boutique et l'entresol, qui
+communiquaient par un escalier cach&eacute; dans le mur. En effet, la marchande
+de dentelles &eacute;tait toujours dehors; on la voyait dix fois en un jour
+sortir et rentrer, d'un air press&eacute;. D'ailleurs, elle ne s'en tenait pas
+au commerce des dentelles; elle utilisait son entresol, elle
+l'emplissait de quelque solde ramass&eacute; on ne savait o&ugrave;. Elle y avait
+vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers, bretelles, etc.;
+puis on y vit successivement une huile nouvelle pour faire pousser les
+cheveux, des appareils orthop&eacute;diques, une cafeti&egrave;re automatique,
+invention brevet&eacute;e, dont l'exploitation lui donna bien du mal. Lorsque
+son fr&egrave;re vint la voir, elle pla&ccedil;ait des pianos, son entresol &eacute;tait
+encombr&eacute; de ces instruments; il y avait des pianos jusque dans sa
+chambre &agrave; coucher, une chambre tr&egrave;s coquettement orn&eacute;e, et qui jurait
+avec le p&ecirc;le-m&ecirc;le boutiquier des deux autres pi&egrave;ces. Elle tenait ses
+deux commerces avec une m&eacute;thode parfaite; les clients qui venaient pour
+les marchandises de l'entresol, entraient et sortaient par une porte
+coch&egrave;re que la maison avait sur la rue Papillon; il fallait &ecirc;tre dans le
+myst&egrave;re du petit escalier pour conna&icirc;tre le trafic en partie double de
+la marchande de dentelles. A l'entresol, elle se nommait madame Touche!,
+du nom de son mari, tandis qu'elle n'avait mis que son pr&eacute;nom sur la
+porte du magasin, ce qui la faisait appeler g&eacute;n&eacute;ralement madame Sidonie.</p>
+
+<p>Mme Sidonie avait trente-cinq ans; mais elle s'habillait avec une telle
+insouciance, elle &eacute;tait si peu femme dans ses allures qu'on l'e&ucirc;t jug&eacute;e
+beaucoup plus vieille.</p>
+
+<p>A la v&eacute;rit&eacute;, elle n'avait pas d'&acirc;ge. Elle portait une &eacute;ternelle robe
+noire, lim&eacute;e aux plis, frip&eacute;e et blanchie par l'usage, rappelant ces
+robes d'avocats us&eacute;es sur la barre.</p>
+
+<p>Coiff&eacute;e d'un chapeau noir qui lui descendait jusqu'au front et lui
+cachait les cheveux, chauss&eacute;e de gros souliers, elle trottait par les
+rues, tenant au bras un petit panier dont les anses &eacute;taient raccommod&eacute;es
+avec des ficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, &eacute;tait tout un
+monde. Quand elle l'entrouvrait, il en sortait des &eacute;chantillons de
+toutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout des poign&eacute;es
+de papiers timbr&eacute;s, dont elle d&eacute;chiffrait l'&eacute;criture illisible avec une
+dext&eacute;rit&eacute; particuli&egrave;re. Il y avait en elle du courtier et de l'huissier.
+Elle vivait dans les pr&ecirc;ts, dans les assignations, dans les
+commandements; quand elle avait plac&eacute; pour dix francs de pommade ou de
+dentelle, elle s'insinuait dans les bonnes gr&acirc;ces de sa cliente,
+devenait son homme d'affaires, courait pour elle les avou&eacute;s, les avocats
+et les juges. Elle colportait ainsi des dossiers au fond de son panier
+pendant des semaines, se donnant un mal du diable, allant d'un bout de
+Paris &agrave; l'autre, d'un petit trot &eacute;gal, sans jamais prendre une voiture.
+Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; difficile de dire quel profit elle tirait d'un pareil m&eacute;tier;
+elle le faisait d'abord par un go&ucirc;t instinctif des affaires v&eacute;reuses, un
+amour de la chicane; puis elle y r&eacute;alisait une foule de petits
+b&eacute;n&eacute;fices: d&icirc;ners pris &agrave; droite et &agrave; gauche, pi&egrave;ces de vingt sous
+ramass&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave;. Mais le gain le plus clair &eacute;tait encore les
+confidences qu'elle recevait partout et qui la mettaient sur la piste
+des bons coups et des bonnes aubaines. Vivant chez les autres, dans les
+affaires des autres, elle &eacute;tait un v&eacute;ritable r&eacute;pertoire vivant d'offres
+et de demandes. Elle savait o&ugrave; il y avait une fille &agrave; marier tout de
+suite, une famille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux
+monsieur qui pr&ecirc;terait bien les trois mille francs, mais sur des
+garanties solides, et &agrave; gros int&eacute;r&ecirc;ts. Elle savait des choses plus
+d&eacute;licates encore: les tristesses d'une dame blonde que son mari ne
+comprenait pas, et qui aspirait &agrave; &ecirc;tre comprise; le secret d&eacute;sir d'une
+bonne m&egrave;re r&ecirc;vant de placer sa demoiselle avantageusement; les go&ucirc;ts
+d'un baron port&eacute; sur les petits soupers et les filles tr&egrave;s jeunes. Et
+elle colportait, avec un sourire p&acirc;le, ces demandes et ces offres; elle
+faisait deux lieues pour aboucher les gens; elle envoyait le baron chez
+la bonne m&egrave;re, d&eacute;cidait le vieux monsieur &agrave; pr&ecirc;ter les trois mille
+francs &agrave; la famille g&ecirc;n&eacute;e, trouvait des consolations pour la dame blonde
+et un &eacute;poux peu scrupuleux pour la fille &agrave; marier. Elle avait aussi de
+grandes affaires, des affaires qu'elle pouvait avouer tout haut, et dont
+elle rebattait les oreilles des gens qui l'approchaient: un long proc&egrave;s
+qu'une famille noble ruin&eacute;e l'avait charg&eacute;e de suivre, et une dette
+contract&eacute;e par l'Angleterre vis-&agrave;-vis de la France, du temps des
+Stuarts, et dont le chiffre, avec les int&eacute;r&ecirc;ts compos&eacute;s, montait &agrave; pr&egrave;s
+de trois milliards. Cette dette de trois milliards &eacute;tait son dada; elle
+expliquait le cas avec un grand luxe de d&eacute;tails, faisait tout un cours
+d'histoire, et des rougeurs d'enthousiasme montaient &agrave; ses joues, molles
+et jaunes d'ordinaire comme de la cire. Parfois, entre une course chez
+un huissier et une visite &agrave; une amie, elle pla&ccedil;ait une cafeti&egrave;re, un
+manteau de caoutchouc, elle vendait un coupon de dentelle, elle mettait
+un piano en location. C'&eacute;tait le moindre de ses soucis. Puis elle
+accourait vite &agrave; son magasin, o&ugrave; une cliente lui avait donn&eacute; rendez-vous
+pour voir une pi&egrave;ce de Chantilly.</p>
+
+<p>La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans la boutique,
+discr&egrave;te et voil&eacute;e. Et il n'&eacute;tait pas rare qu'un monsieur entrant par
+la porte coch&egrave;re de la rue Papillon, v&icirc;nt en m&ecirc;me temps voir les pianos
+de Mme Touche, &agrave; l'entresol.</p>
+
+<p>Si Mme Sidonie ne faisait pas fortune, c'&eacute;tait qu'elle travaillait
+souvent par amour de l'art. Aimant la proc&eacute;dure, oubliant ses affaires
+pour celles des autres, elle se laissait d&eacute;vorer par les huissiers, ce
+qui, d'ailleurs, lui procurait des jouissances que connaissent seuls les
+gens processifs. La femme se mourait en elle; elle n'&eacute;tait plus qu'un
+agent d'affaires, un placeur battant &agrave; toute heure le pav&eacute; de Paris,
+ayant dans son panier l&eacute;gendaire les marchandises les plus &eacute;quivoques,
+vendant de tout, r&ecirc;vant de milliards, et allant plaider &agrave; la justice de
+paix, pour une cliente favorite, une contestation de dix francs.</p>
+
+<p>Petite, maigre, blafarde, v&ecirc;tue de cette mince robe noire qu'on e&ucirc;t dit
+taill&eacute;e dans la toge d'un plaideur, elle s'&eacute;tait ratatin&eacute;e, et, &agrave; la
+voir filer le long des maisons, on l'e&ucirc;t prise pour un saute-ruisseau
+d&eacute;guis&eacute; en fille.</p>
+
+<p>Son teint avait la p&acirc;leur dolente du papier timbr&eacute;. Ses l&egrave;vres
+souriaient d'un sourire &eacute;teint, tandis que ses yeux semblaient nager
+dans le tohu-bohu des n&eacute;goces, des pr&eacute;occupations de tout genre dont
+elle se bourrait la cervelle. D'allures timides et discr&egrave;tes,
+d'ailleurs, avec une vague senteur de confessionnal et de cabinet de
+sage-femme, elle se faisait douce et maternelle comme une religieuse
+qui, ayant renonc&eacute; aux affections de ce monde, a piti&eacute; des souffrances
+du c&oelig;ur. Elle ne parlait jamais de son mari, pas plus qu'elle ne
+parlait de son enfance, de sa famille, de ses int&eacute;r&ecirc;ts. Il n'y avait
+qu'une chose qu'elle ne vendait pas, c'&eacute;tait elle; non qu'elle e&ucirc;t des
+scrupules, mais parce que l'id&eacute;e de ce march&eacute; ne pouvait lui venir. Elle
+&eacute;tait s&egrave;che comme une facture, froide comme un prot&ecirc;t, indiff&eacute;rente et
+brutale au fond comme un recors.</p>
+
+<p>Saccard, tout frais de sa province, ne put d'abord descendre dans les
+profondeurs d&eacute;licates des nombreux m&eacute;tiers de Mme Sidonie. Comme il
+avait fait une ann&eacute;e de droit, elle lui parla un jour des trois
+milliards, d'un air grave, ce qui lui donna une pauvre id&eacute;e de son
+intelligence. Elle vint fouiller les coins du logement de la rue
+Saint-Jacques, pesa Ang&egrave;le d'un regard, et ne reparut que lorsque ses
+courses l'appelaient dans le quartier, et qu'elle &eacute;prouvait le besoin de
+remettre les trois milliards sur le tapis. Ang&egrave;le avait mordu &agrave;
+l'histoire de la dette anglaise. La courti&egrave;re enfourchait son dada,
+faisait ruisseler l'or pendant une heure. C'&eacute;tait la f&ecirc;lure, dans cet
+esprit d&eacute;li&eacute;, la folie douce dont elle ber&ccedil;ait sa vie perdue en
+mis&eacute;rables trafics, l'app&acirc;t magique dont elle grisait avec elle les plus
+cr&eacute;dules de ses clientes. Tr&egrave;s convaincue, du reste, elle finissait par
+parler des trois milliards comme d'une fortune personnelle, dans
+laquelle il faudrait bien que les juges la fissent rentrer t&ocirc;t ou tard,
+ce qui jetait une merveilleuse aur&eacute;ole autour de son pauvre chapeau
+noir, o&ugrave; se balan&ccedil;aient quelques violettes p&acirc;lies &agrave; des tiges de laiton
+dont on voyait le m&eacute;tal. Ang&egrave;le ouvrait des yeux &eacute;normes. A plusieurs
+reprises, elle parla avec respect de sa belle-s&oelig;ur &agrave; son mari, disant
+que Mme Sidonie les enrichirait peut-&ecirc;tre un jour. Saccard haussait les
+&eacute;paules; il &eacute;tait all&eacute; visiter la boutique et l'entresol du
+Faubourg-Poissonni&egrave;re, et n'y avait flair&eacute; qu'une faillite prochaine. Il
+voulut conna&icirc;tre l'opinion d'Eug&egrave;ne sur leur s&oelig;ur; mais celui-ci devint
+grave et se contenta de r&eacute;pondre qu'il ne la voyait jamais, qu'il la
+savait fort intelligente, un peu compromettante peut-&ecirc;tre. Cependant,
+comme Saccard revenait rue de Penthi&egrave;vre, quelque temps apr&egrave;s, il crut
+voir la robe noire de Mme Sidonie sortir de chez son fr&egrave;re et filer
+rapidement le long des maisons. Il courut, mais il ne put retrouver la
+robe noire. La courti&egrave;re avait une de ces tournures effac&eacute;es qui se
+perdent dans la foule. Il resta songeur, et ce fut &agrave; partir de ce moment
+qu'il &eacute;tudia sa s&oelig;ur avec plus d'attention. Il ne tarda pas &agrave; p&eacute;n&eacute;trer
+le labeur immense de ce petit &ecirc;tre p&acirc;le et vague, dont la face enti&egrave;re
+semblait loucher et se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle &eacute;tait
+bien du sang des Rougon. Il reconnut cet app&eacute;tit de l'argent, ce besoin
+de l'intrigue qui caract&eacute;risaient la famille; seulement, chez elle,
+gr&acirc;ce au milieu dans lequel elle avait vieilli, &agrave; ce Paris o&ugrave; elle avait
+d&ucirc; chercher le matin son pain noir du soir, le temp&eacute;rament commun
+s'&eacute;tait d&eacute;jet&eacute; pour produire cet hermaphrodisme &eacute;trange de la femme
+devenue &ecirc;tre neutre, homme d'affaires et entremetteuse &agrave; la fois.</p>
+
+<p>Quand Saccard, apr&egrave;s avoir arr&ecirc;t&eacute; son plan, se mit en qu&ecirc;te des
+premiers fonds, il songea naturellement &agrave; sa s&oelig;ur. Elle secoua la
+t&ecirc;te, soupira en parlant des trois milliards. Mais l'employ&eacute; ne lui
+tol&eacute;rait pas sa folie, il la secouait rudement chaque fois qu'elle
+revenait &agrave; la dette des Stuarts; ce r&ecirc;ve lui semblait d&eacute;shonorer une
+intelligence si pratique. Mme Sidonie, qui essuyait tranquillement les
+ironies les plus dures sans que ses convictions fussent &eacute;branl&eacute;es, lui
+expliqua ensuite avec une grande lucidit&eacute; qu'il ne trouverait pas un
+sou, n'ayant &agrave; offrir aucune garantie. Cette conversation avait lieu
+devant la Bourse, o&ugrave; elle devait jouer ses &eacute;conomies.</p>
+
+<p>Vers trois heures, on &eacute;tait certain de la trouver appuy&eacute;e contre la
+grille, &agrave; gauche, du c&ocirc;t&eacute; du bureau de poste; c'&eacute;tait l&agrave; qu'elle donnait
+audience &agrave; des individus louches et vagues comme elle. Son fr&egrave;re allait
+la quitter, lorsqu'elle murmura d'un ton d&eacute;sol&eacute;: &laquo;Ah! si tu n'&eacute;tais pas
+mari&eacute;!...&raquo; Cette r&eacute;ticence, dont il ne voulut pas demander le sens
+complet et exact, rendit Saccard singuli&egrave;rement r&ecirc;veur.</p>
+
+<p>Les mois s'&eacute;coul&egrave;rent, la guerre de Crim&eacute;e venait d'&ecirc;tre d&eacute;clar&eacute;e.
+Paris, qu'une guerre lointaine n'&eacute;mouvait pas, se jetait avec plus
+d'emportement dans la sp&eacute;culation et les filles. Saccard assistait, en
+se rongeant les poings, &agrave; cette rage croissante qu'il avait pr&eacute;vue. Dans
+la forge g&eacute;ante, les marteaux qui battaient l'or sur l'enclume lui
+donnaient des secousses de col&egrave;re et d'impatience. Il y avait en lui une
+telle tension de l'intelligence et de la volont&eacute; qu'il vivait dans un
+songe, en somnambule se promenant au bord des toits sous le fouet d'une
+id&eacute;e fixe. Aussi fut-il surpris et irrit&eacute; de trouver, un soir, Ang&egrave;le
+malade et couch&eacute;e. Sa vie d'int&eacute;rieur, d'une r&eacute;gularit&eacute; d'horloge, se
+d&eacute;rangeait, ce qui l'exasp&eacute;ra comme une m&eacute;chancet&eacute; calcul&eacute;e de la
+destin&eacute;e. La pauvre Ang&egrave;le se plaignit doucement; elle avait pris un
+froid et chaud. Quand le m&eacute;decin arriva, il parut tr&egrave;s inquiet; il dit
+au mari, sur le palier, que sa femme avait une fluxion de poitrine et
+qu'il ne r&eacute;pondait pas d'elle.</p>
+
+<p>D&egrave;s lors, l'employ&eacute; soigna la malade sans col&egrave;re; il n'alla plus &agrave; son
+bureau, il resta pr&egrave;s d'elle, la regardant avec une expression
+ind&eacute;finissable lorsqu'elle dormait, rouge de fi&egrave;vre, haletante. Mme
+Sidonie, malgr&eacute; ses travaux &eacute;crasants, trouva moyen de venir chaque soir
+faire des tisanes, qu'elle pr&eacute;tendait souveraines. A tous ses m&eacute;tiers,
+elle joignait celui d'&ecirc;tre une garde-malade de vocation, se plaisant &agrave;
+la souffrance, aux rem&egrave;des, aux conversations navr&eacute;es qui s'attardent
+autour des lits de moribonds. Puis, elle paraissait s'&ecirc;tre prise d'une
+tendre amiti&eacute; pour Ang&egrave;le; elle aimait les femmes d'amour, avec mille
+chatteries, sans doute pour le plaisir qu'elles donnent aux hommes; elle
+les traitait avec les attentions d&eacute;licates que les marchandes ont pour
+les choses pr&eacute;cieuses de leur &eacute;talage, les appelait &laquo;ma mignonne, ma
+toute belle&raquo;, roucoulait, se p&acirc;mait devant elles, comme un amoureux
+devant une ma&icirc;tresse. Bien qu'Ang&egrave;le f&ucirc;t une sorte dont elle n'esp&eacute;rait
+rien tirer, elle la cajolait comme les autres, par r&egrave;gle de conduite.
+Quand la jeune femme fut au lit, les effusions de Mme Sidonie devinrent
+larmoyantes, elle emplit la chambre silencieuse de son d&eacute;vouement. Son
+fr&egrave;re la regardait tourner, les l&egrave;vres serr&eacute;es, comme ab&icirc;m&eacute; dans une
+douleur muette.</p>
+
+<p>Le mal empira. Un soir, le m&eacute;decin leur avoua que la malade ne passerait
+pas la nuit. Mme Sidonie &eacute;tait venue de bonne heure, pr&eacute;occup&eacute;e,
+regardant Aristide et Ang&egrave;le de ses yeux noy&eacute;s o&ugrave; s'allumaient de
+courtes flammes. Quand le m&eacute;decin fut parti, elle baissa la lampe, un
+grand silence se fit. La mort entrait lentement dans cette chambre
+chaude et moite, o&ugrave; la respiration irr&eacute;guli&egrave;re de la moribonde mettait
+le tic-tac cass&eacute; d'une pendule qui se d&eacute;traque. Mme Sidonie avait
+abandonn&eacute; les potions, laissant le mal faire son &oelig;uvre. Elle s'&eacute;tait
+assise devant la chemin&eacute;e, aupr&egrave;s de son fr&egrave;re, qui tisonnait d'une main
+fi&eacute;vreuse, en jetant sur le lit des coups d'&oelig;il involontaires. Puis,
+comme &eacute;nerv&eacute; par cet air lourd, par ce spectacle lamentable, il se
+retira dans la pi&egrave;ce voisine. On y avait enferm&eacute; la petite Clotilde, qui
+jouait &agrave; la poup&eacute;e, tr&egrave;s sagement, sur un bout de tapis.</p>
+
+<p>Sa fille lui souriait, lorsque Mme Sidonie, se glissant derri&egrave;re lui,
+l'attira dans un coin, parlant &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>La porte &eacute;tait rest&eacute;e ouverte. On entendait le r&acirc;le l&eacute;ger d'Ang&egrave;le.</p>
+
+<p>&mdash;Ta pauvre femme... sanglota la courti&egrave;re, je crois que tout est bien
+fini. Tu as entendu le m&eacute;decin?</p>
+
+<p>Saccard se contenta de baisser lugubrement la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait une bonne personne, continua l'autre, parlant comme si Ang&egrave;le
+f&ucirc;t d&eacute;j&agrave; morte. Tu pourras trouver des femmes plus riches, plus
+habitu&eacute;es au monde; mais tu ne trouveras jamais un pareil c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Et comme elle s'arr&ecirc;tait, s'essuyant les yeux, semblant chercher une
+transition:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as quelque chose &agrave; me dire? demanda nettement Saccard.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je me suis occup&eacute;e de toi, pour la chose que tu sais, et je crois
+avoir d&eacute;couvert.... Mais dans un pareil moment.... Vois-tu, j'ai le
+c&oelig;ur bris&eacute;.</p>
+
+<p>Elle s'essuya encore les yeux. Saccard la laissa faire tranquillement,
+sans dire un mot. Alors elle se d&eacute;cida.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une jeune fille qu'on voudrait marier tout de suite, dit-elle.
+La ch&egrave;re enfant a eu un malheur. Il y a une tante qui ferait un
+sacrifice....</p>
+
+<p>Elle s'interrompait, elle geignait toujours, pleurant ses phrases, comme
+si elle e&ucirc;t continu&eacute; &agrave; plaindre la pauvre Ang&egrave;le. C'&eacute;tait une fa&ccedil;on
+d'impatienter son fr&egrave;re et de le pousser &agrave; la questionner, pour ne pas
+avoir toute la responsabilit&eacute; de l'offre qu'elle venait lui faire.
+L'employ&eacute; fut pris en effet d'une sourde irritation.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ach&egrave;ve! dit-il. Pourquoi veut-on marier cette jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;Elle sortait de pension, reprit la courti&egrave;re d'une voix dolente, un
+homme l'a perdue, &agrave; la campagne, chez les parents d'une de ses amies. Le
+p&egrave;re vient de s'apercevoir de la faute. Il voulait la tuer. La tante,
+pour sauver la ch&egrave;re enfant, s'est faite complice, et, &agrave; elles deux,
+elles ont cont&eacute; une histoire au p&egrave;re, elles lui ont dit que le coupable
+&eacute;tait un honn&ecirc;te gar&ccedil;on qui ne demandait qu'&agrave; r&eacute;parer son &eacute;garement
+d'une heure.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Saccard d'un ton surpris et comme f&acirc;ch&eacute;, l'homme de la
+campagne va &eacute;pouser la jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il ne peut pas, il est mari&eacute;.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Le r&acirc;le d'Ang&egrave;le sonnait plus douloureusement dans
+l'air frissonnant. La petite Clotilde avait cess&eacute; de jouer; elle
+regardait Mme Sidonie et son p&egrave;re, de ses grands yeux d'enfant songeur,
+comme si elle e&ucirc;t compris leurs paroles. Saccard se mit &agrave; poser des
+questions br&egrave;ves:</p>
+
+<p>&mdash;Quel &acirc;ge a la jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;Dix-neuf ans.</p>
+
+<p>&mdash;La grossesse date?</p>
+
+<p>&mdash;De trois mois. Il y aura sans doute une fausse couche.</p>
+
+<p>&mdash;Et la famille est riche et honorable!?</p>
+
+<p>&mdash;Vieille bourgeoisie. Le p&egrave;re a &eacute;t&eacute; magistrat. Fort belle fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Quel serait le sacrifice de la tante?</p>
+
+<p>&mdash;Cent mille francs.</p>
+
+<p>Un nouveau silence se fit. Mme Sidonie ne pleurnichait plus; elle &eacute;tait
+en affaire, sa voix prenait les notes m&eacute;talliques d'une revendeuse qui
+discute un march&eacute;.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re, la regardant en dessous, ajouta avec quelque h&eacute;sitation:</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, que veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons plus tard, r&eacute;pondit-elle. Tu me rendras service &agrave; ton
+tour.</p>
+
+<p>Elle attendit quelques secondes; et, comme il se taisait, elle lui
+demanda carr&eacute;ment:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, que d&eacute;cides-tu? Ces pauvres femmes sont dans la d&eacute;solation.
+Elles veulent emp&ecirc;cher un &eacute;clat.</p>
+
+<p>Elles ont promis de livrer demain au p&egrave;re le nom du coupable.... Si tu
+acceptes, je vais leur envoyer une de tes cartes de visite par un
+commissionnaire.</p>
+
+<p>Saccard parut s'&eacute;veiller d'un songe; il tressaillit, il se tourna
+peureusement du c&ocirc;t&eacute; de la chambre voisine, o&ugrave; il avait cru entendre un
+l&eacute;ger bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bien que je ne puis
+pas....</p>
+
+<p>Mme Sidonie le regardait fixement, d'un air froid et d&eacute;daigneux. Tout le
+sang des Rougon, toutes ses ardentes convoitises lui remont&egrave;rent &agrave; la
+gorge. Il prit une carte de visite dans son portefeuille et la donna &agrave;
+sa s&oelig;ur, qui la mit sous enveloppe, apr&egrave;s avoir ratur&eacute; l'adresse avec
+soin. Elle descendit ensuite. Il &eacute;tait &agrave; peine neuf heures.</p>
+
+<p>Saccard, rest&eacute; seul, alla appuyer son front contre les vitres glac&eacute;es.
+Il s'oublia jusqu'&agrave; battre la retraite sur le verre, du bout des doigts.
+Mais il faisait une nuit si noire, les t&eacute;n&egrave;bres au-dehors s'entassaient
+en masses si &eacute;tranges, qu'il &eacute;prouva un malaise, et machinalement il
+revint dans la pi&egrave;ce o&ugrave; Ang&egrave;le se mourait. Il l'avait oubli&eacute;e, il
+&eacute;prouva une secousse terrible en la retrouvant lev&eacute;e &agrave; demi sur ses
+oreillers; elle avait les yeux grands ouverts, un flot de vie semblait
+&ecirc;tre remont&eacute; &agrave; ses joues et &agrave; ses l&egrave;vres. La petite Clotilde, tenant
+toujours sa poup&eacute;e, &eacute;tait assise sur le bord de la couche; d&egrave;s que son
+p&egrave;re avait eu le dos tourn&eacute;, elle s'&eacute;tait vite gliss&eacute;e dans cette
+chambre, dont on l'avait &eacute;cart&eacute;e, et o&ugrave; la ramenaient ses curiosit&eacute;s
+joyeuses d'enfant. Saccard, la t&ecirc;te pleine de l'histoire de sa s&oelig;ur,
+vit son r&ecirc;ve &agrave; terre. Une affreuse pens&eacute;e dut luire dans ses yeux.
+Ang&egrave;le, prise d'&eacute;pouvante, voulut se jeter au fond du lit, contre le
+mur; mais la mort venait, ce r&eacute;veil dans l'agonie &eacute;tait la clart&eacute;
+supr&ecirc;me de la lampe qui s'&eacute;teint. La moribonde ne put bouger; elle
+s'affaissa, elle continua de tenir ses yeux grands ouverts sur son mari,
+comme pour surveiller ses mouvements. Saccard, qui avait cru &agrave; quelque
+r&eacute;surrection diabolique, invent&eacute;e par le destin pour le clouer dans la
+mis&egrave;re, se rassura en voyant que la malheureuse n'avait pas une heure &agrave;
+vivre. Il n'&eacute;prouva plus qu'un malaise intol&eacute;rable. Les yeux d'Ang&egrave;le
+disaient qu'elle avait entendu la conversation de son mari avec Mme
+Sidonie, et qu'elle craignait qu'il ne l'&eacute;trangl&acirc;t, si elle ne mourait
+pas assez vite. Et il y avait encore, dans ses yeux, l'horrible
+&eacute;tonnement d'une nature douce et inoffensive s'apercevant, &agrave; la derni&egrave;re
+heure, des infamies de ce monde, frissonnant &agrave; la pens&eacute;e des longues
+ann&eacute;es pass&eacute;es c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec un bandit. Peu &agrave; peu, son regard devint
+plus doux; elle n'eut plus peur, elle dut excuser ce mis&eacute;rable, en
+songeant &agrave; la lutte acharn&eacute;e qu'il livrait depuis si longtemps &agrave; la
+fortune. Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, o&ugrave; il lisait un
+si long reproche, s'appuyait aux meubles, cherchait des coins d'ombre.
+Puis, d&eacute;faillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendait fou, il
+s'avan&ccedil;a dans la clart&eacute; de la lampe. Mais Ang&egrave;le lui fit signe de ne pas
+parler. Et elle le regardait toujours de cet air d'angoisse &eacute;pouvant&eacute;e,
+auquel se m&ecirc;lait maintenant une promesse de pardon. Alors il se pencha
+pour prendre Clotilde entre ses bras et l'emporter dans l'autre chambre.
+Elle le lui d&eacute;fendit encore, d'un mouvement de l&egrave;vres. Elle exigeait
+qu'il rest&acirc;t l&agrave;. Elle s'&eacute;teignit doucement, sans le quitter du regard,
+et &agrave; mesure qu'il p&acirc;lissait, ce regard prenait plus de douceur. Elle
+pardonna au dernier soupir. Elle mourut comme elle avait v&eacute;cu,
+mollement, s'effa&ccedil;ant dans la mort, apr&egrave;s s'&ecirc;tre effac&eacute;e dans la vie.
+Saccard demeura frissonnant devant ses yeux de morte, rest&eacute;s ouverts, et
+qui continuaient &agrave; le poursuivre dans leur immobilit&eacute;. La petite
+Clotilde ber&ccedil;ait sa poup&eacute;e sur un bord du drap, doucement, pour ne pas
+r&eacute;veiller sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Quand Mme Sidonie remonta, tout &eacute;tait fini. D'un coup de doigt, en femme
+habitu&eacute;e &agrave; cette op&eacute;ration, elle ferma les yeux d'Ang&egrave;le, ce qui
+soulagea singuli&egrave;rement Saccard. Puis, apr&egrave;s avoir couch&eacute; la petite,
+elle fit, en un tour de main, la toilette de la chambre mortuaire.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle eut allum&eacute; deux bougies sur la commode, et tir&eacute;
+soigneusement le drap jusqu'au menton de la morte, elle jeta autour
+d'elle un regard de satisfaction, et s'allongea au fond d'un fauteuil,
+o&ugrave; elle sommeilla jusqu'au petit jour. Saccard passa la nuit dans la
+pi&egrave;ce voisine, &agrave; &eacute;crire des lettres de faire-part. Il s'interrompait par
+moments, s'oubliait, alignait des colonnes de chiffres sur des bouts de
+papier.</p>
+
+<p>Le soir de l'enterrement, Mme Sidonie emmena Saccard &agrave; son entresol. L&agrave;
+furent prises de grandes r&eacute;solutions. L'employ&eacute; d&eacute;cida qu'il enverrait
+la petite Clotilde &agrave; un de ses fr&egrave;res, Pascal Rougon, un m&eacute;decin de
+Plassans, qui vivait en gar&ccedil;on, dans l'amour de la science, et qui
+plusieurs fois lui avait offert de prendre sa ni&egrave;ce avec lui, pour
+&eacute;gayer sa maison silencieuse de savant.</p>
+
+<p>Mme Sidonie lui fit ensuite comprendre qu'il ne pouvait habiter plus
+longtemps la rue Saint-Jacques. Elle lui louerait pour un mois un
+appartement &eacute;l&eacute;gamment meubl&eacute;, aux environs de l'H&ocirc;tel de Ville; elle
+t&acirc;cherait de trouver cet appartement dans une maison bourgeoise, pour
+que les meubles parussent lui appartenir. Quant au mobilier de la rue
+Saint-Jacques, il serait vendu, afin d'effacer jusqu'aux derni&egrave;res
+senteurs du pass&eacute;. Il en emploierait l'argent &agrave; s'acheter un trousseau
+et des v&ecirc;tements convenables. Trois jours apr&egrave;s Clotilde &eacute;tait remise
+entre les mains d'une vieille dame qui se rendait justement dans le
+Midi. Et Aristide Saccard, triomphant, la joue vermeille, comme
+engraiss&eacute; en trois journ&eacute;es par les premiers sourires de la fortune,
+occupait au Marais, rue Payenne, dans une maison s&eacute;v&egrave;re et respectable,
+un coquet logement de cinq pi&egrave;ces, o&ugrave; il se promenait en pantoufles
+brod&eacute;es. C'&eacute;tait le logement d'un jeune abb&eacute;, parti subitement pour
+l'Italie, et dont la servante avait re&ccedil;u l'ordre de trouver un
+locataire. Cette servante &eacute;tait une amie de Mme Sidonie, qui donnait un
+peu dans la calotte; elle aimait les pr&ecirc;tres, de l'amour dont elle
+aimait les femmes, par instinct, &eacute;tablissant peut-&ecirc;tre certaines
+parent&eacute;s nerveuses entre les soutanes et les jupes de soie. D&egrave;s lors,
+Saccard &eacute;tait pr&ecirc;t; il composa son r&ocirc;le avec un art exquis; il attendit
+sans sourciller les difficult&eacute;s et les d&eacute;licatesses de la situation
+qu'il avait accept&eacute;e, Mme Sidonie, dans l'affreuse nuit de l'agonie
+d'Ang&egrave;le, avait fid&egrave;lement cont&eacute; en quelques mots le cas de la famille
+B&eacute;raud. Le chef, M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel, un grand vieillard de soixante
+ans, &eacute;tait le dernier repr&eacute;sentant d'une ancienne famille bourgeoise,
+dont les titres remontaient plus haut que ceux de certaines familles
+nobles. Un de ses anc&ecirc;tres &eacute;tait compagnon d'Etienne Marcel. En 93, son
+p&egrave;re mourait sur l'&eacute;chafaud, apr&egrave;s avoir salu&eacute; la R&eacute;publique de tous ses
+enthousiasmes de bourgeois de Paris dans les veines duquel coulait le
+sang r&eacute;volutionnaire de la cit&eacute;. Lui-m&ecirc;me &eacute;tait un de ces r&eacute;publicains
+de Sparte r&ecirc;vant un gouvernement d'enti&egrave;re justice et de sage libert&eacute;.
+Vieilli dans la magistrature, o&ugrave; il avait pris une roideur et une
+s&eacute;v&eacute;rit&eacute; de profession, il donna sa d&eacute;mission de pr&eacute;sident de chambre,
+en 1851, lors du coup d'&Eacute;tat, apr&egrave;s avoir refus&eacute; de faire partie d'une
+de ces commissions mixtes qui d&eacute;shonor&egrave;rent la justice fran&ccedil;aise. Depuis
+cette &eacute;poque, il vivait solitaire et retir&eacute; dans son h&ocirc;tel de l'&icirc;le
+Saint-Louis, qui se trouvait &agrave; la pointe de l'&icirc;le, presque en face de
+l'h&ocirc;tel Lambert. Sa femme &eacute;tait morte jeune. Quelque drame secret, dont
+la blessure saignait toujours, dut assombrir encore la figure grave du
+magistrat. Il avait d&eacute;j&agrave; une fille de huit ans, Ren&eacute;e, lorsque sa femme
+expira en donnant le jour &agrave; une seconde fille. Cette derni&egrave;re, qu'on
+nomma Christine, fut recueillie par une s&oelig;ur de M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel,
+mari&eacute;e au notaire Aubertot. Ren&eacute;e alla au couvent. Mme Aubertot, qui
+n'avait pas d'enfant, se prit d'une tendresse maternelle pour Christine,
+qu'elle &eacute;leva aupr&egrave;s d'elle. Son mari &eacute;tant mort, elle ramena la petite
+&agrave; son p&egrave;re, et resta entre ce vieillard silencieux et cette blondine
+souriante. Ren&eacute;e fut oubli&eacute;e en pension.</p>
+
+<p>Aux vacances, elle emplissait l'h&ocirc;tel d'un tel tapage que sa tante
+poussait un grand soupir de soulagement quand elle la reconduisait enfin
+chez les dames de la Visitation, o&ugrave; elle &eacute;tait pensionnaire depuis l'&acirc;ge
+de huit ans.</p>
+
+<p>Elle ne sortit du couvent qu'&agrave; dix-neuf ans, et ce fut pour aller passer
+une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline, qui
+poss&eacute;daient, dans le Nivernais, une admirable propri&eacute;t&eacute;. Quand elle
+revint en octobre, la tante &Eacute;lisabeth s'&eacute;tonna de la trouver grave,
+d'une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit &eacute;touffant ses
+sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise de douleur
+folle. Dans l'abandon de son d&eacute;sespoir, l'enfant lui raconta une
+histoire navrante: un homme de quarante ans, riche, mari&eacute;, et dont la
+femme, jeune et charmante, &eacute;tait l&agrave;, l'avait violent&eacute;e &agrave; la campagne,
+sans qu'elle s&ucirc;t ni os&acirc;t se d&eacute;fendre. Cet aveu terrifia la tante
+&Eacute;lisabeth; elle s'accusa, comme si elle s'&eacute;tait sentie complice; ses
+pr&eacute;f&eacute;rences pour Christine la d&eacute;solaient, et elle pensait que, si elle
+avait &eacute;galement gard&eacute; Ren&eacute;e pr&egrave;s d'elle, la pauvre enfant n'aurait pas
+succomb&eacute;. D&egrave;s lors, pour chasser ce remords cuisant, dont sa nature
+tendre exag&eacute;rait encore la souffrance, elle soutint la coupable; elle
+amortit la col&egrave;re du p&egrave;re, auquel elles apprirent toutes deux l'horrible
+v&eacute;rit&eacute; par l'exc&egrave;s m&ecirc;me de leurs pr&eacute;cautions; elle inventa, dans
+l'effarement de sa sollicitude, cet &eacute;trange projet de mariage, qui lui
+semblait tout arranger, apaiser le p&egrave;re, faire rentrer Ren&eacute;e dans le
+monde des femmes honn&ecirc;tes, et dont elle voulait ne pas voir le c&ocirc;t&eacute;
+honteux ni les cons&eacute;quences fatales.</p>
+
+<p>Jamais on ne sut comment Mme Sidonie flaira cette bonne affaire.
+L'honneur des B&eacute;raud avait tra&icirc;n&eacute; dans son panier, avec les prot&ecirc;ts de
+toutes les filles de Paris.</p>
+
+<p>Quand elle connut l'histoire, elle imposa presque son fr&egrave;re, dont la
+femme agonisait. La tante &Eacute;lisabeth finit par croire qu'elle &eacute;tait
+l'oblig&eacute;e de cette dame si douce, si humble, qui se d&eacute;vouait &agrave; la
+malheureuse Ren&eacute;e, jusqu'&agrave; lui choisir un mari dans sa famille. La
+premi&egrave;re entrevue de la tante et de Saccard eut lieu dans l'entresol de
+la rue du Faubourg-Poissonni&egrave;re. L'employ&eacute;, qui &eacute;tait arriv&eacute; par la
+porte coch&egrave;re de la rue Papillon, comprit, en voyant venir Mme Aubertot
+par la boutique et le petit escalier, le m&eacute;canisme ing&eacute;nieux des deux
+entr&eacute;es. Il fut plein de tact et de convenance. Il traita le mariage
+comme une affaire, mais en homme du monde qui r&eacute;glait ses dettes de jeu.
+La tante &Eacute;lisabeth &eacute;tait beaucoup plus frissonnante que lui; elle
+balbutiait, elle n'osait parler des cent mille francs qu'elle avait
+promis.</p>
+
+<p>Ce lut lui qui entama le premier la question argent, de l'air d'un avou&eacute;
+discutant le cas d'un client. Selon lui, cent mille francs &eacute;taient un
+apport ridicule pour le mari de mademoiselle Ren&eacute;e. Il appuyait un peu
+sur ce mot &laquo;mademoiselle&raquo;. M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel m&eacute;priserait davantage un
+gendre pauvre; il l'accuserait d'avoir s&eacute;duit sa fille pour sa fortune,
+peut-&ecirc;tre m&ecirc;me aurait-il l'id&eacute;e de faire secr&egrave;tement une enqu&ecirc;te. Mme
+Aubertot, effray&eacute;e, effar&eacute;e par la parole calme et polie de Saccard,
+perdit la t&ecirc;te et consentit &agrave; doubler la somme, quand il eut d&eacute;clar&eacute;
+qu'&agrave; moins de deux cent mille francs, il n'oserait jamais demander
+Ren&eacute;e, ne voulant pas &ecirc;tre pris pour un indigne chasseur de dot. La
+bonne dame partit toute troubl&eacute;e, ne sachant plus ce qu'elle devait
+penser d'un gar&ccedil;on qui avait de telles indignations et qui acceptait un
+pareil march&eacute;.</p>
+
+<p>Cette premi&egrave;re entrevue fut suivie d'une visite officielle que la tante
+&Eacute;lisabeth fit &agrave; Aristide Saccard, &agrave; son appartement de la rue Payenne.
+Cette fois, elle venait au nom de M. B&eacute;raud. L'ancien magistrat avait
+refus&eacute; de voir &laquo;cet homme&raquo;, comme il appelait le s&eacute;ducteur de sa fille,
+tant qu'il ne serait pas mari&eacute; avec Ren&eacute;e, &agrave; laquelle il avait
+d'ailleurs &eacute;galement d&eacute;fendu sa porte.</p>
+
+<p>Mme Aubertot avait de pleins pouvoirs pour traiter. Elle parut heureuse
+du luxe de l'employ&eacute;; elle avait craint que le fr&egrave;re de cette Mme
+Sidonie, aux jupes frip&eacute;es, ne f&ucirc;t un goujat. Il la re&ccedil;ut, drap&eacute; dans
+une d&eacute;licieuse robe de chambre. C'&eacute;tait l'heure o&ugrave; les aventuriers du
+D&eacute;cembre, apr&egrave;s avoir pay&eacute; leurs dettes, jetaient dans les &eacute;gouts leurs
+bottes &eacute;cul&eacute;es, leurs redingotes blanchies aux coutures, rasaient leur
+barbe de huit jours, et devenaient des hommes comme il faut. Saccard
+entrait enfin dans la bande, il se nettoyait les ongles et ne se lavait
+plus qu'avec des poudres et des parfums inestimables. Il fut galant; il
+changea de tactique, se montra d'un d&eacute;sint&eacute;ressement prodigieux. Quand
+la vieille dame parla du contrat, il fit un geste, comme pour dire que
+peu lui importait. Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il
+m&eacute;ditait sur cette grave question, dont d&eacute;pendait dans l'avenir sa
+libert&eacute; de tripoteur d'affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Par gr&acirc;ce, dit-il, finissons-en avec cette d&eacute;sagr&eacute;able question
+d'argent.... Mon avis est que mademoiselle Ren&eacute;e doit rester ma&icirc;tresse
+de sa fortune et moi ma&icirc;tre de la mienne. Le notaire arrangera cela.</p>
+
+<p>La tante &Eacute;lisabeth approuva cette fa&ccedil;on de voir; elle tremblait que ce
+gar&ccedil;on, dont elle sentait vaguement la main de fer, ne voul&ucirc;t mettre les
+doigts dans la dot de sa ni&egrave;ce. Elle parla ensuite de cette dot.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fr&egrave;re, dit-elle, a une fortune qui consiste surtout en propri&eacute;t&eacute;s
+et en immeubles. Il n'est pas homme &agrave; punir sa fille en rognant la part
+qu'il lui destinait. Il lui donne une propri&eacute;t&eacute; dans la Sologne estim&eacute;e
+&agrave; trois cent mille francs, ainsi qu'une maison, situ&eacute;e &agrave; Paris, qu'on
+&eacute;value environ &agrave; deux cent mille francs.</p>
+
+<p>Saccard fut &eacute;bloui; il ne s'attendait pas &agrave; un tel chiffre; il se tourna
+&agrave; demi pour ne pas laisser voir le flot de sang qui lui montait au
+visage.</p>
+
+<p>&mdash;Cela fait cinq cent mille francs, continua la tante; mais je ne dois
+pas vous cacher que la propri&eacute;t&eacute; de la Sologne ne rapporte que deux pour
+cent.</p>
+
+<p>Il sourit, il r&eacute;p&eacute;ta son geste de d&eacute;sint&eacute;ressement, voulant dire que
+cela ne pouvait le toucher, puisqu'il refusait de s'immiscer dans la
+fortune de sa femme. Il avait, dans son fauteuil, une attitude
+d'adorable indiff&eacute;rence, distrait, jouant du pied avec sa pantoufle,
+paraissant &eacute;couter par pure politesse. Mme Aubertot, avec sa bont&eacute; d'&acirc;me
+ordinaire, parlait difficilement, choisissait les termes pour ne pas le
+blesser. Elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je veux faire un cadeau &agrave; Ren&eacute;e. Je n'ai pas d'enfant, ma
+fortune reviendra un jour &agrave; mes ni&egrave;ces, et ce n'est pas parce que l'une
+d'elles est dans les larmes, que je fermerai aujourd'hui la main. Leurs
+cadeaux de mariage &agrave; toutes deux &eacute;taient pr&ecirc;ts. Celui de Ren&eacute;e consiste
+en vastes terrains situ&eacute;s du c&ocirc;t&eacute; de Charonne, que je crois pouvoir
+&eacute;valuer &agrave; deux cent mille francs. Seulement....</p>
+
+<p>Au mot de terrain, Saccard avait eu un l&eacute;ger tressaillement. Sous son
+indiff&eacute;rence jou&eacute;e, il &eacute;coutait avec une attention profonde. La tante
+&Eacute;lisabeth se troublait, ne trouvait sans doute pas la phrase, et en
+rougissant:</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, continua-t-elle, je d&eacute;sire que la propri&eacute;t&eacute; de ces terrains
+soit report&eacute;e sur la t&ecirc;te du premier enfant de Ren&eacute;e. Vous comprendrez
+mon intention, je ne veux pas que cet enfant puisse un jour &ecirc;tre &agrave; votre
+charge. Dans le cas o&ugrave; il mourrait, Ren&eacute;e resterait seule propri&eacute;taire.</p>
+
+
+<p>Il ne broncha pas, mais ses sourcils tendus annon&ccedil;aient une grande
+pr&eacute;occupation int&eacute;rieure. Les terrains de Charonne &eacute;veillaient en lui un
+monde d'id&eacute;es.</p>
+
+<p>Mme Aubertot crut l'avoir bless&eacute; en parlant de l'enfant de Ren&eacute;e, et
+elle restait interdite, ne sachant comment reprendre l'entretien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'avez pas dit dans quelle rue se trouve l'immeuble de deux
+cent mille francs? demanda-t-il, en reprenant son ton de bonhomie
+souriante.</p>
+
+<p>&mdash;Rue de la P&eacute;pini&egrave;re, r&eacute;pondit-elle, presque au coin de la rue
+d'Astorg.</p>
+
+<p>Cette simple phrase produisit sur lui un effet d&eacute;cisif.</p>
+
+<p>Il ne fut plus ma&icirc;tre de son ravissement; il rapprocha son fauteuil, et
+avec sa volubilit&eacute; proven&ccedil;ale, d'une voix c&acirc;line:</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re dame, est-ce bien fini, parlerons-nous encore de ce maudit
+argent?... Tenez, je veux me confesser en toute franchise, car je serais
+au d&eacute;sespoir si je ne m&eacute;ritais pas votre estime. J'ai perdu ma femme
+derni&egrave;rement, j'ai deux enfants sur les bras, je suis pratique et
+raisonnable. En &eacute;pousant votre ni&egrave;ce, je fais une bonne affaire pour
+tout le monde. S'il vous reste quelques pr&eacute;ventions contre moi, vous me
+pardonnerez plus tard, lorsque j'aurai s&eacute;ch&eacute; les larmes de chacun et
+enrichi jusqu'&agrave; mes arri&egrave;re-neveux. Le succ&egrave;s est une flamme dor&eacute;e qui
+purifie tout. Je veux que M. B&eacute;raud lui-m&ecirc;me me tende la main et me
+remercie....</p>
+
+<p>Il s'oubliait. Il parla longtemps ainsi avec un cynisme railleur qui
+per&ccedil;ait par instants sous son air bonhomme.</p>
+
+<p>Il mit en avant son fr&egrave;re le d&eacute;put&eacute;, son p&egrave;re le receveur particulier de
+Plassans. Il finit par faire la conqu&ecirc;te de la tante &Eacute;lisabeth, qui
+voyait avec une joie involontaire, sous les doigts de cet habile homme,
+le drame dont elle souffrait depuis un mois, se terminer en une com&eacute;die
+presque gaie. Il lut convenu qu'on irait chez le notaire le lendemain.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Mme Aubertot se fut retir&eacute;e, il se rendit &agrave; l'H&ocirc;tel de Ville, y
+passa la journ&eacute;e &agrave; fouiller certains documents connus de lui. Chez le
+notaire, il &eacute;leva une difficult&eacute;, il dit que la dot de Ren&eacute;e ne se
+composant que de biens-fonds, il craignait pour elle beaucoup de tracas,
+et qu'il croyait sage de vendre au moins l'immeuble de la rue de la
+P&eacute;pini&egrave;re pour lui constituer une rente sur le grand-livre. Mme
+Aubertot voulut en r&eacute;f&eacute;rer &agrave; M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel, toujours clo&icirc;tr&eacute; dans
+son appartement. Saccard se remit en course jusqu'au soir. Il alla rue
+de la P&eacute;pini&egrave;re, il courut Paris de l'air songeur d'un g&eacute;n&eacute;ral &agrave; la
+veille d'une bataille d&eacute;cisive. Le lendemain, Mme Aubertot dit que M.
+B&eacute;raud du Ch&acirc;tel s'en remettait compl&egrave;tement &agrave; elle. Le contrat fut
+r&eacute;dig&eacute; sur les bases d&eacute;j&agrave; d&eacute;battues. Saccard apportait deux cent mille
+francs, Ren&eacute;e avait en dot la propri&eacute;t&eacute; de la Sologne et l'immeuble de
+la rue de la P&eacute;pini&egrave;re, qu'elle s'engageait &agrave; vendre; en outre, en cas
+de mort de son premier enfant, elle restait seule propri&eacute;taire des
+terrains de Charonne que lui donnait sa tante. Le contrat fut &eacute;tabli sur
+le r&eacute;gime de la s&eacute;paration des biens qui conserve aux &eacute;poux l'enti&egrave;re
+administration de leur fortune. La tante &Eacute;lisabeth, qui &eacute;coutait
+attentivement le notaire, parut satisfaite de ce r&eacute;gime dont les
+dispositions semblaient assurer l'ind&eacute;pendance de sa ni&egrave;ce, en mettant
+sa fortune &agrave; l'abri de toute tentative. Saccard avait un vague sourire,
+en voyant la bonne dame approuver chaque clause d'un signe de t&ecirc;te. Le
+mariage fut fix&eacute; au terme le plus court.</p>
+
+<p>Quand tout fut r&eacute;gl&eacute;, Saccard alla c&eacute;r&eacute;monieusement annoncer &agrave; son fr&egrave;re
+Eug&egrave;ne son union avec Mlle Ren&eacute;e B&eacute;raud du Ch&acirc;tel. Ce coup de ma&icirc;tre
+&eacute;tonna le d&eacute;put&eacute;.</p>
+
+<p>Comme il laissait voir sa surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as dit de chercher, dit l'employ&eacute;, j'ai cherch&eacute; et j'ai trouv&eacute;.</p>
+
+<p>Eug&egrave;ne, d&eacute;rout&eacute; d'abord, entrevit alors la v&eacute;rit&eacute;. Et d'une voix
+charmante:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, tu es un homme habile.... Tu viens me demander pour t&eacute;moin,
+n'est-ce pas? Compte sur moi....</p>
+
+<p>S'il le faut, je m&egrave;nerai &agrave; ta noce tout le c&ocirc;t&eacute; droit du Corps
+l&eacute;gislatif; &ccedil;a te poserait joliment....</p>
+
+<p>Puis, comme il avait ouvert la porte, d'un ton plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;Dis?... Je ne veux pas trop me compromettre en ce moment, nous avons
+une loi fort dure &agrave; faire voter....</p>
+
+<p>La grossesse, au moins, n'est pas trop avanc&eacute;e?</p>
+
+<p>Saccard lui jeta un regard si aigu qu'Eug&egrave;ne se dit en refermant la
+porte: &laquo;Voil&agrave; une plaisanterie qui me co&ucirc;terait cher si je n'&eacute;tais pas
+un Rougon.&raquo; Le mariage eut lieu dans l'&eacute;glise Saint-Louis-en-l'Ile.</p>
+
+<p>Saccard et Ren&eacute;e ne se virent que la veille de ce grand jour. La sc&egrave;ne
+se passa le soir, &agrave; la tomb&eacute;e de la nuit, dans une salle basse de
+l'h&ocirc;tel B&eacute;raud. Ils s'examin&egrave;rent curieusement. Ren&eacute;e, depuis qu'on
+n&eacute;gociait son mariage, avait retrouv&eacute; son allure d'&eacute;cervel&eacute;e, sa t&ecirc;te
+folle. C'&eacute;tait une grande fille, d'une beaut&eacute; exquise et turbulente, qui
+avait pouss&eacute; librement dans ses caprices de pensionnaire. Elle trouva
+Saccard petit, laid, mais d'une laideur tourment&eacute;e et intelligente qui
+ne lui d&eacute;plut pas; il fut, d'ailleurs, parfait de ton et de mani&egrave;res.
+Lui fit une l&eacute;g&egrave;re grimace en l'apercevant; elle lui sembla sans doute
+trop grande, plus grande que lui. Ils &eacute;chang&egrave;rent quelques paroles sans
+embarras. Si le p&egrave;re s'&eacute;tait trouv&eacute; l&agrave;, il aurait pu croire, en effet,
+qu'ils se connaissaient depuis longtemps, qu'ils avaient derri&egrave;re eux
+quelque faute commune. La tante &Eacute;lisabeth, pr&eacute;sente &agrave; l'entrevue,
+rougissait pour eux.</p>
+
+<p>Le lendemain du mariage, dont la pr&eacute;sence d'Eug&egrave;ne Rougon, mis en vue
+par un r&eacute;cent discours, fit un &eacute;v&eacute;nement dans l'&icirc;le Saint-Louis, les
+deux nouveaux &eacute;poux furent enfin admis en pr&eacute;sence de M. B&eacute;raud du
+Ch&acirc;tel.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e pleura en retrouvant son p&egrave;re vieilli, plus grave et plus morne.
+Saccard, que rien jusque-l&agrave; n'avait d&eacute;contenanc&eacute;, fut glac&eacute; par la
+froideur et le demi-jour de l'appartement, par la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; triste de ce
+grand vieillard, dont l'&oelig;il per&ccedil;ant lui sembla fouiller sa conscience
+jusqu'au fond. L'ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front,
+comme pour lui dire qu'il lui pardonnait, et, se tournant vers son
+gendre:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoup souffert. Je
+compte que vous nous ferez oublier vos torts.</p>
+
+<p>Il lui tendit la main. Mais Saccard resta frissonnant.</p>
+
+<p>Il pensait que, si M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel n'avait pas pli&eacute; sous la douleur
+tragique de la honte de Ren&eacute;e, il aurait d'un regard, d'un effort, mis &agrave;
+n&eacute;ant les man&oelig;uvres de Mme Sidonie. Celle-ci, apr&egrave;s avoir rapproch&eacute; son
+fr&egrave;re de la tante &Eacute;lisabeth, s'&eacute;tait prudemment effac&eacute;e. Elle n'&eacute;tait
+pas m&ecirc;me venue au mariage. Il se montra tr&egrave;s rond avec le vieillard,
+ayant lu dans son regard une surprise &agrave; voir le s&eacute;ducteur de sa fille
+petit, laid, &acirc;g&eacute; de quarante ans. Les nouveaux mari&eacute;s furent oblig&eacute;s de
+passer les premi&egrave;res nuits &agrave; l'h&ocirc;tel B&eacute;raud. On avait, depuis deux mois,
+&eacute;loign&eacute; Christine, pour que cette enfant de quatorze ans ne soup&ccedil;onn&acirc;t
+rien du drame qui se passait dans cette maison calme et douce comme un
+clo&icirc;tre. Lorsqu'elle vint, elle resta tout interdite devant le mari de
+sa s&oelig;ur, qu'elle trouva, elle aussi, vieux et laid. Ren&eacute;e seule ne
+paraissait pas trop s'apercevoir de l'&acirc;ge ni de la figure chafouine de
+son mari. Elle le traitait sans m&eacute;pris comme sans tendresse, avec une
+tranquillit&eacute; absolue, o&ugrave; per&ccedil;ait seulement parfois une pointe d'ironique
+d&eacute;dain. Saccard se carrait, se mettait chez lui, et r&eacute;ellement, par sa
+verve, par sa rondeur, il gagnait peu &agrave; peu l'amiti&eacute; de tout le monde.
+Quand ils partirent, pour aller occuper un superbe appartement, dans une
+maison neuve de la rue de Rivoli, le regard de M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel
+n'avait d&eacute;j&agrave; plus d'&eacute;tonnement, et la petite Christine jouait avec son
+beau-fr&egrave;re comme avec un camarade. Ren&eacute;e &eacute;tait alors enceinte de quatre
+mois; son mari allait l'envoyer &agrave; la campagne, comptant mentir ensuite
+sur l'&acirc;ge de l'enfant, lorsque, selon les pr&eacute;visions de Mme Sidonie,
+elle fit une fausse couche. Elle s'&eacute;tait tellement serr&eacute;e pour
+dissimuler sa grossesse, qui, d'ailleurs, disparaissait sous l'ampleur
+de ses jupes, qu'elle fut oblig&eacute;e de garder le lit pendant quelques
+semaines.</p>
+
+<p>Il fut ravi de l'aventure; la fortune lui &eacute;tait enfin fid&egrave;le:
+il avait fait un march&eacute; d'or, une dot superbe, une femme belle &agrave; le
+faire d&eacute;corer en six mois, et pas la moindre charge. On lui avait achet&eacute;
+deux cent mille francs son nom pour un foetus que la m&egrave;re ne voulut pas
+m&ecirc;me voir.</p>
+
+<p>D&egrave;s lors, il songea avec amour aux terrains de Charonne.</p>
+
+<p>Mais, pour le moment, il accordait tous ses soins &agrave; une sp&eacute;culation qui
+devait &ecirc;tre la base de sa fortune.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; la grande situation de la famille de sa femme, il ne donna pas
+imm&eacute;diatement sa d&eacute;mission d'agent voyer. Il parla de travaux &agrave; finir,
+d'occupations &agrave; chercher. En r&eacute;alit&eacute;, il voulait rester jusqu'&agrave; la fin
+sur le champ de bataille o&ugrave; il jouait son premier coup de cartes.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait chez lui, il pouvait tricher plus &agrave; son aise.</p>
+
+<p>Le plan de fortune de l'agent voyer &eacute;tait simple et pratique. Maintenant
+qu'il avait en main plus d'argent qu'il n'en avait jamais r&ecirc;v&eacute; pour
+commencer ses op&eacute;rations, il comptait appliquer ses desseins en grand.
+Il connaissait son Paris sur le bout du doigt; il savait que la pluie
+d'or qui en battait les murs tomberait plus dru chaque jour. Les gens
+habiles n'avaient qu'&agrave; ouvrir les poches. Lui s'&eacute;tait mis parmi les
+habiles, en lisant l'avenir dans les bureaux de l'H&ocirc;tel de Ville. Ses
+fonctions lui avaient appris ce qu'on peut voler dans l'achat et la
+vente des immeubles et des terrains. Il &eacute;tait au courant de toutes les
+escroqueries classiques: il savait comment on revend pour un million ce
+qui a co&ucirc;t&eacute; cent mille francs; comment on paie le droit de crocheter les
+caisses de l'&Eacute;tat, qui sourit et ferme les yeux; comment, en faisant
+passer un boulevard sur le ventre d'un vieux quartier, on jongle, aux
+applaudissements de toutes les dupes, avec les maisons &agrave; six &eacute;tages.</p>
+
+<p>Et ce qui, &agrave; cette heure encore trouble, lorsque le chancre de la
+sp&eacute;culation n'en &eacute;tait qu'&agrave; la p&eacute;riode d'incubation, faisait de lui un
+terrible joueur, c'&eacute;tait qu'il en devinait plus long que ses chefs
+eux-m&ecirc;mes sur l'avenir de moellons et de pl&acirc;tre qui &eacute;tait r&eacute;serv&eacute; &agrave;
+Paris. Il avait tant furet&eacute;, r&eacute;uni tant d'indices, qu'il aurait pu
+proph&eacute;tiser le spectacle qu'offriraient les nouveaux quartiers en 1870.</p>
+
+<p>Dans les rues, parfois, il regardait certaines maisons d'un air
+singulier, comme des connaissances dont le sort, connu de lui seul, le
+touchait profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>Deux mois avant la mort d'Ang&egrave;le, il l'avait men&eacute;e, un dimanche, aux
+buttes Montmartre. La pauvre femme adorait manger au restaurant; elle
+&eacute;tait heureuse, lorsque, apr&egrave;s une longue promenade, il l'attablait dans
+quelque cabaret de la banlieue. Ce jour-l&agrave;, ils d&icirc;n&egrave;rent au sommet des
+buttes, dans un restaurant dont les fen&ecirc;tres s'ouvraient sur Paris, sur
+cet oc&eacute;an de maisons aux toits bleu&acirc;tres, pareils &agrave; des flots press&eacute;s
+emplissant l'immense horizon.</p>
+
+<p>Leur table &eacute;tait plac&eacute;e devant une des fen&ecirc;tres. Ce spectacle des toits
+de Paris &eacute;gaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de
+bourgogne. Il souriait &agrave; l'espace, il &eacute;tait d'une galanterie inusit&eacute;e.
+Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer
+vivante et pullulante, d'o&ugrave; sortait la voix profonde des joules. On
+&eacute;tait &agrave; l'automne; la ville, sous le grand ciel p&acirc;le, s'alanguissait,
+d'un gris doux et tendre, piqu&eacute; &ccedil;&agrave; et l&agrave; de verdures sombres, qui
+ressemblaient &agrave; de larges feuilles de n&eacute;nuphars nageant sot un lac; le
+soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds
+s'emplissaient d'une brume l&eacute;g&egrave;re, une poussi&egrave;re d'or, une ros&eacute;e d'or
+tombait sur la rive droite de la ville, du c&ocirc;t&eacute; de la Madeleine et des
+Tuileries. C'&eacute;tait comme le coin enchant&eacute; d'une cit&eacute; des Paris vu de la
+butte Montmartre.</p>
+
+<p>&laquo;Ce jour-l&agrave;, ils d&icirc;n&egrave;rent au sommet des buttes, dans un restaurant dont
+les fen&ecirc;tres s'ouvraient sur Paris, sur cet oc&eacute;an de maisons aux toit
+bleu&acirc;tres.</p>
+
+<p>Mille et une Nuits, aux arbres d'&eacute;meraude, aux toits de saphir, aux
+girouettes de rubis. Il vint un moment o&ugrave; le rayon qui glissait entre
+deux nuages fut si resplendissant, que les maisons sembl&egrave;rent flamber et
+se fondre comme un lingot d'or dans un creuset.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vois, dit Saccard, avec un rire d'enfant, il pleut des pi&egrave;ces de
+vingt francs dans Paris!</p>
+
+<p>Ang&egrave;le se mit &agrave; rire &agrave; son tour, en accusant ces pi&egrave;ces l&agrave; de n'&ecirc;tre pas
+faciles &agrave; ramasser. Mais son mari s'&eacute;tait lev&eacute;, et, s'accoudant sur la
+rampe de la fen&ecirc;tre:</p>
+
+<p>&mdash;C'est la colonne Vend&ocirc;me, n'est-ce pas, qui brille l&agrave;-bas?... Ici,
+plus &agrave; droite, voil&agrave; la Madeleine.... Un beau quartier, o&ugrave; il y a
+beaucoup &agrave; faire.... Ah! cette fois, tout va br&ucirc;ler! Vois-tu?... On
+dirait que le quartier bout dans l'alambic de quelque chimiste.</p>
+
+<p>Sa voix devenait grave et &eacute;mue. La comparaison qu'il avait trouv&eacute;e parut
+le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, il s'oublia, il continua,
+&eacute;tendant le bras pour montrer Paris &agrave; Ang&egrave;le, qui s'&eacute;tait &eacute;galement
+accoud&eacute;e &agrave; son c&ocirc;t&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, j'ai bien dit, plus d'un quartier va fondre, et il restera
+de l'or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce
+grand innocent de Paris! vois donc comme il est immense et comme il
+s'endort doucement! C'est b&ecirc;te, ces grandes villes!</p>
+
+<p>Il ne se doute gu&egrave;re de l'arm&eacute;e de pioches qui l'attaquera un de ces
+beaux matins, et certains h&ocirc;tels de la rue d'Anjou ne reluiraient pas si
+fort sous le soleil couchant, s'ils savaient qu'ils n'ont plus que trois
+ou quatre ans &agrave; vivre.</p>
+
+<p>Ang&egrave;le croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le go&ucirc;t de la
+plaisanterie colossale et inqui&eacute;tante. Elle riait, mais avec un vague
+effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du g&eacute;ant couch&eacute; &agrave;
+ses pieds, et lui montrer le poing, en pin&ccedil;ant ironiquement les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;On a d&eacute;j&agrave; commenc&eacute;, continua-t-il. Mais ce n'est qu'une mis&egrave;re.
+Regarde l&agrave;-bas, du c&ocirc;t&eacute; des Halles, on a coup&eacute; Paris en quatre....</p>
+
+<p>Et de sa main &eacute;tendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit
+signe de s&eacute;parer la ville en quatre parts.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l'on
+perce? demanda sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la grande crois&eacute;e de Paris, comme ils disent.</p>
+
+<p>Ils d&eacute;gagent le Louvre et l'H&ocirc;tel de Ville. Jeux d'enfants que cela!
+C'est bon pour mettre le public en app&eacute;tit....</p>
+
+<p>Quand le premier r&eacute;seau sera fini, alors commencera la grande danse. Le
+second r&eacute;seau trouera la ville de toutes parts, pour rattacher les
+faubourgs au premier r&eacute;seau.</p>
+
+<p>Les tron&ccedil;ons agoniseront dans le pl&acirc;tre.... Tiens, suis un peu ma main.
+Du boulevard du Temple &agrave; la barri&egrave;re du Tr&ocirc;ne, une entaille; puis, de ce
+c&ocirc;t&eacute;, une autre entaille, de la Madeleine &agrave; la plaine Monceau; et une
+troisi&egrave;me entaille dans ce sens, une autre dans celui-ci, une entaille
+l&agrave;, une entaille plus loin, des entailles partout. Paris hach&eacute; &agrave; coups
+de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent mille terrassiers et
+ma&ccedil;ons, travers&eacute; par d'admirables voies strat&eacute;giques qui mettront les
+forts au c&oelig;ur des vieux quartiers.</p>
+
+<p>La nuit venait. Sa main s&egrave;che et nerveuse coupait toujours dans le vide.
+Ang&egrave;le avait un l&eacute;ger frisson, devant ce couteau vivant, ces doigts de
+fer qui hachaient sans piti&eacute; l'amas sans bornes des toits sombres.
+Depuis un instant, les brumes de l'horizon roulaient doucement des
+hauteurs, et elle s'imaginait entendre, sous les t&eacute;n&egrave;bres qui
+s'amassaient dans les creux, de lointains craquements, comme si la main
+de son mari e&ucirc;t r&eacute;ellement fait les entailles dont il parlait, crevant
+Paris d'un bout &agrave; l'autre, brisant les poutres, &eacute;crasant les moellons,
+laissant derri&egrave;re elle de longues et affreuses blessures de murs
+croulants. La petitesse de cette main, s'acharnant sur une proie g&eacute;ante,
+finissait par inqui&eacute;ter; et, tandis qu'elle d&eacute;chirait sans effort les
+entrailles de l'&eacute;norme ville, on e&ucirc;t dit qu'elle prenait un &eacute;trange
+reflet d'acier, dans le cr&eacute;puscule bleu&acirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Il y aura un troisi&egrave;me r&eacute;seau, continua Saccard, au bout d'un silence,
+comme se parlant &agrave; lui-m&ecirc;me; celui l&agrave; est trop lointain, je le vois
+moins. Je n'ai trouv&eacute; que peu d'indices.... Mais ce sera la folie pure,
+le galop infernal des millions, Paris so&ucirc;l&eacute; et assomm&eacute;!</p>
+
+<p>Il se tut de nouveau, les yeux fix&eacute;s ardemment sur la ville, o&ugrave; les
+ombres roulaient de plus en plus &eacute;paisses.</p>
+
+<p>Il devait interroger cet avenir trop &eacute;loign&eacute; qui lui &eacute;chappait. Puis, la
+nuit se fit, la ville devint confuse, on l'entendit respirer largement,
+comme une mer dont on ne voit plus que la cr&ecirc;te p&acirc;le des vagues. &Ccedil;&agrave; et
+l&agrave;, quelques murs blanchissaient encore; et, une &agrave; une, les flammes
+jaunes des becs de gaz piqu&egrave;rent les t&eacute;n&egrave;bres, pareilles &agrave; des &eacute;toiles
+s'allumant dans le noir d'un ciel d'orage.</p>
+
+<p>Ang&egrave;le secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mari avait
+faite au dessert.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, dit-elle avec un sourire, il en est tomb&eacute; de ces pi&egrave;ces de
+vingt francs! Voil&agrave; les Parisiens qui les comptent. Regarde donc les
+belles piles qu'on aligne &agrave; nos pieds!</p>
+
+<p>Elle montrait les rues qui descendent en face des buttes Montmartre, et
+dont les becs de gaz semblaient empiler sur deux rangs leurs taches
+d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Et l&agrave;-bas, s'&eacute;cria-t-elle, en d&eacute;signant du doigt un fourmillement
+d'astres, c'est s&ucirc;rement la Caisse g&eacute;n&eacute;rale.</p>
+
+<p>Ce mot fit rire Saccard. Ils rest&egrave;rent encore quelques instants &agrave; la
+fen&ecirc;tre, ravis de ce ruissellement de &laquo;pi&egrave;ces de vingt francs&raquo;, qui
+finit par embraser Paris entier.</p>
+
+<p>L'agent voyer, en descendant de Montmartre, se repentit sans doute
+d'avoir tant caus&eacute;. Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas
+r&eacute;p&eacute;ter les &laquo;b&ecirc;tises&raquo; qu'il avait dites; il voulait, disait-il, &ecirc;tre un
+homme s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>Saccard, depuis longtemps, avait &eacute;tudi&eacute; ces trois r&eacute;seaux de rues et de
+boulevards, dont il s'&eacute;tait oubli&eacute; &agrave; exposer assez exactement le plan
+devant Ang&egrave;le. Quand cette derni&egrave;re mourut, il ne lut pas f&acirc;ch&eacute; qu'elle
+emport&acirc;t dans la terre ses bavardages des buttes Montmartre.</p>
+
+<p>L&agrave; &eacute;tait sa fortune, dans ces fameuses entailles que sa main avait
+faites au c&oelig;ur de Paris, et il entendait ne partager son id&eacute;e avec
+personne, sachant qu'au jour du butin il y aurait bien assez de corbeaux
+planant au-dessus de la ville &eacute;ventr&eacute;e. Son premier plan &eacute;tait
+d'acqu&eacute;rir &agrave; bon compte quelque immeuble qu'il saurait &agrave; l'avance
+condamn&eacute; &agrave; une expropriation prochaine, et de r&eacute;aliser un gros b&eacute;n&eacute;fice
+en obtenant une forte indemnit&eacute;. Il se serait peut-&ecirc;tre d&eacute;cid&eacute; &agrave; tenter
+l'aventure sans un sou, &agrave; acheter l'immeuble &agrave; cr&eacute;dit pour ne toucher
+ensuite qu'une diff&eacute;rence, comme &agrave; la bourse, lorsqu'il se remaria,
+moyennant cette prime de deux cent mille francs qui fixa et agrandit son
+plan. Maintenant, ses calculs &eacute;taient faits: il achetait &agrave; sa femme,
+sous le nom d'un interm&eacute;diaire, sans para&icirc;tre aucunement, la maison de
+la rue de la P&eacute;pini&egrave;re, et triplait sa mise de fonds, gr&acirc;ce &agrave; sa science
+acquise dans les couloirs de l'H&ocirc;tel de Ville, et &agrave; ses bons rapports
+avec certains personnages influents.</p>
+
+<p>S'il avait tressailli lorsque la tante &Eacute;lisabeth lui avait indiqu&eacute;
+l'endroit o&ugrave; se trouvait la maison, c'est qu'elle &eacute;tait situ&eacute;e au beau
+milieu du trac&eacute; d'une voie dont on ne causait encore que dans le cabinet
+du pr&eacute;fet de la Seine. Cette voie, le boulevard Malesherbes l'emportait
+tout enti&egrave;re. C'&eacute;tait un ancien projet de Napol&eacute;on 1<sup>er</sup> qu'on songeait &agrave;
+mettre &agrave; ex&eacute;cution, &laquo;pour donner, disaient les gens graves, un d&eacute;bouch&eacute;
+normal &agrave; des quartiers perdus derri&egrave;re un d&eacute;dale de rues &eacute;troites, sur
+les escarpements des coteaux qui limitaient Paris&raquo;. Cette phrase
+officielle n'avouait naturellement pas l'int&eacute;r&ecirc;t que l'empire avait &agrave; la
+danse des &eacute;cus, &agrave; ces d&eacute;blais et &agrave; ces remblais formidables qui tenaient
+les ouvriers en haleine. Saccard s'&eacute;tait permis, un jour, de consulter,
+chez le pr&eacute;fet, ce fameux plan de Paris sur lequel &laquo;une main auguste&raquo;
+avait trac&eacute; &agrave; l'encre rouge les principales voies du deuxi&egrave;me r&eacute;seau.
+Ces sanglants traits de plume entaillaient Paris plus profond&eacute;ment
+encore que la main de l'agent voyer. Le boulevard Malesherbes, qui
+abattait des h&ocirc;tels superbes, dans les rues d'Anjou et de la
+Ville-l'&Eacute;v&ecirc;que, et qui n&eacute;cessitait des travaux de terrassement
+consid&eacute;rables, devait &ecirc;tre trou&eacute; un des premiers. Quand Saccard alla
+visiter l'immeuble de la rue de la P&eacute;pini&egrave;re, il songea &agrave; cette soir&eacute;e
+d'automne, &agrave; ce d&icirc;ner qu'il avait fait avec Ang&egrave;le sur les buttes
+Montmartre, et pendant lequel il &eacute;tait tomb&eacute;, au soleil couchant, une
+pluie si drue de louis d'or sur le quartier de la Madeleine. Il sourit;
+il pensa que le nuage radieux avait crev&eacute; chez lui, dans sa cour, et
+qu'il allait ramasser les pi&egrave;ces de vingt francs.</p>
+
+<p>Tandis que Ren&eacute;e, install&eacute;e luxueusement dans l'appartement de la rue de
+Rivoli, au milieu de ce Paris nouveau dont elle allait &ecirc;tre une des
+reines, m&eacute;ditait ses futures toilettes et s'essayait &agrave; sa vie de grande
+mondaine, son mari soignait d&eacute;votement sa premi&egrave;re grande affaire. Il
+lui achetait d'abord la maison de la rue de la P&eacute;pini&egrave;re, gr&acirc;ce &agrave;
+l'interm&eacute;diaire d'un certain Larsonneau, qu'il avait rencontr&eacute; furetant
+comme lui dans les bureaux de l'H&ocirc;tel de Ville, mais qui avait eu la
+b&ecirc;tise de se laisser surprendre un jour qu'il visitait les tiroirs du
+pr&eacute;fet. Larsonneau s'&eacute;tait &eacute;tabli agent d'affaires, au fond d'une cour
+noire et humide du bas de la rue Saint-Jacques. Son orgueil, ses
+convoitises y souffraient cruellement. Il se trouvait au m&ecirc;me point que
+Saccard avant son mariage; il avait, disait-il, invent&eacute;, lui aussi, &laquo;une
+machine &agrave; pi&egrave;ces de cent sous&raquo;; seulement les premi&egrave;res avances lui
+manquaient pour tirer parti de son invention. Il s'entendit &agrave; demi-mot
+avec son ancien coll&egrave;gue, et il travailla si bien qu'il eut la maison
+pour cent cinquante mille francs. Ren&eacute;e, au bout de quelques mois, avait
+d&eacute;j&agrave; de gros besoins d'argent. Le mari n'intervint que pour autoriser sa
+femme &agrave; vendre. Quand le march&eacute; fut conclu, elle le pria de placer en
+son nom cent mille francs qu'elle lui remit en toute confiance, pour le
+toucher sans doute et lui faire fermer les yeux sur les cinquante mille
+francs qu'elle gardait en poche. Il sourit d'un air fin; il entrait dans
+ses calculs qu'elle jet&acirc;t l'argent par les fen&ecirc;tres; ces cinquante mille
+francs, qui allaient dispara&icirc;tre en dentelles et en bijoux, devaient lui
+rapporter, &agrave; lui, le cent pour cent. Il poussa l'honn&ecirc;tet&eacute;, tant il
+&eacute;tait satisfait de sa premi&egrave;re affaire, jusqu'&agrave; placer r&eacute;ellement les
+cent mille francs de Ren&eacute;e et &agrave; lui remettre les titres de rente. Sa
+femme ne pouvait les ali&eacute;ner, il &eacute;tait certain de les retrouver au nid,
+s'il en avait jamais besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re, ce sera pour vos chiffons, dit-il galamment.</p>
+
+<p>Quand il poss&eacute;da la maison, il eut l'habilet&eacute;, en un mois, de la faire
+revendre deux fois &agrave; des pr&ecirc;te-noms, en grossissant chaque lois le prix
+d'achat. Le dernier acqu&eacute;reur ne la paya pas moins de trois cent mille
+francs. Pendant ce temps, Larsonneau, qui seul paraissait &agrave; titre de
+repr&eacute;sentant des propri&eacute;taires successifs, travaillait les locataires.
+Il refusait impitoyablement de renouveler les baux, &agrave; moins qu'on ne
+consent&icirc;t &agrave; des augmentations formidables de loyer. Les locataires, qui
+avaient vent de l'expropriation prochaine, &eacute;taient au d&eacute;sespoir; ils
+finissaient par accepter l'augmentation, surtout lorsque Larsonneau
+ajoutait, d'un air conciliant, que cette augmentation serait fictive
+pendant les cinq premi&egrave;res ann&eacute;es. Quant aux locataires qui firent les
+m&eacute;chants, ils furent remplac&eacute;s par des cr&eacute;atures auxquelles on donna le
+logement pour rien et qui sign&egrave;rent tout ce qu'on voulut; l&agrave;, il y eut
+double b&eacute;n&eacute;fice: le loyer fut augment&eacute;, et l'indemnit&eacute; r&eacute;serv&eacute;e au
+locataire pour son bail dut revenir &agrave; Saccard. Mme Sidonie voulut aider
+son fr&egrave;re, en &eacute;tablissant dans une des boutiques du rez-de-chauss&eacute;e un
+d&eacute;p&ocirc;t de pianos. Ce fut &agrave; cette occasion que Saccard et Larsonneau, pris
+de fi&egrave;vre, all&egrave;rent un peu loin: ils invent&egrave;rent des livres de commerce,
+ils falsifi&egrave;rent des &eacute;critures, pour &eacute;tablir la vente des pianos sur un
+chiffre &eacute;norme. Pendant plusieurs nuits, ils griffonn&egrave;rent ensemble.
+Ainsi travaill&eacute;e, la maison tripla de valeur. Gr&acirc;ce au dernier acte de
+vente, gr&acirc;ce aux augmentations de loyer, aux faux locataires et au
+commerce de Mme Sidonie, elle pouvait &ecirc;tre estim&eacute;e &agrave; cinq cent mille
+francs devant la commission des indemnit&eacute;s.</p>
+
+<p>Les rouages de l'expropriation, de cette machine puissante qui, pendant
+quinze ans, a boulevers&eacute; Paris, soufflant la fortune et la ruine, sont
+des plus simples. D&egrave;s qu'une voie nouvelle est d&eacute;cr&eacute;t&eacute;e, les agents
+voyers dressent le plan parcellaire et &eacute;valuent les propri&eacute;t&eacute;s.</p>
+
+<p>D'ordinaire, pour les immeubles, apr&egrave;s enqu&ecirc;te, ils capitalisent la
+location totale et peuvent ainsi donner un chiffre approximatif. La
+commission des indemnit&eacute;s, compos&eacute;e de membres du conseil municipal,
+fait toujours une offre inf&eacute;rieure &agrave; ce chiffre, sachant que les
+int&eacute;ress&eacute;s r&eacute;clameront davantage, et qu'il y aura concession mutuelle.
+Quand ils ne peuvent s'entendre, l'affaire est port&eacute;e devant un jury qui
+se prononce souverainement sur l'offre de la Ville et la demande du
+propri&eacute;taire ou du locataire expropri&eacute;.</p>
+
+<p>Saccard, rest&eacute; &agrave; l'H&ocirc;tel de Ville pour le moment d&eacute;cisif, eut un instant
+l'imprudence de vouloir se faire d&eacute;signer, lorsque les travaux du
+boulevard Malesherbes commenc&egrave;rent, et d'estimer lui-m&ecirc;me sa maison.
+Mais il craignit de paralyser par l&agrave; son influence sur les membres de la
+commission des indemnit&eacute;s. Il fit choisir un de ses coll&egrave;gues, un jeune
+homme doux et souriant, nomm&eacute; Michelin, et dont la femme, d'une adorable
+beaut&eacute;, venait parfois excuser son mari aupr&egrave;s de ses chefs, lorsqu'il
+s'absentait pour cause d'indisposition. Il &eacute;tait indispos&eacute; tr&egrave;s souvent.
+Saccard avait remarqu&eacute; que la jolie Mme Michelin, qui se glissait si
+humblement par les portes entreb&acirc;ill&eacute;es, &eacute;tait une toute-puissance;
+Michelin gagnait de l'avancement &agrave; chacune de ses maladies, il faisait
+son chemin en se mettant au lit. Pendant une de ses absences, comme il
+envoyait sa femme presque tous les matins donner de ses nouvelles &agrave; son
+bureau, Saccard le rencontra deux fois sur les boulevards ext&eacute;rieurs,
+fumant un cigare, de l'air tendre et ravi qui ne le quittait jamais.
+Cela lui inspira de la sympathie pour ce bon jeune homme, pour cet
+heureux m&eacute;nage si ing&eacute;nieux et si pratique. Il avait l'admiration de
+toutes les &laquo;machines &agrave; pi&egrave;ces de cent sous&raquo; habilement exploit&eacute;es. Quand
+il eut fait d&eacute;signer Michelin, il alla voir sa charmante femme, voulut
+la pr&eacute;senter &agrave; Ren&eacute;e, parla devant elle de son fr&egrave;re le d&eacute;put&eacute;,
+l'illustre orateur. Mme Michelin comprit.</p>
+
+<p>A partir de ce jour, son mari garda pour son coll&egrave;gue ses sourires les
+plus recueillis. Celui-ci, qui ne voulait pas mettre le digne gar&ccedil;on
+dans ses confidences, se contenta de se trouver l&agrave;, comme par hasard, le
+jour o&ugrave; il proc&eacute;da &agrave; l'&eacute;valuation de l'immeuble de la rue de la
+P&eacute;pini&egrave;re. Il l'aida. Michelin, la t&ecirc;te la plus nulle et la plus vide
+qu'on p&ucirc;t imaginer, se conforma aux instructions de sa femme qui lui
+avait recommand&eacute; de contenter M. Saccard en toutes choses. Il ne
+soup&ccedil;onna rien, d'ailleurs; il crut que l'agent voyer &eacute;tait press&eacute; de
+lui faire b&acirc;cler sa besogne pour l'emmener au caf&eacute;. Lesbaux, les
+quittances de loyer, les fameux livres de Mme Sidonie pass&egrave;rent des
+mains de son coll&egrave;gue sous ses yeux, sans qu'il e&ucirc;t le temps seulement
+de v&eacute;rifier les chiffres, que celui-ci &eacute;non&ccedil;ait tout haut. Larsonneau
+&eacute;tait l&agrave;, qui traitait son complice en &eacute;tranger.</p>
+
+<p>&mdash;Allez, mettez cinq cent mille francs, finit par dire Saccard. La
+maison vaut davantage.... D&eacute;p&ecirc;chons, je crois qu'il va y avoir un
+mouvement du personnel &agrave; l'H&ocirc;tel de Ville, et je veux vous en parler
+pour que vous pr&eacute;veniez votre femme.</p>
+
+<p>L'affaire fut ainsi enlev&eacute;e. Mais il avait encore des craintes. Il
+redoutait que ce chiffre de cinq cent mille francs ne par&ucirc;t un peu gros
+&agrave; la commission des indemnit&eacute;s, pour une maison qui n'en valait
+notoirement que deux cent mille. La hausse formidable sur les immeubles
+n'avait pas encore eu lieu. Une enqu&ecirc;te lui aurait fait courir le risque
+de s&eacute;rieux d&eacute;sagr&eacute;ments. Il se rappelait cette phrase de son fr&egrave;re: &laquo;Pas
+de scandale trop bruyant, ou je te supprime&raquo;; et il savait Eug&egrave;ne homme
+&agrave; ex&eacute;cuter sa menace. Il s'agissait de rendre aveugles et bienveillants
+ces messieurs de la commission. Il jeta les yeux sur deux hommes
+influents dont il s'&eacute;tait fait des amis par la fa&ccedil;on dont il les saluait
+dans les corridors, lorsqu'il les rencontrait. Les trente-six membres du
+conseil municipal &eacute;taient choisis avec soin de la main m&ecirc;me de
+l'empereur, sur la pr&eacute;sentation du pr&eacute;fet, parmi les s&eacute;nateurs, les
+d&eacute;put&eacute;s, les avocats, les m&eacute;decins, les grands industriels qui
+s'agenouillaient le plus d&eacute;votement devant le pouvoir; mais, entre tous,
+le baron Gouraud et M. Toutin-Laroche m&eacute;ritaient la bienveillance des
+Tuileries par leur ferveur.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un adorateur du tr&ocirc;ne, des quatre planches dor&eacute;es recouvertes de
+velours; peu lui importait l'homme qui s'y trouvait assis. Avec son
+ventre &eacute;norme, sa face de b&oelig;uf, son allure d'&eacute;l&eacute;phant, il &eacute;tait d'une
+coquinerie charmante; il se vendait avec majest&eacute; et commettait les plus
+grosses infamies au nom du devoir et de la conscience. Mais cet homme
+&eacute;tonnait encore plus par ses vices. Il courait sur lui des histoires
+qu'on ne pouvait raconter qu'&agrave; l'oreille. Ses soixante-dix-huit ans
+fleurissaient en pleine d&eacute;bauche monstrueuse. A deux reprises, on avait
+d&ucirc; &eacute;touffer de sales aventures, pour qu'il n'all&acirc;t pas tra&icirc;ner son habit
+brod&eacute; de s&eacute;nateur sur les bancs de la cour d'assises.</p>
+
+<p>M. Toutin-Laroche, grand et maigre, ancien inventeur d'un m&eacute;lange de
+suif et de st&eacute;arine pour la fabrication des bougies, r&ecirc;vait le S&eacute;nat! Il
+s'&eacute;tait fait l'ins&eacute;parable du baron Gouraud; il se frottait &agrave; lui, avec
+l'id&eacute;e vague que cela lui porterait bonheur. Au fond, il &eacute;tait tr&egrave;s
+pratique, et s'il e&ucirc;t trouv&eacute; un fauteuil de s&eacute;nateur &agrave; acheter il en
+aurait &acirc;prement d&eacute;battu le prix. Un empire allait mettre en vue cette
+nullit&eacute; avide, ce cerveau &eacute;troit qui avait le g&eacute;nie des tripotages
+industriels. Il vendit le premier son nom &agrave; une compagnie v&eacute;reuse, &agrave; une
+de ces soci&eacute;t&eacute;s qui pouss&egrave;rent comme des champignons empoisonn&eacute;s sur le
+fumier des sp&eacute;culations imp&eacute;riales. On put voir coll&eacute;e aux murs, &agrave; cette
+&eacute;poque, une affiche portant en grosses lettres noires ces mots: Soci&eacute;t&eacute;
+g&eacute;n&eacute;rale des ports du Maroc, et dans laquelle le nom de M.
+Toutin-Laroche, avec son titre de conseiller municipal, s'&eacute;talait, en
+t&ecirc;te de liste des membres du conseil de surveillance, tous plus inconnus
+les uns que les autres. Ce proc&eacute;d&eacute;, dont on a abus&eacute; depuis, fit
+merveille; les actionnaires accoururent, bien que la question des ports
+du Maroc f&ucirc;t peu claire et que les braves gens qui apportaient leur
+argent ne pussent expliquer eux-m&ecirc;mes &agrave; quelle &oelig;uvre on allait
+l'employer. L'affiche parlait superbement d'&eacute;tablir des stations
+commerciales le long de la M&eacute;diterran&eacute;e. Depuis deux ans, certains
+journaux c&eacute;l&eacute;braient cette op&eacute;ration grandiose, qu'ils d&eacute;claraient plus
+prosp&egrave;re tous les trois mois. Au conseil municipal, M. Toutin-Laroche
+passait pour un administrateur de premier m&eacute;rite; il &eacute;tait une des
+fortes t&ecirc;tes de l'endroit, et sa tyrannie aigre sur ses coll&egrave;gues
+n'avait d'&eacute;gale que sa platitude d&eacute;vote devant le pr&eacute;fet. Il travaillait
+d&eacute;j&agrave; &agrave; la cr&eacute;ation d'une grande compagnie financi&egrave;re, le Cr&eacute;dit
+viticole, une caisse de pr&ecirc;t pour les vignerons, dont il parlait avec
+des r&eacute;ticences, des attitudes graves qui allumaient autour de lui les
+convoitises des imb&eacute;ciles.</p>
+
+<p>Saccard gagna la protection de ces deux personnages, en leur rendant des
+services dont il feignit habilement d'ignorer l'importance. Il mit en
+rapport sa s&oelig;ur et le baron, alors compromis dans une histoire des
+moins propres. Il la conduisit chez lui, sous le pr&eacute;texte de r&eacute;clamer
+son appui en faveur de la ch&egrave;re femme, qui p&eacute;titionnait depuis
+longtemps, afin d'obtenir une fourniture de rideaux pour les Tuileries.
+Mais il advint, quand l'agent voyer les eut laiss&eacute;s ensemble, que ce fut
+Mme Sidonie qui promit au baron de traiter avec certaines gens, assez
+maladroits pour ne pas &ecirc;tre honor&eacute;s de l'amiti&eacute; qu'un s&eacute;nateur avait
+daign&eacute; t&eacute;moigner &agrave; leur enfant, une petite fille d'une dizaine d'ann&eacute;es.
+Saccard agit lui-m&ecirc;me aupr&egrave;s de M. Toutin-Laroche; il se m&eacute;nagea une
+entrevue avec lui dans un corridor et mit la conversation sur le fameux
+Cr&eacute;dit viticole. Au bout de cinq minutes, le grand administrateur
+effar&eacute;, stup&eacute;fait des choses &eacute;tonnantes qu'il entendait, prit sans fa&ccedil;on
+l'employ&eacute; &agrave; son bras et le retint pendant une heure dans le couloir.
+Saccard lui souffla des m&eacute;canismes financiers prodigieux d'ing&eacute;niosit&eacute;.
+Quand M. Toutin-Laroche le quitta, il lui serra la main d'une fa&ccedil;on
+expressive, avec un clignement d'yeux franc-ma&ccedil;onnique.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en serez, murmura-t-il, il faut que vous en soyez.</p>
+
+<p>Il fut sup&eacute;rieur dans toute cette affaire. Il poussa la prudence jusqu'&agrave;
+ne pas rendre le baron Gouraud et M. Toutin-Laroche complices l'un de
+l'autre. Il les visita s&eacute;par&eacute;ment, leur glissa un mot &agrave; l'oreille en
+faveur d'un de ses amis qui allait &ecirc;tre expropri&eacute;, rue de la P&eacute;pini&egrave;re;
+il eut bien soin de dire &agrave; chacun des deux comp&egrave;res qu'il ne parlerait
+de cette affaire &agrave; aucun autre membre de la commission, que c'&eacute;tait une
+chose en l'air, mais qu'il comptait sur toute sa bienveillance.</p>
+
+<p>L'agent voyer avait eu raison de craindre et de prendre ses pr&eacute;cautions.
+Quand le dossier relatif &agrave; son immeuble arriva devant la commission des
+indemnit&eacute;s, il se trouva justement qu'un des membres habitait la rue
+d'Astorg et connaissait la maison. Ce membre se r&eacute;cria sur le chiffre de
+cinq cent mille francs que, selon lui, on devait r&eacute;duire de plus de
+moiti&eacute;. Aristide avait eu l'impudence de faire demander sept cent mille
+francs. Ce jour-l&agrave;, M. Toutin-Laroche, d'ordinaire tr&egrave;s d&eacute;sagr&eacute;able pour
+ses coll&egrave;gues, &eacute;tait d'une humeur plus massacrante encore que de
+coutume. Il se f&acirc;cha, il prit la d&eacute;fense des propri&eacute;taires.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes tous propri&eacute;taires, messieurs, criait-il.... L'empereur
+veut faire de grandes choses, ne l&eacute;sinons pas sur des mis&egrave;res.... Cette
+maison doit valoir les cinq cent mille francs; c'est un de nos hommes,
+un employ&eacute; de la Ville, qui a fix&eacute; ce chiffre.... Vraiment, on dirait
+que nous vivons dans la for&ecirc;t de Bondy; vous verrez que nous finirons
+par nous soup&ccedil;onner entre nous.</p>
+
+<p>Le baron Gouraud, appesanti sur son si&egrave;ge, regardait du coin de l'&oelig;il,
+d'un air surpris, M. Toutin-Laroche jetant feu et flamme en faveur du
+propri&eacute;taire de la rue de la P&eacute;pini&egrave;re. Il eut un soup&ccedil;on. Mais, en
+somme, comme cette sortie violente le dispensait de prendre la parole,
+il se mit &agrave; hocher doucement la t&ecirc;te, en signe d'approbation absolue. Le
+membre de la rue d'Astorg r&eacute;sistait, r&eacute;volt&eacute;, ne voulant pas plier
+devant les deux tyrans de la commission dans une question o&ugrave; il &eacute;tait
+plus comp&eacute;tent que ces messieurs. Ce fut alors que M. Toutin-Laroche,
+ayant remarqu&eacute; les signes approbatifs du baron, s'empara vivement du
+dossier et dit d'une voix s&egrave;che:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien. Nous &eacute;claircirons vos doutes.... Si vous le permettez, je
+me charge de l'affaire, et le baron Gouraud fera l'enqu&ecirc;te avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, dit gravement le baron, rien de louche ne doit entacher nos
+d&eacute;cisions.</p>
+
+<p>Le dossier avait d&eacute;j&agrave; disparu dans les vastes poches de M.
+Toutin-Laroche. La commission dut s'incliner. Sur le quai, comme ils
+sortaient, les deux comp&egrave;res se regard&egrave;rent sans rire. Ils se sentaient
+complices, ce qui redoublait leur aplomb. Deux esprits vulgaires eussent
+provoqu&eacute; une explication; eux continu&egrave;rent &agrave; plaider la cause des
+propri&eacute;taires, comme si on e&ucirc;t pu les entendre encore, et &agrave; d&eacute;plorer
+l'esprit de m&eacute;fiance qui se glissait partout. Au moment o&ugrave; ils allaient
+se quitter:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'oubliais, mon cher coll&egrave;gue, dit le baron avec un sourire, je
+pars tout &agrave; l'heure pour la campagne.</p>
+
+<p>Vous seriez bien aimable d'aller faire sans moi cette petite enqu&ecirc;te....
+Et surtout ne me vendez pas, ces messieurs se plaignent de ce que je
+prends trop de vacances.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, r&eacute;pondit M. Toutin-Laroche, je vais de ce pas rue de
+la P&eacute;pini&egrave;re.</p>
+
+<p>Il rentra tranquillement chez lui, avec une pointe d'admiration pour le
+baron, qui d&eacute;nouait si joliment les situations d&eacute;licates. Il garda le
+dossier dans sa poche, et, &agrave; la s&eacute;ance suivante, il d&eacute;clara, d'un ton
+p&eacute;remptoire, au nom du baron et au sien, qu'entre l'offre de cinq cent
+mille francs et la demande de sept cent mille francs il fallait prendre
+un moyen terme et accorder six cent mille francs. Il n'y eut pas la
+moindre opposition. Le membre de la rue d'Astorg, qui avait r&eacute;fl&eacute;chi
+sans doute, dit avec une grande bonhomie qu'il s'&eacute;tait tromp&eacute;: il avait
+cru qu'il s'agissait de la maison voisine.</p>
+
+<p>Ce fut ainsi qu'Aristide Saccard remporta sa premi&egrave;re victoire. Il
+quadrupla sa mise de fonds et gagna deux complices. Une seule chose
+l'inqui&eacute;ta; lorsqu'il voulut an&eacute;antir les fameux livres de Mme Sidonie,
+il ne les trouva plus. Il courut chez Larsonneau, qui lui avoua
+carr&eacute;ment qu'il les avait, en effet, et qu'il les gardait.</p>
+
+<p>L'autre ne se l&acirc;cha pas; il sembla dire qu'il n'avait eu de l'inqui&eacute;tude
+que pour ce cher ami, beaucoup plus compromis que lui par ces &eacute;critures
+presque enti&egrave;rement de sa main, mais qu'il &eacute;tait rassur&eacute;, du moment o&ugrave;
+elles se trouvaient en sa possession. Au fond, il e&ucirc;t volontiers
+&eacute;trangl&eacute; le &laquo;cher ami&raquo;; il se souvenait d'une pi&egrave;ce fort compromettante,
+d'un inventaire faux, qu'il avait eu la b&ecirc;tise de dresser, et qui devait
+&ecirc;tre rest&eacute; dans l'un des registres. Larsonneau, pay&eacute; grassement, alla
+monter un cabinet d'affaires rue de Rivoli, o&ugrave; il eut des bureaux
+meubl&eacute;s avec le luxe d'un appartement de fille. Saccard, apr&egrave;s avoir
+quitt&eacute; l'H&ocirc;tel de Ville, pouvant mettre en branle un roulement de fonds
+consid&eacute;rable, se lan&ccedil;a dans la sp&eacute;culation &agrave; outrance, tandis que Ren&eacute;e,
+gris&eacute;e, folle, emplissait Paris du bruit de ses &eacute;quipages, de l'&eacute;clat de
+ses diamants, du vertige de sa vie adorable et tapageuse.</p>
+
+<p>Parfois, le mari et la femme, ces deux fi&egrave;vres chaudes de l'argent et du
+plaisir, allaient dans les brouillards glac&eacute;s de l'&icirc;le Saint-Louis. Il
+leur semblait qu'ils entraient dans une ville morte.</p>
+
+<p>L'h&ocirc;tel B&eacute;raud, b&acirc;ti vers le commencement du dix septi&egrave;me si&egrave;cle, &eacute;tait
+une de ces constructions carr&eacute;es, noires et graves, aux &eacute;troites et
+hautes fen&ecirc;tres, nombreuses au Marais, et qu'on loue &agrave; des pensionnats,
+&agrave; des fabricants d'eau de Seltz, &agrave; des entrepositaires de vins et
+d'alcools. Seulement, il &eacute;tait admirablement conserv&eacute;. Sur la rue
+Saint-Louis-en-l'Ile, il n'avait que trois &eacute;tages, des &eacute;tages de quinze
+&agrave; vingt pieds de hauteur. Le rez-de-chauss&eacute;e, plus &eacute;cras&eacute;, &eacute;tait perc&eacute;
+de fen&ecirc;tres garnies d'&eacute;normes barres de fer, s'enfon&ccedil;ant lugubrement
+dans la sombre &eacute;paisseur des murs, et d'une porte arrondie, presque
+aussi haute que large, &agrave; marteau de fonte, peinte en gros vert et garnie
+de clous &eacute;normes qui dessinaient des &eacute;toiles et des losanges sur les
+deux vantaux. Cette porte &eacute;tait typique, avec les bornes qui la
+flanquaient, renvers&eacute;es &agrave; demi et largement cercl&eacute;es de fer. On voyait
+qu'anciennement on avait m&eacute;nag&eacute; le lit d'un ruisseau, au milieu de la
+porte, entre les pentes l&eacute;g&egrave;res du cailloutage du porche; mais M. B&eacute;raud
+s'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; boucher ce ruisseau en faisant bitumer l'entr&eacute;e; ce
+fut, d'ailleurs, le seul sacrifice aux architectes modernes qu'il
+accepta jamais. Les fen&ecirc;tres des &eacute;tages &eacute;taient garnies de minces rampes
+de fer forg&eacute;, laissant voir leurs crois&eacute;es colossales &agrave; fortes boiseries
+brunes et &agrave; petits carreaux verd&acirc;tres. En haut, devant les mansardes, le
+toit s'interrompait, la goutti&egrave;re continuait seule son chemin pour
+conduire les eaux de pluie aux tuyaux de descente. Et ce qui augmentait
+encore la nudit&eacute; aust&egrave;re de la fa&ccedil;ade, c'&eacute;tait l'absence absolue de
+persiennes et de jalousies, le soleil ne venant en aucune saison sur ces
+pierres p&acirc;les et m&eacute;lancoliques. Cette fa&ccedil;ade, avec son air v&eacute;n&eacute;rable, sa
+s&eacute;v&eacute;rit&eacute; bourgeoise, dormait solennellement dans le recueillement du
+quartier, dans le silence de la rue que les voitures ne troublaient
+gu&egrave;re.</p>
+
+<p>A l'int&eacute;rieur de l'h&ocirc;tel, se trouvait une cour carr&eacute;e, entour&eacute;e
+d'arcades, une r&eacute;duction de la place Royale, dall&eacute;e d'&eacute;normes pav&eacute;s, ce
+qui achevait de donner &agrave; cette maison morte l'apparence d'un clo&icirc;tre. En
+face du porche, une fontaine, une t&ecirc;te de lion &agrave; demi effac&eacute;e, et dont
+on ne voyait plus que la gueule entrouverte, jetait, par un tube de fer,
+une eau lourde et monotone, dans une auge verte de mousse, polie sur les
+bords par l'usure.</p>
+
+<p>Cette eau &eacute;tait glaciale. Des herbes poussaient entre les pav&eacute;s. L'&eacute;t&eacute;,
+un mince coin de soleil descendait dans la cour, et cette visite rare
+avait blanchi un angle de la fa&ccedil;ade, au midi, tandis que les trois
+autres pans, moroses et noir&acirc;tres, &eacute;taient marbr&eacute;s de moisissures. L&agrave;,
+au fond de cette cour fra&icirc;che et muette comme un puits, &eacute;clair&eacute;e d'un
+jour blanc d'hiver, on se serait cru &agrave; mille lieues de ce nouveau Paris
+o&ugrave; flambaient toutes les chaudes jouissances, dans le vacarme des
+millions.</p>
+
+<p>Les appartements de l'h&ocirc;tel avaient le calme triste, la solennit&eacute; froide
+de la cour. Desservis par un large escalier &agrave; rampe de fer, o&ugrave; les pas
+et la toux des visiteurs sonnaient comme sous une vo&ucirc;te d'&eacute;glise, ils
+s'&eacute;tendaient en longues enfilades de vastes et hautes pi&egrave;ces, dans
+lesquelles se perdaient de vieux meubles, de bois sombre et trapu; et le
+demi-jour n'&eacute;tait peupl&eacute; que par les personnages des tapisseries, dont
+on apercevait vaguement les grands corps bl&ecirc;mes. Tout le luxe de
+l'ancienne bourgeoisie parisienne &eacute;tait l&agrave;, un luxe inusable et cette
+fa&ccedil;ade avec son air vein&eacute; sans mollesse, des si&egrave;ges, sa s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+bourgeoise, des si&egrave;ges dont le ch&ecirc;ne est recouvert &agrave; peine d'un peu
+d'&eacute;toffe, des lits aux &eacute;toffes rigides, des bahuts &agrave; linge o&ugrave; la rudesse
+des planches compromettrait singuli&egrave;rement la fr&ecirc;le existence des robes
+modernes. M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel avait choisi son appartement dans la
+partie la plus noire de l'h&ocirc;tel, entre la rue et la cour, au premier
+&eacute;tage. Il se trouvait l&agrave; dans un cadre merveilleux de recueillement, de
+silence et d'ombre. Quand il poussait les portes, traversant la
+solennit&eacute; des pi&egrave;ces de son pas lent et grave, on l'e&ucirc;t pris pour un de
+ces membres des vieux parlements dont on voyait les portraits accroch&eacute;s
+aux murs, rentrant chez lui tout songeur, apr&egrave;s avoir discut&eacute; et refus&eacute;
+de signer un &eacute;dit du roi.</p>
+
+<p>Mais dans cette maison morte, dans ce clo&icirc;tre, il y avait un nid chaud
+et vibrant, un trou de soleil et de gaiet&eacute;, un coin d'adorable enfance,
+de grand air, de lumi&egrave;re large. Il fallait monter une foule de petits
+escaliers, filer le long de dix &agrave; douze corridors, redescendre, remonter
+encore, faire un v&eacute;ritable voyage, et l'on arrivait enfin &agrave; une vaste
+chambre, &agrave; une sorte de belv&eacute;d&egrave;re b&acirc;ti sur le toit, derri&egrave;re l'h&ocirc;tel,
+au-dessus du quai de B&eacute;thune. Elle &eacute;tait en plein midi. La fen&ecirc;tre
+s'ouvrait si grande, que le ciel, avec tous ses rayons, tout son air,
+tout son bleu, semblait y entrer. Perch&eacute;e comme un pigeonnier, elle
+avait de longues caisses de fleurs, une immense voli&egrave;re, et pas un
+meuble. On avait simplement &eacute;tal&eacute; une natte sur le carreau. C'&eacute;tait la
+&laquo;chambre des enfants&raquo;. Dans tout l'h&ocirc;tel, on la connaissait, on la
+d&eacute;signait sous ce nom. La maison &eacute;tait si froide, la cour si humide, que
+la tante &Eacute;lisabeth avait redout&eacute; pour Christine et Ren&eacute;e ce souffle
+frais qui tombait des murs; maintes fois, elle avait grond&eacute; les gamines
+qui couraient sous les arcades et qui prenaient plaisir &agrave; tremper leurs
+petits bras dans l'eau glac&eacute;e de la fontaine. Alors, l'id&eacute;e lui &eacute;tait
+venue de faire disposer pour elles ce grenier perdu, le seul coin o&ugrave; le
+soleil entr&acirc;t et se r&eacute;jou&icirc;t, solitaire, depuis bient&ocirc;t deux si&egrave;cles, au
+milieu des toiles d'araign&eacute;e. Elle leur donna une natte, des oiseaux,
+des fleurs. Les gamines furent enthousiasm&eacute;es. Pendant les vacances,
+Ren&eacute;e vivait l&agrave;, dans le bain jaune de ce bon soleil, qui semblait
+heureux de la toilette qu'on avait faite &agrave; sa retraite et des deux t&ecirc;tes
+blondes qu'on lui envoyait. La chambre devint un paradis, toute
+r&eacute;sonnante du chant des oiseaux et du babil des petites. On la leur
+avait c&eacute;d&eacute;e en toute propri&eacute;t&eacute;. Elles disaient &laquo;notre chambre&raquo;; elles
+&eacute;taient chez elles; elles allaient jusqu'&agrave; s'y enfermer &agrave; clef pour se
+bien prouver qu'elles en &eacute;taient les uniques ma&icirc;tresses. Quel coin de
+bonheur! Un massacre de joujoux r&acirc;lait sur la natte, dans le soleil
+clair.</p>
+
+<p>Et la grande joie de la chambre des enfants &eacute;tait encore le vaste
+horizon. Des autres fen&ecirc;tres de l'h&ocirc;tel, on ne voyait, en face de soi,
+que des murs noirs, &agrave; quelques pieds. Mais, de celle-ci, on apercevait
+tout ce bout de Seine, tout ce bout de Paris qui s'&eacute;tend de la Cit&eacute; au
+pont de Bercy, plat et immense, et qui ressemble &agrave; quelque originale
+cit&eacute; de Hollande. En bas, sur le quai de B&eacute;thune, il y avait des
+baraques de bois &agrave; moiti&eacute; effondr&eacute;es, des entassements de poutres et de
+toits crev&eacute;s, parmi lesquels les enfants s'amusaient souvent &agrave; regarder
+courir des rats &eacute;normes, qu'elles redoutaient vaguement de voir grimper
+le long des hautes murailles. Mais, au-del&agrave;, l'enchantement commen&ccedil;ait.
+L'estacade, &eacute;tageant ses madriers, ses contreforts de cath&eacute;drale
+gothique, et le pont de Constantine, l&eacute;ger, se balan&ccedil;ant comme une
+dentelle sous les pieds des passants se coupaient &agrave; angle droit,
+paraissaient barrer et retenir la masse &eacute;norme de la rivi&egrave;re. En face,
+les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs du Jardin des
+plantes, verdissaient, s'&eacute;talaient jusqu'&agrave; l'horizon: tandis que, de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'eau, le quai Henri-IV et le quai de la Rap&eacute;e
+alignaient leurs constructions basses et in&eacute;gales, leur rang&eacute;e de
+maisons qui, de haut, ressemblaient aux petites maisons de bois et de
+carton que les gamines avaient dans des bo&icirc;tes. Au fond, &agrave; droite, le
+toit ardois&eacute; de la Salp&ecirc;tri&egrave;re bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au
+milieu, descendant jusqu'&agrave; la Seine, les larges berges pav&eacute;es faisaient
+deux longues routes grises que tachait &ccedil;&agrave; et l&agrave; la marbrure d'une file
+de tonneaux, d'un chariot attel&eacute;, d'un bateau de bois ou de charbon vid&eacute;
+&agrave; terre. Mais l'&acirc;me de tout cela, l'&acirc;me qui emplissait le paysage,
+c'&eacute;tait la Seine, la rivi&egrave;re vivante; elle venait de loin, du bord vague
+et tremblant de l'horizon, elle sortait de l&agrave;-bas, du r&ecirc;ve, pour couler
+droit aux enfants, dans sa majest&eacute; tranquille, dans son gonflement
+puissant, qui s'&eacute;panouissait, s'&eacute;largissait en nappe &agrave; leurs pieds, &agrave; la
+pointe de l'&icirc;le. Les deux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le
+pont d'Austerlitz, semblaient des arr&ecirc;ts n&eacute;cessaires, charg&eacute;s de la
+contenir, de l'emp&ecirc;cher de monter jusque dans la chambre. Les petites
+aimaient la g&eacute;ante, elles s'emplissaient les yeux de sa coul&eacute;e
+colossale, de cet &eacute;ternel flot grondant qui roulait vers elles, comme
+pour les atteindre, et qu'elles sentaient se fendre et dispara&icirc;tre &agrave;
+droite et &agrave; gauche, dans l'inconnu, avec une douceur de titan dompt&eacute;.
+Par les beaux jours, par les matin&eacute;es de ciel bleu, elles se trouvaient
+ravies des belles robes de la Seine; c'&eacute;taient des robes changeantes qui
+passaient du bleu au vert, avec mille teintes d'une d&eacute;licatesse infinie;
+on aurait dit de la soie mouchet&eacute;e de flammes blanches, avec des ruches
+de satin; et les bateaux qui s'abritaient aux deux rives la bordaient
+d'un ruban de velours noir. Au loin, surtout, l'&eacute;toffe devenait
+admirable et pr&eacute;cieuse, comme la gaze enchant&eacute;e d'une tunique de f&eacute;e;
+apr&egrave;s la bande de satin gros vert, dont l'ombre des ponts serrait la
+Seine, il y avait des plastrons d'or, des pans d'une &eacute;toffe pliss&eacute;e
+couleur de soleil. Le ciel immense, sur cette eau, ces files basses de
+maisons, ces verdures des deux parcs, se creusait.</p>
+
+<p>Parfois Ren&eacute;e, lasse de cet horizon sans bornes, grande d&eacute;j&agrave; et
+rapportant du pensionnat des curiosit&eacute;s charnelles, jetait un regard
+dans l'&eacute;cole de natation des bains Petit, dont le bateau se trouve
+amarr&eacute; &agrave; la pointe de l'&icirc;le. Elle cherchait &agrave; voir, entre les linges
+flottants pendus &agrave; des ficelles en guise de plafond, les hommes en
+cale&ccedil;on dont on apercevait les ventres nus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+
+<p>Maxime resta au coll&egrave;ge de Plassans jusqu'aux vacances de 1854. Il avait
+treize ans et quelques mois, et venait d'achever sa cinqui&egrave;me. Ce fut
+alors que son p&egrave;re se d&eacute;cida &agrave; le faire venir &agrave; Paris. Il songeait qu'un
+fils de cet &acirc;ge le poserait, l'installerait d&eacute;finitivement dans son
+r&ocirc;le de veuf remari&eacute;, riche et s&eacute;rieux. Lorsqu'il annon&ccedil;a son projet &agrave;
+Ren&eacute;e, &agrave; l'&eacute;gard de laquelle il se piquait d'une extr&ecirc;me galanterie,
+elle lui r&eacute;pondit n&eacute;gligemment:</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, faites venir le gamin.... Il nous amusera un peu. Le
+matin, on s'ennuie &agrave; mourir.</p>
+
+<p>Le gamin arriva huit jours apr&egrave;s. C'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; un grand galopin fluet, &agrave;
+figure de fille, l'air d&eacute;licat et effront&eacute;, d'un blond tr&egrave;s doux. Mais
+comme il &eacute;tait fagot&eacute;, grand Dieu! Tondu jusqu'aux oreilles, les cheveux
+si ras que la blancheur du cr&acirc;ne se trouvait &agrave; peine couverte d'une
+ombre l&eacute;g&egrave;re, il avait un pantalon trop court, des souliers de
+charretier, une tunique affreusement r&acirc;p&eacute;e, trop large, et qui le
+rendait presque bossu. Dans cet accoutrement, surpris des choses
+nouvelles qu'il voyait, il regardait autour de lui, sans timidit&eacute;,
+d'ailleurs, de l'air sauvage et rus&eacute; d'un enfant pr&eacute;coce, h&eacute;sitant &agrave; se
+livrer du premier coup.</p>
+
+<p>Un domestique venait de l'amener de la gare, et il &eacute;tait dans le grand
+salon, ravi par l'or de l'ameublement et du plafond, profond&eacute;ment
+heureux de ce luxe au milieu duquel il allait vivre, lorsque Ren&eacute;e, qui
+revenait de chez son tailleur, entra comme un coup de vent. Elle jeta
+son chapeau et le burnous blanc qu'elle avait mis sur ses &eacute;paules pour
+se prot&eacute;ger contre le froid d&eacute;j&agrave; vif.</p>
+
+<p>Elle apparut &agrave; Maxime, stup&eacute;fait d'admiration, dans tout l'&eacute;clat de son
+merveilleux costume.</p>
+
+<p>L'enfant la crut d&eacute;guis&eacute;e. Elle portait une d&eacute;licieuse jupe de faille
+bleue, &agrave; grands volants, sur laquelle &eacute;tait jet&eacute; une sorte d'habit de
+garde fran&ccedil;aise de soie gris tendre. Les pans de l'habit, doubl&eacute; de
+satin bleu plus fonc&eacute; que la faille du jupon, &eacute;taient galamment relev&eacute;s
+et retenus par des n&oelig;uds de ruban; les parements des manches plates,
+les grands revers du corsage s'&eacute;largissaient, garnis du m&ecirc;me satin. Et,
+comme assaisonnement supr&ecirc;me, comme pointe risqu&eacute;e d'originalit&eacute;, de
+gros boutons imitant le saphir, pris dans des rosettes azurs,
+descendaient le long de l'habit, sur deux rang&eacute;es. C'&eacute;tait laid et
+adorable.</p>
+
+<p>Quand Ren&eacute;e aper&ccedil;ut Maxime:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le petit, n'est-ce pas? demanda-t-elle au domestique, surprise
+de le voir aussi grand qu'elle.</p>
+
+<p>L'enfant la d&eacute;vorait du regard. Cette dame si blanche de peau, dont on
+apercevait la poitrine dans l'entreb&acirc;illement d'une chemisette pliss&eacute;e,
+cette apparition brusque et charmante, avec sa coiffure haute, ses fines
+mains gant&eacute;es, ses petites bottes d'homme dont les talons pointus
+s'enfon&ccedil;aient dans le tapis, le ravissait, lui semblait la bonne f&eacute;e de
+cet appartement ti&egrave;de et dor&eacute;. Il se mit &agrave; sourire, et il fut tout juste
+assez gauche pour garder sa gr&acirc;ce de gamin.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il est dr&ocirc;le! s'&eacute;cria Ren&eacute;e.... Mais, quelle horreur! comme on
+lui a coup&eacute; les cheveux!... &Eacute;coute, mon petit ami, ton p&egrave;re ne rentrera
+sans doute que pour le d&icirc;ner, et je vais &ecirc;tre oblig&eacute;e de t'installer....
+Je suis votre belle-maman, monsieur. Veux-tu m'embrasser?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, r&eacute;pondit carr&eacute;ment Maxime.</p>
+
+<p>Et il baisa la jeune femme sur les deux joues, en la prenant par les
+&eacute;paules, ce qui chiffonna un peu l'habit de garde fran&ccedil;aise. Elle se
+d&eacute;gagea, riant, disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! qu'il est dr&ocirc;le, le petit tondu!...</p>
+
+<p>Elle revint &agrave; lui, plus s&eacute;rieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons amis, n'est-ce pas?... Je veux &ecirc;tre une m&egrave;re pour vous. Je
+r&eacute;fl&eacute;chissais &agrave; cela, en attendant mon tailleur, qui &eacute;tait en
+conf&eacute;rence, et je me disais que je devais me montrer tr&egrave;s bonne et vous
+&eacute;lever tout &agrave; fait bien.... Ce sera gentil!</p>
+
+<p>Maxime continuait &agrave; la regarder, de son regard bleu de fille hardie, et
+brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Quel &acirc;ge avez-vous? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on ne demande jamais cela! s'&eacute;cria-t-elle en joignant les
+mains.... Il ne sait pas, le petit malheureux!</p>
+
+<p>Il faudra tout lui apprendre. Heureusement que je puis encore dire mon
+&acirc;ge. J'ai vingt et un ans.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'en aurai bient&ocirc;t quatorze.... Vous pourriez &ecirc;tre ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Il n'acheva pas, mais son regard ajoutait qu'il s'attendait &agrave; trouver la
+seconde femme de son p&egrave;re beaucoup plus vieille. Il &eacute;tait tout pr&egrave;s
+d'elle, il lui regardait le cou avec tant d'attention qu'elle finit
+presque par rougir. Sa t&ecirc;te folle, d'ailleurs, tournait, ne pouvant
+s'arr&ecirc;ter longtemps sur le m&ecirc;me sujet; et elle se mit &agrave; marcher, &agrave;
+parler de son tailleur, oubliant qu'elle s'adressait &agrave; un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais voulu &ecirc;tre l&agrave; pour vous recevoir. Mais imaginez-vous que
+Worms m'a apport&eacute; ce costume ce matin.... Je l'essaie et je le trouve
+assez r&eacute;ussi. Il a beaucoup de chic, n'est-ce pas! Elle s'&eacute;tait plac&eacute;e
+devant une glace. Maxime allait et venait derri&egrave;re elle, pour la voir
+sur toutes les faces.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, continua-t-elle, en mettant l'habit, je me suis aper&ccedil;ue
+qu'il faisait un gros pli, l&agrave;, sur l'&eacute;paule gauche, vous voyez.... C'est
+tr&egrave;s laid, ce pli; il semble que j'ai une &eacute;paule plus haute que l'autre.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait approch&eacute;, il passait son doigt sur le pli, comme pour
+l'aplatir, et sa main de coll&eacute;gien vicieux paraissait s'oublier en cet
+endroit avec un certain bien aise.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, continua-t-elle, je n'ai pu y tenir. J'ai fait atteler et je
+suis all&eacute;e dire &agrave; Worms ce que je pensais de son inconcevable
+l&eacute;g&egrave;ret&eacute;.... Il m'a promis de r&eacute;parer cela.</p>
+
+<p>Puis, elle resta devant la glace, se contemplant toujours, se perdant
+dans une subite r&ecirc;verie. Elle finit par poser un doigt sur ses l&egrave;vres,
+d'un air d'impatience m&eacute;ditative. Et, tout bas, comme se parlant &agrave;
+elle-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Il manque quelque chose... bien s&ucirc;r qu'il manque quelque chose....</p>
+
+<p>Alors, d'un mouvement prompt, elle se tourna, se planta devant Maxime,
+auquel elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est vraiment bien?... Vous ne trouvez pas qu'il manque
+quelque chose, un rien, un n&oelig;ud quelque part?</p>
+
+<p>Le coll&eacute;gien, rassur&eacute; par la camaraderie de la jeune femme, avait repris
+tout l'aplomb de sa nature effront&eacute;e.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;loigna, se rapprocha, cligna les yeux, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, il ne manque rien, c'est tr&egrave;s joli, tr&egrave;s joli.... Je trouve
+plut&ocirc;t qu'il y a quelque chose de trop.</p>
+
+<p>Il rougit un peu, malgr&eacute; son audace, s'avan&ccedil;a encore, et, tra&ccedil;ant du
+bout du doigt un angle aigu sur la gorge de Ren&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, voyez-vous, continua-t-il, j'&eacute;chancrerais comme &ccedil;a cette
+dentelle, et je mettrais un collier avec une grosse croix.</p>
+
+<p>Elle battit des mains, rayonnante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, c'est cela, cria-t-elle.... J'avais la grosse croix sur le
+bout de la langue.</p>
+
+<p>Elle &eacute;carta la chemisette, disparut pendant deux minutes, revint avec le
+collier et la croix. Et, se repla&ccedil;ant devant la glace d'un air de
+triomphe:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! complet, tout &agrave; fait complet, murmura-t-elle.... Mais il n'est pas
+b&ecirc;te du tout, le petit tondu!</p>
+
+<p>Tu habillais donc les femmes dans ta province?... D&eacute;cid&eacute;ment, nous
+serons bons amis. Mais il faudra m'&eacute;couter. D'abord, vous laisserez
+pousser vos cheveux, et vous ne porterez plus cette affreuse tunique.
+Puis, vous suivrez fid&egrave;lement mes le&ccedil;ons de bonnes mani&egrave;res. Je veux que
+vous soyez un joli jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais bien s&ucirc;r, dit na&iuml;vement l'enfant; puisque papa est riche
+maintenant, et que vous &ecirc;tes sa femme.</p>
+
+<p>Elle eut un sourire, et avec sa vivacit&eacute; habituelle:</p>
+
+<p>&mdash;Alors commen&ccedil;ons par nous tutoyer. Je dis tu, je dis vous. C'est
+b&ecirc;te.... Tu m'aimeras bien?</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aimerai de tout mon c&oelig;ur, r&eacute;pondit-il avec une effusion de
+galopin en bonne fortune.</p>
+
+<p>Telle fut la premi&egrave;re entrevue de Maxime et de Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>L'enfant n'alla au coll&egrave;ge qu'un mois plus tard. Sa belle-m&egrave;re, les
+premiers jours, joua avec lui comme avec une poup&eacute;e; elle le d&eacute;crassa de
+sa province, et il faut dire qu'il y mit une bonne volont&eacute; extr&ecirc;me.
+Quand il parut, habill&eacute; de neuf des pieds &agrave; la t&ecirc;te par le tailleur de
+son p&egrave;re, elle poussa un cri de surprise joyeuse: il &eacute;tait joli comme un
+c&oelig;ur; ce lut son expression. Ses cheveux seuls mettaient &agrave; pousser une
+lenteur d&eacute;sesp&eacute;rante. La jeune femme disait d'ordinaire que tout le
+visage est dans la chevelure. Elle soignait la sienne avec d&eacute;votion.
+Longtemps, la couleur l'en avait d&eacute;sol&eacute;e, cette couleur particuli&egrave;re,
+d'un jaune tendre, qui rappelait celle du beurre fin. Mais quand la mode
+des cheveux jaunes arriva, elle fut charm&eacute;e, et pour faire croire
+qu'elle ne suivait pas la mode b&ecirc;tement, elle jura qu'elle se teignait
+tous les mois.</p>
+
+<p>Les treize ans de Maxime &eacute;taient d&eacute;j&agrave; terriblement savants. C'&eacute;tait une
+de ces natures fr&ecirc;les et h&acirc;tives, dans lesquelles les sens poussent de
+bonne heure. Le vice en lui parut m&ecirc;me avant l'&eacute;veil des d&eacute;sirs. A deux
+reprises, il faillit se faire chasser du coll&egrave;ge. Ren&eacute;e, avec des yeux
+habitu&eacute;s aux gr&acirc;ces provinciales, aurait vu que, tout fagot&eacute; qu'il
+&eacute;tait, le petit tondu, comme elle le nommait, souriait, tournait le cou,
+avan&ccedil;ait les bras d'une fa&ccedil;on gentille, de cet air f&eacute;minin des
+demoiselles de coll&egrave;ge. Il se soignait beaucoup les mains, qu'il avait
+minces et longues; si ses cheveux restaient courts, par ordre du
+proviseur, ancien colonel du g&eacute;nie, il poss&eacute;dait un petit miroir, qu'il
+tirait de sa poche, pendant les classes, qu'il posait entre les pages de
+son livre, et dans lequel il se regardait des heures enti&egrave;res,
+s'examinant les yeux, les gencives, se faisant des mines, s'apprenant
+des coquetteries. Ses camarades se pendaient &agrave; sa blouse, comme &agrave; une
+jupe, et il se serrait tellement, qu'il avait la taille mince, le
+balancement de hanches d'une femme faite. La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait qu'il recevait
+autant de coups que de caresses. Le coll&egrave;ge de Plassans, un repaire de
+petits bandits comme la plupart des coll&egrave;ges de province, fut ainsi un
+milieu de souillure, dans lequel se d&eacute;veloppa singuli&egrave;rement ce
+temp&eacute;rament neutre, cette enfance qui apportait le mal, d'on ne savait
+quel inconnu h&eacute;r&eacute;ditaire. L'&acirc;ge allait heureusement le corriger. Mais la
+marque de ses abandons d'enfant, cette eff&eacute;mination de tout son &ecirc;tre,
+cette heure o&ugrave; il s'&eacute;tait cru fille, devait rester en lui, le frapper &agrave;
+jamais dans sa virilit&eacute;.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e l'appelait &laquo;mademoiselle&raquo;, sans savoir que six mois auparavant,
+elle aurait dit juste. Il lui semblait tr&egrave;s ob&eacute;issant, tr&egrave;s aimant, et
+m&ecirc;me elle se trouvait souvent g&ecirc;n&eacute;e par ses caresses. Il avait une fa&ccedil;on
+d'embrasser qui chauffait la peau. Mais ce qui la ravissait, c'&eacute;tait son
+espi&egrave;glerie; il &eacute;tait dr&ocirc;le au possible, hardi, parlant d&eacute;j&agrave; des femmes
+avec des sourires, tenant t&ecirc;te aux amies de Ren&eacute;e, &agrave; la ch&egrave;re Adeline,
+qui venait d'&eacute;pouser M. d'Espanet, et &agrave; la grosse Suzanne, mari&eacute;e tout
+r&eacute;cemment au grand industriel Haffner. Il eut, &agrave; quatorze ans, une
+passion pour cette derni&egrave;re. Il avait pris sa belle-m&egrave;re pour
+confidente, et celle-ci s'amusait beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'aurais pr&eacute;f&eacute;r&eacute; Adeline, disait-elle; elle est plus jolie.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre, r&eacute;pondait le galopin, mais Suzanne est bien plus grosse....
+J'aime les belles femmes.... Si tu &eacute;tais gentille, tu lui parlerais pour
+moi.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e riait. Sa poup&eacute;e, ce grand gamin aux mines de fille, lui semblait
+impayable, depuis qu'elle &eacute;tait amoureuse. Il vint un moment o&ugrave; Mme
+Haffner dut se d&eacute;fendre s&eacute;rieusement. D'ailleurs, ces dames
+encourageaient Maxime par leurs rires &eacute;touff&eacute;s, leurs demi-mots, les
+attitudes coquettes qu'elles prenaient devant cet enfant pr&eacute;coce. Il
+entrait l&agrave; une pointe de d&eacute;bauche fort aristocratique. Toutes trois,
+dans leur vie tumultueuse, br&ucirc;l&eacute;es par la passion, s'arr&ecirc;taient &agrave; la
+d&eacute;pravation charmante du galopin, comme &agrave; un piment original et sans
+danger qui r&eacute;veillait leur go&ucirc;t. Elles lui laissaient toucher leur robe,
+fr&ocirc;ler leurs &eacute;paules de ses doigts, lorsqu'il les suivait dans
+l'anti-chambre, pour jeter sur elles leur sortie de bal; elles se le
+passaient de main en main, riant comme des folles, quand il leur baisait
+les poignets, du c&ocirc;t&eacute; des veines, &agrave; cette place o&ugrave; la peau est si douce;
+puis elles se faisaient maternelles et lui enseignaient doctement l'art
+d'&ecirc;tre bel homme et de plaire aux dames.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait leur joujou, un petit homme d'un m&eacute;canisme ing&eacute;nieux, qui
+embrassait, qui faisait la cour, qui avait les plus aimables vices du
+monde, mais qui restait un joujou, un petit homme de carton qu'on ne
+craignait pas trop, assez cependant pour avoir, sous sa main enfantine,
+un frisson tr&egrave;s doux.</p>
+
+<p>A la rentr&eacute;e des classes, Maxime alla au lyc&eacute;e Bonaparte. C'est le lyc&eacute;e
+du beau monde, celui que Saccard devait choisir pour son fils. L'enfant,
+si mou, si l&eacute;ger qu'il f&ucirc;t, avait alors une intelligence tr&egrave;s vive; mais
+il s'appliqua &agrave; tout autre chose qu'aux &eacute;tudes classiques.</p>
+
+<p>Il fut cependant un &eacute;l&egrave;ve correct, qui ne descendit jamais dans la
+boh&egrave;me des cancres, et qui demeura parmi les petits messieurs
+convenables et bien mis dont on ne dit rien. Il ne lui resta de sa
+jeunesse qu'une v&eacute;ritable religion pour la toilette. Paris lui ouvrit
+les yeux, en fit un beau jeune homme, pinc&eacute; dans ses v&ecirc;tements, suivant
+les modes. Il &eacute;tait le Brummel de sa classe. Il s'y pr&eacute;sentait comme
+dans un salon, chauss&eacute; finement, gant&eacute; juste, avec des cravates
+prodigieuses et des chapeaux ineffables. D'ailleurs ils se trouvaient l&agrave;
+une vingtaine, formant une aristocratie, s'offrant &agrave; la sortie des
+havanes dans des porte-cigares &agrave; fermoirs d'or, faisant porter leur
+paquet de livres par un domestique en livr&eacute;e. Maxime avait d&eacute;termin&eacute; son
+p&egrave;re &agrave; lui acheter un tilbury et un petit cheval noir qui faisaient
+l'admiration de ses camarades. Il conduisait lui-m&ecirc;me, ayant sur le
+si&egrave;ge de derri&egrave;re un valet de pied, les bras crois&eacute;s, qui tenait sur ses
+genoux le cartable du coll&eacute;gien, un vrai portefeuille de ministre en
+chagrin marron. Et il fallait voir avec quelle l&eacute;g&egrave;ret&eacute;, quelle science
+et quelle correction d'allures, il venait en dix minutes de la rue de
+Rivoli &agrave; la rue du Havre, arr&ecirc;tait net son cheval devant la porte du
+lyc&eacute;e, jetait la bride au valet, en disant: &laquo;Jacques, &agrave; quatre heures et
+demie, n'est-ce pas?&raquo; Les boutiquiers voisins &eacute;taient ravis de la bonne
+gr&acirc;ce de ce blondin qu'ils voyaient r&eacute;guli&egrave;rement deux fois par jour
+arriver et repartir dans sa voiture. Au retour, il reconduisait parfois
+un ami, qu'il mettait &agrave; sa porte. Les deux enfants fumaient, regardaient
+les femmes, &eacute;claboussaient les passants, comme s'ils fussent revenus des
+courses. Petit monde &eacute;tonnant, couv&eacute;e de fats et d'imb&eacute;ciles, qu'on peut
+voir chaque jour rue du Havre, correctement habill&eacute;s, avec leurs vestons
+de gandins, jouer les hommes riches et blas&eacute;s, tandis que la boh&egrave;me du
+lyc&eacute;e, les vrais &eacute;coliers, arrivent criant et se poussant, tapant le
+pav&eacute; avec leurs gros souliers, leurs livres pendus derri&egrave;re le dos, au
+bout d'une courroie.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, qui voulait prendre au s&eacute;rieux son r&ocirc;le de m&egrave;re et
+d'institutrice, &eacute;tait enchant&eacute;e de son &eacute;l&egrave;ve. Elle ne n&eacute;gligeait rien,
+il est vrai, pour parfaire son &eacute;ducation.</p>
+
+<p>Elle traversait alors une heure pleine de d&eacute;pit et de larmes; un amant
+l'avait quitt&eacute;e, avec scandale, aux yeux de tout Paris, pour se mettre
+avec la duchesse de Sternich. Elle r&ecirc;va que Maxime serait sa
+consolation, elle se vieillit, s'ing&eacute;nia pour &ecirc;tre maternelle, et devint
+le mentor le plus original qu'on p&ucirc;t imaginer. Souvent, le tilbury de
+Maxime restait &agrave; la maison; c'&eacute;tait Ren&eacute;e, avec sa grande cal&egrave;che, qui
+venait prendre le coll&eacute;gien.</p>
+
+<p>Ils cachaient le portefeuille marron sous la banquette, ils allaient au
+Bois, alors dans tout son neuf. L&agrave;, elle lui faisait un cours de haute
+&eacute;l&eacute;gance. Elle lui nommait le Tout-Paris imp&eacute;rial, gras, heureux, encore
+dans l'extase de ce coup de baguette qui changeait les meurt-de-faim et
+les goujats de la ville en grands seigneurs, en millionnaires soufflant
+et se p&acirc;mant sous le poids de leur caisse. Mais l'enfant la questionnait
+surtout sur les femmes, et comme elle &eacute;tait tr&egrave;s libre avec lui, elle
+lui donnait des d&eacute;tails pr&eacute;cis; Mme de Guende &eacute;tait b&ecirc;te, mais
+admirablement faite; la comtesse Vanska, fort riche, avait chant&eacute; dans
+les cours, avant de se faire &eacute;pouser par un Polonais, qui la battait,
+disait-on; quant &agrave; la marquise d'Espanet et &agrave; Suzanne Haffner, elles
+&eacute;taient ins&eacute;parables, et, bien qu'elles fussent ses amies intimes, Ren&eacute;e
+ajoutait, en pin&ccedil;ant les l&egrave;vres, comme pour n'en pas dire davantage,
+qu'il courait de bien vilaines histoires sur leur compte; la belle Mme
+de Lauwerens &eacute;tait aussi horriblement compromettante, mais elle avait de
+si jolis yeux, et tout le monde, en somme, savait que, quant &agrave; elle,
+elle &eacute;tait irr&eacute;prochable, bien qu'un peu trop m&ecirc;l&eacute;e aux intrigues des
+pauvres petites femmes qui la fr&eacute;quentaient, Mme Daste, Mme Teissi&egrave;re,
+la baronne de Meinhold. Maxime voulut avoir le portrait de ces dames; il
+en garnit un album qui resta sur la table du salon. Pour embarrasser sa
+belle-maman, avec cette ruse vicieuse qui &eacute;tait le trait dominant de son
+caract&egrave;re, il lui demandait des d&eacute;tails sur les filles, en feignant de
+les prendre pour des femmes du vrai monde. Ren&eacute;e, morale et s&eacute;rieuse,
+disait que c'&eacute;taient d'affreuses cr&eacute;atures et qu'il devait les &eacute;viter
+avec soin; puis elle s'oubliait et parlait d'elles comme de personnes
+qu'elle e&ucirc;t connues intimement.</p>
+
+<p>Un des grands r&eacute;gals de l'enfant &eacute;tait encore de la mettre sur le
+chapitre de la duchesse de Sternich. Chaque lois que sa voiture passait,
+au Bois, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la leur, il ne manquait pas de nommer la duchesse,
+avec une sournoiserie m&eacute;chante, un regard en dessous, prouvant qu'il
+connaissait la derni&egrave;re aventure de Ren&eacute;e. Celle-ci, d'une voix s&egrave;che,
+d&eacute;chirait sa rivale; comme elle vieillissait! la pauvre femme! elle se
+maquillait, elle avait des amants cach&eacute;s au fond de toutes ses armoires,
+elle s'&eacute;tait donn&eacute;e &agrave; un chambellan pour entrer dans le lit imp&eacute;rial. Et
+elle ne tarissait pas, tandis que Maxime, pour l'exasp&eacute;rer, trouvait Mme
+de Sternich d&eacute;licieuse.</p>
+
+<p>De telles le&ccedil;ons d&eacute;veloppaient singuli&egrave;rement l'intelligence du
+coll&eacute;gien, d'autant plus que la jeune institutrice les r&eacute;p&eacute;tait partout,
+au Bois, au th&eacute;&acirc;tre, dans les salons.</p>
+
+<p>L'&eacute;l&egrave;ve devint tr&egrave;s fort.</p>
+
+<p>Ce que Maxime adorait, c'&eacute;tait de vivre dans les jupes, dans les
+chiffons, dans la poudre de riz des femmes. Il restait toujours un peu
+fille, avec ses mains effil&eacute;es, son visage imberbe, son cou blanc et
+potel&eacute;. Ren&eacute;e le consultait gravement sur ses toilettes. Il connaissait
+les bons faiseurs de Paris, jugeait chacun d'eux d'un mot, parlait de la
+saveur des chapeaux d'un tel et de la logique des robes de tel autre. A
+dix-sept ans, il n'y avait pas une modiste qu'il n'e&ucirc;t approfondie, pas
+un bottier dont il n'e&ucirc;t &eacute;tudi&eacute; et p&eacute;n&eacute;tr&eacute; le c&oelig;ur. Cet &eacute;trange
+avorton, qui, pendant les classes d'anglais, lisait les prospectus que
+son parfumeur lui adressait tous les vendredis, aurait soutenu une th&egrave;se
+brillante sur le Tout-Paris mondain, client&egrave;le et fournisseurs compris,
+&agrave; l'&acirc;ge o&ugrave; les gamins de province n'osent pas encore regarder leur bonne
+en face. Souvent, quand il revenait du lyc&eacute;e, il rapportait dans son
+tilbury un chapeau, une bo&icirc;te de savons, un bijou, command&eacute;s la veille
+par sa belle-m&egrave;re.</p>
+
+<p>Il avait toujours quelque bout de dentelle musqu&eacute;e qui tra&icirc;nait dans ses
+poches.</p>
+
+<p>Mais sa grande partie &eacute;tait d'accompagner Ren&eacute;e chez l'illustre Worms,
+le tailleur de g&eacute;nie, devant lequel les reines du Second Empire se
+tenaient &agrave; genoux. Le salon du grand homme &eacute;tait vaste, carr&eacute;, garni de
+larges divans. Il y entrait avec une &eacute;motion religieuse. Les toilettes
+ont certainement une odeur propre; la soie, le satin, le velours, les
+dentelles avaient mari&eacute; leurs ar&ocirc;mes l&eacute;gers &agrave; ceux des chevelures et des
+&eacute;paules ambr&eacute;es; et l'air du salon gardait cette ti&eacute;deur odorante, cet
+encens de la chair et du luxe qui changeait la pi&egrave;ce en une chapelle
+consacr&eacute;e &agrave; quelque secr&egrave;te divinit&eacute;. Souvent il fallait que Ren&eacute;e et
+Maxime fissent antichambre pendant des heures; il y avait l&agrave; une
+vingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant des biscuits
+dans des verres de mad&egrave;re, faisant collation sur la grande table du
+milieu, o&ugrave; tra&icirc;naient des bouteilles et des assiettes de petits fours.
+Ces dames &eacute;taient chez elles, parlaient librement, et lorsqu'elles se
+pelotonnaient autour de la pi&egrave;ce, on aurait dit un vol blanc de
+lesbiennes qui se serait abattu sur les divans d'un salon parisien.
+Maxime, qu'elles tol&eacute;raient et qu'elles aimaient pour son air de fille,
+&eacute;tait le seul homme admis dans le c&eacute;nacle. Il y go&ucirc;tait des jouissances
+divines; il glissait le long des divans comme une couleuvre agile; on le
+retrouvait sous une jupe, derri&egrave;re un corsage, entre deux robes, o&ugrave; il
+se faisait tout petit, se tenant bien tranquille, respirant la chaleur
+parfum&eacute;e de ses voisines avec des mines d'enfant de ch&oelig;ur avalant le
+bon Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Il se fourre partout, ce petit-l&agrave;, disait la baronne de Meinhold, en
+lui tapotant les joues.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait si fluet que ces dames ne lui donnaient gu&egrave;re plus de quatorze
+ans. Elles s'amus&egrave;rent &agrave; le griser avec le mad&egrave;re de l'illustre Worms.
+Il leur dit des choses stup&eacute;fiantes, qui les firent rire aux larmes.
+Toutefois, ce fut la marquise d'Espanet qui trouva le mot de la
+situation.</p>
+
+<p>Comme on d&eacute;couvrit un jour Maxime, dans un angle des divans, derri&egrave;re
+son dos:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; un gar&ccedil;on qui aurait d&ucirc; na&icirc;tre fille, murmura-t-elle, &agrave; le voir
+si rose, si rougissant, si p&eacute;n&eacute;tr&eacute; du bien-&ecirc;tre qu'il avait &eacute;prouv&eacute; dans
+son voisinage.</p>
+
+<p>Puis, lorsque le grand Worms recevait enfin Ren&eacute;e, Maxime p&eacute;n&eacute;trait avec
+elle dans le cabinet. Il s'&eacute;tait permis de parler deux ou trois fois,
+pendant que le ma&icirc;tre s'absorbait dans le spectacle de sa cliente, comme
+les pontifes du beau veulent que L&eacute;onard de Vinci l'ait fait devant la
+Joconde. Le ma&icirc;tre avait daign&eacute; sourire de la justesse de ses
+observations. Il faisait mettre Ren&eacute;e debout devant une glace, qui
+montait du parquet au plafond, se recueillait, avec un froncement de
+sourcils, pendant que la jeune femme, &eacute;mue, retenait son haleine, pour
+ne pas bouger. Et, au bout de quelques minutes, le ma&icirc;tre, comme pris et
+secou&eacute; par l'inspiration, peignait &agrave; grands traits saccad&eacute;s le
+chef-d'&oelig;uvre qu'il venait de concevoir, s'&eacute;criait en phrases s&egrave;ches:</p>
+
+<p>&mdash;Robe Montespan en faille cendr&eacute;e..., la tra&icirc;ne dessinant, devant, une
+basque arrondie..., gros n&oelig;uds de satin gris la relevant sur les
+hanches..., enfin tablier bouillonn&eacute; de tulle gris perle, les
+bouillonn&eacute;s s&eacute;par&eacute;s par des bandes de satin gris.</p>
+
+<p>Il se recueillait encore, paraissait descendre tout au fond de son
+g&eacute;nie, et, avec une grimace triomphante de pythonisse sur son tr&eacute;pied,
+il achevait:</p>
+
+<p>&mdash;Nous poserons dans les cheveux, sur cette t&ecirc;te rieuse, le papillon
+r&ecirc;veur de Psych&eacute; aux ailes d'azur changeant.</p>
+
+<p>Mais, d'autres lois, l'inspiration &eacute;tait r&eacute;tives. L'illustre Worms
+l'appelait vainement, concentrait ses facult&eacute;s en pure perte. Il
+torturait ses sourcils, devenait livide, prenait entre ses mains sa
+pauvre t&ecirc;te, qu'il branlait avec d&eacute;sespoir, et vaincu, se jetant dans un
+fauteuil:</p>
+
+<p>&mdash;Non, murmurait-il d'une voix dolente, non, pas aujourd'hui..., ce
+n'est pas possible.... Ces dames sont indiscr&egrave;tes. La source est tarie.</p>
+
+<p>Et il mettait Ren&eacute;e &agrave; la porte en r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible, pas possible, ch&egrave;re dame, vous repasserez un autre
+jour.... Je ne vous sens pas ce matin.</p>
+
+<p>La belle &eacute;ducation que recevait Maxime eut un premier r&eacute;sultat. A
+dix-sept ans, le gamin s&eacute;duisit la femme de chambre de sa belle-m&egrave;re. Le
+pis de l'histoire fut que la chambri&egrave;re devint enceinte. Il fallut
+l'envoyer &agrave; la campagne avec le marmot et lui constituer une petite
+rente. Ren&eacute;e resta horriblement vex&eacute;e de l'aventure.</p>
+
+<p>Saccard ne s'en occupa que pour r&eacute;gler le c&ocirc;t&eacute; p&eacute;cuniaire de la
+question; mais la jeune femme gronda vertement son &eacute;l&egrave;ve. Lui, dont elle
+voulait faire un homme distingu&eacute;, se compromettre avec une telle fille!
+Quel d&eacute;but ridicule et honteux, quelle fredaine inavouable!</p>
+
+<p>Encore s'il s'&eacute;tait lanc&eacute; avec une de ces dames!</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! r&eacute;pondit-il tranquillement, si ta bonne amie Suzanne avait
+voulu, c'est elle qui serait all&eacute;e &agrave; la campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le polisson! murmura-t-elle, d&eacute;sarm&eacute;e, &eacute;gay&eacute;e par l'id&eacute;e de voir
+Suzanne se r&eacute;fugiant &agrave; la campagne avec une rente de douze cents francs.</p>
+
+<p>Puis, une pens&eacute;e plus dr&ocirc;le lui vint, et oubliant son r&ocirc;le de m&egrave;re
+irrit&eacute;e, poussant des rires perl&eacute;s, qu'elle retenait entre ses doigts,
+elle balbutia, en le regardant du coin de l'&oelig;il:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, c'est Adeline qui t'en aurait voulu, et qui lui aurait fait
+des sc&egrave;nes....</p>
+
+<p>Elle n'acheva pas. Maxime riait avec elle. Telle fut la belle chute que
+fit la morale de Ren&eacute;e en cette aventure.</p>
+
+<p>Cependant Aristide Saccard ne s'inqui&eacute;tait gu&egrave;re des deux enfants, comme
+il nommait son fils et sa seconde femme. Il leur laissait une libert&eacute;
+absolue, heureux de les voir bons amis, ce qui emplissait l'appartement
+d'une gaiet&eacute; bruyante. Singulier appartement que ce premier &eacute;tage de la
+rue de Rivoli. Les portes y battaient toute la journ&eacute;e; les domestiques
+y parlaient haut; le luxe neuf et &eacute;clatant en &eacute;tait travers&eacute;
+continuellement par des courses de jupes &eacute;normes et volantes, par des
+processions de fournisseurs, par le tohu-bohu des amies de Ren&eacute;e, des
+camarades de Maxime et des visiteurs de Saccard. Ce dernier recevait, de
+neuf heures &agrave; onze heures, le plus &eacute;trange monde qu'on p&ucirc;t voir:
+s&eacute;nateurs et clercs d'huissier, duchesses et marchandes &agrave; la toilette,
+toute l'&eacute;cume que les temp&ecirc;tes de Paris jetaient le matin &agrave; sa porte,
+robes de soie, jupes sales, blouses, habits noirs, qu'il accueillait du
+m&ecirc;me ton press&eacute;, des m&ecirc;mes gestes impatients et nerveux; il b&acirc;clait les
+affaires en deux paroles, r&eacute;solvait vingt difficult&eacute;s &agrave; la fois, et
+donnait les solutions en courant. On e&ucirc;t dit que ce petit homme remuant,
+dont la voix &eacute;tait tr&egrave;s forte, se battait dans son cabinet avec les
+gens, avec les meubles, culbutait, se frappait la t&ecirc;te au plafond pour
+en faire jaillir les id&eacute;es, et retombait toujours victorieux sur ses
+pieds. Puis, &agrave; onze heures, il sortait; on ne le voyait plus de la
+journ&eacute;e; il d&eacute;jeunait dehors, souvent m&ecirc;me il y d&icirc;nait. Alors la maison
+appartenait &agrave; Ren&eacute;e et &agrave; Maxime; ils s'emparaient du cabinet du p&egrave;re;
+ils y d&eacute;ballaient les cartons des fournisseurs, et les chiffons
+tra&icirc;naient sur les dossiers. Parfois des gens graves attendaient une
+heure &agrave; la porte du cabinet, pendant que le coll&eacute;gien et la jeune femme
+discutaient un n&oelig;ud de ruban, assis aux deux bouts du bureau de
+Saccard. Ren&eacute;e faisait atteler dix fois par jour. Rarement on mangeait
+ensemble; sur les trois, deux couraient, s'oubliaient, ne revenaient
+qu'&agrave; minuit.</p>
+
+<p>Appartement de tapage, d'affaires et de plaisirs, o&ugrave; la vie moderne,
+avec son bruit d'or sonnant, de toilettes froiss&eacute;es, s'engouffrait comme
+un coup de vent.</p>
+
+<p>Aristide Saccard avait enfin trouv&eacute; son milieu. Il s'&eacute;tait r&eacute;v&eacute;l&eacute; grand
+sp&eacute;culateur, brasseur de millions.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s le coup de ma&icirc;tre de la rue de la P&eacute;pini&egrave;re, il se lan&ccedil;a hardiment
+dans la lutte qui commen&ccedil;ait &agrave; semer Paris d'&eacute;paves honteuses et de
+triomphes fulgurants.</p>
+
+<p>D'abord, il joua &agrave; coup s&ucirc;r, r&eacute;p&eacute;tant son premier succ&egrave;s, achetant les
+immeubles qu'il savait menac&eacute;s de la pioche, et employant ses amis pour
+obtenir de grosses indemnit&eacute;s. Il vint un moment o&ugrave; il eut cinq ou six
+maisons, ces maisons qu'il regardait si &eacute;trangement autrefois, comme des
+connaissances &agrave; lui, lorsqu'il n'&eacute;tait qu'un pauvre agent voyer. Mais
+c'&eacute;tait l&agrave; l'enfance de l'art. Quand il avait us&eacute; les baux, complot&eacute;
+avec les locataires, vol&eacute; l'&Eacute;tat et les particuliers, la finesse n'&eacute;tait
+pas grande, et il pensait que le jeu ne valait pas la chandelle.</p>
+
+<p>Aussi mit-il bient&ocirc;t son g&eacute;nie au service de besognes plus compliqu&eacute;es.</p>
+
+<p>Saccard inventa d'abord le tour des achats d'immeubles faits sous le
+manteau pour le compte de la Ville grand nombre de maisons, esp&eacute;rant
+user les baux et cong&eacute;dier les locataires sans indemnit&eacute;. Mais ces
+acquisitions furent consid&eacute;r&eacute;es comme de v&eacute;ritables expropriations, et
+elle dut payer. Ce fut alors que Saccard offrit d'&ecirc;tre le pr&ecirc;te-nom de
+la Ville; il achetait, usait les baux, et, moyennant un pot-de-vin,
+livrait l'immeuble au moment fix&eacute;. Et m&ecirc;me il finit par jouer double
+jeu; il achetait pour la Ville et pour le pr&eacute;fet. Quand l'affaire &eacute;tait
+par trop tentante, il escamotait la maison.</p>
+
+<p>L'&Eacute;tat payait. On r&eacute;compensa ses complaisances en lui conc&eacute;dant des
+bouts de rues, des carrefours projet&eacute;s, qu'il r&eacute;troc&eacute;dait avant m&ecirc;me que
+la voie nouvelle f&ucirc;t commenc&eacute;e. C'&eacute;tait un jeu f&eacute;roce; on jouait sur les
+quartiers &agrave; b&acirc;tir comme on joue sur un titre de rente!</p>
+
+<p>Certaines dames, de jolies filles, amies intimes de hauts
+fonctionnaires, &eacute;taient de la partie; une d'elles, dont les dents
+blanches sont c&eacute;l&egrave;bres, a croqu&eacute;, &agrave; plusieurs reprises, des rues
+enti&egrave;res. Saccard s'affamait, sentait ses d&eacute;sirs s'accro&icirc;tre, &agrave; voir ce
+ruissellement d'or qui lui glissait entre les mains. Il lui semblait
+qu'une mer de pi&egrave;ces de vingt francs s'&eacute;largissait autour de lui, de lac
+devenait oc&eacute;an, emplissait l'immense horizon avec un bruit de vagues
+&eacute;trange, une musique m&eacute;tallique qui lui chatouillait le c&oelig;ur; et il
+s'aventurait, nageur plus hardi chaque jour, plongeant, reparaissant,
+tant&ocirc;t sur le dos, tant&ocirc;t sur le ventre, traversant cette immensit&eacute; par
+les temps clairs et par les orages, comptant sur ses forces et son
+adresse pour ne jamais aller au fond.</p>
+
+<p>Paris s'ab&icirc;m&acirc;t alors dans un nuage de pl&acirc;tre. Les temps pr&eacute;dits par
+Saccard, sur les buttes Montmartre, &eacute;taient venus. On taillait la cit&eacute; &agrave;
+coups de sabre, et il &eacute;tait de toutes les entailles, de toutes les
+blessures. Il avait des d&eacute;combres &agrave; lui aux quatre coins de la ville.</p>
+
+<p>Rue de Rome, il fut m&ecirc;l&eacute; &agrave; cette &eacute;tonnante histoire du trou qu'une
+compagnie creusa, pour transporter cinq ou six mille m&egrave;tres cubes de
+terre et faire croire &agrave; des travaux gigantesques, et qu'on dut ensuite
+reboucher, en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie
+eut fait faillite. Lui s'en tira la conscience nette, les poches
+pleines, gr&acirc;ce &agrave; son fr&egrave;re Eug&egrave;ne, qui voulut bien intervenir. A
+Chaillot, il aida &agrave; &eacute;ventrer la butte, &agrave; la jeter dans un bas-fond, pour
+faire passer le boulevard qui va de l'Arc de Triomphe au pont de l'Alma.
+Du c&ocirc;t&eacute; de Passy, ce fut lui qui eut l'id&eacute;e de semer les d&eacute;blais du
+Trocad&eacute;ro sur le plateau, de sorte que la bonne terre se trouve
+aujourd'hui &agrave; deux m&egrave;tres de profondeur, et que l'herbe elle-m&ecirc;me refuse
+de pousser dans ces gravats. On l'aurait retrouv&eacute; sur vingt points &agrave; la
+fois, &agrave; tous les endroits o&ugrave; il y avait quelque obstacle insurmontable,
+un d&eacute;blai dont on ne savait que faire, un remblai qu'on ne pouvait
+ex&eacute;cuter, un bon amas de terre et de pl&acirc;tras o&ugrave; s'impatientait la h&acirc;te
+f&eacute;brile des ing&eacute;nieurs, que lui fouillait de ses ongles, et dans lequel
+il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ou quelque
+op&eacute;ration de sa fa&ccedil;on. Le m&ecirc;me jour, il courait des travaux de l'Arc de
+Triomphe &agrave; ceux du boulevard Saint-Michel, des d&eacute;blais du boulevard
+Malesherbes aux remblais de Chaillot, tra&icirc;nant avec lui une arm&eacute;e
+d'ouvriers, d'huissiers, d'actionnaires, de dupes et de fripons.</p>
+
+<p>Mais sa gloire la plus pure &eacute;tait le Cr&eacute;dit viticole, qu'il avait fond&eacute;
+avec Toutin-Laroche. Celui-ci s'en trouvait le directeur officiel; lui
+ne paraissait que comme membre du conseil de surveillance. Eug&egrave;ne, en
+cette circonstance, avait encore donn&eacute; un bon coup de main &agrave; son fr&egrave;re.
+Gr&acirc;ce &agrave; lui, le gouvernement autorisa la compagnie, et la surveilla avec
+une grande bonhomie.</p>
+
+<p>En une d&eacute;licate circonstance, comme un journal mal pensant se permettait
+de critiquer une op&eacute;ration de cette compagnie, le Moniteur alla jusqu'&agrave;
+publier une note interdisant toute discussion sur une maison si
+honorable, et que l'&Eacute;tat daignait patronner. Le Cr&eacute;dit viticole
+s'appuyait sur un excellent syst&egrave;me financier: il pr&ecirc;tait aux
+cultivateurs la moiti&eacute; du prix d'estimation de leurs biens, garantissait
+le pr&ecirc;t par une hypoth&egrave;que, et touchait des emprunteurs les int&eacute;r&ecirc;ts,
+augment&eacute;s d'un acompte d'amortissement. Jamais m&eacute;canisme ne fut plus
+digne ni plus sage. Eug&egrave;ne avait d&eacute;clar&eacute; &agrave; son fr&egrave;re, avec un fin
+sourire, que les Tuileries voulaient qu'on f&ucirc;t honn&ecirc;te.</p>
+
+<p>M. Toutin-Laroche interpr&eacute;ta ce d&eacute;sir en laissant ponctionner
+tranquillement la machine des pr&ecirc;ts aux cultivateurs, et en &eacute;tablissant
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; une maison de banque qui attirait &agrave; elle les capitaux et qui
+jouait avec fi&egrave;vre, se lan&ccedil;ant dans toutes les aventures. Gr&acirc;ce &agrave;
+l'impulsion formidable que le directeur lui donna, le Cr&eacute;dit viticole
+eut bient&ocirc;t une r&eacute;putation de solidit&eacute; et de prosp&eacute;rit&eacute; &agrave; toute &eacute;preuve.
+Au d&eacute;but, pour lancer d'un coup, &agrave; la Bourse, une masse d'actions
+fra&icirc;chement d&eacute;tach&eacute;es de la souche, et leur donner l'aspect de titres
+ayant d&eacute;j&agrave; beaucoup circul&eacute;, Saccard eut l'ing&eacute;niosit&eacute; de les faire
+pi&eacute;tiner et battre, pendant toute une nuit, par les gar&ccedil;ons de recette
+arm&eacute;s de balais de bouleau. On e&ucirc;t dit une succursale de la Banque.
+L'h&ocirc;tel, occup&eacute; par les bureaux, avec sa cour pleine d'&eacute;quipages, ses
+grillages s&eacute;v&egrave;res, son large perron et son escalier monumental, ses
+enfilades de cabinets luxueux, son monde d'employ&eacute;s et de laquais en
+livr&eacute;e, semblait &ecirc;tre le temple grave et digne de l'argent; et rien ne
+frappait le public d'une &eacute;motion plus religieuse que le sanctuaire, que
+la Caisse, o&ugrave; conduisait un corridor d'une nudit&eacute; sacr&eacute;e, et o&ugrave; l'on
+apercevait le coffre-fort, le dieu, accroupi, scell&eacute; au mur, trapu et
+dormant, avec ses trois serrures, ses flancs &eacute;pais, son air de brute
+divine.</p>
+
+<p>Saccard maquignonna une grosse affaire avec la Ville. Celle-ci, ob&eacute;r&eacute;e,
+&eacute;cras&eacute;e par sa dette, entra&icirc;n&eacute;e dans cette danse des millions qu'elle
+avait mise en branle, pour plaire &agrave; l'empereur et remplir certaines
+poches, en &eacute;tait r&eacute;duite aux emprunts d&eacute;guis&eacute;s, ne voulant pas avouer
+ses fi&egrave;vres chaudes, sa folie de la pioche et du moellon. Elle venait de
+cr&eacute;er alors ce qu'on nommait des bons de d&eacute;l&eacute;gation, de v&eacute;ritables
+lettres de change &agrave; longue date, pour payer les entrepreneurs le jour
+m&ecirc;me de la signature des trait&eacute;s, et leur permettre ainsi de trouver des
+fonds en n&eacute;gociant les bons. Le Cr&eacute;dit viticole avait gracieusement
+accept&eacute; ce papier de la main des entrepreneurs. Le jour o&ugrave; la Ville
+manqua d'argent, Saccard alla la tenter. Une somme consid&eacute;rable lui fut
+avanc&eacute;e, sur une &eacute;mission de bons de d&eacute;l&eacute;gation, que M. Toutin-Laroche
+jura tenir de compagnies concessionnaires, et qu'il tra&icirc;na dans tous les
+ruisseaux de la sp&eacute;culation. Le Cr&eacute;dit viticole &eacute;tait d&eacute;sormais
+inattaquable; il tenait Paris &agrave; la gorge. Le directeur ne parlait plus
+qu'avec un sourire de la fameuse Soci&eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;rale des ports du Maroc;
+elle vivait pourtant toujours, et les journaux continuaient &agrave; c&eacute;l&eacute;brer
+r&eacute;guli&egrave;rement les grandes stations commerciales. Un jour que M.
+Toutin-Laroche engageait Saccard &agrave; prendre des actions de cette soci&eacute;t&eacute;,
+celui-ci lui rit au nez, en lui demandant s'il le croyait assez b&ecirc;te
+pour placer son argent dans la &laquo;Compagnie g&eacute;n&eacute;rale des Mille et une
+Nuits&raquo;.</p>
+
+<p>Jusque-l&agrave;, Saccard avait jou&eacute; heureusement, &agrave; coup s&ucirc;r, trichant, se
+vendant, b&eacute;n&eacute;ficiant sur les march&eacute;s, tirant un gain quelconque de
+chacune de ses op&eacute;rations.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t cet agiotage ne lui suffit plus, il d&eacute;daigna de glaner, de
+ramasser l'or que les Toutin-Laroche et les baron Gouraud laissaient
+tomber derri&egrave;re eux. Il mit les bras dans le sac jusqu'&agrave; l'&eacute;paule. Il
+s'associa avec les Mignon, Charrier et Cie, ces fameux entrepreneurs
+alors &agrave; leurs d&eacute;buts et qui devaient r&eacute;aliser des fortunes colossales.
+La Ville s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; d&eacute;cid&eacute;e &agrave; ne plus ex&eacute;cuter elle-m&ecirc;me les travaux,
+&agrave; c&eacute;der les boulevards &agrave; forfait.</p>
+
+<p>Les compagnies concessionnaires s'engageaient &agrave; lui livrer une voie
+toute faite, arbres plant&eacute;s, bancs et becs de gaz pos&eacute;s, moyennant une
+indemnit&eacute; convenue; quelquefois m&ecirc;me, elles donnaient la voie pour rien:
+elles se trouvaient largement pay&eacute;es par les terrains en bordure,
+qu'elles retenaient et qu'elles frappaient d'une plus value
+consid&eacute;rable. La li&egrave;vre de sp&eacute;culation sur les terrains, la hausse
+furieuse sur les immeubles datent de cette &eacute;poque. Saccard, par ses
+attaches, obtint la concession de trois tron&ccedil;ons de boulevard. Il fut
+l'&acirc;me ardente et un peu brouillonne de l'association. Les sieurs Mignon
+et Charrier, ses cr&eacute;atures dans les commencements, &eacute;taient de gros et
+rus&eacute;s comp&egrave;res, des ma&icirc;tres ma&ccedil;ons qui connaissaient le prix de
+l'argent. Ils riaient en dessous devant les &eacute;quipages de Saccard; ils
+gardaient le plus souvent leurs blouses, ne refusaient pas un coup de
+main &agrave; un ouvrier, rentraient chez eux couverts de pl&acirc;tre. Ils &eacute;taient
+de Langres tous les deux. Ils apportaient, dans ce Paris br&ucirc;lant et
+inassouvi, leur prudence de Champenois, leur cerveau calme, peu ouvert,
+peu intelligent, mais tr&egrave;s apte &agrave; profiter des occasions pour s'emplir
+les poches, quitte &agrave; jouir plus tard. Si Saccard lan&ccedil;a l'affaire,
+l'anima de sa flamme, de sa rage d'app&eacute;tits, les sieurs Mignon et
+Charrier, par leur terre &agrave; terre, leur administration routini&egrave;re et
+&eacute;troite, l'emp&ecirc;ch&egrave;rent vingt fois de culbuter dans les imaginations
+&eacute;tonnantes de leur associ&eacute;. Jamais ils ne consentirent &agrave; avoir les
+bureaux superbes, l'h&ocirc;tel qu'il voulait b&acirc;tir pour &eacute;tonner Paris. Ils
+refus&egrave;rent &eacute;galement les sp&eacute;culations secondaires qui poussaient chaque
+matin dans sa t&ecirc;te: construction de salles de concert, de vastes maisons
+de bains, sur les terrains en bordure; chemins de fer suivant la ligne
+des nouveaux boulevards; galeries vitr&eacute;es, d&eacute;cuplant le loyer des
+boutiques, et permettant de circuler dans Paris sans &ecirc;tre mouill&eacute;. Les
+entrepreneurs, pour couper court &agrave; ces projets qui les effrayaient,
+d&eacute;cid&egrave;rent que les terrains en bordure seraient partag&eacute;s entre les trois
+associ&eacute;s, et que chacun d'eux en ferait ce qu'il voudrait. Eux
+continu&egrave;rent &agrave; vendre sagement leurs lots. Lui fit b&acirc;tir. Son cerveau
+bouillait. Il e&ucirc;t propos&eacute; sans rire de mettre Paris sous une immense
+cloche, pour le changer en serre chaude, et y cultiver les ananas et la
+canne &agrave; sucre.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t, remuant les capitaux &agrave; la pelle, il eut huit maisons sur les
+nouveaux boulevards. Il en avait quatre compl&egrave;tement termin&eacute;es, deux rue
+de Marignan, et deux sur le boulevard Haussmann; les quatre autres,
+situ&eacute;es sur le boulevard Malesherbes, restaient en construction, et m&ecirc;me
+une d'elles, vaste enclos de planches o&ugrave; devait s'&eacute;lever un magnifique
+h&ocirc;tel, n'avait encore de pos&eacute; que le plancher du premier &eacute;tage. A cette
+&eacute;poque, ses affaires se compliqu&egrave;rent tellement, il avait tant de fils
+attach&eacute;s &agrave; chacun de ses doigts, tant d'int&eacute;r&ecirc;ts &agrave; surveiller et de
+marionnettes &agrave; faire mouvoir qu'il dormait &agrave; peine trois heures par nuit
+et qu'il lisait sa correspondance dans sa voiture. Le merveilleux &eacute;tait
+que sa caisse semblait in&eacute;puisable. Il &eacute;tait actionnaire de toutes les
+soci&eacute;t&eacute;s, b&acirc;tissait avec une sorte de fureur, se mettait de tous les
+trafics, mena&ccedil;ait d'inonder Paris comme une mer montante, sans qu'on le
+v&icirc;t r&eacute;aliser jamais un b&eacute;n&eacute;fice bien net, empocher une grosse somme
+luisant au soleil. Ce fleuve d'or, sans sources connues, qui paraissait
+sortir &agrave; flots press&eacute;s de son cabinet, &eacute;tonnait les badauds, et fit de
+lui, &agrave; un moment, l'homme en vue auquel les journaux pr&ecirc;taient tous les
+bons mots de la Bourse.</p>
+
+<p>Avec un tel mari, Ren&eacute;e &eacute;tait aussi peu mari&eacute;e que possible. Elle
+restait des semaines enti&egrave;res sans presque le voir. D'ailleurs, il &eacute;tait
+parfait: il ouvrait pour elle sa caisse toute grande. Au fond, elle
+l'aimait comme un banquier obligeant. Quand elle allait &agrave; l'h&ocirc;tel
+B&eacute;raud, elle faisait un grand &eacute;loge de lui devant son p&egrave;re, que la
+fortune de son gendre laissait s&eacute;v&egrave;re et froid. Son m&eacute;pris s'en &eacute;tait
+all&eacute;; cet homme semblait si convaincu que la vie n'est qu'une affaire,
+il &eacute;tait si &eacute;videmment n&eacute; pour battre monnaie avec tout ce qui lui
+tombait sous les mains: femmes, enfants, pav&eacute;s, sacs de pl&acirc;tre,
+consciences, qu'elle ne pouvait lui reprocher le march&eacute; de leur mariage.
+Depuis ce march&eacute;, il la regardait un peu comme une de ces belles maisons
+qui lui faisaient honneur et dont il esp&eacute;rait tirer de gros profits. Il
+la voulait bien mise, bruyante, faisant tourner la t&ecirc;te &agrave; tout Paris.
+Cela le posait, doublait le chiffre probable de sa fortune. Il &eacute;tait
+beau, jeune, amoureux, &eacute;cervel&eacute;, par sa femme. Elle &eacute;tait une associ&eacute;e,
+une complice sans le savoir. Un nouvel attelage, une toilette de deux
+mille &eacute;cus, une complaisance pour quelque amant facilit&egrave;rent, d&eacute;cid&egrave;rent
+souvent ses plus heureuses affaires. Souvent aussi il se pr&eacute;tendait
+accabl&eacute;, l'envoyait chez un ministre, chez un fonctionnaire quelconque,
+pour solliciter une autorisation ou recevoir une r&eacute;ponse. Il lui disait:
+&laquo;Et sois sage!&raquo; d'un ton qui n'appartenait qu'&agrave; lui, &agrave; la fois railleur
+et c&acirc;lin. Et quand elle revenait, qu'elle avait r&eacute;ussi, il se frottait
+les mains, en r&eacute;p&eacute;tant son fameux:</p>
+
+<p>&laquo;Et tu as &eacute;t&eacute; sage!&raquo; Ren&eacute;e riait. Il &eacute;tait trop actif pour souhaiter une
+Mme Michelin. Il aimait simplement les plaisanteries crues, les
+hypoth&egrave;ses scabreuses. D'ailleurs, si Ren&eacute;e &laquo;n'avait pas &eacute;t&eacute; sage&raquo;, il
+n'aurait &eacute;prouv&eacute; que le d&eacute;pit d'avoir r&eacute;ellement pay&eacute; la complaisance du
+ministre ou du fonctionnaire. Duper les gens, leur en donner moins que
+pour leur argent, &eacute;tait un r&eacute;gal.</p>
+
+<p>Il se disait souvent: &laquo;Si j'&eacute;tais femme, je me vendrais peut-&ecirc;tre, mais
+je ne livrerais jamais la marchandise; c'est trop b&ecirc;te.&raquo; Cette folle de
+Ren&eacute;e, qui &eacute;tait apparue une nuit dans le ciel parisien comme la f&eacute;e
+excentrique des volupt&eacute;s mondaines, &eacute;tait la moins analysable des
+femmes. &Eacute;lev&eacute;e au logis, elle e&ucirc;t sans doute &eacute;mouss&eacute;, par la religion ou
+par quelque autre satisfaction nerveuse, les pointes des d&eacute;sirs dont les
+piq&ucirc;res l'affolaient par instants. De t&ecirc;te, elle &eacute;tait bourgeoise; elle
+avait une honn&ecirc;tet&eacute; absolue, un amour des choses logiques, une crainte
+du ciel et de l'enfer, une dose &eacute;norme de pr&eacute;jug&eacute;s; elle appartenait &agrave;
+son p&egrave;re, &agrave; cette race calme et prudente o&ugrave; fleurissent les vertus du
+foyer. Et c'&eacute;tait dans cette nature que germaient, que grandissaient les
+fantaisies prodigieuses, les curiosit&eacute;s sans cesse renaissantes, les
+d&eacute;sirs inavouables. Chez les dames de la Visitation, libre, l'esprit
+vagabondant dans les volupt&eacute;s mystiques de la chapelle et dans les
+amiti&eacute;s charnelles de ses petites amies, elle s'&eacute;tait fait une &eacute;ducation
+fantasque, apprenant le vice, y mettant la franchise de sa nature,
+d&eacute;traquant sa jeune cervelle, au point qu'elle embarrassa singuli&egrave;rement
+son confesseur en lui avouant qu'un jour, pendant la messe, elle avait
+eu une envie irraisonn&eacute;e de se lever pour l'embrasser. Puis elle se
+frappait la poitrine, elle p&acirc;lissait &agrave; l'id&eacute;e du diable et de ses
+chaudi&egrave;res. La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce
+viol brutal qu'elle subit avec une sorte d'attente &eacute;pouvant&eacute;e, la fit
+ensuite se m&eacute;priser, et fut pour beaucoup dans l'abandon de toute sa
+vie. Elle pensa qu'elle n'avait plus &agrave; lutter contre le mal, qu'il &eacute;tait
+en elle, que la logique l'autorisait &agrave; aller jusqu'au bout de la science
+mauvaise. Elle &eacute;tait plus encore une curiosit&eacute; qu'un app&eacute;tit. Jet&eacute;e dans
+le monde du Second Empire, abandonn&eacute;e &agrave; ses imaginations, entretenue
+d'argent, encourag&eacute;e dans ses excentricit&eacute;s les plus tapageuses, elle se
+livra, le regretta, puis r&eacute;ussit enfin &agrave; tuer son honn&ecirc;tet&eacute; expirante,
+toujours fouett&eacute;e, toujours pouss&eacute;e en avant par son insatiable besoin
+de savoir et de sentir.</p>
+
+<p>D'ailleurs, elle n'en &eacute;tait qu'&agrave; la page commune. Elle causait
+volontiers, &agrave; demi-voix, avec des rires, des cas extraordinaires de la
+tendre amiti&eacute; de Suzanne Haffner et d'Adeline d'Espanet, du m&eacute;tier
+d&eacute;licat de Mme de Lauwerens, des baisers &agrave; prix fixe de la comtesse
+Vanska; mais elle regardait encore ces choses de loin, avec la vague
+id&eacute;e d'y go&ucirc;ter peut-&ecirc;tre, et ce d&eacute;sir ind&eacute;termin&eacute;, qui montait en elle
+aux heures mauvaises, grandissait encore cette anxi&eacute;t&eacute; turbulente, cette
+recherche effar&eacute;e d'une jouissance unique, exquise, o&ugrave; elle mordrait
+toute seule. Ses premiers amants ne l'avaient pas g&acirc;t&eacute;e; trois lois elle
+s'&eacute;tait crue prise d'une grande passion; l'amour &eacute;clatait dans sa t&ecirc;te
+comme un p&eacute;tard, dont les &eacute;tincelles n'allaient pas jusqu'au c&oelig;ur. Elle
+&eacute;tait folle un mois, s'affichait avec son cher seigneur dans tout Paris;
+puis, un matin, au milieu du tapage de sa tendresse, elle sentait un
+silence &eacute;crasant, un vide immense. Le premier, le jeune duc de Rozan, ne
+fut gu&egrave;re qu'un d&eacute;jeuner de soleil; Ren&eacute;e, qui l'avait remarqu&eacute; pour sa
+douceur et sa tenue excellente, le trouva en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te absolument nul,
+d&eacute;teint, assommant.</p>
+
+<p>M. Simpson, attach&eacute; &agrave; l'ambassade am&eacute;ricaine, qui vint ensuite, faillit
+la battre, et dut &agrave; cela de rester plus d'un an avec elle. Puis, elle
+accueillit le comte de Chibray, un aide de camp de l'empereur, bel homme
+vaniteux qui commen&ccedil;ait &agrave; lui peser singuli&egrave;rement lorsque la duchesse
+de Sternich s'avisa de s'en amouracher et de le lui prendre; alors elle
+le pleura, elle lit entendre &agrave; ses amies que son c&oelig;ur &eacute;tait broy&eacute;,
+qu'elle n'aimerait plus.</p>
+
+<p>Elle en arriva ainsi &agrave; M. de Mussy, l'&ecirc;tre le plus insignifiant du
+monde, un jeune homme qui faisait son chemin dans la diplomatie en
+conduisant le cotillon avec des gr&acirc;ces particuli&egrave;res; elle ne sut jamais
+bien comment elle s'&eacute;tait livr&eacute;e &agrave; lui, et le garda longtemps, prise de
+paresse, d&eacute;go&ucirc;t&eacute;e d'un inconnu qu'on d&eacute;couvre en une heure, attendant,
+pour se donner les soucis d'un changement, de rencontrer quelque
+aventure extraordinaire. A vingt-huit ans, elle &eacute;tait d&eacute;j&agrave; horriblement
+lasse. L'ennui lui paraissait d'autant plus insupportable, que ses
+vertus bourgeoises profitaient des heures o&ugrave; elle s'ennuyait pour se
+plaindre et l'inqui&eacute;ter. Elle fermait sa porte, elle avait des migraines
+affreuses. Puis, quand la porte se rouvrait, c'&eacute;tait un flot de soie et
+de dentelles qui s'en &eacute;chappait &agrave; grand tapage, une cr&eacute;ature de luxe et
+de joie, sans un souci ni une rougeur au front.</p>
+
+<p>Dans sa vie banale et mondaine, elle avait eu cependant un roman. Un
+jour, au cr&eacute;puscule, comme elle &eacute;tait sortie &agrave; pied pour aller voir son
+p&egrave;re, qui n'aimait pas &agrave; sa porte le bruit des voitures, elle s'aper&ccedil;ut,
+au retour, sur le quai Saint-Paul, qu'elle &eacute;tait suivie par un jeune
+homme. Il faisait chaud; le jour mourait avec une douceur amoureuse.
+Elle qu'on ne suivait qu'&agrave; cheval, dans les all&eacute;es du Bois, elle trouva
+l'aventure piquante, elle en fut flatt&eacute;e comme d'un hommage nouveau, un
+peu brutal, mais dont la grossi&egrave;ret&eacute; m&ecirc;me la chatouillait. Au lieu de
+rentrer chez elle, elle prit la rue du Temple, promenant son galant le
+long des boulevards. Cependant l'homme s'enhardit, devint si pressant,
+que Ren&eacute;e un peu interdite, perdant la t&ecirc;te, suivit la rue du
+Faubourg-Poissonni&egrave;re et se r&eacute;fugia dans la boutique de la s&oelig;ur de son
+mari.</p>
+
+<p>L'homme entra derri&egrave;re elle. Mme Sidonie sourit, parut comprendre et les
+laissa seuls. Et comme Ren&eacute;e voulait la suivre, l'inconnu la retint, lui
+parla avec une politesse &eacute;mue, gagna son pardon. C'&eacute;tait un employ&eacute; qui
+s'appelait Georges, et auquel elle ne demanda jamais son nom de famille.
+Elle vint le voir deux fois; elle entrait par le magasin, il arrivait
+par la rue Papillon. Cet amour de rencontre, trouv&eacute; et accept&eacute; dans la
+rue, fut un de ses plaisirs les plus vifs. Elle y songea toujours, avec
+quelque honte, mais avec un singulier sourire de regret. Mme Sidonie
+gagna &agrave; l'aventure d'&ecirc;tre enfin la complice de la seconde femme de son
+fr&egrave;re, un r&ocirc;le qu'elle ambitionnait depuis le jour du mariage.</p>
+
+<p>Cette pauvre Mme Sidonie avait eu un m&eacute;compte.</p>
+
+<p>Tout en maquignonnant le mariage, elle esp&eacute;rait &eacute;pouser un peu Ren&eacute;e,
+elle aussi, en faire une de ses clientes, tirer d'elle une joule de
+b&eacute;n&eacute;fices. Elle jugeait les femmes au coup d'&oelig;il, comme les
+connaisseurs jugent les chevaux. Aussi sa consternation fut grande,
+lorsque, apr&egrave;s avoir laiss&eacute; un mois au m&eacute;nage pour s'installer, elle
+comprit qu'elle arrivait d&eacute;j&agrave; trop tard, en apercevant Mme de Lauwerens
+tr&ocirc;nant au milieu du salon. Cette derni&egrave;re, belle femme de vingt-six
+ans, faisait m&eacute;tier de lancer les nouvelles venues. Elle appartenait &agrave;
+une tr&egrave;s ancienne famille, &eacute;tait mari&eacute;e &agrave; un homme de la haute finance,
+qui avait le tort de refuser le paiement des m&eacute;moires de modiste et de
+tailleur. La dame, personne fort intelligente, battait monnaie,
+s'entretenait elle-m&ecirc;me. Elle avait horreur des hommes, disait-elle;
+mais elle en fournissait &agrave; toutes ses amies; il y en avait toujours un
+achalandage complet dans l'appartement qu'elle occupait rue de Provence,
+au-dessus des bureaux de son mari. On y faisait de petits go&ucirc;ters. On
+s'y rencontrait d'une fa&ccedil;on impr&eacute;vue et charmante. Il n'y avait aucun
+mal &agrave; une jeune fille d'aller voir sa ch&egrave;re Mme de Lauwerens, et tant
+pis si le hasard amenait l&agrave; des hommes, tr&egrave;s respectueux d'ailleurs, et
+du meilleur monde.</p>
+
+<p>La ma&icirc;tresse de la maison &eacute;tait adorable dans ses grands peignoirs de
+dentelle. Souvent un visiteur l'aurait choisie de pr&eacute;f&eacute;rence, en dehors
+de sa collection de blondes et de brunes. Mais la chronique assurait
+qu'elle &eacute;tait d'une sagesse absolue. Tout le secret de l'affaire &eacute;tait
+l&agrave;. Elle conservait sa haute situation dans le monde, avait pour amis
+tous les hommes, gardait son orgueil de femme honn&ecirc;te, go&ucirc;tait une
+secr&egrave;te joie &agrave; faire tomber les autres et &agrave; tirer profit de leurs
+chutes. Lorsque Mme Sidonie se fut expliqu&eacute; le m&eacute;canisme de l'invention
+nouvelle, elle fut navr&eacute;e. C'&eacute;tait l'&eacute;cole classique, la femme en
+vieille robe noire portant des billets doux au fond de son cabas, mise
+en face de l'&eacute;cole moderne, de la grande dame qui vend ses amies dans
+son boudoir en buvant une tasse de th&eacute;. L'&eacute;cole moderne triompha. Mme de
+Lauwerens eut un regard froid pour la toilette frip&eacute;e de Mme Sidonie,
+dans laquelle elle flaira une rivale. Et ce fut de sa main que Ren&eacute;e
+re&ccedil;ut son premier ami le jeune duc de Rozan, que la belle financi&egrave;re
+pla&ccedil;ait tr&egrave;s difficilement. L'&eacute;cole classique ne l'emporta que plus
+tard, lorsque Mme Sidonie pr&ecirc;ta son entresol au caprice de sa
+belle-s&oelig;ur pour l'inconnu du quai Saint-Paul. Elle resta sa confidente.</p>
+
+<p>Mais un des fid&egrave;les de Mme Sidonie fut Maxime. D&egrave;s quinze ans, il allait
+r&ocirc;der chez sa tante, flairant les gants oubli&eacute;s qu'il rencontrait sur
+les meubles. Celle-ci, qui d&eacute;testait les situations franches et qui
+n'avouait jamais ses complaisances, finit par lui pr&ecirc;ter les clefs de
+son appartement, certains jours, disant qu'elle resterait jusqu'au
+lendemain &agrave; la campagne. Maxime parlait d'amis &agrave; recevoir qu'il n'osait
+faire venir chez son p&egrave;re. Ce fut dans l'entresol de la rue du
+Faubourg-Poissonni&egrave;re qu'il passa plusieurs nuits avec cette pauvre
+fille qu'on dut envoyer &agrave; la campagne. Mme Sidonie empruntait de
+l'argent &agrave; son neveu, se p&acirc;mait devant lui, en murmurant de sa voix
+douce qu'il &eacute;tait &laquo;sans un poil, rose comme un Amour&raquo;.</p>
+
+<p>Cependant, Maxime avait grandi. C'&eacute;tait, maintenant, un jeune homme
+mince et joli, qui avait gard&eacute; les joues roses et les yeux bleus de
+l'enfant. Ses cheveux boucl&eacute;s achevaient de lui donner cet &laquo;air fille&raquo;
+qui enchantait les dames. Il ressemblait &agrave; la pauvre Ang&egrave;le, avait sa
+douceur de regard, sa p&acirc;leur blonde. Mais il ne valait pas m&ecirc;me cette
+femme indolente et nulle. La race des Rougon s'affinait en lui, devenait
+d&eacute;licate et vicieuse. N&eacute; d'une m&egrave;re trop jeune, apportant un singulier
+m&eacute;lange, heurt&eacute; et comme diss&eacute;min&eacute;, des app&eacute;tits furieux de son p&egrave;re et
+des abandons, des mollesses de sa m&egrave;re, il &eacute;tait un produit d&eacute;fectueux,
+o&ugrave; les d&eacute;fauts des parents se compl&eacute;taient et s'empiraient. Cette
+famille vivait trop vite; elle se mourait d&eacute;j&agrave; dans cette cr&eacute;ature
+fr&ecirc;le, chez laquelle le sexe avait d&ucirc; h&eacute;siter, et qui n'&eacute;tait plus une
+volont&eacute; &acirc;pre au gain et &agrave; la jouissance, comme Saccard, mais une l&acirc;chet&eacute;
+mangeant les fortunes faites; hermaphrodite &eacute;trange venu &agrave; son heure
+dans une soci&eacute;t&eacute; qui pourrissait. Quand Maxime allait au Bois, pinc&eacute; &agrave;
+la taille comme une femme, dansant l&eacute;g&egrave;rement sur la selle o&ugrave; le
+balan&ccedil;ait le galop l&eacute;ger de son cheval, il &eacute;tait le dieu de cet &acirc;ge,
+avec ses hanches d&eacute;velopp&eacute;es, ses longues mains fluettes, son air
+maladif et polisson, son &eacute;l&eacute;gance correcte et son argot des petits
+th&eacute;&acirc;tres. Il se mettait, &agrave; vingt ans, au-dessus de toutes les surprises
+et de tous les d&eacute;go&ucirc;ts. Il avait certainement r&ecirc;v&eacute; les ordures les moins
+usit&eacute;es. Le vice chez lui n'&eacute;tait pas un ab&icirc;me, comme chez certains
+vieillards, mais une floraison naturelle et ext&eacute;rieure. Il ondulait sur
+ses cheveux blonds, souriait sur ses l&egrave;vres, l'habillait avec ses
+v&ecirc;tements. Mais ce qu'il avait de caract&eacute;ristique, c'&eacute;tait surtout les
+yeux, deux trous bleus, clairs et souriants, des miroirs de coquettes,
+derri&egrave;re lesquels on apercevait tout le vide du cerveau. Ces yeux de
+fille &agrave; vendre ne se baissaient jamais; ils qu&ecirc;taient le plaisir, un
+plaisir sans fatigue, qu'on appelle et qu'on re&ccedil;oit.</p>
+
+<p>L'&eacute;ternel coup de vent qui entrait dans l'appartement de la rue de
+Rivoli et en faisait battre les portes, souffla plus fort, &agrave; mesure que
+Maxime grandit, que Saccard &eacute;largit le cercle de ses op&eacute;rations, et que
+Ren&eacute;e mit plus de fi&egrave;vre dans sa recherche d'une jouissance inconnue.</p>
+
+<p>Ces trois &ecirc;tres finirent par y mener une existence &eacute;tonnante de libert&eacute;
+et de joie. Ce fut le fruit m&ucirc;r et prodigieux d'une &eacute;poque. La rue
+montait dans l'appartement, avec son roulement de voitures, son
+coudoiement d'inconnus, sa licence de paroles. Le p&egrave;re, la belle-m&egrave;re,
+le beau-fils agissaient, parlaient, se mettaient &agrave; l'aise, comme si
+chacun d'eux se f&ucirc;t trouv&eacute; seul, vivant en gar&ccedil;on. Trois camarades,
+trois &eacute;tudiants, partageant la m&ecirc;me chambre garnie, n'auraient pas
+dispos&eacute; de cette chambre avec plus de sans-g&ecirc;ne pour y installer leurs
+vices, leurs amours, leurs joies bruyantes de grands galopins. Ils
+s'acceptaient avec des poign&eacute;es de main, ne paraissaient pas se douter
+des raisons qui les r&eacute;unissaient sous le m&ecirc;me toit, se traitaient
+cavali&egrave;rement, joyeusement, se mettant chacun ainsi dans une
+ind&eacute;pendance absolue. L'id&eacute;e de famille &eacute;tait remplac&eacute;e chez eux par
+celle d'une sorte de commandite o&ugrave; les b&eacute;n&eacute;fices sont partag&eacute;s &agrave; parts
+&eacute;gales; chacun tirait &agrave; lui sa part de plaisir, et il &eacute;tait entendu
+tacitement que chacun mangerait cette part comme il l'entendrait. Ils en
+arriv&egrave;rent &agrave; prendre leurs r&eacute;jouissances les uns devant les autres, &agrave;
+les &eacute;taler, &agrave; les raconter, sans &eacute;veiller autre chose qu'un peu d'envie
+et de curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>Maintenant, Maxime instruisait Ren&eacute;e. Quand il allait au Bois avec elle,
+il lui contait sur les filles des histoires qui les &eacute;gayaient fort. Il
+ne pouvait para&icirc;tre au bord du lac une nouvelle venue, sans qu'il se m&icirc;t
+en campagne pour se renseigner sur le nom de son amant, la rente qu'il
+lui faisait, la fa&ccedil;on dont elle vivait. Il connaissait les int&eacute;rieurs de
+ces dames, savait des d&eacute;tails intimes, &eacute;tait un v&eacute;ritable catalogue
+vivant, o&ugrave; toutes les filles de Paris &eacute;taient num&eacute;rot&eacute;es, avec une
+notice tr&egrave;s compl&egrave;te sur chacune d'elles. Cette gazette scandaleuse
+faisait la joie de Ren&eacute;e. A Longchamp, les jours de courses, lorsqu'elle
+passait dans sa cal&egrave;che, elle &eacute;coutait avec &acirc;pret&eacute;, tout en gardant sa
+hauteur de femme du vrai monde, comment Blanche Muller trompait son
+attach&eacute; d'ambassade avec son coiffeur; ou comment le petit baron avait
+trouv&eacute; le comte en cale&ccedil;on dans l'alc&ocirc;ve d'une c&eacute;l&eacute;brit&eacute; maigre, rouge
+de cheveux, qu'on nommait l'&Eacute;crevisse.</p>
+
+<p>Chaque jour apportait son cancan. Quand l'histoire &eacute;tait par trop crue,
+Maxime baissait la voix, mais il allait jusqu'au bout. Ren&eacute;e ouvrait de
+grands yeux d'enfant &agrave; qui l'on raconte une bonne farce, retenait ses
+rires, puis les &eacute;touffait dans son mouchoir brod&eacute;, qu'elle appuyait
+d&eacute;licatement sur ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Maxime apportait aussi les photographies de ces dames. Il avait des
+portraits d'actrices dans toutes ses poches, et jusque dans son
+porte-cigares. Parfois il se d&eacute;barrassait, il mettait ces dames dans
+l'album qui tra&icirc;nait sur les meubles du salon, et qui contenait d&eacute;j&agrave; les
+portraits des amies de Ren&eacute;e. Il y avait aussi l&agrave; des photographies
+d'hommes, MM. de Rozan, Simpson, de Chibray, de Mussy, ainsi que des
+acteurs, des &eacute;crivains, des d&eacute;put&eacute;s, qui &eacute;taient venus on ne savait
+comment grossir la collection. Monde singuli&egrave;rement m&ecirc;l&eacute;, image du
+tohu-bohu d'id&eacute;es et de personnages qui traversaient la vie de Ren&eacute;e et
+de Maxime. Cet album, quand il pleuvait, quand on s'ennuyait, &eacute;tait un
+grand sujet de conversation. Il finissait toujours par tomber sous la
+main. La jeune femme l'ouvrait en b&acirc;illant, pour la centi&egrave;me fois
+peut-&ecirc;tre. Puis la curiosit&eacute; se r&eacute;veillait, et le jeune homme venait
+s'accouder derri&egrave;re elle. Alors, c'&eacute;taient de longues discussions sur
+les cheveux de l'&Eacute;crevisse, le double menton de Mme de Meinhold, les
+yeux de Mme de Lauwerens, la gorge de Blanche Muller, le nez de la
+marquise qui &eacute;tait un peu de travers, la bouche de la petite Sylvia,
+c&eacute;l&egrave;bre par ses l&egrave;vres trop fortes. Ils comparaient les femmes entre
+elles.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, si j'&eacute;tais homme, disait Ren&eacute;e, je choisirais Adeline.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu ne connais pas Sylvia, r&eacute;pondait Maxime. Elle est d'un
+dr&ocirc;le!... Moi, j'aime mieux Sylvia.</p>
+
+<p>Les pages tournaient; parfois apparaissait le duc de Rozan, ou M.
+Simpson, ou le comte de Chibray, et il ajoutait en raillant:</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, tu as le go&ucirc;t perverti, c'est connu....</p>
+
+<p>Peut-on voir quelque chose de plus sot que le visage de ces messieurs!
+Rozan et Chibray ressemblent &agrave; Gustave, mon perruquier.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e haussait les &eacute;paules, comme pour dire que l'ironie ne l'atteignait
+pas. Elle continuait &agrave; s'oublier dans le spectacle des figures bl&ecirc;mes,
+souriantes ou rev&ecirc;ches que contenait l'album; elle s'arr&ecirc;tait aux
+portraits de filles plus longuement, &eacute;tudiait avec curiosit&eacute; les d&eacute;tails
+exacts et microscopiques des photographies, les petites rides, les
+petits poils. Un jour m&ecirc;me, elle se fit apporter une forte loupe, ayant
+cru apercevoir un poil sur le nez de l'&Eacute;crevisse. Et, en effet, la loupe
+montra un l&eacute;ger fil d'or qui s'&eacute;tait &eacute;gar&eacute; des sourcils et qui &eacute;tait
+descendu jusqu'au milieu du nez. Ce poil les amusa longtemps. Pendant
+une semaine, les dames qui vinrent durent s'assurer par elles-m&ecirc;mes de
+la pr&eacute;sence du poil.</p>
+
+<p>La loupe servit d&egrave;s lors &agrave; &eacute;plucher les figures des femmes. Ren&eacute;e fit
+des d&eacute;couvertes &eacute;tonnantes; elle trouva des rides inconnues, des peaux
+rudes, des trous mal bouch&eacute;s par la poudre de riz. Et Maxime finit par
+cacher la loupe, en d&eacute;clarant qu'il ne fallait pas se d&eacute;go&ucirc;ter comme
+cela de la figure humaine. La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait qu'elle soumettait &agrave; un
+examen trop rigoureux les grosses l&egrave;vres de Sylvia, pour laquelle il
+avait une tendresse particuli&egrave;re. Ils invent&egrave;rent un nouveau jeu. Ils
+posaient cette question: &laquo;Avec qui passerais-je volontiers une nuit?&raquo; et
+ils ouvraient l'album, qui &eacute;tait charg&eacute; de la r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Cela donnait lieu &agrave; des accouplements tr&egrave;s r&eacute;jouissants.</p>
+
+<p>Les amies y jou&egrave;rent plusieurs soir&eacute;es. Ren&eacute;e fut ainsi successivement
+mari&eacute;e &agrave; l'archev&ecirc;que de Paris, au baron Gouraud, &agrave; M. de Chibray, ce
+qui fit beaucoup rire, et &agrave; son mari lui-m&ecirc;me, ce qui la d&eacute;sola. Quant &agrave;
+Maxime, soit hasard, soit malice de Ren&eacute;e qui ouvrait l'album, il
+tombait toujours sur la marquise. Mais on ne riait jamais autant que
+lorsque le sort accouplait deux hommes ou deux femmes ensemble.</p>
+
+<p>La camaraderie de Ren&eacute;e et de Maxime alla si loin qu'elle lui conta ses
+peines de c&oelig;ur. Il la consolait, lui donnait des conseils. Son p&egrave;re ne
+semblait pas exister.</p>
+
+<p>Puis, ils en vinrent &agrave; se faire des confidences sur leur jeunesse.
+C'&eacute;tait surtout pendant leurs promenades au Bois qu'ils ressentaient une
+langueur vague, un besoin de se raconter des choses difficiles &agrave; dire,
+et qu'on ne raconte pas. Cette joie que les enfants &eacute;prouvent &agrave; causer
+tout bas des choses d&eacute;fendues, cet attrait qu'il y a pour un jeune homme
+et une jeune femme &agrave; descendre ensemble dans le p&eacute;ch&eacute;, en paroles
+seulement, les ramenaient sans cesse aux sujets scabreux. Ils y
+jouissaient profond&eacute;ment d'une volupt&eacute; qu'ils ne se reprochaient pas,
+qu'ils go&ucirc;taient, mollement &eacute;tendus aux deux coins de leur voiture,
+comme des camarades qui se rappellent leurs premi&egrave;res escapades. Ils
+finirent par devenir des fanfarons de mauvaises m&oelig;urs. Ren&eacute;e avoua
+qu'au pensionnat les petites filles &eacute;taient tr&egrave;s polissonnes. Maxime
+rench&eacute;rit et osa raconter quelques-unes des hontes du coll&egrave;ge de
+Plassans.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! moi, je ne puis pas dire..., murmurait Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Puis elle se penchait &agrave; son oreille, comme si le bruit de sa voix l'e&ucirc;t
+seul fait rougir, et elle lui confiait une de ces histoires de couvent
+qui tra&icirc;nent dans les chansons orduri&egrave;res. Lui avait une trop riche
+collection d'anecdotes de ce genre pour rester &agrave; court. Il lui
+chantonnait &agrave; l'oreille des couplets tr&egrave;s crus. Et ils entraient peu &agrave;
+peu dans un &eacute;tat de b&eacute;atitude particulier, berc&eacute;s par toutes ces id&eacute;es
+charnelles qu'ils remuaient, chatouill&eacute;s par de petits d&eacute;sirs qui ne se
+formulaient pas. La voiture roulait doucement, ils rentraient avec une
+fatigue d&eacute;licieuse, plus lass&eacute;s qu'au matin d'une nuit d'amour. Ils
+avaient fait le mal, comme deux gar&ccedil;ons courant les sentiers sans
+ma&icirc;tresse, et qui se contentent avec leurs souvenirs mutuels.</p>
+
+<p>Une familiarit&eacute;, un abandon plus grand encore existaient entre le p&egrave;re
+et le fils. Saccard avait compris qu'un grand financier doit aimer les
+femmes et faire quelques folies pour elles. Il &eacute;tait d'amour brutal,
+pr&eacute;f&eacute;rait l'argent; mais il entra dans son programme de courir les
+alc&ocirc;ves, de semer les billets de banque sur certaines chemin&eacute;es, de
+mettre de temps &agrave; autre une fille c&eacute;l&egrave;bre comme une enseigne dor&eacute;e &agrave; ses
+sp&eacute;culations. Quand Maxime fut sorti du coll&egrave;ge, ils se rencontr&egrave;rent
+chez les m&ecirc;mes dames, et ils en rirent. Ils furent m&ecirc;me un peu rivaux.
+Parfois, lorsque le jeune homme d&icirc;nait &agrave; la Maison-d'or, avec quelque
+bande tapageuse, il entendait la voix de Saccard dans un cabinet voisin.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! papa qui est &agrave; c&ocirc;t&eacute;! s'&eacute;criait-il avec la grimace qu'il
+empruntait aux acteurs en vogue.</p>
+
+<p>Il allait frapper &agrave; la porte du cabinet, curieux de voir la conqu&ecirc;te de
+son p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, disait celui-ci d'un ton r&eacute;joui. Entre donc. Vous
+faites un tapage &agrave; ne pas s'entendre manger.</p>
+
+<p>Avec qui donc &ecirc;tes-vous l&agrave;?&mdash;Mais il y a Laure d'Aurigny, Sylvia,
+l'&Eacute;crevisse, puis deux autres encore, je crois. Elles sont &eacute;tonnantes:
+elles mettent les doigts dans les plats et nous jettent des poign&eacute;es de
+salade &agrave; la t&ecirc;te. J'ai mon habit plein d'huile!</p>
+
+<p>Le p&egrave;re riait, trouvait cela tr&egrave;s dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! jeunes gens, jeunes gens, murmurait-il. Ce n'est pas comme nous,
+n'est-ce pas, mon petit chat? nous avons mang&eacute; bien tranquillement,
+et nous allons faire dodo.</p>
+
+<p>Et il prenait le menton de la femme qu'il avait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, il
+roucoulait avec son nasillement proven&ccedil;al, ce qui produisait une &eacute;trange
+musique amoureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le vieux serin!... s'&eacute;criait la femme. Bonjour, Maxime. Faut-il
+que je vous aime, hein! pour consentir &agrave; souper avec votre coquin de
+p&egrave;re!... On ne vous voit plus. Venez apr&egrave;s-demain matin de bonne
+heure....</p>
+
+<p>Non, vrai, j'ai quelque chose &agrave; vous dire.</p>
+
+<p>Saccard achevait une glace ou un fruit, &agrave; petites bouch&eacute;es, avec
+b&eacute;atitude. Il baisait l'&eacute;paule de la femme, en disant plaisamment:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, mes amours, si je vous g&ecirc;ne, je vais m'en aller.... Vous
+sonnerez quand on pourra rentrer.</p>
+
+<p>Puis il emmenait la dame ou parfois allait avec elle se joindre au
+tapage du salon voisin. Maxime et lui partageaient les m&ecirc;mes &eacute;paules;
+leurs mains se rencontraient autour des m&ecirc;mes tailles. Ils s'appelaient
+sur les divans, se racontaient tout haut les confidences que les femmes
+leur faisaient &agrave; l'oreille. Et ils poussaient l'intimit&eacute; jusqu'&agrave;
+conspirer ensemble pour enlever &agrave; la soci&eacute;t&eacute; la blonde ou la brune que
+l'un d'eux avait choisie.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient bien connus &agrave; Mabille. Ils y venaient bras dessus bras
+dessous, &agrave; la suite de quelque d&icirc;ner fin, faisaient le tour du jardin,
+saluant les femmes, leur jetant un mot au passage. Ils riaient haut,
+sans se quitter le bras, se pr&ecirc;taient main-forte au besoin dans les
+conversations trop vives. Le p&egrave;re, tr&egrave;s fort sur ce point, d&eacute;battait
+avantageusement les amours du fils. Parfois, ils s'asseyaient, buvaient
+avec une bande de filles. Puis ils changeaient de table, ils reprenaient
+leurs courses. Et jusqu'&agrave; minuit, on les voyait, les bras toujours unis
+dans leur camaraderie, poursuivre des jupes, le long des all&eacute;es jaunes,
+sous la flamme crue des becs de gaz.</p>
+
+<p>Quand ils rentraient, ils rapportaient du dehors, dans leurs habits, un
+peu des filles qu'ils quittaient. Leurs attitudes d&eacute;hanch&eacute;es, le reste
+de certains mots risqu&eacute;s et de &laquo;Ils &eacute;taient bien connus &agrave; Mabille....
+Ils y venaient... &agrave; la suite de quelque d&icirc;ner fin, faisaient le tour du
+jardin, saluant les femmes, leur jetant un mut au passage certains
+gestes canailles, emplissaient l'appartement de la rue de Rivoli d'une
+senteur d'alc&ocirc;ve suspecte. La fa&ccedil;on molle et abandonn&eacute;e dont le p&egrave;re
+donnait la main au fils, disait seule d'o&ugrave; ils venaient. C'&eacute;tait dans
+cet air que Ren&eacute;e respirait ses caprices, ses anxi&eacute;t&eacute;s sensuelles.</p>
+
+<p>Elle les raillait nerveusement.</p>
+
+<p>&mdash;D'o&ugrave; venez-vous donc? leur disait-elle. Vous sentez la pipe et le
+musc.... C'est s&ucirc;r, je vais avoir la migraine.</p>
+
+<p>Et l'odeur &eacute;trange, en effet, la troublait profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le parfum persistant de ce singulier foyer domestique.</p>
+
+<p>Cependant Maxime se prit d'une belle passion pour la petite Sylvia. Il
+ennuya sa belle-m&egrave;re pendant plusieurs mois avec cette fille. Ren&eacute;e la
+connut bient&ocirc;t d'un bout &agrave; l'autre, de la plante des pieds &agrave; la pointe
+des cheveux.</p>
+
+<p>Elle avait un signe bleu&acirc;tre sur la hanche; rien n'&eacute;tait plus adorable
+que ses genoux; ses &eacute;paules avaient cette particularit&eacute; que la gauche
+seulement &eacute;tait trou&eacute;e d'une fossette. Maxime mettait quelque malice &agrave;
+occuper leurs promenades des perfections de sa ma&icirc;tresse. Un soir, au
+retour du Bois, les voitures de Ren&eacute;e et de Sylvia, prises dans un
+embarras, durent s'arr&ecirc;ter c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te aux Champs-Elys&eacute;es. Les deux
+femmes se regard&egrave;rent avec une curiosit&eacute; aigu&euml;, tandis que Maxime,
+enchant&eacute; de cette situation critique, ricanait en dessous. Quand la
+cal&egrave;che se remit &agrave; rouler, comme sa belle-m&egrave;re gardait un silence
+sombre, il crut qu'elle boudait et s'attendit &agrave; une de ces sc&egrave;nes
+maternelles, une de ces &eacute;tranges gronderies dont elle occupait encore
+parfois ses lassitudes.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu connais le bijoutier de cette dame? lui demanda-t-elle
+brusquement au moment o&ugrave; ils arrivaient &agrave; la place de la Concorde.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! oui, r&eacute;pondit-il avec un sourire; je lui dois dix mille
+francs.... Pourquoi me demandes-tu cela?</p>
+
+<p>&mdash;Pour rien.</p>
+
+<p>Puis, au bout d'un nouveau silence:</p>
+
+<p>&mdash;Elle avait un bien joli bracelet, celui de la main gauche.... J'aurais
+voulu le voir de pr&egrave;s.</p>
+
+<p>Ils rentraient. Elle n'en dit pas davantage. Seulement, le lendemain, au
+moment o&ugrave; Maxime et son p&egrave;re allaient sortir ensemble, elle prit le
+jeune homme &agrave; part et lui parla bas, d'un air embarrass&eacute;, avec un joli
+sourire qui demandait gr&acirc;ce. Il parut surpris et s'en alla, en riant de
+son air mauvais. Le soir, il apporta le bracelet de Sylvia, que sa
+belle-m&egrave;re l'avait suppli&eacute; de lui montrer.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; la chose, dit-il. On se ferait voleur pour vous, belle-maman.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne t'a pas vu le prendre? demanda Ren&eacute;e, qui examinait avidement
+le bijou.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le crois pas.... Elle l'a mis hier, elle ne voudra certainement
+pas le mettre aujourd'hui.</p>
+
+<p>Cependant la jeune femme s'&eacute;tait approch&eacute;e de la fen&ecirc;tre. Elle avait mis
+le bracelet. Elle tenait son poignet un peu lev&eacute;, le tournant lentement,
+ravie, r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tr&egrave;s joli, tr&egrave;s joli.... Il n'y a que les &eacute;meraudes qui, ne me
+plaisent pas beaucoup.</p>
+
+<p>A ce moment, Saccard entra, et, comme elle avait toujours le poignet
+lev&eacute;, dans la clart&eacute; blanche de la fen&ecirc;tre:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, s'&eacute;cria-t-il avec &eacute;tonnement, le bracelet de Sylvia!</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez ce bijou? dit-elle plus g&ecirc;n&eacute;e que lui, ne sachant plus
+que faire de son bras.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait remis; il mena&ccedil;a son fils du doigt, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce polisson a toujours du fruit d&eacute;fendu dans les poches!... Un de ces
+jours il nous apportera le bras de la dame avec le bracelet.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ce n'est pas moi, r&eacute;pondit Maxime avec une l&acirc;chet&eacute; sournoise.
+C'est Ren&eacute;e qui a voulu le voir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! se contenta de dire le mari.</p>
+
+<p>Et il regarda &agrave; son tour le bijou, r&eacute;p&eacute;tant comme sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Il est tr&egrave;s joli, tr&egrave;s joli.</p>
+
+<p>Puis il s'en alla tranquillement, et Ren&eacute;e gronda Maxime de l'avoir
+ainsi vendue. Mais il affirma que son p&egrave;re se moquait bien de &ccedil;a! Alors
+elle lui rendit le bracelet en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu passeras chez le bijoutier, tu m'en commanderas un tout pareil!
+seulement, tu feras remplacer les &eacute;meraudes par des saphirs.</p>
+
+<p>Saccard ne pouvait garder longtemps dans son voisinage une chose ou une
+personne sans vouloir la vendre, en tirer un profit quelconque. Son fils
+n'avait pas vingt ans qu'il songea &agrave; l'utiliser. Un joli gar&ccedil;on, neveu
+d'un ministre, fils d'un grand financier, devait &ecirc;tre d'un bon
+placement. Il &eacute;tait bien un peu jeune, mais on pouvait toujours lui
+chercher une femme et une dot, quitte &agrave; tra&icirc;ner le mariage en longueur,
+ou &agrave; le pr&eacute;cipiter, selon les embarras d'argent de la maison. Il eut la
+main heureuse.</p>
+
+<p>Il trouva, dans un conseil de surveillance dont il faisait partie, un
+grand bel homme, M. de Mareuil, qui, en deux jours, lui appartint. M, de
+Mareuil &eacute;tait un ancien raffineur du Havre, du nom de Bonnet. Apr&egrave;s
+avoir amass&eacute; une grosse fortune, il avait &eacute;pous&eacute; une jeune fille noble,
+fort riche &eacute;galement, qui cherchait un imb&eacute;cile de grande mine. Bonnet
+obtint de prendre le nom de sa femme, ce qui fut pour lui une premi&egrave;re
+satisfaction d'orgueil; mais son mariage lui avait donn&eacute; une ambition
+folle, il r&ecirc;vait de payer H&eacute;l&egrave;ne de sa noblesse en acqu&eacute;rant une haute
+situation politique. D&egrave;s ce moment, il mit de l'argent dans les nouveaux
+journaux, il acheta au fond de la Ni&egrave;vre de grandes propri&eacute;t&eacute;s, il se
+pr&eacute;para par tous les moyens connus une candidature au Corps l&eacute;gislatif.</p>
+
+<p>Jusque-l&agrave;, il avait &eacute;chou&eacute;, sans rien perdre de sa solennit&eacute;. C'&eacute;tait le
+cerveau le plus incroyablement vide qu'on p&ucirc;t rencontrer. Il avait une
+carrure superbe, la face blanche et pensive d'un grand homme d'&Eacute;tat; et,
+comme il &eacute;coutait d'une fa&ccedil;on merveilleuse, avec des regards profonds,
+un calme majestueux du visage, on pouvait croire &agrave; un prodigieux travail
+int&eacute;rieur de compr&eacute;hension et de d&eacute;duction. S&ucirc;rement, il ne pensait &agrave;
+rien. Mais il arrivait &agrave; troubler les gens, qui ne savaient plus s'ils
+avaient affaire &agrave; un homme sup&eacute;rieur ou &agrave; un imb&eacute;cile. M. de Mareuil
+s'attacha &agrave; Saccard comme &agrave; sa planche de salut. Il savait qu'une
+candidature officielle allait &ecirc;tre libre dans la Ni&egrave;vre, il souhaitait
+ardemment que le ministre le d&eacute;sign&acirc;t; c'&eacute;tait son dernier coup de
+carte. Aussi se livra-i-il pieds et poings li&eacute;s au fr&egrave;re du ministre.
+Saccard, qui flaira une bonne affaire, le poussa &agrave; l'id&eacute;e d'un mariage
+entre sa fille Louise et Maxime.</p>
+
+<p>L'autre se r&eacute;pandit en effusion, crut avoir trouv&eacute; le premier cette id&eacute;e
+de mariage, s'estima fort heureux d'entrer dans la famille d'un
+ministre, et de donner Louise &agrave; un jeune homme qui paraissait avoir les
+plus belles esp&eacute;rances.</p>
+
+<p>Louise aurait, disait son p&egrave;re, un million de dot. Contrefaite, laide et
+adorable, elle &eacute;tait condamn&eacute;e &agrave; mourir jeune; une maladie de poitrine
+la minait sourdement, lui donnait une gaiet&eacute; nerveuse, une gr&acirc;ce
+caressante. Les petites filles malades vieillissent vite, deviennent
+femmes avant l'&acirc;ge. Elle avait une na&iuml;vet&eacute; sensuelle, elle semblait &ecirc;tre
+n&eacute;e &agrave; quinze ans, en pleine pubert&eacute;. Quand son p&egrave;re, ce colosse sain et
+ab&ecirc;ti, la regardait, il ne pouvait croire qu'elle f&ucirc;t sa fille. Sa m&egrave;re,
+de son vivant, &eacute;tait &eacute;galement une femme grande et forte; mais il
+courait sur sa m&eacute;moire des histoires qui expliquaient le rabougrissement
+de cette enfant, ses allures de boh&eacute;mienne millionnaire, sa laideur
+vicieuse et charmante.</p>
+
+<p>On disait qu'H&eacute;l&egrave;ne de Mareuil &eacute;tait morte dans les d&eacute;bordements les
+plus honteux. Les plaisirs l'avaient rong&eacute;e comme un ulc&egrave;re, sans que
+son mari s'aper&ccedil;&ucirc;t de la folie lucide de sa femme, qu'il aurait d&ucirc; faire
+enfermer dans une maison de sant&eacute;. Port&eacute;e dans ces flancs malades,
+Louise en &eacute;tait sortie le sang pauvre, les membres d&eacute;vi&eacute;s, le cerveau
+attaqu&eacute;, la m&eacute;moire d&eacute;j&agrave; pleine d'une vie sale. Parfois, elle croyait se
+souvenir confus&eacute;ment d'une autre existence; elle voyait se d&eacute;rouler,
+dans une ombre vague, des sc&egrave;nes bizarres, des hommes et des femmes
+s'embrassant, tout un drame charnel o&ugrave; s'amusaient ses curiosit&eacute;s
+d'enfant. C'&eacute;tait sa m&egrave;re qui parlait en elle. Sa pu&eacute;rilit&eacute; continuait
+ce vice. A mesure qu'elle grandissait, rien ne l'&eacute;tonnait, elle se
+rappelait tout, ou plut&ocirc;t elle savait tout, et elle allait aux choses
+d&eacute;fendues, avec une s&ucirc;ret&eacute; de main qui la faisait ressembler, dans la
+vie, &agrave; une personne rentrant chez elle apr&egrave;s une longue absence, et
+n'ayant qu'&agrave; allonger le bras pour se mettre &agrave; l'aise et jouir de sa
+demeure. Cette singuli&egrave;re fillette dont les instincts mauvais flattaient
+les siens, mais qui avait de plus une innocence d'effronterie, un
+m&eacute;lange piquant d'enfantillage et de hardiesse, dans cette seconde vie
+qu'elle revivait vierge avec sa science et sa honte de femme faite,
+devait finir par plaire &agrave; Maxime et lui para&icirc;tre beaucoup plus dr&ocirc;le
+m&ecirc;me que Sylvia, un c&oelig;ur d'usurier, fille d'un honn&ecirc;te papetier, et
+horriblement bourgeoise au fond.</p>
+
+<p>Le mariage fut arr&ecirc;t&eacute; en riant, et l'on d&eacute;cida qu'on laisserait grandir
+les &laquo;gamins&raquo;. Les deux familles vivaient dans une amiti&eacute; &eacute;troite. M. de
+Mareuil poussait sa candidature. Saccard guettait sa proie. Il fut
+entendu que Maxime mettrait, dans la corbeille de noces, sa nomination
+d'auditeur au conseil d'&Eacute;tat.</p>
+
+<p>Cependant la fortune des Saccard semblait &agrave; son apog&eacute;e. Elle br&ucirc;lait en
+plein Paris comme un feu de joie colossal. C'&eacute;tait l'heure o&ugrave; la cur&eacute;e
+ardente emplit un coin de for&ecirc;t de l'aboiement des chiens, du claquement
+des fouets, du flamboiement des torches. Les app&eacute;tits l&acirc;ch&eacute;s se
+contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers
+&eacute;croul&eacute;s et des fortunes b&acirc;ties en six mois. La ville n'&eacute;tait plus
+qu'une grande d&eacute;bauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut,
+coulait dans les ruisseaux, s'&eacute;talait dans les bassins, remontait dans
+les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine
+et p&eacute;n&eacute;trante. Et il semblait la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que
+la Seine charri&acirc;t, au milieu de la ville endormie, les ordures de la
+cit&eacute;, miettes tomb&eacute;es de la table, n&oelig;uds de dentelle laiss&eacute;s sur les
+divans, chevelures oubli&eacute;es dans les fiacres, billets de banque gliss&eacute;s
+des corsages, tout ce que la brutalit&eacute; du d&eacute;sir et le contentement
+imm&eacute;diat de l'instinct jettent &agrave; la rue, apr&egrave;s l'avoir bris&eacute; et souill&eacute;.</p>
+
+<p>Alors, dans le sommeil fi&eacute;vreux de Paris, et mieux encore que dans sa
+qu&ecirc;te haletante du grand jour, on sentait le d&eacute;traquement c&eacute;r&eacute;bral, le
+cauchemar dor&eacute; et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair.</p>
+
+<p>Jusqu'&agrave; minuit les violons chantaient; puis les fen&ecirc;tres s'&eacute;teignaient,
+et les ombres descendaient sur la ville.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme une alc&ocirc;ve colossale o&ugrave; l'on aurait souffl&eacute; la derni&egrave;re
+bougie, &eacute;teint la derni&egrave;re pudeur. Il n'y avait plus, au fond des
+t&eacute;n&egrave;bres, qu'un grand r&acirc;le d'amour furieux et las; tandis que les
+Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme
+pour une embrassade &eacute;norme.</p>
+
+<p>Saccard venait de faire b&acirc;tir son h&ocirc;tel du parc Monceau sur un terrain
+vol&eacute; &agrave; la Ville. Il s'y &eacute;tait r&eacute;serv&eacute;, au premier &eacute;tage, un cabinet
+superbe, palissandre et or, avec de hautes vitrines de biblioth&egrave;que,
+pleines de dossiers, et o&ugrave; l'on ne voyait pas un livre; le coffre-fort,
+enfonc&eacute; dans le mur, se creusait comme une alc&ocirc;ve de fer, grande &agrave; y
+coucher les amours d'un milliard. Sa fortune s'y &eacute;panouissait, s'y
+&eacute;talait insolemment. Tout paraissait lui r&eacute;ussir. Lorsqu'il quitta la
+rue de Rivoli, agrandissant son train de maison, doublant sa d&eacute;pense, il
+parla &agrave; ses familiers de gains consid&eacute;rables. Selon lui, son association
+avec les sieurs Mignon et Charrier lui rapportait d'&eacute;normes b&eacute;n&eacute;fices;
+ses sp&eacute;culations sur les immeubles allaient mieux encore; quant au
+Cr&eacute;dit viticole, c'&eacute;tait une vache &agrave; fait in&eacute;puisable. Il avait une
+fa&ccedil;on d'&eacute;num&eacute;rer ses richesses qui &eacute;tourdissait les auditeurs et les
+emp&ecirc;chait de voir bien clair. Son nasillement de Proven&ccedil;al redoublait;
+il tirait, avec ses phrases courtes et ses gestes nerveux, des feux
+d'artifice, o&ugrave; les millions montaient en fus&eacute;e, et qui finissaient par
+&eacute;blouir les plus incr&eacute;dules. Cette mimique turbulente d'homme riche
+&eacute;tait pour une bonne part dans la r&eacute;putation d'heureux joueur qu'il
+avait acquise. A la v&eacute;rit&eacute;, personne ne lui connaissait un capital net
+et solide. Ses diff&eacute;rents associ&eacute;s, forc&eacute;ment au courant de sa situation
+vis-&agrave;-vis d'eux, s'expliquaient sa fortune colossale en croyant &agrave; son
+bonheur absolu dans les autres sp&eacute;culations, celles qu'ils ne
+connaissaient pas. Il d&eacute;pensait un argent fou; le ruissellement de sa
+caisse continuait, sans que les sources de ce fleuve d'or eussent &eacute;t&eacute;
+encore d&eacute;couvertes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la d&eacute;mence pure, la rage de l'argent, les poign&eacute;es de louis
+jet&eacute;es par les fen&ecirc;tres, le coffre-fort vid&eacute; chaque soir jusqu'au
+dernier sou, se remplissant pendant la nuit on ne savait comment, et ne
+fournissant jamais d'aussi fortes sommes que lorsque Saccard pr&eacute;tendait
+en avoir perdu les clefs.</p>
+
+<p>Dans cette fortune, qui avait les clameurs et le d&eacute;bordement d'un
+torrent d'hiver, la dot de Ren&eacute;e se trouvait secou&eacute;e, emport&eacute;e, noy&eacute;e.
+La jeune femme, m&eacute;fiante les premiers jours, voulant g&eacute;rer ses biens
+elle-m&ecirc;me, se lassa bient&ocirc;t des affaires; puis elle se sentit pauvre &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de son mari, et, la dette l'&eacute;crasant, elle dut avoir recours &agrave; lui,
+lui emprunter de l'argent, se mettre &agrave; sa discr&eacute;tion. A chaque nouveau
+m&eacute;moire, qu'il payait avec un sourire d'homme tendre aux faiblesses
+humaines, elle se livrait un peu plus, lui confiait des titres de rente,
+l'autorisait &agrave; vendre ceci ou cela. Quand ils vinrent habiter l'h&ocirc;tel du
+parc Monceau, elle se trouvait d&eacute;j&agrave; presque enti&egrave;rement d&eacute;pouill&eacute;e. Il
+s'&eacute;tait substitu&eacute; &agrave; l'&Eacute;tat et lui servait la rente des cent mille francs
+provenant de la rue de la P&eacute;pini&egrave;re; d'autre part, il lui avait fait
+vendre la propri&eacute;t&eacute; de la Sologne, pour en mettre l'argent dans une
+grande affaire, un placement superbe, disait-il. Elle n'avait donc plus
+entre les mains que les terrains de Charonne, qu'elle refusait
+obstin&eacute;ment d'ali&eacute;ner, pour ne pas attrister l'excellente tante
+&Eacute;lisabeth. Et, l&agrave; encore, il pr&eacute;parait un coup de g&eacute;nie, avec l'aide de
+son ancien complice Larsonneau. D'ailleurs, elle restait son oblig&eacute;e:
+s'il lui avait pris sa fortune, il lui en payait cinq ou six fois les
+revenus. La rente des cent mille francs, jointe au produit de l'argent
+de la Sologne, montait &agrave; peine &agrave; neuf ou dix mille francs, juste de quoi
+solder sa ling&egrave;re et son cordonnier. Il lui donnait ou donnait pour elle
+quinze et vingt fois cette mis&egrave;re. Il aurait travaill&eacute; huit jours pour
+lui voler cent francs, et il l'entretenait royalement. Aussi, comme tout
+le monde, elle avait le respect de la caisse monumentale de son mari,
+sans chercher &agrave; p&eacute;n&eacute;trer le n&eacute;ant de ce fleuve d'or qui lui passait sous
+les yeux, et dans lequel elle se jetait chaque matin.</p>
+
+<p>Au parc Monceau, ce fut la crise folle, le triomphe fulgurant. Les
+Saccard doubl&egrave;rent le nombre de leurs voitures et de leurs attelages;
+ils eurent une arm&eacute;e de domestiques, qu'ils habill&egrave;rent d'une livr&eacute;e
+gros bleu avec culotte mastic et gilet ray&eacute; noir et jaune, couleurs un
+peu s&eacute;v&egrave;res que le financier avait choisies pour para&icirc;tre tout &agrave; fait
+s&eacute;rieux, un de ses r&ecirc;ves les plus caress&eacute;s.</p>
+
+<p>Ils mirent leur luxe sur la fa&ccedil;ade et ouvrirent les rideaux, les jours
+de grands d&icirc;ners. Le coup de vent de la vie contemporaine, qui avait
+fait battre les portes du premier &eacute;tage de la rue de Rivoli, &eacute;tait
+devenu, dans l'h&ocirc;tel, un v&eacute;ritable ouragan qui mena&ccedil;ait d'emporter les
+cloisons.</p>
+
+<p>Au milieu de ces appartements princiers, le long des rampes dor&eacute;es, sur
+les tapis de haute laine, dans ce palais f&eacute;erique de parvenu, l'odeur de
+Mabille tra&icirc;nait, les d&eacute;hanchements des quadrilles &agrave; la mode dansaient,
+toute l'&eacute;poque passait avec son rire fou et b&ecirc;te, son &eacute;ternelle faim et
+son &eacute;ternelle soif. C'&eacute;tait la maison suspecte du plaisir mondain, du
+plaisir impudent qui &eacute;largit les fen&ecirc;tres pour mettre les passants dans
+la confidence des alc&ocirc;ves. Le mari et la femme y vivaient librement,
+sous les yeux de leurs domestiques. Ils s'&eacute;taient partag&eacute; la maison, ils
+y campaient, n'ayant pas l'air d'&ecirc;tre chez eux, comme jet&eacute;s, au bout
+d'un voyage tumultueux et &eacute;tourdissant, dans quelque royal h&ocirc;tel garni,
+o&ugrave; ils n'avaient pris que le temps de d&eacute;faire leurs malles, pour courir
+plus vite aux jouissances d'une ville nouvelle. Ils y logeaient &agrave; la
+nuit, ne restant chez eux que les jours de grands d&icirc;ners, emport&eacute;s par
+une course continuelle &agrave; travers Paris, rentrant parfois pour une heure,
+comme on rentre dans une chambre d'auberge, entre deux excursions. Ren&eacute;e
+s'y sentait plus inqui&egrave;te, plus nerveuse; ses jupes de soie glissaient
+avec des sifflements de couleuvre sur les &eacute;pais tapis, le long du satin
+des causeuses; elle &eacute;tait irrit&eacute;e par ces dorures imb&eacute;ciles qui
+l'entouraient, par ces hauts plafonds vides o&ugrave; ne restaient, apr&egrave;s les
+nuits de f&ecirc;te, que les rires des jeunes sots et les sentences des vieux
+fripons; et elle e&ucirc;t voulu, pour remplir ce luxe, pour habiter ce
+rayonnement, un amusement supr&ecirc;me que ses curiosit&eacute;s cherchaient en vain
+dans tous les coins de l'h&ocirc;tel, dans le petit salon couleur de soleil,
+dans la serre aux v&eacute;g&eacute;tations grasses. Quant &agrave; Saccard, il touchait &agrave;
+son r&ecirc;ve; il recevait la haute finance, M. Toutin-Laroche, M. de
+Lauwerens; il recevait aussi les grands politiques, le baron Gouraud, le
+d&eacute;put&eacute; Haffner; son fr&egrave;re, le ministre, avait m&ecirc;me bien voulu venir deux
+ou trois fois consolider sa situation par sa pr&eacute;sence.</p>
+
+<p>Cependant, comme sa femme, il avait des anxi&eacute;t&eacute;s nerveuses, une
+inqui&eacute;tude qui donnait &agrave; son rire un &eacute;trange son de vitres bris&eacute;es. Il
+devenait si tourbillonnant, si effar&eacute;, que ses connaissances disaient de
+lui: &laquo;Ce diable de Saccard! il gagne trop d'argent, il en deviendra
+fou!&raquo; En 1860, on l'avait d&eacute;cor&eacute;, &agrave; la suite d'un service myst&eacute;rieux
+qu'il avait rendu au pr&eacute;fet, en servant de pr&ecirc;te-nom &agrave; une dame dans une
+vente de terrains.</p>
+
+<p>Ce fut vers l'&eacute;poque de leur installation au parc Monceau qu'une
+apparition passa dans la vie de Ren&eacute;e, en lui laissant une impression
+ineffa&ccedil;able. Jusque-l&agrave;, le ministre avait r&eacute;sist&eacute; aux supplications de
+sa belle-s&oelig;ur, qui mourait d'envie d'&ecirc;tre invit&eacute;e aux bals de la cour.
+Il c&eacute;da enfin, croyant la fortune de son fr&egrave;re d&eacute;finitivement assise.
+Pendant un mois, Ren&eacute;e n'en dormit pas. La grande soir&eacute;e arriva, et elle
+&eacute;tait toute tremblante dans la voiture qui la menait aux Tuileries.</p>
+
+<p>Elle avait une toilette prodigieuse de gr&acirc;ce et d'originalit&eacute;, une vraie
+trouvaille qu'elle avait faite dans une nuit d'insomnie, et que trois
+ouvriers de Worms &eacute;taient venus ex&eacute;cuter chez elle, sous ses yeux.
+C'&eacute;tait une simple robe de gaze blanche, mais garnie d'une multitude de
+petits volants d&eacute;coup&eacute;s et bord&eacute;s d'un filet de velours noir, &eacute;tait
+d&eacute;collet&eacute;e en carr&eacute;, tr&egrave;s bas sur la gorge, qu'encadrait une dentelle
+mince, haute &agrave; peine d'un doigt. Pas une fleur, pas un bout de ruban; &agrave;
+ces poignets, des bracelets sans une ciselure, et sur sa t&ecirc;te, un &eacute;troit
+diad&egrave;me d'or, un cercle uni qui lui mettait comme une aur&eacute;ole. Quand
+elle fut dans les salons et que son mari l'eut quitt&eacute;e pour le baron
+Gouraud, elle &eacute;prouva un moment d'embarras. Mais les glaces, o&ugrave; elle se
+voyait adorable, la rassur&egrave;rent vite, et elle s'habituait &agrave; l'air chaud,
+au murmure des voix, &agrave; cette cohue d'habits noirs et d'&eacute;paules blanches,
+lorsque l'empereur parut. Il traversait lentement le salon, au bras d'un
+g&eacute;n&eacute;ral gros et court, qui soufflait comme s'il avait eu une digestion
+difficile. Les &eacute;paules se rang&egrave;rent sur deux haies, tandis que les
+habits noirs recul&egrave;rent d'un pas, instinctivement, d'un air discret.
+Ren&eacute;e se trouva pouss&eacute;e au bout de la file des &eacute;paules, pr&egrave;s de la
+seconde porte, celle que l'empereur gagnait d'un pas p&eacute;nible et
+vacillant.</p>
+
+<p>Elle le vit ainsi venir &agrave; elle, d'une porte &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait en habit, avec l'&eacute;charpe rouge du grand cordon, Ren&eacute;e, reprise
+par l'&eacute;motion, distinguait mal, et cette tache saignante lui semblait
+&eacute;clabousser toute la poitrine du prince. Elle le trouva petit, les
+jambes trop courtes, les reins flottants; mais elle &eacute;tait ravie, et elle
+le voyait beau, avec son visage bl&ecirc;me, sa paupi&egrave;re lourde et plomb&eacute;e qui
+retombait sur son &oelig;il mort. Sous ses moustaches, sa bouche s'ouvrait,
+mollement, tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa face
+dissoute.</p>
+
+<p>L'empereur et le vieux g&eacute;n&eacute;ral continuaient &agrave; avancer &agrave; petits pas,
+paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ils regardaient
+les dames inclin&eacute;es, et leurs coups d'&oelig;il, jet&eacute;s &agrave; droite et &agrave; gauche,
+glissaient dans les corsages. Le g&eacute;n&eacute;ral se penchait, disait un mot au
+ma&icirc;tre, lui serrait le bras d'un air de joyeux compagnon.</p>
+
+<p>Et l'empereur, mou et voil&eacute;, plus terne encore que de coutume,
+approchait toujours de sa marche tra&icirc;nante.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient au milieu du salon, lorsque Ren&eacute;e sentit leurs regards se
+fixer sur elle. Le g&eacute;n&eacute;ral la regardait avec des yeux ronds, tandis que
+l'empereur, levant &agrave; demi les paupi&egrave;res, avait des lueurs fauves dans
+l'h&eacute;sitation grise de ses yeux brouill&eacute;s. Ren&eacute;e, d&eacute;contenanc&eacute;e, baissa
+la t&ecirc;te, s'inclina, ne vit plus que les rosaces du tapis. Mais elle
+suivait leur ombre, elle comprit qu'ils s'arr&ecirc;taient quelques secondes
+devant elle. Et elle crut entendre l'empereur, ce r&ecirc;veur &eacute;quivoque, qui
+murmurait, en la regardant, enfonc&eacute;e dans sa jupe de mousseline stri&eacute;e
+de velours:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez donc, g&eacute;n&eacute;ral, une fleur &agrave; cueillir, un myst&eacute;rieux &oelig;illet
+panach&eacute; blanc et noir.</p>
+
+<p>Et le g&eacute;n&eacute;ral r&eacute;pondit, d'une voix plus brutale:</p>
+
+<p>&mdash;Sire, cet &oelig;illet-l&agrave; irait diantrement bien &agrave; nos boutonni&egrave;res.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e leva la t&ecirc;te. L'apparition avait disparu, un flot de foule
+encombrait la porte. Depuis cette soir&eacute;e, elle revint souvent aux
+Tuileries, elle eut m&ecirc;me l'honneur d'&ecirc;tre compliment&eacute;e &agrave; voix haute par
+Sa Majest&eacute;, et de devenir un peu son amie; mais elle se rappela toujours
+la marche lente et alourdie du prince au milieu du salon, entre les deux
+rang&eacute;es d'&eacute;paules; et, quand elle go&ucirc;tait quelque joie nouvelle dans la
+fortune grandissante de son mari, elle revoyait l'empereur dominant les
+gorges inclin&eacute;es, venant &agrave; elle, la comparant &agrave; un &oelig;illet que le vieux
+g&eacute;n&eacute;ral lui conseillait de mettre &agrave; sa boutonni&egrave;re.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, pour elle, la note aigu&euml; de sa vie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+
+<p>Le d&eacute;sir net et cuisant qui &eacute;tait mont&eacute; au c&oelig;ur de Ren&eacute;e, dans les
+parfums troublants de la serre, tandis que Maxime et Louise riaient sur
+une causeuse du petit salon bouton d'or, parut s'effacer comme un
+cauchemar dont il ne reste plus qu'un vague frisson. La jeune femme
+avait, toute la nuit, gard&eacute; aux l&egrave;vres l'amertume du Tanghin; il lui
+semblait, &agrave; sentir cette cuisson de la feuille maudite, qu'une bouche de
+flamme se posait sur la sienne, lui souillait un amour d&eacute;vorant. Puis
+cette bouche lui &eacute;chappait, et son r&ecirc;ve se noyait dans de grands flots
+d'ombre qui roulaient sur elle.</p>
+
+<p>Le matin, elle dormit un peu. Quand elle se r&eacute;veilla, elle se crut
+malade. Elle f&icirc;t fermer les rideaux, parla &agrave; son m&eacute;decin de naus&eacute;es et
+de douleurs de t&ecirc;te, refusa absolument de sortir pendant deux jours. Et,
+comme elle se pr&eacute;tendait assi&eacute;g&eacute;e, elle condamna sa porte. Maxime vint
+inutilement y frapper. Il ne couchait pas &agrave; l'h&ocirc;tel, pour disposer plus
+librement de son appartement; d'ailleurs, il menait la vie la plus
+nomade du monde, logeant dans les maisons neuves de son p&egrave;re,
+choisissant l'&eacute;tage qui lui plaisait, d&eacute;m&eacute;nageant tous les mois, souvent
+par caprice; parfois pour laisser la place &agrave; des locataires s&eacute;rieux. Il
+essuyait les pl&acirc;tres en compagnie de quelque ma&icirc;tresse. Habitu&eacute; aux
+caprices de sa belle-m&egrave;re, il feignit une grande compassion, et monta
+quatre fois par jour demander de ses nouvelles avec des mines d&eacute;sol&eacute;es,
+uniquement pour la taquiner. Le troisi&egrave;me jour, il la trouva dans le
+petit salon, rose, souriante, l'air calme et repos&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, t'es-tu beaucoup amus&eacute;e avec C&eacute;leste!? lui demanda-t-il,
+faisant allusion au long t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te qu'elle venait d'avoir avec sa
+femme de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-elle, c'est une fille pr&eacute;cieuse. Elle a toujours les
+mains glac&eacute;es; elle me les posait sur le front et calmait un peu ma
+pauvre t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, c'est un rem&egrave;de, cette fille-l&agrave;! s'&eacute;cria le jeune homme. Si
+j'avais le malheur de tomber jamais amoureux, tu me la pr&ecirc;terais,
+n'est-ce pas, pour qu'elle m&icirc;t ses deux mains sur mon c&oelig;ur?</p>
+
+<p>Ils plaisant&egrave;rent, ils tirent au Bois leur promenade accoutum&eacute;e. Quinze
+jours se pass&egrave;rent. Ren&eacute;e s'&eacute;tait jet&eacute;e plus follement dans sa vie de
+visites et de bals; sa t&ecirc;te semblait avoir tourn&eacute; une fois encore, elle
+ne se plaignait plus de lassitude et de d&eacute;go&ucirc;t. On e&ucirc;t dit seulement
+qu'elle avait fait quelque chute secr&egrave;te, dont elle ne parlait pas, mais
+qu'elle confessait par un m&eacute;pris plus marqu&eacute; pour elle-m&ecirc;me et par une
+d&eacute;pravation plus risqu&eacute;e dans ses caprices de grande mondaine. Un soir,
+elle avoua &agrave; Maxime qu'elle mourait d'envie d'aller &agrave; un bal que Blanche
+Muller, une actrice en vogue, donnait aux princesses de la rampe et aux
+reines du demi-monde.</p>
+
+<p>Cet aveu surprit et embarrassa le jeune homme lui-m&ecirc;me, qui n'avait
+pourtant pas de grands scrupules. Il voulut cat&eacute;chiser sa belle-m&egrave;re:
+vraiment, ce n'&eacute;tait pas l&agrave; sa place; elle n'y verrait, d'ailleurs, rien
+de bien dr&ocirc;le; puis, si elle &eacute;tait reconnue, cela ferait scandale. A
+toutes ces bonnes raisons, elle r&eacute;pondait, les mains jointes, suppliant
+et souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon petit Maxime, sois gentil. Je le veux.... Je mettrai un
+domino bleu sombre, nous ne ferons que traverser les salons.</p>
+
+<p>Quand Maxime, qui finissait toujours par c&eacute;der, et qui aurait men&eacute; sa
+belle-m&egrave;re dans tous les mauvais lieux de Paris, pour peu qu'elle l'en
+e&ucirc;t pri&eacute;, eut consenti &agrave; la conduire au bal de Blanche Muller, elle
+battit des mains comme un enfant auquel on accorde une r&eacute;cr&eacute;ation
+inesp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu es gentil, dit-elle. C'est pour demain, n'est-ce pas? Viens me
+chercher de tr&egrave;s bonne heure. Je veux voir arriver ces dames. Tu me les
+nommeras, et nous nous amuserons joliment....</p>
+
+<p>Elle r&eacute;fl&eacute;chit, puis elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne viens pas. Tu m'attendras avec un fiacre, sur le boulevard
+Malesherbes. Je sortirai par le jardin.</p>
+
+<p>Ce myst&egrave;re &eacute;tait un piment qu'elle ajoutait &agrave; son escapade; simple
+raffinement de jouissance, car elle serait sortie &agrave; minuit par la grande
+porte, que son mari n'aurait pas seulement mis la t&ecirc;te &agrave; la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Le lendemain, apr&egrave;s avoir recommand&eacute; &agrave; C&eacute;leste de l'attendre, elle
+traversa, avec les frissons d'une peur exquise, les ombres noires du
+parc Monceau. Saccard avait profit&eacute; de sa bonne amiti&eacute; avec l'H&ocirc;tel de
+Ville pour se faire donner la clef d'une petite porte du parc, et Ren&eacute;e
+avait voulu &eacute;galement en avoir une. Elle faillit se perdre, ne trouva le
+fiacre que gr&acirc;ce aux deux yeux jaunes des lanternes. A cette &eacute;poque, le
+boulevard Malesherbes, &agrave; peine termin&eacute;, &eacute;tait encore, le soir, une
+v&eacute;ritable solitude. La jeune femme se glissa dans la voiture, tr&egrave;s &eacute;mue,
+le c&oelig;ur battant d&eacute;licieusement, comme si elle f&ucirc;t all&eacute;e &agrave; quelque
+rendez-vous d'amour. Maxime, en toute philosophie, fumait, &agrave; moiti&eacute;
+endormi dans un coin du fiacre. Il voulut jeter son cigare, mais elle
+l'en emp&ecirc;cha, et, comme elle cherchait &agrave; lui retenir le bras, dans
+l'obscurit&eacute;, elle lui mit la main en plein sur la figure, ce qui les
+amusa beaucoup tous les deux.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que j'aime l'odeur du tabac, s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+
+<p>Garde ton cigare.... Puis, nous nous d&eacute;bauchons, ce soir.... Je suis un
+homme, moi.</p>
+
+<p>Le boulevard n'&eacute;tait pas encore &eacute;clair&eacute;. Pendant que le fiacre
+descendait vers la Madeleine, il faisait si nuit dans la voiture qu'ils
+ne se voyaient pas. Par instants, lorsque le jeune homme portait son
+cigare aux l&egrave;vres, un point rouge trouait les t&eacute;n&egrave;bres &eacute;paisses. Ce
+point rouge int&eacute;ressait Ren&eacute;e. Maxime, que le flot du domino de satin
+noir avait couvert &agrave; demi, en emplissant l'int&eacute;rieur du fiacre,
+continuait &agrave; fumer en silence, d'un air d'ennui.</p>
+
+<p>La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait que le caprice de sa belle-m&egrave;re venait de l'emp&ecirc;cher de
+suivre au caf&eacute; Anglais une bande de dames, r&eacute;solues &agrave; commencer et &agrave;
+terminer l&agrave; le bal de Blanche Muller. Il &eacute;tait maussade, et elle devina
+sa bouderie dans l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu es souffrant? lui demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, j'ai froid, r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! moi je br&ucirc;le. Je trouve qu'on &eacute;touffe....</p>
+
+<p>Mets un coin de mes jupons sur tes genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tes jupons, murmura-t-il avec mauvaise humeur, j'en ai jusqu'aux
+yeux.</p>
+
+<p>Mais ce mot le fit rire lui-m&ecirc;me, et peu &agrave; peu il s'anima. Elle lui
+conta la peur qu'elle venait d'avoir dans le parc Monceau. Alors elle
+lui confessa une de ses autres envies: elle aurait voulu faire, la nuit,
+sur le petit lac du parc, une promenade dans la barque qu'elle voyait de
+ses fen&ecirc;tres, &eacute;chou&eacute;e au bord d'une all&eacute;e. Il trouva qu'elle devenait
+&eacute;l&eacute;giaque. Le fiacre roulait toujours, les t&eacute;n&egrave;bres restaient profondes,
+ils se penchaient l'un vers l'autre pour s'entendre dans le bruit des
+roues, se fr&ocirc;lant du geste, sentant leur haleine ti&egrave;de, parfois,
+lorsqu'ils s'approchaient trop. Et, &agrave; temps &eacute;gaux, le cigare de Maxime
+se ravivait, tachait l'ombre de rouge, en jetant un &eacute;clair p&acirc;le et rose
+sur le visage de Ren&eacute;e. Elle &eacute;tait adorable, vue &agrave; cette lueur rapide;
+si bien que le jeune homme en fut frapp&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! dit-il, nous paraissons bien jolie, ce soir, belle-maman....
+Voyons un peu.</p>
+
+<p>Il approcha son cigare, tira pr&eacute;cipitamment quelques bouff&eacute;es. Ren&eacute;e,
+dans son coin, se trouva &eacute;clair&eacute;e d'une lumi&egrave;re chaude et comme
+haletante. Elle avait relev&eacute; un peu son capuchon. Sa t&ecirc;te nue, couverte
+d'une pluie de petits frisons, coiff&eacute;e d'un simple ruban bleu,
+ressemblait &agrave; celle d'un vrai gamin, au-dessus de la grande blouse de
+satin noir qui lui montait jusqu'au cou. Elle trouva tr&egrave;s dr&ocirc;le d'&ecirc;tre
+ainsi regard&eacute;e et admir&eacute;e &agrave; la clart&eacute; d'un cigare. Elle se renversait
+avec de petits rires, tandis qu'il ajoutait d'un air de gravit&eacute; comique:</p>
+
+<p>&mdash;Diable! il va falloir que je veille sur toi, si je veux te ramener
+saine et sauve &agrave; mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>Cependant le fiacre tournait la Madeleine et s'engageait sur les
+boulevards. L&agrave;, il s'emplit de clart&eacute;s dansantes, du reflet des magasins
+dont les vitrines flambaient. Blanche Muller habitait, &agrave; deux pas, une
+des maisons neuves qu'on a b&acirc;ties sur les terrains exhauss&eacute;s de la rue
+Basse-du-Rempart. Il n'y avait encore que quelques voitures &agrave; la porte.
+Il n'&eacute;tait gu&egrave;re plus de dix heures. Maxime voulut faire un tour sur les
+boulevards, attendre une heure; mais Ren&eacute;e, dont la curiosit&eacute;
+s'&eacute;veillait, plus vive, lui d&eacute;clara carr&eacute;ment qu'elle allait monter
+toute seule s'il ne l'accompagnait pas. Il la suivit, et fut heureux de
+trouver en haut plus de monde qu'il ne l'aurait cru. La jeune femme
+avait mis son masque. Au bras de Maxime, auquel elle donnait &agrave; voix
+basse des ordres sans r&eacute;plique, et qui lui ob&eacute;issait docilement, elle
+fureta dans toutes les pi&egrave;ces, souleva le coin des porti&egrave;res, examina
+l'ameublement, serait all&eacute;e jusqu'&agrave; fouiller les tiroirs, si elle
+n'avait pas eu peur d'&ecirc;tre vue.</p>
+
+<p>L'appartement, tr&egrave;s riche, avait des coins de boh&egrave;me, o&ugrave; l'on retrouvait
+la cabotine. C'&eacute;tait surtout l&agrave; que les narines roses de Ren&eacute;e
+fr&eacute;missaient, et qu'elle for&ccedil;ait son compagnon &agrave; marcher doucement, pour
+ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elle s'oublia
+particuli&egrave;rement dans un cabinet de toilette, laiss&eacute; grand ouvert par
+Blanche Muller, qui, lorsqu'elle recevait, livrait &agrave; ses convives
+jusqu'&agrave; son alc&ocirc;ve, o&ugrave; l'on poussait le lit pour &eacute;tablir des tables de
+jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas; il lui parut commun et m&ecirc;me un
+peu sale, avec son tapis que des bouts de cigarette avaient cribl&eacute; de
+petites br&ucirc;lures rondes, et ses tentures de soie bleue tach&eacute;es de
+pommade, piqu&eacute;es par les &eacute;claboussures du savon. Puis, quand elle eut
+bien inspect&eacute; les lieux, mis les moindres d&eacute;tails du logis dans sa
+m&eacute;moire, pour les d&eacute;crire plus tard &agrave; ses intimes, elle passa aux
+personnages. Les hommes, elle les connaissait; c'&eacute;taient, pour la
+plupart, les m&ecirc;mes financiers, les m&ecirc;mes hommes politiques, les m&ecirc;mes
+jeunes viveurs qui venaient &agrave; ses jeudis. Elle se croyait dans son
+salon, par moments lorsqu'elle se trouvait en face d'un groupe d'habits
+noirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le m&ecirc;me sourire, en
+parlant &agrave; la marquise d'Espanet ou &agrave; la blonde Mme Haffner. Et
+lorsqu'elle regardait les femmes, l'illusion ne cessait pas
+compl&egrave;tement. Laure d'Aurigny &eacute;tait en jaune comme Suzanne Haffner, et
+Blanche Muller avait, comme Adeline d'Espanet, une robe blanche qui la
+d&eacute;colletait jusqu'au milieu du dos. Enfin, Maxime demanda gr&acirc;ce, et elle
+voulut bien s'asseoir avec lui sur une causeuse. Ils rest&egrave;rent l&agrave; un
+instant, le jeune homme b&acirc;illant, la jeune femme lui demandant les noms
+de ces dames, les d&eacute;shabillant du regard, comptant les m&egrave;tres de
+dentelles qu'elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit
+plong&eacute;e dans cette &eacute;tude grave, il finit par s'&eacute;chapper, ob&eacute;issant &agrave; un
+appel que Laure d'Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisanta sur
+la dame qu'il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venir les
+rejoindre, vers une heure, au caf&eacute; Anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Ton p&egrave;re en sera, lui cria-t-elle, au moment o&ugrave; il rejoignait Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Celle-ci se trouvait entour&eacute;e d'un groupe de femmes qui riaient tr&egrave;s
+fort, tandis que M. de Saffr&eacute; avait profit&eacute; de la place laiss&eacute;e libre
+par Maxime pour se glisser &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle et lui dire des galanteries de
+cocher. Puis M. de Saffr&eacute; et les femmes, tout ce monde s'&eacute;tait mis &agrave;
+crier, &agrave; se taper sur les cuisses, si bien que Ren&eacute;e, les oreilles
+bris&eacute;es, b&acirc;illant &agrave; son tour, se leva en disant &agrave; son compagnon:</p>
+
+<p>&mdash;Allons-nous-en, ils sont trop b&ecirc;tes!</p>
+
+<p>Comme ils sortaient, M. de Mussy entra. Il parut enchant&eacute; de rencontrer
+Maxime, et, sans faire attention &agrave; la femme masqu&eacute;e qui &eacute;tait avec lui:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami, murmura-t-il d'un air langoureux, elle me fera mourir. Je
+sais qu'elle va mieux, et elle me ferme toujours sa porte. Dites-lui
+bien que vous m'avez vu les larmes aux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit le jeune homme avec
+un rire singulier.</p>
+
+<p>Et, dans l'escalier:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, belle-maman, ce pauvre gar&ccedil;on ne t'a pas touch&eacute;e?</p>
+
+<p>Elle haussa les &eacute;paules, sans r&eacute;pondre. En bas, sur le trottoir, elle
+s'arr&ecirc;ta avant de monter dans le fiacre qui les avait attendus,
+regardant d'un air h&eacute;sitant du c&ocirc;t&eacute; de la Madeleine et du c&ocirc;t&eacute; du
+boulevard des Italiens. Il &eacute;tait &agrave; peine onze heures et demie, le
+boulevard avait encore une grande animation.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avec regret.</p>
+
+<p>&mdash;A moins que tu ne veuilles suivre un instant les boulevards en
+voiture, r&eacute;pondit Maxime.</p>
+
+<p>Elle accepta. Son r&eacute;gal de femme curieuse tournait mal, et elle se
+d&eacute;sesp&eacute;rait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et un
+commencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu'un bal d'actrices
+&eacute;tait dr&ocirc;le &agrave; mourir. Le printemps, comme il arrive parfois dans les
+derniers jours d'octobre, semblait &ecirc;tre revenu; la nuit avait des
+ti&eacute;deurs de mai; et les quelques frissons froids qui passaient mettaient
+dans l'air une gaiet&eacute; de plus.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, la t&ecirc;te &agrave; la porti&egrave;re, resta silencieuse, regardant la foule, les
+caf&eacute;s, les restaurants, dont la file interminable courait devant elle.
+Elle &eacute;tait devenue toute s&eacute;rieuse, perdue au fond de ces vagues souhaits
+dont s'emplissent les r&ecirc;veries de femmes. Ce large trottoir que
+balayaient les robes des filles, et o&ugrave; les bottes des hommes sonnaient
+avec des familiarit&eacute;s particuli&egrave;res, cet asphalte gris o&ugrave; lui semblait
+passer le galop des plaisirs et des amours faciles, r&eacute;veillaient ses
+d&eacute;sirs endormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait,
+pour lui laisser entrevoir d'autres joies de plus haut go&ucirc;t. Aux
+fen&ecirc;tres des cabinets de Br&eacute;bant, elle aper&ccedil;ut des ombres de femmes sur
+la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire tr&egrave;s risqu&eacute;e,
+d'un mari tromp&eacute; qui avait ainsi surpris, sur un rideau, l'ombre de sa
+femme en flagrant d&eacute;lit avec l'ombre d'un amant. Elle l'&eacute;coutait &agrave;
+peine. Lui, s'&eacute;gaya, finit par lui prendre les mains, par la taquiner,
+en lui parlant de ce pauvre M. de Mussy.</p>
+
+<p>Comme ils revenaient et qu'ils repassaient devant Br&eacute;bant:</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, dit-elle tout &agrave; coup, que M. de Saffr&eacute; m'a invit&eacute;e &agrave; souper,
+ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu aurais mal mang&eacute;, r&eacute;pliqua-t-il en riant.</p>
+
+<p>Saffr&eacute; n'a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore &agrave; la
+salade de homard.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, il parlait d'hu&icirc;tres et de perdreau froid.... Mais il me
+tutoyait, et cela m'a g&ecirc;n&eacute;e....</p>
+
+<p>Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta apr&egrave;s un silence,
+d'un air d&eacute;sol&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Le pis est que j'ai une faim atroce.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tu as faim! s'&eacute;cria le jeune homme.</p>
+
+<p>C'est bien simple, nous allons souper ensemble. Veux-tu?</p>
+
+<p>Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d'abord, assura que C&eacute;leste
+lui avait pr&eacute;par&eacute; une collation! &agrave; l'h&ocirc;tel. Cependant, ne voulant pas
+aller au caf&eacute; Anglais, il avait fait arr&ecirc;ter la voiture au coin de la
+rue Le Peletier, devant le restaurant du caf&eacute; Riche; il &eacute;tait m&ecirc;me
+descendu, et comme sa belle-m&egrave;re h&eacute;sitait encore:</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s &ccedil;a, dit-il, si tu as peur que je te compromette, dis-le.... Je
+vais monter &agrave; c&ocirc;t&eacute; du cocher et te reconduire &agrave; ton mari.</p>
+
+<p>Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d'oiseau qui craint
+de se mouiller les pattes. Elle &eacute;tait radieuse. Ce trottoir qu'elle
+sentait sous ses pieds lui chauffait les talons, lui donnait, &agrave; fleur de
+peau, un d&eacute;licieux frisson de peur et de caprice content&eacute;. Depuis que le
+fiacre roulait, elle avait une envie folle d'y sauter. Elle le traversa
+&agrave; petits pas, furtivement, comme si elle e&ucirc;t go&ucirc;t&eacute; un plaisir plus vif &agrave;
+redouter d'y &ecirc;tre vue. Son escapade tournait d&eacute;cid&eacute;ment &agrave; l'aventure.
+Certes, elle ne regrettait pas d'avoir refus&eacute; l'invitation brutale de M.
+de Saffr&eacute;. Mais elle serait rentr&eacute;e horriblement maussade si Maxime
+n'avait eu l'id&eacute;e de lui faire go&ucirc;ter au fruit d&eacute;fendu. Celui-ci monta
+l'escalier vivement, comme s'il &eacute;tait chez lui. Elle le suivit en
+soufflant un peu. De l&eacute;gers fumets de mar&eacute;e et de gibier tra&icirc;naient, et
+le tapis, que des baguettes de cuivre tendaient sur les marches, avait
+une odeur de poussi&egrave;re qui redoublait son &eacute;motion.</p>
+
+<p>Comme ils arrivaient &agrave; l'entresol, ils rencontr&egrave;rent un gar&ccedil;on, &agrave; l'air
+digne, qui se rangea contre le mur pour les laisser passer.</p>
+
+<p>&mdash;Charles, lui dit Maxime, vous nous servirez, n'est-ce pas?...
+Donnez-nous le salon blanc.</p>
+
+<p>Charles s'inclina, remonta quelques marches, ouvrit la porte d'un
+cabinet. Le gaz &eacute;tait baiss&eacute;, il sembla &agrave; Ren&eacute;e qu'elle p&eacute;n&eacute;trait dans
+le demi-jour d'un lieu suspect et charmant.</p>
+
+<p>Un roulement continu entrait par la fen&ecirc;tre grande ouverte, et sur le
+plafond, dans les reflets du caf&eacute; d'en bas, passaient les ombres rapides
+des promeneurs. Mais, d'un coup de pouce, le gar&ccedil;on haussa le gaz. Les
+ombres du plafond disparurent, le cabinet s'emplit d'une lumi&egrave;re crue
+qui tomba en plein sur la t&ecirc;te de la jeune femme.</p>
+
+<p>Elle avait d&eacute;j&agrave; rejet&eacute; son capuchon en arri&egrave;re. Les petits frisons
+s'&eacute;taient un peu &eacute;bouriff&eacute;s dans le fiacre, mais le ruban bleu n'avait
+pas boug&eacute;. Elle se mit &agrave; marcher, g&ecirc;n&eacute;e par la fa&ccedil;on dont Charles la
+regardait; il avait un clignement d'yeux, un pincement de paupi&egrave;res,
+pour mieux la voir, qui signifiait clairement: &laquo;En voil&agrave; une que je ne
+connais pas encore.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Que servirai-je &agrave; monsieur? demanda-t-il &agrave; voix haute.</p>
+
+<p>Maxime se tourna vers Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Le souper de M. de Saffr&eacute;, n'est-ce pas? dit-il, des hu&icirc;tres, un
+perdreau....</p>
+
+<p>Et, voyant le jeune homme sourire, Charles l'imita, discr&egrave;tement, en
+murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, le souper de mercredi, si vous voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Le souper de mercredi..., r&eacute;p&eacute;tait Maxime.</p>
+
+<p>Puis, se rappelant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, &ccedil;a m'est &eacute;gal, donnez-nous le souper de mercredi.</p>
+
+<p>Quand le gar&ccedil;on fut sorti, Ren&eacute;e prit son binocle et fit curieusement le
+tour du petit salon. C'&eacute;tait une pi&egrave;ce carr&eacute;e, blanc et or, meubl&eacute;e avec
+des coquetteries de boudoir. Outre la table et les chaises, il y avait
+un meuble bas, une sorte de console, o&ugrave; l'on desservait, et un large
+divan, un v&eacute;ritable lit, qui se trouvait plac&eacute; entre la chemin&eacute;e et la
+fen&ecirc;tre. Une pendule et deux flambeaux Louis XVI garnissaient la
+chemin&eacute;e de marbre blanc.</p>
+
+<p>Mais la curiosit&eacute; du cabinet &eacute;tait la glace, une belle glace trapue que
+les diamants de ces dames avaient cribl&eacute;e de noms, de dates, de vers
+estropi&eacute;s, de pens&eacute;es prodigieuses et d'aveux &eacute;tonnants. Ren&eacute;e crut
+apercevoir une salet&eacute; et n'eut pas le courage de satisfaire sa
+curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>Elle regarda le divan, &eacute;prouva un nouvel embarras, se mit, afin d'avoir
+une contenance, &agrave; regarder le plafond et le lustre de cuivre dor&eacute;, &agrave;
+cinq becs. Mais la g&ecirc;ne qu'elle ressentait &eacute;tait d&eacute;licieuse. Pendant
+qu'elle levait le front, comme pour &eacute;tudier la corniche, grave et le
+binocle &agrave; la main, elle jouissait profond&eacute;ment de ce mobilier &eacute;quivoque,
+qu'elle sentait autour d'elle; de cette glace claire et cynique, dont la
+puret&eacute;, &agrave; peine rid&eacute;e par ces pattes de mouche orduri&egrave;res, avait servi &agrave;
+rajuster tant de faux chignons; de ce divan qui la choquait par sa
+largeur; de la table, du tapis lui-m&ecirc;me, o&ugrave; elle retrouvait l'odeur de
+l'escalier, une vague odeur de poussi&egrave;re p&eacute;n&eacute;trante et comme religieuse.</p>
+
+<p>Puis, lorsqu'il lui fallut baisser enfin les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc que ce souper de mercredi? demanda-t-elle &agrave; Maxime.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, r&eacute;pondit-il, un pari qu'un de mes amis a perdu.</p>
+
+<p>Dans tout autre lieu, il lui aurait dit sans h&eacute;siter qu'il avait soup&eacute;
+le mercredi avec une dame, rencontr&eacute;e sur le boulevard. Mais, depuis
+qu'il &eacute;tait entr&eacute; dans le cabinet, il la traitait instinctivement en
+femme &agrave; laquelle il faut plaire et dont on doit m&eacute;nager la jalousie.
+Elle n'insista pas, d'ailleurs; elle alla s'accouder &agrave; la rampe de la
+fen&ecirc;tre, o&ugrave; il vint la rejoindre. Derri&egrave;re eux, Charles entrait et
+sortait, avec un bruit de vaisselle et d'argenterie.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Paris grondait,
+prolongeait la journ&eacute;e ardente, avant de se d&eacute;cider &agrave; gagner son lit.
+Les files d'arbres marquaient, d'une ligne confuse, les blancheurs des
+trottoirs et le noir vague de la chauss&eacute;e, o&ugrave; passaient le roulement et
+les lanternes rapides des voitures. Aux deux bords de cette bande
+obscure, les kiosques des marchands de journaux, de place en place,
+s'allumaient, pareils &agrave; de grandes lanternes v&eacute;nitiennes, hautes et
+bizarrement bariol&eacute;es, pos&eacute;es r&eacute;guli&egrave;rement &agrave; terre, pour quelque
+illumination colossale. Mais, &agrave; cette heure, leur &eacute;clat assourdi se
+perdait dans le flamboiement des devantures voisines. Pas un volet
+n'&eacute;tait mis, les trottoirs s'allongeaient sans une raie d'ombre, sous
+une pluie de rayons qui les &eacute;clairait d'une poussi&egrave;re d'or, de la clart&eacute;
+chaude et &eacute;clatante du plein jour, Maxime montra &agrave; Ren&eacute;e, en face d'eux,
+le caf&eacute; Anglais, dont les fen&ecirc;tres luisaient.</p>
+
+<p>Les branches hautes des arbres les g&ecirc;naient un peu, d'ailleurs, pour
+voir les maisons et le trottoir oppos&eacute;s.</p>
+
+<p>Ils se pench&egrave;rent, ils regard&egrave;rent au-dessous d'eux.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un va-et-vient continu; des promeneurs passaient par groupes,
+des filles, deux &agrave; deux, tra&icirc;naient leurs jupes, qu'elles relevaient de
+temps &agrave; autre, d'un mouvement alangui, en jetant autour d'elles des
+regards las et souriants. Sous la fen&ecirc;tre m&ecirc;me, le caf&eacute; Riche avan&ccedil;ait
+ses tables dans le coup de soleil de ses lustres, dont l'&eacute;clat
+s'&eacute;tendait jusqu'au milieu de la chauss&eacute;e; et c'&eacute;tait surtout au centre
+de cet ardent foyer qu'ils voyaient les faces bl&ecirc;mes et les rires p&acirc;les
+des passants.</p>
+
+<p>Autour des petites tables rondes, des femmes, m&ecirc;l&eacute;es aux hommes,
+buvaient. Elles &eacute;taient en robes voyantes, les cheveux dans le cou;
+elles se dandinaient sur les chaises, avec des paroles hautes que le
+bruit emp&ecirc;chait d'entendre. Ren&eacute;e en remarqua particuli&egrave;rement une,
+seule &agrave; une table, v&ecirc;tue d'un costume d'un bleu dur, garni d'une guipure
+blanche; elle achevait, &agrave; petits coups, un verre de bi&egrave;re, renvers&eacute;e &agrave;
+demi, les mains sur le ventre, d'un air d'attente lourde et r&eacute;sign&eacute;e.
+Celles qui marchaient se perdaient lentement au milieu de la foule, et
+la jeune femme, qu'elles int&eacute;ressaient, les suivait du regard, allait
+d'un bout du boulevard &agrave; l'autre, dans les lointains tumultueux et
+confus de l'avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs, et o&ugrave;
+les clart&eacute;s n'&eacute;taient plus que des &eacute;tincelles. Et le d&eacute;fil&eacute; repassait
+sans fin, avec une r&eacute;gularit&eacute; fatigante, monde &eacute;trangement m&ecirc;l&eacute; et
+toujours le m&ecirc;me, au milieu des couleurs vives, des trous de t&eacute;n&egrave;bres,
+dans le tohu-bohu f&eacute;erique de ces mille flammes dansantes, sortant comme
+un flot des boutiques, colorant les transparents des crois&eacute;es et des
+kiosques, courant sur les fa&ccedil;ades en baguettes, en lettres, en dessins
+de feu, piquant l'ombre d'&eacute;toiles, filant sur la chauss&eacute;e,
+continuellement. Le bruit assourdissant qui montait avait une clameur,
+un ronflement prolong&eacute;, monotone, comme une note d'orgue accompagnant
+l'&eacute;ternelle procession de petites poup&eacute;es m&eacute;caniques. Ren&eacute;e crut, un
+moment, qu'un accident venait d'avoir lieu. Un flot de personnes se
+mouvait &agrave; gauche, un peu au-del&agrave; du passage de l'op&eacute;ra. Mais, ayant pris
+son binocle, elle reconnut le bureau des omnibus; il y avait beaucoup de
+monde sur le trottoir, debout, attendant, se pr&eacute;cipitant, d&egrave;s qu'une
+voiture arrivait. Elle entendait la voix rude du contr&ocirc;leur appeler les
+num&eacute;ros, puis les tintements du compteur lui arrivaient en sonneries
+cristallines. Elle s'arr&ecirc;ta aux annonces d'un kiosque, cr&ucirc;ment colori&eacute;es
+comme les images d'&Eacute;pinal; il y avait, sur un carreau, dans un cadre
+jaune et vert, une t&ecirc;te de diable ricanant, les cheveux h&eacute;riss&eacute;s,
+r&eacute;clame d'un chapelier qu'elle ne comprit pas. De cinq minutes en cinq
+minutes, l'omnibus des Batignolles passait, avec ses lanternes rouges et
+sa caisse jaune, tournant le coin de la rue Le Peletier, &eacute;branlant la
+maison de son fracas; et elle voyait les hommes de l'imp&eacute;riale, des
+visages fatigu&eacute;s qui se levaient et les regardaient, elle et Maxime, du
+regard curieux des affam&eacute;s mettant l'&oelig;il &agrave; une serrure.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-elle, le parc Monceau, &agrave; cette heure, dort bien
+tranquillement.</p>
+
+<p>Ce fut la seule parole qu'elle pronon&ccedil;a. Ils rest&egrave;rent l&agrave; pr&egrave;s de vingt
+minutes, silencieux, s'abandonnant &agrave; la griserie des bruits et des
+clart&eacute;s. Puis, la table mise, ils vinrent s'asseoir, et, comme elle
+paraissait g&ecirc;n&eacute;e par la pr&eacute;sence du gar&ccedil;on, il le cong&eacute;dia.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-nous.... Je sonnerai pour le dessert.</p>
+
+<p>Elle avait aux joues de petites rougeurs et ses yeux brillaient; on e&ucirc;t
+dit qu'elle venait de courir. Elle rapportait de la fen&ecirc;tre un peu du
+vacarme et de l'animation du boulevard. Elle ne voulut pas que son
+compagnon ferm&acirc;t la crois&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est l'orchestre, dit-elle, comme il se plaignait du bruit. Tu ne
+trouves pas que c'est une dr&ocirc;le de musique? Cela va tr&egrave;s bien
+accompagner nos hu&icirc;tres et notre perdreau.</p>
+
+<p>Ses trente ans se rajeunissaient dans son escapade.</p>
+
+<p>Elle avait des mouvements vifs, une pointe de fi&egrave;vre, et ce cabinet, ce
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec un jeune homme dans le brouhaha de la rue la
+fouettaient, lui donnaient un air fille. Ce fut avec d&eacute;cision qu'elle
+attaqua les hu&icirc;tres.</p>
+
+<p>Maxime n'avait pas faim, il la regarda d&eacute;vorer en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! murmura-t-il, tu aurais fait une bonne soupeuse.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta, f&acirc;ch&eacute;e de manger si vite.</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves que j'ai faim. Que veux-tu? C'est cette heure de bal idiot
+qui m'a creus&eacute;e.... Ah! mon pauvre ami, je te plains de vivre dans ce
+monde-l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien, dit-il, que je t'ai promis de l&acirc;cher Sylvia et Laure
+d'Aurigny le jour o&ugrave; tes amies voudront venir souper avec moi.</p>
+
+<p>Elle eut un geste superbe.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! je crois bien. Nous sommes autrement amusantes que ces dames,
+avoue-le.... Si une de nous assommait un amant comme ta Sylvia et ta
+Laure d'Aurigny doivent vous assommer, mais la pauvre petite femme ne
+garderait pas cet amant une semaine!... Tu ne veux jamais m'&eacute;couter.
+Essaie, un de ces jours.</p>
+
+<p>Maxime, pour ne pas appeler le gar&ccedil;on, se leva, enleva les coquilles
+d'hu&icirc;tres et apporta le perdreau qui &eacute;tait sur la console. La table
+avait le luxe des grands restaurants. Sur la nappe damass&eacute;e, un souffle
+d'adorable d&eacute;bauche passait, et c'&eacute;tait avec de petits fr&eacute;missements
+d'aise que Ren&eacute;e promenait ses fines mains de sa fourchette &agrave; son
+couteau, de son assiette &agrave; son verre. Elle but du vin blanc sans eau,
+elle qui buvait ordinairement de l'eau &agrave; peine rougie. Comme Maxime,
+debout, sa serviette sur le bras, la servait avec des complaisances
+comiques, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que M. de Saffr&eacute; a bien pu te dire, pour que tu sois si
+furieuse? Est-ce qu'il t'a trouv&eacute;e laide?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! lui, r&eacute;pondit-elle, c'est un vilain homme.</p>
+
+<p>Jamais je n'aurais cru qu'un monsieur si distingu&eacute;, si poli chez moi,
+parl&acirc;t une telle langue. Mais je lui pardonne. Ce sont les femmes qui
+m'ont agac&eacute;e. On aurait dit des marchandes de pommes. Il y en avait une
+qui se plaignait d'avoir un clou &agrave; la hanche, et, un peu plus, je crois
+qu'elle aurait relev&eacute; sa jupe pour faire voir son mal &agrave; tout le monde.</p>
+
+<p>Maxime riait aux &eacute;clats.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vrai, continua-t-elle en s'animant, je ne vous comprends pas,
+elles sont sales et b&ecirc;tes.... Et dire que, lorsque je te voyais aller
+chez ta Sylvia, je m'imaginais des choses prodigieuses, des festins
+antiques, comme on en voit dans les tableaux, avec des cr&eacute;atures
+couronn&eacute;es de roses, des coupes d'or, des volupt&eacute;s extraordinaires....</p>
+
+<p>Ah! bien, oui! Tu m'as montr&eacute; un cabinet de toilette malpropre et des
+femmes qui juraient comme des charretiers. &Ccedil;a ne vaut pas la peine de
+faire le mal.</p>
+
+<p>Il voulut se r&eacute;crier, mais elle lui imposa silence, et, tenant du bout
+des doigts un os de perdreau qu'elle rongeait d&eacute;licatement, elle ajouta
+d'une voix plus basse:</p>
+
+<p>&mdash;Le mal, ce devrait &ecirc;tre quelque chose d'exquis, mon cher.... Moi qui
+suis une honn&ecirc;te femme, quand je m'ennuie et que je commets le p&eacute;ch&eacute; de
+r&ecirc;ver l'impossible, je suis s&ucirc;re que je trouve des choses beaucoup plus
+jolies que les Blanche Muller.</p>
+
+<p>Et, d'un air grave, elle conclut par ce mot profond de cynisme na&iuml;f:</p>
+
+<p>&mdash;C'est une affaire d'&eacute;ducation, comprends-tu?</p>
+
+<p>Elle d&eacute;posa doucement le petit os dans son assiette.</p>
+
+<p>Le ronflement des voitures continuait, sans qu'une note plus vive
+s'&eacute;lev&acirc;t. Elle &eacute;tait oblig&eacute;e de hausser la voix pour qu'il p&ucirc;t
+l'entendre, et les rougeurs de ses joues augmentaient. Il y avait encore
+sur la console, des truffes, un entremets sucr&eacute;, des asperges, une
+curiosit&eacute; pour la saison. Il apporta le tout, pour ne plus avoir &agrave; se
+d&eacute;ranger, et, comme la table &eacute;tait un peu &eacute;troite, il pla&ccedil;a &agrave; terre,
+entre elle et lui, un seau d'argent plein de glace, dans lequel se
+trouvait une bouteille de champagne.</p>
+
+<p>L'app&eacute;tit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touch&egrave;rent &agrave;
+tous les plats, ils vid&egrave;rent la bouteille de champagne, avec des gaiet&eacute;s
+brusques, se lan&ccedil;ant dans des th&eacute;ories scabreuses, s'accoudant comme
+deux amis qui soulagent leur c&oelig;ur, apr&egrave;s boire. Le bruit diminuait sur
+le boulevard; mais elle l'entendait au contraire qui grandissait, et
+toutes ces roues, par instants, semblaient lui tourner dans la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Quand il parla de sonner pour le dessert, elle se leva, secoua sa longue
+blouse de satin, pour faire tomber les miettes, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela.... Tu sais, tu peux allumer un cigare.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait un peu &eacute;tourdie. Elle alla &agrave; la fen&ecirc;tre, attir&eacute;e par un bruit
+particulier qu'elle ne s'expliquait pas. On fermait les boutiques.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-elle, en se retournant vers Maxime, l'orchestre qui se
+d&eacute;garnit.</p>
+
+<p>Elle se pencha de nouveau. Au milieu, sur la chauss&eacute;e, les fiacres et
+les omnibus croisaient toujours leurs yeux de couleur, plus rares et
+plus rapides. Mais, sur les c&ocirc;t&eacute;s, le long des trottoirs, de grands
+trous d'ombre s'&eacute;taient creus&eacute;s, devant les boutiques ferm&eacute;es. Les caf&eacute;s
+seuls flambaient encore, rayant l'asphalte de nappes lumineuses. De la
+rue Drouot &agrave; la rue du Helder, elle apercevait ainsi une longue file de
+carr&eacute;s blancs et de carr&eacute;s noirs, dans lesquels les derniers promeneurs
+surgissaient et s'&eacute;vanouissaient d'une &eacute;trange fa&ccedil;on. Les filles
+surtout, avec la tra&icirc;ne de leur robe, tour &agrave; tour cr&ucirc;ment &eacute;clair&eacute;es et
+noy&eacute;es dans l'ombre, prenaient un air d'apparition, de marionnettes
+blafardes, traversant le rayon &eacute;lectrique de quelque f&eacute;erie. Elle
+s'amusa un moment &agrave; ce jeu. Il n'y avait plus de lumi&egrave;re &eacute;pandue; les
+becs de gaz s'&eacute;teignaient; les kiosques bariol&eacute;s tachaient les t&eacute;n&egrave;bres
+plus durement. Par instants, un flot de foule, la sortie de quelque
+th&eacute;&acirc;tre, passait. Mais les vides se faisaient bient&ocirc;t, et il venait,
+sous la fen&ecirc;tre, des groupes de deux ou trois hommes qu'une femme
+abordait. Ils restaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli,
+quelques-unes de leurs paroles montaient; puis, la femme, le plus
+souvent, s'en allait au bras d'un des hommes. D'autres filles se
+rendaient de caf&eacute; en caf&eacute;, faisaient le tour des tables, prenaient le
+sucre oubli&eacute;, riaient avec les gar&ccedil;ons, regardaient fixement, d'un air
+d'interrogation et d'offres silencieuses, les consommateurs attard&eacute;s.
+Et, comme Ren&eacute;e venait de suivre des yeux l'imp&eacute;riale presque vide d'un
+omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coin du trottoir, la femme &agrave;
+la robe bleue et aux guipures blanches, droite, tournant la t&ecirc;te,
+toujours en qu&ecirc;te.</p>
+
+<p>Quand Maxime vint la chercher &agrave; la fen&ecirc;tre, o&ugrave; elle s'oubliait, il eut
+un sourire, en regardant une des crois&eacute;es entrouvertes du caf&eacute; Anglais;
+l'id&eacute;e que son p&egrave;re y soupait de son c&ocirc;t&eacute; lui parut comique; mais il
+avait, ce soir l&agrave;, des pudeurs particuli&egrave;res qui g&ecirc;naient ses
+plaisanteries habituelles. Ren&eacute;e ne quitta la rampe qu'&agrave; regret.</p>
+
+<p>Une ivresse, une langueur montaient des profondeurs plus vagues du
+boulevard. Dans le ronflement affaibli des voitures, dans l'effacement
+des clart&eacute;s vives, il y avait un appel caressant &agrave; la volupt&eacute; et au
+sommeil. Les chuchotements qui couraient, les groupes arr&ecirc;t&eacute;s dans un
+coin d'ombre faisaient du trottoir le corridor de quelque grande auberge
+&agrave; l'heure o&ugrave; les voyageurs gagnent leur lit de rencontre. Les lueurs et
+les bruits allaient toujours en se mourant, la ville s'endormait, des
+souffles de tendresse passaient sur les toits.</p>
+
+<p>Lorsque la jeune femme se retourna, la lumi&egrave;re du petit lustre lui fit
+cligner les paupi&egrave;res. Elle &eacute;tait un peu p&acirc;le, maintenant, avec de
+courts frissons aux coins des l&egrave;vres. Charles disposait le dessert; il
+sortait, rentrait encore, faisait battre la porte, lentement, avec son
+flegme d'homme comme il faut.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai plus faim! s'&eacute;cria Ren&eacute;e, enlevez toutes ces assiettes et
+donnez-nous le caf&eacute;.</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on, habitu&eacute; aux caprices de ses clientes, enleva le dessert et
+versa le caf&eacute;. Il emplissait le cabinet de son importance.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, mets-le &agrave; la porte, dit &agrave; Maxime la jeune femme, dont le
+c&oelig;ur tournait.</p>
+
+<p>Maxime le cong&eacute;dia; mais il avait &agrave; peine disparu qu'il revint une fois
+encore pour fermer herm&eacute;tiquement les grands rideaux de la fen&ecirc;tre d'un
+air discret. Quand il se fut enfin retir&eacute;, le jeune homme, que
+l'impatience prenait, lui aussi, se leva, et, allant &agrave; la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Attends, dit-il, j'ai un moyen pour qu'il nous l&acirc;che.</p>
+
+<p>Et il poussa le verrou.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a, reprit-elle, nous sommes chez nous, au moins.</p>
+
+<p>Leurs confidences, leurs bavardages de bons camarades recommenc&egrave;rent.
+Maxime avait allum&eacute; un cigare.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e buvait son caf&eacute; &agrave; petits coups et se permettait m&ecirc;me un verre de
+chartreuse. La pi&egrave;ce s'&eacute;chauffait, s'emplissait d'une fum&eacute;e bleu&acirc;tre.
+Elle finit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son menton
+entre ses deux poings &agrave; demi ferm&eacute;s. Dans cette l&eacute;g&egrave;re &eacute;treinte, sa
+bouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux, plus
+minces, luisaient davantage.</p>
+
+<p>Ainsi chiffonn&eacute;e, sa petite figure &eacute;tait adorable, sous la pluie de
+frisons dor&eacute;s qui lui descendaient maintenant jusque dans les sourcils.
+Maxime la regardait &agrave; travers la fum&eacute;e de son cigare. Il la trouvait
+originale. Par moments, il n'&eacute;tait plus bien s&ucirc;r de son sexe; la grande
+ride qui lui traversait le front, l'avancement boudeur de ses l&egrave;vres,
+son air ind&eacute;cis de myope en faisaient un grand jeune homme; d'autant
+plus que sa longue blouse de satin noir allait si haut, qu'on voyait &agrave;
+peine, sous le menton, une ligne du cou blanche et grasse. Elle se
+laissait regarder avec un sourire, ne bougeant plus la t&ecirc;te, le regard
+perdu, la parole ralentie.</p>
+
+<p>Puis elle eut un brusque r&eacute;veil: elle alla regarder la glace, vers
+laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis un instant. Elle se haussa
+sur la pointe des pieds, appuya ses mains au bord de la chemin&eacute;e, pour
+lire ces signatures, ces mots risqu&eacute;s qui l'avaient effarouch&eacute;e, avant
+le souper. Elle &eacute;pelait les syllabes avec quelque difficult&eacute;, riait,
+lisait toujours, comme un coll&eacute;gien qui tourne les pages d'un Piron dans
+son pupitre.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ernest et Clara&raquo;, disait-elle, et il y a un c&oelig;ur dessous qui
+ressemble &agrave; un entonnoir.... Ah! voici qui est mieux: &laquo;J'aime les
+hommes, parce que j'aime les truffes.&raquo; Sign&eacute; &laquo;Laure&raquo;. Dis donc, Maxime,
+est-ce que c'est la d'Aurigny qui a &eacute;crit cela?... Puis voici les armes
+d'une de ces dames, je crois: une poule fumant une grosse pipe....
+Toujours des noms, le calendrier des saintes et des saints: Victor,
+Am&eacute;lie, Alexandre, Edouard, Marguerite, Paquita, Louise, Ren&eacute;e....
+Tiens, il y en a une qui se nomme comme moi....</p>
+
+<p>Maxime voyait dans la glace sa t&ecirc;te ardente. Elle se haussait davantage,
+et son domino, se tendant par-derri&egrave;re, dessinait la cambrure de sa
+taille, le d&eacute;veloppement de ses hanches. Le jeune homme suivait la ligne
+du satin qui plaquait comme une chemise. Il se leva &agrave; son tour et jeta
+son cigare. Il &eacute;tait mal &agrave; l'aise, inquiet.</p>
+
+<p>Quelque chose d'ordinaire et d'accoutum&eacute; lui manquait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voici ton nom, Maxime, s'&eacute;cria Ren&eacute;e....</p>
+
+<p>&Eacute;coute.... &laquo;J'aime...&raquo; Mais il s'&eacute;tait assis sur le coin du divan,
+presque aux pieds de la jeune femme. Il r&eacute;ussit &agrave; lui prendre les mains,
+d'un mouvement prompt; il la d&eacute;tourna de la glace, en lui disant d'une
+voix singuli&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, ne lis pas cela.</p>
+
+<p>Elle se d&eacute;battit en riant nerveusement.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc? Est-ce que je ne suis pas ta confidente?</p>
+
+<p>Mais lui, insistant, d'un ton plus &eacute;touff&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, pas ce soir.</p>
+
+<p>Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avec ses
+poignets pour se d&eacute;gager. Ils avaient des yeux qu'ils ne se
+connaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux. Elle
+tomba sur les genoux, au bout du divan. Ils continuaient &agrave; lutter, bien
+qu'elle ne f&icirc;t plus un mouvement du c&ocirc;t&eacute; de la glace et qu'elle
+s'abandonn&acirc;t d&eacute;j&agrave;. Et comme le jeune homme la prenait &agrave; bras-le-corps,
+elle dit de son rire embarrass&eacute; et mourant:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, laisse-moi.... Tu me fais mal.</p>
+
+<p>Ce fut le seul murmure de ses l&egrave;vres. Dans le grand silence du cabinet,
+o&ugrave; le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le sol trembler et
+entendit le fracas de l'omnibus des Batignolles, qui devait tourner le
+coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils se retrouv&egrave;rent c&ocirc;te &agrave;
+c&ocirc;te, assis sur le divan, il balbutia, au milieu de leur malaise mutuel:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! &ccedil;a devait arriver un jour ou l'autre.</p>
+
+<p>Elle ne disait rien. Elle regardait d'un air &eacute;cras&eacute; les rosaces du
+tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu y songeais, toi?... continua Maxime, balbutiant
+davantage. Moi, pas du tout.... J'aurais d&ucirc; me d&eacute;fier du cabinet...Mais
+elle, d'une voix profonde, comme si toute l'honn&ecirc;tet&eacute; bourgeoise des
+B&eacute;raud du Ch&acirc;tel s'&eacute;veillait dans cette faute supr&ecirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;C'est inf&acirc;me, ce que nous venons de faire l&agrave;, murmura-t-elle,
+d&eacute;gris&eacute;e, la face vieillie et toute grave.</p>
+
+<p>Elle &eacute;touffait. Elle alla &agrave; la fen&ecirc;tre, tira les rideaux, s'accouda.
+L'orchestre &eacute;tait mort; la faute s'&eacute;tait commise dans le dernier frisson
+des basses et le chant lointain des violons, vague sourdine du boulevard
+endormi et r&ecirc;vant d'amour. En bas, la chauss&eacute;e et les trottoirs
+s'enfon&ccedil;aient, s'allongeaient, au milieu d'une solitude grise. Toutes
+ces roues grondantes de fiacres semblaient s'en &ecirc;tre all&eacute;es, en
+emportant les clart&eacute;s et la foule. Sous la fen&ecirc;tre, le caf&eacute; Riche &eacute;tait
+ferm&eacute;, pas un filet de lumi&egrave;re ne glissait des volets. De l'autre c&ocirc;t&eacute;
+de l'avenue, des lueurs braisillantes allumaient seules encore la fa&ccedil;ade
+du caf&eacute; Anglais, une crois&eacute;e entre autres, entrouverte, et d'o&ugrave;
+sortaient des rires affaiblis. Et, tout le long de ce ruban d'ombre, du
+coude de la rue Drouot &agrave; l'autre extr&eacute;mit&eacute;, aussi loin que ses regards
+pouvaient aller, elle ne voyait plus que les taches sym&eacute;triques des
+kiosques rougissant et verdissant la nuit, sans l'&eacute;clairer, semblables &agrave;
+des veilleuses espac&eacute;es dans un dortoir g&eacute;ant. Elle leva la t&ecirc;te. Les
+arbres d&eacute;coupaient leurs branches hautes sur un ciel clair, tandis que
+la ligne irr&eacute;guli&egrave;re des maisons se perdait avec les amoncellements
+d'une c&ocirc;te rocheuse, au bord d'une mer bleu&acirc;tre. Mais cette bande de
+ciel l'attristait davantage, et c'&eacute;tait dans les t&eacute;n&egrave;bres du boulevard
+qu'elle trouvait quelque consolation. Ce qui restait au ras de l'avenue
+d&eacute;serte du bruit et du vice de la soir&eacute;e, l'excusait. Elle croyait
+sentir la chaleur de tous ces pas d'hommes et de femmes monter du
+trottoir qui se refroidissait. Les hontes qui avaient tr&ocirc;n&eacute; l&agrave;, d&eacute;sirs
+d'une minute, offres faites &agrave; voix basse, noces d'une nuit pay&eacute;es &agrave;
+l'avance, s'&eacute;vaporaient, flottaient en une bu&eacute;e lourde que roulaient les
+souffles matinaux.</p>
+
+<p>Pench&eacute;e sur l'ombre, elle respira ce silence frissonnant, cette senteur
+d'alc&ocirc;ve, comme un encouragement qui lui venait d'en bas, comme une
+assurance de honte partag&eacute;e et accept&eacute;e par une ville complice. Et,
+lorsque ses yeux se furent accoutum&eacute;s &agrave; l'obscurit&eacute;, elle aper&ccedil;ut la
+femme au costume bleu garni de guipure, seule dans la solitude grise,
+debout &agrave; la m&ecirc;me place, attendant et s'offrant aux t&eacute;n&egrave;bres vides.</p>
+
+<p>La jeune femme, en se retournant, aper&ccedil;ut Charles, qui regardait autour
+de lui, flairant. Il finit par apercevoir le ruban bleu de Ren&eacute;e,
+froiss&eacute;, oubli&eacute; sur un coin du divan. Et il s'empressa de le lui
+apporter, de son air poli.</p>
+
+<p>Alors elle sentit toute sa honte. Debout devant la glace, les mains
+maladroites, elle essaya de renouer le ruban.</p>
+
+<p>Mais son chignon &eacute;tait tomb&eacute;, les petits frisons se trouvaient tout
+aplatis sur les tempes, elle ne pouvait refaire le n&oelig;ud. Charles vint &agrave;
+son secours, en disant, comme s'il e&ucirc;t offert une chose accoutum&eacute;e, un
+rince-bouche ou des cure-dents:</p>
+
+<p>&mdash;Si madame voulait le peigne?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! non, c'est inutile, interrompit Maxime, qui lan&ccedil;a au gar&ccedil;on un
+regard d'impatience. Allez nous chercher une voiture.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e se d&eacute;cida &agrave; rabattre simplement le capuchon de son domino. Et,
+comme elle allait quitter la glace, elle se haussa l&eacute;g&egrave;rement, pour
+retrouver les mots que l'&eacute;treinte de Maxime lui avait emp&ecirc;ch&eacute; de lire.
+Il y avait, montant vers le plafond, et d'une grosse &eacute;criture
+abominable, cette d&eacute;claration sign&eacute;e Sylvia: &laquo;J'aime Maxime.&raquo; Elle pin&ccedil;a
+les l&egrave;vres et rabattit son capuchon un peu plus bas.</p>
+
+<p>Dans la voiture, ils &eacute;prouv&egrave;rent une g&ecirc;ne horrible. Ils s'&eacute;taient
+plac&eacute;s, comme en descendant du parc Monceau, l'un en face de l'autre.
+Ils ne trouvaient pas une parole &agrave; se dire. Le fiacre &eacute;tait plein d'une
+ombre opaque, et le cigare de Maxime n'y mettait plus m&ecirc;me un point
+rouge, un &eacute;clair de braise rose. Le jeune homme perdu de nouveau dans
+les jupons, &laquo;dont il avait jusqu'aux yeux&raquo;, souffrait de ces t&eacute;n&egrave;bres,
+de ce silence, de cette femme muette, qu'il sentait &agrave; son c&ocirc;t&eacute;, et dont
+il s'imaginait les yeux tout grands ouverts sur la nuit.</p>
+
+<p>Pour para&icirc;tre moins b&ecirc;te, il finit par chercher sa main, et, quand il la
+tint dans la sienne, il fut soulag&eacute;, il trouva la situation tol&eacute;rable.
+Cette main s'abandonnait molle et r&ecirc;veuse.</p>
+
+<p>Le fiacre traversait la place de la Madeleine. Ren&eacute;e songeait qu'elle
+n'&eacute;tait pas coupable. Elle n'avait pas voulu l'inceste. Et plus elle
+descendait en elle, plus elle se trouvait innocente, aux premi&egrave;res
+heures de son escapade, &agrave; sa sortie furtive du parc Monceau, chez
+Blanche Muller, sur le boulevard, m&ecirc;me dans le cabinet du restaurant.
+Pourquoi donc &eacute;tait-elle tomb&eacute;e &agrave; genoux sur le bord de ce divan? Elle
+ne savait plus. Elle n'avait certainement pas pens&eacute; une seconde &agrave; cela.
+Elle se serait refus&eacute;e avec col&egrave;re. C'&eacute;tait pour rire, elle s'amusait,
+rien de plus. Et elle retrouvait, dans le roulement du fiacre, cet
+orchestre assourdissant du boulevard, ce va-et-vient d'hommes et de
+femmes, tandis que des barres de feu br&ucirc;laient ses yeux fatigu&eacute;s.</p>
+
+<p>Maxime, dans son coin, r&ecirc;vait aussi avec quelque ennui. Il &eacute;tait f&acirc;ch&eacute;
+de l'aventure. Il s'en prenait au domino de satin noir. Avait-on jamais
+vu une femme se fagoter de la sorte! On ne lui voyait m&ecirc;me pas le cou.</p>
+
+<p>Il l'avait prise pour un gar&ccedil;on, il jouait avec elle, et ce n'&eacute;tait pas
+sa faute si le jeu &eacute;tait devenu s&eacute;rieux. Pour s&ucirc;r, il ne l'aurait pas
+touch&eacute;e du bout des doigts, si elle avait seulement montr&eacute; un coin
+d'&eacute;paule. Il se serait souvenu qu'elle &eacute;tait la femme de son p&egrave;re. Puis,
+comme il n'aimait pas les r&eacute;flexions d&eacute;sagr&eacute;ables, il se pardonna.</p>
+
+<p>Tant pis, apr&egrave;s tout! il t&acirc;cherait de ne plus recommencer.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une b&ecirc;tise.</p>
+
+<p>Le fiacre s'arr&ecirc;ta, et Maxime descendit le premier pour aider Ren&eacute;e.
+Mais, &agrave; la petite porte du parc, il n'osa pas l'embrasser. Ils se
+touch&egrave;rent la main, comme de coutume. Elle se trouvait d&eacute;j&agrave; de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; de la grille lorsque, pour dire quelque chose, avouant sans le
+vouloir une pr&eacute;occupation qui tournait vaguement dans sa r&ecirc;verie depuis
+le restaurant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc, demanda-t-elle, que ce peigne dont a parl&eacute; le gar&ccedil;on?</p>
+
+<p>&mdash;Ce peigne, r&eacute;p&eacute;ta Maxime embarrass&eacute;, mais je ne sais pas....</p>
+
+<p>Ren&eacute;e comprit brusquement. Le cabinet avait sans doute un peigne qui
+entrait dans le mat&eacute;riel, au m&ecirc;me titre que les rideaux, le verrou et le
+divan. Et, sans attendre une explication qui ne venait pas, elle
+s'enfon&ccedil;a au milieu des t&eacute;n&egrave;bres du parc Monceau, h&acirc;tant le pas, croyant
+voir derri&egrave;re elle ces dents d'&eacute;caille o&ugrave; Laure d'Aurigny et Sylvia
+avaient d&ucirc; laisser des cheveux blonds et des cheveux noirs. Elle avait
+une grosse fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>Il fallut que C&eacute;leste la m&icirc;t au lit et la veill&acirc;t jusqu'au matin.
+Maxime, sur le trottoir du boulevard Malesherbes, se consulta un moment
+pour savoir s'il rejoindrait la bande joyeuse du caf&eacute; Anglais; puis,
+avec l'id&eacute;e qu'il se punissait, il d&eacute;cida qu'il devait aller se coucher.</p>
+
+<p>Le lendemain, Ren&eacute;e s'&eacute;veilla tard d'un sommeil lourd et sans r&ecirc;ves.
+Elle se fit faire un grand feu, elle dit qu'elle passerait la journ&eacute;e
+dans sa chambre. C'&eacute;tait l&agrave; son refuge, aux heures graves. Vers midi,
+son mari ne la voyant pas descendre pour le d&eacute;jeuner, lui demanda la
+permission de l'entretenir un instant. Elle refusait d&eacute;j&agrave; avec une
+pointe d'inqui&eacute;tude lorsqu'elle se ravisa. La veille, elle avait remis &agrave;
+Saccard une note de Worms, montant &agrave; cent trente-six mille francs, un
+chiffre un peu gros, et sans doute il voulait se donner la galanterie de
+lui remettre lui-m&ecirc;me la quittance.</p>
+
+<p>La pens&eacute;e des petits frisons de la veille lui vint. Elle regarda
+machinalement dans la glace ses cheveux que C&eacute;leste avait nou&eacute;s en
+grosses nattes. Puis elle se pelotonna au coin du feu, s'enfouissant
+dans les dentelles de son peignoir. Saccard, dont l'appartement se
+trouvait &eacute;galement au premier &eacute;tage, faisant pendant &agrave; celui de sa
+femme, vint en pantoufles, en mari. Il mettait &agrave; peine une fois par mois
+les pieds dans la chambre de Ren&eacute;e, et toujours pour quelque d&eacute;licate
+question d'argent. Ce matin-l&agrave;, il avait les yeux rougis, le teint bl&ecirc;me
+d'un homme qui n'a pas dormi. Il baisa la main de la jeune femme,
+galamment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes malade, ma ch&egrave;re amie? dit-il en s'asseyant &agrave; l'autre coin
+de la chemin&eacute;e. Un peu de migraine, n'est-ce pas?... Pardonnez-moi de
+vous casser la t&ecirc;te avec mon galimatias d'homme d'affaires; mais la
+chose est assez grave....</p>
+
+<p>Il tira d'une poche de sa robe de chambre le m&eacute;moire de Worms, dont
+Ren&eacute;e reconnut le papier glac&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai trouv&eacute; hier ce m&eacute;moire sur mon bureau, continua-t-il, et je suis
+d&eacute;sol&eacute;, je ne puis absolument pas le solder en ce moment.</p>
+
+<p>Il &eacute;tudia du coin de l'&oelig;il l'effet produit sur elle par ses paroles.
+Elle parut profond&eacute;ment &eacute;tonn&eacute;e. Il reprit avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, ma ch&egrave;re amie, que je n'ai pas l'habitude d'&eacute;plucher vos
+d&eacute;penses. Je ne dis pas que certains d&eacute;tails de ce m&eacute;moire ne m'aient
+point un peu surpris.</p>
+
+<p>Ainsi, par exemple, je vois ici, &agrave; la seconde page:</p>
+
+<p>&laquo;Robe de bal: &eacute;toffe 70 F; fa&ccedil;on, 600 F; argent pr&ecirc;t&eacute;, 5 000 F; eau du
+docteur Pierre, 6 F&raquo;. Voil&agrave; une robe de soixante-dix francs qui monte
+bien haut.... Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses.
+Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez &eacute;t&eacute; presque
+sage, relativement, je veux dire.... Seulement, je le r&eacute;p&egrave;te, je ne puis
+payer, je suis g&ecirc;n&eacute;.</p>
+
+<p>Elle tendit la main, d'un geste de d&eacute;pit contenu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit-elle s&egrave;chement, rendez-moi le m&eacute;moire. J'aviserai.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard, go&ucirc;tant comme un
+triomphe l'incr&eacute;dulit&eacute; de sa femme au sujet de ses embarras d'argent. Je
+ne dis pas que ma situation soit menac&eacute;e, mais les affaires sont bien
+nerveuses en ce moment.... Laissez-moi, quoique je vous importune, vous
+expliquer notre cas; vous m'avez confi&eacute; votre dot, et je vous dois une
+enti&egrave;re franchise.</p>
+
+<p>Il posa le m&eacute;moire sur la chemin&eacute;e, prit les pincettes, se mit &agrave;
+tisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu'il causait
+d'affaires, &eacute;tait chez lui un calcul qui avait fini par devenir une
+habitude. Quand il arrivait &agrave; un chiffre, &agrave; une phrase difficile &agrave;
+prononcer, il produisait quelque &eacute;boulement qu'il r&eacute;parait ensuite
+laborieusement, rapprochant les b&ucirc;ches, ramassant et entassant les
+petits &eacute;clats de bois. D'autres fois, il disparaissait presque dans la
+chemin&eacute;e, pour aller chercher un morceau de braise &eacute;gar&eacute;. Sa voix
+s'assourdissait, on s'impatientait, on s'int&eacute;ressait &agrave; ses savantes
+constructions de charbons ardents, on ne l'&eacute;coutait plus, et
+g&eacute;n&eacute;ralement on sortait de chez lui battu et content. M&ecirc;me chez les
+autres, il s'emparait despotiquement des pincettes. L'&eacute;t&eacute;, il jouait
+avec une plume, un couteau &agrave; papier, un canif.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit le feu en
+d&eacute;route, je vous demande encore une fois pardon d'entrer dans ces
+d&eacute;tails.... Je vous ai servi exactement la rente des fonds que vous
+m'avez remis entre les mains. Je puis m&ecirc;me dire, sans vous blesser, que
+j'ai regard&eacute; seulement cette rente &ocirc; comme votre argent de poche, payant
+vos d&eacute;penses, ne vous demandant jamais votre apport de moiti&eacute; dans les
+frais communs du m&eacute;nage.</p>
+
+<p>Il se tut. Ren&eacute;e souffrait, le regardait faire un grand trou dans la
+cendre pour enterrer le bout d'une b&ucirc;che. Il arrivait &agrave; un aveu d&eacute;licat.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai d&ucirc;, vous le comprenez, faire produire &agrave; votre argent des int&eacute;r&ecirc;ts
+consid&eacute;rables. Les capitaux sont entre bonnes mains, soyez
+tranquille.... Quant aux sommes provenant de vos biens de Sologne, elles
+ont servi en partie au paiement de l'h&ocirc;tel que nous habitons; le reste
+est plac&eacute; dans une affaire excellente, la Soci&eacute;t&eacute; g&eacute;n&eacute;rale des ports du
+Maroc.... Nous n'en sommes pas &agrave; compter ensemble, n'est-ce pas? mais je
+veux vous prouver que les pauvres maris sont parfois bien m&eacute;connus.</p>
+
+<p>Un motif puissant devait le pousser &agrave; mentir moins que de coutume. La
+v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait que la dot de Ren&eacute;e n'existait plus depuis longtemps; elle
+avait pass&eacute;, dans la caisse de Saccard, &agrave; l'&eacute;tat de valeur fictive. S'il
+en servait les int&eacute;r&ecirc;ts &agrave; plus de deux ou trois cents pour cent, il
+n'aurait pu repr&eacute;senter le moindre titre ni retrouver la plus petite
+esp&egrave;ce solide du capital primitif.</p>
+
+<p>Comme il l'avouait &agrave; moiti&eacute;, d'ailleurs, les cinq cent mille francs des
+biens de la Sologne avaient servi &agrave; donner un premier acompte sur
+l'h&ocirc;tel et le mobilier, qui co&ucirc;taient ensemble pr&egrave;s de deux millions. Il
+devait encore un million au tapissier et &agrave; l'entrepreneur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous r&eacute;clame rien, dit enfin Ren&eacute;e, je sais que je suis tr&egrave;s
+endett&eacute;e vis-&agrave;-vis de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ch&egrave;re amie, s'&eacute;cria-t-il, en prenant la main de sa femme, sans
+abandonner les pincettes, quelle vilaine id&eacute;e vous avez l&agrave;!... En deux
+mots, tenez, j'ai &eacute;t&eacute; malheureux &agrave; la Bourse, Toutin-Laroche a fait des
+b&ecirc;tises, les Mignon et Charrier sont des butors qui me mettent dedans.
+Et voil&agrave; pourquoi je ne puis payer votre m&eacute;moire. Vous me pardonnez,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Il semblait v&eacute;ritablement &eacute;mu. Il enfon&ccedil;a les pincettes entre les
+b&ucirc;ches, alluma des fus&eacute;es d'&eacute;tincelles. Ren&eacute;e se rappela l'allure
+inqui&egrave;te qu'il avait depuis quelque temps. Mais elle ne put descendre
+dans l'&eacute;tonnante v&eacute;rit&eacute;. Saccard en &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; un tour de force
+quotidien. Il habitait un h&ocirc;tel de deux millions, il vivait sur le pied
+d'une dotation de prince, et certains matins il n'avait pas mille francs
+dans sa caisse. Ses d&eacute;penses ne paraissaient pas diminuer. Il vivait sur
+la dette, parmi un peuple de cr&eacute;anciers qui engloutissaient au jour le
+jour les b&eacute;n&eacute;fices scandaleux qu'il r&eacute;alisait dans certaines affaires.
+Pendant ce temps, au m&ecirc;me moment, des soci&eacute;t&eacute;s s'&eacute;croulaient sous lui,
+de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il
+sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain min&eacute;,
+dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs
+et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un
+aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa
+caisse vide, d'o&ugrave; le fleuve d'or aux sources l&eacute;gendaires continuait &agrave;
+sortir.</p>
+
+<p>La sp&eacute;culation traversait alors une heure mauvaise.</p>
+
+<p>Saccard &eacute;tait un digne enfant de l'H&ocirc;tel de Ville. Il avait eu la
+rapidit&eacute; de transformation, la fi&egrave;vre de jouissance, l'aveuglement de
+d&eacute;penses qui secouaient Paris. A ce moment, comme la Ville, il se
+trouvait en face d'un formidable d&eacute;ficit qu'il s'agissait de combler
+secr&egrave;tement; car il ne voulait pas entendre parler de sagesse,
+d'&eacute;conomie, d'existence calme et bourgeoise. Il pr&eacute;f&eacute;rait garder le luxe
+inutile et la mis&egrave;re de ces voies nouvelles, d'o&ugrave; il avait tir&eacute; sa
+colossale fortune de chaque matin mang&eacute;e chaque soir. D'aventure en
+aventure, il, n'avait plus que la fa&ccedil;ade dor&eacute;e d'un capital absent. A
+cette heure de folie chaude, Paris lui-m&ecirc;me n'engageait pas son avenir
+avec plus d'emportement et n'allait pas plus droit &agrave; toutes les sottises
+et &agrave; toutes les duperies financi&egrave;res. La liquidation mena&ccedil;ait d'&ecirc;tre
+terrible.</p>
+
+<p>Les plus belles sp&eacute;culations se g&acirc;taient entre les mains de Saccard. Il
+venait d'essuyer, comme il le disait, des pertes consid&eacute;rables &agrave; la
+Bourse. M. Toutin-Laroche avait failli faire sombrer le Cr&eacute;dit viticole
+dans un jeu &agrave; la hausse qui s'&eacute;tait brusquement tourn&eacute; contre lui;
+heureusement que le gouvernement, intervenant sous le manteau, avait
+remis debout la fameuse machine du pr&ecirc;t hypoth&eacute;caire aux cultivateurs.
+Saccard, &eacute;branl&eacute; par cette double secousse, tr&egrave;s maltrait&eacute; par son fr&egrave;re
+le ministre, pour le risque que venait de courir la solidit&eacute; des bons de
+d&eacute;l&eacute;gation de la Ville, compromise avec celle du Cr&eacute;dit viticole, se
+trouvait moins heureux encore dans sa sp&eacute;culation sur les immeubles. Les
+Mignon et Charrier avaient compl&egrave;tement rompu avec lui. S'il les
+accusait, c'&eacute;tait par une rage sourde de s'&ecirc;tre tromp&eacute;, en faisant b&acirc;tir
+sur sa part de terrains, tandis qu'eux vendaient prudemment la leur.
+Pendant qu'ils r&eacute;alisaient une fortune, lui restait avec des maisons sur
+les bras, dont il ne se d&eacute;barrassait souvent qu'&agrave; perte. Entre autres,
+il vendit trois cent mille francs, rue de Marignan, un h&ocirc;tel sur lequel
+il en devait encore trois cent quatre-vingt mille.</p>
+
+<p>Il avait bien invent&eacute; un tour de sa fa&ccedil;on, qui consistait &agrave; exiger dix
+mille francs d'un appartement valant huit mille francs au plus; le
+locataire effray&eacute; ne signait un bail que lorsque le propri&eacute;taire
+consentait &agrave; lui faire cadeau des deux premi&egrave;res ann&eacute;es de loyer;
+l'appartement se trouvait de cette fa&ccedil;on r&eacute;duit &agrave; son prix r&eacute;el, mais le
+bail portait le chiffre de dix mille francs par an, et, quand Saccard
+trouvait un acqu&eacute;reur et capitalisait les revenus de l'immeuble, il
+arrivait &agrave; une v&eacute;ritable fantasmagorie de calcul. Il ne put appliquer
+cette duperie en grand; ses maisons ne se louaient pas; il les avait
+b&acirc;ties trop t&ocirc;t; les d&eacute;blais, au milieu desquels elles se trouvaient
+perdues, en pleine boue, l'hiver, les isolaient, leur faisaient un tort
+consid&eacute;rable. L'affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des
+sieurs Mignon et Charrier, qui lui rachet&egrave;rent l'h&ocirc;tel dont il avait d&ucirc;
+abandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Les entrepreneurs
+&eacute;taient enfin mordus par l'envie d'habiter &laquo;leur boulevard&raquo;. Comme ils
+avaient vendu leur part de terrains de plus-value, et qu'ils flairaient
+la g&ecirc;ne de leur ancien associ&eacute;, ils lui offrirent de le d&eacute;barrasser de
+l'enclos au milieu duquel l'h&ocirc;tel s'&eacute;levait jusqu'au plancher du premier
+&eacute;tage, dont l'armature de fer &eacute;tait en partie pos&eacute;e. Seulement ils
+trait&egrave;rent de pl&acirc;tras inutiles ces solides fondations en pierre de
+taille, disant qu'ils auraient pr&eacute;f&eacute;r&eacute; le sol nu, pour y faire
+construire &agrave; leur guise. Saccard dut vendre sans tenir compte des cent
+et quelque mille francs qu'il avait d&eacute;j&agrave; d&eacute;pens&eacute;s, et ce qui l'exasp&eacute;ra
+davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs ne voulurent
+reprendre le terrain &agrave; deux cent cinquante francs le m&egrave;tre, chiffre fix&eacute;
+lors du partage.</p>
+
+<p>Ils lui rabattirent vingt-cinq francs par m&egrave;tre, comme ces marchandes &agrave;
+la toilette qui ne donnent plus que quatre francs d'un objet qu'elles
+ont vendu cinq francs la veille.</p>
+
+<p>Deux jours apr&egrave;s, Saccard eut la douleur de voir une arm&eacute;e de ma&ccedil;ons
+envahir l'enclos de planches et continuer &agrave; b&acirc;tir sur les &laquo;pl&acirc;tras
+inutiles&raquo;.</p>
+
+<p>Il jouait donc d'autant mieux la g&ecirc;ne devant sa femme que ses affaires
+s'embrouillaient davantage. Il n'&eacute;tait pas homme &agrave; se confesser par
+amour de la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, dit Ren&eacute;e d'un air de doute, si vous vous trouvez
+embarrass&eacute;, pourquoi m'avoir achet&eacute; cette aigrette et cette rivi&egrave;re qui
+vous ont co&ucirc;t&eacute;, je crois, soixante-cinq mille francs?... Je n'ai que
+faire de ces bijoux; je vais &ecirc;tre oblig&eacute;e de vous demander la permission
+de m'en d&eacute;faire pour donner un acompte &agrave; Worms.</p>
+
+<p>&mdash;Gardez-vous-en bien! s'&eacute;cria-t-il avec inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>Si l'on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du minist&egrave;re, on
+ferait des cancans sur ma situation....</p>
+
+<p>Il &eacute;tait bonhomme, ce matin-l&agrave;. Il finit par sourire et par murmurer en
+clignant les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re amie, nous autres sp&eacute;culateurs, nous sommes comme les jolies
+femmes, nous avons nos roueries.... Conservez, je vous prie, votre
+aigrette et votre rivi&egrave;re pour l'amour de moi.</p>
+
+<p>Il ne pouvait conter l'histoire qui &eacute;tait tout &agrave; fait jolie, mais un peu
+risqu&eacute;e. Ce fut &agrave; la fin d'un souper que Saccard et Laure d'Aurigny
+conclurent un trait&eacute; d'alliance. Laure &eacute;tait cribl&eacute;e de dettes et ne
+songeait plus qu'&agrave; trouver un bon jeune homme qui voul&ucirc;t bien l'enlever
+et la conduire &agrave; Londres. Saccard, de son c&ocirc;t&eacute;, sentait le sol
+s'&eacute;crouler sous lui; son imagination aux abois cherchait un exp&eacute;dient
+qui le montr&acirc;t au public vautr&eacute; sur un lit d'or et de billets de banque.
+La fille et le sp&eacute;culateur, dans la demi-ivresse du dessert,
+s'entendirent. Il trouva l'id&eacute;e de cette vente de diamants qui fit
+courir tout Paris, et dans laquelle il acheta, &agrave; grand tapage, des
+bijoux pour sa femme. Puis, avec le produit de la vente, quatre cent
+mille francs environ, il parvint &agrave; satisfaire les cr&eacute;anciers de Laure,
+auxquels elle devait &agrave; peu pr&egrave;s le double. Il est m&ecirc;me &agrave; croire qu'il
+retira du jeu une partie de ses soixante-cinq mille francs. Quand on le
+vit liquider la situation de la d'Aurigny, il passa pour son amant, on
+crut qu'il payait la totalit&eacute; de ses dettes, qu'il faisait des folies
+pour elle. Toutes les mains se tendirent vers lui, le cr&eacute;dit revint,
+formidable. Et on le plaisantait, &agrave; la Bourse, sur sa passion, avec des
+sourires, des allusions, qui le ravissaient. Pendant ce temps, Laure
+d'Aurigny, mise en vue par ce vacarme, et chez laquelle il ne passa
+seulement pas une nuit, feignait de le tromper avec huit ou dix
+imb&eacute;ciles all&eacute;ch&eacute;s par l'id&eacute;e de la voler &agrave; un homme si colossalement
+riche. En un mois, elle eut deux mobiliers et plus de diamants qu'elle
+n'en avait vendus.</p>
+
+<p>Saccard avait pris l'habitude d'aller fumer un cigare chez elle,
+l'apr&egrave;s-midi, au sortir de la Bourse; souvent il apercevait des coins de
+redingote qui fuyaient, effarouch&eacute;s, entre les portes. Quand ils &eacute;taient
+seuls, ils ne pouvaient se regarder sans rire. Il la baisait au front,
+comme une fille perverse dont la coquetterie l'enthousiasmait. Il ne lui
+donnait pas un sou, et m&ecirc;me une fois elle lui pr&ecirc;ta de l'argent, pour
+une dette de jeu.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e voulut insister, parla d'engager au moins les bijoux; mais son
+mari lui fit entendre que cela n'&eacute;tait pas possible, que tout Paris
+s'attendait &agrave; les lui voir le lendemain. Alors la jeune femme, que le
+m&eacute;moire de Worms inqui&eacute;tait beaucoup, chercha un autre exp&eacute;dient.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, s'&eacute;cria-t-elle tout &agrave; coup, mon affaire de Charonne marche bien,
+n'est-ce pas? Vous me disiez encore l'autre jour que les b&eacute;n&eacute;fices
+&eacute;taient superbes....</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre que Larsonneau m'avancerait les cent trente six mille francs?</p>
+
+<p>Saccard, depuis un instant, oubliait les pincettes entre ses jambes. Il
+les reprit vivement, se pencha, disparut presque dans la chemin&eacute;e, o&ugrave; la
+jeune femme entendit sourdement sa voix qui murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, Larsonneau pourrait peut-&ecirc;tre....</p>
+
+<p>Elle arrivait enfin, d'elle-m&ecirc;me, au point o&ugrave; il l'amenait doucement
+depuis le commencement de la conversation. Il y avait deux ans d&eacute;j&agrave;
+qu'il pr&eacute;parait son coup de g&eacute;nie du c&ocirc;t&eacute; de Charonne. Jamais sa femme
+ne voulut ali&eacute;ner les biens de la tante &Eacute;lisabeth; elle avait jur&eacute; &agrave;
+cette derni&egrave;re de les garder intacts pour les l&eacute;guer &agrave; son enfant, si
+elle devenait m&egrave;re. Devant cet ent&ecirc;tement, l'imagination du sp&eacute;culateur
+travailla et finit par b&acirc;tir tout un po&egrave;me. C'&eacute;tait une &oelig;uvre de
+sc&eacute;l&eacute;ratesse exquise, une duperie colossale dont la Ville, l'&Eacute;tat, sa
+femme et jusqu'&agrave; Larsonneau devaient &ecirc;tre les victimes.</p>
+
+<p>Il ne parla plus de vendre les terrains; seulement il g&eacute;mit chaque jour
+sur la sottise qu'il y avait &agrave; les laisser improductifs, &agrave; se contenter
+d'un revenu de deux pour cent. Ren&eacute;e, toujours press&eacute;e d'argent, finit
+par accepter l'id&eacute;e d'une sp&eacute;culation quelconque. Il basa son op&eacute;ration
+sur la certitude d'une expropriation prochaine, pour le percement du
+boulevard du Prince-Eug&egrave;ne, dont le trac&eacute; n'&eacute;tait pas encore nettement
+arr&ecirc;t&eacute;. Et ce fut alors qu'il amena son ancien complice Larsonneau,
+comme un associ&eacute; qui conclut avec sa femme un trait&eacute; sur les bases
+suivantes: elle apportait les terrains, repr&eacute;sentant une valeur de cinq
+cent mille francs; de son c&ocirc;t&eacute;, Larsonneau s'engageait &agrave; b&acirc;tir, sur ces
+terrains, pour une somme &eacute;gale, une salle de caf&eacute;-concert, accompagn&eacute;e
+d'un grand jardin, o&ugrave; l'on &eacute;tablirait des jeux de toutes sortes, des
+balan&ccedil;oires, des jeux de quilles, des jeux de boules, etc. Les b&eacute;n&eacute;fices
+devaient naturellement &ecirc;tre partag&eacute;s, de m&ecirc;me que les pertes seraient
+subies par moiti&eacute;. Dans le cas o&ugrave; l'un des deux associ&eacute;s voudrait se
+retirer, il le pourrait, en exigeant sa part, selon l'estimation qui
+interviendrait. Ren&eacute;e parut surprise de ce gros chiffre de cinq cent
+mille francs, lorsque les terrains en valaient au plus trois cent mille.
+Mais il lui fit comprendre que c'&eacute;tait une fa&ccedil;on habile de lier plus
+tard les mains de Larsonneau, dont les constructions n'atteindraient
+jamais une telle somme.</p>
+
+<p>Larsonneau &eacute;tait devenu un viveur &eacute;l&eacute;gant, bien gant&eacute;, avec du linge
+&eacute;blouissant et des cravates &eacute;tonnantes. Il avait, pour faire ses
+courses, un tilbury fin comme une &oelig;uvre d'horlogerie, tr&egrave;s haut de
+si&egrave;ge, et qu'il conduisait lui-m&ecirc;me. Ses bureaux de la rue de Rivoli
+&eacute;taient une enfilade de pi&egrave;ces somptueuses, o&ugrave; l'on ne voyait pas le
+moindre carton, la moindre paperasse. Ses employ&eacute;s &eacute;crivaient sur des
+tables de poirier noirci, marquet&eacute;es, orn&eacute;es de cuivres cisel&eacute;s. Il
+prenait le titre d'agent d'expropriation, un m&eacute;tier nouveau que les
+travaux de Paris avaient cr&eacute;&eacute;. Ses attaches avec l'H&ocirc;tel de Ville le
+renseignaient &agrave; l'avance sur le percement des voies nouvelles. Quand il
+&eacute;tait parvenu &agrave; se faire communiquer, par un agent voyer, le trac&eacute; d'un
+boulevard, il allait offrir ses services aux propri&eacute;taires menac&eacute;s. Et
+il faisait valoir ses petits moyens pour grossir l'indemnit&eacute;, en
+agissant avant le d&eacute;cret d'utilit&eacute; publique. D&egrave;s qu'un propri&eacute;taire
+acceptait ses offres, il prenait tous les frais &agrave; sa charge, dressait un
+plan de la propri&eacute;t&eacute;, &eacute;crivait un m&eacute;moire, suivait l'affaire devant le
+tribunal, payait un avocat, moyennant un tant pour cent sur la
+diff&eacute;rence entre l'offre de la Ville et l'indemnit&eacute; accord&eacute;e par le
+jury. Mais &agrave; cette besogne &agrave; peu pr&egrave;s avouable, il en joignait plusieurs
+autres. Il pr&ecirc;tait surtout &agrave; usure. Ce n'&eacute;tait plus l'usurier de la
+vieille &eacute;cole, d&eacute;guenill&eacute;, malpropre, aux yeux blancs et muets comme des
+pi&egrave;ces de cent sous, aux l&egrave;vres p&acirc;les et serr&eacute;es comme les cordons d'une
+bourse. Lui souriait, avait des &oelig;illades charmantes, se faisait
+habiller chez Dusautoy, allait d&eacute;jeuner chez Br&eacute;bant avec sa victime,
+qu'il appelait &laquo;mon bon&raquo;, en lui offrant des havanes au dessert. Au
+fond, dans ses gilets qui le pin&ccedil;aient &agrave; la taille, Larsonneau &eacute;tait un
+terrible monsieur qui aurait poursuivi le paiement d'un billet jusqu'au
+suicide du signataire, sans rien perdre de son amabilit&eacute;.</p>
+
+<p>Saccard e&ucirc;t volontiers cherch&eacute; un autre associ&eacute;. Mais il avait toujours
+des inqui&eacute;tudes au sujet de l'inventaire faux que Larsonneau gardait
+pr&eacute;cieusement. Il pr&eacute;f&eacute;ra le mettre dans l'affaire, comptant profiter de
+quelque circonstance pour rentrer en possession de cette pi&egrave;ce
+compromettante. Larsonneau b&acirc;tit le caf&eacute;-concert, une construction en
+planches et en pl&acirc;tras, surmont&eacute;e de clochetons de fer-blanc, qu'il fit
+peinturlurer en jaune et en rouge. Le jardin et les jeux eurent du
+succ&egrave;s dans le quartier populeux de Charonne. Au bout de deux ans, la
+sp&eacute;culation paraissait prosp&egrave;re, bien que les b&eacute;n&eacute;fices fussent
+r&eacute;ellement tr&egrave;s faibles. Saccard, jusqu'alors, n'avait parl&eacute; qu'avec
+enthousiasme &agrave; sa femme de l'avenir d'une si belle id&eacute;e.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, voyant que son mari ne se d&eacute;cidait pas &agrave; sortir de la chemin&eacute;e,
+o&ugrave; sa voix s'&eacute;touffait de plus en plus:</p>
+
+<p>&mdash;J'irai voir Larsonneau aujourd'hui, dit-elle. C'est ma seule
+ressource.</p>
+
+<p>Alors il abandonna la b&ucirc;che avec laquelle il luttait.</p>
+
+<p>&mdash;La course est faite, ch&egrave;re amie, r&eacute;pondit-il en souriant. Est-ce que
+je ne pr&eacute;viens pas tous vos d&eacute;sirs?...</p>
+
+<p>J'ai vu Larsonneau hier soir.</p>
+
+<p>&mdash;Et il vous a promis les cent trente-six mille francs? demanda-t-elle
+avec anxi&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>Il faisait, entre les deux b&ucirc;ches qui flambaient, une petite montagne
+de braise, ramassant d&eacute;licatement, du bout des pincettes, les plus
+minces fragments de charbon, regardant d'un air satisfait s'&eacute;lever cette
+butte, qu'il construisait avec un art infini.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! comme vous y allez!... murmura-t-il. C'est une grosse somme que
+cent trente-six mille francs....</p>
+
+<p>Larsonneau est un bon gar&ccedil;on, mais sa caisse est encore modeste. Il est
+tout pr&ecirc;t &agrave; vous obliger....</p>
+
+<p>Il s'attardait, clignant des yeux, reb&acirc;tissant un coin de la butte qui
+venait de s'&eacute;crouler. Ce jeu commen&ccedil;ait &agrave; brouiller les id&eacute;es de la
+jeune femme. Elle suivait malgr&eacute; elle le travail de son mari, dont la
+maladresse augmentait. Elle &eacute;tait tent&eacute;e de lui donner des conseils.
+Oubliant Worms, le m&eacute;moire, le manque d'argent, elle finit par dire:</p>
+
+<p>&mdash;Mais placez donc ce gros morceau l&agrave;-dessous; les autres tiendront.</p>
+
+<p>Son mari lui ob&eacute;it docilement, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne peut trouver que cinquante mille francs. C'est toujours un joli
+acompte.... Seulement, il ne veut pas m&ecirc;ler cette affaire avec celle de
+Charonne. Il n'est qu'interm&eacute;diaire, vous comprenez, ch&egrave;re amie? La
+personne qui pr&ecirc;te l'argent demande des int&eacute;r&ecirc;ts &eacute;normes. Elle voudrait
+un billet de quatre-vingt mille francs, &agrave; six mois de date.</p>
+
+<p>Et, ayant couronn&eacute; la butte par un morceau de braise pointu, il croisa
+les mains sur les pincettes en regardant fixement sa femme.</p>
+
+<p>&mdash;Quatre-vingt mille francs! s'&eacute;cria-t-elle, mais c'est un vol!...
+Est-ce que vous me conseillez une pareille folie?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il nettement. Mais, si vous avez absolument besoin d'argent,
+je ne vous la d&eacute;fends pas.</p>
+
+<p>Il se leva comme pour se retirer. Ren&eacute;e, dans une ind&eacute;cision cruelle,
+regarda son mari et le m&eacute;moire qu'il laissait sur la chemin&eacute;e. Elle
+finit par prendre sa pauvre t&ecirc;te entre ses mains, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ces affaires!... J'ai la t&ecirc;te bris&eacute;e, ce matin....</p>
+
+<p>Allez, je vais signer ce billet de quatre-vingt mille francs. Si je ne
+le faisais pas, &ccedil;a me rendrait tout &agrave; fait malade. Je me connais, je
+passerais la journ&eacute;e dans un combat affreux.... J'aime mieux faire les
+b&ecirc;tises tout de suite. &Ccedil;a me soulage.</p>
+
+<p>Et elle parla de sonner pour qu'on all&acirc;t lui chercher du papier timbr&eacute;.
+Mais il voulut lui rendre ce service lui-m&ecirc;me. Il avait sans doute le
+papier timbr&eacute; dans sa poche, car son absence dura &agrave; peine deux minutes.
+Pendant qu'elle &eacute;crivait sur une petite table qu'il avait pouss&eacute;e au
+coin du feu, il l'examinait avec des yeux o&ugrave; s'allumait un d&eacute;sir &eacute;tonn&eacute;.
+Il faisait tr&egrave;s chaud dans la chambre, pleine encore du lever de la
+jeune femme, des senteurs de sa premi&egrave;re toilette. Tout en causant, elle
+avait laiss&eacute; glisser les pans du peignoir dans lequel elle s'&eacute;tait
+pelotonn&eacute;e, et le regard de son mari, debout devant elle, glissait sur
+sa t&ecirc;te inclin&eacute;e, parmi l'or de ses cheveux, tr&egrave;s loin jusqu'aux
+blancheurs de son cou et de sa poitrine. Il souriait d'un air singulier;
+ce feu ardent qui lui avait br&ucirc;l&eacute; la face, cette chambre close o&ugrave; l'air
+alourdi gardait une odeur d'amour, ces cheveux jaunes et cette peau
+blanche qui le tentaient avec une sorte de d&eacute;dain conjugal le rendaient
+r&ecirc;veur, &eacute;largissaient le drame dont il venait de jouer une sc&egrave;ne,
+faisaient na&icirc;tre quelque secret et voluptueux calcul dans sa chair
+brutale d'agioteur.</p>
+
+<p>Quand sa femme lui tendit le billet, en le priant de terminer l'affaire,
+il le prit, la regardant toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes belle &agrave; ravir..., murmura-t-il.</p>
+
+<p>Et, comme elle se penchait pour repousser la table, il la baisa rudement
+sur le cou. Elle jeta un petit cri. Puis elle se leva, fr&eacute;missante,
+t&acirc;chant de rire, songeant invinciblement aux baisers de l'autre, la
+veille. Mais il eut regret de ce baiser de cocher. Il la quitta, en lui
+serrant amicalement la main, et en lui promettant qu'elle aurait les
+cinquante mille francs le soir m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e sommeilla toute la journ&eacute;e devant le feu. Aux heures de crise,
+elle avait des langueurs de cr&eacute;ole. Alors, toute sa turbulence devenait
+paresseuse, frileuse, endormie. Elle grelottait, il lui fallait des
+brasiers ardents, une chaleur suffocante qui lui mettait au front de
+petites gouttes de sueur, et qui l'assoupissait. Dans cet air br&ucirc;lant,
+dans ce bain de flammes, elle ne souffrait presque plus; sa douleur
+devenait comme un songe l&eacute;ger, un vague oppressement, dont l'ind&eacute;cision
+m&ecirc;me finissait par &ecirc;tre voluptueuse. Ce fut ainsi qu'elle ber&ccedil;a jusqu'au
+soir ses remords de la veille, dans la clart&eacute; rouge du foyer, en face
+d'un terrible feu qui faisait craquer les meubles autour d'elle, et lui
+&ocirc;tait, par instants, la conscience de son &ecirc;tre. Elle put songer &agrave;
+Maxime, comme &agrave; une jouissance enflamm&eacute;e dont les rayons la br&ucirc;laient;
+elle eut un cauchemar d'&eacute;tranges amours au milieu de b&ucirc;chers, sur des
+lits chauff&eacute;s &agrave; blanc. C&eacute;leste allait et venait, dans la chambre, avec
+sa figure calme de servante au sang glac&eacute;. Elle avait l'ordre de ne
+laisser entrer personne; elle cong&eacute;dia m&ecirc;me les ins&eacute;parables, Adeline
+d'Espanet et Suzanne Haffner, de retour d'un d&eacute;jeuner qu'elles venaient
+de faire ensemble, dans un pavillon lou&eacute; par elles &agrave; Saint-Germain.
+Cependant, vers le soir, C&eacute;leste &eacute;tant venue dire &agrave; sa ma&icirc;tresse, que
+Mme Sidonie, la s&oelig;ur de monsieur, voulait lui parler, elle re&ccedil;ut
+l'ordre de l'introduire.</p>
+
+<p>Mme Sidonie ne venait g&eacute;n&eacute;ralement qu'&agrave; la nuit tomb&eacute;e. Son fr&egrave;re avait
+pourtant obtenu qu'elle m&icirc;t des robes de soie. Mais, on ne savait
+comment, la soie qu'elle portait avait beau sortir du magasin, elle ne
+paraissait jamais neuve; elle se fripait, perdait son luisant,
+ressemblait &agrave; une loque. Elle avait aussi consenti &agrave; ne pas apporter son
+panier chez les Saccard. En revanche, ses poches d&eacute;bordaient de
+paperasses. Ren&eacute;e, dont elle ne pouvait faire une cliente raisonnable,
+r&eacute;sign&eacute;e aux n&eacute;cessit&eacute;s de la vie, l'int&eacute;ressait. Elle la visitait
+r&eacute;guli&egrave;rement, avec des sourires discrets de m&eacute;decin qui ne veut pas
+effrayer un malade en lui apprenant le nom de son mal. Elle s'apitoyait
+sur ses petites mis&egrave;res, comme sur des bobos qu'elle gu&eacute;rirait
+imm&eacute;diatement, si la jeune femme voulait. Cette derni&egrave;re, qui &eacute;tait dans
+une de ces heures o&ugrave; l'on a besoin d'&ecirc;tre plaint, la faisait uniquement
+entrer pour lui dire qu'elle avait des douleurs de t&ecirc;te intol&eacute;rables.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ma toute belle, murmura Mme Sidonie en se glissant dans l'ombre de
+la pi&egrave;ce, mais vous &eacute;touffez, ici!... Toujours vos douleurs
+n&eacute;vralgiques, n'est-ce pas? C'est le chagrin. Vous prenez la vie trop &agrave;
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai bien des soucis, r&eacute;pondit languissamment Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>La nuit tombait. Elle n'avait pas voulu que C&eacute;leste allum&acirc;t une lampe.
+Le brasier seul jetait une grande lueur rouge, qui l'&eacute;clairait en plein,
+allong&eacute;e, dans son peignoir blanc dont les dentelles devenaient roses.
+Au bord de l'ombre, on ne voyait qu'un bout de la robe noire de Mme
+Sidonie et ses deux mains crois&eacute;es, couvertes de gants de coton gris. Sa
+voix tendre sortait des t&eacute;n&egrave;bres.</p>
+
+<p>&mdash;Encore des peines d'argent! dit-elle, comme si elle avait dit: des
+peines de c&oelig;ur, d'un ton plein de douceur et de piti&eacute;.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e abaissa les paupi&egrave;res, fit un geste d'aveu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si mes fr&egrave;res m'&eacute;coutaient, nous serions tous riches. Mais ils
+l&egrave;vent les &eacute;paules quand je leur parle de cette dette de trois
+milliards, vous savez?... J'ai bon espoir, pourtant. Il y a dix ans que
+je veux faire un voyage en Angleterre. J'ai si peu de temps &agrave; moi!...</p>
+
+<p>Enfin je me suis d&eacute;cid&eacute;e &agrave; &eacute;crire &agrave; Londres, et j'attends la r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Et comme la jeune femme souriait:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, vous &ecirc;tes une incr&eacute;dule, vous aussi.</p>
+
+<p>Cependant vous seriez bien contente, si je vous faisais cadeau, un de
+ces jours, d'un joli petit million.... Allez, l'histoire est toute
+simple: c'est un banquier de Paris qui pr&ecirc;ta l'argent au fils du roi
+d'Angleterre, et, comme le banquier mourut sans h&eacute;ritier naturel, l'&Eacute;tat
+peut aujourd'hui exiger le remboursement de la dette, avec les int&eacute;r&ecirc;ts
+compos&eacute;s. J'ai fait le calcul, &ccedil;a monte &agrave; deux milliards neuf cent
+quarante-trois millions deux cent dix mille francs.... N'ayez pas peur,
+&ccedil;a viendra, &ccedil;a viendra.</p>
+
+<p>&mdash;En attendant, dit la jeune femme avec une pointe d'ironie, vous
+devriez bien me faire pr&ecirc;ter cent mille francs.... Je pourrais payer mon
+tailleur qui me tourmente beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Cent mille francs se trouvent, r&eacute;pondit tranquillement Mme Sidonie. Il
+ne s'agit que d'y mettre le prix.</p>
+
+<p>Le brasier luisait; Ren&eacute;e, plus languissante, allongeait ses jambes,
+montrait le bout de ses pantoufles, au bord de son peignoir. La
+courti&egrave;re reprit sa voix apitoy&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre ch&egrave;re, vous n'&ecirc;tes vraiment pas raisonnable.... Je connais
+beaucoup de femmes, mais je n'en ai jamais vu une aussi peu soucieuse de
+sa sant&eacute;. Tenez, cette petite Michelin, c'est elle qui sait s'arranger!
+Je songe &agrave; vous, malgr&eacute; moi, quand je la vois heureuse et bien portante.
+Savez-vous que M. de Saffr&eacute; en est amoureux fou et qu'il lui a d&eacute;j&agrave;
+donn&eacute; pour pr&egrave;s de dix mille francs de cadeaux? Je crois que son r&ecirc;ve
+est d'avoir une maison de campagne.</p>
+
+<p>Elle s'animait, elle cherchait sa poche.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l&agrave; encore une lettre d'une pauvre jeune femme.... Si nous avions
+de la lumi&egrave;re, je vous la ferais lire.... Imaginez-vous que son mari ne
+s'occupe pas d'elle. Elle avait sign&eacute; des billets, elle a &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e
+d'emprunter &agrave; un monsieur que je connais. C'est moi qui ai retir&eacute; les
+billets des griffes des huissiers, et &ccedil;a n'a pas &eacute;t&eacute; sans peine.... Ces
+pauvres enfants, croyez-vous qu'ils font le mal? Je les re&ccedil;ois chez moi,
+comme s'ils &eacute;taient mon fils et ma fille.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez un pr&ecirc;teur? demanda n&eacute;gligemment Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;J'en connais dix.... Vous &ecirc;tes trop bonne. Entre femmes, n'est-ce pas?
+on peut se dire bien des choses, et ce n'est pas parce que votre mari
+est mon fr&egrave;re que je l'excuserai de courir les gueuses et de laisser se
+morfondre au coin du feu un amour de femme comme vous.... Cette Laure
+d'Aurigny lui co&ucirc;te les yeux de la t&ecirc;te. &Ccedil;a ne m'&eacute;tonnerait pas qu'il
+vous e&ucirc;t refus&eacute; de l'argent. Il vous en a refus&eacute;, n'est-ce pas?... O le
+malheureux!</p>
+
+<p>Ren&eacute;e &eacute;coutait complaisamment cette voix molle qui sortait de l'ombre,
+comme l'&eacute;cho encore vague de ses propres songeries. Les paupi&egrave;res
+demi-closes, presque couch&eacute;e dans son fauteuil, elle ne savait plus que
+Mme Sidonie &eacute;tait l&agrave;, elle croyait r&ecirc;ver que de mauvaises pens&eacute;es lui
+venaient et la tentaient avec une grande douceur. La courti&egrave;re parla
+longtemps, pareille &agrave; une eau ti&egrave;de et monotone.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Mme de Lauwerens qui a g&acirc;t&eacute; votre existence. Vous n'avez jamais
+voulu me croire. Ah! vous n'en seriez pas &agrave; pleurer au coin de votre
+chemin&eacute;e si vous ne vous &eacute;tiez pas d&eacute;fi&eacute;e de moi.... Et je vous aime
+comme mes yeux, ma toute belle. Vous avez un pied ravissant. Vous allez
+vous moquer de moi, mais je veux vous conter mes folies: quand il y a
+trois jours que je ne vous ai vue, il faut absolument que je vienne pour
+vous admirer; oui, il me manque quelque chose; j'ai besoin de me
+rassasier de vos beaux cheveux, de votre visage si blanc et si d&eacute;licat,
+de votre taille mince.... Vrai, je n'ai jamais vu de taille pareille.
+Ren&eacute;e finit par sourire. Ses amants n'avaient pas eux m&ecirc;mes cette
+chaleur, cette extase recueillie, en lui parlant de sa beaut&eacute;. Mme
+Sidonie vit ce sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, c'est convenu, dit-elle en se levant vivement.... Je bavarde,
+je bavarde, et j'oublie que je vous casse la t&ecirc;te.... Vous viendrez
+demain, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Nous causerons argent, nous chercherons un pr&ecirc;teur....</p>
+
+<p>Entendez-vous? je veux que vous soyez heureuse.</p>
+
+<p>La jeune femme, sans bouger, p&acirc;m&eacute;e par la chaleur, r&eacute;pondit apr&egrave;s un
+silence, comme s'il lui avait fallu un travail laborieux pour comprendre
+ce qu'on disait autour d'elle:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'irai, c'est convenu, et nous causerons; mais pas demain....
+Worms se contentera d'un acompte.</p>
+
+<p>Quand il me tourmentera encore, nous verrons.... Ne me parlez plus de
+tout cela. J'ai la t&ecirc;te bris&eacute;e par les affaires.</p>
+
+<p>Mme Sidonie parut tr&egrave;s contrari&eacute;e. Elle allait se rasseoir, reprendre
+son monologue caressant; mais l'attitude lasse de Ren&eacute;e lui fit remettre
+son attaque &agrave; plus tard. Elle tira de sa poche une poign&eacute;e de
+paperasses, o&ugrave; elle chercha et finit par trouver un objet renferm&eacute; dans
+une sorte de bo&icirc;te rose.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais venue pour vous recommander un nouveau savon, dit-elle en
+reprenant sa voix de courti&egrave;re. Je m'int&eacute;resse beaucoup &agrave; l'inventeur,
+qui est un charmant jeune homme. C'est un savon tr&egrave;s doux, tr&egrave;s bon pour
+la peau. Vous l'essaierez, n'est-ce pas? et vous en parlerez &agrave; vos
+amies.... Je le laisse l&agrave;, sur votre chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait &agrave; la porte, lorsqu'elle revint encore, et, droite dans la
+lueur rose du brasier, avec sa face de cire, elle se mit &agrave; faire l'&eacute;loge
+d'une ceinture &eacute;lastique, une invention destin&eacute;e &agrave; remplacer les
+corsets.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a vous donne une taille absolument ronde, une vraie taille de gu&ecirc;pe,
+disait-elle.... J'ai sauv&eacute; &ccedil;a d'une faillite. Quand vous viendrez, vous
+essaierez les sp&eacute;cimens, si vous voulez.... J'ai d&ucirc; courir les avou&eacute;s
+pendant une semaine. Le dossier est dans ma poche, et je vais de ce pas
+chez mon huissier pour lever une derni&egrave;re opposition.... A bient&ocirc;t, ma
+mignonne. Vous savez que je vous attends et que je veux s&eacute;cher vos beaux
+yeux.</p>
+
+<p>Elle glissa, elle disparut. Ren&eacute;e ne l'entendit m&ecirc;me pas fermer la
+porte. Elle resta l&agrave;, devant le feu qui mourait, continuant le r&ecirc;ve de
+la journ&eacute;e, la t&ecirc;te pleine de chiffres dansants, entendant au loin les
+voix de Saccard et de Mme Sidonie dialoguer, lui offrir des sommes
+consid&eacute;rables, du ton dont un commissaire-priseur met un mobilier aux
+ench&egrave;res. Elle sentait sur son cou le baiser brutal de son mari, et,
+quand elle se retournait, c'&eacute;tait la courti&egrave;re qu'elle trouvait &agrave; ses
+pieds, avec sa robe noire, son visage mou, lui tenant des discours
+passionn&eacute;s, lui vantant ses perfections, implorant un rendez-vous
+d'amour, avec l'attitude d'un amant &agrave; bout de r&eacute;signation. Cela la
+faisait sourire. La chaleur, dans la pi&egrave;ce, devenait de plus en plus
+&eacute;touffante. Et la stupeur de la jeune femme, les r&ecirc;ves bizarres qu'elle
+faisait n'&eacute;taient qu'un sommeil l&eacute;ger, un sommeil artificiel, au fond
+duquel elle revoyait toujours le petit cabinet du boulevard, le large
+divan o&ugrave; elle &eacute;tait tomb&eacute;e &agrave; genoux. Elle ne souffrait plus du tout.
+Quand elle ouvrait les paupi&egrave;res, Maxime passait dans le brasier rose.</p>
+
+<p>Le lendemain, au bal du minist&egrave;re, la belle Mme Saccard fut
+merveilleuse. Worms avait accept&eacute; l'acompte de cinquante mille francs;
+elle sortait de cet embarras d'argent, avec des rires de convalescente.
+Quand elle traversa les salons, dans sa grande robe de faille rose &agrave;
+longue tra&icirc;ne Louis XIV, encadr&eacute;e de hautes dentelles blanches, il y eut
+un murmure, les hommes se bouscul&egrave;rent pour la voir. Et les intimes
+s'inclinaient, avec un discret sourire d'intelligence, rendant hommage &agrave;
+ces belles &eacute;paules, si connues du tout-Paris officiel, et qui &eacute;taient
+les fermes colonnes de l'empire. Elle s'&eacute;tait d&eacute;collet&eacute;e avec un tel
+m&eacute;pris des regards, elle marchait si calme et si tendre dans sa nudit&eacute;,
+que cela n'&eacute;tait presque plus ind&eacute;cent. Eug&egrave;ne Rougon, le grand homme
+politique qui sentait cette gorge nue plus &eacute;loquente encore que sa
+parole &agrave; la Chambre, plus douce et plus persuasive pour faire go&ucirc;ter les
+charmes du r&egrave;gne et convaincre les sceptiques, alla complimenter sa
+belle-s&oelig;ur sur son heureux coup d'audace d'avoir &eacute;chancr&eacute; son corsage
+de deux doigts de plus. Presque tout le Corps l&eacute;gislatif &eacute;tait l&agrave;, et, &agrave;
+la fa&ccedil;on dont les d&eacute;put&eacute;s regardaient la jeune femme, le ministre se
+promettait un beau succ&egrave;s, le lendemain, dans la question d&eacute;licate des
+emprunts de la Ville de Paris. On ne pouvait voter contre un pouvoir qui
+faisait pousser, dans le terreau des millions, une fleur comme cette
+Ren&eacute;e, une si &eacute;trange fleur de volupt&eacute;, &agrave; la chair de soie, aux nudit&eacute;s
+de statue, vivante jouissance qui laissait derri&egrave;re elle une odeur de
+plaisir ti&egrave;de. Mais ce qui fit chuchoter le bal entier, ce fut la
+rivi&egrave;re et l'aigrette. Les hommes reconnaissaient les bijoux. Les femmes
+se les d&eacute;signaient du regard, furtivement. On ne parla que de &ccedil;a toute
+la soir&eacute;e. Et les salons allongeaient leur enfilade, dans la lumi&egrave;re
+blanche des lustres, emplis d'une cohue resplendissante, comme un
+fouillis d'astres tomb&eacute;s dans un coin trop &eacute;troit.</p>
+
+<p>Vers une heure, Saccard disparut. Il avait go&ucirc;t&eacute; le succ&egrave;s de sa femme
+en homme dont le coup de th&eacute;&acirc;tre r&eacute;ussit. Il venait encore de consolider
+son cr&eacute;dit. Une affaire l'appelait chez Laure d'Aurigny; il se sauva en
+priant Maxime de reconduire Ren&eacute;e, &agrave; l'h&ocirc;tel, apr&egrave;s le bal.</p>
+
+<p>Maxime passa la soir&eacute;e, sagement, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Louise de Mareuil, tr&egrave;s
+occup&eacute;s tous les deux &agrave; dire un mal affreux des femmes qui allaient et
+venaient. Et quand ils avaient trouv&eacute; quelque folie plus grosse que les
+autres, ils &eacute;touffaient leurs rires dans leur mouchoir. Il fallut que
+Ren&eacute;e v&icirc;nt demander son bras au jeune homme, pour sortir des salons.
+Dans la voiture, elle fut d'une gaiet&eacute; nerveuse; elle &eacute;tait encore toute
+vibrante de l'ivresse de lumi&egrave;re, de parfums et de bruits qu'elle venait
+de traverser. Elle semblait, d'ailleurs, avoir oubli&eacute; leur &laquo;b&ecirc;tise&raquo; du
+boulevard, comme disait Maxime. Elle lui demanda seulement, d'un ton de
+voix singulier:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est donc tr&egrave;s dr&ocirc;le, cette petite bossue de Louise?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tr&egrave;s dr&ocirc;le..., r&eacute;pondit le jeune homme en riant encore. Tu as vu
+la duchesse de Sternich, avec un oiseau jaune dans les cheveux, n'est-ce
+pas?... Est-ce que Louise ne pr&eacute;tend pas que c'est un oiseau m&eacute;canique
+qui bat des ailes et qui crie: &laquo;Coucou! coucou!&raquo; au pauvre duc toutes
+les heures.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e trouva tr&egrave;s comique cette plaisanterie de pensionnaire &eacute;mancip&eacute;e.
+Quand ils furent arriv&eacute;s, comme Maxime allait prendre cong&eacute; d'elle, elle
+lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne montes pas? C&eacute;leste m'a sans doute pr&eacute;par&eacute; une collation.</p>
+
+<p>Il monta, avec son abandon ordinaire. En haut, il n'y avait pas de
+collation, et C&eacute;leste &eacute;tait couch&eacute;e. Il fallut que Ren&eacute;e allum&acirc;t les
+bougies d'un petit cand&eacute;labre &agrave; trois branches. Sa main tremblait un
+peu.</p>
+
+<p>&mdash;Cette sotte, disait-elle en parlant de sa femme de chambre, elle aura
+mal compris mes ordres.... Jamais je ne vais pouvoir me d&eacute;shabiller
+toute seule!</p>
+
+<p>Elle passa dans son cabinet de toilette. Maxime la suivit, pour lui
+raconter un nouveau mot de Louise qui lui revenait &agrave; la m&eacute;moire,
+tranquille comme s'il se f&ucirc;t attard&eacute; chez un ami, cherchant d&eacute;j&agrave; son
+porte-cigares pour allumer un havane. Mais l&agrave;, lorsqu'elle eut pos&eacute; le
+cand&eacute;labre, elle se tourna et tomba dans les bras du jeune homme, muette
+et inqui&eacute;tante, collant sa bouche sur sa bouche.</p>
+
+<p>L'appartement particulier de Ren&eacute;e &eacute;tait un nid de soie et de dentelle,
+une merveille de luxe coquet. Un boudoir tr&egrave;s petit pr&eacute;c&eacute;dait la chambre
+&agrave; coucher. Les deux pi&egrave;ces n'en faisaient qu'une, ou du moins le boudoir
+n'&eacute;tait gu&egrave;re que le seuil de la chambre, une grande alc&ocirc;ve, garnie de
+chaises longues, sans porte pleine, ferm&eacute;e par une double porti&egrave;re. Les
+murs, dans l'une et l'autre pi&egrave;ces, se trouvaient &eacute;galement tendus d'une
+&eacute;toffe de soie mate gris de lin, broch&eacute;e d'&eacute;normes bouquets de roses, de
+lilas blancs et de boutons d'or. Les rideaux et porti&egrave;res &eacute;taient en
+guipure de Venise, pos&eacute;e sur une doublure de soie, faite de bandes
+alternativement grises et roses. Dans la chambre &agrave; coucher, la chemin&eacute;e
+en marbre blanc, un v&eacute;ritable joyau, &eacute;talait, comme une corbeille de
+fleurs, ses incrustations de lapis et de mosa&iuml;ques pr&eacute;cieuses,
+reproduisant les roses, les lilas blancs et les boutons d'or de la
+tenture. Un grand lit gris et rose, dont on ne voyait pas le bois
+recouvert d'&eacute;toffe et capitonn&eacute;, et dont le chevet s'appuyait au mur,
+emplissait toute une moiti&eacute; de la chambre avec son flot de draperies,
+ses guipures et sa soie broch&eacute;e de bouquets, tombant du plafond jusqu'au
+tapis. On aurait dit une toilette de femme, arrondie, d&eacute;coup&eacute;e,
+accompagn&eacute;e de poufs, de n&oelig;uds, de volants, et ce large rideau qui se
+gonflait, pareil &agrave; une jupe, faisait r&ecirc;ver &agrave; quelque grande amoureuse
+pench&eacute;e, se p&acirc;mant, pr&egrave;s de choir sur les oreillers. Sous les rideaux,
+c'&eacute;tait un sanctuaire, des batistes pliss&eacute;s &agrave; petits plis, une neige de
+dentelles, toutes sortes de choses d&eacute;licates et transparentes, qui se
+noyaient dans un demi-jour religieux. A c&ocirc;t&eacute; du lit, de ce monument dont
+l'ampleur d&eacute;vote rappelait une chapelle orn&eacute;e pour quelque f&ecirc;te, les
+autres meubles disparaissaient: des si&egrave;ges bas, une psych&eacute; de deux
+m&egrave;tres, des meubles pourvus d'une infinit&eacute; de tiroirs. A terre, le
+tapis, d'un gris bleu&acirc;tre, &eacute;tait sem&eacute; de roses p&acirc;les effeuill&eacute;es. Et,
+aux deux c&ocirc;t&eacute;s du lit, il y avait deux grandes peaux d'ours noir,
+garnies de velours rose, aux ongles d'argent, et dont les t&ecirc;tes,
+tourn&eacute;es vers la fen&ecirc;tre, regardaient fixement le ciel vide de leurs
+yeux de verre.</p>
+
+<p>Cette chambre avait une harmonie douce, un silence &eacute;touff&eacute;. Aucune note
+trop aigu&euml;, reflet de m&eacute;tal, dorure claire, ne chantait dans la phrase
+r&ecirc;veuse du rose et du gris. La garniture de la chemin&eacute;e elle-m&ecirc;me, le
+cadre de la glace, la pendule, les petits cand&eacute;labres &eacute;taient faits de
+pi&egrave;ces de vieux s&egrave;vres, laissant &agrave; peine voir le cuivre dor&eacute; des
+montures. Une merveille, cette garniture, la pendule surtout, avec sa
+ronde d'Amours joufflus, qui descendaient, se penchaient autour du
+cadran, comme une bande de gamins tout nus se moquant de la marche
+rapide des heures. Ce luxe adouci, ces couleurs et ces objets que le
+go&ucirc;t de Ren&eacute;e avait voulu tendres et souriants, mettaient l&agrave; un
+cr&eacute;puscule, un jour d'alc&ocirc;ve dont on a tir&eacute; les rideaux. Il semblait que
+le lit se continu&acirc;t, que la pi&egrave;ce enti&egrave;re f&ucirc;t un lit immense, avec ses
+tapis, ses peaux d'ours, ses si&egrave;ges capitonn&eacute;s, ses tentures matelass&eacute;es
+qui continuaient la mollesse du sol le long des murs jusqu'au plafond.
+Et, comme dans un lit, la jeune femme laissait l&agrave;, sur toutes ces
+choses, l'empreinte, la ti&eacute;deur, le parfum de son corps. Quand on
+&eacute;cartait la double porti&egrave;re du boudoir, il semblait qu'on soulev&acirc;t une
+courtepointe de soie, qu'on entr&acirc;t dans quelque grande couche encore
+chaude et moite, o&ugrave; l'on retrouvait, sur les toiles fines, les formes
+adorables, le sommeil et les r&ecirc;ves d'une Parisienne de trente ans.</p>
+
+<p>Une pi&egrave;ce voisine, la garde-robe, grande chambre tendue de vieille
+perse, &eacute;tait simplement entour&eacute;e de hautes armoires en bois de rose, o&ugrave;
+se trouvait pendue l'arm&eacute;e des robes. C&eacute;leste, tr&egrave;s m&eacute;thodique, rangeait
+les robes par ordre d'anciennet&eacute;, les &eacute;tiquetait, mettait de
+l'arithm&eacute;tique au milieu des caprices jaunes ou bleus de sa ma&icirc;tresse,
+tenait la garde-robe dans un recueillement de sacristie et une propret&eacute;
+de grande &eacute;curie. Il n'y avait pas un meuble, et pas un chiffon ne
+tra&icirc;nait; les panneaux des armoires luisaient, froids et nets, comme les
+panneaux vernis d'un coup&eacute;.</p>
+
+<p>Mais la merveille de l'appartement, la pi&egrave;ce dont parlait tout Paris,
+c'&eacute;tait le cabinet de toilette. On disait &laquo;le cabinet de toilette de la
+belle Mme Saccard&raquo; comme on dit &laquo;la galerie des Glaces, &agrave; Versailles&raquo;.
+Ce cabinet se trouvait dans une des tourelles de l'h&ocirc;tel, juste
+au-dessus du petit salon bouton d'or. On songeait, en y entrant, &agrave; une
+large tente ronde, une tente de f&eacute;erie, dress&eacute;e en plein r&ecirc;ve par
+quelque guerri&egrave;re amoureuse. Au centre du plafond, une couronne d'argent
+cisel&eacute; retenait les pans de la tente qui venaient, en s'arrondissant,
+s'attacher aux murs, d'o&ugrave; ils tombaient droits jusqu'au plancher. Ces
+pans, cette tenture riche &eacute;taient faits d'un dessous de soie rose
+recouvert d'une mousseline tr&egrave;s claire, pliss&eacute;e &agrave; grands plis de
+distance en distance; une applique de guipure s&eacute;parait les plis, et des
+baguettes d'argent guilloch&eacute;es descendaient de la couronne, filaient le
+long de la tenture, aux deux bords de chaque applique. Le gris rose de
+la chambre &agrave; coucher s'&eacute;clairait ici, devenait un blanc rose, une chair
+nue. Et sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui ne laissaient
+voir du plafond, par le vide &eacute;troit de la couronne, qu'un trou bleu&acirc;tre,
+o&ugrave; Chaplin avait peint un Amour rieur, regardant et appr&ecirc;tant sa fl&egrave;che,
+on se serait cru au fond d'un drageoir, dans quelque pr&eacute;cieuse bo&icirc;te &agrave;
+bijoux, grandie, non plus faite pour l'&eacute;clat d'un diamant, mais pour la
+nudit&eacute; d'une femme. Le tapis, d'une blancheur de neige, s'&eacute;talait sans
+le moindre semis de fleurs. Une armoire &agrave; glace, dont les deux panneaux
+&eacute;taient incrust&eacute;s d'argent; une chaise longue, deux poufs, des tabourets
+de satin blanc; une grande table de toilette, &agrave; plaque de marbre rose,
+et dont les pieds disparaissaient sous des volants de mousseline et de
+guipure, meublaient la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>Les cristaux de la table de toilette, les verres, les vases, la cuvette
+&eacute;taient en vieux boh&egrave;mes vein&eacute; de rose et de blanc. Et il y avait encore
+une autre table, incrust&eacute;e d'argent comme l'armoire &agrave; glace, o&ugrave; se
+trouvait rang&eacute; l'outillage, les engins de toilette, trousse bizarre, qui
+&eacute;talait un nombre consid&eacute;rable de petits instruments dont l'usage
+&eacute;chappait, les gratte-dos, les polissoirs, les limes de toutes les
+grandeurs et de toutes les formes, les ciseaux droits et recourb&eacute;s,
+toutes les vari&eacute;t&eacute;s des pinces et des &eacute;pingles. Chacun de ces objets, en
+argent et ivoire, &eacute;tait marqu&eacute; au chiffre de Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais le cabinet avait un coin d&eacute;licieux, et ce coin-l&agrave; surtout le
+rendait c&eacute;l&egrave;bre. En face de la fen&ecirc;tre, les pans de la tente s'ouvraient
+et d&eacute;couvraient, au fond d'une sorte d'alc&ocirc;ve longue et peu profonde,
+une baignoire, une vasque de marbre rose, enfonc&eacute;e dans le plancher, et
+dont les bords cannel&eacute;s comme ceux d'une grande coquille arrivaient au
+ras du tapis. On descendait dans la baignoire par des marches de marbre.
+Au-dessus des robinets d'argent, au col de cygne, une glace de Venise,
+d&eacute;coup&eacute;e, sans cadre, avec des dessins d&eacute;polis dans le cristal, occupait
+le fond de l'alc&ocirc;ve. Chaque matin Ren&eacute;e prenait un bain de quelques
+minutes. Ce bain emplissait pour la journ&eacute;e le cabinet d'une moiteur,
+d'une odeur de chair friche et mouill&eacute;e. Parfois, un flacon d&eacute;bouch&eacute;, un
+savon rest&eacute; hors de sa bo&icirc;te mettaient une pointe plus violente dans
+cette langueur un peu fade.</p>
+
+<p>La jeune femme aimait &agrave; rester l&agrave;, jusqu'&agrave; midi, presque nue. La tente
+ronde, elle aussi, &eacute;tait nue. Cette baignoire rose, ces tables et ces
+cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, sous laquelle
+on croyait voir couler un sang rose, prenaient des rondeurs de chair,
+des rondeurs d'&eacute;paules et de seins; et, selon l'heure de la journ&eacute;e, on
+e&ucirc;t dit la peau neigeuse d'un enfant ou la peau chaude d'une femme.
+C'&eacute;tait une grande nudit&eacute;.</p>
+
+<p>Quand Ren&eacute;e sortait du bain, son corps blond n'ajoutait qu'un peu de
+rose &agrave; toute cette chair rose de la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>Ce fut Maxime qui d&eacute;shabilla Ren&eacute;e. Il s'entendait &agrave; ces choses, et ses
+mains agiles devinaient les &eacute;pingles, couraient autour de sa taille avec
+une science native. Il la d&eacute;coiffa, lui enleva ses diamants, la recoiffa
+pour la nuit. Et comme il m&ecirc;lait &agrave; son office de chambri&egrave;re et de
+coiffeur des plaisanteries et des caresses, Ren&eacute;e riait, d'un rire gras
+et &eacute;touff&eacute;, tandis que la soie de son corsage craquait et que ses jupes
+se d&eacute;nouaient une &agrave; une.</p>
+
+<p>Quand elle se vit nue, elle souffla les bougies du cand&eacute;labre, prit
+Maxime &agrave; bras-le-corps et l'emporta presque dans la chambre &agrave; coucher.
+Ce bal avait achev&eacute; de la griser. Dans sa fi&egrave;vre, elle avait conscience
+de la journ&eacute;e pass&eacute;e la veille au coin de son feu, de cette journ&eacute;e de
+stupeur ardente, de r&ecirc;ves vagues et souriants. Elle entendait toujours
+dialoguer les voix s&egrave;ches de Saccard et de Mme Sidonie, criant des
+chiffres, avec des nasillements d'huissier. C'&eacute;taient ces gens qui
+l'assommaient, qui la poussaient au crime. Et m&ecirc;me &agrave; cette heure,
+lorsqu'elle cherchait ses l&egrave;vres, au fond du grand lit obscur, elle
+voyait toujours Maxime au milieu du brasier de la veille, la regardant
+avec des yeux qui la br&ucirc;laient.</p>
+
+<p>Le jeune homme ne se retira qu'&agrave; six heures du matin.</p>
+
+<p>Elle lui donna la clef de la petite porte du parc Monceau, en lui
+faisant jurer de revenir tous les soirs. Le cabinet de toilette
+communiquait avec le salon bouton d'or par un escalier de service cach&eacute;
+dans le mur, et qui desservait toutes les pi&egrave;ces de la tourelle. Du
+salon il &eacute;tait facile de passer dans la serre et de gagner le parc.</p>
+
+<p>En sortant au petit jour, par un brouillard &eacute;pais, Maxime &eacute;tait un peu
+&eacute;tourdi de sa bonne fortune. Il l'accepta, d'ailleurs, avec ses
+complaisances d'&ecirc;tre neutre.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis! pensait-il, c'est elle qui le veut, apr&egrave;s tout.... Elle est
+diablement bien faite; et elle avait raison, elle est deux fois plus
+dr&ocirc;le au lit que Sylvia.</p>
+
+<p>Ils avaient gliss&eacute; &agrave; l'inceste, d&egrave;s le jour o&ugrave; Maxime, dans sa tunique
+r&acirc;p&eacute;e de coll&eacute;gien, s'&eacute;tait pendu au cou de Ren&eacute;e, en chiffonnant son
+habit de garde fran&ccedil;aise.</p>
+
+<p>Ce fut, d&egrave;s lors, entre eux, une longue perversion de tous les instants.
+L'&eacute;trange &eacute;ducation que la jeune femme donnait &agrave; l'enfant; les
+familiarit&eacute;s qui firent d'eux des camarades; plus tard, l'audace rieuse
+de leurs confidences; toute cette promiscuit&eacute; p&eacute;rilleuse finit par les
+attacher d'un singulier lien, o&ugrave; les joies de l'amiti&eacute; devenaient
+presque des satisfactions charnelles. Ils s'&eacute;taient livr&eacute;s l'un &agrave;
+l'autre depuis des ann&eacute;es; l'acte brutal ne fut que la crise aigu&euml; de
+cette inconsciente maladie d'amour. Dans le monde affol&eacute; o&ugrave; ils
+vivaient, leur faute avait pouss&eacute; comme sur un fumier gras de sucs
+&eacute;quivoques; elle s'&eacute;tait d&eacute;velopp&eacute;e avec d'&eacute;tranges raffinements, au
+milieu de particuli&egrave;res conditions de d&eacute;bauche.</p>
+
+<p>Lorsque la grande cal&egrave;che les emportait au Bois et les roulait mollement
+le long des all&eacute;es, se contant des gravelures &agrave; l'oreille, cherchant
+dans leur enfance les polissonneries de l'instinct, ce n'&eacute;tait l&agrave; qu'une
+d&eacute;viation et qu'un contentement inavou&eacute; de leurs d&eacute;sirs. Ils se
+sentaient vaguement coupables, comme s'ils s'&eacute;taient effleur&eacute;s d'un
+attouchement; et m&ecirc;me ce p&eacute;ch&eacute; originel, cette langueur des
+conversations orduri&egrave;res qui les lassait d'une fatigue voluptueuse les
+chatouillait plus doucement encore que des baisers nets et positifs.
+Leur camaraderie fut ainsi la marche lente de deux amoureux, qui devait
+fatalement un jour les mener au cabinet du caf&eacute; Riche et au grand lit
+gris et rose de Ren&eacute;e. Quand ils se trouv&egrave;rent aux bras l'un de l'autre,
+ils n'eurent pas la secousse de la faute. On e&ucirc;t dit de vieux amants,
+dont les baisers avaient des ressouvenirs. Et ils venaient de perdre
+tant d'heures dans un contact de tout leur &ecirc;tre qu'ils parlaient malgr&eacute;
+eux de ce pass&eacute; plein de leurs tendresses ignorantes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te souviens, le jour o&ugrave; je suis arriv&eacute; &agrave; Paris, disait Maxime, tu
+avais un dr&ocirc;le de costume; et, avec mon doigt, j'ai trac&eacute; un angle sur
+ta poitrine, je t'ai conseill&eacute; de te d&eacute;colleter en pointe.... Je sentais
+ta peau sous la chemisette, et mon doigt enfon&ccedil;ait un peu.... C'&eacute;tait
+tr&egrave;s bon....</p>
+
+<p>Ren&eacute;e riait, le baisant, murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu &eacute;tais d&eacute;j&agrave; joliment vicieux.... Nous as-tu amus&eacute;es, chez Worms, tu
+te rappelles! Nous t'appelions &laquo;notre petit homme&raquo;. Moi, j'ai toujours
+cru que la grosse Suzanne se serait parfaitement laiss&eacute; faire, si la
+marquise ne l'avait surveill&eacute;e avec des yeux furibonds.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, nous avons bien ri..., murmurait le jeune homme. L'album de
+photographies, n'est-ce pas? et tout le reste, nos courses dans Paris,
+nos go&ucirc;ters chez le p&acirc;tissier du boulevard; tu sais, ces petits g&acirc;teaux
+aux fraises que tu adorais?... Moi, je me souviendrai toujours de cet
+apr&egrave;s-midi o&ugrave; tu m'as cont&eacute; l'aventure d'Adeline, au couvent, quand elle
+&eacute;crivait des lettres &agrave; Suzanne, et qu'elle signait comme un homme,
+&laquo;Arthur d'Espanet&raquo;, en lui proposant de l'enlever.</p>
+
+<p>Les amants s'&eacute;gayaient encore de cette bonne histoire; puis Maxime
+continuait de sa voix c&acirc;line:</p>
+
+<p>&mdash;Quand tu venais me chercher au coll&egrave;ge dans ta voiture, nous devions
+&ecirc;tre dr&ocirc;les tous les deux.... Je disparaissais sous tes jupons, tant
+j'&eacute;tais petit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, balbutiait-elle, prise de frissons, attirant le jeune homme
+&agrave; elle, c'&eacute;tait tr&egrave;s bon, comme tu dis....</p>
+
+<p>Nous nous aimions sans le savoir, n'est-ce pas? Moi, je l'ai su avant
+toi. L'autre jour, en revenant du Bois, j'ai fr&ocirc;l&eacute; ta jambe, et j'ai
+tressailli.... Mais tu ne t'es aper&ccedil;u de rien. Hein? tu ne songeais pas
+&agrave; moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si, r&eacute;pondait-il un peu embarrass&eacute;. Seulement, je ne savais pas,
+tu comprends.... Je n'osais pas.</p>
+
+<p>Il mentait. L'id&eacute;e de poss&eacute;der Ren&eacute;e ne lui &eacute;tait jamais nettement
+venue. Il l'avait effleur&eacute;e de tout son vice sans la d&eacute;sirer r&eacute;ellement.
+Il &eacute;tait trop mou pour cet effort. Il accepta Ren&eacute;e parce qu'elle
+s'imposa &agrave; lui, et qu'il glissa jusqu'&agrave; sa couche, sans le vouloir, sans
+le pr&eacute;voir. Quand il y eut roul&eacute;, il y resta, parce qu'il y faisait
+chaud et qu'il s'oubliait au fond de tous les trous o&ugrave; il tombait. Dans
+les commencements, il go&ucirc;ta m&ecirc;me des satisfactions d'amour-propre.
+C'&eacute;tait la premi&egrave;re femme mari&eacute;e qu'il poss&eacute;dait. Il ne songeait pas que
+le mari &eacute;tait son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Mais Ren&eacute;e apportait dans la faute toutes ces ardeurs de c&oelig;ur d&eacute;class&eacute;.
+Elle aussi avait gliss&eacute; sur la pente.</p>
+
+<p>Seulement, elle n'avait pas roul&eacute; jusqu'au bout comme une chair inerte.
+Le d&eacute;sir s'&eacute;tait &eacute;veill&eacute; en elle trop tard pour le combattre, lorsque la
+chute devenait fatale. Cette chute lui apparut brusquement comme une
+n&eacute;cessit&eacute; de son ennui, comme une jouissance rare et extr&ecirc;me qui seule
+pouvait r&eacute;veiller ses sens lass&eacute;s, son c&oelig;ur meurtri.</p>
+
+<p>Ce fut pendant cette promenade d'automne, au cr&eacute;puscule, quand le Bois
+s'endormait, que l'id&eacute;e vague de l'inceste lui vint, pareille &agrave; un
+chatouillement qui lui mit &agrave; fleur de peau un frisson inconnu; et, le
+soir, dans la demi-ivresse du d&icirc;ner, sous le fouet de la jalousie, cette
+id&eacute;e se pr&eacute;cisa, se dressa ardemment devant elle, au milieu des flammes
+de la serre, en face, de Maxime et de Louise. A cette heure, elle voulut
+le mal, le mal que personne ne commet, le mal qui allait emplir son
+existence vide et la mettre enfin dans cet enfer dont elle avait
+toujours peur comme au temps o&ugrave; elle &eacute;tait petite fille. Puis, le
+lendemain, elle ne voulut plus, par un &eacute;trange sentiment de remords et
+de lassitude. Il lui semblait qu'elle avait d&eacute;j&agrave; p&eacute;ch&eacute;, que ce n'&eacute;tait
+pas si bon qu'elle pensait, et que ce serait vraiment trop sale. La
+crise devait &ecirc;tre fatale, venir d'elle-m&ecirc;me, en dehors de ces deux
+&ecirc;tres, de ces camarades qui &eacute;taient destin&eacute;s &agrave; se tromper un beau soir,
+&agrave; s'accoupler, en croyant se donner une poign&eacute;e de main. Mais, apr&egrave;s
+cette chute b&ecirc;te, elle se remit &agrave; son r&ecirc;ve d'un plaisir sans nom, et
+alors elle reprit Maxime dans ses bras, curieuse de lui, curieuse des
+joies cruelles d'un amour qu'elle regardait comme un crime. Sa volont&eacute;
+accepta l'inceste, l'exigea, entendit le go&ucirc;ter jusqu'au bout, jusqu'aux
+remords, s'ils venaient jamais. Elle fut active, consciente. Elle aima
+avec son emportement de grande mondaine, ses pr&eacute;jug&eacute;s inquiets de
+bourgeoise; tous ses combats, ses joies et ses d&eacute;go&ucirc;ts de femme qui se
+noie dans son propre m&eacute;pris.</p>
+
+<p>Maxime revint chaque nuit. Il arrivait par le jardin, vers une heure. Le
+plus souvent, Ren&eacute;e l'attendait dans la serre, qu'il devait traverser
+pour gagner le petit salon.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient, d'ailleurs, d'une impudence parfaite, se cachant &agrave; peine,
+oubliant les pr&eacute;cautions les plus classiques de l'adult&egrave;re. Ce coin de
+l'h&ocirc;tel, il est vrai, leur appartenait. Baptiste, le valet de chambre du
+mari, avait seul le droit d'y p&eacute;n&eacute;trer, et Baptiste, en homme grave,
+disparaissait aussit&ocirc;t que son service &eacute;tait fini. Maxime pr&eacute;tendait
+m&ecirc;me en riant qu'il se retirait pour &eacute;crire ses m&eacute;moires. Une nuit,
+cependant, comme il venait d'arriver, Ren&eacute;e le lui montra qui traversait
+solennellement le salon, tenant un bougeoir &agrave; la main. Le grand valet,
+avec sa carrure de ministre, &eacute;clair&eacute; par la lumi&egrave;re jaune de la cire,
+avait, cette nuit-l&agrave;, un visage plus correct et plus s&eacute;v&egrave;re encore que
+de coutume. En se penchant, les amants le virent souffler sa bougie et
+se diriger vers les &eacute;curies, o&ugrave; dormaient les chevaux et les
+palefreniers.</p>
+
+<p>&mdash;Il fait sa ronde, dit Maxime.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e resta frissonnante. Baptiste l'inqui&eacute;tait d'ordinaire. Il lui
+arrivait de dire qu'il &eacute;tait le seul honn&ecirc;te homme de l'h&ocirc;tel, avec sa
+froideur, ses regards clairs qui ne s'arr&ecirc;taient jamais aux &eacute;paules des
+femmes.</p>
+
+<p>Ils mirent alors quelque prudence &agrave; se voir. Ils fermaient les portes du
+petit salon, et pouvaient ainsi jouir en toute tranquillit&eacute; de ce salon,
+de la serre et de l'appartement de Ren&eacute;e. C'&eacute;tait tout un monde. Ils y
+go&ucirc;t&egrave;rent, pendant les premiers mois, les joies les plus raffin&eacute;es, les
+plus d&eacute;licatement cherch&eacute;es. Ils promen&egrave;rent leurs amours du grand lit
+gris et rose de la chambre &agrave; coucher dans la nudit&eacute; rose et blanche du
+cabinet de toilette, et dans la symphonie en jaune mineur du petit
+salon. Chaque pi&egrave;ce, avec son odeur particuli&egrave;re, ses tentures, sa vie
+propre, leur donnait une tendresse diff&eacute;rente, faisait de Ren&eacute;e une
+autre amoureuse: elle fut d&eacute;licate et jolie dans sa couche capitonn&eacute;e de
+grande dame, au milieu de cette chambre ti&egrave;de et aristocratique, o&ugrave;
+l'amour prenait un effacement de bon go&ucirc;t; sous la tente couleur de
+chair, au milieu des parfums et de la langueur humide de la baignoire,
+elle se montra fille capricieuse et charnelle, se livrant au sortir du
+bain, et ce fut l&agrave; que Maxime la pr&eacute;f&eacute;ra; puis, en bas, au clair lever
+de soleil du petit salon, au milieu de cette aurore jaunissante qui
+dorait ses cheveux, elle devint d&eacute;esse, avec sa t&ecirc;te de Diane blonde,
+ses bras nus qui avaient des poses chastes, son corps pur, dont les
+attitudes, sur les causeuses, trouvaient des lignes nobles, d'une gr&acirc;ce
+antique. Mais il &eacute;tait un lieu dont Maxime avait presque peur, et o&ugrave;
+Ren&eacute;e ne l'entra&icirc;nait que les jours mauvais, les jours o&ugrave; elle avait
+besoin d'une ivresse plus &acirc;cre. Alors ils aimaient dans la serre.
+C'&eacute;tait l&agrave; qu'ils go&ucirc;taient l'inceste.</p>
+
+<p>Une nuit, dans une heure d'angoisse, la jeune femme avait voulu que son
+amant all&acirc;t chercher une des peaux d'ours noir. Puis ils s'&eacute;taient
+couch&eacute;s sur cette fourrure d'encre, au bord d'un bassin, dans la grande
+all&eacute;e circulaire. Au-dehors, il gelait terriblement, par un clair de
+lune limpide. Maxime &eacute;tait arriv&eacute; frissonnant, les oreilles et les
+doigts glac&eacute;s. La serre se trouvait chauff&eacute;e &agrave; un tel point qu'il eut
+une d&eacute;faillance sur la peau de b&ecirc;te. Il entrait dans une flamme si
+lourde, au sortir des piq&ucirc;res s&egrave;ches du froid, qu'il &eacute;prouvait des
+cuissons, comme si on l'e&ucirc;t battu de verges. Quand il revint &agrave; lui, il
+vit Ren&eacute;e agenouill&eacute;e, pench&eacute;e, avec des yeux fixes, une attitude
+brutale qui lui fit peur. Les cheveux tomb&eacute;s, les &eacute;paules nues, elle
+s'appuyait sur ses poings, l'&eacute;chine allong&eacute;e, pareille &agrave; une grande
+chatte aux yeux phosphorescents. Le jeune homme, couch&eacute; sur le dos,
+aper&ccedil;ut, au-dessus des &eacute;paules de cette adorable b&ecirc;te amoureuse qui le
+regardait, le sphinx de marbre, dont la lune &eacute;clairait les cuisses
+luisantes. Ren&eacute;e avait la pose et le sourire du monstre &agrave; t&ecirc;te de femme,
+et, dans ses jupons d&eacute;nou&eacute;s, elle semblait la s&oelig;ur blanche de ce dieu
+noir.</p>
+
+<p>Maxime resta languissant. La chaleur &eacute;tait suffocante, une chaleur
+sombre, qui ne tombait pas du ciel en pluie de feu, mais qui tra&icirc;nait &agrave;
+terre, ainsi qu'une exhalaison malsaine, et dont la bu&eacute;e montait,
+pareille &agrave; un nuage charg&eacute; d'orage. Une humidit&eacute; chaude couvrait les
+amants d'une ros&eacute;e, d'une sueur ardente. Longtemps ils demeur&egrave;rent sans
+gestes et sans paroles, dans ce bain de flammes, Maxime terrass&eacute; et
+inerte, Ren&eacute;e fr&eacute;missante sur ses poignets comme sur des jarrets souples
+et nerveux. Au-dehors, par les petites vitres de la serre, on voyait des
+&eacute;chapp&eacute;es du parc Monceau, des bouquets d'arbres aux fines d&eacute;coupures
+noires, des pelouses de gazon blanches comme des lacs glac&eacute;s, tout un
+paysage mort, dont les d&eacute;licatesses et les teintes claires et unies
+rappelaient des coins de gravures japonaises. Et ce bout de terre
+br&ucirc;lante, cette couche enflamm&eacute;e o&ugrave; les amants s'allongeaient, bouillait
+&eacute;trangement au milieu de ce grand froid muet.</p>
+
+<p>Ils eurent une nuit d'amour fou. Ren&eacute;e &eacute;tait l'homme, la volont&eacute;
+passionn&eacute;e et agissante. Maxime subissait.</p>
+
+<p>Cet &ecirc;tre neutre, blond et joli, frapp&eacute; d&egrave;s l'enfance dans sa virilit&eacute;,
+devenait, aux bras curieux de la jeune femme, une grande fille, avec ses
+membres &eacute;pil&eacute;s, ses maigreurs gracieuses d'&eacute;ph&egrave;be romain. Il semblait n&eacute;
+et grandi pour une perversion de la volupt&eacute;. Ren&eacute;e jouissait de ses
+dominations, elle pliait sous sa passion cette cr&eacute;ature o&ugrave; le sexe
+h&eacute;sitait toujours. C'&eacute;tait pour elle un continuel &eacute;tonnement du d&eacute;sir,
+une surprise des sens, une bizarre sensation de malaise et de plaisir
+aigu. Elle ne savait plus; elle revenait avec des doutes &agrave; sa peau fine,
+&agrave; son cou potel&eacute;, &agrave; ses abandons et &agrave; ses &eacute;vanouissements. Elle &eacute;prouva
+alors une heure de pl&eacute;nitude. Maxime, en lui r&eacute;v&eacute;lant un frisson
+nouveau, compl&eacute;ta ses toilettes folles, son luxe prodigieux, sa vie &agrave;
+outrance. Il mit dans sa chair la note excessive qui chantait d&eacute;j&agrave;
+autour d'elle. Il fut l'amant assorti aux modes et aux folies de
+l'&eacute;poque.</p>
+
+<p>Ce joli jeune homme, dont les vestons montraient les formes gr&ecirc;les,
+cette fille manqu&eacute;e, qui se promenait sur les boulevards, la raie au
+milieu de la t&ecirc;te, avec de petits rires et des sourires ennuy&eacute;s, se
+trouva &ecirc;tre, aux mains de Ren&eacute;e, une de ces d&eacute;bauches de d&eacute;cadence qui,
+&agrave; certaines heures, dans une nation pourrie, &eacute;puisent une chair et
+d&eacute;traquent une intelligence.</p>
+
+<p>Et c'&eacute;tait surtout dans la serre que Ren&eacute;e &eacute;tait l'homme. La nuit
+ardente qu'ils y pass&egrave;rent fut suivie de plusieurs autres. La serre
+aimait, br&ucirc;lait avec eux. Dans l'air alourdi, dans la clart&eacute; blanch&acirc;tre
+de la lune, ils voyaient le monde &eacute;trange des plantes qui les
+entouraient se mouvoir confus&eacute;ment, &eacute;changer des &eacute;treintes.</p>
+
+<p>La peau d'ours noir tenait toute l'all&eacute;e. A leurs pieds, le bassin
+fumait, plein d'un grouillement, d'un entrelacement &eacute;pais de racines,
+tandis que l'&eacute;toile rose des Nymph&eacute;a s'ouvrait, &agrave; fleur d'eau, comme un
+corsage de vierge, et que les Torn&eacute;lia laissaient pendre leurs
+broussailles, pareilles &agrave; des chevelures de N&eacute;r&eacute;ides p&acirc;m&eacute;es.</p>
+
+<p>Puis, autour d'eux, les Palmiers, les grands Bambous de l'Inde se
+haussaient, allaient dans le cintre!, o&ugrave; ils se penchaient et m&ecirc;laient
+leurs feuilles avec des attitudes chancelantes d'amants lass&eacute;s. Plus
+bas, les Foug&egrave;res, les Pt&eacute;rides, les Alsophila &eacute;taient comme des dames
+vertes, avec leurs larges jupes garnies de volants r&eacute;guliers, qui,
+muettes et immobiles aux bords de l'all&eacute;e, attendaient l'amour. A c&ocirc;t&eacute;
+d'elles, les feuilles torses, tach&eacute;es de rouge, des B&eacute;gonia, et les
+feuilles blanches, en fer de lance, des Caladium mettaient une suite
+vague de meurtrissures et de p&acirc;leurs, que les amants ne s'expliquaient
+pas, et o&ugrave; ils retrouvaient parfois des rondeurs de hanches et de
+genoux, vautr&eacute;s &agrave; terre, sous la brutalit&eacute; de caresses sanglantes. Et
+les Bananiers, pliant sous les grappes de leurs fruits, leur parlaient
+des fertilit&eacute;s grasses du sol, pendant que les Euphorbes d'Abyssinie,
+dont ils entrevoyaient dans l'ombre les cierges &eacute;pineux, contrefaits,
+pleins de bosses honteuses, leur semblaient suer la s&egrave;ve, le flux
+d&eacute;bordant de cette g&eacute;n&eacute;ration de flamme.</p>
+
+<p>Mais, &agrave; mesure que leurs regards s'enfon&ccedil;aient dans les coins de la
+serre, l'obscurit&eacute; s'emplissait d'une d&eacute;bauche de feuilles et de tiges
+plus furieuse: ils ne distinguaient plus, sur les gradins, les Maranta
+douces comme du velours, les Gloxinia aux cloches violettes, les Dracena
+semblables &agrave; des lames de vieille laque vernie; c'&eacute;tait une ronde
+d'herbes vivantes qui se poursuivaient d'une tendresse inassouvie. Aux
+quatre angles, &agrave; l'endroit o&ugrave; des rideaux de lianes m&eacute;nageaient des
+berceaux, leur r&ecirc;ve charnel s'affolait encore, et les jets souples des
+Vanilles, des Coques du Levant, des Quisqualus, des Bauhinia &eacute;taient les
+bras interminables d'amoureux qu'on ne voyait pas, et qui allongeaient
+&eacute;perdument leur &eacute;treinte, pour amener &agrave; eux toutes les joies &eacute;parses.
+Ces bras sans fin pendaient de lassitude, se nouaient dans un spasme
+d'amour, se cherchaient, s'enroulaient, comme pour le rut d'une foule.
+C'&eacute;tait le rut immense de la serre, de ce coin de for&ecirc;t vierge o&ugrave;
+flambaient les verdures et les floraisons des tropiques.</p>
+
+<p>Maxime et Ren&eacute;e, les sens fauss&eacute;s, se sentaient emport&eacute;s dans ces noces
+puissantes de la terre. Le sol, &agrave; travers la peau d'ours, leur br&ucirc;lait
+le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux des gouttes de chaleur.
+La s&egrave;ve qui montait aux flancs des arbres les p&eacute;n&eacute;trait, eux aussi, leur
+donnait des d&eacute;sirs fous de croissance imm&eacute;diate, de reproduction
+gigantesque. Ils entraient dans le rut de la serre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait alors, au milieu de la lueur p&acirc;le, que des visions les
+h&eacute;b&eacute;taient, des cauchemars dans lesquels ils assistaient longuement aux
+amours des Palmiers et des Foug&egrave;res; les feuillages prenaient des
+apparences confuses et &eacute;quivoques, que leurs d&eacute;sirs fixaient en images
+sensuelles; des murmures, des chuchotements leur venaient des massifs,
+voix p&acirc;m&eacute;es, soupirs d'extase, cris &eacute;touff&eacute;s de douleur, rires
+lointains, tout ce que leurs propres baisers avaient de bavard, et que
+l'&eacute;cho leur renvoyait. Parfois ils se croyaient secou&eacute;s par un
+tremblement du sol, comme si la terre elle-m&ecirc;me, dans une crise
+d'assouvissement, e&ucirc;t &eacute;clat&eacute; en sanglots voluptueux.</p>
+
+<p>S'ils avaient ferm&eacute; les yeux, si la chaleur suffocante et la lumi&egrave;re
+p&acirc;le n'avaient pas mis en eux une d&eacute;pravation de tous les sens, les
+odeurs eussent suffi &agrave; les jeter dans un &eacute;r&eacute;thisme nerveux
+extraordinaire. Le bassin les mouillait d'une senteur &acirc;cre, profonde, o&ugrave;
+passaient les mille parfums des fleurs et des verdures. Par instants, la
+Vanille chantait avec des roucoulements de ramier; puis arrivaient les
+notes rudes des Stanhop&eacute;a, dont les bouches tigr&eacute;es ont une haleine
+forte et am&egrave;re de convalescent. Les Orchid&eacute;es, dans leurs corbeilles que
+retenaient des cha&icirc;nettes, exhalaient leurs souffles, semblables &agrave; des
+encensoirs vivants. Mais l'odeur qui dominait, l'odeur o&ugrave; se fondaient
+tous ces vagues soupirs, c'&eacute;tait une odeur humaine, une odeur d'amour,
+que Maxime reconnaissait, quand il baisait la nuque de Ren&eacute;e, quand il
+enfouissait sa t&ecirc;te au milieu de ses cheveux d&eacute;nou&eacute;s. Et ils restaient
+ivres de cette odeur de femme amoureuse, qui tra&icirc;nait dans la serre,
+comme dans une alc&ocirc;ve o&ugrave; la terre enfantait.</p>
+
+<p>D'habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin de Madagascar, sous
+cet arbuste empoisonn&eacute; dont la jeune femme avait mordu une feuille.
+Autour d'eux, des blancheurs de statues riaient, en regardant
+l'accouplement &eacute;norme des verdures. La lune, qui tournait, d&eacute;pla&ccedil;ait les
+groupes, animait le drame de sa lumi&egrave;re changeante. Et ils &eacute;taient &agrave;
+mille lieues de Paris, en dehors de la vie facile du Bois et des salons
+officiels, dans le coin d'une for&ecirc;t de l'Inde, de quelque temple
+monstrueux, dont le sphinx de marbre noir devenait le dieu. Ils se
+sentaient rouler au crime, &agrave; l'amour maudit, &agrave; une tendresse de b&ecirc;tes
+farouches. Tout ce pullulement qui les entourait, ce grouillement sourd
+du bassin, cette impudicit&eacute; nue des feuillages les jetaient en plein
+enfer dantesque de la passion. C'&eacute;tait alors au fond de cette cage de
+verre, toute bouillante des flammes de l'&eacute;t&eacute;, perdue dans le froid clair
+de d&eacute;cembre, qu'ils go&ucirc;taient l'inceste, comme le fruit criminel d'une
+terre trop chauff&eacute;e, avec la peur sourde de leur couche terrifiante.</p>
+
+<p>Et, au milieu de la peau noire, le corps de Ren&eacute;e blanchissait, dans sa
+pose de grande chatte accroupie, l'&eacute;chine allong&eacute;e, les poignets tendus,
+comme des jarrets souples et nerveux. Elle &eacute;tait toute gonfl&eacute;e de
+volupt&eacute;, et les lignes claires de ses &eacute;paules et de ses reins se
+d&eacute;tachaient avec des s&eacute;cheresses f&eacute;lines sur la tache d'encre dont la
+fourrure noircissait le sable jaune de l'all&eacute;e. Elle guettait Maxime,
+cette proie renvers&eacute;e sous elle, qui s'abandonnait, qu'elle poss&eacute;dait
+tout enti&egrave;re. Et, de temps &agrave; autre, elle se penchait brusquement, elle
+le baisait de sa bouche irrit&eacute;e. Sa bouche s'ouvrait alors avec l'&eacute;clat
+avide et saignant de l'Hibiscus de la Chine, dont la nappe couvrait le
+flanc de l'h&ocirc;tel. Elle n'&eacute;tait plus qu'une fille br&ucirc;lante de la serre.
+Ses baisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de la
+grande mauve, qui durent &agrave; peine quelques heures, et qui renaissent sans
+cesse, pareilles aux l&egrave;vres meurtries et insatiables d'une Messaline
+g&eacute;ante!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+
+<p>Le baiser qu'il avait mis sur le cou de sa femme pr&eacute;occupait Saccard. Il
+n'usait plus de ses droits de mari depuis longtemps; la rupture &eacute;tait
+venue tout naturellement, ni l'un ni l'autre ne se souciant d'une
+liaison qui les d&eacute;rangeait. Pour qu'il songe&acirc;t &agrave; rentrer dans la chambre
+de Ren&eacute;e, il fallait qu'il y e&ucirc;t quelque bonne affaire au bout de ses
+tendresses conjugales.</p>
+
+<p>Le coup de fortune de Charonne marchait bien, tout en lui laissant des
+inqui&eacute;tudes sur le d&eacute;nouement. Larsonneau, avec son linge &eacute;blouissant,
+avait des sourires qui lui d&eacute;plaisaient. Il n'&eacute;tait qu'un pur
+interm&eacute;diaire, qu'un pr&ecirc;te-nom dont il payait les complaisances par un
+int&eacute;r&ecirc;t de dix pour cent sur les b&eacute;n&eacute;fices futurs. Mais, bien que
+l'agent d'expropriation n'e&ucirc;t pas mis un sou dans l'affaire, et que
+Saccard, apr&egrave;s avoir fourni les fonds du caf&eacute;-concert, e&ucirc;t pris toutes
+ses pr&eacute;cautions, contrevente, lettres dont la date restait en blanc,
+quittances donn&eacute;es &agrave; l'avance, ce dernier n'en &eacute;prouvait pas moins une
+peur sourde, un pressentiment de quelque tra&icirc;trise. Il flairait, chez
+son complice, l'intention de le faire chanter, &agrave; l'aide de cet
+inventaire faux que celui-ci gardait pr&eacute;cieusement, et auquel il devait
+uniquement d'&ecirc;tre de l'affaire.</p>
+
+<p>Aussi les deux comp&egrave;res se serraient-ils vigoureusement la main.
+Larsonneau traitait Saccard de &laquo;cher ma&icirc;tre&raquo;. Il avait, au fond, une
+v&eacute;ritable admiration pour cet &eacute;quilibriste, dont il suivait en amateur
+les exercices sur la corde roide de la sp&eacute;culation. L'id&eacute;e de le duper
+le chatouillait comme une volupt&eacute; rare et piquante. Il caressait un plan
+encore vague, ne sachant comment employer l'arme qu'il poss&eacute;dait, et &agrave;
+laquelle il craignait de se couper lui-m&ecirc;me. Il se sentait, d'ailleurs,
+&agrave; la merci de son ancien coll&egrave;gue. Les terrains et les constructions que
+des inventaires savamment calcul&eacute;s estimaient d&eacute;j&agrave; &agrave; pr&egrave;s de deux
+millions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaient finir
+par s'ab&icirc;mer dans une faillite colossale si la f&eacute;e de l'expropriation ne
+les touchait de sa baguette d'or. D'apr&egrave;s les plans primitifs qu'ils
+avaient pu consulter, le nouveau boulevard, ouvert pour relier le parc
+d'artillerie de Vincennes &agrave; la caserne du Prince-Eug&egrave;ne, et mettre ce
+parc au c&oelig;ur de Paris en tournant le faubourg Saint-Antoine, emportait
+une partie des terrains; mais il restait &agrave; craindre qu'ils ne fussent
+qu'&agrave; peine &eacute;corn&eacute;s et que l'ing&eacute;nieuse sp&eacute;culation du caf&eacute;-concert
+n'&eacute;chou&acirc;t par son imprudence m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec une aventure d&eacute;licate sur les
+bras. Ce p&eacute;ril, toutefois, ne l'emp&ecirc;chait pas, malgr&eacute; son r&ocirc;le forc&eacute;ment
+secondaire, d'&ecirc;tre navr&eacute;, lorsqu'il songeait aux maigres dix pour cent
+qu'il toucherait dans un vol si colossal de millions. Et c'&eacute;tait alors
+qu'il ne pouvait r&eacute;sister &agrave; la d&eacute;mangeaison furieuse d'allonger la main,
+de se tailler sa part.</p>
+
+<p>Saccard n'avait pas m&ecirc;me voulu qu'il pr&ecirc;t&acirc;t de l'argent &agrave; sa femme,
+s'amusant lui-m&ecirc;me &agrave; cette grosse ficelle de m&eacute;lodrame, o&ugrave; se plaisait
+son amour des trafics compliqu&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon cher, disait-il avec son accent proven&ccedil;al, qu'il
+exag&eacute;rait encore quand il voulait donner du sel &agrave; une plaisanterie,
+n'embrouillons pas nos comptes....</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes le seul homme &agrave; Paris auquel j'ai jur&eacute; de ne jamais rien
+devoir.</p>
+
+<p>Larsonneau se contentait de lui insinuer que sa femme &eacute;tait un gouffre.
+Il lui conseillait de ne plus lui donner un sou, pour qu'elle leur c&eacute;d&acirc;t
+imm&eacute;diatement sa part de propri&eacute;t&eacute;. Il aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute; n'avoir affaire
+qu'&agrave; lui. Il le t&acirc;tait parfois, il poussait les choses jusqu'&agrave; dire, de
+son air las et indiff&eacute;rent de viveur:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra pourtant que je mette un peu d'ordre dans mes papiers....
+Votre femme m'&eacute;pouvante, mon bon. Je ne veux pas qu'on pose chez moi les
+scell&eacute;s sur certaines pi&egrave;ces.</p>
+
+<p>Saccard n'&eacute;tait pas homme &agrave; supporter patiemment de pareilles
+allusions, quand il savait surtout &agrave; quoi s'en tenir sur l'ordre froid
+et m&eacute;ticuleux qui r&eacute;gnait dans les bureaux du personnage. Toute sa
+petite personne rus&eacute;e et active se r&eacute;voltait contre les peurs que
+cherchait &agrave; lui faire ce grand bell&acirc;tre d'usurier en gants jaunes. Le
+pis &eacute;tait qu'il se sentait pris de frissons quand il pensait &agrave; un
+scandale possible; et il se voyait exil&eacute; brutalement par son fr&egrave;re,
+vivant en Belgique de quelque n&eacute;goce inavouable. Un jour, il se f&acirc;cha,
+il alla jusqu'&agrave; tutoyer Larsonneau.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, mon petit, lui dit-il, tu es un gentil gar&ccedil;on, mais tu ferais
+bien de me rendre la pi&egrave;ce que tu sais. Tu verras que ce bout de papier
+finira par nous f&acirc;cher.</p>
+
+<p>L'autre fit l'&eacute;tonn&eacute;, serra les mains de son &laquo;cher ma&icirc;tre&raquo;, en
+l'assurant de son d&eacute;vouement. Saccard regretta son impatience d'une
+minute. Ce fut &agrave; cette &eacute;poque qu'il songea s&eacute;rieusement &agrave; se rapprocher
+de sa femme; il pouvait avoir besoin d'elle contre son complice, et il
+se disait encore que les affaires se traitaient merveilleusement bien
+sur l'oreiller. Le baiser sur le cou devint peu &agrave; peu la r&eacute;v&eacute;lation de
+toute une nouvelle tactique.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il n'&eacute;tait pas press&eacute;, il m&eacute;nageait ses moyens. Il mit tout
+l'hiver &agrave; m&ucirc;rir son plan, tiraill&eacute; par cent affaires plus embrouill&eacute;es
+les unes que les autres.</p>
+
+<p>Ce fut pour lui un hiver terrible, plein de secousses, une campagne
+prodigieuse, pendant laquelle il fallut chaque jour vaincre la faillite.
+Loin de restreindre son train de maison, il donna f&ecirc;te sur f&ecirc;te. Mais,
+s'il parvint &agrave; faire face &agrave; tout, il dut n&eacute;gliger Ren&eacute;e, qu'il r&eacute;servait
+pour son coup de triomphe, lorsque l'op&eacute;ration de Charonne serait m&ucirc;re.</p>
+
+<p>Il se contenta de pr&eacute;parer le d&eacute;nouement, en continuant &agrave; ne plus lui
+donner de l'argent que par l'entremise de Larsonneau. Quand il pouvait
+disposer de quelques milliers de francs, et qu'elle criait mis&egrave;re, il
+les lui apportait, en disant que les hommes de Larsonneau exigeaient un
+billet du double de la somme. Cette com&eacute;die l'amusait &eacute;norm&eacute;ment,
+l'histoire de ces billets le ravissait par le roman qu'ils mettaient
+dans l'affaire. M&ecirc;me au temps de ses b&eacute;n&eacute;fices les plus nets, il avait
+servi la pension de sa femme d'une fa&ccedil;on tr&egrave;s irr&eacute;guli&egrave;re, lui faisant
+des cadeaux princiers, lui abandonnant des poign&eacute;es de billets de
+banque, puis la laissant aux abois pour une mis&egrave;re pendant des semaines.
+Maintenant qu'il se trouvait s&eacute;rieusement embarrass&eacute;, il parlait des
+charges de la maison, il la traitait en cr&eacute;ancier, auquel on ne veut pas
+avouer sa ruine, et qu'on fait patienter avec des histoires. Elle
+l'&eacute;coutait &agrave; peine; elle signait tout ce qu'il voulait; elle se
+plaignait seulement de ne pouvoir signer davantage.</p>
+
+<p>Il avait d&eacute;j&agrave;, cependant, pour deux cent mille francs de billets sign&eacute;s
+d'elle, qui lui co&ucirc;taient &agrave; peine cent dix mille francs. Apr&egrave;s les avoir
+fait endosser par Larsonneau au nom duquel ils &eacute;taient souscrits, il
+faisait voyager ces billets d'une fa&ccedil;on prudente, comptant s'en servir
+plus tard comme d'armes d&eacute;cisives. Jamais il n'aurait pu aller jusqu'au
+bout de ce terrible hiver, pr&ecirc;ter &agrave; usure &agrave; sa femme et maintenir son
+train de maison, sans la vente de son terrain du boulevard Malesherbes,
+que les sieurs Mignon et Charrier lui pay&egrave;rent argent comptant, mais en
+retenant un escompte formidable.</p>
+
+<p>Cet hiver fut pour Ren&eacute;e une longue joie. Elle ne souffrait que du
+besoin d'argent. Maxime lui co&ucirc;tait tr&egrave;s cher; il la traitait toujours
+en belle-maman, la laissait payer partout. Mais cette mis&egrave;re cach&eacute;e
+&eacute;tait pour elle une volupt&eacute; de plus. Elle s'ing&eacute;niait, se cassait la
+t&ecirc;te, pour que &laquo;son cher enfant&raquo; ne manqu&acirc;t de rien; et, quand elle
+avait d&eacute;cid&eacute; son mari &agrave; lui trouver quelques milliers de francs, elle
+les mangeait avec son amant, en folies co&ucirc;teuses, comme deux &eacute;coliers
+l&acirc;ch&eacute;s dans leur premi&egrave;re escapade. Lorsqu'ils n'avaient pas le sou, ils
+restaient &agrave; l'h&ocirc;tel, ils jouissaient de cette grande b&acirc;tisse, d'un luxe
+si neuf et si insolemment b&ecirc;te. Le p&egrave;re n'&eacute;tait jamais l&agrave;. Les amoureux
+gardaient le coin du feu plus souvent qu'autrefois. C'est que Ren&eacute;e
+avait enfin empli d'une jouissance chaude le vide glacial de ces
+plafonds dor&eacute;s. Cette maison suspecte du plaisir mondain &eacute;tait devenue
+une chapelle o&ugrave; elle pratiquait &agrave; l'&eacute;cart une nouvelle religion. Maxime
+ne mettait pas seulement en elle la note aigu&euml; qui s'accordait avec ses
+toilettes folles; il &eacute;tait l'amant fait pour cet h&ocirc;tel, aux larges
+vitrines de magasin, et qu'un ruissellement de sculptures inondait des
+greniers aux caves; il animait ces pl&acirc;tras, depuis les deux Amours
+joufflus qui, dans la cour, laissaient tomber de leur coquille un filet
+d'eau, jusqu'aux grandes femmes nues soutenant les balcons et jouant au
+milieu des frontons avec des &eacute;pis et des pommes; il expliquait le
+vestibule trop riche, le jardin trop &eacute;troit, les pi&egrave;ces &eacute;clatantes o&ugrave;
+l'on voyait trop de fauteuils et pas un objet d'art. La jeune femme, qui
+s'y &eacute;tait mortellement ennuy&eacute;e, s'y amusa tout d'un coup, en usa comme
+d'une chose dont elle n'avait pas d'abord compris l'emploi. Et ce ne fut
+pas seulement dans son appartement, dans le salon bouton d'or et dans la
+serre qu'elle promena son amour, mais dans l'h&ocirc;tel entier. Elle finit
+par se plaire m&ecirc;me sur le divan du fumoir; elle s'oubliait l&agrave;, elle
+disait que cette pi&egrave;ce avait une vague odeur de tabac tr&egrave;s agr&eacute;able.</p>
+
+<p>Elle prit deux jours de r&eacute;ception au lieu d'un. Le jeudi, tous les
+intrus venaient. Mais le lundi &eacute;tait r&eacute;serv&eacute; aux amies intimes. Les
+hommes n'&eacute;taient pas admis.</p>
+
+<p>Maxime seul assistait &agrave; ces parties fines qui avaient lieu dans le petit
+salon. Un soir, elle eut l'&eacute;tonnante id&eacute;e de l'habiller en femme et de
+le pr&eacute;senter comme une de ses cousines. Adeline, Suzanne, la baronne de
+Meinhold et les autres amies qui &eacute;taient l&agrave; se lev&egrave;rent, salu&egrave;rent,
+&eacute;tonn&eacute;es par cette figure qu'elles reconnaissaient vaguement. Puis
+lorsqu'elles comprirent, elles rirent beaucoup, elles ne voulurent
+absolument pas que le jeune homme all&acirc;t se d&eacute;shabiller. Elles le
+gard&egrave;rent avec ses jupes, le taquinant, se pr&ecirc;tant &agrave; des plaisanteries
+&eacute;quivoques.</p>
+
+<p>Quand il avait reconduit ces dames par la grande porte, il faisait le
+tour du parc et revenait par la serre. Jamais les bonnes amies n'eurent
+le moindre soup&ccedil;on. Les amants ne pouvaient &ecirc;tre plus familiers qu'ils
+ne l'&eacute;taient d&eacute;j&agrave; lorsqu'ils se disaient bons camarades. Et, s'il
+arrivait qu'un domestique les v&icirc;t se serrer d'un peu pr&egrave;s, entre deux
+portes, il n'&eacute;prouvait aucune surprise, &eacute;tant habitu&eacute; aux plaisanteries
+de madame et du fils de monsieur.</p>
+
+<p>Cette libert&eacute; enti&egrave;re, cette impunit&eacute; les enhardissaient encore. S'ils
+poussaient les verrous la nuit, ils s'embrassaient le jour dans toutes
+les pi&egrave;ces de l'h&ocirc;tel. Ils invent&egrave;rent mille petits jeux, par les temps
+de pluie. Mais le grand r&eacute;gal de Ren&eacute;e &eacute;tait toujours de faire un feu
+terrible et de s'assoupir devant le brasier. Elle eut, cet hiver-l&agrave;, un
+luxe de linge merveilleux. Elle porta des chemises et des peignoirs d'un
+prix fou, dont les entre-deux! et la batiste la couvraient &agrave; peine d'une
+fum&eacute;e blanche. Et, dans la lueur rouge du brasier, elle restait, comme
+nue, les dentelles et la peau roses, la chair baign&eacute;e par la flamme &agrave;
+travers l'&eacute;toffe mince. Maxime, accroupi &agrave; ses pieds, lui baisait les
+genoux, sans m&ecirc;me sentir le linge qui avait la ti&eacute;deur et la couleur de
+ce beau corps le jour &eacute;tait bas, il tombait pareil &agrave; un cr&eacute;puscule dans
+la chambre de soie grise, tandis que C&eacute;leste allait et venait derri&egrave;re
+eux, de son pas tranquille. Elle &eacute;tait devenue leur complice,
+naturellement. Un matin qu'ils s'&eacute;taient oubli&eacute;s au lit, elle les y
+trouva, et garda son flegme de servante au sang glac&eacute;. Ils ne se
+g&ecirc;naient plus, elle entrait &agrave; toute heure, sans que le bruit de leurs
+baisers lui f&icirc;t tourner la t&ecirc;te. Ils comptaient sur elle pour les
+pr&eacute;venir en cas d'alerte. Ils n'achetaient pas son silence.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une fille tr&egrave;s &eacute;conome, tr&egrave;s honn&ecirc;te, et &agrave; laquelle on ne
+connaissait pas d'amant.</p>
+
+<p>Cependant, Ren&eacute;e ne s'&eacute;tait pas clo&icirc;tr&eacute;e. Elle courait le monde, y
+menait Maxime &agrave; sa suite, comme un page blond en habit noir, y go&ucirc;tait
+m&ecirc;me des plaisirs plus vifs. La saison fut pour elle un long triomphe.
+Jamais elle n'avait eu des imaginations plus hardies de toilettes et de
+coiffures. Ce fut alors qu'elle risqua cette fameuse robe de satin
+couleur buisson, sur laquelle &eacute;tait brod&eacute;e toute une chasse au cerf,
+avec des attributs, des poires &agrave; poudre, des cors de chasse, des
+couteaux &agrave; larges lames. Ce fut alors aussi qu'elle mit &agrave; la mode les
+coiffures antiques que Maxime dut aller dessiner pour elle au mus&eacute;e
+Campana, r&eacute;cemment ouvert. Elle rajeunissait, elle &eacute;tait dans la
+pl&eacute;nitude de sa beaut&eacute; turbulente. L'inceste mettait en elle une flamme
+qui luisait au fond de ses yeux et chauffait ses rires. Son binocle
+prenait des insolences supr&ecirc;mes sur le bout de son nez, et elle
+regardait les autres femmes, les bonnes amies &eacute;tal&eacute;es dans l'&eacute;normit&eacute; de
+quelque vice, d'un air d'adolescent vantard, d'un sourire fixe
+signifiant: &laquo;J'ai mon crime.&raquo; Maxime, lui, trouvait le monde assommant.
+C'&eacute;tait par &laquo;chic&raquo; qu'il pr&eacute;tendait s'y ennuyer, car il ne s'amusait
+r&eacute;ellement nulle part. Aux Tuileries, chez les ministres, il
+disparaissait dans les jupons de Ren&eacute;e. Mais il redevenait le ma&icirc;tre,
+d&egrave;s qu'il s'agissait de quelque escapade. Ren&eacute;e voulut revoir le cabinet
+du boulevard, et la largeur du divan la fit sourire. Puis, il la mena un
+peu partout, chez les filles, au bal de l'op&eacute;ra, dans les avant-sc&egrave;nes
+des petits th&eacute;&acirc;tres, dans tous les endroits &eacute;quivoques o&ugrave; ils pouvaient
+coudoyer le vice brutal, en go&ucirc;tant les joies de l'incognito. Quand ils
+rentraient furtivement &agrave; l'h&ocirc;tel, bris&eacute;s de fatigue, ils s'endormaient
+aux bras l'un de l'autre, cuvant l'ivresse du Paris ordurier, avec des
+lambeaux de couplets grivois chantant encore &agrave; leurs oreilles. Le
+lendemain, Maxime imitait les acteurs, et Ren&eacute;e, sur le piano du petit
+salon, cherchait &agrave; retrouver la voix rauque et les d&eacute;hanchements de
+Blanche Muller dans son r&ocirc;le de la Belle H&eacute;l&egrave;ne. Ses le&ccedil;ons de musique
+du couvent ne lui servaient plus qu'&agrave; &eacute;corcher les couplets de
+bouffonneries nouvelles. Elle avait une horreur sainte pour les airs
+s&eacute;rieux. Maxime &laquo;blaguait&raquo; avec elle la musique allemande, et il crut
+devoir aller siffler le Tannh&auml;user par conviction, et pour d&eacute;fendre les
+refrains &eacute;grillards de sa belle-m&egrave;re.</p>
+
+<p>Une de leurs grandes parties fut de patiner; cet hiver-l&agrave;, le patin
+&eacute;tait &agrave; la mode, l'empereur &eacute;tant all&eacute; un des premiers essayer la glace
+du lac, au bois de Boulogne.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e commanda &agrave; Worms un costume complet de Polonaise, velours et
+fourrure; elle voulut que Maxime e&ucirc;t des bottes molles et un bonnet de
+renard. Ils arrivaient au Bois, par des froids de loup qui leur
+piquaient le nez et les l&egrave;vres, comme si le vent leur e&ucirc;t souffl&eacute; du
+sable fin au visage. Cela les amusait d'avoir froid. Le Bois &eacute;tait tout
+gris, avec des filets de neige, semblables, le long des branches, &agrave; de
+minces guipures. Et, sous le ciel p&acirc;le, au-dessus du lac fig&eacute; et terni,
+il n'y avait que les sapins des &icirc;les qui missent encore, au bord de
+l'horizon, leurs draperies th&eacute;&acirc;trales, o&ugrave; la neige cousait aussi de
+hautes dentelles. Ils filaient tous deux dans l'air glac&eacute;, du vol
+rapide des hirondelles qui rasent le sol. Ils mettaient un poing
+derri&egrave;re le dos, et, se posant mutuellement l'autre main sur l'&eacute;paule,
+ils allaient droits, souriants, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, tournant sur eux-m&ecirc;mes,
+dans le large espace que marquaient de grosses cordes. Du haut de la
+grande all&eacute;e, des badauds les regardaient. Parfois ils venaient se
+chauffer aux brasiers allum&eacute;s sur le bord du lac. Et ils repartaient.
+Ils arrondissaient largement leur vol, les yeux pleurant de plaisir et
+de froid.</p>
+
+<p>Puis, quand vint le printemps, Ren&eacute;e se rappela son ancienne &eacute;l&eacute;gie.
+Elle voulut que Maxime se promen&acirc;t avec elle dans le parc Monceau, la
+nuit, au clair de la lune. Ils all&egrave;rent dans la grotte, s'assirent sur
+l'herbe, devant la colonnade. Mais, lorsqu'elle t&eacute;moigna le d&eacute;sir de
+faire une promenade sur le petit lac, ils s'aper&ccedil;urent que la barque
+qu'on voyait de l'h&ocirc;tel, attach&eacute;e au bord d'une all&eacute;e, n'avait pas de
+rames. On devait les retirer le soir. Ce fut une d&eacute;sillusion.
+D'ailleurs, les grandes ombres du parc inqui&eacute;taient les amants. Ils
+auraient souhait&eacute; qu'on y donn&acirc;t une f&ecirc;te v&eacute;nitienne, avec des ballons
+rouges et un orchestre. Ils le pr&eacute;f&eacute;raient le jour, l'apr&egrave;s-midi, et
+souvent ils se mettaient alors &agrave; une des fen&ecirc;tres de l'h&ocirc;tel, pour voir
+les &eacute;quipages qui suivaient la courbe savante de la grande all&eacute;e. Ils se
+plaisaient &agrave; ce coin charmant du nouveau Paris, &agrave; cette nature aimable
+et propre, &agrave; ces pelouses pareilles &agrave; des pans de velours, coup&eacute;es de
+corbeilles, d'arbustes choisis, et bord&eacute;es de magnifiques roses
+blanches. Les voitures se croisaient l&agrave;, aussi nombreuses que sur un
+boulevard; les promeneuses y tra&icirc;naient leurs jupes, mollement, comme si
+elles n'eussent pas quitt&eacute; du pied les tapis de leurs salons. Et, &agrave;
+travers les feuillages, ils critiquaient les toilettes, se montraient
+les attelages, go&ucirc;taient de v&eacute;ritables douceurs aux couleurs tendres de
+ce grand jardin. Un bout de la grille dor&eacute;e brillait entre deux arbres,
+une file de canards passait sur le lac, le petit pont Renaissance
+blanchissait, tout neuf dans les verdures, tandis qu'aux deux bords de
+la grande all&eacute;e, sur des chaises jaunes, les m&egrave;res oubliaient en causant
+les petits gar&ccedil;ons et les petites filles qui se regardaient d'un air
+joli, avec des moues d'enfants pr&eacute;coces.</p>
+
+<p>Les amants avaient l'amour du nouveau Paris. Ils couraient souvent la
+ville en voiture, faisaient un d&eacute;tour, pour passer par certains
+boulevards qu'ils aimaient d'une tendresse personnelle. Les maisons,
+hautes, &agrave; grandes portes sculpt&eacute;es, charg&eacute;es de balcons, o&ugrave; luisaient,
+en grandes lettres d'or, des noms, des enseignes, des raisons sociales,
+les ravissaient. Pendant que le coup&eacute; filait, ils suivaient, d'un regard
+ami, les bandes grises des trottoirs, larges, interminables, avec leurs
+bancs, leurs colonnes bariol&eacute;es, leurs arbres maigres. Cette trou&eacute;e
+claire qui allait au bout de l'horizon, se rapetissant et s'ouvrant sur
+un carr&eacute; bleu&acirc;tre du vide, cette double rang&eacute;e ininterrompue de grands
+magasins, o&ugrave; des commis souriaient aux clientes, ces courants de foule
+pi&eacute;tinant et bourdonnant les emplissaient peu &agrave; peu d'une satisfaction
+absolue et enti&egrave;re, d'une sensation de perfection dans la vie de la rue.
+Ils aimaient jusqu'aux jets des lances d'arrosage, qui passaient comme
+une fum&eacute;e blanche devant leurs chevaux, s'&eacute;talaient, s'abattaient en
+pluie fine sous les roues du coup&eacute;, brunissant le sol, soulevant un
+l&eacute;ger flot de poussi&egrave;re. Ils roulaient toujours, et il leur semblait que
+la voiture roulait sur des tapis, le long de cette chauss&eacute;e droite et
+sans fin, qu'on avait faite uniquement pour leur &eacute;viter les ruelles
+noires.</p>
+
+<p>Chaque boulevard devenait un couloir de leur h&ocirc;tel. Les gaiet&eacute;s du
+soleil riaient sur les fa&ccedil;ades neuves, allumaient les vitres, battaient
+les tentes des boutiques et des caf&eacute;s, chauffaient l'asphalte sous les
+pas affair&eacute;s de la foule. Et, quand ils rentraient, un peu &eacute;tourdis par
+le tohu-bohu &eacute;clatant de ces longs bazars, ils se plaisaient au parc
+Monceau, comme &agrave; la plate-bande n&eacute;cessaire de ce Paris nouveau, &eacute;talant
+son luxe aux premi&egrave;res ti&eacute;deurs du printemps.</p>
+
+<p>Lorsque la mode les for&ccedil;a absolument de quitter Paris, ils all&egrave;rent aux
+bains de mer, mais &agrave; regret, pensant sur les plages de l'oc&eacute;an aux
+trottoirs des boulevards. Leur amour lui-m&ecirc;me s'y ennuya. C'&eacute;tait une
+fleur de la serre qui avait besoin du grand lit gris et rose, de la
+chair nue du cabinet, de l'aube dor&eacute;e du petit salon. Depuis qu'ils
+&eacute;taient seuls le soir, en face de la mer, ils ne trouvaient plus rien &agrave;
+se dire. Elle essaya de chanter son r&eacute;pertoire du th&eacute;&acirc;tre des Vari&eacute;t&eacute;s,
+sur un vieux piano qui agonisait dans un coin de sa chambre, &agrave; l'h&ocirc;tel;
+mais l'instrument, tout humide des vents du large, avait les voix
+m&eacute;lancoliques des grandes eaux. La Belle H&eacute;l&egrave;ne y fut lugubre et
+fantastique. Pour se consoler, la jeune femme &eacute;tonna la plage par ses
+costumes prodigieux. Toute la bande de ces dames &eacute;tait l&agrave;, &agrave; b&acirc;iller, &agrave;
+attendre l'hiver, en cherchant avec d&eacute;sespoir un costume de bain qui ne
+les rend&icirc;t pas trop laides. Jamais Ren&eacute;e ne put d&eacute;cider Maxime &agrave; se
+baigner. Il avait une peur abominable de l'eau, devenait tout p&acirc;le quand
+le flot arrivait jusqu'&agrave; ses bottines, ne se serait pour rien au monde
+approch&eacute; au bord d'une falaise; il marchait loin des trous, faisant de
+longs d&eacute;tours pour &eacute;viter la moindre c&ocirc;te un peu roide.</p>
+
+<p>Saccard vint &agrave; deux ou trois reprises voir &laquo;les enfants&raquo;. Il &eacute;tait
+&eacute;cras&eacute; de soucis, disait-il. Ce ne fut que vers octobre, lorsqu'ils se
+retrouv&egrave;rent tous les trois &agrave; Paris, qu'il songea s&eacute;rieusement &agrave; se
+rapprocher de sa femme. L'affaire de Charonne m&ucirc;rissait. Son plan fut
+net et brutal. Il comptait prendre Ren&eacute;e au jeu qu'il aurait jou&eacute; avec
+une fille. Elle vivait dans des besoins d'argent grandissants, et, par
+fiert&eacute;, ne s'adressait &agrave; son mari qu'&agrave; la derni&egrave;re extr&eacute;mit&eacute;. Ce dernier
+se promit de profiter de sa premi&egrave;re demande pour &ecirc;tre galant, et
+renouer des rapports depuis longtemps rompus, dans la joie de quelque
+grosse dette pay&eacute;e.</p>
+
+<p>Des embarras terribles attendaient Ren&eacute;e et Maxime &agrave; Paris. Plusieurs
+des billets souscrits &agrave; Larsonneau &eacute;taient &eacute;chus; mais, comme Saccard
+les laissait naturellement dormir chez l'huissier, ces billets
+inqui&eacute;taient peu la jeune femme. Elle se trouvait bien autrement
+effray&eacute;e par sa dette chez Worms, qui montait maintenant &agrave; pr&egrave;s de deux
+cent mille francs. Le tailleur exigeait un acompte, en mena&ccedil;ant de
+suspendre tout cr&eacute;dit. Elle avait de brusques frissons quand elle
+songeait au scandale d'un proc&egrave;s, et surtout &agrave; une f&acirc;cherie avec
+l'illustre couturier. Puis il lui fallait de l'argent de poche. Ils
+allaient s'ennuyer &agrave; mourir, elle et Maxime, s'ils n'avaient pas
+quelques louis &agrave; d&eacute;penser par jour. Le cher enfant &eacute;tait &agrave; sec, depuis
+qu'il fouillait vainement les tiroirs de son p&egrave;re. Sa fid&eacute;lit&eacute;, sa
+sagesse exemplaire, pendant sept &agrave; huit mois, tenaient beaucoup au vide
+absolu de sa bourse. Il n'avait pas toujours vingt francs pour inviter
+quelque coureuse &agrave; souper. Aussi revenait-il philosophiquement &agrave;
+l'h&ocirc;tel. La jeune femme, &agrave; chacune de leurs escapades, lui remettait son
+porte-monnaie pour qu'il pay&acirc;t dans les restaurants, dans les bals, dans
+les petits th&eacute;&acirc;tres. Elle continuait &agrave; le traiter maternellement; et
+m&ecirc;me c'&eacute;tait elle qui payait, du bout de ses doigts gant&eacute;s, chez le
+p&acirc;tissier o&ugrave; ils s'arr&ecirc;taient presque chaque apr&egrave;s-midi, pour manger des
+petits p&acirc;t&eacute;s aux hu&icirc;tres. Souvent, il trouvait, le matin, dans son
+gilet, des louis qu'il ne savait pas l&agrave;, et qu'elle y avait mis, comme
+une m&egrave;re qui garnit la poche d'un coll&eacute;gien. Et cette belle existence de
+go&ucirc;ters, de caprices satisfaits, de plaisirs faciles allait cesser. Mais
+une crainte plus grave encore vint les consterner. Le bijoutier de
+Sylvia, auquel il devait dix mille francs, se f&acirc;chait, parlait de
+Clichy!</p>
+
+<p>Les billets qu'il avait en main, protest&eacute;s depuis longtemps, &eacute;taient
+couverts de tels frais, que la dette se trouvait grossie de trois ou
+quatre milliers de francs. Saccard d&eacute;clara nettement qu'il ne pouvait
+rien. Son fils &agrave; Clichy le poserait, et, quand il l'en retirerait, il
+ferait grand bruit de cette largesse paternelle. Ren&eacute;e &eacute;tait au
+d&eacute;sespoir; elle voyait son cher enfant en prison, mais dans un v&eacute;ritable
+cachot, couch&eacute; sur de la paille humide. Un soir, elle lui proposa
+s&eacute;rieusement de ne plus sortir de chez elle, d'y vivre ignor&eacute; de tous, &agrave;
+l'abri des recors. Puis elle jura qu'elle trouverait l'argent. Jamais
+elle ne parlait de l'origine de la dette, de cette Sylvia qui confiait
+ses amours aux glaces des cabinets particuliers. C'&eacute;tait une
+cinquantaine de mille francs qu'il lui fallait: quinze mille pour
+Maxime, trente mille pour Worms, et cinq mille francs d'argent de poche.
+Ils auraient devant eux quinze grands jours de bonheur. Elle se mit en
+campagne.</p>
+
+<p>Sa premi&egrave;re id&eacute;e fut de demander les cinquante mille francs &agrave; son mari.
+Elle ne s'y d&eacute;cida qu'avec des r&eacute;pugnances. Les derni&egrave;res fois qu'il
+&eacute;tait entr&eacute; dans sa chambre pour lui apporter de l'argent, il lui avait
+mis de nouveaux baisers sur le cou, en lui prenant les mains, en parlant
+de sa tendresse. Les femmes ont un sens tr&egrave;s d&eacute;licat pour deviner les
+hommes. Aussi s'attendait-elle &agrave; une exigence, &agrave; un march&eacute; tacite et
+conclu en souriant.</p>
+
+<p>En effet, quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se
+r&eacute;cria, dit que Larsonneau ne pr&ecirc;terait jamais cette somme, que lui-m&ecirc;me
+&eacute;tait encore trop g&ecirc;n&eacute;. Puis, changeant de voix, comme vaincu et pris
+d'une &eacute;motion subite:</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vais courir Paris,
+faire l'impossible.... Je veux, ch&egrave;re amie, que vous soyez contente.</p>
+
+<p>Et mettant les l&egrave;vres &agrave; son oreille, lui baisant les cheveux, la voix un
+peu tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Je te les porterai demain soir, dans ta chambre... sans billet....</p>
+
+<p>Mais elle dit vivement qu'elle n'&eacute;tait pas press&eacute;e, qu'elle ne voulait
+pas le d&eacute;ranger &agrave; ce point. Lui qui venait de mettre tout son c&oelig;ur dans
+ce dangereux &laquo;sans billet&raquo;, qu'il avait laiss&eacute; &eacute;chapper et qu'il
+regrettait, ne parut pas avoir essuy&eacute; un refus d&eacute;sagr&eacute;able. Il se
+releva, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, &agrave; votre disposition.... Je vous trouverai la somme quand le
+moment sera venu. Larsonneau n'y sera pour rien, entendez-vous. C'est un
+cadeau que j'entends vous faire.</p>
+
+<p>Il souriait d'un air bonhomme. Elle resta dans une cruelle angoisse.
+Elle sentait qu'elle perdrait le peu d'&eacute;quilibre qui lui restait si elle
+se livrait &agrave; son mari.</p>
+
+<p>Son dernier orgueil &eacute;tait d'&ecirc;tre mari&eacute;e au p&egrave;re mais de n'&ecirc;tre que la
+femme du fils. Souvent, quand Maxime lui semblait froid, elle essayait
+de lui faire comprendre cette situation par des allusions fort claires;
+il est vrai que le jeune homme, qu'elle s'attendait &agrave; voir tomber &agrave; ses
+pieds, apr&egrave;s cette confidence, demeurait parfaitement indiff&eacute;rent,
+croyant sans doute qu'elle voulait le rassurer sur la possibilit&eacute; d'une
+rencontre entre son p&egrave;re et lui, dans la chambre de soie grise.</p>
+
+<p>Quand Saccard l'eut quitt&eacute;e, elle s'habilla pr&eacute;cipitamment et fit
+atteler. Pendant que son coup&eacute; l'emportait vers l'&icirc;le Saint-Louis, elle
+pr&eacute;parait la fa&ccedil;on dont elle allait demander les cinquante mille francs
+&agrave; son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Elle se jetait dans cette id&eacute;e brusque, sans vouloir la discuter, se
+sentant tr&egrave;s l&acirc;che au fond, et prise d'une &eacute;pouvante invincible devant
+une pareille d&eacute;marche.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle arriva, la cour de l'h&ocirc;tel B&eacute;raud la gla&ccedil;a, de son humidit&eacute;
+morne de clo&icirc;tre, et ce fut avec des envies de se sauver qu'elle monta
+le large escalier de pierre, o&ugrave; ses petites bottes &agrave; hauts talons
+sonnaient terriblement.</p>
+
+<p>Elle avait eu la sottise, dans sa h&acirc;te, de choisir un costume de soie
+feuille morte &agrave; longs volants de dentelles blanches, orn&eacute; de n&oelig;uds de
+satin, coup&eacute; par une ceinture pliss&eacute;e comme une &eacute;charpe. Cette toilette,
+que compl&eacute;tait une petite toque &agrave; grande voilette blanche, mettait une
+note si singuli&egrave;re dans l'ennui sombre de l'escalier, qu'elle eut
+elle-m&ecirc;me conscience de l'&eacute;trange figure qu'elle y faisait. Elle
+tremblait en traversant l'enfilade aust&egrave;re des vastes pi&egrave;ces, o&ugrave; les
+personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ce flot de
+jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude.</p>
+
+<p>Elle trouva son p&egrave;re dans un salon donnant sur la cour, o&ugrave; il se tenait
+d'habitude. Il lisait un grand livre plac&eacute; sur un pupitre adapt&eacute; aux
+bras de son fauteuil. Devant une des fen&ecirc;tres, la tante &Eacute;lisabeth
+tricotait avec de longues aiguilles de bois; et, dans le silence de la
+pi&egrave;ce, on n'entendait que le tic-tac de ces aiguilles.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e s'assit, g&ecirc;n&eacute;e, ne pouvant faire un mouvement sans troubler la
+s&eacute;v&eacute;rit&eacute; du haut plafond par un bruit d'&eacute;toffes froiss&eacute;es. Ses dentelles
+&eacute;taient d'une blancheur crue, sur le fond noir des tapisseries et des
+vieux meubles. M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel, les mains pos&eacute;es au bord du pupitre,
+la regardait. La tante &Eacute;lisabeth parla du mariage prochain de Christine,
+qui devait &eacute;pouser le fils d'un avou&eacute; fort riche; la jeune fille &eacute;tait
+sortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chez un
+fournisseur; et la bonne tante causait toute seule, de sa voix placide,
+sans cesser de tricoter, bavardant sur les affaires du m&eacute;nage, jetant
+des regards souriants &agrave; Ren&eacute;e par-dessus ses lunettes.</p>
+
+<p>Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout le silence de
+l'h&ocirc;tel lui pesait sur les &eacute;paules, et elle e&ucirc;t donn&eacute; beaucoup pour que
+les dentelles de sa robe fussent noires. Le regard de son p&egrave;re
+l'embarrassait au point qu'elle trouva Worms vraiment ridicule d'avoir
+imagin&eacute; de si grands volants.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es belle, ma fille! dit tout &agrave; coup la tante &Eacute;lisabeth, qui
+n'avait pas m&ecirc;me encore vu les dentelles de sa ni&egrave;ce.</p>
+
+<p>Elle arr&ecirc;ta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pour mieux
+voir. M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel eut un p&acirc;le sourire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu blanc, dit-il. Une femme doit &ecirc;tre bien embarrass&eacute;e avec
+&ccedil;a sur les trottoirs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon p&egrave;re, on ne sort pas &agrave; pied! s'&eacute;cria Ren&eacute;e, qui regretta
+ensuite ce mot du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le vieillard allait r&eacute;pondre. Puis il se leva, redressa sa haute taille,
+et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage. Celle-ci restait
+toute p&acirc;le d'&eacute;motion. Chaque fois qu'elle s'exhortait &agrave; avoir du courage
+et qu'elle cherchait une transition pour arriver &agrave; la demande d'argent,
+elle &eacute;prouvait un &eacute;lancement au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous voit plus, mon p&egrave;re, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! r&eacute;pondit la tante sans laisser &agrave; son fr&egrave;re le temps d'ouvrir les
+l&egrave;vres, ton p&egrave;re ne sort gu&egrave;re que pour aller de loin en loin au Jardin
+des plantes. Et encore faut-il que je me f&acirc;che! Il pr&eacute;tend qu'il se perd
+dans Paris, que la ville n'est plus faite pour lui.... Va, tu peux le
+gronder!</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari serait si heureux de vous voir venir de temps &agrave; autre &agrave; nos
+jeudis! continua la jeune femme.</p>
+
+<p>M. B&eacute;raud du Ch&acirc;tel fit quelques pas en silence. Puis, d'une voix
+tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Tu remercieras ton mari, dit-il. C'est un gar&ccedil;on actif, parait-il, et
+je souhaite pour toi qu'il m&egrave;ne honn&ecirc;tement ses affaires. Mais nous
+n'avons pas les m&ecirc;mes id&eacute;es, et je suis mal &agrave; l'aise dans votre belle
+maison du parc Monceau.</p>
+
+<p>La tante &Eacute;lisabeth parut chagrine de cette r&eacute;ponse:</p>
+
+<p>&mdash;Que les hommes sont donc m&eacute;chants avec leur politique! dit-elle
+gaiement. Veux-tu savoir la v&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>Ton p&egrave;re est furieux contre vous, parce que vous allez aux Tuileries.</p>
+
+<p>Mais le vieillard haussa les &eacute;paules, comme pour dire que son
+m&eacute;contentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit &agrave;
+marcher lentement, songeur. Ren&eacute;e resta un instant silencieuse, ayant au
+bord des l&egrave;vres la demande des cinquante mille francs. Puis, une l&acirc;chet&eacute;
+plus grande la prit, elle embrassa son p&egrave;re, elle s'en alla.</p>
+
+<p>La tante &Eacute;lisabeth voulut l'accompagner jusqu'&agrave; l'escalier. En
+traversant l'enfilade des pi&egrave;ces, elle continuait &agrave; bavarder de sa
+petite voix de vieille:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es heureuse, ch&egrave;re enfant. &Ccedil;a me fait bien plaisir de te voir belle
+et bien portante; car si ton mariage avait mal tourn&eacute;, sais-tu que je me
+serais crue coupable?... Ton mari t'aime, tu as tout ce qu'il te faut,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, r&eacute;pondit Ren&eacute;e, s'effor&ccedil;ant de sourire, la mort dans le
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>La tante la retint encore, la main sur la rampe de l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, je n'ai qu'une crainte, c'est que tu ne te grises avec tout
+ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vends rien.... Si un jour tu
+avais un enfant, tu trouverais pour lui une petite fortune toute pr&ecirc;te.</p>
+
+<p>Quand Ren&eacute;e fut dans son coup&eacute;, elle poussa un soupir de soulagement.
+Elle avait des gouttes de sueur froide aux tempes; elle les essuya, en
+pensant &agrave; l'humidit&eacute; glaciale de l'h&ocirc;tel B&eacute;raud. Puis, lorsque le coup&eacute;
+roula au soleil clair du quai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante
+mille francs, et toute sa douleur s'&eacute;veilla, plus vive. Elle qu'on
+croyait si hardie, comme elle venait d'&ecirc;tre l&acirc;che!</p>
+
+<p>Et pourtant c'&eacute;tait de Maxime qu'il s'agissait, de sa libert&eacute;, de leurs
+joies &agrave; tous deux! Au milieu des reproches amers qu'elle s'adressait,
+une id&eacute;e surgit tout &agrave; coup, qui mit son d&eacute;sespoir au comble! elle
+aurait d&ucirc; parler des cinquante mille francs &agrave; la tante &Eacute;lisabeth, dans
+l'escalier.</p>
+
+<p>O&ugrave; avait-elle eu la t&ecirc;te? La bonne femme lui aurait peut-&ecirc;tre pr&ecirc;t&eacute; la
+somme, ou tout au moins l'aurait aid&eacute;e. Elle se penchait d&eacute;j&agrave; pour dire
+&agrave; son cocher de retourner rue Saint-Louis-en-l'Ile lorsqu'elle crut
+revoir l'image de son p&egrave;re traversant lentement l'ombre solennelle du
+grand salon. Jamais elle n'aurait le courage de rentrer tout de suite
+dans cette pi&egrave;ce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxi&egrave;me visite?
+Et, au fond d'elle, elle ne trouvait m&ecirc;me plus le courage de parler de
+l'affaire &agrave; la tante &Eacute;lisabeth. Elle dit &agrave; son cocher de la conduire rue
+du Faubourg Poissonni&egrave;re.</p>
+
+<p>Mme Sidonie eut un cri de ravissement lorsqu'elle la vit pousser la
+porte discr&egrave;tement voil&eacute;e de la boutique.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait l&agrave; par hasard, elle allait sortir pour courir chez le juge de
+paix, o&ugrave; elle citait une cliente. Mais elle ferait d&eacute;faut, &ccedil;a serait
+pour un autre jour; elle &eacute;tait trop heureuse que sa belle-s&oelig;ur e&ucirc;t
+l'amabilit&eacute; de lui rendre enfin une petite visite. Ren&eacute;e souriait, d'un
+air embarrass&eacute;. Mme Sidonie ne voulut absolument pas qu'elle rest&acirc;t en
+bas; elle la fit monter dans sa chambre, par le petit escalier, apr&egrave;s
+avoir retir&eacute; le bouton de cuivre du magasin. Elle &ocirc;tait ainsi et
+remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenait par un simple clou.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir sur une chaise
+longue, nous allons pouvoir causer gentiment.... Imaginez-vous que vous
+arrivez comme mars en car&ecirc;me. Je serais all&eacute;e ce soir chez vous.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, qui connaissait la chambre, y &eacute;prouvait cette vague sensation de
+malaise que procure &agrave; un promeneur un coin de for&ecirc;t coup&eacute; dans un
+paysage aim&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-elle enfin, vous avez chang&eacute; le lit de place, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit tranquillement la marchande de dentelles, c'est une de
+mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face de la chemin&eacute;e. Elle
+m'a conseill&eacute; aussi des rideaux rouges.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je me disais, les rideaux n'&eacute;taient pas de cette
+couleur.... Une couleur bien commune, le rouge.</p>
+
+<p>Et elle mit son binocle, regarda cette pi&egrave;ce qui avait un luxe de grand
+h&ocirc;tel garni. Elle vit sur la chemin&eacute;e de longues &eacute;pingles &agrave; cheveux qui
+ne venaient certainement pas du maigre chignon de Mme Sidonie. A
+l'ancienne place o&ugrave; se trouvait le lit, le papier peint se montrait tout
+&eacute;rafl&eacute;, d&eacute;teint et sali par le matelas. La courti&egrave;re avait bien essay&eacute;
+de cacher cette plaie, derri&egrave;re les dossiers des deux fauteuils; mais
+ces dossiers &eacute;taient un peu bas, et Ren&eacute;e s'arr&ecirc;ta &agrave; cette bande us&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez quelque chose &agrave; me dire? demanda-t-elle enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est toute une histoire, dit Mme Sidonie, joignant les mains,
+avec des mines de gourmande qui va conter ce qu'elle a mang&eacute; &agrave; son
+d&icirc;ner. Imaginez-vous que M. de Saffr&eacute; est amoureux de la belle Mme
+Saccard.... Oui, de vous-m&ecirc;me, ma mignonne.</p>
+
+<p>Elle n'eut m&ecirc;me pas un mouvement de coquetterie.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! dit-elle, vous le disiez si &eacute;pris de Mme Michelin.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est fini, tout &agrave; fait fini.... Je puis vous en donner la preuve,
+si vous voulez.... Vous ne savez donc pas que la petite Michelin a plu
+au baron Gouraud?</p>
+
+<p>C'est &agrave; n'y rien comprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont
+stup&eacute;faits.... Et savez-vous qu'elle est en train d'obtenir le ruban
+rouge pour son mari!...</p>
+
+<p>Allez, c'est une gaillarde. Elle n'a pas froid aux yeux, elle n'a besoin
+de personne pour conduire sa barque.</p>
+
+<p>Elle dit cela avec quelque regret m&ecirc;l&eacute; d'admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Mais revenons &agrave; M. de Saffr&eacute;.... Il vous aurait rencontr&eacute;e &agrave; un bal
+d'actrices, enfouie dans un domino, et m&ecirc;me il s'accuse de vous avoir
+offert un peu cavali&egrave;rement &agrave; souper.... Est-ce vrai?</p>
+
+<p>La jeune femme restait toute surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement vrai, murmura-t-elle; mais qui a pu lui dire?...</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, il pr&eacute;tend qu'il vous a reconnue plus tard, quand vous
+n'avez plus &eacute;t&eacute; dans le salon, et qu'il s'est rappel&eacute; vous avoir vue
+sortir au bras de Maxime....</p>
+
+<p>C'est depuis ce temps-l&agrave; qu'il est amoureux fou. &Ccedil;a lui a pouss&eacute; au
+c&oelig;ur, vous comprenez? un caprice.... Il est venu me voir pour me
+supplier de vous pr&eacute;senter ses excuses....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompit n&eacute;gligemment
+Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma bonne Sidonie, je suis bien tourment&eacute;e.</p>
+
+<p>Il me faut absolument cinquante mille francs demain matin. J'&eacute;tais venue
+pour vous parler de cette affaire.</p>
+
+<p>Vous connaissez des pr&ecirc;teurs, m'avez-vous dit?</p>
+
+<p>La courti&egrave;re, piqu&eacute;e de la fa&ccedil;on brusque dont sa belle s&oelig;ur coupait son
+histoire, lui fit attendre quelque temps sa r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes; seulement, je vous conseille, avant tout, de chercher
+chez des amis.... Moi, &agrave; votre place, je sais bien ce que je ferais....
+Je m'adresserais &agrave; M. de Saffr&eacute;, tout simplement.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e eut un sourire contraint.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit-elle, ce serait peu convenable, puisque vous le pr&eacute;tendez
+si amoureux.</p>
+
+<p>La vieille la regardait d'un &oelig;il fixe; puis son visage mou se fondit
+doucement dans un sourire de piti&eacute; attendrie.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre ch&egrave;re, murmura-t-elle, vous avez pleur&eacute;; ne niez pas, je le
+vois &agrave; vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie.... Voyons,
+laissez-moi arranger la petite affaire en question.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants. Et elle
+resta debout, toute secou&eacute;e par une cruelle lutte int&eacute;rieure. Elle
+ouvrait les l&egrave;vres, pour accepter peut-&ecirc;tre, lorsqu'un l&eacute;ger coup de
+sonnette retentit dans la pi&egrave;ce voisine. Mme Sidonie sortit vivement, en
+entreb&acirc;illant une porte qui laissa voir une double rang&eacute;e de pianos. La
+jeune femme entendit ensuite un pas d'homme et le bruit &eacute;touff&eacute; d'une
+conversation &agrave; voix basse. Machinalement, elle alla examiner de plus
+pr&egrave;s la tache jaun&acirc;tre dont les matelas avaient barr&eacute; le mur.</p>
+
+<p>Cette tache l'inqui&eacute;tait, la g&ecirc;nait. Oubliant tout, Maxime, les
+cinquante mille francs, M. de Saffr&eacute;, elle revint devant le lit,
+songeuse: ce lit &eacute;tait bien mieux &agrave; l'endroit o&ugrave; il se trouvait
+auparavant; il y avait des femmes qui manquaient vraiment de go&ucirc;t; pour
+s&ucirc;r, quand on &eacute;tait couch&eacute;, on devait avoir la lumi&egrave;re dans les yeux.</p>
+
+<p>Et elle vit vaguement se lever, au fond de son souvenir, l'image de
+l'inconnu du quai Saint-Paul, son roman en deux rendez-vous, cet amour
+de hasard qu'elle avait go&ucirc;t&eacute; l&agrave;, &agrave; cette autre place. Il n'en restait
+que cette usure du papier peint. Alors cette chambre l'emplit de
+malaise, et elle s'impatienta de ce bourdonnement de voix qui
+continuait, dans la pi&egrave;ce voisine.</p>
+
+<p>Quand Mme Sidonie revint, ouvrant et fermant la porte avec pr&eacute;caution,
+elle fit des signes r&eacute;p&eacute;t&eacute;s du bout des doigts, pour lui recommander de
+parler tout bas.</p>
+
+<p>Puis, &agrave; son oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas, l'aventure est bonne: c'est M. de Saffr&eacute; qui est
+l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne lui avez pas dit au moins que j'&eacute;tais ici? demanda la jeune
+femme inqui&egrave;te.</p>
+
+<p>La courti&egrave;re sembla surprise, et tr&egrave;s na&iuml;vement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais si.... Il attend que je lui dise d'entrer. Bien entendu, je ne
+lui ai pas parl&eacute; des cinquante mille francs....</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, toute p&acirc;le, s'&eacute;tait redress&eacute;e comme sous un coup de fouet. Une
+immense fiert&eacute; lui remontait au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ce bruit de bottes, qu'elle entendait plus brutal dans la chambre d'&agrave;
+c&ocirc;t&eacute;, l'exasp&eacute;rait.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en vais, dit-elle d'une voix br&egrave;ve. Venez m'ouvrir la porte.</p>
+
+<p>Mme Sidonie essaya de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Ne faites pas l'enfant.... Je ne puis pas rester avec ce gar&ccedil;on sur
+les bras, maintenant que je lui ai dit que vous &eacute;tiez ici.... Vous me
+compromettez, vraiment....</p>
+
+<p>Mais la jeune femme avait d&eacute;j&agrave; descendu le petit escalier. Elle r&eacute;p&eacute;tait
+devant la porte ferm&eacute;e de la boutique:</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrez-moi, ouvrez-moi.</p>
+
+<p>La marchande de dentelles, quand elle retirait le bouton de cuivre,
+avait l'habitude de le mettre dans sa poche. Elle voulut encore
+parlementer. Enfin, prise de col&egrave;re elle-m&ecirc;me, laissant voir au fond de
+ses yeux gris la s&eacute;cheresse aigre de sa nature, elle s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin que voulez-vous que je lui dise, &agrave; cet homme?</p>
+
+<p>&mdash;Que je ne suis pas &agrave; vendre, r&eacute;pondit Ren&eacute;e, qui avait un pied sur le
+trottoir.</p>
+
+<p>Et il lui sembla entendre Mme Sidonie murmurer en refermant violemment
+la porte: &laquo;Eh! va donc, grue! tu me paieras &ccedil;a.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! pensa-t-elle en remontant dans son coup&eacute;, j'aime encore mieux
+mon mari.</p>
+
+<p>Elle retourna droit &agrave; l'h&ocirc;tel. Le soir, elle dit &agrave; Maxime de ne pas
+venir; elle &eacute;tait souffrante, elle avait besoin de repos. Et, le
+lendemain, lorsqu'elle lui remit les quinze mille francs pour le
+bijoutier de Sylvia, elle resta embarrass&eacute;e devant sa surprise et ses
+questions. C'&eacute;tait son mari, dit-elle, qui avait fait une bonne affaire.
+Mais, &agrave; partir de ce jour, elle fut plus fantasque, elle changeait
+souvent les heures des rendez-vous qu'elle donnait au jeune homme, et
+souvent m&ecirc;me elle le guettait dans la serre pour le renvoyer. Lui
+s'inqui&eacute;tait peu de ces changements d'humeur; il se plaisait &agrave; &ecirc;tre une
+chose ob&eacute;issante aux mains des femmes. Ce qui l'ennuya davantage, ce fut
+la tournure morale que prenaient parfois leurs t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te d'amoureux.
+Elle devenait toute triste; m&ecirc;me il lui arrivait d'avoir de grosses
+larmes dans les yeux. Elle interrompait son refrain sur &laquo;le beau jeune
+homme&raquo; de La Belle H&eacute;l&egrave;ne, jouait les cantiques du pensionnat, demandait
+&agrave; son amant s'il ne croyait pas que le mal f&ucirc;t puni t&ocirc;t ou tard.</p>
+
+<p>&mdash;D&eacute;cid&eacute;ment, elle vieillit, pensait-il. C'est tout le plus si elle est
+dr&ocirc;le encore un an ou deux.</p>
+
+<p>La v&eacute;rit&eacute; &eacute;tait qu'elle souffrait cruellement. Maintenant, elle aurait
+mieux aim&eacute; tromper Maxime avec M. de Saffr&eacute;. Chez Mme Sidonie, elle
+s'&eacute;tait r&eacute;volt&eacute;e, elle avait c&eacute;d&eacute; &agrave; une fiert&eacute; instinctive, au d&eacute;go&ucirc;t de
+ce march&eacute; grossier. Mais, les jours suivants, quand elle endura les
+angoisses de l'adult&egrave;re, tout sombra en elle, et elle se sentit si
+m&eacute;prisable qu'elle se serait livr&eacute;e au premier homme qui aurait pouss&eacute;
+la porte de la chambre aux pianos. Si, jusque-l&agrave;, la pens&eacute;e de son mari
+&eacute;tait pass&eacute;e parfois dans l'inceste, comme une pointe d'horreur
+voluptueuse, le mari, l'homme lui-m&ecirc;me, y entra d&egrave;s lors avec une
+brutalit&eacute; qui tourna ses sensations les plus d&eacute;licates en douleurs
+intol&eacute;rables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute et qui
+r&ecirc;vait volontiers un coin de paradis surhumain o&ugrave; les dieux go&ucirc;tent
+leurs amours en famille, elle roulait &agrave; la d&eacute;bauche vulgaire, au partage
+de deux hommes. Vainement elle tenta de jouir de l'infamie. Elle avait
+encore les l&egrave;vres chaudes des baisers de Saccard, lorsqu'elle les
+offrait aux baisers de Maxime.</p>
+
+<p>Ses curiosit&eacute;s descendirent au fond de ces volupt&eacute;s maudites; elle alla
+jusqu'&agrave; m&ecirc;ler ces deux tendresses, jusqu'&agrave; chercher le fils dans les
+&eacute;treintes du p&egrave;re. Et elle sortait plus effar&eacute;e, plus meurtrie de ce
+voyage dans l'inconnu du mal, de ces t&eacute;n&egrave;bres ardentes o&ugrave; elle
+confondait son double amant, avec des terreurs qui donnaient un r&acirc;le &agrave;
+ses joies.</p>
+
+<p>Elle garda ce drame pour elle seule, en doubla la souffrance par les
+fi&egrave;vres de son imagination. Elle e&ucirc;t pr&eacute;f&eacute;r&eacute; mourir que d'avouer la
+v&eacute;rit&eacute; &agrave; Maxime. C'&eacute;tait une peur sourde que le jeune homme ne se
+r&eacute;volt&acirc;t, ne la quitt&acirc;t; c'&eacute;tait surtout une croyance si absolue de
+p&eacute;ch&eacute; monstrueux et de damnation &eacute;ternelle qu'elle aurait plus
+volontiers travers&eacute; nue le parc Monceau que de confesser sa honte &agrave; voix
+basse. Elle restait, d'ailleurs, l'&eacute;tourdie qui &eacute;tonnait Paris par ses
+extravagances. Des gaiet&eacute;s nerveuses la prenaient, des caprices
+prodigieux, dont s'entretenaient les journaux, en la d&eacute;signant par ses
+initiales.</p>
+
+<p>Ce fut &agrave; cette &eacute;poque qu'elle voulut s&eacute;rieusement se battre en duel, au
+pistolet, avec la duchesse de Sternich, qui avait, m&eacute;chamment,
+disait-elle, renvers&eacute; un verre de punch sur sa robe; il fallut que son
+beau-fr&egrave;re le ministre se f&acirc;ch&acirc;t. Une autre fois, elle paria avec Mme de
+Lauwerens qu'elle ferait le tour de la piste de Longchamp en moins de
+dix minutes, et ce ne fut qu'une question de costume qui la retint.
+Maxime lui-m&ecirc;me commen&ccedil;ait &agrave; &ecirc;tre effray&eacute; par cette t&ecirc;te o&ugrave; la folie
+montait, et o&ugrave; il croyait entendre, la nuit, sur l'oreiller, tout le
+tapage d'une ville en rut de plaisirs.</p>
+
+<p>Un soir, ils all&egrave;rent ensemble au Th&eacute;&acirc;tre-Italien. Ils n'avaient
+seulement pas regard&eacute; l'affiche. Ils voulaient voir une grande
+trag&eacute;dienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir tout Paris,
+et &agrave; laquelle la mode leur commandait de s'int&eacute;resser. On donnait
+Ph&egrave;dre. Il se rappelait assez son r&eacute;pertoire classique, elle savait
+assez d'italien pour suivre la pi&egrave;ce. Et m&ecirc;me ce drame leur causa une
+&eacute;motion particuli&egrave;re, dans cette langue &eacute;trang&egrave;re dont les sonorit&eacute;s
+leur semblaient, par moments, un simple accompagnement d'orchestre
+soutenant la mimique des acteurs. Hippolyte &eacute;tait un grand gar&ccedil;on p&acirc;le,
+tr&egrave;s m&eacute;diocre, qui pleurait son r&ocirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Quel godiche! murmurait Maxime.</p>
+
+<p>Mais la Ristori, avec ses fortes &eacute;paules secou&eacute;es par les sanglots, avec
+sa face tragique et ses gros bras, remuait profond&eacute;ment Ren&eacute;e. Ph&egrave;dre
+&eacute;tait du sang de Pasipha&eacute;, et elle se demandait de quel sang elle
+pouvait &ecirc;tre, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de
+la pi&egrave;ce que cette grande femme tra&icirc;nant sur les planches le crime
+antique. Au premier acte, quand Ph&egrave;dre fait &agrave; &OElig;none la confidence de sa
+tendresse criminelle; au second, lorsqu'elle se d&eacute;clare, toute br&ucirc;lante,
+&agrave; Hippolyte; et, plus tard, au quatri&egrave;me, lorsque le retour de Th&eacute;s&eacute;e
+l'accable, et qu'elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle
+emplissait la salle d'un tel cri de passion fauve, d'un tel besoin de
+volupt&eacute; surhumaine que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque
+frisson de son d&eacute;sir et de ses remords.</p>
+
+<p>&mdash;Attends, murmurait Maxime &agrave; son oreille, tu vas entendre le r&eacute;cit de
+Th&eacute;ram&egrave;ne. Il a une bonne t&ecirc;te, le vieux!</p>
+
+<p>Et il murmura d'une voix creuse:</p>
+
+<p>A peine nous sortions des portes de Tr&eacute;z&egrave;ne, il &eacute;tait sur son char...</p>
+
+<p>Mais Ren&eacute;e, quand le vieux parla, ne regarda plus, n'&eacute;couta plus. Le
+lustre l'aveuglait, les chaleurs &eacute;touffantes lui venaient de toutes ces
+faces p&acirc;les tendues vers la sc&egrave;ne. Le monologue continuait,
+interminable. Elle &eacute;tait dans la serre, sous les feuillages ardents, et
+elle r&ecirc;vait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils.
+Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier
+r&acirc;le de Ph&egrave;dre, repentante et mourant dans les convulsions du poison,
+lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de
+s'empoisonner, un jour? Comme son drame &eacute;tait mesquin et honteux &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+de l'&eacute;pop&eacute;e antique! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa
+sortie de th&eacute;&acirc;tre, elle entendait encore gronder derri&egrave;re elle cette
+rude voix de la Ristori, &agrave; laquelle r&eacute;pondait le murmure complaisant
+d'&OElig;none.</p>
+
+<p>Dans le coup&eacute;, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en g&eacute;n&eacute;ral la
+trag&eacute;die &laquo;assommante&raquo;, et pr&eacute;f&eacute;rait les pi&egrave;ces des Bouffes. Cependant
+Ph&egrave;dre &eacute;tait &laquo;cors&eacute;e&raquo;. Il s'y &eacute;tait int&eacute;ress&eacute;, parce que.... Et il serra
+la main de Ren&eacute;e, pour compl&eacute;ter sa pens&eacute;e. Puis une id&eacute;e dr&ocirc;le lui
+passa par la t&ecirc;te, et il c&eacute;da &agrave; l'envie de faire un mot:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m'approcher de la
+mer, &agrave; Trouville.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, perdue au fond de son r&ecirc;ve douloureux, se taisait. Il fallut
+qu'il r&eacute;p&eacute;t&acirc;t sa phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? lui demanda-t-elle &eacute;tonn&eacute;e, ne comprenant pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le monstre....</p>
+
+<p>Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie gla&ccedil;a la jeune femme.
+Tout se d&eacute;traqua dans sa t&ecirc;te. La Ristori n'&eacute;tait plus qu'un gros pantin
+qui retroussait son p&eacute;plum et montrait sa langue au public comme Blanche
+Muller, au troisi&egrave;me acte de La Belle H&eacute;l&egrave;ne, Th&eacute;ram&egrave;ne dansait le
+cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant
+les doigts dans le nez.</p>
+
+<p>Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Ren&eacute;e, elle avait des
+r&eacute;bellions superbes. Quel &eacute;tait donc son crime, et pourquoi aurait-elle
+rougi? Est-ce qu'elle ne marchait pas chaque jour sur des infamies plus
+grandes? Est-ce qu'elle ne coudoyait pas, chez les ministres, aux
+Tuileries, partout, des mis&eacute;rables comme elle, qui avaient sur leur
+chair des millions et qu'on adorait &agrave; deux genoux! Et elle songeait &agrave;
+l'amiti&eacute; honteuse d'Adeline d'Espanet et de Suzanne Haffner, dont on
+souriait parfois aux lundis de l'imp&eacute;ratrice. Elle se rappelait le
+n&eacute;goce de Mme de Lauwerens, que les maris c&eacute;l&eacute;braient pour sa bonne
+conduite, son ordre, son exactitude &agrave; payer ses fournisseurs. Elle
+nommait Mme Daste, Mme Teissi&egrave;re, la baronne de Meinhold, ces cr&eacute;atures
+dont les amants payaient le luxe, et qui &eacute;taient cot&eacute;es dans le beau
+monde comme des valeurs &agrave; la Bourse.</p>
+
+<p>Mme de Guende &eacute;tait tellement b&ecirc;te et tellement bien faite qu'elle avait
+pour amants trois officiers sup&eacute;rieurs &agrave; la fois, sans pouvoir les
+distinguer, &agrave; cause de leur uniforme; ce qui faisait dire &agrave; ce d&eacute;mon de
+Louise qu'elle les for&ccedil;ait d'abord &agrave; se mettre en chemise, pour savoir
+auquel des trois elle parlait. La comtesse Vanska, elle, se souvenait
+des cours o&ugrave; elle avait chant&eacute;, des trottoirs le long desquels on
+pr&eacute;tendait l'avoir revue, v&ecirc;tue d'indienne, r&ocirc;dant comme une louve.
+Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie &eacute;tal&eacute;e et triomphante.</p>
+
+<p>Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich se dressait, laide,
+vieillie, lass&eacute;e, avec la gloire d'avoir pass&eacute; une nuit dans le lit
+imp&eacute;rial; c'&eacute;tait le vice officiel, elle en gardait comme une majest&eacute; de
+la d&eacute;bauche et une souverainet&eacute; sur cette bande d'illustres coureuses.</p>
+
+<p>Alors, l'incestueuse s'habituait &agrave; sa faute comme &agrave; une robe de gala
+dont les roideurs l'auraient d'abord g&ecirc;n&eacute;e. Elle suivait les modes de
+l'&eacute;poque, elle s'habillait et se d&eacute;shabillait &agrave; l'exemple des autres.
+Elle finissait par croire qu'elle vivait au milieu d'un monde sup&eacute;rieur
+&agrave; la morale commune, o&ugrave; les sens s'affinaient et se d&eacute;veloppaient, o&ugrave; il
+&eacute;tait permis de se mettre nue pour la joie de l'Olympe entier. Le mal
+devenait un luxe, une fleur piqu&eacute;e dans les cheveux, un diamant attach&eacute;
+sur le front.</p>
+
+<p>Et elle revoyait, comme une justification et une r&eacute;demption, l'empereur,
+au bras du g&eacute;n&eacute;ral, passer entre les deux files d'&eacute;paules inclin&eacute;es.</p>
+
+<p>Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari, continuait &agrave;
+l'inqui&eacute;ter. Depuis que Saccard se montrait galant ce grand valet p&acirc;le
+et digne lui semblait marcher autour d'elle, avec la solennit&eacute; d'un
+bl&acirc;me muet. Il ne la regardait pas, ses regards froids passaient plus
+haut, par-dessus son chignon, avec des pudeurs de bedeau refusant de
+souiller ses yeux sur la chevelure d'une p&eacute;cheresse. Elle s'imaginait
+qu'il savait tout, elle aurait achet&eacute; son silence si elle e&ucirc;t os&eacute;. Puis
+des malaises la prenaient, elle &eacute;prouvait une sorte de respect confus
+quand elle rencontrait Baptiste, se disant que toute l'honn&ecirc;tet&eacute; de son
+entourage s'&eacute;tait retir&eacute;e et cach&eacute;e sous l'habit noir de ce laquais.</p>
+
+<p>Elle demanda un jour &agrave; C&eacute;leste:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que Baptiste plaisante &agrave; l'office? Lui connaissez-vous quelque
+aventure, quelque ma&icirc;tresse?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, oui! se contenta de r&eacute;pondre la femme de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, il a d&ucirc; vous faire la cour?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! il ne regarde jamais les femmes. C'est &agrave; peine si nous
+l'apercevons.... Il est toujours chez monsieur ou dans les &eacute;curies....
+Il dit qu'il aime beaucoup les chevaux.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e s'irritait de cette honn&ecirc;tet&eacute;, insistait, aurait voulu pouvoir
+m&eacute;priser ses gens. Bien qu'elle se f&ucirc;t prise d'affection pour C&eacute;leste,
+elle se serait r&eacute;jouie de lui savoir des amants.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous, C&eacute;leste, ne trouvez-vous pas que Baptiste est un beau
+gar&ccedil;on?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, madame! s'&eacute;cria la chambri&egrave;re, de l'air stup&eacute;fait d'une personne
+qui vient d'entendre une chose prodigieuse, oh! j'ai bien d'autres id&eacute;es
+en t&ecirc;te. Je ne veux pas d'un homme. J'ai mon plan, vous verrez plus
+tard. Je ne suis pas une b&ecirc;te, allez.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis, d'ailleurs,
+grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles rencontraient des
+obstacles nombreux qu'il lui fallait franchir, et contre lesquels elle
+se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi que Louise de Mareuil se dressa un
+jour entre elle et Maxime. Elle n'&eacute;tait pas jalouse de &laquo;la bossue&raquo;,
+comme elle la nommait d&eacute;daigneusement; elle la savait condamn&eacute;e par les
+m&eacute;decins, et ne pouvait croire que Maxime &eacute;pous&acirc;t jamais un pareil
+laideron, m&ecirc;me au prix d'un million de dot. Dans ses chutes, elle avait
+conserv&eacute; une na&iuml;vet&eacute; bourgeoise &agrave; l'&eacute;gard des gens qu'elle aimait; si
+elle se m&eacute;prisait elle-m&ecirc;me, elle les croyait volontiers sup&eacute;rieurs et
+tr&egrave;s estimables. Mais, tout en rejetant la possibilit&eacute; d'un mariage qui
+lui e&ucirc;t paru une d&eacute;bauche sinistre et un vol, elle souffrait des
+familiarit&eacute;s, de la camaraderie des jeunes gens. Quand elle parlait de
+Louise &agrave; Maxime, il riait d'aise, il lui racontait les mots de l'enfant,
+il lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'appelle son petit homme, tu sais, cette gamine?</p>
+
+<p>Et il montrait une telle libert&eacute; d'esprit, qu'elle n'osait lui faire
+entendre que cette gamine avait dix-sept ans, et que leurs jeux de
+mains, leur empressement, dans les salons, &agrave; chercher les coins d'ombre
+pour se moquer de tout le monde, la chagrinaient, lui g&acirc;taient les plus
+belles soir&eacute;es.</p>
+
+<p>Un fait vint donner &agrave; la situation un caract&egrave;re singulier. Ren&eacute;e avait
+souvent des besoins de fanfaronnade, des caprices de hardiesse brutale.
+Elle entra&icirc;nait Maxime derri&egrave;re un rideau, derri&egrave;re une porte et
+l'embrassait, au risque d'&ecirc;tre vue. Un jeudi soir, comme le salon bouton
+d'or &eacute;tait plein de monde, il lui poussa la belle id&eacute;e d'appeler le
+jeune homme, qui causait avec Louise; elle s'avan&ccedil;a &agrave; sa rencontre du
+fond de la serre, o&ugrave; elle se trouvait, et le baisa brusquement sur la
+bouche, entre deux massifs, se croyant suffisamment cach&eacute;e. Mais Louise
+avait suivi Maxime. Quand les amants lev&egrave;rent la t&ecirc;te, ils la virent, &agrave;
+quelques pas, qui les regardait avec un &eacute;trange sourire, sans une
+rougeur ni un &eacute;tonnement, de l'air tranquillement amical d'un compagnon
+de vice, assez savant pour comprendre et go&ucirc;ter un tel baiser.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave;, Maxime se sentit r&eacute;ellement &eacute;pouvant&eacute;, et ce fut Ren&eacute;e qui
+se montra indiff&eacute;rente et m&ecirc;me joyeuse.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait fini. Il devenait impossible que la bossue lui prit son amant.
+Elle pensait:</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais d&ucirc; le faire expr&egrave;s. Elle sait maintenant que &laquo;son petit
+homme&raquo; est &agrave; moi.</p>
+
+<p>Maxime se rassura en retrouvant Louise aussi rieuse, aussi dr&ocirc;le
+qu'auparavant. Il la jugea &laquo;tr&egrave;s forte, tr&egrave;s bonne fille&raquo;. Et ce fut
+tout.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e s'inqui&eacute;tait avec raison. Saccard, depuis quelque temps, songeait
+au mariage de son fils avec Mlle de Mareuil. Il y avait l&agrave; une dot d'un
+million qu'il ne voulait pas laisser &eacute;chapper, comptant plus tard mettre
+les mains dans cet argent. Louise, vers le commencement de l'hiver,
+&eacute;tant rest&eacute;e au lit pendant pr&egrave;s de trois semaines, il eut une telle
+peur de la voir mourir avant l'union projet&eacute;e qu'il se d&eacute;cida &agrave; marier
+les enfants tout de suite.</p>
+
+<p>Il les trouvait bien un peu jeunes: mais les m&eacute;decins redoutaient le
+mois de mars pour la poitrinaire. De son c&ocirc;t&eacute;, M. de Mareuil &eacute;tait dans
+une situation d&eacute;licate. Au dernier scrutin, il avait enfin r&eacute;ussi &agrave; se
+faire nommer d&eacute;put&eacute;. Seulement, le Corps l&eacute;gislatif venait de casser son
+&eacute;lection, qui fut le scandale de la r&eacute;vision des pouvoirs. Cette
+&eacute;lection &eacute;tait tout un po&egrave;me h&eacute;ro&iuml;-comique, sur lequel les journaux
+v&eacute;curent pendant un mois.</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue, le pr&eacute;fet du d&eacute;partement, avait d&eacute;ploy&eacute; une telle
+vigueur que les autres candidats ne purent m&ecirc;me afficher leur profession
+de foi ni distribuer leurs bulletins. Sur ses conseils, M. de Mareuil
+couvrit la circonscription de tables o&ugrave; les paysans burent et mang&egrave;rent
+pendant une semaine. Il promit, en outre, un chemin de fer, la
+construction d'un pont et de trois &eacute;glises, et adressa, la veille du
+scrutin, aux &eacute;lecteurs influents, les portraits de l'empereur et de
+l'imp&eacute;ratrice, deux grandes gravures recouvertes d'une vitre et
+encadr&eacute;es d'une baguette d'or. Cet envoi eut un succ&egrave;s fou, la majorit&eacute;
+fut &eacute;crasante. Mais, quand la Chambre, devant l'&eacute;clat de rire de la
+France enti&egrave;re, se trouva forc&eacute;e de renvoyer M. de Mareuil &agrave; ses
+&eacute;lecteurs, le ministre entra dans une col&egrave;re terrible contre le pr&eacute;fet
+et le malheureux candidat, qui s'&eacute;taient montr&eacute;s vraiment trop &laquo;roides&raquo;.</p>
+
+<p>Il parla m&ecirc;me de mettre la candidature officielle sur un autre nom. M.
+de Mareuil fut &eacute;pouvant&eacute;, il avait d&eacute;pens&eacute; trois cent mille francs dans
+le d&eacute;partement, il y poss&eacute;dait de grandes propri&eacute;t&eacute;s o&ugrave; il s'ennuyait,
+et qu'il lui faudrait revendre &agrave; perte. Aussi vint-il supplier son cher
+coll&egrave;gue d'apaiser son fr&egrave;re, de lui promettre, en son nom, une &eacute;lection
+tout &agrave; fait convenable. Ce fut en cette circonstance que Saccard reparla
+du mariage des enfants, et que les deux p&egrave;res l'arr&ecirc;t&egrave;rent
+d&eacute;finitivement.</p>
+
+<p>Quand Maxime fut t&acirc;t&eacute; &agrave; ce sujet, il &eacute;prouva un embarras. Louise
+l'amusait, la dot le tentait plus encore.</p>
+
+<p>Il dit oui, il accepta toutes les dates que Saccard voulut, pour
+s'&eacute;viter l'ennui d'une discussion. Mais, au fond, il s'avouait que,
+malheureusement, les choses ne s'arrangeraient pas avec une si belle
+facilit&eacute;. Ren&eacute;e ne voudrait jamais; elle pleurerait, elle lui ferait des
+sc&egrave;nes, elle &eacute;tait capable de commettre quelque gros scandale pour
+&eacute;tonner Paris. C'&eacute;tait bien d&eacute;sagr&eacute;able. Maintenant, elle lui faisait
+peur. Elle le couvait avec des yeux inqui&eacute;tants, elle le poss&eacute;dait si
+despotiquement, qu'il croyait sentir des griffes s'enfoncer dans son
+&eacute;paule, quand elle posait l&agrave; sa main blanche. Sa turbulence devenait de
+la brusquerie, et il y avait des sons bris&eacute;s au fond de ses rires.</p>
+
+<p>Il craignait r&eacute;ellement qu'elle ne dev&icirc;nt folle, une nuit, entre ses
+bras. Chez elle le remords, la crainte d'&ecirc;tre surprise, les joies
+cruelles de l'adult&egrave;re ne se traduisaient pas comme chez les autres
+femmes par des larmes et des accablements, mais par une extravagance
+plus haute, par un besoin de tapage plus irr&eacute;sistible. Et, au milieu de
+son effarement grandissant, on commen&ccedil;ait &agrave; entendre un r&acirc;le, le
+d&eacute;traquement de cette adorable et &eacute;tonnante machine qui se cassait.</p>
+
+<p>Maxime attendait passivement une occasion qui le d&eacute;barrass&acirc;t de cette
+ma&icirc;tresse g&ecirc;nante. Il disait de nouveau qu'ils avaient fait une b&ecirc;tise.
+Si leur camaraderie avait d'abord mis dans leurs rapports d'amoureux une
+volupt&eacute; de plus, elle lui emp&ecirc;chait aujourd'hui de rompre, comme il
+l'aurait certainement fait avec une autre femme. Il ne serait plus
+revenu; c'&eacute;tait sa fa&ccedil;on de d&eacute;nouer ses amours, pour &eacute;viter tout effort
+et toute querelle. Mais il se sentait incapable d'un &eacute;clat, et il
+s'oubliait m&ecirc;me volontiers encore dans les caresses de Ren&eacute;e; elle &eacute;tait
+maternelle, elle payait pour lui, elle le tirerait d'embarras, si
+quelque cr&eacute;ancier se f&acirc;chait. Puis l'id&eacute;e de Louise, l'id&eacute;e du million
+de dot revenait, lui faisait penser, jusque sous les baisers de la jeune
+femme, &laquo;que tout cela &eacute;tait bel et bon, mais que ce n'&eacute;tait pas s&eacute;rieux,
+et qu'il faudrait bien que &ccedil;a fin&icirc;t&raquo;.</p>
+
+<p>Une nuit, Maxime fut si rapidement d&eacute;cav&eacute; chez une dame o&ugrave; l'on jouait
+souvent jusqu'au jour, qu'il &eacute;prouva une de ces col&egrave;res muettes de
+joueur dont les poches sont vides. Il e&ucirc;t donn&eacute; tout au monde pour
+pouvoir jeter encore quelques louis sur la table. Il prit son chapeau,
+et, du pas machinal d'un homme pouss&eacute; par une id&eacute;e fixe, il alla au parc
+Monceau, ouvrit la petite grille, se trouva dans la serre. Il &eacute;tait plus
+de minuit. Ren&eacute;e lui avait d&eacute;fendu de venir ce soir-l&agrave;. Maintenant,
+quand elle lui fermait sa porte, elle ne cherchait m&ecirc;me plus &agrave; trouver
+une explication, et lui ne songeait qu'&agrave; profiter de son jour de cong&eacute;.
+Il ne se souvint nettement de la d&eacute;fense de la jeune femme que devant la
+porte-fen&ecirc;tre du petit salon, qui &eacute;tait ferm&eacute;e. D'ordinaire, quand il
+devait venir, Ren&eacute;e tournait &agrave; l'avance l'espagnolette de cette porte.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! pensa-t-il, en voyant la fen&ecirc;tre du cabinet de toilette &eacute;clair&eacute;e,
+je vais siffler, et elle descendra. Je ne la d&eacute;rangerai pas; si elle a
+quelques louis, je m'en irai tout de suite.</p>
+
+<p>Et il siffla doucement. Souvent, d'ailleurs, il employait ce signal pour
+lui annoncer son arriv&eacute;e. Mais, ce soir-l&agrave;, il siffla inutilement &agrave;
+plusieurs reprises. Il s'acharna, haussant le ton, ne voulant pas l&acirc;cher
+son id&eacute;e d'emprunt imm&eacute;diat. Enfin, il vit la porte-fen&ecirc;tre s'ouvrir
+avec des pr&eacute;cautions infinies, sans qu'il e&ucirc;t entendu le moindre bruit
+de pas. Dans le demi-jour de la serre, Ren&eacute;e lui apparut, les cheveux
+d&eacute;nou&eacute;s, &agrave; peine v&ecirc;tue, comme si elle allait se mettre au lit. Elle
+&eacute;tait nu-pieds.</p>
+
+<p>Elle le poussa vers un des berceaux, descendant les marches, marchant
+sur le sable des all&eacute;es, sans para&icirc;tre sentir le froid ni la rudesse du
+sol.</p>
+
+<p>&mdash;C'est b&ecirc;te de siffler si fort que &ccedil;a, murmura-t-elle avec une col&egrave;re
+contenue.... Je t'avais dit de ne pas venir.</p>
+
+<p>Que me veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! montons, dit Maxime surpris de cet accueil.</p>
+
+<p>Je te dirai &ccedil;a l&agrave;-haut. Tu vas prendre froid.</p>
+
+<p>Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s'aper&ccedil;ut alors
+qu'elle &eacute;tait horriblement p&acirc;le. Une &eacute;pouvante muette la courbait. Ses
+derniers v&ecirc;tements, les dentelles de son linge, pendaient comme des
+lambeaux tragiques, sur sa peau frissonnante.</p>
+
+<p>Il l'examinait avec un &eacute;tonnement croissant.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc? Tu es malade?</p>
+
+<p>Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, &agrave; travers les vitres
+de la serre, cette fen&ecirc;tre du cabinet de toilette o&ugrave; il avait vu de la
+lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout &agrave; coup.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ce n'est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante, affol&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, ma ch&egrave;re, je vois l'ombre.</p>
+
+<p>Alors ils rest&egrave;rent l&agrave; un instant, face &agrave; face, ne sachant que se dire.
+Les dents de Ren&eacute;e claquaient de terreur, et il lui semblait qu'on
+jetait des seaux d'eau glac&eacute;e sur ses pieds nus. Maxime &eacute;prouvait plus
+d'irritation qu'il n'aurait cru; mais il demeurait encore assez
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; pour r&eacute;fl&eacute;chir, pour se dire que l'occasion &eacute;tait bonne, et
+qu'il allait rompre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne me feras pas croire que c'est C&eacute;leste qui porte un paletot,
+continua-t-il. Si les vitres de la serre n'&eacute;taient pas si &eacute;paisses, je
+reconna&icirc;trais peut-&ecirc;tre le monsieur.</p>
+
+<p>Elle le poussa plus profond&eacute;ment dans le noir des feuillages, en disant,
+les mains jointes, prise d'une terreur croissante:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, Maxime....</p>
+
+<p>Mais toute la taquinerie du jeune homme se r&eacute;veillait, une taquinerie
+f&eacute;roce qui cherchait &agrave; se venger. Il &eacute;tait trop fr&ecirc;le pour se soulager
+par la col&egrave;re. Le d&eacute;pit pin&ccedil;a ses l&egrave;vres; et, au lieu de la battre,
+comme il en avait d'abord eu l'envie, il aiguisa sa voix, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu aurais d&ucirc; me le dire, je ne serais pas venu vous d&eacute;ranger. &Ccedil;a se
+voit tous les jours, qu'on ne s'aime plus.... Moi-m&ecirc;me, je commen&ccedil;ais &agrave;
+en avoir assez....</p>
+
+<p>Voyons, ne t'impatiente pas. Je vais te laisser remonter; mais pas avant
+que tu m'aies dit le nom du monsieur....</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, jamais! murmura la jeune femme, qui &eacute;touffait ses larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour le provoquer, c'est pour savoir.... Le nom, dis vite
+le nom, et je pars.</p>
+
+<p>Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son rire mauvais. Et
+elle se d&eacute;battait, &eacute;perdue, ne voulant plus ouvrir les l&egrave;vres, pour que
+le nom qu'il lui demandait ne p&ucirc;t s'en &eacute;chapper.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons faire du bruit, tu seras bien avanc&eacute;e.</p>
+
+<p>Qu'as-tu peur? ne sommes-nous pas de bons amis?...</p>
+
+<p>Je veux savoir qui me remplace, c'est l&eacute;gitime....</p>
+
+<p>Attends, je t'aiderai. C'est M. de Mussy, dont la douleur t'a touch&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas. Elle baissait la t&ecirc;te sous un pareil
+interrogatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas M. de Mussy?... Alors le duc de Rozan? vrai, non plus
+Il.... Peut-&ecirc;tre le comte de Chibray? Pas davantage?...</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta, il chercha.</p>
+
+<p>&mdash;Diable, c'est que je ne vois personne.... Ce n'est pas mon p&egrave;re, apr&egrave;s
+ce que tu m'as dit....</p>
+
+<p>Ren&eacute;e tressaillit, comme sous une br&ucirc;lure, et sourdement:</p>
+
+<p>&mdash;Non, tu sais bien qu'il ne vient plus. Je n'aurais pas accept&eacute;, ce
+serait ignoble.</p>
+
+<p>&mdash;Qui alors?</p>
+
+<p>Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme lutta encore
+quelques instants.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Maxime, si tu savais!... Je ne puis pourtant pas dire....</p>
+
+<p>Puis, vaincue, an&eacute;antie, regardant avec effroi la fen&ecirc;tre &eacute;clair&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;C'est M. de Saffr&eacute;, balbutia-t-elle tr&egrave;s bas.</p>
+
+<p>Maxime, que son jeu cruel amusait, p&acirc;lit extr&ecirc;mement devant cet aveu
+qu'il sollicitait avec tant d'insistance. Il fut irrit&eacute; de la douleur
+inattendue que lui causait ce nom d'homme. Il rejeta violemment les
+poignets de Ren&eacute;e, s'approchant, lui disant en plein visage, les dents
+serr&eacute;es:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, veux-tu savoir? tu es une...!</p>
+
+<p>Il dit le mot. Et il s'en allait, lorsqu'elle courut &agrave; lui, sanglotante,
+le prenant dans ses bras, murmurant des mots de tendresse, des demandes
+de pardon, lui jurant qu'elle l'adorait toujours, et que le lendemain
+elle lui expliquerait tout. Mais il se d&eacute;gagea, il ferma violemment la
+porte de la serre, en r&eacute;pondant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh non! c'est fini, j'en ai plein le dos.</p>
+
+<p>Elle resta &eacute;cras&eacute;e. Elle le regarda traverser le jardin.</p>
+
+<p>Il lui semblait que les arbres de la serre tournaient autour d'elle.
+Puis, lentement, elle tra&icirc;na ses pieds nus sur le sable des all&eacute;es, elle
+remonta les marches du perron, la peau marbr&eacute;e par le froid, plus
+tragique dans le d&eacute;sordre de ses dentelles. En haut, elle r&eacute;pondit aux
+questions de son mari, qui l'attendait, qu'elle avait cru se rappeler
+l'endroit o&ugrave; pouvait &ecirc;tre tomb&eacute; un petit carnet perdu depuis le matin.
+Et, quand elle fut couch&eacute;e, elle &eacute;prouva tout &agrave; coup un d&eacute;sespoir
+immense, en r&eacute;fl&eacute;chissant qu'elle aurait d&ucirc; dire &agrave; Maxime que son p&egrave;re,
+rentr&eacute; avec elle, l'avait suivie dans sa chambre pour l'entretenir d'une
+question d'argent quelconque.</p>
+
+<p>Ce fut le lendemain que Saccard se d&eacute;cida &agrave; brusquer le d&eacute;nouement de
+l'affaire de Charonne. Sa femme lui appartenait; il venait de la sentir
+douce et inerte entre ses mains, comme une chose qui s'abandonne.
+D'autre part, le trac&eacute; du boulevard du Prince-Eug&egrave;ne allait &ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute;,
+il fallait que Ren&eacute;e f&ucirc;t d&eacute;pouill&eacute;e avant que l'expropriation prochaine
+s'&eacute;bruit&acirc;t. Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amour
+d'artiste; il regardait m&ucirc;rir son plan avec d&eacute;votion, tendait ses pi&egrave;ges
+avec les raffinements d'un chasseur qui met de la coquetterie &agrave; prendre
+galamment le gibier. C'&eacute;tait, chez lui, une simple satisfaction de
+joueur adroit, d'homme go&ucirc;tant une volupt&eacute; particuli&egrave;re au gain vol&eacute;; il
+voulait avoir les terrains pour un morceau de pain, quitte &agrave; donner cent
+mille francs de bijoux &agrave; sa femme, dans la joie du triomphe. Les
+op&eacute;rations les plus simples se compliquaient, d&egrave;s qu'il s'en occupait,
+devenaient des drames noirs; il se passionnait, il aurait battu son p&egrave;re
+pour une pi&egrave;ce de cent sous. Et il semait ensuite l'or royalement.</p>
+
+<p>Mais, avant d'obtenir de Ren&eacute;e la cession de sa part de propri&eacute;t&eacute;, il
+eut la prudence d'aller t&acirc;ter Larsonneau sur les intentions de chantage
+qu'il avait flair&eacute;es en lui.</p>
+
+<p>Son instinct le sauva, en cette circonstance. L'agent d'expropriation
+avait cru, de son c&ocirc;t&eacute;, que le fruit &eacute;tait m&ucirc;r et qu'il pouvait le
+cueillir. Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, il
+trouva son comp&egrave;re boulevers&eacute;, donnant les signes du plus violent
+d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant les mains, nous sommes
+perdus.... J'allais courir chez vous pour nous concerter, pour nous
+sortir de cette horrible aventure....</p>
+
+<p>Tandis qu'il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccard
+remarqua qu'il &eacute;tait en train de signer des lettres, au moment de son
+entr&eacute;e, et que les signatures avaient une nettet&eacute; admirable. Il le
+regarda tranquillement, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! qu'est-ce qui nous arrive donc?</p>
+
+<p>Mais l'autre ne r&eacute;pondit pas tout de suite; il s'&eacute;tait jet&eacute; dans son
+fauteuil, devant son bureau, et l&agrave;, les coudes sur le buvard, le front
+entre les mains, il se branlait furieusement la t&ecirc;te. Enfin, d'une voix
+&eacute;touff&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;On m'a vol&eacute; le registre, vous savez....</p>
+
+<p>Et il conta qu'un de ses commis, un gueux digne du bagne, lui avait
+soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels se trouvait le
+fameux registre. Le pis &eacute;tait que le voleur avait compris le parti qu'il
+pouvait tirer de cette pi&egrave;ce et qu'il voulait se la faire racheter cent
+mille francs.</p>
+
+<p>Saccard r&eacute;fl&eacute;chissait. Le conte lui parut par trop grossier. &Eacute;videmment,
+Larsonneau se souciait peu, au fond, d'&ecirc;tre cru. Il cherchait un simple
+pr&eacute;texte pour lui faire entendre qu'il voulait cent mille francs dans
+l'affaire de Charonne; et m&ecirc;me, &agrave; cette condition, il rendrait les
+papiers compromettants qu'il avait entre les mains. Le march&eacute; parut trop
+lourd &agrave; Saccard. Il aurait volontiers fait la part de son ancien
+coll&egrave;gue; mais cette emb&ucirc;che tendue, cette vanit&eacute; de le prendre pour
+dupe l'irritaient.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il n'&eacute;tait pas sans inqui&eacute;tude; il connaissait le
+personnage, il le savait tr&egrave;s capable de porter les papiers &agrave; son fr&egrave;re
+le ministre, qui aurait certainement pay&eacute; pour &eacute;touffer tout scandale.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! murmura-t-il, en s'asseyant &agrave; son tour, voil&agrave; une vilaine
+histoire.... Et pourrait-on voir le gueux en question?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais l'envoyer chercher, dit Larsonneau. Il demeure &agrave; c&ocirc;t&eacute;, rue
+Jean-Lantier.</p>
+
+<p>Dix minutes ne s'&eacute;taient pas &eacute;coul&eacute;es, qu'un petit jeune homme, louche,
+les cheveux p&acirc;les, la face couverte de taches de rousseur, entra
+doucement, en &eacute;vitant que la porte f&icirc;t du bruit. Il &eacute;tait v&ecirc;tu d'une
+mauvaise redingote noire trop grande et horriblement r&acirc;p&eacute;e. Il se tint
+debout, &agrave; distance respectueuse, regardant Saccard du coin de l'&oelig;il,
+tranquillement. Larsonneau, qui l'appelait Baptistin, lui fit subir un
+interrogatoire, auquel il r&eacute;pondit par des monosyllabes, sans se
+troubler le moins du monde; et il recevait en toute indiff&eacute;rence les
+noms de voleur, d'escroc, de sc&eacute;l&eacute;rat, dont son patron croyait devoir
+accompagner chacune de ses demandes. Saccard admira le sang-froid de ce
+malheureux. A un moment, l'agent d'expropriation s'&eacute;lan&ccedil;a de son
+fauteuil comme pour le battre; et il se contenta de reculer d'un pas, en
+louchant avec plus d'humilit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, laissez-le, dit le financier.... Alors, monsieur, vous
+demandez cent mille francs pour rendre les papiers?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cent mille francs, r&eacute;pondit le jeune homme.</p>
+
+<p>Et il s'en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer.</p>
+
+<p>&mdash;Hein? quelle crapule! balbutia-t-il. Avez-vous vu ses regards faux?...
+Ces gaillards-l&agrave; vous ont l'air timides et vous assassineraient un homme
+pour vingt francs.</p>
+
+<p>Mais Saccard l'interrompit en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! il n'est pas terrible. Je crois qu'on pourra s'arranger avec
+lui.... Je venais pour une affaire beaucoup plus inqui&eacute;tante.... Vous
+aviez raison de vous d&eacute;fier de ma femme, mon cher ami. Imaginez-vous
+qu'elle vend sa part de propri&eacute;t&eacute; &agrave; M. Haffner. Elle a besoin d'argent,
+dit-elle. C'est son amie Suzanne qui a d&ucirc; la pousser.</p>
+
+<p>L'autre cessa brusquement de se d&eacute;sesp&eacute;rer; il &eacute;coutait, un peu p&acirc;le,
+rajustant son col droit, qui avait tourn&eacute;, dans sa col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nos esp&eacute;rances. Si M.
+Haffner devient votre co-associ&eacute;, non seulement nos profits sont
+compromis, mais j'ai une peur affreuse de nous trouver dans une
+situation tr&egrave;s d&eacute;sagr&eacute;able vis-&agrave;-vis de cet homme m&eacute;ticuleux qui voudra
+&eacute;plucher les comptes.</p>
+
+<p>L'agent d'expropriation se mit &agrave; marcher d'un pas agit&eacute;, faisant craquer
+ses bottines vernies sur le tapis.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pour rendre
+service aux gens!... Mais, mon cher, &agrave; votre place, j'emp&ecirc;cherais
+absolument ma femme de faire une pareille sottise. Je la battrais
+plut&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami!... dit le financier avec un fin sourire. Je n'ai pas plus
+d'action sur ma femme que vous ne paraissez en avoir sur cette canaille
+de Baptistin.</p>
+
+<p>Larsonneau s'arr&ecirc;ta net devant Saccard, qui souriait toujours, et le
+regarda d'un air profond. Puis il reprit sa marche de long en large,
+mais d'un pas lent et mesur&eacute;.</p>
+
+<p>Il s'approcha d'une glace, remonta son n&oelig;ud de cravate, marcha encore,
+retrouvant son &eacute;l&eacute;gance. Et tout d'un coup:</p>
+
+<p>&mdash;Baptistin! cria-t-il.</p>
+
+<p>Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Il n'avait
+plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Va chercher le registre, lui dit Larsonneau.</p>
+
+<p>Et, quand il ne fut plus l&agrave;, il d&eacute;battit la somme qu'on devait lui
+donner.</p>
+
+<p>&mdash;Faites cela pour moi, finit-il par dire carr&eacute;ment.</p>
+
+<p>Alors Saccard consentit &agrave; donner trente mille francs sur les b&eacute;n&eacute;fices
+futurs de l'affaire de Charonne. Il estimait qu'il se tirait encore &agrave;
+bon march&eacute; de la main gant&eacute;e de l'usurier. Ce dernier fit mettre la
+promesse &agrave; son nom, continuant la com&eacute;die jusqu'au bout, disant qu'il
+tiendrait compte des trente mille francs au jeune homme.</p>
+
+<p>Ce fut avec des rires de soulagement que Saccard br&ucirc;la le registre &agrave; la
+flamme de la chemin&eacute;e, feuille &agrave; feuille.</p>
+
+<p>Puis, cette op&eacute;ration termin&eacute;e, il &eacute;changea de vigoureuses poign&eacute;es de
+main avec Larsonneau, et le quitta, en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez ce soir chez Laure, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>Attendez-moi. J'aurai tout arrang&eacute; avec ma femme, nous prendrons nos
+derni&egrave;res dispositions.</p>
+
+<p>Laure d'Aurigny, qui d&eacute;m&eacute;nageait souvent, habitait alors un grand
+appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire.
+Elle venait de prendre un jour par semaine, comme les dames du vrai
+monde.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une fa&ccedil;on de r&eacute;unir &agrave; la fois les hommes qui la voyaient, un par
+un, dans la semaine. Aristide Saccard triomphait, les mardis soir; il
+&eacute;tait l'amant en titre; et il tournait la t&ecirc;te, avec un rire vague,
+quand la ma&icirc;tresse de la maison le trahissait entre deux portes, en
+accordant pour le soir m&ecirc;me un rendez-vous &agrave; un de ces messieurs.</p>
+
+<p>Lorsqu'il &eacute;tait rest&eacute; le dernier de la bande, il allumait encore un
+cigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieur qui se
+morfondait dans la rue en attendant qu'il sort&icirc;t; puis, apr&egrave;s avoir
+appel&eacute; Laure sa &laquo;ch&egrave;re enfant&raquo;, et lui avoir donn&eacute; une petite tape sur
+la joue, il s'en allait tranquillement par une porte, tandis que le
+monsieur entrait par une autre. Le secret trait&eacute; d'alliance qui avait
+consolid&eacute; le cr&eacute;dit de Saccard et fait trouver &agrave; la d'Aurigny deux
+mobiliers en un mois continuait &agrave; les amuser. Mais Laure voulait un
+d&eacute;nouement &agrave; cette com&eacute;die. Ce d&eacute;nouement, arr&ecirc;t&eacute; &agrave; l'avance, devait
+consister dans une rupture publique, au profit de quelque imb&eacute;cile qui
+paierait cher le droit d'&ecirc;tre l'entreteneur s&eacute;rieux et connu de tout
+Paris. L'imb&eacute;cile &eacute;tait trouv&eacute;.</p>
+
+<p>Le duc de Rozan, las d'assommer inutilement les femmes de son monde,
+r&ecirc;vait une r&eacute;putation de d&eacute;bauch&eacute;, pour accentuer d'un relief sa figure
+fade. Il &eacute;tait tr&egrave;s assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait la
+conqu&ecirc;te par sa na&iuml;vet&eacute; absolue. Malheureusement, &agrave; trente-cinq ans, il
+se trouvait encore sous la d&eacute;pendance de sa m&egrave;re, &agrave; tel point qu'il
+pouvait disposer au plus d'une dizaine de louis &agrave; la fois. Les soirs o&ugrave;
+Laure daignait lui prendre ses dix louis, en se plaignant, en parlant
+des cent mille francs dont elle aurait besoin, il soupirait, il lui
+promettait la somme pour le jour o&ugrave; il serait le ma&icirc;tre. Ce fut alors
+qu'elle eut l'id&eacute;e de lui faire lier amiti&eacute; avec Larsonneau, un des bons
+amis de la maison. Les deux hommes all&egrave;rent d&eacute;jeuner ensemble chez
+Tortoni; et, au dessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une
+Espagnole d&eacute;licieuse, pr&eacute;tendit conna&icirc;tre des pr&ecirc;teurs; mais il
+conseilla vivement &agrave; Rozan de ne jamais passer par leurs mains. Cette
+confidence endiabla le duc, qui finit par arracher &agrave; son bon ami la
+promesse de s'occuper de sa &laquo;petite affaire&raquo;. Il s'en occupa si bien
+qu'il devait porter l'argent le soir m&ecirc;me o&ugrave; Saccard lui avait donn&eacute;
+rendez-vous chez Laure.</p>
+
+<p>Lorsque Larsonneau arriva, il n'y avait encore dans le grand salon blanc
+et or de la d'Aurigny que cinq ou six femmes, qui lui prirent les mains,
+lui saut&egrave;rent au cou, avec une fureur de tendresse. Elles l'appelaient
+&laquo;ce grand Lar!&raquo; un diminutif caressant que Laure avait invent&eacute;. Et lui,
+d'une voix fl&ucirc;t&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, l&agrave;, mes petites chattes; vous allez &eacute;craser mon chapeau.</p>
+
+<p>Elles se calm&egrave;rent, elles l'entour&egrave;rent &eacute;troitement sur une causeuse,
+tandis qu'il leur contait une indigestion de Sylvia, avec laquelle il
+avait soup&eacute; la veille. Puis, tirant un drageoir de la poche de son
+habit, il leur offrit des pralines. Mais Laure sortit de sa chambre &agrave;
+coucher et, comme plusieurs messieurs arrivaient, elle entra&icirc;na
+Larsonneau dans un boudoir, situ&eacute; &agrave; l'un des bouts du salon, dont une
+double porti&egrave;re le s&eacute;parait.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu l'argent? lui demanda-t-elle quand ils furent seuls.</p>
+
+<p>Elle le tutoyait dans les grandes circonstances. Larsonneau, sans
+r&eacute;pondre, s'inclina plaisamment, en frappant sur la poche int&eacute;rieure de
+son habit.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce grand Lar! murmura la jeune femme ravie.</p>
+
+<p>Elle le prit par la taille et l'embrassa.</p>
+
+<p>&mdash;Attends, dit-elle, je veux tout de suite les chiffons.... Rozan est
+dans ma chambre; je vais le chercher.</p>
+
+<p>Mais il la retint et, lui baisant &agrave; son tour les &eacute;paules:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais quelle commission je t'ai demand&eacute;e, &agrave; toi?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui, grande b&ecirc;te, c'est convenu.</p>
+
+<p>Elle revint, amenant Rozan. Larsonneau &eacute;tait mis plus correctement que
+le duc, gant&eacute; plus juste, cravat&eacute; avec plus d'art. Ils se touch&egrave;rent
+n&eacute;gligemment la main, et parl&egrave;rent des courses de l'avant-veille, o&ugrave; un
+de leurs amis avait eu un cheval battu. Laure pi&eacute;tinait.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ce n'est pas tout &ccedil;a, mon ch&eacute;ri, dit-elle &agrave; Rozan; le grand
+Lar a l'argent, tu sais. Il faudrait terminer.</p>
+
+<p>Larsonneau parut se souvenir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, c'est vrai, dit-il, j'ai la somme.... Mais que vous auriez
+bien fait de m'&eacute;couter, mon bon! Est-ce que ces gueux ne m'ont pas
+demand&eacute; le cinquante pour cent?... Enfin, j'ai accept&eacute; quand m&ecirc;me, vous
+m'aviez dit que &ccedil;a ne faisait rien....</p>
+
+<p>Laure d'Aurigny s'&eacute;tait procur&eacute; des feuilles de papier timbr&eacute; dans la
+journ&eacute;e. Mais quand il fut question d'une plume et d'un encrier, elle
+regarda les deux hommes d'un air constern&eacute;, doutant de trouver chez elle
+ces objets. Elle voulait aller voir &agrave; la cuisine, lorsque Larsonneau
+tira de sa poche, de la poche o&ugrave; &eacute;tait le drageoir, deux merveilles, un
+porte-plume en argent, qui s'allongeait &agrave; l'aide d'une vis, et un
+encrier, acier et &eacute;b&egrave;ne, d'un fini et d'une d&eacute;licatesse de bijou. Et,
+comme Rozan s'asseyait:</p>
+
+<p>&mdash;Faites les billets &agrave; mon nom. Vous comprenez, je n'ai pas voulu vous
+compromettre. Nous nous arrangerons ensemble.... Six effets de vingt
+cinq mille francs chacun, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Laure comptait sur un coin de la table les &laquo;chiffons&raquo;.</p>
+
+<p>Rozan ne les vit m&ecirc;me pas. Quand il eut sign&eacute; et qu'il leva la t&ecirc;te, ils
+avaient disparu dans la poche de la jeune femme. Mais elle vint &agrave; lui,
+et l'embrassa sur les deux joues, ce qui parut le ravir. Larsonneau les
+regardait philosophiquement, en pliant les effets, et en remettant
+l'&eacute;critoire et le porte-plume dans sa poche.</p>
+
+<p>La jeune femme &eacute;tait encore au cou de Rozan, lorsque Aristide Saccard
+souleva un coin de la porti&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ne vous g&ecirc;nez pas, dit-il en riant.</p>
+
+<p>Le duc rougit. Mais Laure alla secouer la main du financier, en
+&eacute;changeant avec lui un clignement d'yeux d'intelligence. Elle &eacute;tait
+radieuse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait, mon cher, dit-elle; je vous avais pr&eacute;venu. Vous ne m'en
+voulez pas trop?</p>
+
+<p>Saccard haussa les &eacute;paules d'un air bonhomme. Il &eacute;carta la porti&egrave;re et,
+s'effa&ccedil;ant pour livrer passage &agrave; Laure et au duc, il cria, d'une voix
+glapissante d'huissier:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, madame la duchesse!</p>
+
+<p>Cette plaisanterie eut un succ&egrave;s fou. Le lendemain, les journaux la
+cont&egrave;rent, en nommant cr&ucirc;ment Laure d'Aurigny, et en d&eacute;signant les deux
+hommes par des initiales tr&egrave;s transparentes. La rupture d'Aristide
+Saccard et de la grosse Laure fit plus de bruit encore que leurs
+pr&eacute;tendues amours.</p>
+
+<p>Cependant, Saccard avait laiss&eacute; retomber la porti&egrave;re sur l'&eacute;clat de
+gaiet&eacute; que sa plaisanterie avait soulev&eacute; dans le salon.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! quelle bonne fille! dit-il en se tournant vers Larsonneau. Elle
+est d'un vice!... C'est vous, gredin, qui devez b&eacute;n&eacute;ficier dans tout
+ceci. Qu'est-ce qu'on vous donne?</p>
+
+<p>Mais il se d&eacute;fendit, avec des sourires; et il tirait ses manchettes qui
+remontaient. Il vint enfin s'asseoir, pr&egrave;s de la porte, sur une causeuse
+o&ugrave; Saccard l'appelait du geste.</p>
+
+<p>&mdash;Venez l&agrave;, je ne veux pas vous confesser, que diable!... Aux affaires
+s&eacute;rieuses, maintenant, mon bon. J'ai eu, ce soir, une longue
+conversation avec ma femme....</p>
+
+<p>Tout est conclu.</p>
+
+<p>&mdash;Elle consent &agrave; c&eacute;der sa part? demanda Larsonneau.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais &ccedil;a n'a pas &eacute;t&eacute; sans peine.... Les femmes sont d'un
+ent&ecirc;tement! Vous savez, la mienne avait promis de ne pas vendre &agrave; une
+vieille tante. C'&eacute;taient des scrupules &agrave; n'en plus finir....
+Heureusement que j'avais pr&eacute;par&eacute; une histoire tout &agrave; fait d&eacute;cisive.</p>
+
+<p>Il se leva pour allumer un cigare au cand&eacute;labre que Laure avait laiss&eacute;
+sur la table et, revenant s'allonger mollement au fond de la causeuse:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit &agrave; ma femme, continua-t-il, que vous &eacute;tiez tout &agrave; fait
+ruin&eacute;.... Vous avez jou&eacute; &agrave; la Bourse, mang&eacute; votre argent avec des
+filles, tripot&eacute; dans de mauvaises sp&eacute;culations; enfin vous &ecirc;tes sur le
+point de faire une faillite &eacute;pouvantable.... J'ai m&ecirc;me donn&eacute; &agrave; entendre
+que je ne vous croyais pas d'une parfaite honn&ecirc;tet&eacute;.... Alors je lui ai
+expliqu&eacute; que l'affaire de Charonne allait sombrer dans votre d&eacute;sastre,
+et que le mieux serait d'accepter la proposition que vous m'aviez faite
+de la d&eacute;gager, en lui achetant sa part, pour un morceau de pain, il est
+vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas fort, murmura l'agent d'expropriation. Et vous vous
+imaginez que votre femme va croire de pareilles bourdes?</p>
+
+<p>Saccard eut un sourire. Il &eacute;tait dans une heure d'&eacute;panchement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes na&iuml;f, mon cher, reprit-il. Le fond de l'histoire importe
+peu; ce sont les d&eacute;tails, le geste et l'accent qui sont tout. Appelez
+Rozan, et je parie que je lui persuade qu'il fait grand jour. Et ma
+femme n'a gu&egrave;re plus de t&ecirc;te que Rozan.... Je lui ai laiss&eacute; entrevoir
+des ab&icirc;mes. Elle ne se doute pas m&ecirc;me de l'expropriation prochaine.
+Comme elle s'&eacute;tonnait que, en pleine catastrophe, vous puissiez songer &agrave;
+prendre une plus lourde charge, je lui ai dit que sans doute elle vous
+g&ecirc;nait dans quelque mauvais coup m&eacute;nag&eacute; &agrave; vos cr&eacute;anciers.... Enfin je
+lui ai conseill&eacute; l'affaire comme l'unique moyen de ne pas se trouver
+m&ecirc;l&eacute;e &agrave; des proc&egrave;s interminables et de tirer quelque argent des
+terrains.</p>
+
+<p>Larsonneau continuait &agrave; trouver l'histoire un peu brutale. Il &eacute;tait de
+m&eacute;thode moins dramatique; chacune de ses op&eacute;rations se nouait et se
+d&eacute;nouait avec des &eacute;l&eacute;gances de com&eacute;die de salon.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'aurais imagin&eacute; autre chose, dit-il. Enfin, chacun son
+syst&egrave;me.... Il ne nous reste alors qu'&agrave; payer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; ce sujet, r&eacute;pondit Saccard, que je veux m'entendre avec
+vous.... Demain, je porterai l'acte de cession &agrave; ma femme, et elle aura
+simplement &agrave; vous faire remettre cet acte pour toucher le prix
+convenu.... Je pr&eacute;f&egrave;re &eacute;viter toute entrevue.</p>
+
+<p>Jamais il n'avait voulu, en effet, que Larsonneau v&icirc;nt chez eux sur un
+pied d'intimit&eacute;. Il ne l'invitait pas, l'accompagnait chez Ren&eacute;e, les
+jours o&ugrave; il fallait absolument que les deux associ&eacute;s se rencontrassent;
+cela &eacute;tait arriv&eacute; trois fois. Presque toujours, il traitait avec des
+procurations de sa femme, pensant qu'il &eacute;tait inutile de lui laisser
+voir ses affaires de trop pr&egrave;s.</p>
+
+<p>Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici les deux cent mille francs de billets souscrits par ma femme;
+vous les lui donnerez en paiement, et vous ajouterez cent mille francs
+que je vous porterai demain dans la matin&eacute;e.... Je me saigne, mon cher
+ami.</p>
+
+<p>Cette affaire me co&ucirc;te les yeux de la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit remarquer l'agent d'expropriation, cela ne va faire que
+trois cent mille francs.... Est-ce que le re&ccedil;u sera de cette somme?</p>
+
+<p>&mdash;Un re&ccedil;u de trois cent mille francs! reprit Saccard en riant, ah! bien,
+nous serions propres plus tard. Il faut, d'apr&egrave;s nos inventaires, que la
+propri&eacute;t&eacute; soit estim&eacute;e aujourd'hui deux millions cinq cent mille francs.
+Le re&ccedil;u sera de la moiti&eacute;, naturellement.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais votre femme ne voudra le signer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh si! Je vous dis que tout est convenu.... Parbleu! je lui ai dit que
+c'&eacute;tait votre premi&egrave;re condition.</p>
+
+<p>Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite,
+comprenez-vous? Et c'est l&agrave; que j'ai paru douter de votre honn&ecirc;tet&eacute; et
+que je vous ai accus&eacute; de vouloir duper vos cr&eacute;anciers.... Est-ce que ma
+femme comprend quelque chose &agrave; tout cela?</p>
+
+<p>Larsonneau hochait la t&ecirc;te en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, vous auriez d&ucirc; chercher quelque chose de plus simple.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon histoire est la simplicit&eacute; m&ecirc;me! dit Saccard tr&egrave;s &eacute;tonn&eacute;. O&ugrave;
+diable voyez-vous qu'elle se complique?</p>
+
+<p>Il n'avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu'il
+ajoutait &agrave; l'affaire la plus ordinaire. Il go&ucirc;tait une vraie joie dans
+ce conte &agrave; dormir debout qu'il venait de faire &agrave; Ren&eacute;e; et ce qui le
+ravissait, c'&eacute;tait l'impudence du mensonge, l'entassement des
+impossibilit&eacute;s, la complication &eacute;tonnante de l'intrigue. Depuis
+longtemps il aurait eu les terrains s'il n'avait pas imagin&eacute; tout ce
+drame; mais il aurait &eacute;prouv&eacute; moins de jouissance &agrave; les avoir ais&eacute;ment.
+D'ailleurs, il mettait la plus grande na&iuml;vet&eacute; &agrave; faire de la sp&eacute;culation
+de Charonne tout un m&eacute;lodrame financier.</p>
+
+<p>Il se leva et, prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant vers le
+salon:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez bien compris, n'est-ce pas? Contentez-vous de suivre mes
+instructions, et vous m'applaudirez apr&egrave;s.... Voyez-vous, mon cher, vous
+avez tort de porter des gants jaunes, c'est ce qui vous g&acirc;te la main.</p>
+
+<p>L'agent d'expropriation se contenta de sourire, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les gants ont du bon, cher ma&icirc;tre: on touche &agrave; tout sans se salir.</p>
+
+<p>Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris et quelque peu
+inquiet de trouver Maxime de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la porti&egrave;re. Le jeune homme
+&eacute;tait assis sur une causeuse, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'une dame blonde, qui lui
+racontait d'une voix monotone une longue histoire, la sienne sans doute.</p>
+
+<p>Il avait, en effet, entendu la conversation de son p&egrave;re et de
+Larsonneau. Les deux complices lui paraissaient de rudes gaillards.
+Encore vex&eacute; de la trahison de Ren&eacute;e, il go&ucirc;tait une joie l&acirc;che &agrave;
+apprendre le vol dont elle allait &ecirc;tre la victime. &Ccedil;a le vengeait un
+peu. Son p&egrave;re vint lui serrer la main d'un air soup&ccedil;onneux; mais Maxime
+lui dit &agrave; l'oreille, en lui montrant la dame blonde:</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'est pas mal, n'est-ce pas? Je veux la &laquo;faire&raquo; pour ce soir.</p>
+
+<p>Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d'Aurigny vint les rejoindre
+un moment; elle se plaignait de ce que Maxime lui rend&icirc;t &agrave; peine visite
+une fois par mois. Mais il pr&eacute;tendit avoir &eacute;t&eacute; tr&egrave;s occup&eacute;, ce qui fit
+rire tout le monde. Il ajouta que d&eacute;sormais on ne verrait plus que lui.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai &eacute;crit une trag&eacute;die, dit-il, et j'ai trouv&eacute; le cinqui&egrave;me acte hier
+seulement.... Je compte me reposer chez toutes les belles femmes de
+Paris.</p>
+
+<p>Il riait, il go&ucirc;tait ses allusions, que lui seul pouvait comprendre.
+Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deux coins de la
+chemin&eacute;e, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard se lev&egrave;rent, ainsi que la
+dame blonde, qui demeurait dans la maison. Alors la d'Aurigny alla
+parler bas au duc. Il parut surpris et contrari&eacute;. Voyant qu'il ne se
+d&eacute;cidait pas &agrave; quitter son fauteuil:</p>
+
+<p>&mdash;Non, vrai, pas ce soir, dit-elle &agrave; demi-voix. J'ai une migraine!...
+Demain, je vous le promets.</p>
+
+<p>Rozan dut ob&eacute;ir. Laure attendit qu'il f&ucirc;t sur le palier pour dire
+vivement &agrave; l'oreille de Larsonneau:</p>
+
+<p>&mdash;Hein! grand Lar, je suis de parole.... Fourre-le dans sa voiture.</p>
+
+<p>Quand la dame blonde prit cong&eacute; de ces messieurs, pour remonter &agrave; son
+appartement, qui &eacute;tait &agrave; l'&eacute;tage sup&eacute;rieur, Saccard fut &eacute;tonn&eacute; de ce que
+Maxime ne la suivait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, r&eacute;pondit le jeune homme. J'ai r&eacute;fl&eacute;chi....</p>
+
+<p>Puis il eut une id&eacute;e qu'il crut tr&egrave;s dr&ocirc;le:</p>
+
+<p>&mdash;Je te c&egrave;de la place si tu veux. D&eacute;p&ecirc;che-toi, elle n'a pas encore ferm&eacute;
+sa porte.</p>
+
+<p>Mais le p&egrave;re haussa doucement les &eacute;paules, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Merci, j'ai mieux que cela pour l'instant, mon petit.</p>
+
+<p>Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulait absolument
+prendre Larsonneau dans sa voiture; sa m&egrave;re demeurait au Marais, il
+aurait laiss&eacute; l'agent d'expropriation &agrave; sa porte, rue de Rivoli.
+Celui-ci refusa, ferma la porti&egrave;re lui-m&ecirc;me, dit au cocher de partir. Et
+il resta sur le trottoir du boulevard Haussmann avec les deux autres,
+causant, ne s'&eacute;loignant pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce pauvre Rozan! dit Saccard, qui comprit tout &agrave; coup.</p>
+
+<p>Larsonneau jura que non, qu'il se moquait pas mal de &ccedil;a, qu'il &eacute;tait un
+homme pratique. Et, comme les deux autres continuaient &agrave; plaisanter et
+que le froid &eacute;tait tr&egrave;s vif, il finit par s'&eacute;crier:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, tant pis, je sonne!... Vous &ecirc;tes des indiscrets, messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nuit! lui cria Maxime, lorsque la porte se referma.</p>
+
+<p>Et, prenant le bras de son p&egrave;re, il remonta avec lui le boulevard. Il
+faisait une de ces claires nuits de gel&eacute;e o&ugrave; il est si bon de marcher
+sur la terre dure, dans l'air glac&eacute;.</p>
+
+<p>Saccard disait que Larsonneau avait tort, qu'il fallait &ecirc;tre simplement
+le camarade de la d'Aurigny. Il partit de l&agrave; pour d&eacute;clarer que l'amour
+de ces filles &eacute;tait vraiment mauvais. Il se montrait moral, il trouvait
+des sentences, des conseils &eacute;tonnants de sagesse.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, dit-il &agrave; son fils, &ccedil;a n'a qu'un temps, mon petit.... On y
+perd sa sant&eacute;, et l'on n'y go&ucirc;te pas le vrai bonheur. Tu sais que je ne
+suis pas un bourgeois. Eh bien, j'en ai assez, je me range.</p>
+
+<p>Maxime ricanait; il arr&ecirc;ta son p&egrave;re, le contempla au clair de lune, en
+d&eacute;clarant qu'il avait &laquo;une bonne t&ecirc;te&raquo;.</p>
+
+<p>Mais Saccard se fit plus grave encore.</p>
+
+<p>&mdash;Plaisante tant que tu voudras. Je te r&eacute;p&egrave;te qu'il n'y a rien de tel
+que le mariage pour conserver un homme et le rendre heureux.</p>
+
+<p>Alors il lui parla de Louise. Et il marcha plus doucement, pour terminer
+cette affaire, disait-il, puisqu'ils en causaient. La chose &eacute;tait
+compl&egrave;tement arrang&eacute;e. Il lui apprit m&ecirc;me qu'il avait fix&eacute; avec M. de
+Mareuil la date de la signature du contrat au dimanche qui suivrait le
+jeudi de la mi-car&ecirc;me. Ce jeudi-l&agrave;, il devait y avoir une grande soir&eacute;e
+&agrave; l'h&ocirc;tel du parc Monceau, et il en profiterait pour annoncer
+publiquement le mariage. Maxime trouva tout cela tr&egrave;s bien. Il &eacute;tait
+d&eacute;barrass&eacute; de Ren&eacute;e, il ne voyait plus d'obstacle, il se livrait &agrave; son
+p&egrave;re comme il s'&eacute;tait livr&eacute; &agrave; sa belle-m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est entendu, dit-il. Seulement n'en parle pas &agrave; Ren&eacute;e. Ses
+amies me plaisanteraient, me taquineraient, et j'aime mieux qu'elles
+sachent la chose en m&ecirc;me temps que tout le monde.</p>
+
+<p>Saccard lui promit le silence. Puis, comme ils arrivaient vers le haut
+du boulevard Malesherbes, il lui donna de nouveau une joule d'excellents
+conseils. Il lui apprenait comment il devait s'y prendre pour faire un
+paradis de son m&eacute;nage.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout, ne romps jamais avec ta femme. C'est une b&ecirc;tise. Une femme
+avec laquelle on n'a plus de rapports vous co&ucirc;te les yeux de la t&ecirc;te....
+D'abord, il faut payer quelque fille, n'est-ce pas? Puis, la d&eacute;pense est
+bien plus grande &agrave; la maison: c'est la toilette, ce sont les plaisirs
+particuliers de madame, les bonnes amies, tout le diable et son train.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait dans une heure de vertu extraordinaire. Le succ&egrave;s de son
+affaire de Charonne lui mettait au c&oelig;ur des tendresses d'idylle.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, continua-t-il, j'&eacute;tais n&eacute; pour vivre heureux et ignor&eacute; au fond de
+quelque village, avec toute ma famille &agrave; mes c&ocirc;t&eacute;s.... On ne me conna&icirc;t
+pas, mon petit.... J'ai l'air comme &ccedil;a tr&egrave;s en l'air. Eh bien, pas du
+tout, j'adorerais rester pr&egrave;s de ma femme, je l&acirc;cherais volontiers mes
+affaires pour une rente modeste qui me permettrait de me retirer &agrave;
+Plassans.... Tu vas &ecirc;tre riche, fais-toi avec Louise un int&eacute;rieur o&ugrave;
+vous vivrez comme deux tourtereaux. C'est si bon! J'irai vous voir. &Ccedil;a
+me fera du bien.</p>
+
+<p>Il finissait par avoir des larmes dans la voix. Cependant, ils &eacute;taient
+arriv&eacute;s devant la grille de l'h&ocirc;tel, et ils causaient, sur le bord du
+trottoir. Sur ces hauteurs de Paris, une bise soufflait. Pas un bruit ne
+montait dans la nuit p&acirc;le d'une blancheur de gel&eacute;e; Maxime, surpris des
+attendrissements de son p&egrave;re, avait depuis un instant une question sur
+les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, dit-il enfin, il me semble....</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Avec ta femme?</p>
+
+<p>Saccard haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! parfaitement. J'&eacute;tais un imb&eacute;cile. C'est pourquoi je te parle en
+toute exp&eacute;rience.... Mais nous nous sommes remis ensemble, oh! tout &agrave;
+fait. Il y a bient&ocirc;t six semaines. Je vais la retrouver le soir, quand
+je ne rentre pas trop tard. Aujourd'hui, la pauvre bichette se passera
+de moi; j'ai &agrave; travailler jusqu'au jour. C'est qu'elle est joliment
+faite!...</p>
+
+<p>Comme Maxime lui tendait la main, il le retint, il ajouta, &agrave; voix plus
+basse, d'un ton de confidence:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, la taille de Blanche Muller, eh bien, c'est &ccedil;a, mais dix fois
+plus souple. Et les hanches donc! elles sont d'un dessin, d'une
+d&eacute;licatesse....</p>
+
+<p>Et il conclut en disant au jeune homme, qui s'en allait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es comme moi, tu as du c&oelig;ur, ta femme sera heureuse.... Au revoir,
+mon petit!</p>
+
+<p>Quand Maxime t'ut enfin d&eacute;barrass&eacute; de son p&egrave;re, il fit rapidement le
+tour du parc. Ce qu'il venait d'entendre le surprenait si fort, qu'il
+&eacute;prouvait l'irr&eacute;sistible besoin de voir Ren&eacute;e. Il voulait lui demander
+pardon de sa brutalit&eacute;, savoir pourquoi elle lui avait menti en lui
+nommant M. de Saffr&eacute;, conna&icirc;tre l'histoire des tendresses de son mari.</p>
+
+<p>Mais tout cela confus&eacute;ment, avec le seul d&eacute;sir net de fumer chez elle un
+cigare et de renouer leur camaraderie.</p>
+
+<p>Si elle &eacute;tait bien dispos&eacute;e, il comptait m&ecirc;me lui annoncer son mariage,
+pour lui faire entendre que leurs amours devaient rester mortes et
+enterr&eacute;es. Quand il eut ouvert la petite porte, dont il avait
+heureusement gard&eacute; la clef, il finit par se dire que sa visite, apr&egrave;s la
+confidence de son p&egrave;re, &eacute;tait n&eacute;cessaire et tout &agrave; fait convenable.</p>
+
+<p>Dans la serre, il siffla comme la veille; mais il n'attendit pas. Ren&eacute;e
+vint lui ouvrir la porte-fen&ecirc;tre du petit salon, et monta devant lui
+sans parler. Elle rentrait &agrave; peine d'un bal de l'H&ocirc;tel de Ville. Elle
+&eacute;tait encore v&ecirc;tue d'une robe blanche de tulle bouillonn&eacute;, sem&eacute;e de
+n&oelig;uds de satin; les basques du corsage de satin se trouvaient encadr&eacute;es
+d'une large dentelle de jais blanc, que la lumi&egrave;re des cand&eacute;labres
+moirait de bleu et de rose. Quand Maxime la regarda, en haut, il fut
+touch&eacute; de sa p&acirc;leur, de l'&eacute;motion profonde qui lui coupait la voix. Elle
+ne devait pas l'attendre, elle &eacute;tait toute frissonnante de le voir
+arriver comme &agrave; l'ordinaire, tranquillement, de son air c&acirc;lin. C&eacute;leste
+revint de la garde-robe, o&ugrave; elle &eacute;tait all&eacute;e chercher une chemise de
+nuit, et les amants continuaient &agrave; garder le silence, attendant que
+cette fille ne f&ucirc;t plus l&agrave;. Ils ne se g&ecirc;naient pas d'habitude devant
+elle; mais des pudeurs leur venaient pour les choses qu'ils se sentaient
+sur les l&egrave;vres. Ren&eacute;e voulut que C&eacute;leste la d&eacute;shabill&acirc;t dans la chambre
+&agrave; coucher o&ugrave; il y avait un grand feu. La chambri&egrave;re &ocirc;tait les &eacute;pingles,
+enlevait les chiffons un &agrave; un, sans se presser. Et Maxime, ennuy&eacute;, prit
+machinalement la chemise, qui se trouvait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui sur une chaise,
+et la fit chauffer devant la flamme, pench&eacute;, les bras &eacute;largis. C'&eacute;tait
+lui qui, aux jours heureux, rendait ce petit service &agrave; Ren&eacute;e. Elle eut
+un attendrissement, &agrave; le voir pr&eacute;senter d&eacute;licatement la chemise au feu.
+Puis, comme C&eacute;leste n'en finissait pas:</p>
+
+<p>&laquo;Elle rentrait &agrave; peine d'un bal de l'H&ocirc;tel de Ville. Elle &eacute;tait encore
+v&ecirc;tue d'une robe blanche de tulle bouillonn&eacute;...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'es bien amus&eacute;e &agrave; ce bal? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, tu sais, toujours la m&ecirc;me chose, r&eacute;pondit-elle. Beaucoup trop
+de monde, une v&eacute;ritable cohue.</p>
+
+<p>Il retourna la chemise qui se trouvait chaude d'un c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle toilette avait Adeline?</p>
+
+<p>&mdash;Une robe mauve, assez mal comprise.... Elle est petite, et elle a la
+rage des volants.</p>
+
+<p>Ils parl&egrave;rent des autres femmes. Maintenant Maxime se br&ucirc;lait les doigts
+avec la chemise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu vas la roussir, dit Ren&eacute;e dont la voix avait des caresses
+maternelles.</p>
+
+<p>C&eacute;leste prit la chemise des mains du jeune homme. Il se leva, alla
+regarder le grand lit gris et rose, s'arr&ecirc;ta &agrave; un des bouquets broch&eacute;s
+de la tenture, pour tourner la t&ecirc;te, pour ne pas voir les seins nus de
+Ren&eacute;e. C'&eacute;tait instinctif. Il ne se croyait plus son amant, il n'avait
+plus le droit de voir. Puis il tira un cigare de sa poche et l'alluma.
+Ren&eacute;e lui avait permis de fumer chez elle.</p>
+
+<p>Enfin C&eacute;leste se retira, laissant la jeune femme au coin du feu, toute
+blanche dans son v&ecirc;tement de nuit.</p>
+
+<p>Maxime marcha encore quelques instants, silencieux, regardant du coin de
+l'&oelig;il Ren&eacute;e, qu'un frisson semblait reprendre. Et, se plantant devant
+la chemin&eacute;e, le cigare aux dents, il demanda d'une voix brusque:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne m'as-tu pas dit que c'&eacute;tait mon p&egrave;re qui se trouvait avec
+toi, hier soir?</p>
+
+<p>Elle leva la t&ecirc;te, les yeux tout grands, avec un regard de supr&ecirc;me
+angoisse, puis un flot de sang lui empourpra la face, et, an&eacute;antie de
+honte, elle se cacha dans ses mains, elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais cela? tu sais cela?...</p>
+
+<p>Elle se reprit, elle essaya de mentir.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas vrai... qui te l'a dit?</p>
+
+<p>Maxime haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, mon p&egrave;re lui-m&ecirc;me, qui te trouve joliment faite et qui m'a
+parl&eacute; de tes hanches.</p>
+
+<p>Il avait laiss&eacute; percer un l&eacute;ger d&eacute;pit. Mais il se remit &agrave; marcher,
+continuant d'une voix grondeuse et amicale, entre deux bouff&eacute;es de
+cigare:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, je ne te comprends pas. Tu es une singuli&egrave;re femme. Hier,
+c'est ta faute, si j'ai &eacute;t&eacute; grossier.</p>
+
+<p>Tu m'aurais dit que c'&eacute;tait mon p&egrave;re, je m'en serais all&eacute;
+tranquillement, tu comprends? Moi, je n'ai pas le droit.... Mais tu vas
+me nommer M. de Saffr&eacute;!</p>
+
+<p>Elle sanglotait, les mains sur son visage. Il s'approcha, s'agenouilla
+devant elle, lui &eacute;carta les mains de force.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dis-moi pourquoi tu m'as nomm&eacute; M. de Saffr&eacute;.</p>
+
+<p>Alors, d&eacute;tournant encore la t&ecirc;te, elle r&eacute;pondit au milieu de ses larmes,
+&agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais que tu me quitterais, si tu savais que ton p&egrave;re....</p>
+
+<p>Il se releva, reprit son cigare qu'il avait pos&eacute; sur un coin de la
+chemin&eacute;e, et se contenta de murmurer:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien dr&ocirc;le, va!...</p>
+
+<p>Elle ne pleurait plus. Les flammes de la chemin&eacute;e et le feu de ses joues
+s&eacute;chaient ses larmes. L'&eacute;tonnement de voir Maxime si calme devant une
+r&eacute;v&eacute;lation qu'elle croyait devoir l'&eacute;craser lui faisait oublier sa
+honte. Elle le regardait marcher, elle l'&eacute;coutait parler comme dans un
+r&ecirc;ve. Il lui r&eacute;p&eacute;tait, sans quitter son cigare, qu'elle n'&eacute;tait pas
+raisonnable, qu'il &eacute;tait tout naturel qu'elle e&ucirc;t des rapports avec son
+mari, qu'il ne pouvait vraiment songer &agrave; s'en f&acirc;cher. Mais aller avouer
+un amant quand ce n'&eacute;tait pas vrai. Et il revenait toujours &agrave; cela, &agrave;
+cette chose qu'il ne pouvait comprendre, et qui lui semblait r&eacute;ellement
+monstrueuse. Il parla des &laquo;imaginations folles&raquo; des femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un peu f&ecirc;l&eacute;e, ma ch&egrave;re, il faut soigner &ccedil;a.</p>
+
+<p>Il finit par demander curieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi M. de Saffr&eacute; plut&ocirc;t qu'un autre?</p>
+
+<p>&mdash;Il me fait la cour, dit Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Maxime retint une impertinence; il allait dire qu'elle s'&eacute;tait sans
+doute crue plus vieille d'un mois, en avouant M. de Saffr&eacute; pour amant.
+Il n'eut que le sourire mauvais de cette m&eacute;chancet&eacute;, et, jetant son
+cigare dans le feu, il vint s'asseoir de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la chemin&eacute;e.
+L&agrave;, il parla raison, il donna &agrave; entendre &agrave; Ren&eacute;e qu'ils devaient rester
+bons camarades. Les regards fixes de la jeune femme l'embarrassaient un
+peu, pourtant; il n'osa pas lui annoncer son mariage. Elle le
+contemplait longuement, les yeux encore gonfl&eacute;s par les larmes. Elle le
+trouvait pauvre, &eacute;troit, m&eacute;prisable, et elle l'aimait toujours, de cette
+tendresse qu'elle avait pour ses dentelles. Il &eacute;tait joli sous la
+lumi&egrave;re du cand&eacute;labre, plac&eacute; au bord de la chemin&eacute;e, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui.
+Comme il renversait la t&ecirc;te, la lueur des bougies lui dorait les
+cheveux, lui glissait sur la face, dans le duvet l&eacute;ger des joues, avec
+des blondeurs charmantes.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut pourtant que je m'en aille, dit-il &agrave; plusieurs reprises.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait bien d&eacute;cid&eacute; &agrave; ne pas rester. Ren&eacute;e ne l'aurait pas voulu
+d'ailleurs. Tous deux le pensaient, le disaient; ils n'&eacute;taient plus que
+deux amis. Et, quand Maxime eut enfin serr&eacute; la main de la jeune femme et
+qu'il fut sur le point de quitter la chambre, elle le retint encore un
+instant, en lui parlant de son p&egrave;re. Elle en faisait un grand &eacute;loge.</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, j'avais trop de remords. Je pr&eacute;f&egrave;re que &ccedil;a soit arriv&eacute;.... Tu
+ne connais pas ton p&egrave;re; j'ai &eacute;t&eacute; &eacute;tonn&eacute;e de le trouver si bon, si
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;. Le pauvre homme a de si gros soucis, en ce moment.</p>
+
+<p>Maxime regardait la pointe de ses bottines, sans r&eacute;pondre, d'un air
+g&ecirc;n&eacute;. Elle insistait.</p>
+
+<p>&mdash;Tant qu'il ne venait pas dans cette chambre, &ccedil;a m'&eacute;tait &eacute;gal. Mais
+apr&egrave;s.... Quand je le voyais ici, affectueux, m'apportant un argent
+qu'il avait d&ucirc; ramasser dans tous les coins de Paris, se ruinant pour
+moi sans une plainte, j'en devenais malade.... Si tu savais avec quel
+soin il a veill&eacute; &agrave; mes int&eacute;r&ecirc;ts!</p>
+
+<p>Le jeune homme revint doucement &agrave; la chemin&eacute;e, contre laquelle il
+s'adossa. Il restait embarrass&eacute;, la t&ecirc;te basse, avec un sourire qui
+montait peu &agrave; peu de ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, murmura-t-il, mon p&egrave;re est tr&egrave;s fort pour veiller aux int&eacute;r&ecirc;ts
+des gens.</p>
+
+<p>Le son de sa voix &eacute;tonna Ren&eacute;e. Elle le regarda, et lui, comme pour se
+d&eacute;fendre:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne sais rien.... Je dis seulement que mon p&egrave;re est un habile
+homme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu aurais tort d'en mal parler, reprit-elle. Tu dois le juger un peu
+en l'air.... Si je te faisais conna&icirc;tre tous ses embarras, si je te
+r&eacute;p&eacute;tais ce qu'il me confiait encore ce soir, tu verrais comme on se
+trompe, quand on croit qu'il tient &agrave; l'argent....</p>
+
+<p>Maxime ne put retenir un haussement d'&eacute;paules. Il interrompit sa
+belle-m&egrave;re, d'un rire d'ironie.</p>
+
+<p>&mdash;Va, je le connais, je le connais beaucoup.... Il a d&ucirc; te dire de bien
+jolies choses. Conte-moi donc &ccedil;a.</p>
+
+<p>Ce ton railleur la blessait. Alors elle rench&eacute;rit encore sur ses &eacute;loges,
+elle trouva son mari tout &agrave; fait grand, elle parla de l'affaire de
+Charonne, de ce tripotage o&ugrave; elle n'avait rien compris, comme d'une
+catastrophe dans laquelle s'&eacute;taient r&eacute;v&eacute;l&eacute;es &agrave; elle l'intelligence et la
+bont&eacute; de Saccard. Elle ajouta qu'elle signerait l'acte de cession le
+lendemain, et que, si c'&eacute;tait r&eacute;ellement l&agrave; un d&eacute;sastre, elle acceptait
+ce d&eacute;sastre en punition de ses fautes.</p>
+
+<p>Maxime la laissait aller, ricanant, la regardant en dessous; puis il dit
+&agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a, c'est bien &ccedil;a....</p>
+
+<p>Et, plus haut, mettant la main sur l'&eacute;paule de Ren&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re, je te remercie, mais je savais l'histoire.... C'est toi qui
+es d'une bonne p&acirc;te!</p>
+
+<p>Il fit de nouveau mine de s'en aller. Il &eacute;prouvait une d&eacute;mangeaison
+furieuse de tout conter. Elle l'avait exasp&eacute;r&eacute;, avec ses &eacute;loges sur son
+mari, et il oubliait qu'il s'&eacute;tait promis de ne pas parler, pour
+s'&eacute;viter tout d&eacute;sagr&eacute;ment.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! que veux-tu dire? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! pardieu! que mon p&egrave;re te met dedans de la plus jolie fa&ccedil;on du
+monde.... Tu me fais de la peine, vrai; tu es trop godiche!</p>
+
+<p>Et il lui conta ce qu'il avait entendu chez Laure, l&acirc;chement,
+sournoisement, go&ucirc;tant une secr&egrave;te joie &agrave; descendre dans ces infamies.
+Il lui semblait qu'il se vengeait d'une injure vague qu'on venait de lui
+faire. Son temp&eacute;rament de fille s'attardait b&eacute;atement &agrave; cette
+d&eacute;nonciation, &agrave; ce bavardage cruel, surpris derri&egrave;re une porte.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;pargna rien &agrave; Ren&eacute;e, ni l'argent que son mari lui avait pr&ecirc;t&eacute; &agrave;
+usure, ni celui qu'il comptait lui voler, &agrave; l'aide d'histoires
+ridicules, bonnes &agrave; endormir les enfants. La jeune femme l'&eacute;coutait,
+tr&egrave;s p&acirc;le, les l&egrave;vres serr&eacute;es. Debout devant la chemin&eacute;e, elle baissait
+un peu la t&ecirc;te, elle regardait le feu. Sa toilette de nuit, cette
+chemise que Maxime avait fait chauffer, s'&eacute;cartait, laissait voir des
+blancheurs immobiles de statue.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis tout cela, conclut le jeune homme, pour que tu n'aies pas
+l'air d'une sotte.... Mais tu aurais tort d'en vouloir &agrave; mon p&egrave;re. Il
+n'est pas m&eacute;chant. Il a ses d&eacute;fauts comme tout le monde.... A demain,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Il s'avan&ccedil;ait toujours vers la porte. Ren&eacute;e l'arr&ecirc;ta d'un geste brusque.</p>
+
+<p>&mdash;Reste! cria-t-elle imp&eacute;rieusement.</p>
+
+<p>Et le prenant, l'attirant &agrave; elle, l'asseyant presque sur ses genoux,
+devant le feu, elle le baisa sur les l&egrave;vres, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, ce serait trop b&ecirc;te de nous g&ecirc;ner, maintenant.... Tu ne sais
+donc pas que, depuis hier, depuis que tu as voulu rompre, je n'ai plus
+la t&ecirc;te &agrave; moi. Je suis comme une imb&eacute;cile. Ce soir, au bal, j'avais un
+brouillard devant les yeux. C'est qu'&agrave; pr&eacute;sent, j'ai besoin de toi pour
+vivre. Quand tu t'en iras, je serai vid&eacute;e.... Ne ris pas, je te dis ce
+que je sens.</p>
+
+<p>Elle le regardait avec une tendresse infinie, comme si elle ne l'e&ucirc;t pas
+vu depuis longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as trouv&eacute; le mot, j'&eacute;tais godiche, ton p&egrave;re m'aurait fait voir
+aujourd'hui des &eacute;toiles en plein midi.</p>
+
+<p>Est-ce que je savais! Pendant qu'il me contait son histoire, je
+n'entendais qu'un grand bourdonnement, et j'&eacute;tais tellement an&eacute;antie
+qu'il m'aurait fait mettre &agrave; genoux, s'il avait voulu, pour signer ses
+paperasses. Et je m'imaginais que j'avais des remords!... Vrai, j'&eacute;tais
+b&ecirc;te &agrave; ce point!...</p>
+
+<p>Elle &eacute;clata de rire, des lueurs de folie luisaient dans ses yeux. Elle
+continua, en serrant plus &eacute;troitement son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que nous faisons le mal, nous autres! Nous nous aimons, nous
+nous amusons comme il nous pla&icirc;t.</p>
+
+<p>Tout le monde en est l&agrave;, n'est-ce pas?... Vois, ton p&egrave;re ne se g&ecirc;ne
+gu&egrave;re. Il aime l'argent et il en prend o&ugrave; il en trouve. Il a raison, &ccedil;a
+me met &agrave; l'aise.... D'abord, je ne signerai rien, et puis tu reviendras
+tous les soirs. J'avais peur que tu ne veuilles plus, tu sais, pour ce
+que je t'ai dit.... Mais puisque &ccedil;a ne te fait rien.... D'ailleurs, je
+lui fermerai ma porte, tu comprends, maintenant.</p>
+
+<p>Elle se leva, elle alluma la veilleuse. Maxime h&eacute;sitait, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;. Il
+voyait la sottise qu'il avait commise, il se reprochait durement d'avoir
+trop caus&eacute;. Comment annoncer son mariage maintenant! C'&eacute;tait sa faute,
+la rupture &eacute;tait faite, il n'avait pas besoin de remonter dans cette
+chambre, ni surtout d'aller prouver &agrave; la jeune femme que son mari la
+dupait. Et il ne savait plus &agrave; quel sentiment il venait d'ob&eacute;ir, ce qui
+redoublait sa col&egrave;re contre lui-m&ecirc;me. Mais s'il eut la pens&eacute;e, un
+instant, d'&ecirc;tre brutal une seconde fois, de s'en aller, la vue de Ren&eacute;e
+qui laissait tomber ses pantoufles, lui donna une l&acirc;chet&eacute; invincible. Il
+eut peur, il resta.</p>
+
+<p>Le lendemain, quand Saccard vint chez sa femme pour lui faire signer
+l'acte de cession, elle lui r&eacute;pondit tranquillement qu'elle n'en ferait
+rien, qu'elle avait r&eacute;fl&eacute;chi. D'ailleurs, elle ne se permit pas m&ecirc;me une
+allusion; elle s'&eacute;tait jur&eacute; d'&ecirc;tre discr&egrave;te, ne voulant pas se cr&eacute;er des
+ennuis, d&eacute;sirant go&ucirc;ter en paix le renouveau de ses amours. L'affaire de
+Charonne s'arrangerait comme elle pourrait; son refus de signer n'&eacute;tait
+qu'une vengeance; elle se moquait bien du reste. Saccard fut sur le
+point de s'emporter. Tout son r&ecirc;ve croulait. Ses autres affaires
+allaient de mal en pis. Il se trouvait &agrave; bout de ressources, se
+soutenant par un miracle d'&eacute;quilibre; le matin m&ecirc;me, il n'avait pu payer
+la note de son boulanger. Cela ne l'emp&ecirc;chait pas de pr&eacute;parer une f&ecirc;te
+splendide pour le jeudi de la mi-car&ecirc;me. Il &eacute;prouva, devant le refus de
+Ren&eacute;e, cette col&egrave;re blanche d'un homme vigoureux arr&ecirc;t&eacute; dans son &oelig;uvre
+par le caprice d'un enfant. Avec l'acte de cession en poche, il comptait
+bien battre monnaie, en attendant l'indemnit&eacute;. Puis, quand il se fut un
+peu calm&eacute; et qu'il eut l'intelligence nette, il s'&eacute;tonna du brusque
+revirement de sa femme: &agrave; coup s&ucirc;r, elle avait d&ucirc; &ecirc;tre conseill&eacute;e. Il
+flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net qu'il courut chez sa
+s&oelig;ur pour l'interroger, lui demander si elle ne savait rien sur la vie
+cach&eacute;e de Ren&eacute;e. Sidonie se montra tr&egrave;s aigre.</p>
+
+<p>Elle ne pardonnait pas &agrave; sa belle-s&oelig;ur l'affront qu'elle lui avait fait
+en refusant de voir M. de Saffr&eacute;. Aussi, quand elle comprit, aux
+questions de son fr&egrave;re, que celui-ci accusait sa femme d'avoir un amant,
+s'&eacute;cria-t-elle qu'elle en &eacute;tait certaine. Et elle s'offrit d'elle-m&ecirc;me
+pour espionner &laquo;les tourtereaux&raquo;. Cette pimb&ecirc;che verrait comme cela de
+quel bois elle se chauffait.</p>
+
+<p>Saccard, d'habitude, ne cherchait pas les v&eacute;rit&eacute;s d&eacute;sagr&eacute;ables; son
+int&eacute;r&ecirc;t seul le for&ccedil;ait &agrave; ouvrir des yeux qu'il tenait sagement ferm&eacute;s.
+Il accepta l'offre de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Va, sois tranquille, je saurai tout, lui dit-elle d'une voix pleine de
+compassion.... Ah! mon pauvre fr&egrave;re, ce n'est pas Ang&egrave;le qui t'aurait
+jamais trahi! Un mari si bon, si g&eacute;n&eacute;reux! Ces poup&eacute;es parisiennes n'ont
+pas de c&oelig;ur.... Et moi qui ne cesse de lui donner de bons conseils!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2>
+
+
+<p>Il y avait bal travesti, chez les Saccard, le jeudi de la mi-car&ecirc;me.
+Mais la grande curiosit&eacute; &eacute;tait le po&egrave;me des Amours du beau Narcisse et
+de la nymphe &Eacute;cho, en trois tableaux, que ces dames devaient
+repr&eacute;senter. L'auteur de ce po&egrave;me, M. Hupel de la Noue, voyageait depuis
+plus d'un mois, de sa pr&eacute;fecture &agrave; l'h&ocirc;tel du parc Monceau, afin de
+surveiller les r&eacute;p&eacute;titions et de donner son avis sur les costumes. Il
+avait d'abord song&eacute; &agrave; &eacute;crire son &oelig;uvre en vers; puis il s'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute;
+pour des tableaux vivants; c'&eacute;tait plus noble, disait-il, plus pr&egrave;s du
+beau antique.</p>
+
+<p>Ces dames n'en dormaient plus. Certaines d'entre elles changeaient
+jusqu'&agrave; trois fois de costume. Il y eut des conf&eacute;rences interminables
+que le pr&eacute;fet pr&eacute;sidait. On discuta longuement d'abord le personnage de
+Narcisse.</p>
+
+<p>Serait-ce une femme ou un homme qui le repr&eacute;senterait? Enfin, sur les
+instances de Ren&eacute;e, il fut d&eacute;cid&eacute; que l'on confierait le r&ocirc;le &agrave; Maxime;
+mais il serait le seul homme, et encore Mme de Lauwerens disait-elle
+qu'elle ne consentirait jamais &agrave; cela, si &laquo;le petit Maxime ne
+ressemblait pas &agrave; une vraie fille&raquo;. Ren&eacute;e devait &ecirc;tre la nymphe &Eacute;cho. La
+question des costumes fut beaucoup plus laborieuse. Maxime donna un bon
+coup de main au pr&eacute;fet, qui se trouvait sur les dents, au milieu de neuf
+femmes, dont l'imagination folle mena&ccedil;ait de compromettre gravement la
+puret&eacute; des lignes de son &oelig;uvre. S'il les avait &eacute;cout&eacute;es, son Olympe
+aurait port&eacute; de la poudre. Mme d'Espanet voulait absolument avoir une
+robe &agrave; tra&icirc;ne pour cacher ses pieds un peu forts, tandis que Mme Haffner
+r&ecirc;vait de s'habiller avec une peau de b&ecirc;te. M. Hupel de la Noue fut
+&eacute;nergique; il se f&acirc;cha m&ecirc;me une fois, il &eacute;tait convaincu, il disait que,
+s'il avait renonc&eacute; aux vers, c'&eacute;tait pour &eacute;crire son po&egrave;me &laquo;avec des
+&eacute;toffes savamment combin&eacute;es et des attitudes choisies parmi les plus
+belles&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;L'ensemble, mesdames, r&eacute;p&eacute;tait-il &agrave; chaque nouvelle exigence, vous
+oubliez l'ensemble.... Je ne puis cependant pas sacrifier l'&oelig;uvre
+enti&egrave;re aux volants que vous me demandez.</p>
+
+<p>Les conciliabules se tenaient dans le salon bouton d'or. On y passa des
+apr&egrave;s-midi entiers &agrave; arr&ecirc;ter la forme d'une jupe. Worms fut convoqu&eacute;
+plusieurs fois. Enfin tout fut r&eacute;gl&eacute;, les costumes arr&ecirc;t&eacute;s, les poses
+apprises, et M. Hupel de la Noue se d&eacute;clara satisfait. L'&eacute;lection de M.
+de Mareuil lui avait donn&eacute; moins de mal. Les Amours du beau Narcisse et
+de la nymphe &Eacute;cho devaient commencer &agrave; onze heures. D&egrave;s dix heures et
+demie, le grand salon se trouvait plein, et, comme il y avait bal
+ensuite, les femmes &eacute;taient l&agrave;, costum&eacute;es, assises sur des fauteuils
+rang&eacute;s en demi-cercle devant le th&eacute;&acirc;tre improvis&eacute;, une estrade que
+cachaient deux larges rideaux de velours rouge &agrave; franges d'or, glissant
+sur des tringles. Les hommes, derri&egrave;re, se tenaient debout, allaient et
+venaient. Les tapissiers avaient donn&eacute; &agrave; dix heures les derniers coups
+de marteau. L'estrade s'&eacute;levait au fond du salon, tenant tout un bout de
+cette longue galerie. On montait sur le th&eacute;&acirc;tre par le fumoir, converti
+en foyer pour les artistes. En outre, au premier &eacute;tage, ces dames
+avaient &agrave; leur disposition plusieurs pi&egrave;ces, o&ugrave; une arm&eacute;e de femmes de
+chambre pr&eacute;paraient les toilettes des diff&eacute;rents tableaux.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait onze heures et demie et les rideaux ne s'ouvraient pas. Un
+grand murmure emplissait le salon. Les rang&eacute;es de fauteuils offraient la
+plus &eacute;tonnante cohue de marquises, de ch&acirc;telaines, de laiti&egrave;res,
+d'espagnoles, de berg&egrave;res, de sultanes; tandis que la masse compacte des
+habits noirs mettait une grande tache sombre, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de cette moire
+d'&eacute;toffes claires et d'&eacute;paules nues, toutes braisillantes des &eacute;tincelles
+vives des bijoux. Les femmes &eacute;taient seules travesties. Il faisait d&eacute;j&agrave;
+chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d'or du salon.</p>
+
+<p>On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture m&eacute;nag&eacute;e &agrave;
+gauche de l'estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames.
+Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqu&eacute;s en blanc,
+une petite main de femme qui s'&eacute;tait pos&eacute;e l&agrave;, apr&egrave;s s'&ecirc;tre oubli&eacute;e dans
+une bo&icirc;te de poudre de riz. Mais le pr&eacute;fet songeait bien aux mis&egrave;res de
+sa toilette! il avait les yeux &eacute;normes, la face bouffie et un peu p&acirc;le.
+Il parut ne voir personne. Et, s'avan&ccedil;ant vers Saccard, qu'il reconnut
+au milieu d'un groupe d'hommes graves, il lui dit &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Sacrebleu! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage.... Nous voil&agrave;
+propres!</p>
+
+<p>Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de r&eacute;ponse,
+sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous les draperies,
+disparut. Les dames sourirent de la singuli&egrave;re apparition de ce
+monsieur.</p>
+
+<p>Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s'&eacute;tait form&eacute; derri&egrave;re
+les derniers fauteuils. On avait m&ecirc;me tir&eacute; un fauteuil hors du rang,
+pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps.
+Il y avait l&agrave; M. Toutin-Laroche, que l'empereur venait d'appeler au
+S&eacute;nat; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la
+deuxi&egrave;me &eacute;lection; M. Michelin, d&eacute;cor&eacute; de la veille; et, un peu en
+arri&egrave;re, les Mignon et Charrier, dont l'un avait un gros diamant &agrave; sa
+cravate, tandis que l'autre en montrait un plus gros encore &agrave; son doigt.
+Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller
+&eacute;changer une parole &agrave; voix basse avec sa s&oelig;ur, qui venait d'entrer et
+de s'asseoir entre Louise de Mareuil et Mme Michelin. Mme Sidonie &eacute;tait
+en magicienne; Louise portait cr&acirc;nement un costume de page, qui lui
+donnait tout &agrave; fait l'air d'un gamin; la petite Michelin, en aim&eacute;e,
+souriait amoureusement, dans ses voiles brod&eacute;s de fils d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu quelque chose? demanda doucement Saccard &agrave; sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, rien encore, r&eacute;pondit-elle. Mais le galant doit &ecirc;tre ici.... Je
+les pincerai ce soir, sois tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Pr&eacute;viens-moi tout de suite, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et Saccard, se tournant &agrave; droite et &agrave; gauche, complimenta Louise et Mme
+Michelin. Il compara l'une &agrave; une houri de Mahomet, l'autre &agrave; un mignon
+d'Henri III.</p>
+
+<p>Son accent proven&ccedil;al semblait faire chanter de ravissement toute sa
+personne gr&ecirc;le et stridente. Quand il revint au groupe des hommes
+graves, M. de Mareuil le prit &agrave; l'&eacute;cart et lui parla du mariage de leurs
+enfants. Rien n'&eacute;tait chang&eacute;, c'&eacute;tait toujours le dimanche suivant qu'on
+devait signer le contrat.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dit Saccard. Je compte m&ecirc;me annoncer ce soir le mariage
+&agrave; nos amis, si vous n'y voyez aucun inconv&eacute;nient.... J'attends pour cela
+mon fr&egrave;re le ministre, qui m'a promis de venir.</p>
+
+<p>Le nouveau d&eacute;put&eacute; fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche &eacute;levait la
+voix, comme en proie &agrave; une vive indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, messieurs, disait-il &agrave; M. Michelin et aux deux entrepreneurs qui
+se rapprochaient, j'avais eu la bonhomie de laisser m&ecirc;ler mon nom &agrave; une
+telle affaire.</p>
+
+<p>Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient:</p>
+
+<p>&mdash;Je racontais &agrave; ces messieurs la d&eacute;plorable aventure de la Soci&eacute;t&eacute;
+g&eacute;n&eacute;rale des ports du Maroc, vous savez, Saccard?</p>
+
+<p>Celui-ci ne broncha pas. La soci&eacute;t&eacute; en question venait de crouler avec
+un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu
+savoir o&ugrave; en &eacute;tait l'&eacute;tablissement des fameuses stations commerciales
+sur le littoral de la M&eacute;diterran&eacute;e, et une enqu&ecirc;te judiciaire avait
+d&eacute;montr&eacute; que les ports du Maroc n'existaient que sur les plans des
+ing&eacute;nieurs, de fort beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la
+soci&eacute;t&eacute;. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les
+actionnaires, s'indignant, voulant qu'on lui rend&icirc;t son nom pur de toute
+tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et
+r&eacute;habiliter devant l'opinion cet homme utile, se d&eacute;cida &agrave; l'envoyer au
+S&eacute;nat. Ce fut ainsi qu'il p&ecirc;cha le si&egrave;ge tant ambitionn&eacute;, dans une
+affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez
+montrer votre grande &oelig;uvre, le Cr&eacute;dit viticole, cette maison qui est
+sortie victorieuse de toutes les crises.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, murmura Mareuil, cela r&eacute;pond &agrave; tout.</p>
+
+<p>Le Cr&eacute;dit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras,
+soigneusement cach&eacute;s. Un ministre tr&egrave;s tendre pour cette institution
+financi&egrave;re, qui tenait la Ville de Paris &agrave; la gorge, avait invent&eacute; un
+coup de hausse dont M. Toutin-Laroche s'&eacute;tait merveilleusement servi.
+Rien ne le chatouillait davantage que les &eacute;loges donn&eacute;s &agrave; la prosp&eacute;rit&eacute;
+du Cr&eacute;dit viticole. Il les provoquait d'ordinaire. Il remercia M. de
+Mareuil d'un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le
+fauteuil duquel il s'appuyait famili&egrave;rement, il lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien? Vous n'avez pas trop chaud?</p>
+
+<p>Le baron eut un l&eacute;ger grognement.</p>
+
+<p>&mdash;Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche &agrave;
+demi-voix, en se tournant vers ces messieurs.</p>
+
+<p>M. Michelin souriait, fermait de temps &agrave; autre les paupi&egrave;res, d'un
+mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier,
+plant&eacute;s carr&eacute;ment sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus &agrave;
+l'aise dans leur habit depuis qu'ils portaient des brillants.</p>
+
+<p>Cependant il &eacute;tait pr&egrave;s de minuit, l'assembl&eacute;e s'impatientait; elle ne
+se permettait pas de murmurer, mais les &eacute;ventails battaient plus
+nerveusement, et le bruit des conversations grandissait.</p>
+
+<p>Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait pass&eacute; une &eacute;paule par
+l'&eacute;troite ouverture, lorsqu'il aper&ccedil;ut Mme d'Espanet qui montait enfin
+sur l'estrade; ces dames, d&eacute;j&agrave; en place pour le premier tableau,
+n'attendaient plus qu'elle. Le pr&eacute;fet se tourna, montrant son dos aux
+spectateurs, et l'on put le voir causant avec la marquise, que les
+rideaux cachaient. Il &eacute;touffa sa voix, disant, avec des saluts lanc&eacute;s du
+bout des doigts:</p>
+
+<p>&mdash;Mes compliments, marquise. Votre costume est d&eacute;licieux.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai un bien plus joli dessous! r&eacute;pliqua cavali&egrave;rement la jeune
+femme, qui lui &eacute;clata de rire au nez, tant elle le trouvait dr&ocirc;le,
+enfoui de la sorte dans les draperies.</p>
+
+<p>L'audace de cette plaisanterie &eacute;tonna un instant le galant M. Hupel de
+la Noue; mais il se remit, et, go&ucirc;tant de plus en plus le mot, &agrave; mesure
+qu'il l'approfondissait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! charmant! charmant! murmura-t-il d'un air ravi.</p>
+
+<p>Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des
+hommes graves, voulant jouir de son &oelig;uvre. Ce n'&eacute;tait plus l'homme
+effar&eacute; courant apr&egrave;s la ceinture de feuillage de la nymphe &Eacute;cho. Il
+&eacute;tait radieux, soufflant, s'essuyant le front. Il avait toujours la
+petite main blanche sur la manche de son habit; et, de plus, le gant de
+sa main droite &eacute;tait tach&eacute; de rouge au bout du pouce; sans doute il
+avait tremp&eacute; ce doigt dans le pot de fard d'une de ces dames. Il
+souriait, il s'&eacute;ventait, il balbutiait:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est adorable, ravissante, stup&eacute;fiante.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demanda Saccard.</p>
+
+<p>&mdash;La marquise. Imaginez-vous qu'elle vient de me dire....</p>
+
+<p>Et il raconta le mot. On le trouva tout &agrave; fait r&eacute;ussi.</p>
+
+<p>Ces messieurs se le r&eacute;p&eacute;t&egrave;rent. Le digne M. Haffner, qui s'&eacute;tait
+approch&eacute;, ne put lui-m&ecirc;me s'emp&ecirc;cher d'applaudir. Cependant, un piano,
+que peu de personnes avaient vu, se mit &agrave; jouer une valse. Il se fit
+alors un grand silence. La valse avait des enroulements capricieux,
+interminables; et toujours une phrase tr&egrave;s douce montait le clavier, se
+perdait dans un trille de rossignol; puis des voix sourdes reprenaient,
+plus lentement. C'&eacute;tait tr&egrave;s voluptueux. Les dames, la t&ecirc;te un peu
+inclin&eacute;e, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber
+brusquement la gaiet&eacute; de M. Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux
+de velours rouge d'un air anxieux, il se disait qu'il aurait d&ucirc; placer
+lui-m&ecirc;me Mme d'Espanet comme il avait plac&eacute; les autres.</p>
+
+<p>Les rideaux s'ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse
+sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les
+hommes allongeaient la t&ecirc;te, tandis que l'admiration se traduisait &ccedil;&agrave; et
+l&agrave; par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire
+&eacute;touff&eacute;. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois
+lustres.</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue, rassur&eacute;, souriait b&eacute;atement &agrave; son po&egrave;me. Il ne put
+r&eacute;sister &agrave; la tentation de r&eacute;p&eacute;ter aux personnes qui l'entouraient ce
+qu'il disait depuis un mois:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais song&eacute; &agrave; faire &ccedil;a en vers.... Mais, n'est-ce pas? c'est plus
+noble de lignes.</p>
+
+<p>Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin,
+il donna des explications. Les Mignon et Charrier s'&eacute;taient approch&eacute;s et
+l'&eacute;coutaient attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez le sujet, n'est-ce pas? Le beau Narcisse, fils du
+fleuve C&eacute;phise et de la nymphe Liriope, m&eacute;prise l'amour de la nymphe
+&Eacute;cho... &Eacute;cho &eacute;tait de la suite de Junon, qu'elle amusait par ses
+discours pendant que Jupiter courait le monde... &Eacute;cho, fille de l'Air et
+de la Terre, comme vous savez....</p>
+
+<p>Et il se p&acirc;mait devant la po&eacute;sie de la Fable. Puis, d'un ton plus
+intime:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru pouvoir donner carri&egrave;re &agrave; mon imagination.... La nymphe &Eacute;cho
+conduit le beau Narcisse chez V&eacute;nus, dans une grotte marine, pour que la
+d&eacute;esse l'enflamme de ses feux. Mais la d&eacute;esse reste impuissante.</p>
+
+<p>Le jeune homme t&eacute;moigne par son attitude qu'il n'est pas touch&eacute;.</p>
+
+<p>L'explication n'&eacute;tait pas inutile, car peu de spectateurs, dans le
+salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le pr&eacute;fet eut nomm&eacute;
+ses personnages &agrave; demi-voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier
+continuaient &agrave; ouvrir des yeux &eacute;normes. Ils n'avaient pas compris.</p>
+
+<p>Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se
+creusait. Le d&eacute;cor &eacute;tait fait d'une soie tendue &agrave; grands plis cass&eacute;s,
+imitant des anfractuosit&eacute;s de rocher, et sur laquelle &eacute;taient peints des
+coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher,
+accident&eacute;, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la m&ecirc;me
+soie, o&ugrave; le d&eacute;corateur avait repr&eacute;sent&eacute; un sable fin constell&eacute; de perles
+et de paillettes d'argent. C'&eacute;tait un r&eacute;duit de d&eacute;esse. L&agrave;, sur le
+sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en V&eacute;nus, se tenait debout; un peu
+forte, portant son maillot rose avec la dignit&eacute; d'une duchesse de
+l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'Amour,
+avec de grands yeux s&eacute;v&egrave;res et d&eacute;vorants. Derri&egrave;re elle, ne montrant que
+sa t&ecirc;te malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste
+donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon.</p>
+
+<p>Puis, d'un c&ocirc;t&eacute; du tertre, les trois Gr&acirc;ces, Mmes de Guende, Teissi&egrave;re,
+de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient, s'enla&ccedil;aient, comme dans
+le groupe de Pradier; tandis que, de l'autre c&ocirc;t&eacute;, la marquise d'Espanet
+et Mme Haffner, envelopp&eacute;es du m&ecirc;me flot de dentelles, les bras &agrave; la
+taille, les cheveux m&ecirc;l&eacute;s, mettaient un coin risqu&eacute; dans le tableau, un
+souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait &agrave; voix plus
+basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer
+par l&agrave; la puissance de V&eacute;nus. En bas du tertre, la comtesse Vanska
+faisait la Volupt&eacute;; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les
+yeux entrouverts et mourants, comme lasse; tr&egrave;s brune, elle avait d&eacute;nou&eacute;
+sa chevelure noire, et sa tunique stri&eacute;e de flammes fauves montrait des
+bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du
+voile de V&eacute;nus au rouge sombre de la tunique de la Volupt&eacute;, &eacute;tait douce,
+d'un rose g&eacute;n&eacute;ral, d'un ton de chair. Et sous le rayon &eacute;lectrique,
+ing&eacute;nieusement dirig&eacute; sur la sc&egrave;ne par une des fen&ecirc;tres du jardin, la
+gaze, les dentelles, toutes ces &eacute;toffes l&eacute;g&egrave;res et transparentes se
+fondaient si bien avec les &eacute;paules et les maillots, que ces blancheurs
+ros&eacute;es vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas
+pouss&eacute; la v&eacute;rit&eacute; plastique jusqu'&agrave; se mettre toutes nues. Ce n'&eacute;tait l&agrave;
+que l'apoth&eacute;ose!; le drame se passait au premier plan. A gauche, Ren&eacute;e,
+la nymphe &Eacute;cho, tendait les bras vers la grande d&eacute;esse, la t&ecirc;te &agrave; demi
+tourn&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter &agrave; regarder
+V&eacute;nus, dont la vue seule allume de terribles feux; mais Narcisse, &agrave;
+droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de sa main et
+restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages
+avaient surtout co&ucirc;t&eacute; une peine infinie &agrave; l'imagination de M. Hupel de
+la Noue. Narcisse, en demi-dieu r&ocirc;deur de for&ecirc;ts, portait un costume de
+chasseur id&eacute;al: maillot verd&acirc;tre, courte veste collante, rameau de ch&ecirc;ne
+dans les cheveux. La robe de la nymphe &Eacute;cho &eacute;tait, &agrave; elle seule, toute
+une all&eacute;gorie; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des
+lieux retentissants o&ugrave; les voix de la Terre et de l'Air se r&eacute;pondent;
+elle &eacute;tait rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les
+feuillages de la ceinture, ciel pur par la nu&eacute;e de gaze bleue du
+corsage. Et les groupes gardaient une immobilit&eacute; de statue, la note
+charnelle de l'Olympe chantait dans l'&eacute;blouissement du large rayon,
+pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aigu&euml;, coup&eacute;e de
+profonds soupirs.</p>
+
+<p>On trouva g&eacute;n&eacute;ralement que Maxime &eacute;tait admirablement fait. Dans son
+geste de refus, il d&eacute;veloppait sa hanche gauche, qu'on remarqua
+beaucoup. Mais tous les &eacute;loges furent pour l'expression de visage de
+Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle &eacute;tait &laquo;la douleur du d&eacute;sir
+inassouvi&raquo;. Elle avait un sourire aigu qui cherchait &agrave; se faire humble,
+elle qu&ecirc;tait sa proie avec des supplications de louve affam&eacute;e qui ne
+cache ses dents qu'&agrave; demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette
+folle d'Adeline qui bougeait et qui retenait &agrave; grand-peine une
+irr&eacute;sistible envie de rire. Puis, les rideaux se referm&egrave;rent, le piano
+se tut.</p>
+
+<p>Alors, on applaudit discr&egrave;tement, et les conversations reprirent. Un
+grand souffle d'amour, de d&eacute;sir contenu, &eacute;tait venu des nudit&eacute;s de
+l'estrade, courait le salon, o&ugrave; les femmes s'alanguissaient davantage
+sur leurs si&egrave;ges, tandis que les hommes, &agrave; l'oreille, se parlaient bas,
+avec des sourires. C'&eacute;tait un chuchotement d'alc&ocirc;ve, un demi silence de
+bonne compagnie, un souhait de volupt&eacute; &agrave; peine formul&eacute; par un
+fr&eacute;missement de l&egrave;vres; et, dans les regards muets, se rencontrant au
+milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale
+d'amours offertes et accept&eacute;es d'un coup d'&oelig;il.</p>
+
+<p>On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumes
+prenaient une importance presque aussi grande que leurs &eacute;paules. Quand
+les Mignon et Charrier voulurent questionner M. Hupel de la Noue, ils
+furent tout surpris de ne plus le voir &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'eux; il avait d&eacute;j&agrave;
+plong&eacute; derri&egrave;re l'estrade.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous racontais donc, ma toute belle, dit Mme Sidonie, en reprenant
+une conversation interrompue par le premier tableau, que j'avais re&ccedil;u
+une lettre de Londres, vous savez? pour l'affaire des trois
+milliards....</p>
+
+<p>La personne que j'ai charg&eacute;e de faire des recherches m'&eacute;crit qu'elle
+croit avoir trouv&eacute; le re&ccedil;u du banquier.</p>
+
+<p>L'Angleterre aurait pay&eacute;.... J'en suis malade depuis ce matin.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe de
+magicienne sem&eacute;e d'&eacute;toiles. Et, comme Mme Michelin ne l'&eacute;coutait pas,
+elle continua &agrave; voix plus basse, murmurant que l'Angleterre ne pouvait
+avoir pay&eacute;, et que d&eacute;cid&eacute;ment elle irait &agrave; Londres elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Le costume de Narcisse &eacute;tait bien joli, n'est-ce pas? demanda Louise &agrave;
+Mme Michelin.</p>
+
+<p>Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblait tout
+ragaillardi dans son fauteuil. Mme Sidonie, voyant o&ugrave; allait son regard,
+se pencha, lui chuchota &agrave; l'oreille, pour que l'enfant n'entend&icirc;t pas:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il s'est ex&eacute;cut&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit la jeune femme, languissante, jouant &agrave; ravir son r&ocirc;le
+d'aim&eacute;e. J'ai choisi la maison de Louveciennes et j'en ai re&ccedil;u les actes
+de propri&eacute;t&eacute; par son homme d'affaires.... Mais nous avons rompu, je ne
+le vois plus.</p>
+
+<p>Louise avait une finesse d'oreille particuli&egrave;re pour saisir ce qu'on
+voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sa hardiesse de
+page, et dit tranquillement &agrave; Mme Michelin:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne trouvez pas qu'il est affreux, le baron?</p>
+
+<p>Puis elle ajouta en &eacute;clatant de rire:</p>
+
+<p>&mdash;Dites! on aurait d&ucirc; lui confier le r&ocirc;le de Narcisse.</p>
+
+<p>Il serait d&eacute;licieux en maillot vert pomme.</p>
+
+<p>La vue de V&eacute;nus, de ce coin voluptueux de l'Olympe, avait en effet,
+ranim&eacute; le vieux s&eacute;nateur. Il roulait des yeux charm&eacute;s, se tournait &agrave;
+demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha qui emplissait le
+salon, le groupe des hommes graves continuait &agrave; causer affaires,
+politique. M. Haffner dit qu'il venait d'&ecirc;tre nomm&eacute; pr&eacute;sident d'un jury
+charg&eacute; de r&eacute;gler des questions d'indemnit&eacute;s. Alors la conversation
+s'engagea sur les travaux de Paris, sur le boulevard du Prince-Eug&egrave;ne,
+dont on commen&ccedil;&acirc;t &agrave; causer s&eacute;rieusement dans le public. Saccard saisit
+l'occasion, parla d'une personne qu'il connaissait, d'un propri&eacute;taire
+qu'on allait sans doute exproprier. Et il regardait en face ces
+messieurs. Le baron hocha doucement la t&ecirc;te; M. Toutin-Laroche poussa
+les choses jusqu'&agrave; d&eacute;clarer que rien n'&eacute;tait plus d&eacute;sagr&eacute;able que d'&ecirc;tre
+expropri&eacute;; M. Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sa
+d&eacute;coration.</p>
+
+<p>&mdash;Les indemnit&eacute;s ne sauraient jamais &ecirc;tre trop fortes, conclut doctement
+M. de Mareuil, qui voulait &ecirc;tre agr&eacute;able &agrave; Saccard.</p>
+
+<p>Ils s'&eacute;taient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent en avant leurs
+propres affaires. Ils comptaient se retirer prochainement, sans doute &agrave;
+Langres, disaient-ils, en gardant un pied-&agrave;-terre &agrave; Paris. Ils firent
+sourire ces messieurs, lorsqu'ils racont&egrave;rent qu'apr&egrave;s avoir achev&eacute; la
+construction de leur magnifique h&ocirc;tel du boulevard Malesherbes, ils
+l'avaient trouv&eacute; si beau qu'ils n'avaient pu r&eacute;sister &agrave; l'envie de le
+vendre. Leurs brillants devaient &ecirc;tre une consolation qu'ils s'&eacute;taient
+offerte.</p>
+
+<p>Saccard riait de mauvaise gr&acirc;ce; ses anciens associ&eacute;s venaient de
+r&eacute;aliser des b&eacute;n&eacute;fices &eacute;normes dans une affaire o&ugrave; il avait jou&eacute; un r&ocirc;le
+de dupe. Et, comme l'entracte s'allongeait, des phrases d'&eacute;loges sur la
+gorge de V&eacute;nus et sur la robe de la nymphe &Eacute;cho coupaient la
+conversation des hommes graves.</p>
+
+<p>Au bout d'une grande demi-heure, M. Hupel de la Noue reparut. Il
+marchait en plein succ&egrave;s, et le d&eacute;sordre de sa toilette croissait. En
+regagnant sa place, il rencontra M. de Mussy. Il lui serra la main en
+passant; puis il revint sur ses pas pour lui demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas le mot de la marquise?</p>
+
+<p>Et il le lui conta, sans attendre la r&eacute;ponse. Il le p&eacute;n&eacute;trait de plus en
+plus, il le commentait, il finissait pas le trouver exquis de na&iuml;vet&eacute;.
+&laquo;J'en ai un bien plus joli dessous!&raquo; C'&eacute;tait un cri du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mais M. de Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea le mot ind&eacute;cent. Il
+venait d'&ecirc;tre attach&eacute; &agrave; l'ambassade d'Angleterre, o&ugrave; le ministre lui
+avait dit qu'une tenue s&eacute;v&egrave;re &eacute;tait de rigueur. Il refusait de conduire
+le cotillon, se vieillissait, ne parlait plus de son amour pour Ren&eacute;e,
+qu'il saluait gravement quand il la rencontrait.</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue rejoignait le groupe form&eacute; derri&egrave;re le fauteuil du
+baron, lorsque le piano entama une marche triomphale. De grands placages
+d'accords, frapp&eacute;s d'aplomb sur les touches, ouvraient un chant large,
+o&ugrave;, par instants, sonnaient des &eacute;clats m&eacute;talliques. Apr&egrave;s chaque phrase,
+une voix plus haute reprenait, en accentuant le rythme. C'&eacute;tait brutal
+et joyeux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez voir, murmura M. Hupel de la Noue; j'ai pouss&eacute; peut-&ecirc;tre un
+peu loin la licence po&eacute;tique; mais je crois que l'audace m'a r&eacute;ussi....
+La nymphe &Eacute;cho, voyant que V&eacute;nus est sans puissance sur le beau
+Narcisse, le conduit chez Plutus, dieu des richesses et des m&eacute;taux
+pr&eacute;cieux.... Apr&egrave;s la tentation de la chair, la tentation de l'or.</p>
+
+<p>&mdash;C'est classique, r&eacute;pondit le sec M. Toutin-Laroche, avec un sourire
+aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur le pr&eacute;fet.</p>
+
+<p>Les rideaux s'ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut un
+&eacute;blouissement. Le rayon &eacute;lectrique tombait sur une splendeur flambante,
+dans laquelle les spectateurs ne virent d'abord qu'un brasier, o&ugrave; des
+lingots d'or et des pierres pr&eacute;cieuses semblaient se fondre. Une
+nouvelle grotte se creusait; mais celle-l&agrave; n'&eacute;tait pas le frais r&eacute;duit
+de V&eacute;nus, baign&eacute; par le flot mourant sur un sable fin sem&eacute; de perles;
+elle devait se trouver au centre de la terre, dans une couche ardente et
+profonde, fissure de l'enfer antique, crevasse d'une mine de m&eacute;taux en
+fusion habit&eacute;e par Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges
+filons m&eacute;talliques, des coul&eacute;es qui &eacute;taient comme les veines du vieux
+monde, charriant les richesses incalculables et la vie &eacute;ternelle du sol.
+A terre, par un anachronisme hardi de M. Hupel de la Noue, il y avait un
+&eacute;croulement de pi&egrave;ces de vingt francs; des louis &eacute;tal&eacute;s, des louis
+entass&eacute;s, un pullulement de louis qui montaient.</p>
+
+<p>Au sommet de ce tas d'or, Mme de Guende, en Plutus, &eacute;tait assise, Plutus
+femme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe,
+prises &agrave; tous les m&eacute;taux. Autour du dieu se groupaient, debout, &agrave; demi
+couch&eacute;es, unies en grappes, ou fleurissant &agrave; l'&eacute;cart, les efflorescences
+f&eacute;eriques de cette grotte, o&ugrave; les califes des Mille et une Nuits avaient
+vid&eacute; leur tr&eacute;sor:</p>
+
+<p>Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d'&eacute;v&ecirc;que; Mme
+d'Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune; Mme de Lauwerens,
+d'un bleu ardent, en Saphir, ayant &agrave; son c&ocirc;t&eacute; la petite Mme Daste, une
+Turquoise souriante, qui bleuissait tendrement; puis s'&eacute;grenaient
+l'&Eacute;meraude, Mme de Meinhold, et la Topaze, Mme Teissi&egrave;re; et, plus bas,
+la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allong&eacute;e, les
+bras lev&eacute;s, charg&eacute;s de pendeloques rouges, pareille &agrave; un polype
+monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans des nacres
+roses et entreb&acirc;ill&eacute;es de coquillages. Ces dames avaient des colliers,
+des bracelets, des parures compl&egrave;tes, faites chacune de la pierre
+pr&eacute;cieuse que le personnage repr&eacute;sentait. On remarqua beaucoup les
+bijoux originaux de Mmes d'Espanet et Haffner, compos&eacute;s uniquement de
+petites pi&egrave;ces d'or et de petites pi&egrave;ces d'argent neuves. Puis, au
+premier plan, le drame restait le m&ecirc;me: la nymphe &Eacute;cho tentait le beau
+Narcisse, qui refusait encore du geste. Et les yeux des spectateurs
+s'accoutumaient avec ravissement &agrave; ce trou b&eacute;ant ouvert sur les
+entrailles enflamm&eacute;es du globe, &agrave; ce tas d'or sur lequel se vautrait la
+richesse d'un monde.</p>
+
+<p>Ce second tableau eut encore plus de succ&egrave;s que le premier. L'id&eacute;e en
+parut particuli&egrave;rement ing&eacute;nieuse. La hardiesse des pi&egrave;ces de vingt
+francs, ce ruissellement de coffre-fort moderne tomb&eacute; dans un coin de la
+mythologie grecque, enchanta l'imagination des dames et des financiers
+qui &eacute;taient l&agrave;. Les mots: &laquo;Que de pi&egrave;ces! que d'argent!&raquo; couraient, avec
+des sourires, de longs fr&eacute;missements d'aise; et s&ucirc;rement chacune de ces
+dames, chacun de ces messieurs faisait le r&ecirc;ve d'avoir tout &ccedil;a &agrave; lui,
+dans une cave.</p>
+
+<p>&mdash;L'Angleterre a pay&eacute;, ce sont vos milliards, murmura malicieusement
+Louise &agrave; l'oreille de Mme Sidonie.</p>
+
+<p>Et Mme Michelin, la bouche un peu ouverte par un d&eacute;sir ravi, &eacute;cartait
+son voile d'aim&eacute;e, caressait l'or d'un regard luisant, tandis que le
+groupe des hommes graves se p&acirc;mait. M. Toutin-Laroche, tout &eacute;panoui,
+murmura quelques mots &agrave; l'oreille du baron, dont la face se marbrait de
+taches jaunes. Mais les Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec
+une na&iuml;vet&eacute; brutale:</p>
+
+<p>&mdash;Sacrebleu! il y aurait l&agrave; de quoi d&eacute;molir Paris et le reb&acirc;tir.</p>
+
+<p>Le mot parut profond &agrave; Saccard, qui commen&ccedil;ait &agrave; croire que les Mignon
+et Charrier se moquaient du monde en faisant les imb&eacute;ciles. Quand les
+rideaux se referm&egrave;rent, et que le piano termina la marche triomphale par
+un grand bruit de notes jet&eacute;es les unes sur les autres, comme de
+derni&egrave;res pellet&eacute;es d'&eacute;cus, les applaudissements &eacute;clat&egrave;rent, plus vifs,
+plus prolong&eacute;s.</p>
+
+<p>Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagn&eacute; de son
+secr&eacute;taire, M. de Saffr&eacute;, avait paru &agrave; la porte du salon. Saccard, qui
+guettait impatiemment son fr&egrave;re, voulut se pr&eacute;cipiter &agrave; sa rencontre.
+Mais celui-ci, d'un geste, le pria de ne pas bouger. Et il vint
+doucement jusqu'au groupe des hommes graves. Quand les rideaux se furent
+referm&eacute;s et qu'on l'eut aper&ccedil;u, un long chuchotement courut le salon,
+les t&ecirc;tes se retourn&egrave;rent: le ministre balan&ccedil;ait le succ&egrave;s des Amours du
+beau Narcisse et de la nymphe &Eacute;cho.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes un po&egrave;te, monsieur le pr&eacute;fet, dit-il en souriant &agrave; M. Hupel
+de la Noue. Vous avez publi&eacute; autrefois un volume de vers, Les Volubilis,
+je crois?... Je vois que les soucis de l'administration n'ont pas tari
+votre imagination.</p>
+
+<p>Le pr&eacute;fet sentit, dans ce compliment, la pointe d'une &eacute;pigramme. La
+pr&eacute;sence brusque de son chef le d&eacute;contenan&ccedil;a d'autant plus qu'en
+s'examinant d'un coup d'&oelig;il pour voir si sa tenue &eacute;tait correcte, il
+aper&ccedil;ut, sur la manche de son habit, la petite main blanche, qu'il n'osa
+pas essuyer. Il s'inclina, balbutia.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, continua le ministre, en s'adressant &agrave; M. Toutin-Laroche, au
+baron Gouraud, aux personnages qui se trouvaient l&agrave;, tout cet or &eacute;tait
+un merveilleux spectacle.... Nous ferions de grandes choses, si M. Hupel
+de la Noue battait monnaie pour nous.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, en langue minist&eacute;rielle, le m&ecirc;me mot que celui des Mignon et
+Charrier. Alors M. Toutin-Laroche et les autres firent leur cour,
+jou&egrave;rent sur la derni&egrave;re phrase du ministre: l'Empire avait d&eacute;j&agrave; fait
+des merveilles; ce n'&eacute;tait pas l'or qui manquait, gr&acirc;ce &agrave; la haute
+exp&eacute;rience du pouvoir; jamais la France n'avait eu une situation aussi
+belle devant l'Europe; et ces messieurs finirent par devenir si plats
+que le ministre changea lui-m&ecirc;me la conversation.</p>
+
+<p>Il les &eacute;coutait, la t&ecirc;te haute, les coins de la bouche un peu relev&eacute;s,
+ce qui donnait &agrave; sa grosse face blanche, soigneusement ras&eacute;e, un air de
+doute et de d&eacute;dain souriant.</p>
+
+<p>Saccard, qui voulait amener l'annonce du mariage de Maxime et de Louise,
+man&oelig;uvrait pour trouver une transition habile. Il affectait une grande
+familiarit&eacute;, et son fr&egrave;re faisait le bonhomme, consentait &agrave; lui rendre
+le service de para&icirc;tre l'aimer beaucoup. Il &eacute;tait r&eacute;ellement sup&eacute;rieur,
+avec son regard clair, son visible m&eacute;pris des coquineries mesquines, ses
+larges &eacute;paules qui, d'un haussement, auraient culbut&eacute; tout ce monde-l&agrave;.
+Quand il fut enfin question du mariage, il se montra charmant, il laissa
+entendre qu'il tenait pr&ecirc;t son cadeau de noces; il voulait parler de la
+nomination de Maxime comme auditeur au Conseil d'&Eacute;tat. Il alla jusqu'&agrave;
+r&eacute;p&eacute;ter deux fois &agrave; son fr&egrave;re, d'un ton tout &agrave; fait bon gar&ccedil;on:</p>
+
+<p>&mdash;Dis bien &agrave; ton fils que je veux &ecirc;tre son t&eacute;moin.</p>
+
+<p>M. de Mareuil rougissait d'aise. On complimenta Saccard. M.
+Toutin-Laroche s'offrit comme second t&eacute;moin.</p>
+
+<p>Puis, brusquement, on arriva &agrave; parler du divorce. Un membre de
+l'opposition venait d'avoir &laquo;le triste courage&raquo;, disait M. Haffner, de
+d&eacute;fendre cette honte sociale.</p>
+
+<p>Et tous se r&eacute;cri&egrave;rent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M. Michelin
+souriait d&eacute;licatement au ministre, pendant que les Mignon et Charrier
+remarquaient avec &eacute;tonnement que le collet de son habit &eacute;tait us&eacute;.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, M. Hupel de la Noue restait embarrass&eacute;, s'appuyant au
+fauteuil du baron Gouraud, qui s'&eacute;tait content&eacute; d'&eacute;changer avec le
+ministre une poign&eacute;e de main silencieuse. Le po&egrave;te n'osait quitter la
+place. Un sentiment ind&eacute;finissable, la crainte de para&icirc;tre ridicule, la
+peur de perdre les bonnes gr&acirc;ces de son chef le retenaient, malgr&eacute;
+l'envie furieuse qu'il avait d'aller placer ces dames sur l'estrade,
+pour le dernier tableau. Il attendait qu'un mot heureux lui v&icirc;nt et le
+f&icirc;t rentrer en faveur.</p>
+
+<p>Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus g&ecirc;n&eacute;, lorsqu'il
+aper&ccedil;ut M. de Saffr&eacute;; il lui prit le bras, s'accrocha &agrave; lui comme &agrave; une
+planche de salut. Le jeune homme entrait, c'&eacute;tait une victime toute
+fra&icirc;che.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas le mot de la marquise? lui demanda le pr&eacute;fet.</p>
+
+<p>Mais il &eacute;tait si troubl&eacute;, qu'il ne savait plus pr&eacute;senter la chose d'une
+fa&ccedil;on piquante. Il pataugeait.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai dit: &laquo;Vous avez un charmant costume&raquo;, et elle m'a
+r&eacute;pondu....</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'en ai un bien plus joli dessous&raquo;, ajouta tranquillement M. de
+Saffr&eacute;. C'est vieux, mon cher, tr&egrave;s vieux.</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue le regarda, constern&eacute;. Le mot &eacute;tait vieux, et lui
+qui allait approfondir encore son commentaire sur la na&iuml;vet&eacute; de ce cri
+du c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&mdash;Vieux, vieux comme le monde, r&eacute;p&eacute;tait le secr&eacute;taire, Mme d'Espanet l'a
+d&eacute;j&agrave; dit deux fois aux Tuileries.</p>
+
+<p>Ce fut le dernier coup. Le pr&eacute;fet se moqua alors du ministre, du salon
+entier. Il se dirigeait vers l'estrade, lorsque le piano pr&eacute;luda, d'une
+voix attrist&eacute;e, avec des tremblements de notes qui pleuraient; puis la
+plainte s'&eacute;largit, tra&icirc;na longuement, et les rideaux s'ouvrirent.</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue, qui avait d&eacute;j&agrave; disparu &agrave; moiti&eacute;, rentra dans le
+salon, en entendant le l&eacute;ger grincement des anneaux. Il &eacute;tait p&acirc;le,
+exasp&eacute;r&eacute;; il faisait un violent effort sur lui-m&ecirc;me pour ne pas
+apostropher ces dames.</p>
+
+<p>Elles s'&eacute;taient plac&eacute;es toutes seules! Ce devait &ecirc;tre cette petite
+d'Espanet qui avait mont&eacute; le complot de h&acirc;ter les changements de
+costume, et de se passer de lui. &Ccedil;a n'&eacute;tait pas &ccedil;a, &ccedil;a ne valait rien!</p>
+
+<p>Il revint, m&acirc;chant de sourdes paroles. Il regardait sur l'estrade, avec
+des haussements d'&eacute;paules, murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;La nymphe &Eacute;cho est trop au bord.... Et cette jambe du beau Narcisse,
+pas de noblesse, pas de noblesse du tout....</p>
+
+<p>Les Mignon et Charrier, qui s'&eacute;taient approch&eacute;s pour entendre
+&laquo;l'explication&raquo;, se hasard&egrave;rent &agrave; lui demander &laquo;ce que le jeune homme et
+la jeune fille faisaient, couch&eacute;s par terre&raquo;. Mais il ne r&eacute;pondit pas,
+il refusait d'expliquer davantage son po&egrave;me; et comme les entrepreneurs
+insistaient:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! &ccedil;a ne me regarde plus, du moment que ces dames se placent sans
+moi!</p>
+
+<p>Le piano sanglotait mollement. Sur l'estrade, une clairi&egrave;re, o&ugrave; le rayon
+&eacute;lectrique mettait une nappe de soleil, ouvrait un horizon de feuilles.
+C'&eacute;tait une clairi&egrave;re id&eacute;ale, avec des arbres bleus, de grandes fleurs
+jaunes et rouges, qui montaient aussi haut que les ch&ecirc;nes. L&agrave;, sur une
+butte de gazon, V&eacute;nus et Plutus se tenaient c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, entour&eacute;s de
+nymphes accourues des taillis voisins pour leur faire escorte. Il y
+avait les filles des arbres, les filles des sources, les filles des
+monts, toutes les divinit&eacute;s rieuses et nues de la for&ecirc;t. Et le dieu et
+la d&eacute;esse triomphaient, punissaient les froideurs de l'orgueilleux qui
+les avait m&eacute;pris&eacute;s, tandis que le groupe des nymphes regardaient
+curieusement, avec un effroi sacr&eacute;, la vengeance de l'Olympe, au premier
+plan. Le drame s'y d&eacute;nouait. Le beau Narcisse, couch&eacute; sur le bord d'un
+ruisseau, qui descendait du lointain de la sc&egrave;ne, se regardait dans le
+clair miroir; et l'on avait pouss&eacute; la v&eacute;rit&eacute; jusqu'&agrave; mettre une lame de
+vraie glace au fond du ruisseau. Mais ce n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; plus le jeune
+homme libre, le r&ocirc;deur de for&ecirc;ts; la mort le surprenait au milieu de
+l'admiration ravie de son image, la mort l'alanguissait, et V&eacute;nus, de
+son doigt tendu, comme une f&eacute;e d'apoth&eacute;ose, lui jetait le sort fatal. Il
+devenait fleur. Ses membres verdissaient, s'allongeaient, dans son
+costume collant de satin vert; la tige flexible, les jambes l&eacute;g&egrave;rement
+recourb&eacute;es, allaient s'enfoncer en terre, prendre racine, pendant que le
+buste, orn&eacute; de larges pans de satin blanc, s'&eacute;panouissait en une corolle
+merveilleuse. La chevelure blonde de Maxime compl&eacute;tait l'illusion,
+mettait, avec ses longues frisures, des pistils jaunes au milieu de la
+blancheur des p&eacute;tales.</p>
+
+<p>Et la grande fleur naissante, humaine encore, penchait la t&ecirc;te vers la
+source, les yeux noy&eacute;s, le visage souriant d'une extase voluptueuse,
+comme si le beau Narcisse e&ucirc;t enfin content&eacute; dans la mort les d&eacute;sirs
+qu'il s'&eacute;tait inspir&eacute;s &agrave; lui-m&ecirc;me. A quelques pas, la nymphe &Eacute;cho se
+mourait aussi, se mourait de d&eacute;sirs inassouvis; elle se trouvait peu &agrave;
+peu prise dans la raideur du sol, elle sentait ses membres br&ucirc;lants se
+glacer et se durcir. Elle n'&eacute;tait pas rocher vulgaire, sali de mousse,
+mais marbre blanc, par ses &eacute;paules et ses bras, par sa grande robe de
+neige, dont la ceinture de feuillage et l'&eacute;charpe bleue avaient gliss&eacute;.
+Affaiss&eacute;e au milieu du satin de sa jupe, qui se cassait &agrave; larges plis,
+pareil &agrave; un bloc de Paros, elle se renversait, n'ayant plus de vivant,
+dans son corps fig&eacute; de statue, que ses yeux de femme, des yeux qui
+luisaient, fix&eacute;s sur la fleur des eaux, pench&eacute;e languissamment sur le
+miroir de la source. Et il semblait d&eacute;j&agrave; que tous les bruits d'amour de
+la for&ecirc;t, les voix prolong&eacute;es des taillis, les frissons myst&eacute;rieux des
+feuilles, les soupirs profonds des grands ch&ecirc;nes, venaient battre sur la
+chair de marbre de la nymphe &Eacute;cho, dont le c&oelig;ur, saignant toujours dans
+le bloc, r&eacute;sonnait longuement, r&eacute;p&eacute;tait au loin les moindres plaintes de
+la Terre et de l'Air.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! l'ont-ils affubl&eacute;, ce pauvre Maxime! murmura Louise. Et Mme
+Saccard, on dirait une morte.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est couverte de poudre de riz, dit Mme Michelin.</p>
+
+<p>D'autres mots peu obligeants couraient. Ce troisi&egrave;me tableau n'eut pas
+le succ&egrave;s franc des deux autres. C'&eacute;tait pourtant ce d&eacute;nouement tragique
+qui enthousiasmait M. Hupel de la Noue sur son propre talent. Il s'y
+admirait, comme son Narcisse dans sa lame de glace. Il y avait mis une
+foule d'intentions po&eacute;tiques et philosophiques. Quand les rideaux se
+furent referm&eacute;s pour la derni&egrave;re fois, et que les spectateurs eurent
+applaudi en gens bien &eacute;lev&eacute;s, il &eacute;prouva un regret mortel d'avoir c&eacute;d&eacute; &agrave;
+la col&egrave;re en n'expliquant pas la derni&egrave;re page de son po&egrave;me. Il voulut
+donner alors aux personnes qui l'entouraient la clef des choses
+charmantes, grandioses ou simplement polissonnes que repr&eacute;sentaient le
+beau Narcisse et la nymphe &Eacute;cho, et il essaya m&ecirc;me de dire ce que V&eacute;nus
+et Plutus faisaient au fond de la clairi&egrave;re; mais ces messieurs et ces
+dames, dont les esprits nets et pratiques avaient compris la grotte de
+la chair et la grotte de l'or, ne se souciaient pas de descendre dans
+les complications mythologiques du pr&eacute;fet. Seuls, les Mignon et
+Charrier, qui voulaient absolument savoir, eurent la bonhomie de
+l'interroger. Il s'empara d'eux, il les tint debout, dans l'embrasure
+d'une fen&ecirc;tre, pendant pr&egrave;s de deux heures &agrave; leur raconter les
+M&eacute;tamorphoses d'Ovide.</p>
+
+<p>Cependant le ministre se retirait. Il s'excusa de ne pouvoir attendre la
+belle Mme Saccard pour la complimenter sur la gr&acirc;ce parfaite de la
+nymphe &Eacute;cho. Il venait de faire trois ou quatre fois le tour du salon au
+bras de son fr&egrave;re, donnant quelques poign&eacute;es de main, saluant les dames.
+Jamais il ne s'&eacute;tait tant compromis pour Saccard. Il le laissa radieux
+lorsque, sur le seuil de la porte, il lui dit, &agrave; voix haute:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'attends demain matin. Viens d&eacute;jeuner avec moi.</p>
+
+<p>Le bal allait commencer. Les domestiques avaient rang&eacute; le long des murs
+les fauteuils des dames. Le grand salon allongeait maintenant, du petit
+salon jaune &agrave; l'estrade, son tapis nu, dont les grandes fleurs de
+pourpre s'ouvraient, sous l'&eacute;gouttement de lumi&egrave;re tombant du cristal
+des lustres. La chaleur croissait, les tentures rouges brunissaient de
+leurs reflets l'or des meubles et du plafond. On attendait pour ouvrir
+le bal que ces dames, la nymphe &Eacute;cho, V&eacute;nus, Plutus et les autres,
+eussent chang&eacute; de costumes.</p>
+
+<p>Mme d'Espanet et Mme Haffner parurent les premi&egrave;res. Elles avaient remis
+leurs costumes du second tableau; l'une &eacute;tait en Or, l'autre en Argent.
+On les entoura, on les f&eacute;licita; et elles racontaient leurs &eacute;motions.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui ai failli m'&eacute;clater, disait la marquise, quand j'ai vu
+de loin le grand nez de M. Toutin-Laroche qui me regardait!</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que j'ai un torticolis, reprenait languissamment la blonde
+Suzanne. Non, vrai, si &ccedil;a avait dur&eacute; une minute de plus, j'aurais remis
+ma t&ecirc;te d'une fa&ccedil;on naturelle, tant j'avais mal au cou.</p>
+
+<p>M. Hupel de la Noue, de l'embrasure o&ugrave; il avait pouss&eacute; les Mignon et
+Charrier, jetait des coups d'&oelig;il inquiets sur le groupe form&eacute; autour
+des deux jeunes femmes; il craignait qu'on ne s'y moqu&acirc;t de lui. Les
+autres nymphes arriv&egrave;rent les unes apr&egrave;s les autres; toutes avaient
+repris leurs costumes de pierres pr&eacute;cieuses; la comtesse Vanska, en
+Corail, eut un succ&egrave;s fou, lorsqu'on put examiner de pr&egrave;s les ing&eacute;nieux
+d&eacute;tails de sa robe.</p>
+
+<p>Puis Maxime entra, correct dans son habit noir, l'air souriant; et un
+flot de femmes l'enveloppa, on le mit au centre du cercle, on le
+plaisanta sur son r&ocirc;le de fleur, sur sa passion des miroirs; lui, sans
+un embarras, comme charm&eacute; de son personnage, continuait &agrave; sourire,
+r&eacute;pondait aux plaisanteries, avouait qu'il s'adorait et qu'il &eacute;tait
+assez gu&eacute;ri des femmes pour se pr&eacute;f&eacute;rer &agrave; elles. On riait plus haut, le
+groupe grandissait, tenait tout le milieu du salon, tandis que le jeune
+homme, noy&eacute; dans ce peuple d'&eacute;paules, dans ce tohu-bohu de costumes
+&eacute;clatants, gardait son parfum d'amour monstrueux, sa douceur vicieuse de
+fleur blonde.</p>
+
+<p>Mais, lorsque Ren&eacute;e descendit enfin, il se fit un demi-silence. Elle
+avait mis un nouveau costume, d'une gr&acirc;ce si originale et d'une telle
+audace que ces messieurs et ces dames, habitu&eacute;s pourtant aux
+excentricit&eacute;s de la jeune femme, eurent un premier mouvement de
+surprise. Elle &eacute;tait en Ota&iuml;tienne. Ce costume, para&icirc;t-il, est des plus
+primitifs; un maillot couleur tendre, qui lui montait des pieds
+jusqu'aux seins, en lui laissant les &eacute;paules et les bras nus; et, sur ce
+maillot, une simple blouse de mousseline, courte et garnie de deux
+volants, pour cacher un peu les hanches. Dans les cheveux, une couronne
+de fleurs des champs; aux chevilles et aux poignets, des cercles d'or.
+Et rien autre. Elle &eacute;tait nue. Le maillot avait des souplesses de chair,
+sous la p&acirc;leur de la blouse; la ligne pure de cette nudit&eacute; se
+retrouvait, des genoux aux aisselles vaguement effac&eacute;e par les volants,
+mais s'accentuant et reparaissant entre les mailles de la dentelle, au
+moindre mouvement. C'&eacute;tait une sauvagesse adorable, une fille barbare et
+voluptueuse, &agrave; peine cach&eacute;e dans une vapeur blanche, dans un pan de
+brume marine, o&ugrave; tout son corps se devinait.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, les joues roses, avan&ccedil;ait d'un pas vif. C&eacute;leste avait fait
+craquer un premier maillot; heureusement que la jeune femme, pr&eacute;voyant
+le cas, s'&eacute;tait pr&eacute;cautionn&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce maillot d&eacute;chir&eacute; l'avait mise en retard. Elle parut se soucier peu de
+son triomphe. Ses mains br&ucirc;laient, ses yeux brillaient de fi&egrave;vre. Elle
+souriait pourtant, r&eacute;pondait par de petites phrases aux hommes qui
+l'arr&ecirc;taient, qui la complimentaient sur sa puret&eacute; d'attitudes, dans les
+tableaux vivants. Elle laissait derri&egrave;re elle un sillage d'habits noirs
+&eacute;tonn&eacute;s et charm&eacute;s de la transparence de sa blouse de mousseline. Quand
+elle fut arriv&eacute;e au groupe de femmes qui entouraient Maxime, elle
+souleva de courtes exclamations, et la marquise se mit &agrave; la regarder de
+la t&ecirc;te aux pieds, d'un air tendre, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est adorablement faite.</p>
+
+<p>Mme Michelin, dont le costume d'aim&eacute;e devenait horriblement lourd &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+de ce simple voile, pin&ccedil;ait les l&egrave;vres, tandis que Mme Sidonie,
+ratatin&eacute;e dans sa robe noire de magicienne, murmurait &agrave; son oreille:</p>
+
+<p>&mdash;C'est de la derni&egrave;re ind&eacute;cence, n'est-ce pas, ma toute belle?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien, dit enfin la jolie brune, c'est M. Michelin qui se f&acirc;cherait
+si je me d&eacute;shabillais comme &ccedil;a!</p>
+
+<p>&mdash;Et il aurait raison, conclut la courti&egrave;re.</p>
+
+<p>La bande des hommes graves n'&eacute;tait pas de cet avis.</p>
+
+<p>Ils s'extasiaient de loin. M. Michelin, que sa femme mettait si mal &agrave;
+propos en cause, se p&acirc;mait, pour faire plaisir &agrave; M. Toutin-Laroche et au
+baron Gouraud, que la vue de Ren&eacute;e ravissait. On complimenta fortement
+Saccard sur la perfection des formes de sa femme. Il s'inclinait, se
+montrait tr&egrave;s touch&eacute;. La soir&eacute;e &eacute;tait bonne pour lui, et, sans une
+pr&eacute;occupation qui passait par instants dans ses yeux, lorsqu'il jetait
+un regard rapide sur sa s&oelig;ur, il e&ucirc;t paru parfaitement heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Dites, elle ne nous en avait jamais autant montr&eacute;, dit plaisamment
+Louise &agrave; l'oreille de Maxime, en lui d&eacute;signant Ren&eacute;e du coin de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>Elle se reprit, et avec un sourire ind&eacute;finissable:</p>
+
+<p>&mdash;A moi, du moins.</p>
+
+<p>Le jeune homme la regarda, d'un air inquiet, mais elle continuait &agrave;
+sourire, dr&ocirc;lement, comme un &eacute;colier enchant&eacute; d'une plaisanterie un peu
+forte.</p>
+
+<p>Le bal fut ouvert. On avait utilis&eacute; l'estrade des tableaux vivants, en y
+pla&ccedil;ant un petit orchestre, o&ugrave; les cuivres dominaient; et les bugles,
+les cornets &agrave; pistons jetaient leurs notes claires dans la for&ecirc;t id&eacute;ale,
+aux arbres bleus. Ce fut d'abord un quadrille: Ah! il a des bottes, il a
+des bottes, Bastien! qui faisait alors les d&eacute;lices des bastringues. Ces
+dames dans&egrave;rent. Les polkas, les valses, les mazurkas altern&egrave;rent avec
+les quadrilles. Le large balancement des couples allait et venait,
+emplissait la longue galerie, sautant sous le jouet des cuivres, se
+balan&ccedil;ant au bercement des violons. Les costumes, ce flot de femmes de
+tous les pays et de toutes les &eacute;poques, roulait, avec un fourmillement,
+une bigarrure d'&eacute;toffes vives. Le rythme, apr&egrave;s avoir m&ecirc;l&eacute; et emport&eacute;
+les couleurs, dans un tohu-bohu cadenc&eacute;, ramenait brusquement, &agrave;
+certains coups d'archet, la m&ecirc;me tunique de satin rose, le m&ecirc;me corsage
+de velours bleu, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du m&ecirc;me habit noir. Puis un autre coup d'archet,
+une sonnerie de cornets &agrave; pistons poussaient les couples, les faisaient
+voyager &agrave; la file autour du salon, avec des mouvements balanc&eacute;s de
+nacelle s'en allant &agrave; la d&eacute;rive, sous un souffle de vent qui a bris&eacute;
+l'amarre. Et toujours, sans fin, pendant des heures. Parfois, entre deux
+danses, une dame s'approchait d'une fen&ecirc;tre, &eacute;touffant, respirant un peu
+d'air glac&eacute;; un couple se reposait sur une causeuse du petit salon
+bouton d'or, ou descendait dans la serre, faisant doucement le tour des
+all&eacute;es. Sous les berceaux de lianes, au fond de l'ombre ti&egrave;de, o&ugrave;
+arrivaient les forte des cornets &agrave; pistons, dans les quadrilles d'Oh&eacute;?
+les p'tits agneaux et de J'ai un pied qui r'mue, des jupes, dont on ne
+voyait que le bord, avaient des rires languissants.</p>
+
+<p>Quand on ouvrit la porte de la salle &agrave; manger, transform&eacute;e en buffet,
+avec des dressoirs contre les murs et une longue table au milieu,
+charg&eacute;e de viandes froides, ce fut une pouss&eacute;e, un &eacute;crasement. Un grand
+bel homme, qui avait eu la timidit&eacute; de garder son chapeau &agrave; la main, fut
+si violemment coll&eacute; contre le mur, que le malheureux chapeau creva avec
+une plainte sourde. Cela fit rire. On se ruait sur les p&acirc;tisseries et
+les volailles truff&eacute;es, en s'enfon&ccedil;ant les coudes dans les c&ocirc;tes,
+brutalement.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un pillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et
+les laquais ne savaient &agrave; qui r&eacute;pondre au milieu de cette bande d'hommes
+comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seule crainte
+d'arriver trop tard et de trouver les plats vides. Un vieux monsieur se
+f&acirc;cha parce qu'il n'y avait pas de bordeaux et que le champagne,
+assurait-il, l'emp&ecirc;chait de dormir.</p>
+
+<p>&mdash;Doucement, messieurs, doucement, disait Baptiste de sa voix grave. Il
+y en aura pour tout le monde.</p>
+
+<p>Mais on ne l'&eacute;coutait pas. La salle &agrave; manger &eacute;tait pleine, et les habits
+noirs inquiets se haussaient &agrave; la porte. Devant les dressoirs, des
+groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant. Beaucoup avalaient
+sans boire, n'ayant pu mettre la main sur un verre. D'autres, au
+contraire, buvaient, en courant inutilement apr&egrave;s un morceau de pain.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez, dit M. Hupel de la Noue, que les Mignon et Charrier, las de
+mythologie, avaient entra&icirc;n&eacute; au buffet, nous n'aurons rien si nous ne
+faisons pas cause commune.... C'est bien pis aux Tuileries, et j'y ai
+acquis quelque exp&eacute;rience.... Chargez-vous du vin, je me charge de la
+viande.</p>
+
+<p>Le pr&eacute;fet guettait un gigot. Il allongea la main, au bon moment, dans
+une &eacute;claircie d'&eacute;paules, et l'emporta tranquillement, apr&egrave;s s'&ecirc;tre
+bourr&eacute; les poches de petits pains. Les entrepreneurs revinrent de leur
+c&ocirc;t&eacute;, Mignon avec une bouteille, Charrier avec deux bouteilles de
+champagne; mais ils n'avaient pu trouver que deux verres; ils dirent que
+&ccedil;a ne faisait rien, qu'ils boiraient dans le m&ecirc;me. Et ces messieurs
+soup&egrave;rent sur le coin d'une jardini&egrave;re, au fond de la pi&egrave;ce. Ils ne
+retir&egrave;rent pas m&ecirc;me leurs gants, mettant les tranches toutes d&eacute;tach&eacute;es
+du gigot dans leur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et,
+debout, ils causaient, la bouche peine, &eacute;cartant leur menton de leur
+gilet, pour que le jus tomb&acirc;t sur le tapis.</p>
+
+<p>Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda &agrave; un domestique
+s'il ne pourrait avoir un verre de champagne.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut attendre, monsieur, r&eacute;pondit avec col&egrave;re le domestique effar&eacute;,
+perdant la t&ecirc;te, oubliant qu'il n'&eacute;tait pas &agrave; l'office. On a d&eacute;j&agrave; bu
+trois cents bouteilles.</p>
+
+<p>Cependant, on entendait les voix de l'orchestre qui grandissaient, par
+souffles brusques. On dansait la polka des Baisers, c&eacute;l&egrave;bre dans les
+bals publics, et dont chaque danseur devait marquer le rythme en
+embrassant sa danseuse. Mme d'Espanet parut &agrave; la porte de la salle &agrave;
+manger, rouge, un peu d&eacute;coiff&eacute;e, tra&icirc;nant, avec une lassitude charmante,
+sa grande robe d'argent. On s'&eacute;cartait &agrave; peine, elle &eacute;tait oblig&eacute;e
+d'insister du coude pour s'ouvrir un passage: Elle fit le tour de la
+table, h&eacute;sitante, une moue aux l&egrave;vres. Puis elle vint droit &agrave; M. Hupel
+de la Noue, qui avait fini et qui s'essuyait la bouche avec son
+mouchoir.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec un adorable
+sourire, de me trouver une chaise! j'ai fait le tour de la table
+inutilement....</p>
+
+<p>Le pr&eacute;fet avait une rancune contre la marquise, mais sa galanterie
+n'h&eacute;sita pas; il s'empressa, trouva la chaise, installa Mme d'Espanet,
+et resta derri&egrave;re son dos &agrave; la servir. Elle ne voulut que quelques
+crevettes avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne. Elle
+mangeait avec des mines d&eacute;licates, au milieu de la gloutonnerie des
+hommes. La table et les chaises &eacute;taient exclusivement r&eacute;serv&eacute;es aux
+dames. Mais on faisait toujours une exception en faveur du baron
+Gouraud. Il &eacute;tait l&agrave;, carr&eacute;ment assis, devant un morceau de p&acirc;t&eacute;, dont
+ses m&acirc;choires broyaient la cro&ucirc;te avec lenteur. La marquise reconquit le
+pr&eacute;fet en lui disant qu'elle n'oublierait jamais ses &eacute;motions d'artiste,
+dans Les Amours du beau Narcisse et de la nymphe &Eacute;cho. Elle lui expliqua
+m&ecirc;me pourquoi on ne l'avait pas attendu, d'une fa&ccedil;on qui le consola
+compl&egrave;tement: ces dames, en apprenant que le ministre &eacute;tait l&agrave;, avaient
+pens&eacute; qu'il serait peu convenable de prolonger l'entracte. Elle finit
+par le prier d'aller chercher Mme Haffner, qui dansait avec M. Simpson,
+un homme brutal, disait-elle, et qui lui d&eacute;plaisait. Et, quand Suzanne
+fut l&agrave;, elle ne regarda plus M. Hupel de la Noue.</p>
+
+<p>Saccard, suivi de MM. Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner, avait pris
+possession d'un dressoir. Comme la table &eacute;tait pleine, et que M. de
+Saffr&eacute; passait avec Mme Michelin au bras, il les retint, voulut que la
+jolie brune partage&acirc;t avec eux. Elle croqua des p&acirc;tisseries, souriante,
+levant ses yeux clairs sur les cinq hommes qui l'entouraient. Ils se
+penchaient vers elle, touchaient ses voiles d'aim&eacute;e brod&eacute;s de fil d'or,
+l'acculaient contre le dressoir, o&ugrave; elle finit par s'adosser, prenant
+des petits fours de toutes les mains, tr&egrave;s douce et tr&egrave;s caressante,
+avec la docilit&eacute; amoureuse d'une esclave au milieu de ses seigneurs. M.
+Michelin achevait tout seul, &agrave; l'autre bout de la pi&egrave;ce, une terrine de
+foie gras dont il avait r&eacute;ussi &agrave; s'emparer.</p>
+
+<p>Cependant, Mme Sidonie, qui r&ocirc;dait dans le bal depuis les premiers coups
+d'archet, entra dans la salle &agrave; manger, et appela Saccard du coin de
+l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne danse pas, lui dit-elle &agrave; voix basse. Elle para&icirc;t inqui&egrave;te. Je
+crois qu'elle m&eacute;dite quelque coup de t&ecirc;te.... Mais je n'ai pu encore
+d&eacute;couvrir le damoiseau....</p>
+
+<p>Je vais manger quelque chose et me remettre &agrave; l'aff&ucirc;t.</p>
+
+<p>Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaille qu'elle se
+fit donner par M. Michelin, qui avait fini sa terrine. Elle se versa du
+malaga dans une grande coupe &agrave; champagne; puis, apr&egrave;s s'&ecirc;tre essuy&eacute; les
+l&egrave;vres du bout des doigts, elle retourna dans le salon. La tra&icirc;ne de sa
+robe de magicienne semblait avoir d&eacute;j&agrave; ramass&eacute; toute la poussi&egrave;re des
+tapis.</p>
+
+<p>Le bal languissait, l'orchestre avait des essoufflements, lorsqu'un
+murmure courut: &laquo;Le cotillon! le cotillon!&raquo; qui ranima les danseurs et
+les cuivres. Il vint des couples de tous les massifs de la serre; le
+grand salon s'emplit, comme pour le premier quadrille; et, dans la cohue
+r&eacute;veill&eacute;e, on discutait. C'&eacute;tait la derni&egrave;re flamme du bal. Les hommes
+qui ne dansaient pas regardaient, du fond des embrasures, avec des
+bienveillances molles, le groupe bavard grandissant au milieu de la
+pi&egrave;ce; tandis que les soupeurs du buffet, sans l&acirc;cher leur pain,
+allongeaient la t&ecirc;te, pour voir.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Mussy ne veut pas, disait une dame. Il jure qu'il ne le conduit
+plus.... Voyons, une fois encore, monsieur de Mussy, rien qu'une petite
+fois. Faites cela pour nous.</p>
+
+<p>Mais le jeune attach&eacute; d'ambassade restait gourm&eacute;! dans son col cass&eacute;.
+C'&eacute;tait vraiment impossible, il avait jur&eacute;. Il y eut un d&eacute;sappointement.
+Maxime refusa aussi, disant qu'il ne le pourrait, qu'il &eacute;tait bris&eacute;. M.
+Hupel de la Noue n'osa s'offrir; il ne descendait que jusqu'&agrave; la po&eacute;sie.
+Une dame ayant parl&eacute; de M. Simpson, on la fit taire; M. Simpson &eacute;tait le
+plus &eacute;trange conducteur de cotillon qu'on p&ucirc;t voir; il se livrait &agrave; des
+imaginations fantasques et malicieuses; dans un salon o&ugrave; l'on avait eu
+l'imprudence de le choisir, on racontait qu'il avait forc&eacute; les dames &agrave;
+sauter par-dessus des chaises, et qu'une de ses figures favorites &eacute;tait
+de faire marcher tout le monde &agrave; quatre pattes autour de la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que M. de Saffr&eacute; est parti? demanda une voix d'enfant.</p>
+
+<p>Il partait, il faisait ses adieux &agrave; la belle Mme Saccard, avec laquelle
+il &eacute;tait au mieux, depuis qu'elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique
+aimable avait l'admiration des caprices des autres. On le ramena
+triomphalement du vestibule. Il se d&eacute;fendait, il disait avec un sourire
+qu'on le compromettait, qu'il &eacute;tait un homme s&eacute;rieux. Puis, devant
+toutes les mains blanches qui se tendaient vers lui:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il, prenez vos places.... Mais je vous pr&eacute;viens que je
+suis classique. Je n'ai pas deux liards d'imagination.</p>
+
+<p>Les couples s'assirent autour du salon, sur tous les si&egrave;ges qu'on put
+r&eacute;unir; des jeunes gens all&egrave;rent chercher jusqu'aux chaises de fonte de
+la serre. C'&eacute;tait un cotillon monstre. M. de Saffr&eacute;, qui avait l'air
+recueilli d'un pr&ecirc;tre officiant, choisit pour dame la comtesse Vanska,
+dont le costume de Corail le pr&eacute;occupait. Quand tout le monde fut en
+place, il jeta un long regard sur cette file circulaire de jupes
+flanqu&eacute;es chacune d'un habit noir. Et il fit signe &agrave; l'orchestre, dont
+les cuivres sonn&egrave;rent. Des t&ecirc;tes se penchaient le long du cordon
+souriant des visages.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e avait refus&eacute; de prendre part au cotillon. Elle &eacute;tait d'une gaiet&eacute;
+nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant &agrave; peine, se m&ecirc;lant aux
+groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies la trouvaient singuli&egrave;re.
+Elle avait parl&eacute;, dans la soir&eacute;e, de faire un voyage en ballon avec un
+c&eacute;l&egrave;bre a&eacute;ronaute dont tout Paris s'occupait.</p>
+
+<p>Quand le cotillon commen&ccedil;a, elle fut ennuy&eacute;e de ne plus marcher &agrave;
+l'aise, elle se tint &agrave; la porte du vestibule, donnant des poign&eacute;es de
+main aux hommes qui se retiraient, causant avec les intimes de son mari.
+Le baron Gouraud, qu'un laquais emportait dans sa pelisse de fourrure,
+trouva un dernier &eacute;loge sur son costume d'ota&iuml;tienne.</p>
+
+<p>Cependant M. Toutin-Laroche serrait la main de Saccard.</p>
+
+<p>&mdash;Maxime compte sur vous, dit ce dernier.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dit le nouveau s&eacute;nateur.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Ren&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne vous ai pas compliment&eacute;e.... Voil&agrave; donc ce cher enfant
+cas&eacute;!</p>
+
+<p>Et, comme elle avait un sourire &eacute;tonn&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme ne sait pas encore, reprit Saccard....</p>
+
+<p>Nous avons arr&ecirc;t&eacute; ce soir le mariage de Mlle de Mareuil et de Maxime.</p>
+
+<p>Elle continua de sourire, s'inclinant devant M. Toutin-Laroche, qui
+partait en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous signez le contrat dimanche, n'est-ce pas? Je vais &agrave; Nevers pour
+une affaire de mines, mais je serai de retour.</p>
+
+<p>Elle resta un instant seule au milieu du vestibule. Elle ne souriait
+plus; et, &agrave; mesure qu'elle descendait dans ce qu'elle venait
+d'apprendre, elle &eacute;tait prise d'un grand frisson. Elle regarda les
+tentures de velours rouge, les plantes rares, les pots de majolique,
+d'un regard fixe.</p>
+
+<p>Puis elle dit tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je lui parle.</p>
+
+<p>Et elle revint dans le salon. Mais elle dut rester &agrave; l'entr&eacute;e. Une
+figure du cotillon obstruait le passage. L'orchestre jouait en sourdine
+une phrase de valse. Les dames, se tenant par la main, formaient un
+rond, un de ces ronds de petites filles chantant <i>Girofl&eacute; girofla</i>; et
+elles tournaient le plus vite possible, tirant sur leurs bras, riant,
+glissant. Au milieu, un cavalier&mdash;c'&eacute;tait le malicieux M. Simpson avait
+&agrave; la main une longue &eacute;charpe rose; il l'&eacute;levait, avec le geste d'un
+p&ecirc;cheur qui va jeter un coup d'&eacute;pervier; mais il ne se pressait pas, il
+trouvait dr&ocirc;le, sans doute, de laisser tourner ces dames, de les
+fatiguer. Elles soufflaient, elles demandaient gr&acirc;ce. Alors il lan&ccedil;a
+l'&eacute;charpe, et il la lan&ccedil;a avec tant d'adresse, qu'elle alla s'enrouler
+autour des &eacute;paules de Mme d'Espanet et de Mme Haffner, tournant c&ocirc;te &agrave;
+c&ocirc;te.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une plaisanterie de l'Am&eacute;ricain. Il voulut ensuite valser avec
+les deux dames &agrave; la fois, et il les avait d&eacute;j&agrave; prises &agrave; la taille toutes
+deux, l'une de son bras gauche, l'autre de son bras droit, lorsque M. de
+Saffr&eacute; dit, de sa voix s&eacute;v&egrave;re de roi du cotillon:</p>
+
+<p>&mdash;On ne danse pas avec deux dames.</p>
+
+<p>Mais M. Simpson ne voulait pas l&acirc;cher les deux tailles. Adeline et
+Suzanne se renversaient dans ses bras avec des rires. On jugeait le
+coup, les dames se f&acirc;chaient, le tapage se prolongeait, et les habits
+noirs, dans les embrasures des fen&ecirc;tres, se demandaient comment Saffr&eacute;
+allait sortir &agrave; sa gloire de ce cas d&eacute;licat. Il parut, en effet,
+perplexe un moment, cherchant par quel raffinement de gr&acirc;ce il mettrait
+les rieurs de son c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Puis il eut un sourire, il prit Mme d'Espanet et Mme Haffner, chacune
+d'une main, leur posa une question &agrave; l'oreille, re&ccedil;ut leur r&eacute;ponse, et
+s'adressant ensuite &agrave; M. Simpson:</p>
+
+<p>&mdash;Cueillez-vous la verveine ou cueillez-vous la pervenche?</p>
+
+<p>M. Simpson, un peu sot, dit qu'il cueillait la verveine.</p>
+
+<p>Alors M. de Saffr&eacute; lui donna la marquise, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici la verveine.</p>
+
+<p>On applaudit discr&egrave;tement. Cela frit trouv&eacute; tr&egrave;s joli.</p>
+
+<p>M. de Saffr&eacute; &eacute;tait un conducteur de cotillon &laquo;qui ne restait jamais &agrave;
+court&raquo;; telle fut l'expression de ces dames. Pendant ce temps,
+l'orchestre avait repris de toutes ses voix la phrase de valse, et M.
+Simpson, apr&egrave;s avoir fait le tour du salon en valsant avec Mme
+d'Espanet, la reconduisait &agrave; sa place.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e put passer. Elle s'&eacute;tait mordu les l&egrave;vres au sang, devant toutes
+&laquo;ces b&ecirc;tises&raquo;. Elle trouvait ces femmes et ces hommes stupides de lancer
+des &eacute;charpes et de prendre des noms de fleurs. Ses oreilles
+bourdonnaient, une furie d'impatience lui donnait des envies de se jeter
+la t&ecirc;te en avant et de s'ouvrir un chemin. Elle traversa le salon d'un
+pas rapide, heurtant les couples attard&eacute;s qui regagnaient leurs si&egrave;ges.
+Elle alla droit &agrave; la serre. Elle n'avait vu ni Louise ni Maxime parmi
+les danseurs, elle se disait qu'ils devaient &ecirc;tre l&agrave;, dans quelque trou
+de feuillages, r&eacute;unis par cet instinct des dr&ocirc;leries et des
+polissonneries qui leur faisait chercher les petits coins, d&egrave;s qu'ils se
+trouvaient ensemble quelque part. Mais elle visita inutilement le
+demi-jour de la serre.</p>
+
+<p>Elle n'aper&ccedil;ut, au fond d'un berceau, qu'un grand jeune homme qui
+baisait d&eacute;votement les mains de la petite Mme Daste, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Mme de Lauwerens me l'avait bien dit: vous &ecirc;tes un ange!</p>
+
+<p>Cette d&eacute;claration, chez elle, dans sa serre, la choqua.</p>
+
+<p>Vraiment Mme de Lauwerens aurait d&ucirc; porter son commerce ailleurs! Et
+Ren&eacute;e se serait soulag&eacute;e &agrave; chasser de ses appartements tout ce monde qui
+criait si fort. Debout devant le bassin, elle regardait l'eau, elle se
+demandait o&ugrave; Louise et Maxime avaient pu se cacher. L'orchestre jouait
+toujours cette valse dont le bercement ralenti lui tournait le c&oelig;ur.
+C'&eacute;tait insupportable, on ne pouvait plus r&eacute;fl&eacute;chir chez soi. Elle ne
+savait plus. Elle oubliait que les jeunes gens n'&eacute;taient pas encore
+mari&eacute;s, et elle se disait que c'&eacute;tait bien simple, qu'ils &eacute;taient all&eacute;s
+se coucher. Puis elle songea &agrave; la salle &agrave; manger, elle remonta vivement
+l'escalier de la serre. Mais, &agrave; la porte du grand salon, elle fut
+arr&ecirc;t&eacute;e une seconde fois par une figure du cotillon.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les &laquo;Points noirs&raquo;, mesdames, disait galamment M. de Saffr&eacute;.
+Ceci est de mon invention, et je vous en donne la primeur.</p>
+
+<p>On riait beaucoup. Les hommes expliquaient l'allusion aux jeunes femmes.
+L'empereur venait de prononcer un discours qui constatait, &agrave; l'horizon
+politique, la pr&eacute;sence de &laquo;certains points noirs&raquo;. Ces points noirs, on
+ne savait pourquoi, avaient fait fortune. L'esprit de Paris s'&eacute;tait
+empar&eacute; de cette expression, au point que, depuis huit jours, on
+accommodait tout aux points noirs.</p>
+
+<p>M. de Saffr&eacute; pla&ccedil;a les cavaliers &agrave; l'un des bouts du salon, en leur
+faisant tourner le dos aux dames, laiss&eacute;es &agrave; l'autre bout. Puis il leur
+commanda de relever leurs habits, de fa&ccedil;on &agrave; s'en cacher le derri&egrave;re de
+la t&ecirc;te. Cette op&eacute;ration s'accomplit au milieu d'une gaiet&eacute; folle.
+Bossus, les &eacute;paules serr&eacute;es, avec les pans des habits qui ne leur
+tombaient plus qu'&agrave; la taille, les cavaliers &eacute;taient vraiment affreux.</p>
+
+<p>&mdash;Ne riez pas, mesdames, criait M. de Saffr&eacute; avec un s&eacute;rieux des plus
+comiques, ou je vous fais mettre vos dentelles sur la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>La gaiet&eacute; redoubla. Et il usa &eacute;nergiquement de sa souverainet&eacute; vis-&agrave;-vis
+de quelques-uns de ces messieurs qui ne voulaient pas cacher leur nuque.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes les &laquo;points noir&raquo;, disait-il; masquez vos t&ecirc;tes, ne montrez
+que le dos, il faut que ces dames ne voient plus que du noir....
+Maintenant, marchez, m&ecirc;lez-vous les uns aux autres, pour qu'on ne vous
+reconnaisse pas.</p>
+
+<p>L'hilarit&eacute; &eacute;tait &agrave; son comble. Les &laquo;points noirs&raquo; allaient et venaient,
+sur leurs jambes gr&ecirc;les, avec des balancements de corbeaux sans t&ecirc;te. On
+vit la chemise d'un monsieur, avec un coin de la bretelle. Alors ces
+dames demand&egrave;rent gr&acirc;ce, elles &eacute;touffaient, et M. de Saffr&eacute; voulut bien
+leur ordonner d'aller chercher les &laquo;points noirs&raquo;. Elles partirent,
+comme un vol de jeunes perdrix, avec un grand bruit de jupes. Puis, au
+bout de sa course, chacune saisit le cavalier qui lui tomba sous la
+main. Ce fut un tohu-bohu inexprimable. Et, &agrave; la file, les couples
+improvis&eacute;s se d&eacute;gageaient, faisaient le tour du salon en valsant, dans
+le chant plus haut de l'orchestre.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e s'&eacute;tait appuy&eacute;e au mur. Elle regardait, p&acirc;le, les l&egrave;vres serr&eacute;es.
+Un vieux monsieur vint lui demander galamment pourquoi elle ne dansait
+pas. Elle dut sourire, r&eacute;pondre quelque chose. Elle s'&eacute;chappa, elle
+entra dans la salle &agrave; manger. La pi&egrave;ce &eacute;tait vide. Au milieu des
+dressoirs pill&eacute;s, des bouteilles et des assiettes qui tra&icirc;naient, Maxime
+et Louise soupaient tranquillement, &agrave; un bout de la table, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te,
+sur une serviette qu'ils avaient &eacute;tal&eacute;e. Ils paraissaient &agrave; l'aise, ils
+riaient, dans ce d&eacute;sordre, ces verres sales, ces plats tach&eacute;s de
+graisse, ces d&eacute;bris encore ti&egrave;des de la gloutonnerie des soupeurs en
+gants blancs. Ils s'&eacute;taient content&eacute;s d'&eacute;pousseter les miettes autour
+d'eux. Baptiste se promenait gravement le long de la table, sans un
+regard pour cette pi&egrave;ce, qu'une bande de loups semblait avoir travers&eacute;e;
+il attendait que les domestiques vinssent remettre un peu d'ordre sur
+les dressoirs.</p>
+
+<p>Maxime avait encore pu r&eacute;unir un souper tr&egrave;s confortable. Louise adorait
+les nougats aux pistaches, dont une assiette pleine &eacute;tait rest&eacute;e sur le
+haut du buffet. Ils avaient devant eux trois bouteilles de champagne
+entam&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Papa est peut-&ecirc;tre parti, dit la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux! r&eacute;pondit Maxime, je vous reconduirai.</p>
+
+<p>Et, comme elle riait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que, d&eacute;cid&eacute;ment, on veut que je vous &eacute;pouse. Ce n'est plus
+une farce, c'est s&eacute;rieux.... Qu'est ce que nous ferons donc, quand nous
+allons &ecirc;tre mari&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ferons ce que font les autres, donc!</p>
+
+<p>Cette dr&ocirc;lerie lui avait &eacute;chapp&eacute; un peu vite; elle reprit vivement,
+comme pour la retirer:</p>
+
+<p>&mdash;Nous irons en Italie. &Ccedil;a me fera du bien &agrave; la poitrine.... Je suis
+tr&egrave;s malade.... Ah! mon pauvre Maxime, la dr&ocirc;le de femme que vous allez
+avoir! Je ne suis pas plus grosse que deux sous de beurre.</p>
+
+<p>Elle souriait, avec une pointe de tristesse, dans son costume de page.
+Une toux s&egrave;che fit monter des lueurs rouges &agrave; ses joues.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le nougat, dit-elle. A la maison, on me d&eacute;fend d'en manger....
+Passez-moi l'assiette, je vais fourrer le reste dans ma poche.</p>
+
+<p>Et elle vidait l'assiette, quand Ren&eacute;e entra. Elle vint droit &agrave; Maxime,
+en faisant des efforts inou&iuml;s pour ne pas jurer, pour ne pas battre
+cette bossue qu'elle trouvait l&agrave;, attabl&eacute;e avec son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux te parler, b&eacute;gaya-t-elle d'une voix sourde.</p>
+
+<p>Il h&eacute;sitait, pris de peur, redoutant un t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;A toi seul, tout de suite, r&eacute;p&eacute;tait Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, Maxime, dit Louise avec son regard ind&eacute;finissable. Vous
+t&acirc;cherez, en m&ecirc;me temps, de retrouver mon p&egrave;re. Je l'&eacute;gare &agrave; chaque
+soir&eacute;e.</p>
+
+<p>Il se leva, il essaya d'arr&ecirc;ter la jeune femme au milieu de la salle &agrave;
+manger, en lui demandant ce qu'elle avait de si press&eacute; &agrave; lui dire. Mais
+elle reprit entre ses dents:</p>
+
+<p>&mdash;Suis-moi, ou je dis tout devant le monde!</p>
+
+<p>Il devint tr&egrave;s p&acirc;le, il la suivit avec une ob&eacute;issance d'animal battu.
+Elle crut que Baptiste la regardait; mais &agrave; cette heure, elle se
+souciait bien des regards clairs de ce valet! A la porte, le cotillon la
+retint une troisi&egrave;me fois.</p>
+
+<p>&mdash;Attends, murmura-t-elle. Ces imb&eacute;ciles n'en finiront pas.</p>
+
+<p>Et elle lui prit la main pour qu'il n'essay&acirc;t pas de s'&eacute;chapper.</p>
+
+<p>M. de Saffr&eacute; pla&ccedil;ait le duc de Rozan, le dos contre le mur, dans un
+angle du salon, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la porte de la salle &agrave; manger. Il mit une dame
+devant lui, puis un cavalier dos &agrave; dos avec la dame, puis une autre dame
+devant le cavalier, et cela &agrave; la file, couple par couple, en long
+serpent. Comme des danseuses causaient, s'attardaient:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mesdames, cria-t-il, en place pour les &laquo;Colonnes&raquo;.</p>
+
+<p>Elles vinrent, les &laquo;colonnes&raquo; furent form&eacute;es. L'ind&eacute;cence qu'il y avait
+&agrave; se trouver ainsi prise, serr&eacute;e entre deux hommes, appuy&eacute;e contre le
+dos de l'un, ayant devant soi la poitrine de l'autre, &eacute;gayait beaucoup
+les dames. Les pointes des seins touchaient les parements des habits,
+les jambes des cavaliers disparaissaient dans les jupes des danseuses,
+et, quand une gaiet&eacute; brusque faisait pencher une t&ecirc;te, les moustaches
+d'en face &eacute;taient oblig&eacute;es de s'&eacute;carter, pour ne pas pousser les choses
+jusqu'au baiser. Un farceur, &agrave; un moment, dut donner une l&eacute;g&egrave;re pouss&eacute;e;
+la file se raccourcit, les habits entr&egrave;rent plus profond&eacute;ment dans les
+jupes; il y eut de petits cris, et des rires, des rires qui n'en
+finissaient plus. On entendit la baronne de Meinhold dire: &laquo;Mais,
+monsieur, vous m'&eacute;touffez; ne me serrez pas si fort!&raquo; ce qui parut si
+dr&ocirc;le, ce qui donna &agrave; toute la file un acc&egrave;s d'hilarit&eacute; si fou, que les
+&laquo;colonnes&raquo;, &eacute;branl&eacute;es, chancelaient, s'entrechoquaient, s'appuyaient les
+unes sur les autres, pour ne pas tomber. M. de Saffr&eacute;, les, mains
+lev&eacute;es, pr&ecirc;t &agrave; frapper, attendait. Puis il frappa. A ce signal, tout
+d'un coup, chacun se retourna. Les couples qui &eacute;taient face &agrave; face, se
+prirent &agrave; la taille, et la file &eacute;grena dans le salon son chapelet de
+valseurs. Il n'y eut que le pauvre duc de Rozan qui, en se tournant, se
+trouva le nez contre le mur.</p>
+
+<p>On se moqua de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, dit Ren&eacute;e &agrave; Maxime.</p>
+
+<p>L'orchestre jouait toujours la valse. Cette musique molle, dont le
+rythme monotone s'affadissait &agrave; la longue, redoublait l'exasp&eacute;ration de
+la jeune femme. Elle gagna le petit salon, tenant Maxime par la main; et
+le poussant dans l'escalier qui allait au cabinet de toilette:</p>
+
+<p>&mdash;Monte, lui ordonna-t-elle.</p>
+
+<p>Elle le suivit. A ce moment, Mme Sidonie, qui avait r&ocirc;d&eacute; toute la soir&eacute;e
+autour de sa belle-s&oelig;ur, &eacute;tonn&eacute;e de ses promenades continuelles &agrave;
+travers les pi&egrave;ces, arrivait justement sur le perron de la serre. Elle
+vit les jambes d'un homme s'enfoncer au milieu des t&eacute;n&egrave;bres du petit
+escalier. Un sourire p&acirc;le &eacute;claira son visage de cire, et, retroussant sa
+jupe de magicienne pour aller plus vite, elle chercha son fr&egrave;re,
+bouleversant une figure du cotillon, s'adressant aux domestiques qu'elle
+rencontrait.</p>
+
+<p>Elle trouva enfin Saccard avec M. de Mareuil, dans une pi&egrave;ce contigu&euml; &agrave;
+la salle &agrave; manger, et que l'on avait transform&eacute;e provisoirement en
+fumoir. Les deux p&egrave;res parlaient de dot, de contrat. Mais, quand sa
+s&oelig;ur lui eut dit un mot &agrave; l'oreille, Saccard se leva, s'excusa,
+disparut.</p>
+
+<p>En haut, le cabinet de toilette &eacute;tait en plein d&eacute;sordre.</p>
+
+<p>Sur les si&egrave;ges tra&icirc;naient le costume de la nymphe &Eacute;cho, le maillot
+d&eacute;chir&eacute;, des bouts de dentelle froiss&eacute;s, des linges jet&eacute;s en paquet,
+tout ce que la h&acirc;te d'une femme attendue laisse derri&egrave;re elle. Les
+petits outils d'ivoire et d'argent gisaient un peu partout; il y avait
+des brosses, des limes tomb&eacute;es sur le tapis; et les serviettes encore
+humides, les savons oubli&eacute;s sur le marbre, les flacons laiss&eacute;s d&eacute;bouch&eacute;s
+mettaient, dans la tente couleur de chair, une odeur forte, p&eacute;n&eacute;trante.
+La jeune femme, pour enlever le blanc de ses bras et de ses &eacute;paules,
+s'&eacute;tait tremp&eacute;e dans la baignoire de marbre rose, apr&egrave;s les tableaux
+vivants. Des plaques iris&eacute;es s'arrondissaient sur la nappe d'eau
+refroidie.</p>
+
+<p>Maxime marcha sur un corset, faillit tomber, essaya de rire. Mais il
+grelottait devant le visage dur de Ren&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle s'approcha de lui, le poussant, disant &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu vas &eacute;pouser la bossue?</p>
+
+<p>&mdash;Mais pas le moins du monde, murmura-t-il. Qui t'a dit cela?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ne mens pas, c'est inutile....</p>
+
+<p>Il eut une r&eacute;volte. Elle l'inqui&eacute;tait, il voulait en finir avec elle..</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, je l'&eacute;pouse. Apr&egrave;s?... Est-ce que je ne suis pas le
+ma&icirc;tre?</p>
+
+<p>Elle vint &agrave; lui, la t&ecirc;te un peu baiss&eacute;e, avec un rire mauvais, et, lui
+prenant les poignets:</p>
+
+<p>&mdash;Le ma&icirc;tre! toi, le ma&icirc;tre!... Tu sais bien que non.</p>
+
+<p>C'est moi qui suis le ma&icirc;tre. Je te casserais les bras, si j'&eacute;tais
+m&eacute;chante; tu n'as pas plus de force qu'une fille.</p>
+
+<p>Et, comme il se d&eacute;battait, elle lui tordit les bras, de toute la
+violence nerveuse que lui donnait la col&egrave;re. Il poussa un faible cri.
+Alors elle le l&acirc;cha, en reprenant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne nous battons pas, vois-tu; je serais la plus forte.</p>
+
+<p>Il resta bl&ecirc;me, avec la honte de cette douleur qu'il sentait &agrave; ses
+poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Elle
+repoussait les meubles, r&eacute;fl&eacute;chissant, arr&ecirc;tant le plan qui tournait
+dans sa t&ecirc;te, depuis que son mari lui avait appris le mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais t'enfermer ici, dit-elle enfin; et, quand il fera jour, nous
+partirons pour Le Havre.</p>
+
+<p>Il bl&ecirc;mit encore d'inqui&eacute;tude et de stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est une folie! s'&eacute;cria-t-il. Nous ne pouvons pas nous en aller
+ensemble. Tu perds la t&ecirc;te....</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible. En tout cas, c'est toi et ton p&egrave;re qui me l'avez fait
+perdre.... J'ai besoin de toi et je te prends. Tant pis pour les
+imb&eacute;ciles!</p>
+
+<p>Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua, s'approchant
+de nouveau de Maxime, lui br&ucirc;lant le visage de son haleine:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je deviendrais donc, si tu &eacute;pousais la bossue! Vous vous
+moqueriez de moi, je serais peut-&ecirc;tre forc&eacute;e de reprendre ce grand
+dadais de Mussy, qui ne me r&eacute;chaufferait pas m&ecirc;me les pieds.... Quand on
+a fait ce que nous avons fait, on reste ensemble. D'ailleurs, c'est bien
+clair, je m'ennuie lorsque tu n'es pas l&agrave; et, comme je m'en vais, je
+t'emm&egrave;ne.... Tu peux dire &agrave; C&eacute;leste ce que tu veux qu'elle aille
+chercher chez toi.</p>
+
+<p>Le malheureux tendit les mains, supplia:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ma petite Ren&eacute;e, ne fais pas de b&ecirc;tises.</p>
+
+<p>Reviens &agrave; toi.... Pense un peu au scandale.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en moque, du scandale! Si tu refuses, je descends dans le salon
+et je crie que j'ai couch&eacute; avec toi et que tu es assez l&acirc;che pour
+vouloir maintenant &eacute;pouser la bossue.</p>
+
+<p>Il plia la t&ecirc;te, l'&eacute;couta, c&eacute;dant d&eacute;j&agrave;, acceptant cette volont&eacute; qui
+s'imposait si rudement &agrave; lui.</p>
+
+<p>&mdash;Nous irons au Havre, reprit-elle plus bas, caressant son r&ecirc;ve, et de
+l&agrave; nous gagnerons l'Angleterre. Personne ne nous emb&ecirc;tera plus. Si nous
+ne sommes pas assez loin, nous partirons pour l'Am&eacute;rique. Moi qui ai
+toujours froid, je serai bien l&agrave;-bas. J'ai toujours envi&eacute; les
+cr&eacute;oles....</p>
+
+<p>Mais &agrave; mesure qu'elle agrandissait son projet, la terreur reprenait
+Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme qui &eacute;tait folle
+assur&eacute;ment, laisser derri&egrave;re lui une histoire dont le c&ocirc;t&eacute; honteux
+l'exilait &agrave; jamais!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme un cauchemar atroce qui l'&eacute;touffait. Il cherchait avec
+d&eacute;sespoir un moyen pour sortir de ce cabinet de toilette, de ce r&eacute;duit
+rose o&ugrave; battait le glas de Charenton. Il crut l'avoir trouv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je n'ai pas d'argent, dit-il avec douceur, afin de ne pas
+l'exasp&eacute;rer. Si tu m'enfermes, je ne pourrai pas m'en procurer.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai, moi, r&eacute;pondit-elle d'un air de triomphe.</p>
+
+<p>J'ai cent mille francs. Tout s'arrange tr&egrave;s bien....</p>
+
+<p>Elle prit, dans l'armoire &agrave; glace, l'acte de cession que son mari lui
+avait laiss&eacute;, avec le vague espoir que sa t&ecirc;te tournerait. Elle
+l'apporta sur la table de toilette, for&ccedil;a Maxime &agrave; lui donner une plume
+et un encrier qui se trouvaient dans la chambre &agrave; coucher, et,
+repoussant les savons, signant l'acte:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, dit-elle, la b&ecirc;tise est faite. Si je suis vol&eacute;e, c'est que je
+le veux bien.... Nous passerons chez Larsonneau, avant d'aller &agrave; la
+gare.... Maintenant, mon petit Maxime, je vais t'enfermer, et nous nous
+sauverons par le jardin, quand j'aurai mis tout ce monde &agrave; la porte.</p>
+
+<p>Nous n'avons m&ecirc;me pas besoin d'emporter des malles.</p>
+
+<p>Elle redevenait gaie. Ce coup de t&ecirc;te la ravissait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une excentricit&eacute; supr&ecirc;me, une fin qui, dans cette crise de
+fi&egrave;vre chaude, lui semblait tout &agrave; fait originale.</p>
+
+<p>&Ccedil;a d&eacute;passait de beaucoup son d&eacute;sir de voyage en ballon.</p>
+
+<p>Elle vint prendre Maxime dans ses bras, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai fait mal tout &agrave; l'heure, mon pauvre ch&eacute;ri!</p>
+
+<p>Aussi tu refusais.... Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que ta
+bossue t'aimerait comme je t'aime? Ce n'est pas une femme, ce petit
+moricaud-l&agrave;...</p>
+
+<p>Elle riait, elle l'attirait &agrave; elle, le baisait sur les l&egrave;vres, lorsqu'un
+bruit leur fit tourner la t&ecirc;te. Saccard &eacute;tait debout sur le seuil de la
+porte.</p>
+
+<p>Un silence terrible se fit. Lentement, Ren&eacute;e d&eacute;tacha ses bras du cou de
+Maxime; et elle ne baissait pas le front, elle continuait &agrave; regarder son
+mari de ses grands yeux fixes de morte; tandis que le jeune homme,
+&eacute;cras&eacute;, terrifi&eacute;, chancelait, la t&ecirc;te basse, maintenant qu'il n'&eacute;tait
+plus soutenu par son &eacute;treinte. Saccard, foudroy&eacute; par ce coup supr&ecirc;me qui
+faisait enfin crier en lui l'&eacute;poux et le p&egrave;re, n'avan&ccedil;ait pas, livide,
+les br&ucirc;lant de loin du feu de ses regards. Dans l'air moite et odorant
+de la pi&egrave;ce, les trois bougies flambaient tr&egrave;s haut, la flamme droite,
+avec l'immobilit&eacute; d'une larme ardente. Et, coupant seul le silence, le
+terrible silence, par l'&eacute;troit escalier un souffle de musique montait;
+la valse, avec ses enroulements de couleuvre, se glissait, se nouait,
+s'endormait sur le tapis de neige, au milieu du maillot d&eacute;chir&eacute; et des
+jupes tomb&eacute;es &agrave; terre.</p>
+
+<p>Puis le mari avan&ccedil;a. Un besoin de brutalit&eacute; marbrait sa face, il serrait
+les poings pour assommer les coupables. La col&egrave;re, dans ce petit homme
+remuant, &eacute;clatait avec des bruits de coups de feu. Il eut un ricanement
+&eacute;trangl&eacute;, et, s'approchant toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Tu lui annon&ccedil;ais ton mariage, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Maxime recula, s'adossa au mur:</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, balbutia-t-il, c'est elle....</p>
+
+<p>Il allait l'accuser l&acirc;chement, rejeter sur elle le crime, dire qu'elle
+voulait l'enlever, se d&eacute;fendre avec l'humilit&eacute; et les frissons d'un
+enfant pris en faute. Mais il n'eut pas la force, les mots se s&eacute;chaient
+dans sa gorge. Ren&eacute;e gardait sa roideur de statue, son d&eacute;fi muet. Alors
+Saccard, sans doute pour trouver une arme, jeta un coup d'&oelig;il rapide
+autour de lui. Et, sur le coin de la table de toilette, au milieu des
+peignes et des brosses &agrave; ongles, il aper&ccedil;ut l'acte de cession, dont le
+papier timbr&eacute; jaunissait le marbre. Il regarda l'acte, regarda les
+coupables. Puis, se penchant, il vit que l'acte &eacute;tait sign&eacute;. Ses yeux
+all&egrave;rent de l'encrier ouvert &agrave; la plume encore humide, laiss&eacute;e au pied
+du cand&eacute;labre. Il resta droit devant cette signature, r&eacute;fl&eacute;chissant.</p>
+
+<p>Le silence semblait grandir, les flammes des bougies s'allongeaient, la
+valse se ber&ccedil;ait le long des tentures avec plus de mollesse. Saccard eut
+un imperceptible mouvement d'&eacute;paules. Il regarda encore sa femme et son
+fils d'un air profond, comme pour arracher &agrave; leur visage une explication
+qu'il ne trouvait pas. Puis il plia lentement l'acte, le mit dans la
+poche de son habit. Ses joues &eacute;taient devenues toutes p&acirc;les.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien fait de signer, ma ch&egrave;re amie, dit-il doucement &agrave; sa
+femme.... C'est cent mille francs que vous gagnez. Ce soir, je vous
+remettrai l'argent.</p>
+
+<p>Il souriait presque, et ses mains seules gardaient un tremblement. Il
+fit quelques pas, en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;On &eacute;touffe ici. Quelle id&eacute;e de venir comploter quelqu'une de vos
+farces dans ce bain de vapeur!...</p>
+
+<p>Et s'adressant &agrave; Maxime, qui avait relev&eacute; la t&ecirc;te, surpris de la voix
+apais&eacute;e de son p&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, viens, toi! reprit-il. Je t'avais vu monter, je te cherchais
+pour que tu fisses tes adieux &agrave; M. de Mareuil et &agrave; sa fille.</p>
+
+<p>Les deux hommes descendirent, causant ensemble.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e resta seule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le
+trou b&eacute;ant du petit escalier, dans lequel elle venait de voir
+dispara&icirc;tre les &eacute;paules du p&egrave;re et du fils. Elle ne pouvait d&eacute;tourner
+les yeux de ce trou. Eh quoi! ils &eacute;taient partis tranquillement,
+amicalement. Ces deux hommes ne s'&eacute;taient pas &eacute;cras&eacute;s. Elle pr&ecirc;tait
+l'oreille, elle &eacute;coutait si quelque lutte atroce ne faisait pas rouler
+les corps le long des marches. Rien. Dans les t&eacute;n&egrave;bres ti&egrave;des, rien
+qu'un bruit de danse, un long bercement. Elle crut entendre, au loin,
+les rires de la marquise, la voix claire de M. de Saffr&eacute;. Alors le drame
+&eacute;tait fini? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose, les
+nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l'avait br&ucirc;l&eacute;e
+pendant des mois, aboutissait &agrave; cette fin plate et ignoble. Son mari
+savait tout et ne la battait m&ecirc;me point. Et le silence autour d'elle, ce
+silence o&ugrave; tra&icirc;nait la valse sans fin, l'&eacute;pouvantait plus que le bruit
+d'un meurtre. Elle avait peur de cette paix, peur de ce cabinet tendre
+et discret, empli d'une odeur d'amour.</p>
+
+<p>Elle s'aper&ccedil;ut dans la haute glace de l'armoire. Elle s'approcha,
+&eacute;tonn&eacute;e de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime, toute pr&eacute;occup&eacute;e
+par l'&eacute;trange femme qu'elle avait devant elle. La folie montait. Ses
+cheveux jaunes, relev&eacute;s sur les tempes et sur la nuque, lui parurent une
+nudit&eacute;, une obsc&eacute;nit&eacute;. La ride de son front se creusait si profond&eacute;ment
+qu'elle mettait une barre sombre au-dessus des yeux, la meurtrissure
+mince et bleu&acirc;tre d'un coup de fouet. Qui donc l'avait marqu&eacute;e ainsi?</p>
+
+<p>Son mari n'avait pas lev&eacute; la main, pourtant. Et ses l&egrave;vres l'&eacute;tonnaient
+par leur p&acirc;leur, ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle
+&eacute;tait vieille! Elle pencha le front, et, quand elle se vit dans son
+maillot, dans sa l&eacute;g&egrave;re blouse de gaze, elle se contempla, les cils
+baiss&eacute;s, avec des rougeurs subites. Qui l'avait mise nue? Que
+faisait-elle dans ce d&eacute;braill&eacute; de fille qui se d&eacute;couvre jusqu'au ventre.
+Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses que le maillot
+arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignes souples sous la
+gaze, son buste largement ouvert; et elle avait honte d'elle, et un
+m&eacute;pris de sa chair l'emplissait de col&egrave;re sourde contre ceux qui la
+laissaient ainsi, avec de simples cercles d'or aux chevilles et aux
+poignets pour lui cacher la peau.</p>
+
+<p>Alors, cherchant, avec l'id&eacute;e fixe d'une intelligence qui se noie, ce
+qu'elle faisait l&agrave;, toute nue, devant cette glace, elle remonta d'un
+saut brusque &agrave; son enfance, elle se revit &agrave; sept ans, dans l'ombre grave
+de l'h&ocirc;tel B&eacute;raud.</p>
+
+<p>Elle se souvint d'un jour o&ugrave; la tante &Eacute;lisabeth les avait habill&eacute;es,
+elle et Christine, de robes de laine grise &agrave; petits carreaux rouges. On
+&eacute;tait &agrave; la No&euml;l. Comme elles &eacute;taient contentes de ces deux robes
+semblables! La tante les g&acirc;tait, et elle poussa les choses jusqu'&agrave; leur
+donner &agrave; chacune un bracelet et un collier de corail. Les manches
+&eacute;taient longues, le corsage montait jusqu'au menton, les bijoux
+s'&eacute;talaient sur l'&eacute;toffe, ce qui leur semblait bien joli. Ren&eacute;e se
+rappelait encore que son p&egrave;re &eacute;tait l&agrave;, qu'il souriait de son air
+triste. Ce jour-l&agrave;, sa s&oelig;ur et elle, dans la chambre des enfants,
+s'&eacute;taient promen&eacute;es comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas
+se salir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camarades l'avaient
+plaisant&eacute;e sur &laquo;sa robe de Pierrot&raquo;, qui lui allait au bout des doigts
+et qui lui montait par-dessus les oreilles. Elle s'&eacute;tait mise &agrave; pleurer
+pendant la classe. A la r&eacute;cr&eacute;ation, pour qu'on ne se moqu&acirc;t plus d'elle,
+elle avait retrouss&eacute; les manches et rentr&eacute; le tour de cou du corsage. Et
+le collier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur la
+peau de son cou et de son bras. &Eacute;tait-ce ce jour-l&agrave; qu'elle avait
+commenc&eacute; &agrave; se mettre nue?</p>
+
+<p>Sa vie se d&eacute;roulait devant elle. Elle assistait &agrave; son long effarement, &agrave;
+ce tapage de l'or et de la chair qui &eacute;tait mont&eacute; en elle, dont elle
+avait eu jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, puis jusqu'aux l&egrave;vres, et
+dont elle sentait maintenant le flot passer sur sa t&ecirc;te, en lui battant
+le cr&acirc;ne &agrave; coups press&eacute;s. C'&eacute;tait comme une s&egrave;ve mauvaise; elle lui
+avait lass&eacute; les membres, mis au c&oelig;ur des excroissances de honteuses
+tendresses, fait pousser au cerveau des caprices de malade et de b&ecirc;te.
+Cette s&egrave;ve, la plante de ses pieds l'avait prise sur le tapis de sa
+cal&egrave;che, sur d'autres tapis encore, sur toute cette soie et tout ce
+velours o&ugrave; elle marchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient
+avoir laiss&eacute; l&agrave; ces germes de poison, &eacute;clos &agrave; cette heure dans son sang,
+et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle &eacute;tait petite, elle n'avait que des curiosit&eacute;s.</p>
+
+<p>M&ecirc;me plus tard, apr&egrave;s ce viol qui l'avait jet&eacute;e au mal, elle ne voulait
+pas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elle &eacute;tait
+rest&eacute;e &agrave; tricoter aupr&egrave;s de la tante &Eacute;lisabeth. Et elle entendait le
+tic-tac r&eacute;gulier des aiguilles de la tante, tandis qu'elle regardait
+fixement dans la glace pour lire cet avenir de paix qui lui avait
+&eacute;chapp&eacute;. Mais elle ne voyait que ses cuisses roses, ses hanches roses,
+cette &eacute;trange femme de soie rose qu'elle avait devant elle, et dont la
+peau de fine &eacute;toffe, aux mailles serr&eacute;es, semblait faite pour des amours
+de pantins et de poup&eacute;es. Elle en &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave; cela, &agrave; &ecirc;tre une
+grande poup&eacute;e dont la poitrine d&eacute;chir&eacute;e ne laisse &eacute;chapper qu'un filet
+de son. Alors, devant les &eacute;normit&eacute;s de sa vie, le sang de son p&egrave;re, ce
+sang bourgeois qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, se
+r&eacute;volta. Elle qui avait toujours trembl&eacute; &agrave; la pens&eacute;e de l'enfer, elle
+aurait d&ucirc; vivre au fond de la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; noire de l'h&ocirc;tel B&eacute;raud. Qui donc
+l'avait mise nue?</p>
+
+<p>Et, dans l'ombre bleu&acirc;tre de la glace, elle crut voir se lever les
+figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noir&acirc;tre, ricanant, avait une
+couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambes gr&ecirc;les. Cet homme
+&eacute;tait une volont&eacute;. Depuis dix ans, elle le voyait dans la forge, dans
+les &eacute;clats du m&eacute;tal rougi, la chair br&ucirc;l&eacute;e, haletant, tapant toujours,
+soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque
+de s'&eacute;craser lui-m&ecirc;me. Elle le comprenait maintenant; il lui
+apparaissait grandi par cet effort surhumain, par cette coquinerie
+&eacute;norme, cette id&eacute;e fixe d'une immense fortune imm&eacute;diate. Elle se le
+rappelait sautant les obstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant
+pas le temps de s'essuyer pour arriver avant l'heure, ne s'arr&ecirc;tant m&ecirc;me
+pas &agrave; jouir en chemin, m&acirc;chant ses pi&egrave;ces d'or en courant. Puis la t&ecirc;te
+blonde et jolie de Maxime apparaissait derri&egrave;re l'&eacute;paule rude de son
+p&egrave;re: il avait son clair sourire de fille, ses yeux vides de catin qui
+ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front, montrant la
+blancheur du cr&acirc;ne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait bourgeois
+de se donner tant de peine pour gagner un argent qu'il mangeait, lui,
+avec une si adorable paresse. Il &eacute;tait entretenu. Ses mains longues et
+molles contaient ses vices. Son corps &eacute;pil&eacute; avait une pose lass&eacute;e de
+femme assouvie. Dans tout cet &ecirc;tre l&acirc;che et mou, o&ugrave; tout le vice coulait
+avec la douceur d'une eau ti&egrave;de, ne luisait pas seulement l'&eacute;clair de la
+curiosit&eacute; du mal. Il subissait. Et Ren&eacute;e, en regardant les deux
+apparitions sortir des ombres l&eacute;g&egrave;res de la glace, recula d'un pas, vit
+que Saccard l'avait jet&eacute;e comme un enjeu, comme une mise de fonds, et
+que Maxime s'&eacute;tait trouv&eacute; l&agrave;, pour ramasser ce louis tomb&eacute; de la poche
+du sp&eacute;culateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son
+mari; il la poussait aux toilettes d'une nuit, aux amants d'une saison;
+il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d'elle, ainsi que
+d'un m&eacute;tal pr&eacute;cieux, pour dorer le fer de ses mains. Peu &agrave; peu, le p&egrave;re
+l'avait ainsi rendue assez folle, assez mis&eacute;rable, pour les baisers du
+fils. Si Maxime &eacute;tait le sang appauvri de Saccard, elle se sentait,
+elle, le produit, le fruit v&eacute;reux de ces deux hommes, l'infamie qu'ils
+avaient creus&eacute;e entre eux, et dans laquelle ils roulaient l'un et
+l'autre.</p>
+
+<p>Elle savait maintenant. C'&eacute;taient ces gens qui l'avaient mise nue.
+Saccard avait d&eacute;graf&eacute; le corsage, et Maxime avait fait tomber la jupe.
+Puis, &agrave; eux deux, ils venaient d'arracher la chemise. A pr&eacute;sent, elle se
+trouvait sans un lambeau, avec des cercles d'or, comme une esclave. Ils
+la regardaient tout &agrave; l'heure, ils ne lui disaient pas: &laquo;Tu es nue.&raquo; Le
+fils tremblait comme un l&acirc;che, frissonnait &agrave; la pens&eacute;e d'aller jusqu'au
+bout de son crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le p&egrave;re, au
+lieu de la tuer, l'avait vol&eacute;e; cet homme punissait les gens en vidant
+leurs poches; une signature tombait comme un rayon de soleil au milieu
+de la brutalit&eacute; de sa col&egrave;re, et, pour vengeance, il emportait la
+signature. Puis elle avait vu leurs &eacute;paules qui s'enfon&ccedil;aient dans les
+t&eacute;n&egrave;bres. Pas de sang sur le tapis, pas un cri, pas une plainte.
+C'&eacute;taient des l&acirc;ches. Ils l'avaient mise nue.</p>
+
+<p>Et elle se dit qu'une seule fois elle avait lu l'avenir, le jour o&ugrave;,
+devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pens&eacute;e que son mari la
+salirait et la jetterait un jour &agrave; la folie &eacute;tait venue effrayer ses
+d&eacute;sirs grandissants.</p>
+
+<p>Ah! que sa pauvre t&ecirc;te souffrait! comme elle sentait, &agrave; cette heure, la
+fausset&eacute; de cette imagination, qui lui faisait croire qu'elle vivait
+dans une sph&egrave;re bienheureuse de jouissance et d'impunit&eacute; divines! Elle
+avait v&eacute;cu au pays de la honte, et elle &eacute;tait ch&acirc;ti&eacute;e par l'abandon de
+tout son corps, par la mort de son &ecirc;tre qui agonisait.</p>
+
+<p>Elle pleurait de ne pas avoir &eacute;cout&eacute; les grandes voix des arbres.</p>
+
+<p>Sa nudit&eacute; l'irritait. Elle tourna la t&ecirc;te, elle regarda autour d'elle.
+Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musqu&eacute;e, son silence chaud,
+o&ugrave; les phrases de la valse arrivaient toujours, comme les derniers
+cercles mourants sur une nappe d'eau. Ce rire affaibli de lointaine
+volupt&eacute; passait sur elle avec des railleries intol&eacute;rables. Elle se
+boucha les oreilles pour ne plus entendre. Alors elle vit le luxe du
+cabinet. Elle leva les yeux sur la tente rose, jusqu'&agrave; la couronne
+d'argent qui laissait apercevoir un Amour joufflu appr&ecirc;tant sa fl&egrave;che;
+elle s'arr&ecirc;ta aux meubles, au marbre de la table de toilette, encombr&eacute;
+de pots et d'outils qu'elle ne reconnaissait plus; elle alla &agrave; la
+baignoire, pleine encore, et dont l'eau dormait; elle repoussa du pied
+les &eacute;toffes tra&icirc;nant sur le satin blanc des fauteuils, le costume de la
+nymphe &Eacute;cho, les jupons, les serviettes oubli&eacute;es. Et de toutes ces
+choses montaient des voix de honte: la robe de la nymphe &Eacute;cho lui
+parlait de ce jeu qu'elle avait accept&eacute;, pour l'originalit&eacute; de s'offrir
+&agrave; Maxime en public; la baignoire exhalait l'odeur de son corps, l'eau o&ugrave;
+elle s'&eacute;tait tremp&eacute;e, mettait dans la pi&egrave;ce sa fi&egrave;vre de femme malade;
+la table avec ses savons et ses huiles, les meubles, avec leurs rondeurs
+de lit, lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, de toutes
+ces ordures qu'elle voulait oublier. Elle revint au milieu du cabinet,
+le visage pourpre, ne sachant o&ugrave; fuir ce parfum d'alc&ocirc;ve, ce luxe qui se
+d&eacute;colletait avec une impudeur de fille, qui &eacute;talait tout ce rose. La
+pi&egrave;ce &eacute;tait nue comme elle; la baignoire rose, la peau rose des
+tentures, les marbres roses des deux tables s'animaient, s'&eacute;tiraient, se
+pelotonnaient, l'entouraient d'une telle d&eacute;bauche de volupt&eacute;s vivantes
+qu'elle ferma les yeux, baissant le front, s'ab&icirc;mant sous les dentelles
+du plafond et des murs qui l'&eacute;crasaient.</p>
+
+<p>Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet de toilette,
+et elle aper&ccedil;ut en outre la douceur grise de la chambre &agrave; coucher, l'or
+tendre du petit salon, le vert cru de la serre, toutes ces richesses
+complices.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; o&ugrave; ses pieds avaient pris la s&egrave;ve mauvaise.</p>
+
+<p>Elle n'aurait pas dormi avec Maxime sur un grabat, au fond d'une
+mansarde. C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; trop ignoble. La soie avait fait son crime coquet.
+Et elle r&ecirc;vait d'arracher ces dentelles, de cracher sur cette soie, de
+briser son grand lit &agrave; coups de pied, de tra&icirc;ner son luxe dans quelque
+ruisseau d'o&ugrave; il sortirait us&eacute; et sali comme elle.</p>
+
+<p>Quand elle rouvrit les yeux, elle s'approcha de la glace, se regarda
+encore, s'examina de pr&egrave;s. Elle &eacute;tait finie. Elle se vit morte. Toute sa
+face lui disait que le craquement c&eacute;r&eacute;bral s'achevait, Maxime, cette
+perversion derni&egrave;re de ses sens, avait termin&eacute; son &oelig;uvre, &eacute;puis&eacute; sa
+chair, d&eacute;traqu&eacute; son intelligence. Elle n'avait plus de joies &agrave; go&ucirc;ter,
+plus d'esp&eacute;rances de r&eacute;veil. A cette pens&eacute;e, une col&egrave;re fauve se ralluma
+en elle. Et, dans une crise derni&egrave;re de d&eacute;sir, elle r&ecirc;va de reprendre sa
+proie, d'agoniser aux bras de Maxime et de l'emporter avec elle. Louise
+ne pouvait l'&eacute;pouser; Louise savait bien qu'il n'&eacute;tait pas &agrave; elle,
+puisqu'elle les avait vus s'embrasser sur les l&egrave;vres. Alors, elle jeta
+sur ses &eacute;paules une pelisse de fourrure, pour ne pas traverser le bal
+toute nue. Elle descendit.</p>
+
+<p>Dans le petit salon, elle se rencontra face &agrave; face avec Mme Sidonie.
+Celle-ci, pour jouir du drame, s'&eacute;tait post&eacute;e de nouveau sur le perron
+de la serre. Mais elle ne sut plus que penser quand Saccard reparut avec
+Maxime, et qu'il r&eacute;pondit brutalement &agrave; ses questions faites &agrave; voix
+basse qu'elle r&ecirc;vait, qu'il n'y avait &laquo;rien du tout&raquo;. Puis elle flaira
+la v&eacute;rit&eacute;. Sa face jaune bl&ecirc;mit, elle trouvait la chose vraiment forte.
+Et, doucement, elle vint coller son oreille &agrave; la porte de l'escalier,
+esp&eacute;rant qu'elle entendrait Ren&eacute;e pleurer, en haut. Lorsque la jeune
+femme ouvrit la porte, le battant souffleta presque sa belle-s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'espionnez! lui dit-elle avec col&egrave;re.</p>
+
+<p>Mais Mme Sidonie r&eacute;pondit avec un beau d&eacute;dain:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je m'occupe de vos salet&eacute;s!</p>
+
+<p>Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regard
+majestueux:</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite, ce n'est pas ma faute s'il vous arrive des accidents....
+Mais je n'ai pas de rancune, entendez-vous? Et sachez bien que vous
+auriez trouv&eacute; et que vous trouveriez encore en moi une seconde m&egrave;re. Je
+vous attends chez moi, quand il vous plaira.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e ne l'&eacute;coutait pas. Elle entra dans le grand salon, elle traversa
+une figure tr&egrave;s compliqu&eacute;e du cotillon, sans m&ecirc;me voir la surprise que
+causait sa pelisse de fourrure.</p>
+
+<p>Il y avait, au milieu de la pi&egrave;ce, des groupes de dames et de cavaliers
+qui se m&ecirc;laient, en agitant des banderoles, et la voix fl&ucirc;t&eacute;e de M. de
+Saffr&eacute; disait:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mesdames, &laquo;la Guerre du Mexique...&raquo; Il faut que les dames qui
+font les broussailles &eacute;talent leurs jupes en rond et restent par
+terre.... Maintenant, les cavaliers tournent autour des broussailles....
+Puis, quand je taperai dans mes mains, chacun d'eux valsera avec sa
+broussaille.</p>
+
+<p>Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonn&egrave;rent, la valse d&eacute;roula une fois
+encore les couples autour du salon. La figure avait eu peu de succ&egrave;s.
+Deux dames &eacute;taient demeur&eacute;es sur le tapis, emp&ecirc;tr&eacute;es dans leurs jupons.</p>
+
+<p>Mme Daste d&eacute;clara que ce qui l'amusait dans &laquo;la Guerre du Mexique&raquo;,
+c'&eacute;tait seulement de faire &laquo;un fromage&raquo; avec sa robe, comme au
+pensionnat.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e, arriv&eacute;e au vestibule, trouva Louise et son p&egrave;re, que Saccard et
+Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud &eacute;tait parti. Mme Sidonie se
+retirait avec les Mignon et Charrier, tandis que M. Hupel de la Noue
+reconduisait Mme Michelin, que son mari suivait discr&egrave;tement. Le pr&eacute;fet
+avait employ&eacute; le reste de la soir&eacute;e &agrave; faire la cour &agrave; la jolie brune. Il
+venait de la d&eacute;terminer &agrave; passer un mois de la belle saison dans son
+chef-lieu, &laquo;o&ugrave; l'on voyait des antiquit&eacute;s vraiment curieuses&raquo;.</p>
+
+<p>Louise, qui croquait en cachette le nougat qu'elle avait dans la poche,
+lut prise d'un acc&egrave;s de toux, au moment de sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Couvre-toi bien, dit le p&egrave;re.</p>
+
+<p>Et Maxime s'empressa de serrer davantage le lacet du capuchon de sa
+sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissait emmailloter.
+Mais, quand Mme Saccard parut, M. de Mareuil revint, lui fit ses adieux.
+Ils rest&egrave;rent tous l&agrave; &agrave; causer un instant. Elle dit, voulant expliquer
+sa p&acirc;leur, son frissonnement, qu'elle avait eu froid, qu'elle &eacute;tait
+mont&eacute;e chez elle pour jeter cette fourrure sur ses &eacute;paules. Et elle
+&eacute;piait l'instant o&ugrave; elle pourrait parler bas &agrave; Louise, qui la regardait
+avec sa tranquillit&eacute; curieuse.</p>
+
+<p>Comme les hommes se serraient encore la main, elle se pencha et murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne l'&eacute;pouserez pas, dites? Ce n'est pas possible. Vous savez
+bien....</p>
+
+<p>Mais l'enfant l'interrompit, se haussant, lui disant &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! soyez tranquille, je l'emm&egrave;ne... &Ccedil;a ne fait rien, puisque nous
+partons pour l'Italie.</p>
+
+<p>Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e resta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s'imagina que la
+bossue se moquait d'elle. Puis, quand las Mareuil furent partis, en
+r&eacute;p&eacute;tant &agrave; plusieurs reprises: &laquo;A dimanche!&raquo;, elle regarda son mari,
+elle regarda Maxime, de ses yeux &eacute;pouvant&eacute;s, et, les voyant la chair
+tranquille, l'attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains,
+elle s'enfuit, se r&eacute;fugia au fond de la serre.</p>
+
+<p>Les all&eacute;es &eacute;taient d&eacute;sertes. Les grands feuillages dormaient, et, sur la
+nappe lourde du bassin, deux boutons de nymph&eacute;a s'&eacute;panouissaient
+lentement. Ren&eacute;e aurait voulu pleurer; mais cette chaleur humide, cette
+odeur forte qu'elle reconnaissait, la prenait &agrave; la gorge, &eacute;tranglait son
+d&eacute;sespoir. Elle regardait &agrave; ses pieds, au bord du bassin, &agrave; cette place
+du sable jaune, o&ugrave; elle &eacute;talait la peau d'ours l'autre hiver. Et, quand
+elle leva les yeux, elle vit encore une figure du cotillon, tout au
+fond, par les deux portes laiss&eacute;es ouvertes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un bruit assourdissant, une m&ecirc;l&eacute;e confuse o&ugrave; elle ne distingua
+d'abord que des jupes volantes et des jambes noires pi&eacute;tinant et
+tournant. La voix de M. de Saffr&eacute; criait: &laquo;Le Changement de dames! Le
+Changement de dames!&raquo; Et les couples passaient au milieu d'une fine
+poussi&egrave;re jaune; chaque cavalier, apr&egrave;s avoir fait trois ou quatre tours
+de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, qui lui jetait la
+sienne. La baronne de Meinhold, dans son costume d'&Eacute;meraude, tombait des
+mains du comte de Chibray aux mains de M. Simpson; il la rattrapait au
+petit bonheur, par une &eacute;paule, tandis que le bout de ses gants glissait
+sous le corsage. La comtesse Vanska, rouge, faisait sonner ses
+pendeloques de corail, allait, d'un bond, de la poitrine de M. de
+Saffr&eacute;, sur la poitrine du duc de Rozan, qu'elle enla&ccedil;ait, qu'elle
+for&ccedil;ait &agrave; pirouetter pendant cinq mesures, pour se pendre ensuite &agrave; la
+hanche de M. Simpson, qui venait de lancer l'&Eacute;meraude au conducteur du
+cotillon. Et Mme Teissi&egrave;re, Mme Daste, Mme de Lauwerens luisaient comme
+de grands joyaux vivants, avec la p&acirc;leur blonde de la Topaze, le bleu
+tendre de la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s'abandonnaient un
+instant, se cambraient sous le poignet tendu d'un valseur, puis
+repartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelle &eacute;treinte,
+visitaient &agrave; la file toutes les embrassades d'hommes du salon.</p>
+
+<p>Cependant, Mme d'Espanet, devant l'orchestre, avait r&eacute;ussi &agrave; saisir Mme
+Haffner au passage, et valsait avec elle, sans vouloir la l&acirc;cher. L'Or
+et l'Argent dansaient ensemble, amoureusement.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e comprit alors ce tourbillonnement des jupes, ce pi&eacute;tinement des
+jambes. Elle &eacute;tait plac&eacute;e en contrebas, elle voyait la furie des pieds,
+le p&ecirc;le-m&ecirc;le des bottes vernies et des chevilles blanches. Par moments,
+il lui semblait qu'un souffle de vent allait enlever les robes.</p>
+
+<p>Ces &eacute;paules nues, ces bras nus, ces chevelures nues qui volaient, qui
+tourbillonnaient, prises, jet&eacute;es et reprises, au fond de cette galerie,
+o&ugrave; la valse de l'orchestre s'affolait, o&ugrave; les tentures rouges se
+p&acirc;maient sous les fi&egrave;vres derni&egrave;res du bal, lui apparurent comme l'image
+tumultueuse de sa vie &agrave; elle, de ses nudit&eacute;s, de ses abandons.</p>
+
+<p>Et elle &eacute;prouva une telle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre
+la bossue entre ses bras, venait de la jeter l&agrave;, &agrave; cette place o&ugrave; ils
+s'&eacute;taient aim&eacute;s, qu'elle r&ecirc;va d'arracher une tige du Tanghin qui lui
+fr&ocirc;lait la joue, de la m&acirc;cher jusqu'au bois. Mais elle &eacute;tait l&acirc;che, elle
+resta devant l'arbuste &agrave; grelotter sous la fourrure que ses bras
+ramenaient, serraient &eacute;troitement, avec un grand geste de honte
+terrifi&eacute;e.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2>
+
+
+<p>Trois mois plus tard, par une de ces tristes matin&eacute;es de printemps qui
+ram&egrave;nent dans Paris le jour bas et l'humidit&eacute; sale de l'hiver, Aristide
+Saccard descendait de voiture, place du Ch&acirc;teau-d'Eau, et s'engageait,
+avec quatre autres messieurs, dans la trou&eacute;e de d&eacute;molitions que creusait
+le futur boulevard Prince-Eug&egrave;ne. C'&eacute;tait une commission d'enqu&ecirc;te que
+le jury des indemnit&eacute;s envoyait sur les lieux pour estimer certains
+immeubles, dont les propri&eacute;taires n'avaient pu s'entendre &agrave; l'amiable
+avec la Ville.</p>
+
+<p>Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de la P&eacute;pini&egrave;re. Pour
+que le nom de sa femme dispar&ucirc;t compl&egrave;tement, il imagina d'abord une
+vente des terrains et du caf&eacute;-concert. Larsonneau c&eacute;da le tout &agrave; un
+cr&eacute;ancier suppos&eacute;. L'acte de vente portait le chiffre colossal de trois
+millions. Ce chiffre &eacute;tait tellement exorbitant que la commission de
+l'H&ocirc;tel de Ville, lorsque l'agent d'expropriation, au nom du
+propri&eacute;taire imaginaire, r&eacute;clama le prix d'achat pour indemnit&eacute;, ne
+voulut jamais accorder plus de deux millions cinq cent mille francs,
+malgr&eacute; le sourd travail de M. Michelin et les plaidoyers de M.
+Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s'attendait &agrave; cet &eacute;chec; il
+refusa l'offre, il laissa le dossier aller devant le jury, dont il
+faisait justement partie avec M. de Mareuil, par un hasard qu'il devait
+avoir aid&eacute;. Et c'&eacute;tait ainsi qu'il se trouvait charg&eacute;, avec quatre de
+ses coll&egrave;gues, de faire une enqu&ecirc;te sur ses propres terrains.</p>
+
+<p>M. de Mareuil l'accompagnait. Sur les trois autres jur&eacute;s, il y avait un
+m&eacute;decin qui fumait un cigare, sans se soucier le moins du monde des
+pl&acirc;tras qu'il enjambait, et deux industriels, dont l'un, fabricant
+d'instruments de chirurgie, avait anciennement tourn&eacute; la meule dans les
+rues.</p>
+
+<p>Le chemin o&ugrave; ces messieurs s'engag&egrave;rent &eacute;tait affreux. Il avait plu
+toute la nuit. Le sol d&eacute;tremp&eacute; devenait un fleuve de boue, entre les
+maisons &eacute;croul&eacute;es, sur cette route trac&eacute;e en pleines terres molles, o&ugrave;
+les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux. Aux deux c&ocirc;t&eacute;s,
+des pans de murs, crev&eacute;s par la pioche, restaient debout; de hautes
+b&acirc;tisses &eacute;ventr&eacute;es, montrant leurs entrailles blafardes, ouvraient en
+l'air leurs cages d'escalier vides, leurs chambres b&eacute;antes, suspendues,
+pareilles aux tiroirs bris&eacute;s de quelque grand vilain meuble. Rien
+n'&eacute;tait plus lamentable que les papiers peints de ces chambres, des
+carr&eacute;s jaunes ou bleus qui s'en allaient en lambeaux, indiquant, &agrave; une
+hauteur de cinq et six &eacute;tages, jusque sous les toits, de pauvres petits
+cabinets, des trous &eacute;troits, o&ugrave; toute une existence d'homme avait
+peut-&ecirc;tre tenu. Sur les murailles d&eacute;nud&eacute;es, les rubans des chemin&eacute;es
+montaient c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, avec des coudes brusques, d'un noir lugubre. Une
+girouette oubli&eacute;e grin&ccedil;ait au bord d'une toiture, tandis que des
+goutti&egrave;res &agrave; demi d&eacute;tach&eacute;es pendaient, pareilles &agrave; des guenilles. Et la
+trou&eacute;e s'enfon&ccedil;ait toujours, au milieu de ces ruines, pareille &agrave; une
+br&egrave;che que le canon aurait ouverte; la chauss&eacute;e, encore &agrave; peine
+indiqu&eacute;e, emplie de d&eacute;combres, avait des bosses de terre, des flaques
+d'eau profondes, s'allongeait sous le ciel gris, dans la p&acirc;leur sinistre
+de la poussi&egrave;re de pl&acirc;tre qui tombait, et comme bord&eacute;e de filets de
+deuil par les rubans noirs des chemin&eacute;es.</p>
+
+<p>Ces messieurs, avec leurs bottes bien cir&eacute;es, leurs redingotes et leurs
+chapeaux de haute forme, mettaient une singuli&egrave;re note dans ce paysage
+boueux, d'un jaune sale, o&ugrave; ne passaient que des ouvriers bl&ecirc;mes, des
+chevaux crott&eacute;s jusqu'&agrave; l'&eacute;chine, des chariots dont le bois
+disparaissait sous une cro&ucirc;te de poussi&egrave;re. Ils se suivaient &agrave; la file,
+sautaient de pierre en pierre, &eacute;vitant les mares de fange coulante,
+parfois enfon&ccedil;aient jusqu'aux chevilles et juraient alors en secouant
+les pieds. Saccard avait parl&eacute; d'aller prendre la rue de Charonne, ce
+qui leur aurait &eacute;vit&eacute; cette promenade dans ces terres d&eacute;fonc&eacute;es; mais
+ils avaient malheureusement plusieurs immeubles &agrave; visiter sur la longue
+ligne du boulevard; la curiosit&eacute; les poussant, ils s'&eacute;taient d&eacute;cid&eacute;s &agrave;
+passer au beau milieu des travaux. D'ailleurs, &ccedil;a les int&eacute;ressait
+beaucoup. Ils s'arr&ecirc;taient parfois en &eacute;quilibre sur un pl&acirc;tras roul&eacute; au
+fond d'une orni&egrave;re, levaient le nez, s'appelaient pour se montrer un
+plancher b&eacute;ant, un tuyau de chemin&eacute;e rest&eacute; en l'air, une solive tomb&eacute;e
+sur un toit voisin. Ce coin de ville d&eacute;truite, au sortir de la rue du
+Temple, leur semblait tout &agrave; fait dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vraiment curieux, disait M. de Mareuil.</p>
+
+<p>Tenez, Saccard, regardez donc cette cuisine, l&agrave;-haut; il y reste une
+vieille po&ecirc;le pendue au-dessus du fourneau....</p>
+
+<p>Je la vois parfaitement.</p>
+
+<p>Mais le m&eacute;decin, le cigare aux dents, s'&eacute;tait plant&eacute; devant une maison
+d&eacute;molie, et dont il ne restait que les pi&egrave;ces du rez-de-chauss&eacute;e,
+emplies des gravats des autres &eacute;tages. Un seul pan de mur se dressait du
+tas des d&eacute;combres; pour le renverser d'un coup, on l'avait entour&eacute; d'une
+corde, sur laquelle tiraient une trentaine d'ouvriers.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne l'auront pas, murmura le m&eacute;decin. Ils tirent trop &agrave; gauche.</p>
+
+<p>Les quatre autres &eacute;taient revenus sur leurs pas, pour voir tomber le
+mur. Et tous les cinq, les yeux tendus, la respiration coup&eacute;e,
+attendaient la chute avec un fr&eacute;missement de jouissance. Les ouvriers,
+l&acirc;chant, puis se roidissant brusquement, criaient: &laquo;Oh&eacute;! hisse!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne l'auront pas, r&eacute;p&eacute;tait le m&eacute;decin.</p>
+
+<p>Puis, au bout de quelques secondes d'anxi&eacute;t&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Il remue, il remue, dit joyeusement un des industriels.</p>
+
+<p>Et quand le mur c&eacute;da enfin, s'abattit avec un fracas &eacute;pouvantable, en
+soulevant un nuage de pl&acirc;tre, ces messieurs se regard&egrave;rent avec des
+sourires. Ils &eacute;taient enchant&eacute;s. Leurs redingotes se couvrirent d'une
+poussi&egrave;re fine, qui leur blanchit les bras et les &eacute;paules.</p>
+
+<p>Maintenant, ils parlaient des ouvriers, en reprenant leur marche
+prudente au milieu des flaques. Il n'y en avait pas beaucoup de bons.
+C'&eacute;taient tous des fain&eacute;ants, des mange-tout, et ent&ecirc;t&eacute;s avec cela, ne
+r&ecirc;vant que la ruine des patrons. M. de Mareuil, qui, depuis un instant,
+regardait avec un frisson deux pauvres diables perch&eacute;s au coin d'un
+toit, attaquant une muraille &agrave; coups de pioche, &eacute;mit cette id&eacute;e que ces
+hommes-l&agrave; avaient pourtant un fier courage. Les autres s'arr&ecirc;t&egrave;rent de
+nouveau, lev&egrave;rent les yeux vers les d&eacute;molisseurs en &eacute;quilibre, courb&eacute;s,
+tapant &agrave; toute vol&eacute;e; ils poussaient les pierres du pied et les
+regardaient tranquillement s'&eacute;craser en bas; si leur pioche avait port&eacute;
+&agrave; faux, le seul &eacute;lan de leurs bras les aurait pr&eacute;cipit&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! c'est l'habitude, dit le m&eacute;decin en reportant son cigare &agrave; ses
+l&egrave;vres. Ce sont des brutes.</p>
+
+<p>Cependant, ils &eacute;taient arriv&eacute;s &agrave; un des immeubles qu'ils devaient voir.
+Ils b&acirc;cl&egrave;rent leur travail en un quart d'heure, et reprirent leur
+promenade. Peu &agrave; peu, ils n'avaient plus tant d'horreur pour la boue!
+Ils marchaient au milieu des mares, abandonnant l'espoir de pr&eacute;server
+leurs bottes. Comme ils d&eacute;passaient la rue M&eacute;nilmontant, l'un des
+industriels, l'ancien r&eacute;mouleur, devint inquiet. Il examinait les ruines
+autour de lui, ne reconnaissait plus le quartier. Il disait qu'il avait
+demeur&eacute; par l&agrave;, il y avait plus de trente ans, &agrave; son arriv&eacute;e &agrave; Paris, et
+que &ccedil;a lui ferait bien plaisir de retrouver l'endroit. Il furetait
+toujours du regard, lorsque la vue d'une maison que la pioche des
+d&eacute;molisseurs avait d&eacute;j&agrave; coup&eacute;e en deux, l'arr&ecirc;ta net au milieu du
+chemin. Il en &eacute;tudia la porte, les fen&ecirc;tres. Puis, montrant du doigt un
+coin de la d&eacute;molition, tout en haut:</p>
+
+<p>&mdash;La voil&agrave;! s'&eacute;cria-t-il, je la reconnais.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demanda le m&eacute;decin.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chambre, parbleu! C'est elle!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait au cinqui&egrave;me, une petite chambre qui devait anciennement donner
+sur une cour. Une muraille ouverte la montrait toute nue, d&eacute;j&agrave; entam&eacute;e
+d'un c&ocirc;t&eacute;, avec son papier &agrave; grands ramages jaunes, dont une large
+d&eacute;chirure tremblait au vent. On voyait encore le creux d'une armoire, &agrave;
+gauche, tapiss&eacute; de papier bleu. Et il y avait, &agrave; c&ocirc;t&eacute;, le trou d'un
+po&ecirc;le, o&ugrave; se trouvait un bout de tuyau.</p>
+
+<p>L'&eacute;motion prenait l'ancien ouvrier.</p>
+
+<p>&mdash;J'y ai pass&eacute; cinq ans, murmura-t-il. &Ccedil;a n'allait pas fort dans ce
+temps-l&agrave;, mais, c'est &eacute;gal, j'&eacute;tais jeune....</p>
+
+<p>Vous voyez bien l'armoire; c'est l&agrave; que j'ai &eacute;conomis&eacute; trois cents
+francs, sou &agrave; sou. Et le trou du po&ecirc;le, je me rappelle encore le jour o&ugrave;
+je l'ai creus&eacute;. La chambre n'avait pas de chemin&eacute;e, il faisait un froid
+de loup, d'autant plus que nous n'&eacute;tions pas souvent deux.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, interrompit le m&eacute;decin en plaisantant, on ne vous demande pas
+des confidences. Vous avez fait vos farces comme les autres.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, c'est vrai, continua na&iuml;vement le digne homme. Je me souviens
+encore d'une repasseuse de la maison d'en face.... Voyez-vous, le lit
+&eacute;tait &agrave; droite, pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre.... Ah! ma pauvre chambre, comme ils
+me l'ont arrang&eacute;e!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait vraiment tr&egrave;s triste.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, dit Saccard, ce n'est pas un mal qu'on jette ces vieilles
+cambuses-l&agrave; par terre. On va b&acirc;tir &agrave; la place de belles maisons de
+pierres de taille. Est-ce que vous habiteriez encore un pareil taudis?
+Tandis que vous pourriez tr&egrave;s bien vous loger sur le nouveau boulevard.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, c'est vrai, r&eacute;pondit de nouveau le fabricant, qui parut tout
+consol&eacute;.</p>
+
+<p>La commission d'enqu&ecirc;te s'arr&ecirc;ta encore dans deux immeubles. Le m&eacute;decin
+restait &agrave; la porte, fumant, regardant le ciel. Quand ils arriv&egrave;rent &agrave; la
+rue des Amandiers, les maisons se firent rares, ils ne traversaient plus
+que de grands enclos, des terrains vagues, o&ugrave; tra&icirc;naient quelques
+masures &agrave; demi &eacute;croul&eacute;es. Saccard semblait r&eacute;joui par cette promenade &agrave;
+travers des ruines. Il venait de se rappeler le d&icirc;ner qu'il avait fait
+jadis, avec sa premi&egrave;re femme, sur les buttes Montmartre, et il se
+souvenait parfaitement d'avoir indiqu&eacute; du tranchant de sa main,
+l'entaille qui coupait Paris de la place du Ch&acirc;teau-d'Eau &agrave; la barri&egrave;re
+du Tr&ocirc;ne. La r&eacute;alisation de cette pr&eacute;diction lointaine l'enchantait. Il
+suivait l'entaille, avec des joies secr&egrave;tes d'auteur, comme s'il e&ucirc;t
+donn&eacute; lui-m&ecirc;me les premiers coups de pioche, de ses doigts de fer. Et il
+sautait les flaques, en songeant que trois millions l'attendaient sous
+des d&eacute;combres, au bout de ce fleuve de fange grasse.</p>
+
+<p>Cependant, ces messieurs se croyaient &agrave; la campagne.</p>
+
+<p>La voie passait au milieu de jardins, dont elle avait abattu les murs de
+cl&ocirc;ture. Il y avait de grands massifs de lilas en boutons. Les verdures
+&eacute;taient d'un vert tendre tr&egrave;s d&eacute;licat. Chacun de ces jardins se
+creusait, comme un r&eacute;duit tendu du feuillage des arbustes, avec un
+bassin &eacute;troit, une cascade en miniature, des coins de muraille o&ugrave;
+&eacute;taient peints des trompe-l'&oelig;il, des tonnelles en raccourci, des fonds
+bleu&acirc;tres de paysage. Les habitations, &eacute;parses et discr&egrave;tement cach&eacute;es,
+ressemblaient &agrave; des pavillons italiens, &agrave; des temples grecs; et des
+mousses rongeaient le pied des colonnes de pl&acirc;tre, tandis que des herbes
+folles avaient disjoint la chaux des frontons.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des petites maisons, dit le m&eacute;decin, avec un clignement
+d'&oelig;il.</p>
+
+<p>Mais, comme il vit que ces messieurs ne comprenaient pas, il leur
+expliqua que les marquis, sous Louis XV, avaient des retraites pour
+leurs parties fines. C'&eacute;tait la mode. Et il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;On appelait &ccedil;a des petites maisons. Ce quartier en &eacute;tait plein.... Il
+s'y en est pass&eacute; de fortes, allez!</p>
+
+<p>La commission d'enqu&ecirc;te &eacute;tait devenue tr&egrave;s attentive.</p>
+
+<p>Les deux industriels avaient les yeux luisants, souriaient, regardaient
+avec un vif int&eacute;r&ecirc;t ces jardins, ces pavillons, auxquels ils ne
+donnaient pas un coup d'&oelig;il avant les explications de leur coll&egrave;gue.
+Une grotte les retint longtemps. Mais lorsque le m&eacute;decin eut dit, en
+voyant une habitation d&eacute;j&agrave; touch&eacute;e par la pioche, qu'il reconnaissait la
+petite maison du comte de Savigny, bien connue par les orgies de ce
+gentilhomme, toute la commission quitta le boulevard pour aller visiter
+la ruine. Ils mont&egrave;rent sur les d&eacute;combres, entr&egrave;rent par les fen&ecirc;tres
+dans les pi&egrave;ces du rez-de-chauss&eacute;e; et, comme les ouvriers &eacute;taient &agrave;
+d&eacute;jeuner, ils purent s'oublier l&agrave;, tout &agrave; leur aise. Ils y rest&egrave;rent une
+grande demi-heure, examinant les rosaces des plafonds, les peintures des
+dessus de porte, les moulures tourment&eacute;es de ces pl&acirc;tras jaunis par
+l'&acirc;ge. Le m&eacute;decin reconstruisait le logis.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, disait-il, cette pi&egrave;ce doit &ecirc;tre la salle des festins. L&agrave;,
+dans cet enfoncement du mur, il y avait certainement un immense divan.
+Et tenez, je suis m&ecirc;me certain qu'une glace surmontait ce divan; voil&agrave;
+les pattes de la glace.... Oh! c'&eacute;taient des coquins qui savaient
+joliment jouir de la vie!</p>
+
+<p>Ils n'auraient pas quitt&eacute; ces vieilles pierres qui chatouillaient leur
+curiosit&eacute;, si Aristide Saccard, pris d'impatience, ne leur avait dit en
+riant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez beau chercher, ces dames n'y sont plus.... Allons &agrave; nos
+affaires.</p>
+
+<p>Mais, avant de s'&eacute;loigner, le m&eacute;decin monta sur une chemin&eacute;e, pour
+d&eacute;tacher d&eacute;licatement, d'un coup de pioche, une petite t&ecirc;te d'Amour
+peinte, qu'il mit dans la poche de sa redingote.</p>
+
+<p>Ils arriv&egrave;rent enfin au terme de leur course. Les anciens terrains de
+Mme Aubertot &eacute;taient tr&egrave;s vastes; le caf&eacute;-concert et le jardin n'en
+occupaient gu&egrave;re que la moiti&eacute;, le reste se trouvait sem&eacute; de quelques
+maisons sans importance. Le nouveau boulevard prenait ce grand
+parall&eacute;logramme en &eacute;charpe, ce qui avait calm&eacute; une des craintes de
+Saccard; il s'&eacute;tait imagin&eacute; pendant longtemps que le caf&eacute;-concert seul
+serait &eacute;corn&eacute;. Aussi Larsonneau avait-il re&ccedil;u l'ordre de parler tr&egrave;s
+haut, les bordures de plus-value devant au moins quintupler de valeur.
+Il mena&ccedil;ait d&eacute;j&agrave; la Ville de se servir d'un r&eacute;cent d&eacute;cret autorisant les
+propri&eacute;taires &agrave; ne livrer que le sol n&eacute;cessaire aux travaux d'utilit&eacute;
+publique. Ce fut l'agent d'expropriation qui re&ccedil;ut ces messieurs.</p>
+
+<p>Il les promena dans le jardin, leur fit visiter le caf&eacute;-concert, leur
+montra un dossier &eacute;norme. Mais les deux industriels &eacute;taient redescendus,
+accompagn&eacute;s du m&eacute;decin, le questionnant encore sur cette petite maison
+du comte de Savigny, dont ils avaient plein l'imagination.</p>
+
+<p>Ils l'&eacute;coutaient, la bouche ouverte, plant&eacute;s tous les trois &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un
+jeu de tonneau. Et il leur parlait de la Pompadour, leur racontait les
+amours de Louis XV, pendant que M. de Mareuil et Saccard continuaient
+seuls l'enqu&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui est fait, dit ce dernier en revenant dans le jardin. Si vous
+le permettez, messieurs, je me chargerai de r&eacute;diger le rapport.</p>
+
+<p>Le fabricant d'instruments de chirurgie n'entendit m&ecirc;me pas. Il &eacute;tait en
+pleine R&eacute;gence.</p>
+
+<p>&mdash;Quels dr&ocirc;les de temps, tout de m&ecirc;me! murmura-t-il. Puis ils trouv&egrave;rent
+un fiacre, rue de Charonne, et ils s'en all&egrave;rent, crott&eacute;s jusqu'aux
+genoux, satisfaits de leur promenade comme d'une partie de campagne.
+Dans le fiacre, la conversation tourna, ils parl&egrave;rent politique, ils
+dirent que l'empereur faisait de grandes choses. On n'avait jamais rien
+vu de pareil &agrave; ce qu'ils venaient de voir. Cette grande rue toute droite
+serait superbe, quand on aurait b&acirc;ti des maisons.</p>
+
+<p>Ce fut Saccard qui r&eacute;digea le rapport, et le jury accorda trois
+millions. Le sp&eacute;culateur &eacute;tait aux abois, il n'aurait pu attendre un
+mois de plus. Cet argent le sauvait de la ruine, et m&ecirc;me un peu de la
+cour d'assises. Il donna cinq cent mille francs sur le million qu'il
+devait &agrave; son tapissier et &agrave; son entrepreneur, pour l'h&ocirc;tel du parc
+Monceau. Il combla d'autres trous, se lan&ccedil;a dans des soci&eacute;t&eacute;s nouvelles,
+assourdit Paris du bruit de ces vrais &eacute;cus qu'il jetait &agrave; la pelle sur
+les tablettes de son armoire de fer. Le fleuve d'or avait enfin des
+sources. Mais ce n'&eacute;tait pas encore l&agrave; une fortune solide, endigu&eacute;e,
+coulant d'un jet &eacute;gal et continu. Saccard, sauv&eacute; d'une crise, se
+trouvait mis&eacute;rable avec les miettes de ses trois millions, disait
+na&iuml;vement qu'il &eacute;tait encore trop pauvre, qu'il ne pouvait s'arr&ecirc;ter. Et
+bient&ocirc;t, le sol craqua de nouveau sous ses pieds.</p>
+
+<p>Larsonneau s'&eacute;tait si admirablement conduit dans l'affaire de Charonne
+que Saccard, apr&egrave;s une courte h&eacute;sitation, poussa l'honn&ecirc;tet&eacute; jusqu'&agrave; lui
+donner ses dix pour cent et son pot-de-vin de trente mille francs.
+L'agent d'expropriation ouvrit alors une maison de banque.</p>
+
+<p>Quand son complice, d'un ton bourru, l'accusait d'&ecirc;tre plus riche que
+lui, le bell&acirc;tre &agrave; gants jaunes r&eacute;pondait en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, cher ma&icirc;tre, vous &ecirc;tes tr&egrave;s fort pour faire pleuvoir les
+pi&egrave;ces de cent sous, mais vous ne savez pas les ramasser.</p>
+
+<p>Mme Sidonie profita du coup de fortune de son fr&egrave;re pour lui emprunter
+dix mille francs, avec lesquels elle alla passer deux mois &agrave; Londres.
+Elle revint sans un sou.</p>
+
+<p>On ne sut jamais o&ugrave; les dix mille francs &eacute;taient pass&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! &ccedil;a co&ucirc;te, r&eacute;pondait-elle, quand on l'interrogeait. J'ai fouill&eacute;
+toutes les biblioth&egrave;ques. J'avais trois secr&eacute;taires pour mes recherches.</p>
+
+<p>Et lorsqu'on lui demandait si elle avait enfin des donn&eacute;es certaines sur
+ses trois milliards, elle souriait d'abord d'un air myst&eacute;rieux, puis
+elle finissait par murmurer:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes tous des incr&eacute;dules.... Je n'ai rien trouv&eacute;, mais &ccedil;a ne fait
+rien. Vous verrez, vous verrez, un jour.</p>
+
+<p>Elle n'avait cependant pas perdu tout son temps en Angleterre. Son
+fr&egrave;re, le ministre, profita de son voyage pour la charger d'une
+commission d&eacute;licate. Quand elle revint, elle obtint de grandes commandes
+du minist&egrave;re.</p>
+
+<p>Ce fut une nouvelle incarnation. Elle passait des march&eacute;s avec le
+gouvernement, se chargeait de toutes les fournitures imaginables. Elle
+lui vendait des vivres et des armes pour les troupes, des ameublements
+pour les pr&eacute;fectures et les administrations publiques, du bois de
+chauffage pour les bureaux et les mus&eacute;es. L'argent qu'elle gagnait ne
+put la d&eacute;cider &agrave; changer ses &eacute;ternelles robes noires, et elle garda sa
+face jaune et dolente. Saccard pensa alors que c'&eacute;tait bien elle qu'il
+avait vue jadis sortir furtivement de chez son fr&egrave;re Eug&egrave;ne. Elle devait
+avoir entretenu de tous temps de secr&egrave;tes relations avec lui, pour des
+besognes que personne au monde ne connaissait.</p>
+
+<p>Au milieu de ces int&eacute;r&ecirc;ts, de ces soifs ardentes qui ne pouvaient se
+satisfaire, Ren&eacute;e agonisait. La tante &Eacute;lisabeth &eacute;tait morte; sa s&oelig;ur,
+mari&eacute;e, avait quitt&eacute; l'h&ocirc;tel B&eacute;raud, o&ugrave; son p&egrave;re seul restait debout,
+dans l'ombre des grandes pi&egrave;ces. Elle mangea en une saison l'h&eacute;ritage de
+sa tante. Elle jouait, maintenant. Elle avait trouv&eacute; un salon o&ugrave; les
+dames s'attablaient jusqu'&agrave; trois heures du matin, perdant des centaines
+de mille francs par nuit. Elle dut essayer de boire; mais elle ne put
+pas, elle avait des soul&egrave;vements de d&eacute;go&ucirc;t invincibles.</p>
+
+<p>Depuis qu'elle s'&eacute;tait retrouv&eacute;e seule, livr&eacute;e &agrave; ce flot mondain qui
+l'emportait, elle s'abandonnait davantage, ne sachant &agrave; quoi tuer le
+temps. Elle acheva de go&ucirc;ter &agrave; tout. Et rien ne la touchait, dans
+l'ennui immense qui l'&eacute;crasait. Elle vieillissait, ses yeux se
+cerclaient de bleu, son nez s'amincissait, la moue de ses l&egrave;vres avait
+des rires brusques, sans cause. C'&eacute;tait la fin d'une femme.</p>
+
+<p>Quand Maxime eut &eacute;pous&eacute; Louise, et que les jeunes gens furent partis
+pour l'Italie, elle ne s'inqui&eacute;ta plus de son amant, elle parut m&ecirc;me
+l'oublier tout &agrave; fait. Et, quand au bout de six mois Maxime revint seul,
+ayant enterr&eacute; &laquo;la bossue&raquo; dans le cimeti&egrave;re d'une petite ville de la
+Lombardie, ce fut de la haine qu'elle montra pour lui. Elle se rappela
+Ph&egrave;dre, elle se souvint sans doute de cet amour empoisonn&eacute; auquel elle
+avait entendu la Ristori pr&ecirc;ter ses sanglots. Alors, pour ne plus
+rencontrer chez elle le jeune homme, pour creuser &agrave; jamais un ab&icirc;me de
+honte entre le p&egrave;re et le fils, elle for&ccedil;a son mari &agrave; conna&icirc;tre
+l'inceste, elle lui raconta que, le jour o&ugrave; il l'avait surprise avec
+Maxime, c'&eacute;tait celui-ci qui la poursuivait depuis longtemps, qui
+cherchait &agrave; la violenter. Saccard fut horriblement contrari&eacute; de
+l'insistance qu'elle mit &agrave; vouloir lui ouvrir les yeux. Il dut se f&acirc;cher
+avec son fils, cesser de le voir. Le jeune veuf, riche de la dot de sa
+femme, alla vivre en gar&ccedil;on, dans un petit h&ocirc;tel de l'avenue de
+l'Imp&eacute;ratrice. Il avait renonc&eacute; au conseil d'&Eacute;tat, il faisait courir.
+Ren&eacute;e go&ucirc;ta l&agrave; une de ses derni&egrave;res satisfactions. Elle se vengeait,
+elle jetait &agrave; la face de ces deux hommes l'infamie qu'ils avaient mise
+en elle; elle se disait que, maintenant, elle ne les verrait plus se
+moquer d'elle, au bras l'un de l'autre, comme des camarades.</p>
+
+<p>Dans l'&eacute;croulement de ses tendresses, il vint un moment o&ugrave; Ren&eacute;e n'eut
+plus que sa femme de chambre &agrave; aimer. Elle s'&eacute;tait prise peu &agrave; peu d'une
+affection maternelle pour C&eacute;leste. Peut-&ecirc;tre cette fille, qui &eacute;tait tout
+ce qu'il restait autour d'elle de l'amour de Maxime, lui rappelait-elle
+des heures de jouissance mortes &agrave; jamais. Peut-&ecirc;tre se trouvait-elle
+simplement touch&eacute;e par la fid&eacute;lit&eacute; de cette servante, de ce brave c&oelig;ur
+dont rien ne semblait &eacute;branler la tranquille sollicitude. Elle la
+remerciait, au fond de ses remords, d'avoir assist&eacute; &agrave; ses hontes, sans
+la quitter de d&eacute;go&ucirc;t; elle s'imaginait des abn&eacute;gations, toute une vie de
+renoncement, pour arriver &agrave; comprendre le calme de la chambri&egrave;re devant
+l'inceste, ses mains glac&eacute;es, ses soins respectueux et tranquilles.</p>
+
+<p>Et elle se trouvait d'autant plus heureuse de son d&eacute;vouement, qu'elle la
+savait honn&ecirc;te et &eacute;conome, sans amant, sans vices.</p>
+
+<p>Elle lui disait parfois, dans ses heures tristes:</p>
+
+<p>&mdash;Va, ma fille, c'est toi qui me fermeras les yeux.</p>
+
+<p>C&eacute;leste ne r&eacute;pondait pas, avait un singulier sourire.</p>
+
+<p>Un matin, elle lui apprit tranquillement qu'elle s'en allait, qu'elle
+retournait au pays. Ren&eacute;e en resta toute tremblante, comme si quelque
+grand malheur lui arrivait.</p>
+
+<p>Elle se r&eacute;cria, la pressa de questions. Pourquoi l'abandonnait-elle,
+lorsqu'elles s'entendaient si bien ensemble? Et elle lui offrit de
+doubler ses gages.</p>
+
+<p>Mais la femme de chambre, &agrave; toutes ses bonnes paroles, disait non du
+geste, d'une fa&ccedil;on paisible et t&ecirc;tue.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, madame, finit-elle par r&eacute;pondre, vous m'offririez tout
+l'or du P&eacute;rou que je ne resterais pas une semaine de plus. Vous ne me
+connaissez pas, allez!...</p>
+
+<p>Il y a huit ans que je suis avec vous, n'est-ce pas? Eh bien, d&egrave;s le
+premier jour, je me suis dit: &laquo;D&egrave;s que j'aurai amass&eacute; cinq mille francs,
+je m'en retournerai l&agrave;-bas; j'ach&egrave;terai la maison &agrave; Lagache, et je
+vivrai bien heureuse...&raquo; C'est une promesse que je me suis faite, vous
+comprenez. Et j'ai les cinq mille francs d'hier, quand vous m'avez pay&eacute;
+mes gages.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e eut froid au c&oelig;ur. Elle voyait C&eacute;leste passer derri&egrave;re elle et
+Maxime, pendant qu'ils s'embrassaient, et elle la voyait, avec son
+indiff&eacute;rence, son parfait d&eacute;tachement, songeant &agrave; ses cinq mille francs.
+Elle essaya pourtant encore de la retenir, &eacute;pouvant&eacute;e du vide o&ugrave; elle
+allait vivre, r&ecirc;vant malgr&eacute; tout de garder aupr&egrave;s d'elle cette b&ecirc;te
+ent&ecirc;t&eacute;e qu'elle avait crue d&eacute;vou&eacute;e, et qui n'&eacute;tait qu'&eacute;go&iuml;ste. L'autre
+souriait, branlait toujours la t&ecirc;te, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ce n'est pas possible. Ce serait ma m&egrave;re, que je
+refuserais.... J'ach&egrave;terai deux vaches. Je monterai peut-&ecirc;tre un petit
+commerce de mercerie....</p>
+
+<p>C'est tr&egrave;s gentil chez nous. Ah! pour &ccedil;a, je veux bien que vous veniez
+me voir. C'est pr&egrave;s de Caen. Je vous laisserai l'adresse.</p>
+
+<p>Alors Ren&eacute;e n'insista plus. Elle pleura &agrave; chaudes larmes quand elle fut
+seule. Le lendemain, par un caprice de malade, elle voulut accompagner
+C&eacute;leste &agrave; la gare de l'Ouest, dans son propre coup&eacute;. Elle lui donna une
+de ses couvertures de voyage, lui fit un cadeau d'argent, s'empressa
+autour d'elle comme une m&egrave;re dont la fille entreprend quelque p&eacute;nible et
+long voyage. Dans le coup&eacute;, elle la regardait avec des yeux humides.
+C&eacute;leste causait, disait combien elle &eacute;tait contente de s'en aller.</p>
+
+<p>Puis, enhardie, elle s'&eacute;pancha, elle donna des conseils &agrave; sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, madame, je n'aurais pas compris la vie comme vous. Je me le suis
+dit bien souvent, quand je vous trouvais avec M. Maxime: &laquo;Est-il
+possible qu'on soit si b&ecirc;te pour les hommes!&raquo; &Ccedil;a finit toujours mal....</p>
+
+<p>Ah! bien, c'est moi qui me suis toujours m&eacute;fi&eacute;e!</p>
+
+<p>Elle riait, elle se renversait dans le coin du coup&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mes &eacute;cus qui auraient dans&eacute;! continua-t-elle, et aujourd'hui je
+m'ab&icirc;merais les yeux &agrave; pleurer.</p>
+
+<p>Aussi, d&egrave;s que je voyais un homme, je prenais un manche &agrave; balai.... Je
+n'ai jamais os&eacute; vous dire tout &ccedil;a. D'ailleurs, &ccedil;a ne me regardait pas.
+Vous &eacute;tiez bien libre, et moi je n'avais qu'&agrave; gagner honn&ecirc;tement mon
+argent.</p>
+
+<p>A la gare, Ren&eacute;e voulut payer pour elle et lui prit une place de
+premi&egrave;re. Comme elles &eacute;taient arriv&eacute;es en avance, elle la retint, lui
+serrant les mains, lui r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&mdash;Et prenez bien garde &agrave; vous, soignez-vous bien, ma bonne C&eacute;leste.</p>
+
+<p>Celle-ci se laissait caresser. Elle restait heureuse sous les yeux noy&eacute;s
+de sa ma&icirc;tresse, le visage frais et souriant. Ren&eacute;e parla encore du
+pass&eacute;. Et, brusquement, l'autre s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;J'oubliais: je ne vous ai pas cont&eacute; l'histoire de Baptiste, le valet
+de chambre de monsieur.... On n'aura pas voulu vous dire....</p>
+
+<p>La jeune femme avoua qu'en effet elle ne savait rien.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vous vous rappelez ses grands airs de dignit&eacute;, ses regards
+d&eacute;daigneux, vous m'en parliez vous-m&ecirc;me.... Tout &ccedil;a, c'&eacute;tait de la
+com&eacute;die.... Il n'aimait pas les femmes, il ne descendait jamais &agrave;
+l'office quand nous y &eacute;tions; et m&ecirc;me, je puis le r&eacute;p&eacute;ter maintenant, il
+pr&eacute;tendait que c'&eacute;tait d&eacute;go&ucirc;tant au salon, &agrave; cause des robes
+d&eacute;collet&eacute;es. Je le crois bien, qu'il n'aimait pas les femmes!</p>
+
+<p>Et elle se pencha &agrave; l'oreille de Ren&eacute;e; elle la fit rougir, tout en
+gardant elle-m&ecirc;me son honn&ecirc;te placidit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Quand le nouveau gar&ccedil;on d'&eacute;curie, continua-t-elle, eut tout appris &agrave;
+monsieur, monsieur pr&eacute;f&eacute;ra chasser Baptiste que de l'envoyer en justice.
+Il par&ucirc;t que ces vilaines choses se passaient depuis des ann&eacute;es dans les
+&eacute;curies.... Et dire que ce grand escogriffe avait l'air d'aimer les
+chevaux! C'&eacute;tait les palefreniers qu'il aimait.</p>
+
+<p>La cloche l'interrompit. Elle prit &agrave; la h&acirc;te les huit ou dix paquets
+dont elle n'avait pas voulu se s&eacute;parer. Elle se laissa embrasser. Puis
+elle s'en alla, sans se retourner.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e resta dans la gare jusqu'au coup de sifflet de la locomotive. Et,
+quand le train fut parti, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, elle ne sut plus que faire; ses
+journ&eacute;es lui semblaient s'&eacute;tendre devant elle, vides comme cette grande
+salle o&ugrave; elle &eacute;tait demeur&eacute;e seule. Elle remonta dans son coup&eacute;, elle
+dit au cocher de retourner &agrave; l'h&ocirc;tel. Mais, en chemin, elle se ravisa;
+elle eut peur de sa chambre, de l'ennui qui l'attendait; elle ne se
+sentait pas m&ecirc;me le courage de rentrer changer de toilette, pour son
+tour de lac habituel. Elle avait un besoin de soleil, un besoin de
+foule.</p>
+
+<p>Elle ordonna au cocher d'aller au Bois.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait quatre heures. Le Bois s'&eacute;veillait des lourdeurs du chaud
+apr&egrave;s-midi. Le long de l'avenue de l'Imp&eacute;ratrice, des fum&eacute;es de
+poussi&egrave;re volaient, et l'on voyait, au loin, les nappes &eacute;tal&eacute;es des
+verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et de Suresnes,
+couronn&eacute;s par la grisaille du mont Val&eacute;riens. Le soleil, haut sur
+l'horizon, coulait, emplissant d'une poussi&egrave;re d'or les creux des
+feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet oc&eacute;an de
+feuilles en un oc&eacute;an de lumi&egrave;re. Mais, apr&egrave;s les fortifications, dans
+l'all&eacute;e du Bois qui conduit au lac, on venait d'arroser; les voitures
+roulaient sur la terre brune, comme sur la laine d'une moquette, au
+milieu d'une fra&icirc;cheur, d'une senteur de terre mouill&eacute;e qui montait. Aux
+deux c&ocirc;t&eacute;s, les petits arbres des taillis enfon&ccedil;aient, parmi les
+broussailles basses, la foule de leurs jeunes troncs, se perdant au fond
+d'un demi-jour verd&acirc;tre, que des coups de lumi&egrave;re trouaient, &ccedil;&agrave; et l&agrave;,
+de clairi&egrave;res jaunes; et, &agrave; mesure qu'on approchait du lac, les chaises
+des trottoirs &eacute;taient plus nombreuses, des familles assises regardaient,
+de leur visage tranquille et silencieux, l'interminable d&eacute;fil&eacute; des
+roues. Puis, en arrivant au carrefour, devant le lac, c'&eacute;tait un
+&eacute;blouissement; le soleil oblique faisait de la rondeur de l'eau un grand
+miroir d'argent poli, refl&eacute;tant la face &eacute;clatante de l'astre. Les yeux
+battaient, on ne distinguait, &agrave; gauche, pr&egrave;s de la rive, que la tache
+sombre de la barque de promenade. Les ombrelles des voitures
+s'inclinaient, d'un mouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et
+ne se relevaient que dans l'all&eacute;e, le long de la nappe d'eau, qui, du
+haut de la berge, prenait alors des noirs de m&eacute;tal ray&eacute;s par des
+brunissures d'or. A droite, les bouquets de conif&egrave;res alignaient leurs
+colonnades, tiges fr&ecirc;les et droites, dont les flammes du ciel
+rougissaient le violet tendre; &agrave; gauche, les pelouses s'&eacute;tendaient,
+noy&eacute;es de clart&eacute;, pareilles &agrave; des champs d'&eacute;meraudes, jusqu'&agrave; la
+dentelle lointaine de la porte de la Muette. Et, en approchant de la
+cascade, tandis que, d'un c&ocirc;t&eacute;, le demi-jour des taillis recommen&ccedil;ait,
+les &icirc;les, au-del&agrave; du lac, se dressaient dans l'air bleu, avec les coups
+de soleil de leurs rives, les ombres &eacute;nergiques de leurs sapins, au pied
+desquels le Chalet ressemblait &agrave; un jouet d'enfant perdu au coin d'une
+for&ecirc;t vierge. Tout le Bois frissonnait et riait sous le soleil.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e eut honte de son coup&eacute;, de son costume de soie puce, par cette
+admirable journ&eacute;e. Elle se renfon&ccedil;a un peu, les glaces ouvertes,
+regardant ce ruissellement de lumi&egrave;re sur l'eau et sur les verdures. Aux
+coudes des all&eacute;es, elle apercevait la file des roues qui tournaient
+comme des &eacute;toiles d'or, dans une longue tra&icirc;n&eacute;e de lueurs aveuglantes.
+Les panneaux vernis, les &eacute;clairs des pi&egrave;ces de cuivre et d'acier, les
+couleurs vives des toilettes, s'en allaient, au trot r&eacute;gulier des
+chevaux, mettaient, sur les fonds du Bois, une large barre mouvante, un
+rayon tomb&eacute; du ciel, s'allongeant et suivant les courbes de la chauss&eacute;e.
+Et, dans ce rayon, la jeune femme, clignant des yeux, voyait par
+instants se d&eacute;tacher le chignon blond d'une femme, le dos noir d'un
+laquais, la crini&egrave;re blanche d'un cheval. Les rondeurs moir&eacute;es des
+ombrelles miroitaient comme des lunes de m&eacute;tal.</p>
+
+<p>Alors, en face de ce grand jour, de ces nappes de soleil, elle songea &agrave;
+la cendre fine du cr&eacute;puscule qu'elle avait vue tomber un soir sur les
+feuillages jaunis. Maxime l'accompagnait. C'&eacute;tait &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; le d&eacute;sir
+de cet enfant s'&eacute;veillait en elle. Et elle revoyait les pelouses
+tremp&eacute;es par l'air du soir, les taillis assombris, les all&eacute;es d&eacute;sertes.
+La file des voitures passait avec un bruit triste, le long des chaises
+vides, tandis qu'aujourd'hui le roulement des roues, le trot des chevaux
+sonnaient avec des joies de fanfare.</p>
+
+<p>Puis toutes ses promenades au Bois lui revinrent. Elle y avait v&eacute;cu,
+Maxime avait grandi l&agrave;, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, sur le coussin de sa voiture.
+C'&eacute;tait leur jardin. La pluie les y surprenait, le soleil les y
+ramenait, la nuit ne les en chassait pas toujours. Ils s'y promenaient
+par tous les temps, ils y go&ucirc;taient les ennuis et les joies de leur vie.
+Dans le vide de son &ecirc;tre, dans la m&eacute;lancolie du d&eacute;part de C&eacute;leste, ces
+souvenirs lui causaient une joie am&egrave;re. Son c&oelig;ur disait: &laquo;Jamais plus!
+jamais plus!&raquo; Et elle resta glac&eacute;e quand elle &eacute;voqua ce paysage d'hiver,
+ce lac fig&eacute; et terni sur lequel ils avaient patin&eacute;; le ciel &eacute;tait
+couleur de suie, la neige cousait aux arbres des guipures blanches, la
+bise leur jetait aux yeux et aux l&egrave;vres un sable fin.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; gauche, sur la voie r&eacute;serv&eacute;e aux cavaliers, elle avait
+reconnu le duc de Rozan, M. de Mussy et M. de Saffr&eacute;. Larsonneau avait
+tu&eacute; la m&egrave;re du duc, en lui pr&eacute;sentant, &agrave; l'&eacute;ch&eacute;ance, les cent cinquante
+mille francs de billets sign&eacute;s par son fils, et le duc mangeait son
+deuxi&egrave;me demi-million avec Blanche Muller, apr&egrave;s avoir laiss&eacute; les
+premiers cinq cent mille francs aux mains de Laure d'Aurigny. M. de
+Mussy, qui avait quitt&eacute; l'ambassade d'Angleterre pour l'ambassade
+d'Italie, &eacute;tait redevenu galant; il conduisait le cotillon avec de
+nouvelles gr&acirc;ces. Quant &agrave; M. de Saffr&eacute;, il restait le sceptique et le
+viveur le plus aimable du monde. Ren&eacute;e le vit qui poussait son cheval
+vers la porti&egrave;re de la comtesse Vanska, dont il &eacute;tait amoureux fou,
+disait-on, depuis le jour o&ugrave; il l'avait vue en Corail, chez les Saccard.</p>
+
+<p>Toutes ces dames se trouvaient l&agrave;, d'ailleurs: la duchesse de Sternich,
+dans son &eacute;ternel huit-ressorts; Mme de Lauwerens, ayant devant elle la
+baronne de Meinhold et la petite Mme Daste, dans un landau; Mme
+Teissi&egrave;re et Mme de Guende, en victoria. Au milieu de ces dames, Sylvia
+et Laure d'Aurigny s'&eacute;talaient, sur les coussins d'une magnifique
+cal&egrave;che.</p>
+
+<p>Mme Michelin passa m&ecirc;me, au fond d'un coup&eacute;; la jolie brune &eacute;tait all&eacute;e
+visiter le chef-lieu de M. Hupel de la Noue; et, &agrave; son retour, on
+l'avait vue au Bois dans ce coup&eacute;, auquel elle esp&eacute;rait bient&ocirc;t ajouter
+une voiture d&eacute;couverte. Ren&eacute;e aper&ccedil;ut aussi la marquise d'Espanet et Mme
+Haffner, les ins&eacute;parables, cach&eacute;es sous leurs ombrelles, qui riaient
+tendrement, les yeux dans les yeux, &eacute;tendues c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te.</p>
+
+<p>Puis passaient ces messieurs: M. de Chibray, en mail;</p>
+
+<p>M. Simpson, en dog-cart; les sieurs Mignon et Charrier, plus &acirc;pres &agrave; la
+besogne, malgr&eacute; leur r&ecirc;ve de retraite prochaine, dans un coup&eacute; qu'ils
+laissaient au coin des all&eacute;es, pour faire un bout de chemin &agrave; pied; M.
+de Mareuil, encore en deuil de sa fille, qu&ecirc;tant des saluts pour sa
+premi&egrave;re interruption lanc&eacute;e la veille au Corps l&eacute;gislatif, promenant
+son importance politique dans la voiture de M. Toutin-Laroche, qui
+venait une fois de plus de sauver le Cr&eacute;dit viticole, apr&egrave;s l'avoir mis
+&agrave; deux doigts de sa perte, et que le S&eacute;nat maigrissait et rendait plus
+consid&eacute;rable encore.</p>
+
+<p>Et, pour clore ce d&eacute;fil&eacute;, comme majest&eacute; derni&egrave;re, le baron Gouraud
+s'appesantissait au soleil, sur les doubles oreillers dont on garnissait
+sa voiture. Ren&eacute;e eut une surprise, un d&eacute;go&ucirc;t, en reconnaissant Baptiste
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; du cocher, la face blanche, l'air solennel. Le grand laquais
+&eacute;tait entr&eacute; au service du baron.</p>
+
+<p>Les taillis fuyaient toujours, l'eau du lac s'irisait sous les rayons
+plus obliques, la file des voitures allongeait ses lueurs dansantes. Et
+la jeune femme, prise elle-m&ecirc;me et emport&eacute;e dans cette jouissance, avait
+la vague conscience de tous ces app&eacute;tits qui roulaient au milieu du
+soleil. Elle ne se sentait pas d'indignation contre ces mangeurs de
+cur&eacute;e. Mais elle les ha&iuml;ssait, pour leur joie, pour ce triomphe qui les
+lui montrait en pleine poussi&egrave;re d'or du ciel. Ils &eacute;taient superbes et
+souriants; les femmes s'&eacute;talaient, blanches et grasses; les hommes
+avaient des regards vifs, des allures charm&eacute;es d'amants heureux.</p>
+
+<p>Et elle, au fond de son c&oelig;ur vide, ne, trouvait plus qu'une lassitude,
+qu'une envie sourde. &Eacute;tait-elle donc meilleure que les autres, pour
+plier ainsi sous les plaisirs? ou &eacute;tait-ce les autres qui &eacute;taient
+louables d'avoir les reins plus forts que les siens? Elle ne savait pas,
+elle souhaitait de nouveaux d&eacute;sirs pour recommencer la vie, lorsque, en
+tournant la t&ecirc;te, elle aper&ccedil;ut, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, sur le trottoir longeant
+le taillis, un spectacle qui la d&eacute;chira d'un coup supr&ecirc;me.</p>
+
+<p>Saccard et Maxime marchaient &agrave; petits pas, au bras l'un de l'autre. Le
+p&egrave;re avait d&ucirc; rendre visite au fils, et tous deux &eacute;taient descendus de
+l'avenue de l'Imp&eacute;ratrice jusqu'au lac, en causant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'entends, r&eacute;p&eacute;tait Saccard, tu es un nigaud....</p>
+
+<p>Quand on a de l'argent comme toi, on ne le laisse pas dormir au fond de
+ses tiroirs. Il y a cent pour cent &agrave; gagner dans l'affaire dont je te
+parle. C'est un placement s&ucirc;r. Tu sais bien que je ne voudrais pas te
+mettre dedans.</p>
+
+<p>Mais le jeune homme semblait ennuy&eacute; de cette insistance. Il souriait de
+son air joli, il regardait les voitures.</p>
+
+<p>&mdash;Vois donc cette petite femme, l&agrave;-bas, la femme en violet, dit-il tout
+&agrave; coup. C'est une blanchisseuse que cet animal de Mussy a lanc&eacute;e.</p>
+
+<p>Ils regard&egrave;rent la femme en violet. Puis Saccard tira un cigare de sa
+poche et, s'adressant &agrave; Maxime qui fumait:</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi du feu.</p>
+
+<p>Alors ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent un instant, face &agrave; face, rapprochant leurs
+visages. Quand le cigare fut allum&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, continua le p&egrave;re, en reprenant le bras du fils, en le serrant
+&eacute;troitement sous le sien, tu serais un imb&eacute;cile si tu ne m'&eacute;coutais pas.
+Hein! est-ce entendu?</p>
+
+<p>M'apporteras-tu demain les cent mille francs?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je ne vais plus chez toi, r&eacute;pondit Maxime en pin&ccedil;ant
+les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! des b&ecirc;tises! il faut que &ccedil;a finisse, &agrave; la fin!</p>
+
+<p>Et, comme ils faisaient quelques pas en silence, au moment o&ugrave; Ren&eacute;e, se
+sentant d&eacute;faillir, enfon&ccedil;ait la t&ecirc;te dans le capiton du coup&eacute;, pour ne
+pas &ecirc;tre vue, une rumeur grandit, courut le long de la file des
+voitures.</p>
+
+<p>Sur les trottoirs, les pi&eacute;tons s'arr&ecirc;taient, se retournaient, la bouche
+ouverte, suivant des yeux quelque chose qui approchait. Il y eut un
+bruit de roues plus vif, les &eacute;quipages s'&eacute;cart&egrave;rent respectueusement, et
+deux piqueurs parurent, v&ecirc;tus de vert, avec des calottes rondes sur
+lesquelles sautaient des glands d'or, dont les fils retombaient en
+nappe. Ils couraient, un peu pench&eacute;s, au trot de leurs grands chevaux
+bais. Derri&egrave;re eux, ils laissaient un vide. Alors dans ce vide,
+l'empereur parut.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait au fond d'un landau, seul sur la banquette.</p>
+
+<p>V&ecirc;tu de noir, avec sa redingote boutonn&eacute;e jusqu'au menton, il avait un
+chapeau tr&egrave;s haut de forme, l&eacute;g&egrave;rement inclin&eacute;, et dont la soie luisait.
+En face de lui, occupant l'autre banquette, deux messieurs, mis avec
+cette &eacute;l&eacute;gance correcte qui &eacute;tait bien vue aux Tuileries, restaient
+graves, les mains sur les genoux, de l'air muet de deux invit&eacute;s de noce
+promen&eacute;s au milieu de la curiosit&eacute; d'une foule.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e trouva l'empereur vieilli. Sous les grosses moustaches cir&eacute;es, la
+bouche s'ouvrait plus mollement.</p>
+
+<p>Les paupi&egrave;res s'alourdissaient au point de couvrir &agrave; demi l'&oelig;il &eacute;teint,
+dont le gris jaune se brouillait davantage. Et le nez seul gardait
+toujours son ar&ecirc;te s&egrave;che dans le visage vague.</p>
+
+<p>Cependant, tandis que les dames des voitures souriaient discr&egrave;tement,
+les pi&eacute;tons se montraient le prince.</p>
+
+<p>Un gros homme affirmait que l'empereur &eacute;tait le monsieur qui tournait le
+dos au cocher, &agrave; gauche. Quelques mains se lev&egrave;rent pour saluer. Mais
+Saccard, qui avait retir&eacute; son chapeau, avant m&ecirc;me que les piqueurs
+eussent pass&eacute;, attendit que la voiture imp&eacute;riale se trouv&acirc;t juste en
+face de lui, et alors il cria de sa grosse voix proven&ccedil;ale:</p>
+
+<p>&mdash;Vive l'empereur!</p>
+
+<p>L'empereur, surpris, se tourna, reconnut sans doute l'enthousiaste,
+rendit le salut en souriant. Et tout disparut dans le soleil, les
+&eacute;quipages se referm&egrave;rent, Ren&eacute;e n'aper&ccedil;ut plus, au-dessus des crini&egrave;res,
+entre les dos des laquais, que les calottes vertes des piqueurs, qui
+sautaient avec leurs glands d'or.</p>
+
+<p>Elle resta un moment les yeux grands ouverts, pleins de cette
+apparition, qui lui rappelait une autre heure de sa vie.</p>
+
+<p>Il lui semblait que l'empereur, en se m&ecirc;lant &agrave; la file des voitures,
+venait d'y mettre le dernier rayon n&eacute;cessaire, et de donner un sens &agrave; ce
+d&eacute;fil&eacute; triomphal. Maintenant, c'&eacute;tait une gloire. Toutes ces roues, tous
+ces hommes d&eacute;cor&eacute;s, toutes ces femmes &eacute;tal&eacute;es languissamment s'en
+allaient dans l'&eacute;clair et le roulement du landau imp&eacute;rial.</p>
+
+<p>Cette sensation devint si aigu&euml; et si douloureuse, que la jeune femme
+&eacute;prouva l'imp&eacute;rieux besoin d'&eacute;chapper &agrave; ce triomphe, &agrave; ce cri de Saccard
+qui lui sonnait encore aux oreilles, &agrave; cette vue du p&egrave;re et du fils, les
+bras unis, causant et marchant &agrave; petits pas. Elle chercha, les mains sur
+la poitrine, comme br&ucirc;l&eacute;e par un feu int&eacute;rieur; et ce fut avec une
+soudaine esp&eacute;rance de soulagement, de fra&icirc;cheur salutaire qu'elle se
+pencha et dit au cocher:</p>
+
+<p>&mdash;A l'h&ocirc;tel B&eacute;raud!</p>
+
+<p>La cour avait sa froideur de clo&icirc;tre, Ren&eacute;e fit le tour des arcades,
+heureuse de l'humidit&eacute; qui lui tombait sur les &eacute;paules. Elle s'approcha
+de l'auge verte de mousse, polie sur les bords par l'usure; elle regarda
+la t&ecirc;te de lion &agrave; demi effac&eacute;e, la gueule entrouverte, qui jetait un
+filet d'eau par un tube de fer. Que de fois elle et Christine avaient
+pris cette t&ecirc;te entre leurs bras de gamines, pour se pencher, pour
+arriver jusqu'au filet d'eau, dont elles aimaient &agrave; sentir le
+jaillissement glac&eacute; sur leurs petites mains. Puis elle monta le grand
+escalier silencieux, elle aper&ccedil;ut son p&egrave;re au fond de l'enfilade des
+vastes pi&egrave;ces; il redressait sa haute taille, il s'enfon&ccedil;ait lentement
+dans l'ombre de la vieille demeure, de cette solitude hautaine o&ugrave; il
+s'&eacute;tait absolument clo&icirc;tr&eacute; depuis la mort de sa s&oelig;ur; et elle songea
+aux hommes du Bois, &agrave; cet autre vieillard, au baron Gouraud, qui faisait
+rouler sa chair au soleil, sur des oreillers. Elle monta encore, elle
+prit les corridors, les escaliers de service, elle fit le voyage de la
+chambre des enfants. Quand elle arriva tout en haut, elle trouva la clef
+au clou habituel, une grosse clef rouill&eacute;e, o&ugrave; les araign&eacute;es avaient
+fil&eacute; leur toile. La serrure jeta un cri plaintif. Que la chambre des
+enfants &eacute;tait triste! Elle eut un serrement de c&oelig;ur &agrave; la retrouver si
+vide, si grise, si muette. Elle referma la porte de la voli&egrave;re laiss&eacute;e
+ouverte, avec la vague id&eacute;e que ce devait &ecirc;tre par cette porte que
+s'&eacute;taient envol&eacute;es les joies de son enfance. Devant les jardini&egrave;res,
+pleines encore d'une terre durcie et fendill&eacute;e comme de la fange s&egrave;che,
+elle s'arr&ecirc;ta, elle cassa de ses doigts une tige de rhododendron; ce
+squelette de plante, maigre et blanc de poussi&egrave;re, &eacute;tait tout ce qu'il
+restait de leurs vivantes corbeilles de verdure. Et la natte, la natte
+elle-m&ecirc;me, d&eacute;teinte, mang&eacute;e par les rats, s'&eacute;talait avec une m&eacute;lancolie
+de linceul qui attend depuis des ann&eacute;es la morte promise. Dans un coin,
+au milieu de ce d&eacute;sespoir muet, de cet abandon dont le silence pleurait,
+elle retrouva une de ses anciennes poup&eacute;es; tout le son avait coul&eacute; par
+un trou, et la t&ecirc;te de porcelaine continuait &agrave; sourire de ses l&egrave;vres
+d'&eacute;mail, au-dessus de ce corps mou, que des folies de poup&eacute;e semblaient
+avoir &eacute;puis&eacute;.</p>
+
+<p>Ren&eacute;e &eacute;touffait, au milieu de cet air g&acirc;t&eacute; de son premier &acirc;ge. Elle
+ouvrit la fen&ecirc;tre, elle regarda l'immense paysage. L&agrave;, rien n'&eacute;tait
+sali. Elle retrouvait les &eacute;ternelles joies, les &eacute;ternelles jeunesses du
+grand air. Derri&egrave;re elle, le soleil devait baisser; elle ne voyait que
+les rayons de l'astre &agrave; son coucher jaunissant avec des douceurs
+infinies ce bout de ville qu'elle connaissait si bien.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme une chanson derni&egrave;re du jour, un refrain de gaiet&eacute; qui
+s'endormait lentement sur toutes choses.</p>
+
+<p>En bas, l'estacade avait des luisants de flammes fauves, tandis que le
+pont de Constantine d&eacute;tachait la dentelle noire de ses cordages de fer
+sur la blancheur de ses piliers. Puis, &agrave; droite, les ombrages de la
+Halle aux vins et du Jardin des plantes faisaient une grande mare, aux
+eaux stagnantes et moussues, dont la surface verd&acirc;tre allait se noyer
+dans les brumes du ciel. A gauche, le quai Henri-IV et le quai de la
+Rap&eacute;e alignaient la m&ecirc;me rang&eacute;e de maisons, ces maisons que les gamines,
+vingt ans auparavant, avaient vues l&agrave;, avec les m&ecirc;mes taches brunes de
+hangars, les m&ecirc;mes chemin&eacute;es rouge&acirc;tres d'usines. Et, au-dessus des
+arbres, le toit ardois&eacute; de la Salp&ecirc;tri&egrave;re, bleui par l'adieu du soleil,
+lui apparut tout d'un coup comme un vieil ami. Mais ce qui la calmait,
+ce qui mettait de la fra&icirc;cheur dans sa poitrine, c'&eacute;taient les longues
+berges grises, c'&eacute;tait surtout la Seine, la g&eacute;ante, qu'elle regardait
+venir du bout de l'horizon, droit &agrave; elle, comme en ces heureux temps o&ugrave;
+elle avait peur de la voir grossir et monter jusqu'&agrave; la fen&ecirc;tre. Elle se
+souvenait de leurs tendresses pour la rivi&egrave;re, de leur amour de sa
+coul&eacute;e colossale, de ce frisson de l'eau grondante, s'&eacute;talant en nappe &agrave;
+leurs pieds, s'ouvrant autour d'elles, derri&egrave;re elles, en deux bras
+qu'elles ne voyaient plus, et dont elles sentaient encore la grande et
+pure caresse. Elles &eacute;taient coquettes d&eacute;j&agrave;, et elles disaient, les jours
+de ciel clair, que la Seine avait pass&eacute; sa belle robe de soie verte,
+mouchet&eacute;e de flammes blanches; et les courants o&ugrave; l'eau frisait
+mettaient &agrave; la robe des ruches de satin, pendant qu'au loin, au-del&agrave; de
+la ceinture des ponts, des plaques de lumi&egrave;re &eacute;talaient des pans
+d'&eacute;toffe couleur de soleil.</p>
+
+<p>Et Ren&eacute;e, levant les yeux, regarda le vaste ciel qui se creusait, d'un
+bleu tendre, peu &agrave; peu fondu dans l'effacement du cr&eacute;puscule. Elle
+songeait &agrave; la ville complice, au flamboiement des nuits du boulevard,
+aux apr&egrave;s-midi ardents du Bois, aux journ&eacute;es blafardes et crues des
+grands h&ocirc;tels neufs. Puis, quand elle baissa la t&ecirc;te, qu'elle revit d'un
+regard le paisible horizon de son enfance, ce coin de cit&eacute; bourgeoise et
+ouvri&egrave;re o&ugrave; elle r&ecirc;vait une vie de paix, une amertume derni&egrave;re lui vint
+aux l&egrave;vres. Les mains jointes, elle sanglota dans la nuit tombante.</p>
+
+<p>L'hiver suivant, lorsque Ren&eacute;e mourut d'une m&eacute;ningite aigu&euml;, ce fut son
+p&egrave;re qui paya ses dettes. La note de Worms se montait &agrave; deux cent
+cinquante-sept mille francs.</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La curée, by Émile Zola
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CURÉE ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+*** END: FULL LICENSE ***
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