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+Project Gutenberg's Journal d'un voyageur pendant la guerre, by George Sand
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Journal d'un voyageur pendant la guerre
+
+Author: George Sand
+
+Release Date: January 23, 2006 [EBook #17589]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE
+
+PAR
+
+GEORGE SAND
+
+(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT
+
+PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
+
+ * * * * *
+
+LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE
+GRAMMONT
+
+ * * * * *
+
+1871
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés
+
+ * * * * *
+
+
+ Nohant, 15 septembre 1870.
+
+Quelle année, mon Dieu! et comme la vie nous a été rigoureuse! La vie
+est un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dans
+le sublime total universel. Les hommes de ce petit monde où nous sommes
+n'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux,
+douloureux, étroit. Ils font un misérable usage des fugitives années où
+ils croient pouvoir dire _moi_, sans songer qu'avant et après cette
+passagère affirmation, leur moi a déjà été et sera encore un moi
+inconscient peut-être de l'avenir et du passé, mais toujours plus
+affirmatif et plus accusé.
+
+Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille de
+leurs cadavres mutilés. Chers êtres pleurés! une grande âme s'élève avec
+la fumée de votre sang injustement, odieusement répandu pour la cause
+des princes de la terre. Dieu seul sait comment cette âme magnanime se
+répartira dans les veines de l'humanité; mais nous savons au moins
+qu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y décuple l'amour
+du vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, le
+sentiment de la vie idéale, qui n'est autre que la vie normale telle que
+nous sommes appelés à la connaître. De cette étreinte furieuse de deux
+races sortira un jour la fraternité, qui est la loi future des races
+civilisées. Ta mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc pas
+perdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ont
+cessé de battre.
+
+Ces réflexions me saisissent au lever du soleil, après quatre jours de
+fièvre que vient de dissiper ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. En
+ouvrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du matin et le profond
+silence d'une campagne encore matériellement tranquille, je me demande
+si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un rêve.
+Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvelée après un été
+torride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or qui
+percent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur?
+Est-il possible que les héros de nos places de guerre souffrent mille
+morts à cette heure, et que Paris entende déjà peut-être gronder le
+canon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu le
+cauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses fantômes, elle m'a brisée.
+Je m'éveille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, les
+coqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses tapis de lumière, les
+enfants rient sur le chemin.--Horreur! voilà des blessés qui reviennent,
+des conscrits qui partent: malheur à moi, je n'avais pas rêvé!
+
+Et devant moi se déroule de nouveau cette funeste demi-année dont j'ai
+bu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuits
+que j'ai passées à son chevet,--attendant d'heure en heure, durant
+plusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apportât des
+nouvelles de mes deux petits-enfants sérieusement malades aussi: et
+puis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide éclatait en
+pluie de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées auprès de mon
+fils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, un
+effort désespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un été que je n'ai
+jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés: des
+journées où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés, plus un brin
+d'herbe, plus une fleur au 1er juillet, les arbres jaunis perdant
+leurs feuilles, la terre fendue s'ouvrant comme pour nous ensevelir,
+l'effroi de manquer d'eau d'un jour à l'autre, l'effroi des maladies et
+de la misère pour tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre
+ce qu'elle refusait obstinément à son travail, la consternation de sa
+fauchaison à peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable,
+terrible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du
+monde! Et puis des fléaux que la science croyait avoir conjurés et
+devant lesquels elle se déclare impuissante, des varioles foudroyantes,
+horribles, l'incendie des bois environnants élevant ses fanaux sinistres
+autour de l'horizon, des loups effarés venant se réfugier le soir dans
+nos maisons! Et puis des orages furieux brisant tout, et la grêle
+meurtrière achevant l'oeuvre de la sécheresse!
+
+Et tout cela n'était rien, rien en vérité! Nous regrettons ce temps si
+près de nous dont il semble qu'un siècle de désastres nous sépare déjà.
+La guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui
+Paris investi! Demain peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de
+Metz! Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore brisés. On
+ne se parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres.
+
+
+ 17 septembre.
+
+Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte
+colossale, décisive, est-elle engagée? Je me lève encore avec le jour
+sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on
+ne peut plus le goûter qu'au prix d'une extrême fatigue, et nous sommes
+dans l'inaction! On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien
+pour organiser ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien
+pour armer ce qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus
+guère; on a déjà appelé tant d'hommes! Notre paysan a pleuré, frémi, et
+puis il est parti en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est
+resté pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer
+le champ. Beauté mélancolique de l'homme de la terre, que tu es
+frappante et solennelle au milieu des tempêtes politiques! Tandis que
+le riche, vaillant ou découragé, abandonne son bien-être, son industrie,
+ses espérances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux
+paysan, triste et grave, continue sa tâche et travaille pour l'an
+prochain. Son grenier est à peu près vide; mais, fût-il plein, il sait
+bien que d'une manière ou de l'autre il lui faudra payer les frais de la
+guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de misère et de
+privations; mais il croit au printemps, lui! La nature est toujours pour
+lui une promesse, et je l'ai trouvé moins affecté que moi en voyant
+mourir cet été le dernier brin d'herbe de son pré, la dernière fleurette
+de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant périr la
+plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble et
+perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le
+sol n'était pas à jamais desséché, si la séve de la rose n'était pas à
+jamais tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la
+scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce
+qu'il pourrait faire manger à sa chèvre ou à son boeuf durant l'hiver;
+mais il avait plus de confiance que moi dans l'inépuisable générosité du
+sol. Il disait:
+
+--Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous
+recueillerons en automne.
+
+Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne
+constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du
+bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait
+une poignée d'herbe avec la racine sèche, et après un peu d'étonnement,
+il disait:
+
+--L'herbe pourtant, l'herbe ça ne peut pas mourir!
+
+Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il a l'instinct profond,
+inébranlable, de l'impérissable vitalité. Le voilà en présence de la
+famine pour son compte, aux prises avec les aveugles éventualités de la
+guerre: comme il est calme! Au milieu de ses préjugés, de ses
+entêtements, de son ignorance, il a un côté vraiment grand. Il
+représente l'_espèce_ avec sa persistante confiance dans la loi du
+renouvellement.
+
+
+ Boussac (Creuse), 20 septembre.
+
+On dit que récapituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous
+aujourd'hui. La variole s'est déclarée foudroyante, épidémique autour de
+nous; nous avons renvoyé les enfants et leur mère, et aujourd'hui force
+nous est de les rejoindre, car le fléau est installé pour longtemps
+peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi séparés. Nous voilà fuyant
+quelque chose de plus aveugle et de plus méchant encore que la guerre,
+après avoir tenté vainement d'y apporter remède; hélas! il n'y en a pas;
+le paysan chasse le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons
+donc! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais
+ce mal subit qu'il faut absolument communiquer à l'être dévoué qui vous
+soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre meilleur ami!... Il faut
+donc alors mourir en se haïssant soi-même, en se maudissant, en se
+reprochant comme un crime d'avoir vécu une heure de trop!
+
+La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer; elle n'a pas
+cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit. Nous couchons
+dans une petite auberge très-propre; abondance de plats fortement
+épicés, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand même. La couleur
+est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons des
+masses rocheuses bravent le manque de parure végétale. Les bestiaux
+épars, cherchant quelques brins d'herbe sous la fougère, ont un grand
+air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les
+flancs dénudés des collines brillent au soleil couchant comme du métal
+en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes
+brûlis de bruyère forment à l'horizon des zones de feu véritable qu'on
+ne distingue plus de l'embrasement général que par un ton cerise plus
+clair. Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? Hélas! c'est
+l'enfer avec ses splendeurs effrayantes où l'âme navrée des souvenirs de
+la terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on
+brûle tout de bon les villages, on tue les hommes, on emmène les
+troupeaux. Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce
+magnifique coucher de soleil, c'est peut-être la France qui brûle à
+l'horizon!
+
+
+ Saint-Loup (Creuse), 21 septembre.
+
+Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des volcans d'Auvergne se sont
+découpés tantôt dans le ciel au delà du plateau que nous traversions,
+premier échelon du massif central de la France. Quelle placidité dans
+cette lointaine apparition des sommets déserts! Voilà le rempart naturel
+qu'au besoin la France opposerait à l'invasion; qu'il est majestueux
+sous son voile de brume rosée! Les plaines immenses qui s'échelonnent
+jusqu'à la base semblent le contempler dans un muet recueillement.
+
+Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont
+pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de
+commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de
+châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et
+son boeuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu'ils
+trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes
+habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise
+de l'étranger. La nature lui sera revêche, si l'habitant ne lui est pas
+hostile.
+
+Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison très-commode
+et très-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'être par ces
+temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le
+danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont
+pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits
+garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos
+deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d'un
+bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air
+nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit monde
+à part qui ne s'inquiète et ne s'attriste de rien. Au commencement de la
+guerre, nous ne voulions pas qu'on en parlât devant nos filles; nous
+avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons déjà
+acclimatées à cette atmosphère de désolation; elles ont voyagé, elles
+ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles jouent
+aux Prussiens avec ces garçons, qui se font des fusils avec des tiges de
+roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé, cela
+n'arrivera pas. Les enfants décidément ne connaissent pas la peur du
+réel.
+
+
+ 22 septembre.
+
+Chez nous, j'étais physiquement très-malade. Étais-je sous l'influence
+de l'air empesté du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens guérie, mais
+le coeur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans
+la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie
+intérieure qui est comme le sentiment de l'état de santé de la
+conscience personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de
+personnalité possible; le devoir accompli, toujours aimé, mais
+impuissant au delà d'une étroite limite, ne console plus de rien. Voici
+les temps de calamité sociale où tout être bien organisé sent frémir en
+soi les profondes racines de la solidarité humaine. Plus de chacun pour
+soi, plus de chacun chez soi! La communauté des intérêts éclate. L'avare
+qui compte sa réserve est effrayé de cette stérile ressource qui
+s'écoulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrité; il voudrait
+égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il
+cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non pas tant pour la dérober
+à l'Allemand, avec lequel il se résigne à transiger, que pour se
+dispenser de nourrir son voisin affamé l'hiver prochain. Celui qui n'a
+pas la même préoccupation personnelle est malheureux autrement, sa
+souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus
+constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il réussira peut-être, à
+force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi cette
+espérance, il s'endort rassuré. L'autre, celui qui fait bon marché de
+lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un rêve
+amer où l'âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de
+l'humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que
+les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la vision crie
+à son oreille: _Tout meurt!_ il s'agite en vain, il étend ses mains dans
+le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur la
+terre.
+
+
+ 22 septembre.
+
+Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une épreuve passagère, et
+qu'en la méprisant ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul
+égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons
+éternellement, que le soin que nous prenons d'élever notre âme vers le
+vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et
+plus intenses pour le développement de nos existences futures; mais
+croire que le ciel est ouvert à deux battants à quiconque dédaigne la
+vie terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce
+monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage;
+rendons-le utile, s'il est pénible. Des compagnons nous entourent au
+hasard; quels qu'ils soient, voyageons à frais communs; ne prions pas,
+plutôt que de prier seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne
+disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'être
+délivrés de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce
+monde, c'est précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui
+l'interrompt n'est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait
+commode, en vérité, d'aller s'asseoir au septième ciel pour avoir vécu
+une fois.
+
+
+ 23 septembre.
+
+Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du
+Midi; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au
+pays de la soif. On a grand'peine ici à se procurer de l'eau, et elle
+n'est pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente
+comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a
+menés aujourd'hui voir le gouffre de la _Tarde_. La Tarde est un torrent
+qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable
+en hiver; il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques qui se
+bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau
+d'une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre
+encore un profond réservoir d'eau morte sous les roches qui surplombent.
+Le poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et
+reparaît de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent
+qui la plisse, mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille
+endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de
+roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien
+n'est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne,
+qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière,
+mais qui semble leur dire: «Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai
+plus.»
+
+J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où
+quelques fleurettes vous sourient encore et où l'on rêve de passer tout
+seul un jour de _far niente_, sans souvenir de la veille, sans
+appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné
+d'arbres et brodé de buissons; derrière soi, une pente herbeuse rapide,
+plantée de beaux noyers; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le
+lit du torrent; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des
+pluies, deux courants refoulés se rencontrent et se battent à grand
+bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules
+effleure l'eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond
+le buisson de la muraille à pic; par où est-elle venue, par où s'en
+ira-t-elle? Elle n'y songe pas; elle vous regarde, étonnée de votre
+étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles,
+je cueillais des scabieuses lilas; quelqu'un dit près de moi:
+
+--Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens!
+
+Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se
+reproche de s'être amusé un instant. On n'a pas le droit d'oublier.
+Va-t'en, poésie, tu n'es bonne à rien!
+
+Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres? Il y a si
+longtemps que j'ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique,
+que je suis redevenue enfant. J'ai vécu au-dessus du possible immédiat,
+ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j'étais dans le
+vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me
+disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que
+je n'y pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage modestie de ne
+plus m'en mêler. Aujourd'hui je vois que la réflexion qui s'étend à
+l'ensemble des faits humains est méconnue dans toute l'Europe, que les
+nations sont régies par la loi brutale de l'égoïsme, qu'elles sont
+insensibles à l'égorgement d'une civilisation comme la nôtre, que
+l'Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle
+écoulé depuis ne l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion
+de solidarité, que la faute d'un prince aveugle lui sert de prétexte
+pour nous détruire, que c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la
+France! Tout le monde agit pour arriver à l'issue violente de cette
+lutte monstrueuse, et moi, je suis ici à m'étonner encore, en proie à
+une stupeur où je sens que mon âme expire!
+
+
+ 24 septembre.
+
+S...[a] est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui
+s'y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient
+s'étendre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois ardente et
+raisonnée, il s'intitule simple paysan, et pourrait être ministre d'État
+mieux que bien d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre en
+friche, une propriété relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la
+terre dans ces pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus
+d'argent qu'il n'en peut rendre est un problème ardu. Cela s'est fait
+par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaieté, douceur
+paternelle. Sa femme est sa véritable moitié: similitude de goûts,
+d'opinions, de caractère; deux êtres dont les forces s'unissent et
+s'augmentent sous le lien d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une
+touchante simplicité et d'une valeur qu'il ignore!
+
+[Note a: Sigismond Maulmond.]
+
+Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la
+bonne bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du
+laboureur et le considère comme son égal; mais cette égalité n'est pas
+la similitude. On a beau défendre au paysan d'appeler _mon maître_ le
+propriétaire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une
+autorité. Il ne voit dans la société qu'une hiérarchie de maîtrises à
+conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps
+qu'il admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion
+qu'elle n'est pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il
+veut qu'elle soit de tous les instants et s'étende à tous les actes de
+la vie. C'est en vain que le bourgeois éclairé lui dit:
+
+--Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand
+la charrue est rentrée, quand le boeuf est à l'étable, je n'ai plus
+d'autorité; vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou
+séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En
+dehors de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par un contrat
+passé entre nous, chacun de nous s'appartient.
+
+Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi.
+Il ne veut pas être l'égal du _maître_, parce qu'il ne veut pas, sur
+l'échelon infime qu'il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il
+prend la société pour un régiment où la consigne est de toutes les
+heures. Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse
+facilité. Là où le bourgeois porte une notion de dévouement à la patrie
+qui lui fait accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la
+croyance fataliste que l'homme est fait pour obéir.
+
+On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques
+fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux hommes
+qui seront pris par la prochaine levée et qui n'y croient pas encore. On
+sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire dans les
+rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait:
+
+--Je n'ai pas peur des Prussiens.
+
+--Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre?
+
+--Non. Pourquoi me battrais-je?
+
+--Pour te défendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras?
+
+--Rien. Ils ne me la prendront pas.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce qu'ils n'en ont _pas le droit_.
+
+_Sancta simplicitas!_ Toute la logique du paysan est dans cette notion
+du tien et du mien, qui lui parait une loi de nature imprescriptible.
+Ils n'en ont _pas le droit_!--Le mot, rapporté à table, nous a fait
+rire, puis je l'ai trouvé triste et profond. Le droit! cette convention
+humaine, qui devient une religion pour l'homme naïf, que la société
+méconnaît et bouleverse à chaque instant dans ses mouvements politiques!
+Quand viendra l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable, des frais de
+guerre, tous ces paysans vont dire que l'État n'a _pas le droit_! Quelle
+résistance je prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout d'une
+année stérile! Comment organiser une nation où le paysan ne comprend pas
+et domine la situation par le nombre?
+
+
+ 25 septembre.
+
+S... veut nous arracher à la tristesse; il nous fait voir le pays. La
+région qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres,
+très-nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du
+Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on
+pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d'arbres. Elle se
+rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le
+territoire où nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans
+grandeur et sans charme, manquant de belles masses et d'accidents
+heureux; mais au delà de ce plateau sans profondeur de terre végétale,
+les arbres s'espacent et se groupent, des versants s'accusent, et dans
+les creux la végétation trouve pied. Les belles collines de Boussac,
+crénelées de puissantes pierres druidiques, reparaissent pour encadrer
+la partie ouest. A l'est, les hauteurs de Chambon font rebord à la vaste
+cuve fertile, coupée encore de quelques landes rétives et semée, au
+fond, de vastes étangs, aujourd'hui desséchés en partie et remplis de
+sables blancs bordés de joncs d'un vert sombre. Un seul de ces étangs a
+encore assez d'eau pour ressembler à un lac. Le soleil couchant y plonge
+comme dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu
+tant d'eau à la fois, croit qu'elle voit la mer, et le contemple en
+silence tant qu'elle peut l'apercevoir à travers les buissons du chemin.
+
+L'abbaye de Beaulieu est située dans une gorge, au bord de la Tarde, qui
+y dessine les bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres qui sont
+presque des arbres. Cette enceinte de fraîches prairies et de
+plantations déjà anciennes, car elles datent du siècle dernier, a
+conservé de l'herbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui fait une
+barrière étroite, mais bien mouvementée, couverte de bois à pic et de
+rochers revêtus de plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin
+naturel pour la botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et
+on dit encore autour de moi:
+
+Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!
+
+--Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux! Il se met en travers de
+tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le
+destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique
+plane sur l'homme, et la nature s'efface.
+
+On organise la défense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera
+place à la colère. Ceux qui raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et
+j'avoue que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe pas plus pour
+mon compte que le nuage qui monte à l'horizon dans un jour d'été. Il
+apporte peut-être la destruction aussi, la grêle qui dévaste, la foudre
+qui tue; le nuage est même plus redoutable qu'une armée ennemie, car nul
+ne peut le conjurer et répondre par une artillerie terrestre à
+l'artillerie céleste. Pourtant notre vie se passe à voir passer les
+nuages qui menacent; ils ne crèvent pas tous sur nos têtes, et l'on se
+soucie médiocrement du mal inévitable. La vie de l'homme est ainsi faite
+qu'elle est une acceptation perpétuelle de la mort; oubli inconscient ou
+résignation philosophique, l'homme jouit d'un bien qu'il ne possède pas
+et dont aucun bail ne lui assure la durée. Que l'orage de mort passe
+donc! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup à la fois! Y songer, s'en
+alarmer sans cesse, c'est mourir d'avance, c'est le suicide par
+anticipation.
+
+Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible que la peur. Cette
+tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter
+diversement dans un monde près de finir, sans arriver à la
+reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit de divers lieux et de
+divers points de vue:
+
+«Nous assistons à l'agonie des races latines!»
+
+Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous touchons à leur renouvellement?
+
+Quelques-uns disent même que la transmission d'un nouveau sang dans la
+race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos
+tempéraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette fusion physique des
+races. La guerre n'amène pas de sympathie entre le vainqueur et le
+vaincu. La brutalité cosaque n'a pas implanté en France une monstrueuse
+génération de métis dont il y ait eu à prendre note. En Italie, pendant
+une longue occupation étrangère, la fierté, le point d'honneur
+patriotique n'ont permis avec l'ennemi que des alliances rares et
+réputées odieuses. Nos courtisanes elles-mêmes y regarderont à deux fois
+avant de se faire prussiennes, et d'ailleurs la bonne nature, qui est
+logique, ne permet pas aux courtisanes d'être fécondes.
+
+Ce n'est donc pas de là que viendra le renouvellement. Il viendra de
+plus haut, et la famille teutonne sera plus modifiée que la nôtre par ce
+contact violent que la paix, belle ou laide, rendra plus durable que la
+guerre. Quel est le caractère distinctif de ces races? La nôtre n'a pas
+assez d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous voulons penser
+et agir à la fois, nous aspirons à l'état normal de la virilité humaine,
+qui serait de vouloir et pouvoir simultanément. Nous n'y sommes point
+arrivés, et les Allemands nous surprennent dans un de ces paroxysmes où
+la fièvre de l'action tourne au délire, par conséquent à l'impuissance.
+Ils arrivent froids et durs comme une tempête de neige, implacables dans
+leur parti pris, féroces au besoin, quoique les plus doux du monde dans
+l'habitude de la vie. Ils ne pensent pas du tout, ce n'est pas le
+moment; la réflexion, la pitié, le remords, les attendent au foyer. En
+marche, ils sont machines de guerre inconscientes et terribles. Cette
+guerre-ci particulièrement est brutale, sans âme, sans discernement,
+sans entrailles. C'est un échange de projectiles plus ou moins nombreux,
+ayant plus ou moins de portée, qui paralyse la valeur individuelle, rend
+nulles la conscience et la volonté du soldat. Plus de héros, tout est
+mitraille. Ne demandez pas où sera la gloire des armes, dites où sera
+leur force, ni qui a le plus de courage; il s'agit bien de cela!
+demandez qui a le plus de boulets.
+
+C'est ainsi que la civilisation a entendu sa puissance en Allemagne. Ce
+peuple positif a supprimé jusqu'à nouvel ordre la chimère de l'humanité.
+Il a consacré dix ans à fondre des canons. Il est chez nous, il nous
+foule, il nous ruine, il nous décime. Nous contemplons avec stupeur sa
+splendeur mécanique, sa discipline d'automates savamment disposés. C'est
+un exemple pour nous, nous en profiterons; nous prendrons des notions
+d'ordre et d'ensemble. Nous aurons épuisé les efforts désordonnés, les
+fantaisies périlleuses, les dissensions où chacun veut être tout. Une
+cruelle expérience nous mûrira; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera
+faire un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par elle en apparence,
+nous resterons le peuple initiateur qui reçoit une leçon et ne la subit
+pas. Ce refroidissement qu'elle doit apporter à nos passions trop vives
+ne sera donc pas une modification de notre tempérament, un abaissement
+de chaleur naturelle comme l'entendrait une physiologie purement
+matérialiste; ce sera un accroissement de nos facultés de réflexion et
+de compréhension. Nous reconnaîtrons qu'il y a chez ce peuple un
+stoïcisme de volonté qui nous manque, une persistance de caractère, une
+patience, un savoir étendu à tout, une décision sans réplique, une vertu
+étrange jusque dans le mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gardons
+contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra
+justice à un point de vue plus élevé.
+
+Quant à lui, en cet instant, sans doute, il s'arroge le droit de nous
+mépriser. Il ne se dit pas qu'en frappant nos paysans de terreur il est
+le criminel instigateur des lâchetés et des trahisons. Il dédaigne ce
+paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puisé dans le
+catholicisme tout ce qui tendait à l'abrutir par la fausse
+interprétation du christianisme. L'Allemand, à l'heure qu'il est, raille
+le désordre, l'incurie, la pénurie de moyens où l'empire a laissé la
+France. Il nous traite comme une nation déchue, méritant ses revers,
+faite pour ramper, bonne à détruire; mais les Allemands ne sont pas tous
+aveuglés par l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et de
+caractère dans cette armée d'invasion. Il y a des officiers instruits,
+des savants, des hommes distingués, des bourgeois jadis paisibles et
+humains, des ouvriers et des paysans honnêtes chez eux, épris de musique
+et de rêverie. Ce million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur nous ne
+peut pas être la horde sauvage des innombrables légions d'Attila. C'est
+une nation différente de nous, mais éclairée comme nous par la
+civilisation et notre égale devant Dieu. Ce qu'elle voit chez nous,
+beaucoup le comprendront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour à
+de profondes réflexions. Il me semble que j'entends un groupe
+d'étudiants de ce docte pays s'entretenir en liberté dans un coin de nos
+mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l'imagination vive
+prétendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en tête,
+assis au clair de la lune, sur les pierres _jaumâtres_, ces blocs
+énormes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot.
+
+Ils ont pu les voir! Leurs âmes effarées ont vu trois âmes pensives que
+la rêverie faisait flotter sur les monuments druidiques de la vieille
+Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir et du passé. Qui sait
+le rôle de l'idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon
+lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-être alors une
+figure que les extatiques perçoivent, elle prononce peut-être des
+paroles mystérieuses qu'une autre âme rêveuse peut seule entendre.
+
+Donc supposons; ils étaient trois: un du nord de l'Allemagne, un du
+centre, un du midi. Celui du nord disait:
+
+--Nous tuons, nous brûlons, comme nous avons été tués et brûlés par la
+France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive
+notre césar qui nous venge!
+
+Celui du midi disait:
+
+--Nous avons voulu nous séparer du césar du midi; nous tuons et brûlons
+pour inaugurer le césar du nord!
+
+Et l'Allemand du centre disait:
+
+--Nous tuons et brûlons pour n'être pas tués et brûlés par le césar du
+nord ou par celui du midi.
+
+Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices
+humains, sortit une voix sinistre qui disait:
+
+--Nous avons tué et brûlé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars
+de Rome nous ont tués et brûlés pour étendre leur empire.
+
+--Les césars sont dieux! s'écria le Prussien.
+
+--Craignons les césars! dit le Bavarois.
+
+--Servons les césars! ajouta le Saxon.
+
+--Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre où les
+vivants sont mangés par les morts.
+
+--La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en
+frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.
+
+Mais la voix répondit:
+
+--Le cadavre est sous vos pieds; l'âme plane dans l'air que vous
+respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et
+vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez
+vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme
+une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais
+dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes:
+
+«Vous avez tué et brûlé la France, qui ne voulait plus de césars, pour
+faire à ses dépens la richesse et la force d'un césar qui vous détruira
+tous!»
+
+Les trois étrangers gardèrent le silence; puis ils ôtèrent leurs casques
+teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui
+souriaient en se débarrassant d'un rêve pénible. Ils voulaient oublier
+la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur
+patrie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs
+fiancées préparaient leurs pipes et rinçaient leurs verres. Il leur
+semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à travers la
+France. Ils disaient:
+
+--Nous avons été bien cruels!
+
+--La France le méritait.
+
+--Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible; mais le
+châtiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une
+force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre.
+
+--Ces Français, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation;
+elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s'exposent à tout pour
+connaître l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou république, libre
+disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont
+toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout
+se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de
+leur illusion. C'est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à
+tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il est
+si frivole qu'il n'y songe déjà plus.
+
+--Et si vivace qu'il ne l'a peut-être pas senti!
+
+Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de la vieille Allemagne;
+mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils
+étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin,
+où?... peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés,
+peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes
+hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à
+coup sûr des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver,
+ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les
+proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur,
+quel qu'il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords
+l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être
+rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards
+que leur faisait jouer l'ambition des maîtres; peut-être
+éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on
+leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à
+mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées
+n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où
+l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence.
+
+ * * * * *
+
+Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas
+loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée
+aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à
+croire que la grandeur d'une race est dans sa force matérielle et peut
+se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconnaîtra que nul
+homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur
+des Français n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assumé sur
+lui. Mieux conseillé par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au
+sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamné, quelle
+que soit l'intelligence de son ministre, quelque réglée et assurée que
+soit sa force, quelque habile et obstinée que semble sa politique, à
+voir s'écrouler son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se passe
+aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons
+été près de périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement
+dont l'Allemagne sera frappée? Si nous nous relevons, ce sera par le
+réveil de l'énergie individuelle et par la conviction de l'universelle
+solidarité. Guillaume continue en ce moment la partie que Napoléon III
+vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé, il semble
+triompher de l'Europe anéantie. Il brave toutes les puissances, il
+arrive à cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. Détrompés
+les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans,
+si nous avons réussi à écarter la chimère du règne, nous serons un grand
+peuple régénéré. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le
+sceptre, elle sera ce que nous étions hier, un peuple trompé, corrompu,
+désarmé.
+
+
+ 26 septembre.
+
+On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons
+pas. Ces pays éloignés de la scène sont comme les troisièmes dessous
+d'un théâtre, où le signal qui doit avertir les machinistes ne
+résonnerait plus. Paris investi, les lignes télégraphiques coupées, nous
+sommes plus loin de l'action que l'Amérique. Mes enfants et nos amis
+s'en vont à trois lieues d'ici pour savoir si quelque dépêche est
+arrivée. Je reste seule à la maison; il y a une bibliothèque de vieux
+livres de droit et de médecine. Je trouve l'ancien recueil des _Causes
+célèbres_. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent être
+intéressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition où est le
+mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que _juger_ sans
+appel est impossible à tous les points de vue, et que tous ces grands
+procès _jugés_ ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de
+faits réputés authentiques sont absolument prouvés, et lorsque la
+torture était un moyen d'arracher la vérité, les aveux ne prouvaient
+absolument rien; mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques. Ces
+épisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame
+vivant et tragédie sanglante dans le monde! Je cherche quelque intérêt
+dans les causes civiles rapportées dans ce recueil: des enfants
+méconnus, désavoués, qui forcent leurs parents à les reconnaître ou qui
+parviennent à se faire attribuer leur héritage; des personnages disparus
+qui reparaissent et réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer leur
+état civil, les uns condamnés comme imposteurs, les autres réintégrés
+dans leurs noms et dans leurs biens; des arrêts rendus pour et contre
+dans les mêmes causes, des témoignages qui se contredisent, des faits
+qui, dans l'esprit du lecteur, disent en même temps oui et non: où est
+la vérité dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables à
+force d'être inexplicables? Où est l'impartialité possible quand c'est
+quelquefois le méchant qui semble avoir raison du doux et du faible? Où
+est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand
+la postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de ces détails
+minutieux, le mensonge de la vérité?
+
+Les enquêtes réciproques sont suscitées par la passion; elles dévoilent
+ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à ne
+rien croire ou à ne s'intéresser à personne. Cette lecture ne me porte
+pas à rechercher le réalisme dans l'art, non pas tant à cause du manque
+d'intérêt du réel qu'à cause de l'invraisemblance. Il est étrange que
+les choses _arrivées_ soient généralement énigmatiques. Les actions sont
+presque toujours en raison inverse des caractères. Toute la logique
+humaine est annulée quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts
+matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile absolu de sa conduite.
+Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient à des
+éventualités qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée est folle
+et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-même.
+
+Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de Jules Favre auprès de M. de
+Bismarck. De quelque façon qu'on juge cette démarche au point de vue
+pratique, elle est noble et humaine, elle a un caractère de sincérité
+touchante. Nous en sommes émus, et nos coeurs repoussent avec le sien la
+paix honteuse qui nous est offerte.
+
+Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait généralement dans nos
+provinces du centre la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux
+discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme de la peur; mais tous ne
+sont pas égoïstes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre
+d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assumée par le gouvernement
+de la défense nationale et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte
+en ajournant les élections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles
+ou d'être voués au mépris et à l'exécration de la France. S'ils ne font
+que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insensés,
+d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggravé nos maux,
+et, quand même ils se feraient tuer sur la brèche, ils seront maudits à
+jamais. Voilà ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes
+amies de l'institution républicaine et sympathiques aux hommes qui
+risquent tout pour la faire triompher. L'émotion, l'enthousiasme, la
+foi, leur répondent:
+
+--Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils
+triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux!
+S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inquiétez pas de ce
+premier effroi où nous sommes, il se dissipera vite. En France, les
+extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et consterné va devenir
+héroïque en un instant!
+
+C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un abîme.
+Que la France se relève un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille
+demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'était de
+refuser le démembrement; l'honneur ne se discute pas.
+
+Mais retarder indéfiniment les élections, ceci n'est pas moins risqué
+que la lutte à outrance, et il ne me paraît pas encore prouvé que le
+vote eût été impossible. Le droit d'ajournement ne me paraît pas non
+plus bien établi. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne
+sommes pas dans une situation où la dispute soit bonne et utile; je n'ai
+pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui
+gouvernent le navire à travers la tempête. Pourtant la conscience
+intérieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il fût impossible de
+procéder aux élections, même après l'implacable réponse du roi
+Guillaume. Nous appeler tous à la résistance désespérée en nous imposant
+les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace généreuse et grande;
+nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite de l'audace, c'est
+entrer dans le domaine de la témérité.
+
+Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait
+d'une illogique timidité. On nous juge capables de courir aux armes un
+contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de
+nos représentants les conditions d'une paix honorable. Il y a là
+contradiction flagrante: ou nous sommes dignes de fonder un gouvernement
+libre et fier, ou nous sommes des poltrons qu'il est dérisoire d'appeler
+à la gloire des combats.
+
+Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous crient que vous êtes plus
+occupés de maintenir la république que de sauver le pays. Vos
+adversaires ne sont pas tous injustes et prévenus. Je crois que le grand
+nombre veut la délivrance du pays; mais plus vous proclamez la
+république, plus ils veulent, en vertu de la liberté qu'elle leur
+promet, se servir de leurs droits politiques. Sommes-nous donc dans une
+impasse? Le trouble des événements est-il entré dans les esprits d'élite
+comme dans les esprits vulgaires? L'égoïsme est-il seul à savoir ce
+qu'il lui faut et ce qu'il veut?
+
+
+ 27 septembre.
+
+Nous sommes difficiles à satisfaire en tout temps, nous autres Français.
+Nous sommes la critique incarnée, et dans les temps difficiles la
+critique tourne à l'injure. En vertu de notre expérience, qui est
+terrible, et de notre imagination, qui est dévorante, nous ne voulons
+confier nos destinées qu'à des êtres parfaits; n'en trouvant pas, nous
+nous éprenons de l'inconnu, qui nous leurre et nous perd. Aussi tout
+homme qui s'empare du pouvoir est-il entouré du prestige de la force ou
+de l'habileté. Qu'il fasse autrement que les autres, c'est tout ce qu'on
+lui demande, et on ne regarde pas au commencement si c'est le mal ou le
+bien. Admirer, c'est le besoin du premier jour, estimer ne semble pas
+nécessaire, éplucher est le besoin du lendemain, et le troisième jour on
+est bien près déjà de haïr ou de mépriser.
+
+Un gouvernement d'occasion à plusieurs têtes ne répond pas au besoin
+d'aventures qui nous égare. Quels que soient le patriotisme et les
+talents d'un groupe d'hommes choisis d'avance par l'élection pour
+représenter la lutte contre le pouvoir absolu, ce groupe ne peut
+fonctionner à souhait qu'en vertu d'une entente impossible à contrôler.
+On suppose toujours que des idées contradictoires le paralysent, et le
+paysan dit:
+
+--Comment voulez-vous qu'ils s'entendent? Quand nous sommes trois au
+coin du feu à parler des affaires publiques, nous nous disputons!
+
+Aussi le simple, qui compose la masse illettrée, veut toujours un
+maître; il a le monothéisme du pouvoir. La culture de l'esprit amène
+l'analyse et la réflexion, qui donnent un résultat tout contraire. La
+raison nous enseigne qu'un homme seul est un zéro, que la sagesse a
+besoin du concours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur
+l'assentiment de tous. Un homme sage et grand à lui tout seul est une si
+rare exception, qu'un gouvernement fondé sur le principe du monothéisme
+politique est fatalement une cause de ruine sociale. Pour faire
+idéalement l'homme sage et fort qui est un être de raison, il faut la
+réunion de plusieurs hommes relativement forts et sages, travaillant,
+sous l'inspiration d'un principe commun, à se compléter les uns les
+autres, à s'enrichir mutuellement de la richesse intellectuelle et
+morale que chacun apporte au conseil.
+
+Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans toutes les têtes dégrossies
+par l'éducation, n'est pas encore sensible à l'ignorant; il part de
+lui-même, de sa propre ignorance, pour décréter qu'il faut un plus
+savant que lui pour le conduire, et au-dessus de celui-là un plus savant
+encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi, jusqu'à ce que le
+savoir se résume dans un fétiche qu'il ne connaîtra jamais, qu'il ne
+pourra jamais comprendre, mais qui est né pour posséder le savoir
+suprême. Celui qui juge ainsi est toujours l'homme du moyen âge, le
+fataliste qui se refuse aux leçons de l'expérience; il ne peut profiter
+des enseignements de l'histoire, il ne sait rien de l'histoire. Pauvre
+innocent, il ne sait pas encore que les castes en se confondant ont
+cessé de représenter des réserves d'hommes pour le commandement ou la
+servitude, qu'il n'y a plus de races prédestinées à fournir un savant
+maître pour les foules stupides, que le savoir s'est généralisé sans
+égard aux priviléges, que l'égalité s'est faite, et que lui seul,
+l'ignorant, est resté en dehors du mouvement social. Louis Blanc avait
+eu une véritable révélation de l'avenir, lorsqu'en 1848 il opinait pour
+que le suffrage universel ne fût proclamé qu'avec cette restriction:
+L'instruction gratuite obligatoire est entendue ainsi, que tout homme ne
+sachant pas lire et écrire dans trois ou cinq ans à partir de ce jour
+perdra son droit d'électeur.--Je ne me rappelle pas les termes de la
+formule, mais je ne crois pas me tromper sur le fond.--Cette sage mesure
+nous eût sauvés des fautes et des égarements de l'empire, si elle eût
+été adoptée. Tout homme qui se fût refusé au bienfait de l'éducation se
+fût déclaré inhabile à prendre part au gouvernement, et on eût pu
+espérer que la vérité se ferait jour dans les esprits.
+
+
+ 27 au soir.
+
+Nous avons été voir un vieil ami à Chambon. Cette petite ville, qui
+m'avait laissé de bons souvenirs, est toujours charmante par sa
+situation; mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physionomie: on a
+exhaussé ou nivelé, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le
+rivage de la Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait au hasard
+dans la ville. De là, beaucoup d'arbres abattus, beaucoup de lignes
+capricieuses brisées et rectifiées. On n'est plus à même la nature comme
+autrefois. Le torrent est emprisonné, et comme il n'est pas méchant en
+ce moment-ci, il paraît d'autant plus triste et humilié. Mon Aurore s'y
+promène à pied sec là où jadis il passait en grondant et se pressait en
+flots rapides et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes irisées par le
+savon sont envahies par les laveuses; mais la gorge qui côtoie la ville
+est toujours fraîche, et les flancs en sont toujours bien boisés. Nous
+avions envie de passer là quelques jours, c'était même mon projet quand
+j'ai quitté Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adorablement située
+où, en été, l'on serait fort bien; mais nos amis ne veulent pas que nous
+les quittions: le temps se refroidit sensiblement, et ce lieu-ci est
+particulièrement froid. Je crains pour nos enfants, qui ont été élevées
+en plaine, la vivacité de cet air piquant. J'ajourne mon projet. Je fais
+quelques emplettes et suis étonnée de trouver tant de petites ressources
+dans une si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ingéniosité dans leur
+commerce, par conséquent dans leurs habitudes, que nos Berrichons.
+
+Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy est installé là depuis
+quelques années. Son travail y est plus pénible que chez nous; mais il
+est plus fructueux pour lui, plus utile pour les autres. Le paysan
+marchois semble revenu des sorciers et des remègeux. Il appelle le
+médecin, l'écoute, se conforme à ses prescriptions, et tient à honneur
+de le bien payer. La maison que le docteur a louée est bien arrangée et
+d'une propreté réjouissante. Il a un petit jardin d'un bon rapport,
+grâce à un puits profond et abondant qui n'a pas tari, et au fumier de
+ses deux chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des fleurs, des
+gazons verts, des légumes qui ne sont pas étiolés, des fruits qui ne
+tombent pas avant d'être mûrs. Ce petit coin de terre bordé de murailles
+a caché là et conservé le printemps avec l'automne.
+
+Il me vint à l'esprit de dire au docteur:
+
+--Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie,
+pourquoi les deux amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et le
+docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrachée à ce profond sommeil où
+mon âme me quittait sans secousse et sans déchirement? Je n'aurais pas
+vu ces jours maudits où l'on se sent mourir avec tout ce que l'on aime,
+avec son pays, sa famille et sa race!
+
+Il est spiritualiste; il m'eût fait cette réponse:
+
+--Qu'en savez-vous? les âmes des morts nous voient peut-être, peut-être
+souffrent-elles plus que nous de nos malheurs.
+
+Ou celle-ci:
+
+--Elles souffrent d'autre chose pour leur compte; le repos n'est point
+où est la vie.
+
+Je ne l'ai donc pas grondé de m'avoir conservé la vie, sachant, comme
+lui, que c'est un mal et un bien dont il n'est pas possible de se
+débarrasser.
+
+
+ Boussac, 28 septembre.
+
+Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions
+à notre hôte Sigismond, installé depuis quelques jours comme
+sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfants sa
+maison de Saint-Loup, à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix
+mettrait une fin prochaine à cette situation exceptionnelle, et qu'après
+avoir fait acte de dévouement il pourrait donner vite sa démission et
+retourner à ses champs pour faire ses semailles et oublier à jamais les
+_splendeurs_ du pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voilà rivé à une
+chaîne: il ne s'agit plus de faire activer les élections et de faire
+respecter la liberté du vote; il s'agit d'organiser la défense et de
+maintenir l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre à ce rôle
+sur un plus grand théâtre, il préfère ce petit coin perdu où il a
+réellement l'estime et l'affection de tous; mais comme il s'ennuie
+d'être là sans sa famille! C'est une âme tendre et vivante à toute
+heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et,
+puisqu'il est condamné à cet exil, de le partager quelques jours avec
+lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine
+installation à Boussac, et je prends deux heures de repos sur un
+fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques
+nuits une toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil.
+
+Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé d'un gros orage. La
+chambre qui m'est destinée est celle où je me trouve. C'est la seule du
+château qui ne soit pas glaciale, elle est même très-chaude parce
+qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant
+les fenêtres ouvertes; mais ma somnolence tourne à la contemplation. Ce
+vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd'hui par la
+sous-préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe,
+très-élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La
+Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite et à ma
+gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres
+mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies.
+En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former
+un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un
+troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne
+passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine
+rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est
+assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais
+passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec
+elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce
+mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de
+blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C'est là qu'il faut
+aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter
+l'animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là
+que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l'heure solennelle
+de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinités étaient
+lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se réjouir de
+la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de
+colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se
+gardent bien d'être claires; en s'expliquant, elles perdraient leur
+poésie.
+
+Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie
+rencontrés. Il m'avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux
+château, j'étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que
+je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fenêtre
+vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait
+beaucoup à désirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que
+l'épaisse dalle est à l'épreuve des stations que je me promets d'y
+faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'éprouve aujourd'hui? Cette
+beauté du pays n'est-elle pas due à l'éclat cuivré du soleil qui baisse
+dans une vapeur de pourpre, à l'entassement majestueux et comme tragique
+des nuées d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans
+le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot?
+Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui
+verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le
+soleil et le vent l'auront tout à fait desséchée; entre ces strates
+plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d'or.
+Les arbres jaunis étincellent, puis s'éteignent peu à peu à mesure que
+l'ombre gagne; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la
+chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un
+par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des
+gorges, les berges des pâturages brillent comme l'émeraude, et les
+vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi
+noires que l'Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l'horizon en
+feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent
+discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage; des
+travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très-pittoresques dans les
+pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet
+rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la
+coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher
+très-âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones
+étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de
+touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur,
+et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de
+langueur et de mollesse.
+
+Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de
+l'effet solaire, est inférieur à un autre que l'on traverse par un temps
+gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu
+ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures
+trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part.
+Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans
+les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une dureté extrême, ne
+semblent pas s'être soulevés douloureusement. On dirait qu'une main
+d'artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de
+scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur
+développement; elle s'enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter,
+elles se donnent assez de champ pour se préparer par d'adorables
+caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici
+l'écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science
+infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s'étager et se
+développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent,
+elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se
+disposent pour former des abris au lieu d'abîmes. L'oeil pénètre
+partout, et partout il pénètre sans terreur et sans tristesse. Oui,
+décidément je crois que, de ce château haut perché, j'aurai sous les
+yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable.
+
+Tout s'est éteint, on m'appelle pour dîner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait
+mieux, j'ai oublié... Il faut se souvenir du _Dieu des batailles_, prêt
+à ravager peut-être ce que le Dieu de la création a si bien soigné, et
+ce que l'homme, son régisseur infatigable, a si gracieusement
+orné!--Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âge odieux des
+sacrifices humains?
+
+
+ Saint-Loup, 29 septembre.
+
+Nous sommes reparties hier soir à neuf heures; nous avons traversé les
+grandes landes et les bois déserts sans savoir où nous étions. Un
+brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a
+ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain était le
+seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, Léonie s'occupait à
+faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard
+autant qu'on peut voir ce qui empêche de voir. Fatiguée, je continuais à
+me reposer dans l'oubli du réel. Nous sommes rentrées à Saint-Loup vers
+minuit, et là Léonie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans
+vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une
+vaillante femme, je me suis étonnée.
+
+--Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce
+brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on
+n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un
+espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui
+cherche fortune sur les chemins.
+
+Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a
+cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder
+les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de
+mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après
+notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes
+n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être
+les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et
+pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne
+voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions
+prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus
+inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés
+sans merci. Il ne fait pas bon de quitter _son endroit_, on risque de
+coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge.
+
+Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait
+tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac
+précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée.
+Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en
+imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres
+jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence
+bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien.
+
+--Comment? dit Léonie, un Prussien!
+
+--Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être racontée. C'était le
+docteur M..., qui, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été condamné
+à être _roué vif_ pour cause politique. Les juges voulurent bien, à
+cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait roué de _haut en bas_. Le
+roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine en celle de la prison
+à perpétuité, et quelle prison! Après dix ans de _carcere duro_,--je ne
+sais comment cela s'appelle en allemand,--M... fut compris dans une
+sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France où il
+passa plusieurs années, dont une chez nous, et c'est à cette époque
+qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eugène Lambert, ce digne et cher
+ami faillit encore tâter de la prison... à Boussac! A cette époque-là,
+on ne songeait guère aux Prussiens. Une série inexpliquée d'incendies
+avait mis en émoi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait
+donc partout des incendiaires et on arrêtait tous les passants.
+Justement M... avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres
+prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tiré de leurs
+sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient
+déjeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient même allumé un
+petit feu de bruyères pour invoquer les divinités celtiques, et Lambert
+y avait jeté les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux mânes
+du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de
+loin, et, comme ils rentraient pour coucher à leur auberge, ils furent
+appréhendés par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en
+reconnaissant mon fils se mit à rire. Il n'en eut pas moins quelque
+peine à délivrer ses compagnons; les bons gendarmes étaient de mauvaise
+humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconnaître un des
+suspects, mais qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je crois que
+le sous-préfet dut s'en mêler et les prendre sous sa protection.
+
+J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici sans donner une goutte
+d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau à boire devient tous les
+jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus
+railleur, et le vent froid achève la besogne. Ce climat-ci est sain,
+mais il me fait mal, à moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre
+que dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau devient-elle
+malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion,
+et le vin me répugne.
+
+Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec
+M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému;
+puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c'est bien
+sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le
+haut de l'âme:
+
+--Il faut vaincre.
+
+--Une voix dolente gémit au fond du coeur:
+
+--Il faut mourir!
+
+
+ 30 septembre.
+
+Les enfants nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient
+autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle
+veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y croit pas, les
+enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le goût
+littéraire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamnée à
+composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans
+les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en
+veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est là qui
+questionne, exige, réveille la défunte à coups d'épingle. L'amusement de
+nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent,
+même ce délicieux tête-à-tête avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la
+vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou
+que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je
+me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce
+pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu
+jusqu'à présent. Elle y place des fées, des enfants qui voyagent sous la
+protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui
+aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le
+loup n'a pas mangé l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une
+fée très-blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu'il
+n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite
+fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi
+blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de
+venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que
+le voyage soit long et circonstancié, qu'il y ait beaucoup de
+descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les
+nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l'avide
+écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous
+borgnes de l'oeil droit comme les calenders des _Mille et une Nuits_, ou
+que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe
+gauche, pour que l'on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais est
+mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais,
+comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je
+n'ai pas.
+
+Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J'aurais beau en
+fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce
+sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses
+imprimées, rapportent les _on dit_ du bureau voisin. Ces _on dit_,
+passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un
+jour nous avons tué d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre
+fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus
+fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c'est que son empereur
+a été trahi à Sedan par ses généraux, _qui étaient tous républicains!_
+
+
+ 1er octobre 1870.
+
+Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme
+toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne
+pas les contrarier, je feins d'être dupe. Au reste, sitôt que le médecin
+arrive, la peur des médicaments fait que je me porte bien. Il sait que
+je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je
+suis d'accord avec lui sur les soins très-simples et très-rationnels
+qu'on peut prendre de soi-même; mais le moyen de penser à soi à toute
+heure dans le temps où nous sommes.
+
+Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac.
+Ce sera l'arrivée d'une _smala_.
+
+
+ Boussac, dimanche 2 octobre.
+
+C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au
+seuil du château; ce seuil est une toute petite porte ogivale,
+fleuronnée, qui ouvre l'accès du gigantesque manoir sur une place
+plantée d'arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a
+travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La
+sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle
+cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous
+apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au
+dehors, rajeuni et confortable au dedans.
+
+Confortable en apparence! Il y a une belle salle à manger où l'on gèle
+faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l'on grelotte au coin
+du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les
+quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très-sensible
+aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons
+du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres
+pour être si mal abrités; mais on n'a pas le temps d'avoir froid.
+Sigismond attend demain Nadaud, qui a donné sa démission de préfet de la
+Creuse, et qui est désigné comme candidat à la députation par le parti
+populaire et le parti républicain du département. Il représente, dit-on,
+les deux nuances qui réunissent ici, au lieu de les diviser, les
+ouvriers et les bourgeois avancés. Sigismond a fait en quelques jours un
+travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des gardes, qui était
+abandonnée à tous les animaux de la création, où les chouettes trônaient
+en permanence dans les bûches et les immondices de tout genre entassées
+jusqu'au faîte. On ne pouvait plus pénétrer dans cette salle, qui est
+la plus vaste et la plus intéressante du château. Elle est à présent
+nettoyée et parfumée de grands feux de genévrier allumés dans les deux
+cheminées monumentales surmontées de balustrades découpées à jour. Le
+sol est sablé. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur,
+des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde
+nationale peut être à l'abri sous ce plafond à solives noircies. Nous
+visitons ce local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui est un
+assez beau vestige de la féodalité. Il est bâti comme au hasard ainsi
+que tout le château, où les notions de symétrie paraissent n'avoir
+jamais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le plafond s'incline en
+pente très-sensible. Les deux cheminées sont dissemblables d'ornements,
+ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est située sur
+le côte, dont on n'a nullement cherché le milieu. Les portes sont, comme
+toujours, infiniment petites, eu égard à la dimension du vaisseau. Les
+fenêtres sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces vices
+volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et
+porte bien l'empreinte de la vie du moyen âge. Une des cheminées qui a
+cinq mètres d'ouverture et autant d'élévation présente une singularité.
+Sous le manteau, près de l'âtre, s'ouvre un petit escalier qui monte
+dans l'épaisseur du mur. Où conduisait-il? Au bout de quelques marches,
+il rencontre une construction plus récente qui l'arrête.
+
+
+ 3 octobre.
+
+Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres
+lézardée en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent éteint
+les bougies à travers les murs. L'alcôve seule est assez bien close, et
+j'y dors enfin; le changement me réussit toujours.
+
+Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oublié au salon une lettre
+à laquelle je tiens. Le salon est là, au bout d'un petit couloir sombre.
+J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la porte derrière moi sans
+la regarder. Je trouve sur la cheminée l'objet cherché. Le grand feu
+qu'on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive
+lueur. J'en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de
+tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments
+historiques. La tradition prétend qu'ils ont décoré la tour de
+Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils
+représentent des épisodes du roman de _la Dame à la licorne_. C'est
+probable, car la licorne est là, non _passante_ ou _rampante_ comme une
+pièce d'armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une
+femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu'escorte une toute jeune
+fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est
+blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame
+prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue;
+dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis
+cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur
+son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très-mystérieuse,
+et tout d'abord elle a présenté hier à ma petite-fille l'aspect d'une
+fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût étrange, et j'ignore s'ils
+ont été de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je
+remarque une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des cheveux
+rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le
+front. Si nous étions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette
+nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion
+dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s'épuisait, la
+fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on
+pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir à
+Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France,
+pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que
+tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d'ailleurs
+l'harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce
+qu'elle représente.
+
+Ayant assez regardé la fée, je veux retourner à ma chambre. Le salon a
+cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me présente les
+rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en présence de
+sa majesté Napoléon III, en culotte blanche, habit de parade, la
+moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif:
+âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les
+administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le
+cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-préfet
+sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en
+laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre à
+son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour détruire un portrait
+historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne mérite
+pas d'être gardé, et je lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son
+prédécesseur, c'est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira
+rien. En attendant, ce portrait n'est pas placé dans la direction de ma
+chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte
+conduit à l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La
+quatrième donne sur la salle à manger; la cinquième mène à la chambre de
+mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne
+devine pas l'emplacement et qui doit être la mienne. Le château
+serait-il enchanté? Après bien des pas perdus dans cette grande salle,
+je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie
+sur un des pans de la profonde embrasure d'une fenêtre, et je me
+réintègre dans mon appartement sans autre aventure.
+
+A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès
+sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a
+quelques années, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses
+cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un
+ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d'une
+remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise
+passion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses compatriotes de la
+Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le
+voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On
+l'accuse d'être avide et trompeur; mais on reconnaît que, quand il est
+bon et sincère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la
+force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de
+reprendre la truelle; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil
+et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le
+pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence
+modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils
+comprenaient encore moins le rôle qu'il avait joué en France; ils lui
+eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite
+chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en
+peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours
+d'histoire et de littérature française en anglais, s'instruisant, se
+faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d'intuition et
+un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa
+dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles
+d'un vrai _gentleman_. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pensée qui
+soient entachés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment,
+d'ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu
+comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il
+interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il
+était arrivé d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot
+de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend
+le préjugé: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans
+attention, qu'on ne quitte pas sans respect.
+
+Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c'est pour le
+mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la
+grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante
+habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui
+domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses.
+Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l'intérieur. Les
+pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien
+que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait
+bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même; il
+m'avait fait promettre de ne pas l'écouter, de ne pas le _voir_ parler.
+J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre.
+C'est dans l'intimité qu'on se connaît, et je crois maintenant que je le
+connais bien. Il est digne de représenter les bonnes aspirations du
+peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi: n'ayons pas
+d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.
+
+A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le
+monde des environs n'était pas arrivé pour la première, et les gens de
+l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une
+langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement et
+sacrifice; il n'était plus question de cela depuis vingt ans. On ne
+parlait que du rendement de l'épi et du prix des bestiaux. «Il faut
+savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout,
+comme nous, et qui ne paraît pas se soucier de nos petits intérêts.» Je
+n'ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille;
+Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive,
+étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu
+perdu l'habitude de la langue française, les mots lui viennent en
+anglais, et pendant quelques instants il est forcé de se les traduire à
+lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle; mais peu à peu sa
+pensée s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure se révèle et
+se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l'on s'en va en disant:
+
+--C'est un homme _tout à fait bien_.
+
+Simple éloge, mais qui dit tout.
+
+Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte
+improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens
+font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce
+encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherchée. La
+voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient _vive
+l'ouvrier!_ La noire façade armoriée du manoir de Jean de Brosse ne
+s'écroule pas à ce cri nouveau du XIXe siècle. Les chouettes, stupéfiées
+par la lumière, reprennent silencieusement leur ronde dans la nuit
+grise.
+
+
+ 4 octobre.
+
+En somme, nous avons parlé doctrine et nullement politique. Est-il, ce
+que les circonstances réclament impérieusement, un homme pratique? Je ne
+sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions
+sont si divisées qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter
+à tout et peut-être heurter tout le monde.
+
+Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue à
+tout dessécher. L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup; on va la
+chercher à une demi-lieue sur une côte rocheuse où les chevaux ont
+grand'peine à monter et à descendre les tonneaux. Nous l'économisons,
+quoiqu'elle ne le mérite guère; elle est blanche et savonneuse.
+
+Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en
+bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et à toute heure: c'est un
+adorable pays. Après avoir longé la rivière, nous avons remonté au
+manoir par un escalier étourdissant: une centaine de mètres en zigzag,
+tantôt sur le roc, tantôt sur des gradins de terre soutenus par des
+planches, tantôt sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe;
+ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'autre en cas de vertige.
+A chaque étage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en
+pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'abîme.
+Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent
+dans une partie réservée du château et se livrent au jardinage et à
+l'élevage des lapins. Ce sont peut être les mêmes gendarmes qui ont
+autrefois arrêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en
+bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs légumes. Mes
+petites-filles grimpent très-bien et sans frayeur cette échelle au flanc
+du précipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis éprouvée par
+cet air trop vif. On ne place pas impunément son nid, sans transition, à
+trois cents mètres plus haut que d'habitude.
+
+Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif
+d'arbres, il y a à nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions
+pas; c'est un petit établissement de bains, très-rustique, mais
+très-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce
+moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation possède
+un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous
+nous faisons une fête de nous y plonger demain; nous n'espérions pas ce
+bien-être à Boussac. Ces Marchois nous sont décidément très-supérieurs.
+
+
+ 5 octobre
+
+Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous
+comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici à
+attendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à Nohant: les nouvelles
+que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous,
+un homme inoccupé qui veut retourner au moins à La Châtre pour n'avoir
+pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il
+voulait nous mener, mère, femme et enfants, dans le Midi; nous disions
+oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait là qu'on le
+rappelât au pays en cas de besoin. Par malheur, les événements vont
+vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de déserter. Comme à
+aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous
+renonçons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer
+un gîte quelconque à La Châtre.
+
+
+ 6 octobre
+
+A force d'être poëte à Boussac, on est très-menteur; on vient nous dire
+ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale,
+celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des
+petits. Il y a des cadavres exposés devant toutes les portes; c'est
+là,--à deux pas, vous verrez bien!--Maurice ne voit rien, mais il
+s'inquiète pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en
+effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous
+traite de fous, il interroge le maire et le médecin. Personne n'est mort
+depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifesté. Je
+défais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais
+plus jolie. La nuit dernière, trois revenants, toujours trois, sont
+venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de
+ma fenêtre, et que je distingue très-bien par une éclaircie des arbres;
+ils ont même fait entendre, assure-t-on, une très-belle musique. Et moi
+qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de
+contempler une scène de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un
+site si bien fait pour attirer les ombres!
+
+
+ 7 octobre.
+
+Promenade à Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays
+charmant. Prés, collines et torrents. La face du mont Barlot, opposée à
+celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les
+déchirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une
+bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses
+que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de
+bonheur, si l'on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu'on le sera
+encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop
+d'enfants, trop d'amis!--Et puis on s'aperçoit qu'on pense à tout le
+monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre
+France désolée et brisée!
+
+Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le
+théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé,
+les idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sur, de la pluie pour
+demain dans les nuages, que j'arrive à très-bien connaître dans cette
+immensité de ciel déployée autour de nous. L'air était souple et doux
+tantôt; à présent, un vent furieux s'élève: c'est le vent d'ouest. Il
+nous détend et nous porte à l'espérance.
+
+
+ 8 octobre.
+
+La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes nuages effarés couraient
+sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un
+navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes
+comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque.
+A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons
+mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la
+rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui
+remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de
+soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout
+siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent
+un instant; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du
+canon. Je cherche une corde pour les empêcher d'être emportées dans
+l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant
+sur le balcon. J'y renonce, et comme tout désagrément qu'on ne peut
+empêcher doit être tenu pour nul, je m'endors profondément au milieu
+d'un vacarme prodigieusement beau.
+
+Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous
+trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre
+jours pour faite les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce
+n'est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la
+guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi.--Ce
+soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses
+bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingués et
+sympathiques. J'ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois
+semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d'événements qui me
+rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et
+qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise
+en question!--On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion
+se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans
+l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous
+nous faisons l'effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour
+de l'exécution, et qui sont pressés d'en finir parce qu'ils ne
+s'intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les
+autres, si l'inaction et un état maladif m'ont rendue lâche. J'ai fait
+bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de
+paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois
+depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n'a affaire
+qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des
+fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des
+émotions. La vie ordinaire est pleine d'incidents puérils dont on
+apprend avec l'âge à faire peu de cas; on est trahi ou leurré, on est
+malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d'ennuis,
+des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter! On vous croit
+stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de
+souffrir des petites choses. On a l'expérience du peu de durée,
+l'appréciation du peu de valeur de ces choses; on se détache des biens
+illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de
+progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour
+les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas
+de mérite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises
+sociales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision du beau idéal
+remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent;
+mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le
+monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles
+proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de
+n'avoir pas le coeur brisé.
+
+En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme
+le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai
+ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une
+tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on
+s'éloigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la dernière
+fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux où l'on a
+souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans
+eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous
+ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos
+têtes, et les revenants qui auraient peut-être fini par se montrer.
+
+
+ La Châtre, 9 octobre.
+
+J'ai quitté mes hôtes le coeur gros. Je n'ai jamais aimé comme à
+présent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si
+tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur
+courage, leurs beaux moments de gaieté nous soutenaient:--Leur famille
+et la nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient comme une richesse
+en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit:
+
+--Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seul au monde, comme je serais
+vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons
+l'amertume!
+
+Toujours cette idée de mourir, pour ne plus souffrir se présente à
+l'esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique:
+Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine
+qui s'attache à la vie en dépit de tout? Est-ce un précepte
+philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des
+biens?--Moi, j'en reviens toujours à cette idée, qu'il est indifférent
+et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux
+autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une
+épreuve au-dessus du stoïcisme.
+
+Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous
+donnent l'hospitalité. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous
+ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur espérance
+sur le gouvernement. Moi, j'espère peu de la province et de l'action
+possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorité. Il
+faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas républicain. Nous sommes
+une petite, fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu
+de la défense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable
+abnégation amène la délivrance, c'est le triomphe de la forme
+républicaine; on aura fait cette dure et noble expérience de se
+gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous;--mais Paris
+peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!... on frémit d'y
+penser.
+
+
+ La Châtre, 10 octobre 1870.
+
+Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-même. Je ne crois pas que
+personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie.
+Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces
+ouvriers avec le fusil sur l'épaule n'ont rien de ridicule. Le coeur y
+est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs
+foyers; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous
+armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde
+nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en
+attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes
+choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d'ordres et
+de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des
+incertitudes de direction que l'on ne sait à qui imputer. Tout le monde
+accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous
+dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien
+peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent
+sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous dévore:
+écrire, parler, ce n'est pas là ce qu'il nous faudrait.
+
+Nous allons au Coudray à travers des torrents de pluie. La Vallée noire,
+que l'on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n'est pas
+le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c'est la grande ligne,
+l'horizon ondulé et largement ouvert, _le pays bleu_, comme l'appelle ma
+petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît
+incommensurable; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions
+de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J'aperçois au loin
+le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à
+moi par conséquent: enterrée dans les arbres, elle a l'air de se cacher
+pour ne pas nous attirer trop vite; la variole règne autour et nous
+barre encore le chemin.
+
+Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et
+nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de
+dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l'air de ne pas
+mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous
+prétexte qu'en 1815 il ne l'a pas été. Moi, je m'essaye à l'idée d'une
+vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel
+coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la
+facilité avec laquelle on s'abandonne personnellement aux événements qui
+menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et
+le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l'ennemi est féroce, tantôt il
+est fort doux: on n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal, c'est
+l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger: on
+tient si peu à la vie dans de tels désastres! mais dans le doute
+j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.
+
+De retour à La Châtre, je revois d'anciens amis qui, de tous les côtés
+menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec
+douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir,
+qu'elle est là et que je ne la reverrai probablement plus! Autre
+douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions,
+mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes:
+c'était la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse.
+Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner
+de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il
+faudra en montrer.
+
+
+ Mardi 11 octobre.
+
+Voici une grande nouvelle: deux ballons nommés _Armand Barbès_ et _G.
+Sand_ sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté grand
+bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé
+les Américains qui le montaient; _Barbès_ a été plus heureux, et, malgré
+les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours
+du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M.
+Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volonté, de
+persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite
+en ballon, à travers l'ennemi, est héroïque et neuve; l'histoire entre
+dans des incidents imprévus et fantastiques.
+
+Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver.
+Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom
+soit béni; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus des forces d'un seul
+homme? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une
+science perdue chez nous?
+
+
+ Mercredi 12 octobre.
+
+On n'a pas le coeur à se réjouir ici aujourd'hui; c'est la révision,
+c'est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées: elle se fait
+d'une manière indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas
+déshabiller les hommes; on ne leur regarde pas même le visage. Des
+examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le
+service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des
+myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on
+veut que nous ayons confiance en une pareille armée! Un bon tiers va
+remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les
+rues de la ville sont encombrées de parents qui pleurent et de conscrits
+ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale
+sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue; le
+découragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent
+qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a manière de faire les
+choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'être mal
+secondé. On se tire de tout en disant:
+
+--Le peuple est lâche et _réactionnaire_.
+
+Mon coeur le défend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez
+rien faire pour l'initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez
+odieuses.
+
+Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orléans serait au pouvoir des
+Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient
+écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu d'avance. Il faudrait savoir
+si la ville pouvait se défendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on
+entre dans des détails révoltants. Les habitants, qui d'abord avaient
+refusé de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois fermé leurs
+portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à
+vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l'ennemi:
+elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout; je
+crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations
+sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées
+et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une
+débandade.
+
+
+ 13, jeudi.
+
+L'affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même
+Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'écroulement serait notre
+ruine. Trahir! l'honneur français serait aux prises dans les faibles
+têtes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fidélité au maître
+qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau
+représenterait une charge personnelle, restreinte à l'obéissance
+personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'âme du soldat!
+
+L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie morale à côté de
+l'anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas
+avoir jamais été défini dans l'histoire de notre siècle. C'est par le
+résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en
+décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à
+l'ennemi; mais il se persuade que c'était son devoir, et il le persuade
+aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par
+conséquent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu
+son parti, qui l'admirait comme le type de la fidélité et de la probité.
+Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit
+pour se justifier:
+
+--Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'à lui.
+
+Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en
+disant:
+
+--Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne.
+
+La postérité les admire et condamne les autres.
+
+A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment?
+Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque
+instant que le devoir du soldat soit de résister à l'ordre de la patrie,
+ou de manquer à la loi d'obéissance militaire par amour du pays. Rien
+n'engage en ce moment le soldat envers la république; il ne l'a pas
+légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux? Je ne sache pas
+qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il
+se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y
+ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse.
+
+Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un casuiste. Il semble que
+le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion,
+qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique
+loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine
+se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu'il peut
+tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois
+pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui,
+puisqu'il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la
+paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle
+représente la volonté de la France. S'il a l'âme d'un héros, il se
+laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour
+du pays, par la fierté patriotique; sinon, un de ces matins, il se
+rendra en disant comme son maître à Sedan:
+
+--Je suis las.
+
+Ou il fera une brillante sortie au cri de «mort à la république!» Et
+s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne,
+que ferait la république? Elle a cru l'avoir dans ses intérêts; parce
+qu'elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a placé
+en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit; mais je
+suppose qu'il délivre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous
+battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'étranger? y aurait-il
+un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison?
+
+Notre situation est réellement sans issue, à moins d'un miracle. Nous
+nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore
+considérables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux
+différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la
+guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait; mais a-t-il
+espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles,
+et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble à la fin d'un
+monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas
+comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcitée repousse
+l'évidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je
+remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion; au moins je pourrais
+dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue
+l'emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu'on a
+faits.
+
+
+ 14 octobre.
+
+Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans; mais ils y entreront quand
+ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est
+battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution,
+disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on
+déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est pas fini!
+
+
+ 15 octobre.
+
+Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se
+désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La
+province consternée se gouverne toute seule par habitude.
+
+
+ Dimanche 16.
+
+J'aurais voulu tenir un journal des événements; mais il faudrait savoir
+la vérité, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui
+nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent
+ouvertement:
+
+--Les mobiles sont des braves.
+
+--Non, les mobiles faiblissent partout.
+
+--Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche pied.
+
+--Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!
+
+Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans
+chaussures, sans vêtements et sans abri, ne peut pas résister à une
+armée pourvue de tout et bien commandée.
+
+On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement,
+_de auditu_ l'opinion de M. Gambetta.
+
+--L'armée régulière est détruite, démoralisée, perdue; elle ne nous
+sauvera pas. C'est de l'_élément civil_ que nous viendra la victoire,
+c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut appeler et encourager.
+
+La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est résolue, elle
+devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats
+dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un certain point;
+mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie
+à la fatigue, c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les malades
+encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vendée dans toute la
+France. Organise-t-on le désordre? Ces résultats fructueux que suscitent
+parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se décrètent
+pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la
+page historique dont il a été le théâtre; mais recommencer en grand ces
+choses et les opposer à la tactique prussienne, c'est un véritable
+enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur;
+qu'il réorganise donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un
+instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si
+l'on veut introduire des catégories, scinder l'élément civil et
+l'élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions
+politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats,
+j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.
+
+Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours
+sont infatués d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore
+qu'il soit insensé... Quelquefois une grande obstination fait des
+miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du
+sacrifice? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons? On avoue que
+nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent
+dix.
+
+--En fait-on au moins?
+
+--On dit qu'on en fait _beaucoup_. Nous savons, hélas! qu'on en fait
+fort peu.
+
+--En fait-on de pareils à ceux des Prussiens?
+
+--On ne peut pas en faire.
+
+--Alors nous serons toujours battus?
+
+--Non! nous avons l'élément civil, une arme morale que les étrangers
+n'ont pas.
+
+--Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux
+tranchants, militaire et civile en même temps.
+
+--On le sait; mais le moral de la France!
+
+Oh! soit! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes
+inspirations de solidarité; mais, si nous ne les voyons pas se produire,
+puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après
+la résistance que l'honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons
+pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire
+la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne
+m'habitue pas à voir couler le sang; mais il y a une heure où la femme a
+raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des
+raisons profondes et sérieuses pour se consoler.
+
+Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui
+retirer une partie de ce qui le fait homme. «Quand Jupiter réduit
+l'homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme.» L'état
+militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre
+civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier
+règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu'il avait
+laissé pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne s'en doutait
+pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon,
+Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut
+pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua.
+
+Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c'était l'oeuvre
+d'une civilisation très-corrompue; mais la civilisation, qui est
+l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus
+qu'on fait d'elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin; la
+science, l'art, les grandes industries, l'élégance et le charme des
+bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'être le
+plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre
+développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie,
+puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la
+supprimer n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des peuples n'est
+pas si loin qu'on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l'oeuvre du
+XXe siècle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace.
+A jamais, non! Aujourd'hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut
+rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort
+peu dans la balance des destinées. En ce moment, l'Allemagne s'affirme
+comme pesanteur spécifique, comme force brutale,--tranchons le mot,
+comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu'elle chante ses victoires,
+elle n'élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au
+front de ses monuments nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire
+guerre à mort à la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour
+toi que cette gloire! L'Allemand est désormais le plus beau soldat de
+l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du
+monde; il représente l'âge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa
+fille; il l'égorge, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il
+la vole! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire
+prussien, est un industriel de grande route qui _emballe_ des pianos et
+des pendules à l'adresse de sa famille attendrie!
+
+Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi
+chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme,
+voilà tout.--C'est déjà quelque chose, mais nous n'en avons pas moins à
+rougir d'avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut
+nous réhabiliter, c'est de ne plus l'être, c'est de ne plus savoir obéir
+à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'élan du
+courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette.
+Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous
+pourrions dire aux Allemands:
+
+«--Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez!
+Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves,
+vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre
+selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de
+nous y préparer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de haïr! On
+nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce
+qu'ils ont besoin d'oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous
+les piéges; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres,
+vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous
+aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir
+remportées. Vous pénétrerez un jour l'énigme de notre destinée, quand
+vous passerez à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir
+des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle,
+souffrons tous les maux des révolutions; mais voici que, grâce à vous,
+nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir porté
+la main sur la grande victime! Encore un siècle, et vous serez honteux
+d'avoir servi de marchepied à l'ambition personnelle. Vous direz de
+vous-mêmes ce que nous disons de notre passé:
+
+«--La folie du génie militaire nous a déchaînés sur l'Europe, et nous
+avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes,
+et nous y sommes tombés.
+
+Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne! Dût cette guerre,
+pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre
+matériel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous
+aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera
+sans doute irrités et troublés; les questions politiques et sociales
+s'agiteront peut-être tumultueusement encore. C'est précisément en cela
+que nous vous serons supérieurs, sujets obéissants, militaires
+accomplis! et que cette âme française éprise d'idéal, luttant pour lui
+jusque sous l'écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que
+vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand
+vous serez dignes d'en donner un semblable.
+
+Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards
+émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et
+menacez l'avenir! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras
+de nos vivres, riches de nos dépouilles! Quelles ovations vous attendent
+chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts!
+Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution,
+que de longue date vous saviez hors d'état de se défendre! L'Europe, qui
+vous craignait, va commencer à vous haïr! Quel bonheur ce sera pour vous
+d'inspirer partout la méfiance et de devenir l'ennemi commun contre
+lequel elle se ligue peut-être déjà en silence!
+
+Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l'idéal stupide et
+grossier du caporalisme, disons mieux, du _krupisme_! Pauvre Allemagne
+des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goëthe et de
+Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans
+l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te renouvelles dans
+l'expiation qui s'appelle 89!
+
+
+ Lundi 17 octobre.
+
+Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'après la
+chaleur exceptionnelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils
+auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur:
+ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces
+habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L'Allemand du
+nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n'est pas
+nerveux, il n'a que des muscles; il a l'éducation militaire, qui nous a
+trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.
+
+Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et
+c'est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir
+à se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme
+la part du feu! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit
+l'imprévoyance; elle n'est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas
+croire qu'on haïsse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même j'ai
+besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces
+hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre
+enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un être jouissant de ses
+facultés habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou
+cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et
+demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, _tous voleurs_!
+Vous réclamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus
+d'Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs
+exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous
+êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois,
+mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de
+l'avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse! Vous ne
+reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalité
+comme de votre honneur. Le châtiment commence!
+
+Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens
+ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-être
+son temps sur les épaules d'une Allemande, car ils volent aussi des
+vêtements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires!
+
+
+ Mardi 18 octobre.
+
+Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'autre. Depuis les pauvres
+troupes espagnoles que j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de
+Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et
+de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les
+hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont presque tous déserté avant
+Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On
+les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel
+qu'on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards.
+Malheureusement ce désordre continue.
+
+
+ Mercredi 19.
+
+Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la
+Loire. Est-elle anéantie? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait
+existé!
+
+
+ Jeudi 20.
+
+Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade
+pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au
+moment où elle se dépouille: il y a des touffes de végétation
+invraisemblable au milieu des massifs dénudés. A Chavy, nous descendons
+de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse
+naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu'aucun jardinier ne
+réalisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied
+des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni
+flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et
+velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une
+abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'oeil la
+nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux à la voiture, je dors dix
+minutes sur un fauteuil. Il paraît que c'est assez, je suis complétement
+reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'horizon monte une gigantesque
+forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et
+l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument d'un rayonnement
+insoutenable.--Un bout de journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A
+Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de
+revolver et aurait été pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.
+
+
+ Vendredi 22 octobre.
+
+Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez bénis! Ils
+vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus
+et confiants, ils ne souffrent de rien matériellement; mais ils
+souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un
+nous demande où est sa femme, l'autre où est sa fille; chacun croyait
+avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout
+envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous écrirons
+partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante!
+que de vides nous trouverons dans nos affections!--Encore une fois,
+qu'ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux!
+
+On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le moment; il lui plaît de
+nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou
+il n'y a plus d'armée entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le
+danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'être en sûreté
+quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère! sa
+belle figure pâle me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs
+fixés sur moi. C'était un ami excellent, un habile médecin, un homme de
+résolution, d'activité, de courage; agile, infatigable, il était plus
+jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui.
+Je le vois et je l'entends encore à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous
+admirions la netteté de son jugement, l'énergie de ses traits et de sa
+parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli
+village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où l'on entendait
+les pas de l'ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin.
+Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu'on
+avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on
+parlait de leurs travaux, on s'intéressait à leur mouvement
+intellectuel. Que l'on était loin de voir en eux des ennemis! Comme la
+porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne!
+Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes
+intéressantes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait être un espion,
+venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour
+prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres
+localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France
+comme une proie que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi
+bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de
+surprendre l'éclosion d'une primevère connue de moi seule.--Je me
+souviens d'avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des
+enfants certains recoins que j'espérais conserver vierges de dégâts. Je
+m'indignais contre l'esprit de dévastation de l'enfance. Pauvres
+enfants, quelle calomnie!--Et à présent ce charmant pays est sans doute
+ravagé de fond en comble, puisque Morère.... Mon fils me trouve navrée et
+me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure qu'il
+est; il a peut-être raison!
+
+
+ Samedi 22 octobre.
+
+Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos
+deux petites; elles font plus d'une lieue à pied. Le temps est
+délicieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y encaisse le long
+d'une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez
+du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui
+voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon
+enfance, on nous disait:
+
+--Marche.
+
+Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons
+pas connu le vertige; mais je n'ai pas le même courage pour ces chers
+êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent
+les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans
+cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n'a d'autre souci
+que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une supériorité des
+Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les
+loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races
+militaires et conquérantes. J'avoue pourtant qu'à certains égards nous
+avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous
+tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi
+sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque
+temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées
+citoyennes, nous apprendrons l'exercice à nos petits garçons, nous
+trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils
+sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils
+y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui
+serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va
+faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes.
+Pourtant ces choses-là ne s'improvisent pas dans la situation désespérée
+où nous sommes, et c'est avec un profond déchirement de coeur que je
+vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.
+
+Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison.
+Ils avaient horreur de l'état militaire, ils songeaient à de tout autres
+professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et
+à mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient
+exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur
+droit; ceux que l'âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent
+aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les
+autres avec résignation. Il en est très-peu qui reculeraient, il n'y en
+a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance; on sent que l'on
+manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'élément sédentaire,
+celui qui produit et ménage pour l'élément _militant_, est abandonné au
+hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût
+encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie.
+On vote des impôts considérables, c'est très-juste, très-nécessaire;
+mais on laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au
+travail, qu'après une année de récolte désastreuse et la suspension
+absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.
+
+Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle
+vicieux. Il espère improviser une armée; il frappe du pied, des légions
+sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence
+tous les dévouements, il exige sans humanité tous les services. Il a
+beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les
+ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des
+communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, à voir les
+mouvements de troupes et de matériel qu'il opère; mais le désordre est
+effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne
+peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur,
+qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est
+préparé nulle part pour répondre aux besoins que l'on crée. Partout les
+troupes arrivent à l'improviste; partout elles attendent, dans des
+situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après
+une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix
+heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué; elles
+arrivent harassées pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des
+gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps
+opportun. L'administration des chemins de fer est surmenée; en certains
+endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le matériel manque,
+le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les
+autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut
+plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois,
+sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On
+s'agite démesurément, on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont
+reconnus tout à coup désastreux. L'action du gouvernement ressemble à
+l'ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le
+même pont. La foule s'entasse, s'étouffe, s'écrase, en attendant que le
+pont s'effondre.
+
+A qui la faute? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée? le
+sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l'apparition
+d'un génie de premier ordre? Ce génie présidera-t-il à notre salut?
+va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir
+souffert pour la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils
+demain des régiments d'élite? S'il en est ainsi, personne ne se
+plaindra; mais si rien n'est utilisé, si l'état présent se prolonge,
+nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera
+forcé de se rendre.
+
+
+ Dimanche 23 octobre.
+
+Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour
+n'apporte pas l'annonce d'un nouveau désastre, on essaye d'espérer. Les
+enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et
+font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'était.
+
+Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de
+cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je
+prolonge la veillée avec mon ami Charles; nous causons jusqu'à minuit.
+Depuis plusieurs années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit
+plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette
+lumière intérieure tourne aisément à l'exaltation. Sur certains points,
+il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais
+autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au delà de ma
+vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événements
+heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner,
+la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les
+forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits
+qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des
+appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais
+la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats.
+Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des
+choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par
+mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a traversé
+ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance;
+nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues,
+étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des
+personnes et des choses; à présent ces différences sont très-effacées,
+nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de
+l'expérience, qui est l'indulgence suprême.
+
+
+ Lundi 24.
+
+Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler
+ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Châteaudun est leur proie
+d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher.
+
+
+ Mardi 25 octobre.
+
+La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souffrir, après une mort
+anticipée qui dure depuis deux mois. C'est une autre manière d'être
+victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa
+famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les
+Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir
+qu'elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans
+se rendre compte des événements qu'il n'était pas difficile de lui
+cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début
+l'avaient mortellement frappée au coeur. Elle avait le patriotisme
+ardent des âmes généreuses; le rapide progrès de nos malheurs n'était
+pas nécessaire pour la tuer.
+
+Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont là-bas pleins
+d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous
+pousse donc en avant, vite à leurs secours! Il semble aujourd'hui que la
+lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue
+l'_entrain_ (_sic_) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter
+sur la victoire. Il nous la promet.
+
+
+ Mercredi 26.
+
+Très-mauvaises nouvelles! Ils brûlent, ils font le ravage, ils
+s'étendent; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous
+sommes _engorgés_ de troupes qui sont partout où l'on ne se bat pas!
+L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de
+douze.--Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière.
+Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée,
+chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du courage.
+
+
+ Jeudi 27.
+
+Il pleut à verse, on fait des voeux pour que la Loire déborde, pour que
+l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres
+soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux?
+Que c'est stupide, la guerre!
+
+
+ 28.
+
+Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de
+Babel! L'ennemi est à Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance.
+
+
+ 29, 30, 31 octobre.
+
+Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets, de circulaires, de phrases
+stimulantes, froides comme la mort.
+
+
+ 1er novembre.
+
+De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement
+nous la présente sans détour comme une trahison infâme; c'est aller un
+peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu
+de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi:
+
+--Dans le bien et dans le mal, _capable de tout_.
+
+D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pensée que
+celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'écrase;
+hier c'était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès
+historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment,
+c'est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui
+renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure à
+l'autre la font passer d'une confiance sans bornes à un mépris sans
+appel. Il y a quelques jours, des doutes s'étaient répandus; il nous fut
+enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la
+république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le
+traître à l'exécration de l'univers. Cela nous bouleverse et me paraît
+bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su
+des dispositions de Bazaine à l'égard de la république? S'il les savait
+douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance? Je ne veux pas encore
+le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement,
+mais malgré moi je me dis tout bas:
+
+--_Qui trompe-t-on ici?_
+
+Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai reçu
+dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait
+sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de
+sa main:
+
+«Nous ne manquons de rien, nous allons très-bien, quoique sans clocher
+depuis quinze jours.»
+
+La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assiégée. On a pu
+la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où
+Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne
+se passe à Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forcé de
+capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps
+possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'être
+accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être
+alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu'à la haine! La colère
+est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour
+Bazaine. J'ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de
+cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de
+la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les
+cas, ce qui se passe à Metz s'explique par les mouvements logiques du
+coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on
+s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de
+succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal
+arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s'en
+prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut
+trouver des lâches, des traîtres, des agents visibles de la fatalité. La
+justice se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut
+se disculper!
+
+Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfants. Je
+cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre
+Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas
+une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que
+nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à
+nos jours!
+
+
+ Mercredi 2 novembre.
+
+Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire
+_par ballon monté_, et elle m'éveille en me remettant ces chers petits
+papiers, qui me font vivre toute la journée.
+
+Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L'épidémie se
+ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je
+prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je
+pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait très-froid; nous n'avons pas
+d'automne. Comme nos soldats vont souffrir!
+
+
+ Jeudi 3.
+
+On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le défend. Je ne crois pas à
+un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais,
+d'après ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a espéré s'emparer des
+destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a
+voulu négocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jouée.
+Pourtant que sait-on des motifs de son découragement? Quelles étaient
+ses ressources? Le gouvernement est-il éclairé à fond? Il passe outre,
+sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une
+manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la
+persuasion dans les esprits équitables. J'ai lu de très-beaux et bons
+discours de l'orateur; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et
+obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine
+emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission
+sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému! On
+dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute
+individualité. Cette déconvenue, qui m'atteint depuis quelques jours en
+lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement
+admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude.
+N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles
+circonstances, c'est être bien au-dessous de son rôle! Est-il
+organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si,
+pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous
+organiser et de nous éclairer! Avec la reddition de Metz, nous voilà
+sans armée; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement!
+
+
+ 4 novembre.
+
+Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j'entends, de
+journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais symptôme à
+mes yeux; l'exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la
+réaction d'un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92; on
+les invoque trop, et c'est à tort et à travers qu'on s'y reporte. La
+situation est aujourd'hui l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le
+peuple voulait la guerre et la république; aujourd'hui il ne veut ni
+l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui
+la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des
+villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce
+rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92!
+
+Ceux qui croient que l'élan de cette grande époque peut se produire
+aujourd'hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les
+conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte
+du fatal progrès matériel qui s'est accompli dans l'industrie du
+meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous
+oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous.
+L'obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a
+fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent
+être bien soignés et bien commandés; ils ne veulent plus mourir sans but
+et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la révolte ou
+à la désertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il
+comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites
+que l'incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui
+inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à
+chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa
+réelle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps
+passé et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entré
+dans la phase du libre examen.
+
+Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent
+compte d'aucune différence; ils repoussent avec une colère maladive
+tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire
+qu'elle soit. On pourrait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils
+sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oublié et
+rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de véritables
+enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit.
+J'en sais même qui sont hommes de mérite, d'étude et de discussion
+ingénieuse; ceux-là deviennent forcément la proie d'une habitude de
+paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s'ils
+parlent sérieusement; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir
+que l'homme soit complétement libre, et que le vote du dernier idiot
+soit librement émis; mais ils veulent en même temps que les mesures
+dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l'idée
+d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur
+demande si la liberté n'est bonne que quand il n'y a rien à faire pour
+elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures:
+
+--Je vous trouve réactionnaire.--Vous abandonnez vos croyances.
+
+Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé en voyant s'écrouler la
+République de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis
+pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus; je n'avais plus
+d'autre mission, d'autre idée que celle d'adoucir le sort de ceux qui
+voulaient être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout reproche, de
+toute appréciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils
+sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec
+eux. Ils me disent qu'au lieu d'apprécier et de juger au coin du feu
+leurs malheureux tâtonnements, je devrais écrire en l'honneur du
+gouvernement de la République, chanter apparemment les victoires que
+nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne
+fait espérer. Je n'ai qu'une réponse à faire: je ne sais pas mentir;
+non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon
+inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un
+danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à ce
+qu'il soit parti.
+
+Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, discuter et redresser au
+besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel?--Impossible!
+l'exaltation s'en mêle et on déraisonne.
+
+Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin où l'on est forcé de
+vivre pour voir au delà de l'horizon ce qui se passe en France et même à
+Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fiévreusement
+à l'espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut.
+J'avoue qu'à ces derniers, que je crois les plus méritants, je ne
+demanderai pas s'ils sont républicains: je trouve qu'ils le sont. Quant
+à ceux qui prétendent accaparer l'expression républicaine et qui se
+montrent intolérants et irritables, je commence à douter d'eux. Il y a
+longtemps que leur manière d'entendre la démocratie et de pratiquer la
+fraternité m'est un profond sujet de tristesse.
+
+Ici, je ne connais que des gens excellents, très-honnêtes et sincères
+jusqu'à l'ingénuité; mais leur opinion, mal établie, composée d'éléments
+de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l'exaspération que nous
+cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de
+principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles
+pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son coeur ou
+l'expression de son tempérament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en
+partage l'émotion; rentrée en moi-même, je m'affecte autant du mal
+intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.
+
+Est-il vrai que la république _seule_ puisse sauver la France?
+
+Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et
+réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de
+ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme
+au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous
+tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne
+cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop
+prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris
+assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y
+consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on
+espère se défendre.... Mais quand on ne l'espèrera plus?
+
+On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me
+paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas
+examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti
+pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper
+toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours
+mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables
+qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un
+précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou
+de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se
+retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du
+vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux;
+mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise
+au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à
+l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait
+en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils
+résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant
+l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en
+lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût
+consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces
+envahies.
+
+On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense.
+Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin
+d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de
+ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes
+politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard
+de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de
+cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations
+parlementaires.
+
+Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici
+indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et
+insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette
+autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans
+gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette
+situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.
+
+On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de
+faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique,
+même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction
+de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur
+influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas
+capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris
+par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le
+gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche
+de mourir.
+
+Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront
+prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos
+dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à
+leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est
+un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la
+délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de
+Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions
+personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir
+personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il
+suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous
+achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les
+bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions:
+
+--_Où allons-nous?_
+
+On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à
+chaque instant..
+
+Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées
+donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait
+à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le
+premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait
+la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au
+patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons!--Mais l'ennemi du
+dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas
+là-dessus, il serait bien à propos de le définir.
+
+Les uns me disent:
+
+--L'ennemi de la république, c'est le parti _rouge_, ce sont les
+démagogues, les clubistes, les émeutiers.
+
+Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, _comme dans
+tout parti_, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et
+stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer
+le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se
+laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant
+quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup
+d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de
+l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont
+des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes
+et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me
+résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des
+réactions a qualifiés d'_insurgés_, de _communistes_, de _partageux_,
+selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se
+trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos
+concitoyens, nos frères.
+
+--Ils veulent piller et brûler, dites-vous?
+
+--Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les
+attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été
+pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent
+leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur
+de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes
+envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun
+parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des
+_rouges_; on est _rouge_, on est _avancé_, et on est paisible quand
+même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on
+s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en
+aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit
+permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans
+les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour
+les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté.--Honnêtes
+gens qui répétez cette banalité: _Les rouges nous menacent!_
+calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en
+France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment
+donné.
+
+Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune
+avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les
+républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se
+servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en
+serons-nous débarrassés? Les _réactionnaires_ se composent des
+légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui
+sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent
+tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et
+religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le
+nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se
+rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité,--ce qui est
+prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire,
+artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle _la masse des honnêtes gens_,
+c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête;
+c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur
+sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout
+Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans
+le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un
+progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible
+immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a
+parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et
+toujours mieux.
+
+Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se
+rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les
+innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis
+quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui
+contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations
+légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela
+était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au
+nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a
+marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais
+l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis
+la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est
+l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons
+l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république
+est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus
+prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le
+pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais
+moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le
+plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir
+dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de
+vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous
+serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.
+
+Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand
+nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le
+renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des
+proportions colossales. J'aurais compris certains changements
+nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais
+les colonnes du _Moniteur_ remplies de noms nouveaux tous les jours
+depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux,
+incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir
+son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à
+l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en
+ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur
+place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains
+eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas
+tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit
+savoir ou s'abstenir.
+
+Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le
+_sauve qui peut_ de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se
+font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre
+pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc
+un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une
+philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et
+d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de
+vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de
+l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse,
+tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté
+pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et
+d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux
+qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de
+méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans
+les ténèbres du doute.
+
+
+ Samedi 5 novembre.
+
+Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue
+rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos
+efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et
+irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son
+verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout
+et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais
+bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.
+
+Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible
+et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec
+regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de
+l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié
+depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une
+manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme
+un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une
+population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein
+d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le
+contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts
+généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais
+entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient
+posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la
+garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce
+qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote
+de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne
+lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions
+maintenant:
+
+--C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton
+entêtement.
+
+Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il
+répondrait:
+
+--Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps
+le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé,
+c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais,
+même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs,
+comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes
+brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous
+proscriviez les uns les autres. On nous a dit:
+
+»--L'empire c'est la paix.
+
+»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels
+qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous
+sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas
+assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le
+fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous
+retournerons à vous.
+
+Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons
+en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la
+physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le
+résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle
+lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de
+la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé
+et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors,
+l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu
+à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à
+ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.
+
+Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait
+accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas
+en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié.
+
+--Paye le désastre, toi qui l'as voté.
+
+Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu!
+puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté
+de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas
+encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée
+jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort
+sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des
+preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il
+lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers
+des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse
+plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès
+relatif.
+
+--Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.
+
+Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à
+persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il
+est têtu, étroit, probe et fier.
+
+Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès,
+et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au
+progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce
+qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et
+fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre,
+le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si
+nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des
+ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter
+le paysan quand même.
+
+ Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère.
+
+Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération
+qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous
+avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit
+de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui
+protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une
+sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre
+le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république
+nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le
+restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée
+et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un
+meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui
+n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de
+décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter.
+Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est
+un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de
+l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il
+porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque
+chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un
+enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce
+qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de
+lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la
+création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle.
+Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à
+lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre
+imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de
+sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les
+chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté
+humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a
+été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de
+mauvaise foi, et puis le moyen?
+
+--Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.
+
+C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous
+qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le
+honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à
+peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté,
+mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord
+avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son
+maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand
+spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus
+sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme
+le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France,
+car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son
+droit que tout autre.
+
+L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc
+solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main.
+Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable,
+parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit
+servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création
+impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le
+rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est
+déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire
+des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions
+violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée
+et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je
+l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques
+Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne
+avec son sourire de paternité narquoise, lui dira:
+
+--C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela
+aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas
+encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.
+
+Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:
+
+--Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion,
+l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la
+patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au
+profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous,
+hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à
+m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos
+républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres
+civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du
+vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce
+serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à
+notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la
+France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les
+autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui
+enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement.
+
+Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais
+providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas
+d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation!
+Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite,
+qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république,
+sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A
+présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop
+fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre
+l'_avocat_, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote
+est l'exutoire; fermez-le, tout éclate!
+
+
+ Nohant, 6 novembre.
+
+Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore
+amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai
+demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante,
+j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette
+année.--Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de
+notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait
+qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid
+ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse
+contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens
+eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est
+mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être?
+J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans
+lui. Peut-être me pardonnera-t-il.
+
+Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il
+avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses,
+des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu
+charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont
+rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne
+muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt
+un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui
+croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées
+par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils
+coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le
+caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes
+herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour,
+silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie,
+je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres
+circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec
+toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne
+songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses
+à pleurer!
+
+
+ Nohant, 7 novembre.
+
+J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à
+écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la
+bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste;
+peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être
+s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être
+craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a
+là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses
+après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en
+écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les
+officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le
+mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils
+n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et
+au delà tous les frais de leur équipement?
+
+En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour
+les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour
+se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les
+chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne
+sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant
+répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les
+administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux
+mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais
+reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés!
+
+Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est
+tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.
+
+
+ Mardi 8.
+
+L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à
+mourir.--Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à
+laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte.--Tu es fou, mon pauvre
+chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je
+retourne à la ville par un froid atroce.
+
+
+ Nohant, mercredi 9.
+
+Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de
+mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la
+figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre
+fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de
+maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et
+que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le
+salut ne veut apparaître; quelles ténèbres!--Paris va donc braver plus
+que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne!
+Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.
+
+
+ Jeudi 10.
+
+Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant
+une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?--Il
+neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus
+font des taches noires de place en place. La campagne est laide
+aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient
+cruelle à l'homme.
+
+Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite,
+poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville
+s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous
+pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois
+pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop
+désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui
+sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne
+tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La
+vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté,
+nous n'avons plus de sang.
+
+
+ 12.
+
+La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général
+d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui.
+C'est, dit-on, un _homme de fer_. Pauvre général! s'il ne fait pas
+l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de
+guerre! Était-il bien prudent de _proclamer_ la trahison de Bazaine? Si
+elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans
+le doute?
+
+
+ Dimanche 13 novembre.
+
+Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!...
+c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie
+de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A
+cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un
+instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.
+
+On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir
+général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches
+ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises,
+leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le
+flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient
+qu'ils nagent!
+
+Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a
+plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a
+pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement,
+et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel
+état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture!
+Démence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons
+repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous
+l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la
+société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la
+menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la
+république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre
+ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol
+matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être!
+
+
+ 18 novembre.
+
+M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie
+de plébiscite. Certes c'est une idée,--M. de Girardin n'en manque
+jamais,--mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel,
+je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui
+ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le
+travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître
+et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de
+progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même;
+mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un
+piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de
+doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la
+république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les
+votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas
+d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne
+voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.
+
+
+ 21 novembre.
+
+Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point
+de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous
+abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est
+dans l'ordre.
+
+
+ 25 novembre.
+
+Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires
+ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions
+constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même.
+
+--Les mobiles ont eu de l'_entrain_!
+
+Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de
+parties de plaisir.
+
+--Nous avons subi des pertes _sérieuses_, l'ennemi en a fait de plus
+considérables.
+
+Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la
+France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous
+arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au
+jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une
+sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas
+goûter.
+
+
+ 26 novembre.
+
+Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur
+poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!... On dit qu'une
+action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!
+
+
+ 28.
+
+Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes
+veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter
+de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si
+rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10
+décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la
+situation s'aggrave au lieu de s'améliorer!
+
+
+ 29.
+
+Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les
+attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont
+très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les
+larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont
+prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que
+le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible
+et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition.
+Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec
+ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on
+retombe plus bas.
+
+
+ 2 décembre.
+
+Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on,
+une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès.
+On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne
+nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence
+n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il
+faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient
+heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris,
+qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île
+enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des
+ogres et des monstres de même sorte.
+
+
+ 4 décembre, dimanche.
+
+La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu
+toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles
+sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le
+succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après
+avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent?--Il fait
+atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela
+ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats.
+
+
+ 5 décembre.
+
+On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon
+ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne
+sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on
+pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.
+
+
+ 6 décembre.
+
+Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans
+la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une
+usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et
+disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une
+vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de
+froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de
+les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.
+
+
+ 7 décembre.
+
+Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général
+qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de
+nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un
+matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables;
+notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de
+savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et
+les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent
+inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre
+lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous
+les commentaires; il termine par cette phrase étrange:
+
+_Le public appréciera._
+
+--Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se
+croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire:
+
+La cour appréciera.
+
+--Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne
+craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général
+qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il
+obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un
+ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner
+d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui
+la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de
+dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris
+ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le
+général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.
+
+Il s'en lave les mains, le public appréciera!--Il y aura donc un public
+seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un
+général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son
+génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez
+cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que
+votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce
+qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous
+jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par
+le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au
+pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France!
+
+Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en
+fuite,--on appelle cela maintenant se replier,--et que nous faisons une
+perte immense en matériel de guerre.
+
+On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on
+ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre
+campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans
+les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons
+pas un fusil pour les repousser. Bon _public_! tu es la part du diable.
+
+
+ 8 décembre.
+
+On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des
+accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres
+exercices. Il nous annonce des succès _sous toutes réserves_, mais Rouen
+est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en
+crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de
+prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se
+défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé.
+
+De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces
+villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes
+à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?--Je commence à
+m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la
+vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne
+pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette
+merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la
+France devant l'ennemi!
+
+Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir
+décrétée?
+
+
+ 9 décembre.
+
+Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le
+général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a
+fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon
+depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient,
+entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.
+
+
+ 10.
+
+Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre
+porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs
+denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la
+Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se
+mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette
+déroute, on ne sait.
+
+
+ 11 décembre.
+
+Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la
+commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses
+ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se
+sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va
+bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour
+savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui
+font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à
+Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne
+les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne
+les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont
+très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si
+nous ne faisons rien?
+
+
+ 12 décembre.
+
+Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos
+soldats!
+
+
+ 13.
+
+La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes
+personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi.
+Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces
+jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me
+restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de
+mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre
+caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde.--Les Prussiens
+ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés;
+ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du
+côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards
+dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser
+Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.
+
+
+ 14 décembre.
+
+On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de
+l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir
+descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer
+à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et
+Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et
+Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel
+état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans
+journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un
+journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation
+de ces messieurs.
+
+
+ 15.
+
+Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait
+rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être
+résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges,
+occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On
+dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre
+autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et
+légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que
+Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans
+résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils
+veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les
+Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine,
+la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose.--Au lieu de se
+rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller _couper la
+retraite_ aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et
+on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément
+burlesque obligé.
+
+Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de
+francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien
+qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas
+encore battus.
+
+
+ 16.
+
+Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose
+et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne
+voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire
+nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie,
+s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois.--Nous
+serons peut-être envahis demain.
+
+Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos
+mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.
+
+
+ 17 décembre.
+
+Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était
+le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su
+que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on
+dit que Dieppe est occupé.--Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on
+est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans
+la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre
+sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit
+environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les
+champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs
+officiers.
+
+
+ 18.
+
+Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à
+Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme,
+battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît
+sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était
+occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié
+sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De
+toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on
+n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance.
+Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin
+en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en
+attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en
+attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne
+les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que
+mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.
+
+
+ 19.
+
+Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un
+journal insinue qu'il se passe de _grandes choses_: c'est bien mauvais
+signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays
+de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de
+se persuader que tout aille bien.
+
+
+ 26.
+
+Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'_officiel_
+avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire?
+
+
+ 21 décembre.
+
+On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il
+encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que
+sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est
+la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans
+contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux,
+la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions
+prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville,--on les appelle
+ainsi,--c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace
+de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France
+n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable,
+qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura
+pas, parce qu'elle _ne le veut pas_; mais aux premières élections elle
+brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république
+avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à
+coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire
+trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre
+parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et
+insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les
+théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais
+si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée
+sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient,
+indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que
+d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit.
+
+Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis
+guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce
+monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la
+tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes
+les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si
+quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement.
+C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter
+une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être
+absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et
+menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien.
+Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à
+présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La
+crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me
+semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale,
+puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de
+Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller
+jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.
+
+Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la
+Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit
+du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien
+qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune.
+
+Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se
+sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que
+l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le
+paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les
+centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la
+France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la
+fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur
+lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop
+d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée
+comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir
+que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te
+verrais forcée de t'en passer.--Ce qui est certain aujourd'hui, c'est
+que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et
+qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle
+soit.
+
+Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans
+modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent
+rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers.
+S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de
+quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des
+minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le
+plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient
+généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer
+pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus.
+Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme
+effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans
+l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la
+tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne
+peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se
+croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui
+ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du
+pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de
+massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un
+groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son
+audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par
+ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de
+très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme:
+«la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les
+moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec
+passion fonder ou sauver la république.»
+
+--C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le
+patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se
+traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les
+iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains;
+périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité
+dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang!
+
+Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera
+toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait
+pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la
+liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs
+cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à
+tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et
+d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais,
+comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que
+n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien
+des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France.
+La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de
+douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée
+sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les
+abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont
+toujours engendré l'injustice.
+
+Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de
+ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a
+subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de
+communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux
+uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement
+le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce
+que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on
+était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est
+toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs
+nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de
+prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti
+républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui
+dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y
+pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la
+défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature,
+elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le
+temps et trouble la lucidité des hommes d'action.
+
+Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou
+inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne
+en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement
+quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des
+clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut
+la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans
+des assemblées?--Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre,
+ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique,
+et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas
+la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas
+donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.
+
+Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la
+cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils?
+Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente
+et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage
+universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la
+théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors
+s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents
+avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et
+rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe
+au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la
+main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc
+confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait
+pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple
+après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le
+châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres.
+Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société
+nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France
+l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour
+recommencer?
+
+Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la
+ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si
+je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur
+de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à
+accepter des fonctions républicaines:
+
+--Nous sommes une nation _pourrie_. Il faut que l'invasion passe sur
+nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts,
+dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir
+nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez
+nous l'idéal.
+
+C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette
+conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est
+toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le
+fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne.
+Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous
+devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger
+ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le
+malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le
+vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus
+solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir.
+Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du
+principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne
+maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi
+en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui
+avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie
+pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment
+on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et
+les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur
+nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez
+à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser
+des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux
+établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et
+l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur
+conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle.
+Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel;
+elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire
+comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de
+chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce
+but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais
+peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote
+alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas
+instruire ses enfants, il répondait:
+
+--Peu m'importe.
+
+Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son
+droit et dit:
+
+--Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt.
+
+C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps.
+Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans
+arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre
+d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans
+crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot
+_au-dessus_, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est
+au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit
+être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens
+d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle
+n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle
+cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou
+le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son
+triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes
+égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais.
+
+Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du
+gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive,
+l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou
+une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet
+pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de
+l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie
+les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme
+prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant
+plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère.
+J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne
+voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées
+que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader
+à moi-même.
+
+La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une
+de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous,
+remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons
+contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la
+France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril,
+la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous
+avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un
+idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet
+idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner
+contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout
+d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire
+pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient.
+Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au
+contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes
+les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite
+aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république
+sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.
+
+Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours,
+obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie,
+cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne
+l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de
+sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et
+qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par
+engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne
+sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste
+d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné
+tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une
+preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple,
+c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.
+
+En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire
+à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous
+paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la
+gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait
+bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les
+exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable
+et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux
+paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.
+
+Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur;
+il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme
+l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de
+ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement
+difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du
+paysan, il est sublime.
+
+Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu
+es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait
+à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la
+guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise
+qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai
+toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules,
+cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit
+partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts,
+ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle
+bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la
+douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette
+éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous
+subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances
+difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout
+ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous
+et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent
+pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres
+essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la
+probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues
+s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en
+serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a
+guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une
+aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas
+innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on
+compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a
+vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.
+
+
+ 22 décembre.
+
+Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui
+n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que
+le combustible va manquer.--On déménage Bourges de son matériel.--Petits
+combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je
+m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans
+ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand
+nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette
+guerre.--Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle!
+
+
+ 23, 24 décembre.
+
+Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de
+celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable
+gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir.
+Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets
+pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire
+de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une
+fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute
+la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit
+les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos
+meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait.
+Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût
+été comme la foudre tombant sur la table.
+
+
+ 25, dimanche.
+
+La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on
+tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore
+démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans
+l'effroi du lendemain.
+
+
+ 26.
+
+Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura
+peut-être enfin ce qui s'est passé par là.
+
+
+ 27.
+
+On ne le sait pas. Le froid augmente.
+
+
+ 28.
+
+Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval
+pendant quarante-cinq jours encore.
+
+
+ 29 décembre.
+
+Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves,--c'est
+toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne
+nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre
+l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été
+sérieux, sans résultats importants,--comme tous les autres!
+
+
+ 30.
+
+Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi paraît reculer;
+je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs
+points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le
+courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des
+nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de
+bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au
+préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions,
+impossible!
+
+Savoir cela, le sentir jusqu'à l'évidence, et apprendre que les
+Prussiens vont peut-être bombarder Paris! Ils ont, dit-on, démasqué des
+batteries sur l'enceinte--_avec pertes considérables_, dit
+succinctement la dépêche. Pertes pour qui?
+
+
+ 31 décembre 1870.
+
+Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami
+Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et
+nous nous quittons en disant:
+
+--Tout est perdu!
+
+A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore
+ensemble. L'exécrable année est finie; mais, selon toute apparence, nous
+entrons dans une pire.
+
+Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas
+quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un
+immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura gagné; mais je ne crois
+pas qu'il y ait perdu absolument son temps. Il a été obligé de faire de
+grands efforts pour se déprendre de certaines ardeurs d'espérance; il en
+a eu de plus grands encore à faire pour conserver des croyances dont
+l'application était un cruel démenti à la vérité. Il n'érigera point en
+système à son usage ce qu'il a senti se dégager de vrai au milieu de ses
+angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il
+regardera toujours avidement, peut-être verra-t-il mieux.
+
+Il m'en a coûté des larmes, je l'avoue, pour reconnaître que, dans cet
+élan républicain qui nous avait enivrés, il n'y avait pas assez
+d'éléments d'ordre et de force. Il eût fallu le savoir, consentir à se
+juger soi-même et demander la paix avec moins de confiance dans la
+guerre. L'erreur funeste a été de croire que notre courage et notre
+dévouement suffiraient là où il fallait le sens profond de la vie
+pratique. Nous ne l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas pu
+diriger la France; ses délégués ne l'ont pas su. La France est devenue
+la proie de spéculations monstrueuses en même temps que l'armée en est
+la victime. Toute la science politique consistait à distinguer, entre
+tant de dévouements qui s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci
+dépassait les forces de deux vieillards,--hommes d'honneur à coup sûr,
+mais débordés et abusés dès les premiers jours,--et celles d'un jeune
+homme sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante
+pour se méfier de lui-même.
+
+Tout serait pardonnable et déjà pardonné, malgré ce qu'il nous en coûte,
+si la résolution de n'en pas appeler à la France n'avait prévalu. Il
+s'est produit sourdement et il se produit aujourd'hui ouvertement une
+résistance à notre consentement qui nous autorise à de suprêmes
+exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable ou qu'on nous sauve.
+Nous continuons nos sacrifices, nous étouffons nos indignations contre
+une multitude d'infamies autorisées ou tolérées, nous engageons le
+peuple à attendre, à subir, à espérer encore; mais tout empire, et le
+ton du parti qui s'impose devient rogue et menaçant.
+
+C'est le commencement d'une fin misérable dont nous payerons le dommage.
+La délégation dictatoriale va finir comme a fini celle de l'Empire. La
+vraie république sauvera-t-elle son principe à travers ce
+cataclysme?--Je le sauve dans ma conscience et dans mon âme; mais je ne
+puis répondre que de moi.
+
+Le roi Guillaume va sans doute écrire une belle lettre de jour de l'an à
+sa femme. Rien de mieux; mais pourquoi les journaux allemands
+reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit à la reine, ce que
+la reine dit au roi? C'est pour l'édification de la _chrétienté_ sans
+doute, les rois sont si pieux! Ils remercient Dieu si humblement de tout
+le sang qu'ils font répandre, de toutes les villes qu'ils brûlent ou
+bombardent, de tous les pillages commis en leur nom! Ils vont rétablir
+en Allemagne le culte des saints. J'imagine que saint Shylock et saint
+Mandrin seront destinés à fêter la campagne de France et le bombardement
+de Paris.
+
+
+ Nohant, 1er janvier 1871.
+
+Pas trop battus aujourd'hui; on se défend bien autour de Paris, Chanzy
+tient bon et fera, dit-on, sa jonction avec Faidherbe, que je sais être
+un homme de grand mérite. Bourbaki dispose de forces considérables. On
+se permet un jour d'espérance! C'est peut-être le besoin qu'on a de
+respirer; mais que peuvent d'héroïques efforts, si _les causes profondes
+d'insuccès_ que personne n'ignore et que nul n'ose dire augmentent
+chaque jour?--Et _elles augmentent_!
+
+Pour mes étrennes, Aurore me fait une surprise; elle me chante une
+romance que sa mère lui accompagne au piano, et elle la chante
+très-bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans!
+
+
+ 2 janvier.
+
+On nous dit ce matin qu'une dépêche de M. Gambetta est dans les mains de
+l'imprimeur, qu'elle est très-longue et contient des nouvelles
+importantes. Nous l'attendons avec impatience, lui faisant grâce de
+beaucoup de lieux communs, pourvu qu'il nous annonce une victoire ou
+d'utiles réformes. Hélas! c'est un discours qu'il a prononcé à Bordeaux
+et qu'il nous envoie comme étrennes. Ce discours est vide et froid. Il y
+a bien peu d'orateurs qui supportent la lecture. L'avocat est comme le
+comédien, il peut vous émouvoir, vous exalter même avec un texte banal.
+Il faut croire que M. Gambetta est un grand acteur, car il est un
+écrivain bien médiocre.
+
+Les nouvelles verbales ou par lettres sont déplorables.
+
+
+ 4 janvier.
+
+Lettre de Paris.--_Nous voulons bien mourir, surtout mourir_,
+disent-ils. Ce peu de mots en dit beaucoup: ils sont désespérés!...
+comme nous.
+
+
+ 5 janvier.
+
+Plus de nouvelles du tout. On nous annonce que pendant douze jours il
+n'y aura plus de communications à cause d'un grand mouvement de troupes.
+Nous allons donc voir des prodiges d'activité bien entendue? Il serait
+temps.--Histoire non officielle, c'est maintenant la seule qui soit
+vraie: le général Bourbaki a refusé la direction militaire de la
+dictature et déclaré qu'il voulait agir librement ou se retirer.
+
+
+ 6 janvier.
+
+Échec à Bourgtheroulde. C'est près de Jumiéges. Ont-ils ravagé
+l'intéressante demeure et le musée de nos amis Cointet? Les barbares
+respecteront-ils les ruines historiques?
+
+
+ 7.
+
+Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le sacrilége s'accomplit. La
+barbarie poursuit son oeuvre: jusqu'ici elle est impuissante; mais ils
+se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts, et la France est
+ruinée, pillée, ravagée à la fois par l'ennemi implacable et les _amis_
+funestes.
+
+
+ 8.
+
+Tempête de neige qui nous force d'allumer à deux heures pour travailler.
+Toujours des combats partiels; l'ennemi ne s'étend pas impunément. Les
+soldats que les blessures ou les maladies nous ramènent nous disent que
+le Prussien _en personne_ n'est pas solide et ne leur cause aucune
+crainte. On court sur lui sans armes, il se laisse prendre armé. Ce qui
+démoralise nos pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles venant de
+si loin qu'on ne peut ni l'éviter ni la prévoir. Notre artillerie, à
+nous, ne peut atteindre à grande distance et ne peut tenir de près. Il
+résulte de tout ce qu'on apprend que la guerre était impossible dès le
+début, que depuis tout s'est aggravé effroyablement, et qu'aujourd'hui
+le mal est irréparable.--Pauvre France! il faudrait pourtant ouvrir les
+yeux et sauver ce qui reste de toi!
+
+
+ Lundi 9.
+
+Neige épaisse, blanche, cristallisée, admirable. Les arbres, les
+buissons, les moindres broussailles sont des bouquets de diamants: à un
+moment, tout est bleu. Chère nature, tu es belle en vain! Je te regarde
+comme te regardent les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont froid.
+Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend dans ma chambre, mais j'ai
+froid dans le coeur pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre,
+mon corps ne se réchauffe pas. Je me brûle les mains en me demandant si
+je suis morte, et si l'on peut penser et souffrir étant mort.
+
+Rouen se justifie et donne un démenti formel à ceux qui l'ont accusé de
+s'être vendu. J'en étais sûre!
+
+
+ 10 janvier.
+
+C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa soeur vient à bout de lui faire un
+bouquet avec trois fleurettes épargnées par la gelée dans la serre
+abandonnée. Triste bouquet dans les petites mains roses de Gabrielle!
+Elles s'embrassent follement, elles s'aiment, elles ne savent pas qu'on
+peut être malheureux. Nos pauvres enfants! nous tâcherons de vivre pour
+elles; mais nous ne pourrions plus le leur promettre. Maurice ne veut à
+aucun prix s'éloigner du danger. Nous y resterons, lui et moi, car je ne
+veux pas le quitter. Je le lui promets pourtant, mais je ne m'en irai
+pas. Du moment que cela est décidé avec moi-même, je suis très-calme.
+
+On annonce des victoires sur tous les points. Faut-il encore espérer?
+Nous le voulons bien, mon Dieu!
+
+
+ Mercredi 11.
+
+La neige est toujours plus belle. Aurore en est très-frappée et voudrait
+se coucher dedans! Elle dit qu'elle irait bien avec les soldats pour
+jouir de ce plaisir-là. Comme l'enfance a des idées cruelles sans le
+savoir!
+
+Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que l'on a de précieux; elle
+passe la journée à cacher ses poupées. Cela devient un jeu qui la
+passionne.
+
+
+ Jeudi 12.
+
+A présent ils bombardent réellement Paris. Les bombes y arrivent en
+plein.--Des malades, des femmes, des enfants tués.--Deux mille obus dans
+la nuit du 9 au 10,--_sans sommation_!
+
+
+ Vendredi 13.
+
+Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a été héroïque et habile, tout
+l'affirme; mais il est forcé de battre en retraite.
+
+
+ 14.
+
+Un ballon est tombé près de Châteauroux; les aéronautes ont dit que hier
+le bombardement s'était ralenti.--Chanzy continue sa retraite.
+
+
+ 15 janvier.
+
+Rien, qu'une angoisse à rendre fou!
+
+
+ 16.
+
+La peste bovine nous arrive. Plus de marchés. Beaucoup de gens aisés ne
+savent avec quoi payer les impôts. Les banquiers ne prêtent plus, et les
+ressources s'épuisent rapidement. La gêne ou la misère est partout. Un
+de nos amis qu'blâme les retardataires finit par nous avouer que ses
+fermiers ne le payent pas, que ses terres lui coûtent au lieu de lui
+rapporter, et que s'il n'eût fait durant la guerre un petit héritage,
+dont il mange le capital, il ne pourrait payer le percepteur. Tout le
+monde n'a pas un héritage à point nommé. Comme on le mangerait de bon
+coeur en ce moment où tant de gens ne mangent pas!
+
+On admire la belle retraite de Chanzy, mais c'est une retraite!
+
+
+ 17 janvier.
+
+Notre ami Girord, préfet de Nevers, est destitué pour n'avoir pas
+approuvé la dissolution des conseils généraux. Il avait demandé au
+conseil de son département un concours qui lui a été donné par les
+hommes de toute opinion avec un patriotisme inépuisable. Il n'a pas
+compris pourquoi il fallait faire un outrage public à des gens si
+dévoués et si confiants. On lui a envoyé sa destitution par télégramme.
+Il a répondu par télégramme avec beaucoup de douceur et d'esprit:
+
+--Mille remercîments!
+
+Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion lui tiendra compte de la
+dignité de sa conduite; ces mesures révolutionnaires sont bien
+intempestives, et dans l'espèce parfaitement injustes. La délégation est
+malade, elle entre dans la phase de la méfiance.
+
+Dégel, vent et pluie. Tous les arbustes d'ornement sont gelés. Les blés,
+si beaux naguère, ont l'air d'être perdus. Encore cela? Pauvre paysan,
+pauvres nous tous!
+
+Nous avons des nouvelles du camp de Nevers, qui a coûté tant de travail
+et d'argent. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il n'existe pas. Comme celui
+d'Orléans, il était dans une situation impossible. On en fait un
+nouveau, on dépense, encore vingt-cinq millions pour acheter un terrain,
+le plus cher et le plus productif du pays. Le général, l'état-major, les
+médecins sont là, logés dans les châteaux du pays; mais il n'y a pas de
+soldats, ou il y en a si peu qu'on se demande à quoi sert ce camp. Les
+officiers sont dévorés d'ennui et d'impatience. Il y a tantôt trois mois
+que cela dure.
+
+
+ 18.
+
+Le bombardement de Paris continue; on a le coeur si serré qu'on n'en
+parle pas, même en famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent pas
+de place à la réflexion, et qu'aucune parole ne saurait exprimer.
+
+Jules Favre, assistant à l'enterrement de pauvres enfants tués dans
+Paris par les obus, a dit:
+
+«Nous touchons à la fin de nos épreuves.»
+
+Cette parole n'a pas été dite à la légère par un homme dont la profonde
+sensibilité nous a frappés depuis le commencement de nos malheurs.
+Croit-il que Paris peut-être délivré? Qui donc le tromperait avec cette
+illusion féroce? ignore-t-il que Chanzy a honorablement perdu la partie,
+et que Bourbaki, plus près de l'Allemagne que de Paris, se heurte
+bravement contre l'ennemi et ne l'entame pas? Je crois plutôt que Jules
+Favre voit la prochaine nécessité de capituler, et qu'il espère encore
+une paix honorable.
+
+Ce mot _honorable_, qui est dans toutes les bouches, est, comme dans
+toutes les circonstances où un mot prend le dessus sur les idées, celui
+qui a le moins de sens. Nous ne pouvons pas faire une paix qui nous
+déshonore après une guerre d'extermination acceptée et subie si
+courageusement depuis cinq mois. Paris bombardé depuis tant de jours et
+ne voulant pas encore se rendre ne peut pas être déshonoré. Quand même
+le Prussien cynique y entrerait, la honte serait pour lui seul. La paix,
+quelle qu'elle soit, sera toujours un hommage rendu à la France, et plus
+elle sera dure, plus elle marquera la crainte que la France vaincue
+inspire encore à l'ennemi.
+
+C'est _ruineuse_ qu'il faut dire. Ils nous demanderont surtout de
+l'argent, ils l'aiment avec passion. On parle de trois, de cinq, de sept
+milliards. Nous aimerions mieux en donner dix que de céder des
+provinces qui sont devenues notre chair et notre sang. C'est là où l'on
+sent qu'une immense douleur peut nous atteindre. C'est pour cela que
+nous n'avons pas reculé devant une lutte que nous savions impossible,
+avec un gouvernement captif et une délégation débordée; mais, fallût-il
+nous voir arracher ces provinces à la dernière extrémité, nous ne
+serions pas plus déshonorés que ne l'est le blessé à qui un boulet a
+emporté un membre.
+
+Non, à l'heure qu'il est, notre honneur national est sauvé. Que l'on
+essaye encore pour l'honneur de perdre de nouvelles provinces, que les
+généraux continuent le duel pour l'honneur, c'est une obstination
+héroïque peut-être, mais que nous ne pouvons plus approuver, nous qui
+savons que tout est perdu. La partie ardente et généreuse de la France
+consent encore à souffrir, mais ceux qui répondent de ses destinées ne
+peuvent plus ignorer que la désorganisation est complète, qu'ils ne
+peuvent plus compter sur rien. Il le reconnaissent entre eux, à ce
+qu'on assure.
+
+Les optimistes sont irritants. Ils disent que la guerre commence, que
+dans six mois nous serons à Berlin; peut-être s'imaginent-ils que nous y
+sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous la même chose, dans les
+mêmes termes, cela ressemble à un mot d'ordre de parti plus qu'à une
+illusion. Ériger l'illusion en devoir, c'est entendre singulièrement le
+patriotisme et l'amour de l'humanité. Je ne me crois pas forcée de jouer
+la comédie de l'espérance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi;
+ils auront un dur réveil.
+
+Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti républicain
+nous sommes gouvernés en ce moment, en d'autres termes à quel parti
+appartient la dictature des provinces. MM. Crémieux et Glais-Bizoin se
+sont renfermés jusqu'à présent dans leur rôle de ministres; je ne les
+crois pas disposés à d'autres usurpations de pouvoir que celles qui leur
+seraient imposées par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de
+Paris paraît très-pressé de se débarrasser de son autorité pour en
+appeler à celle du pays. Malgré les fautes commises,--l'abandon
+téméraire des négociations de paix en temps utile, le timide ajournement
+des élections à l'heure favorable,--on voit percer dans tout ce que l'on
+sait de sa conduite le sentiment du désintéressement personnel, la
+crainte de s'ériger en dictature et d'engager l'avenir. La faiblesse que
+semblent lui reprocher les Parisiens, exaltés par le malheur, est
+probablement la forme que revêt le profond dégoût d'une trop lourde
+responsabilité, peut-être aussi une terreur scrupuleuse en face des
+déchirements que pourrait provoquer une autorité plus accusée. A
+Bordeaux, il n'en est plus de même. Un homme sans lassitude et sans
+scrupule dispose de la France. C'est un honnête homme et un homme
+convaincu, nous le croyons; mais il est jeune, sans expérience, sans
+aucune science politique ou militaire: l'activité ne supplée pas à la
+science de l'organisation. On ne peut mieux le définir qu'en disant que
+c'est un tempérament révolutionnaire. Ce n'est pas assez; toutes les
+mesures prises par lui sont la preuve d'un manque de jugement qui fait
+avorter ses efforts et ses intentions.
+
+Ce manque de jugement explique l'absence d'appréciation de soi-même.
+C'est un grand malheur de se croire propre à une tâche démesurée, quand
+on eût pu remplir d'une manière utile et brillante un moindre rôle. Il y
+a eu là un de ces enivrements subits que produisent les crises
+révolutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent
+les nations mortellement frappées, et qui leur portent le dernier coup;
+mais à quel parti se rattache ce jeune aventurier politique? Si je ne me
+trompe, il n'appartient à aucun, ce qui est une preuve d'intelligence et
+aussi une preuve d'ambition. Il a donné sa confiance, les fonctions
+publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous ceux
+qui sont venus s'offrir, les uns par dévouement sincère, les autres pour
+satisfaire leurs mauvaises passions ou pour faire de scandaleux
+profits. Il a tout pris au hasard, pensant que tous les moyens étaient
+bons pour agiter et réveiller la France, et qu'il fallait des hommes et
+de l'argent à tout prix. Il n'a eu aucun discernement dans ses choix,
+aucun respect de l'opinion publique, et cela involontairement, j'aime à
+le croire, mais aveuglé par le principe «qui veut la fin veut les
+moyens.» Il faut être bien enfant pour ne pas savoir, après tant
+d'expériences récentes, que les mauvais moyens ne conduisent jamais qu'à
+une mauvaise fin. Comme il a cherché à se constituer un parti avec tout
+ce qui s'est offert, il serait difficile de dire quelle est la règle,
+quel est le système de celui qu'il a réussi à se faire; mais ce parti
+existe et fait très-bon marché des sympathies et de la confiance du
+pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la plus douloureuse critique
+qu'on puisse faire d'une dictature qui n'a réussi qu'à se constituer un
+parti très-restreint, quand il fallait obtenir l'adhésion d'un peuple.
+On ne fera plus rien en France avec cette étroitesse de moyens. Quand
+tous les sentiments sont en effervescence et tous les intérêts en péril,
+on veut une large application de principes et non le détail journalier
+d'essais irréfléchis et contradictoires qui caractérise la petite
+politique. J'espère encore, j'espère pour ma dernière consolation en
+cette vie que mon pays, en présence de tant de factions qui le divisent,
+prendra la résolution de n'appartenir à aucune et de rester libre,
+c'est-à-dire républicain. Il faudra donc que le parti Gambetta se range,
+comme les autres, à la légalité, au consentement général, ou bien c'est
+la guerre civile sans frein et sans issue, une série d'agitations et de
+luttes qui seront très-difficiles à comprendre, car chaque parti a son
+but personnel, qu'il n'avoue qu'après le succès. Les gens de bonne foi
+qui ont des principes sincères sont ceux qui comprennent le moins des
+événements atroces comme ceux des journées de juin. Plus ils sont sages,
+plus le spectacle de ces délires les déconcerte.
+
+L'opinion républicaine est celle qui compte le plus de partis, ce qui
+prouve qu'elle est l'opinion la plus générale. Comment faire, quel
+miracle invoquer pour que ces partis ne se dévorent pas entre eux, et ne
+provoquent pas des réactions qui tueraient la liberté? Quel est celui
+qui a le plus d'avenir et qui pourrait espérer se rallier tous les
+autres? C'est celui qui aura la meilleure philosophie, les principes les
+plus sûrs, les plus humains, les plus larges; mais le succès lui est
+promis à une condition, c'est qu'il sera le moins ambitieux de pouvoir
+personnel, et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour lui et ses
+amis.
+
+Le parti Gambetta ne présente pas ces chances d'avenir, d'abord parce
+qu'il ne se rattache à aucun corps de doctrines, ensuite parce qu'il
+s'est recruté indifféremment parmi ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il
+y a de plus taré, et que dès lors les honnêtes gens auront hâte de se
+séparer des bandits et des escrocs. Ceux-ci disparaîtront quand l'ordre
+se fera, mais pour reparaître dans les jours d'agitation et se
+retrouver coude à coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traiteront de
+frères et d'amis, au grand déplaisir de ces derniers. Ces éléments
+antipathiques que réunissent les situations violentes sont une prompte
+cause de dégoût et de lassitude pour les hommes qui se respectent. M.
+Gambetta, honnête homme lui-même, éclairé plus tard par l'expérience de
+la vie, sera tellement mortifié du noyau qui lui restera, qu'il aura
+peut-être autant de soif de l'obscurité qu'il en a maintenant de la
+lumière. En attendant, nous qui subissons le poids de ses fautes et qui
+le voyons aussi mal renseigné sur les chances d'une _guerre à outrance_
+que l'était Napoléon III en déclarant cette guerre insensée, nous ne
+sourions pas à sa fortune présente, et, n'était la politesse, nous
+ririons au nez de ceux qui s'en font les adorateurs intéressés ou
+aveugles.
+
+C'est un grand malheur que ce Gambetta ne soit pas un homme pratique, il
+eût pu acquérir une immense popularité et réunir dans un même sentiment
+toutes les nuances si tranchées, si hostiles les unes aux autres, des
+partisans de la république. Au début, nous l'avons tous accueilli avec
+cette ingénuité qui caractérise le tempérament national. C'était un
+homme nouveau, personne ne lui en voulait. On avait besoin de croire en
+lui. Il est descendu d'un ballon frisant les balles ennemies, incident
+très-dramatique, propre à frapper l'imagination des paysans. Dans nos
+contrées, ils voulaient à peine y croire, tant ce voyage leur paraissait
+fantastique; à présent, le prestige est évanoui. Ils ont ouï dire qu'une
+quantité de ballons tombaient de tous côtés, ils ont reçu par cette voie
+des nouvelles de leurs absents, ils ont vu passer dans les airs ces
+étranges messagers. Ils se sont dit que beaucoup de Parisiens étaient
+aussi hardis et aussi savants que M. Gambetta, ils ont demandé avec une
+malignité ingénue s'ils venaient pour le remplacer. Au début, ils n'ont
+fait aucune objection contre lui. Tout le monde croyait à une éclatante
+revanche; tout le monde a tout donné. De son côté le dictateur semblait
+donner des preuves de savoir-faire en étouffant avec une prudence
+apparente les insurrections du Midi; les modérés se réjouissaient, car
+les modérés ont la haine et la peur des rouges dans des proportions
+maladives et tant soit peu furieuses. C'est à eux que le vieux Lafayette
+disait autrefois:
+
+--Messieurs, je vous trouve enragés de modération.
+
+Les modérés gambettistes sont un peu embarrassés aujourd'hui que la
+dictature commence à casser leurs vitres, le moment étant venu où il
+faut faire flèche de tout bois. Les rouges d'ailleurs sont dans l'armée
+comme les légitimistes, comme les cléricaux, comme les orléanistes.
+Évidemment les rouges sont des hommes comme les autres, ils se battent
+comme les autres, et il faudra compter avec leur opinion comme avec
+celle des autres. Ce serait même le moment d'une belle fusion, si, par
+tempérament, les rouges n'étaient pas irréconciliables avec tout ce qui
+n'est pas eux-mêmes; c'est le parti de l'orgueil et de l'infaillibilité.
+A cet effet, ils ont inventé le mandat impératif que des hommes
+d'intelligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir subir, sans
+s'apercevoir que c'était la fin de la liberté et l'assassinat de
+l'intelligence!
+
+Les rouges! c'est encore un mot vide de sens. Il faut le prendre pour ce
+qu'il est: un drapeau d'insurrection; mais dans les rangs de ce parti il
+y a des hommes de mérite et de talent qui devraient être à sa tête et le
+contenir pour lui conserver l'avenir, car ce parti en a, n'en déplaise
+aux modérés, c'est même probablement celui qui en a le plus, puisqu'il
+se préoccupe de l'avenir avec passion, sans tenir compte du présent.
+Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans ses moeurs, un peu trop
+sauvages, le respect matériel de la vraie légalité, et, de la confusion
+d'idées folles ou généreuses qu'il exhale pêle-mêle, sortiront des
+vérités qui sont déjà reconnues par beaucoup d'adhérents silencieux,
+ennemis, non de leurs doctrines, mais de leurs façons d'agir. Une
+société fondée sur le respect inviolable du principe d'égalité,
+représenté par le suffrage universel et par la liberté de la presse,
+n'aurait jamais rien à craindre des impatients, puisque leur devise est
+_liberté, égalité_: je ne sais s'ils ajoutent _fraternité_: dans ces
+derniers temps, ils ont perdu par la violence, la haine et l'injure, le
+droit de se dire nos frères.
+
+N'importe! une société parfaitement soumise au régime de l'égalité et
+préservée des excès par la liberté de parler, d'écrire et de voter,
+aurait dès lors le droit de repousser l'agression de ceux qui ne se
+contenteraient pas de pareilles institutions, et qui revendiqueraient le
+droit monstrueux de guerre civile. Il faut que les modérés y prennent
+garde; si les insurrections éclatent parfois sans autre cause que
+l'ambition de quelques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas
+de même des révolutions, et les révolutions ont toujours pour cause la
+restriction apportée à une liberté légitime. Si, par crainte des
+émeutes, la société républicaine laisse porter atteinte à la liberté de
+la parole et de l'association, elle fermera la soupape de sûreté, elle
+ouvrira la carrière à de continuelles révolutions. M. Gambetta paraît
+l'avoir compris en prononçant quelques bonnes paroles à propos de la
+liberté des journaux dans ce trop long et trop vague discours du 1er
+janvier, dont je me plaignais peut-être trop vivement l'autre jour. S'il
+a cette ferme conviction que la liberté de la presse doit être respectée
+jusque dans ses excès, s'il désavoue les actes arbitraires de
+quelques-uns de ses préfets, il respectera sans doute également le
+suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte de tous ses partisans,
+mais j'imagine qu'il n'est pas homme à sacrifier les principes aux
+circonstances.
+
+Je lui souhaite de ne pas perdre la tête à l'heure décisive, et je
+regrette de le voir passer à l'état de fétiche, ce qui est le danger
+mortel pour tous les souverains de ce monde.
+
+
+ 19 janvier.
+
+On a des nouvelles de Paris du 16. Le bombardement nocturne
+continue.--_Nocturne_ est un raffinement. On veut être sûr que les gens
+seront écrasés sous leurs maisons. On assure pourtant que le mal _n'est
+pas grand_. Lisez qu'il n'est peut-être pas proportionné à la quantité
+de projectiles lancés et à la soif de destruction qui dévore le saint
+empereur d'Allemagne; mais il est impossible que Paris résiste longtemps
+ainsi, et il est monstrueux que nous le laissions résister, quand nous
+savons que nos armées reculent au lieu d'avancer.
+
+Du côté de Bourbaki, l'espoir s'en va complètement malgré de brillants
+faits d'armes qui tournent contre nous chaque fois.
+
+
+ 20.
+
+Nos généraux ne combattent plus que pour joûter. Ils n'ont pas la
+franchise de d'Aurelle de Paladines, qui a osé dire la vérité pour
+sauver son armée. Ils craignent qu'on ne les accuse de lâcheté ou de
+trahison. La situation est horrible, et elle n'est pas sincère!
+
+Le temps est doux, on souffre moins à Paris; mais les pauvres ont-ils du
+charbon pour cuire leurs aliments?--On est surpris qu'ils aient encore
+des aliments. Pourquoi donc a-t-on ajourné l'appel au pays il y a trois
+mois, sous prétexte que Paris ne pouvait supporter vingt et un jours
+d'armistice sans ravitaillement? Le gouvernement ne savait donc pas ce
+que Paris possédait de vivres à cette époque? Que de questions on se
+fait, qui restent forcément sans réponse!
+
+
+ 21.
+
+Tours est pris par les Prussiens.
+
+
+ 22 et 23.
+
+Toujours plus triste, toujours plus noir, Paris toujours bombardé! on a
+le coeur dans un étau. Quelle morne désespérance! on aurait envie de
+prendre une forte dose d'opium pour se rendre indifférent par
+idiotisme.--Non! on n'a pas le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir,
+il faudra se souvenir. Il faut tâcher de comprendre à travers les
+ténèbres dont on nous enveloppe systématiquement. A en croire les
+dépêches officielles, nous serions victorieux tous les jours et sur tous
+les points. Si nous avions tué tous les morts qu'on nous signale, il y a
+longtemps que l'armée prussienne serait détruite; mais, à la fin de
+toutes les dépêches, on nous glisse comme un détail sans importance que
+nous avons perdu encore du terrain. Quel régime moral que le compte
+rendu journalier de cette tuerie réciproque! Il y a des mots atroces qui
+sont passés dans le style officiel:
+
+--_Nos pertes sont insignifiantes,--nos pertes sont peu considérables._
+
+Les jours de désastre, on nous dit avec une touchante émotion:
+
+--Nos pertes sont _sensibles_.
+
+Mais pour nous consoler on ajoute que celles de l'ennemi sont
+_sérieuses_, et le pauvre monde à l'affût des nouvelles, va se coucher
+content, l'imagination calmée par le rêve de ces cadavres qui jonchent
+la terre de France!
+
+
+ 24 janvier.
+
+Nos trois corps d'armée sont en retraite. Les Prussiens ont Tours, Le
+Mans; ils auront bientôt toute la Loire. Ils payent cher leurs
+avantages, ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au roi Guillaume?
+l'Allemagne lui en donnera d'autres. Il la consolera de tout avec le
+butin, l'Allemand est positif; on y perd un frère, un fils, mais on
+reçoit une pendule, c'est une consolation.
+
+Paris se bat, sorties héroïques, désespérées.--Mon Dieu, mon Dieu! nous
+assistons à cela. Nous avons donné, nous aussi, nos enfants et nos
+frères. Varus, qu'as-tu fait de nos légions?
+
+Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en
+progrès.
+
+
+ 25 janvier.
+
+Succès de Garibaldi à Dijon. Il y a là, je ne sais où, mais sous les
+ordres du héros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins
+crédule, moins dupe de certains associés, le doux et intrépide Frapolli,
+grand-maître de la maçonnerie italienne, qui, dès le commencement de la
+guerre, est venu nous apporter sa science, son dévouement, sa bravoure.
+Personne ne parle de lui, c'est à peine si un journal l'a nommé. Il n'a
+pas écrit une ligne, il ne s'est même pas rappelé à ses amis. Modeste,
+pur et humain comme Barbès, il agit et s'efface,--et il y a eu dans
+certains journaux des éloges pour de certains éhontés qu'on a nommés à
+de hauts grades en dépit des avertissements de la presse mieux
+renseignée. Malheur! tout est souillé, tout tombe en dissolution. Le
+mépris de l'opinion semble érigé en système.
+
+
+ 26 janvier.
+
+Encore une levée, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes
+à n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui
+seront à peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront
+jamais, si on continue à ne pas les exercer et à ne les armer qu'au
+moment de les conduire au feu. Mon troisième petit-neveu vient de
+s'engager.
+
+
+ 27.
+
+Visites de jeunes officiers de mobilisés, enfants de nos amis du Gard.
+Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant
+absolument rien, comme les autres. Châteauroux regorge de troupes de
+toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais
+pourquoi. A La Châtre, on a de temps en temps un passage annoncé; on
+commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a
+toujours un règlement qui lui défend de payer. D'autres fois la troupe
+arrive à l'improviste, on n'a reçu aucun avis, le pain manque.
+Heureusement les habitants de La Châtre pratiquent l'hospitalité d'une
+manière admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande à
+discrétion: ils coucheraient sur la paille plutôt que de ne pas donner
+de lit à leur hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les villes à
+bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et
+on s'étonne de leur résignation. Le découragement s'en mêle. Subir tous
+les maux d'une armée en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre
+mois aucune instruction militaire, c'est une étrange manière de servir
+son pays en l'épuisant et s'épuisant soi-même.
+
+Un peu de _fantaisie_ vient égayer un instant notre soirée, c'est une
+histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi
+le département, c'est-à-dire qu'ils en ont franchi la limite pour
+demander de la bière et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont
+demandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils étaient dans l'Indre,
+ils se sont retirés en toute hâte, disant qu'il leur était défendu d'y
+entrer, et que ce département ne serait pas envahi à cause du château de
+Valençay, le duc ayant obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au
+service du roi, qu'on respecterait ses propriétés.
+
+Il y a déjà quelque temps que cette histoire court dans nos villages.
+Les habitants de Valençay ont dit que si les Prussiens respectaient
+seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils
+brûleraient le château.
+
+Il y a quelque chose qu'on dit être vrai au fond de ce roman, c'est que
+le duc de Valençay aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer et
+de faire partir les objets précieux, et que, peu après, il aurait donné
+l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de
+respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que
+cette promesse se soit étendue au département, c'est ce que nous ne
+croirons jamais, malgré la confiance qu'elle inspire aux amateurs de
+merveilleux.
+
+
+ 28 janvier.
+
+Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci! Par une
+chance inespérée, à cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi
+nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et
+peut-être de famine de plus!--Mon bon Plauchut m'écrit qu'il _mange sa
+paillasse_, c'est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée.
+Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne
+aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins.
+Le 15, on jouait _François le Champi_ au profit d'une ambulance. Cette
+pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la République, a la
+singulière destinée d'être jouée encore sous le bombardement. Une
+bergerie!
+
+Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne
+_veulent_ souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher
+petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a
+été forcé de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur
+sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les
+sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur
+la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont
+déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris
+est admirable, on est fier de lui!
+
+
+ 28 au soir.
+
+Mais les exaltés veulent le mâter, le livrer peut-être. Il y a encore eu
+une tentative contre l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes
+nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est
+un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont
+criminelles et la première pensée qui se présente à l'esprit est
+qu'elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des
+fous ou des traîtres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la
+tuerie: ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes.
+
+On parle d'armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent
+peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la
+fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en émeut et nous défend
+d'y croire. Ne lui en déplaise, nous n'y croyons que trop. La misère
+doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le
+dissimuler, cela devient évident. Le bois manque, le pain va manquer.
+L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce qui reste de bandits à
+Paris,--et il en reste toujours,--pour piller les vivres et peut-être
+les maisons. La majorité de la garde nationale paraît irritée et blâme
+la douceur du général Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur de
+Paris à sa place. Est-ce l'énergie, est-ce la patience qui peuvent
+sauver une pareille situation?--Elle est sans exemple dans l'histoire.
+Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en brûlant Paris? On ne
+ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait être mort jusqu'à demain,--et
+peut-être que demain ce sera pire!
+
+
+ Dimanche 29 janvier.
+
+C'en est fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne prononce pas encore ce
+mot-là. Un armistice est signé pour vingt et un jours. Convocation d'une
+assemblée de députés à Bordeaux: c'est Jules Favre qui a traité à
+Versailles. On va procéder à la hâte aux élections. On ne sait rien de
+plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affamé? car il est
+affamé, la chose est claire à présent! La paix sortira-t-elle de cette
+suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles
+conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible
+que l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de plusieurs forts.
+Il n'y a pas d'illusion à conserver. Cela devait finir ainsi! L'émeute a
+dû être plus grave qu'on ne l'a avoué. Les Prussiens en profitent.
+Malheureux agitateurs! que le désastre, la honte et le désespoir du pays
+vous étouffent, si vous avez une conscience!
+
+Le désordre et le dégoût où l'on a jeté la France rendaient notre perte
+inévitable. Mais fallait-il laisser dire à nos ennemis:
+
+--Ce peuple insensé se livre lui-même! Les haines qui le divisent ont
+fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-même!
+
+Ah! mécontents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous
+aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie des
+émeutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous êtes tous
+bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on
+tâchera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se
+rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'héroïsme véritable!
+
+On vous plaint et on vous aime tous quand même: vous n'êtes plus
+écrasés par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On
+respire en dépit d'une douleur profonde, et on veut la paix,--oui, la
+paix au prix de notre dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette
+torture! Quant à moi, il était au-dessus de mes forces de la contempler
+plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre ceux
+qui reprochent à votre gouvernement d'avoir cédé devant l'horreur de vos
+souffrances. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure et on aime:
+arrière ceux qui maudissent!
+
+
+ Janvier.
+
+A présent nous savons pourquoi Paris a dû subir si brusquement son sort.
+Encore une fois nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles de l'Ouest
+et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en déroute. Le
+malheureux Bourbaki, harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons et
+les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est brûlé la cervelle.
+Aucune dépêche ne nous en a informés, les journaux que nous pouvons nous
+procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop à
+Versailles, et devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout espoir.
+
+Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne trahissait pas qui s'est tué
+pour ne pas survivre à la défaite!
+
+
+ 31 janvier.
+
+Dépêche officielle.--_Alea jacta est!_ La dictature de Bordeaux rompt
+avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, après avoir livré par ses
+fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par
+une révolte ouverte contre le gouvernement dont il est le délégué!
+Peuple, tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre
+des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans
+cet abîme, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout
+et qui l'y plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits.
+Deux malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer ta
+perte. Relève-toi, si tu peux!
+
+«L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse
+dépêche, _semble_ indiquer que la capitale a été rendue en tant que
+place forte. La convention qui est intervenue _semble_ avoir surtout
+pour objet la formation et la nomination _d'une assemblée_.
+
+«La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'intérieur et de
+la guerre est toujours la même: _guerre à outrance, résistance jusqu'à
+complet épuisement!_»
+
+Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le _complet épuisement_ est
+prévu, inévitable, et le voilà décrété!
+
+«Employez donc toute votre énergie, dit la dépêche en s'adressant à ses
+préfets, à maintenir le _moral_ des populations!»
+
+Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet épuisement! Voilà tout
+ce que vous avez à leur offrir. Eh bien! c'est déjà fait. Vous avez tout
+pris, et cela ne vous a servi à rien. Il faut aviser au moyen de vider
+deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme
+mort!
+
+Viennent ensuite des ordres relatifs à la discipline.
+
+«Les troupes devront être exercées tous les jours pendant de longues
+heures pour s'aguerrir.»
+
+Il est temps d'y songer, à présent que celles qui savaient se battre
+sont prisonnières ou cernées, et que celles qui ne savent rien sont
+démoralisées par l'inaction et décimées par les maladies! Ferez-vous
+repousser les pieds gelés que la gangrène a fait tomber dans vos
+campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques,
+les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de
+vingt-quatre heures? Rétablirez-vous la discipline dont vous vous êtes
+préoccupé tout récemment et que vous avez laissée périr comme une chose
+dont _l'élément civil_ n'avait aucun besoin?
+
+Mais voici le couronnement du mépris pour les droits de la nation: Après
+avoir décrété la guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et de la
+guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant cette double tâche, ajoute:
+
+--_Enfin, il n'est pas jusqu'aux élections qui ne puissent et ne doivent
+être mises à profit_.
+
+Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volonté
+gouvernementale, j'allais dire _impériale_, aux électeurs de la France.
+
+--Ce _qu'il faut_ à la France, c'est une assemblée _qui veuille la
+guerre et soit décidée à tout_.
+
+«Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain
+matin. Le _ministre_,--c'est de lui-même que parle M. Gambetta,--_le
+ministre s'est fixé un délai qui expire demain à trois heures_.»
+
+C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il passera outre et régnera
+seul. Le tout finit par un refrain de cantate:
+
+--Donc, patience! fermeté! courage! union et discipline!
+
+Voilà comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a apposé beaucoup de
+points d'exclamation au bas de ses dépêches et circulaires, il croit
+avoir sauvé la patrie.
+
+Nous voilà bien et dûment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une
+place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer
+_l'épuisement_ rêvé par la grande âme du ministre pendant que l'ennemi,
+maître des forts, réduira en cendre la capitale du monde civilisé. Il
+n'entre pas dans la politique, si modestement _suivie_ et _pratiquée_
+par le _ministre_, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de
+succomber sans son aveu!
+
+Ce déplorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu
+guerrier, à la férocité froide et raisonnée, est une note à prendre et à
+retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de nous! Dépêchez-vous de
+vous donner _des maîtres_, pauvres moutons du Berry!
+
+
+ 1er février.
+
+Aujourd'hui le _ministre_ refait sa thèse. Il change de ton à l'égard de
+Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est défendue que pour lui
+donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est
+sauvée, vu qu'il a formé «des armées _jeunes encore_, mais _auxquelles_
+il n'a manqué _jusqu'à_ présent _que la_ solidité _qu'on_ n'acquiert
+_qu'à_ la longue.»
+
+Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont
+apparemment il ne relève plus.
+
+--_On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un
+armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté,
+qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos
+soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au
+repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays,
+une assemblée nationale. Cependant_ _personne ne vient de Paris, et il
+faut agir._
+
+On s'imagine qu'après avoir ainsi tancé la _légèreté coupable_ de son
+gouvernement, le _ministre_ va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il
+s'était fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose! Il va obéir et
+s'occuper d'avoir une assemblée _vraiment nationale_. Pardonnons-lui une
+heure d'égarement, passons-lui encore cette proclamation illisible,
+impertinente, énigmatique. Espérons qu'il n'aura pas de candidats
+officiels, bien qu'il semble nous y préparer. Espérons que, pour la
+première fois depuis une vingtaine d'années, le suffrage universel sera
+entièrement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la
+volonté de la France.
+
+Ce retard du délégué de Paris, qui offense et irrite le délégué de
+Bordeaux, nous inquiète, nous autres. Paris aurait-il refusé de
+capituler malgré l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos
+armées sont à dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du
+dehors, et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés redoublent.
+Peut-être qu'au lieu de manger on s'égorge.--Le ravitaillement s'opère
+pourtant, et on annonce qu'on peut écrire des lettres _ouvertes_ et
+envoyer des denrées.
+
+
+ 2 février.
+
+J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles?--Il fait un temps
+délicieux; j'ai écrit la fenêtre ouverte. Les bourgeons commencent à se
+montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches
+rayées de vert. Les moutons sont dans le pré du jardin, mes
+petites-filles les gardent en imitant, à s'y tromper, les cris et appels
+consacrés des bergères du pays. Ce serait une douce et heureuse journée,
+s'il y avait encore de ces journées-là; mais le parti Gambetta nous en
+promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la
+_guerre à outrance_ et le _complet épuisement_. Pour quelques-uns, c'est
+encore quelques mois de pouvoir; pour les désintéressés, c'est la
+satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et
+fait trembler la volaille, c'est-à-dire les timides du parti
+opposé;--mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se
+l'imagine! Le paysan surtout est très-calme, il sourit et se prépare à
+voter, quoi?--La paix à outrance peut-être; on l'y provoque en le
+traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait:
+
+--Ils s'y prennent comme ça? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les
+mouches avec du vinaigre.
+
+Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse
+contre le complet épuisement, et ils n'auront pas tort.
+
+--Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravagés, si
+on ravage le reste?
+
+Ils n'ignorent pas que les provinces défendues souffrent autant des
+nationaux que des ennemis, et, comme le vol des prétendus fournisseurs
+et le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à présent sans
+restriction et sans limite dans nos prétendus moyens de défense, ils ne
+veulent plus se défendre avec un gouvernement qui ne les préserve de
+rien et les menace de tout.
+
+
+ Vendredi 3 février.
+
+Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux décrète
+de son chef des incompatibilités que la République ne doit pas
+connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité les membres de
+toutes les familles déchues du trône, mais encore les anciens candidats
+officiels, les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par une logique
+d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas élire les
+préfets d'il y a six mois; en revanche, on pourra élire les préfets
+actuellement en fonctions! C'est le coup d'État de la folie; il y a des
+gens pour l'admirer et en accepter les conséquences.--Que fait donc le
+gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette
+modification à la première, à la plus sacrée des lois républicaines?
+L'ennemi l'empêche-t-il de communiquer avec la délégation? Ce serait de
+la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de
+vouloir outrager et avilir le suffrage universel.
+
+Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère, afficher l'outrage au
+peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands désordres.
+Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous préserve des
+colères de la réaction, si stupidement provoquées et si cruellement
+aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de sûreté
+s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris répare la faute de son
+ex-collègue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela.
+Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'étranger
+devient à jamais honteuse pour la France.
+
+
+ Vendredi soir.
+
+Enfin! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec un décret signé de tous
+les membres du gouvernement de Paris, donnant un démenti formel aux
+prétentions du délégué. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui
+vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a
+endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte portée ces jours-ci à
+l'inamovibilité de la magistrature a été pour nous, qui aimons et
+respectons Crémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes les magistrats
+frappés par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais détruire un
+principe pour punir quelques coupables, et se résoudre à un tel acte au
+moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme
+dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais été mises
+en doute, que je sache. Que s'est-il donc passé? Cette verte vieillesse
+s'est-elle affaissée tout d'un coup sous la pression des exaltés?
+
+Le parti Gambetta était donc fermement convaincu que _la guerre
+commençait_, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures
+dictatoriales pour donner un nouvel élan à la France, et qu'on avait un
+an de lutte acharnée, ou une prochaine série de grandes victoires pour
+arriver au consulat?
+
+A Paris, on est triste, mais résigné; il n'y a pas eu le moindre
+trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donné à entendre pour nous effrayer.
+Il y a un système à la fois réactionnaire et républicain pour nous
+brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent.
+
+Nous apprenons enfin que l'armée de Bourbaki a passé en Suisse au moment
+d'être cernée et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup sûr, M. de
+Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à Paris.
+
+Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis
+réellement une balle dans la tête. Les uns disent qu'il est légèrement
+blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a
+voulu mourir; c'est le seul général qui ait manqué de philosophie devant
+la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se
+sont bien battus!
+
+
+ 4 février.
+
+Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux blés sont rentrés sous
+terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton
+affreux. Des espaces immenses sont rasés par la gelée. Il est dit que
+nous perdrons tout, même l'espérance. M. de Bismarck nous envoie des
+dépêches! Il déclare qu'il n'admet pas les _incompatibilités_ de M.
+Gambetta. C'est lui qui nous protége contre notre gouvernement. C'est la
+scène grotesque passant à travers le drame sombre.
+
+Lettres du Midi. Ils sont effrayés. Le coup d'État les menace,
+disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons républicains vont voter
+pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amenée par la
+situation.
+
+Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste
+républicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la
+faute de son chef. Il y a là des noms aimés; mais, pour défendre le
+système qu'ils s'obstinent à représenter, il faudrait fausser sa propre
+conscience, et peu de gens estimables s'y décideront. Il y en aura
+pourtant; il y a toujours des politiques _purs_ qui font bon marché de
+leurs scrupules et de leurs répugnances pour obéir à un système convenu;
+c'est même cela qu'ils appellent la _conduite politique_. J'avoue que
+j'ai toujours eu de l'aversion pour cette stratégie de transaction.
+
+Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta disait, en finissant, une
+parole énigmatique:
+
+--Pour atteindre ce but sacré (la guerre à outrance représentée par le
+choix des candidats), il faut y dévouer nos coeurs, nos volontés, notre
+vie, et, _sacrifice difficile peut-être, laisser là nos préférences_.
+Aux armes! aux armes! etc.
+
+Le parti entend sans doute son chef à demi-mot. Pour nous, simples
+mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte
+mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évolution politique comme
+celle de ces républicains du Midi qui m'écrivaient hier:
+
+«Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons à l'ennemi de
+l'ennemi!»
+
+M. Gambetta, passant à l'alliance avec les rouges qu'il a contenus
+jusqu'ici dans les villes agitées par eux, serait plus logique;
+jusqu'ici ses _préférences_ ont été pour ses confrères de Paris qui lui
+ont confié nos destinées, faisant en cela, selon nous, acte d'énorme
+légèreté. A présent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et
+son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne
+s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature
+et de coups d'État.
+
+
+ 5 février.
+
+Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande défiance
+qu'on croit ce silence _commandé_. On s'inquiète de ce qui se passe à
+Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.
+
+
+ 6.
+
+Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux
+d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal réglé ou mal compris, a
+amené de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une
+partie de nos mobilisés qui a été conduite au feu, comme nous le
+redoutions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui s'est trouvée à
+l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jetés comme
+des fous, traversant la Loire en désordre sur un pont miné, tombant dans
+la rivière, sortant de là en riant pour aller droit aux Prussiens
+embusqués dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui
+éclataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres
+faute de se reconnaître et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres
+enfants étaient cernés; la retraite leur était absolument coupée, et ils
+attendaient l'écrasement final lorsque, après six heures d'attente dans
+la boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de leur laisser
+connaître l'armistice, mais en leur déclarant qu'il ne l'acceptait pas.
+Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera décoré ou général.--Avec
+de tels chefs, l'_épuisement_ désiré ira vite, et le pouvoir de ceux qui
+sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue durée
+qu'ils l'espèrent.
+
+
+ Mardi 7 février.
+
+On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a été
+vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le décret du
+gouvernement de Paris relatif à la liberté des élections ont été saisis
+à Bordeaux. Le coup d'État est complet!
+
+Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a dû
+montrer une fermeté qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gambetta
+se décide à donner sa démission, et que le décret de Paris qui annule le
+sien sera publié _demain_.
+
+Demain! c'est le jour du vote! On aura commencé à voter, et dans
+beaucoup de localités on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre
+de choisir son candidat; mais en revanche les préfets en fonctions
+pourront être élus dans les localités qu'ils administrent encore. On
+promène déjà partout des listes officielles qu'on appelle listes
+républicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette
+république-là aura suivi la forme impériale et admis des
+incompatibilités inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle
+retombe sur ceux qui l'acceptent!
+
+Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son
+devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais rêve d'un coup
+de dictature avorté. Le vote sera libre quand même, grâce à la ferme
+volonté que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son
+étendue.
+
+Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas à la
+principale, la liste dite libérale, celle de la paix, comme l'appellent
+les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont
+pas.
+
+Aucun symptôme de bonapartisme ni de cléricalisme dans les esprits
+autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui représentent pour
+eux le vote pour la paix; je vis cloîtrée, je ne vois même presque
+jamais les paysans de la nouvelle génération.
+
+Ils ont beaucoup grandi en fierté et en bien-être, ces paysans de vingt
+à quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre,
+ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent à
+vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s'arrêtent chez
+nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l'aisance
+simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes
+qu'ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de
+savoir-vivre; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le
+sentiment, ils ont la notion et la volonté de l'égalité: c'est le droit
+de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent
+tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas
+bon.
+
+Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans
+la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et
+engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'échanger avec
+personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir
+tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à
+aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne
+savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident,
+ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et
+l'arrangement avec la sûreté d'observation qui aide le sauvage à
+retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez
+nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms
+propres à l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les
+candidats qui passent pour représenter leur opinion. S'ils font quelques
+questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le
+mot _avocat_ les met en défiance. _Avocat_ est une injure au village.
+Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général
+tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains
+noms qu'ils aiment personnellement en disant:
+
+--Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas
+faire celles des autres!
+
+Et ceci est une question d'ordre, d'économie, de sagesse et
+d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien
+à gagner chez nous au changement de personnes. Étant d'un des
+départements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au
+moins préservé de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire à aucun
+emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne
+désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c'est-à-dire un
+citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le
+placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a
+d'ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l'homme de son
+état et de son milieu parce qu'elle le différencie de ses égaux. Il faut
+qu'elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n'ait
+lieu d'abuser.
+
+Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans désordre et sans
+vexation. On est très-bon dans notre pays, et nous avons un excellent
+sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a professé et
+professe un grand respect pour la liberté des opinions. Si on se
+querelle, ce ne sera pas sa faute.
+
+Un de nos mobilisés a écrit; malgré l'armistice, ils couchent plus que
+jamais dans la boue, et malgré l'espoir et l'annonce de la reprise
+prochaine des hostilités, moins que jamais on ne les exerce. Il y a eu
+des morts et des blessés, il y a surtout des malades. Un médecin de La
+Châtre, le docteur Boursault, malgré son âge assez avancé et sa fortune
+assez médiocre, s'est attaché gratuitement au service du bataillon.
+
+Je donnerais beaucoup pour être sûre que le dictateur a donné sa
+démission. Je commençais à le haïr pour avoir fait tant souffrir et
+mourir inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me répétant qu'il
+nous a sauvé l'honneur. Notre honneur se serait fort bien sauvé sans
+lui. La France n'est pas si lâche qu'il lui faille avoir un professeur
+de courage et de dévouement devant l'ennemi. Tous les partis ont eu des
+héros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs.
+Nous avons bien le droit de maudire celui qui s'est présenté comme
+capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu'au
+désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n'a
+même pas eu de bon sens.
+
+Que Dieu lui pardonne! Je vais me dépêcher de l'oublier, car la colère
+et la méfiance composent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu'un
+poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent
+qu'il aura des comptes sévères à rendre à la France, et que son avenir
+n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tranquille. S'il faut
+qu'une enquête se fasse sur sa probité, que je ne révoque point en
+doute--les exaltés ne sont pas cupides--dès qu'il se sera justifié,
+qu'on lui pardonne tout, en raison de la raison qui lui manque. Le
+chauffeur maladroit qui fait éclater la chaudière n'est pas punissable
+quand il saute avec elle.
+
+Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans l'air une détente qui
+ne sera pas sans influence sur notre espèce nerveuse et impressionnable.
+Non! on ne se battra pas demain.
+
+
+ 8 février.
+
+Dès le matin, les paysans des deux sections de la commune étaient réunis
+devant l'église. Les vieux et les infirmes voulaient se traîner au
+chef-lieu de canton, qui est à six kilomètres. Mon fils fait atteler
+pour eux un grand chariot qu'on accepte, et il s'en va à pied avec les
+jeunes. Sur la route, on rencontre les autres communes marchant en ordre
+avec leurs vieillards conduits par les voitures des voisins, qui, sans
+s'être concertés, ont tous eu l'idée de fournir des moyens de transport,
+et de se servir de leurs jambes plutôt que de laisser un électeur privé
+de son droit. Pas une abstention! Ce vote au chef-lieu de canton a paru
+une espèce de défi qu'on a voulu accepter.--Dans la journée, on vient
+nous dire que tout est calme, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une querelle,
+et notre village rentre sans avoir manqué à sa parole.
+
+Les journaux confirment la démission Gambetta, et annoncent l'arrivée à
+Bordeaux de plusieurs membres du gouvernement de Paris.--Je reçois de
+Paris une première lettre par la poste; mais, comme les Prussiens
+veulent lire notre pensée, on ne se la dit pas et on est moins bien
+informé que par les ballons.
+
+
+ Jeudi 9 février.
+
+J'ai attendu Maurice, qui est rentré à trois heures du matin. Il avait
+été cloué à un bureau de dépouillement. La liste _libérale_ l'emporte
+jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent contre un.
+
+On m'assure que les choix de notre département sont réellement libéraux
+et même républicains, qu'en tout cas ils ne sont nullement
+réactionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans toute la France,
+et que les hommes du passé ne profitent pas trop de l'irritation
+produite dans les masses par la tentative d'étouffement du vote. J'ai de
+l'espérance aujourd'hui; notre pauvre France a appelé le bon sens à son
+aide, et elle est disposée à l'écouter. Ce n'est pas une majorité
+restauratrice que le bon sens demande, c'est une majorité réparatrice.
+Se sentira-t-elle le pouvoir et les moyens de continuer la guerre? Je ne
+le crois pas; mais, s'il est constaté qu'elle les a encore, espérons
+qu'elle ne sera pas lâche et qu'elle usera de ce pouvoir et de ces
+moyens.
+
+Quoi qu'il arrive, l'équilibre rompu entre la France et son expression
+va se rétablir. C'était la première condition pour nous rendre compte
+de notre situation, qu'on nous défendait de connaître et que nous
+allons pouvoir juger en famille. On avait exclu du conseil les
+principaux intéressés, ceux qui supportent les plus lourdes charges; il
+était temps de se rappeler qu'ils n'appartiennent pas plus à un parti
+qu'ils ne doivent appartenir à un souverain. Puisque, grâce à la
+Révolution de 89, tout homme est un citoyen, il est indispensable de
+reconnaître que tout citoyen est un homme, que par conséquent nul ne
+peut disposer des biens et de la vie de son semblable sans le consulter.
+Ce n'est pas parce que l'Empire en a disposé par surprise qu'une
+république a le droit d'agir de même et de sacrifier l'homme à l'idée,
+l'homme fût-il stupide et l'idée sublime.
+
+Une guerre continuée ainsi ne pouvait produire l'élan miraculeux des
+guerres patriotiques. D'ailleurs les choses de fait sont entrées dans
+une nouvelle phase de développement. En même temps que la science
+appliquée à l'industrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de
+l'électricité, et tant d'autres découvertes merveilleuses et fécondes,
+elle accomplissait fatalement le cercle de son activité, elle trouvait
+des moyens de destruction dont nous n'avons pas pu nous pourvoir à
+temps, et qui ont mis à un moment donné la force matérielle au-dessus de
+la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n'est rien de
+plus. L'homme qui eût pu rendre immédiatement applicable un engin de
+guerre supérieur à tous les engins connus eût plus fait pour notre salut
+que tout un parti avec des paroles vides et un système d'excitations
+inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà parlé d'un _rempart de
+poitrines humaines_, parole féroce, si elle n'eût été irréfléchie. Les
+poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les
+traverse, et jamais un ingénieur militaire ne les assimilera à des
+moellons. L'homme de coeur ne peut entendre les métaphores de
+l'éloquence sans éprouver un déchirement profond. Le paysan, à qui on
+prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang,
+a raison de ne pas aimer les avocats.
+
+
+ 10 février.
+
+A présent que les communications régulières sont rétablies ou vont
+l'être, je n'ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la
+vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et
+à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l'isolement
+plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il
+n'était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l'effet du
+contre-coup des événements extérieurs. Très-peu parmi nous ont eu durant
+cette crise le triste avantage de la contempler sans égarement d'esprit
+et sans catastrophe immédiate. Je dis que c'est un triste avantage,
+parce que, dans cette inaction forcée, on souffre plus que ceux qui
+agissent. Je le sais par expérience; en aucun temps de ma vie, je n'ai
+autant souffert!
+
+Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je ne l'aurais pas pu;
+mais toute émotion soulevée par l'émotion générale appartient quand même
+à l'histoire d'une époque. J'ai traversé cette tourmente comme dans un
+îlot à chaque instant menacé d'être englouti par le flot qui montait.
+J'ai jugé à travers le nuage et l'écume les faits qui me sont parvenus;
+mais j'ai tâché de saisir l'esprit de la France dans ces convulsions
+d'agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le coeur pour
+savoir si elle est morte.
+
+On ne peut juger que par induction, je tâte mon propre coeur et j'y
+trouve encore le sentiment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est
+toujours la foi, et si ce n'était même plus la foi, ce serait encore
+l'amour; tant qu'on aime, on n'est pas mort. La France ne peut pas se
+haïr elle-même, plus que jamais elle est la nation qui aime et qu'on
+aime. Si le gouvernement qui jurait de la sauver ou de mourir avec elle
+n'a su faire ni l'un ni l'autre, quelque espérance que nous ayons fondée
+sur ce gouvernement, quelques sympathies qu'il ait pu nous inspirer ou
+qu'il nous inspire encore, accusons-le plutôt que de condamner la
+France. Repoussons avec indignation le système de défense de ceux qui
+nous disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas voulu être sauvée.
+Ce serait le même mensonge qui a été prononcé à Sedan lorsqu'on nous a
+lâchement accusés d'avoir voulu la guerre. Dire que la France ne peut
+plus enfanter de braves soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a été
+bonapartiste, c'est un blasphème. Elle a proclamé la république à Paris
+avec un enthousiasme immense, elle l'a acceptée en province avec une
+loyauté unanime. Le premier cri a été partout:
+
+--Vive la patrie!
+
+Et tout le monde était debout ce jour-là. La France de toutes les
+opinions a offert ou donné sans hésitation le sang qu'elle avait dans
+les veines, l'argent qu'elle avait dans les mains. Le paysan le plus
+encroûté a marché comme les autres. Les sujets les plus impropres aux
+fatigues s'y sont traînés quand même, des mères ont vu partir leurs
+trois fils, des fermiers tous leurs gars; des hommes mariés ont quitté
+leurs jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept ans de service
+ont repris le sac et le fusil. Je ne parle pas des riches qui ont quitté
+avec orgueil leurs affections et leur bien-être, des industriels, des
+savants et des artistes qui ont fait si bon marché de leurs précieuses
+vies, et qui se sont volontairement dévoués, des jeunes gens engagés
+dans des carrières honorables ou lucratives qui ont tout sacrifié pour
+servir la grande cause: je parle de ceux qu'on accuse, qu'on méconnaît
+et qu'on méprise, je parle des ignorants et des simples qui croyaient
+encore à l'empereur trahi, vieille légende des temps passés, et qui
+n'aimaient pas du tout la République, parce que _rien ne va sans un
+maître_. Je ne peux pas sans douleur entendre maudire ce pauvre d'esprit
+qui est allé se faire tuer, ou, ce qui est pis, mourir de froid, de faim
+et de misère dans la neige et la boue des campements. Si Jésus revenait
+au monde, il écrirait avec notre sang sur le sable de nos chemins:
+
+«En vérité, je vous le dis, celui-ci, qui ne comprend pas et qui marche
+avec vous est le meilleur d'entre vous.»
+
+Finissons-en avec ces récriminations contre l'ignorance, avec cette
+malédiction sur le suffrage universel, avec ces projets, ces désirs ou
+ces menaces de méconnaître son autorité. La paix est maintenant
+inévitable, l'exaltation de parti la repousse et cherche à nous
+entretenir d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a pu tenir,
+elle ne veut pas en avoir le démenti, elle sacrifierait des millions
+d'hommes plutôt que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il est temps
+que le gros bon sens intervienne. Il ne saura pas juger le différend, il
+le fera cesser. Je vois aux prises une impitoyable machine de guerre, la
+Prusse, et un homme nu, blessé, héroïque, la France militaire. Cet
+homme, exaspéré par l'inégalité de la lutte, veut mourir, il se jette en
+désespéré sous les roues de la machine. Debout, Jacques Bonhomme! place
+entre ce sublime malheureux et la machine aveugle ta lourde main, plus
+solide que tous les engins de la royauté. Arrête le vainqueur et sauve
+le vaincu, dût-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il vive, toi,
+paysan qui par métier sèmes la vie sur la terre. Tu veux que le blé
+repousse, et que la France renaisse. Voici tantôt le moment de ressemer
+ton champ gelé. On va crier que tu as tué l'honneur. Tu laisseras dire,
+toi qui portes toujours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-ci.
+L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne connaisses pas le point
+d'honneur, et que tu te trouves là, dans les situations extrêmes, pour
+trancher sans scrupule et sans passion les questions insolubles!
+
+Et à présent faisons une fervente prière au génie de la France.
+Puisse-t-il nous bien inspirer et faire entrer dans tous les esprits la
+notion du droit! Il est si clair et si précis, ce droit acquis et payé
+si cher par nos révolutions! Liberté de la parole écrite ou orale,
+liberté de réunion, liberté du vote, liberté de conscience, liberté de
+réunion et d'association,--que peut-on vouloir de plus, et quelles
+théories particulières peuvent primer ces droits inaliénables? N'est-ce
+pas donner l'essor à toutes les idées que d'assurer les droits de la
+discussion? Si nous savons maintenir ces droits, ne sera-ce pas un
+véritable attentat contre l'humanité que la conspiration et
+l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent?
+
+L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le contrôle de tous: sachons
+distinguer les vanités exubérantes des convictions sincères, n'imposons
+silence à personne, mais apprenons à juger, et que l'abandon soit le
+châtiment des écoles qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure
+et la menace. Ne subissons l'entraînement ni des vieux partis ni des
+nouveaux. Le véritable républicain n'appartient à aucun, il les examine
+tous, il les discute, il les juge. Son opinion ne doit jamais être
+arrêtée systématiquement, car l'intelligence qui ne fonctionne plus est
+une intelligence morte; qui n'apprend plus rien ne compte plus.
+Observons le rayonnement des idées nouvelles à mesure qu'elles se
+produiront, et sachons si elles sont étoiles ou bolides, c'est-à-dire
+éclosion de vie ou débris de mort. La France a le sens critique si
+développé et tant d'organes éminents de cette haute puissance, qu'il ne
+lui faudra pas beaucoup de temps pour s'éclairer sur la valeur des
+offres de salut qui lui sont faites de toutes parts. Cette discussion, à
+la condition d'être loyale et sérieuse, fera aisément justice du mandat
+_impératif_, qui n'est autre chose que la tyrannie de l'ignorance, si
+bien exploitée par le parti de l'Empire. Faisons des voeux pour que la
+distinction du droit et de la fonction déléguée soit bien comprise et
+bien établie par nos écrivains, nos assemblées, nos publicistes de tout
+genre. Ils auront beaucoup à faire à ce moment de réveil général qui va
+suivre, à la grande surprise des autres nations, l'espèce d'agonie où
+elles nous voient tombés. Il sera urgent de démontrer que le mandat
+impératif est une idée sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste à en
+accepter l'outrage pour conquérir la popularité. Le droit du peuple à
+choisir ses représentants, à consulter sa raison et sa conscience doit
+être également libre, ou bien la représentation n'est plus qu'une lutte
+aveugle, un conflit stupide entre les esclaves de tous les partis. Il
+serait temps de se défaire de ces errements de l'Empire. Nés fatalement
+dans son atmosphère, espérons qu'ils finiront avec lui.
+
+Il y aura certainement aussi à éclairer l'Assemblée constituante qui
+succédera prochainement à celle-ci sur un point essentiel, le droit de
+plébiscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu monstrueux, établisse la
+volonté du peuple au-dessus de celle des assemblées élues par lui; si le
+peuple est souverain, ce n'est pas un souverain absolu qu'il faille
+rendre indépendant de tout contrôle, priver de tout équilibre. Le
+plébiscite peut être la forme expéditive que prendra, dans un avenir
+éloigné, la volonté d'une nation arrivée à l'âge de maturité; mais
+longtemps encore il sera un attentat à la liberté du peuple lui-même,
+puisqu'il est, par sa forme absolue et indiscutable, une sorte de
+démission qu'il peut donner de sa propre autorité. Je crois que, si ce
+droit n'est pas supprimé, il pourra être modifié par une loi qui en
+soumettra l'exercice aux décisions des assemblées. En temps normal et
+régulier, il ne faut jamais qu'un pouvoir exécutif puisse en appeler de
+l'Assemblée au peuple et réciproquement. Je ne sais même pas s'il est
+des cas exceptionnels où cet appel ne serait point un crime contre la
+raison et la justice.
+
+Mais _ce ne sont pas là mes affaires_, dit la fourmi, et je ne suis
+qu'une fourmi dans ce chaos de montagnes écroulées et de volcans qui
+surgissent; je fais des rêves, des voeux, et j'attends.
+
+Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurez-vous tous été logiques
+avec vous-mêmes sous cette dictature compliquée d'une guerre atroce?
+Quelles vont être vos élections de Paris?
+
+Je n'ai qu'un désir: c'est qu'elles soient l'expression de toutes les
+idées qui vous agitent dans tous les sens. Un parti trop prédominant
+serait un malheur en ce moment où il faut que la lumière se fasse.
+
+Si je dois encore une fois assister à la mort de la république, j'en
+ressentirai une profonde douleur. On ne voit pas sans effroi et sans
+accablement le progrès faire fausse route, l'avenir reculer, l'homme
+descendre, la vie morale s'éclipser; mais, si cette amertume nous est
+réservée, ô mes amis, ne maudissons pas la France, ne la boudons pas, ne
+nous croyons pas autorisés à la mépriser; elle passe par une si forte
+épreuve! Ne disons jamais qu'elle est finie, qu'elle va devenir une
+Pologne; est-ce que la Pologne n'est pas destinée à renaître?
+
+L'Allemagne aussi renaîtra; riche et fière aujourd'hui, elle sera demain
+plus malade que nous de ces grandes maladies des nations, nécessaires à
+leur renouvellement. Il y a encore en Allemagne de grands coeurs et de
+grands esprits qui le savent et qui attendent, tout en gémissant sur nos
+désastres; ceux-là engendreront par la pensée la révolution qui
+précipitera les oppresseurs et les conquérants. Sachons attendre aussi,
+non une guerre d'extermination, non une revanche odieuse comme celle qui
+nous frappe; attendons au contraire une alliance républicaine et
+fraternelle avec les grandes nations de l'Europe. On nous parle
+d'amasser vingt ans de colère et de haine pour nous préparer à de
+nouveaux combats! Si nous étions une vraie, noble, solide et florissante
+république, il ne faudrait pas dix ans pour que notre exemple fût suivi,
+et que nous fussions vengés sans tirer l'épée!
+
+Le remède est bien plus simple que nous ne voulons le croire. Tous les
+bons esprits le voient et le sentent. Allons-nous nous déchirer les
+entrailles, quand une bonne direction donnée par nous-mêmes à nos coeurs
+et à nos consciences aurait plus de force que tous les canons dont la
+Prusse menace la civilisation continentale? Croyez bien qu'elle le sait,
+la Prusse! La paix que l'on va négocier n'éteindra pas la guerre occulte
+qu'elle est résolue à faire à notre république. Quand elle ne nous
+tiendra plus par la violence, elle essayera de nous tenir encore par
+l'intrigue, la corruption, la calomnie, les discordes intérieures.
+Serrons nos rangs et méfions-nous de l'étranger! Il est facile à
+reconnaître; c'est celui qui se dit plus Français que la France.
+
+ Nohant, nuit du 9 au 10 février.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Journal d'un voyageur pendant la guerre, by
+George Sand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR ***
+
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+Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+
+ http://www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+ The Project Gutenberg eBook of JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE, par George Sand.
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+Project Gutenberg's Journal d'un voyageur pendant la guerre, by George Sand
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+Title: Journal d'un voyageur pendant la guerre
+
+Author: George Sand
+
+Release Date: January 23, 2006 [EBook #17589]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR ***
+
+
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+
+Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+<h1>JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE</h1>
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+<h2>PAR</h2>
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+<h2>GEORGE SAND</h2>
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+<h3>(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT</h3>
+
+<h3>PARIS MICHEL L&Eacute;VY FR&Egrave;RES, &Eacute;DITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OP&Eacute;RA</h3>
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+
+<h3>LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE
+GRAMMONT</h3>
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+<h3>1871</h3>
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+<h3>Droits de reproduction et de traduction r&eacute;serv&eacute;s</h3>
+
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+
+<p class="droit">
+Nohant, 15 septembre 1870.<br />
+</p>
+
+<p>Quelle ann&eacute;e, mon Dieu! et comme la vie nous a &eacute;t&eacute; rigoureuse! La vie
+est un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dans
+le sublime total universel. Les hommes de ce petit monde o&ugrave; nous sommes
+n'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fi&eacute;vreux,
+douloureux, &eacute;troit. Ils font un mis&eacute;rable usage des fugitives ann&eacute;es o&ugrave;
+ils croient pouvoir dire <i>moi</i>, sans songer qu'avant et apr&egrave;s cette
+passag&egrave;re affirmation, leur moi a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; et sera encore un moi
+inconscient peut-&ecirc;tre de l'avenir et du pass&eacute;, mais toujours plus
+affirmatif et plus accus&eacute;.</p>
+
+<p>Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille de
+leurs cadavres mutil&eacute;s. Chers &ecirc;tres pleur&eacute;s! une grande &acirc;me s'&eacute;l&egrave;ve avec
+la fum&eacute;e de votre sang injustement, odieusement r&eacute;pandu pour la cause
+des princes de la terre. Dieu seul sait comment cette &acirc;me magnanime se
+r&eacute;partira dans les veines de l'humanit&eacute;; mais nous savons au moins
+qu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y d&eacute;cuple l'amour
+du vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, le
+sentiment de la vie id&eacute;ale, qui n'est autre que la vie normale telle que
+nous sommes appel&eacute;s &agrave; la conna&icirc;tre. De cette &eacute;treinte furieuse de deux
+races sortira un jour la fraternit&eacute;, qui est la loi future des races
+civilis&eacute;es. Ta mort, &ocirc; grand cadavre des arm&eacute;es, ne sera donc pas
+perdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ont
+cess&eacute; de battre.</p>
+
+<p>Ces r&eacute;flexions me saisissent au lever du soleil, apr&egrave;s quatre jours de
+fi&egrave;vre que vient de dissiper ou plut&ocirc;t d'&eacute;puiser une nuit d'insomnie. En
+ouvrant ma fen&ecirc;tre, en aspirant la fra&icirc;cheur du matin et le profond
+silence d'une campagne encore mat&eacute;riellement tranquille, je me demande
+si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un r&ecirc;ve.
+Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvel&eacute;e apr&egrave;s un &eacute;t&eacute;
+torride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or qui
+percent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur?
+Est-il possible que les h&eacute;ros de nos places de guerre souffrent mille
+morts &agrave; cette heure, et que Paris entende d&eacute;j&agrave; peut-&ecirc;tre gronder le
+canon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu le
+cauchemar, la fi&egrave;vre a d&eacute;cha&icirc;n&eacute; sur moi ses fant&ocirc;mes, elle m'a bris&eacute;e.
+Je m'&eacute;veille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, les
+coqs chantent, le soleil &eacute;tend sur l'herbe ses tapis de lumi&egrave;re, les
+enfants rient sur le chemin.&mdash;Horreur! voil&agrave; des bless&eacute;s qui reviennent,
+des conscrits qui partent: malheur &agrave; moi, je n'avais pas r&ecirc;v&eacute;!</p>
+
+<p>Et devant moi se d&eacute;roule de nouveau cette funeste demi-ann&eacute;e dont j'ai
+bu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuits
+que j'ai pass&eacute;es &agrave; son chevet,&mdash;attendant d'heure en heure, durant
+plusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apport&acirc;t des
+nouvelles de mes deux petits-enfants s&eacute;rieusement malades aussi: et
+puis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide &eacute;clatait en
+pluie de fleurs sur nos t&ecirc;tes, vingt autres nuits pass&eacute;es aupr&egrave;s de mon
+fils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, un
+effort d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; pour reprendre ma t&acirc;che au milieu d'un &eacute;t&eacute; que je n'ai
+jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats temp&eacute;r&eacute;s: des
+journ&eacute;es o&ugrave; le thermom&egrave;tre &agrave; l'ombre montait &agrave; 45 degr&eacute;s, plus un brin
+d'herbe, plus une fleur au 1<sup>er</sup> juillet, les arbres jaunis perdant
+leurs feuilles, la terre fendue s'ouvrant comme pour nous ensevelir,
+l'effroi de manquer d'eau d'un jour &agrave; l'autre, l'effroi des maladies et
+de la mis&egrave;re pour tout ce pauvre monde d&eacute;courag&eacute; de demander &agrave; la terre
+ce qu'elle refusait obstin&eacute;ment &agrave; son travail, la consternation de sa
+fauchaison &agrave; peu pr&egrave;s nulle, la consternation de sa moisson mis&eacute;rable,
+terrible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du
+monde! Et puis des fl&eacute;aux que la science croyait avoir conjur&eacute;s et
+devant lesquels elle se d&eacute;clare impuissante, des varioles foudroyantes,
+horribles, l'incendie des bois environnants &eacute;levant ses fanaux sinistres
+autour de l'horizon, des loups effar&eacute;s venant se r&eacute;fugier le soir dans
+nos maisons! Et puis des orages furieux brisant tout, et la gr&ecirc;le
+meurtri&egrave;re achevant l'oeuvre de la s&eacute;cheresse!</p>
+
+<p>Et tout cela n'&eacute;tait rien, rien en v&eacute;rit&eacute;! Nous regrettons ce temps si
+pr&egrave;s de nous dont il semble qu'un si&egrave;cle de d&eacute;sastres nous s&eacute;pare d&eacute;j&agrave;.
+La guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui
+Paris investi! Demain peut-&ecirc;tre, pas plus de nouvelles de Paris que de
+Metz! Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore bris&eacute;s. On
+ne se parle plus dans la crainte de se d&eacute;courager les uns les autres.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+17 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte
+colossale, d&eacute;cisive, est-elle engag&eacute;e? Je me l&egrave;ve encore avec le jour
+sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on
+ne peut plus le go&ucirc;ter qu'au prix d'une extr&ecirc;me fatigue, et nous sommes
+dans l'inaction! On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien
+pour organiser ce qui reste au pays de volont&eacute;s encore palpitantes, rien
+pour armer ce qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus
+gu&egrave;re; on a d&eacute;j&agrave; appel&eacute; tant d'hommes! Notre paysan a pleur&eacute;, fr&eacute;mi, et
+puis il est parti en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est
+rest&eacute; pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer
+le champ. Beaut&eacute; m&eacute;lancolique de l'homme de la terre, que tu es
+frappante et solennelle au milieu des temp&ecirc;tes politiques! Tandis que
+le riche, vaillant ou d&eacute;courag&eacute;, abandonne son bien-&ecirc;tre, son industrie,
+ses esp&eacute;rances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux
+paysan, triste et grave, continue sa t&acirc;che et travaille pour l'an
+prochain. Son grenier est &agrave; peu pr&egrave;s vide; mais, f&ucirc;t-il plein, il sait
+bien que d'une mani&egrave;re ou de l'autre il lui faudra payer les frais de la
+guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de mis&egrave;re et de
+privations; mais il croit au printemps, lui! La nature est toujours pour
+lui une promesse, et je l'ai trouv&eacute; moins affect&eacute; que moi en voyant
+mourir cet &eacute;t&eacute; le dernier brin d'herbe de son pr&eacute;, la derni&egrave;re fleurette
+de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant p&eacute;rir la
+plante, la fleur, ce sourire pur et sacr&eacute; de la terre, cette humble et
+perp&eacute;tuelle f&ecirc;te de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le
+sol n'&eacute;tait pas &agrave; jamais dess&eacute;ch&eacute;, si la s&eacute;ve de la rose n'&eacute;tait pas &agrave;
+jamais tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la
+scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce
+qu'il pourrait faire manger &agrave; sa ch&egrave;vre ou &agrave; son boeuf durant l'hiver;
+mais il avait plus de confiance que moi dans l'in&eacute;puisable g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; du
+sol. Il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'un peu de pluie nous vienne, nous s&egrave;merons vite, et nous
+recueillerons en automne.</p>
+
+<p>Mon imagination me montrait un cataclysme l&agrave; o&ugrave; sa patience ne
+constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait gu&egrave;re du luxe &eacute;vanoui, du
+bleuet absent des bl&eacute;s, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait
+une poign&eacute;e d'herbe avec la racine s&egrave;che, et apr&egrave;s un peu d'&eacute;tonnement,
+il disait:</p>
+
+<p>&mdash;L'herbe pourtant, l'herbe &ccedil;a ne peut pas mourir!</p>
+
+<p>Il n'a pas la compr&eacute;hension raisonn&eacute;e, mais il a l'instinct profond,
+in&eacute;branlable, de l'imp&eacute;rissable vitalit&eacute;. Le voil&agrave; en pr&eacute;sence de la
+famine pour son compte, aux prises avec les aveugles &eacute;ventualit&eacute;s de la
+guerre: comme il est calme! Au milieu de ses pr&eacute;jug&eacute;s, de ses
+ent&ecirc;tements, de son ignorance, il a un c&ocirc;t&eacute; vraiment grand. Il
+repr&eacute;sente l'<i>esp&egrave;ce</i> avec sa persistante confiance dans la loi du
+renouvellement.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Boussac (Creuse), 20 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>On dit que r&eacute;capituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous
+aujourd'hui. La variole s'est d&eacute;clar&eacute;e foudroyante, &eacute;pid&eacute;mique autour de
+nous; nous avons renvoy&eacute; les enfants et leur m&egrave;re, et aujourd'hui force
+nous est de les rejoindre, car le fl&eacute;au est install&eacute; pour longtemps
+peut-&ecirc;tre, et nous ne pouvons vivre ainsi s&eacute;par&eacute;s. Nous voil&agrave; fuyant
+quelque chose de plus aveugle et de plus m&eacute;chant encore que la guerre,
+apr&egrave;s avoir tent&eacute; vainement d'y apporter rem&egrave;de; h&eacute;las! il n'y en a pas;
+le paysan chasse le m&eacute;decin ou le voit arriver avec effroi. Partons
+donc! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais
+ce mal subit qu'il faut absolument communiquer &agrave; l'&ecirc;tre d&eacute;vou&eacute; qui vous
+soigne, &agrave; votre enfant, &agrave; votre m&egrave;re, &agrave; votre meilleur ami!... Il faut
+donc alors mourir en se ha&iuml;ssant soi-m&ecirc;me, en se maudissant, en se
+reprochant comme un crime d'avoir v&eacute;cu une heure de trop!</p>
+
+<p>La chaleur est &eacute;crasante, la s&eacute;cheresse va recommencer; elle n'a pas
+cess&eacute; ici, dans ce pays granitique, litt&eacute;ralement cuit. Nous couchons
+dans une petite auberge tr&egrave;s-propre; abondance de plats fortement
+&eacute;pic&eacute;s, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand m&ecirc;me. La couleur
+est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons des
+masses rocheuses bravent le manque de parure v&eacute;g&eacute;tale. Les bestiaux
+&eacute;pars, cherchant quelques brins d'herbe sous la foug&egrave;re, ont un grand
+air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les
+flancs d&eacute;nud&eacute;s des collines brillent au soleil couchant comme du m&eacute;tal
+en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes
+br&ucirc;lis de bruy&egrave;re forment &agrave; l'horizon des zones de feu v&eacute;ritable qu'on
+ne distingue plus de l'embrasement g&eacute;n&eacute;ral que par un ton cerise plus
+clair. Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? H&eacute;las! c'est
+l'enfer avec ses splendeurs effrayantes o&ugrave; l'&acirc;me navr&eacute;e des souvenirs de
+la terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on
+br&ucirc;le tout de bon les villages, on tue les hommes, on emm&egrave;ne les
+troupeaux. Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce
+magnifique coucher de soleil, c'est peut-&ecirc;tre la France qui br&ucirc;le &agrave;
+l'horizon!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Saint-Loup (Creuse), 21 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Le Puy-de-D&ocirc;me et la fi&egrave;re dentelure des volcans d'Auvergne se sont
+d&eacute;coup&eacute;s tant&ocirc;t dans le ciel au del&agrave; du plateau que nous traversions,
+premier &eacute;chelon du massif central de la France. Quelle placidit&eacute; dans
+cette lointaine apparition des sommets d&eacute;serts! Voil&agrave; le rempart naturel
+qu'au besoin la France opposerait &agrave; l'invasion; qu'il est majestueux
+sous son voile de brume ros&eacute;e! Les plaines immenses qui s'&eacute;chelonnent
+jusqu'&agrave; la base semblent le contempler dans un muet recueillement.</p>
+
+<p>Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont
+pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de
+commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de
+ch&acirc;taignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et
+son boeuf ne sont pas plus difficiles que son &acirc;ne. Ils mangent ce qu'ils
+trouvent, et sont moins &eacute;prouv&eacute;s par la s&eacute;cheresse que nos b&ecirc;tes
+habitu&eacute;es &agrave; la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise
+de l'&eacute;tranger. La nature lui sera rev&ecirc;che, si l'habitant ne lui est pas
+hostile.</p>
+
+<p>Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison tr&egrave;s-commode
+et tr&egrave;s-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'&ecirc;tre par ces
+temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout d&eacute;vor&eacute;, et le
+danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont
+pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits
+gar&ccedil;ons jouent au soleil, sous de pauvres acacias d&eacute;nud&eacute;s, avec nos
+deux petites filles, charm&eacute;es du changement de place, un petit &acirc;ne d'un
+bon caract&egrave;re, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air
+nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit monde
+&agrave; part qui ne s'inqui&egrave;te et ne s'attriste de rien. Au commencement de la
+guerre, nous ne voulions pas qu'on en parl&acirc;t devant nos filles; nous
+avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons d&eacute;j&agrave;
+acclimat&eacute;es &agrave; cette atmosph&egrave;re de d&eacute;solation; elles ont voyag&eacute;, elles
+ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles jouent
+aux Prussiens avec ces gar&ccedil;ons, qui se font des fusils avec des tiges de
+roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arriv&eacute;, cela
+n'arrivera pas. Les enfants d&eacute;cid&eacute;ment ne connaissent pas la peur du
+r&eacute;el.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+22 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Chez nous, j'&eacute;tais physiquement tr&egrave;s-malade. &Eacute;tais-je sous l'influence
+de l'air empest&eacute; du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens gu&eacute;rie, mais
+le coeur ne reprend pas possession de lui-m&ecirc;me. On avait nagu&egrave;re, dans
+la tranquillit&eacute; de la vie retir&eacute;e et studieuse, cette petite joie
+int&eacute;rieure qui est comme le sentiment de l'&eacute;tat de sant&eacute; de la
+conscience personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de
+personnalit&eacute; possible; le devoir accompli, toujours aim&eacute;, mais
+impuissant au del&agrave; d'une &eacute;troite limite, ne console plus de rien. Voici
+les temps de calamit&eacute; sociale o&ugrave; tout &ecirc;tre bien organis&eacute; sent fr&eacute;mir en
+soi les profondes racines de la solidarit&eacute; humaine. Plus de chacun pour
+soi, plus de chacun chez soi! La communaut&eacute; des int&eacute;r&ecirc;ts &eacute;clate. L'avare
+qui compte sa r&eacute;serve est effray&eacute; de cette st&eacute;rile ressource qui
+s'&eacute;coulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrit&eacute;; il voudrait
+&eacute;gorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il
+cherche un lieu s&ucirc;r pour cacher sa bourse, non pas tant pour la d&eacute;rober
+&agrave; l'Allemand, avec lequel il se r&eacute;signe &agrave; transiger, que pour se
+dispenser de nourrir son voisin affam&eacute; l'hiver prochain. Celui qui n'a
+pas la m&ecirc;me pr&eacute;occupation personnelle est malheureux autrement, sa
+souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus
+constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il r&eacute;ussira peut-&ecirc;tre, &agrave;
+force de soins, &agrave; ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi cette
+esp&eacute;rance, il s'endort rassur&eacute;. L'autre, celui qui fait bon march&eacute; de
+lui-m&ecirc;me, ne r&eacute;fl&eacute;chit pas tant &agrave; son lendemain. Son sommeil est un r&ecirc;ve
+amer o&ugrave; l'&acirc;me se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de
+l'humanit&eacute;, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que
+les autres fussent assur&eacute;s de vivre, et quand la voix de la vision crie
+&agrave; son oreille: <i>Tout meurt!</i> il s'agite en vain, il &eacute;tend ses mains dans
+le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur la
+terre.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+22 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une &eacute;preuve passag&egrave;re, et
+qu'en la m&eacute;prisant ils gagneront une &eacute;ternit&eacute; de d&eacute;lices! Ce calcul
+&eacute;go&iuml;ste r&eacute;volte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons
+&eacute;ternellement, que le soin que nous prenons d'&eacute;lever notre &acirc;me vers le
+vrai et le bien nous fera acqu&eacute;rir des forces toujours plus pures et
+plus intenses pour le d&eacute;veloppement de nos existences futures; mais
+croire que le ciel est ouvert &agrave; deux battants &agrave; quiconque d&eacute;daigne la
+vie terrestre me semble une impi&eacute;t&eacute;. Une place nous est &eacute;chue en ce
+monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage;
+rendons-le utile, s'il est p&eacute;nible. Des compagnons nous entourent au
+hasard; quels qu'ils soient, voyageons &agrave; frais communs; ne prions pas,
+plut&ocirc;t que de prier seuls. Travaillons, marchons, d&eacute;blayons ensemble. Ne
+disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'&ecirc;tre
+d&eacute;livr&eacute;s de leur t&acirc;che. Le seul bonheur qui nous soit assign&eacute; en ce
+monde, c'est pr&eacute;cis&eacute;ment de bien faire cette t&acirc;che, et la mort qui
+l'interrompt n'est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait
+commode, en v&eacute;rit&eacute;, d'aller s'asseoir au septi&egrave;me ciel pour avoir v&eacute;cu
+une fois.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+23 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du
+Midi; mais la s&eacute;cheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au
+pays de la soif. On a grand'peine ici &agrave; se procurer de l'eau, et elle
+n'est pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente
+comme elle peut b&ecirc;tes et gens. Les rivi&egrave;res ne coulent plus. On nous a
+men&eacute;s aujourd'hui voir le gouffre de la <i>Tarde</i>. La Tarde est un torrent
+qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable
+en hiver; il est enfoui dans d'&eacute;troites gorges granitiques qui se
+bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau
+d'une violence extr&ecirc;me. Le gouffre, o&ugrave; nous sommes descendus, offre
+encore un profond r&eacute;servoir d'eau morte sous les roches qui surplombent.
+Le poisson s'y est r&eacute;fugi&eacute;. A deux pas plus loin, la Tarde dispara&icirc;t et
+repara&icirc;t de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent
+qui la plisse, mais elle s'arr&ecirc;te et se perd toujours. En mille
+endroits, on passe la furieuse &agrave; pied sec, sur des entassements de
+roches bris&eacute;es ou roul&eacute;es qui attestent sa puissance &eacute;vanouie. Rien
+n'est plus triste que cette eau dormante, encha&icirc;n&eacute;e, trouble et morne,
+qui a conserv&eacute; &agrave; ses rives escarp&eacute;es un peu de fra&icirc;cheur printani&egrave;re,
+mais qui semble leur dire: &laquo;Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai
+plus.&raquo;</p>
+
+<p>J'avais un peu oubli&eacute; nos peines. Il y avait de ces recoins charmants o&ugrave;
+quelques fleurettes vous sourient encore et o&ugrave; l'on r&ecirc;ve de passer tout
+seul un jour de <i>far niente</i>, sans souvenir de la veille, sans
+appr&eacute;hension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronn&eacute;
+d'arbres et brod&eacute; de buissons; derri&egrave;re soi, une pente herbeuse rapide,
+plant&eacute;e de beaux noyers; &agrave; droite et &agrave; gauche, un chaos de blocs dans le
+lit du torrent; sous les pieds, on a cet ab&icirc;me o&ugrave;, &agrave; la saison des
+pluies, deux courants refoul&eacute;s se rencontrent et se battent &agrave; grand
+bruit, mais o&ugrave; maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules
+effleure l'eau captive et semble se rire de sa d&eacute;tresse. Une ch&egrave;vre tond
+le buisson de la muraille &agrave; pic; par o&ugrave; est-elle venue, par o&ugrave; s'en
+ira-t-elle? Elle n'y songe pas; elle vous regarde, &eacute;tonn&eacute;e de votre
+&eacute;tonnement. Je contemplais la ch&egrave;vre, je suivais le vol des demoiselles,
+je cueillais des scabieuses lilas; quelqu'un dit pr&egrave;s de moi:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; une retraite assez bien fortifi&eacute;e contre les Prussiens!</p>
+
+<p>Tout s'&eacute;vanouit, la nature dispara&icirc;t. Plus de contemplation. On se
+reproche de s'&ecirc;tre amus&eacute; un instant. On n'a pas le droit d'oublier.
+Va-t'en, po&eacute;sie, tu n'es bonne &agrave; rien!</p>
+
+<p>Mon &acirc;me est-elle plus en d&eacute;tresse que celle des autres? Il y a si
+longtemps que j'ai abandonn&eacute; &agrave; ma famille les soins de la vie pratique,
+que je suis redevenue enfant. J'ai v&eacute;cu au-dessus du possible imm&eacute;diat,
+ne tenant bien compte que du possible &eacute;ternel. Certes j'&eacute;tais dans le
+vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me
+disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que
+je n'y pouvais faire autorit&eacute;, et qu'il &eacute;tait d'une sage modestie de ne
+plus m'en m&ecirc;ler. Aujourd'hui je vois que la r&eacute;flexion qui s'&eacute;tend &agrave;
+l'ensemble des faits humains est m&eacute;connue dans toute l'Europe, que les
+nations sont r&eacute;gies par la loi brutale de l'&eacute;go&iuml;sme, qu'elles sont
+insensibles &agrave; l'&eacute;gorgement d'une civilisation comme la n&ocirc;tre, que
+l'Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-si&egrave;cle
+&eacute;coul&eacute; depuis ne l'avait pas initi&eacute;e &agrave; la loi du progr&egrave;s et &agrave; la notion
+de solidarit&eacute;, que la faute d'un prince aveugle lui sert de pr&eacute;texte
+pour nous d&eacute;truire, que c'est bien l'Allemagne qui veut an&eacute;antir la
+France! Tout le monde agit pour arriver &agrave; l'issue violente de cette
+lutte monstrueuse, et moi, je suis ici &agrave; m'&eacute;tonner encore, en proie &agrave;
+une stupeur o&ugrave; je sens que mon &acirc;me expire!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+24 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>S...<sup>[a]</sup> est une de ces sup&eacute;riorit&eacute;s enfonc&eacute;es dans la vie pratique, qui
+s'y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient
+s'&eacute;tendre ind&eacute;finiment. Dou&eacute; d'une activit&eacute; &agrave; la fois ardente et
+raisonn&eacute;e, il s'intitule simple paysan, et pourrait &ecirc;tre ministre d'&Eacute;tat
+mieux que bien d'autres qui l'ont &eacute;t&eacute;. Il a su faire, d'une terre en
+friche, une propri&eacute;t&eacute; relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la
+terre dans ces pays ingrats, r&eacute;ussir sans enfouir dans le sol plus
+d'argent qu'il n'en peut rendre est un probl&egrave;me ardu. Cela s'est fait
+par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaiet&eacute;, douceur
+paternelle. Sa femme est sa v&eacute;ritable moiti&eacute;: similitude de go&ucirc;ts,
+d'opinions, de caract&egrave;re; deux &ecirc;tres dont les forces s'unissent et
+s'augmentent sous le lien d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une
+touchante simplicit&eacute; et d'une valeur qu'il ignore!</p>
+
+<p>[Note a: Sigismond Maulmond.]</p>
+
+<p>Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent &agrave; la
+bonne bourgeoisie, &agrave; la vraie, celle qui identifie sa t&acirc;che &agrave; celle du
+laboureur et le consid&egrave;re comme son &eacute;gal; mais cette &eacute;galit&eacute; n'est pas
+la similitude. On a beau d&eacute;fendre au paysan d'appeler <i>mon ma&icirc;tre</i> le
+propri&eacute;taire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une
+autorit&eacute;. Il ne voit dans la soci&eacute;t&eacute; qu'une hi&eacute;rarchie de ma&icirc;trises &agrave;
+conserver, car il est ma&icirc;tre aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps
+qu'il admet sa femme &agrave; sa table. Il a de la ma&icirc;trise cette notion
+qu'elle n'est pas donn&eacute;e par le travail et pour le travail seulement. Il
+veut qu'elle soit de tous les instants et s'&eacute;tende &agrave; tous les actes de
+la vie. C'est en vain que le bourgeois &eacute;clair&eacute; lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand
+la charrue est rentr&eacute;e, quand le boeuf est &agrave; l'&eacute;table, je n'ai plus
+d'autorit&eacute;; vous &ecirc;tes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou
+s&eacute;par&eacute;ment, nous pouvons penser, agir, voter, chacun &agrave; sa guise. En
+dehors de la fonction sp&eacute;ciale qui nous lie &agrave; la terre par un contrat
+pass&eacute; entre nous, chacun de nous s'appartient.</p>
+
+<p>Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi.
+Il ne veut pas &ecirc;tre l'&eacute;gal du <i>ma&icirc;tre</i>, parce qu'il ne veut pas, sur
+l'&eacute;chelon infime qu'il occupe, admettre un pouvoir &eacute;gal au sien. Il
+prend la soci&eacute;t&eacute; pour un r&eacute;giment o&ugrave; la consigne est de toutes les
+heures. Aussi se plie-t-il au r&eacute;gime militaire avec une prodigieuse
+facilit&eacute;. L&agrave; o&ugrave; le bourgeois porte une notion de d&eacute;vouement &agrave; la patrie
+qui lui fait accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la
+croyance fataliste que l'homme est fait pour ob&eacute;ir.</p>
+
+<p>On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques
+fusils de chasse et beaucoup de b&acirc;tons. Il y a l&agrave; encore de beaux hommes
+qui seront pris par la prochaine lev&eacute;e et qui n'y croient pas encore. On
+sort du village, on apprend &agrave; marcher ensemble, &agrave; se taire dans les
+rangs, &agrave; se diviser, &agrave; se masser. L'un d'eux disait:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas peur des Prussiens.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, r&eacute;pond un voisin, tu es d&eacute;cid&eacute; &agrave; te battre?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Pourquoi me battrais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Pour te d&eacute;fendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Ils ne me la prendront pas.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'ils n'en ont <i>pas le droit</i>.</p>
+
+<p><i>Sancta simplicitas!</i> Toute la logique du paysan est dans cette notion
+du tien et du mien, qui lui parait une loi de nature imprescriptible.
+Ils n'en ont <i>pas le droit</i>!&mdash;Le mot, rapport&eacute; &agrave; table, nous a fait
+rire, puis je l'ai trouv&eacute; triste et profond. Le droit! cette convention
+humaine, qui devient une religion pour l'homme na&iuml;f, que la soci&eacute;t&eacute;
+m&eacute;conna&icirc;t et bouleverse &agrave; chaque instant dans ses mouvements politiques!
+Quand viendra l'imp&ocirc;t forc&eacute;, l'imp&ocirc;t terrible, in&eacute;vitable, des frais de
+guerre, tous ces paysans vont dire que l'&Eacute;tat n'a <i>pas le droit</i>! Quelle
+r&eacute;sistance je pr&eacute;vois, quelles col&egrave;res, quels d&eacute;sespoirs au bout d'une
+ann&eacute;e st&eacute;rile! Comment organiser une nation o&ugrave; le paysan ne comprend pas
+et domine la situation par le nombre?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+25 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>S... veut nous arracher &agrave; la tristesse; il nous fait voir le pays. La
+r&eacute;gion qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres,
+tr&egrave;s-nombreux, sont moiti&eacute; plus petits et plus maigres que ceux du
+Berri, d&eacute;j&agrave; plus petits de moiti&eacute; que ceux de la Normandie. Ainsi on
+pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d'arbres. Elle se
+rach&egrave;te au point de vue du rapport par la quantit&eacute;, et on appelle le
+territoire o&ugrave; nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans
+grandeur et sans charme, manquant de belles masses et d'accidents
+heureux; mais au del&agrave; de ce plateau sans profondeur de terre v&eacute;g&eacute;tale,
+les arbres s'espacent et se groupent, des versants s'accusent, et dans
+les creux la v&eacute;g&eacute;tation trouve pied. Les belles collines de Boussac,
+cr&eacute;nel&eacute;es de puissantes pierres druidiques, reparaissent pour encadrer
+la partie ouest. A l'est, les hauteurs de Chambon font rebord &agrave; la vaste
+cuve fertile, coup&eacute;e encore de quelques landes r&eacute;tives et sem&eacute;e, au
+fond, de vastes &eacute;tangs, aujourd'hui dess&eacute;ch&eacute;s en partie et remplis de
+sables blancs bord&eacute;s de joncs d'un vert sombre. Un seul de ces &eacute;tangs a
+encore assez d'eau pour ressembler &agrave; un lac. Le soleil couchant y plonge
+comme dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu
+tant d'eau &agrave; la fois, croit qu'elle voit la mer, et le contemple en
+silence tant qu'elle peut l'apercevoir &agrave; travers les buissons du chemin.</p>
+
+<p>L'abbaye de Beaulieu est situ&eacute;e dans une gorge, au bord de la Tarde, qui
+y dessine les bords d'un vallon charmant. L&agrave; il y a des arbres qui sont
+presque des arbres. Cette enceinte de fra&icirc;ches prairies et de
+plantations d&eacute;j&agrave; anciennes, car elles datent du si&egrave;cle dernier, a
+conserv&eacute; de l'herbe et du feuillage &agrave; discr&eacute;tion. Le ravin lui fait une
+barri&egrave;re &eacute;troite, mais bien mouvement&eacute;e, couverte de bois &agrave; pic et de
+rochers rev&ecirc;tus de plantes. Ce serait l&agrave;, au printemps, un jardin
+naturel pour la botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et
+on dit encore autour de moi:</p>
+
+<p>Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!</p>
+
+<p>&mdash;Toujours l'ennemi, le fl&eacute;au devant les yeux! Il se met en travers de
+tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le
+destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique
+plane sur l'homme, et la nature s'efface.</p>
+
+<p>On organise la d&eacute;fense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera
+place &agrave; la col&egrave;re. Ceux qui raisonnent ne sont pas effray&eacute;s du fait, et
+j'avoue que la bourrasque de l'invasion ne me pr&eacute;occupe pas plus pour
+mon compte que le nuage qui monte &agrave; l'horizon dans un jour d'&eacute;t&eacute;. Il
+apporte peut-&ecirc;tre la destruction aussi, la gr&ecirc;le qui d&eacute;vaste, la foudre
+qui tue; le nuage est m&ecirc;me plus redoutable qu'une arm&eacute;e ennemie, car nul
+ne peut le conjurer et r&eacute;pondre par une artillerie terrestre &agrave;
+l'artillerie c&eacute;leste. Pourtant notre vie se passe &agrave; voir passer les
+nuages qui menacent; ils ne cr&egrave;vent pas tous sur nos t&ecirc;tes, et l'on se
+soucie m&eacute;diocrement du mal in&eacute;vitable. La vie de l'homme est ainsi faite
+qu'elle est une acceptation perp&eacute;tuelle de la mort; oubli inconscient ou
+r&eacute;signation philosophique, l'homme jouit d'un bien qu'il ne poss&egrave;de pas
+et dont aucun bail ne lui assure la dur&eacute;e. Que l'orage de mort passe
+donc! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup &agrave; la fois! Y songer, s'en
+alarmer sans cesse, c'est mourir d'avance, c'est le suicide par
+anticipation.</p>
+
+<p>Mais la tristesse que l'on sent est plus p&eacute;nible que la peur. Cette
+tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter
+diversement dans un monde pr&egrave;s de finir, sans arriver &agrave; la
+reconstruction d'un monde nouveau. On m'&eacute;crit de divers lieux et de
+divers points de vue:</p>
+
+<p>&laquo;Nous assistons &agrave; l'agonie des races latines!&raquo;</p>
+
+<p>Ne faudrait-il pas dire plut&ocirc;t que nous touchons &agrave; leur renouvellement?</p>
+
+<p>Quelques-uns disent m&ecirc;me que la transmission d'un nouveau sang dans la
+race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos
+temp&eacute;raments, nos tendances. Je ne crois pas &agrave; cette fusion physique des
+races. La guerre n'am&egrave;ne pas de sympathie entre le vainqueur et le
+vaincu. La brutalit&eacute; cosaque n'a pas implant&eacute; en France une monstrueuse
+g&eacute;n&eacute;ration de m&eacute;tis dont il y ait eu &agrave; prendre note. En Italie, pendant
+une longue occupation &eacute;trang&egrave;re, la fiert&eacute;, le point d'honneur
+patriotique n'ont permis avec l'ennemi que des alliances rares et
+r&eacute;put&eacute;es odieuses. Nos courtisanes elles-m&ecirc;mes y regarderont &agrave; deux fois
+avant de se faire prussiennes, et d'ailleurs la bonne nature, qui est
+logique, ne permet pas aux courtisanes d'&ecirc;tre f&eacute;condes.</p>
+
+<p>Ce n'est donc pas de l&agrave; que viendra le renouvellement. Il viendra de
+plus haut, et la famille teutonne sera plus modifi&eacute;e que la n&ocirc;tre par ce
+contact violent que la paix, belle ou laide, rendra plus durable que la
+guerre. Quel est le caract&egrave;re distinctif de ces races? La n&ocirc;tre n'a pas
+assez d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous voulons penser
+et agir &agrave; la fois, nous aspirons &agrave; l'&eacute;tat normal de la virilit&eacute; humaine,
+qui serait de vouloir et pouvoir simultan&eacute;ment. Nous n'y sommes point
+arriv&eacute;s, et les Allemands nous surprennent dans un de ces paroxysmes o&ugrave;
+la fi&egrave;vre de l'action tourne au d&eacute;lire, par cons&eacute;quent &agrave; l'impuissance.
+Ils arrivent froids et durs comme une temp&ecirc;te de neige, implacables dans
+leur parti pris, f&eacute;roces au besoin, quoique les plus doux du monde dans
+l'habitude de la vie. Ils ne pensent pas du tout, ce n'est pas le
+moment; la r&eacute;flexion, la piti&eacute;, le remords, les attendent au foyer. En
+marche, ils sont machines de guerre inconscientes et terribles. Cette
+guerre-ci particuli&egrave;rement est brutale, sans &acirc;me, sans discernement,
+sans entrailles. C'est un &eacute;change de projectiles plus ou moins nombreux,
+ayant plus ou moins de port&eacute;e, qui paralyse la valeur individuelle, rend
+nulles la conscience et la volont&eacute; du soldat. Plus de h&eacute;ros, tout est
+mitraille. Ne demandez pas o&ugrave; sera la gloire des armes, dites o&ugrave; sera
+leur force, ni qui a le plus de courage; il s'agit bien de cela!
+demandez qui a le plus de boulets.</p>
+
+<p>C'est ainsi que la civilisation a entendu sa puissance en Allemagne. Ce
+peuple positif a supprim&eacute; jusqu'&agrave; nouvel ordre la chim&egrave;re de l'humanit&eacute;.
+Il a consacr&eacute; dix ans &agrave; fondre des canons. Il est chez nous, il nous
+foule, il nous ruine, il nous d&eacute;cime. Nous contemplons avec stupeur sa
+splendeur m&eacute;canique, sa discipline d'automates savamment dispos&eacute;s. C'est
+un exemple pour nous, nous en profiterons; nous prendrons des notions
+d'ordre et d'ensemble. Nous aurons &eacute;puis&eacute; les efforts d&eacute;sordonn&eacute;s, les
+fantaisies p&eacute;rilleuses, les dissensions o&ugrave; chacun veut &ecirc;tre tout. Une
+cruelle exp&eacute;rience nous m&ucirc;rira; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera
+faire un pas en avant. Dussions-nous &ecirc;tre vaincus par elle en apparence,
+nous resterons le peuple initiateur qui re&ccedil;oit une le&ccedil;on et ne la subit
+pas. Ce refroidissement qu'elle doit apporter &agrave; nos passions trop vives
+ne sera donc pas une modification de notre temp&eacute;rament, un abaissement
+de chaleur naturelle comme l'entendrait une physiologie purement
+mat&eacute;rialiste; ce sera un accroissement de nos facult&eacute;s de r&eacute;flexion et
+de compr&eacute;hension. Nous reconna&icirc;trons qu'il y a chez ce peuple un
+sto&iuml;cisme de volont&eacute; qui nous manque, une persistance de caract&egrave;re, une
+patience, un savoir &eacute;tendu &agrave; tout, une d&eacute;cision sans r&eacute;plique, une vertu
+&eacute;trange jusque dans le mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gardons
+contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra
+justice &agrave; un point de vue plus &eacute;lev&eacute;.</p>
+
+<p>Quant &agrave; lui, en cet instant, sans doute, il s'arroge le droit de nous
+m&eacute;priser. Il ne se dit pas qu'en frappant nos paysans de terreur il est
+le criminel instigateur des l&acirc;chet&eacute;s et des trahisons. Il d&eacute;daigne ce
+paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puis&eacute; dans le
+catholicisme tout ce qui tendait &agrave; l'abrutir par la fausse
+interpr&eacute;tation du christianisme. L'Allemand, &agrave; l'heure qu'il est, raille
+le d&eacute;sordre, l'incurie, la p&eacute;nurie de moyens o&ugrave; l'empire a laiss&eacute; la
+France. Il nous traite comme une nation d&eacute;chue, m&eacute;ritant ses revers,
+faite pour ramper, bonne &agrave; d&eacute;truire; mais les Allemands ne sont pas tous
+aveugl&eacute;s par l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et de
+caract&egrave;re dans cette arm&eacute;e d'invasion. Il y a des officiers instruits,
+des savants, des hommes distingu&eacute;s, des bourgeois jadis paisibles et
+humains, des ouvriers et des paysans honn&ecirc;tes chez eux, &eacute;pris de musique
+et de r&ecirc;verie. Ce million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur nous ne
+peut pas &ecirc;tre la horde sauvage des innombrables l&eacute;gions d'Attila. C'est
+une nation diff&eacute;rente de nous, mais &eacute;clair&eacute;e comme nous par la
+civilisation et notre &eacute;gale devant Dieu. Ce qu'elle voit chez nous,
+beaucoup le comprendront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour &agrave;
+de profondes r&eacute;flexions. Il me semble que j'entends un groupe
+d'&eacute;tudiants de ce docte pays s'entretenir en libert&eacute; dans un coin de nos
+mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l'imagination vive
+pr&eacute;tendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en t&ecirc;te,
+assis au clair de la lune, sur les pierres <i>jaum&acirc;tres</i>, ces blocs
+&eacute;normes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot.</p>
+
+<p>Ils ont pu les voir! Leurs &acirc;mes effar&eacute;es ont vu trois &acirc;mes pensives que
+la r&ecirc;verie faisait flotter sur les monuments druidiques de la vieille
+Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir et du pass&eacute;. Qui sait
+le r&ocirc;le de l'id&eacute;e quand elle sort de nous pour embrasser un horizon
+lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-&ecirc;tre alors une
+figure que les extatiques per&ccedil;oivent, elle prononce peut-&ecirc;tre des
+paroles myst&eacute;rieuses qu'une autre &acirc;me r&ecirc;veuse peut seule entendre.</p>
+
+<p>Donc supposons; ils &eacute;taient trois: un du nord de l'Allemagne, un du
+centre, un du midi. Celui du nord disait:</p>
+
+<p>&mdash;Nous tuons, nous br&ucirc;lons, comme nous avons &eacute;t&eacute; tu&eacute;s et br&ucirc;l&eacute;s par la
+France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive
+notre c&eacute;sar qui nous venge!</p>
+
+<p>Celui du midi disait:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons voulu nous s&eacute;parer du c&eacute;sar du midi; nous tuons et br&ucirc;lons
+pour inaugurer le c&eacute;sar du nord!</p>
+
+<p>Et l'Allemand du centre disait:</p>
+
+<p>&mdash;Nous tuons et br&ucirc;lons pour n'&ecirc;tre pas tu&eacute;s et br&ucirc;l&eacute;s par le c&eacute;sar du
+nord ou par celui du midi.</p>
+
+<p>Alors de la grande pierre jadis consacr&eacute;e, dit-on, aux sacrifices
+humains, sortit une voix sinistre qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons tu&eacute; et br&ucirc;l&eacute; pour apaiser le dieu de la guerre. Les c&eacute;sars
+de Rome nous ont tu&eacute;s et br&ucirc;l&eacute;s pour &eacute;tendre leur empire.</p>
+
+<p>&mdash;Les c&eacute;sars sont dieux! s'&eacute;cria le Prussien.</p>
+
+<p>&mdash;Craignons les c&eacute;sars! dit le Bavarois.</p>
+
+<p>&mdash;Servons les c&eacute;sars! ajouta le Saxon.</p>
+
+<p>&mdash;Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre o&ugrave; les
+vivants sont mang&eacute;s par les morts.</p>
+
+<p>&mdash;La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en
+frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.</p>
+
+<p>Mais la voix r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Le cadavre est sous vos pieds; l'&acirc;me plane dans l'air que vous
+respirez, elle vous p&eacute;n&egrave;tre, elle vous poss&egrave;de, elle vous embrasse et
+vous dompte. Attach&eacute;e &agrave; vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez
+vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme
+une victime inapaisable que rien ne r&eacute;duit au silence. A tout jamais
+dans la l&eacute;gende des si&egrave;cles, une voix criera sur vos tombes:</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez tu&eacute; et br&ucirc;l&eacute; la France, qui ne voulait plus de c&eacute;sars, pour
+faire &agrave; ses d&eacute;pens la richesse et la force d'un c&eacute;sar qui vous d&eacute;truira
+tous!&raquo;</p>
+
+<p>Les trois &eacute;trangers gard&egrave;rent le silence; puis ils &ocirc;t&egrave;rent leurs casques
+teutons, et la lune &eacute;claira trois belles figures jeunes et douces, qui
+souriaient en se d&eacute;barrassant d'un r&ecirc;ve p&eacute;nible. Ils voulaient oublier
+la guerre et r&ecirc;vaient encore. Ils se croyaient transport&eacute;s dans leur
+patrie, &agrave; l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs
+fianc&eacute;es pr&eacute;paraient leurs pipes et rin&ccedil;aient leurs verres. Il leur
+semblait qu'un si&egrave;cle s'&eacute;tait &eacute;coul&eacute; depuis un rude voyage &agrave; travers la
+France. Ils disaient:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons &eacute;t&eacute; bien cruels!</p>
+
+<p>&mdash;La France le m&eacute;ritait.</p>
+
+<p>&mdash;Au d&eacute;but, oui, peut-&ecirc;tre, elle &eacute;tait insolente et faible; mais le
+ch&acirc;timent a &eacute;t&eacute; trop loin, et sa faiblesse mat&eacute;rielle est devenue une
+force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ces Fran&ccedil;ais, dit le troisi&egrave;me, sont les martyrs de la civilisation;
+elle est leur id&eacute;al. Ils souffrent tout, ils s'exposent &agrave; tout pour
+conna&icirc;tre l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou r&eacute;publique, libre
+disposition de soi-m&ecirc;me ou d&eacute;mission de la volont&eacute; personnelle, ils sont
+toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout
+se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de
+leur illusion. C'est un peuple insens&eacute;, ingouvernable, qui &eacute;chappe &agrave;
+tout et &agrave; lui-m&ecirc;me. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foul&eacute;. Il est
+si frivole qu'il n'y songe d&eacute;j&agrave; plus.</p>
+
+<p>&mdash;Et si vivace qu'il ne l'a peut-&ecirc;tre pas senti!</p>
+
+<p>Ils burent tous trois &agrave; l'unit&eacute; et &agrave; la gloire de la vieille Allemagne;
+mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus o&ugrave; ils
+&eacute;taient, tombant d'un r&ecirc;ve dans un autre, ils s'&eacute;veill&egrave;rent enfin,
+o&ugrave;?... peut-&ecirc;tre &agrave; l'ambulance, o&ugrave; tous trois gisaient bless&eacute;s,
+peut-&ecirc;tre &agrave; la lueur d'un feu de bivac, et comme c'&eacute;taient trois jeunes
+hommes intelligents et instruits, fatigu&eacute;s ou souffrants, d&eacute;gris&eacute;s &agrave;
+coup s&ucirc;r des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et r&ecirc;ver,
+ils se dirent que cette guerre &eacute;tait un cauchemar qui prenait les
+proportions d'un crime dans les annales de l'humanit&eacute;, que le vainqueur,
+quel qu'il f&ucirc;t, aurait &agrave; expier par des si&egrave;cles de lutte ou de remords
+l'appui pr&ecirc;t&eacute; &agrave; l'ambition des princes de la terre. Peut-&ecirc;tre
+rougirent-ils, sans se l'avouer, du r&ocirc;le de d&eacute;vastateurs et de pillards
+que leur faisait jouer l'ambition des ma&icirc;tres; peut-&ecirc;tre
+&eacute;prouv&egrave;rent-ils d&eacute;j&agrave; l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on
+leur donnait &agrave; d&eacute;vorer, si h&eacute;ro&iuml;que dans sa d&eacute;tresse, si ardente &agrave;
+mourir, si &eacute;prise de libert&eacute;, que vingt ans d'aspirations refoul&eacute;es
+n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie l&agrave; o&ugrave;
+l'Allemagne s'attendait &agrave; trouver l'&eacute;puisement et l'indiff&eacute;rence.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Ce qui est assur&eacute;, ce que l'on peut pr&eacute;dire, c'est qu'un temps n'est pas
+loin o&ugrave; la jeunesse allemande se r&eacute;veillera de son r&ecirc;ve. Plong&eacute;e
+aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste &agrave;
+croire que la grandeur d'une race est dans sa force mat&eacute;rielle et peut
+se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconna&icirc;tra que nul
+homme ne peut &ecirc;tre investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur
+des Fran&ccedil;ais n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assum&eacute; sur
+lui. Mieux conseill&eacute; par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au
+sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamn&eacute;, quelle
+que soit l'intelligence de son ministre, quelque r&eacute;gl&eacute;e et assur&eacute;e que
+soit sa force, quelque habile et obstin&eacute;e que semble sa politique, &agrave;
+voir s'&eacute;crouler son prestige. Les temps sont m&ucirc;rs; ce qui se passe
+aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons
+&eacute;t&eacute; pr&egrave;s de p&eacute;rir par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement
+dont l'Allemagne sera frapp&eacute;e? Si nous nous relevons, ce sera par le
+r&eacute;veil de l'&eacute;nergie individuelle et par la conviction de l'universelle
+solidarit&eacute;. Guillaume continue en ce moment la partie que Napol&eacute;on III
+vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux pr&eacute;par&eacute;, il semble
+triompher de l'Europe an&eacute;antie. Il brave toutes les puissances, il
+arrive &agrave; cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. D&eacute;tromp&eacute;s
+les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans,
+si nous avons r&eacute;ussi &agrave; &eacute;carter la chim&egrave;re du r&egrave;gne, nous serons un grand
+peuple r&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute;. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le
+sceptre, elle sera ce que nous &eacute;tions hier, un peuple tromp&eacute;, corrompu,
+d&eacute;sarm&eacute;.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+26 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons
+pas. Ces pays &eacute;loign&eacute;s de la sc&egrave;ne sont comme les troisi&egrave;mes dessous
+d'un th&eacute;&acirc;tre, o&ugrave; le signal qui doit avertir les machinistes ne
+r&eacute;sonnerait plus. Paris investi, les lignes t&eacute;l&eacute;graphiques coup&eacute;es, nous
+sommes plus loin de l'action que l'Am&eacute;rique. Mes enfants et nos amis
+s'en vont &agrave; trois lieues d'ici pour savoir si quelque d&eacute;p&ecirc;che est
+arriv&eacute;e. Je reste seule &agrave; la maison; il y a une biblioth&egrave;que de vieux
+livres de droit et de m&eacute;decine. Je trouve l'ancien recueil des <i>Causes
+c&eacute;l&egrave;bres</i>. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent &ecirc;tre
+int&eacute;ressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition o&ugrave; est le
+mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que <i>juger</i> sans
+appel est impossible &agrave; tous les points de vue, et que tous ces grands
+proc&egrave;s <i>jug&eacute;s</i> ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de
+faits r&eacute;put&eacute;s authentiques sont absolument prouv&eacute;s, et lorsque la
+torture &eacute;tait un moyen d'arracher la v&eacute;rit&eacute;, les aveux ne prouvaient
+absolument rien; mais je ne m'arr&ecirc;te pas aux causes tragiques. Ces
+&eacute;pisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame
+vivant et trag&eacute;die sanglante dans le monde! Je cherche quelque int&eacute;r&ecirc;t
+dans les causes civiles rapport&eacute;es dans ce recueil: des enfants
+m&eacute;connus, d&eacute;savou&eacute;s, qui forcent leurs parents &agrave; les reconna&icirc;tre ou qui
+parviennent &agrave; se faire attribuer leur h&eacute;ritage; des personnages disparus
+qui reparaissent et r&eacute;ussissent ou ne r&eacute;ussissent pas &agrave; recouvrer leur
+&eacute;tat civil, les uns condamn&eacute;s comme imposteurs, les autres r&eacute;int&eacute;gr&eacute;s
+dans leurs noms et dans leurs biens; des arr&ecirc;ts rendus pour et contre
+dans les m&ecirc;mes causes, des t&eacute;moignages qui se contredisent, des faits
+qui, dans l'esprit du lecteur, disent en m&ecirc;me temps oui et non: o&ugrave; est
+la v&eacute;rit&eacute; dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables &agrave;
+force d'&ecirc;tre inexplicables? O&ugrave; est l'impartialit&eacute; possible quand c'est
+quelquefois le m&eacute;chant qui semble avoir raison du doux et du faible? O&ugrave;
+est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand
+la post&eacute;rit&eacute; impartiale ne d&eacute;m&ecirc;le pas, au milieu de ces d&eacute;tails
+minutieux, le mensonge de la v&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>Les enqu&ecirc;tes r&eacute;ciproques sont suscit&eacute;es par la passion; elles d&eacute;voilent
+ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive &agrave; ne
+rien croire ou &agrave; ne s'int&eacute;resser &agrave; personne. Cette lecture ne me porte
+pas &agrave; rechercher le r&eacute;alisme dans l'art, non pas tant &agrave; cause du manque
+d'int&eacute;r&ecirc;t du r&eacute;el qu'&agrave; cause de l'invraisemblance. Il est &eacute;trange que
+les choses <i>arriv&eacute;es</i> soient g&eacute;n&eacute;ralement &eacute;nigmatiques. Les actions sont
+presque toujours en raison inverse des caract&egrave;res. Toute la logique
+humaine est annul&eacute;e quand, au lieu de s'&eacute;lever au-dessus des int&eacute;r&ecirc;ts
+mat&eacute;riels, l'homme fait de ces int&eacute;r&ecirc;ts le mobile absolu de sa conduite.
+Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient &agrave; des
+&eacute;ventualit&eacute;s qui ne lui appartiennent pas, et si sa destin&eacute;e est folle
+et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Les nouvelles d'hier, c'est la d&eacute;marche de Jules Favre aupr&egrave;s de M. de
+Bismarck. De quelque fa&ccedil;on qu'on juge cette d&eacute;marche au point de vue
+pratique, elle est noble et humaine, elle a un caract&egrave;re de sinc&eacute;rit&eacute;
+touchante. Nous en sommes &eacute;mus, et nos coeurs repoussent avec le sien la
+paix honteuse qui nous est offerte.</p>
+
+<p>Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait g&eacute;n&eacute;ralement dans nos
+provinces du centre la paix &agrave; tout prix. Il n'y a pas &agrave; s'arr&ecirc;ter aux
+discussions quand on n'a affaire qu'&agrave; l'&eacute;go&iuml;sme de la peur; mais tous ne
+sont pas &eacute;go&iuml;stes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre
+d'honn&ecirc;tes gens qui s'effrayent de la t&acirc;che assum&eacute;e par le gouvernement
+de la d&eacute;fense nationale et de l'effroyable responsabilit&eacute; qu'il accepte
+en ajournant les &eacute;lections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles
+ou d'&ecirc;tre vou&eacute;s au m&eacute;pris et &agrave; l'ex&eacute;cration de la France. S'ils ne font
+que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insens&eacute;s,
+d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggrav&eacute; nos maux,
+et, quand m&ecirc;me ils se feraient tuer sur la br&egrave;che, ils seront maudits &agrave;
+jamais. Voil&agrave; ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes
+amies de l'institution r&eacute;publicaine et sympathiques aux hommes qui
+risquent tout pour la faire triompher. L'&eacute;motion, l'enthousiasme, la
+foi, leur r&eacute;pondent:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils
+triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux!
+S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inqui&eacute;tez pas de ce
+premier effroi o&ugrave; nous sommes, il se dissipera vite. En France, les
+extr&ecirc;mes se touchent. Ce peuple tremblant et constern&eacute; va devenir
+h&eacute;ro&iuml;que en un instant!</p>
+
+<p>C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un ab&icirc;me.
+Que la France se rel&egrave;ve un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se r&eacute;veille
+demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'&eacute;tait de
+refuser le d&eacute;membrement; l'honneur ne se discute pas.</p>
+
+<p>Mais retarder ind&eacute;finiment les &eacute;lections, ceci n'est pas moins risqu&eacute;
+que la lutte &agrave; outrance, et il ne me para&icirc;t pas encore prouv&eacute; que le
+vote e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible. Le droit d'ajournement ne me para&icirc;t pas non
+plus bien &eacute;tabli. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne
+sommes pas dans une situation o&ugrave; la dispute soit bonne et utile; je n'ai
+pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui
+gouvernent le navire &agrave; travers la temp&ecirc;te. Pourtant la conscience
+int&eacute;rieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il f&ucirc;t impossible de
+proc&eacute;der aux &eacute;lections, m&ecirc;me apr&egrave;s l'implacable r&eacute;ponse du roi
+Guillaume. Nous appeler tous &agrave; la r&eacute;sistance d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e en nous imposant
+les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace g&eacute;n&eacute;reuse et grande;
+nous emp&ecirc;cher de voter, c'est d&eacute;passer la limite de l'audace, c'est
+entrer dans le domaine de la t&eacute;m&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait
+d'une illogique timidit&eacute;. On nous juge capables de courir aux armes un
+contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de
+nos repr&eacute;sentants les conditions d'une paix honorable. Il y a l&agrave;
+contradiction flagrante: ou nous sommes dignes de fonder un gouvernement
+libre et fier, ou nous sommes des poltrons qu'il est d&eacute;risoire d'appeler
+&agrave; la gloire des combats.</p>
+
+<p>Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous crient que vous &ecirc;tes plus
+occup&eacute;s de maintenir la r&eacute;publique que de sauver le pays. Vos
+adversaires ne sont pas tous injustes et pr&eacute;venus. Je crois que le grand
+nombre veut la d&eacute;livrance du pays; mais plus vous proclamez la
+r&eacute;publique, plus ils veulent, en vertu de la libert&eacute; qu'elle leur
+promet, se servir de leurs droits politiques. Sommes-nous donc dans une
+impasse? Le trouble des &eacute;v&eacute;nements est-il entr&eacute; dans les esprits d'&eacute;lite
+comme dans les esprits vulgaires? L'&eacute;go&iuml;sme est-il seul &agrave; savoir ce
+qu'il lui faut et ce qu'il veut?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+27 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Nous sommes difficiles &agrave; satisfaire en tout temps, nous autres Fran&ccedil;ais.
+Nous sommes la critique incarn&eacute;e, et dans les temps difficiles la
+critique tourne &agrave; l'injure. En vertu de notre exp&eacute;rience, qui est
+terrible, et de notre imagination, qui est d&eacute;vorante, nous ne voulons
+confier nos destin&eacute;es qu'&agrave; des &ecirc;tres parfaits; n'en trouvant pas, nous
+nous &eacute;prenons de l'inconnu, qui nous leurre et nous perd. Aussi tout
+homme qui s'empare du pouvoir est-il entour&eacute; du prestige de la force ou
+de l'habilet&eacute;. Qu'il fasse autrement que les autres, c'est tout ce qu'on
+lui demande, et on ne regarde pas au commencement si c'est le mal ou le
+bien. Admirer, c'est le besoin du premier jour, estimer ne semble pas
+n&eacute;cessaire, &eacute;plucher est le besoin du lendemain, et le troisi&egrave;me jour on
+est bien pr&egrave;s d&eacute;j&agrave; de ha&iuml;r ou de m&eacute;priser.</p>
+
+<p>Un gouvernement d'occasion &agrave; plusieurs t&ecirc;tes ne r&eacute;pond pas au besoin
+d'aventures qui nous &eacute;gare. Quels que soient le patriotisme et les
+talents d'un groupe d'hommes choisis d'avance par l'&eacute;lection pour
+repr&eacute;senter la lutte contre le pouvoir absolu, ce groupe ne peut
+fonctionner &agrave; souhait qu'en vertu d'une entente impossible &agrave; contr&ocirc;ler.
+On suppose toujours que des id&eacute;es contradictoires le paralysent, et le
+paysan dit:</p>
+
+<p>&mdash;Comment voulez-vous qu'ils s'entendent? Quand nous sommes trois au
+coin du feu &agrave; parler des affaires publiques, nous nous disputons!</p>
+
+<p>Aussi le simple, qui compose la masse illettr&eacute;e, veut toujours un
+ma&icirc;tre; il a le monoth&eacute;isme du pouvoir. La culture de l'esprit am&egrave;ne
+l'analyse et la r&eacute;flexion, qui donnent un r&eacute;sultat tout contraire. La
+raison nous enseigne qu'un homme seul est un z&eacute;ro, que la sagesse a
+besoin du concours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur
+l'assentiment de tous. Un homme sage et grand &agrave; lui tout seul est une si
+rare exception, qu'un gouvernement fond&eacute; sur le principe du monoth&eacute;isme
+politique est fatalement une cause de ruine sociale. Pour faire
+id&eacute;alement l'homme sage et fort qui est un &ecirc;tre de raison, il faut la
+r&eacute;union de plusieurs hommes relativement forts et sages, travaillant,
+sous l'inspiration d'un principe commun, &agrave; se compl&eacute;ter les uns les
+autres, &agrave; s'enrichir mutuellement de la richesse intellectuelle et
+morale que chacun apporte au conseil.</p>
+
+<p>Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans toutes les t&ecirc;tes d&eacute;grossies
+par l'&eacute;ducation, n'est pas encore sensible &agrave; l'ignorant; il part de
+lui-m&ecirc;me, de sa propre ignorance, pour d&eacute;cr&eacute;ter qu'il faut un plus
+savant que lui pour le conduire, et au-dessus de celui-l&agrave; un plus savant
+encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi, jusqu'&agrave; ce que le
+savoir se r&eacute;sume dans un f&eacute;tiche qu'il ne conna&icirc;tra jamais, qu'il ne
+pourra jamais comprendre, mais qui est n&eacute; pour poss&eacute;der le savoir
+supr&ecirc;me. Celui qui juge ainsi est toujours l'homme du moyen &acirc;ge, le
+fataliste qui se refuse aux le&ccedil;ons de l'exp&eacute;rience; il ne peut profiter
+des enseignements de l'histoire, il ne sait rien de l'histoire. Pauvre
+innocent, il ne sait pas encore que les castes en se confondant ont
+cess&eacute; de repr&eacute;senter des r&eacute;serves d'hommes pour le commandement ou la
+servitude, qu'il n'y a plus de races pr&eacute;destin&eacute;es &agrave; fournir un savant
+ma&icirc;tre pour les foules stupides, que le savoir s'est g&eacute;n&eacute;ralis&eacute; sans
+&eacute;gard aux privil&eacute;ges, que l'&eacute;galit&eacute; s'est faite, et que lui seul,
+l'ignorant, est rest&eacute; en dehors du mouvement social. Louis Blanc avait
+eu une v&eacute;ritable r&eacute;v&eacute;lation de l'avenir, lorsqu'en 1848 il opinait pour
+que le suffrage universel ne f&ucirc;t proclam&eacute; qu'avec cette restriction:
+L'instruction gratuite obligatoire est entendue ainsi, que tout homme ne
+sachant pas lire et &eacute;crire dans trois ou cinq ans &agrave; partir de ce jour
+perdra son droit d'&eacute;lecteur.&mdash;Je ne me rappelle pas les termes de la
+formule, mais je ne crois pas me tromper sur le fond.&mdash;Cette sage mesure
+nous e&ucirc;t sauv&eacute;s des fautes et des &eacute;garements de l'empire, si elle e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; adopt&eacute;e. Tout homme qui se f&ucirc;t refus&eacute; au bienfait de l'&eacute;ducation se
+f&ucirc;t d&eacute;clar&eacute; inhabile &agrave; prendre part au gouvernement, et on e&ucirc;t pu
+esp&eacute;rer que la v&eacute;rit&eacute; se ferait jour dans les esprits.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+27 au soir.<br />
+</p>
+
+<p>Nous avons &eacute;t&eacute; voir un vieil ami &agrave; Chambon. Cette petite ville, qui
+m'avait laiss&eacute; de bons souvenirs, est toujours charmante par sa
+situation; mais le progr&egrave;s lui a &ocirc;t&eacute; beaucoup de sa physionomie: on a
+exhauss&eacute; ou nivel&eacute;, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le
+rivage de la Vou&egrave;ze, ce torrent de montagne qui se r&eacute;pandait au hasard
+dans la ville. De l&agrave;, beaucoup d'arbres abattus, beaucoup de lignes
+capricieuses bris&eacute;es et rectifi&eacute;es. On n'est plus &agrave; m&ecirc;me la nature comme
+autrefois. Le torrent est emprisonn&eacute;, et comme il n'est pas m&eacute;chant en
+ce moment-ci, il para&icirc;t d'autant plus triste et humili&eacute;. Mon Aurore s'y
+prom&egrave;ne &agrave; pied sec l&agrave; o&ugrave; jadis il passait en grondant et se pressait en
+flots rapides et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes iris&eacute;es par le
+savon sont envahies par les laveuses; mais la gorge qui c&ocirc;toie la ville
+est toujours fra&icirc;che, et les flancs en sont toujours bien bois&eacute;s. Nous
+avions envie de passer l&agrave; quelques jours, c'&eacute;tait m&ecirc;me mon projet quand
+j'ai quitt&eacute; Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adorablement situ&eacute;e
+o&ugrave;, en &eacute;t&eacute;, l'on serait fort bien; mais nos amis ne veulent pas que nous
+les quittions: le temps se refroidit sensiblement, et ce lieu-ci est
+particuli&egrave;rement froid. Je crains pour nos enfants, qui ont &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;es
+en plaine, la vivacit&eacute; de cet air piquant. J'ajourne mon projet. Je fais
+quelques emplettes et suis &eacute;tonn&eacute;e de trouver tant de petites ressources
+dans une si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ing&eacute;niosit&eacute; dans leur
+commerce, par cons&eacute;quent dans leurs habitudes, que nos Berrichons.</p>
+
+<p>Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy est install&eacute; l&agrave; depuis
+quelques ann&eacute;es. Son travail y est plus p&eacute;nible que chez nous; mais il
+est plus fructueux pour lui, plus utile pour les autres. Le paysan
+marchois semble revenu des sorciers et des rem&egrave;geux. Il appelle le
+m&eacute;decin, l'&eacute;coute, se conforme &agrave; ses prescriptions, et tient &agrave; honneur
+de le bien payer. La maison que le docteur a lou&eacute;e est bien arrang&eacute;e et
+d'une propret&eacute; r&eacute;jouissante. Il a un petit jardin d'un bon rapport,
+gr&acirc;ce &agrave; un puits profond et abondant qui n'a pas tari, et au fumier de
+ses deux chevaux. Nous sommes tout &eacute;tonn&eacute;s de voir des fleurs, des
+gazons verts, des l&eacute;gumes qui ne sont pas &eacute;tiol&eacute;s, des fruits qui ne
+tombent pas avant d'&ecirc;tre m&ucirc;rs. Ce petit coin de terre bord&eacute; de murailles
+a cach&eacute; l&agrave; et conserv&eacute; le printemps avec l'automne.</p>
+
+<p>Il me vint &agrave; l'esprit de dire au docteur:</p>
+
+<p>&mdash;Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie,
+pourquoi les deux amis fid&egrave;les qui me veillaient nuit et jour, toi et le
+docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrach&eacute;e &agrave; ce profond sommeil o&ugrave;
+mon &acirc;me me quittait sans secousse et sans d&eacute;chirement? Je n'aurais pas
+vu ces jours maudits o&ugrave; l'on se sent mourir avec tout ce que l'on aime,
+avec son pays, sa famille et sa race!</p>
+
+<p>Il est spiritualiste; il m'e&ucirc;t fait cette r&eacute;ponse:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en savez-vous? les &acirc;mes des morts nous voient peut-&ecirc;tre, peut-&ecirc;tre
+souffrent-elles plus que nous de nos malheurs.</p>
+
+<p>Ou celle-ci:</p>
+
+<p>&mdash;Elles souffrent d'autre chose pour leur compte; le repos n'est point
+o&ugrave; est la vie.</p>
+
+<p>Je ne l'ai donc pas grond&eacute; de m'avoir conserv&eacute; la vie, sachant, comme
+lui, que c'est un mal et un bien dont il n'est pas possible de se
+d&eacute;barrasser.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Boussac, 28 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions
+&agrave; notre h&ocirc;te Sigismond, install&eacute; depuis quelques jours comme
+sous-pr&eacute;fet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfants sa
+maison de Saint-Loup, &agrave; sept lieues de Boussac. Il esp&eacute;rait que la paix
+mettrait une fin prochaine &agrave; cette situation exceptionnelle, et qu'apr&egrave;s
+avoir fait acte de d&eacute;vouement il pourrait donner vite sa d&eacute;mission et
+retourner &agrave; ses champs pour faire ses semailles et oublier &agrave; jamais les
+<i>splendeurs</i> du pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voil&agrave; riv&eacute; &agrave; une
+cha&icirc;ne: il ne s'agit plus de faire activer les &eacute;lections et de faire
+respecter la libert&eacute; du vote; il s'agit d'organiser la d&eacute;fense et de
+maintenir l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre &agrave; ce r&ocirc;le
+sur un plus grand th&eacute;&acirc;tre, il pr&eacute;f&egrave;re ce petit coin perdu o&ugrave; il a
+r&eacute;ellement l'estime et l'affection de tous; mais comme il s'ennuie
+d'&ecirc;tre l&agrave; sans sa famille! C'est une &acirc;me tendre et vivante &agrave; toute
+heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et,
+puisqu'il est condamn&eacute; &agrave; cet exil, de le partager quelques jours avec
+lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine
+installation &agrave; Boussac, et je prends deux heures de repos sur un
+fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques
+nuits une toux nerveuse opini&acirc;tre m'interdit le sommeil.</p>
+
+<p>Il fait tr&egrave;s-chaud aujourd'hui, le ciel est charg&eacute; d'un gros orage. La
+chambre qui m'est destin&eacute;e est celle o&ugrave; je me trouve. C'est la seule du
+ch&acirc;teau qui ne soit pas glaciale, elle est m&ecirc;me tr&egrave;s-chaude parce
+qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant
+les fen&ecirc;tres ouvertes; mais ma somnolence tourne &agrave; la contemplation. Ce
+vieux manoir des seigneurs de Boussac, occup&eacute; aujourd'hui par la
+sous-pr&eacute;fecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe,
+tr&egrave;s-&eacute;lev&eacute;, plant&eacute; sur un bloc de roches vives presque &agrave; pic. La
+Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce &agrave; ma droite et &agrave; ma
+gauche dans des gorges &eacute;troites et profondes qui sont, avec leurs arbres
+mollement inclin&eacute;s et leurs prairies sinueuses, de v&eacute;ritables Arcadies.
+En face, le ravin se rel&egrave;ve en &eacute;tages vastes et bien fondus pour former
+un large mamelon cultiv&eacute; et couronn&eacute; de hameaux heureusement group&eacute;s. Un
+troisi&egrave;me ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne
+passage &agrave; un torrent microscopique qui alimente une gentille usine
+rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est
+assez &eacute;troite et assez propre pour figurer une all&eacute;e de jardin anglais
+passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec
+elle et se perd au loin apr&egrave;s avoir d&eacute;crit toute la courbe de ce
+mamelon, que couronne le rel&egrave;vement du mont Barlot avec sa citadelle de
+blocs l&eacute;gendaires, les fameuses pierres jaum&acirc;tres. C'est l&agrave; qu'il faut
+aller, la nuit de No&euml;l, pendant la messe, pour surprendre et dompter
+l'animal fantastique qui garde les tr&eacute;sors de la vieille Gaule. C'est l&agrave;
+que les grosses pierres chantent et se tr&eacute;moussent &agrave; l'heure solennelle
+de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinit&eacute;s &eacute;taient
+lasses de leur r&egrave;gne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se r&eacute;jouir de
+la venue du Messie, &agrave; moins que leur danse ne soit un fr&eacute;missement de
+col&egrave;re et leur chant un rugissement de mal&eacute;diction. Les l&eacute;gendes se
+gardent bien d'&ecirc;tre claires; en s'expliquant, elles perdraient leur
+po&eacute;sie.</p>
+
+<p>Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie
+rencontr&eacute;s. Il m'avait frapp&eacute;e autrefois lorsque, visitant le vieux
+ch&acirc;teau, j'&eacute;tais entr&eacute;e dans cette chambre, alors inhabit&eacute;e, autant que
+je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fen&ecirc;tre
+vitr&eacute;e, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait
+beaucoup &agrave; d&eacute;sirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que
+l'&eacute;paisse dalle est &agrave; l'&eacute;preuve des stations que je me promets d'y
+faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'&eacute;prouve aujourd'hui? Cette
+beaut&eacute; du pays n'est-elle pas due &agrave; l'&eacute;clat cuivr&eacute; du soleil qui baisse
+dans une vapeur de pourpre, &agrave; l'entassement majestueux et comme tragique
+des nu&eacute;es d'orage qui, apr&egrave;s avoir jet&eacute; quelques gouttes de pluie dans
+le torrent alt&eacute;r&eacute;, se replient lourdes et mena&ccedil;antes sur le mont Barlot?
+Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui
+verdit encore un peu, et qui semble condamn&eacute;e &agrave; ne boire que quand le
+soleil et le vent l'auront tout &agrave; fait dess&eacute;ch&eacute;e; entre ces strates
+plomb&eacute;es du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussi&egrave;re d'or.
+Les arbres jaunis &eacute;tincellent, puis s'&eacute;teignent peu &agrave; peu &agrave; mesure que
+l'ombre gagne; une rang&eacute;e de peupliers trempe encore ses cimes dans la
+chaude lumi&egrave;re et figure une rang&eacute;e de cierges allum&eacute;s qui expirent un
+par un sous le vent du soir. L&agrave;-bas, dans la fra&icirc;che perspective des
+gorges, les berges des p&acirc;turages brillent comme l'&eacute;meraude, et les
+vaches sont en or bruni. L&agrave;-haut, les pierres jaum&acirc;tres deviennent aussi
+noires que l'&Eacute;r&egrave;be, et on distingue leurs &eacute;br&eacute;chures sur l'horizon en
+feu. Tout pr&egrave;s du pr&eacute;cipice que je domine, des maisonnettes montrent
+discr&egrave;tement leurs toits blonds &agrave; travers les rideaux de feuillage; des
+travaux neufs de ponts et chauss&eacute;es, toujours tr&egrave;s-pittoresques dans les
+pays accident&eacute;s, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet
+ros&eacute;, et projettent des ombres &agrave; la fois fermes et transparentes sur la
+coupure hardie des terrains. A la d&eacute;clivit&eacute; du ravin, sous le rocher
+tr&egrave;s-&acirc;pre qui porte le manoir, la terre v&eacute;g&eacute;tale repara&icirc;t en zones
+&eacute;tag&eacute;es o&ugrave; se d&eacute;coupent de petits jardins enclos de haies et remplis de
+touffes de l&eacute;gumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur,
+et tout cela se fond rapidement dans un demi-cr&eacute;puscule plein de
+langueur et de mollesse.</p>
+
+<p>Je me demande toujours pourquoi tel paysage, m&ecirc;me rev&ecirc;tu de la magie de
+l'effet solaire, est inf&eacute;rieur &agrave; un autre que l'on traverse par un temps
+gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu
+ici la forme irr&eacute;prochable. Le sol rocheux ne pr&eacute;sente pas de ger&ccedil;ures
+trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part.
+Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui &eacute;meuvent fortement dans
+les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une duret&eacute; extr&ecirc;me, ne
+semblent pas s'&ecirc;tre soulev&eacute;s douloureusement. On dirait qu'une main
+d'artiste a compos&eacute; &agrave; loisir, avec ces mat&eacute;riaux cruels, un d&eacute;cor de
+sc&egrave;nes champ&ecirc;tres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur
+d&eacute;veloppement; elle s'encha&icirc;nent amicalement. Si elles ont &agrave; se heurter,
+elles se donnent assez de champ pour se pr&eacute;parer par d'adorables
+caprices &agrave; changer de mode. La lyre c&eacute;leste qui a fait onduler ici
+l'&eacute;corce terrestre a pass&eacute; du majeur au mineur avec une science
+infinie. Tout semble se construire avec r&eacute;flexion, s'&eacute;tager et se
+d&eacute;velopper avec mesure. Quand il faut que les masses se pr&eacute;cipitent,
+elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se
+disposent pour former des abris au lieu d'ab&icirc;mes. L'oeil p&eacute;n&egrave;tre
+partout, et partout il p&eacute;n&egrave;tre sans terreur et sans tristesse. Oui,
+d&eacute;cid&eacute;ment je crois que, de ce ch&acirc;teau haut perch&eacute;, j'aurai sous les
+yeux, m&ecirc;me dans les jours sombres, un spectacle in&eacute;puisable.</p>
+
+<p>Tout s'est &eacute;teint, on m'appelle pour d&icirc;ner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait
+mieux, j'ai oubli&eacute;... Il faut se souvenir du <i>Dieu des batailles</i>, pr&ecirc;t
+&agrave; ravager peut-&ecirc;tre ce que le Dieu de la cr&eacute;ation a si bien soign&eacute;, et
+ce que l'homme, son r&eacute;gisseur infatigable, a si gracieusement
+orn&eacute;!&mdash;Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'&acirc;ge odieux des
+sacrifices humains?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Saint-Loup, 29 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Nous sommes reparties hier soir &agrave; neuf heures; nous avons travers&eacute; les
+grandes landes et les bois d&eacute;serts sans savoir o&ugrave; nous &eacute;tions. Un
+brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a
+ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain &eacute;tait le
+seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, L&eacute;onie s'occupait &agrave;
+faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard
+autant qu'on peut voir ce qui emp&ecirc;che de voir. Fatigu&eacute;e, je continuais &agrave;
+me reposer dans l'oubli du r&eacute;el. Nous sommes rentr&eacute;es &agrave; Saint-Loup vers
+minuit, et l&agrave; L&eacute;onie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans
+vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une
+vaillante femme, je me suis &eacute;tonn&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effray&eacute;e par ce
+brouillard et l'isolement. On a maintenant des id&eacute;es noires qu'on
+n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui para&icirc;trait doit &ecirc;tre un
+espion qui pr&eacute;pare notre ruine, ou un bandit chass&eacute; des villes qui
+cherche fortune sur les chemins.</p>
+
+<p>Cette id&eacute;e m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a
+cru que les inutiles et les nuisibles chass&eacute;s de Paris allaient inonder
+les provinces. On a signal&eacute; effectivement &agrave; Nohant un passage de
+mendiants d'allure suspecte et de langage imp&eacute;rieux quelques jours apr&egrave;s
+notre d&eacute;part; mais tout cela s'est &eacute;coul&eacute; vite, et jamais les campagnes
+n'ont &eacute;t&eacute; plus tranquilles. C'est peut-&ecirc;tre un mauvais signe. Peut-&ecirc;tre
+les bandits, pour trouver &agrave; vivre, se sont-ils faits tous espions et
+pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne
+voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions
+prussiens s'est r&eacute;pandue de telle sorte que les &eacute;trangers les plus
+inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqu&eacute;s partout, chass&eacute;s ou arr&ecirc;t&eacute;s
+sans merci. Il ne fait pas bon de quitter <i>son endroit</i>, on risque de
+coucher en prison plus souvent qu'&agrave; l'auberge.</p>
+
+<p>Ces terreurs sont de toutes les &eacute;poques agit&eacute;es. Mon fils me rappelait
+tant&ocirc;t qu'il y a une vingtaine d'ann&eacute;es il avait &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute; &agrave; Boussac
+pr&eacute;cis&eacute;ment; j'avais oubli&eacute; les d&eacute;tails, il les raconte &agrave; la veill&eacute;e.
+Ils &eacute;taient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en
+imagination ces jours-ci sur les pierres jaum&acirc;tres, et c'est aux pierres
+jaum&acirc;tres qu'ils avaient &eacute;t&eacute; faire une excursion. Autre co&iuml;ncidence
+bizarre, un des deux compagnons de mon fils &eacute;tait Prussien.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? dit L&eacute;onie, un Prussien!</p>
+
+<p>&mdash;Un Prussien dont l'histoire m&eacute;rite bien d'&ecirc;tre racont&eacute;e. C'&eacute;tait le
+docteur M..., qui, &agrave; l'&acirc;ge de dix-neuf ou vingt ans, avait &eacute;t&eacute; condamn&eacute;
+&agrave; &ecirc;tre <i>rou&eacute; vif</i> pour cause politique. Les juges voulurent bien, &agrave;
+cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait rou&eacute; de <i>haut en bas</i>. Le
+roi fit gr&acirc;ce, c'est-&agrave;-dire qu'il commua la peine en celle de la prison
+&agrave; perp&eacute;tuit&eacute;, et quelle prison! Apr&egrave;s dix ans de <i>carcere duro</i>,&mdash;je ne
+sais comment cela s'appelle en allemand,&mdash;M... fut compris dans une
+sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France o&ugrave; il
+passa plusieurs ann&eacute;es, dont une chez nous, et c'est &agrave; cette &eacute;poque
+qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eug&egrave;ne Lambert, ce digne et cher
+ami faillit encore t&acirc;ter de la prison... &agrave; Boussac! A cette &eacute;poque-l&agrave;,
+on ne songeait gu&egrave;re aux Prussiens. Une s&eacute;rie inexpliqu&eacute;e d'incendies
+avait mis en &eacute;moi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait
+donc partout des incendiaires et on arr&ecirc;tait tous les passants.
+Justement M... avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres
+prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tir&eacute; de leurs
+sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient
+d&eacute;jeun&eacute; sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient m&ecirc;me allum&eacute; un
+petit feu de bruy&egrave;res pour invoquer les divinit&eacute;s celtiques, et Lambert
+y avait jet&eacute; les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux m&acirc;nes
+du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de
+loin, et, comme ils rentraient pour coucher &agrave; leur auberge, ils furent
+appr&eacute;hend&eacute;s par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en
+reconnaissant mon fils se mit &agrave; rire. Il n'en eut pas moins quelque
+peine &agrave; d&eacute;livrer ses compagnons; les bons gendarmes &eacute;taient de mauvaise
+humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconna&icirc;tre un des
+suspects, mais qu'il ne pouvait r&eacute;pondre des deux autres. Je crois que
+le sous-pr&eacute;fet dut s'en m&ecirc;ler et les prendre sous sa protection.</p>
+
+<p>J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a pass&eacute; ici sans donner une goutte
+d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau &agrave; boire devient tous les
+jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus
+railleur, et le vent froid ach&egrave;ve la besogne. Ce climat-ci est sain,
+mais il me fait mal, &agrave; moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre
+que dans les creux abrit&eacute;s. Peut-&ecirc;tre aussi l'eau devient-elle
+malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion,
+et le vin me r&eacute;pugne.</p>
+
+<p>Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec
+M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est &eacute;mu;
+puis le talent du narrateur aide &agrave; la conviction. Bien dire, c'est bien
+sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le
+haut de l'&acirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut vaincre.</p>
+
+<p>&mdash;Une voix dolente g&eacute;mit au fond du coeur:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut mourir!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+30 septembre.<br />
+</p>
+
+<p>Les enfants nous forcent &agrave; para&icirc;tre tranquilles. Ils jouent et rient
+autour de nous. Aurore vient prendre sa le&ccedil;on, et pour r&eacute;compense elle
+veut que je lui raconte des histoires de f&eacute;es. Elle n'y croit pas, les
+enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le go&ucirc;t
+litt&eacute;raire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamn&eacute;e &agrave;
+composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans
+les plus inattendus et les moins dig&eacute;r&eacute;s. Dieu sait si je suis en
+veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est l&agrave; qui
+questionne, exige, r&eacute;veille la d&eacute;funte &agrave; coups d'&eacute;pingle. L'amusement de
+nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur &agrave; pr&eacute;sent,
+m&ecirc;me ce d&eacute;licieux t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la
+vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aim&eacute;e soit triste, ou
+que, livr&eacute;e &agrave; elle-m&ecirc;me, elle pense plus que son &acirc;ge ne doit penser. Je
+me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce
+pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu &agrave; ce qu'elle a vu
+jusqu'&agrave; pr&eacute;sent. Elle y place des f&eacute;es, des enfants qui voyagent sous la
+protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des g&eacute;nies qui
+aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le
+loup n'a pas mang&eacute; l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une
+f&eacute;e tr&egrave;s-blonde est venue encha&icirc;ner le loup avec un de ses cheveux qu'il
+n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite
+fille a d&ucirc; monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi
+blanche qui lui &eacute;tait apparue en r&ecirc;ve, et qui lui avait fait jurer de
+venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort m&eacute;chante. Il faut que
+le voyage soit long et circonstanci&eacute;, qu'il y ait beaucoup de
+descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les
+nains de la caverne doivent &ecirc;tre fort dr&ocirc;les. Heureusement l'avide
+&eacute;couteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous
+borgnes de l'oeil droit comme les calenders des <i>Mille et une Nuits</i>, ou
+que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe
+gauche, pour que l'on rie aux &eacute;clats. Ce beau rire sonore et frais est
+mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais,
+comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je
+n'ai pas.</p>
+
+<p>Encore une fois, nous sommes au pays des l&eacute;gendes. J'aurais beau en
+fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce
+sont les facteurs de la poste qui, apr&egrave;s avoir distribu&eacute; les choses
+imprim&eacute;es, rapportent les <i>on dit</i> du bureau voisin. Ces <i>on dit</i>,
+passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un
+jour nous avons tu&eacute; d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre
+fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus
+fantastique et la plus accr&eacute;dit&eacute;e chez le paysan, c'est que son empereur
+a &eacute;t&eacute; trahi &agrave; Sedan par ses g&eacute;n&eacute;raux, <i>qui &eacute;taient tous r&eacute;publicains!</i><br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+1<sup>er</sup> octobre 1870.<br />
+</p>
+
+<p>Je suis tout &agrave; fait malade, et mon bon Darchy arrive en pr&eacute;tendant comme
+toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne
+pas les contrarier, je feins d'&ecirc;tre dupe. Au reste, sit&ocirc;t que le m&eacute;decin
+arrive, la peur des m&eacute;dicaments fait que je me porte bien. Il sait que
+je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle r&eacute;gime, et je
+suis d'accord avec lui sur les soins tr&egrave;s-simples et tr&egrave;s-rationnels
+qu'on peut prendre de soi-m&ecirc;me; mais le moyen de penser &agrave; soi &agrave; toute
+heure dans le temps o&ugrave; nous sommes.</p>
+
+<p>Nous faisons nos paquets. L&eacute;onie transporte toute sa maison &agrave; Boussac.
+Ce sera l'arriv&eacute;e d'une <i>smala</i>.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Boussac, dimanche 2 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au
+seuil du ch&acirc;teau; ce seuil est une toute petite porte ogivale,
+fleuronn&eacute;e, qui ouvre l'acc&egrave;s du gigantesque manoir sur une place
+plant&eacute;e d'arbres et des jardins abandonn&eacute;s. Notre aimable h&ocirc;te a
+travaill&eacute; activement et ing&eacute;nieusement &agrave; nous recevoir. La
+sous-pr&eacute;fecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle
+cass&eacute;e. Des personnes obligeantes ont pr&ecirc;t&eacute; ou lou&eacute; le n&eacute;cessaire, nous
+apportons le reste. On prend possession de ce bizarre s&eacute;jour, ruin&eacute; au
+dehors, rajeuni et confortable au dedans.</p>
+
+<p>Confortable en apparence! Il y a une belle salle &agrave; manger o&ugrave; l'on g&egrave;le
+faute de feu, un vaste salon assez bien meubl&eacute; o&ugrave; l'on grelotte au coin
+du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais o&ugrave; mugissent les
+quatre vents du ciel. Toutes les chemin&eacute;es fument. On est tr&egrave;s-sensible
+aux premiers froids du soir apr&egrave;s ces journ&eacute;es de soleil, et nous disons
+du mal des ch&acirc;telains du temps pass&eacute;, qui amoncelaient tant de pierres
+pour &ecirc;tre si mal abrit&eacute;s; mais on n'a pas le temps d'avoir froid.
+Sigismond attend demain Nadaud, qui a donn&eacute; sa d&eacute;mission de pr&eacute;fet de la
+Creuse, et qui est d&eacute;sign&eacute; comme candidat &agrave; la d&eacute;putation par le parti
+populaire et le parti r&eacute;publicain du d&eacute;partement. Il repr&eacute;sente, dit-on,
+les deux nuances qui r&eacute;unissent ici, au lieu de les diviser, les
+ouvriers et les bourgeois avanc&eacute;s. Sigismond a fait en quelques jours un
+travail prodigieux. Il a fait d&eacute;blayer la salle des gardes, qui &eacute;tait
+abandonn&eacute;e &agrave; tous les animaux de la cr&eacute;ation, o&ugrave; les chouettes tr&ocirc;naient
+en permanence dans les b&ucirc;ches et les immondices de tout genre entass&eacute;es
+jusqu'au fa&icirc;te. On ne pouvait plus p&eacute;n&eacute;trer dans cette salle, qui est
+la plus vaste et la plus int&eacute;ressante du ch&acirc;teau. Elle est &agrave; pr&eacute;sent
+nettoy&eacute;e et parfum&eacute;e de grands feux de gen&eacute;vrier allum&eacute;s dans les deux
+chemin&eacute;es monumentales surmont&eacute;es de balustrades d&eacute;coup&eacute;es &agrave; jour. Le
+sol est sabl&eacute;. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur,
+des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde
+nationale peut &ecirc;tre &agrave; l'abri sous ce plafond &agrave; solives noircies. Nous
+visitons ce local, qui ne nous avait jamais &eacute;t&eacute; ouvert, et qui est un
+assez beau vestige de la f&eacute;odalit&eacute;. Il est b&acirc;ti comme au hasard ainsi
+que tout le ch&acirc;teau, o&ugrave; les notions de sym&eacute;trie paraissent n'avoir
+jamais p&eacute;n&eacute;tr&eacute;. Le carr&eacute; est &agrave; angles in&eacute;gaux, le plafond s'incline en
+pente tr&egrave;s-sensible. Les deux chemin&eacute;es sont dissemblables d'ornements,
+ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est situ&eacute;e sur
+le c&ocirc;te, dont on n'a nullement cherch&eacute; le milieu. Les portes sont, comme
+toujours, infiniment petites, eu &eacute;gard &agrave; la dimension du vaisseau. Les
+fen&ecirc;tres sont tout &agrave; fait plac&eacute;es au hasard. Malgr&eacute; ces vices
+volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et
+porte bien l'empreinte de la vie du moyen &acirc;ge. Une des chemin&eacute;es qui a
+cinq m&egrave;tres d'ouverture et autant d'&eacute;l&eacute;vation pr&eacute;sente une singularit&eacute;.
+Sous le manteau, pr&egrave;s de l'&acirc;tre, s'ouvre un petit escalier qui monte
+dans l'&eacute;paisseur du mur. O&ugrave; conduisait-il? Au bout de quelques marches,
+il rencontre une construction plus r&eacute;cente qui l'arr&ecirc;te.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+3 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres
+l&eacute;zard&eacute;e en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent &eacute;teint
+les bougies &agrave; travers les murs. L'alc&ocirc;ve seule est assez bien close, et
+j'y dors enfin; le changement me r&eacute;ussit toujours.</p>
+
+<p>Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oubli&eacute; au salon une lettre
+&agrave; laquelle je tiens. Le salon est l&agrave;, au bout d'un petit couloir
+sombre. J'allume une bougie, j'y p&eacute;n&egrave;tre. Je referme la porte derri&egrave;re
+moi sans la regarder. Je trouve sur la chemin&eacute;e l'objet cherch&eacute;. Le
+grand feu qu'on avait allum&eacute; dans la soir&eacute;e continue de br&ucirc;ler, et jette
+une vive lueur. J'en profite pour regarder &agrave; loisir les trois panneaux
+de tapisserie du <span class="smcap">xv</span><sup>e</sup> si&egrave;cle qui sont class&eacute;s dans les
+monuments historiques. La tradition pr&eacute;tend qu'ils ont d&eacute;cor&eacute; la tour de
+Bourganeuf durant la captivit&eacute; de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils
+repr&eacute;sentent des &eacute;pisodes du roman de <i>la Dame &agrave; la licorne</i>. C'est
+probable, car la licorne est l&agrave;, non <i>passante</i> ou <i>rampante</i> comme une
+pi&egrave;ce d'armoirie, mais donnant la r&eacute;plique, presque la patte, &agrave; une
+femme mince, richement et bizarrement v&ecirc;tue, qu'escorte une toute jeune
+fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est
+blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame
+prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue;
+dans un troisi&egrave;me, elle va en guerre, portant un &eacute;tendard aux plis
+cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur
+son train de derri&egrave;re. Cette dame blonde et t&eacute;nue est tr&egrave;s-myst&eacute;rieuse,
+et tout d'abord elle a pr&eacute;sent&eacute; hier &agrave; ma petite-fille l'aspect d'une
+f&eacute;e. Ses costumes tr&egrave;s-vari&eacute;s sont d'un go&ucirc;t &eacute;trange, et j'ignore s'ils
+ont &eacute;t&eacute; de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je
+remarque une aigrette &eacute;lev&eacute;e qui n'est qu'un bouquet des cheveux
+rassembl&eacute;s dans un ruban, comme une queue &agrave; pinceau plant&eacute;e droit sur le
+front. Si nous &eacute;tions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette
+nouveaut&eacute; aux dames de la cour, qui ont cherch&eacute; avec tant de passion
+dans ces derniers temps des innovations d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es. Tout s'&eacute;puisait, la
+fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on
+pas avis&eacute; de la queue de cheveux mena&ccedil;ant le ciel? Il faut venir &agrave;
+Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France,
+pour d&eacute;couvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que
+tant de choses laides qui ont r&eacute;gn&eacute; sans conteste, et d'ailleurs
+l'harmonie de ces tons fan&eacute;s de la tapisserie rend toujours agr&eacute;able ce
+qu'elle repr&eacute;sente.</p>
+
+<p>Ayant assez regard&eacute; la f&eacute;e, je veux retourner &agrave; ma chambre. Le salon a
+cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me pr&eacute;sente les
+rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en pr&eacute;sence de
+sa majest&eacute; Napol&eacute;on III, en culotte blanche, habit de parade, la
+moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif:
+&acirc;ge &eacute;ternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les
+administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le
+cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-pr&eacute;fet
+sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en
+laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre &agrave;
+son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour d&eacute;truire un portrait
+historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne m&eacute;rite
+pas d'&ecirc;tre gard&eacute;, et je lui ai conseill&eacute; de le laisser o&ugrave; l'a mis son
+pr&eacute;d&eacute;cesseur, c'est-&agrave;-dire dans un passage o&ugrave; personne ne lui dira
+rien. En attendant, ce portrait n'est pas plac&eacute; dans la direction de ma
+chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisi&egrave;me porte
+conduit &agrave; l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La
+quatri&egrave;me donne sur la salle &agrave; manger; la cinqui&egrave;me m&egrave;ne &agrave; la chambre de
+mon fils. Me voil&agrave; stup&eacute;faite, cherchant une sixi&egrave;me porte dont je ne
+devine pas l'emplacement et qui doit &ecirc;tre la mienne. Le ch&acirc;teau
+serait-il enchant&eacute;? Apr&egrave;s bien des pas perdus dans cette grande salle,
+je d&eacute;couvre enfin une porte invraisemblablement plac&eacute;e dans la boiserie
+sur un des pans de la profonde embrasure d'une fen&ecirc;tre, et je me
+r&eacute;int&egrave;gre dans mon appartement sans autre aventure.</p>
+
+<p>A neuf heures, on d&eacute;jeune avec Nadaud, que Sigismond a &eacute;t&eacute; chercher d&egrave;s
+sept heures au d&eacute;barcad&egrave;re de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a
+quelques ann&eacute;es, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses
+cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un
+ancien ma&ccedil;on, &eacute;lev&eacute; comme tous les ouvriers, mais dou&eacute; d'une
+remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise
+passion, il fut &eacute;lu en 1848 &agrave; la Constituante par ses compatriotes de la
+Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on d&eacute;daigne le plus, c'est le
+voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On
+l'accuse d'&ecirc;tre avide et trompeur; mais on reconna&icirc;t que, quand il est
+bon et sinc&egrave;re, il ne l'est pas &agrave; demi. Nadaud est un bon dans toute la
+force du mot. Exil&eacute; en 1852, il passa en Angleterre, o&ugrave; il essaya de
+reprendre la truelle; mais les ma&ccedil;ons anglais lui firent mauvais accueil
+et lui surent m&eacute;chant gr&eacute; de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le
+pugilat. Ils se m&eacute;fi&egrave;rent de cet homme sobre, recueilli dans un silence
+modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils
+comprenaient encore moins le r&ocirc;le qu'il avait jou&eacute; en France; ils lui
+eussent volontiers cherch&eacute; querelle. Il se retira dans une petite
+chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en
+peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours
+d'histoire et de litt&eacute;rature fran&ccedil;aise en anglais, s'instruisant, se
+faisant &eacute;rudit, critique et philosophe avec une rapidit&eacute; d'intuition et
+un acharnement de travail extraordinaires chez un homme d&eacute;j&agrave; m&ucirc;r. Sa
+dignit&eacute; int&eacute;rieure rayonne doucement dans ses mani&egrave;res, qui sont celles
+d'un vrai <i>gentleman</i>. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pens&eacute;e qui
+soient entach&eacute;s d'orgueil ou de vanit&eacute;, de haine ou de ressentiment,
+d'ambition ou de jalousie. Il est na&iuml;f comme les gens sinc&egrave;res, absolu
+comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il
+interroge, on sent revenir la sup&eacute;riorit&eacute; de nature quand il r&eacute;pond. Il
+&eacute;tait arriv&eacute; d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot
+de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend
+le pr&eacute;jug&eacute;: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans
+attention, qu'on ne quitte pas sans respect.</p>
+
+<p>Boussac &eacute;tant une des stations de sa tourn&eacute;e &eacute;lectorale, c'est pour le
+mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a pr&eacute;par&eacute; la
+grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante
+habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du ch&acirc;teau, qui
+domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses.
+Tous les maires des environs sont plus ou moins assis &agrave; l'int&eacute;rieur. Les
+pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organis&eacute;e tant bien
+que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait
+bien entendre. Il est timide au d&eacute;but, il se m&eacute;fie de lui-m&ecirc;me; il
+m'avait fait promettre de ne pas l'&eacute;couter, de ne pas le <i>voir</i> parler.
+J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre.
+C'est dans l'intimit&eacute; qu'on se conna&icirc;t, et je crois maintenant que je le
+connais bien. Il est digne de repr&eacute;senter les bonnes aspirations du
+peuple et du tiers. Nous nous sommes r&eacute;sum&eacute;s ainsi: n'ayons pas
+d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.</p>
+
+<p>A trois heures, on l'a convoqu&eacute; &agrave; une nouvelle s&eacute;ance publique. Tout le
+monde des environs n'&eacute;tait pas arriv&eacute; pour la premi&egrave;re, et les gens de
+l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une
+langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, d&eacute;vouement et
+sacrifice; il n'&eacute;tait plus question de cela depuis vingt ans. On ne
+parlait que du rendement de l'&eacute;pi et du prix des bestiaux. &laquo;Il faut
+savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout,
+comme nous, et qui ne para&icirc;t pas se soucier de nos petits int&eacute;r&ecirc;ts.&raquo; Je
+n'ai pas assist&eacute; non plus &agrave; la reprise de cet enseignement de famille;
+Sigismond me le raconte. La premi&egrave;re audition avait &eacute;t&eacute; attentive,
+&eacute;tonn&eacute;e, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu
+perdu l'habitude de la langue fran&ccedil;aise, les mots lui viennent en
+anglais, et pendant quelques instants il est forc&eacute; de se les traduire &agrave;
+lui-m&ecirc;me. Cet embarras augmente sa timidit&eacute; naturelle; mais peu &agrave; peu sa
+pens&eacute;e s'&eacute;l&egrave;ve, l'expression arrive, l'&eacute;motion int&eacute;rieure se r&eacute;v&egrave;le et
+se communique. Il a donc gagn&eacute; sa cause ici, et l'on s'en va en disant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un homme <i>tout &agrave; fait bien</i>.</p>
+
+<p>Simple &eacute;loge, mais qui dit tout.</p>
+
+<p>Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte
+improvis&eacute;e de garde nationale &agrave; cheval. Les pompiers et les citoyens
+font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce
+encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherch&eacute;e. La
+voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient <i>vive
+l'ouvrier!</i> La noire fa&ccedil;ade armori&eacute;e du manoir de Jean de Brosse ne
+s'&eacute;croule pas &agrave; ce cri nouveau du <span class="smcap">xix</span><sup>e</sup> si&egrave;cle. Les
+chouettes, stup&eacute;fi&eacute;es par la lumi&egrave;re, reprennent silencieusement leur
+ronde dans la nuit grise.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+4 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>En somme, nous avons parl&eacute; doctrine et nullement politique. Est-il, ce
+que les circonstances r&eacute;clament imp&eacute;rieusement, un homme pratique? Je ne
+sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions
+sont si divis&eacute;es qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter a
+tout et peut-&ecirc;tre heurter tout le monde.</p>
+
+<p>Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue &agrave;
+tout dess&eacute;cher. L'eau est encore plus rare ici qu'&agrave; Saint-Loup; on va la
+chercher &agrave; une demi-lieue sur une c&ocirc;te rocheuse o&ugrave; les chevaux ont
+grand'peine &agrave; monter et &agrave; descendre les tonneaux. Nous l'&eacute;conomisons,
+quoiqu'elle ne le m&eacute;rite gu&egrave;re; elle est blanche et savonneuse.</p>
+
+<p>Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en
+bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et &agrave; toute heure: c'est un
+adorable pays. Apr&egrave;s avoir long&eacute; la rivi&egrave;re, nous avons remont&eacute; au
+manoir par un escalier &eacute;tourdissant: une centaine de m&egrave;tres en zigzag,
+tant&ocirc;t sur le roc, tant&ocirc;t sur des gradins de terre soutenus par des
+planches, tant&ocirc;t sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe;
+ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre &agrave; l'autre en cas de vertige.
+A chaque &eacute;tage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en
+pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'ab&icirc;me.
+Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent
+dans une partie r&eacute;serv&eacute;e du ch&acirc;teau et se livrent au jardinage et &agrave;
+l'&eacute;levage des lapins. Ce sont peut &ecirc;tre les m&ecirc;mes gendarmes qui ont
+autrefois arr&ecirc;t&eacute; Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en
+bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs l&eacute;gumes. Mes
+petites-filles grimpent tr&egrave;s-bien et sans frayeur cette &eacute;chelle au flanc
+du pr&eacute;cipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis &eacute;prouv&eacute;e par
+cet air trop vif. On ne place pas impun&eacute;ment son nid, sans transition, &agrave;
+trois cents m&egrave;tres plus haut que d'habitude.</p>
+
+<p>Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif
+d'arbres, il y a &agrave; nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions
+pas; c'est un petit &eacute;tablissement de bains, tr&egrave;s-rustique, mais
+tr&egrave;s-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce
+moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation poss&egrave;de
+un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous
+nous faisons une f&ecirc;te de nous y plonger demain; nous n'esp&eacute;rions pas ce
+bien-&ecirc;tre &agrave; Boussac. Ces Marchois nous sont d&eacute;cid&eacute;ment tr&egrave;s-sup&eacute;rieurs.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+5 octobre<br />
+</p>
+
+<p>Gr&acirc;ce au bain, &agrave; la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous
+comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici &agrave;
+attendre la fin de l'&eacute;pid&eacute;mie, qui ne cesse pas &agrave; Nohant: les nouvelles
+que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous,
+un homme inoccup&eacute; qui veut retourner au moins &agrave; La Ch&acirc;tre pour n'avoir
+pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il
+voulait nous mener, m&egrave;re, femme et enfants, dans le Midi; nous disions
+oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait l&agrave; qu'on le
+rappel&acirc;t au pays en cas de besoin. Par malheur, les &eacute;v&eacute;nements vont
+vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de d&eacute;serter. Comme &agrave;
+aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous
+renon&ccedil;ons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer
+un g&icirc;te quelconque &agrave; La Ch&acirc;tre.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+6 octobre<br />
+</p>
+
+<p>A force d'&ecirc;tre po&euml;te &agrave; Boussac, on est tr&egrave;s-menteur; on vient nous dire
+ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale,
+celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des
+petits. Il y a des cadavres expos&eacute;s devant toutes les portes; c'est
+l&agrave;,&mdash;&agrave; deux pas, vous verrez bien!&mdash;Maurice ne voit rien, mais il
+s'inqui&egrave;te pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en
+effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous
+traite de fous, il interroge le maire et le m&eacute;decin. Personne n'est mort
+depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifest&eacute;. Je
+d&eacute;fais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais
+plus jolie. La nuit derni&egrave;re, trois revenants, toujours trois, sont
+venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de
+ma fen&ecirc;tre, et que je distingue tr&egrave;s-bien par une &eacute;claircie des arbres;
+ils ont m&ecirc;me fait entendre, assure-t-on, une tr&egrave;s-belle musique. Et moi
+qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de
+contempler une sc&egrave;ne de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un
+site si bien fait pour attirer les ombres!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+7 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Promenade &agrave; Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays
+charmant. Pr&eacute;s, collines et torrents. La face du mont Barlot, oppos&eacute;e &agrave;
+celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les
+d&eacute;chirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une
+bonne pause sous des noyers couverts de m&eacute;sanges affair&eacute;es et jaseuses
+que nous ne d&eacute;rangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de
+bonheur, si l'on pouvait &ecirc;tre heureux &agrave; pr&eacute;sent. Est-ce qu'on le sera
+encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop
+d'enfants, trop d'amis!&mdash;Et puis on s'aper&ccedil;oit qu'on pense &agrave; tout le
+monde comme &agrave; soi-m&ecirc;me, que tout nous est famille dans cette pauvre
+France d&eacute;sol&eacute;e et bris&eacute;e!</p>
+
+<p>Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le
+th&eacute;&acirc;tre de la guerre on agit, on se d&eacute;fend. Et puis le temps a chang&eacute;,
+les id&eacute;es sont moins sombres. J'ai vu, &agrave; coup sur, de la pluie pour
+demain dans les nuages, que j'arrive &agrave; tr&egrave;s-bien conna&icirc;tre dans cette
+immensit&eacute; de ciel d&eacute;ploy&eacute;e autour de nous. L'air &eacute;tait souple et doux
+tant&ocirc;t; &agrave; pr&eacute;sent, un vent furieux s'&eacute;l&egrave;ve: c'est le vent d'ouest. Il
+nous d&eacute;tend et nous porte &agrave; l'esp&eacute;rance.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+8 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>La temp&ecirc;te a &eacute;t&eacute; superbe cette nuit. D'&eacute;normes nuages effar&eacute;s couraient
+sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux ch&acirc;teau comme sur un
+navire en pleine mer. Depuis Tamaris, o&ugrave; nous avons essuy&eacute; des temp&ecirc;tes
+comparables &agrave; celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque.
+A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons
+mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la
+rage sans frein. Les grandes salles vides, d&eacute;labr&eacute;es et discloses, qui
+remplissent la majeure partie inhabit&eacute;e du b&acirc;timent, servent de
+soufflets aux orgues de la temp&ecirc;te, les tours sont les tuyaux. Tout
+siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se d&eacute;fendent
+un instant; bient&ocirc;t elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du
+canon. Je cherche une corde pour les emp&ecirc;cher d'&ecirc;tre emport&eacute;es dans
+l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant
+sur le balcon. J'y renonce, et comme tout d&eacute;sagr&eacute;ment qu'on ne peut
+emp&ecirc;cher doit &ecirc;tre tenu pour nul, je m'endors profond&eacute;ment au milieu
+d'un vacarme prodigieusement beau.</p>
+
+<p>Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous
+trouverons un g&icirc;te &agrave; La Ch&acirc;tre. Les lettres mettent trois ou quatre
+jours pour faite les dix lieues qui nous s&eacute;parent de notre ville. Ce
+n'est pas que la France soit d&eacute;j&agrave; d&eacute;sorganis&eacute;e par les n&eacute;cessit&eacute;s de la
+guerre, cela a toujours &eacute;t&eacute; ainsi, et on ne saura jamais pourquoi.&mdash;Ce
+soir, je dis adieu de ma fen&ecirc;tre au ravissant pays de Boussac et &agrave; ses
+bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingu&eacute;s et
+sympathiques. J'ai pass&eacute; trois semaines dans ce pays creusois, trois
+semaines des plus am&egrave;res de ma vie, sous le coup d'&eacute;v&eacute;nements qui me
+rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et
+qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise
+en question!&mdash;On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion
+se r&eacute;pand, rien ne semble pr&eacute;par&eacute; pour la recevoir. Nous tombons dans
+l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous
+nous faisons l'effet de condamn&eacute;s &agrave; mort qui attendent du hasard le jour
+de l'ex&eacute;cution, et qui sont press&eacute;s d'en finir parce qu'ils ne
+s'int&eacute;ressent plus &agrave; rien. Je ne sais si je suis plus faible que les
+autres, si l'inaction et un &eacute;tat maladif m'ont rendue l&acirc;che. J'ai fait
+bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de
+paroles d&eacute;courageantes, mais je me suis sentie, pour la premi&egrave;re fois
+depuis bien des ann&eacute;es, sans courage int&eacute;rieur. Quand on n'a affaire
+qu'&agrave; soi-m&ecirc;me, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des
+fatigues, des sacrifices, de subir des contrari&eacute;t&eacute;s, de surmonter des
+&eacute;motions. La vie ordinaire est pleine d'incidents pu&eacute;rils dont on
+apprend avec l'&acirc;ge &agrave; faire peu de cas; on est trahi ou leurr&eacute;, on est
+malade, on &eacute;choue dans de bonnes intentions, on a des s&eacute;ries d'ennuis,
+des heures de d&eacute;go&ucirc;t. Que tout cela est ais&eacute; &agrave; surmonter! On vous croit
+sto&iuml;que parce que vous &ecirc;tes patient, vous &ecirc;tes tout simplement lass&eacute; de
+souffrir des petites choses. On a l'exp&eacute;rience du peu de dur&eacute;e,
+l'appr&eacute;ciation du peu de valeur de ces choses; on se d&eacute;tache des biens
+illusoires, on se r&eacute;fugie dans une vie expectante, dans un id&eacute;al de
+progr&egrave;s dont on se d&eacute;sint&eacute;resse pour son compte, mais dont on jouit pour
+les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas
+de m&eacute;rite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises
+sociales, c'est la foi sans d&eacute;faillance, c'est la vision du beau id&eacute;al
+rempla&ccedil;ant &agrave; toute heure le sens visuel des tristes choses du pr&eacute;sent;
+mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le
+monde, &agrave; un moment donn&eacute;, avec tant de violence et dans de telles
+proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne d&eacute;pend pas de moi de
+n'avoir pas le coeur bris&eacute;.</p>
+
+<p>En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme
+le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai
+ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une
+tendresse effray&eacute;e, presque pusillanime. Il semble &agrave; pr&eacute;sent, quand on
+s'&eacute;loigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la derni&egrave;re
+fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux o&ugrave; l'on a
+souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans
+eau, le triste horizon des pierres jaum&acirc;tres, le vent qui menace de nous
+ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos
+t&ecirc;tes, et les revenants qui auraient peut-&ecirc;tre fini par se montrer.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+La Ch&acirc;tre, 9 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai quitt&eacute; mes h&ocirc;tes le coeur gros. Je n'ai jamais aim&eacute; comme &agrave;
+pr&eacute;sent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si
+tendres, ces deux &ecirc;tres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur
+courage, leurs beaux moments de gaiet&eacute; nous soutenaient:&mdash;Leur famille
+et la n&ocirc;tre ne faisaient qu'une, les enfants &eacute;taient comme une richesse
+en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'ils n'&eacute;taient pas n&eacute;s! si j'&eacute;tais seul au monde, comme je serais
+vite consol&eacute; par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons
+l'amertume!</p>
+
+<p>Toujours cette id&eacute;e de mourir, pour ne plus souffrir se pr&eacute;sente &agrave;
+l'esprit en d&eacute;tresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique:
+Plut&ocirc;t souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine
+qui s'attache &agrave; la vie en d&eacute;pit de tout? Est-ce un pr&eacute;cepte
+philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des
+biens?&mdash;Moi, j'en reviens toujours &agrave; cette id&eacute;e, qu'il est indiff&eacute;rent
+et facile de mourir quand on laisse derri&egrave;re soi la vie possible aux
+autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une
+&eacute;preuve au-dessus du sto&iuml;cisme.</p>
+
+<p>Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous
+donnent l'hospitalit&eacute;. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous
+ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur esp&eacute;rance
+sur le gouvernement. Moi, j'esp&egrave;re peu de la province et de l'action
+possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorit&eacute;. Il
+faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas r&eacute;publicain. Nous sommes
+une petite, fraction partout, m&ecirc;me &agrave; Paris, o&ugrave; le sentiment bien entendu
+de la d&eacute;fense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable
+abn&eacute;gation am&egrave;ne la d&eacute;livrance, c'est le triomphe de la forme
+r&eacute;publicaine; on aura fait cette dure et noble exp&eacute;rience de se
+gouverner soi-m&ecirc;me et de se sauver par le concours de tous;&mdash;mais Paris
+peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!... on fr&eacute;mit d'y
+penser.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+La Ch&acirc;tre, 10 octobre 1870.<br />
+</p>
+
+<p>Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-m&ecirc;me. Je ne crois pas que
+personne en doute. Je trouve &agrave; notre petite ville une bonne physionomie.
+Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces
+ouvriers avec le fusil sur l'&eacute;paule n'ont rien de ridicule. Le coeur y
+est. Si on les aidait tant soit peu, ils d&eacute;fendraient au besoin leurs
+foyers; mais, soit p&eacute;nurie, soit n&eacute;gligence, soit d&eacute;sordre, loin de nous
+armer, on nous d&eacute;sarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde
+nationale, et puis ceux de la garde s&eacute;dentaire pour la mobilis&eacute;e, en
+attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes
+choses, il y a g&acirc;chis de mesures annonc&eacute;es et abandonn&eacute;es, d'ordres et
+de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volont&eacute;s paralys&eacute;es par des
+incertitudes de direction que l'on ne sait &agrave; qui imputer. Tout le monde
+accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous
+dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien
+peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent
+sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous d&eacute;vore:
+&eacute;crire, parler, ce n'est pas l&agrave; ce qu'il nous faudrait.</p>
+
+<p>Nous allons au Coudray &agrave; travers des torrents de pluie. La Vall&eacute;e noire,
+que l'on embrasse de ce point &eacute;lev&eacute;, est toujours belle. Ce n'est pas
+le paysage fantaisiste et compliqu&eacute; de la Creuse, c'est la grande ligne,
+l'horizon ondul&eacute; et largement ouvert, <i>le pays bleu</i>, comme l'appelle ma
+petite Aurore. Les arbres me paraissent &eacute;normes, le ciel me para&icirc;t
+incommensurable; charg&eacute; de nuages noirs avec quelques courtes expansions
+de soleil rouge, il est tour &agrave; tour sombre et col&egrave;re. J'aper&ccedil;ois au loin
+le toit brun de ma pauvre maison encore ferm&eacute;e &agrave; mes petites-filles, &agrave;
+moi par cons&eacute;quent: enterr&eacute;e dans les arbres, elle a l'air de se cacher
+pour ne pas nous attirer trop vite; la variole r&egrave;gne autour et nous
+barre encore le chemin.</p>
+
+<p>Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et
+nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de
+dormir chez nous une derni&egrave;re nuit. Les paysans ont l'air de ne pas
+mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous
+pr&eacute;texte qu'en 1815 il ne l'a pas &eacute;t&eacute;. Moi, je m'essaye &agrave; l'id&eacute;e d'une
+vie errante. Si nous sommes ruin&eacute;s et d&eacute;vast&eacute;s, je me demande en quel
+coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la
+facilit&eacute; avec laquelle on s'abandonne personnellement aux &eacute;v&eacute;nements qui
+menacent tout le monde est une gr&acirc;ce de circonstance. On dit le pour et
+le contre sur la guerre actuelle. Tant&ocirc;t l'ennemi est f&eacute;roce, tant&ocirc;t il
+est fort doux: on n'en parle qu'avec exc&egrave;s en bien ou en mal, c'est
+l'inconnu. Si j'&eacute;tais seule, je ne songerais pas seulement &agrave; bouger: on
+tient si peu &agrave; la vie dans de tels d&eacute;sastres! mais dans le doute
+j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.</p>
+
+<p>De retour &agrave; La Ch&acirc;tre, je revois d'anciens amis qui, de tous les c&ocirc;t&eacute;s
+menac&eacute;s, sont venus se r&eacute;fugier dans leurs familles. J'apprends avec
+douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir,
+qu'elle est l&agrave; et que je ne la reverrai probablement plus! Autre
+douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions,
+mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes:
+c'&eacute;tait la gaiet&eacute; de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse.
+Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner
+de la r&eacute;solution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il
+faudra en montrer.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mardi 11 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Voici une grande nouvelle: deux ballons nomm&eacute;s <i>Armand Barb&egrave;s</i> et <i>G.
+Sand</i> sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas port&eacute; grand
+bonheur) a eu des avaries, une arriv&eacute;e difficile, et a pourtant sauv&eacute;
+les Am&eacute;ricains qui le montaient; <i>Barb&egrave;s</i> a &eacute;t&eacute; plus heureux, et, malgr&eacute;
+les balles prussiennes, a glorieusement touch&eacute; terre, amenant au secours
+du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M.
+Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volont&eacute;, de
+pers&eacute;v&eacute;rance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite
+en ballon, &agrave; travers l'ennemi, est h&eacute;ro&iuml;que et neuve; l'histoire entre
+dans des incidents impr&eacute;vus et fantastiques.</p>
+
+<p>Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver.
+Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom
+soit b&eacute;ni; mais n'est-ce pas une t&acirc;che au-dessus des forces d'un seul
+homme? Et puis ce jeune homme conna&icirc;t-il la guerre, qui est, dit-on, une
+science perdue chez nous?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mercredi 12 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>On n'a pas le coeur &agrave; se r&eacute;jouir ici aujourd'hui; c'est la r&eacute;vision,
+c'est-&agrave;-dire la lev&eacute;e sans r&eacute;vision des gardes mobilis&eacute;es: elle se fait
+d'une mani&egrave;re indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas
+d&eacute;shabiller les hommes; on ne leur regarde pas m&ecirc;me le visage. Des
+examinateurs cr&eacute;tins et qui veulent faire du z&egrave;le d&eacute;clarent bons pour le
+service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des
+myopes au dernier degr&eacute;, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on
+veut que nous ayons confiance en une pareille arm&eacute;e! Un bon tiers va
+remplir les h&ocirc;pitaux ou tomber sur les chemins &agrave; la premi&egrave;re &eacute;tape. Les
+rues de la ville sont encombr&eacute;es de parents qui pleurent et de conscrits
+ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale
+s&eacute;dentaire, qui &eacute;tait bien compos&eacute;e, exerc&eacute;e et r&eacute;solue; le
+d&eacute;couragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent
+qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a mani&egrave;re de faire les
+choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'&ecirc;tre mal
+second&eacute;. On se tire de tout en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Le peuple est l&acirc;che et <i>r&eacute;actionnaire</i>.</p>
+
+<p>Mon coeur le d&eacute;fend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez
+rien faire pour l'initier &agrave; des vertus nouvelles, vous les lui rendrez
+odieuses.</p>
+
+<p>Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orl&eacute;ans serait au pouvoir des
+Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient
+&eacute;cras&eacute;s; on accuse Orl&eacute;ans de s'&ecirc;tre rendu d'avance. Il faudrait savoir
+si la ville pouvait se d&eacute;fendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on
+entre dans des d&eacute;tails r&eacute;voltants. Les habitants, qui d'abord avaient
+refus&eacute; de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois ferm&eacute; leurs
+portes aux bless&eacute;s. Le premier fait para&icirc;t certain, le second est &agrave;
+v&eacute;rifier. Nos jeunes troupes civiles sont redout&eacute;es autant que l'ennemi:
+elles sont indisciplin&eacute;es, mal command&eacute;es ou pas command&eacute;es du tout; je
+crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations
+sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos lev&eacute;es
+et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une
+d&eacute;bandade.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+13, jeudi.<br />
+</p>
+
+<p>L'affaire Bourbaki reste myst&eacute;rieuse. On dit que tout trahit, m&ecirc;me
+Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'&eacute;croulement serait notre
+ruine. Trahir! l'honneur fran&ccedil;ais serait aux prises dans les faibles
+t&ecirc;tes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fid&eacute;lit&eacute; au ma&icirc;tre
+qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau
+repr&eacute;senterait une charge personnelle, restreinte &agrave; l'ob&eacute;issance
+personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'&acirc;me du soldat!</p>
+
+<p>L'anarchie est l&agrave; comme dans tout, l'anarchie morale &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+l'anarchie mat&eacute;rielle. Le v&eacute;ritable honneur militaire ne semble pas
+avoir jamais &eacute;t&eacute; d&eacute;fini dans l'histoire de notre si&egrave;cle. C'est par le
+r&eacute;sultat que nous jugeons la conduite des g&eacute;n&eacute;raux, et chaque juge en
+d&eacute;cide &agrave; son point de vue. En haine de la r&eacute;publique, Moreau passe &agrave;
+l'ennemi; mais il se persuade que c'&eacute;tait son devoir, et il le persuade
+aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par
+cons&eacute;quent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu
+son parti, qui l'admirait comme le type de la fid&eacute;lit&eacute; et de la probit&eacute;.
+Napol&eacute;on a &eacute;t&eacute; trahi ou abandonn&eacute; par ses g&eacute;n&eacute;raux. Ils ont tous dit
+pour se justifier:</p>
+
+<p>&mdash;Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'&agrave; lui.</p>
+
+<p>Bien peu d'officiers sup&eacute;rieurs ont bris&eacute; leur &eacute;p&eacute;e &agrave; cette &eacute;poque en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne.</p>
+
+<p>La post&eacute;rit&eacute; les admire et condamne les autres.</p>
+
+<p>A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment?
+Il serait assez urgent de r&eacute;gler ce point, car il peut arriver &agrave; chaque
+instant que le devoir du soldat soit de r&eacute;sister &agrave; l'ordre de la patrie,
+ou de manquer &agrave; la loi d'ob&eacute;issance militaire par amour du pays. Rien
+n'engage en ce moment le soldat envers la r&eacute;publique; il ne l'a pas
+l&eacute;galement accept&eacute;e. Avez-vous la parole des g&eacute;n&eacute;raux? Je ne sache pas
+qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il
+se propose de continuer la guerre pour d&eacute;livrer la France ou pour y
+ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse.</p>
+
+<p>Un g&eacute;n&eacute;ral n'est pas oblig&eacute;, dit-on, d'&ecirc;tre un casuiste. Il semble que
+le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion,
+qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique
+loi de sa conscience, ne c&eacute;derait devant aucune &eacute;ventualit&eacute;. Si Bazaine
+se croit li&eacute; &agrave; son empereur et non &agrave; son pays, il pr&eacute;tendra qu'il peut
+tourner son &eacute;p&eacute;e contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois
+pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui,
+puisqu'il est ma&icirc;tre absolu dans une place assi&eacute;g&eacute;e o&ugrave; il peut faire la
+paix ou la guerre sans savoir si la r&eacute;publique existe, si elle
+repr&eacute;sente la volont&eacute; de la France. S'il a l'&acirc;me d'un h&eacute;ros, il se
+laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour
+du pays, par la fiert&eacute; patriotique; sinon, un de ces matins, il se
+rendra en disant comme son ma&icirc;tre &agrave; Sedan:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis las.</p>
+
+<p>Ou il fera une brillante sortie au cri de &laquo;mort &agrave; la r&eacute;publique!&raquo; Et
+s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne,
+que ferait la r&eacute;publique? Elle a cru l'avoir dans ses int&eacute;r&ecirc;ts; parce
+qu'elle a d&eacute;sir&eacute; lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a plac&eacute;
+en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gr&eacute;, il la trahit; mais je
+suppose qu'il d&eacute;livre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous
+battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'&eacute;tranger? y aurait-il
+un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison?</p>
+
+<p>Notre situation est r&eacute;ellement sans issue, &agrave; moins d'un miracle. Nous
+nous appuyons pour la d&eacute;fense du sol sur des forces encore
+consid&eacute;rables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux
+diff&eacute;rents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner apr&egrave;s la
+guerre. Le gouvernement a fait appel &agrave; tous, il le devait; mais a-t-il
+esp&eacute;r&eacute; r&eacute;ussir sans arm&eacute;e &agrave; lui, avec des arm&eacute;es qui lui sont hostiles,
+et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble &agrave; la fin d'un
+monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas
+comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcit&eacute;e repousse
+l'&eacute;vidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je
+remercierais Dieu de me d&eacute;livrer de la r&eacute;flexion; au moins je pourrais
+dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue
+l'emporte, on se raconte le matin les r&ecirc;ves atroces ou insens&eacute;s qu'on a
+faits.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+14 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Les Prussiens ne sont pas entr&eacute;s &agrave; Orl&eacute;ans; mais ils y entreront quand
+ils voudront, ils ont fait la place nette. Le g&eacute;n&eacute;ral La Motterouge est
+battu et priv&eacute; de son commandement pour avoir manqu&eacute; de r&eacute;solution,
+disent les uns, pour avoir manqu&eacute; de munitions, disent les autres. Si on
+d&eacute;shonore tous ceux qui en seront l&agrave;, ce n'est pas fini!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+15 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se
+d&eacute;sorganise. Je suis &eacute;tonn&eacute;e de la tranquillit&eacute; qui r&egrave;gne ici. La
+province constern&eacute;e se gouverne toute seule par habitude.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Dimanche 16.<br />
+</p>
+
+<p>J'aurais voulu tenir un journal des &eacute;v&eacute;nements; mais il faudrait savoir
+la v&eacute;rit&eacute;, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui
+nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent
+ouvertement:</p>
+
+<p>&mdash;Les mobiles sont des braves.</p>
+
+<p>&mdash;Non, les mobiles faiblissent partout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, c'est la troupe r&eacute;guli&egrave;re qui l&acirc;che pied.</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!</p>
+
+<p>Le plus clair, c'est qu'une arm&eacute;e sans armes, sans pain, sans
+chaussures, sans v&ecirc;tements et sans abri, ne peut pas r&eacute;sister &agrave; une
+arm&eacute;e pourvue de tout et bien command&eacute;e.</p>
+
+<p>On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fid&egrave;lement,
+<i>de auditu</i> l'opinion de M. Gambetta.</p>
+
+<p>&mdash;L'arm&eacute;e r&eacute;guli&egrave;re est d&eacute;truite, d&eacute;moralis&eacute;e, perdue; elle ne nous
+sauvera pas. C'est de l'<i>&eacute;l&eacute;ment civil</i> que nous viendra la victoire,
+c'est le citoyen improvis&eacute; soldat qu'il faut appeler et encourager.</p>
+
+<p>La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est r&eacute;solue, elle
+devient inqui&eacute;tante au dernier degr&eacute;. On peut improviser des soldats
+dans une localit&eacute; menac&eacute;e, et les mobiliser jusqu'&agrave; un certain point;
+mais leur faire jouer le r&ocirc;le de la troupe exerc&eacute;e au m&eacute;tier et endurcie
+&agrave; la fatigue, c'est un r&ecirc;ve, l'exp&eacute;rience le prouve d&eacute;j&agrave;. Les malades
+encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vend&eacute;e dans toute la
+France. Organise-t-on le d&eacute;sordre? Ces r&eacute;sultats fructueux que suscitent
+parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se d&eacute;cr&egrave;tent
+pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la
+page historique dont il a &eacute;t&eacute; le th&eacute;&acirc;tre; mais recommencer en grand ces
+choses et les opposer &agrave; la tactique prussienne, c'est un v&eacute;ritable
+enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur;
+qu'il r&eacute;organise donc l'arm&eacute;e au lieu de la d&eacute;daigner comme un
+instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si
+l'on veut introduire des cat&eacute;gories, scinder l'&eacute;l&eacute;ment civil et
+l'&eacute;l&eacute;ment militaire, froisser les amours-propres, r&eacute;veiller les passions
+politiques, je ne dis pas &agrave; la veille, mais au beau milieu des combats,
+j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.</p>
+
+<p>Quelqu'un, qui est renseign&eacute;, nous avoue que nos dictateurs de Tours
+sont infatu&eacute;s d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore
+qu'il soit insens&eacute;... Quelquefois une grande obstination fait des
+miracles. Qui se refuse &agrave; esp&eacute;rer quand on sent en soi la volont&eacute; du
+sacrifice? Mais la volont&eacute; nous donnera-t-elle des canons? On avoue que
+nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent
+dix.</p>
+
+<p>&mdash;En fait-on au moins?</p>
+
+<p>&mdash;On dit qu'on en fait <i>beaucoup</i>. Nous savons, h&eacute;las! qu'on en fait
+fort peu.</p>
+
+<p>&mdash;En fait-on de pareils &agrave; ceux des Prussiens?</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut pas en faire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors nous serons toujours battus?</p>
+
+<p>&mdash;Non! nous avons l'&eacute;l&eacute;ment civil, une arme morale que les &eacute;trangers
+n'ont pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont bien mieux, ils ont un seul &eacute;l&eacute;ment, leur arme est &agrave; deux
+tranchants, militaire et civile en m&ecirc;me temps.</p>
+
+<p>&mdash;On le sait; mais le moral de la France!</p>
+
+<p>Oh! soit! Croyons encore &agrave; sa virilit&eacute;, &agrave; sa spontan&eacute;it&eacute;, &agrave; ses grandes
+inspirations de solidarit&eacute;; mais, si nous ne les voyons pas se produire,
+puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Apr&egrave;s
+la r&eacute;sistance que l'honneur commande, aspirons &agrave; la paix et ne croyons
+pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire
+la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne
+m'habitue pas &agrave; voir couler le sang; mais il y a une heure o&ugrave; la femme a
+raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des
+raisons profondes et s&eacute;rieuses pour se consoler.</p>
+
+<p>Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui
+retirer une partie de ce qui le fait homme. &laquo;Quand Jupiter r&eacute;duit
+l'homme &agrave; la servitude, il lui enl&egrave;ve une moiti&eacute; de son &acirc;me.&raquo; L'&eacute;tat
+militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps r&eacute;pugne &agrave; notre
+civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier
+r&egrave;gne &eacute;tait si bien englu&eacute; dans les douceurs de la vie, qu'il avait
+laiss&eacute; pourrir l'arm&eacute;e. Il n'avait plus d'arm&eacute;e, et il ne s'en doutait
+pas. Le jour o&ugrave;, au milieu des g&eacute;n&eacute;raux et des troupes de sa fa&ccedil;on,
+Napol&eacute;on III vit son erreur, il fut pris de d&eacute;couragement, et ce ne fut
+pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua.</p>
+
+<p>Les douceurs de la vie comme ce r&egrave;gne les a go&ucirc;t&eacute;es, c'&eacute;tait l'oeuvre
+d'une civilisation tr&egrave;s-corrompue; mais la civilisation, qui est
+l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus
+qu'on fait d'elle. La moralit&eacute; y puise tout ce dont elle a besoin; la
+science, l'art, les grandes industries, l'&eacute;l&eacute;gance et le charme des
+bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'&ecirc;tre le
+plus civilis&eacute; des peuples, et acceptons les conditions de notre
+d&eacute;veloppement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie,
+puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la
+supprimer n'est pas une utopie. Le r&ecirc;ve de l'alliance des peuples n'est
+pas si loin qu'on croit de se r&eacute;aliser. Ce sera peut-&ecirc;tre l'oeuvre du
+<span class="smcap">XX</span><sup>e</sup> si&egrave;cle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace.
+A jamais, non! Aujourd'hui il nous &eacute;crase la poitrine, mais il ne peut
+rien sur notre &acirc;me. On peut &ecirc;tre lourd comme une montagne et peser fort
+peu dans la balance des destin&eacute;es. En ce moment, l'Allemagne s'affirme
+comme pesanteur sp&eacute;cifique, comme force brutale,&mdash;tranchons le mot,
+comme barbarie. Sur quelque mode &eacute;clatant qu'elle chante ses victoires,
+elle n'&eacute;l&egrave;vera que des arcs de triomphe qui marqueront sa d&eacute;cadence. Au
+front de ses monuments nouveaux, la post&eacute;rit&eacute; lira 1870, c'est-&agrave;-dire
+guerre &agrave; mort &agrave; la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour
+toi que cette gloire! L'Allemand est d&eacute;sormais le plus beau soldat de
+l'Europe, c'est-&agrave;-dire le plus effac&eacute;, le plus abruti des citoyens du
+monde; il repr&eacute;sente l'&acirc;ge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa
+fille; il l'&eacute;gorge, il la d&eacute;truit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il
+la vole! Chaque officier de cette belle arm&eacute;e, orgueil du nouvel empire
+prussien, est un industriel de grande route qui <i>emballe</i> des pianos et
+des pendules &agrave; l'adresse de sa famille attendrie!</p>
+
+<p>Ce sont des repr&eacute;sailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi
+chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de pr&eacute;voyance et de cynisme,
+voil&agrave; tout.&mdash;C'est d&eacute;j&agrave; quelque chose, mais nous n'en avons pas moins &agrave;
+rougir d'avoir &eacute;t&eacute; hommes de guerre &agrave; ce point-l&agrave;. Si quelque chose peut
+nous r&eacute;habiliter, c'est de ne plus l'&ecirc;tre, c'est de ne plus savoir ob&eacute;ir
+&agrave; la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'&eacute;lan du
+courage, la folie des armes, la tradition des charges &agrave; la ba&iuml;onnette.
+Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous
+pourrions dire aux Allemands:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Supprimons les canons, prenez-nous corps &agrave; corps, et vous verrez!
+Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves,
+vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre
+selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de
+nous y pr&eacute;parer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de ha&iuml;r! On
+nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce
+qu'ils ont besoin d'oublier la col&egrave;re du combat. Nous tombons dans tous
+les pi&eacute;ges; notre insouciance, notre manque de pr&eacute;vision, nos d&eacute;sastres,
+vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous
+aurez effac&eacute; la tache de vos victoires par le remords de les avoir
+remport&eacute;es. Vous p&eacute;n&eacute;trerez un jour l'&eacute;nigme de notre destin&eacute;e, quand
+vous passerez &agrave; votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir
+des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un si&egrave;cle,
+souffrons tous les maux des r&eacute;volutions; mais voici que, gr&acirc;ce &agrave; vous,
+nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir port&eacute;
+la main sur la grande victime! Encore un si&egrave;cle, et vous serez honteux
+d'avoir servi de marchepied &agrave; l'ambition personnelle. Vous direz de
+vous-m&ecirc;mes ce que nous disons de notre pass&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;La folie du g&eacute;nie militaire nous a d&eacute;cha&icirc;n&eacute;s sur l'Europe, et nous
+avons &eacute;t&eacute; asservis. Nous avons, de nos propres mains, creus&eacute; les ab&icirc;mes,
+et nous y sommes tomb&eacute;s.</p>
+
+<p>Mais nous nous rel&egrave;verons avant toi, fi&egrave;re Allemagne! D&ucirc;t cette guerre,
+pour laquelle &eacute;videmment nous ne sommes pas pr&ecirc;ts, aboutir &agrave; un d&eacute;sastre
+mat&eacute;riel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous
+aurons soif de dignit&eacute;, de lumi&egrave;re et de justice. Elle nous laissera
+sans doute irrit&eacute;s et troubl&eacute;s; les questions politiques et sociales
+s'agiteront peut-&ecirc;tre tumultueusement encore. C'est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela
+que nous vous serons sup&eacute;rieurs, sujets ob&eacute;issants, militaires
+accomplis! et que cette &acirc;me fran&ccedil;aise &eacute;prise d'id&eacute;al, luttant pour lui
+jusque sous l'&eacute;crasement du fait, offrira au monde un spectacle que
+vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand
+vous serez dignes d'en donner un semblable.</p>
+
+<p>Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards
+&eacute;m&eacute;rites, mod&egrave;les de toutes les vertus militaires, levez la t&ecirc;te et
+menacez l'avenir! Vous voil&agrave; ivres de nos malheurs et de notre vin, gras
+de nos vivres, riches de nos d&eacute;pouilles! Quelles ovations vous attendent
+chez vous quand vous y rentrerez tach&eacute;s de sang, souill&eacute;s de rapts!
+Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en r&eacute;volution,
+que de longue date vous saviez hors d'&eacute;tat de se d&eacute;fendre! L'Europe, qui
+vous craignait, va commencer &agrave; vous ha&iuml;r! Quel bonheur ce sera pour vous
+d'inspirer partout la m&eacute;fiance et de devenir l'ennemi commun contre
+lequel elle se ligue peut-&ecirc;tre d&eacute;j&agrave; en silence!</p>
+
+<p>Mais quel r&eacute;veil vous attend, si vous poursuivez l'id&eacute;al stupide et
+grossier du caporalisme, disons mieux, du <i>krupisme</i>! Pauvre Allemagne
+des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Go&euml;the et de
+Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans
+l'inexorable d&eacute;cadence, jusqu'&agrave; ce que tu te renouvelles dans
+l'expiation qui s'appelle 89!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Lundi 17 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Le froid se d&eacute;clare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'apr&egrave;s la
+chaleur exceptionnelle de l'&eacute;t&eacute; nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils
+auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur:
+ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces
+habitudes, notre bien-&ecirc;tre ne leur est pas n&eacute;cessaire. L'Allemand du
+nord est bien plus pr&egrave;s que nous de la vie sauvage. Il n'est pas
+nerveux, il n'a que des muscles; il a l'&eacute;ducation militaire, qui nous a
+trop manqu&eacute;. Il pense moins, il souffrira moins.</p>
+
+<p>Ils approchent, on dit qu'ils sont &agrave; La Motte-Beuvron. On a peur ici, et
+c'est bien permis, on a emmen&eacute; tout ce qui pouvait se battre ou servir
+&agrave; se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme
+la part du feu! Et puis elle est toute fran&ccedil;aise, cette terreur qui suit
+l'impr&eacute;voyance; elle n'est m&ecirc;me pas bien profonde. Nous ne pouvons pas
+croire qu'on ha&iuml;sse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-m&ecirc;me j'ai
+besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces
+hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre
+enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un &ecirc;tre jouissant de ses
+facult&eacute;s habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous m&eacute;chants ou
+cupides, que les vrais Allemands ne le sont m&ecirc;me pas du tout et
+demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, <i>tous voleurs</i>!
+Vous r&eacute;clamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus
+d'Allemagne, que vous &ecirc;tes Prussiens, solidaires de toutes leurs
+exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous
+&ecirc;tes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois,
+mais &agrave; tout jamais, dans la r&eacute;probation du pr&eacute;sent et la l&eacute;gende de
+l'avenir, des Prussiens, bien et d&ucirc;ment sujets du roi de Prusse! Vous ne
+reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalit&eacute;
+comme de votre honneur. Le ch&acirc;timent commence!</p>
+
+<p>Je n'ai pas de v&ecirc;tements d'hiver, ils sont &agrave; Paris, dont les Prussiens
+ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-&ecirc;tre
+son temps sur les &eacute;paules d'une Allemande, car ils volent aussi des
+v&ecirc;tements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mardi 18 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Passage de troupes qui vont d'un d&eacute;p&ocirc;t &agrave; l'autre. Depuis les pauvres
+troupes espagnoles que j'ai rencontr&eacute;es en 1839 dans les montagnes de
+Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel &eacute;tat de mis&egrave;re et
+de d&eacute;n&ucirc;ment. Leurs chevaux sont &eacute;corch&eacute;s vifs de la t&ecirc;te &agrave; la queue. Les
+hommes sont &agrave; moiti&eacute; nus, on dit qu'ils ont presque tous d&eacute;sert&eacute; avant
+Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point l&acirc;ches. On
+les aura laiss&eacute;s manquer de pain et de munitions. Le d&eacute;sordre &eacute;tait tel
+qu'on ne sait plus si on a le droit de m&eacute;priser les fuyards.
+Malheureusement ce d&eacute;sordre continue.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mercredi 19.<br />
+</p>
+
+<p>Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre arm&eacute;e de la
+Loire. Est-elle an&eacute;antie? Nous ne sommes pas bien s&ucirc;rs qu'elle ait
+exist&eacute;!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Jeudi 20.<br />
+</p>
+
+<p>Eug&eacute;nie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade
+pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au
+moment o&ugrave; elle se d&eacute;pouille: il y a des touffes de v&eacute;g&eacute;tation
+invraisemblable au milieu des massifs d&eacute;nud&eacute;s. A Chavy, nous descendons
+de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse
+naturelle, cette pelouse des lisi&egrave;res champ&ecirc;tres qu'aucun jardinier ne
+r&eacute;alisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied
+des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni
+fl&eacute;trie. Elle adh&egrave;re au sol comme un tapis &eacute;ternellement vert et
+velout&eacute;. Nous faisons l&agrave; et plus haut, dans les pr&eacute;s du Coudray, une
+abondante r&eacute;colte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas ferm&eacute; l'oeil la
+nuit derni&egrave;re; pendant qu'on remet les chevaux &agrave; la voiture, je dors dix
+minutes sur un fauteuil. Il para&icirc;t que c'est assez, je suis compl&eacute;tement
+repos&eacute;e. Au retour, pluie et soleil, &agrave; l'horizon monte une gigantesque
+forteresse cr&eacute;nel&eacute;e, les nuages qui la forment ont la couleur et
+l'&eacute;paisseur du plomb, les br&egrave;ches s'allument d'un rayonnement
+insoutenable.&mdash;Un bout de journal, ce soir; r&eacute;cit d'un drame affreux. A
+Palaiseau, le docteur Mor&egrave;re aurait tu&eacute; quatre Prussiens &agrave; coups de
+revolver et aurait &eacute;t&eacute; pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Vendredi 22 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez b&eacute;nis! Ils
+vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont r&eacute;solus
+et confiants, ils ne souffrent de rien mat&eacute;riellement; mais ils
+souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un
+nous demande o&ugrave; est sa femme, l'autre o&ugrave; est sa fille; chacun croyait
+avoir mis en s&ucirc;ret&eacute; les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout
+envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous &eacute;crirons
+partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante!
+que de vides nous trouverons dans nos affections!&mdash;Encore une fois,
+qu'ils soient b&eacute;nis de nous donner quelque chose &agrave; faire pour eux!</p>
+
+<p>On dit que l'ennemi s'&eacute;loigne de nous pour le moment; il lui pla&icirc;t de
+nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou
+il n'y a plus d'arm&eacute;e entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le
+danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'&ecirc;tre en s&ucirc;ret&eacute;
+quand les autres sont dans le p&eacute;ril et le malheur. Mon pauvre Mor&egrave;re! sa
+belle figure p&acirc;le me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs
+fix&eacute;s sur moi. C'&eacute;tait un ami excellent, un habile m&eacute;decin, un homme de
+r&eacute;solution, d'activit&eacute;, de courage; agile, infatigable, il &eacute;tait plus
+jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui.
+Je le vois et je l'entends encore &agrave; un d&icirc;ner d'amis &agrave; Palaiseau, o&ugrave; nous
+admirions la nettet&eacute; de son jugement, l'&eacute;nergie de ses traits et de sa
+parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles d&eacute;sertes de ce joli
+village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'o&ugrave; l'on entendait
+les pas de l'ami qui vous quittait r&eacute;sonner sur le gravier du chemin.
+Dans le beau silence du soir, on r&eacute;sumait tranquillement les id&eacute;es qu'on
+avait &eacute;chang&eacute;es avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on
+parlait de leurs travaux, on s'int&eacute;ressait &agrave; leur mouvement
+intellectuel. Que l'on &eacute;tait loin de voir en eux des ennemis! Comme la
+porte e&ucirc;t &eacute;t&eacute; ouverte avec joie &agrave; un botaniste errant dans la campagne!
+Comme on lui e&ucirc;t indiqu&eacute; avec plaisir les g&icirc;tes connus des plantes
+int&eacute;ressantes! Certes on n'e&ucirc;t pas song&eacute; que ce pouvait &ecirc;tre un espion,
+venant &eacute;tudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour
+prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres
+localit&eacute;s &eacute;tait peut-&ecirc;tre d&eacute;j&agrave; dress&eacute;e, car ils ont &eacute;tudi&eacute; la France
+comme une proie que l'on diss&egrave;que, et ils connaissaient peut-&ecirc;tre aussi
+bien que moi le sentier perdu dans les bois o&ugrave; je me flattais de
+surprendre l'&eacute;closion d'une primev&egrave;re connue de moi seule.&mdash;Je me
+souviens d'avoir eu de saintes col&egrave;res en trouvant boulevers&eacute;s par des
+enfants certains recoins que j'esp&eacute;rais conserver vierges de d&eacute;g&acirc;ts. Je
+m'indignais contre l'esprit de d&eacute;vastation de l'enfance. Pauvres
+enfants, quelle calomnie!&mdash;Et &agrave; pr&eacute;sent ce charmant pays est sans doute
+ravag&eacute; de fond en comble, puisque Mor&egrave;re.... Mon fils me trouve navr&eacute;e et
+me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime &agrave; l'heure qu'il
+est; il a peut-&ecirc;tre raison!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Samedi 22 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Promenade aux Couperies et au gu&eacute; de Roche avec ma belle-fille et nos
+deux petites; elles font plus d'une lieue &agrave; pied. Le temps est
+d&eacute;licieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivi&egrave;re s'y encaisse le long
+d'une coupure &agrave; pic, les arbres de la rive apportent leurs t&ecirc;tes au rez
+du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui
+voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon
+enfance, on nous disait:</p>
+
+<p>&mdash;Marche.</p>
+
+<p>Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons
+pas connu le vertige; mais je n'ai pas le m&ecirc;me courage pour ces chers
+&ecirc;tres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime &agrave; pr&eacute;sent
+les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans
+cesse, on les met dans tout avec soi &agrave; toute heure, on n'a d'autre souci
+que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une sup&eacute;riorit&eacute; des
+Prussiens sur nous d'&ecirc;tre durs &agrave; leurs petits comme &agrave; eux-m&ecirc;mes. Les
+loups sont plus durs encore, sup&eacute;rieurs par cons&eacute;quent aux races
+militaires et conqu&eacute;rantes. J'avoue pourtant qu'&agrave; certains &eacute;gards nous
+avons pris en France la pu&eacute;rilit&eacute; pour la tendresse, et que nous
+tendions trop &agrave; nous eff&eacute;miner. Notre sensibilit&eacute; morale a trop r&eacute;agi
+sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque
+temps d'avoir &eacute;t&eacute; heureux, doux, aimables. Nous organiserons des arm&eacute;es
+citoyennes, nous apprendrons l'exercice &agrave; nos petits gar&ccedil;ons, nous
+trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils
+sachent faire des &eacute;tapes et coucher sur la dure, ob&eacute;ir et commander. Ils
+y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui
+serait mortel &agrave; la nature particuli&egrave;re de leur intelligence, et qui va
+faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes.
+Pourtant ces choses-l&agrave; ne s'improvisent pas dans la situation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e
+o&ugrave; nous sommes, et c'est avec un profond d&eacute;chirement de coeur que je
+vois partir notre jeune monde, si fr&ecirc;le et si dorlot&eacute;.</p>
+
+<p>Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison.
+Ils avaient horreur de l'&eacute;tat militaire, ils songeaient &agrave; de tout autres
+professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et
+&agrave; mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui &eacute;taient
+exempt&eacute;s par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur
+droit; ceux que l'&acirc;ge dispense ou que le devoir imm&eacute;diat retient parlent
+aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les
+autres avec r&eacute;signation. Il en est tr&egrave;s-peu qui reculeraient, il n'y en
+a peut-&ecirc;tre pas. Tout cela ne ravive pas l'esp&eacute;rance; on sent que l'on
+manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'&eacute;l&eacute;ment s&eacute;dentaire,
+celui qui produit et m&eacute;nage pour l'&eacute;l&eacute;ment <i>militant</i>, est abandonn&eacute; au
+hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie f&ucirc;t
+encourag&eacute;e et prot&eacute;g&eacute;e pour &ecirc;tre &agrave; m&ecirc;me de secourir la France envahie.
+On vote des imp&ocirc;ts consid&eacute;rables, c'est tr&egrave;s-juste, tr&egrave;s-n&eacute;cessaire;
+mais on laisse tant d'int&eacute;r&ecirc;ts en souffrance, on enl&egrave;ve tant de bras au
+travail, qu'apr&egrave;s une ann&eacute;e de r&eacute;colte d&eacute;sastreuse et la suspension
+absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.</p>
+
+<p>Le gouvernement de la d&eacute;fense semble condamn&eacute; &agrave; tourner dans un cercle
+vicieux. Il esp&egrave;re improviser une arm&eacute;e; il frappe du pied, des l&eacute;gions
+sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence
+tous les d&eacute;vouements, il exige sans humanit&eacute; tous les services. Il a
+beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il d&eacute;garnit les
+ateliers, il laisse la charrue oisive. Il &eacute;tablit l'impossibilit&eacute; des
+communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, &agrave; voir les
+mouvements de troupes et de mat&eacute;riel qu'il op&egrave;re; mais le d&eacute;sordre est
+effroyable, et il ne para&icirc;t pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne
+peuvent pas &ecirc;tre ex&eacute;cut&eacute;s. Le producteur est sacrifi&eacute; au fournisseur,
+qui ne fournit rien &agrave; temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est
+pr&eacute;par&eacute; nulle part pour r&eacute;pondre aux besoins que l'on cr&eacute;e. Partout les
+troupes arrivent &agrave; l'improviste; partout elles attendent, dans des
+situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Apr&egrave;s
+une &eacute;tape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix
+heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribu&eacute;; elles
+arrivent harass&eacute;es pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des
+g&icirc;tes d&eacute;j&agrave; encombr&eacute;s. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps
+opportun. L'administration des chemins de fer est surmen&eacute;e; en certains
+endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le mat&eacute;riel manque,
+le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les
+autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut
+plus &eacute;changer les denr&eacute;es. Tous les sacrifices sont demand&eacute;s &agrave; la fois,
+sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On
+s'agite d&eacute;mesur&eacute;ment, on n'avance pas, ou les r&eacute;sultats obtenus sont
+reconnus tout &agrave; coup d&eacute;sastreux. L'action du gouvernement ressemble &agrave;
+l'ordre qui serait donn&eacute; &agrave; tout un peuple de passer &agrave; la fois sur le
+m&ecirc;me pont. La foule s'entasse, s'&eacute;touffe, s'&eacute;crase, en attendant que le
+pont s'effondre.</p>
+
+<p>A qui la faute? Cette d&eacute;route g&eacute;n&eacute;rale pourrait-elle &ecirc;tre conjur&eacute;e? le
+sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour op&eacute;rer ce miracle, que l'apparition
+d'un g&eacute;nie de premier ordre? Ce g&eacute;nie pr&eacute;sidera-t-il &agrave; notre salut?
+va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir
+souffert pour la d&eacute;livrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils
+demain des r&eacute;giments d'&eacute;lite? S'il en est ainsi, personne ne se
+plaindra; mais si rien n'est utilis&eacute;, si l'&eacute;tat pr&eacute;sent se prolonge,
+nous marchons &agrave; une catastrophe in&eacute;vitable, et notre pauvre Paris sera
+forc&eacute; de se rendre.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Dimanche 23 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Il pleut &agrave; verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour
+n'apporte pas l'annonce d'un nouveau d&eacute;sastre, on essaye d'esp&eacute;rer. Les
+enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et
+font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'&eacute;tait.</p>
+
+<p>Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de
+cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche &agrave; dix heures. Je
+prolonge la veill&eacute;e avec mon ami Charles; nous causons jusqu'&agrave; minuit.
+Depuis plusieurs ann&eacute;es qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit
+plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette
+lumi&egrave;re int&eacute;rieure tourne ais&eacute;ment &agrave; l'exaltation. Sur certains points,
+il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais
+autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au del&agrave; de ma
+vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions &agrave; des &eacute;v&eacute;nements
+heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut d&eacute;tourner,
+la crise sociale apr&egrave;s la crise politique, et je rassemble toutes les
+forces de mon &acirc;me pour me rattacher aux principes, en d&eacute;pit des faits
+qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des
+appr&eacute;ciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais
+la discussion ne peut aller loin quand on d&eacute;sire les m&ecirc;mes r&eacute;sultats.
+Nous r&eacute;ussissons &agrave; nous distraire en nous reportant aux souvenirs des
+choses pass&eacute;es. On ne peut toucher au pr&eacute;sent sans se sentir reli&eacute; par
+mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a travers&eacute;
+ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la premi&egrave;re enfance;
+nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues,
+&eacute;tant &eacute;troitement li&eacute;es. Nous avons appr&eacute;ci&eacute; diff&eacute;remment bien des
+personnes et des choses; &agrave; pr&eacute;sent ces diff&eacute;rences sont tr&egrave;s-effac&eacute;es,
+nous parlons de tout et de tous avec le d&eacute;sint&eacute;ressement de
+l'exp&eacute;rience, qui est l'indulgence supr&ecirc;me.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Lundi 24.<br />
+</p>
+
+<p>Les Prussiens ne viennent pas de notre c&ocirc;t&eacute;. Ils vont tuer et br&ucirc;ler
+ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Ch&acirc;teaudun est leur proie
+d'aujourd'hui, et il para&icirc;t que nous ne pouvons rien emp&ecirc;cher.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mardi 25 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>La pauvre Laure vient de s'&eacute;teindre sans souffrir, apr&egrave;s une mort
+anticip&eacute;e qui dure depuis deux mois. C'est une autre mani&egrave;re d'&ecirc;tre
+victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a d&ucirc; fuir avec sa
+famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les
+Prussiens, arriver ici bris&eacute;e, mourante, tomber sur un lit sans savoir
+qu'elle &eacute;tait de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans
+se rendre compte des &eacute;v&eacute;nements qu'il n'&eacute;tait pas difficile de lui
+cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui d&egrave;s le d&eacute;but
+l'avaient mortellement frapp&eacute;e au coeur. Elle avait le patriotisme
+ardent des &acirc;mes g&eacute;n&eacute;reuses; le rapide progr&egrave;s de nos malheurs n'&eacute;tait
+pas n&eacute;cessaire pour la tuer.</p>
+
+<p>Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont l&agrave;-bas pleins
+d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous
+pousse donc en avant, vite &agrave; leurs secours! Il semble aujourd'hui que la
+lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remport&eacute;s. On loue
+l'<i>entrain</i> (<i>sic</i>) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter
+sur la victoire. Il nous la promet.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mercredi 26.<br />
+</p>
+
+<p>Tr&egrave;s-mauvaises nouvelles! Ils br&ucirc;lent, ils font le ravage, ils
+s'&eacute;tendent; nous sommes partout inf&eacute;rieurs en nombre devant eux, et nous
+sommes <i>engorg&eacute;s</i> de troupes qui sont partout o&ugrave; l'on ne se bat pas!
+L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de
+douze.&mdash;Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimeti&egrave;re.
+Les nuages rampent sur la terre incolore et d&eacute;tremp&eacute;e. Atroce journ&eacute;e,
+chagrin affreux! je n'essaye m&ecirc;me pas d'avoir du courage.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Jeudi 27.<br />
+</p>
+
+<p>Il pleut &agrave; verse, on fait des voeux pour que la Loire d&eacute;borde, pour que
+l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres
+soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux?
+Que c'est stupide, la guerre!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+28.<br />
+</p>
+
+<p>Propos sans utilit&eacute;, discussions et commentaires sans issue, tour de
+Babel! L'ennemi est &agrave; Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+29, 30, 31 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>Rien qui ranime l'espoir; trop de d&eacute;crets, de circulaires, de phrases
+stimulantes, froides comme la mort.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+1<sup>er</sup> novembre.<br />
+</p>
+
+<p>De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement
+nous la pr&eacute;sente sans d&eacute;tour comme une trahison inf&acirc;me; c'est aller un
+peu vite. Attendons les d&eacute;tails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu
+de pr&egrave;s le mar&eacute;chal Bazaine en Afrique nous le d&eacute;finit ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Dans le bien et dans le mal, <i>capable de tout</i>.</p>
+
+<p>D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pens&eacute;e que
+celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'&eacute;crase;
+hier c'&eacute;tait un h&eacute;ros, le sauveur de la France. Ce sera un grand proc&egrave;s
+historique &agrave; juger plus tard. Ce qui est incompr&eacute;hensible en ce moment,
+c'est la brusque transition op&eacute;r&eacute;e dans le langage de ceux qui
+renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure &agrave;
+l'autre la font passer d'une confiance sans bornes &agrave; un m&eacute;pris sans
+appel. Il y a quelques jours, des doutes s'&eacute;taient r&eacute;pandus; il nous fut
+enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la
+r&eacute;publique et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le
+tra&icirc;tre &agrave; l'ex&eacute;cration de l'univers. Cela nous bouleverse et me para&icirc;t
+bien &eacute;trange, &agrave; moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su
+des dispositions de Bazaine &agrave; l'&eacute;gard de la r&eacute;publique? S'il les savait
+douteuses, pourquoi a-t-il affich&eacute; la confiance? Je ne veux pas encore
+le dire tout haut, il ne faut pas se fier &agrave; son propre d&eacute;couragement,
+mais malgr&eacute; moi je me dis tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Qui trompe-t-on ici?</i></p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai re&ccedil;u
+derni&egrave;rement un petit feuillet de papier &agrave; cigarettes qui me rassurait
+sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui &eacute;tait bien &eacute;crit de
+sa main:</p>
+
+<p>&laquo;Nous ne manquons de rien, nous allons tr&egrave;s-bien, quoique sans clocher
+depuis quinze jours.&raquo;</p>
+
+<p>La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assi&eacute;g&eacute;e. On a pu
+la voir venir, on a d&ucirc; la pr&eacute;voir. Hier on la niait, et, au moment o&ugrave;
+Bazaine la d&eacute;clare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne
+se passe &agrave; Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forc&eacute; de
+capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps
+possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'&ecirc;tre
+accus&eacute; de lassitude, et tout &agrave; coup il faudra bien avouer. Peut-&ecirc;tre
+alors la population sera-t-elle exasp&eacute;r&eacute;e jusqu'&agrave; la haine! La col&egrave;re
+est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-&ecirc;tre trop loin pour
+Bazaine. J'ai peur que le syst&egrave;me du gouvernement de Paris ne soit de
+cacher &agrave; la province ses d&eacute;faillances, et que celui du gouvernement de
+la province ne soit de communiquer &agrave; Paris ses illusions. Dans tous les
+cas, ce qui se passe &agrave; Metz s'explique par les mouvements logiques du
+coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on
+s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de
+succomber. La pr&eacute;voyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal
+arrive, et le premier qui le constate est lapid&eacute;. Personne ne veut s'en
+prendre &agrave; la destin&eacute;e, personne ne veut avoir &eacute;t&eacute; vaincu. Il faut
+trouver des l&acirc;ches, des tra&icirc;tres, des agents visibles de la fatalit&eacute;. La
+justice se fait plus tard; elle sera bien s&eacute;v&egrave;re, si cet homme ne peut
+se disculper!</p>
+
+<p>Nous allons nous promener &agrave; V&acirc;vres pour faire marcher nos enfants. Je
+cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre
+Malgache. Je ne vais jamais l&agrave; sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas
+une heure dans sa vie o&ugrave; il ait seulement pressenti les d&eacute;sastres que
+nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas v&eacute;cu jusqu'&agrave;
+nos jours!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mercredi 2 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire
+<i>par ballon mont&eacute;</i>, et elle m'&eacute;veille en me remettant ces chers petits
+papiers, qui me font vivre toute la journ&eacute;e.</p>
+
+<p>Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidit&eacute;. L'&eacute;pid&eacute;mie se
+ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosph&egrave;re. Je
+prends quelques livres dans la biblioth&egrave;que du Coudray. Est-ce que je
+pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait tr&egrave;s-froid; nous n'avons pas
+d'automne. Comme nos soldats vont souffrir!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Jeudi 3.<br />
+</p>
+
+<p>On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le d&eacute;fend. Je ne crois pas &agrave;
+un march&eacute;, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais,
+d'apr&egrave;s ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a esp&eacute;r&eacute; s'emparer des
+destin&eacute;es de la France, y tenir le premier r&ocirc;le, qu'&agrave; cet effet il a
+voulu n&eacute;gocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jou&eacute;e.
+Pourtant que sait-on des motifs de son d&eacute;couragement? Quelles &eacute;taient
+ses ressources? Le gouvernement est-il &eacute;clair&eacute; &agrave; fond? Il passe outre,
+sans insister sur ses accusations, sans les r&eacute;tracter. M. Gambetta a une
+mani&egrave;re vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la
+persuasion dans les esprits &eacute;quitables. J'ai lu de tr&egrave;s-beaux et bons
+discours de l'orateur; le publiciste est d&eacute;plorable. Il est verbeux et
+obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine
+emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission
+sublime et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e devrait &ecirc;tre si original, si net, si &eacute;mu! On
+dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute
+individualit&eacute;. Cette d&eacute;convenue, qui m'atteint depuis quelques jours en
+lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement
+admir&eacute;es, ajoute un poids &eacute;norme &agrave; ma tristesse et &agrave; mon inqui&eacute;tude.
+N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles
+circonstances, c'est &ecirc;tre bien au-dessous de son r&ocirc;le! Est-il
+organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si,
+pour mettre le comble &agrave; nos infortunes, il &eacute;tait incapable et de nous
+organiser et de nous &eacute;clairer! Avec la reddition de Metz, nous voil&agrave;
+sans arm&eacute;e; avec un dictateur sans g&eacute;nie, nous voil&agrave; sans gouvernement!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+4 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Dans beaucoup de lettres que je re&ccedil;ois, de paroles que j'entends, de
+journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais sympt&ocirc;me &agrave;
+mes yeux; l'exaltation est un &eacute;tat exceptionnel qui doit subir la
+r&eacute;action d'un immense d&eacute;couragement. On invoque les souvenirs de 92; on
+les invoque trop, et c'est &agrave; tort et &agrave; travers qu'on s'y reporte. La
+situation est aujourd'hui l'oppos&eacute; complet de ce qu'elle &eacute;tait alors. Le
+peuple voulait la guerre et la r&eacute;publique; aujourd'hui il ne veut ni
+l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui
+la campagne fait sa protestation &agrave; part, et le peuple plus ardent des
+villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes d&eacute;j&agrave; loin, sous ce
+rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92!</p>
+
+<p>Ceux qui croient que l'&eacute;lan de cette grande &eacute;poque peut se produire
+aujourd'hui par les m&ecirc;mes moyens sont dans une erreur profonde. Les
+conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte
+du fatal progr&egrave;s mat&eacute;riel qui s'est accompli dans l'industrie du
+meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous
+oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous.
+L'ob&eacute;issance passive semble incompatible avec le progr&egrave;s que chacun a
+fait dans le sentiment de la possession de soi-m&ecirc;me. Les soldats veulent
+&ecirc;tre bien soign&eacute;s et bien command&eacute;s; ils ne veulent plus mourir sans but
+et sans utilit&eacute;. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'&agrave; la r&eacute;volte ou
+&agrave; la d&eacute;sertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il
+comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites
+que l'incurie, la sc&eacute;l&eacute;ratesse ou le d&eacute;sordre des intendances lui
+inflige. Il est aussi patient, aussi r&eacute;sign&eacute; que possible, et fournit &agrave;
+chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa
+r&eacute;elle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps
+pass&eacute; et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entr&eacute;
+dans la phase du libre examen.</p>
+
+<p>Voil&agrave; ce que les exalt&eacute;s ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent
+compte d'aucune diff&eacute;rence; ils repoussent avec une col&egrave;re maladive
+tout examen historique, toute d&eacute;duction philosophique, si &eacute;l&eacute;mentaire
+qu'elle soit. On pourrait dire des r&eacute;publicains d'aujourd'hui qu'ils
+sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oubli&eacute; et
+rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de v&eacute;ritables
+enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit.
+J'en sais m&ecirc;me qui sont hommes de m&eacute;rite, d'&eacute;tude et de discussion
+ing&eacute;nieuse; ceux-l&agrave; deviennent forc&eacute;ment la proie d'une habitude de
+paradoxe d&eacute;plorable. On ne sait quoi leur r&eacute;pondre, on ne sait s'ils
+parlent s&eacute;rieusement; on les &eacute;coute avec stupeur. Ils pr&eacute;tendent vouloir
+que l'homme soit compl&eacute;tement libre, et que le vote du dernier idiot
+soit librement &eacute;mis; mais ils veulent en m&ecirc;me temps que les mesures
+dictatoriales soient accept&eacute;es sans murmure, et ils repoussent l'id&eacute;e
+d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur
+demande si la libert&eacute; n'est bonne que quand il n'y a rien &agrave; faire pour
+elle. Ils ne peuvent r&eacute;pondre que par des sophismes ou par des injures:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous trouve r&eacute;actionnaire.&mdash;Vous abandonnez vos croyances.</p>
+
+<p>Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pens&eacute; en voyant s'&eacute;crouler la
+R&eacute;publique de 48 apr&egrave;s les horribles journ&eacute;es de juin. Je ne me sentis
+pas le cruel courage de dire la v&eacute;rit&eacute; aux vaincus; je n'avais plus
+d'autre mission, d'autre id&eacute;e que celle d'adoucir le sort de ceux qui
+voulaient &ecirc;tre sauv&eacute;s du d&eacute;sastre, et je m'abstins de tout reproche, de
+toute appr&eacute;ciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils
+sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec
+eux. Ils me disent qu'au lieu d'appr&eacute;cier et de juger au coin du feu
+leurs malheureux t&acirc;tonnements, je devrais &eacute;crire en l'honneur du
+gouvernement de la R&eacute;publique, chanter apparemment les victoires que
+nous ne remportons pas, et f&ecirc;ter la prochaine d&eacute;livrance que rien ne
+fait esp&eacute;rer. Je n'ai qu'une r&eacute;ponse &agrave; faire: je ne sais pas mentir;
+non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon
+inspiration du moment, ma plume. Si mes r&eacute;flexions &eacute;crites sont un
+danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'&agrave; ce
+qu'il soit parti.</p>
+
+<p>Mais ne pourrait-on s'&eacute;clairer entre soi, discuter et redresser au
+besoin son propre jugement, sans d&eacute;pit et sans fiel?&mdash;Impossible!
+l'exaltation s'en m&ecirc;le et on d&eacute;raisonne.</p>
+
+<p>Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin o&ugrave; l'on est forc&eacute; de
+vivre pour voir au del&agrave; de l'horizon ce qui se passe en France et m&ecirc;me &agrave;
+Paris, derri&egrave;re les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fi&eacute;vreusement
+&agrave; l'esp&eacute;rance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut.
+J'avoue qu'&agrave; ces derniers, que je crois les plus m&eacute;ritants, je ne
+demanderai pas s'ils sont r&eacute;publicains: je trouve qu'ils le sont. Quant
+&agrave; ceux qui pr&eacute;tendent accaparer l'expression r&eacute;publicaine et qui se
+montrent intol&eacute;rants et irritables, je commence &agrave; douter d'eux. Il y a
+longtemps que leur mani&egrave;re d'entendre la d&eacute;mocratie et de pratiquer la
+fraternit&eacute; m'est un profond sujet de tristesse.</p>
+
+<p>Ici, je ne connais que des gens excellents, tr&egrave;s-honn&ecirc;tes et sinc&egrave;res
+jusqu'&agrave; l'ing&eacute;nuit&eacute;; mais leur opinion, mal &eacute;tablie, compos&eacute;e d'&eacute;l&eacute;ments
+de certitude mal combin&eacute;s, chauff&eacute;e &agrave; blanc par l'exasp&eacute;ration que nous
+cause &agrave; tous le malheur commun, tourne &agrave; une v&eacute;ritable confusion de
+principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles
+pour raisonner, et chacun laisse &eacute;chapper le cri de son coeur ou
+l'expression de son temp&eacute;rament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en
+partage l'&eacute;motion; rentr&eacute;e en moi-m&ecirc;me, je m'affecte autant du mal
+int&eacute;rieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.</p>
+
+<p>Est-il vrai que la r&eacute;publique <i>seule</i> puisse sauver la France?</p>
+
+<p>Oui, je le crois fermement encore, mais une r&eacute;publique constitu&eacute;e et
+r&eacute;elle, consentie, d&eacute;fendue par une nation p&eacute;n&eacute;tr&eacute;e de la grandeur de
+ses institutions, jalouse de maintenir son ind&eacute;pendance au dedans comme
+au dehors. Ce n'est pas l&agrave; ce que nous avons. Nous acceptons, nous
+tol&eacute;rons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui r&eacute;pugne
+cependant &agrave; la majorit&eacute; des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop
+prolong&eacute;e et que le succ&egrave;s ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris
+assi&eacute;g&eacute; ne doit pas changer son gouvernement, &agrave; moins que l'ennemi n'y
+consente, et je comprends qu'il en co&ucirc;te de le lui demander tant qu'on
+esp&egrave;re se d&eacute;fendre.... Mais quand on ne l'esp&egrave;rera plus?</p>
+
+<p>On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici o&ugrave; l'exaltation me
+para&icirc;t funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas
+examiner le pr&eacute;sent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti
+pris et les pessimistes par nature sont &eacute;galement condamn&eacute;s &agrave; se tromper
+toujours. Les solutions de la vie sont toujours impr&eacute;vues, toujours
+m&ecirc;l&eacute;es de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irr&eacute;parables
+qu'on ne les a envisag&eacute;es; quand on est sur la pente rapide d'un
+pr&eacute;cipice, s'y jeter &agrave; corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou
+de t&eacute;m&eacute;rit&eacute;, ne me para&icirc;t pas fort sage. Il vaudrait mieux t&acirc;cher de se
+retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-&ecirc;tre pris du
+vertige de l'audace &agrave; l'heure qu'il est. C'est beau, c'est g&eacute;n&eacute;reux;
+mais n'est-ce pas la fi&egrave;re et m&acirc;le expiation d'une immense faute commise
+au d&eacute;but? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la r&eacute;publique &agrave;
+l'H&ocirc;tel-de-Ville, demander &agrave; la France de la proclamer? Elle l'e&ucirc;t fait
+en ce moment-l&agrave;. Les membres ne sont pas si &eacute;loign&eacute;s du coeur qu'ils
+r&eacute;sistent &agrave; son &eacute;lan. On avait quelques jours encore &agrave; employer avant
+l'investissement, et on e&ucirc;t pu arr&ecirc;ter l'ennemi aux portes de Paris en
+lui faisant des propositions au nom de la France constitu&eacute;e. Il e&ucirc;t
+consenti &agrave; ce qu'elles fussent ratifi&eacute;es par le vote des provinces
+envahies.</p>
+
+<p>On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait pr&eacute;parer la d&eacute;fense.
+Puisqu'on avait &eacute;lu un gouvernement sp&eacute;cialement charg&eacute; de ce soin
+d'urgence extr&ecirc;me, il fallait laisser le pays l&eacute;gal aviser au soin de
+ses destin&eacute;es. Il y aurait eu des formalit&eacute;s &agrave; abr&eacute;ger, des habitudes
+politiques &agrave; modifier. Qui sait si nous ne serons pas forc&eacute;s plus tard
+de voter &agrave; plus court d&eacute;lai? Il ne serait pas mauvais, en tout &eacute;tat de
+cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations
+parlementaires.</p>
+
+<p>Nous voici donc livr&eacute;s aux &eacute;ventualit&eacute;s d'une dictature jusqu'ici
+ind&eacute;cise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et
+insupportable au gr&eacute; des &eacute;v&eacute;nements. Nous ne savons rien de ce que cette
+autorit&eacute; sans cons&eacute;cration l&eacute;gale nous r&eacute;serve. Nous sommes sans
+gouvernail dans la temp&ecirc;te, sans confiance par cons&eacute;quent, et dans cette
+situation d'esprit o&ugrave; la foi aveugle est un h&eacute;ro&iuml;sme qui frise la folie.</p>
+
+<p>On reproche aux r&eacute;publicains d'avoir fait de la politique au lieu de
+faire r&eacute;ellement de la d&eacute;fense. Ce serait de la bien mauvaise politique,
+m&ecirc;me dans leur propre int&eacute;r&ecirc;t. Ils auraient, pour la vaine satisfaction
+de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis &agrave; jamais leur
+influence et sap&eacute; leur autorit&eacute; par la base. Je ne les crois pas
+capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont &eacute;t&eacute; surpris
+par les &eacute;v&eacute;nements, et que, dans une fi&egrave;vre de patriotisme, le
+gouvernement de Paris s'est d&eacute;vou&eacute;, sans espoir de vaincre, &agrave; la t&acirc;che
+de mourir.</p>
+
+<p>Vous verrez, m'&eacute;crivent des pessimistes, que ces hommes voudront
+prolonger la lutte pour allonger leur r&ocirc;le et occuper la sc&egrave;ne &agrave; nos
+d&eacute;pens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois &agrave;
+leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le r&ocirc;le qu'ils ont accept&eacute; est
+un immense p&eacute;ril pour la libert&eacute; sans &ecirc;tre une garantie pour la
+d&eacute;livrance, et que, sous pr&eacute;texte de guerre aux Prussiens, beaucoup de
+Fran&ccedil;ais mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions
+personnelles, ou nous jeter dans les derniers p&eacute;rils. Du pouvoir
+personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il
+suffirait qu'il f&ucirc;t &eacute;gal en impr&eacute;voyance et en incapacit&eacute; pour nous
+achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les
+bouches et qui est le cri de d&eacute;tresse de toutes les opinions:</p>
+
+<p>&mdash;<i>O&ugrave; allons-nous?</i></p>
+
+<p>On est las, on est irrit&eacute; de l'entendre, et on se le dit &agrave; soi-m&ecirc;me &agrave;
+chaque instant..</p>
+
+<p>Cette anxi&eacute;t&eacute; augmente en moi quand je vois des personnes exalt&eacute;es
+donner raison d'avance &agrave; toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait
+&agrave; la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le
+premier, soit; ici le succ&egrave;s justifierait tout, puisque le succ&egrave;s serait
+la preuve du g&eacute;nie d'organisation joint au courage moral et au
+patriotisme pers&eacute;v&eacute;rant. Attendons, aidons, esp&eacute;rons!&mdash;Mais l'ennemi du
+dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas
+l&agrave;-dessus, il serait bien &agrave; propos de le d&eacute;finir.</p>
+
+<p>Les uns me disent:</p>
+
+<p>&mdash;L'ennemi de la r&eacute;publique, c'est le parti <i>rouge</i>, ce sont les
+d&eacute;magogues, les clubistes, les &eacute;meutiers.</p>
+
+<p>Cela est tr&egrave;s-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, <i>comme dans
+tout parti</i>, des hommes g&eacute;n&eacute;reux et braves, des bandits l&acirc;ches et
+stupides. C'est au peuple d'&eacute;purer les champions de sa cause, de s&eacute;parer
+le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honn&ecirc;tes gens se
+laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant
+quelques jours, leur &eacute;garement ne sera pas de longue dur&eacute;e. Beaucoup
+d'entre eux ouvriront les yeux &agrave; l'&eacute;vidence, et se d&eacute;feront eux-m&ecirc;mes de
+l'&eacute;l&eacute;ment impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont
+des plaintes &agrave; formuler, aux moyens l&eacute;gaux ou aux manifestations dignes
+et calmes, qui seules font autorit&eacute; vis-&agrave;-vis de l'opinion. Je me
+r&eacute;soudrai difficilement &agrave; traiter d'ennemis ceux que la violence des
+r&eacute;actions a qualifi&eacute;s d'<i>insurg&eacute;s</i>, de <i>communistes</i>, de <i>partageux</i>,
+selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se
+trompent ou non, s'ils sont sinc&egrave;res et humains, ils sont nos &eacute;gaux, nos
+concitoyens, nos fr&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Ils veulent piller et br&ucirc;ler, dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les
+attend, il ne s'est produit que des &eacute;meutes partielles o&ugrave; rien n'a &eacute;t&eacute;
+pill&eacute; ni br&ucirc;l&eacute; pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent
+leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur
+de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes
+envers l'humanit&eacute; ne sont qualifi&eacute;s d'ennemis politiques par aucun
+parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des
+<i>rouges</i>; on est <i>rouge</i>, on est <i>avanc&eacute;</i>, et on est paisible quand
+m&ecirc;me. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on
+s'attende &agrave; se heurter contre des citoyens improvis&eacute;s gendarmes. Il y en
+aura plus que de besoin, et, s'il est un parti &agrave; qui la peur soit
+permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans
+les r&eacute;actions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour
+les coupables en fuite ou pour les provocateurs en s&ucirc;ret&eacute;.&mdash;Honn&ecirc;tes
+gens qui r&eacute;p&eacute;tez cette banalit&eacute;: <i>Les rouges nous menacent!</i>
+calmez-vous. Ils sont bien plus menac&eacute;s que vous, et ils constituent en
+France une infime minorit&eacute; dont on aura partout raison &agrave; un moment
+donn&eacute;.</p>
+
+<p>Pourquoi la r&eacute;publique, disent les autres, ferait-elle cause commune
+avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-l&agrave;, les
+r&eacute;publicains d'aujourd'hui l'appellent la r&eacute;action. Il faut bien se
+servir encore de ce vocabulaire surann&eacute;; quand donc, h&eacute;las! en
+serons-nous d&eacute;barrass&eacute;s? Les <i>r&eacute;actionnaires</i> se composent des
+l&eacute;gitimistes, des orl&eacute;anistes, des bonapartistes et des cl&eacute;ricaux, qui
+sont ou l&eacute;gitimistes, ou orl&eacute;anistes ou bonapartistes, mais qui tiennent
+tous plus ou moins pour le principe d'autorit&eacute; monarchique et
+religieuse. La pr&eacute;tendue r&eacute;action, c'est donc toute une France par le
+nombre, une majorit&eacute; flottante entre les trois drapeaux et pr&ecirc;te &agrave; se
+rallier autour de celui qui lui offrira plus de s&eacute;curit&eacute;,&mdash;ce qui est
+pr&eacute;voyant et rassis, commer&ccedil;ant, ouvrier, industriel, fonctionnaire,
+artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle <i>la masse des honn&ecirc;tes gens</i>,
+c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honn&ecirc;te ni de malhonn&ecirc;te;
+c'est la race calme ou craintive dont &agrave; mes yeux le tort et le malheur
+sont de manquer d'id&eacute;al ou de s'y refuser de parti pris, car tout
+Fran&ccedil;ais est id&eacute;aliste malgr&eacute; lui. Dans le bien et le vrai, comme dans
+le faux et le mauvais, tout Fran&ccedil;ais poursuit un r&ecirc;ve et aspire &agrave; un
+progr&egrave;s appropri&eacute; &agrave; sa nature; tout Fran&ccedil;ais se lasse vite du possible
+imm&eacute;diat et cherche vers l'inconnu une route plus s&ucirc;re que celle qu'il a
+parcourue; tout Fran&ccedil;ais veut &ecirc;tre bien d'abord, mieux ensuite et
+toujours mieux.</p>
+
+<p>Mais personne ne se conna&icirc;t, et les innombrables temp&eacute;raments qui se
+rattachent au maintien de l'ordre &agrave; tout prix repoussent en principe les
+innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis
+quand ils ne sont que des attard&eacute;s? Si vous savez fonder une soci&eacute;t&eacute; qui
+contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations
+l&eacute;gitimes, vous rallierez &agrave; vous tout ce qui m&eacute;rite d'&ecirc;tre ralli&eacute;; cela
+&eacute;tait possible au d&eacute;but de la r&eacute;volution actuelle. Cet appel &agrave; tous au
+nom de la patrie en danger a &eacute;t&eacute; noble et sinc&egrave;re. Le grand nombre a
+march&eacute;, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais
+l'inqui&eacute;tude nous gagne, les r&eacute;publiques sont soup&ccedil;onneuses, et depuis
+la capitulation de Metz nous voyons partout des tra&icirc;tres. C'est
+l'in&eacute;vitable d&eacute;sesp&eacute;rance qui suit les d&eacute;sastres; nous cherchons
+l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la r&eacute;publique
+est fatalement entra&icirc;n&eacute;e &agrave; trouver des r&eacute;sistances chaque jour plus
+prononc&eacute;es, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le
+pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soup&ccedil;onner est un mauvais
+moyen. Il faudrait nous en d&eacute;fendre de notre mieux, nous en d&eacute;fendre le
+plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas &eacute;tablir
+dans chaque groupe une petite &eacute;glise, ne pas faire de cat&eacute;gories de
+vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous
+serons peut-&ecirc;tre avant peu les vaincus de nos vaincus.</p>
+
+<p>Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalit&eacute;s quand
+nous en avons une autre si terrible &agrave; faire? Je vois avec regret le
+renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des
+proportions colossales. J'aurais compris certains changements
+n&eacute;cessaires dont l'appr&eacute;ciation e&ucirc;t &eacute;t&eacute; facile &agrave; faire, mais tous! mais
+les colonnes du <i>Moniteur</i> remplies de noms nouveaux tous les jours
+depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux,
+incorrigibles, imm&eacute;ritants? Quoi! pas un seul n'&eacute;tait capable de servir
+son pays &agrave; l'heure du danger? Tous &eacute;taient r&eacute;solus &agrave; le livrer &agrave;
+l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en &ecirc;tre persuad&eacute;e. J'en
+ai connu de tr&egrave;s-honn&ecirc;tes; en a-t-on mis partout de plus honn&ecirc;tes &agrave; leur
+place? H&eacute;las! non, on me cite des choix scandaleux, que les r&eacute;publicains
+eux-m&ecirc;mes r&eacute;prouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas
+tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit
+savoir ou s'abstenir.</p>
+
+<p>Allons-nous donner raison &agrave; ceux qui disent que la r&eacute;publique est le
+<i>sauve qui peut</i> de tous les n&eacute;cessiteux intrigants et avides qui se
+font un droit au pouvoir des d&eacute;ceptions ou des mis&egrave;res qu'un autre
+pouvoir leur a inflig&eacute;es? Mon Dieu, mon Dieu! la r&eacute;publique serait donc
+un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un id&eacute;al, une
+philosophie, une religion? O sainte doctrine de libert&eacute; sociale et
+d'&eacute;galit&eacute; fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de
+v&eacute;rit&eacute; dans la temp&ecirc;te! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de
+l'avenir que tu es toujours le phare allum&eacute; sur le vaisseau en d&eacute;tresse,
+tu es tellement la n&eacute;cessit&eacute; du salut qu'&agrave; tes courtes heures de clart&eacute;
+pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et
+d'esp&eacute;rance; puis tout &agrave; coup tu t'&eacute;clipses, et le navire sombre: ceux
+qui le gouvernent sont pris de d&eacute;lire, ceux qui le suivent sont pris de
+m&eacute;fiance, et nous p&eacute;rissons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans
+les t&eacute;n&egrave;bres du doute.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Samedi 5 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Il est tr&egrave;s-malsain d'&ecirc;tre r&eacute;duit &agrave; se passer du vote. On s'habitue
+rapidement &agrave; oublier qu'il est la cons&eacute;cration in&eacute;vitable de tous nos
+efforts pour le maintien de la r&eacute;publique. Les esprits ardents et
+irr&eacute;fl&eacute;chis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son
+verdict supr&ecirc;me &agrave; toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant l&agrave; debout
+et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais
+bien, et ta solennelle tranquillit&eacute; devrait nous faire r&eacute;fl&eacute;chir.</p>
+
+<p>Nous n'avons pas compris, d&egrave;s le principe, ce qu'il y avait de terrible
+et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec
+regret que je l'ai vu s'&eacute;tablir en 1848 sans la condition obligatoire de
+l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifi&eacute;
+depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-m&ecirc;me d'une
+mani&egrave;re si rapide. J'ai appris &agrave; le respecter apr&egrave;s l'avoir craint comme
+un grave &eacute;chec &agrave; la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une
+population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein
+d'incapables repr&eacute;sentants de ses int&eacute;r&ecirc;ts de clocher. Elle fit tout le
+contraire, elle choisit d'incapables repr&eacute;sentants de ses int&eacute;r&ecirc;ts
+g&eacute;n&eacute;raux. Elle a march&eacute; dans ce sens, tenant &agrave; son erreur, mais
+entendant quand m&ecirc;me on ne peut mieux les questions qui lui &eacute;taient
+pos&eacute;es. Elle a toujours vot&eacute; pour l'ordre, pour la paix, pour la
+garantie du travail. On l'a tromp&eacute;e, on lui a donn&eacute; le contraire de ce
+qu'elle demandait; ce qu'elle croyait &ecirc;tre un vote de paix a &eacute;t&eacute; un vote
+de guerre. Elle a cru &agrave; une savante organisation de ses forces, on ne
+lui a l&eacute;gu&eacute; que le d&eacute;sordre et l'impuissance. Nous lui crions
+maintenant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton
+ent&ecirc;tement.</p>
+
+<p>Si Jacques Bonhomme avait un organe fid&egrave;le de ses id&eacute;es, voici ce qu'il
+r&eacute;pondrait:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis le peuple souverain de la premi&egrave;re R&eacute;publique et en m&ecirc;me temps
+le peuple imp&eacute;rialiste du second Empire. Vous croyez que je suis chang&eacute;,
+c'est vous qui l'&ecirc;tes. Quand vous &eacute;tiez avec moi, je vous d&eacute;fendais,
+m&ecirc;me dans vos plus grandes fautes, m&ecirc;me dans vos plus funestes erreurs,
+comme j'ai d&eacute;fendu Napol&eacute;on III jusqu'au bout. Nous nous sommes
+brouill&eacute;s, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous
+proscriviez les uns les autres. On nous a dit:</p>
+
+<p>&raquo;&mdash;L'empire c'est la paix.</p>
+
+<p>&raquo;Nous avons vot&eacute; l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels
+qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'o&ugrave; nous
+sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas
+assez instruits pour comprendre les principes, nous n'appr&eacute;cions que le
+fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous
+retournerons &agrave; vous.</p>
+
+<p>Le fait! le paysan ne croit pas &agrave; autre chose. Tandis que nous examinons
+en critiques et en artistes la vie particuli&egrave;re, le caract&egrave;re, la
+physionomie des hommes historiques, il n'appr&eacute;cie et ne juge que le
+r&eacute;sultat de leur action. Dix ann&eacute;es de repos et de prosp&eacute;rit&eacute; mat&eacute;rielle
+lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de
+la guerre, il n'apercevra pas les figures h&eacute;ro&iuml;ques. Je l'ai vu lass&eacute;
+et d&eacute;go&ucirc;t&eacute; de ses grands g&eacute;n&eacute;raux en 1813. S'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le ma&icirc;tre alors,
+l'histoire e&ucirc;t chang&eacute; de face et suivi un autre courant. S'il est revenu
+&agrave; la d&eacute;sastreuse l&eacute;gende napol&eacute;onienne, qu'il avait oubli&eacute;e, c'est qu'&agrave;
+ses yeux la r&eacute;publique &eacute;tait devenue un fait d&eacute;sastreux en 48.</p>
+
+<p>Et plus que jamais, h&eacute;las! notre id&eacute;al est devenu pour lui un fait
+accablant; ce que le paysan souffre &agrave; cette heure, nous ne voulons pas
+en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir piti&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Paye le d&eacute;sastre, toi qui l'as vot&eacute;.</p>
+
+<p>Voil&agrave; toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu!
+puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruaut&eacute;
+de lui reprocher sa ruine et son d&eacute;sespoir. La r&eacute;publique n'est pas
+encore une chose &agrave; sa port&eacute;e; qui donc la lui aurait enseign&eacute;e
+jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'&agrave; la mort
+sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des
+preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il
+lui faut la libert&eacute; individuelle et la s&eacute;curit&eacute;. Il se passe volontiers
+des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse
+plus, mais il veut accomplir lui-m&ecirc;me et avec lenteur son progr&egrave;s
+relatif.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.</p>
+
+<p>Nul n'est plus facile &agrave; gouverner, nul n'est plus impossible &agrave;
+persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, m&ecirc;me de se nuire; il
+est t&ecirc;tu, &eacute;troit, probe et fier.</p>
+
+<p>Son id&eacute;al, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse &agrave; l'exc&egrave;s,
+et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au
+progr&egrave;s rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce
+qui est d&eacute;montr&eacute; le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et
+fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le n&ocirc;tre,
+le corps physiologique de la France, g&ecirc;ne notre &acirc;me ardente; mais, si
+nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des
+ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter
+le paysan quand m&ecirc;me.<br /><br /></p>
+
+<p class="droit">
+Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est ch&egrave;re.<br />
+</p>
+
+<p>Nous devons &agrave; la brutalit&eacute; de ses app&eacute;tits la remarquable oblit&eacute;ration
+qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous
+avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit
+de bien-&ecirc;tre et de conservation nous a fourvoy&eacute;s. De l&agrave;, chez ceux qui
+protestaient en vain contre ce courant troubl&eacute;, un grand m&eacute;pris, une
+sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre
+le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la r&eacute;publique
+nouvelle aimerait &agrave; l'ajourner ind&eacute;finiment, elle songerait m&ecirc;me &agrave; le
+restreindre; elle reviendrait &agrave; l'erreur funeste qui l'a laiss&eacute;e bris&eacute;e
+et abandonn&eacute;e apr&egrave;s avoir provoqu&eacute; le coup d'&Eacute;tat; pouvait-il trouver un
+meilleur pr&eacute;texte? Encore une fois, les r&eacute;publicains d'aujourd'hui
+n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les m&ecirc;mes qu'&agrave; la veille de
+d&eacute;cembre? Esp&eacute;rons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter.
+Le suffrage universel est un g&eacute;ant sans intelligence encore, mais c'est
+un g&eacute;ant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de
+l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il
+porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque
+chose de pr&eacute;cieux et d'irritant, de g&ecirc;nant et de sacr&eacute;, comme est un
+enfant lourd et paresseux que l'on se voit forc&eacute; de porter jusqu'&agrave; ce
+qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous d&eacute;barrasser de
+lui? Mais sa mort entra&icirc;nerait la v&ocirc;tre. Il est immortel comme la
+cr&eacute;ation, et on se tue soi-m&ecirc;me en s'attaquant &agrave; la vie universelle.
+Puisqu'en le portant avec patience et r&eacute;signation vous devez arriver &agrave;
+lui apprendre &agrave; marcher seul, sachez donc subir le ch&acirc;timent de votre
+imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre &agrave; marcher d&egrave;s le jour de
+sa naissance. C'est l&agrave; o&ugrave; la politique proprement dite a &eacute;gar&eacute; les
+chefs de parti. On s'est persuad&eacute; qu'en affranchissant la volont&eacute;
+humaine sans retard et sans pr&eacute;caution, on avait le peuple pour soi. &Ccedil;'a
+&eacute;t&eacute; le contraire. Retirer ce que vous avez donn&eacute; serait l&acirc;che et de
+mauvaise foi, et puis le moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.</p>
+
+<p>C'est que Jacques Bonhomme sait voter &agrave; pr&eacute;sent, et ce n'est pas nous
+qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enr&eacute;giment&eacute; par le
+honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu &agrave;
+peu il s'est pass&eacute; de lisi&egrave;res; il ne marche peut-&ecirc;tre pas du bon c&ocirc;t&eacute;,
+mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord
+avec son ma&icirc;tre, &agrave; pr&eacute;sent il se soucie fort peu de l'opinion de son
+ma&icirc;tre. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand
+spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus
+sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme
+le n&ocirc;tre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France,
+car d&eacute;j&agrave; il est plus ind&eacute;pendant et plus absolu dans l'exercice de son
+droit que tout autre.</p>
+
+<p>L'instrument cr&eacute;&eacute; par nous pour nous mener au progr&egrave;s social est donc
+solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main.
+Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable,
+parfois nuisible, mais elle existe et sa destin&eacute;e est trac&eacute;e, elle doit
+servir la v&eacute;rit&eacute;. N&eacute;e d'un grand &eacute;lan de nos &acirc;mes, elle est une cr&eacute;ation
+imp&eacute;rissable, et le jour o&ugrave; cette lourde machine aura mordu dans le
+rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est
+d&eacute;j&agrave; admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire
+des peuples un r&ocirc;le splendide, et fermera l'&acirc;ge des r&eacute;volutions
+violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exalt&eacute;e
+et la profonde sensibilit&eacute; de la France, &eacute;ternelles et incorrigibles, je
+l'esp&egrave;re, ouvriront toujours de nouveaux horizons &agrave; son g&eacute;nie, Jacques
+Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne
+avec son sourire de paternit&eacute; narquoise, lui dira:</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop t&ocirc;t, ou c'est trop de projets &agrave; la fois; nous verrons cela
+aux prochaines &eacute;lections. Je ne dis pas non; mais il ne me pla&icirc;t pas
+encore. Vous &ecirc;tes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.</p>
+
+<p>Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes l'esprit, je suis le corps. Vous &ecirc;tes le g&eacute;nie, la passion,
+l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la
+patience, la r&egrave;gle. Vouloir nous s&eacute;parer, d&eacute;truire l'un de nous au
+profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. O&ugrave; en seriez-vous,
+hommes de sentiment, repr&eacute;sentants de l'id&eacute;e, si vous parveniez &agrave;
+m'an&eacute;antir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos
+r&eacute;publiques et vos monarchies seraient un encha&icirc;nement de guerres
+civiles o&ugrave; vous nous jetteriez avec vous, et o&ugrave;, sans la libert&eacute; du
+vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irr&eacute;guli&egrave;re, ce
+serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces d&eacute;chirements! Gr&acirc;ce &agrave;
+notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la
+France &agrave; l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les
+autres. Nous voulons &ecirc;tre et nous sommes le frein social, le pouvoir qui
+encha&icirc;ne les passions et qui d&eacute;cr&egrave;te l'apaisement.</p>
+
+<p>Et cela est ainsi d&eacute;j&agrave; lourdement, brutalement peut-&ecirc;tre, mais
+providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas
+d'avoir fond&eacute; la souveraine &eacute;galit&eacute;. Le peuple, c'est votre incarnation!
+Vous vous &ecirc;tes donn&eacute; un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite,
+qui vous blesse: injuste encore, il m&eacute;conna&icirc;t, il renie la r&eacute;publique,
+sa m&egrave;re; mais, si sa m&egrave;re l'&eacute;gorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A
+pr&eacute;sent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop
+fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettr&eacute;, du muet contre
+l'<i>avocat</i>, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote
+est l'exutoire; fermez-le, tout &eacute;clate!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Nohant, 6 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Me voil&agrave; revenue au nid. Je me suis &eacute;chapp&eacute;e, ne voulant pas encore
+amener la famille; je retournerai ce soir &agrave; La Ch&acirc;tre, et je reviendrai
+demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur &eacute;crasante,
+j'y reviens par un froid tr&egrave;s-vif. Tout s'est fait brutalement cette
+ann&eacute;e.&mdash;Pauvre vieux Nohant d&eacute;sert, silencieux, tu as l'air f&acirc;ch&eacute; de
+notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait
+qu'il ne me reconna&icirc;t pas: que se passe-t-il dans sa t&ecirc;te? Il a eu froid
+ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tard&eacute; &agrave; revenir. Il se presse
+contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens
+eux-m&ecirc;mes ne caressent plus ceux qui les n&eacute;gligent? Au fait, s'il est
+m&eacute;content de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'&ecirc;tre?
+J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans
+lui. Peut-&ecirc;tre me pardonnera-t-il.</p>
+
+<p>Le jardin que j'ai laiss&eacute; dess&eacute;ch&eacute; a reverdi et refleuri comme s'il
+avait le temps de s'amuser avant les gel&eacute;es. Il a repouss&eacute; des roses,
+des an&eacute;mones d'automne, des mufliers panach&eacute;s, des nigelles d'un bleu
+charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont
+rang&eacute;es dans leur chambre d'hiver. La voli&egrave;re est vide, la campagne
+muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bient&ocirc;t
+un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui
+croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles pi&eacute;tin&eacute;es
+par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils
+coup&eacute;s pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le
+caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit apr&egrave;s avoir jet&eacute; au vent mes
+herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant &agrave; qui je viens dire bonjour,
+silence et recueillement o&ugrave; j'ai pass&eacute; au moins cinquante ans de ma vie,
+je te dirai peut-&ecirc;tre bient&ocirc;t adieu pour toujours. En d'autres
+circonstances, c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un adieu d&eacute;chirant; mais si tout succombe avec
+toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point l&acirc;che, je ne
+songerai ni &agrave; toi ni &agrave; moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses
+&agrave; pleurer!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Nohant, 7 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>J'y reviens &agrave; midi. J'installe Fadet aupr&egrave;s du feu, et je me mets &agrave;
+&eacute;crire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la
+biblioth&egrave;que. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste;
+peut-&ecirc;tre est-il m&eacute;content de ce que je reviens seule, peut-&ecirc;tre
+s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-&ecirc;tre
+craint-il d'&ecirc;tre abandonn&eacute; aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a
+l&agrave; un myst&egrave;re; c'est la premi&egrave;re fois qu'il ne me d&eacute;vore pas de caresses
+apr&egrave;s une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en
+&eacute;crivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les
+officiers peuvent se pr&eacute;server un peu; mais le simple troupier, le
+mobile &agrave; peine v&ecirc;tu! ils ont encore des habits de toile, et d&eacute;j&agrave; ils
+n'ont plus de souliers. Pourquoi cette mis&egrave;re quand nous avons fait et
+au del&agrave; tous les frais de leur &eacute;quipement?</p>
+
+<p>En ce moment, on s'occupe &agrave; La Ch&acirc;tre de faire des gilets de laine pour
+les mobilis&eacute;s. Les femmes qu&egrave;tent, cousent et donnent. On s'ing&eacute;nie pour
+se procurer l'&eacute;toffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les
+chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denr&eacute;es qui ne
+sont pas directement ordonnanc&eacute;es par le gouvernement, ou ne voulant
+r&eacute;pondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les
+administrations militaires est telle qu'on donne ces v&ecirc;tements aux
+mobilis&eacute;s de la main &agrave; la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais
+re&ccedil;u, nous dit-on, les secours qui leur &eacute;taient destin&eacute;s!</p>
+
+<p>Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la temp&ecirc;te. On est
+tout &eacute;tonn&eacute; quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mardi 8.<br />
+</p>
+
+<p>L'armistice est rejet&eacute;, c'est la guerre &agrave; mort. Pr&eacute;parons-nous &agrave;
+mourir.&mdash;Fadet me fait beaucoup d'amiti&eacute;s aujourd'hui. Il sait l'heure &agrave;
+laquelle j'arrive, il m'attendait &agrave; la porte.&mdash;Tu es fou, mon pauvre
+chien, tout va plus mal que jamais. J'&eacute;cris quinze lettres, et je
+retourne &agrave; la ville par un froid atroce.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Nohant, mercredi 9.<br />
+</p>
+
+<p>Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de
+mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la
+figure toute macul&eacute;e. Il semble que tout soit comme entra&icirc;n&eacute; &agrave; prendre
+fin en m&ecirc;me temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de
+maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et
+que tout se brise comme de soi-m&ecirc;me. D'aucun point de l'horizon, le
+salut ne veut appara&icirc;tre; quelles t&eacute;n&egrave;bres!&mdash;Paris va donc braver plus
+que jamais les horreurs du si&eacute;ge, et l'espoir de le d&eacute;livrer s'&eacute;loigne!
+Cette fois il a tort, ou il est indignement abus&eacute;.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Jeudi 10.<br />
+</p>
+
+<p>Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant
+une arm&eacute;e sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une arm&eacute;e?&mdash;Il
+neige d&eacute;j&agrave;! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus
+font des taches noires de place en place. La campagne est laide
+aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient
+cruelle &agrave; l'homme.</p>
+
+<p>Ah! voici enfin un fait: Orl&eacute;ans est repris par nous; l'ennemi en fuite,
+poursuivi jusqu'&agrave; Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville
+s'est d&eacute;fendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous
+pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois
+pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop
+d&eacute;sorganis&eacute;s, il y aura un moment o&ugrave; tout manquera &agrave; la fois. Ceux qui
+sont sur le th&eacute;&acirc;tre ne savent donc pas que les dessous sont sap&eacute;s et ne
+tiennent &agrave; rien? On se soup&ccedil;onne, on s'accuse, on se hait en silence. La
+vie ne circule pas dans les art&egrave;res. Nous avons encore de la fiert&eacute;,
+nous n'avons plus de sang.</p>
+
+
+<p class="droit">
+12.<br />
+</p>
+
+<p>La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exag&egrave;re. Le g&eacute;n&eacute;ral
+d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui.
+C'est, dit-on, un <i>homme de fer</i>. Pauvre g&eacute;n&eacute;ral! s'il ne fait pas
+l'impossible, il sera vite d&eacute;chu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de
+guerre! &Eacute;tait-il bien prudent de <i>proclamer</i> la trahison de Bazaine? Si
+elle est r&eacute;elle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans
+le doute?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Dimanche 13 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Nous voici tous revenus d&eacute;finitivement au bercail. D&eacute;finitivement!...
+c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie
+de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A
+cet &acirc;ge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaiet&eacute; nous donne un
+instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.</p>
+
+<p>On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce d&eacute;sespoir
+g&eacute;n&eacute;ral sans devenir fou, l&acirc;che ou m&eacute;chant. Ceux qui sont fous, l&acirc;ches
+ou m&eacute;chants semblent moins &agrave; plaindre. Leur d&eacute;lire, leurs convoitises,
+leur passion, sont dans un &eacute;tat d'&eacute;bullition qui les soutient sur le
+flot; &eacute;cumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient
+qu'ils nagent!</p>
+
+<p>Tout entier &agrave; l'horreur de la r&eacute;flexion, celui qui aime l'humanit&eacute; n'a
+plus le temps de s'aimer lui-m&ecirc;me. Il n'a pas de but personnel, il n'a
+pas de part de butin &agrave; chercher dans les ruines, il souffre am&egrave;rement,
+et il s'attend &agrave; souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel
+&eacute;tat d'&eacute;puisement ou d'exasp&eacute;ration vas-tu sortir de cette torture!
+D&eacute;mence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons
+repouss&eacute; ou pay&eacute; l'ennemi du dehors, que serons-nous? o&ugrave; trouverons-nous
+l'&eacute;quit&eacute; calme, le pardon fraternel, le d&eacute;sir commun de reconstruire la
+soci&eacute;t&eacute;? Et si nous sommes forc&eacute;s de proc&eacute;der &agrave; ce travail sous la
+menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la
+r&eacute;publique subira de si fortes d&eacute;pressions qu'elle sera comme une terre
+ravag&eacute;e de la veille par les &eacute;ruptions volcaniques. Comme notre sol
+mat&eacute;riel, le sol politique et social sera souill&eacute;, st&eacute;rilis&eacute; peut-&ecirc;tre!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+18 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>M. de Girardin conseille d'&eacute;lire en quatre jours un pr&eacute;sident par voie
+de pl&eacute;biscite. Certes c'est une id&eacute;e,&mdash;M. de Girardin n'en manque
+jamais,&mdash;mais, malgr&eacute; mon tr&egrave;s-grand respect pour le suffrage universel,
+je crois qu'il ne devrait &ecirc;tre appel&eacute; &agrave; r&eacute;soudre les questions par oui
+ou par non que sur la proposition des Assembl&eacute;es &eacute;lues par lui. Le
+travail de ces &eacute;lections est chaque fois pour lui un moyen de conna&icirc;tre
+et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de
+progr&egrave;s quand la classe &eacute;clair&eacute;e sera vraiment en progr&egrave;s elle-m&ecirc;me;
+mais questionner les masses &agrave; l'improviste, c'est souvent leur tendre un
+pi&eacute;ge. Le dernier pl&eacute;biscite l'a surabondamment prouv&eacute;. En ce moment de
+doute et de d&eacute;sespoir, nous aurions un vote de d&eacute;pit contre la
+r&eacute;publique, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les
+votes de d&eacute;pit ne peuvent &ecirc;tre bons. Pourtant, s'il n'y avait pas
+d'autre moyen d'en finir avec une situation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e que l'on ne
+voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir l&agrave; que de p&eacute;rir.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+21 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point
+de d&eacute;part d'une guerre europ&eacute;enne. Eh bien! l'Europe, qui nous
+abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse &agrave; son tour. C'est
+dans l'ordre.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+25 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Temps tr&egrave;s-doux et m&ecirc;me chaud. Depuis quelques jours, les circulaires
+minist&eacute;rielles nous entretiennent de petits combats o&ugrave; nous aurions
+constamment l'avantage. La r&eacute;daction est toujours la m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Les mobiles ont eu de l'<i>entrain</i>!</p>
+
+<p>Singuli&egrave;re expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de
+parties de plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons subi des pertes <i>s&eacute;rieuses</i>, l'ennemi en a fait de plus
+consid&eacute;rables.</p>
+
+<p>Le plus clair, c'est que, pour emp&ecirc;cher l'ennemi d'envahir toute la
+France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous
+arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au
+jour le jour sur les incidents de cette guerre de d&eacute;tails, c'est une
+sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas
+go&ucirc;ter.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+26 novembre.<br />
+</p>
+
+<p>Bonne lettre de Paris, c'est une joie en m&ecirc;me temps qu'une douleur
+poignante. Ils demandent si nous allons &agrave; leur secours!... On dit qu'une
+action d&eacute;cisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+28.<br />
+</p>
+
+<p>Les insomnies sont d&eacute;vorantes, on ne les compte plus. Apr&egrave;s toutes mes
+veilles aupr&egrave;s de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter
+de n'avoir gu&egrave;re dormi cette ann&eacute;e. Tous ces bans qui se succ&egrave;dent si
+rapidement me terrifient. On appelle les hommes mari&eacute;s pour le 10
+d&eacute;cembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la
+situation s'aggrave au lieu de s'am&eacute;liorer!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+29.<br />
+</p>
+
+<p>D&eacute;part de nos mobilis&eacute;s par un temps triste comme nos &acirc;mes. Nous les
+attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont
+tr&egrave;s-d&eacute;cid&eacute;s, tr&egrave;s-patriotes, tr&egrave;s-fiers. On s'embrasse, on rentre les
+larmes. O&ugrave; vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont
+pr&ecirc;ts &agrave; tout. Il y a un reflux d'espoir et de d&eacute;vouement. On croit que
+le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible
+et de courte dur&eacute;e. Je n'&eacute;tais plus habitu&eacute;e &agrave; cette sombre disposition.
+Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec
+ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on
+retombe plus bas.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+2 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Jour radieux au milieu de notre d&eacute;sespoir. Paris a fait, nous dit-on,
+une sortie magnifique, et l'arm&eacute;e de la Loire va vers Paris avec succ&egrave;s.
+On r&ecirc;ve d&eacute;j&agrave; Paris d&eacute;bloqu&eacute;, l'ennemi en d&eacute;route. Quel beau r&ecirc;ve! ne
+nous &eacute;veillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre &eacute;loquence
+n'est pas &agrave; la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il
+faudrait &ecirc;tre si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient
+heureux, elles se r&eacute;jouissent de la prochaine d&eacute;livrance de Paris,
+qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une &icirc;le
+enchant&eacute;e que nos amis et nos enfants, partis hier, vont d&eacute;livrer des
+ogres et des monstres de m&ecirc;me sorte.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+4 d&eacute;cembre, dimanche.<br />
+</p>
+
+<p>La joie n'est pas de longue dur&eacute;e! On nous dit que nous avons perdu
+toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les d&eacute;p&ecirc;ches, elles
+sont trop d&eacute;courageantes. Il para&icirc;t qu'on avait exag&eacute;r&eacute; beaucoup le
+succ&egrave;s, et nous avons encore &eacute;t&eacute; dup&eacute;s! Pourquoi nous tromper apr&egrave;s
+avoir tant cri&eacute; contre les trompeurs du r&eacute;gime pr&eacute;c&eacute;dent?&mdash;Il fait
+atrocement froid. La neige &eacute;paisse et collante emp&ecirc;che de marcher. Cela
+ressemble &agrave; une campagne de Russie pour nos soldats.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+5 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>On nous cache une d&eacute;faite s&eacute;rieuse. On dit que l'arm&eacute;e se replie en bon
+ordre. Nous ne sommes pas si loin du th&eacute;&acirc;tre des &eacute;v&eacute;nements que nous ne
+sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on
+pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+6 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Encore plus froid, 20 degr&eacute;s dans la nuit, et nos soldats couchent dans
+la neige! Nos mobilis&eacute;s sont atrocement log&eacute;s &agrave; Ch&acirc;teauroux dans une
+usine infecte, ouverte &agrave; tous les vents. Les chefs sont &agrave; l'abri et
+disent qu'il faut aguerrir ces enfants g&acirc;t&eacute;s. Chaque nuit, il y en a une
+vingtaine qui ont les pieds gel&eacute;s ou qui ne s'&eacute;veillent pas. Morts de
+froid litt&eacute;ralement! C'est inf&acirc;me, et c'est comme cela partout! Avant de
+les mener &agrave; la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+7 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Ce soir, d&eacute;p&ecirc;che insens&eacute;e! Je le sentais bien que le malheureux g&eacute;n&eacute;ral
+qui a repris Orl&eacute;ans payerait cher sa courte gloire! Orl&eacute;ans est de
+nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonn&eacute;; nous perdons un
+mat&eacute;riel immense, nos canons de marine, des munitions consid&eacute;rables;
+notre arm&eacute;e est en fuite. Selon le g&eacute;n&eacute;ral, le ministre a manqu&eacute; de
+savoir et de jugement; le camp &eacute;tait mal plac&eacute;, impossible &agrave; garder, et
+les troupes, d&eacute;clar&eacute;es hier si vaillantes, ont pli&eacute; et ne peuvent
+inspirer aucune confiance; tout cela est expos&eacute; par le ministre
+lui-m&ecirc;me, mais sur un ton d'amour-propre bless&eacute; qui nous livre &agrave; tous
+les commentaires; il termine par cette phrase &eacute;trange:</p>
+
+<p><i>Le public appr&eacute;ciera.</i></p>
+
+<p>&mdash;Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle &agrave; la France! Se
+croit-il sur un th&eacute;&acirc;tre? Non, il a voulu dire:</p>
+
+<p>La cour appr&eacute;ciera.</p>
+
+<p>&mdash;Il se croit &agrave; l'audience! Est-ce l&agrave; un langage s&eacute;rieux quand on ne
+craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le g&eacute;n&eacute;ral
+qui n'ob&eacute;it pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il
+ob&eacute;isse? Si vous &ecirc;tes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un
+ordre qui l'autorise &agrave; se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner
+d'une mani&egrave;re si d&eacute;sastreuse &eacute;tait dans une situation d&eacute;plorable, &agrave; qui
+la faute? Si les armements qu'on y a accumul&eacute;s avec tant de peine et de
+d&eacute;pense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris
+ce jeune orateur, qui s'est imagin&eacute; apparemment, un beau matin, &ecirc;tre le
+g&eacute;n&eacute;ral Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napol&eacute;on IV.</p>
+
+<p>Il s'en lave les mains, le public appr&eacute;ciera!&mdash;Il y aura donc un public
+seul comp&eacute;tent pour juger entre sa science militaire et celle d'un
+g&eacute;n&eacute;ral qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son
+g&eacute;nie! Ou vous vous &ecirc;tes cruellement tromp&eacute; hier, ou vous vous trompez
+cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'&eacute;tourderie que
+votre emphase ne vous emp&ecirc;che pas de faire ing&eacute;nument. Je ne sais ce
+qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous
+jugeront pas avec indulgence. G&eacute;n&eacute;ral, vous seriez mis &agrave; la retraite par
+le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au
+pouvoir: voil&agrave; des incons&eacute;quences qui co&ucirc;tent cher &agrave; la France!</p>
+
+<p>Le r&eacute;sultat, c'est que deux cent mille hommes de notre arm&eacute;e sont en
+fuite,&mdash;on appelle cela maintenant se replier,&mdash;et que nous faisons une
+perte immense en mat&eacute;riel de guerre.</p>
+
+<p>On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on
+ne croit plus &agrave; rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre
+campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans
+les glaces du p&ocirc;le. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons
+pas un fusil pour les repousser. Bon <i>public</i>! tu es la part du diable.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+8 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>On ne parle plus de Paladines ni de son arm&eacute;e. Le gouvernement lance des
+accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe &agrave; d'autres
+exercices. Il nous annonce des succ&egrave;s <i>sous toutes r&eacute;serves</i>, mais Rouen
+est pris; on dit qu'il s'est livr&eacute; pour de l'argent. Eh bien! je n'en
+crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de
+prise sur moi. Si Rouen s'est livr&eacute;, c'est qu'on ne l'a pas aid&eacute; &agrave; se
+d&eacute;fendre, c'est peut-&ecirc;tre qu'on l'a indignement tromp&eacute;.</p>
+
+<p>De notre c&ocirc;t&eacute;, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces
+villes ouvertes et d&eacute;garnies ne d&eacute;montent pas les batteries prussiennes
+&agrave; coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?&mdash;Je commence &agrave;
+m'indigner, &agrave; me mettre en col&egrave;re s&eacute;rieusement, moi qui ai puis&eacute; dans la
+vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne
+pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette
+merveilleuse facilit&eacute;. &Eacute;trange patriotisme que celui qui outrage la
+France devant l'ennemi!</p>
+
+<p>Ce soir on d&eacute;commande la lev&eacute;e des hommes mari&eacute;s. Pourquoi l'avoir
+d&eacute;cr&eacute;t&eacute;e?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+9 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Petite d&eacute;p&ecirc;che rendant compte d'un petit engagement &agrave; Bois-le-Duc. Le
+g&eacute;n&eacute;ral d'Aurelle de Paladines a donn&eacute; sa d&eacute;mission, ou on la lui a
+fait donner. On a nomm&eacute; quatre g&eacute;n&eacute;raux. Les Prussiens sont &agrave; Vierzon
+depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient,
+entass&eacute;s avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.</p>
+
+
+<p class="droit">
+10.<br />
+</p>
+
+<p>Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre
+porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs
+denr&eacute;es. Ils disent qu'on se bat &agrave; Reuilly. Les restes de l'arm&eacute;e de la
+Loire sont ralli&eacute;s, mais on ne sait o&ugrave;; Bourbaki est &agrave; Nevers pour se
+mettre &agrave; la t&ecirc;te de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette
+d&eacute;route, on ne sait.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+11 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Le ministre de la guerre va, dit-on, &agrave; l'arm&eacute;e de la Loire pour la
+commander en personne. J'esp&egrave;re que c'est une plaisanterie de ses
+ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se
+sauve &agrave; Bordeaux: c'est le cinqui&egrave;me acte qui commence. Le public va
+bient&ocirc;t appr&eacute;cier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour
+savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui
+font leurs paquets, mais c'est trop t&ocirc;t; nos mobiles sont toujours &agrave;
+Ch&acirc;teauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne
+les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, &agrave; moins qu'on ne
+les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont
+tr&egrave;s-alarmantes, ils ont d&ucirc; repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si
+nous ne faisons rien?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+12 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>D&eacute;gel. Apr&egrave;s tant de neige, c'est un oc&eacute;an de boue. Autre lit pour nos
+soldats!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+13.<br />
+</p>
+
+<p>La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes
+personnellement menac&eacute;s, nous sommes moins agit&eacute;s, je ne sais pourquoi.
+Je tiens &agrave; achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces
+jours-ci, et qui s'&eacute;claircit &agrave; mesure que je compte les heures qui me
+restent. Tout le monde est soldat &agrave; sa mani&egrave;re; je suis, &agrave; la t&ecirc;te de
+mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre
+caporal rassemblant ses quatre hommes &agrave; l'arri&egrave;re-garde.&mdash;Les Prussiens
+ont occup&eacute; Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons vol&eacute;s;
+ils entendent le commerce. Le g&eacute;n&eacute;ral Chanzy se bat vigoureusement du
+c&ocirc;t&eacute; de Blois, cela para&icirc;t certain. Ch&acirc;teauroux est encombr&eacute; de fuyards
+dans un &eacute;tat d&eacute;plorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser
+Rouen. Le gouvernement est &agrave; Bordeaux.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+14 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir
+descendre la Loire jusqu'&agrave; Nevers, traverser le centre pour se reformer
+&agrave; Poitiers, c'est-&agrave;-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et
+Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse d&eacute;faite entre Vierzon et
+Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel
+&eacute;tat d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans
+journaux et sans d&eacute;p&ecirc;ches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un
+journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation
+de ces messieurs.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+15.<br />
+</p>
+
+<p>Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait
+rien. Le g&eacute;n&eacute;ral Chanzy donne encore de l'esp&eacute;rance. Il para&icirc;t &ecirc;tre
+r&eacute;solu, bien arm&eacute; et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait &agrave; Bourges,
+occup&eacute; &agrave; rallier les fuyards du corps d'arm&eacute;e du centre de la Loire: On
+dit qu'ils ont tellement ravag&eacute; la campagne qu'il ne reste plus un arbre
+autour de Bourges. C'&eacute;tait un riche pays mara&icirc;cher; espaliers et
+l&eacute;gumes seraient ras&eacute;s comme par le feu. On annonce ce soir que
+Bourbaki est reparti avec cette arm&eacute;e reform&eacute;e &agrave; la h&acirc;te et sans
+r&eacute;sistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils
+veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les
+Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine,
+la mis&egrave;re, la cruaut&eacute; du r&eacute;gime qu'on leur impose.&mdash;Au lieu de se
+rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller <i>couper la
+retraite</i> aux Prussiens vers la fronti&egrave;re. Seraient-ils en retraite? Et
+on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'&eacute;l&eacute;ment
+burlesque oblig&eacute;.</p>
+
+<p>Passage de M. Cathelineau &agrave; Ch&acirc;teauroux &agrave; la t&ecirc;te d'un beau corps de
+francs-tireurs qui disent leurs pri&egrave;res devant les populations, bien
+qu'ils ne soient ni Vend&eacute;ens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas
+encore battus.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+16.<br />
+</p>
+
+<p>Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose
+et gris, les bl&eacute;s poussent &agrave; perte de vue. Il ne passe personne, on ne
+voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillit&eacute; extraordinaire
+nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie,
+s'il y a eu guerre, si nous ne r&ecirc;vons pas depuis quatre mois.&mdash;Nous
+serons peut-&ecirc;tre envahis demain.</p>
+
+<p>Ce soir, une petite d&eacute;p&ecirc;che. Romorantin a &eacute;t&eacute; travers&eacute; et ran&ccedil;onn&eacute;. Nos
+mobiles ont donn&eacute; dans une escarmouche et tir&eacute; quelques coups de fusil.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+17 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son p&egrave;re. Il &eacute;tait
+le g&eacute;nie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-&ecirc;tre pas su
+que l'ennemi &eacute;tait &agrave; sa porte et assistait &agrave; sa derni&egrave;re heure, car on
+dit que Dieppe est occup&eacute;.&mdash;Absence totale de nouvelles. A la Ch&acirc;tre, on
+est constern&eacute;, on croit avoir entendu le canon hier dans la soir&eacute;e. Dans
+la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que &ccedil;'a d&ucirc; &ecirc;tre un tonnerre
+sourd, le ciel &eacute;tait noir comme de l'encre. Il a pass&eacute; dans la nuit
+environ trois mille d&eacute;serteurs de toutes armes. Ils ont couch&eacute; emmi les
+champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant pa&icirc;tre leurs
+officiers.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+18.<br />
+</p>
+
+<p>M&ecirc;me absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe &agrave;
+Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vend&ocirc;me,
+battant fort bien les Prussiens, &agrave; ce qu'on assure et ceci para&icirc;t
+s&eacute;rieux. Le sous-pr&eacute;fet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon &eacute;tait
+occup&eacute; pour la troisi&egrave;me fois par l'ennemi. Bourbaki se serait repli&eacute;
+sur Issoudun, renon&ccedil;ant &agrave; d&eacute;fendre le centre et se portant sur l'est. De
+toute fa&ccedil;on, l'ennemi est fort pr&egrave;s de nous. On s'y habitue, bien qu'on
+n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre r&eacute;sistance.
+Il passera ici comme un coup de vent sur un &eacute;tang. Je regarde mon jardin
+en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je d&icirc;ne en
+attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en
+attendant que nous les emportions sur nos &eacute;paules, car on r&eacute;quisitionne
+les chevaux, m&ecirc;me les plus n&eacute;cessaires, et je travaille en attendant que
+mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+19.<br />
+</p>
+
+<p>Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un
+journal insinue qu'il se passe de <i>grandes choses</i>: c'est bien mauvais
+signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravag&eacute; le plus beau pays
+de France. La Touraine est de plus en plus menac&eacute;e. Il est difficile de
+se persuader que tout aille bien.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+26.<br />
+</p>
+
+<p>M&ecirc;me silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'<i>officiel</i>
+avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien &agrave; dire?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+21 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>On parle de nouveaux troubles &agrave; Paris. Le parti de la Commune songe-t-il
+encore &agrave; ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il para&icirc;t que
+sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est
+la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans
+contr&ocirc;le n'a &eacute;t&eacute; mieux d&eacute;montr&eacute;e. S'il nous faut en essayer de nouveaux,
+la France se f&acirc;chera; elle garde le silence sombre des explosions
+prochaines. Ce qui r&eacute;sulte des mouvements de Belleville,&mdash;on les appelle
+ainsi,&mdash;c'est qu'une &eacute;cole tr&egrave;s-press&eacute;e de r&eacute;gner &agrave; son tour nous menace
+de nouvelles aventures. Ces exp&eacute;riences co&ucirc;tent trop cher. La France
+n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable,
+qu'elle r&eacute;prouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura
+pas, parce qu'elle <i>ne le veut pas</i>; mais aux premi&egrave;res &eacute;lections elle
+brisera les r&eacute;publicains ambitieux, et peut-&ecirc;tre, h&eacute;las! la r&eacute;publique
+avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis &agrave;
+coups de fusil, pas plus de 2 d&eacute;cembre que de 31 octobre. C'est se faire
+trop d'illusions que de se croire ma&icirc;tres d'une nation comme la n&ocirc;tre
+parce qu'on a enfonc&eacute; par surprise les portes de l'H&ocirc;tel-de-Ville et
+insult&eacute; l&acirc;chement quelques hommes sans d&eacute;fense. Je ne connais pas les
+th&eacute;ories de la Commune moderne, je ne les vois expos&eacute;es nulle part; mais
+si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panac&eacute;e
+sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient,
+indulgent m&ecirc;me mais jaloux de libert&eacute; et r&eacute;solu &agrave; mourir plut&ocirc;t que
+d'&ecirc;tre converti de force &agrave; une doctrine, quelle qu'elle soit.</p>
+
+<p>Le m&eacute;pris des masses, voil&agrave; le malheur et le crime du moment. Je ne puis
+gu&egrave;re me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce
+monde ferm&eacute; qui s'appelle Paris; il nous para&icirc;t encore sup&eacute;rieur &agrave; la
+tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes
+les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si
+quelque plainte s'&eacute;chappe, c'est celle d'&ecirc;tre gouvern&eacute; trop mollement.
+C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se d&eacute;fendre de respecter
+une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'&ecirc;tre
+absolu, si rare et si malais&eacute; d'&ecirc;tre doux dans une situation violente et
+menac&eacute;e! Je crois encore ce gouvernement compos&eacute; d'hommes de bien.
+Ont-ils l'habilet&eacute;, la science pratique? On le saura plus tard; &agrave;
+pr&eacute;sent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment g&eacute;n&eacute;ral. La
+crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacr&eacute;s. D'ailleurs il me
+semble qu'ils professent avec nous le respect de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale,
+puisque apr&egrave;s l'&eacute;meute ils ont soumis leur r&eacute;&eacute;lection au pl&eacute;biscite de
+Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller
+jusqu'au danger de sanctionner tous les autres pl&eacute;biscites.</p>
+
+<p>Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la
+Commune, et, sympt&ocirc;me plus grave, plus inqui&eacute;tant, gouverner l'esprit
+du parti r&eacute;publicain qui r&eacute;git &agrave; cette heure le reste de la France, bien
+qu'il soit l'ennemi d&eacute;clar&eacute; et tr&egrave;s-irrit&eacute; de la Commune.</p>
+
+<p>Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se
+s&eacute;pare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que
+l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le
+paysan l'est moins. Il est donc forc&eacute; de r&eacute;primer l'&eacute;meute dans les
+centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la
+France agricole. Il est contraint &agrave; se d&eacute;fendre des deux c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la
+fois, sous peine de tomber et d'abandonner la t&acirc;che qu'il a assum&eacute;e sur
+lui de sauver le territoire. Malheureuse R&eacute;publique, c'est trop
+d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons salu&eacute;e
+comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions pr&eacute;voir
+que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te
+verrais forc&eacute;e de t'en passer.&mdash;Ce qui est certain aujourd'hui, c'est
+que la d&eacute;l&eacute;gation et ses amis personnels d&eacute;sirent s'en passer, et
+qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle
+soit.</p>
+
+<p>Puiss&eacute;-je faire un mauvais r&ecirc;ve! mais je vois repara&icirc;tre sans
+modification les th&eacute;ories d'il y a vingt ans. Des th&eacute;ories qui ne c&egrave;dent
+rien &agrave; l'&eacute;preuve du temps et de l'exp&eacute;rience sont pleines de dangers.
+S'il est vrai que le progr&egrave;s doive s'accomplir par l'initiative de
+quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des
+minorit&eacute;s, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le
+plus sauvage et le moins s&ucirc;r pour l'imposer. Que les majorit&eacute;s soient
+g&eacute;n&eacute;ralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer
+pour les emp&ecirc;cher d'&ecirc;tre oppressives, c'est ce que je ne comprends plus.
+Outre que cela me para&icirc;t chim&eacute;rique, je crois voir l&agrave; un sophisme
+effrayant; tout ce que, depuis le commencement du r&ocirc;le de la pens&eacute;e dans
+l'histoire du monde, la libert&eacute; a inspir&eacute; &agrave; ses adeptes pour fl&eacute;trir la
+tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne
+peut &ecirc;tre l&eacute;gitime, pas m&ecirc;me celle de l'id&eacute;al. On sait des gens qui se
+croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui
+ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du
+pouvoir. Ils sont pourtant tr&egrave;s-doux dans leurs moeurs et incapables de
+massacrer en personne, mais ils chauffent le temp&eacute;rament irascible d'un
+groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent pr&ecirc;ts &agrave; profiter de son
+audace. Je ne parle pas de ceux qui sont pouss&eacute;s &agrave; jouer ce r&ocirc;le par
+ambition, vengeance ou cupidit&eacute;. De ceux-l&agrave;, je ne m'occupe pas; mais de
+tr&egrave;s-sinc&egrave;res th&eacute;oriciens accepteraient les cons&eacute;quences de ce dilemme:
+&laquo;la r&eacute;publique ne pouvant s'&eacute;tablir que par la dictature, tous les
+moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec
+passion fonder ou sauver la r&eacute;publique.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacr&eacute;, c'est le
+patriotisme, c'est la volont&eacute; f&eacute;conde sans laquelle l'humanit&eacute; se
+tra&icirc;nera &eacute;ternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les
+iniquit&eacute;s, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains;
+p&eacute;risse la libert&eacute; du moment pour assurer l'&eacute;galit&eacute; et la fraternit&eacute;
+dans l'avenir! &Eacute;gorgeons notre m&egrave;re pour lui infuser un nouveau sang!</p>
+
+<p>Cela est tr&egrave;s-beau selon vous, gens de t&ecirc;te et main, mais cela r&eacute;pugnera
+toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait
+pas revivre ce qu'on a tu&eacute;, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la
+libert&eacute;, n'est pas dispos&eacute; &agrave; laisser consommer le parricide. D'ailleurs
+cette th&eacute;orie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir &agrave;
+tous les pr&eacute;tendants: il ne s'agit que de changer certains mots et
+d'invoquer comme but supr&ecirc;me le bonheur et la gloire des peuples; mais,
+comme malgr&eacute; tout le seul pr&eacute;tendant l&eacute;gitime, c'est la r&eacute;publique, que
+n'eussions-nous pas donn&eacute; pour qu'elle f&ucirc;t le sauveur! Il y avait bien
+des chances pour qu'elle le f&ucirc;t en s'appuyant sur le vote de la France.
+La France dira un jour &agrave; ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de
+douter d'elle, et qu'il e&ucirc;t fallu saisir son heure. Ils l'ont condamn&eacute;e
+sans l'entendre, ils l'ont bless&eacute;e; s'ils succombent, elle les
+abandonnera, peut-&ecirc;tre avec un exc&egrave;s d'ingratitude: les revers ont
+toujours engendr&eacute; l'injustice.</p>
+
+<p>Mon appr&eacute;ciation n'est sans doute pas sans r&eacute;plique. Quand l'histoire de
+ces jours confus se fera, peut-&ecirc;tre verrons-nous que la r&eacute;publique a
+subi une fatalit&eacute; plut&ocirc;t qu'ob&eacute;i &agrave; une th&eacute;orie. L'absence de
+communication mat&eacute;rielle entre Paris et la France nous a interdit aux
+uns et aux autres de nous mettre en communication d'id&eacute;es; probablement
+le gouvernement de Paris a &eacute;t&eacute; mal renseign&eacute; par celui de Tours, parce
+que celui de Tours a &eacute;t&eacute; mal &eacute;clair&eacute; par son entourage. En septembre, on
+&eacute;tait tr&egrave;s-patriote dans la r&eacute;gion interm&eacute;diaire de l'opinion, et c'est
+toujours l&agrave; qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs
+nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de
+pr&eacute;tendues capacit&eacute;s qui obstrue l'air et la lumi&egrave;re. Le parti
+r&eacute;publicain est sp&eacute;cialement expos&eacute; aux illusions d'un entourage qui
+d&eacute;g&eacute;n&egrave;re vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la boh&egrave;me y
+p&eacute;n&egrave;tre et l'envahit. La boh&egrave;me n'a pas d'int&eacute;r&ecirc;t &agrave; voir s'organiser la
+d&eacute;fense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature,
+elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le
+temps et trouble la lucidit&eacute; des hommes d'action.</p>
+
+<p>Que l'ajournement ind&eacute;fini du vote soit une faute volontaire ou
+in&eacute;vitable, la th&eacute;orie qui consiste &agrave; s'en passer ou &agrave; le mutiler r&egrave;gne
+en fait et subsiste en r&eacute;alit&eacute;. Sera-t-elle expos&eacute;e cat&eacute;goriquement
+quand nous aurons repris possession de nous-m&ecirc;mes? Profess&eacute;e dans des
+clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut
+la grande lumi&egrave;re; sera-t-elle pos&eacute;e dans des journaux, discut&eacute;e dans
+des assembl&eacute;es?&mdash;Il faudra bien l'aborder d'une mani&egrave;re ou de l'autre,
+ou elle doit s'attendre &agrave; &ecirc;tre pers&eacute;cut&eacute;e comme une doctrine &eacute;sot&eacute;rique,
+et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront &agrave; eux-m&ecirc;mes de ne pas
+la tenir secr&egrave;te. Peut-&ecirc;tre des journaux de Paris qu'il ne nous est pas
+donn&eacute; de lire ont-ils d&eacute;j&agrave; d&eacute;masqu&eacute; leurs batteries.</p>
+
+<p>Qui r&eacute;pondra &agrave; l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la
+cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils?
+Les orl&eacute;anistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente
+et leur patiente habilet&eacute;, accepteront-ils cette &eacute;preuve du suffrage
+universel pour base de leurs projets, eux qui ont &eacute;t&eacute; renvers&eacute;s par la
+th&eacute;orie du droit sans restriction et sans cat&eacute;gories? On verra alors
+s'ils ont march&eacute; avec le temps. Malheureusement, s'ils sont cons&eacute;quents
+avec eux-m&ecirc;mes, ils devront vouloir &eacute;purer le r&eacute;gime parlementaire et
+r&eacute;tablir le cens &eacute;lectoral. Les r&eacute;publicains qui placent leur principe
+au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la
+main aux orl&eacute;anistes et aux cl&eacute;ricaux? Le principe contraire serait donc
+confi&eacute; &agrave; la d&eacute;fense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait
+pourtant pas qu'il en f&ucirc;t ainsi, car le bonapartisme a abus&eacute; du peuple
+apr&egrave;s l'avoir abus&eacute;, et c'est &agrave; lui le premier qu'&eacute;tait r&eacute;serv&eacute; le
+ch&acirc;timent in&eacute;vitable de s'&eacute;garer lui-m&ecirc;me apr&egrave;s avoir &eacute;gar&eacute; les autres.
+Il pouvait fonder sur la presque unanimit&eacute; des suffrages une soci&eacute;t&eacute;
+nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route d&egrave;s le d&eacute;but, la France
+l'a suivi, elle s'est bris&eacute;e. Serait-elle assez aveugle pour
+recommencer?</p>
+
+<p>Ceux qui croient la France radicalement souill&eacute;e pensent qu'on peut la
+ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si
+je me m&eacute;fiais d'elle &agrave; ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur
+de lui offrir la r&eacute;publique. J'ai entendu dire par des hommes pr&ecirc;ts &agrave;
+accepter des fonctions r&eacute;publicaines:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes une nation <i>pourrie</i>. Il faut que l'invasion passe sur
+nous, que nous soyons &eacute;cras&eacute;s, ruin&eacute;s, an&eacute;antis dans tous nos int&eacute;r&ecirc;ts,
+dans toutes nos affections; nous nous rel&egrave;verons alors! le d&eacute;sespoir
+nous aura retremp&eacute;s, nous chasserons l'&eacute;tranger et nous cr&eacute;erons chez
+nous l'id&eacute;al.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le cri de douleur d'hommes tr&egrave;s-g&eacute;n&eacute;reux, mais quand cette
+conviction passe &agrave; l'&eacute;tat de doctrine, elle fait frissonner. C'est
+toujours le projet d'&eacute;gorger la m&egrave;re pour la rajeunir. Gr&acirc;ce au ciel, le
+fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne.
+Non, la France n'est pas m&eacute;prisable parce que vous la m&eacute;prisez; vous
+devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui pr&eacute;tendez diriger
+ses forces. Vous vous pr&eacute;sentez comme m&eacute;decins, et vous crachez sur le
+malade avant m&ecirc;me de lui avoir t&acirc;t&eacute; le pouls. Tout cela, c'est le
+vertige de la chute. Il y a bien de quoi &eacute;garer les cerveaux les plus
+solides, mais t&acirc;chons de nous d&eacute;fendre et de nous ressaisir.
+R&eacute;publicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la d&eacute;fense du
+principe d'affranchissement proclam&eacute; par nous, exploit&eacute; par eux; ne
+maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi
+en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui
+avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie
+pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux r&ecirc;veurs de vous dire comment
+on influence ses contemporains dans le sens politique. Les r&ecirc;veurs et
+les artistes n'ont &agrave; vous offrir que l'impressionnabilit&eacute; de leur
+nature, certaine d&eacute;licatesse d'oreille qui se r&eacute;volte quand vous touchez
+&agrave; faux l'instrument qui parle aux &acirc;mes. Nous n'esp&eacute;rons pas renverser
+des th&eacute;ories qui ne sont pas les n&ocirc;tres, qui se piquent d'&ecirc;tre mieux
+&eacute;tablies; mais nous nous croyons en rapport, &agrave; travers le temps et
+l'espace, avec une foule de bonnes volont&eacute;s qui interrogent leur
+conscience et qui cherchent sinc&egrave;rement &agrave; se mettre d'accord avec elle.
+Ces volont&eacute;s-l&agrave; d&eacute;fendront la cause du peuple, le suffrage universel;
+elles chercheront avec vous le moyen de l'&eacute;clairer, de lui faire
+comprendre que l'int&eacute;r&ecirc;t de tous ne se s&eacute;pare pas de l'int&eacute;r&ecirc;t de
+chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver &agrave; ce
+but? Certes vous eussiez d&ucirc; commencer par donner l'&eacute;ducation, mais
+peut-&ecirc;tre l'ignorant l'e&ucirc;t-il refus&eacute;e. Il ne tenait pas &agrave; son vote
+alors, et quand on lui disait qu'il en serait priv&eacute; s'il ne faisait pas
+instruire ses enfants, il r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&mdash;Peu m'importe.</p>
+
+<p>Aujourd'hui ce n'est plus de m&ecirc;me, le dernier paysan est jaloux de son
+droit et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'imp&ocirc;t.</p>
+
+<p>C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps.
+Fondez une v&eacute;ritable r&eacute;publique, une libert&eacute; sinc&egrave;re, sans
+arri&egrave;re-pens&eacute;e, sans r&eacute;crimination surtout. Ne mettez aucun genre
+d'entrave &agrave; la pens&eacute;e, d&eacute;cr&eacute;tez en quelque sorte l'id&eacute;al, dites sans
+crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot
+<i>au-dessus</i>, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La r&eacute;publique est
+au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit
+&ecirc;tre la r&eacute;gion pure o&ugrave; s'&eacute;labore le progr&egrave;s, elle doit avoir pour moyens
+d'application le respect de la libert&eacute; et l'amour de l'&eacute;galit&eacute;, elle
+n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle
+cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou
+le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son
+triomphe, elle va dispara&icirc;tre pour longtemps encore, et les hommes
+&eacute;gar&eacute;s qui l'auront perdue ne la rel&egrave;veront jamais.</p>
+
+<p>Il en co&ucirc;te &agrave; l'orgueil des sectaires de se soumettre au contr&ocirc;le du
+gros bon sens populaire. Ils ont g&eacute;n&eacute;ralement l'imagination vive,
+l'esp&eacute;rance obstin&eacute;e. Ils ont g&eacute;n&eacute;ralement autour d'eux une coterie ou
+une petite &eacute;glise qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet
+pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de
+l'autre c&ocirc;t&eacute; de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie
+les porte fatalement &agrave; une sorte d'insanit&eacute; mentale. L'enthousiasme
+pr&eacute;domine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant
+plus funeste qu'elle est la plupart du temps d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e et sinc&egrave;re.
+J'ai travaill&eacute; toute ma vie &agrave; &ecirc;tre modeste; je d&eacute;clare que je ne
+voudrais pas vivre quinze jours entour&eacute;e de quinze personnes persuad&eacute;es
+que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-&ecirc;tre &agrave; me le persuader
+&agrave; moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>La contradiction est donc n&eacute;cessaire &agrave; la raison humaine, et quand une
+de nos facult&eacute;s &eacute;touffe les autres, il n'y a qu'un rem&egrave;de pour nous,
+remettre en &eacute;quilibre, c'est qu'au nom d'une facult&eacute; oppos&eacute;e nous soyons
+contenus, corrig&eacute;s au besoin. La grandeur, la beaut&eacute;, le charme de la
+France, c'est l'imagination; c'est par cons&eacute;quent son plus grand p&eacute;ril,
+la cause de ses exc&egrave;s, de ses d&eacute;chirements et de ses chutes. Quand nous
+avons demand&eacute; avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un
+id&eacute;al d'&eacute;galit&eacute;, nous avons ob&eacute;i &agrave; l'imagination, nous avons acclam&eacute; cet
+id&eacute;al sans rien pr&eacute;voir des lourdes r&eacute;alit&eacute;s qui allaient le tourner
+contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 ao&ucirc;t. Il s'est mis tout
+d'un coup &agrave; repr&eacute;senter l'&eacute;go&iuml;sme et la peur; il a proclam&eacute; l'empire
+pour se d&eacute;barrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le mena&ccedil;aient.
+Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au
+contraire il l'a exag&eacute;r&eacute; jusqu'&agrave; lui donner un blanc-seing pour toutes
+les erreurs o&ugrave; il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite
+aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilit&eacute; que la r&eacute;publique
+sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.</p>
+
+<p>Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours,
+obstin&eacute;ment et sans exception, le repos &agrave; tout prix? La guerre d'Italie,
+cette g&eacute;n&eacute;reuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne
+l'a-t-il pas consentie sans h&eacute;sitation, n'a-t-il pas donn&eacute; des flots de
+sang pour la d&eacute;livrance de ce peuple qui ne peut nous en r&eacute;compenser, et
+qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par
+engouement, font de pareils sacrifices, de si co&ucirc;teuses imprudences, ne
+sont donc pas si abruties et si rebelles &agrave; l'enthousiasme. Ce reste
+d'attachement l&eacute;gendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donn&eacute;
+tant de fausse gloire et fait tant de mal r&eacute;el n'est-il pas encore une
+preuve de la bont&eacute; et de la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; du peuple? Maudire le peuple,
+c'est vraiment blasph&eacute;mer. Il vaut mieux que nous.</p>
+
+<p>En ce moment, j'en conviens, il ne repr&eacute;sente pas l'h&eacute;ro&iuml;sme, il aspire
+&agrave; la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre o&ugrave; nous
+paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la
+gloire; sur quelques points, il trahit m&ecirc;me le patriotisme. Il aurait
+bien des excuses &agrave; faire valoir l&agrave; o&ugrave; l'indiscipline des troupes et les
+exactions des corps francs lui ont rendu la d&eacute;fense aussi pr&eacute;judiciable
+et plus irritante que l'invasion. Entre deux fl&eacute;aux, le malheureux
+paysan a d&ucirc; chercher quelquefois le moindre sans le trouver.</p>
+
+<p>G&eacute;n&eacute;ralement il bl&acirc;me l'obstination que nous mettons &agrave; sauver l'honneur;
+il voudrait que Paris e&ucirc;t d&eacute;j&agrave; capitul&eacute;, il voit dans le patriotisme
+l'obstacle &agrave; la paix. Si nous &eacute;tions aussi foul&eacute;s, aussi &agrave; bout de
+ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-&ecirc;tre passablement
+difficile. L&agrave; o&ugrave; l'honneur r&eacute;siste &agrave; des &eacute;preuves pareilles &agrave; celles du
+paysan, il est sublime.</p>
+
+<p>Pauvre Jacques Bonhomme! &agrave; cette heure de d&eacute;tresse et d'&eacute;puisement, tu
+es certainement en r&eacute;volte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait
+&agrave; voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entam&eacute; la
+guerre, ni pour la r&eacute;publique, qui l'a prolong&eacute;e. T'accuse et te m&eacute;prise
+qui voudra. Je te plains, moi, et en d&eacute;pit de tes fautes je t'aimerai
+toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes &eacute;paules,
+cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonn&eacute;e et qui te suivit
+partout, aux champs, &agrave; l'&eacute;table, &agrave; la chaumi&egrave;re. Ils sont tous morts,
+ces bons vieux qui m'ont port&eacute;e dans leurs bras, mais je me les rappelle
+bien, et j'appr&eacute;cie aujourd'hui jusqu'au moindre d&eacute;tail la chastet&eacute;, la
+douceur, la patience, l'enjouement, la po&eacute;sie, qui pr&eacute;sid&egrave;rent &agrave; cette
+&eacute;ducation rustique au milieu de d&eacute;sastres semblables &agrave; ceux que nous
+subissons aujourd'hui. J'ai trouv&eacute; plus tard, dans des circonstances
+difficiles, de la s&eacute;cheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouv&eacute; partout
+ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonn&eacute; &agrave; tous
+et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent
+pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres
+essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la
+probit&eacute; et la charit&eacute;, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues
+s'obscurcir que rarement et tr&egrave;s-exceptionnellement. Et quand il en
+serait autrement, quand au fond de nos campagnes, o&ugrave; la corruption n'a
+gu&egrave;re p&eacute;n&eacute;tr&eacute;, le paysan m&eacute;riterait tous les reproches qu'une
+aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas
+innocent&eacute; par l'&eacute;tat d'enfance o&ugrave; on l'a syst&eacute;matiquement tenu? Quand on
+compare le budget de la guerre &agrave; celui de l'instruction publique, on n'a
+vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+22 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Froid, neige et verglas, c'est-&agrave;-dire torture ou mort pour ceux qui
+n'ont pas d'abri, peut-&ecirc;tre pour les pauvres de Paris, car on dit que
+le combustible va manquer.&mdash;On d&eacute;m&eacute;nage Bourges de son mat&eacute;riel.&mdash;Petits
+combats dans la Bourgogne. Garibaldi est l&agrave; et annonce sa d&eacute;mission. Je
+m'&eacute;tonne qu'il ne l'ait pas d&eacute;j&agrave; donn&eacute;e, car, s'il y a des h&eacute;ros dans
+ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand
+nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette
+guerre.&mdash;Toujours sans nouvelles de nos arm&eacute;es, tranquillit&eacute; mortelle!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+23, 24 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'arm&eacute;e du Nord et de
+celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable
+gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait r&eacute;jouir.
+Quelle triste veill&eacute;e de No&euml;l! Je fais des robes de poup&eacute;e et des jouets
+pour le r&eacute;veil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire
+de brillantes surprises, et l'arbre de No&euml;l des autres ann&eacute;es exige une
+fra&icirc;cheur de gaiet&eacute; que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute
+la nuit pour que le p&egrave;re No&euml;l ne passe pas sur leur sommeil de minuit
+les mains vides. Nous &eacute;tions encore si heureux l'ann&eacute;e derni&egrave;re! Nos
+meilleurs amis &eacute;taient l&agrave;, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait.
+Si quelqu'un e&ucirc;t pu lire dans un avenir si proche et le pr&eacute;dire, c'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; comme la foudre tombant sur la table.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+25, dimanche.<br />
+</p>
+
+<p>La neige tombe &agrave; flots. Ma ni&egrave;ce et son fils a&icirc;n&eacute; viennent d&icirc;ner, on
+t&acirc;che de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore
+d&eacute;menties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans
+l'effroi du lendemain.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+26.<br />
+</p>
+
+<p>Les communications sont r&eacute;tablies entre Vierzon et Ch&acirc;teauroux. On saura
+peut-&ecirc;tre enfin ce qui s'est pass&eacute; par l&agrave;.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+27.<br />
+</p>
+
+<p>On ne le sait pas. Le froid augmente.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+28.<br />
+</p>
+
+<p>Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval
+pendant quarante-cinq jours encore.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+29 d&eacute;cembre.<br />
+</p>
+
+<p>Il para&icirc;t; on assure, on nous annonce sous toutes r&eacute;serves,&mdash;c'est
+toujours la m&ecirc;me chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne
+nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent &agrave; entendre suffit pour mettre
+l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a &eacute;t&eacute;
+s&eacute;rieux, sans r&eacute;sultats importants,&mdash;comme tous les autres!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+30.<br />
+</p>
+
+<p>Les d&eacute;p&ecirc;ches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi para&icirc;t reculer;
+je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est &eacute;vident que, sur plusieurs
+points, malgr&eacute; nos atroces souffrances, nous nous battons bien. L&agrave; o&ugrave; le
+courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des
+nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de
+bouche en bouche, et qui nous r&eacute;v&egrave;le des dilapidations &eacute;pouvantables au
+pr&eacute;judice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions,
+impossible!</p>
+
+<p>Savoir cela, le sentir jusqu'&agrave; l'&eacute;vidence, et apprendre que les
+Prussiens vont peut-&ecirc;tre bombarder Paris! Ils ont, dit-on, d&eacute;masqu&eacute; des
+batteries sur l'enceinte&mdash;<i>avec pertes consid&eacute;rables</i>, dit
+succinctement la d&eacute;p&ecirc;che. Pertes pour qui?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+31 d&eacute;cembre 1870.<br />
+</p>
+
+<p>Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami
+Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et
+nous nous quittons en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Tout est perdu!</p>
+
+<p>A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore
+ensemble. L'ex&eacute;crable ann&eacute;e est finie; mais, selon toute apparence, nous
+entrons dans une pire.</p>
+
+<p>Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas
+quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un
+immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura gagn&eacute;; mais je ne crois
+pas qu'il y ait perdu absolument son temps. Il a &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de faire de
+grands efforts pour se d&eacute;prendre de certaines ardeurs d'esp&eacute;rance; il en
+a eu de plus grands encore &agrave; faire pour conserver des croyances dont
+l'application &eacute;tait un cruel d&eacute;menti &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Il n'&eacute;rigera point en
+syst&egrave;me &agrave; son usage ce qu'il a senti se d&eacute;gager de vrai au milieu de ses
+angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il
+regardera toujours avidement, peut-&ecirc;tre verra-t-il mieux.</p>
+
+<p>Il m'en a co&ucirc;t&eacute; des larmes, je l'avoue, pour reconna&icirc;tre que, dans cet
+&eacute;lan r&eacute;publicain qui nous avait enivr&eacute;s, il n'y avait pas assez
+d'&eacute;l&eacute;ments d'ordre et de force. Il e&ucirc;t fallu le savoir, consentir &agrave; se
+juger soi-m&ecirc;me et demander la paix avec moins de confiance dans la
+guerre. L'erreur funeste a &eacute;t&eacute; de croire que notre courage et notre
+d&eacute;vouement suffiraient l&agrave; o&ugrave; il fallait le sens profond de la vie
+pratique. Nous ne l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas pu
+diriger la France; ses d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s ne l'ont pas su. La France est devenue
+la proie de sp&eacute;culations monstrueuses en m&ecirc;me temps que l'arm&eacute;e en est
+la victime. Toute la science politique consistait &agrave; distinguer, entre
+tant de d&eacute;vouements qui s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci
+d&eacute;passait les forces de deux vieillards,&mdash;hommes d'honneur &agrave; coup s&ucirc;r,
+mais d&eacute;bord&eacute;s et abus&eacute;s d&egrave;s les premiers jours,&mdash;et celles d'un jeune
+homme sans exp&eacute;rience de la vie politique et sans sagesse suffisante
+pour se m&eacute;fier de lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Tout serait pardonnable et d&eacute;j&agrave; pardonn&eacute;, malgr&eacute; ce qu'il nous en co&ucirc;te,
+si la r&eacute;solution de n'en pas appeler &agrave; la France n'avait pr&eacute;valu. Il
+s'est produit sourdement et il se produit aujourd'hui ouvertement une
+r&eacute;sistance &agrave; notre consentement qui nous autorise &agrave; de supr&ecirc;mes
+exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable ou qu'on nous sauve.
+Nous continuons nos sacrifices, nous &eacute;touffons nos indignations contre
+une multitude d'infamies autoris&eacute;es ou tol&eacute;r&eacute;es, nous engageons le
+peuple &agrave; attendre, &agrave; subir, &agrave; esp&eacute;rer encore; mais tout empire, et le
+ton du parti qui s'impose devient rogue et mena&ccedil;ant.</p>
+
+<p>C'est le commencement d'une fin mis&eacute;rable dont nous payerons le dommage.
+La d&eacute;l&eacute;gation dictatoriale va finir comme a fini celle de l'Empire. La
+vraie r&eacute;publique sauvera-t-elle son principe &agrave; travers ce
+cataclysme?&mdash;Je le sauve dans ma conscience et dans mon &acirc;me; mais je ne
+puis r&eacute;pondre que de moi.</p>
+
+<p>Le roi Guillaume va sans doute &eacute;crire une belle lettre de jour de l'an &agrave;
+sa femme. Rien de mieux; mais pourquoi les journaux allemands
+reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit &agrave; la reine, ce que
+la reine dit au roi? C'est pour l'&eacute;dification de la <i>chr&eacute;tient&eacute;</i> sans
+doute, les rois sont si pieux! Ils remercient Dieu si humblement de tout
+le sang qu'ils font r&eacute;pandre, de toutes les villes qu'ils br&ucirc;lent ou
+bombardent, de tous les pillages commis en leur nom! Ils vont r&eacute;tablir
+en Allemagne le culte des saints. J'imagine que saint Shylock et saint
+Mandrin seront destin&eacute;s &agrave; f&ecirc;ter la campagne de France et le bombardement
+de Paris.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Nohant, 1<sup>er</sup> janvier 1871.<br />
+</p>
+
+<p>Pas trop battus aujourd'hui; on se d&eacute;fend bien autour de Paris, Chanzy
+tient bon et fera, dit-on, sa jonction avec Faidherbe, que je sais &ecirc;tre
+un homme de grand m&eacute;rite. Bourbaki dispose de forces consid&eacute;rables. On
+se permet un jour d'esp&eacute;rance! C'est peut-&ecirc;tre le besoin qu'on a de
+respirer; mais que peuvent d'h&eacute;ro&iuml;ques efforts, si <i>les causes profondes
+d'insucc&egrave;s</i> que personne n'ignore et que nul n'ose dire augmentent
+chaque jour?&mdash;Et <i>elles augmentent</i>!</p>
+
+<p>Pour mes &eacute;trennes, Aurore me fait une surprise; elle me chante une
+romance que sa m&egrave;re lui accompagne au piano, et elle la chante
+tr&egrave;s-bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+2 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>On nous dit ce matin qu'une d&eacute;p&ecirc;che de M. Gambetta est dans les mains de
+l'imprimeur, qu'elle est tr&egrave;s-longue et contient des nouvelles
+importantes. Nous l'attendons avec impatience, lui faisant gr&acirc;ce de
+beaucoup de lieux communs, pourvu qu'il nous annonce une victoire ou
+d'utiles r&eacute;formes. H&eacute;las! c'est un discours qu'il a prononc&eacute; &agrave; Bordeaux
+et qu'il nous envoie comme &eacute;trennes. Ce discours est vide et froid. Il y
+a bien peu d'orateurs qui supportent la lecture. L'avocat est comme le
+com&eacute;dien, il peut vous &eacute;mouvoir, vous exalter m&ecirc;me avec un texte banal.
+Il faut croire que M. Gambetta est un grand acteur, car il est un
+&eacute;crivain bien m&eacute;diocre.</p>
+
+<p>Les nouvelles verbales ou par lettres sont d&eacute;plorables.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+4 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Lettre de Paris.&mdash;<i>Nous voulons bien mourir, surtout mourir</i>,
+disent-ils. Ce peu de mots en dit beaucoup: ils sont d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s!...
+comme nous.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+5 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Plus de nouvelles du tout. On nous annonce que pendant douze jours il
+n'y aura plus de communications &agrave; cause d'un grand mouvement de troupes.
+Nous allons donc voir des prodiges d'activit&eacute; bien entendue? Il serait
+temps.&mdash;Histoire non officielle, c'est maintenant la seule qui soit
+vraie: le g&eacute;n&eacute;ral Bourbaki a refus&eacute; la direction militaire de la
+dictature et d&eacute;clar&eacute; qu'il voulait agir librement ou se retirer.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+6 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>&Eacute;chec &agrave; Bourgtheroulde. C'est pr&egrave;s de Jumi&eacute;ges. Ont-ils ravag&eacute;
+l'int&eacute;ressante demeure et le mus&eacute;e de nos amis Cointet? Les barbares
+respecteront-ils les ruines historiques?<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+7.<br />
+</p>
+
+<p>Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le sacril&eacute;ge s'accomplit. La
+barbarie poursuit son oeuvre: jusqu'ici elle est impuissante; mais ils
+se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts, et la France est
+ruin&eacute;e, pill&eacute;e, ravag&eacute;e &agrave; la fois par l'ennemi implacable et les <i>amis</i>
+funestes.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+8.<br />
+</p>
+
+<p>Temp&ecirc;te de neige qui nous force d'allumer &agrave; deux heures pour travailler.
+Toujours des combats partiels; l'ennemi ne s'&eacute;tend pas impun&eacute;ment. Les
+soldats que les blessures ou les maladies nous ram&egrave;nent nous disent que
+le Prussien <i>en personne</i> n'est pas solide et ne leur cause aucune
+crainte. On court sur lui sans armes, il se laisse prendre arm&eacute;. Ce qui
+d&eacute;moralise nos pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles venant de
+si loin qu'on ne peut ni l'&eacute;viter ni la pr&eacute;voir. Notre artillerie, &agrave;
+nous, ne peut atteindre &agrave; grande distance et ne peut tenir de pr&egrave;s. Il
+r&eacute;sulte de tout ce qu'on apprend que la guerre &eacute;tait impossible d&egrave;s le
+d&eacute;but, que depuis tout s'est aggrav&eacute; effroyablement, et qu'aujourd'hui
+le mal est irr&eacute;parable.&mdash;Pauvre France! il faudrait pourtant ouvrir les
+yeux et sauver ce qui reste de toi!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Lundi 9.<br />
+</p>
+
+<p>Neige &eacute;paisse, blanche, cristallis&eacute;e, admirable. Les arbres, les
+buissons, les moindres broussailles sont des bouquets de diamants: &agrave; un
+moment, tout est bleu. Ch&egrave;re nature, tu es belle en vain! Je te regarde
+comme te regardent les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont froid.
+Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend dans ma chambre, mais j'ai
+froid dans le coeur pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre,
+mon corps ne se r&eacute;chauffe pas. Je me br&ucirc;le les mains en me demandant si
+je suis morte, et si l'on peut penser et souffrir &eacute;tant mort.</p>
+
+<p>Rouen se justifie et donne un d&eacute;menti formel &agrave; ceux qui l'ont accus&eacute; de
+s'&ecirc;tre vendu. J'en &eacute;tais s&ucirc;re!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+10 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa soeur vient &agrave; bout de lui faire un
+bouquet avec trois fleurettes &eacute;pargn&eacute;es par la gel&eacute;e dans la serre
+abandonn&eacute;e. Triste bouquet dans les petites mains roses de Gabrielle!
+Elles s'embrassent follement, elles s'aiment, elles ne savent pas qu'on
+peut &ecirc;tre malheureux. Nos pauvres enfants! nous t&acirc;cherons de vivre pour
+elles; mais nous ne pourrions plus le leur promettre. Maurice ne veut &agrave;
+aucun prix s'&eacute;loigner du danger. Nous y resterons, lui et moi, car je ne
+veux pas le quitter. Je le lui promets pourtant, mais je ne m'en irai
+pas. Du moment que cela est d&eacute;cid&eacute; avec moi-m&ecirc;me, je suis tr&egrave;s-calme.</p>
+
+<p>On annonce des victoires sur tous les points. Faut-il encore esp&eacute;rer?
+Nous le voulons bien, mon Dieu!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mercredi 11.<br />
+</p>
+
+<p>La neige est toujours plus belle. Aurore en est tr&egrave;s-frapp&eacute;e et voudrait
+se coucher dedans! Elle dit qu'elle irait bien avec les soldats pour
+jouir de ce plaisir-l&agrave;. Comme l'enfance a des id&eacute;es cruelles sans le
+savoir!</p>
+
+<p>Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que l'on a de pr&eacute;cieux; elle
+passe la journ&eacute;e &agrave; cacher ses poup&eacute;es. Cela devient un jeu qui la
+passionne.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Jeudi 12.<br />
+</p>
+
+<p>A pr&eacute;sent ils bombardent r&eacute;ellement Paris. Les bombes y arrivent en
+plein.&mdash;Des malades, des femmes, des enfants tu&eacute;s.&mdash;Deux mille obus dans
+la nuit du 9 au 10,&mdash;<i>sans sommation</i>!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Vendredi 13.<br />
+</p>
+
+<p>Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a &eacute;t&eacute; h&eacute;ro&iuml;que et habile, tout
+l'affirme; mais il est forc&eacute; de battre en retraite.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+14.<br />
+</p>
+
+<p>Un ballon est tomb&eacute; pr&egrave;s de Ch&acirc;teauroux; les a&eacute;ronautes ont dit que hier
+le bombardement s'&eacute;tait ralenti.&mdash;Chanzy continue sa retraite.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+15 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Rien, qu'une angoisse &agrave; rendre fou!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">16.<br /></p>
+
+<p>La peste bovine nous arrive. Plus de march&eacute;s. Beaucoup de gens ais&eacute;s ne
+savent avec quoi payer les imp&ocirc;ts. Les banquiers ne pr&ecirc;tent plus, et les
+ressources s'&eacute;puisent rapidement. La g&ecirc;ne ou la mis&egrave;re est partout. Un
+de nos amis qu'bl&acirc;me les retardataires finit par nous avouer que ses
+fermiers ne le payent pas, que ses terres lui co&ucirc;tent au lieu de lui
+rapporter, et que s'il n'e&ucirc;t fait durant la guerre un petit h&eacute;ritage,
+dont il mange le capital, il ne pourrait payer le percepteur. Tout le
+monde n'a pas un h&eacute;ritage &agrave; point nomm&eacute;. Comme on le mangerait de bon
+coeur en ce moment o&ugrave; tant de gens ne mangent pas!</p>
+
+<p>On admire la belle retraite de Chanzy, mais c'est une retraite!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+17 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Notre ami Girord, pr&eacute;fet de Nevers, est destitu&eacute; pour n'avoir pas
+approuv&eacute; la dissolution des conseils g&eacute;n&eacute;raux. Il avait demand&eacute; au
+conseil de son d&eacute;partement un concours qui lui a &eacute;t&eacute; donn&eacute; par les
+hommes de toute opinion avec un patriotisme in&eacute;puisable. Il n'a pas
+compris pourquoi il fallait faire un outrage public &agrave; des gens si
+d&eacute;vou&eacute;s et si confiants. On lui a envoy&eacute; sa destitution par t&eacute;l&eacute;gramme.
+Il a r&eacute;pondu par t&eacute;l&eacute;gramme avec beaucoup de douceur et d'esprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mille remerc&icirc;ments!</p>
+
+<p>Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion lui tiendra compte de la
+dignit&eacute; de sa conduite; ces mesures r&eacute;volutionnaires sont bien
+intempestives, et dans l'esp&egrave;ce parfaitement injustes. La d&eacute;l&eacute;gation est
+malade, elle entre dans la phase de la m&eacute;fiance.</p>
+
+<p>D&eacute;gel, vent et pluie. Tous les arbustes d'ornement sont gel&eacute;s. Les bl&eacute;s,
+si beaux nagu&egrave;re, ont l'air d'&ecirc;tre perdus. Encore cela? Pauvre paysan,
+pauvres nous tous!</p>
+
+<p>Nous avons des nouvelles du camp de Nevers, qui a co&ucirc;t&eacute; tant de travail
+et d'argent. Il n'a qu'un d&eacute;faut, c'est qu'il n'existe pas. Comme celui
+d'Orl&eacute;ans, il &eacute;tait dans une situation impossible. On en fait un
+nouveau, on d&eacute;pense, encore vingt-cinq millions pour acheter un terrain,
+le plus cher et le plus productif du pays. Le g&eacute;n&eacute;ral, l'&eacute;tat-major, les
+m&eacute;decins sont l&agrave;, log&eacute;s dans les ch&acirc;teaux du pays; mais il n'y a pas de
+soldats, ou il y en a si peu qu'on se demande &agrave; quoi sert ce camp. Les
+officiers sont d&eacute;vor&eacute;s d'ennui et d'impatience. Il y a tant&ocirc;t trois mois
+que cela dure.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+18.<br />
+</p>
+
+<p>Le bombardement de Paris continue; on a le coeur si serr&eacute; qu'on n'en
+parle pas, m&ecirc;me en famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent pas
+de place &agrave; la r&eacute;flexion, et qu'aucune parole ne saurait exprimer.</p>
+
+<p>Jules Favre, assistant &agrave; l'enterrement de pauvres enfants tu&eacute;s dans
+Paris par les obus, a dit:</p>
+
+<p>&laquo;Nous touchons &agrave; la fin de nos &eacute;preuves.&raquo;</p>
+
+<p>Cette parole n'a pas &eacute;t&eacute; dite &agrave; la l&eacute;g&egrave;re par un homme dont la profonde
+sensibilit&eacute; nous a frapp&eacute;s depuis le commencement de nos malheurs.
+Croit-il que Paris peut-&ecirc;tre d&eacute;livr&eacute;? Qui donc le tromperait avec cette
+illusion f&eacute;roce? ignore-t-il que Chanzy a honorablement perdu la partie,
+et que Bourbaki, plus pr&egrave;s de l'Allemagne que de Paris, se heurte
+bravement contre l'ennemi et ne l'entame pas? Je crois plut&ocirc;t que Jules
+Favre voit la prochaine n&eacute;cessit&eacute; de capituler, et qu'il esp&egrave;re encore
+une paix honorable.</p>
+
+<p>Ce mot <i>honorable</i>, qui est dans toutes les bouches, est, comme dans
+toutes les circonstances o&ugrave; un mot prend le dessus sur les id&eacute;es, celui
+qui a le moins de sens. Nous ne pouvons pas faire une paix qui nous
+d&eacute;shonore apr&egrave;s une guerre d'extermination accept&eacute;e et subie si
+courageusement depuis cinq mois. Paris bombard&eacute; depuis tant de jours et
+ne voulant pas encore se rendre ne peut pas &ecirc;tre d&eacute;shonor&eacute;. Quand m&ecirc;me
+le Prussien cynique y entrerait, la honte serait pour lui seul. La paix,
+quelle qu'elle soit, sera toujours un hommage rendu &agrave; la France, et plus
+elle sera dure, plus elle marquera la crainte que la France vaincue
+inspire encore &agrave; l'ennemi.</p>
+
+<p>C'est <i>ruineuse</i> qu'il faut dire. Ils nous demanderont surtout de
+l'argent, ils l'aiment avec passion. On parle de trois, de cinq, de sept
+milliards. Nous aimerions mieux en donner dix que de c&eacute;der des
+provinces qui sont devenues notre chair et notre sang. C'est l&agrave; o&ugrave; l'on
+sent qu'une immense douleur peut nous atteindre. C'est pour cela que
+nous n'avons pas recul&eacute; devant une lutte que nous savions impossible,
+avec un gouvernement captif et une d&eacute;l&eacute;gation d&eacute;bord&eacute;e; mais, fall&ucirc;t-il
+nous voir arracher ces provinces &agrave; la derni&egrave;re extr&eacute;mit&eacute;, nous ne
+serions pas plus d&eacute;shonor&eacute;s que ne l'est le bless&eacute; &agrave; qui un boulet a
+emport&eacute; un membre.</p>
+
+<p>Non, &agrave; l'heure qu'il est, notre honneur national est sauv&eacute;. Que l'on
+essaye encore pour l'honneur de perdre de nouvelles provinces, que les
+g&eacute;n&eacute;raux continuent le duel pour l'honneur, c'est une obstination
+h&eacute;ro&iuml;que peut-&ecirc;tre, mais que nous ne pouvons plus approuver, nous qui
+savons que tout est perdu. La partie ardente et g&eacute;n&eacute;reuse de la France
+consent encore &agrave; souffrir, mais ceux qui r&eacute;pondent de ses destin&eacute;es ne
+peuvent plus ignorer que la d&eacute;sorganisation est compl&egrave;te, qu'ils ne
+peuvent plus compter sur rien. Il le reconnaissent entre eux, &agrave; ce
+qu'on assure.</p>
+
+<p>Les optimistes sont irritants. Ils disent que la guerre commence, que
+dans six mois nous serons &agrave; Berlin; peut-&ecirc;tre s'imaginent-ils que nous y
+sommes d&eacute;j&agrave;. Pourtant, comme ils disent tous la m&ecirc;me chose, dans les
+m&ecirc;mes termes, cela ressemble &agrave; un mot d'ordre de parti plus qu'&agrave; une
+illusion. &Eacute;riger l'illusion en devoir, c'est entendre singuli&egrave;rement le
+patriotisme et l'amour de l'humanit&eacute;. Je ne me crois pas forc&eacute;e de jouer
+la com&eacute;die de l'esp&eacute;rance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi;
+ils auront un dur r&eacute;veil.</p>
+
+<p>Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti r&eacute;publicain
+nous sommes gouvern&eacute;s en ce moment, en d'autres termes &agrave; quel parti
+appartient la dictature des provinces. MM. Cr&eacute;mieux et Glais-Bizoin se
+sont renferm&eacute;s jusqu'&agrave; pr&eacute;sent dans leur r&ocirc;le de ministres; je ne les
+crois pas dispos&eacute;s &agrave; d'autres usurpations de pouvoir que celles qui leur
+seraient impos&eacute;es par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de
+Paris para&icirc;t tr&egrave;s-press&eacute; de se d&eacute;barrasser de son autorit&eacute; pour en
+appeler &agrave; celle du pays. Malgr&eacute; les fautes commises,&mdash;l'abandon
+t&eacute;m&eacute;raire des n&eacute;gociations de paix en temps utile, le timide ajournement
+des &eacute;lections &agrave; l'heure favorable,&mdash;on voit percer dans tout ce que l'on
+sait de sa conduite le sentiment du d&eacute;sint&eacute;ressement personnel, la
+crainte de s'&eacute;riger en dictature et d'engager l'avenir. La faiblesse que
+semblent lui reprocher les Parisiens, exalt&eacute;s par le malheur, est
+probablement la forme que rev&ecirc;t le profond d&eacute;go&ucirc;t d'une trop lourde
+responsabilit&eacute;, peut-&ecirc;tre aussi une terreur scrupuleuse en face des
+d&eacute;chirements que pourrait provoquer une autorit&eacute; plus accus&eacute;e. A
+Bordeaux, il n'en est plus de m&ecirc;me. Un homme sans lassitude et sans
+scrupule dispose de la France. C'est un honn&ecirc;te homme et un homme
+convaincu, nous le croyons; mais il est jeune, sans exp&eacute;rience, sans
+aucune science politique ou militaire: l'activit&eacute; ne suppl&eacute;e pas &agrave; la
+science de l'organisation. On ne peut mieux le d&eacute;finir qu'en disant que
+c'est un temp&eacute;rament r&eacute;volutionnaire. Ce n'est pas assez; toutes les
+mesures prises par lui sont la preuve d'un manque de jugement qui fait
+avorter ses efforts et ses intentions.</p>
+
+<p>Ce manque de jugement explique l'absence d'appr&eacute;ciation de soi-m&ecirc;me.
+C'est un grand malheur de se croire propre &agrave; une t&acirc;che d&eacute;mesur&eacute;e, quand
+on e&ucirc;t pu remplir d'une mani&egrave;re utile et brillante un moindre r&ocirc;le. Il y
+a eu l&agrave; un de ces enivrements subits que produisent les crises
+r&eacute;volutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent
+les nations mortellement frapp&eacute;es, et qui leur portent le dernier coup;
+mais &agrave; quel parti se rattache ce jeune aventurier politique? Si je ne me
+trompe, il n'appartient &agrave; aucun, ce qui est une preuve d'intelligence et
+aussi une preuve d'ambition. Il a donn&eacute; sa confiance, les fonctions
+publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays &agrave; tous ceux
+qui sont venus s'offrir, les uns par d&eacute;vouement sinc&egrave;re, les autres pour
+satisfaire leurs mauvaises passions ou pour faire de scandaleux
+profits. Il a tout pris au hasard, pensant que tous les moyens &eacute;taient
+bons pour agiter et r&eacute;veiller la France, et qu'il fallait des hommes et
+de l'argent &agrave; tout prix. Il n'a eu aucun discernement dans ses choix,
+aucun respect de l'opinion publique, et cela involontairement, j'aime &agrave;
+le croire, mais aveugl&eacute; par le principe &laquo;qui veut la fin veut les
+moyens.&raquo; Il faut &ecirc;tre bien enfant pour ne pas savoir, apr&egrave;s tant
+d'exp&eacute;riences r&eacute;centes, que les mauvais moyens ne conduisent jamais qu'&agrave;
+une mauvaise fin. Comme il a cherch&eacute; &agrave; se constituer un parti avec tout
+ce qui s'est offert, il serait difficile de dire quelle est la r&egrave;gle,
+quel est le syst&egrave;me de celui qu'il a r&eacute;ussi &agrave; se faire; mais ce parti
+existe et fait tr&egrave;s-bon march&eacute; des sympathies et de la confiance du
+pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la plus douloureuse critique
+qu'on puisse faire d'une dictature qui n'a r&eacute;ussi qu'&agrave; se constituer un
+parti tr&egrave;s-restreint, quand il fallait obtenir l'adh&eacute;sion d'un peuple.
+On ne fera plus rien en France avec cette &eacute;troitesse de moyens. Quand
+tous les sentiments sont en effervescence et tous les int&eacute;r&ecirc;ts en p&eacute;ril,
+on veut une large application de principes et non le d&eacute;tail journalier
+d'essais irr&eacute;fl&eacute;chis et contradictoires qui caract&eacute;rise la petite
+politique. J'esp&egrave;re encore, j'esp&egrave;re pour ma derni&egrave;re consolation en
+cette vie que mon pays, en pr&eacute;sence de tant de factions qui le divisent,
+prendra la r&eacute;solution de n'appartenir &agrave; aucune et de rester libre,
+c'est-&agrave;-dire r&eacute;publicain. Il faudra donc que le parti Gambetta se range,
+comme les autres, &agrave; la l&eacute;galit&eacute;, au consentement g&eacute;n&eacute;ral, ou bien c'est
+la guerre civile sans frein et sans issue, une s&eacute;rie d'agitations et de
+luttes qui seront tr&egrave;s-difficiles &agrave; comprendre, car chaque parti a son
+but personnel, qu'il n'avoue qu'apr&egrave;s le succ&egrave;s. Les gens de bonne foi
+qui ont des principes sinc&egrave;res sont ceux qui comprennent le moins des
+&eacute;v&eacute;nements atroces comme ceux des journ&eacute;es de juin. Plus ils sont sages,
+plus le spectacle de ces d&eacute;lires les d&eacute;concerte.</p>
+
+<p>L'opinion r&eacute;publicaine est celle qui compte le plus de partis, ce qui
+prouve qu'elle est l'opinion la plus g&eacute;n&eacute;rale. Comment faire, quel
+miracle invoquer pour que ces partis ne se d&eacute;vorent pas entre eux, et ne
+provoquent pas des r&eacute;actions qui tueraient la libert&eacute;? Quel est celui
+qui a le plus d'avenir et qui pourrait esp&eacute;rer se rallier tous les
+autres? C'est celui qui aura la meilleure philosophie, les principes les
+plus s&ucirc;rs, les plus humains, les plus larges; mais le succ&egrave;s lui est
+promis &agrave; une condition, c'est qu'il sera le moins ambitieux de pouvoir
+personnel, et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour lui et ses
+amis.</p>
+
+<p>Le parti Gambetta ne pr&eacute;sente pas ces chances d'avenir, d'abord parce
+qu'il ne se rattache &agrave; aucun corps de doctrines, ensuite parce qu'il
+s'est recrut&eacute; indiff&eacute;remment parmi ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il
+y a de plus tar&eacute;, et que d&egrave;s lors les honn&ecirc;tes gens auront h&acirc;te de se
+s&eacute;parer des bandits et des escrocs. Ceux-ci dispara&icirc;tront quand l'ordre
+se fera, mais pour repara&icirc;tre dans les jours d'agitation et se
+retrouver coude &agrave; coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traiteront de
+fr&egrave;res et d'amis, au grand d&eacute;plaisir de ces derniers. Ces &eacute;l&eacute;ments
+antipathiques que r&eacute;unissent les situations violentes sont une prompte
+cause de d&eacute;go&ucirc;t et de lassitude pour les hommes qui se respectent. M.
+Gambetta, honn&ecirc;te homme lui-m&ecirc;me, &eacute;clair&eacute; plus tard par l'exp&eacute;rience de
+la vie, sera tellement mortifi&eacute; du noyau qui lui restera, qu'il aura
+peut-&ecirc;tre autant de soif de l'obscurit&eacute; qu'il en a maintenant de la
+lumi&egrave;re. En attendant, nous qui subissons le poids de ses fautes et qui
+le voyons aussi mal renseign&eacute; sur les chances d'une <i>guerre &agrave; outrance</i>
+que l'&eacute;tait Napol&eacute;on III en d&eacute;clarant cette guerre insens&eacute;e, nous ne
+sourions pas &agrave; sa fortune pr&eacute;sente, et, n'&eacute;tait la politesse, nous
+ririons au nez de ceux qui s'en font les adorateurs int&eacute;ress&eacute;s ou
+aveugles.</p>
+
+<p>C'est un grand malheur que ce Gambetta ne soit pas un homme pratique, il
+e&ucirc;t pu acqu&eacute;rir une immense popularit&eacute; et r&eacute;unir dans un m&ecirc;me sentiment
+toutes les nuances si tranch&eacute;es, si hostiles les unes aux autres, des
+partisans de la r&eacute;publique. Au d&eacute;but, nous l'avons tous accueilli avec
+cette ing&eacute;nuit&eacute; qui caract&eacute;rise le temp&eacute;rament national. C'&eacute;tait un
+homme nouveau, personne ne lui en voulait. On avait besoin de croire en
+lui. Il est descendu d'un ballon frisant les balles ennemies, incident
+tr&egrave;s-dramatique, propre &agrave; frapper l'imagination des paysans. Dans nos
+contr&eacute;es, ils voulaient &agrave; peine y croire, tant ce voyage leur paraissait
+fantastique; &agrave; pr&eacute;sent, le prestige est &eacute;vanoui. Ils ont ou&iuml; dire qu'une
+quantit&eacute; de ballons tombaient de tous c&ocirc;t&eacute;s, ils ont re&ccedil;u par cette voie
+des nouvelles de leurs absents, ils ont vu passer dans les airs ces
+&eacute;tranges messagers. Ils se sont dit que beaucoup de Parisiens &eacute;taient
+aussi hardis et aussi savants que M. Gambetta, ils ont demand&eacute; avec une
+malignit&eacute; ing&eacute;nue s'ils venaient pour le remplacer. Au d&eacute;but, ils n'ont
+fait aucune objection contre lui. Tout le monde croyait &agrave; une &eacute;clatante
+revanche; tout le monde a tout donn&eacute;. De son c&ocirc;t&eacute; le dictateur semblait
+donner des preuves de savoir-faire en &eacute;touffant avec une prudence
+apparente les insurrections du Midi; les mod&eacute;r&eacute;s se r&eacute;jouissaient, car
+les mod&eacute;r&eacute;s ont la haine et la peur des rouges dans des proportions
+maladives et tant soit peu furieuses. C'est &agrave; eux que le vieux Lafayette
+disait autrefois:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, je vous trouve enrag&eacute;s de mod&eacute;ration.</p>
+
+<p>Les mod&eacute;r&eacute;s gambettistes sont un peu embarrass&eacute;s aujourd'hui que la
+dictature commence &agrave; casser leurs vitres, le moment &eacute;tant venu o&ugrave; il
+faut faire fl&egrave;che de tout bois. Les rouges d'ailleurs sont dans l'arm&eacute;e
+comme les l&eacute;gitimistes, comme les cl&eacute;ricaux, comme les orl&eacute;anistes.
+&Eacute;videmment les rouges sont des hommes comme les autres, ils se battent
+comme les autres, et il faudra compter avec leur opinion comme avec
+celle des autres. Ce serait m&ecirc;me le moment d'une belle fusion, si, par
+temp&eacute;rament, les rouges n'&eacute;taient pas irr&eacute;conciliables avec tout ce qui
+n'est pas eux-m&ecirc;mes; c'est le parti de l'orgueil et de l'infaillibilit&eacute;.
+A cet effet, ils ont invent&eacute; le mandat imp&eacute;ratif que des hommes
+d'intelligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir subir, sans
+s'apercevoir que c'&eacute;tait la fin de la libert&eacute; et l'assassinat de
+l'intelligence!</p>
+
+<p>Les rouges! c'est encore un mot vide de sens. Il faut le prendre pour ce
+qu'il est: un drapeau d'insurrection; mais dans les rangs de ce parti il
+y a des hommes de m&eacute;rite et de talent qui devraient &ecirc;tre &agrave; sa t&ecirc;te et le
+contenir pour lui conserver l'avenir, car ce parti en a, n'en d&eacute;plaise
+aux mod&eacute;r&eacute;s, c'est m&ecirc;me probablement celui qui en a le plus, puisqu'il
+se pr&eacute;occupe de l'avenir avec passion, sans tenir compte du pr&eacute;sent.
+Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans ses moeurs, un peu trop
+sauvages, le respect mat&eacute;riel de la vraie l&eacute;galit&eacute;, et, de la confusion
+d'id&eacute;es folles ou g&eacute;n&eacute;reuses qu'il exhale p&ecirc;le-m&ecirc;le, sortiront des
+v&eacute;rit&eacute;s qui sont d&eacute;j&agrave; reconnues par beaucoup d'adh&eacute;rents silencieux,
+ennemis, non de leurs doctrines, mais de leurs fa&ccedil;ons d'agir. Une
+soci&eacute;t&eacute; fond&eacute;e sur le respect inviolable du principe d'&eacute;galit&eacute;,
+repr&eacute;sent&eacute; par le suffrage universel et par la libert&eacute; de la presse,
+n'aurait jamais rien &agrave; craindre des impatients, puisque leur devise est
+<i>libert&eacute;, &eacute;galit&eacute;</i>: je ne sais s'ils ajoutent <i>fraternit&eacute;</i>: dans ces
+derniers temps, ils ont perdu par la violence, la haine et l'injure, le
+droit de se dire nos fr&egrave;res.</p>
+
+<p>N'importe! une soci&eacute;t&eacute; parfaitement soumise au r&eacute;gime de l'&eacute;galit&eacute; et
+pr&eacute;serv&eacute;e des exc&egrave;s par la libert&eacute; de parler, d'&eacute;crire et de voter,
+aurait d&egrave;s lors le droit de repousser l'agression de ceux qui ne se
+contenteraient pas de pareilles institutions, et qui revendiqueraient le
+droit monstrueux de guerre civile. Il faut que les mod&eacute;r&eacute;s y prennent
+garde; si les insurrections &eacute;clatent parfois sans autre cause que
+l'ambition de quelques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas
+de m&ecirc;me des r&eacute;volutions, et les r&eacute;volutions ont toujours pour cause la
+restriction apport&eacute;e &agrave; une libert&eacute; l&eacute;gitime. Si, par crainte des
+&eacute;meutes, la soci&eacute;t&eacute; r&eacute;publicaine laisse porter atteinte &agrave; la libert&eacute; de
+la parole et de l'association, elle fermera la soupape de s&ucirc;ret&eacute;, elle
+ouvrira la carri&egrave;re &agrave; de continuelles r&eacute;volutions. M. Gambetta para&icirc;t
+l'avoir compris en pronon&ccedil;ant quelques bonnes paroles &agrave; propos de la
+libert&eacute; des journaux dans ce trop long et trop vague discours du 1<sup>er</sup>
+janvier, dont je me plaignais peut-&ecirc;tre trop vivement l'autre jour. S'il
+a cette ferme conviction que la libert&eacute; de la presse doit &ecirc;tre respect&eacute;e
+jusque dans ses exc&egrave;s, s'il d&eacute;savoue les actes arbitraires de
+quelques-uns de ses pr&eacute;fets, il respectera sans doute &eacute;galement le
+suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte de tous ses partisans,
+mais j'imagine qu'il n'est pas homme &agrave; sacrifier les principes aux
+circonstances.</p>
+
+<p>Je lui souhaite de ne pas perdre la t&ecirc;te &agrave; l'heure d&eacute;cisive, et je
+regrette de le voir passer &agrave; l'&eacute;tat de f&eacute;tiche, ce qui est le danger
+mortel pour tous les souverains de ce monde.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+19 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>On a des nouvelles de Paris du 16. Le bombardement nocturne
+continue.&mdash;<i>Nocturne</i> est un raffinement. On veut &ecirc;tre s&ucirc;r que les gens
+seront &eacute;cras&eacute;s sous leurs maisons. On assure pourtant que le mal <i>n'est
+pas grand</i>. Lisez qu'il n'est peut-&ecirc;tre pas proportionn&eacute; &agrave; la quantit&eacute;
+de projectiles lanc&eacute;s et &agrave; la soif de destruction qui d&eacute;vore le saint
+empereur d'Allemagne; mais il est impossible que Paris r&eacute;siste longtemps
+ainsi, et il est monstrueux que nous le laissions r&eacute;sister, quand nous
+savons que nos arm&eacute;es reculent au lieu d'avancer.</p>
+
+<p>Du c&ocirc;t&eacute; de Bourbaki, l'espoir s'en va compl&egrave;tement malgr&eacute; de brillants
+faits d'armes qui tournent contre nous chaque fois.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+20.<br />
+</p>
+
+<p>Nos g&eacute;n&eacute;raux ne combattent plus que pour jo&ucirc;ter. Ils n'ont pas la
+franchise de d'Aurelle de Paladines, qui a os&eacute; dire la v&eacute;rit&eacute; pour
+sauver son arm&eacute;e. Ils craignent qu'on ne les accuse de l&acirc;chet&eacute; ou de
+trahison. La situation est horrible, et elle n'est pas sinc&egrave;re!</p>
+
+<p>Le temps est doux, on souffre moins &agrave; Paris; mais les pauvres ont-ils du
+charbon pour cuire leurs aliments?&mdash;On est surpris qu'ils aient encore
+des aliments. Pourquoi donc a-t-on ajourn&eacute; l'appel au pays il y a trois
+mois, sous pr&eacute;texte que Paris ne pouvait supporter vingt et un jours
+d'armistice sans ravitaillement? Le gouvernement ne savait donc pas ce
+que Paris poss&eacute;dait de vivres &agrave; cette &eacute;poque? Que de questions on se
+fait, qui restent forc&eacute;ment sans r&eacute;ponse!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+21.<br />
+</p>
+
+<p>Tours est pris par les Prussiens.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+22 et 23.<br />
+</p>
+
+<p>Toujours plus triste, toujours plus noir, Paris toujours bombard&eacute;! on a
+le coeur dans un &eacute;tau. Quelle morne d&eacute;sesp&eacute;rance! on aurait envie de
+prendre une forte dose d'opium pour se rendre indiff&eacute;rent par
+idiotisme.&mdash;Non! on n'a pas le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir,
+il faudra se souvenir. Il faut t&acirc;cher de comprendre &agrave; travers les
+t&eacute;n&egrave;bres dont on nous enveloppe syst&eacute;matiquement. A en croire les
+d&eacute;p&ecirc;ches officielles, nous serions victorieux tous les jours et sur tous
+les points. Si nous avions tu&eacute; tous les morts qu'on nous signale, il y a
+longtemps que l'arm&eacute;e prussienne serait d&eacute;truite; mais, &agrave; la fin de
+toutes les d&eacute;p&ecirc;ches, on nous glisse comme un d&eacute;tail sans importance que
+nous avons perdu encore du terrain. Quel r&eacute;gime moral que le compte
+rendu journalier de cette tuerie r&eacute;ciproque! Il y a des mots atroces qui
+sont pass&eacute;s dans le style officiel:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Nos pertes sont insignifiantes,&mdash;nos pertes sont peu consid&eacute;rables.</i></p>
+
+<p>Les jours de d&eacute;sastre, on nous dit avec une touchante &eacute;motion:</p>
+
+<p>&mdash;Nos pertes sont <i>sensibles</i>.</p>
+
+<p>Mais pour nous consoler on ajoute que celles de l'ennemi sont
+<i>s&eacute;rieuses</i>, et le pauvre monde &agrave; l'aff&ucirc;t des nouvelles, va se coucher
+content, l'imagination calm&eacute;e par le r&ecirc;ve de ces cadavres qui jonchent
+la terre de France!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+24 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Nos trois corps d'arm&eacute;e sont en retraite. Les Prussiens ont Tours, Le
+Mans; ils auront bient&ocirc;t toute la Loire. Ils payent cher leurs
+avantages, ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au roi Guillaume?
+l'Allemagne lui en donnera d'autres. Il la consolera de tout avec le
+butin, l'Allemand est positif; on y perd un fr&egrave;re, un fils, mais on
+re&ccedil;oit une pendule, c'est une consolation.</p>
+
+<p>Paris se bat, sorties h&eacute;ro&iuml;ques, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es.&mdash;Mon Dieu, mon Dieu! nous
+assistons &agrave; cela. Nous avons donn&eacute;, nous aussi, nos enfants et nos
+fr&egrave;res. Varus, qu'as-tu fait de nos l&eacute;gions?</p>
+
+<p>Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en
+progr&egrave;s.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+25 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Succ&egrave;s de Garibaldi &agrave; Dijon. Il y a l&agrave;, je ne sais o&ugrave;, mais sous les
+ordres du h&eacute;ros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins
+cr&eacute;dule, moins dupe de certains associ&eacute;s, le doux et intr&eacute;pide Frapolli,
+grand-ma&icirc;tre de la ma&ccedil;onnerie italienne, qui, d&egrave;s le commencement de la
+guerre, est venu nous apporter sa science, son d&eacute;vouement, sa bravoure.
+Personne ne parle de lui, c'est &agrave; peine si un journal l'a nomm&eacute;. Il n'a
+pas &eacute;crit une ligne, il ne s'est m&ecirc;me pas rappel&eacute; &agrave; ses amis. Modeste,
+pur et humain comme Barb&egrave;s, il agit et s'efface,&mdash;et il y a eu dans
+certains journaux des &eacute;loges pour de certains &eacute;hont&eacute;s qu'on a nomm&eacute;s &agrave;
+de hauts grades en d&eacute;pit des avertissements de la presse mieux
+renseign&eacute;e. Malheur! tout est souill&eacute;, tout tombe en dissolution. Le
+m&eacute;pris de l'opinion semble &eacute;rig&eacute; en syst&egrave;me.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+26 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Encore une lev&eacute;e, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes
+&agrave; n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui
+seront &agrave; peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront
+jamais, si on continue &agrave; ne pas les exercer et &agrave; ne les armer qu'au
+moment de les conduire au feu. Mon troisi&egrave;me petit-neveu vient de
+s'engager.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+27.<br />
+</p>
+
+<p>Visites de jeunes officiers de mobilis&eacute;s, enfants de nos amis du Gard.
+Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant
+absolument rien, comme les autres. Ch&acirc;teauroux regorge de troupes de
+toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais
+pourquoi. A La Ch&acirc;tre, on a de temps en temps un passage annonc&eacute;; on
+commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a
+toujours un r&egrave;glement qui lui d&eacute;fend de payer. D'autres fois la troupe
+arrive &agrave; l'improviste, on n'a re&ccedil;u aucun avis, le pain manque.
+Heureusement les habitants de La Ch&acirc;tre pratiquent l'hospitalit&eacute; d'une
+mani&egrave;re admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande &agrave;
+discr&eacute;tion: ils coucheraient sur la paille plut&ocirc;t que de ne pas donner
+de lit &agrave; leur h&ocirc;te. Ils n'ont pas &eacute;t&eacute; &eacute;puis&eacute;s; mais dans les villes &agrave;
+bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et
+on s'&eacute;tonne de leur r&eacute;signation. Le d&eacute;couragement s'en m&ecirc;le. Subir tous
+les maux d'une arm&eacute;e en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre
+mois aucune instruction militaire, c'est une &eacute;trange mani&egrave;re de servir
+son pays en l'&eacute;puisant et s'&eacute;puisant soi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Un peu de <i>fantaisie</i> vient &eacute;gayer un instant notre soir&eacute;e, c'est une
+histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi
+le d&eacute;partement, c'est-&agrave;-dire qu'ils en ont franchi la limite pour
+demander de la bi&egrave;re et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont
+demand&eacute; le nom de la localit&eacute;. En apprenant qu'ils &eacute;taient dans l'Indre,
+ils se sont retir&eacute;s en toute h&acirc;te, disant qu'il leur &eacute;tait d&eacute;fendu d'y
+entrer, et que ce d&eacute;partement ne serait pas envahi &agrave; cause du ch&acirc;teau de
+Valen&ccedil;ay, le duc ayant obtenu de la Prusse, o&ugrave; ses enfants sont au
+service du roi, qu'on respecterait ses propri&eacute;t&eacute;s.</p>
+
+<p>Il y a d&eacute;j&agrave; quelque temps que cette histoire court dans nos villages.
+Les habitants de Valen&ccedil;ay ont dit que si les Prussiens respectaient
+seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils
+br&ucirc;leraient le ch&acirc;teau.</p>
+
+<p>Il y a quelque chose qu'on dit &ecirc;tre vrai au fond de ce roman, c'est que
+le duc de Valen&ccedil;ay aurait &eacute;crit de Berlin &agrave; son intendant d'emballer et
+de faire partir les objets pr&eacute;cieux, et que, peu apr&egrave;s, il aurait donn&eacute;
+l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de
+respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que
+cette promesse se soit &eacute;tendue au d&eacute;partement, c'est ce que nous ne
+croirons jamais, malgr&eacute; la confiance qu'elle inspire aux amateurs de
+merveilleux.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+28 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>Lettres de Paris du 15. Mor&egrave;re est bien vivant, Dieu merci! Par une
+chance inesp&eacute;r&eacute;e, &agrave; cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi
+nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et
+peut-&ecirc;tre de famine de plus!&mdash;Mon bon Plauchut m'&eacute;crit qu'il <i>mange sa
+paillasse</i>, c'est-&agrave;-dire que le pain de Paris est fait de paille hach&eacute;e.
+Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'int&eacute;ressent. Il m'en donne
+aussi de mon pied-&agrave;-terre de Paris, qui a re&ccedil;u un obus dans les reins.
+Le 15, on jouait <i>Fran&ccedil;ois le Champi</i> au profit d'une ambulance. Cette
+pi&egrave;ce, jou&eacute;e pour la premi&egrave;re fois en 49, sous la R&eacute;publique, a la
+singuli&egrave;re destin&eacute;e d'&ecirc;tre jou&eacute;e encore sous le bombardement. Une
+bergerie!</p>
+
+<p>Mes pauvres amis sont h&eacute;ro&iuml;ques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne
+<i>veulent</i> souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher
+petit enfant mord &agrave; belles dents dans les mets les plus &eacute;tranges. On a
+&eacute;t&eacute; forc&eacute; de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur
+sifflaient aux oreilles. Berton, p&egrave;re et fils, ont &eacute;t&eacute; de toutes les
+sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur
+la br&egrave;che, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont
+d&eacute;j&agrave; habitu&eacute;s aux obus et les m&eacute;prisent. Les gamins courent apr&egrave;s. Paris
+est admirable, on est fier de lui!<br /><br /></p>
+
+<p class="droit">
+28 au soir.<br />
+</p>
+
+<p>Mais les exalt&eacute;s veulent le m&acirc;ter, le livrer peut-&ecirc;tre. Il y a encore eu
+une tentative contre l'H&ocirc;tel-de-Ville, et cette fois des gardes
+nationaux insurg&eacute;s ont tir&eacute; sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est
+un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont
+criminelles et la premi&egrave;re pens&eacute;e qui se pr&eacute;sente &agrave; l'esprit est
+qu'elles sont pay&eacute;es par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des
+fous ou des tra&icirc;tres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la
+tuerie: ce ne sont pas des Fran&ccedil;ais, ou ce ne sont pas des hommes.</p>
+
+<p>On parle d'armistice et m&ecirc;me de capitulation. Ces &eacute;meutes rendent
+peut-&ecirc;tre la catastrophe in&eacute;vitable. Les journaux anglais annoncent la
+fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en &eacute;meut et nous d&eacute;fend
+d'y croire. Ne lui en d&eacute;plaise, nous n'y croyons que trop. La mis&egrave;re
+doit s&eacute;vir &agrave; Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le
+dissimuler, cela devient &eacute;vident. Le bois manque, le pain va manquer.
+L'exaltation des clubs va servir de pr&eacute;texte &agrave; ce qui reste de bandits &agrave;
+Paris,&mdash;et il en reste toujours,&mdash;pour piller les vivres et peut-&ecirc;tre
+les maisons. La majorit&eacute; de la garde nationale para&icirc;t irrit&eacute;e et bl&acirc;me
+la douceur du g&eacute;n&eacute;ral Trochu. Le g&eacute;n&eacute;ral Vinoy est nomm&eacute; gouverneur de
+Paris &agrave; sa place. Est-ce l'&eacute;nergie, est-ce la patience qui peuvent
+sauver une pareille situation?&mdash;Elle est sans exemple dans l'histoire.
+Les Prussiens sont-ils appel&eacute;s &agrave; la r&eacute;soudre en br&ucirc;lant Paris? On ne
+ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait &ecirc;tre mort jusqu'&agrave; demain,&mdash;et
+peut-&ecirc;tre que demain ce sera pire!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Dimanche 29 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>C'en est fait! Paris a capitul&eacute;, bien qu'on ne prononce pas encore ce
+mot-l&agrave;. Un armistice est sign&eacute; pour vingt et un jours. Convocation d'une
+assembl&eacute;e de d&eacute;put&eacute;s &agrave; Bordeaux: c'est Jules Favre qui a trait&eacute; &agrave;
+Versailles. On va proc&eacute;der &agrave; la h&acirc;te aux &eacute;lections. On ne sait rien de
+plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affam&eacute;? car il est
+affam&eacute;, la chose est claire &agrave; pr&eacute;sent! La paix sortira-t-elle de cette
+suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles
+conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible
+que l'ennemi n'ait pas exig&eacute; la reddition d'un ou de plusieurs forts.
+Il n'y a pas d'illusion &agrave; conserver. Cela devait finir ainsi! L'&eacute;meute a
+d&ucirc; &ecirc;tre plus grave qu'on ne l'a avou&eacute;. Les Prussiens en profitent.
+Malheureux agitateurs! que le d&eacute;sastre, la honte et le d&eacute;sespoir du pays
+vous &eacute;touffent, si vous avez une conscience!</p>
+
+<p>Le d&eacute;sordre et le d&eacute;go&ucirc;t o&ugrave; l'on a jet&eacute; la France rendaient notre perte
+in&eacute;vitable. Mais fallait-il laisser dire &agrave; nos ennemis:</p>
+
+<p>&mdash;Ce peuple insens&eacute; se livre lui-m&ecirc;me! Les haines qui le divisent ont
+fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Ah! m&eacute;contents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous
+aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent &eacute;pargner la vie des
+&eacute;meutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous &ecirc;tes tous
+bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on
+t&acirc;chera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se
+rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'h&eacute;ro&iuml;sme v&eacute;ritable!</p>
+
+<p>On vous plaint et on vous aime tous quand m&ecirc;me: vous n'&ecirc;tes plus
+&eacute;cras&eacute;s par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On
+respire en d&eacute;pit d'une douleur profonde, et on veut la paix,&mdash;oui, la
+paix au prix de notre dernier &eacute;cu, pourvu que vous &eacute;chappiez &agrave; cette
+torture! Quant &agrave; moi, il &eacute;tait au-dessus de mes forces de la contempler
+plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irrit&eacute;e contre ceux
+qui reprochent &agrave; votre gouvernement d'avoir c&eacute;d&eacute; devant l'horreur de vos
+souffrances. On r&eacute;fl&eacute;chira demain, aujourd'hui on pleure et on aime:
+arri&egrave;re ceux qui maudissent!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+janvier.<br />
+</p>
+
+<p>A pr&eacute;sent nous savons pourquoi Paris a d&ucirc; subir si brusquement son sort.
+Encore une fois nous n'avons plus d'arm&eacute;e! Tandis que celles de l'Ouest
+et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en d&eacute;route. Le
+malheureux Bourbaki, harcel&eacute;, dit-on, par les exigences, les soup&ccedil;ons et
+les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est br&ucirc;l&eacute; la cervelle.
+Aucune d&eacute;p&ecirc;che ne nous en a inform&eacute;s, les journaux que nous pouvons nous
+procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop &agrave;
+Versailles, et devant l'&eacute;vidence Jules Favre a d&ucirc; perdre tout espoir.</p>
+
+<p>Ce nouveau drame est navrant. Celui-l&agrave; ne trahissait pas qui s'est tu&eacute;
+pour ne pas survivre &agrave; la d&eacute;faite!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+31 janvier.<br />
+</p>
+
+<p>D&eacute;p&ecirc;che officielle.&mdash;<i>Alea jacta est!</i> La dictature de Bordeaux rompt
+avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, apr&egrave;s avoir livr&eacute; par ses
+fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par
+une r&eacute;volte ouverte contre le gouvernement dont il est le d&eacute;l&eacute;gu&eacute;!
+Peuple, tu te souviendras peut-&ecirc;tre cette fois de ce qu'il faut attendre
+des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionn&eacute; un qui t'a jet&eacute; dans
+cet ab&icirc;me, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionn&eacute; du tout
+et qui l'y plonge plus avant, gr&acirc;ce au souverain m&eacute;pris de tes droits.
+Deux malades, un somnambule et un &eacute;pileptique, viennent de consommer ta
+perte. Rel&egrave;ve-toi, si tu peux!</p>
+
+<p>&laquo;L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse
+d&eacute;p&ecirc;che, <i>semble</i> indiquer que la capitale a &eacute;t&eacute; rendue en tant que
+place forte. La convention qui est intervenue <i>semble</i> avoir surtout
+pour objet la formation et la nomination <i>d'une assembl&eacute;e</i>.</p>
+
+<p>&laquo;La politique soutenue et pratiqu&eacute;e par le ministre de l'int&eacute;rieur et de
+la guerre est toujours la m&ecirc;me: <i>guerre &agrave; outrance, r&eacute;sistance jusqu'&agrave;
+complet &eacute;puisement!</i>&raquo;</p>
+
+<p>Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le <i>complet &eacute;puisement</i> est
+pr&eacute;vu, in&eacute;vitable, et le voil&agrave; d&eacute;cr&eacute;t&eacute;!</p>
+
+<p>&laquo;Employez donc toute votre &eacute;nergie, dit la d&eacute;p&ecirc;che en s'adressant &agrave; ses
+pr&eacute;fets, &agrave; maintenir le <i>moral</i> des populations!&raquo;</p>
+
+<p>Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet &eacute;puisement! Voil&agrave; tout
+ce que vous avez &agrave; leur offrir. Eh bien! c'est d&eacute;j&agrave; fait. Vous avez tout
+pris, et cela ne vous a servi &agrave; rien. Il faut aviser au moyen de vider
+deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme
+mort!</p>
+
+<p>Viennent ensuite des ordres relatifs &agrave; la discipline.</p>
+
+<p>&laquo;Les troupes devront &ecirc;tre exerc&eacute;es tous les jours pendant de longues
+heures pour s'aguerrir.&raquo;</p>
+
+<p>Il est temps d'y songer, &agrave; pr&eacute;sent que celles qui savaient se battre
+sont prisonni&egrave;res ou cern&eacute;es, et que celles qui ne savent rien sont
+d&eacute;moralis&eacute;es par l'inaction et d&eacute;cim&eacute;es par les maladies! Ferez-vous
+repousser les pieds gel&eacute;s que la gangr&egrave;ne a fait tomber dans vos
+campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques,
+les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de
+vingt-quatre heures? R&eacute;tablirez-vous la discipline dont vous vous &ecirc;tes
+pr&eacute;occup&eacute; tout r&eacute;cemment et que vous avez laiss&eacute;e p&eacute;rir comme une chose
+dont <i>l'&eacute;l&eacute;ment civil</i> n'avait aucun besoin?</p>
+
+<p>Mais voici le couronnement du m&eacute;pris pour les droits de la nation: Apr&egrave;s
+avoir d&eacute;cr&eacute;t&eacute; la guerre &agrave; outrance, le ministre de l'int&eacute;rieur et de la
+guerre, l'homme qui n'a pas recul&eacute; devant cette double t&acirc;che, ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Enfin, il n'est pas jusqu'aux &eacute;lections qui ne puissent et ne doivent
+&ecirc;tre mises &agrave; profit</i>.</p>
+
+<p>Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volont&eacute;
+gouvernementale, j'allais dire <i>imp&eacute;riale</i>, aux &eacute;lecteurs de la France.</p>
+
+<p>&mdash;Ce <i>qu'il faut</i> &agrave; la France, c'est une assembl&eacute;e <i>qui veuille la
+guerre et soit d&eacute;cid&eacute;e &agrave; tout</i>.</p>
+
+<p>&laquo;Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain
+matin. Le <i>ministre</i>,&mdash;c'est de lui-m&ecirc;me que parle M. Gambetta,&mdash;<i>le
+ministre s'est fix&eacute; un d&eacute;lai qui expire demain &agrave; trois heures</i>.&raquo;</p>
+
+<p>C'est-&agrave;-dire que, si l'on tarde &agrave; lui c&eacute;der, il passera outre et r&eacute;gnera
+seul. Le tout finit par un refrain de cantate:</p>
+
+<p>&mdash;Donc, patience! fermet&eacute;! courage! union et discipline!</p>
+
+<p>Voil&agrave; comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a appos&eacute; beaucoup de
+points d'exclamation au bas de ses d&eacute;p&ecirc;ches et circulaires, il croit
+avoir sauv&eacute; la patrie.</p>
+
+<p>Nous voil&agrave; bien et d&ucirc;ment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une
+place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer
+<i>l'&eacute;puisement</i> r&ecirc;v&eacute; par la grande &acirc;me du ministre pendant que l'ennemi,
+ma&icirc;tre des forts, r&eacute;duira en cendre la capitale du monde civilis&eacute;. Il
+n'entre pas dans la politique, si modestement <i>suivie</i> et <i>pratiqu&eacute;e</i>
+par le <i>ministre</i>, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la l&acirc;chet&eacute; de
+succomber sans son aveu!</p>
+
+<p>Ce d&eacute;plorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu
+guerrier, &agrave; la f&eacute;rocit&eacute; froide et raisonn&eacute;e, est une note &agrave; prendre et &agrave;
+retenir. Voil&agrave; ce que le pouvoir absolu fait de nous! D&eacute;p&ecirc;chez-vous de
+vous donner <i>des ma&icirc;tres</i>, pauvres moutons du Berry!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+1<sup>er</sup> f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>Aujourd'hui le <i>ministre</i> refait sa th&egrave;se. Il change de ton &agrave; l'&eacute;gard de
+Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est d&eacute;fendue que pour lui
+donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est
+sauv&eacute;e, vu qu'il a form&eacute; &laquo;des arm&eacute;es <i>jeunes encore</i>, mais <i>auxquelles</i>
+il n'a manqu&eacute; <i>jusqu'&agrave;</i> pr&eacute;sent <i>que la</i> solidit&eacute; <i>qu'on</i> n'acquiert
+<i>qu'&agrave;</i> la longue.&raquo;</p>
+
+<p>Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont
+apparemment il ne rel&egrave;ve plus.</p>
+
+<p>&mdash;<i>On a sign&eacute; &agrave; notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un
+armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable l&eacute;g&egrave;ret&eacute;,
+qui livre aux troupes prussiennes des d&eacute;partements occup&eacute;s par nos
+soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au
+repos pour r&eacute;unir, dans les tristes circonstances o&ugrave; se trouve le pays,
+une assembl&eacute;e nationale. Cependant</i> <i>personne ne vient de Paris, et il
+faut agir.</i></p>
+
+<p>On s'imagine qu'apr&egrave;s avoir ainsi tanc&eacute; la <i>l&eacute;g&egrave;ret&eacute; coupable</i> de son
+gouvernement, le <i>ministre</i> va lui r&eacute;sister? Il l'avait annonc&eacute; hier, il
+s'&eacute;tait fix&eacute; un d&eacute;lai. Le d&eacute;lai est expir&eacute;, et il n'ose! Il va ob&eacute;ir et
+s'occuper d'avoir une assembl&eacute;e <i>vraiment nationale</i>. Pardonnons-lui une
+heure d'&eacute;garement, passons-lui encore cette proclamation illisible,
+impertinente, &eacute;nigmatique. Esp&eacute;rons qu'il n'aura pas de candidats
+officiels, bien qu'il semble nous y pr&eacute;parer. Esp&eacute;rons que, pour la
+premi&egrave;re fois depuis une vingtaine d'ann&eacute;es, le suffrage universel sera
+enti&egrave;rement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la
+volont&eacute; de la France.</p>
+
+<p>Ce retard du d&eacute;l&eacute;gu&eacute; de Paris, qui offense et irrite le d&eacute;l&eacute;gu&eacute; de
+Bordeaux, nous inqui&egrave;te, nous autres. Paris aurait-il refus&eacute; de
+capituler malgr&eacute; l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos
+arm&eacute;es sont &agrave; dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du
+dehors, et c'est l&agrave; un v&eacute;ritable crime. Nos anxi&eacute;t&eacute;s redoublent.
+Peut-&ecirc;tre qu'au lieu de manger on s'&eacute;gorge.&mdash;Le ravitaillement s'op&egrave;re
+pourtant, et on annonce qu'on peut &eacute;crire des lettres <i>ouvertes</i> et
+envoyer des denr&eacute;es.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+2 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai &eacute;crit quinze lettres, arriveront-elles?&mdash;Il fait un temps
+d&eacute;licieux; j'ai &eacute;crit la fen&ecirc;tre ouverte. Les bourgeons commencent &agrave; se
+montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches
+ray&eacute;es de vert. Les moutons sont dans le pr&eacute; du jardin, mes
+petites-filles les gardent en imitant, &agrave; s'y tromper, les cris et appels
+consacr&eacute;s des berg&egrave;res du pays. Ce serait une douce et heureuse journ&eacute;e,
+s'il y avait encore de ces journ&eacute;es-l&agrave;; mais le parti Gambetta nous en
+promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la
+<i>guerre &agrave; outrance</i> et le <i>complet &eacute;puisement</i>. Pour quelques-uns, c'est
+encore quelques mois de pouvoir; pour les d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;s, c'est la
+satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et
+fait trembler la volaille, c'est-&agrave;-dire les timides du parti
+oppos&eacute;;&mdash;mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se
+l'imagine! Le paysan surtout est tr&egrave;s-calme, il sourit et se pr&eacute;pare &agrave;
+voter, quoi?&mdash;La paix &agrave; outrance peut-&ecirc;tre; on l'y provoque en le
+traitant de l&acirc;che et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ils s'y prennent comme &ccedil;a? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les
+mouches avec du vinaigre.</p>
+
+<p>Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse
+contre le complet &eacute;puisement, et ils n'auront pas tort.</p>
+
+<p>&mdash;Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravag&eacute;s, si
+on ravage le reste?</p>
+
+<p>Ils n'ignorent pas que les provinces d&eacute;fendues souffrent autant des
+nationaux que des ennemis, et, comme le vol des pr&eacute;tendus fournisseurs
+et le pillage des pr&eacute;tendus francs-tireurs entrent &agrave; pr&eacute;sent sans
+restriction et sans limite dans nos pr&eacute;tendus moyens de d&eacute;fense, ils ne
+veulent plus se d&eacute;fendre avec un gouvernement qui ne les pr&eacute;serve de
+rien et les menace de tout.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Vendredi 3 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux d&eacute;cr&egrave;te
+de son chef des incompatibilit&eacute;s que la R&eacute;publique ne doit pas
+conna&icirc;tre. Il exclut non-seulement de l'&eacute;ligibilit&eacute; les membres de
+toutes les familles d&eacute;chues du tr&ocirc;ne, mais encore les anciens candidats
+officiels, les anciens pr&eacute;fets de l'Empire, auxquels, par une logique
+d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas &eacute;lire les
+pr&eacute;fets d'il y a six mois; en revanche, on pourra &eacute;lire les pr&eacute;fets
+actuellement en fonctions! C'est le coup d'&Eacute;tat de la folie; il y a des
+gens pour l'admirer et en accepter les cons&eacute;quences.&mdash;Que fait donc le
+gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette
+modification &agrave; la premi&egrave;re, &agrave; la plus sacr&eacute;e des lois r&eacute;publicaines?
+L'ennemi l'emp&ecirc;che-t-il de communiquer avec la d&eacute;l&eacute;gation? Ce serait de
+la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de
+vouloir outrager et avilir le suffrage universel.</p>
+
+<p>Beaucoup de pr&eacute;fets n'oseront pas, j'esp&egrave;re, afficher l'outrage au
+peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands d&eacute;sordres.
+Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous pr&eacute;serve des
+col&egrave;res de la r&eacute;action, si stupidement provoqu&eacute;es et si cruellement
+aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de s&ucirc;ret&eacute;
+s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris r&eacute;pare la faute de son
+ex-coll&egrave;gue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela.
+Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'&eacute;tranger
+devient &agrave; jamais honteuse pour la France.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Vendredi soir.<br />
+</p>
+
+<p>Enfin! Jules Simon est arriv&eacute; &agrave; Bordeaux avec un d&eacute;cret sign&eacute; de tous
+les membres du gouvernement de Paris, donnant un d&eacute;menti formel aux
+pr&eacute;tentions du d&eacute;l&eacute;gu&eacute;. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui
+vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a
+endoss&eacute; la cruelle responsabilit&eacute;? L'atteinte port&eacute;e ces jours-ci &agrave;
+l'inamovibilit&eacute; de la magistrature a &eacute;t&eacute; pour nous, qui aimons et
+respectons Cr&eacute;mieux, une douloureuse stup&eacute;faction. Certes les magistrats
+frapp&eacute;s par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais d&eacute;truire un
+principe pour punir quelques coupables, et se r&eacute;soudre &agrave; un tel acte au
+moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme
+dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais &eacute;t&eacute; mises
+en doute, que je sache. Que s'est-il donc pass&eacute;? Cette verte vieillesse
+s'est-elle affaiss&eacute;e tout d'un coup sous la pression des exalt&eacute;s?</p>
+
+<p>Le parti Gambetta &eacute;tait donc fermement convaincu que <i>la guerre
+commen&ccedil;ait</i>, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures
+dictatoriales pour donner un nouvel &eacute;lan &agrave; la France, et qu'on avait un
+an de lutte acharn&eacute;e, ou une prochaine s&eacute;rie de grandes victoires pour
+arriver au consulat?</p>
+
+<p>A Paris, on est triste, mais r&eacute;sign&eacute;; il n'y a pas eu le moindre
+trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donn&eacute; &agrave; entendre pour nous effrayer.
+Il y a un syst&egrave;me &agrave; la fois r&eacute;actionnaire et r&eacute;publicain pour nous
+brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent.</p>
+
+<p>Nous apprenons enfin que l'arm&eacute;e de Bourbaki a pass&eacute; en Suisse au moment
+d'&ecirc;tre cern&eacute;e et d&eacute;truite. L'ignorait-on &agrave; Bordeaux? A coup s&ucirc;r, M. de
+Bismarck ne l'a pas laiss&eacute; ignorer &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Le pauvre g&eacute;n&eacute;ral Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis
+r&eacute;ellement une balle dans la t&ecirc;te. Les uns disent qu'il est l&eacute;g&egrave;rement
+bless&eacute;, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a
+voulu mourir; c'est le seul g&eacute;n&eacute;ral qui ait manqu&eacute; de philosophie devant
+la d&eacute;faite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se
+sont bien battus!<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+4 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux bl&eacute;s sont rentr&eacute;s sous
+terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton
+affreux. Des espaces immenses sont ras&eacute;s par la gel&eacute;e. Il est dit que
+nous perdrons tout, m&ecirc;me l'esp&eacute;rance. M. de Bismarck nous envoie des
+d&eacute;p&ecirc;ches! Il d&eacute;clare qu'il n'admet pas les <i>incompatibilit&eacute;s</i> de M.
+Gambetta. C'est lui qui nous prot&eacute;ge contre notre gouvernement. C'est la
+sc&egrave;ne grotesque passant &agrave; travers le drame sombre.</p>
+
+<p>Lettres du Midi. Ils sont effray&eacute;s. Le coup d'&Eacute;tat les menace,
+disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons r&eacute;publicains vont voter
+pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amen&eacute;e par la
+situation.</p>
+
+<p>Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste
+r&eacute;publicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la
+faute de son chef. Il y a l&agrave; des noms aim&eacute;s; mais, pour d&eacute;fendre le
+syst&egrave;me qu'ils s'obstinent &agrave; repr&eacute;senter, il faudrait fausser sa propre
+conscience, et peu de gens estimables s'y d&eacute;cideront. Il y en aura
+pourtant; il y a toujours des politiques <i>purs</i> qui font bon march&eacute; de
+leurs scrupules et de leurs r&eacute;pugnances pour ob&eacute;ir &agrave; un syst&egrave;me convenu;
+c'est m&ecirc;me cela qu'ils appellent la <i>conduite politique</i>. J'avoue que
+j'ai toujours eu de l'aversion pour cette strat&eacute;gie de transaction.</p>
+
+<p>Dans sa proclamation derni&egrave;re, M. Gambetta disait, en finissant, une
+parole &eacute;nigmatique:</p>
+
+<p>&mdash;Pour atteindre ce but sacr&eacute; (la guerre &agrave; outrance repr&eacute;sent&eacute;e par le
+choix des candidats), il faut y d&eacute;vouer nos coeurs, nos volont&eacute;s, notre
+vie, et, <i>sacrifice difficile peut-&ecirc;tre, laisser l&agrave; nos pr&eacute;f&eacute;rences</i>.
+Aux armes! aux armes! etc.</p>
+
+<p>Le parti entend sans doute son chef &agrave; demi-mot. Pour nous, simples
+mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte
+myst&eacute;rieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une &eacute;volution politique comme
+celle de ces r&eacute;publicains du Midi qui m'&eacute;crivaient hier:</p>
+
+<p>&laquo;Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons &agrave; l'ennemi de
+l'ennemi!&raquo;</p>
+
+<p>M. Gambetta, passant &agrave; l'alliance avec les rouges qu'il a contenus
+jusqu'ici dans les villes agit&eacute;es par eux, serait plus logique;
+jusqu'ici ses <i>pr&eacute;f&eacute;rences</i> ont &eacute;t&eacute; pour ses confr&egrave;res de Paris qui lui
+ont confi&eacute; nos destin&eacute;es, faisant en cela, selon nous, acte d'&eacute;norme
+l&eacute;g&egrave;ret&eacute;. A pr&eacute;sent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et
+son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne
+s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature
+et de coups d'&Eacute;tat.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+5 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande d&eacute;fiance
+qu'on croit ce silence <i>command&eacute;</i>. On s'inqui&egrave;te de ce qui se passe &agrave;
+Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+6.<br />
+</p>
+
+<p>Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux
+d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal r&eacute;gl&eacute; ou mal compris, a
+amen&eacute; de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une
+partie de nos mobilis&eacute;s qui a &eacute;t&eacute; conduite au feu, comme nous le
+redoutions, sans avoir appris &agrave; tenir un fusil, et qui s'est trouv&eacute;e &agrave;
+l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jet&eacute;s comme
+des fous, traversant la Loire en d&eacute;sordre sur un pont min&eacute;, tombant dans
+la rivi&egrave;re, sortant de l&agrave; en riant pour aller droit aux Prussiens
+embusqu&eacute;s dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui
+&eacute;clataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres
+faute de se reconna&icirc;tre et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres
+enfants &eacute;taient cern&eacute;s; la retraite leur &eacute;tait absolument coup&eacute;e, et ils
+attendaient l'&eacute;crasement final lorsque, apr&egrave;s six heures d'attente dans
+la boue, l'arme au pied, leur colonel fut oblig&eacute; de leur laisser
+conna&icirc;tre l'armistice, mais en leur d&eacute;clarant qu'il ne l'acceptait pas.
+Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera d&eacute;cor&eacute; ou g&eacute;n&eacute;ral.&mdash;Avec
+de tels chefs, l'<i>&eacute;puisement</i> d&eacute;sir&eacute; ira vite, et le pouvoir de ceux qui
+sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue dur&eacute;e
+qu'ils l'esp&egrave;rent.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Mardi 7 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a &eacute;t&eacute;
+vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le d&eacute;cret du
+gouvernement de Paris relatif &agrave; la libert&eacute; des &eacute;lections ont &eacute;t&eacute; saisis
+&agrave; Bordeaux. Le coup d'&Eacute;tat est complet!</p>
+
+<p>Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a d&ucirc;
+montrer une fermet&eacute; qui n'a pas &eacute;t&eacute; sans p&eacute;ril pour lui, que M. Gambetta
+se d&eacute;cide &agrave; donner sa d&eacute;mission, et que le d&eacute;cret de Paris qui annule le
+sien sera publi&eacute; <i>demain</i>.</p>
+
+<p>Demain! c'est le jour du vote! On aura commenc&eacute; &agrave; voter, et dans
+beaucoup de localit&eacute;s on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre
+de choisir son candidat; mais en revanche les pr&eacute;fets en fonctions
+pourront &ecirc;tre &eacute;lus dans les localit&eacute;s qu'ils administrent encore. On
+prom&egrave;ne d&eacute;j&agrave; partout des listes officielles qu'on appelle listes
+r&eacute;publicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette
+r&eacute;publique-l&agrave; aura suivi la forme imp&eacute;riale et admis des
+incompatibilit&eacute;s inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle
+retombe sur ceux qui l'acceptent!</p>
+
+<p>Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son
+devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais r&ecirc;ve d'un coup
+de dictature avort&eacute;. Le vote sera libre quand m&ecirc;me, gr&acirc;ce &agrave; la ferme
+volont&eacute; que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son
+&eacute;tendue.</p>
+
+<p>Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas &agrave; la
+principale, la liste dite lib&eacute;rale, celle de la paix, comme l'appellent
+les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont
+pas.</p>
+
+<p>Aucun sympt&ocirc;me de bonapartisme ni de cl&eacute;ricalisme dans les esprits
+autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui repr&eacute;sentent pour
+eux le vote pour la paix; je vis clo&icirc;tr&eacute;e, je ne vois m&ecirc;me presque
+jamais les paysans de la nouvelle g&eacute;n&eacute;ration.</p>
+
+<p>Ils ont beaucoup grandi en fiert&eacute; et en bien-&ecirc;tre, ces paysans de vingt
+&agrave; quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre,
+ils n'&ocirc;tent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent &agrave;
+vous et vous tendent la main. Tous les &eacute;trangers qui s'arr&ecirc;tent chez
+nous sont frapp&eacute;s de leur bonne tenue, de leur am&eacute;nit&eacute; et de l'aisance
+simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-&agrave;-vis des personnes
+qu'ils estiment, ils sont, comme leurs p&egrave;res, des mod&egrave;les de
+savoir-vivre; mais plus que leurs p&egrave;res, qui en avaient d&eacute;j&agrave; le
+sentiment, ils ont la notion et la volont&eacute; de l'&eacute;galit&eacute;: c'est le droit
+de suffrage qui leur a fait monter cet &eacute;chelon. Ceux qui les traitent
+tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas
+bon.</p>
+
+<p>Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans
+la n&ocirc;tre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et
+engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'&eacute;changer avec
+personne un seul mot irrit&eacute; ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir
+tous ensemble et de revenir de m&ecirc;me, sans se m&ecirc;ler &agrave; aucune querelle, &agrave;
+aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne
+savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident,
+ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et
+l'arrangement avec la s&ucirc;ret&eacute; d'observation qui aide le sauvage &agrave;
+retrouver sa direction dans la for&ecirc;t vierge. Ils ne disent jamais chez
+nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms
+propres &agrave; l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les
+candidats qui passent pour repr&eacute;senter leur opinion. S'ils font quelques
+questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le
+mot <i>avocat</i> les met en d&eacute;fiance. <i>Avocat</i> est une injure au village.
+Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs &eacute;clair&eacute;s, en g&eacute;n&eacute;ral
+tous ceux qui r&eacute;ussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains
+noms qu'ils aiment personnellement en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas
+faire celles des autres!</p>
+
+<p>Et ceci est une question d'ordre, d'&eacute;conomie, de sagesse et
+d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien
+&agrave; gagner chez nous au changement de personnes. &Eacute;tant d'un des
+d&eacute;partements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au
+moins pr&eacute;serv&eacute; de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire &agrave; aucun
+emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne
+d&eacute;sire pas sortir de son pays, o&ugrave; il est propri&eacute;taire, c'est-&agrave;-dire un
+citoyen &eacute;gal aux autres, pour aller dans des villes o&ugrave; son ignorance le
+placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a
+d'ailleurs pas toujours de bons r&eacute;sultats, elle d&eacute;tache l'homme de son
+&eacute;tat et de son milieu parce qu'elle le diff&eacute;rencie de ses &eacute;gaux. Il faut
+qu'elle soit donn&eacute;e &agrave; tous pour &ecirc;tre un bien commun dont personne n'ait
+lieu d'abuser.</p>
+
+<p>Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans d&eacute;sordre et sans
+vexation. On est tr&egrave;s-bon dans notre pays, et nous avons un excellent
+sous-pr&eacute;fet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a profess&eacute; et
+professe un grand respect pour la libert&eacute; des opinions. Si on se
+querelle, ce ne sera pas sa faute.</p>
+
+<p>Un de nos mobilis&eacute;s a &eacute;crit; malgr&eacute; l'armistice, ils couchent plus que
+jamais dans la boue, et malgr&eacute; l'espoir et l'annonce de la reprise
+prochaine des hostilit&eacute;s, moins que jamais on ne les exerce. Il y a eu
+des morts et des bless&eacute;s, il y a surtout des malades. Un m&eacute;decin de La
+Ch&acirc;tre, le docteur Boursault, malgr&eacute; son &acirc;ge assez avanc&eacute; et sa fortune
+assez m&eacute;diocre, s'est attach&eacute; gratuitement au service du bataillon.</p>
+
+<p>Je donnerais beaucoup pour &ecirc;tre s&ucirc;re que le dictateur a donn&eacute; sa
+d&eacute;mission. Je commen&ccedil;ais &agrave; le ha&iuml;r pour avoir fait tant souffrir et
+mourir inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me r&eacute;p&eacute;tant qu'il
+nous a sauv&eacute; l'honneur. Notre honneur se serait fort bien sauv&eacute; sans
+lui. La France n'est pas si l&acirc;che qu'il lui faille avoir un professeur
+de courage et de d&eacute;vouement devant l'ennemi. Tous les partis ont eu des
+h&eacute;ros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs.
+Nous avons bien le droit de maudire celui qui s'est pr&eacute;sent&eacute; comme
+capable de nous mener &agrave; la victoire et qui ne nous a men&eacute;s qu'au
+d&eacute;sespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de g&eacute;nie, il n'a
+m&ecirc;me pas eu de bon sens.</p>
+
+<p>Que Dieu lui pardonne! Je vais me d&eacute;p&ecirc;cher de l'oublier, car la col&egrave;re
+et la m&eacute;fiance composent un milieu o&ugrave; je ne vivrais pas mieux qu'un
+poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent
+qu'il aura des comptes s&eacute;v&egrave;res &agrave; rendre &agrave; la France, et que son avenir
+n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tranquille. S'il faut
+qu'une enqu&ecirc;te se fasse sur sa probit&eacute;, que je ne r&eacute;voque point en
+doute&mdash;les exalt&eacute;s ne sont pas cupides&mdash;d&egrave;s qu'il se sera justifi&eacute;,
+qu'on lui pardonne tout, en raison de la raison qui lui manque. Le
+chauffeur maladroit qui fait &eacute;clater la chaudi&egrave;re n'est pas punissable
+quand il saute avec elle.</p>
+
+<p>Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans l'air une d&eacute;tente qui
+ne sera pas sans influence sur notre esp&egrave;ce nerveuse et impressionnable.
+Non! on ne se battra pas demain.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+8 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>D&egrave;s le matin, les paysans des deux sections de la commune &eacute;taient r&eacute;unis
+devant l'&eacute;glise. Les vieux et les infirmes voulaient se tra&icirc;ner au
+chef-lieu de canton, qui est &agrave; six kilom&egrave;tres. Mon fils fait atteler
+pour eux un grand chariot qu'on accepte, et il s'en va &agrave; pied avec les
+jeunes. Sur la route, on rencontre les autres communes marchant en ordre
+avec leurs vieillards conduits par les voitures des voisins, qui, sans
+s'&ecirc;tre concert&eacute;s, ont tous eu l'id&eacute;e de fournir des moyens de transport,
+et de se servir de leurs jambes plut&ocirc;t que de laisser un &eacute;lecteur priv&eacute;
+de son droit. Pas une abstention! Ce vote au chef-lieu de canton a paru
+une esp&egrave;ce de d&eacute;fi qu'on a voulu accepter.&mdash;Dans la journ&eacute;e, on vient
+nous dire que tout est calme, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une querelle,
+et notre village rentre sans avoir manqu&eacute; &agrave; sa parole.</p>
+
+<p>Les journaux confirment la d&eacute;mission Gambetta, et annoncent l'arriv&eacute;e &agrave;
+Bordeaux de plusieurs membres du gouvernement de Paris.&mdash;Je re&ccedil;ois de
+Paris une premi&egrave;re lettre par la poste; mais, comme les Prussiens
+veulent lire notre pens&eacute;e, on ne se la dit pas et on est moins bien
+inform&eacute; que par les ballons.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+Jeudi 9 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>J'ai attendu Maurice, qui est rentr&eacute; &agrave; trois heures du matin. Il avait
+&eacute;t&eacute; clou&eacute; &agrave; un bureau de d&eacute;pouillement. La liste <i>lib&eacute;rale</i> l'emporte
+jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent contre un.</p>
+
+<p>On m'assure que les choix de notre d&eacute;partement sont r&eacute;ellement lib&eacute;raux
+et m&ecirc;me r&eacute;publicains, qu'en tout cas ils ne sont nullement
+r&eacute;actionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans toute la France,
+et que les hommes du pass&eacute; ne profitent pas trop de l'irritation
+produite dans les masses par la tentative d'&eacute;touffement du vote. J'ai de
+l'esp&eacute;rance aujourd'hui; notre pauvre France a appel&eacute; le bon sens &agrave; son
+aide, et elle est dispos&eacute;e &agrave; l'&eacute;couter. Ce n'est pas une majorit&eacute;
+restauratrice que le bon sens demande, c'est une majorit&eacute; r&eacute;paratrice.
+Se sentira-t-elle le pouvoir et les moyens de continuer la guerre? Je ne
+le crois pas; mais, s'il est constat&eacute; qu'elle les a encore, esp&eacute;rons
+qu'elle ne sera pas l&acirc;che et qu'elle usera de ce pouvoir et de ces
+moyens.</p>
+
+<p>Quoi qu'il arrive, l'&eacute;quilibre rompu entre la France et son expression
+va se r&eacute;tablir. C'&eacute;tait la premi&egrave;re condition pour nous rendre compte
+de notre situation, qu'on nous d&eacute;fendait de conna&icirc;tre et que nous
+allons pouvoir juger en famille. On avait exclu du conseil les
+principaux int&eacute;ress&eacute;s, ceux qui supportent les plus lourdes charges; il
+&eacute;tait temps de se rappeler qu'ils n'appartiennent pas plus &agrave; un parti
+qu'ils ne doivent appartenir &agrave; un souverain. Puisque, gr&acirc;ce &agrave; la
+R&eacute;volution de 89, tout homme est un citoyen, il est indispensable de
+reconna&icirc;tre que tout citoyen est un homme, que par cons&eacute;quent nul ne
+peut disposer des biens et de la vie de son semblable sans le consulter.
+Ce n'est pas parce que l'Empire en a dispos&eacute; par surprise qu'une
+r&eacute;publique a le droit d'agir de m&ecirc;me et de sacrifier l'homme &agrave; l'id&eacute;e,
+l'homme f&ucirc;t-il stupide et l'id&eacute;e sublime.</p>
+
+<p>Une guerre continu&eacute;e ainsi ne pouvait produire l'&eacute;lan miraculeux des
+guerres patriotiques. D'ailleurs les choses de fait sont entr&eacute;es dans
+une nouvelle phase de d&eacute;veloppement. En m&ecirc;me temps que la science
+appliqu&eacute;e &agrave; l'industrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de
+l'&eacute;lectricit&eacute;, et tant d'autres d&eacute;couvertes merveilleuses et f&eacute;condes,
+elle accomplissait fatalement le cercle de son activit&eacute;, elle trouvait
+des moyens de destruction dont nous n'avons pas pu nous pourvoir &agrave;
+temps, et qui ont mis &agrave; un moment donn&eacute; la force mat&eacute;rielle au-dessus de
+la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n'est rien de
+plus. L'homme qui e&ucirc;t pu rendre imm&eacute;diatement applicable un engin de
+guerre sup&eacute;rieur &agrave; tous les engins connus e&ucirc;t plus fait pour notre salut
+que tout un parti avec des paroles vides et un syst&egrave;me d'excitations
+inutiles. M. Ollivier nous avait bien d&eacute;j&agrave; parl&eacute; d'un <i>rempart de
+poitrines humaines</i>, parole f&eacute;roce, si elle n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; irr&eacute;fl&eacute;chie. Les
+poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les
+traverse, et jamais un ing&eacute;nieur militaire ne les assimilera &agrave; des
+moellons. L'homme de coeur ne peut entendre les m&eacute;taphores de
+l'&eacute;loquence sans &eacute;prouver un d&eacute;chirement profond. Le paysan, &agrave; qui on
+prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang,
+a raison de ne pas aimer les avocats.<br /><br /></p>
+
+
+<p class="droit">
+10 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+<p>A pr&eacute;sent que les communications r&eacute;guli&egrave;res sont r&eacute;tablies ou vont
+l'&ecirc;tre, je n'ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la
+vie g&eacute;n&eacute;rale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile &agrave; moi et
+&agrave; ceux de mes amis qui le liront avec quelque int&eacute;r&ecirc;t. Dans l'isolement
+plus ou moins complet o&ugrave; la guerre a tenu beaucoup de provinces, il
+n'&eacute;tait pas hors de propos de r&eacute;sumer chaque jour en soi l'effet du
+contre-coup des &eacute;v&eacute;nements ext&eacute;rieurs. Tr&egrave;s-peu parmi nous ont eu durant
+cette crise le triste avantage de la contempler sans &eacute;garement d'esprit
+et sans catastrophe imm&eacute;diate. Je dis que c'est un triste avantage,
+parce que, dans cette inaction forc&eacute;e, on souffre plus que ceux qui
+agissent. Je le sais par exp&eacute;rience; en aucun temps de ma vie, je n'ai
+autant souffert!</p>
+
+<p>Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je ne l'aurais pas pu;
+mais toute &eacute;motion soulev&eacute;e par l'&eacute;motion g&eacute;n&eacute;rale appartient quand m&ecirc;me
+&agrave; l'histoire d'une &eacute;poque. J'ai travers&eacute; cette tourmente comme dans un
+&icirc;lot &agrave; chaque instant menac&eacute; d'&ecirc;tre englouti par le flot qui montait.
+J'ai jug&eacute; &agrave; travers le nuage et l'&eacute;cume les faits qui me sont parvenus;
+mais j'ai t&acirc;ch&eacute; de saisir l'esprit de la France dans ces convulsions
+d'agonie, et &agrave; pr&eacute;sent je voudrais pouvoir lui toucher le coeur pour
+savoir si elle est morte.</p>
+
+<p>On ne peut juger que par induction, je t&acirc;te mon propre coeur et j'y
+trouve encore le sentiment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est
+toujours la foi, et si ce n'&eacute;tait m&ecirc;me plus la foi, ce serait encore
+l'amour; tant qu'on aime, on n'est pas mort. La France ne peut pas se
+ha&iuml;r elle-m&ecirc;me, plus que jamais elle est la nation qui aime et qu'on
+aime. Si le gouvernement qui jurait de la sauver ou de mourir avec elle
+n'a su faire ni l'un ni l'autre, quelque esp&eacute;rance que nous ayons fond&eacute;e
+sur ce gouvernement, quelques sympathies qu'il ait pu nous inspirer ou
+qu'il nous inspire encore, accusons-le plut&ocirc;t que de condamner la
+France. Repoussons avec indignation le syst&egrave;me de d&eacute;fense de ceux qui
+nous disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas voulu &ecirc;tre sauv&eacute;e.
+Ce serait le m&ecirc;me mensonge qui a &eacute;t&eacute; prononc&eacute; &agrave; Sedan lorsqu'on nous a
+l&acirc;chement accus&eacute;s d'avoir voulu la guerre. Dire que la France ne peut
+plus enfanter de braves soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a &eacute;t&eacute;
+bonapartiste, c'est un blasph&egrave;me. Elle a proclam&eacute; la r&eacute;publique &agrave; Paris
+avec un enthousiasme immense, elle l'a accept&eacute;e en province avec une
+loyaut&eacute; unanime. Le premier cri a &eacute;t&eacute; partout:</p>
+
+<p>&mdash;Vive la patrie!</p>
+
+<p>Et tout le monde &eacute;tait debout ce jour-l&agrave;. La France de toutes les
+opinions a offert ou donn&eacute; sans h&eacute;sitation le sang qu'elle avait dans
+les veines, l'argent qu'elle avait dans les mains. Le paysan le plus
+encro&ucirc;t&eacute; a march&eacute; comme les autres. Les sujets les plus impropres aux
+fatigues s'y sont tra&icirc;n&eacute;s quand m&ecirc;me, des m&egrave;res ont vu partir leurs
+trois fils, des fermiers tous leurs gars; des hommes mari&eacute;s ont quitt&eacute;
+leurs jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept ans de service
+ont repris le sac et le fusil. Je ne parle pas des riches qui ont quitt&eacute;
+avec orgueil leurs affections et leur bien-&ecirc;tre, des industriels, des
+savants et des artistes qui ont fait si bon march&eacute; de leurs pr&eacute;cieuses
+vies, et qui se sont volontairement d&eacute;vou&eacute;s, des jeunes gens engag&eacute;s
+dans des carri&egrave;res honorables ou lucratives qui ont tout sacrifi&eacute; pour
+servir la grande cause: je parle de ceux qu'on accuse, qu'on m&eacute;conna&icirc;t
+et qu'on m&eacute;prise, je parle des ignorants et des simples qui croyaient
+encore &agrave; l'empereur trahi, vieille l&eacute;gende des temps pass&eacute;s, et qui
+n'aimaient pas du tout la R&eacute;publique, parce que <i>rien ne va sans un
+ma&icirc;tre</i>. Je ne peux pas sans douleur entendre maudire ce pauvre d'esprit
+qui est all&eacute; se faire tuer, ou, ce qui est pis, mourir de froid, de faim
+et de mis&egrave;re dans la neige et la boue des campements. Si J&eacute;sus revenait
+au monde, il &eacute;crirait avec notre sang sur le sable de nos chemins:</p>
+
+<p>&laquo;En v&eacute;rit&eacute;, je vous le dis, celui-ci, qui ne comprend pas et qui marche
+avec vous est le meilleur d'entre vous.&raquo;</p>
+
+<p>Finissons-en avec ces r&eacute;criminations contre l'ignorance, avec cette
+mal&eacute;diction sur le suffrage universel, avec ces projets, ces d&eacute;sirs ou
+ces menaces de m&eacute;conna&icirc;tre son autorit&eacute;. La paix est maintenant
+in&eacute;vitable, l'exaltation de parti la repousse et cherche &agrave; nous
+entretenir d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a pu tenir,
+elle ne veut pas en avoir le d&eacute;menti, elle sacrifierait des millions
+d'hommes plut&ocirc;t que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il est temps
+que le gros bon sens intervienne. Il ne saura pas juger le diff&eacute;rend, il
+le fera cesser. Je vois aux prises une impitoyable machine de guerre, la
+Prusse, et un homme nu, bless&eacute;, h&eacute;ro&iuml;que, la France militaire. Cet
+homme, exasp&eacute;r&eacute; par l'in&eacute;galit&eacute; de la lutte, veut mourir, il se jette en
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; sous les roues de la machine. Debout, Jacques Bonhomme! place
+entre ce sublime malheureux et la machine aveugle ta lourde main, plus
+solide que tous les engins de la royaut&eacute;. Arr&ecirc;te le vainqueur et sauve
+le vaincu, d&ucirc;t-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il vive, toi,
+paysan qui par m&eacute;tier s&egrave;mes la vie sur la terre. Tu veux que le bl&eacute;
+repousse, et que la France renaisse. Voici tant&ocirc;t le moment de ressemer
+ton champ gel&eacute;. On va crier que tu as tu&eacute; l'honneur. Tu laisseras dire,
+toi qui portes toujours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-ci.
+L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne connaisses pas le point
+d'honneur, et que tu te trouves l&agrave;, dans les situations extr&ecirc;mes, pour
+trancher sans scrupule et sans passion les questions insolubles!</p>
+
+<p>Et &agrave; pr&eacute;sent faisons une fervente pri&egrave;re au g&eacute;nie de la France.
+Puisse-t-il nous bien inspirer et faire entrer dans tous les esprits la
+notion du droit! Il est si clair et si pr&eacute;cis, ce droit acquis et pay&eacute;
+si cher par nos r&eacute;volutions! Libert&eacute; de la parole &eacute;crite ou orale,
+libert&eacute; de r&eacute;union, libert&eacute; du vote, libert&eacute; de conscience, libert&eacute; de
+r&eacute;union et d'association,&mdash;que peut-on vouloir de plus, et quelles
+th&eacute;ories particuli&egrave;res peuvent primer ces droits inali&eacute;nables? N'est-ce
+pas donner l'essor &agrave; toutes les id&eacute;es que d'assurer les droits de la
+discussion? Si nous savons maintenir ces droits, ne sera-ce pas un
+v&eacute;ritable attentat contre l'humanit&eacute; que la conspiration et
+l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent?</p>
+
+<p>L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le contr&ocirc;le de tous: sachons
+distinguer les vanit&eacute;s exub&eacute;rantes des convictions sinc&egrave;res, n'imposons
+silence &agrave; personne, mais apprenons &agrave; juger, et que l'abandon soit le
+ch&acirc;timent des &eacute;coles qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure
+et la menace. Ne subissons l'entra&icirc;nement ni des vieux partis ni des
+nouveaux. Le v&eacute;ritable r&eacute;publicain n'appartient &agrave; aucun, il les examine
+tous, il les discute, il les juge. Son opinion ne doit jamais &ecirc;tre
+arr&ecirc;t&eacute;e syst&eacute;matiquement, car l'intelligence qui ne fonctionne plus est
+une intelligence morte; qui n'apprend plus rien ne compte plus.
+Observons le rayonnement des id&eacute;es nouvelles &agrave; mesure qu'elles se
+produiront, et sachons si elles sont &eacute;toiles ou bolides, c'est-&agrave;-dire
+&eacute;closion de vie ou d&eacute;bris de mort. La France a le sens critique si
+d&eacute;velopp&eacute; et tant d'organes &eacute;minents de cette haute puissance, qu'il ne
+lui faudra pas beaucoup de temps pour s'&eacute;clairer sur la valeur des
+offres de salut qui lui sont faites de toutes parts. Cette discussion, &agrave;
+la condition d'&ecirc;tre loyale et s&eacute;rieuse, fera ais&eacute;ment justice du mandat
+<i>imp&eacute;ratif</i>, qui n'est autre chose que la tyrannie de l'ignorance, si
+bien exploit&eacute;e par le parti de l'Empire. Faisons des voeux pour que la
+distinction du droit et de la fonction d&eacute;l&eacute;gu&eacute;e soit bien comprise et
+bien &eacute;tablie par nos &eacute;crivains, nos assembl&eacute;es, nos publicistes de tout
+genre. Ils auront beaucoup &agrave; faire &agrave; ce moment de r&eacute;veil g&eacute;n&eacute;ral qui va
+suivre, &agrave; la grande surprise des autres nations, l'esp&egrave;ce d'agonie o&ugrave;
+elles nous voient tomb&eacute;s. Il sera urgent de d&eacute;montrer que le mandat
+imp&eacute;ratif est une id&eacute;e sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste &agrave; en
+accepter l'outrage pour conqu&eacute;rir la popularit&eacute;. Le droit du peuple &agrave;
+choisir ses repr&eacute;sentants, &agrave; consulter sa raison et sa conscience doit
+&ecirc;tre &eacute;galement libre, ou bien la repr&eacute;sentation n'est plus qu'une lutte
+aveugle, un conflit stupide entre les esclaves de tous les partis. Il
+serait temps de se d&eacute;faire de ces errements de l'Empire. N&eacute;s fatalement
+dans son atmosph&egrave;re, esp&eacute;rons qu'ils finiront avec lui.</p>
+
+<p>Il y aura certainement aussi &agrave; &eacute;clairer l'Assembl&eacute;e constituante qui
+succ&eacute;dera prochainement &agrave; celle-ci sur un point essentiel, le droit de
+pl&eacute;biscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu monstrueux, &eacute;tablisse la
+volont&eacute; du peuple au-dessus de celle des assembl&eacute;es &eacute;lues par lui; si le
+peuple est souverain, ce n'est pas un souverain absolu qu'il faille
+rendre ind&eacute;pendant de tout contr&ocirc;le, priver de tout &eacute;quilibre. Le
+pl&eacute;biscite peut &ecirc;tre la forme exp&eacute;ditive que prendra, dans un avenir
+&eacute;loign&eacute;, la volont&eacute; d'une nation arriv&eacute;e &agrave; l'&acirc;ge de maturit&eacute;; mais
+longtemps encore il sera un attentat &agrave; la libert&eacute; du peuple lui-m&ecirc;me,
+puisqu'il est, par sa forme absolue et indiscutable, une sorte de
+d&eacute;mission qu'il peut donner de sa propre autorit&eacute;. Je crois que, si ce
+droit n'est pas supprim&eacute;, il pourra &ecirc;tre modifi&eacute; par une loi qui en
+soumettra l'exercice aux d&eacute;cisions des assembl&eacute;es. En temps normal et
+r&eacute;gulier, il ne faut jamais qu'un pouvoir ex&eacute;cutif puisse en appeler de
+l'Assembl&eacute;e au peuple et r&eacute;ciproquement. Je ne sais m&ecirc;me pas s'il est
+des cas exceptionnels o&ugrave; cet appel ne serait point un crime contre la
+raison et la justice.</p>
+
+<p>Mais <i>ce ne sont pas l&agrave; mes affaires</i>, dit la fourmi, et je ne suis
+qu'une fourmi dans ce chaos de montagnes &eacute;croul&eacute;es et de volcans qui
+surgissent; je fais des r&ecirc;ves, des voeux, et j'attends.</p>
+
+<p>Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurez-vous tous &eacute;t&eacute; logiques
+avec vous-m&ecirc;mes sous cette dictature compliqu&eacute;e d'une guerre atroce?
+Quelles vont &ecirc;tre vos &eacute;lections de Paris?</p>
+
+<p>Je n'ai qu'un d&eacute;sir: c'est qu'elles soient l'expression de toutes les
+id&eacute;es qui vous agitent dans tous les sens. Un parti trop pr&eacute;dominant
+serait un malheur en ce moment o&ugrave; il faut que la lumi&egrave;re se fasse.</p>
+
+<p>Si je dois encore une fois assister &agrave; la mort de la r&eacute;publique, j'en
+ressentirai une profonde douleur. On ne voit pas sans effroi et sans
+accablement le progr&egrave;s faire fausse route, l'avenir reculer, l'homme
+descendre, la vie morale s'&eacute;clipser; mais, si cette amertume nous est
+r&eacute;serv&eacute;e, &ocirc; mes amis, ne maudissons pas la France, ne la boudons pas, ne
+nous croyons pas autoris&eacute;s &agrave; la m&eacute;priser; elle passe par une si forte
+&eacute;preuve! Ne disons jamais qu'elle est finie, qu'elle va devenir une
+Pologne; est-ce que la Pologne n'est pas destin&eacute;e &agrave; rena&icirc;tre?</p>
+
+<p>L'Allemagne aussi rena&icirc;tra; riche et fi&egrave;re aujourd'hui, elle sera demain
+plus malade que nous de ces grandes maladies des nations, n&eacute;cessaires &agrave;
+leur renouvellement. Il y a encore en Allemagne de grands coeurs et de
+grands esprits qui le savent et qui attendent, tout en g&eacute;missant sur nos
+d&eacute;sastres; ceux-l&agrave; engendreront par la pens&eacute;e la r&eacute;volution qui
+pr&eacute;cipitera les oppresseurs et les conqu&eacute;rants. Sachons attendre aussi,
+non une guerre d'extermination, non une revanche odieuse comme celle qui
+nous frappe; attendons au contraire une alliance r&eacute;publicaine et
+fraternelle avec les grandes nations de l'Europe. On nous parle
+d'amasser vingt ans de col&egrave;re et de haine pour nous pr&eacute;parer &agrave; de
+nouveaux combats! Si nous &eacute;tions une vraie, noble, solide et florissante
+r&eacute;publique, il ne faudrait pas dix ans pour que notre exemple f&ucirc;t suivi,
+et que nous fussions veng&eacute;s sans tirer l'&eacute;p&eacute;e!</p>
+
+<p>Le rem&egrave;de est bien plus simple que nous ne voulons le croire. Tous les
+bons esprits le voient et le sentent. Allons-nous nous d&eacute;chirer les
+entrailles, quand une bonne direction donn&eacute;e par nous-m&ecirc;mes &agrave; nos coeurs
+et &agrave; nos consciences aurait plus de force que tous les canons dont la
+Prusse menace la civilisation continentale? Croyez bien qu'elle le sait,
+la Prusse! La paix que l'on va n&eacute;gocier n'&eacute;teindra pas la guerre occulte
+qu'elle est r&eacute;solue &agrave; faire &agrave; notre r&eacute;publique. Quand elle ne nous
+tiendra plus par la violence, elle essayera de nous tenir encore par
+l'intrigue, la corruption, la calomnie, les discordes int&eacute;rieures.
+Serrons nos rangs et m&eacute;fions-nous de l'&eacute;tranger! Il est facile &agrave;
+reconna&icirc;tre; c'est celui qui se dit plus Fran&ccedil;ais que la France.<br /><br /></p>
+
+<p class="droit">
+Nohant, nuit du 9 au 10 f&eacute;vrier.<br />
+</p>
+
+
+<p>FIN</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Journal d'un voyageur pendant la guerre, by
+George Sand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR ***
+
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+
+Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
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+will be renamed.
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
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+</pre>
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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