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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Journal d'un voyageur pendant la guerre + +Author: George Sand + +Release Date: January 23, 2006 [EBook #17589] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + +JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE + +PAR + +GEORGE SAND + +(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT + +PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA + + * * * * * + +LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE +GRAMMONT + + * * * * * + +1871 + +Droits de reproduction et de traduction réservés + + * * * * * + + + Nohant, 15 septembre 1870. + +Quelle année, mon Dieu! et comme la vie nous a été rigoureuse! La vie +est un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dans +le sublime total universel. Les hommes de ce petit monde où nous sommes +n'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux, +douloureux, étroit. Ils font un misérable usage des fugitives années où +ils croient pouvoir dire _moi_, sans songer qu'avant et après cette +passagère affirmation, leur moi a déjà été et sera encore un moi +inconscient peut-être de l'avenir et du passé, mais toujours plus +affirmatif et plus accusé. + +Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille de +leurs cadavres mutilés. Chers êtres pleurés! une grande âme s'élève avec +la fumée de votre sang injustement, odieusement répandu pour la cause +des princes de la terre. Dieu seul sait comment cette âme magnanime se +répartira dans les veines de l'humanité; mais nous savons au moins +qu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y décuple l'amour +du vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, le +sentiment de la vie idéale, qui n'est autre que la vie normale telle que +nous sommes appelés à la connaître. De cette étreinte furieuse de deux +races sortira un jour la fraternité, qui est la loi future des races +civilisées. Ta mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc pas +perdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ont +cessé de battre. + +Ces réflexions me saisissent au lever du soleil, après quatre jours de +fièvre que vient de dissiper ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. En +ouvrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du matin et le profond +silence d'une campagne encore matériellement tranquille, je me demande +si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un rêve. +Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvelée après un été +torride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or qui +percent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur? +Est-il possible que les héros de nos places de guerre souffrent mille +morts à cette heure, et que Paris entende déjà peut-être gronder le +canon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu le +cauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses fantômes, elle m'a brisée. +Je m'éveille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, les +coqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses tapis de lumière, les +enfants rient sur le chemin.--Horreur! voilà des blessés qui reviennent, +des conscrits qui partent: malheur à moi, je n'avais pas rêvé! + +Et devant moi se déroule de nouveau cette funeste demi-année dont j'ai +bu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuits +que j'ai passées à son chevet,--attendant d'heure en heure, durant +plusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apportât des +nouvelles de mes deux petits-enfants sérieusement malades aussi: et +puis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide éclatait en +pluie de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées auprès de mon +fils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, un +effort désespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un été que je n'ai +jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés: des +journées où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés, plus un brin +d'herbe, plus une fleur au 1er juillet, les arbres jaunis perdant +leurs feuilles, la terre fendue s'ouvrant comme pour nous ensevelir, +l'effroi de manquer d'eau d'un jour à l'autre, l'effroi des maladies et +de la misère pour tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre +ce qu'elle refusait obstinément à son travail, la consternation de sa +fauchaison à peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable, +terrible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du +monde! Et puis des fléaux que la science croyait avoir conjurés et +devant lesquels elle se déclare impuissante, des varioles foudroyantes, +horribles, l'incendie des bois environnants élevant ses fanaux sinistres +autour de l'horizon, des loups effarés venant se réfugier le soir dans +nos maisons! Et puis des orages furieux brisant tout, et la grêle +meurtrière achevant l'oeuvre de la sécheresse! + +Et tout cela n'était rien, rien en vérité! Nous regrettons ce temps si +près de nous dont il semble qu'un siècle de désastres nous sépare déjà. +La guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui +Paris investi! Demain peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de +Metz! Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore brisés. On +ne se parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres. + + + 17 septembre. + +Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte +colossale, décisive, est-elle engagée? Je me lève encore avec le jour +sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on +ne peut plus le goûter qu'au prix d'une extrême fatigue, et nous sommes +dans l'inaction! On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien +pour organiser ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien +pour armer ce qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus +guère; on a déjà appelé tant d'hommes! Notre paysan a pleuré, frémi, et +puis il est parti en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est +resté pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer +le champ. Beauté mélancolique de l'homme de la terre, que tu es +frappante et solennelle au milieu des tempêtes politiques! Tandis que +le riche, vaillant ou découragé, abandonne son bien-être, son industrie, +ses espérances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux +paysan, triste et grave, continue sa tâche et travaille pour l'an +prochain. Son grenier est à peu près vide; mais, fût-il plein, il sait +bien que d'une manière ou de l'autre il lui faudra payer les frais de la +guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de misère et de +privations; mais il croit au printemps, lui! La nature est toujours pour +lui une promesse, et je l'ai trouvé moins affecté que moi en voyant +mourir cet été le dernier brin d'herbe de son pré, la dernière fleurette +de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant périr la +plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble et +perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le +sol n'était pas à jamais desséché, si la séve de la rose n'était pas à +jamais tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la +scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce +qu'il pourrait faire manger à sa chèvre ou à son boeuf durant l'hiver; +mais il avait plus de confiance que moi dans l'inépuisable générosité du +sol. Il disait: + +--Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous +recueillerons en automne. + +Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne +constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du +bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait +une poignée d'herbe avec la racine sèche, et après un peu d'étonnement, +il disait: + +--L'herbe pourtant, l'herbe ça ne peut pas mourir! + +Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il a l'instinct profond, +inébranlable, de l'impérissable vitalité. Le voilà en présence de la +famine pour son compte, aux prises avec les aveugles éventualités de la +guerre: comme il est calme! Au milieu de ses préjugés, de ses +entêtements, de son ignorance, il a un côté vraiment grand. Il +représente l'_espèce_ avec sa persistante confiance dans la loi du +renouvellement. + + + Boussac (Creuse), 20 septembre. + +On dit que récapituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous +aujourd'hui. La variole s'est déclarée foudroyante, épidémique autour de +nous; nous avons renvoyé les enfants et leur mère, et aujourd'hui force +nous est de les rejoindre, car le fléau est installé pour longtemps +peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi séparés. Nous voilà fuyant +quelque chose de plus aveugle et de plus méchant encore que la guerre, +après avoir tenté vainement d'y apporter remède; hélas! il n'y en a pas; +le paysan chasse le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons +donc! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais +ce mal subit qu'il faut absolument communiquer à l'être dévoué qui vous +soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre meilleur ami!... Il faut +donc alors mourir en se haïssant soi-même, en se maudissant, en se +reprochant comme un crime d'avoir vécu une heure de trop! + +La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer; elle n'a pas +cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit. Nous couchons +dans une petite auberge très-propre; abondance de plats fortement +épicés, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand même. La couleur +est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons des +masses rocheuses bravent le manque de parure végétale. Les bestiaux +épars, cherchant quelques brins d'herbe sous la fougère, ont un grand +air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les +flancs dénudés des collines brillent au soleil couchant comme du métal +en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes +brûlis de bruyère forment à l'horizon des zones de feu véritable qu'on +ne distingue plus de l'embrasement général que par un ton cerise plus +clair. Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? Hélas! c'est +l'enfer avec ses splendeurs effrayantes où l'âme navrée des souvenirs de +la terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on +brûle tout de bon les villages, on tue les hommes, on emmène les +troupeaux. Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce +magnifique coucher de soleil, c'est peut-être la France qui brûle à +l'horizon! + + + Saint-Loup (Creuse), 21 septembre. + +Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des volcans d'Auvergne se sont +découpés tantôt dans le ciel au delà du plateau que nous traversions, +premier échelon du massif central de la France. Quelle placidité dans +cette lointaine apparition des sommets déserts! Voilà le rempart naturel +qu'au besoin la France opposerait à l'invasion; qu'il est majestueux +sous son voile de brume rosée! Les plaines immenses qui s'échelonnent +jusqu'à la base semblent le contempler dans un muet recueillement. + +Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont +pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de +commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de +châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et +son boeuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu'ils +trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes +habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise +de l'étranger. La nature lui sera revêche, si l'habitant ne lui est pas +hostile. + +Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison très-commode +et très-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'être par ces +temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le +danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont +pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits +garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos +deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d'un +bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air +nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit monde +à part qui ne s'inquiète et ne s'attriste de rien. Au commencement de la +guerre, nous ne voulions pas qu'on en parlât devant nos filles; nous +avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons déjà +acclimatées à cette atmosphère de désolation; elles ont voyagé, elles +ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles jouent +aux Prussiens avec ces garçons, qui se font des fusils avec des tiges de +roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé, cela +n'arrivera pas. Les enfants décidément ne connaissent pas la peur du +réel. + + + 22 septembre. + +Chez nous, j'étais physiquement très-malade. Étais-je sous l'influence +de l'air empesté du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens guérie, mais +le coeur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans +la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie +intérieure qui est comme le sentiment de l'état de santé de la +conscience personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de +personnalité possible; le devoir accompli, toujours aimé, mais +impuissant au delà d'une étroite limite, ne console plus de rien. Voici +les temps de calamité sociale où tout être bien organisé sent frémir en +soi les profondes racines de la solidarité humaine. Plus de chacun pour +soi, plus de chacun chez soi! La communauté des intérêts éclate. L'avare +qui compte sa réserve est effrayé de cette stérile ressource qui +s'écoulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrité; il voudrait +égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il +cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non pas tant pour la dérober +à l'Allemand, avec lequel il se résigne à transiger, que pour se +dispenser de nourrir son voisin affamé l'hiver prochain. Celui qui n'a +pas la même préoccupation personnelle est malheureux autrement, sa +souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus +constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il réussira peut-être, à +force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi cette +espérance, il s'endort rassuré. L'autre, celui qui fait bon marché de +lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un rêve +amer où l'âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de +l'humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que +les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la vision crie +à son oreille: _Tout meurt!_ il s'agite en vain, il étend ses mains dans +le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur la +terre. + + + 22 septembre. + +Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une épreuve passagère, et +qu'en la méprisant ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul +égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons +éternellement, que le soin que nous prenons d'élever notre âme vers le +vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et +plus intenses pour le développement de nos existences futures; mais +croire que le ciel est ouvert à deux battants à quiconque dédaigne la +vie terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce +monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage; +rendons-le utile, s'il est pénible. Des compagnons nous entourent au +hasard; quels qu'ils soient, voyageons à frais communs; ne prions pas, +plutôt que de prier seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne +disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'être +délivrés de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce +monde, c'est précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui +l'interrompt n'est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait +commode, en vérité, d'aller s'asseoir au septième ciel pour avoir vécu +une fois. + + + 23 septembre. + +Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du +Midi; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au +pays de la soif. On a grand'peine ici à se procurer de l'eau, et elle +n'est pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente +comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a +menés aujourd'hui voir le gouffre de la _Tarde_. La Tarde est un torrent +qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable +en hiver; il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques qui se +bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau +d'une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre +encore un profond réservoir d'eau morte sous les roches qui surplombent. +Le poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et +reparaît de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent +qui la plisse, mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille +endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de +roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien +n'est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne, +qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière, +mais qui semble leur dire: «Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai +plus.» + +J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où +quelques fleurettes vous sourient encore et où l'on rêve de passer tout +seul un jour de _far niente_, sans souvenir de la veille, sans +appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné +d'arbres et brodé de buissons; derrière soi, une pente herbeuse rapide, +plantée de beaux noyers; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le +lit du torrent; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des +pluies, deux courants refoulés se rencontrent et se battent à grand +bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules +effleure l'eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond +le buisson de la muraille à pic; par où est-elle venue, par où s'en +ira-t-elle? Elle n'y songe pas; elle vous regarde, étonnée de votre +étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles, +je cueillais des scabieuses lilas; quelqu'un dit près de moi: + +--Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens! + +Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se +reproche de s'être amusé un instant. On n'a pas le droit d'oublier. +Va-t'en, poésie, tu n'es bonne à rien! + +Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres? Il y a si +longtemps que j'ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique, +que je suis redevenue enfant. J'ai vécu au-dessus du possible immédiat, +ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j'étais dans le +vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me +disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que +je n'y pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage modestie de ne +plus m'en mêler. Aujourd'hui je vois que la réflexion qui s'étend à +l'ensemble des faits humains est méconnue dans toute l'Europe, que les +nations sont régies par la loi brutale de l'égoïsme, qu'elles sont +insensibles à l'égorgement d'une civilisation comme la nôtre, que +l'Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle +écoulé depuis ne l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion +de solidarité, que la faute d'un prince aveugle lui sert de prétexte +pour nous détruire, que c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la +France! Tout le monde agit pour arriver à l'issue violente de cette +lutte monstrueuse, et moi, je suis ici à m'étonner encore, en proie à +une stupeur où je sens que mon âme expire! + + + 24 septembre. + +S...[a] est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui +s'y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient +s'étendre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois ardente et +raisonnée, il s'intitule simple paysan, et pourrait être ministre d'État +mieux que bien d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre en +friche, une propriété relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la +terre dans ces pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus +d'argent qu'il n'en peut rendre est un problème ardu. Cela s'est fait +par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaieté, douceur +paternelle. Sa femme est sa véritable moitié: similitude de goûts, +d'opinions, de caractère; deux êtres dont les forces s'unissent et +s'augmentent sous le lien d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une +touchante simplicité et d'une valeur qu'il ignore! + +[Note a: Sigismond Maulmond.] + +Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la +bonne bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du +laboureur et le considère comme son égal; mais cette égalité n'est pas +la similitude. On a beau défendre au paysan d'appeler _mon maître_ le +propriétaire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une +autorité. Il ne voit dans la société qu'une hiérarchie de maîtrises à +conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps +qu'il admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion +qu'elle n'est pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il +veut qu'elle soit de tous les instants et s'étende à tous les actes de +la vie. C'est en vain que le bourgeois éclairé lui dit: + +--Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand +la charrue est rentrée, quand le boeuf est à l'étable, je n'ai plus +d'autorité; vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou +séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En +dehors de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par un contrat +passé entre nous, chacun de nous s'appartient. + +Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi. +Il ne veut pas être l'égal du _maître_, parce qu'il ne veut pas, sur +l'échelon infime qu'il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il +prend la société pour un régiment où la consigne est de toutes les +heures. Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse +facilité. Là où le bourgeois porte une notion de dévouement à la patrie +qui lui fait accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la +croyance fataliste que l'homme est fait pour obéir. + +On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques +fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux hommes +qui seront pris par la prochaine levée et qui n'y croient pas encore. On +sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire dans les +rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait: + +--Je n'ai pas peur des Prussiens. + +--Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre? + +--Non. Pourquoi me battrais-je? + +--Pour te défendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras? + +--Rien. Ils ne me la prendront pas. + +--Pourquoi? + +--Parce qu'ils n'en ont _pas le droit_. + +_Sancta simplicitas!_ Toute la logique du paysan est dans cette notion +du tien et du mien, qui lui parait une loi de nature imprescriptible. +Ils n'en ont _pas le droit_!--Le mot, rapporté à table, nous a fait +rire, puis je l'ai trouvé triste et profond. Le droit! cette convention +humaine, qui devient une religion pour l'homme naïf, que la société +méconnaît et bouleverse à chaque instant dans ses mouvements politiques! +Quand viendra l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable, des frais de +guerre, tous ces paysans vont dire que l'État n'a _pas le droit_! Quelle +résistance je prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout d'une +année stérile! Comment organiser une nation où le paysan ne comprend pas +et domine la situation par le nombre? + + + 25 septembre. + +S... veut nous arracher à la tristesse; il nous fait voir le pays. La +région qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres, +très-nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du +Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on +pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d'arbres. Elle se +rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le +territoire où nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans +grandeur et sans charme, manquant de belles masses et d'accidents +heureux; mais au delà de ce plateau sans profondeur de terre végétale, +les arbres s'espacent et se groupent, des versants s'accusent, et dans +les creux la végétation trouve pied. Les belles collines de Boussac, +crénelées de puissantes pierres druidiques, reparaissent pour encadrer +la partie ouest. A l'est, les hauteurs de Chambon font rebord à la vaste +cuve fertile, coupée encore de quelques landes rétives et semée, au +fond, de vastes étangs, aujourd'hui desséchés en partie et remplis de +sables blancs bordés de joncs d'un vert sombre. Un seul de ces étangs a +encore assez d'eau pour ressembler à un lac. Le soleil couchant y plonge +comme dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu +tant d'eau à la fois, croit qu'elle voit la mer, et le contemple en +silence tant qu'elle peut l'apercevoir à travers les buissons du chemin. + +L'abbaye de Beaulieu est située dans une gorge, au bord de la Tarde, qui +y dessine les bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres qui sont +presque des arbres. Cette enceinte de fraîches prairies et de +plantations déjà anciennes, car elles datent du siècle dernier, a +conservé de l'herbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui fait une +barrière étroite, mais bien mouvementée, couverte de bois à pic et de +rochers revêtus de plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin +naturel pour la botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et +on dit encore autour de moi: + +Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici! + +--Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux! Il se met en travers de +tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le +destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique +plane sur l'homme, et la nature s'efface. + +On organise la défense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera +place à la colère. Ceux qui raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et +j'avoue que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe pas plus pour +mon compte que le nuage qui monte à l'horizon dans un jour d'été. Il +apporte peut-être la destruction aussi, la grêle qui dévaste, la foudre +qui tue; le nuage est même plus redoutable qu'une armée ennemie, car nul +ne peut le conjurer et répondre par une artillerie terrestre à +l'artillerie céleste. Pourtant notre vie se passe à voir passer les +nuages qui menacent; ils ne crèvent pas tous sur nos têtes, et l'on se +soucie médiocrement du mal inévitable. La vie de l'homme est ainsi faite +qu'elle est une acceptation perpétuelle de la mort; oubli inconscient ou +résignation philosophique, l'homme jouit d'un bien qu'il ne possède pas +et dont aucun bail ne lui assure la durée. Que l'orage de mort passe +donc! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup à la fois! Y songer, s'en +alarmer sans cesse, c'est mourir d'avance, c'est le suicide par +anticipation. + +Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible que la peur. Cette +tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter +diversement dans un monde près de finir, sans arriver à la +reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit de divers lieux et de +divers points de vue: + +«Nous assistons à l'agonie des races latines!» + +Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous touchons à leur renouvellement? + +Quelques-uns disent même que la transmission d'un nouveau sang dans la +race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos +tempéraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette fusion physique des +races. La guerre n'amène pas de sympathie entre le vainqueur et le +vaincu. La brutalité cosaque n'a pas implanté en France une monstrueuse +génération de métis dont il y ait eu à prendre note. En Italie, pendant +une longue occupation étrangère, la fierté, le point d'honneur +patriotique n'ont permis avec l'ennemi que des alliances rares et +réputées odieuses. Nos courtisanes elles-mêmes y regarderont à deux fois +avant de se faire prussiennes, et d'ailleurs la bonne nature, qui est +logique, ne permet pas aux courtisanes d'être fécondes. + +Ce n'est donc pas de là que viendra le renouvellement. Il viendra de +plus haut, et la famille teutonne sera plus modifiée que la nôtre par ce +contact violent que la paix, belle ou laide, rendra plus durable que la +guerre. Quel est le caractère distinctif de ces races? La nôtre n'a pas +assez d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous voulons penser +et agir à la fois, nous aspirons à l'état normal de la virilité humaine, +qui serait de vouloir et pouvoir simultanément. Nous n'y sommes point +arrivés, et les Allemands nous surprennent dans un de ces paroxysmes où +la fièvre de l'action tourne au délire, par conséquent à l'impuissance. +Ils arrivent froids et durs comme une tempête de neige, implacables dans +leur parti pris, féroces au besoin, quoique les plus doux du monde dans +l'habitude de la vie. Ils ne pensent pas du tout, ce n'est pas le +moment; la réflexion, la pitié, le remords, les attendent au foyer. En +marche, ils sont machines de guerre inconscientes et terribles. Cette +guerre-ci particulièrement est brutale, sans âme, sans discernement, +sans entrailles. C'est un échange de projectiles plus ou moins nombreux, +ayant plus ou moins de portée, qui paralyse la valeur individuelle, rend +nulles la conscience et la volonté du soldat. Plus de héros, tout est +mitraille. Ne demandez pas où sera la gloire des armes, dites où sera +leur force, ni qui a le plus de courage; il s'agit bien de cela! +demandez qui a le plus de boulets. + +C'est ainsi que la civilisation a entendu sa puissance en Allemagne. Ce +peuple positif a supprimé jusqu'à nouvel ordre la chimère de l'humanité. +Il a consacré dix ans à fondre des canons. Il est chez nous, il nous +foule, il nous ruine, il nous décime. Nous contemplons avec stupeur sa +splendeur mécanique, sa discipline d'automates savamment disposés. C'est +un exemple pour nous, nous en profiterons; nous prendrons des notions +d'ordre et d'ensemble. Nous aurons épuisé les efforts désordonnés, les +fantaisies périlleuses, les dissensions où chacun veut être tout. Une +cruelle expérience nous mûrira; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera +faire un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par elle en apparence, +nous resterons le peuple initiateur qui reçoit une leçon et ne la subit +pas. Ce refroidissement qu'elle doit apporter à nos passions trop vives +ne sera donc pas une modification de notre tempérament, un abaissement +de chaleur naturelle comme l'entendrait une physiologie purement +matérialiste; ce sera un accroissement de nos facultés de réflexion et +de compréhension. Nous reconnaîtrons qu'il y a chez ce peuple un +stoïcisme de volonté qui nous manque, une persistance de caractère, une +patience, un savoir étendu à tout, une décision sans réplique, une vertu +étrange jusque dans le mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gardons +contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra +justice à un point de vue plus élevé. + +Quant à lui, en cet instant, sans doute, il s'arroge le droit de nous +mépriser. Il ne se dit pas qu'en frappant nos paysans de terreur il est +le criminel instigateur des lâchetés et des trahisons. Il dédaigne ce +paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puisé dans le +catholicisme tout ce qui tendait à l'abrutir par la fausse +interprétation du christianisme. L'Allemand, à l'heure qu'il est, raille +le désordre, l'incurie, la pénurie de moyens où l'empire a laissé la +France. Il nous traite comme une nation déchue, méritant ses revers, +faite pour ramper, bonne à détruire; mais les Allemands ne sont pas tous +aveuglés par l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et de +caractère dans cette armée d'invasion. Il y a des officiers instruits, +des savants, des hommes distingués, des bourgeois jadis paisibles et +humains, des ouvriers et des paysans honnêtes chez eux, épris de musique +et de rêverie. Ce million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur nous ne +peut pas être la horde sauvage des innombrables légions d'Attila. C'est +une nation différente de nous, mais éclairée comme nous par la +civilisation et notre égale devant Dieu. Ce qu'elle voit chez nous, +beaucoup le comprendront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour à +de profondes réflexions. Il me semble que j'entends un groupe +d'étudiants de ce docte pays s'entretenir en liberté dans un coin de nos +mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l'imagination vive +prétendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en tête, +assis au clair de la lune, sur les pierres _jaumâtres_, ces blocs +énormes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot. + +Ils ont pu les voir! Leurs âmes effarées ont vu trois âmes pensives que +la rêverie faisait flotter sur les monuments druidiques de la vieille +Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir et du passé. Qui sait +le rôle de l'idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon +lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-être alors une +figure que les extatiques perçoivent, elle prononce peut-être des +paroles mystérieuses qu'une autre âme rêveuse peut seule entendre. + +Donc supposons; ils étaient trois: un du nord de l'Allemagne, un du +centre, un du midi. Celui du nord disait: + +--Nous tuons, nous brûlons, comme nous avons été tués et brûlés par la +France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive +notre césar qui nous venge! + +Celui du midi disait: + +--Nous avons voulu nous séparer du césar du midi; nous tuons et brûlons +pour inaugurer le césar du nord! + +Et l'Allemand du centre disait: + +--Nous tuons et brûlons pour n'être pas tués et brûlés par le césar du +nord ou par celui du midi. + +Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices +humains, sortit une voix sinistre qui disait: + +--Nous avons tué et brûlé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars +de Rome nous ont tués et brûlés pour étendre leur empire. + +--Les césars sont dieux! s'écria le Prussien. + +--Craignons les césars! dit le Bavarois. + +--Servons les césars! ajouta le Saxon. + +--Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre où les +vivants sont mangés par les morts. + +--La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en +frappant la pierre antique du talon de leurs bottes. + +Mais la voix répondit: + +--Le cadavre est sous vos pieds; l'âme plane dans l'air que vous +respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et +vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez +vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme +une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais +dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes: + +«Vous avez tué et brûlé la France, qui ne voulait plus de césars, pour +faire à ses dépens la richesse et la force d'un césar qui vous détruira +tous!» + +Les trois étrangers gardèrent le silence; puis ils ôtèrent leurs casques +teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui +souriaient en se débarrassant d'un rêve pénible. Ils voulaient oublier +la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur +patrie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs +fiancées préparaient leurs pipes et rinçaient leurs verres. Il leur +semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à travers la +France. Ils disaient: + +--Nous avons été bien cruels! + +--La France le méritait. + +--Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible; mais le +châtiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une +force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre. + +--Ces Français, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation; +elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s'exposent à tout pour +connaître l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou république, libre +disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont +toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout +se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de +leur illusion. C'est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à +tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il est +si frivole qu'il n'y songe déjà plus. + +--Et si vivace qu'il ne l'a peut-être pas senti! + +Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de la vieille Allemagne; +mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils +étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin, +où?... peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés, +peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes +hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à +coup sûr des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver, +ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les +proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur, +quel qu'il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords +l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être +rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards +que leur faisait jouer l'ambition des maîtres; peut-être +éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on +leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à +mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées +n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où +l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence. + + * * * * * + +Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas +loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée +aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à +croire que la grandeur d'une race est dans sa force matérielle et peut +se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconnaîtra que nul +homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur +des Français n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assumé sur +lui. Mieux conseillé par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au +sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamné, quelle +que soit l'intelligence de son ministre, quelque réglée et assurée que +soit sa force, quelque habile et obstinée que semble sa politique, à +voir s'écrouler son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se passe +aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons +été près de périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement +dont l'Allemagne sera frappée? Si nous nous relevons, ce sera par le +réveil de l'énergie individuelle et par la conviction de l'universelle +solidarité. Guillaume continue en ce moment la partie que Napoléon III +vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé, il semble +triompher de l'Europe anéantie. Il brave toutes les puissances, il +arrive à cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. Détrompés +les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans, +si nous avons réussi à écarter la chimère du règne, nous serons un grand +peuple régénéré. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le +sceptre, elle sera ce que nous étions hier, un peuple trompé, corrompu, +désarmé. + + + 26 septembre. + +On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons +pas. Ces pays éloignés de la scène sont comme les troisièmes dessous +d'un théâtre, où le signal qui doit avertir les machinistes ne +résonnerait plus. Paris investi, les lignes télégraphiques coupées, nous +sommes plus loin de l'action que l'Amérique. Mes enfants et nos amis +s'en vont à trois lieues d'ici pour savoir si quelque dépêche est +arrivée. Je reste seule à la maison; il y a une bibliothèque de vieux +livres de droit et de médecine. Je trouve l'ancien recueil des _Causes +célèbres_. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent être +intéressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition où est le +mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que _juger_ sans +appel est impossible à tous les points de vue, et que tous ces grands +procès _jugés_ ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de +faits réputés authentiques sont absolument prouvés, et lorsque la +torture était un moyen d'arracher la vérité, les aveux ne prouvaient +absolument rien; mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques. Ces +épisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame +vivant et tragédie sanglante dans le monde! Je cherche quelque intérêt +dans les causes civiles rapportées dans ce recueil: des enfants +méconnus, désavoués, qui forcent leurs parents à les reconnaître ou qui +parviennent à se faire attribuer leur héritage; des personnages disparus +qui reparaissent et réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer leur +état civil, les uns condamnés comme imposteurs, les autres réintégrés +dans leurs noms et dans leurs biens; des arrêts rendus pour et contre +dans les mêmes causes, des témoignages qui se contredisent, des faits +qui, dans l'esprit du lecteur, disent en même temps oui et non: où est +la vérité dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables à +force d'être inexplicables? Où est l'impartialité possible quand c'est +quelquefois le méchant qui semble avoir raison du doux et du faible? Où +est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand +la postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de ces détails +minutieux, le mensonge de la vérité? + +Les enquêtes réciproques sont suscitées par la passion; elles dévoilent +ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à ne +rien croire ou à ne s'intéresser à personne. Cette lecture ne me porte +pas à rechercher le réalisme dans l'art, non pas tant à cause du manque +d'intérêt du réel qu'à cause de l'invraisemblance. Il est étrange que +les choses _arrivées_ soient généralement énigmatiques. Les actions sont +presque toujours en raison inverse des caractères. Toute la logique +humaine est annulée quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts +matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile absolu de sa conduite. +Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient à des +éventualités qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée est folle +et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-même. + +Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de Jules Favre auprès de M. de +Bismarck. De quelque façon qu'on juge cette démarche au point de vue +pratique, elle est noble et humaine, elle a un caractère de sincérité +touchante. Nous en sommes émus, et nos coeurs repoussent avec le sien la +paix honteuse qui nous est offerte. + +Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait généralement dans nos +provinces du centre la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux +discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme de la peur; mais tous ne +sont pas égoïstes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre +d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assumée par le gouvernement +de la défense nationale et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte +en ajournant les élections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles +ou d'être voués au mépris et à l'exécration de la France. S'ils ne font +que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insensés, +d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggravé nos maux, +et, quand même ils se feraient tuer sur la brèche, ils seront maudits à +jamais. Voilà ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes +amies de l'institution républicaine et sympathiques aux hommes qui +risquent tout pour la faire triompher. L'émotion, l'enthousiasme, la +foi, leur répondent: + +--Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils +triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux! +S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inquiétez pas de ce +premier effroi où nous sommes, il se dissipera vite. En France, les +extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et consterné va devenir +héroïque en un instant! + +C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un abîme. +Que la France se relève un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille +demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'était de +refuser le démembrement; l'honneur ne se discute pas. + +Mais retarder indéfiniment les élections, ceci n'est pas moins risqué +que la lutte à outrance, et il ne me paraît pas encore prouvé que le +vote eût été impossible. Le droit d'ajournement ne me paraît pas non +plus bien établi. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne +sommes pas dans une situation où la dispute soit bonne et utile; je n'ai +pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui +gouvernent le navire à travers la tempête. Pourtant la conscience +intérieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il fût impossible de +procéder aux élections, même après l'implacable réponse du roi +Guillaume. Nous appeler tous à la résistance désespérée en nous imposant +les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace généreuse et grande; +nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite de l'audace, c'est +entrer dans le domaine de la témérité. + +Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait +d'une illogique timidité. On nous juge capables de courir aux armes un +contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de +nos représentants les conditions d'une paix honorable. Il y a là +contradiction flagrante: ou nous sommes dignes de fonder un gouvernement +libre et fier, ou nous sommes des poltrons qu'il est dérisoire d'appeler +à la gloire des combats. + +Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous crient que vous êtes plus +occupés de maintenir la république que de sauver le pays. Vos +adversaires ne sont pas tous injustes et prévenus. Je crois que le grand +nombre veut la délivrance du pays; mais plus vous proclamez la +république, plus ils veulent, en vertu de la liberté qu'elle leur +promet, se servir de leurs droits politiques. Sommes-nous donc dans une +impasse? Le trouble des événements est-il entré dans les esprits d'élite +comme dans les esprits vulgaires? L'égoïsme est-il seul à savoir ce +qu'il lui faut et ce qu'il veut? + + + 27 septembre. + +Nous sommes difficiles à satisfaire en tout temps, nous autres Français. +Nous sommes la critique incarnée, et dans les temps difficiles la +critique tourne à l'injure. En vertu de notre expérience, qui est +terrible, et de notre imagination, qui est dévorante, nous ne voulons +confier nos destinées qu'à des êtres parfaits; n'en trouvant pas, nous +nous éprenons de l'inconnu, qui nous leurre et nous perd. Aussi tout +homme qui s'empare du pouvoir est-il entouré du prestige de la force ou +de l'habileté. Qu'il fasse autrement que les autres, c'est tout ce qu'on +lui demande, et on ne regarde pas au commencement si c'est le mal ou le +bien. Admirer, c'est le besoin du premier jour, estimer ne semble pas +nécessaire, éplucher est le besoin du lendemain, et le troisième jour on +est bien près déjà de haïr ou de mépriser. + +Un gouvernement d'occasion à plusieurs têtes ne répond pas au besoin +d'aventures qui nous égare. Quels que soient le patriotisme et les +talents d'un groupe d'hommes choisis d'avance par l'élection pour +représenter la lutte contre le pouvoir absolu, ce groupe ne peut +fonctionner à souhait qu'en vertu d'une entente impossible à contrôler. +On suppose toujours que des idées contradictoires le paralysent, et le +paysan dit: + +--Comment voulez-vous qu'ils s'entendent? Quand nous sommes trois au +coin du feu à parler des affaires publiques, nous nous disputons! + +Aussi le simple, qui compose la masse illettrée, veut toujours un +maître; il a le monothéisme du pouvoir. La culture de l'esprit amène +l'analyse et la réflexion, qui donnent un résultat tout contraire. La +raison nous enseigne qu'un homme seul est un zéro, que la sagesse a +besoin du concours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur +l'assentiment de tous. Un homme sage et grand à lui tout seul est une si +rare exception, qu'un gouvernement fondé sur le principe du monothéisme +politique est fatalement une cause de ruine sociale. Pour faire +idéalement l'homme sage et fort qui est un être de raison, il faut la +réunion de plusieurs hommes relativement forts et sages, travaillant, +sous l'inspiration d'un principe commun, à se compléter les uns les +autres, à s'enrichir mutuellement de la richesse intellectuelle et +morale que chacun apporte au conseil. + +Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans toutes les têtes dégrossies +par l'éducation, n'est pas encore sensible à l'ignorant; il part de +lui-même, de sa propre ignorance, pour décréter qu'il faut un plus +savant que lui pour le conduire, et au-dessus de celui-là un plus savant +encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi, jusqu'à ce que le +savoir se résume dans un fétiche qu'il ne connaîtra jamais, qu'il ne +pourra jamais comprendre, mais qui est né pour posséder le savoir +suprême. Celui qui juge ainsi est toujours l'homme du moyen âge, le +fataliste qui se refuse aux leçons de l'expérience; il ne peut profiter +des enseignements de l'histoire, il ne sait rien de l'histoire. Pauvre +innocent, il ne sait pas encore que les castes en se confondant ont +cessé de représenter des réserves d'hommes pour le commandement ou la +servitude, qu'il n'y a plus de races prédestinées à fournir un savant +maître pour les foules stupides, que le savoir s'est généralisé sans +égard aux priviléges, que l'égalité s'est faite, et que lui seul, +l'ignorant, est resté en dehors du mouvement social. Louis Blanc avait +eu une véritable révélation de l'avenir, lorsqu'en 1848 il opinait pour +que le suffrage universel ne fût proclamé qu'avec cette restriction: +L'instruction gratuite obligatoire est entendue ainsi, que tout homme ne +sachant pas lire et écrire dans trois ou cinq ans à partir de ce jour +perdra son droit d'électeur.--Je ne me rappelle pas les termes de la +formule, mais je ne crois pas me tromper sur le fond.--Cette sage mesure +nous eût sauvés des fautes et des égarements de l'empire, si elle eût +été adoptée. Tout homme qui se fût refusé au bienfait de l'éducation se +fût déclaré inhabile à prendre part au gouvernement, et on eût pu +espérer que la vérité se ferait jour dans les esprits. + + + 27 au soir. + +Nous avons été voir un vieil ami à Chambon. Cette petite ville, qui +m'avait laissé de bons souvenirs, est toujours charmante par sa +situation; mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physionomie: on a +exhaussé ou nivelé, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le +rivage de la Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait au hasard +dans la ville. De là, beaucoup d'arbres abattus, beaucoup de lignes +capricieuses brisées et rectifiées. On n'est plus à même la nature comme +autrefois. Le torrent est emprisonné, et comme il n'est pas méchant en +ce moment-ci, il paraît d'autant plus triste et humilié. Mon Aurore s'y +promène à pied sec là où jadis il passait en grondant et se pressait en +flots rapides et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes irisées par le +savon sont envahies par les laveuses; mais la gorge qui côtoie la ville +est toujours fraîche, et les flancs en sont toujours bien boisés. Nous +avions envie de passer là quelques jours, c'était même mon projet quand +j'ai quitté Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adorablement située +où, en été, l'on serait fort bien; mais nos amis ne veulent pas que nous +les quittions: le temps se refroidit sensiblement, et ce lieu-ci est +particulièrement froid. Je crains pour nos enfants, qui ont été élevées +en plaine, la vivacité de cet air piquant. J'ajourne mon projet. Je fais +quelques emplettes et suis étonnée de trouver tant de petites ressources +dans une si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ingéniosité dans leur +commerce, par conséquent dans leurs habitudes, que nos Berrichons. + +Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy est installé là depuis +quelques années. Son travail y est plus pénible que chez nous; mais il +est plus fructueux pour lui, plus utile pour les autres. Le paysan +marchois semble revenu des sorciers et des remègeux. Il appelle le +médecin, l'écoute, se conforme à ses prescriptions, et tient à honneur +de le bien payer. La maison que le docteur a louée est bien arrangée et +d'une propreté réjouissante. Il a un petit jardin d'un bon rapport, +grâce à un puits profond et abondant qui n'a pas tari, et au fumier de +ses deux chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des fleurs, des +gazons verts, des légumes qui ne sont pas étiolés, des fruits qui ne +tombent pas avant d'être mûrs. Ce petit coin de terre bordé de murailles +a caché là et conservé le printemps avec l'automne. + +Il me vint à l'esprit de dire au docteur: + +--Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie, +pourquoi les deux amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et le +docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrachée à ce profond sommeil où +mon âme me quittait sans secousse et sans déchirement? Je n'aurais pas +vu ces jours maudits où l'on se sent mourir avec tout ce que l'on aime, +avec son pays, sa famille et sa race! + +Il est spiritualiste; il m'eût fait cette réponse: + +--Qu'en savez-vous? les âmes des morts nous voient peut-être, peut-être +souffrent-elles plus que nous de nos malheurs. + +Ou celle-ci: + +--Elles souffrent d'autre chose pour leur compte; le repos n'est point +où est la vie. + +Je ne l'ai donc pas grondé de m'avoir conservé la vie, sachant, comme +lui, que c'est un mal et un bien dont il n'est pas possible de se +débarrasser. + + + Boussac, 28 septembre. + +Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions +à notre hôte Sigismond, installé depuis quelques jours comme +sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfants sa +maison de Saint-Loup, à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix +mettrait une fin prochaine à cette situation exceptionnelle, et qu'après +avoir fait acte de dévouement il pourrait donner vite sa démission et +retourner à ses champs pour faire ses semailles et oublier à jamais les +_splendeurs_ du pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voilà rivé à une +chaîne: il ne s'agit plus de faire activer les élections et de faire +respecter la liberté du vote; il s'agit d'organiser la défense et de +maintenir l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre à ce rôle +sur un plus grand théâtre, il préfère ce petit coin perdu où il a +réellement l'estime et l'affection de tous; mais comme il s'ennuie +d'être là sans sa famille! C'est une âme tendre et vivante à toute +heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et, +puisqu'il est condamné à cet exil, de le partager quelques jours avec +lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine +installation à Boussac, et je prends deux heures de repos sur un +fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques +nuits une toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil. + +Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé d'un gros orage. La +chambre qui m'est destinée est celle où je me trouve. C'est la seule du +château qui ne soit pas glaciale, elle est même très-chaude parce +qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant +les fenêtres ouvertes; mais ma somnolence tourne à la contemplation. Ce +vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd'hui par la +sous-préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe, +très-élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La +Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite et à ma +gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres +mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies. +En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former +un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un +troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne +passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine +rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est +assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais +passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec +elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce +mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de +blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C'est là qu'il faut +aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter +l'animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là +que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l'heure solennelle +de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinités étaient +lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se réjouir de +la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de +colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se +gardent bien d'être claires; en s'expliquant, elles perdraient leur +poésie. + +Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie +rencontrés. Il m'avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux +château, j'étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que +je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fenêtre +vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait +beaucoup à désirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que +l'épaisse dalle est à l'épreuve des stations que je me promets d'y +faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'éprouve aujourd'hui? Cette +beauté du pays n'est-elle pas due à l'éclat cuivré du soleil qui baisse +dans une vapeur de pourpre, à l'entassement majestueux et comme tragique +des nuées d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans +le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot? +Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui +verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le +soleil et le vent l'auront tout à fait desséchée; entre ces strates +plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d'or. +Les arbres jaunis étincellent, puis s'éteignent peu à peu à mesure que +l'ombre gagne; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la +chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un +par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des +gorges, les berges des pâturages brillent comme l'émeraude, et les +vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi +noires que l'Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l'horizon en +feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent +discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage; des +travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très-pittoresques dans les +pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet +rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la +coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher +très-âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones +étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de +touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur, +et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de +langueur et de mollesse. + +Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de +l'effet solaire, est inférieur à un autre que l'on traverse par un temps +gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu +ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures +trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part. +Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans +les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une dureté extrême, ne +semblent pas s'être soulevés douloureusement. On dirait qu'une main +d'artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de +scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur +développement; elle s'enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter, +elles se donnent assez de champ pour se préparer par d'adorables +caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici +l'écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science +infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s'étager et se +développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent, +elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se +disposent pour former des abris au lieu d'abîmes. L'oeil pénètre +partout, et partout il pénètre sans terreur et sans tristesse. Oui, +décidément je crois que, de ce château haut perché, j'aurai sous les +yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable. + +Tout s'est éteint, on m'appelle pour dîner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait +mieux, j'ai oublié... Il faut se souvenir du _Dieu des batailles_, prêt +à ravager peut-être ce que le Dieu de la création a si bien soigné, et +ce que l'homme, son régisseur infatigable, a si gracieusement +orné!--Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âge odieux des +sacrifices humains? + + + Saint-Loup, 29 septembre. + +Nous sommes reparties hier soir à neuf heures; nous avons traversé les +grandes landes et les bois déserts sans savoir où nous étions. Un +brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a +ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain était le +seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, Léonie s'occupait à +faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard +autant qu'on peut voir ce qui empêche de voir. Fatiguée, je continuais à +me reposer dans l'oubli du réel. Nous sommes rentrées à Saint-Loup vers +minuit, et là Léonie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans +vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une +vaillante femme, je me suis étonnée. + +--Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce +brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on +n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un +espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui +cherche fortune sur les chemins. + +Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a +cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder +les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de +mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après +notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes +n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être +les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et +pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne +voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions +prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus +inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés +sans merci. Il ne fait pas bon de quitter _son endroit_, on risque de +coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge. + +Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait +tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac +précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée. +Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en +imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres +jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence +bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien. + +--Comment? dit Léonie, un Prussien! + +--Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être racontée. C'était le +docteur M..., qui, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été condamné +à être _roué vif_ pour cause politique. Les juges voulurent bien, à +cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait roué de _haut en bas_. Le +roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine en celle de la prison +à perpétuité, et quelle prison! Après dix ans de _carcere duro_,--je ne +sais comment cela s'appelle en allemand,--M... fut compris dans une +sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France où il +passa plusieurs années, dont une chez nous, et c'est à cette époque +qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eugène Lambert, ce digne et cher +ami faillit encore tâter de la prison... à Boussac! A cette époque-là, +on ne songeait guère aux Prussiens. Une série inexpliquée d'incendies +avait mis en émoi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait +donc partout des incendiaires et on arrêtait tous les passants. +Justement M... avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres +prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tiré de leurs +sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient +déjeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient même allumé un +petit feu de bruyères pour invoquer les divinités celtiques, et Lambert +y avait jeté les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux mânes +du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de +loin, et, comme ils rentraient pour coucher à leur auberge, ils furent +appréhendés par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en +reconnaissant mon fils se mit à rire. Il n'en eut pas moins quelque +peine à délivrer ses compagnons; les bons gendarmes étaient de mauvaise +humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconnaître un des +suspects, mais qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je crois que +le sous-préfet dut s'en mêler et les prendre sous sa protection. + +J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici sans donner une goutte +d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau à boire devient tous les +jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus +railleur, et le vent froid achève la besogne. Ce climat-ci est sain, +mais il me fait mal, à moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre +que dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau devient-elle +malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion, +et le vin me répugne. + +Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec +M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému; +puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c'est bien +sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le +haut de l'âme: + +--Il faut vaincre. + +--Une voix dolente gémit au fond du coeur: + +--Il faut mourir! + + + 30 septembre. + +Les enfants nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient +autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle +veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y croit pas, les +enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le goût +littéraire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamnée à +composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans +les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en +veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est là qui +questionne, exige, réveille la défunte à coups d'épingle. L'amusement de +nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent, +même ce délicieux tête-à-tête avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la +vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou +que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je +me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce +pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu +jusqu'à présent. Elle y place des fées, des enfants qui voyagent sous la +protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui +aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le +loup n'a pas mangé l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une +fée très-blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu'il +n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite +fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi +blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de +venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que +le voyage soit long et circonstancié, qu'il y ait beaucoup de +descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les +nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l'avide +écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous +borgnes de l'oeil droit comme les calenders des _Mille et une Nuits_, ou +que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe +gauche, pour que l'on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais est +mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais, +comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je +n'ai pas. + +Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J'aurais beau en +fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce +sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses +imprimées, rapportent les _on dit_ du bureau voisin. Ces _on dit_, +passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un +jour nous avons tué d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre +fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus +fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c'est que son empereur +a été trahi à Sedan par ses généraux, _qui étaient tous républicains!_ + + + 1er octobre 1870. + +Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme +toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne +pas les contrarier, je feins d'être dupe. Au reste, sitôt que le médecin +arrive, la peur des médicaments fait que je me porte bien. Il sait que +je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je +suis d'accord avec lui sur les soins très-simples et très-rationnels +qu'on peut prendre de soi-même; mais le moyen de penser à soi à toute +heure dans le temps où nous sommes. + +Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac. +Ce sera l'arrivée d'une _smala_. + + + Boussac, dimanche 2 octobre. + +C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au +seuil du château; ce seuil est une toute petite porte ogivale, +fleuronnée, qui ouvre l'accès du gigantesque manoir sur une place +plantée d'arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a +travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La +sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle +cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous +apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au +dehors, rajeuni et confortable au dedans. + +Confortable en apparence! Il y a une belle salle à manger où l'on gèle +faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l'on grelotte au coin +du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les +quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très-sensible +aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons +du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres +pour être si mal abrités; mais on n'a pas le temps d'avoir froid. +Sigismond attend demain Nadaud, qui a donné sa démission de préfet de la +Creuse, et qui est désigné comme candidat à la députation par le parti +populaire et le parti républicain du département. Il représente, dit-on, +les deux nuances qui réunissent ici, au lieu de les diviser, les +ouvriers et les bourgeois avancés. Sigismond a fait en quelques jours un +travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des gardes, qui était +abandonnée à tous les animaux de la création, où les chouettes trônaient +en permanence dans les bûches et les immondices de tout genre entassées +jusqu'au faîte. On ne pouvait plus pénétrer dans cette salle, qui est +la plus vaste et la plus intéressante du château. Elle est à présent +nettoyée et parfumée de grands feux de genévrier allumés dans les deux +cheminées monumentales surmontées de balustrades découpées à jour. Le +sol est sablé. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur, +des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde +nationale peut être à l'abri sous ce plafond à solives noircies. Nous +visitons ce local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui est un +assez beau vestige de la féodalité. Il est bâti comme au hasard ainsi +que tout le château, où les notions de symétrie paraissent n'avoir +jamais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le plafond s'incline en +pente très-sensible. Les deux cheminées sont dissemblables d'ornements, +ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est située sur +le côte, dont on n'a nullement cherché le milieu. Les portes sont, comme +toujours, infiniment petites, eu égard à la dimension du vaisseau. Les +fenêtres sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces vices +volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et +porte bien l'empreinte de la vie du moyen âge. Une des cheminées qui a +cinq mètres d'ouverture et autant d'élévation présente une singularité. +Sous le manteau, près de l'âtre, s'ouvre un petit escalier qui monte +dans l'épaisseur du mur. Où conduisait-il? Au bout de quelques marches, +il rencontre une construction plus récente qui l'arrête. + + + 3 octobre. + +Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres +lézardée en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent éteint +les bougies à travers les murs. L'alcôve seule est assez bien close, et +j'y dors enfin; le changement me réussit toujours. + +Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oublié au salon une lettre +à laquelle je tiens. Le salon est là, au bout d'un petit couloir sombre. +J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la porte derrière moi sans +la regarder. Je trouve sur la cheminée l'objet cherché. Le grand feu +qu'on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive +lueur. J'en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de +tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments +historiques. La tradition prétend qu'ils ont décoré la tour de +Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils +représentent des épisodes du roman de _la Dame à la licorne_. C'est +probable, car la licorne est là, non _passante_ ou _rampante_ comme une +pièce d'armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une +femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu'escorte une toute jeune +fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est +blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame +prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue; +dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis +cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur +son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très-mystérieuse, +et tout d'abord elle a présenté hier à ma petite-fille l'aspect d'une +fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût étrange, et j'ignore s'ils +ont été de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je +remarque une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des cheveux +rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le +front. Si nous étions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette +nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion +dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s'épuisait, la +fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on +pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir à +Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France, +pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que +tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d'ailleurs +l'harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce +qu'elle représente. + +Ayant assez regardé la fée, je veux retourner à ma chambre. Le salon a +cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me présente les +rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en présence de +sa majesté Napoléon III, en culotte blanche, habit de parade, la +moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif: +âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les +administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le +cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-préfet +sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en +laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre à +son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour détruire un portrait +historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne mérite +pas d'être gardé, et je lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son +prédécesseur, c'est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira +rien. En attendant, ce portrait n'est pas placé dans la direction de ma +chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte +conduit à l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La +quatrième donne sur la salle à manger; la cinquième mène à la chambre de +mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne +devine pas l'emplacement et qui doit être la mienne. Le château +serait-il enchanté? Après bien des pas perdus dans cette grande salle, +je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie +sur un des pans de la profonde embrasure d'une fenêtre, et je me +réintègre dans mon appartement sans autre aventure. + +A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès +sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a +quelques années, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses +cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un +ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d'une +remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise +passion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses compatriotes de la +Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le +voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On +l'accuse d'être avide et trompeur; mais on reconnaît que, quand il est +bon et sincère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la +force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de +reprendre la truelle; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil +et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le +pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence +modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils +comprenaient encore moins le rôle qu'il avait joué en France; ils lui +eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite +chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en +peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours +d'histoire et de littérature française en anglais, s'instruisant, se +faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d'intuition et +un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa +dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles +d'un vrai _gentleman_. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pensée qui +soient entachés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment, +d'ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu +comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il +interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il +était arrivé d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot +de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend +le préjugé: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans +attention, qu'on ne quitte pas sans respect. + +Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c'est pour le +mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la +grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante +habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui +domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses. +Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l'intérieur. Les +pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien +que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait +bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même; il +m'avait fait promettre de ne pas l'écouter, de ne pas le _voir_ parler. +J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre. +C'est dans l'intimité qu'on se connaît, et je crois maintenant que je le +connais bien. Il est digne de représenter les bonnes aspirations du +peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi: n'ayons pas +d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure. + +A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le +monde des environs n'était pas arrivé pour la première, et les gens de +l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une +langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement et +sacrifice; il n'était plus question de cela depuis vingt ans. On ne +parlait que du rendement de l'épi et du prix des bestiaux. «Il faut +savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout, +comme nous, et qui ne paraît pas se soucier de nos petits intérêts.» Je +n'ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille; +Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive, +étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu +perdu l'habitude de la langue française, les mots lui viennent en +anglais, et pendant quelques instants il est forcé de se les traduire à +lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle; mais peu à peu sa +pensée s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure se révèle et +se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l'on s'en va en disant: + +--C'est un homme _tout à fait bien_. + +Simple éloge, mais qui dit tout. + +Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte +improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens +font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce +encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherchée. La +voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient _vive +l'ouvrier!_ La noire façade armoriée du manoir de Jean de Brosse ne +s'écroule pas à ce cri nouveau du XIXe siècle. Les chouettes, stupéfiées +par la lumière, reprennent silencieusement leur ronde dans la nuit +grise. + + + 4 octobre. + +En somme, nous avons parlé doctrine et nullement politique. Est-il, ce +que les circonstances réclament impérieusement, un homme pratique? Je ne +sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions +sont si divisées qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter +à tout et peut-être heurter tout le monde. + +Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue à +tout dessécher. L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup; on va la +chercher à une demi-lieue sur une côte rocheuse où les chevaux ont +grand'peine à monter et à descendre les tonneaux. Nous l'économisons, +quoiqu'elle ne le mérite guère; elle est blanche et savonneuse. + +Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en +bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et à toute heure: c'est un +adorable pays. Après avoir longé la rivière, nous avons remonté au +manoir par un escalier étourdissant: une centaine de mètres en zigzag, +tantôt sur le roc, tantôt sur des gradins de terre soutenus par des +planches, tantôt sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe; +ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'autre en cas de vertige. +A chaque étage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en +pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'abîme. +Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent +dans une partie réservée du château et se livrent au jardinage et à +l'élevage des lapins. Ce sont peut être les mêmes gendarmes qui ont +autrefois arrêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en +bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs légumes. Mes +petites-filles grimpent très-bien et sans frayeur cette échelle au flanc +du précipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis éprouvée par +cet air trop vif. On ne place pas impunément son nid, sans transition, à +trois cents mètres plus haut que d'habitude. + +Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif +d'arbres, il y a à nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions +pas; c'est un petit établissement de bains, très-rustique, mais +très-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce +moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation possède +un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous +nous faisons une fête de nous y plonger demain; nous n'espérions pas ce +bien-être à Boussac. Ces Marchois nous sont décidément très-supérieurs. + + + 5 octobre + +Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous +comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici à +attendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à Nohant: les nouvelles +que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous, +un homme inoccupé qui veut retourner au moins à La Châtre pour n'avoir +pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il +voulait nous mener, mère, femme et enfants, dans le Midi; nous disions +oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait là qu'on le +rappelât au pays en cas de besoin. Par malheur, les événements vont +vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de déserter. Comme à +aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous +renonçons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer +un gîte quelconque à La Châtre. + + + 6 octobre + +A force d'être poëte à Boussac, on est très-menteur; on vient nous dire +ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale, +celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des +petits. Il y a des cadavres exposés devant toutes les portes; c'est +là,--à deux pas, vous verrez bien!--Maurice ne voit rien, mais il +s'inquiète pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en +effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous +traite de fous, il interroge le maire et le médecin. Personne n'est mort +depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifesté. Je +défais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais +plus jolie. La nuit dernière, trois revenants, toujours trois, sont +venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de +ma fenêtre, et que je distingue très-bien par une éclaircie des arbres; +ils ont même fait entendre, assure-t-on, une très-belle musique. Et moi +qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de +contempler une scène de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un +site si bien fait pour attirer les ombres! + + + 7 octobre. + +Promenade à Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays +charmant. Prés, collines et torrents. La face du mont Barlot, opposée à +celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les +déchirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une +bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses +que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de +bonheur, si l'on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu'on le sera +encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop +d'enfants, trop d'amis!--Et puis on s'aperçoit qu'on pense à tout le +monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre +France désolée et brisée! + +Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le +théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé, +les idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sur, de la pluie pour +demain dans les nuages, que j'arrive à très-bien connaître dans cette +immensité de ciel déployée autour de nous. L'air était souple et doux +tantôt; à présent, un vent furieux s'élève: c'est le vent d'ouest. Il +nous détend et nous porte à l'espérance. + + + 8 octobre. + +La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes nuages effarés couraient +sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un +navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes +comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque. +A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons +mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la +rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui +remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de +soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout +siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent +un instant; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du +canon. Je cherche une corde pour les empêcher d'être emportées dans +l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant +sur le balcon. J'y renonce, et comme tout désagrément qu'on ne peut +empêcher doit être tenu pour nul, je m'endors profondément au milieu +d'un vacarme prodigieusement beau. + +Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous +trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre +jours pour faite les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce +n'est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la +guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi.--Ce +soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses +bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingués et +sympathiques. J'ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois +semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d'événements qui me +rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et +qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise +en question!--On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion +se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans +l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous +nous faisons l'effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour +de l'exécution, et qui sont pressés d'en finir parce qu'ils ne +s'intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les +autres, si l'inaction et un état maladif m'ont rendue lâche. J'ai fait +bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de +paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois +depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n'a affaire +qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des +fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des +émotions. La vie ordinaire est pleine d'incidents puérils dont on +apprend avec l'âge à faire peu de cas; on est trahi ou leurré, on est +malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d'ennuis, +des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter! On vous croit +stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de +souffrir des petites choses. On a l'expérience du peu de durée, +l'appréciation du peu de valeur de ces choses; on se détache des biens +illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de +progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour +les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas +de mérite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises +sociales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision du beau idéal +remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent; +mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le +monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles +proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de +n'avoir pas le coeur brisé. + +En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme +le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai +ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une +tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on +s'éloigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la dernière +fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux où l'on a +souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans +eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous +ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos +têtes, et les revenants qui auraient peut-être fini par se montrer. + + + La Châtre, 9 octobre. + +J'ai quitté mes hôtes le coeur gros. Je n'ai jamais aimé comme à +présent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si +tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur +courage, leurs beaux moments de gaieté nous soutenaient:--Leur famille +et la nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient comme une richesse +en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit: + +--Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seul au monde, comme je serais +vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons +l'amertume! + +Toujours cette idée de mourir, pour ne plus souffrir se présente à +l'esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique: +Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine +qui s'attache à la vie en dépit de tout? Est-ce un précepte +philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des +biens?--Moi, j'en reviens toujours à cette idée, qu'il est indifférent +et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux +autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une +épreuve au-dessus du stoïcisme. + +Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous +donnent l'hospitalité. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous +ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur espérance +sur le gouvernement. Moi, j'espère peu de la province et de l'action +possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorité. Il +faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas républicain. Nous sommes +une petite, fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu +de la défense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable +abnégation amène la délivrance, c'est le triomphe de la forme +républicaine; on aura fait cette dure et noble expérience de se +gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous;--mais Paris +peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!... on frémit d'y +penser. + + + La Châtre, 10 octobre 1870. + +Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-même. Je ne crois pas que +personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie. +Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces +ouvriers avec le fusil sur l'épaule n'ont rien de ridicule. Le coeur y +est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs +foyers; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous +armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde +nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en +attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes +choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d'ordres et +de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des +incertitudes de direction que l'on ne sait à qui imputer. Tout le monde +accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous +dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien +peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent +sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous dévore: +écrire, parler, ce n'est pas là ce qu'il nous faudrait. + +Nous allons au Coudray à travers des torrents de pluie. La Vallée noire, +que l'on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n'est pas +le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c'est la grande ligne, +l'horizon ondulé et largement ouvert, _le pays bleu_, comme l'appelle ma +petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît +incommensurable; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions +de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J'aperçois au loin +le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à +moi par conséquent: enterrée dans les arbres, elle a l'air de se cacher +pour ne pas nous attirer trop vite; la variole règne autour et nous +barre encore le chemin. + +Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et +nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de +dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l'air de ne pas +mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous +prétexte qu'en 1815 il ne l'a pas été. Moi, je m'essaye à l'idée d'une +vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel +coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la +facilité avec laquelle on s'abandonne personnellement aux événements qui +menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et +le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l'ennemi est féroce, tantôt il +est fort doux: on n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal, c'est +l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger: on +tient si peu à la vie dans de tels désastres! mais dans le doute +j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir. + +De retour à La Châtre, je revois d'anciens amis qui, de tous les côtés +menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec +douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir, +qu'elle est là et que je ne la reverrai probablement plus! Autre +douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions, +mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes: +c'était la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse. +Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner +de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il +faudra en montrer. + + + Mardi 11 octobre. + +Voici une grande nouvelle: deux ballons nommés _Armand Barbès_ et _G. +Sand_ sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté grand +bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé +les Américains qui le montaient; _Barbès_ a été plus heureux, et, malgré +les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours +du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M. +Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volonté, de +persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite +en ballon, à travers l'ennemi, est héroïque et neuve; l'histoire entre +dans des incidents imprévus et fantastiques. + +Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver. +Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom +soit béni; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus des forces d'un seul +homme? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une +science perdue chez nous? + + + Mercredi 12 octobre. + +On n'a pas le coeur à se réjouir ici aujourd'hui; c'est la révision, +c'est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées: elle se fait +d'une manière indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas +déshabiller les hommes; on ne leur regarde pas même le visage. Des +examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le +service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des +myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on +veut que nous ayons confiance en une pareille armée! Un bon tiers va +remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les +rues de la ville sont encombrées de parents qui pleurent et de conscrits +ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale +sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue; le +découragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent +qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a manière de faire les +choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'être mal +secondé. On se tire de tout en disant: + +--Le peuple est lâche et _réactionnaire_. + +Mon coeur le défend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez +rien faire pour l'initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez +odieuses. + +Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orléans serait au pouvoir des +Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient +écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu d'avance. Il faudrait savoir +si la ville pouvait se défendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on +entre dans des détails révoltants. Les habitants, qui d'abord avaient +refusé de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois fermé leurs +portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à +vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l'ennemi: +elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout; je +crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations +sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées +et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une +débandade. + + + 13, jeudi. + +L'affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même +Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'écroulement serait notre +ruine. Trahir! l'honneur français serait aux prises dans les faibles +têtes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fidélité au maître +qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau +représenterait une charge personnelle, restreinte à l'obéissance +personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'âme du soldat! + +L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie morale à côté de +l'anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas +avoir jamais été défini dans l'histoire de notre siècle. C'est par le +résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en +décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à +l'ennemi; mais il se persuade que c'était son devoir, et il le persuade +aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par +conséquent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu +son parti, qui l'admirait comme le type de la fidélité et de la probité. +Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit +pour se justifier: + +--Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'à lui. + +Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en +disant: + +--Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne. + +La postérité les admire et condamne les autres. + +A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment? +Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque +instant que le devoir du soldat soit de résister à l'ordre de la patrie, +ou de manquer à la loi d'obéissance militaire par amour du pays. Rien +n'engage en ce moment le soldat envers la république; il ne l'a pas +légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux? Je ne sache pas +qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il +se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y +ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse. + +Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un casuiste. Il semble que +le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion, +qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique +loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine +se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu'il peut +tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois +pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui, +puisqu'il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la +paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle +représente la volonté de la France. S'il a l'âme d'un héros, il se +laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour +du pays, par la fierté patriotique; sinon, un de ces matins, il se +rendra en disant comme son maître à Sedan: + +--Je suis las. + +Ou il fera une brillante sortie au cri de «mort à la république!» Et +s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne, +que ferait la république? Elle a cru l'avoir dans ses intérêts; parce +qu'elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a placé +en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit; mais je +suppose qu'il délivre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous +battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'étranger? y aurait-il +un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison? + +Notre situation est réellement sans issue, à moins d'un miracle. Nous +nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore +considérables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux +différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la +guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait; mais a-t-il +espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles, +et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble à la fin d'un +monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas +comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcitée repousse +l'évidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je +remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion; au moins je pourrais +dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue +l'emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu'on a +faits. + + + 14 octobre. + +Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans; mais ils y entreront quand +ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est +battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution, +disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on +déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est pas fini! + + + 15 octobre. + +Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se +désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La +province consternée se gouverne toute seule par habitude. + + + Dimanche 16. + +J'aurais voulu tenir un journal des événements; mais il faudrait savoir +la vérité, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui +nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent +ouvertement: + +--Les mobiles sont des braves. + +--Non, les mobiles faiblissent partout. + +--Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche pied. + +--Non, vous dis-je, c'est elle qui tient! + +Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans +chaussures, sans vêtements et sans abri, ne peut pas résister à une +armée pourvue de tout et bien commandée. + +On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement, +_de auditu_ l'opinion de M. Gambetta. + +--L'armée régulière est détruite, démoralisée, perdue; elle ne nous +sauvera pas. C'est de l'_élément civil_ que nous viendra la victoire, +c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut appeler et encourager. + +La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est résolue, elle +devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats +dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un certain point; +mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie +à la fatigue, c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les malades +encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vendée dans toute la +France. Organise-t-on le désordre? Ces résultats fructueux que suscitent +parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se décrètent +pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la +page historique dont il a été le théâtre; mais recommencer en grand ces +choses et les opposer à la tactique prussienne, c'est un véritable +enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur; +qu'il réorganise donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un +instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si +l'on veut introduire des catégories, scinder l'élément civil et +l'élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions +politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats, +j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour. + +Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours +sont infatués d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore +qu'il soit insensé... Quelquefois une grande obstination fait des +miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du +sacrifice? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons? On avoue que +nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent +dix. + +--En fait-on au moins? + +--On dit qu'on en fait _beaucoup_. Nous savons, hélas! qu'on en fait +fort peu. + +--En fait-on de pareils à ceux des Prussiens? + +--On ne peut pas en faire. + +--Alors nous serons toujours battus? + +--Non! nous avons l'élément civil, une arme morale que les étrangers +n'ont pas. + +--Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux +tranchants, militaire et civile en même temps. + +--On le sait; mais le moral de la France! + +Oh! soit! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes +inspirations de solidarité; mais, si nous ne les voyons pas se produire, +puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après +la résistance que l'honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons +pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire +la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne +m'habitue pas à voir couler le sang; mais il y a une heure où la femme a +raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des +raisons profondes et sérieuses pour se consoler. + +Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui +retirer une partie de ce qui le fait homme. «Quand Jupiter réduit +l'homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme.» L'état +militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre +civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier +règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu'il avait +laissé pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne s'en doutait +pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon, +Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut +pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua. + +Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c'était l'oeuvre +d'une civilisation très-corrompue; mais la civilisation, qui est +l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus +qu'on fait d'elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin; la +science, l'art, les grandes industries, l'élégance et le charme des +bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'être le +plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre +développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie, +puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la +supprimer n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des peuples n'est +pas si loin qu'on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l'oeuvre du +XXe siècle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace. +A jamais, non! Aujourd'hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut +rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort +peu dans la balance des destinées. En ce moment, l'Allemagne s'affirme +comme pesanteur spécifique, comme force brutale,--tranchons le mot, +comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu'elle chante ses victoires, +elle n'élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au +front de ses monuments nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire +guerre à mort à la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour +toi que cette gloire! L'Allemand est désormais le plus beau soldat de +l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du +monde; il représente l'âge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa +fille; il l'égorge, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il +la vole! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire +prussien, est un industriel de grande route qui _emballe_ des pianos et +des pendules à l'adresse de sa famille attendrie! + +Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi +chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme, +voilà tout.--C'est déjà quelque chose, mais nous n'en avons pas moins à +rougir d'avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut +nous réhabiliter, c'est de ne plus l'être, c'est de ne plus savoir obéir +à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'élan du +courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette. +Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous +pourrions dire aux Allemands: + +«--Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez! +Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves, +vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre +selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de +nous y préparer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de haïr! On +nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce +qu'ils ont besoin d'oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous +les piéges; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres, +vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous +aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir +remportées. Vous pénétrerez un jour l'énigme de notre destinée, quand +vous passerez à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir +des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle, +souffrons tous les maux des révolutions; mais voici que, grâce à vous, +nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir porté +la main sur la grande victime! Encore un siècle, et vous serez honteux +d'avoir servi de marchepied à l'ambition personnelle. Vous direz de +vous-mêmes ce que nous disons de notre passé: + +«--La folie du génie militaire nous a déchaînés sur l'Europe, et nous +avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes, +et nous y sommes tombés. + +Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne! Dût cette guerre, +pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre +matériel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous +aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera +sans doute irrités et troublés; les questions politiques et sociales +s'agiteront peut-être tumultueusement encore. C'est précisément en cela +que nous vous serons supérieurs, sujets obéissants, militaires +accomplis! et que cette âme française éprise d'idéal, luttant pour lui +jusque sous l'écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que +vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand +vous serez dignes d'en donner un semblable. + +Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards +émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et +menacez l'avenir! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras +de nos vivres, riches de nos dépouilles! Quelles ovations vous attendent +chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts! +Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution, +que de longue date vous saviez hors d'état de se défendre! L'Europe, qui +vous craignait, va commencer à vous haïr! Quel bonheur ce sera pour vous +d'inspirer partout la méfiance et de devenir l'ennemi commun contre +lequel elle se ligue peut-être déjà en silence! + +Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l'idéal stupide et +grossier du caporalisme, disons mieux, du _krupisme_! Pauvre Allemagne +des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goëthe et de +Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans +l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te renouvelles dans +l'expiation qui s'appelle 89! + + + Lundi 17 octobre. + +Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'après la +chaleur exceptionnelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils +auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur: +ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces +habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L'Allemand du +nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n'est pas +nerveux, il n'a que des muscles; il a l'éducation militaire, qui nous a +trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins. + +Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et +c'est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir +à se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme +la part du feu! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit +l'imprévoyance; elle n'est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas +croire qu'on haïsse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même j'ai +besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces +hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre +enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un être jouissant de ses +facultés habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou +cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et +demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, _tous voleurs_! +Vous réclamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus +d'Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs +exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous +êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois, +mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de +l'avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse! Vous ne +reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalité +comme de votre honneur. Le châtiment commence! + +Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens +ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-être +son temps sur les épaules d'une Allemande, car ils volent aussi des +vêtements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires! + + + Mardi 18 octobre. + +Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'autre. Depuis les pauvres +troupes espagnoles que j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de +Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et +de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les +hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont presque tous déserté avant +Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On +les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel +qu'on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards. +Malheureusement ce désordre continue. + + + Mercredi 19. + +Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la +Loire. Est-elle anéantie? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait +existé! + + + Jeudi 20. + +Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade +pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au +moment où elle se dépouille: il y a des touffes de végétation +invraisemblable au milieu des massifs dénudés. A Chavy, nous descendons +de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse +naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu'aucun jardinier ne +réalisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied +des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni +flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et +velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une +abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'oeil la +nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux à la voiture, je dors dix +minutes sur un fauteuil. Il paraît que c'est assez, je suis complétement +reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'horizon monte une gigantesque +forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et +l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument d'un rayonnement +insoutenable.--Un bout de journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A +Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de +revolver et aurait été pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit. + + + Vendredi 22 octobre. + +Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez bénis! Ils +vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus +et confiants, ils ne souffrent de rien matériellement; mais ils +souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un +nous demande où est sa femme, l'autre où est sa fille; chacun croyait +avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout +envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous écrirons +partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante! +que de vides nous trouverons dans nos affections!--Encore une fois, +qu'ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux! + +On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le moment; il lui plaît de +nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou +il n'y a plus d'armée entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le +danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'être en sûreté +quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère! sa +belle figure pâle me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs +fixés sur moi. C'était un ami excellent, un habile médecin, un homme de +résolution, d'activité, de courage; agile, infatigable, il était plus +jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui. +Je le vois et je l'entends encore à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous +admirions la netteté de son jugement, l'énergie de ses traits et de sa +parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli +village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où l'on entendait +les pas de l'ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin. +Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu'on +avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on +parlait de leurs travaux, on s'intéressait à leur mouvement +intellectuel. Que l'on était loin de voir en eux des ennemis! Comme la +porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne! +Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes +intéressantes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait être un espion, +venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour +prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres +localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France +comme une proie que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi +bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de +surprendre l'éclosion d'une primevère connue de moi seule.--Je me +souviens d'avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des +enfants certains recoins que j'espérais conserver vierges de dégâts. Je +m'indignais contre l'esprit de dévastation de l'enfance. Pauvres +enfants, quelle calomnie!--Et à présent ce charmant pays est sans doute +ravagé de fond en comble, puisque Morère.... Mon fils me trouve navrée et +me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure qu'il +est; il a peut-être raison! + + + Samedi 22 octobre. + +Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos +deux petites; elles font plus d'une lieue à pied. Le temps est +délicieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y encaisse le long +d'une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez +du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui +voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon +enfance, on nous disait: + +--Marche. + +Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons +pas connu le vertige; mais je n'ai pas le même courage pour ces chers +êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent +les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans +cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n'a d'autre souci +que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une supériorité des +Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les +loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races +militaires et conquérantes. J'avoue pourtant qu'à certains égards nous +avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous +tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi +sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque +temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées +citoyennes, nous apprendrons l'exercice à nos petits garçons, nous +trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils +sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils +y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui +serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va +faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes. +Pourtant ces choses-là ne s'improvisent pas dans la situation désespérée +où nous sommes, et c'est avec un profond déchirement de coeur que je +vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté. + +Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison. +Ils avaient horreur de l'état militaire, ils songeaient à de tout autres +professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et +à mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient +exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur +droit; ceux que l'âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent +aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les +autres avec résignation. Il en est très-peu qui reculeraient, il n'y en +a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance; on sent que l'on +manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'élément sédentaire, +celui qui produit et ménage pour l'élément _militant_, est abandonné au +hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût +encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie. +On vote des impôts considérables, c'est très-juste, très-nécessaire; +mais on laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au +travail, qu'après une année de récolte désastreuse et la suspension +absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera. + +Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle +vicieux. Il espère improviser une armée; il frappe du pied, des légions +sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence +tous les dévouements, il exige sans humanité tous les services. Il a +beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les +ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des +communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, à voir les +mouvements de troupes et de matériel qu'il opère; mais le désordre est +effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne +peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur, +qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est +préparé nulle part pour répondre aux besoins que l'on crée. Partout les +troupes arrivent à l'improviste; partout elles attendent, dans des +situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après +une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix +heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué; elles +arrivent harassées pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des +gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps +opportun. L'administration des chemins de fer est surmenée; en certains +endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le matériel manque, +le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les +autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut +plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois, +sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On +s'agite démesurément, on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont +reconnus tout à coup désastreux. L'action du gouvernement ressemble à +l'ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le +même pont. La foule s'entasse, s'étouffe, s'écrase, en attendant que le +pont s'effondre. + +A qui la faute? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée? le +sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l'apparition +d'un génie de premier ordre? Ce génie présidera-t-il à notre salut? +va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir +souffert pour la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils +demain des régiments d'élite? S'il en est ainsi, personne ne se +plaindra; mais si rien n'est utilisé, si l'état présent se prolonge, +nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera +forcé de se rendre. + + + Dimanche 23 octobre. + +Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour +n'apporte pas l'annonce d'un nouveau désastre, on essaye d'espérer. Les +enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et +font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'était. + +Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de +cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je +prolonge la veillée avec mon ami Charles; nous causons jusqu'à minuit. +Depuis plusieurs années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit +plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette +lumière intérieure tourne aisément à l'exaltation. Sur certains points, +il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais +autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au delà de ma +vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événements +heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner, +la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les +forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits +qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des +appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais +la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats. +Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des +choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par +mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a traversé +ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance; +nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues, +étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des +personnes et des choses; à présent ces différences sont très-effacées, +nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de +l'expérience, qui est l'indulgence suprême. + + + Lundi 24. + +Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler +ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Châteaudun est leur proie +d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher. + + + Mardi 25 octobre. + +La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souffrir, après une mort +anticipée qui dure depuis deux mois. C'est une autre manière d'être +victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa +famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les +Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir +qu'elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans +se rendre compte des événements qu'il n'était pas difficile de lui +cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début +l'avaient mortellement frappée au coeur. Elle avait le patriotisme +ardent des âmes généreuses; le rapide progrès de nos malheurs n'était +pas nécessaire pour la tuer. + +Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont là-bas pleins +d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous +pousse donc en avant, vite à leurs secours! Il semble aujourd'hui que la +lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue +l'_entrain_ (_sic_) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter +sur la victoire. Il nous la promet. + + + Mercredi 26. + +Très-mauvaises nouvelles! Ils brûlent, ils font le ravage, ils +s'étendent; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous +sommes _engorgés_ de troupes qui sont partout où l'on ne se bat pas! +L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de +douze.--Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière. +Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée, +chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du courage. + + + Jeudi 27. + +Il pleut à verse, on fait des voeux pour que la Loire déborde, pour que +l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres +soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux? +Que c'est stupide, la guerre! + + + 28. + +Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de +Babel! L'ennemi est à Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance. + + + 29, 30, 31 octobre. + +Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets, de circulaires, de phrases +stimulantes, froides comme la mort. + + + 1er novembre. + +De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement +nous la présente sans détour comme une trahison infâme; c'est aller un +peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu +de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi: + +--Dans le bien et dans le mal, _capable de tout_. + +D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pensée que +celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'écrase; +hier c'était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès +historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment, +c'est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui +renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure à +l'autre la font passer d'une confiance sans bornes à un mépris sans +appel. Il y a quelques jours, des doutes s'étaient répandus; il nous fut +enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la +république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le +traître à l'exécration de l'univers. Cela nous bouleverse et me paraît +bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su +des dispositions de Bazaine à l'égard de la république? S'il les savait +douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance? Je ne veux pas encore +le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement, +mais malgré moi je me dis tout bas: + +--_Qui trompe-t-on ici?_ + +Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai reçu +dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait +sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de +sa main: + +«Nous ne manquons de rien, nous allons très-bien, quoique sans clocher +depuis quinze jours.» + +La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assiégée. On a pu +la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où +Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne +se passe à Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forcé de +capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps +possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'être +accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être +alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu'à la haine! La colère +est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour +Bazaine. J'ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de +cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de +la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les +cas, ce qui se passe à Metz s'explique par les mouvements logiques du +coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on +s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de +succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal +arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s'en +prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut +trouver des lâches, des traîtres, des agents visibles de la fatalité. La +justice se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut +se disculper! + +Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfants. Je +cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre +Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas +une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que +nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à +nos jours! + + + Mercredi 2 novembre. + +Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire +_par ballon monté_, et elle m'éveille en me remettant ces chers petits +papiers, qui me font vivre toute la journée. + +Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L'épidémie se +ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je +prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je +pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait très-froid; nous n'avons pas +d'automne. Comme nos soldats vont souffrir! + + + Jeudi 3. + +On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le défend. Je ne crois pas à +un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais, +d'après ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a espéré s'emparer des +destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a +voulu négocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jouée. +Pourtant que sait-on des motifs de son découragement? Quelles étaient +ses ressources? Le gouvernement est-il éclairé à fond? Il passe outre, +sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une +manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la +persuasion dans les esprits équitables. J'ai lu de très-beaux et bons +discours de l'orateur; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et +obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine +emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission +sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému! On +dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute +individualité. Cette déconvenue, qui m'atteint depuis quelques jours en +lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement +admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude. +N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles +circonstances, c'est être bien au-dessous de son rôle! Est-il +organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si, +pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous +organiser et de nous éclairer! Avec la reddition de Metz, nous voilà +sans armée; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement! + + + 4 novembre. + +Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j'entends, de +journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais symptôme à +mes yeux; l'exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la +réaction d'un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92; on +les invoque trop, et c'est à tort et à travers qu'on s'y reporte. La +situation est aujourd'hui l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le +peuple voulait la guerre et la république; aujourd'hui il ne veut ni +l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui +la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des +villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce +rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92! + +Ceux qui croient que l'élan de cette grande époque peut se produire +aujourd'hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les +conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte +du fatal progrès matériel qui s'est accompli dans l'industrie du +meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous +oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous. +L'obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a +fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent +être bien soignés et bien commandés; ils ne veulent plus mourir sans but +et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la révolte ou +à la désertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il +comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites +que l'incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui +inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à +chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa +réelle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps +passé et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entré +dans la phase du libre examen. + +Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent +compte d'aucune différence; ils repoussent avec une colère maladive +tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire +qu'elle soit. On pourrait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils +sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oublié et +rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de véritables +enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit. +J'en sais même qui sont hommes de mérite, d'étude et de discussion +ingénieuse; ceux-là deviennent forcément la proie d'une habitude de +paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s'ils +parlent sérieusement; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir +que l'homme soit complétement libre, et que le vote du dernier idiot +soit librement émis; mais ils veulent en même temps que les mesures +dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l'idée +d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur +demande si la liberté n'est bonne que quand il n'y a rien à faire pour +elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures: + +--Je vous trouve réactionnaire.--Vous abandonnez vos croyances. + +Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé en voyant s'écrouler la +République de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis +pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus; je n'avais plus +d'autre mission, d'autre idée que celle d'adoucir le sort de ceux qui +voulaient être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout reproche, de +toute appréciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils +sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec +eux. Ils me disent qu'au lieu d'apprécier et de juger au coin du feu +leurs malheureux tâtonnements, je devrais écrire en l'honneur du +gouvernement de la République, chanter apparemment les victoires que +nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne +fait espérer. Je n'ai qu'une réponse à faire: je ne sais pas mentir; +non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon +inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un +danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à ce +qu'il soit parti. + +Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, discuter et redresser au +besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel?--Impossible! +l'exaltation s'en mêle et on déraisonne. + +Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin où l'on est forcé de +vivre pour voir au delà de l'horizon ce qui se passe en France et même à +Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fiévreusement +à l'espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut. +J'avoue qu'à ces derniers, que je crois les plus méritants, je ne +demanderai pas s'ils sont républicains: je trouve qu'ils le sont. Quant +à ceux qui prétendent accaparer l'expression républicaine et qui se +montrent intolérants et irritables, je commence à douter d'eux. Il y a +longtemps que leur manière d'entendre la démocratie et de pratiquer la +fraternité m'est un profond sujet de tristesse. + +Ici, je ne connais que des gens excellents, très-honnêtes et sincères +jusqu'à l'ingénuité; mais leur opinion, mal établie, composée d'éléments +de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l'exaspération que nous +cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de +principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles +pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son coeur ou +l'expression de son tempérament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en +partage l'émotion; rentrée en moi-même, je m'affecte autant du mal +intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable. + +Est-il vrai que la république _seule_ puisse sauver la France? + +Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et +réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de +ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme +au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous +tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne +cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop +prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris +assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y +consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on +espère se défendre.... Mais quand on ne l'espèrera plus? + +On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me +paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas +examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti +pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper +toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours +mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables +qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un +précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou +de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se +retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du +vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux; +mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise +au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à +l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait +en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils +résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant +l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en +lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût +consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces +envahies. + +On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense. +Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin +d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de +ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes +politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard +de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de +cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations +parlementaires. + +Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici +indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et +insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette +autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans +gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette +situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie. + +On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de +faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique, +même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction +de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur +influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas +capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris +par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le +gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche +de mourir. + +Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront +prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos +dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à +leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est +un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la +délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de +Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions +personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir +personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il +suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous +achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les +bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions: + +--_Où allons-nous?_ + +On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à +chaque instant.. + +Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées +donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait +à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le +premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait +la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au +patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons!--Mais l'ennemi du +dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas +là-dessus, il serait bien à propos de le définir. + +Les uns me disent: + +--L'ennemi de la république, c'est le parti _rouge_, ce sont les +démagogues, les clubistes, les émeutiers. + +Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, _comme dans +tout parti_, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et +stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer +le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se +laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant +quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup +d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de +l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont +des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes +et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me +résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des +réactions a qualifiés d'_insurgés_, de _communistes_, de _partageux_, +selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se +trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos +concitoyens, nos frères. + +--Ils veulent piller et brûler, dites-vous? + +--Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les +attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été +pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent +leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur +de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes +envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun +parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des +_rouges_; on est _rouge_, on est _avancé_, et on est paisible quand +même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on +s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en +aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit +permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans +les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour +les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté.--Honnêtes +gens qui répétez cette banalité: _Les rouges nous menacent!_ +calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en +France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment +donné. + +Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune +avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les +républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se +servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en +serons-nous débarrassés? Les _réactionnaires_ se composent des +légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui +sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent +tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et +religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le +nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se +rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité,--ce qui est +prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire, +artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle _la masse des honnêtes gens_, +c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête; +c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur +sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout +Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans +le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un +progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible +immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a +parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et +toujours mieux. + +Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se +rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les +innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis +quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui +contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations +légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela +était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au +nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a +marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais +l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis +la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est +l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons +l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république +est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus +prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le +pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais +moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le +plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir +dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de +vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous +serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus. + +Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand +nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le +renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des +proportions colossales. J'aurais compris certains changements +nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais +les colonnes du _Moniteur_ remplies de noms nouveaux tous les jours +depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux, +incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir +son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à +l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en +ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur +place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains +eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas +tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit +savoir ou s'abstenir. + +Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le +_sauve qui peut_ de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se +font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre +pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc +un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une +philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et +d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de +vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de +l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse, +tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté +pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et +d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux +qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de +méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans +les ténèbres du doute. + + + Samedi 5 novembre. + +Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue +rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos +efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et +irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son +verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout +et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais +bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir. + +Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible +et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec +regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de +l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié +depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une +manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme +un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une +population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein +d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le +contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts +généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais +entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient +posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la +garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce +qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote +de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne +lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions +maintenant: + +--C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton +entêtement. + +Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il +répondrait: + +--Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps +le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé, +c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais, +même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs, +comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes +brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous +proscriviez les uns les autres. On nous a dit: + +»--L'empire c'est la paix. + +»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels +qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous +sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas +assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le +fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous +retournerons à vous. + +Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons +en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la +physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le +résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle +lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de +la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé +et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors, +l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu +à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à +ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48. + +Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait +accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas +en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié. + +--Paye le désastre, toi qui l'as voté. + +Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu! +puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté +de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas +encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée +jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort +sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des +preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il +lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers +des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse +plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès +relatif. + +--Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien. + +Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à +persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il +est têtu, étroit, probe et fier. + +Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès, +et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au +progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce +qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et +fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre, +le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si +nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des +ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter +le paysan quand même. + + Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère. + +Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération +qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous +avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit +de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui +protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une +sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre +le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république +nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le +restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée +et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un +meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui +n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de +décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter. +Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est +un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de +l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il +porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque +chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un +enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce +qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de +lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la +création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle. +Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à +lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre +imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de +sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les +chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté +humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a +été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de +mauvaise foi, et puis le moyen? + +--Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme. + +C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous +qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le +honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à +peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté, +mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord +avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son +maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand +spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus +sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme +le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France, +car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son +droit que tout autre. + +L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc +solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main. +Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable, +parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit +servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création +impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le +rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est +déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire +des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions +violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée +et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je +l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques +Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne +avec son sourire de paternité narquoise, lui dira: + +--C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela +aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas +encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure. + +Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler: + +--Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion, +l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la +patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au +profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous, +hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à +m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos +républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres +civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du +vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce +serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à +notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la +France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les +autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui +enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement. + +Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais +providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas +d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation! +Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite, +qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république, +sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A +présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop +fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre +l'_avocat_, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote +est l'exutoire; fermez-le, tout éclate! + + + Nohant, 6 novembre. + +Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore +amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai +demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante, +j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette +année.--Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de +notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait +qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid +ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse +contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens +eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est +mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être? +J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans +lui. Peut-être me pardonnera-t-il. + +Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il +avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses, +des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu +charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont +rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne +muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt +un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui +croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées +par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils +coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le +caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes +herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour, +silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie, +je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres +circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec +toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne +songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses +à pleurer! + + + Nohant, 7 novembre. + +J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à +écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la +bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste; +peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être +s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être +craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a +là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses +après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en +écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les +officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le +mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils +n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et +au delà tous les frais de leur équipement? + +En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour +les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour +se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les +chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne +sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant +répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les +administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux +mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais +reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés! + +Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est +tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau. + + + Mardi 8. + +L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à +mourir.--Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à +laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte.--Tu es fou, mon pauvre +chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je +retourne à la ville par un froid atroce. + + + Nohant, mercredi 9. + +Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de +mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la +figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre +fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de +maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et +que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le +salut ne veut apparaître; quelles ténèbres!--Paris va donc braver plus +que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne! +Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé. + + + Jeudi 10. + +Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant +une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?--Il +neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus +font des taches noires de place en place. La campagne est laide +aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient +cruelle à l'homme. + +Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite, +poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville +s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous +pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois +pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop +désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui +sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne +tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La +vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté, +nous n'avons plus de sang. + + + 12. + +La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général +d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui. +C'est, dit-on, un _homme de fer_. Pauvre général! s'il ne fait pas +l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de +guerre! Était-il bien prudent de _proclamer_ la trahison de Bazaine? Si +elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans +le doute? + + + Dimanche 13 novembre. + +Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!... +c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie +de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A +cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un +instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre. + +On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir +général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches +ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises, +leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le +flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient +qu'ils nagent! + +Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a +plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a +pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement, +et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel +état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture! +Démence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons +repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous +l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la +société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la +menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la +république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre +ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol +matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être! + + + 18 novembre. + +M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie +de plébiscite. Certes c'est une idée,--M. de Girardin n'en manque +jamais,--mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel, +je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui +ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le +travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître +et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de +progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même; +mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un +piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de +doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la +république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les +votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas +d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne +voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr. + + + 21 novembre. + +Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point +de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous +abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est +dans l'ordre. + + + 25 novembre. + +Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires +ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions +constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même. + +--Les mobiles ont eu de l'_entrain_! + +Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de +parties de plaisir. + +--Nous avons subi des pertes _sérieuses_, l'ennemi en a fait de plus +considérables. + +Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la +France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous +arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au +jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une +sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas +goûter. + + + 26 novembre. + +Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur +poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!... On dit qu'une +action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit! + + + 28. + +Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes +veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter +de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si +rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10 +décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la +situation s'aggrave au lieu de s'améliorer! + + + 29. + +Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les +attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont +très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les +larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont +prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que +le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible +et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition. +Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec +ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on +retombe plus bas. + + + 2 décembre. + +Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on, +une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès. +On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne +nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence +n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il +faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient +heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris, +qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île +enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des +ogres et des monstres de même sorte. + + + 4 décembre, dimanche. + +La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu +toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles +sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le +succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après +avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent?--Il fait +atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela +ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats. + + + 5 décembre. + +On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon +ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne +sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on +pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige. + + + 6 décembre. + +Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans +la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une +usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et +disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une +vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de +froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de +les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie. + + + 7 décembre. + +Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général +qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de +nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un +matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables; +notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de +savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et +les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent +inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre +lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous +les commentaires; il termine par cette phrase étrange: + +_Le public appréciera._ + +--Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se +croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire: + +La cour appréciera. + +--Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne +craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général +qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il +obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un +ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner +d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui +la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de +dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris +ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le +général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV. + +Il s'en lave les mains, le public appréciera!--Il y aura donc un public +seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un +général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son +génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez +cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que +votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce +qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous +jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par +le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au +pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France! + +Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en +fuite,--on appelle cela maintenant se replier,--et que nous faisons une +perte immense en matériel de guerre. + +On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on +ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre +campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans +les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons +pas un fusil pour les repousser. Bon _public_! tu es la part du diable. + + + 8 décembre. + +On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des +accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres +exercices. Il nous annonce des succès _sous toutes réserves_, mais Rouen +est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en +crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de +prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se +défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé. + +De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces +villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes +à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?--Je commence à +m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la +vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne +pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette +merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la +France devant l'ennemi! + +Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir +décrétée? + + + 9 décembre. + +Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le +général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a +fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon +depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient, +entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route. + + + 10. + +Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre +porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs +denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la +Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se +mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette +déroute, on ne sait. + + + 11 décembre. + +Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la +commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses +ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se +sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va +bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour +savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui +font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à +Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne +les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne +les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont +très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si +nous ne faisons rien? + + + 12 décembre. + +Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos +soldats! + + + 13. + +La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes +personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. +Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces +jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me +restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de +mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre +caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde.--Les Prussiens +ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés; +ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du +côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards +dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser +Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux. + + + 14 décembre. + +On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de +l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir +descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer +à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et +Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et +Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel +état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans +journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un +journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation +de ces messieurs. + + + 15. + +Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait +rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être +résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges, +occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On +dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre +autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et +légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que +Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans +résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils +veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les +Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine, +la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose.--Au lieu de se +rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller _couper la +retraite_ aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et +on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément +burlesque obligé. + +Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de +francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien +qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas +encore battus. + + + 16. + +Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose +et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne +voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire +nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie, +s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois.--Nous +serons peut-être envahis demain. + +Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos +mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil. + + + 17 décembre. + +Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était +le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su +que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on +dit que Dieppe est occupé.--Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on +est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans +la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre +sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit +environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les +champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs +officiers. + + + 18. + +Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à +Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme, +battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît +sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était +occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié +sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De +toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on +n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance. +Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin +en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en +attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en +attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne +les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que +mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens. + + + 19. + +Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un +journal insinue qu'il se passe de _grandes choses_: c'est bien mauvais +signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays +de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de +se persuader que tout aille bien. + + + 26. + +Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'_officiel_ +avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire? + + + 21 décembre. + +On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il +encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que +sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est +la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans +contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux, +la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions +prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville,--on les appelle +ainsi,--c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace +de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France +n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable, +qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura +pas, parce qu'elle _ne le veut pas_; mais aux premières élections elle +brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république +avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à +coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire +trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre +parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et +insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les +théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais +si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée +sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient, +indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que +d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit. + +Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis +guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce +monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la +tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes +les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si +quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement. +C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter +une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être +absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et +menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien. +Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à +présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La +crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me +semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale, +puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de +Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller +jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites. + +Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la +Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit +du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien +qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune. + +Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se +sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que +l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le +paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les +centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la +France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la +fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur +lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop +d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée +comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir +que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te +verrais forcée de t'en passer.--Ce qui est certain aujourd'hui, c'est +que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et +qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle +soit. + +Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans +modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent +rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers. +S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de +quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des +minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le +plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient +généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer +pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus. +Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme +effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans +l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la +tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne +peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se +croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui +ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du +pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de +massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un +groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son +audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par +ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de +très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme: +«la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les +moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec +passion fonder ou sauver la république.» + +--C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le +patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se +traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les +iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains; +périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité +dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang! + +Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera +toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait +pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la +liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs +cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à +tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et +d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais, +comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que +n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien +des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France. +La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de +douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée +sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les +abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont +toujours engendré l'injustice. + +Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de +ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a +subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de +communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux +uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement +le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce +que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on +était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est +toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs +nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de +prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti +républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui +dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y +pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la +défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature, +elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le +temps et trouble la lucidité des hommes d'action. + +Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou +inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne +en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement +quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des +clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut +la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans +des assemblées?--Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre, +ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique, +et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas +la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas +donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries. + +Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la +cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils? +Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente +et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage +universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la +théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors +s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents +avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et +rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe +au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la +main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc +confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait +pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple +après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le +châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres. +Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société +nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France +l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour +recommencer? + +Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la +ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si +je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur +de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à +accepter des fonctions républicaines: + +--Nous sommes une nation _pourrie_. Il faut que l'invasion passe sur +nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts, +dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir +nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez +nous l'idéal. + +C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette +conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est +toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le +fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne. +Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous +devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger +ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le +malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le +vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus +solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir. +Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du +principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne +maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi +en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui +avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie +pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment +on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et +les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur +nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez +à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser +des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux +établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et +l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur +conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle. +Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel; +elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire +comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de +chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce +but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais +peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote +alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas +instruire ses enfants, il répondait: + +--Peu m'importe. + +Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son +droit et dit: + +--Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt. + +C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps. +Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans +arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre +d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans +crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot +_au-dessus_, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est +au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit +être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens +d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle +n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle +cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou +le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son +triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes +égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais. + +Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du +gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive, +l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou +une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet +pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de +l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie +les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme +prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant +plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère. +J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne +voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées +que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader +à moi-même. + +La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une +de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous, +remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons +contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la +France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril, +la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous +avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un +idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet +idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner +contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout +d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire +pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient. +Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au +contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes +les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite +aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république +sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai. + +Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours, +obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie, +cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne +l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de +sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et +qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par +engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne +sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste +d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné +tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une +preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple, +c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous. + +En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire +à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous +paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la +gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait +bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les +exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable +et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux +paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver. + +Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur; +il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme +l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de +ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement +difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du +paysan, il est sublime. + +Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu +es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait +à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la +guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise +qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai +toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules, +cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit +partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts, +ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle +bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la +douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette +éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous +subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances +difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout +ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous +et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent +pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres +essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la +probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues +s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en +serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a +guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une +aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas +innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on +compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a +vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse. + + + 22 décembre. + +Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui +n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que +le combustible va manquer.--On déménage Bourges de son matériel.--Petits +combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je +m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans +ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand +nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette +guerre.--Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle! + + + 23, 24 décembre. + +Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de +celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable +gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir. +Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets +pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire +de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une +fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute +la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit +les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos +meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait. +Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût +été comme la foudre tombant sur la table. + + + 25, dimanche. + +La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on +tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore +démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans +l'effroi du lendemain. + + + 26. + +Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura +peut-être enfin ce qui s'est passé par là. + + + 27. + +On ne le sait pas. Le froid augmente. + + + 28. + +Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval +pendant quarante-cinq jours encore. + + + 29 décembre. + +Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves,--c'est +toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne +nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre +l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été +sérieux, sans résultats importants,--comme tous les autres! + + + 30. + +Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi paraît reculer; +je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs +points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le +courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des +nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de +bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au +préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions, +impossible! + +Savoir cela, le sentir jusqu'à l'évidence, et apprendre que les +Prussiens vont peut-être bombarder Paris! Ils ont, dit-on, démasqué des +batteries sur l'enceinte--_avec pertes considérables_, dit +succinctement la dépêche. Pertes pour qui? + + + 31 décembre 1870. + +Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami +Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et +nous nous quittons en disant: + +--Tout est perdu! + +A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore +ensemble. L'exécrable année est finie; mais, selon toute apparence, nous +entrons dans une pire. + +Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas +quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un +immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura gagné; mais je ne crois +pas qu'il y ait perdu absolument son temps. Il a été obligé de faire de +grands efforts pour se déprendre de certaines ardeurs d'espérance; il en +a eu de plus grands encore à faire pour conserver des croyances dont +l'application était un cruel démenti à la vérité. Il n'érigera point en +système à son usage ce qu'il a senti se dégager de vrai au milieu de ses +angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il +regardera toujours avidement, peut-être verra-t-il mieux. + +Il m'en a coûté des larmes, je l'avoue, pour reconnaître que, dans cet +élan républicain qui nous avait enivrés, il n'y avait pas assez +d'éléments d'ordre et de force. Il eût fallu le savoir, consentir à se +juger soi-même et demander la paix avec moins de confiance dans la +guerre. L'erreur funeste a été de croire que notre courage et notre +dévouement suffiraient là où il fallait le sens profond de la vie +pratique. Nous ne l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas pu +diriger la France; ses délégués ne l'ont pas su. La France est devenue +la proie de spéculations monstrueuses en même temps que l'armée en est +la victime. Toute la science politique consistait à distinguer, entre +tant de dévouements qui s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci +dépassait les forces de deux vieillards,--hommes d'honneur à coup sûr, +mais débordés et abusés dès les premiers jours,--et celles d'un jeune +homme sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante +pour se méfier de lui-même. + +Tout serait pardonnable et déjà pardonné, malgré ce qu'il nous en coûte, +si la résolution de n'en pas appeler à la France n'avait prévalu. Il +s'est produit sourdement et il se produit aujourd'hui ouvertement une +résistance à notre consentement qui nous autorise à de suprêmes +exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable ou qu'on nous sauve. +Nous continuons nos sacrifices, nous étouffons nos indignations contre +une multitude d'infamies autorisées ou tolérées, nous engageons le +peuple à attendre, à subir, à espérer encore; mais tout empire, et le +ton du parti qui s'impose devient rogue et menaçant. + +C'est le commencement d'une fin misérable dont nous payerons le dommage. +La délégation dictatoriale va finir comme a fini celle de l'Empire. La +vraie république sauvera-t-elle son principe à travers ce +cataclysme?--Je le sauve dans ma conscience et dans mon âme; mais je ne +puis répondre que de moi. + +Le roi Guillaume va sans doute écrire une belle lettre de jour de l'an à +sa femme. Rien de mieux; mais pourquoi les journaux allemands +reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit à la reine, ce que +la reine dit au roi? C'est pour l'édification de la _chrétienté_ sans +doute, les rois sont si pieux! Ils remercient Dieu si humblement de tout +le sang qu'ils font répandre, de toutes les villes qu'ils brûlent ou +bombardent, de tous les pillages commis en leur nom! Ils vont rétablir +en Allemagne le culte des saints. J'imagine que saint Shylock et saint +Mandrin seront destinés à fêter la campagne de France et le bombardement +de Paris. + + + Nohant, 1er janvier 1871. + +Pas trop battus aujourd'hui; on se défend bien autour de Paris, Chanzy +tient bon et fera, dit-on, sa jonction avec Faidherbe, que je sais être +un homme de grand mérite. Bourbaki dispose de forces considérables. On +se permet un jour d'espérance! C'est peut-être le besoin qu'on a de +respirer; mais que peuvent d'héroïques efforts, si _les causes profondes +d'insuccès_ que personne n'ignore et que nul n'ose dire augmentent +chaque jour?--Et _elles augmentent_! + +Pour mes étrennes, Aurore me fait une surprise; elle me chante une +romance que sa mère lui accompagne au piano, et elle la chante +très-bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans! + + + 2 janvier. + +On nous dit ce matin qu'une dépêche de M. Gambetta est dans les mains de +l'imprimeur, qu'elle est très-longue et contient des nouvelles +importantes. Nous l'attendons avec impatience, lui faisant grâce de +beaucoup de lieux communs, pourvu qu'il nous annonce une victoire ou +d'utiles réformes. Hélas! c'est un discours qu'il a prononcé à Bordeaux +et qu'il nous envoie comme étrennes. Ce discours est vide et froid. Il y +a bien peu d'orateurs qui supportent la lecture. L'avocat est comme le +comédien, il peut vous émouvoir, vous exalter même avec un texte banal. +Il faut croire que M. Gambetta est un grand acteur, car il est un +écrivain bien médiocre. + +Les nouvelles verbales ou par lettres sont déplorables. + + + 4 janvier. + +Lettre de Paris.--_Nous voulons bien mourir, surtout mourir_, +disent-ils. Ce peu de mots en dit beaucoup: ils sont désespérés!... +comme nous. + + + 5 janvier. + +Plus de nouvelles du tout. On nous annonce que pendant douze jours il +n'y aura plus de communications à cause d'un grand mouvement de troupes. +Nous allons donc voir des prodiges d'activité bien entendue? Il serait +temps.--Histoire non officielle, c'est maintenant la seule qui soit +vraie: le général Bourbaki a refusé la direction militaire de la +dictature et déclaré qu'il voulait agir librement ou se retirer. + + + 6 janvier. + +Échec à Bourgtheroulde. C'est près de Jumiéges. Ont-ils ravagé +l'intéressante demeure et le musée de nos amis Cointet? Les barbares +respecteront-ils les ruines historiques? + + + 7. + +Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le sacrilége s'accomplit. La +barbarie poursuit son oeuvre: jusqu'ici elle est impuissante; mais ils +se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts, et la France est +ruinée, pillée, ravagée à la fois par l'ennemi implacable et les _amis_ +funestes. + + + 8. + +Tempête de neige qui nous force d'allumer à deux heures pour travailler. +Toujours des combats partiels; l'ennemi ne s'étend pas impunément. Les +soldats que les blessures ou les maladies nous ramènent nous disent que +le Prussien _en personne_ n'est pas solide et ne leur cause aucune +crainte. On court sur lui sans armes, il se laisse prendre armé. Ce qui +démoralise nos pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles venant de +si loin qu'on ne peut ni l'éviter ni la prévoir. Notre artillerie, à +nous, ne peut atteindre à grande distance et ne peut tenir de près. Il +résulte de tout ce qu'on apprend que la guerre était impossible dès le +début, que depuis tout s'est aggravé effroyablement, et qu'aujourd'hui +le mal est irréparable.--Pauvre France! il faudrait pourtant ouvrir les +yeux et sauver ce qui reste de toi! + + + Lundi 9. + +Neige épaisse, blanche, cristallisée, admirable. Les arbres, les +buissons, les moindres broussailles sont des bouquets de diamants: à un +moment, tout est bleu. Chère nature, tu es belle en vain! Je te regarde +comme te regardent les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont froid. +Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend dans ma chambre, mais j'ai +froid dans le coeur pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre, +mon corps ne se réchauffe pas. Je me brûle les mains en me demandant si +je suis morte, et si l'on peut penser et souffrir étant mort. + +Rouen se justifie et donne un démenti formel à ceux qui l'ont accusé de +s'être vendu. J'en étais sûre! + + + 10 janvier. + +C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa soeur vient à bout de lui faire un +bouquet avec trois fleurettes épargnées par la gelée dans la serre +abandonnée. Triste bouquet dans les petites mains roses de Gabrielle! +Elles s'embrassent follement, elles s'aiment, elles ne savent pas qu'on +peut être malheureux. Nos pauvres enfants! nous tâcherons de vivre pour +elles; mais nous ne pourrions plus le leur promettre. Maurice ne veut à +aucun prix s'éloigner du danger. Nous y resterons, lui et moi, car je ne +veux pas le quitter. Je le lui promets pourtant, mais je ne m'en irai +pas. Du moment que cela est décidé avec moi-même, je suis très-calme. + +On annonce des victoires sur tous les points. Faut-il encore espérer? +Nous le voulons bien, mon Dieu! + + + Mercredi 11. + +La neige est toujours plus belle. Aurore en est très-frappée et voudrait +se coucher dedans! Elle dit qu'elle irait bien avec les soldats pour +jouir de ce plaisir-là. Comme l'enfance a des idées cruelles sans le +savoir! + +Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que l'on a de précieux; elle +passe la journée à cacher ses poupées. Cela devient un jeu qui la +passionne. + + + Jeudi 12. + +A présent ils bombardent réellement Paris. Les bombes y arrivent en +plein.--Des malades, des femmes, des enfants tués.--Deux mille obus dans +la nuit du 9 au 10,--_sans sommation_! + + + Vendredi 13. + +Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a été héroïque et habile, tout +l'affirme; mais il est forcé de battre en retraite. + + + 14. + +Un ballon est tombé près de Châteauroux; les aéronautes ont dit que hier +le bombardement s'était ralenti.--Chanzy continue sa retraite. + + + 15 janvier. + +Rien, qu'une angoisse à rendre fou! + + + 16. + +La peste bovine nous arrive. Plus de marchés. Beaucoup de gens aisés ne +savent avec quoi payer les impôts. Les banquiers ne prêtent plus, et les +ressources s'épuisent rapidement. La gêne ou la misère est partout. Un +de nos amis qu'blâme les retardataires finit par nous avouer que ses +fermiers ne le payent pas, que ses terres lui coûtent au lieu de lui +rapporter, et que s'il n'eût fait durant la guerre un petit héritage, +dont il mange le capital, il ne pourrait payer le percepteur. Tout le +monde n'a pas un héritage à point nommé. Comme on le mangerait de bon +coeur en ce moment où tant de gens ne mangent pas! + +On admire la belle retraite de Chanzy, mais c'est une retraite! + + + 17 janvier. + +Notre ami Girord, préfet de Nevers, est destitué pour n'avoir pas +approuvé la dissolution des conseils généraux. Il avait demandé au +conseil de son département un concours qui lui a été donné par les +hommes de toute opinion avec un patriotisme inépuisable. Il n'a pas +compris pourquoi il fallait faire un outrage public à des gens si +dévoués et si confiants. On lui a envoyé sa destitution par télégramme. +Il a répondu par télégramme avec beaucoup de douceur et d'esprit: + +--Mille remercîments! + +Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion lui tiendra compte de la +dignité de sa conduite; ces mesures révolutionnaires sont bien +intempestives, et dans l'espèce parfaitement injustes. La délégation est +malade, elle entre dans la phase de la méfiance. + +Dégel, vent et pluie. Tous les arbustes d'ornement sont gelés. Les blés, +si beaux naguère, ont l'air d'être perdus. Encore cela? Pauvre paysan, +pauvres nous tous! + +Nous avons des nouvelles du camp de Nevers, qui a coûté tant de travail +et d'argent. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il n'existe pas. Comme celui +d'Orléans, il était dans une situation impossible. On en fait un +nouveau, on dépense, encore vingt-cinq millions pour acheter un terrain, +le plus cher et le plus productif du pays. Le général, l'état-major, les +médecins sont là, logés dans les châteaux du pays; mais il n'y a pas de +soldats, ou il y en a si peu qu'on se demande à quoi sert ce camp. Les +officiers sont dévorés d'ennui et d'impatience. Il y a tantôt trois mois +que cela dure. + + + 18. + +Le bombardement de Paris continue; on a le coeur si serré qu'on n'en +parle pas, même en famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent pas +de place à la réflexion, et qu'aucune parole ne saurait exprimer. + +Jules Favre, assistant à l'enterrement de pauvres enfants tués dans +Paris par les obus, a dit: + +«Nous touchons à la fin de nos épreuves.» + +Cette parole n'a pas été dite à la légère par un homme dont la profonde +sensibilité nous a frappés depuis le commencement de nos malheurs. +Croit-il que Paris peut-être délivré? Qui donc le tromperait avec cette +illusion féroce? ignore-t-il que Chanzy a honorablement perdu la partie, +et que Bourbaki, plus près de l'Allemagne que de Paris, se heurte +bravement contre l'ennemi et ne l'entame pas? Je crois plutôt que Jules +Favre voit la prochaine nécessité de capituler, et qu'il espère encore +une paix honorable. + +Ce mot _honorable_, qui est dans toutes les bouches, est, comme dans +toutes les circonstances où un mot prend le dessus sur les idées, celui +qui a le moins de sens. Nous ne pouvons pas faire une paix qui nous +déshonore après une guerre d'extermination acceptée et subie si +courageusement depuis cinq mois. Paris bombardé depuis tant de jours et +ne voulant pas encore se rendre ne peut pas être déshonoré. Quand même +le Prussien cynique y entrerait, la honte serait pour lui seul. La paix, +quelle qu'elle soit, sera toujours un hommage rendu à la France, et plus +elle sera dure, plus elle marquera la crainte que la France vaincue +inspire encore à l'ennemi. + +C'est _ruineuse_ qu'il faut dire. Ils nous demanderont surtout de +l'argent, ils l'aiment avec passion. On parle de trois, de cinq, de sept +milliards. Nous aimerions mieux en donner dix que de céder des +provinces qui sont devenues notre chair et notre sang. C'est là où l'on +sent qu'une immense douleur peut nous atteindre. C'est pour cela que +nous n'avons pas reculé devant une lutte que nous savions impossible, +avec un gouvernement captif et une délégation débordée; mais, fallût-il +nous voir arracher ces provinces à la dernière extrémité, nous ne +serions pas plus déshonorés que ne l'est le blessé à qui un boulet a +emporté un membre. + +Non, à l'heure qu'il est, notre honneur national est sauvé. Que l'on +essaye encore pour l'honneur de perdre de nouvelles provinces, que les +généraux continuent le duel pour l'honneur, c'est une obstination +héroïque peut-être, mais que nous ne pouvons plus approuver, nous qui +savons que tout est perdu. La partie ardente et généreuse de la France +consent encore à souffrir, mais ceux qui répondent de ses destinées ne +peuvent plus ignorer que la désorganisation est complète, qu'ils ne +peuvent plus compter sur rien. Il le reconnaissent entre eux, à ce +qu'on assure. + +Les optimistes sont irritants. Ils disent que la guerre commence, que +dans six mois nous serons à Berlin; peut-être s'imaginent-ils que nous y +sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous la même chose, dans les +mêmes termes, cela ressemble à un mot d'ordre de parti plus qu'à une +illusion. Ériger l'illusion en devoir, c'est entendre singulièrement le +patriotisme et l'amour de l'humanité. Je ne me crois pas forcée de jouer +la comédie de l'espérance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi; +ils auront un dur réveil. + +Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti républicain +nous sommes gouvernés en ce moment, en d'autres termes à quel parti +appartient la dictature des provinces. MM. Crémieux et Glais-Bizoin se +sont renfermés jusqu'à présent dans leur rôle de ministres; je ne les +crois pas disposés à d'autres usurpations de pouvoir que celles qui leur +seraient imposées par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de +Paris paraît très-pressé de se débarrasser de son autorité pour en +appeler à celle du pays. Malgré les fautes commises,--l'abandon +téméraire des négociations de paix en temps utile, le timide ajournement +des élections à l'heure favorable,--on voit percer dans tout ce que l'on +sait de sa conduite le sentiment du désintéressement personnel, la +crainte de s'ériger en dictature et d'engager l'avenir. La faiblesse que +semblent lui reprocher les Parisiens, exaltés par le malheur, est +probablement la forme que revêt le profond dégoût d'une trop lourde +responsabilité, peut-être aussi une terreur scrupuleuse en face des +déchirements que pourrait provoquer une autorité plus accusée. A +Bordeaux, il n'en est plus de même. Un homme sans lassitude et sans +scrupule dispose de la France. C'est un honnête homme et un homme +convaincu, nous le croyons; mais il est jeune, sans expérience, sans +aucune science politique ou militaire: l'activité ne supplée pas à la +science de l'organisation. On ne peut mieux le définir qu'en disant que +c'est un tempérament révolutionnaire. Ce n'est pas assez; toutes les +mesures prises par lui sont la preuve d'un manque de jugement qui fait +avorter ses efforts et ses intentions. + +Ce manque de jugement explique l'absence d'appréciation de soi-même. +C'est un grand malheur de se croire propre à une tâche démesurée, quand +on eût pu remplir d'une manière utile et brillante un moindre rôle. Il y +a eu là un de ces enivrements subits que produisent les crises +révolutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent +les nations mortellement frappées, et qui leur portent le dernier coup; +mais à quel parti se rattache ce jeune aventurier politique? Si je ne me +trompe, il n'appartient à aucun, ce qui est une preuve d'intelligence et +aussi une preuve d'ambition. Il a donné sa confiance, les fonctions +publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous ceux +qui sont venus s'offrir, les uns par dévouement sincère, les autres pour +satisfaire leurs mauvaises passions ou pour faire de scandaleux +profits. Il a tout pris au hasard, pensant que tous les moyens étaient +bons pour agiter et réveiller la France, et qu'il fallait des hommes et +de l'argent à tout prix. Il n'a eu aucun discernement dans ses choix, +aucun respect de l'opinion publique, et cela involontairement, j'aime à +le croire, mais aveuglé par le principe «qui veut la fin veut les +moyens.» Il faut être bien enfant pour ne pas savoir, après tant +d'expériences récentes, que les mauvais moyens ne conduisent jamais qu'à +une mauvaise fin. Comme il a cherché à se constituer un parti avec tout +ce qui s'est offert, il serait difficile de dire quelle est la règle, +quel est le système de celui qu'il a réussi à se faire; mais ce parti +existe et fait très-bon marché des sympathies et de la confiance du +pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la plus douloureuse critique +qu'on puisse faire d'une dictature qui n'a réussi qu'à se constituer un +parti très-restreint, quand il fallait obtenir l'adhésion d'un peuple. +On ne fera plus rien en France avec cette étroitesse de moyens. Quand +tous les sentiments sont en effervescence et tous les intérêts en péril, +on veut une large application de principes et non le détail journalier +d'essais irréfléchis et contradictoires qui caractérise la petite +politique. J'espère encore, j'espère pour ma dernière consolation en +cette vie que mon pays, en présence de tant de factions qui le divisent, +prendra la résolution de n'appartenir à aucune et de rester libre, +c'est-à-dire républicain. Il faudra donc que le parti Gambetta se range, +comme les autres, à la légalité, au consentement général, ou bien c'est +la guerre civile sans frein et sans issue, une série d'agitations et de +luttes qui seront très-difficiles à comprendre, car chaque parti a son +but personnel, qu'il n'avoue qu'après le succès. Les gens de bonne foi +qui ont des principes sincères sont ceux qui comprennent le moins des +événements atroces comme ceux des journées de juin. Plus ils sont sages, +plus le spectacle de ces délires les déconcerte. + +L'opinion républicaine est celle qui compte le plus de partis, ce qui +prouve qu'elle est l'opinion la plus générale. Comment faire, quel +miracle invoquer pour que ces partis ne se dévorent pas entre eux, et ne +provoquent pas des réactions qui tueraient la liberté? Quel est celui +qui a le plus d'avenir et qui pourrait espérer se rallier tous les +autres? C'est celui qui aura la meilleure philosophie, les principes les +plus sûrs, les plus humains, les plus larges; mais le succès lui est +promis à une condition, c'est qu'il sera le moins ambitieux de pouvoir +personnel, et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour lui et ses +amis. + +Le parti Gambetta ne présente pas ces chances d'avenir, d'abord parce +qu'il ne se rattache à aucun corps de doctrines, ensuite parce qu'il +s'est recruté indifféremment parmi ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il +y a de plus taré, et que dès lors les honnêtes gens auront hâte de se +séparer des bandits et des escrocs. Ceux-ci disparaîtront quand l'ordre +se fera, mais pour reparaître dans les jours d'agitation et se +retrouver coude à coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traiteront de +frères et d'amis, au grand déplaisir de ces derniers. Ces éléments +antipathiques que réunissent les situations violentes sont une prompte +cause de dégoût et de lassitude pour les hommes qui se respectent. M. +Gambetta, honnête homme lui-même, éclairé plus tard par l'expérience de +la vie, sera tellement mortifié du noyau qui lui restera, qu'il aura +peut-être autant de soif de l'obscurité qu'il en a maintenant de la +lumière. En attendant, nous qui subissons le poids de ses fautes et qui +le voyons aussi mal renseigné sur les chances d'une _guerre à outrance_ +que l'était Napoléon III en déclarant cette guerre insensée, nous ne +sourions pas à sa fortune présente, et, n'était la politesse, nous +ririons au nez de ceux qui s'en font les adorateurs intéressés ou +aveugles. + +C'est un grand malheur que ce Gambetta ne soit pas un homme pratique, il +eût pu acquérir une immense popularité et réunir dans un même sentiment +toutes les nuances si tranchées, si hostiles les unes aux autres, des +partisans de la république. Au début, nous l'avons tous accueilli avec +cette ingénuité qui caractérise le tempérament national. C'était un +homme nouveau, personne ne lui en voulait. On avait besoin de croire en +lui. Il est descendu d'un ballon frisant les balles ennemies, incident +très-dramatique, propre à frapper l'imagination des paysans. Dans nos +contrées, ils voulaient à peine y croire, tant ce voyage leur paraissait +fantastique; à présent, le prestige est évanoui. Ils ont ouï dire qu'une +quantité de ballons tombaient de tous côtés, ils ont reçu par cette voie +des nouvelles de leurs absents, ils ont vu passer dans les airs ces +étranges messagers. Ils se sont dit que beaucoup de Parisiens étaient +aussi hardis et aussi savants que M. Gambetta, ils ont demandé avec une +malignité ingénue s'ils venaient pour le remplacer. Au début, ils n'ont +fait aucune objection contre lui. Tout le monde croyait à une éclatante +revanche; tout le monde a tout donné. De son côté le dictateur semblait +donner des preuves de savoir-faire en étouffant avec une prudence +apparente les insurrections du Midi; les modérés se réjouissaient, car +les modérés ont la haine et la peur des rouges dans des proportions +maladives et tant soit peu furieuses. C'est à eux que le vieux Lafayette +disait autrefois: + +--Messieurs, je vous trouve enragés de modération. + +Les modérés gambettistes sont un peu embarrassés aujourd'hui que la +dictature commence à casser leurs vitres, le moment étant venu où il +faut faire flèche de tout bois. Les rouges d'ailleurs sont dans l'armée +comme les légitimistes, comme les cléricaux, comme les orléanistes. +Évidemment les rouges sont des hommes comme les autres, ils se battent +comme les autres, et il faudra compter avec leur opinion comme avec +celle des autres. Ce serait même le moment d'une belle fusion, si, par +tempérament, les rouges n'étaient pas irréconciliables avec tout ce qui +n'est pas eux-mêmes; c'est le parti de l'orgueil et de l'infaillibilité. +A cet effet, ils ont inventé le mandat impératif que des hommes +d'intelligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir subir, sans +s'apercevoir que c'était la fin de la liberté et l'assassinat de +l'intelligence! + +Les rouges! c'est encore un mot vide de sens. Il faut le prendre pour ce +qu'il est: un drapeau d'insurrection; mais dans les rangs de ce parti il +y a des hommes de mérite et de talent qui devraient être à sa tête et le +contenir pour lui conserver l'avenir, car ce parti en a, n'en déplaise +aux modérés, c'est même probablement celui qui en a le plus, puisqu'il +se préoccupe de l'avenir avec passion, sans tenir compte du présent. +Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans ses moeurs, un peu trop +sauvages, le respect matériel de la vraie légalité, et, de la confusion +d'idées folles ou généreuses qu'il exhale pêle-mêle, sortiront des +vérités qui sont déjà reconnues par beaucoup d'adhérents silencieux, +ennemis, non de leurs doctrines, mais de leurs façons d'agir. Une +société fondée sur le respect inviolable du principe d'égalité, +représenté par le suffrage universel et par la liberté de la presse, +n'aurait jamais rien à craindre des impatients, puisque leur devise est +_liberté, égalité_: je ne sais s'ils ajoutent _fraternité_: dans ces +derniers temps, ils ont perdu par la violence, la haine et l'injure, le +droit de se dire nos frères. + +N'importe! une société parfaitement soumise au régime de l'égalité et +préservée des excès par la liberté de parler, d'écrire et de voter, +aurait dès lors le droit de repousser l'agression de ceux qui ne se +contenteraient pas de pareilles institutions, et qui revendiqueraient le +droit monstrueux de guerre civile. Il faut que les modérés y prennent +garde; si les insurrections éclatent parfois sans autre cause que +l'ambition de quelques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas +de même des révolutions, et les révolutions ont toujours pour cause la +restriction apportée à une liberté légitime. Si, par crainte des +émeutes, la société républicaine laisse porter atteinte à la liberté de +la parole et de l'association, elle fermera la soupape de sûreté, elle +ouvrira la carrière à de continuelles révolutions. M. Gambetta paraît +l'avoir compris en prononçant quelques bonnes paroles à propos de la +liberté des journaux dans ce trop long et trop vague discours du 1er +janvier, dont je me plaignais peut-être trop vivement l'autre jour. S'il +a cette ferme conviction que la liberté de la presse doit être respectée +jusque dans ses excès, s'il désavoue les actes arbitraires de +quelques-uns de ses préfets, il respectera sans doute également le +suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte de tous ses partisans, +mais j'imagine qu'il n'est pas homme à sacrifier les principes aux +circonstances. + +Je lui souhaite de ne pas perdre la tête à l'heure décisive, et je +regrette de le voir passer à l'état de fétiche, ce qui est le danger +mortel pour tous les souverains de ce monde. + + + 19 janvier. + +On a des nouvelles de Paris du 16. Le bombardement nocturne +continue.--_Nocturne_ est un raffinement. On veut être sûr que les gens +seront écrasés sous leurs maisons. On assure pourtant que le mal _n'est +pas grand_. Lisez qu'il n'est peut-être pas proportionné à la quantité +de projectiles lancés et à la soif de destruction qui dévore le saint +empereur d'Allemagne; mais il est impossible que Paris résiste longtemps +ainsi, et il est monstrueux que nous le laissions résister, quand nous +savons que nos armées reculent au lieu d'avancer. + +Du côté de Bourbaki, l'espoir s'en va complètement malgré de brillants +faits d'armes qui tournent contre nous chaque fois. + + + 20. + +Nos généraux ne combattent plus que pour joûter. Ils n'ont pas la +franchise de d'Aurelle de Paladines, qui a osé dire la vérité pour +sauver son armée. Ils craignent qu'on ne les accuse de lâcheté ou de +trahison. La situation est horrible, et elle n'est pas sincère! + +Le temps est doux, on souffre moins à Paris; mais les pauvres ont-ils du +charbon pour cuire leurs aliments?--On est surpris qu'ils aient encore +des aliments. Pourquoi donc a-t-on ajourné l'appel au pays il y a trois +mois, sous prétexte que Paris ne pouvait supporter vingt et un jours +d'armistice sans ravitaillement? Le gouvernement ne savait donc pas ce +que Paris possédait de vivres à cette époque? Que de questions on se +fait, qui restent forcément sans réponse! + + + 21. + +Tours est pris par les Prussiens. + + + 22 et 23. + +Toujours plus triste, toujours plus noir, Paris toujours bombardé! on a +le coeur dans un étau. Quelle morne désespérance! on aurait envie de +prendre une forte dose d'opium pour se rendre indifférent par +idiotisme.--Non! on n'a pas le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir, +il faudra se souvenir. Il faut tâcher de comprendre à travers les +ténèbres dont on nous enveloppe systématiquement. A en croire les +dépêches officielles, nous serions victorieux tous les jours et sur tous +les points. Si nous avions tué tous les morts qu'on nous signale, il y a +longtemps que l'armée prussienne serait détruite; mais, à la fin de +toutes les dépêches, on nous glisse comme un détail sans importance que +nous avons perdu encore du terrain. Quel régime moral que le compte +rendu journalier de cette tuerie réciproque! Il y a des mots atroces qui +sont passés dans le style officiel: + +--_Nos pertes sont insignifiantes,--nos pertes sont peu considérables._ + +Les jours de désastre, on nous dit avec une touchante émotion: + +--Nos pertes sont _sensibles_. + +Mais pour nous consoler on ajoute que celles de l'ennemi sont +_sérieuses_, et le pauvre monde à l'affût des nouvelles, va se coucher +content, l'imagination calmée par le rêve de ces cadavres qui jonchent +la terre de France! + + + 24 janvier. + +Nos trois corps d'armée sont en retraite. Les Prussiens ont Tours, Le +Mans; ils auront bientôt toute la Loire. Ils payent cher leurs +avantages, ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au roi Guillaume? +l'Allemagne lui en donnera d'autres. Il la consolera de tout avec le +butin, l'Allemand est positif; on y perd un frère, un fils, mais on +reçoit une pendule, c'est une consolation. + +Paris se bat, sorties héroïques, désespérées.--Mon Dieu, mon Dieu! nous +assistons à cela. Nous avons donné, nous aussi, nos enfants et nos +frères. Varus, qu'as-tu fait de nos légions? + +Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en +progrès. + + + 25 janvier. + +Succès de Garibaldi à Dijon. Il y a là, je ne sais où, mais sous les +ordres du héros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins +crédule, moins dupe de certains associés, le doux et intrépide Frapolli, +grand-maître de la maçonnerie italienne, qui, dès le commencement de la +guerre, est venu nous apporter sa science, son dévouement, sa bravoure. +Personne ne parle de lui, c'est à peine si un journal l'a nommé. Il n'a +pas écrit une ligne, il ne s'est même pas rappelé à ses amis. Modeste, +pur et humain comme Barbès, il agit et s'efface,--et il y a eu dans +certains journaux des éloges pour de certains éhontés qu'on a nommés à +de hauts grades en dépit des avertissements de la presse mieux +renseignée. Malheur! tout est souillé, tout tombe en dissolution. Le +mépris de l'opinion semble érigé en système. + + + 26 janvier. + +Encore une levée, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes +à n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui +seront à peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront +jamais, si on continue à ne pas les exercer et à ne les armer qu'au +moment de les conduire au feu. Mon troisième petit-neveu vient de +s'engager. + + + 27. + +Visites de jeunes officiers de mobilisés, enfants de nos amis du Gard. +Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant +absolument rien, comme les autres. Châteauroux regorge de troupes de +toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais +pourquoi. A La Châtre, on a de temps en temps un passage annoncé; on +commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a +toujours un règlement qui lui défend de payer. D'autres fois la troupe +arrive à l'improviste, on n'a reçu aucun avis, le pain manque. +Heureusement les habitants de La Châtre pratiquent l'hospitalité d'une +manière admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande à +discrétion: ils coucheraient sur la paille plutôt que de ne pas donner +de lit à leur hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les villes à +bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et +on s'étonne de leur résignation. Le découragement s'en mêle. Subir tous +les maux d'une armée en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre +mois aucune instruction militaire, c'est une étrange manière de servir +son pays en l'épuisant et s'épuisant soi-même. + +Un peu de _fantaisie_ vient égayer un instant notre soirée, c'est une +histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi +le département, c'est-à-dire qu'ils en ont franchi la limite pour +demander de la bière et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont +demandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils étaient dans l'Indre, +ils se sont retirés en toute hâte, disant qu'il leur était défendu d'y +entrer, et que ce département ne serait pas envahi à cause du château de +Valençay, le duc ayant obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au +service du roi, qu'on respecterait ses propriétés. + +Il y a déjà quelque temps que cette histoire court dans nos villages. +Les habitants de Valençay ont dit que si les Prussiens respectaient +seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils +brûleraient le château. + +Il y a quelque chose qu'on dit être vrai au fond de ce roman, c'est que +le duc de Valençay aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer et +de faire partir les objets précieux, et que, peu après, il aurait donné +l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de +respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que +cette promesse se soit étendue au département, c'est ce que nous ne +croirons jamais, malgré la confiance qu'elle inspire aux amateurs de +merveilleux. + + + 28 janvier. + +Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci! Par une +chance inespérée, à cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi +nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et +peut-être de famine de plus!--Mon bon Plauchut m'écrit qu'il _mange sa +paillasse_, c'est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée. +Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne +aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins. +Le 15, on jouait _François le Champi_ au profit d'une ambulance. Cette +pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la République, a la +singulière destinée d'être jouée encore sous le bombardement. Une +bergerie! + +Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne +_veulent_ souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher +petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a +été forcé de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur +sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les +sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur +la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont +déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris +est admirable, on est fier de lui! + + + 28 au soir. + +Mais les exaltés veulent le mâter, le livrer peut-être. Il y a encore eu +une tentative contre l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes +nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est +un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont +criminelles et la première pensée qui se présente à l'esprit est +qu'elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des +fous ou des traîtres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la +tuerie: ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes. + +On parle d'armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent +peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la +fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en émeut et nous défend +d'y croire. Ne lui en déplaise, nous n'y croyons que trop. La misère +doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le +dissimuler, cela devient évident. Le bois manque, le pain va manquer. +L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce qui reste de bandits à +Paris,--et il en reste toujours,--pour piller les vivres et peut-être +les maisons. La majorité de la garde nationale paraît irritée et blâme +la douceur du général Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur de +Paris à sa place. Est-ce l'énergie, est-ce la patience qui peuvent +sauver une pareille situation?--Elle est sans exemple dans l'histoire. +Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en brûlant Paris? On ne +ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait être mort jusqu'à demain,--et +peut-être que demain ce sera pire! + + + Dimanche 29 janvier. + +C'en est fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne prononce pas encore ce +mot-là. Un armistice est signé pour vingt et un jours. Convocation d'une +assemblée de députés à Bordeaux: c'est Jules Favre qui a traité à +Versailles. On va procéder à la hâte aux élections. On ne sait rien de +plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affamé? car il est +affamé, la chose est claire à présent! La paix sortira-t-elle de cette +suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles +conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible +que l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de plusieurs forts. +Il n'y a pas d'illusion à conserver. Cela devait finir ainsi! L'émeute a +dû être plus grave qu'on ne l'a avoué. Les Prussiens en profitent. +Malheureux agitateurs! que le désastre, la honte et le désespoir du pays +vous étouffent, si vous avez une conscience! + +Le désordre et le dégoût où l'on a jeté la France rendaient notre perte +inévitable. Mais fallait-il laisser dire à nos ennemis: + +--Ce peuple insensé se livre lui-même! Les haines qui le divisent ont +fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-même! + +Ah! mécontents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous +aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie des +émeutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous êtes tous +bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on +tâchera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se +rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'héroïsme véritable! + +On vous plaint et on vous aime tous quand même: vous n'êtes plus +écrasés par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On +respire en dépit d'une douleur profonde, et on veut la paix,--oui, la +paix au prix de notre dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette +torture! Quant à moi, il était au-dessus de mes forces de la contempler +plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre ceux +qui reprochent à votre gouvernement d'avoir cédé devant l'horreur de vos +souffrances. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure et on aime: +arrière ceux qui maudissent! + + + Janvier. + +A présent nous savons pourquoi Paris a dû subir si brusquement son sort. +Encore une fois nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles de l'Ouest +et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en déroute. Le +malheureux Bourbaki, harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons et +les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est brûlé la cervelle. +Aucune dépêche ne nous en a informés, les journaux que nous pouvons nous +procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop à +Versailles, et devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout espoir. + +Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne trahissait pas qui s'est tué +pour ne pas survivre à la défaite! + + + 31 janvier. + +Dépêche officielle.--_Alea jacta est!_ La dictature de Bordeaux rompt +avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, après avoir livré par ses +fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par +une révolte ouverte contre le gouvernement dont il est le délégué! +Peuple, tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre +des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans +cet abîme, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout +et qui l'y plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits. +Deux malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer ta +perte. Relève-toi, si tu peux! + +«L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse +dépêche, _semble_ indiquer que la capitale a été rendue en tant que +place forte. La convention qui est intervenue _semble_ avoir surtout +pour objet la formation et la nomination _d'une assemblée_. + +«La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'intérieur et de +la guerre est toujours la même: _guerre à outrance, résistance jusqu'à +complet épuisement!_» + +Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le _complet épuisement_ est +prévu, inévitable, et le voilà décrété! + +«Employez donc toute votre énergie, dit la dépêche en s'adressant à ses +préfets, à maintenir le _moral_ des populations!» + +Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet épuisement! Voilà tout +ce que vous avez à leur offrir. Eh bien! c'est déjà fait. Vous avez tout +pris, et cela ne vous a servi à rien. Il faut aviser au moyen de vider +deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme +mort! + +Viennent ensuite des ordres relatifs à la discipline. + +«Les troupes devront être exercées tous les jours pendant de longues +heures pour s'aguerrir.» + +Il est temps d'y songer, à présent que celles qui savaient se battre +sont prisonnières ou cernées, et que celles qui ne savent rien sont +démoralisées par l'inaction et décimées par les maladies! Ferez-vous +repousser les pieds gelés que la gangrène a fait tomber dans vos +campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques, +les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de +vingt-quatre heures? Rétablirez-vous la discipline dont vous vous êtes +préoccupé tout récemment et que vous avez laissée périr comme une chose +dont _l'élément civil_ n'avait aucun besoin? + +Mais voici le couronnement du mépris pour les droits de la nation: Après +avoir décrété la guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et de la +guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant cette double tâche, ajoute: + +--_Enfin, il n'est pas jusqu'aux élections qui ne puissent et ne doivent +être mises à profit_. + +Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volonté +gouvernementale, j'allais dire _impériale_, aux électeurs de la France. + +--Ce _qu'il faut_ à la France, c'est une assemblée _qui veuille la +guerre et soit décidée à tout_. + +«Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain +matin. Le _ministre_,--c'est de lui-même que parle M. Gambetta,--_le +ministre s'est fixé un délai qui expire demain à trois heures_.» + +C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il passera outre et régnera +seul. Le tout finit par un refrain de cantate: + +--Donc, patience! fermeté! courage! union et discipline! + +Voilà comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a apposé beaucoup de +points d'exclamation au bas de ses dépêches et circulaires, il croit +avoir sauvé la patrie. + +Nous voilà bien et dûment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une +place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer +_l'épuisement_ rêvé par la grande âme du ministre pendant que l'ennemi, +maître des forts, réduira en cendre la capitale du monde civilisé. Il +n'entre pas dans la politique, si modestement _suivie_ et _pratiquée_ +par le _ministre_, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de +succomber sans son aveu! + +Ce déplorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu +guerrier, à la férocité froide et raisonnée, est une note à prendre et à +retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de nous! Dépêchez-vous de +vous donner _des maîtres_, pauvres moutons du Berry! + + + 1er février. + +Aujourd'hui le _ministre_ refait sa thèse. Il change de ton à l'égard de +Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est défendue que pour lui +donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est +sauvée, vu qu'il a formé «des armées _jeunes encore_, mais _auxquelles_ +il n'a manqué _jusqu'à_ présent _que la_ solidité _qu'on_ n'acquiert +_qu'à_ la longue.» + +Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont +apparemment il ne relève plus. + +--_On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un +armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté, +qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos +soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au +repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays, +une assemblée nationale. Cependant_ _personne ne vient de Paris, et il +faut agir._ + +On s'imagine qu'après avoir ainsi tancé la _légèreté coupable_ de son +gouvernement, le _ministre_ va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il +s'était fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose! Il va obéir et +s'occuper d'avoir une assemblée _vraiment nationale_. Pardonnons-lui une +heure d'égarement, passons-lui encore cette proclamation illisible, +impertinente, énigmatique. Espérons qu'il n'aura pas de candidats +officiels, bien qu'il semble nous y préparer. Espérons que, pour la +première fois depuis une vingtaine d'années, le suffrage universel sera +entièrement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la +volonté de la France. + +Ce retard du délégué de Paris, qui offense et irrite le délégué de +Bordeaux, nous inquiète, nous autres. Paris aurait-il refusé de +capituler malgré l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos +armées sont à dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du +dehors, et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés redoublent. +Peut-être qu'au lieu de manger on s'égorge.--Le ravitaillement s'opère +pourtant, et on annonce qu'on peut écrire des lettres _ouvertes_ et +envoyer des denrées. + + + 2 février. + +J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles?--Il fait un temps +délicieux; j'ai écrit la fenêtre ouverte. Les bourgeons commencent à se +montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches +rayées de vert. Les moutons sont dans le pré du jardin, mes +petites-filles les gardent en imitant, à s'y tromper, les cris et appels +consacrés des bergères du pays. Ce serait une douce et heureuse journée, +s'il y avait encore de ces journées-là; mais le parti Gambetta nous en +promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la +_guerre à outrance_ et le _complet épuisement_. Pour quelques-uns, c'est +encore quelques mois de pouvoir; pour les désintéressés, c'est la +satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et +fait trembler la volaille, c'est-à-dire les timides du parti +opposé;--mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se +l'imagine! Le paysan surtout est très-calme, il sourit et se prépare à +voter, quoi?--La paix à outrance peut-être; on l'y provoque en le +traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait: + +--Ils s'y prennent comme ça? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les +mouches avec du vinaigre. + +Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse +contre le complet épuisement, et ils n'auront pas tort. + +--Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravagés, si +on ravage le reste? + +Ils n'ignorent pas que les provinces défendues souffrent autant des +nationaux que des ennemis, et, comme le vol des prétendus fournisseurs +et le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à présent sans +restriction et sans limite dans nos prétendus moyens de défense, ils ne +veulent plus se défendre avec un gouvernement qui ne les préserve de +rien et les menace de tout. + + + Vendredi 3 février. + +Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux décrète +de son chef des incompatibilités que la République ne doit pas +connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité les membres de +toutes les familles déchues du trône, mais encore les anciens candidats +officiels, les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par une logique +d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas élire les +préfets d'il y a six mois; en revanche, on pourra élire les préfets +actuellement en fonctions! C'est le coup d'État de la folie; il y a des +gens pour l'admirer et en accepter les conséquences.--Que fait donc le +gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette +modification à la première, à la plus sacrée des lois républicaines? +L'ennemi l'empêche-t-il de communiquer avec la délégation? Ce serait de +la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de +vouloir outrager et avilir le suffrage universel. + +Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère, afficher l'outrage au +peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands désordres. +Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous préserve des +colères de la réaction, si stupidement provoquées et si cruellement +aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de sûreté +s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris répare la faute de son +ex-collègue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela. +Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'étranger +devient à jamais honteuse pour la France. + + + Vendredi soir. + +Enfin! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec un décret signé de tous +les membres du gouvernement de Paris, donnant un démenti formel aux +prétentions du délégué. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui +vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a +endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte portée ces jours-ci à +l'inamovibilité de la magistrature a été pour nous, qui aimons et +respectons Crémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes les magistrats +frappés par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais détruire un +principe pour punir quelques coupables, et se résoudre à un tel acte au +moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme +dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais été mises +en doute, que je sache. Que s'est-il donc passé? Cette verte vieillesse +s'est-elle affaissée tout d'un coup sous la pression des exaltés? + +Le parti Gambetta était donc fermement convaincu que _la guerre +commençait_, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures +dictatoriales pour donner un nouvel élan à la France, et qu'on avait un +an de lutte acharnée, ou une prochaine série de grandes victoires pour +arriver au consulat? + +A Paris, on est triste, mais résigné; il n'y a pas eu le moindre +trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donné à entendre pour nous effrayer. +Il y a un système à la fois réactionnaire et républicain pour nous +brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent. + +Nous apprenons enfin que l'armée de Bourbaki a passé en Suisse au moment +d'être cernée et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup sûr, M. de +Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à Paris. + +Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis +réellement une balle dans la tête. Les uns disent qu'il est légèrement +blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a +voulu mourir; c'est le seul général qui ait manqué de philosophie devant +la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se +sont bien battus! + + + 4 février. + +Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux blés sont rentrés sous +terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton +affreux. Des espaces immenses sont rasés par la gelée. Il est dit que +nous perdrons tout, même l'espérance. M. de Bismarck nous envoie des +dépêches! Il déclare qu'il n'admet pas les _incompatibilités_ de M. +Gambetta. C'est lui qui nous protége contre notre gouvernement. C'est la +scène grotesque passant à travers le drame sombre. + +Lettres du Midi. Ils sont effrayés. Le coup d'État les menace, +disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons républicains vont voter +pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amenée par la +situation. + +Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste +républicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la +faute de son chef. Il y a là des noms aimés; mais, pour défendre le +système qu'ils s'obstinent à représenter, il faudrait fausser sa propre +conscience, et peu de gens estimables s'y décideront. Il y en aura +pourtant; il y a toujours des politiques _purs_ qui font bon marché de +leurs scrupules et de leurs répugnances pour obéir à un système convenu; +c'est même cela qu'ils appellent la _conduite politique_. J'avoue que +j'ai toujours eu de l'aversion pour cette stratégie de transaction. + +Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta disait, en finissant, une +parole énigmatique: + +--Pour atteindre ce but sacré (la guerre à outrance représentée par le +choix des candidats), il faut y dévouer nos coeurs, nos volontés, notre +vie, et, _sacrifice difficile peut-être, laisser là nos préférences_. +Aux armes! aux armes! etc. + +Le parti entend sans doute son chef à demi-mot. Pour nous, simples +mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte +mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évolution politique comme +celle de ces républicains du Midi qui m'écrivaient hier: + +«Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons à l'ennemi de +l'ennemi!» + +M. Gambetta, passant à l'alliance avec les rouges qu'il a contenus +jusqu'ici dans les villes agitées par eux, serait plus logique; +jusqu'ici ses _préférences_ ont été pour ses confrères de Paris qui lui +ont confié nos destinées, faisant en cela, selon nous, acte d'énorme +légèreté. A présent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et +son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne +s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature +et de coups d'État. + + + 5 février. + +Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande défiance +qu'on croit ce silence _commandé_. On s'inquiète de ce qui se passe à +Bordeaux entre Jules Simon et la dictature. + + + 6. + +Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux +d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal réglé ou mal compris, a +amené de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une +partie de nos mobilisés qui a été conduite au feu, comme nous le +redoutions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui s'est trouvée à +l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jetés comme +des fous, traversant la Loire en désordre sur un pont miné, tombant dans +la rivière, sortant de là en riant pour aller droit aux Prussiens +embusqués dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui +éclataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres +faute de se reconnaître et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres +enfants étaient cernés; la retraite leur était absolument coupée, et ils +attendaient l'écrasement final lorsque, après six heures d'attente dans +la boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de leur laisser +connaître l'armistice, mais en leur déclarant qu'il ne l'acceptait pas. +Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera décoré ou général.--Avec +de tels chefs, l'_épuisement_ désiré ira vite, et le pouvoir de ceux qui +sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue durée +qu'ils l'espèrent. + + + Mardi 7 février. + +On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a été +vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le décret du +gouvernement de Paris relatif à la liberté des élections ont été saisis +à Bordeaux. Le coup d'État est complet! + +Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a dû +montrer une fermeté qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gambetta +se décide à donner sa démission, et que le décret de Paris qui annule le +sien sera publié _demain_. + +Demain! c'est le jour du vote! On aura commencé à voter, et dans +beaucoup de localités on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre +de choisir son candidat; mais en revanche les préfets en fonctions +pourront être élus dans les localités qu'ils administrent encore. On +promène déjà partout des listes officielles qu'on appelle listes +républicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette +république-là aura suivi la forme impériale et admis des +incompatibilités inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle +retombe sur ceux qui l'acceptent! + +Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son +devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais rêve d'un coup +de dictature avorté. Le vote sera libre quand même, grâce à la ferme +volonté que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son +étendue. + +Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas à la +principale, la liste dite libérale, celle de la paix, comme l'appellent +les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont +pas. + +Aucun symptôme de bonapartisme ni de cléricalisme dans les esprits +autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui représentent pour +eux le vote pour la paix; je vis cloîtrée, je ne vois même presque +jamais les paysans de la nouvelle génération. + +Ils ont beaucoup grandi en fierté et en bien-être, ces paysans de vingt +à quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre, +ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent à +vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s'arrêtent chez +nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l'aisance +simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes +qu'ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de +savoir-vivre; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le +sentiment, ils ont la notion et la volonté de l'égalité: c'est le droit +de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent +tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas +bon. + +Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans +la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et +engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'échanger avec +personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir +tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à +aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne +savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident, +ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et +l'arrangement avec la sûreté d'observation qui aide le sauvage à +retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez +nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms +propres à l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les +candidats qui passent pour représenter leur opinion. S'ils font quelques +questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le +mot _avocat_ les met en défiance. _Avocat_ est une injure au village. +Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général +tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains +noms qu'ils aiment personnellement en disant: + +--Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas +faire celles des autres! + +Et ceci est une question d'ordre, d'économie, de sagesse et +d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien +à gagner chez nous au changement de personnes. Étant d'un des +départements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au +moins préservé de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire à aucun +emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne +désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c'est-à-dire un +citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le +placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a +d'ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l'homme de son +état et de son milieu parce qu'elle le différencie de ses égaux. Il faut +qu'elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n'ait +lieu d'abuser. + +Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans désordre et sans +vexation. On est très-bon dans notre pays, et nous avons un excellent +sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a professé et +professe un grand respect pour la liberté des opinions. Si on se +querelle, ce ne sera pas sa faute. + +Un de nos mobilisés a écrit; malgré l'armistice, ils couchent plus que +jamais dans la boue, et malgré l'espoir et l'annonce de la reprise +prochaine des hostilités, moins que jamais on ne les exerce. Il y a eu +des morts et des blessés, il y a surtout des malades. Un médecin de La +Châtre, le docteur Boursault, malgré son âge assez avancé et sa fortune +assez médiocre, s'est attaché gratuitement au service du bataillon. + +Je donnerais beaucoup pour être sûre que le dictateur a donné sa +démission. Je commençais à le haïr pour avoir fait tant souffrir et +mourir inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me répétant qu'il +nous a sauvé l'honneur. Notre honneur se serait fort bien sauvé sans +lui. La France n'est pas si lâche qu'il lui faille avoir un professeur +de courage et de dévouement devant l'ennemi. Tous les partis ont eu des +héros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs. +Nous avons bien le droit de maudire celui qui s'est présenté comme +capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu'au +désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n'a +même pas eu de bon sens. + +Que Dieu lui pardonne! Je vais me dépêcher de l'oublier, car la colère +et la méfiance composent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu'un +poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent +qu'il aura des comptes sévères à rendre à la France, et que son avenir +n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tranquille. S'il faut +qu'une enquête se fasse sur sa probité, que je ne révoque point en +doute--les exaltés ne sont pas cupides--dès qu'il se sera justifié, +qu'on lui pardonne tout, en raison de la raison qui lui manque. Le +chauffeur maladroit qui fait éclater la chaudière n'est pas punissable +quand il saute avec elle. + +Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans l'air une détente qui +ne sera pas sans influence sur notre espèce nerveuse et impressionnable. +Non! on ne se battra pas demain. + + + 8 février. + +Dès le matin, les paysans des deux sections de la commune étaient réunis +devant l'église. Les vieux et les infirmes voulaient se traîner au +chef-lieu de canton, qui est à six kilomètres. Mon fils fait atteler +pour eux un grand chariot qu'on accepte, et il s'en va à pied avec les +jeunes. Sur la route, on rencontre les autres communes marchant en ordre +avec leurs vieillards conduits par les voitures des voisins, qui, sans +s'être concertés, ont tous eu l'idée de fournir des moyens de transport, +et de se servir de leurs jambes plutôt que de laisser un électeur privé +de son droit. Pas une abstention! Ce vote au chef-lieu de canton a paru +une espèce de défi qu'on a voulu accepter.--Dans la journée, on vient +nous dire que tout est calme, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une querelle, +et notre village rentre sans avoir manqué à sa parole. + +Les journaux confirment la démission Gambetta, et annoncent l'arrivée à +Bordeaux de plusieurs membres du gouvernement de Paris.--Je reçois de +Paris une première lettre par la poste; mais, comme les Prussiens +veulent lire notre pensée, on ne se la dit pas et on est moins bien +informé que par les ballons. + + + Jeudi 9 février. + +J'ai attendu Maurice, qui est rentré à trois heures du matin. Il avait +été cloué à un bureau de dépouillement. La liste _libérale_ l'emporte +jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent contre un. + +On m'assure que les choix de notre département sont réellement libéraux +et même républicains, qu'en tout cas ils ne sont nullement +réactionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans toute la France, +et que les hommes du passé ne profitent pas trop de l'irritation +produite dans les masses par la tentative d'étouffement du vote. J'ai de +l'espérance aujourd'hui; notre pauvre France a appelé le bon sens à son +aide, et elle est disposée à l'écouter. Ce n'est pas une majorité +restauratrice que le bon sens demande, c'est une majorité réparatrice. +Se sentira-t-elle le pouvoir et les moyens de continuer la guerre? Je ne +le crois pas; mais, s'il est constaté qu'elle les a encore, espérons +qu'elle ne sera pas lâche et qu'elle usera de ce pouvoir et de ces +moyens. + +Quoi qu'il arrive, l'équilibre rompu entre la France et son expression +va se rétablir. C'était la première condition pour nous rendre compte +de notre situation, qu'on nous défendait de connaître et que nous +allons pouvoir juger en famille. On avait exclu du conseil les +principaux intéressés, ceux qui supportent les plus lourdes charges; il +était temps de se rappeler qu'ils n'appartiennent pas plus à un parti +qu'ils ne doivent appartenir à un souverain. Puisque, grâce à la +Révolution de 89, tout homme est un citoyen, il est indispensable de +reconnaître que tout citoyen est un homme, que par conséquent nul ne +peut disposer des biens et de la vie de son semblable sans le consulter. +Ce n'est pas parce que l'Empire en a disposé par surprise qu'une +république a le droit d'agir de même et de sacrifier l'homme à l'idée, +l'homme fût-il stupide et l'idée sublime. + +Une guerre continuée ainsi ne pouvait produire l'élan miraculeux des +guerres patriotiques. D'ailleurs les choses de fait sont entrées dans +une nouvelle phase de développement. En même temps que la science +appliquée à l'industrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de +l'électricité, et tant d'autres découvertes merveilleuses et fécondes, +elle accomplissait fatalement le cercle de son activité, elle trouvait +des moyens de destruction dont nous n'avons pas pu nous pourvoir à +temps, et qui ont mis à un moment donné la force matérielle au-dessus de +la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n'est rien de +plus. L'homme qui eût pu rendre immédiatement applicable un engin de +guerre supérieur à tous les engins connus eût plus fait pour notre salut +que tout un parti avec des paroles vides et un système d'excitations +inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà parlé d'un _rempart de +poitrines humaines_, parole féroce, si elle n'eût été irréfléchie. Les +poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les +traverse, et jamais un ingénieur militaire ne les assimilera à des +moellons. L'homme de coeur ne peut entendre les métaphores de +l'éloquence sans éprouver un déchirement profond. Le paysan, à qui on +prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang, +a raison de ne pas aimer les avocats. + + + 10 février. + +A présent que les communications régulières sont rétablies ou vont +l'être, je n'ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la +vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et +à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l'isolement +plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il +n'était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l'effet du +contre-coup des événements extérieurs. Très-peu parmi nous ont eu durant +cette crise le triste avantage de la contempler sans égarement d'esprit +et sans catastrophe immédiate. Je dis que c'est un triste avantage, +parce que, dans cette inaction forcée, on souffre plus que ceux qui +agissent. Je le sais par expérience; en aucun temps de ma vie, je n'ai +autant souffert! + +Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je ne l'aurais pas pu; +mais toute émotion soulevée par l'émotion générale appartient quand même +à l'histoire d'une époque. J'ai traversé cette tourmente comme dans un +îlot à chaque instant menacé d'être englouti par le flot qui montait. +J'ai jugé à travers le nuage et l'écume les faits qui me sont parvenus; +mais j'ai tâché de saisir l'esprit de la France dans ces convulsions +d'agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le coeur pour +savoir si elle est morte. + +On ne peut juger que par induction, je tâte mon propre coeur et j'y +trouve encore le sentiment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est +toujours la foi, et si ce n'était même plus la foi, ce serait encore +l'amour; tant qu'on aime, on n'est pas mort. La France ne peut pas se +haïr elle-même, plus que jamais elle est la nation qui aime et qu'on +aime. Si le gouvernement qui jurait de la sauver ou de mourir avec elle +n'a su faire ni l'un ni l'autre, quelque espérance que nous ayons fondée +sur ce gouvernement, quelques sympathies qu'il ait pu nous inspirer ou +qu'il nous inspire encore, accusons-le plutôt que de condamner la +France. Repoussons avec indignation le système de défense de ceux qui +nous disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas voulu être sauvée. +Ce serait le même mensonge qui a été prononcé à Sedan lorsqu'on nous a +lâchement accusés d'avoir voulu la guerre. Dire que la France ne peut +plus enfanter de braves soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a été +bonapartiste, c'est un blasphème. Elle a proclamé la république à Paris +avec un enthousiasme immense, elle l'a acceptée en province avec une +loyauté unanime. Le premier cri a été partout: + +--Vive la patrie! + +Et tout le monde était debout ce jour-là. La France de toutes les +opinions a offert ou donné sans hésitation le sang qu'elle avait dans +les veines, l'argent qu'elle avait dans les mains. Le paysan le plus +encroûté a marché comme les autres. Les sujets les plus impropres aux +fatigues s'y sont traînés quand même, des mères ont vu partir leurs +trois fils, des fermiers tous leurs gars; des hommes mariés ont quitté +leurs jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept ans de service +ont repris le sac et le fusil. Je ne parle pas des riches qui ont quitté +avec orgueil leurs affections et leur bien-être, des industriels, des +savants et des artistes qui ont fait si bon marché de leurs précieuses +vies, et qui se sont volontairement dévoués, des jeunes gens engagés +dans des carrières honorables ou lucratives qui ont tout sacrifié pour +servir la grande cause: je parle de ceux qu'on accuse, qu'on méconnaît +et qu'on méprise, je parle des ignorants et des simples qui croyaient +encore à l'empereur trahi, vieille légende des temps passés, et qui +n'aimaient pas du tout la République, parce que _rien ne va sans un +maître_. Je ne peux pas sans douleur entendre maudire ce pauvre d'esprit +qui est allé se faire tuer, ou, ce qui est pis, mourir de froid, de faim +et de misère dans la neige et la boue des campements. Si Jésus revenait +au monde, il écrirait avec notre sang sur le sable de nos chemins: + +«En vérité, je vous le dis, celui-ci, qui ne comprend pas et qui marche +avec vous est le meilleur d'entre vous.» + +Finissons-en avec ces récriminations contre l'ignorance, avec cette +malédiction sur le suffrage universel, avec ces projets, ces désirs ou +ces menaces de méconnaître son autorité. La paix est maintenant +inévitable, l'exaltation de parti la repousse et cherche à nous +entretenir d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a pu tenir, +elle ne veut pas en avoir le démenti, elle sacrifierait des millions +d'hommes plutôt que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il est temps +que le gros bon sens intervienne. Il ne saura pas juger le différend, il +le fera cesser. Je vois aux prises une impitoyable machine de guerre, la +Prusse, et un homme nu, blessé, héroïque, la France militaire. Cet +homme, exaspéré par l'inégalité de la lutte, veut mourir, il se jette en +désespéré sous les roues de la machine. Debout, Jacques Bonhomme! place +entre ce sublime malheureux et la machine aveugle ta lourde main, plus +solide que tous les engins de la royauté. Arrête le vainqueur et sauve +le vaincu, dût-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il vive, toi, +paysan qui par métier sèmes la vie sur la terre. Tu veux que le blé +repousse, et que la France renaisse. Voici tantôt le moment de ressemer +ton champ gelé. On va crier que tu as tué l'honneur. Tu laisseras dire, +toi qui portes toujours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-ci. +L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne connaisses pas le point +d'honneur, et que tu te trouves là, dans les situations extrêmes, pour +trancher sans scrupule et sans passion les questions insolubles! + +Et à présent faisons une fervente prière au génie de la France. +Puisse-t-il nous bien inspirer et faire entrer dans tous les esprits la +notion du droit! Il est si clair et si précis, ce droit acquis et payé +si cher par nos révolutions! Liberté de la parole écrite ou orale, +liberté de réunion, liberté du vote, liberté de conscience, liberté de +réunion et d'association,--que peut-on vouloir de plus, et quelles +théories particulières peuvent primer ces droits inaliénables? N'est-ce +pas donner l'essor à toutes les idées que d'assurer les droits de la +discussion? Si nous savons maintenir ces droits, ne sera-ce pas un +véritable attentat contre l'humanité que la conspiration et +l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent? + +L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le contrôle de tous: sachons +distinguer les vanités exubérantes des convictions sincères, n'imposons +silence à personne, mais apprenons à juger, et que l'abandon soit le +châtiment des écoles qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure +et la menace. Ne subissons l'entraînement ni des vieux partis ni des +nouveaux. Le véritable républicain n'appartient à aucun, il les examine +tous, il les discute, il les juge. Son opinion ne doit jamais être +arrêtée systématiquement, car l'intelligence qui ne fonctionne plus est +une intelligence morte; qui n'apprend plus rien ne compte plus. +Observons le rayonnement des idées nouvelles à mesure qu'elles se +produiront, et sachons si elles sont étoiles ou bolides, c'est-à-dire +éclosion de vie ou débris de mort. La France a le sens critique si +développé et tant d'organes éminents de cette haute puissance, qu'il ne +lui faudra pas beaucoup de temps pour s'éclairer sur la valeur des +offres de salut qui lui sont faites de toutes parts. Cette discussion, à +la condition d'être loyale et sérieuse, fera aisément justice du mandat +_impératif_, qui n'est autre chose que la tyrannie de l'ignorance, si +bien exploitée par le parti de l'Empire. Faisons des voeux pour que la +distinction du droit et de la fonction déléguée soit bien comprise et +bien établie par nos écrivains, nos assemblées, nos publicistes de tout +genre. Ils auront beaucoup à faire à ce moment de réveil général qui va +suivre, à la grande surprise des autres nations, l'espèce d'agonie où +elles nous voient tombés. Il sera urgent de démontrer que le mandat +impératif est une idée sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste à en +accepter l'outrage pour conquérir la popularité. Le droit du peuple à +choisir ses représentants, à consulter sa raison et sa conscience doit +être également libre, ou bien la représentation n'est plus qu'une lutte +aveugle, un conflit stupide entre les esclaves de tous les partis. Il +serait temps de se défaire de ces errements de l'Empire. Nés fatalement +dans son atmosphère, espérons qu'ils finiront avec lui. + +Il y aura certainement aussi à éclairer l'Assemblée constituante qui +succédera prochainement à celle-ci sur un point essentiel, le droit de +plébiscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu monstrueux, établisse la +volonté du peuple au-dessus de celle des assemblées élues par lui; si le +peuple est souverain, ce n'est pas un souverain absolu qu'il faille +rendre indépendant de tout contrôle, priver de tout équilibre. Le +plébiscite peut être la forme expéditive que prendra, dans un avenir +éloigné, la volonté d'une nation arrivée à l'âge de maturité; mais +longtemps encore il sera un attentat à la liberté du peuple lui-même, +puisqu'il est, par sa forme absolue et indiscutable, une sorte de +démission qu'il peut donner de sa propre autorité. Je crois que, si ce +droit n'est pas supprimé, il pourra être modifié par une loi qui en +soumettra l'exercice aux décisions des assemblées. En temps normal et +régulier, il ne faut jamais qu'un pouvoir exécutif puisse en appeler de +l'Assemblée au peuple et réciproquement. Je ne sais même pas s'il est +des cas exceptionnels où cet appel ne serait point un crime contre la +raison et la justice. + +Mais _ce ne sont pas là mes affaires_, dit la fourmi, et je ne suis +qu'une fourmi dans ce chaos de montagnes écroulées et de volcans qui +surgissent; je fais des rêves, des voeux, et j'attends. + +Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurez-vous tous été logiques +avec vous-mêmes sous cette dictature compliquée d'une guerre atroce? +Quelles vont être vos élections de Paris? + +Je n'ai qu'un désir: c'est qu'elles soient l'expression de toutes les +idées qui vous agitent dans tous les sens. Un parti trop prédominant +serait un malheur en ce moment où il faut que la lumière se fasse. + +Si je dois encore une fois assister à la mort de la république, j'en +ressentirai une profonde douleur. On ne voit pas sans effroi et sans +accablement le progrès faire fausse route, l'avenir reculer, l'homme +descendre, la vie morale s'éclipser; mais, si cette amertume nous est +réservée, ô mes amis, ne maudissons pas la France, ne la boudons pas, ne +nous croyons pas autorisés à la mépriser; elle passe par une si forte +épreuve! Ne disons jamais qu'elle est finie, qu'elle va devenir une +Pologne; est-ce que la Pologne n'est pas destinée à renaître? + +L'Allemagne aussi renaîtra; riche et fière aujourd'hui, elle sera demain +plus malade que nous de ces grandes maladies des nations, nécessaires à +leur renouvellement. Il y a encore en Allemagne de grands coeurs et de +grands esprits qui le savent et qui attendent, tout en gémissant sur nos +désastres; ceux-là engendreront par la pensée la révolution qui +précipitera les oppresseurs et les conquérants. Sachons attendre aussi, +non une guerre d'extermination, non une revanche odieuse comme celle qui +nous frappe; attendons au contraire une alliance républicaine et +fraternelle avec les grandes nations de l'Europe. On nous parle +d'amasser vingt ans de colère et de haine pour nous préparer à de +nouveaux combats! Si nous étions une vraie, noble, solide et florissante +république, il ne faudrait pas dix ans pour que notre exemple fût suivi, +et que nous fussions vengés sans tirer l'épée! + +Le remède est bien plus simple que nous ne voulons le croire. Tous les +bons esprits le voient et le sentent. Allons-nous nous déchirer les +entrailles, quand une bonne direction donnée par nous-mêmes à nos coeurs +et à nos consciences aurait plus de force que tous les canons dont la +Prusse menace la civilisation continentale? Croyez bien qu'elle le sait, +la Prusse! La paix que l'on va négocier n'éteindra pas la guerre occulte +qu'elle est résolue à faire à notre république. Quand elle ne nous +tiendra plus par la violence, elle essayera de nous tenir encore par +l'intrigue, la corruption, la calomnie, les discordes intérieures. +Serrons nos rangs et méfions-nous de l'étranger! Il est facile à +reconnaître; c'est celui qui se dit plus Français que la France. + + Nohant, nuit du 9 au 10 février. + + +FIN + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Journal d'un voyageur pendant la guerre, by +George Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR *** + +***** This file should be named 17589-8.txt or 17589-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/8/17589/ + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Journal d'un voyageur pendant la guerre + +Author: George Sand + +Release Date: January 23, 2006 [EBook #17589] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h1>JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE</h1> + +<h2>PAR</h2> + +<h2>GEORGE SAND</h2> + +<h3>(L.-A. AURORE DUPIN) VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT</h3> + +<h3>PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA</h3> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h3>LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE +GRAMMONT</h3> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h3>1871</h3> + +<h3>Droits de reproduction et de traduction réservés</h3> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p class="droit"> +Nohant, 15 septembre 1870.<br /> +</p> + +<p>Quelle année, mon Dieu! et comme la vie nous a été rigoureuse! La vie +est un bien pourtant, un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue dans +le sublime total universel. Les hommes de ce petit monde où nous sommes +n'en ont encore qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux, +douloureux, étroit. Ils font un misérable usage des fugitives années où +ils croient pouvoir dire <i>moi</i>, sans songer qu'avant et après cette +passagère affirmation, leur moi a déjà été et sera encore un moi +inconscient peut-être de l'avenir et du passé, mais toujours plus +affirmatif et plus accusé.</p> + +<p>Des milliers d'hommes viennent de joncher les champs de bataille de +leurs cadavres mutilés. Chers êtres pleurés! une grande âme s'élève avec +la fumée de votre sang injustement, odieusement répandu pour la cause +des princes de la terre. Dieu seul sait comment cette âme magnanime se +répartira dans les veines de l'humanité; mais nous savons au moins +qu'une partie de la vie de ces morts passe en nous et y décuple l'amour +du vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le besoin d'aimer, le +sentiment de la vie idéale, qui n'est autre que la vie normale telle que +nous sommes appelés à la connaître. De cette étreinte furieuse de deux +races sortira un jour la fraternité, qui est la loi future des races +civilisées. Ta mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc pas +perdue, et chacun de nous portera dans son sein un des coeurs qui ont +cessé de battre.</p> + +<p>Ces réflexions me saisissent au lever du soleil, après quatre jours de +fièvre que vient de dissiper ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. En +ouvrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du matin et le profond +silence d'une campagne encore matériellement tranquille, je me demande +si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est point un rêve. +Est-il possible que ce matin bleu, cette verdure renouvelée après un été +torride, ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces rayons d'or qui +percent les branches, ne soient pas l'aurore d'un jour heureux et pur? +Est-il possible que les héros de nos places de guerre souffrent mille +morts à cette heure, et que Paris entende déjà peut-être gronder le +canon allemand autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai eu le +cauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses fantômes, elle m'a brisée. +Je m'éveille, tout est comme auparavant. Les vendangeurs passent, les +coqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses tapis de lumière, les +enfants rient sur le chemin.—Horreur! voilà des blessés qui reviennent, +des conscrits qui partent: malheur à moi, je n'avais pas rêvé!</p> + +<p>Et devant moi se déroule de nouveau cette funeste demi-année dont j'ai +bu l'amertume en silence: Mon fils gravement malade pendant seize nuits +que j'ai passées à son chevet,—attendant d'heure en heure, durant +plusieurs de ces nuits lugubres, que ma belle-fille m'apportât des +nouvelles de mes deux petits-enfants sérieusement malades aussi: et +puis, quelques jours plus tard, quand le printemps splendide éclatait en +pluie de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées auprès de mon +fils malade encore. Et puis une grande fatigue, le travail en retard, un +effort désespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un été que je n'ai +jamais vu, que je ne croyais pas possible dans nos climats tempérés: des +journées où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés, plus un brin +d'herbe, plus une fleur au 1<sup>er</sup> juillet, les arbres jaunis perdant +leurs feuilles, la terre fendue s'ouvrant comme pour nous ensevelir, +l'effroi de manquer d'eau d'un jour à l'autre, l'effroi des maladies et +de la misère pour tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre +ce qu'elle refusait obstinément à son travail, la consternation de sa +fauchaison à peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable, +terrible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du +monde! Et puis des fléaux que la science croyait avoir conjurés et +devant lesquels elle se déclare impuissante, des varioles foudroyantes, +horribles, l'incendie des bois environnants élevant ses fanaux sinistres +autour de l'horizon, des loups effarés venant se réfugier le soir dans +nos maisons! Et puis des orages furieux brisant tout, et la grêle +meurtrière achevant l'oeuvre de la sécheresse!</p> + +<p>Et tout cela n'était rien, rien en vérité! Nous regrettons ce temps si +près de nous dont il semble qu'un siècle de désastres nous sépare déjà. +La guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui +Paris investi! Demain peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de +Metz! Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore brisés. On +ne se parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +17 septembre.<br /> +</p> + +<p>Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte +colossale, décisive, est-elle engagée? Je me lève encore avec le jour +sans avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on +ne peut plus le goûter qu'au prix d'une extrême fatigue, et nous sommes +dans l'inaction! On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien +pour organiser ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien +pour armer ce qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus +guère; on a déjà appelé tant d'hommes! Notre paysan a pleuré, frémi, et +puis il est parti en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est +resté pour garder la famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer +le champ. Beauté mélancolique de l'homme de la terre, que tu es +frappante et solennelle au milieu des tempêtes politiques! Tandis que +le riche, vaillant ou découragé, abandonne son bien-être, son industrie, +ses espérances personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux +paysan, triste et grave, continue sa tâche et travaille pour l'an +prochain. Son grenier est à peu près vide; mais, fût-il plein, il sait +bien que d'une manière ou de l'autre il lui faudra payer les frais de la +guerre. Il sait que cet hiver sera une saison de misère et de +privations; mais il croit au printemps, lui! La nature est toujours pour +lui une promesse, et je l'ai trouvé moins affecté que moi en voyant +mourir cet été le dernier brin d'herbe de son pré, la dernière fleurette +de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant périr la +plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble et +perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le +sol n'était pas à jamais desséché, si la séve de la rose n'était pas à +jamais tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la +scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce +qu'il pourrait faire manger à sa chèvre ou à son boeuf durant l'hiver; +mais il avait plus de confiance que moi dans l'inépuisable générosité du +sol. Il disait:</p> + +<p>—Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous +recueillerons en automne.</p> + +<p>Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne +constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du +bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait +une poignée d'herbe avec la racine sèche, et après un peu d'étonnement, +il disait:</p> + +<p>—L'herbe pourtant, l'herbe ça ne peut pas mourir!</p> + +<p>Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il a l'instinct profond, +inébranlable, de l'impérissable vitalité. Le voilà en présence de la +famine pour son compte, aux prises avec les aveugles éventualités de la +guerre: comme il est calme! Au milieu de ses préjugés, de ses +entêtements, de son ignorance, il a un côté vraiment grand. Il +représente l'<i>espèce</i> avec sa persistante confiance dans la loi du +renouvellement.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Boussac (Creuse), 20 septembre.<br /> +</p> + +<p>On dit que récapituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous +aujourd'hui. La variole s'est déclarée foudroyante, épidémique autour de +nous; nous avons renvoyé les enfants et leur mère, et aujourd'hui force +nous est de les rejoindre, car le fléau est installé pour longtemps +peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi séparés. Nous voilà fuyant +quelque chose de plus aveugle et de plus méchant encore que la guerre, +après avoir tenté vainement d'y apporter remède; hélas! il n'y en a pas; +le paysan chasse le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons +donc! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais +ce mal subit qu'il faut absolument communiquer à l'être dévoué qui vous +soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre meilleur ami!... Il faut +donc alors mourir en se haïssant soi-même, en se maudissant, en se +reprochant comme un crime d'avoir vécu une heure de trop!</p> + +<p>La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer; elle n'a pas +cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit. Nous couchons +dans une petite auberge très-propre; abondance de plats fortement +épicés, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand même. La couleur +est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons des +masses rocheuses bravent le manque de parure végétale. Les bestiaux +épars, cherchant quelques brins d'herbe sous la fougère, ont un grand +air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les +flancs dénudés des collines brillent au soleil couchant comme du métal +en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes +brûlis de bruyère forment à l'horizon des zones de feu véritable qu'on +ne distingue plus de l'embrasement général que par un ton cerise plus +clair. Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? Hélas! c'est +l'enfer avec ses splendeurs effrayantes où l'âme navrée des souvenirs de +la terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on +brûle tout de bon les villages, on tue les hommes, on emmène les +troupeaux. Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce +magnifique coucher de soleil, c'est peut-être la France qui brûle à +l'horizon!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Saint-Loup (Creuse), 21 septembre.<br /> +</p> + +<p>Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des volcans d'Auvergne se sont +découpés tantôt dans le ciel au delà du plateau que nous traversions, +premier échelon du massif central de la France. Quelle placidité dans +cette lointaine apparition des sommets déserts! Voilà le rempart naturel +qu'au besoin la France opposerait à l'invasion; qu'il est majestueux +sous son voile de brume rosée! Les plaines immenses qui s'échelonnent +jusqu'à la base semblent le contempler dans un muet recueillement.</p> + +<p>Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont +pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de +commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de +châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et +son boeuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu'ils +trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes +habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise +de l'étranger. La nature lui sera revêche, si l'habitant ne lui est pas +hostile.</p> + +<p>Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison très-commode +et très-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'être par ces +temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le +danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont +pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits +garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos +deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d'un +bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air +nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit monde +à part qui ne s'inquiète et ne s'attriste de rien. Au commencement de la +guerre, nous ne voulions pas qu'on en parlât devant nos filles; nous +avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons déjà +acclimatées à cette atmosphère de désolation; elles ont voyagé, elles +ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles jouent +aux Prussiens avec ces garçons, qui se font des fusils avec des tiges de +roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé, cela +n'arrivera pas. Les enfants décidément ne connaissent pas la peur du +réel.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +22 septembre.<br /> +</p> + +<p>Chez nous, j'étais physiquement très-malade. Étais-je sous l'influence +de l'air empesté du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens guérie, mais +le coeur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans +la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie +intérieure qui est comme le sentiment de l'état de santé de la +conscience personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de +personnalité possible; le devoir accompli, toujours aimé, mais +impuissant au delà d'une étroite limite, ne console plus de rien. Voici +les temps de calamité sociale où tout être bien organisé sent frémir en +soi les profondes racines de la solidarité humaine. Plus de chacun pour +soi, plus de chacun chez soi! La communauté des intérêts éclate. L'avare +qui compte sa réserve est effrayé de cette stérile ressource qui +s'écoulera sans se renouveler. Il est malheureux, irrité; il voudrait +égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera sous sa main. Il +cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non pas tant pour la dérober +à l'Allemand, avec lequel il se résigne à transiger, que pour se +dispenser de nourrir son voisin affamé l'hiver prochain. Celui qui n'a +pas la même préoccupation personnelle est malheureux autrement, sa +souffrance est plus noble, mais elle est plus profonde et plus +constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il réussira peut-être, à +force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi cette +espérance, il s'endort rassuré. L'autre, celui qui fait bon marché de +lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un rêve +amer où l'âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre soldat de +l'humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il voudrait que +les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la vision crie +à son oreille: <i>Tout meurt!</i> il s'agite en vain, il étend ses mains dans +le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur la +terre.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +22 septembre.<br /> +</p> + +<p>Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une épreuve passagère, et +qu'en la méprisant ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul +égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons +éternellement, que le soin que nous prenons d'élever notre âme vers le +vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et +plus intenses pour le développement de nos existences futures; mais +croire que le ciel est ouvert à deux battants à quiconque dédaigne la +vie terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce +monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage; +rendons-le utile, s'il est pénible. Des compagnons nous entourent au +hasard; quels qu'ils soient, voyageons à frais communs; ne prions pas, +plutôt que de prier seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne +disons pas devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'être +délivrés de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce +monde, c'est précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui +l'interrompt n'est pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait +commode, en vérité, d'aller s'asseoir au septième ciel pour avoir vécu +une fois.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +23 septembre.<br /> +</p> + +<p>Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du +Midi; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au +pays de la soif. On a grand'peine ici à se procurer de l'eau, et elle +n'est pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente +comme elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a +menés aujourd'hui voir le gouffre de la <i>Tarde</i>. La Tarde est un torrent +qui forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable +en hiver; il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques qui se +bifurquent ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau +d'une violence extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre +encore un profond réservoir d'eau morte sous les roches qui surplombent. +Le poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et +reparaît de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent +qui la plisse, mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille +endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de +roches brisées ou roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien +n'est plus triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne, +qui a conservé à ses rives escarpées un peu de fraîcheur printanière, +mais qui semble leur dire: «Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai +plus.»</p> + +<p>J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où +quelques fleurettes vous sourient encore et où l'on rêve de passer tout +seul un jour de <i>far niente</i>, sans souvenir de la veille, sans +appréhension du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné +d'arbres et brodé de buissons; derrière soi, une pente herbeuse rapide, +plantée de beaux noyers; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le +lit du torrent; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des +pluies, deux courants refoulés se rencontrent et se battent à grand +bruit, mais où maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules +effleure l'eau captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond +le buisson de la muraille à pic; par où est-elle venue, par où s'en +ira-t-elle? Elle n'y songe pas; elle vous regarde, étonnée de votre +étonnement. Je contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles, +je cueillais des scabieuses lilas; quelqu'un dit près de moi:</p> + +<p>—Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens!</p> + +<p>Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se +reproche de s'être amusé un instant. On n'a pas le droit d'oublier. +Va-t'en, poésie, tu n'es bonne à rien!</p> + +<p>Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres? Il y a si +longtemps que j'ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique, +que je suis redevenue enfant. J'ai vécu au-dessus du possible immédiat, +ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j'étais dans le +vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me +disais que le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que +je n'y pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage modestie de ne +plus m'en mêler. Aujourd'hui je vois que la réflexion qui s'étend à +l'ensemble des faits humains est méconnue dans toute l'Europe, que les +nations sont régies par la loi brutale de l'égoïsme, qu'elles sont +insensibles à l'égorgement d'une civilisation comme la nôtre, que +l'Allemagne prend sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle +écoulé depuis ne l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion +de solidarité, que la faute d'un prince aveugle lui sert de prétexte +pour nous détruire, que c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la +France! Tout le monde agit pour arriver à l'issue violente de cette +lutte monstrueuse, et moi, je suis ici à m'étonner encore, en proie à +une stupeur où je sens que mon âme expire!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +24 septembre.<br /> +</p> + +<p>S...<sup>[a]</sup> est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui +s'y font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient +s'étendre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois ardente et +raisonnée, il s'intitule simple paysan, et pourrait être ministre d'État +mieux que bien d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre en +friche, une propriété relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la +terre dans ces pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus +d'argent qu'il n'en peut rendre est un problème ardu. Cela s'est fait +par lui sans capitaux, sans risques, avec ardeur, gaieté, douceur +paternelle. Sa femme est sa véritable moitié: similitude de goûts, +d'opinions, de caractère; deux êtres dont les forces s'unissent et +s'augmentent sous le lien d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une +touchante simplicité et d'une valeur qu'il ignore!</p> + +<p>[Note a: Sigismond Maulmond.]</p> + +<p>Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la +bonne bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du +laboureur et le considère comme son égal; mais cette égalité n'est pas +la similitude. On a beau défendre au paysan d'appeler <i>mon maître</i> le +propriétaire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une +autorité. Il ne voit dans la société qu'une hiérarchie de maîtrises à +conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps +qu'il admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion +qu'elle n'est pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il +veut qu'elle soit de tous les instants et s'étende à tous les actes de +la vie. C'est en vain que le bourgeois éclairé lui dit:</p> + +<p>—Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand +la charrue est rentrée, quand le boeuf est à l'étable, je n'ai plus +d'autorité; vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou +séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En +dehors de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par un contrat +passé entre nous, chacun de nous s'appartient.</p> + +<p>Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi. +Il ne veut pas être l'égal du <i>maître</i>, parce qu'il ne veut pas, sur +l'échelon infime qu'il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il +prend la société pour un régiment où la consigne est de toutes les +heures. Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse +facilité. Là où le bourgeois porte une notion de dévouement à la patrie +qui lui fait accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la +croyance fataliste que l'homme est fait pour obéir.</p> + +<p>On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques +fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux hommes +qui seront pris par la prochaine levée et qui n'y croient pas encore. On +sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire dans les +rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait:</p> + +<p>—Je n'ai pas peur des Prussiens.</p> + +<p>—Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre?</p> + +<p>—Non. Pourquoi me battrais-je?</p> + +<p>—Pour te défendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras?</p> + +<p>—Rien. Ils ne me la prendront pas.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce qu'ils n'en ont <i>pas le droit</i>.</p> + +<p><i>Sancta simplicitas!</i> Toute la logique du paysan est dans cette notion +du tien et du mien, qui lui parait une loi de nature imprescriptible. +Ils n'en ont <i>pas le droit</i>!—Le mot, rapporté à table, nous a fait +rire, puis je l'ai trouvé triste et profond. Le droit! cette convention +humaine, qui devient une religion pour l'homme naïf, que la société +méconnaît et bouleverse à chaque instant dans ses mouvements politiques! +Quand viendra l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable, des frais de +guerre, tous ces paysans vont dire que l'État n'a <i>pas le droit</i>! Quelle +résistance je prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout d'une +année stérile! Comment organiser une nation où le paysan ne comprend pas +et domine la situation par le nombre?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +25 septembre.<br /> +</p> + +<p>S... veut nous arracher à la tristesse; il nous fait voir le pays. La +région qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres, +très-nombreux, sont moitié plus petits et plus maigres que ceux du +Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on +pourrait dire que la Creuse ne produit que des quarts d'arbres. Elle se +rachète au point de vue du rapport par la quantité, et on appelle le +territoire où nous sommes la Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans +grandeur et sans charme, manquant de belles masses et d'accidents +heureux; mais au delà de ce plateau sans profondeur de terre végétale, +les arbres s'espacent et se groupent, des versants s'accusent, et dans +les creux la végétation trouve pied. Les belles collines de Boussac, +crénelées de puissantes pierres druidiques, reparaissent pour encadrer +la partie ouest. A l'est, les hauteurs de Chambon font rebord à la vaste +cuve fertile, coupée encore de quelques landes rétives et semée, au +fond, de vastes étangs, aujourd'hui desséchés en partie et remplis de +sables blancs bordés de joncs d'un vert sombre. Un seul de ces étangs a +encore assez d'eau pour ressembler à un lac. Le soleil couchant y plonge +comme dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu +tant d'eau à la fois, croit qu'elle voit la mer, et le contemple en +silence tant qu'elle peut l'apercevoir à travers les buissons du chemin.</p> + +<p>L'abbaye de Beaulieu est située dans une gorge, au bord de la Tarde, qui +y dessine les bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres qui sont +presque des arbres. Cette enceinte de fraîches prairies et de +plantations déjà anciennes, car elles datent du siècle dernier, a +conservé de l'herbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui fait une +barrière étroite, mais bien mouvementée, couverte de bois à pic et de +rochers revêtus de plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin +naturel pour la botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et +on dit encore autour de moi:</p> + +<p>Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!</p> + +<p>—Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux! Il se met en travers de +tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le +destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique +plane sur l'homme, et la nature s'efface.</p> + +<p>On organise la défense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera +place à la colère. Ceux qui raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et +j'avoue que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe pas plus pour +mon compte que le nuage qui monte à l'horizon dans un jour d'été. Il +apporte peut-être la destruction aussi, la grêle qui dévaste, la foudre +qui tue; le nuage est même plus redoutable qu'une armée ennemie, car nul +ne peut le conjurer et répondre par une artillerie terrestre à +l'artillerie céleste. Pourtant notre vie se passe à voir passer les +nuages qui menacent; ils ne crèvent pas tous sur nos têtes, et l'on se +soucie médiocrement du mal inévitable. La vie de l'homme est ainsi faite +qu'elle est une acceptation perpétuelle de la mort; oubli inconscient ou +résignation philosophique, l'homme jouit d'un bien qu'il ne possède pas +et dont aucun bail ne lui assure la durée. Que l'orage de mort passe +donc! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup à la fois! Y songer, s'en +alarmer sans cesse, c'est mourir d'avance, c'est le suicide par +anticipation.</p> + +<p>Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible que la peur. Cette +tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter +diversement dans un monde près de finir, sans arriver à la +reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit de divers lieux et de +divers points de vue:</p> + +<p>«Nous assistons à l'agonie des races latines!»</p> + +<p>Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous touchons à leur renouvellement?</p> + +<p>Quelques-uns disent même que la transmission d'un nouveau sang dans la +race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos +tempéraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette fusion physique des +races. La guerre n'amène pas de sympathie entre le vainqueur et le +vaincu. La brutalité cosaque n'a pas implanté en France une monstrueuse +génération de métis dont il y ait eu à prendre note. En Italie, pendant +une longue occupation étrangère, la fierté, le point d'honneur +patriotique n'ont permis avec l'ennemi que des alliances rares et +réputées odieuses. Nos courtisanes elles-mêmes y regarderont à deux fois +avant de se faire prussiennes, et d'ailleurs la bonne nature, qui est +logique, ne permet pas aux courtisanes d'être fécondes.</p> + +<p>Ce n'est donc pas de là que viendra le renouvellement. Il viendra de +plus haut, et la famille teutonne sera plus modifiée que la nôtre par ce +contact violent que la paix, belle ou laide, rendra plus durable que la +guerre. Quel est le caractère distinctif de ces races? La nôtre n'a pas +assez d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous voulons penser +et agir à la fois, nous aspirons à l'état normal de la virilité humaine, +qui serait de vouloir et pouvoir simultanément. Nous n'y sommes point +arrivés, et les Allemands nous surprennent dans un de ces paroxysmes où +la fièvre de l'action tourne au délire, par conséquent à l'impuissance. +Ils arrivent froids et durs comme une tempête de neige, implacables dans +leur parti pris, féroces au besoin, quoique les plus doux du monde dans +l'habitude de la vie. Ils ne pensent pas du tout, ce n'est pas le +moment; la réflexion, la pitié, le remords, les attendent au foyer. En +marche, ils sont machines de guerre inconscientes et terribles. Cette +guerre-ci particulièrement est brutale, sans âme, sans discernement, +sans entrailles. C'est un échange de projectiles plus ou moins nombreux, +ayant plus ou moins de portée, qui paralyse la valeur individuelle, rend +nulles la conscience et la volonté du soldat. Plus de héros, tout est +mitraille. Ne demandez pas où sera la gloire des armes, dites où sera +leur force, ni qui a le plus de courage; il s'agit bien de cela! +demandez qui a le plus de boulets.</p> + +<p>C'est ainsi que la civilisation a entendu sa puissance en Allemagne. Ce +peuple positif a supprimé jusqu'à nouvel ordre la chimère de l'humanité. +Il a consacré dix ans à fondre des canons. Il est chez nous, il nous +foule, il nous ruine, il nous décime. Nous contemplons avec stupeur sa +splendeur mécanique, sa discipline d'automates savamment disposés. C'est +un exemple pour nous, nous en profiterons; nous prendrons des notions +d'ordre et d'ensemble. Nous aurons épuisé les efforts désordonnés, les +fantaisies périlleuses, les dissensions où chacun veut être tout. Une +cruelle expérience nous mûrira; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera +faire un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par elle en apparence, +nous resterons le peuple initiateur qui reçoit une leçon et ne la subit +pas. Ce refroidissement qu'elle doit apporter à nos passions trop vives +ne sera donc pas une modification de notre tempérament, un abaissement +de chaleur naturelle comme l'entendrait une physiologie purement +matérialiste; ce sera un accroissement de nos facultés de réflexion et +de compréhension. Nous reconnaîtrons qu'il y a chez ce peuple un +stoïcisme de volonté qui nous manque, une persistance de caractère, une +patience, un savoir étendu à tout, une décision sans réplique, une vertu +étrange jusque dans le mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gardons +contre lui un ressentiment politique amer, notre raison lui rendra +justice à un point de vue plus élevé.</p> + +<p>Quant à lui, en cet instant, sans doute, il s'arroge le droit de nous +mépriser. Il ne se dit pas qu'en frappant nos paysans de terreur il est +le criminel instigateur des lâchetés et des trahisons. Il dédaigne ce +paysan qui ne sait pas lire, qui ne sait rien, qui a puisé dans le +catholicisme tout ce qui tendait à l'abrutir par la fausse +interprétation du christianisme. L'Allemand, à l'heure qu'il est, raille +le désordre, l'incurie, la pénurie de moyens où l'empire a laissé la +France. Il nous traite comme une nation déchue, méritant ses revers, +faite pour ramper, bonne à détruire; mais les Allemands ne sont pas tous +aveuglés par l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et de +caractère dans cette armée d'invasion. Il y a des officiers instruits, +des savants, des hommes distingués, des bourgeois jadis paisibles et +humains, des ouvriers et des paysans honnêtes chez eux, épris de musique +et de rêverie. Ce million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur nous ne +peut pas être la horde sauvage des innombrables légions d'Attila. C'est +une nation différente de nous, mais éclairée comme nous par la +civilisation et notre égale devant Dieu. Ce qu'elle voit chez nous, +beaucoup le comprendront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour à +de profondes réflexions. Il me semble que j'entends un groupe +d'étudiants de ce docte pays s'entretenir en liberté dans un coin de nos +mornes campagnes. Des gens de Boussac qui ont l'imagination vive +prétendaient ces jours-ci avoir vu trois Prussiens, le casque en tête, +assis au clair de la lune, sur les pierres <i>jaumâtres</i>, ces blocs +énormes qui surmontent le vaste cromlech du mont Barlot.</p> + +<p>Ils ont pu les voir! Leurs âmes effarées ont vu trois âmes pensives que +la rêverie faisait flotter sur les monuments druidiques de la vieille +Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir et du passé. Qui sait +le rôle de l'idée quand elle sort de nous pour embrasser un horizon +lointain dans le temps et dans l'espace? Elle prend peut-être alors une +figure que les extatiques perçoivent, elle prononce peut-être des +paroles mystérieuses qu'une autre âme rêveuse peut seule entendre.</p> + +<p>Donc supposons; ils étaient trois: un du nord de l'Allemagne, un du +centre, un du midi. Celui du nord disait:</p> + +<p>—Nous tuons, nous brûlons, comme nous avons été tués et brûlés par la +France. C'est justice, c'est la loi du retour, la peine du talion. Vive +notre césar qui nous venge!</p> + +<p>Celui du midi disait:</p> + +<p>—Nous avons voulu nous séparer du césar du midi; nous tuons et brûlons +pour inaugurer le césar du nord!</p> + +<p>Et l'Allemand du centre disait:</p> + +<p>—Nous tuons et brûlons pour n'être pas tués et brûlés par le césar du +nord ou par celui du midi.</p> + +<p>Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-on, aux sacrifices +humains, sortit une voix sinistre qui disait:</p> + +<p>—Nous avons tué et brûlé pour apaiser le dieu de la guerre. Les césars +de Rome nous ont tués et brûlés pour étendre leur empire.</p> + +<p>—Les césars sont dieux! s'écria le Prussien.</p> + +<p>—Craignons les césars! dit le Bavarois.</p> + +<p>—Servons les césars! ajouta le Saxon.</p> + +<p>—Craignez la Gaule! reprit la voix de la pierre; c'est la terre où les +vivants sont mangés par les morts.</p> + +<p>—La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant les trois Allemands en +frappant la pierre antique du talon de leurs bottes.</p> + +<p>Mais la voix répondit:</p> + +<p>—Le cadavre est sous vos pieds; l'âme plane dans l'air que vous +respirez, elle vous pénètre, elle vous possède, elle vous embrasse et +vous dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous l'emporterez chez +vous vivante comme un remords, navrante comme un regret, puissante comme +une victime inapaisable que rien ne réduit au silence. A tout jamais +dans la légende des siècles, une voix criera sur vos tombes:</p> + +<p>«Vous avez tué et brûlé la France, qui ne voulait plus de césars, pour +faire à ses dépens la richesse et la force d'un césar qui vous détruira +tous!»</p> + +<p>Les trois étrangers gardèrent le silence; puis ils ôtèrent leurs casques +teutons, et la lune éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui +souriaient en se débarrassant d'un rêve pénible. Ils voulaient oublier +la guerre et rêvaient encore. Ils se croyaient transportés dans leur +patrie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis que leurs +fiancées préparaient leurs pipes et rinçaient leurs verres. Il leur +semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à travers la +France. Ils disaient:</p> + +<p>—Nous avons été bien cruels!</p> + +<p>—La France le méritait.</p> + +<p>—Au début, oui, peut-être, elle était insolente et faible; mais le +châtiment a été trop loin, et sa faiblesse matérielle est devenue une +force morale que nous n'avons su ni respecter ni comprendre.</p> + +<p>—Ces Français, dit le troisième, sont les martyrs de la civilisation; +elle est leur idéal. Ils souffrent tout, ils s'exposent à tout pour +connaître l'ivresse de l'esprit; que ce soit empire ou république, libre +disposition de soi-même ou démission de la volonté personnelle, ils sont +toujours en avant sur la route de l'inconnu. Rien ne dure chez eux, tout +se transforme, et, qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au bout de +leur illusion. C'est un peuple insensé, ingouvernable, qui échappe à +tout et à lui-même. Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il est +si frivole qu'il n'y songe déjà plus.</p> + +<p>—Et si vivace qu'il ne l'a peut-être pas senti!</p> + +<p>Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de la vieille Allemagne; +mais la grande pierre du mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils +étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils s'éveillèrent enfin, +où?... peut-être à l'ambulance, où tous trois gisaient blessés, +peut-être à la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient trois jeunes +hommes intelligents et instruits, fatigués ou souffrants, dégrisés à +coup sûr des combats de la veille, puisqu'ils pouvaient penser et rêver, +ils se dirent que cette guerre était un cauchemar qui prenait les +proportions d'un crime dans les annales de l'humanité, que le vainqueur, +quel qu'il fût, aurait à expier par des siècles de lutte ou de remords +l'appui prêté à l'ambition des princes de la terre. Peut-être +rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dévastateurs et de pillards +que leur faisait jouer l'ambition des maîtres; peut-être +éprouvèrent-ils déjà l'expiation du repentir en voyant la victime qu'on +leur donnait à dévorer, si héroïque dans sa détresse, si ardente à +mourir, si éprise de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées +n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse et de vie là où +l'Allemagne s'attendait à trouver l'épuisement et l'indifférence.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire, c'est qu'un temps n'est pas +loin où la jeunesse allemande se réveillera de son rêve. Plongée +aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de subir, et qui consiste à +croire que la grandeur d'une race est dans sa force matérielle et peut +se personnifier dans la politique d'un homme, elle reconnaîtra que nul +homme ne peut être investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'empereur +des Français n'a pas su porter le lourd fardeau qu'il avait assumé sur +lui. Mieux conseillé par un homme d'action pure, le roi Guillaume est au +sommet de la puissance de fait; il n'en est pas moins condamné, quelle +que soit l'intelligence de son ministre, quelque réglée et assurée que +soit sa force, quelque habile et obstinée que semble sa politique, à +voir s'écrouler son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se passe +aujourd'hui chez nous est le glas des monarchies absolues: nous aurons +été près de périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un enseignement +dont l'Allemagne sera frappée? Si nous nous relevons, ce sera par le +réveil de l'énergie individuelle et par la conviction de l'universelle +solidarité. Guillaume continue en ce moment la partie que Napoléon III +vient de perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé, il semble +triompher de l'Europe anéantie. Il brave toutes les puissances, il +arrive à cette ivresse fatale qui marque la fin des empires. Détrompés +les premiers, nous expions les premiers, comme toujours! Dans vingt ans, +si nous avons réussi à écarter la chimère du règne, nous serons un grand +peuple régénéré. Dans vingt ans, si l'Allemagne s'endort sous le +sceptre, elle sera ce que nous étions hier, un peuple trompé, corrompu, +désarmé.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +26 septembre.<br /> +</p> + +<p>On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes nouvelles. Nous n'y croyons +pas. Ces pays éloignés de la scène sont comme les troisièmes dessous +d'un théâtre, où le signal qui doit avertir les machinistes ne +résonnerait plus. Paris investi, les lignes télégraphiques coupées, nous +sommes plus loin de l'action que l'Amérique. Mes enfants et nos amis +s'en vont à trois lieues d'ici pour savoir si quelque dépêche est +arrivée. Je reste seule à la maison; il y a une bibliothèque de vieux +livres de droit et de médecine. Je trouve l'ancien recueil des <i>Causes +célèbres</i>. J'essaye de lire. Toutes ces histoires doivent être +intéressantes quand on a l'esprit libre. Dans la disposition où est le +mien, je ne saurais rien juger; de plus il me semble que <i>juger</i> sans +appel est impossible à tous les points de vue, et que tous ces grands +procès <i>jugés</i> ne condamnent personne au tribunal de l'avenir. Peu de +faits réputés authentiques sont absolument prouvés, et lorsque la +torture était un moyen d'arracher la vérité, les aveux ne prouvaient +absolument rien; mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques. Ces +épisodes de la vie humaine paraissent si petits quand tout est drame +vivant et tragédie sanglante dans le monde! Je cherche quelque intérêt +dans les causes civiles rapportées dans ce recueil: des enfants +méconnus, désavoués, qui forcent leurs parents à les reconnaître ou qui +parviennent à se faire attribuer leur héritage; des personnages disparus +qui reparaissent et réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer leur +état civil, les uns condamnés comme imposteurs, les autres réintégrés +dans leurs noms et dans leurs biens; des arrêts rendus pour et contre +dans les mêmes causes, des témoignages qui se contredisent, des faits +qui, dans l'esprit du lecteur, disent en même temps oui et non: où est +la vérité dans ces aventures romanesques, souvent invraisemblables à +force d'être inexplicables? Où est l'impartialité possible quand c'est +quelquefois le méchant qui semble avoir raison du doux et du faible? Où +est la certitude pour le magistrat? A-t-elle pu exister pour lui, quand +la postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de ces détails +minutieux, le mensonge de la vérité?</p> + +<p>Les enquêtes réciproques sont suscitées par la passion; elles dévoilent +ou inventent tant de turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à ne +rien croire ou à ne s'intéresser à personne. Cette lecture ne me porte +pas à rechercher le réalisme dans l'art, non pas tant à cause du manque +d'intérêt du réel qu'à cause de l'invraisemblance. Il est étrange que +les choses <i>arrivées</i> soient généralement énigmatiques. Les actions sont +presque toujours en raison inverse des caractères. Toute la logique +humaine est annulée quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts +matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile absolu de sa conduite. +Il tombe alors sous la loi du hasard, car il appartient à des +éventualités qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée est folle +et bizarre, il semble devenir bizarre et fou lui-même.</p> + +<p>Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de Jules Favre auprès de M. de +Bismarck. De quelque façon qu'on juge cette démarche au point de vue +pratique, elle est noble et humaine, elle a un caractère de sincérité +touchante. Nous en sommes émus, et nos coeurs repoussent avec le sien la +paix honteuse qui nous est offerte.</p> + +<p>Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On voudrait généralement dans nos +provinces du centre la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux +discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme de la peur; mais tous ne +sont pas égoïstes et peureux, tant s'en faut. Il y a grand nombre +d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assumée par le gouvernement +de la défense nationale et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte +en ajournant les élections. Il s'agit, disent-ils, de faire des miracles +ou d'être voués au mépris et à l'exécration de la France. S'ils ne font +que le possible, nous pouvons succomber, et on les traitera d'insensés, +d'incapables, d'ambitieux, de fanfarons. Ils auront aggravé nos maux, +et, quand même ils se feraient tuer sur la brèche, ils seront maudits à +jamais. Voilà ce que pensent, non sans quelque raison, des personnes +amies de l'institution républicaine et sympathiques aux hommes qui +risquent tout pour la faire triompher. L'émotion, l'enthousiasme, la +foi, leur répondent:</p> + +<p>—Oui, ces hommes seront maudits de la foule, s'ils succombent; mais ils +triompheront. Nous les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec eux! +S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous inquiétez pas de ce +premier effroi où nous sommes, il se dissipera vite. En France, les +extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et consterné va devenir +héroïque en un instant!</p> + +<p>C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illusion, il y a un abîme. +Que la France se relève un jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille +demain, je ne sais. Le devoir seul a raison, et le devoir, c'était de +refuser le démembrement; l'honneur ne se discute pas.</p> + +<p>Mais retarder indéfiniment les élections, ceci n'est pas moins risqué +que la lutte à outrance, et il ne me paraît pas encore prouvé que le +vote eût été impossible. Le droit d'ajournement ne me paraît pas non +plus bien établi. Je me tais sur ce point quand on m'en parle. Nous ne +sommes pas dans une situation où la dispute soit bonne et utile; je n'ai +pas d'ailleurs l'orgueil de croire que je vois plus clair que ceux qui +gouvernent le navire à travers la tempête. Pourtant la conscience +intérieure a son obstination, et je ne vois pas qu'il fût impossible de +procéder aux élections, même après l'implacable réponse du roi +Guillaume. Nous appeler tous à la résistance désespérée en nous imposant +les plus terribles sacrifices, c'est d'une audace généreuse et grande; +nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite de l'audace, c'est +entrer dans le domaine de la témérité.</p> + +<p>Ou bien encore c'est, par suite d'une situation illogique, le fait +d'une illogique timidité. On nous juge capables de courir aux armes un +contre dix, et on nous trouve incapables pour discuter par la voix de +nos représentants les conditions d'une paix honorable. Il y a là +contradiction flagrante: ou nous sommes dignes de fonder un gouvernement +libre et fier, ou nous sommes des poltrons qu'il est dérisoire d'appeler +à la gloire des combats.</p> + +<p>Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous crient que vous êtes plus +occupés de maintenir la république que de sauver le pays. Vos +adversaires ne sont pas tous injustes et prévenus. Je crois que le grand +nombre veut la délivrance du pays; mais plus vous proclamez la +république, plus ils veulent, en vertu de la liberté qu'elle leur +promet, se servir de leurs droits politiques. Sommes-nous donc dans une +impasse? Le trouble des événements est-il entré dans les esprits d'élite +comme dans les esprits vulgaires? L'égoïsme est-il seul à savoir ce +qu'il lui faut et ce qu'il veut?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +27 septembre.<br /> +</p> + +<p>Nous sommes difficiles à satisfaire en tout temps, nous autres Français. +Nous sommes la critique incarnée, et dans les temps difficiles la +critique tourne à l'injure. En vertu de notre expérience, qui est +terrible, et de notre imagination, qui est dévorante, nous ne voulons +confier nos destinées qu'à des êtres parfaits; n'en trouvant pas, nous +nous éprenons de l'inconnu, qui nous leurre et nous perd. Aussi tout +homme qui s'empare du pouvoir est-il entouré du prestige de la force ou +de l'habileté. Qu'il fasse autrement que les autres, c'est tout ce qu'on +lui demande, et on ne regarde pas au commencement si c'est le mal ou le +bien. Admirer, c'est le besoin du premier jour, estimer ne semble pas +nécessaire, éplucher est le besoin du lendemain, et le troisième jour on +est bien près déjà de haïr ou de mépriser.</p> + +<p>Un gouvernement d'occasion à plusieurs têtes ne répond pas au besoin +d'aventures qui nous égare. Quels que soient le patriotisme et les +talents d'un groupe d'hommes choisis d'avance par l'élection pour +représenter la lutte contre le pouvoir absolu, ce groupe ne peut +fonctionner à souhait qu'en vertu d'une entente impossible à contrôler. +On suppose toujours que des idées contradictoires le paralysent, et le +paysan dit:</p> + +<p>—Comment voulez-vous qu'ils s'entendent? Quand nous sommes trois au +coin du feu à parler des affaires publiques, nous nous disputons!</p> + +<p>Aussi le simple, qui compose la masse illettrée, veut toujours un +maître; il a le monothéisme du pouvoir. La culture de l'esprit amène +l'analyse et la réflexion, qui donnent un résultat tout contraire. La +raison nous enseigne qu'un homme seul est un zéro, que la sagesse a +besoin du concours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur +l'assentiment de tous. Un homme sage et grand à lui tout seul est une si +rare exception, qu'un gouvernement fondé sur le principe du monothéisme +politique est fatalement une cause de ruine sociale. Pour faire +idéalement l'homme sage et fort qui est un être de raison, il faut la +réunion de plusieurs hommes relativement forts et sages, travaillant, +sous l'inspiration d'un principe commun, à se compléter les uns les +autres, à s'enrichir mutuellement de la richesse intellectuelle et +morale que chacun apporte au conseil.</p> + +<p>Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans toutes les têtes dégrossies +par l'éducation, n'est pas encore sensible à l'ignorant; il part de +lui-même, de sa propre ignorance, pour décréter qu'il faut un plus +savant que lui pour le conduire, et au-dessus de celui-là un plus savant +encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi, jusqu'à ce que le +savoir se résume dans un fétiche qu'il ne connaîtra jamais, qu'il ne +pourra jamais comprendre, mais qui est né pour posséder le savoir +suprême. Celui qui juge ainsi est toujours l'homme du moyen âge, le +fataliste qui se refuse aux leçons de l'expérience; il ne peut profiter +des enseignements de l'histoire, il ne sait rien de l'histoire. Pauvre +innocent, il ne sait pas encore que les castes en se confondant ont +cessé de représenter des réserves d'hommes pour le commandement ou la +servitude, qu'il n'y a plus de races prédestinées à fournir un savant +maître pour les foules stupides, que le savoir s'est généralisé sans +égard aux priviléges, que l'égalité s'est faite, et que lui seul, +l'ignorant, est resté en dehors du mouvement social. Louis Blanc avait +eu une véritable révélation de l'avenir, lorsqu'en 1848 il opinait pour +que le suffrage universel ne fût proclamé qu'avec cette restriction: +L'instruction gratuite obligatoire est entendue ainsi, que tout homme ne +sachant pas lire et écrire dans trois ou cinq ans à partir de ce jour +perdra son droit d'électeur.—Je ne me rappelle pas les termes de la +formule, mais je ne crois pas me tromper sur le fond.—Cette sage mesure +nous eût sauvés des fautes et des égarements de l'empire, si elle eût +été adoptée. Tout homme qui se fût refusé au bienfait de l'éducation se +fût déclaré inhabile à prendre part au gouvernement, et on eût pu +espérer que la vérité se ferait jour dans les esprits.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +27 au soir.<br /> +</p> + +<p>Nous avons été voir un vieil ami à Chambon. Cette petite ville, qui +m'avait laissé de bons souvenirs, est toujours charmante par sa +situation; mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physionomie: on a +exhaussé ou nivelé, suivant des besoins sanitaires bien entendus, le +rivage de la Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait au hasard +dans la ville. De là, beaucoup d'arbres abattus, beaucoup de lignes +capricieuses brisées et rectifiées. On n'est plus à même la nature comme +autrefois. Le torrent est emprisonné, et comme il n'est pas méchant en +ce moment-ci, il paraît d'autant plus triste et humilié. Mon Aurore s'y +promène à pied sec là où jadis il passait en grondant et se pressait en +flots rapides et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes irisées par le +savon sont envahies par les laveuses; mais la gorge qui côtoie la ville +est toujours fraîche, et les flancs en sont toujours bien boisés. Nous +avions envie de passer là quelques jours, c'était même mon projet quand +j'ai quitté Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adorablement située +où, en été, l'on serait fort bien; mais nos amis ne veulent pas que nous +les quittions: le temps se refroidit sensiblement, et ce lieu-ci est +particulièrement froid. Je crains pour nos enfants, qui ont été élevées +en plaine, la vivacité de cet air piquant. J'ajourne mon projet. Je fais +quelques emplettes et suis étonnée de trouver tant de petites ressources +dans une si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ingéniosité dans leur +commerce, par conséquent dans leurs habitudes, que nos Berrichons.</p> + +<p>Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy est installé là depuis +quelques années. Son travail y est plus pénible que chez nous; mais il +est plus fructueux pour lui, plus utile pour les autres. Le paysan +marchois semble revenu des sorciers et des remègeux. Il appelle le +médecin, l'écoute, se conforme à ses prescriptions, et tient à honneur +de le bien payer. La maison que le docteur a louée est bien arrangée et +d'une propreté réjouissante. Il a un petit jardin d'un bon rapport, +grâce à un puits profond et abondant qui n'a pas tari, et au fumier de +ses deux chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des fleurs, des +gazons verts, des légumes qui ne sont pas étiolés, des fruits qui ne +tombent pas avant d'être mûrs. Ce petit coin de terre bordé de murailles +a caché là et conservé le printemps avec l'automne.</p> + +<p>Il me vint à l'esprit de dire au docteur:</p> + +<p>—Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me tenait doucement endormie, +pourquoi les deux amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et le +docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrachée à ce profond sommeil où +mon âme me quittait sans secousse et sans déchirement? Je n'aurais pas +vu ces jours maudits où l'on se sent mourir avec tout ce que l'on aime, +avec son pays, sa famille et sa race!</p> + +<p>Il est spiritualiste; il m'eût fait cette réponse:</p> + +<p>—Qu'en savez-vous? les âmes des morts nous voient peut-être, peut-être +souffrent-elles plus que nous de nos malheurs.</p> + +<p>Ou celle-ci:</p> + +<p>—Elles souffrent d'autre chose pour leur compte; le repos n'est point +où est la vie.</p> + +<p>Je ne l'ai donc pas grondé de m'avoir conservé la vie, sachant, comme +lui, que c'est un mal et un bien dont il n'est pas possible de se +débarrasser.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Boussac, 28 septembre.<br /> +</p> + +<p>Nous sommes venus ici ce matin pour apporter du linge et des provisions +à notre hôte Sigismond, installé depuis quelques jours comme +sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa femme et ses enfants sa +maison de Saint-Loup, à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix +mettrait une fin prochaine à cette situation exceptionnelle, et qu'après +avoir fait acte de dévouement il pourrait donner vite sa démission et +retourner à ses champs pour faire ses semailles et oublier à jamais les +<i>splendeurs</i> du pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voilà rivé à une +chaîne: il ne s'agit plus de faire activer les élections et de faire +respecter la liberté du vote; il s'agit d'organiser la défense et de +maintenir l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre à ce rôle +sur un plus grand théâtre, il préfère ce petit coin perdu où il a +réellement l'estime et l'affection de tous; mais comme il s'ennuie +d'être là sans sa famille! C'est une âme tendre et vivante à toute +heure. Aussi nous lui promettons de lui ramener tout son clan, et, +puisqu'il est condamné à cet exil, de le partager quelques jours avec +lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine +installation à Boussac, et je prends deux heures de repos sur un +fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques +nuits une toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil.</p> + +<p>Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé d'un gros orage. La +chambre qui m'est destinée est celle où je me trouve. C'est la seule du +château qui ne soit pas glaciale, elle est même très-chaude parce +qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant +les fenêtres ouvertes; mais ma somnolence tourne à la contemplation. Ce +vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd'hui par la +sous-préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe, +très-élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La +Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite et à ma +gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres +mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies. +En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former +un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un +troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne +passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine +rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est +assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais +passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec +elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce +mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de +blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C'est là qu'il faut +aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter +l'animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là +que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l'heure solennelle +de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinités étaient +lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se réjouir de +la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de +colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se +gardent bien d'être claires; en s'expliquant, elles perdraient leur +poésie.</p> + +<p>Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie +rencontrés. Il m'avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux +château, j'étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que +je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fenêtre +vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait +beaucoup à désirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que +l'épaisse dalle est à l'épreuve des stations que je me promets d'y +faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'éprouve aujourd'hui? Cette +beauté du pays n'est-elle pas due à l'éclat cuivré du soleil qui baisse +dans une vapeur de pourpre, à l'entassement majestueux et comme tragique +des nuées d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans +le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot? +Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui +verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le +soleil et le vent l'auront tout à fait desséchée; entre ces strates +plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d'or. +Les arbres jaunis étincellent, puis s'éteignent peu à peu à mesure que +l'ombre gagne; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la +chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un +par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des +gorges, les berges des pâturages brillent comme l'émeraude, et les +vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi +noires que l'Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l'horizon en +feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent +discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage; des +travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très-pittoresques dans les +pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet +rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la +coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher +très-âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones +étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de +touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur, +et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de +langueur et de mollesse.</p> + +<p>Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de +l'effet solaire, est inférieur à un autre que l'on traverse par un temps +gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu +ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures +trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part. +Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans +les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une dureté extrême, ne +semblent pas s'être soulevés douloureusement. On dirait qu'une main +d'artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de +scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur +développement; elle s'enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter, +elles se donnent assez de champ pour se préparer par d'adorables +caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici +l'écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science +infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s'étager et se +développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent, +elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se +disposent pour former des abris au lieu d'abîmes. L'oeil pénètre +partout, et partout il pénètre sans terreur et sans tristesse. Oui, +décidément je crois que, de ce château haut perché, j'aurai sous les +yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable.</p> + +<p>Tout s'est éteint, on m'appelle pour dîner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait +mieux, j'ai oublié... Il faut se souvenir du <i>Dieu des batailles</i>, prêt +à ravager peut-être ce que le Dieu de la création a si bien soigné, et +ce que l'homme, son régisseur infatigable, a si gracieusement +orné!—Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âge odieux des +sacrifices humains?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Saint-Loup, 29 septembre.<br /> +</p> + +<p>Nous sommes reparties hier soir à neuf heures; nous avons traversé les +grandes landes et les bois déserts sans savoir où nous étions. Un +brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a +ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain était le +seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, Léonie s'occupait à +faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard +autant qu'on peut voir ce qui empêche de voir. Fatiguée, je continuais à +me reposer dans l'oubli du réel. Nous sommes rentrées à Saint-Loup vers +minuit, et là Léonie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans +vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une +vaillante femme, je me suis étonnée.</p> + +<p>—Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce +brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on +n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un +espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui +cherche fortune sur les chemins.</p> + +<p>Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a +cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder +les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de +mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après +notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes +n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être +les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et +pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne +voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions +prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus +inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés +sans merci. Il ne fait pas bon de quitter <i>son endroit</i>, on risque de +coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge.</p> + +<p>Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait +tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac +précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée. +Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en +imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres +jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence +bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien.</p> + +<p>—Comment? dit Léonie, un Prussien!</p> + +<p>—Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être racontée. C'était le +docteur M..., qui, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été condamné +à être <i>roué vif</i> pour cause politique. Les juges voulurent bien, à +cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait roué de <i>haut en bas</i>. Le +roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine en celle de la prison +à perpétuité, et quelle prison! Après dix ans de <i>carcere duro</i>,—je ne +sais comment cela s'appelle en allemand,—M... fut compris dans une +sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France où il +passa plusieurs années, dont une chez nous, et c'est à cette époque +qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eugène Lambert, ce digne et cher +ami faillit encore tâter de la prison... à Boussac! A cette époque-là, +on ne songeait guère aux Prussiens. Une série inexpliquée d'incendies +avait mis en émoi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait +donc partout des incendiaires et on arrêtait tous les passants. +Justement M... avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres +prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tiré de leurs +sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient +déjeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient même allumé un +petit feu de bruyères pour invoquer les divinités celtiques, et Lambert +y avait jeté les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux mânes +du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de +loin, et, comme ils rentraient pour coucher à leur auberge, ils furent +appréhendés par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en +reconnaissant mon fils se mit à rire. Il n'en eut pas moins quelque +peine à délivrer ses compagnons; les bons gendarmes étaient de mauvaise +humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconnaître un des +suspects, mais qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je crois que +le sous-préfet dut s'en mêler et les prendre sous sa protection.</p> + +<p>J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici sans donner une goutte +d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau à boire devient tous les +jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus +railleur, et le vent froid achève la besogne. Ce climat-ci est sain, +mais il me fait mal, à moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre +que dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau devient-elle +malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion, +et le vin me répugne.</p> + +<p>Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec +M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému; +puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c'est bien +sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le +haut de l'âme:</p> + +<p>—Il faut vaincre.</p> + +<p>—Une voix dolente gémit au fond du coeur:</p> + +<p>—Il faut mourir!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +30 septembre.<br /> +</p> + +<p>Les enfants nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient +autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle +veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y croit pas, les +enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le goût +littéraire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamnée à +composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans +les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en +veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est là qui +questionne, exige, réveille la défunte à coups d'épingle. L'amusement de +nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent, +même ce délicieux tête-à-tête avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la +vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou +que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je +me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce +pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu +jusqu'à présent. Elle y place des fées, des enfants qui voyagent sous la +protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui +aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le +loup n'a pas mangé l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une +fée très-blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu'il +n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite +fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi +blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de +venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que +le voyage soit long et circonstancié, qu'il y ait beaucoup de +descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les +nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l'avide +écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous +borgnes de l'oeil droit comme les calenders des <i>Mille et une Nuits</i>, ou +que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe +gauche, pour que l'on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais est +mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais, +comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je +n'ai pas.</p> + +<p>Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J'aurais beau en +fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce +sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses +imprimées, rapportent les <i>on dit</i> du bureau voisin. Ces <i>on dit</i>, +passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un +jour nous avons tué d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre +fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus +fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c'est que son empereur +a été trahi à Sedan par ses généraux, <i>qui étaient tous républicains!</i><br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +1<sup>er</sup> octobre 1870.<br /> +</p> + +<p>Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme +toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne +pas les contrarier, je feins d'être dupe. Au reste, sitôt que le médecin +arrive, la peur des médicaments fait que je me porte bien. Il sait que +je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je +suis d'accord avec lui sur les soins très-simples et très-rationnels +qu'on peut prendre de soi-même; mais le moyen de penser à soi à toute +heure dans le temps où nous sommes.</p> + +<p>Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac. +Ce sera l'arrivée d'une <i>smala</i>.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Boussac, dimanche 2 octobre.<br /> +</p> + +<p>C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au +seuil du château; ce seuil est une toute petite porte ogivale, +fleuronnée, qui ouvre l'accès du gigantesque manoir sur une place +plantée d'arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a +travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La +sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle +cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous +apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au +dehors, rajeuni et confortable au dedans.</p> + +<p>Confortable en apparence! Il y a une belle salle à manger où l'on gèle +faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l'on grelotte au coin +du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les +quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très-sensible +aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons +du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres +pour être si mal abrités; mais on n'a pas le temps d'avoir froid. +Sigismond attend demain Nadaud, qui a donné sa démission de préfet de la +Creuse, et qui est désigné comme candidat à la députation par le parti +populaire et le parti républicain du département. Il représente, dit-on, +les deux nuances qui réunissent ici, au lieu de les diviser, les +ouvriers et les bourgeois avancés. Sigismond a fait en quelques jours un +travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des gardes, qui était +abandonnée à tous les animaux de la création, où les chouettes trônaient +en permanence dans les bûches et les immondices de tout genre entassées +jusqu'au faîte. On ne pouvait plus pénétrer dans cette salle, qui est +la plus vaste et la plus intéressante du château. Elle est à présent +nettoyée et parfumée de grands feux de genévrier allumés dans les deux +cheminées monumentales surmontées de balustrades découpées à jour. Le +sol est sablé. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur, +des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde +nationale peut être à l'abri sous ce plafond à solives noircies. Nous +visitons ce local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui est un +assez beau vestige de la féodalité. Il est bâti comme au hasard ainsi +que tout le château, où les notions de symétrie paraissent n'avoir +jamais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le plafond s'incline en +pente très-sensible. Les deux cheminées sont dissemblables d'ornements, +ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est située sur +le côte, dont on n'a nullement cherché le milieu. Les portes sont, comme +toujours, infiniment petites, eu égard à la dimension du vaisseau. Les +fenêtres sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces vices +volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et +porte bien l'empreinte de la vie du moyen âge. Une des cheminées qui a +cinq mètres d'ouverture et autant d'élévation présente une singularité. +Sous le manteau, près de l'âtre, s'ouvre un petit escalier qui monte +dans l'épaisseur du mur. Où conduisait-il? Au bout de quelques marches, +il rencontre une construction plus récente qui l'arrête.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +3 octobre.<br /> +</p> + +<p>Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres +lézardée en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent éteint +les bougies à travers les murs. L'alcôve seule est assez bien close, et +j'y dors enfin; le changement me réussit toujours.</p> + +<p>Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oublié au salon une lettre +à laquelle je tiens. Le salon est là, au bout d'un petit couloir +sombre. J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la porte derrière +moi sans la regarder. Je trouve sur la cheminée l'objet cherché. Le +grand feu qu'on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette +une vive lueur. J'en profite pour regarder à loisir les trois panneaux +de tapisserie du <span class="smcap">xv</span><sup>e</sup> siècle qui sont classés dans les +monuments historiques. La tradition prétend qu'ils ont décoré la tour de +Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils +représentent des épisodes du roman de <i>la Dame à la licorne</i>. C'est +probable, car la licorne est là, non <i>passante</i> ou <i>rampante</i> comme une +pièce d'armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une +femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu'escorte une toute jeune +fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est +blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame +prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue; +dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis +cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur +son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très-mystérieuse, +et tout d'abord elle a présenté hier à ma petite-fille l'aspect d'une +fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût étrange, et j'ignore s'ils +ont été de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je +remarque une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des cheveux +rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le +front. Si nous étions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette +nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion +dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s'épuisait, la +fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on +pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir à +Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France, +pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que +tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d'ailleurs +l'harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce +qu'elle représente.</p> + +<p>Ayant assez regardé la fée, je veux retourner à ma chambre. Le salon a +cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me présente les +rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en présence de +sa majesté Napoléon III, en culotte blanche, habit de parade, la +moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif: +âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les +administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le +cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-préfet +sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en +laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre à +son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour détruire un portrait +historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne mérite +pas d'être gardé, et je lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son +prédécesseur, c'est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira +rien. En attendant, ce portrait n'est pas placé dans la direction de ma +chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte +conduit à l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La +quatrième donne sur la salle à manger; la cinquième mène à la chambre de +mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne +devine pas l'emplacement et qui doit être la mienne. Le château +serait-il enchanté? Après bien des pas perdus dans cette grande salle, +je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie +sur un des pans de la profonde embrasure d'une fenêtre, et je me +réintègre dans mon appartement sans autre aventure.</p> + +<p>A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès +sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a +quelques années, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses +cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un +ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d'une +remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise +passion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses compatriotes de la +Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le +voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On +l'accuse d'être avide et trompeur; mais on reconnaît que, quand il est +bon et sincère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la +force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de +reprendre la truelle; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil +et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le +pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence +modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils +comprenaient encore moins le rôle qu'il avait joué en France; ils lui +eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite +chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en +peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours +d'histoire et de littérature française en anglais, s'instruisant, se +faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d'intuition et +un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa +dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles +d'un vrai <i>gentleman</i>. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pensée qui +soient entachés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment, +d'ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu +comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il +interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il +était arrivé d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot +de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend +le préjugé: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans +attention, qu'on ne quitte pas sans respect.</p> + +<p>Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c'est pour le +mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la +grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante +habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui +domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses. +Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l'intérieur. Les +pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien +que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait +bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même; il +m'avait fait promettre de ne pas l'écouter, de ne pas le <i>voir</i> parler. +J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre. +C'est dans l'intimité qu'on se connaît, et je crois maintenant que je le +connais bien. Il est digne de représenter les bonnes aspirations du +peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi: n'ayons pas +d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.</p> + +<p>A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le +monde des environs n'était pas arrivé pour la première, et les gens de +l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une +langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement et +sacrifice; il n'était plus question de cela depuis vingt ans. On ne +parlait que du rendement de l'épi et du prix des bestiaux. «Il faut +savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout, +comme nous, et qui ne paraît pas se soucier de nos petits intérêts.» Je +n'ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille; +Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive, +étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu +perdu l'habitude de la langue française, les mots lui viennent en +anglais, et pendant quelques instants il est forcé de se les traduire à +lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle; mais peu à peu sa +pensée s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure se révèle et +se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l'on s'en va en disant:</p> + +<p>—C'est un homme <i>tout à fait bien</i>.</p> + +<p>Simple éloge, mais qui dit tout.</p> + +<p>Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte +improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens +font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce +encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherchée. La +voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient <i>vive +l'ouvrier!</i> La noire façade armoriée du manoir de Jean de Brosse ne +s'écroule pas à ce cri nouveau du <span class="smcap">xix</span><sup>e</sup> siècle. Les +chouettes, stupéfiées par la lumière, reprennent silencieusement leur +ronde dans la nuit grise.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +4 octobre.<br /> +</p> + +<p>En somme, nous avons parlé doctrine et nullement politique. Est-il, ce +que les circonstances réclament impérieusement, un homme pratique? Je ne +sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions +sont si divisées qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter a +tout et peut-être heurter tout le monde.</p> + +<p>Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue à +tout dessécher. L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup; on va la +chercher à une demi-lieue sur une côte rocheuse où les chevaux ont +grand'peine à monter et à descendre les tonneaux. Nous l'économisons, +quoiqu'elle ne le mérite guère; elle est blanche et savonneuse.</p> + +<p>Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en +bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et à toute heure: c'est un +adorable pays. Après avoir longé la rivière, nous avons remonté au +manoir par un escalier étourdissant: une centaine de mètres en zigzag, +tantôt sur le roc, tantôt sur des gradins de terre soutenus par des +planches, tantôt sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe; +ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'autre en cas de vertige. +A chaque étage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en +pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'abîme. +Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent +dans une partie réservée du château et se livrent au jardinage et à +l'élevage des lapins. Ce sont peut être les mêmes gendarmes qui ont +autrefois arrêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en +bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs légumes. Mes +petites-filles grimpent très-bien et sans frayeur cette échelle au flanc +du précipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis éprouvée par +cet air trop vif. On ne place pas impunément son nid, sans transition, à +trois cents mètres plus haut que d'habitude.</p> + +<p>Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif +d'arbres, il y a à nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions +pas; c'est un petit établissement de bains, très-rustique, mais +très-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce +moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation possède +un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous +nous faisons une fête de nous y plonger demain; nous n'espérions pas ce +bien-être à Boussac. Ces Marchois nous sont décidément très-supérieurs.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +5 octobre<br /> +</p> + +<p>Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous +comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici à +attendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à Nohant: les nouvelles +que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous, +un homme inoccupé qui veut retourner au moins à La Châtre pour n'avoir +pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il +voulait nous mener, mère, femme et enfants, dans le Midi; nous disions +oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait là qu'on le +rappelât au pays en cas de besoin. Par malheur, les événements vont +vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de déserter. Comme à +aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous +renonçons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer +un gîte quelconque à La Châtre.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +6 octobre<br /> +</p> + +<p>A force d'être poëte à Boussac, on est très-menteur; on vient nous dire +ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale, +celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des +petits. Il y a des cadavres exposés devant toutes les portes; c'est +là,—à deux pas, vous verrez bien!—Maurice ne voit rien, mais il +s'inquiète pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en +effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous +traite de fous, il interroge le maire et le médecin. Personne n'est mort +depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifesté. Je +défais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais +plus jolie. La nuit dernière, trois revenants, toujours trois, sont +venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de +ma fenêtre, et que je distingue très-bien par une éclaircie des arbres; +ils ont même fait entendre, assure-t-on, une très-belle musique. Et moi +qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de +contempler une scène de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un +site si bien fait pour attirer les ombres!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +7 octobre.<br /> +</p> + +<p>Promenade à Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays +charmant. Prés, collines et torrents. La face du mont Barlot, opposée à +celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les +déchirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une +bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses +que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de +bonheur, si l'on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu'on le sera +encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop +d'enfants, trop d'amis!—Et puis on s'aperçoit qu'on pense à tout le +monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre +France désolée et brisée!</p> + +<p>Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le +théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé, +les idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sur, de la pluie pour +demain dans les nuages, que j'arrive à très-bien connaître dans cette +immensité de ciel déployée autour de nous. L'air était souple et doux +tantôt; à présent, un vent furieux s'élève: c'est le vent d'ouest. Il +nous détend et nous porte à l'espérance.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +8 octobre.<br /> +</p> + +<p>La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes nuages effarés couraient +sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un +navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes +comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque. +A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons +mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la +rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui +remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de +soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout +siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent +un instant; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du +canon. Je cherche une corde pour les empêcher d'être emportées dans +l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant +sur le balcon. J'y renonce, et comme tout désagrément qu'on ne peut +empêcher doit être tenu pour nul, je m'endors profondément au milieu +d'un vacarme prodigieusement beau.</p> + +<p>Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous +trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre +jours pour faite les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce +n'est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la +guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi.—Ce +soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses +bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingués et +sympathiques. J'ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois +semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d'événements qui me +rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et +qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise +en question!—On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion +se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans +l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous +nous faisons l'effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour +de l'exécution, et qui sont pressés d'en finir parce qu'ils ne +s'intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les +autres, si l'inaction et un état maladif m'ont rendue lâche. J'ai fait +bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de +paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois +depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n'a affaire +qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des +fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des +émotions. La vie ordinaire est pleine d'incidents puérils dont on +apprend avec l'âge à faire peu de cas; on est trahi ou leurré, on est +malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d'ennuis, +des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter! On vous croit +stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de +souffrir des petites choses. On a l'expérience du peu de durée, +l'appréciation du peu de valeur de ces choses; on se détache des biens +illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de +progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour +les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas +de mérite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises +sociales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision du beau idéal +remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent; +mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le +monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles +proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de +n'avoir pas le coeur brisé.</p> + +<p>En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme +le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai +ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une +tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on +s'éloigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la dernière +fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux où l'on a +souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans +eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous +ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos +têtes, et les revenants qui auraient peut-être fini par se montrer.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +La Châtre, 9 octobre.<br /> +</p> + +<p>J'ai quitté mes hôtes le coeur gros. Je n'ai jamais aimé comme à +présent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si +tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur +courage, leurs beaux moments de gaieté nous soutenaient:—Leur famille +et la nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient comme une richesse +en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit:</p> + +<p>—Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seul au monde, comme je serais +vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons +l'amertume!</p> + +<p>Toujours cette idée de mourir, pour ne plus souffrir se présente à +l'esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique: +Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine +qui s'attache à la vie en dépit de tout? Est-ce un précepte +philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des +biens?—Moi, j'en reviens toujours à cette idée, qu'il est indifférent +et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux +autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une +épreuve au-dessus du stoïcisme.</p> + +<p>Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous +donnent l'hospitalité. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous +ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur espérance +sur le gouvernement. Moi, j'espère peu de la province et de l'action +possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorité. Il +faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas républicain. Nous sommes +une petite, fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu +de la défense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable +abnégation amène la délivrance, c'est le triomphe de la forme +républicaine; on aura fait cette dure et noble expérience de se +gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous;—mais Paris +peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!... on frémit d'y +penser.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +La Châtre, 10 octobre 1870.<br /> +</p> + +<p>Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-même. Je ne crois pas que +personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie. +Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces +ouvriers avec le fusil sur l'épaule n'ont rien de ridicule. Le coeur y +est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs +foyers; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous +armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde +nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en +attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes +choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d'ordres et +de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des +incertitudes de direction que l'on ne sait à qui imputer. Tout le monde +accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous +dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien +peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent +sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous dévore: +écrire, parler, ce n'est pas là ce qu'il nous faudrait.</p> + +<p>Nous allons au Coudray à travers des torrents de pluie. La Vallée noire, +que l'on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n'est pas +le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c'est la grande ligne, +l'horizon ondulé et largement ouvert, <i>le pays bleu</i>, comme l'appelle ma +petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît +incommensurable; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions +de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J'aperçois au loin +le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à +moi par conséquent: enterrée dans les arbres, elle a l'air de se cacher +pour ne pas nous attirer trop vite; la variole règne autour et nous +barre encore le chemin.</p> + +<p>Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et +nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de +dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l'air de ne pas +mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous +prétexte qu'en 1815 il ne l'a pas été. Moi, je m'essaye à l'idée d'une +vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel +coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la +facilité avec laquelle on s'abandonne personnellement aux événements qui +menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et +le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l'ennemi est féroce, tantôt il +est fort doux: on n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal, c'est +l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger: on +tient si peu à la vie dans de tels désastres! mais dans le doute +j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.</p> + +<p>De retour à La Châtre, je revois d'anciens amis qui, de tous les côtés +menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec +douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir, +qu'elle est là et que je ne la reverrai probablement plus! Autre +douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions, +mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes: +c'était la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse. +Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner +de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il +faudra en montrer.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mardi 11 octobre.<br /> +</p> + +<p>Voici une grande nouvelle: deux ballons nommés <i>Armand Barbès</i> et <i>G. +Sand</i> sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté grand +bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé +les Américains qui le montaient; <i>Barbès</i> a été plus heureux, et, malgré +les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours +du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M. +Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volonté, de +persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite +en ballon, à travers l'ennemi, est héroïque et neuve; l'histoire entre +dans des incidents imprévus et fantastiques.</p> + +<p>Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver. +Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom +soit béni; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus des forces d'un seul +homme? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une +science perdue chez nous?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mercredi 12 octobre.<br /> +</p> + +<p>On n'a pas le coeur à se réjouir ici aujourd'hui; c'est la révision, +c'est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées: elle se fait +d'une manière indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas +déshabiller les hommes; on ne leur regarde pas même le visage. Des +examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le +service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des +myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on +veut que nous ayons confiance en une pareille armée! Un bon tiers va +remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les +rues de la ville sont encombrées de parents qui pleurent et de conscrits +ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale +sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue; le +découragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent +qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a manière de faire les +choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'être mal +secondé. On se tire de tout en disant:</p> + +<p>—Le peuple est lâche et <i>réactionnaire</i>.</p> + +<p>Mon coeur le défend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez +rien faire pour l'initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez +odieuses.</p> + +<p>Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orléans serait au pouvoir des +Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient +écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu d'avance. Il faudrait savoir +si la ville pouvait se défendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on +entre dans des détails révoltants. Les habitants, qui d'abord avaient +refusé de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois fermé leurs +portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à +vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l'ennemi: +elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout; je +crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations +sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées +et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une +débandade.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +13, jeudi.<br /> +</p> + +<p>L'affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même +Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'écroulement serait notre +ruine. Trahir! l'honneur français serait aux prises dans les faibles +têtes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fidélité au maître +qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau +représenterait une charge personnelle, restreinte à l'obéissance +personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'âme du soldat!</p> + +<p>L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie morale à côté de +l'anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas +avoir jamais été défini dans l'histoire de notre siècle. C'est par le +résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en +décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à +l'ennemi; mais il se persuade que c'était son devoir, et il le persuade +aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par +conséquent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu +son parti, qui l'admirait comme le type de la fidélité et de la probité. +Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit +pour se justifier:</p> + +<p>—Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'à lui.</p> + +<p>Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en +disant:</p> + +<p>—Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne.</p> + +<p>La postérité les admire et condamne les autres.</p> + +<p>A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment? +Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque +instant que le devoir du soldat soit de résister à l'ordre de la patrie, +ou de manquer à la loi d'obéissance militaire par amour du pays. Rien +n'engage en ce moment le soldat envers la république; il ne l'a pas +légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux? Je ne sache pas +qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il +se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y +ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse.</p> + +<p>Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un casuiste. Il semble que +le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion, +qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique +loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine +se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu'il peut +tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois +pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui, +puisqu'il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la +paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle +représente la volonté de la France. S'il a l'âme d'un héros, il se +laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour +du pays, par la fierté patriotique; sinon, un de ces matins, il se +rendra en disant comme son maître à Sedan:</p> + +<p>—Je suis las.</p> + +<p>Ou il fera une brillante sortie au cri de «mort à la république!» Et +s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne, +que ferait la république? Elle a cru l'avoir dans ses intérêts; parce +qu'elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a placé +en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit; mais je +suppose qu'il délivre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous +battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'étranger? y aurait-il +un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison?</p> + +<p>Notre situation est réellement sans issue, à moins d'un miracle. Nous +nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore +considérables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux +différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la +guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait; mais a-t-il +espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles, +et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble à la fin d'un +monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas +comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcitée repousse +l'évidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je +remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion; au moins je pourrais +dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue +l'emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu'on a +faits.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +14 octobre.<br /> +</p> + +<p>Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans; mais ils y entreront quand +ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est +battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution, +disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on +déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est pas fini!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +15 octobre.<br /> +</p> + +<p>Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se +désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La +province consternée se gouverne toute seule par habitude.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Dimanche 16.<br /> +</p> + +<p>J'aurais voulu tenir un journal des événements; mais il faudrait savoir +la vérité, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui +nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent +ouvertement:</p> + +<p>—Les mobiles sont des braves.</p> + +<p>—Non, les mobiles faiblissent partout.</p> + +<p>—Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche pied.</p> + +<p>—Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!</p> + +<p>Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans +chaussures, sans vêtements et sans abri, ne peut pas résister à une +armée pourvue de tout et bien commandée.</p> + +<p>On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement, +<i>de auditu</i> l'opinion de M. Gambetta.</p> + +<p>—L'armée régulière est détruite, démoralisée, perdue; elle ne nous +sauvera pas. C'est de l'<i>élément civil</i> que nous viendra la victoire, +c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut appeler et encourager.</p> + +<p>La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est résolue, elle +devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats +dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un certain point; +mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie +à la fatigue, c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les malades +encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vendée dans toute la +France. Organise-t-on le désordre? Ces résultats fructueux que suscitent +parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se décrètent +pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la +page historique dont il a été le théâtre; mais recommencer en grand ces +choses et les opposer à la tactique prussienne, c'est un véritable +enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur; +qu'il réorganise donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un +instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si +l'on veut introduire des catégories, scinder l'élément civil et +l'élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions +politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats, +j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.</p> + +<p>Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours +sont infatués d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore +qu'il soit insensé... Quelquefois une grande obstination fait des +miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du +sacrifice? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons? On avoue que +nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent +dix.</p> + +<p>—En fait-on au moins?</p> + +<p>—On dit qu'on en fait <i>beaucoup</i>. Nous savons, hélas! qu'on en fait +fort peu.</p> + +<p>—En fait-on de pareils à ceux des Prussiens?</p> + +<p>—On ne peut pas en faire.</p> + +<p>—Alors nous serons toujours battus?</p> + +<p>—Non! nous avons l'élément civil, une arme morale que les étrangers +n'ont pas.</p> + +<p>—Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux +tranchants, militaire et civile en même temps.</p> + +<p>—On le sait; mais le moral de la France!</p> + +<p>Oh! soit! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes +inspirations de solidarité; mais, si nous ne les voyons pas se produire, +puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après +la résistance que l'honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons +pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire +la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne +m'habitue pas à voir couler le sang; mais il y a une heure où la femme a +raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des +raisons profondes et sérieuses pour se consoler.</p> + +<p>Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui +retirer une partie de ce qui le fait homme. «Quand Jupiter réduit +l'homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme.» L'état +militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre +civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier +règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu'il avait +laissé pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne s'en doutait +pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon, +Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut +pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua.</p> + +<p>Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c'était l'oeuvre +d'une civilisation très-corrompue; mais la civilisation, qui est +l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus +qu'on fait d'elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin; la +science, l'art, les grandes industries, l'élégance et le charme des +bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'être le +plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre +développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie, +puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la +supprimer n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des peuples n'est +pas si loin qu'on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l'oeuvre du +<span class="smcap">XX</span><sup>e</sup> siècle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace. +A jamais, non! Aujourd'hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut +rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort +peu dans la balance des destinées. En ce moment, l'Allemagne s'affirme +comme pesanteur spécifique, comme force brutale,—tranchons le mot, +comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu'elle chante ses victoires, +elle n'élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au +front de ses monuments nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire +guerre à mort à la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour +toi que cette gloire! L'Allemand est désormais le plus beau soldat de +l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du +monde; il représente l'âge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa +fille; il l'égorge, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il +la vole! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire +prussien, est un industriel de grande route qui <i>emballe</i> des pianos et +des pendules à l'adresse de sa famille attendrie!</p> + +<p>Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi +chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme, +voilà tout.—C'est déjà quelque chose, mais nous n'en avons pas moins à +rougir d'avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut +nous réhabiliter, c'est de ne plus l'être, c'est de ne plus savoir obéir +à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'élan du +courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette. +Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous +pourrions dire aux Allemands:</p> + +<p>«—Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez! +Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves, +vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre +selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de +nous y préparer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de haïr! On +nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce +qu'ils ont besoin d'oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous +les piéges; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres, +vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous +aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir +remportées. Vous pénétrerez un jour l'énigme de notre destinée, quand +vous passerez à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir +des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle, +souffrons tous les maux des révolutions; mais voici que, grâce à vous, +nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir porté +la main sur la grande victime! Encore un siècle, et vous serez honteux +d'avoir servi de marchepied à l'ambition personnelle. Vous direz de +vous-mêmes ce que nous disons de notre passé:</p> + +<p>«—La folie du génie militaire nous a déchaînés sur l'Europe, et nous +avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes, +et nous y sommes tombés.</p> + +<p>Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne! Dût cette guerre, +pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre +matériel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous +aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera +sans doute irrités et troublés; les questions politiques et sociales +s'agiteront peut-être tumultueusement encore. C'est précisément en cela +que nous vous serons supérieurs, sujets obéissants, militaires +accomplis! et que cette âme française éprise d'idéal, luttant pour lui +jusque sous l'écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que +vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand +vous serez dignes d'en donner un semblable.</p> + +<p>Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards +émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et +menacez l'avenir! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras +de nos vivres, riches de nos dépouilles! Quelles ovations vous attendent +chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts! +Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution, +que de longue date vous saviez hors d'état de se défendre! L'Europe, qui +vous craignait, va commencer à vous haïr! Quel bonheur ce sera pour vous +d'inspirer partout la méfiance et de devenir l'ennemi commun contre +lequel elle se ligue peut-être déjà en silence!</p> + +<p>Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l'idéal stupide et +grossier du caporalisme, disons mieux, du <i>krupisme</i>! Pauvre Allemagne +des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goëthe et de +Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans +l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te renouvelles dans +l'expiation qui s'appelle 89!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Lundi 17 octobre.<br /> +</p> + +<p>Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'après la +chaleur exceptionnelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils +auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur: +ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces +habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L'Allemand du +nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n'est pas +nerveux, il n'a que des muscles; il a l'éducation militaire, qui nous a +trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.</p> + +<p>Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et +c'est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir +à se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme +la part du feu! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit +l'imprévoyance; elle n'est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas +croire qu'on haïsse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même j'ai +besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces +hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre +enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un être jouissant de ses +facultés habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou +cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et +demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, <i>tous voleurs</i>! +Vous réclamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus +d'Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs +exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous +êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois, +mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de +l'avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse! Vous ne +reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalité +comme de votre honneur. Le châtiment commence!</p> + +<p>Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens +ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-être +son temps sur les épaules d'une Allemande, car ils volent aussi des +vêtements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mardi 18 octobre.<br /> +</p> + +<p>Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'autre. Depuis les pauvres +troupes espagnoles que j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de +Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et +de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les +hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont presque tous déserté avant +Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On +les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel +qu'on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards. +Malheureusement ce désordre continue.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mercredi 19.<br /> +</p> + +<p>Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la +Loire. Est-elle anéantie? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait +existé!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Jeudi 20.<br /> +</p> + +<p>Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade +pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au +moment où elle se dépouille: il y a des touffes de végétation +invraisemblable au milieu des massifs dénudés. A Chavy, nous descendons +de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse +naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu'aucun jardinier ne +réalisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied +des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni +flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et +velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une +abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'oeil la +nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux à la voiture, je dors dix +minutes sur un fauteuil. Il paraît que c'est assez, je suis complétement +reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'horizon monte une gigantesque +forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et +l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument d'un rayonnement +insoutenable.—Un bout de journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A +Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de +revolver et aurait été pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Vendredi 22 octobre.<br /> +</p> + +<p>Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez bénis! Ils +vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus +et confiants, ils ne souffrent de rien matériellement; mais ils +souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un +nous demande où est sa femme, l'autre où est sa fille; chacun croyait +avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout +envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous écrirons +partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante! +que de vides nous trouverons dans nos affections!—Encore une fois, +qu'ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux!</p> + +<p>On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le moment; il lui plaît de +nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou +il n'y a plus d'armée entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le +danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'être en sûreté +quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère! sa +belle figure pâle me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs +fixés sur moi. C'était un ami excellent, un habile médecin, un homme de +résolution, d'activité, de courage; agile, infatigable, il était plus +jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui. +Je le vois et je l'entends encore à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous +admirions la netteté de son jugement, l'énergie de ses traits et de sa +parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli +village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où l'on entendait +les pas de l'ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin. +Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu'on +avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on +parlait de leurs travaux, on s'intéressait à leur mouvement +intellectuel. Que l'on était loin de voir en eux des ennemis! Comme la +porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne! +Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes +intéressantes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait être un espion, +venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour +prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres +localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France +comme une proie que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi +bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de +surprendre l'éclosion d'une primevère connue de moi seule.—Je me +souviens d'avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des +enfants certains recoins que j'espérais conserver vierges de dégâts. Je +m'indignais contre l'esprit de dévastation de l'enfance. Pauvres +enfants, quelle calomnie!—Et à présent ce charmant pays est sans doute +ravagé de fond en comble, puisque Morère.... Mon fils me trouve navrée et +me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure qu'il +est; il a peut-être raison!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Samedi 22 octobre.<br /> +</p> + +<p>Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos +deux petites; elles font plus d'une lieue à pied. Le temps est +délicieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y encaisse le long +d'une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez +du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui +voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon +enfance, on nous disait:</p> + +<p>—Marche.</p> + +<p>Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n'avons +pas connu le vertige; mais je n'ai pas le même courage pour ces chers +êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent +les enfants comme on ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe sans +cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n'a d'autre souci +que de les rendre heureux. C'est sans doute encore une supériorité des +Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les +loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races +militaires et conquérantes. J'avoue pourtant qu'à certains égards nous +avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous +tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi +sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque +temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées +citoyennes, nous apprendrons l'exercice à nos petits garçons, nous +trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu'ils +sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils +y gagneront, pourvu qu'ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui +serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va +faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes. +Pourtant ces choses-là ne s'improvisent pas dans la situation désespérée +où nous sommes, et c'est avec un profond déchirement de coeur que je +vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.</p> + +<p>Ils partent, nos pauvres enfants! ils veulent partir, ils ont raison. +Ils avaient horreur de l'état militaire, ils songeaient à de tout autres +professions; mais ils valent tout autant par le coeur que ceux de 92, et +à mesure que le danger approche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient +exemptés par leur profession la quittent et refusent de profiter de leur +droit; ceux que l'âge dispense ou que le devoir immédiat retient parlent +aussi de se battre et attendent leur tour, les uns avec impatience, les +autres avec résignation. Il en est très-peu qui reculeraient, il n'y en +a peut-être pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance; on sent que l'on +manque d'armes et de direction. On sent aussi que l'élément sédentaire, +celui qui produit et ménage pour l'élément <i>militant</i>, est abandonné au +hasard des circonstances. Il faudrait que la France non envahie fût +encouragée et protégée pour être à même de secourir la France envahie. +On vote des impôts considérables, c'est très-juste, très-nécessaire; +mais on laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève tant de bras au +travail, qu'après une année de récolte désastreuse et la suspension +absolue des affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.</p> + +<p>Le gouvernement de la défense semble condamné à tourner dans un cercle +vicieux. Il espère improviser une armée; il frappe du pied, des légions +sortent de terre. Il prend tout sans choisir, il accepte sans prudence +tous les dévouements, il exige sans humanité tous les services. Il a +beaucoup trop d'hommes pour avoir assez de soldats. Il dégarnit les +ateliers, il laisse la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des +communications. Il semble qu'il ait des plans gigantesques, à voir les +mouvements de troupes et de matériel qu'il opère; mais le désordre est +effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les ordres qu'il donne ne +peuvent pas être exécutés. Le producteur est sacrifié au fournisseur, +qui ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque chose. Rien n'est +préparé nulle part pour répondre aux besoins que l'on crée. Partout les +troupes arrivent à l'improviste; partout elles attendent, dans des +situations critiques, les moyens de transport et la nourriture. Après +une étape de dix longues lieues, elles restent souvent pendant dix +heures sous la pluie avant que le pain leur soit distribué; elles +arrivent harassées pour occuper des camps qui n'existent pas, ou des +gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres ne sont transmis en temps +opportun. L'administration des chemins de fer est surmenée; en certains +endroits, on met dix heures pour faire dix lieues; le matériel manque, +le personnel est insuffisant, les accidents sont de tous les jours. Les +autres moyens de transport deviennent de plus en plus rares; on ne peut +plus échanger les denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la fois, +sans qu'on semble se douter que les uns paralysent les autres. On +s'agite démesurément, on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont +reconnus tout à coup désastreux. L'action du gouvernement ressemble à +l'ordre qui serait donné à tout un peuple de passer à la fois sur le +même pont. La foule s'entasse, s'étouffe, s'écrase, en attendant que le +pont s'effondre.</p> + +<p>A qui la faute? Cette déroute générale pourrait-elle être conjurée? le +sera-t-elle? Ne faudrait-il, pour opérer ce miracle, que l'apparition +d'un génie de premier ordre? Ce génie présidera-t-il à notre salut? +va-t-il se manifester par des victoires? Aurons-nous la joie d'avoir +souffert pour la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier seront-ils +demain des régiments d'élite? S'il en est ainsi, personne ne se +plaindra; mais si rien n'est utilisé, si l'état présent se prolonge, +nous marchons à une catastrophe inévitable, et notre pauvre Paris sera +forcé de se rendre.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Dimanche 23 octobre.<br /> +</p> + +<p>Il pleut à verse. Les nouvelles sont insignifiantes. Quand chaque jour +n'apporte pas l'annonce d'un nouveau désastre, on essaye d'espérer. Les +enfants qui partent volontairement sont gais. Les ouvriers chantent et +font le dimanche au cabaret, comme si de rien n'était.</p> + +<p>Je tousse affreusement la nuit; c'est du luxe, je n'avais pas besoin de +cette toux pour ne pas dormir. Toute la ville se couche à dix heures. Je +prolonge la veillée avec mon ami Charles; nous causons jusqu'à minuit. +Depuis plusieurs années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis; il voit +plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais vu avec ses yeux. Cette +lumière intérieure tourne aisément à l'exaltation. Sur certains points, +il est optimiste; je le suis devenue aussi en vieillissant, mais +autrement que lui. Je vois toujours plus radieux l'horizon au delà de ma +vie; je ne crois pas, comme lui, que nous touchions à des événements +heureux; je sens venir une crise effroyable que rien ne peut détourner, +la crise sociale après la crise politique, et je rassemble toutes les +forces de mon âme pour me rattacher aux principes, en dépit des faits +qui vont les combattre et les obscurcir dans la plupart des +appréciations. Nous nous querellons un peu, mon vieux ami et moi; mais +la discussion ne peut aller loin quand on désire les mêmes résultats. +Nous réussissons à nous distraire en nous reportant aux souvenirs des +choses passées. On ne peut toucher au présent sans se sentir relié par +mille racines plus ou moins apparentes au temps que l'on a traversé +ensemble. Nous nous connaissons, lui et moi, depuis la première enfance; +nous nous sommes toujours connus, nos familles, aujourd'hui disparues, +étant étroitement liées. Nous avons apprécié différemment bien des +personnes et des choses; à présent ces différences sont très-effacées, +nous parlons de tout et de tous avec le désintéressement de +l'expérience, qui est l'indulgence suprême.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Lundi 24.<br /> +</p> + +<p>Les Prussiens ne viennent pas de notre côté. Ils vont tuer et brûler +ailleurs, on appelle cela de bonnes nouvelles! Châteaudun est leur proie +d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons rien empêcher.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mardi 25 octobre.<br /> +</p> + +<p>La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souffrir, après une mort +anticipée qui dure depuis deux mois. C'est une autre manière d'être +victime de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû fuir avec sa +famille, faire un voyage impossible avec une courte avance sur les +Prussiens, arriver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans savoir +qu'elle était de retour dans son pays, y languir plusieurs semaines sans +se rendre compte des événements qu'il n'était pas difficile de lui +cacher, s'endormir enfin sans partager nos angoisses, qui dès le début +l'avaient mortellement frappée au coeur. Elle avait le patriotisme +ardent des âmes généreuses; le rapide progrès de nos malheurs n'était +pas nécessaire pour la tuer.</p> + +<p>Nous recevons de bonnes lettres de Paris; ils sont là-bas pleins +d'espoir et de courage. Les plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous +pousse donc en avant, vite à leurs secours! Il semble aujourd'hui que la +lutte s'engage, et on parle de quelques avantages remportés. On loue +l'<i>entrain</i> (<i>sic</i>) de nos mobiles. Le gouvernement a l'air de compter +sur la victoire. Il nous la promet.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mercredi 26.<br /> +</p> + +<p>Très-mauvaises nouvelles! Ils brûlent, ils font le ravage, ils +s'étendent; nous sommes partout inférieurs en nombre devant eux, et nous +sommes <i>engorgés</i> de troupes qui sont partout où l'on ne se bat pas! +L'artillerie nous foudroie; nous faisons trois pas, nous reculons de +douze.—Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre Laure au cimetière. +Les nuages rampent sur la terre incolore et détrempée. Atroce journée, +chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du courage.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Jeudi 27.<br /> +</p> + +<p>Il pleut à verse, on fait des voeux pour que la Loire déborde, pour que +l'ennemi souffre et que ses canons s'embourbent; mais nos pauvres +soldats en souffriront-ils moins, et nos canons en marcheront-ils mieux? +Que c'est stupide, la guerre!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +28.<br /> +</p> + +<p>Propos sans utilité, discussions et commentaires sans issue, tour de +Babel! L'ennemi est à Gien; il ne pense ni ne cause, lui: il avance.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +29, 30, 31 octobre.<br /> +</p> + +<p>Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets, de circulaires, de phrases +stimulantes, froides comme la mort.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +1<sup>er</sup> novembre.<br /> +</p> + +<p>De pire en pire! On nous annonce la reddition de Metz; le gouvernement +nous la présente sans détour comme une trahison infâme; c'est aller un +peu vite. Attendons les détails, si on nous en donne. Quelqu'un qui a vu +de près le maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi:</p> + +<p>—Dans le bien et dans le mal, <i>capable de tout</i>.</p> + +<p>D'autres personnes assurent qu'au Mexique il n'avait d'autre pensée que +celle de se faire proclamer empereur! Il est par terre, on l'écrase; +hier c'était un héros, le sauveur de la France. Ce sera un grand procès +historique à juger plus tard. Ce qui est incompréhensible en ce moment, +c'est la brusque transition opérée dans le langage de ceux qui +renseignent et veulent diriger l'opinion publique, et qui d'une heure à +l'autre la font passer d'une confiance sans bornes à un mépris sans +appel. Il y a quelques jours, des doutes s'étaient répandus; il nous fut +enjoint de les repousser comme des manoeuvres des ennemis de la +république et du pays. Ce matin, le gouvernement en personne voue le +traître à l'exécration de l'univers. Cela nous bouleverse et me paraît +bien étrange, à moi. Comment le ministre de la guerre n'a-t-il rien su +des dispositions de Bazaine à l'égard de la république? S'il les savait +douteuses, pourquoi a-t-il affiché la confiance? Je ne veux pas encore +le dire tout haut, il ne faut pas se fier à son propre découragement, +mais malgré moi je me dis tout bas:</p> + +<p>—<i>Qui trompe-t-on ici?</i></p> + +<p>Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles de Metz. J'ai reçu +dernièrement un petit feuillet de papier à cigarettes qui me rassurait +sur le sort du respectable savant M. Terquem, et qui était bien écrit de +sa main:</p> + +<p>«Nous ne manquons de rien, nous allons très-bien, quoique sans clocher +depuis quinze jours.»</p> + +<p>La famine ne se fait pas tout d'un coup dans une place assiégée. On a pu +la voir venir, on a dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où +Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une terreur affreuse qu'il ne +se passe à Paris quelque chose d'analogue, si Paris est forcé de +capituler. Si la disette se fait, on la cachera le plus longtemps +possible pour ne pas alarmer la population ou dans la crainte d'être +accusé de lassitude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-être +alors la population sera-t-elle exaspérée jusqu'à la haine! La colère +est injuste. On ira trop loin, comme on va peut-être trop loin pour +Bazaine. J'ai peur que le système du gouvernement de Paris ne soit de +cacher à la province ses défaillances, et que celui du gouvernement de +la province ne soit de communiquer à Paris ses illusions. Dans tous les +cas, ce qui se passe à Metz s'explique par les mouvements logiques du +coeur humain. Dans le danger commun, personne ne veut faiblir; on +s'excite, on s'exalte, on ne veut pas croire qu'il soit possible de +succomber. La prévoyance semble un crime. Il y a ivresse, le fait brutal +arrive, et le premier qui le constate est lapidé. Personne ne veut s'en +prendre à la destinée, personne ne veut avoir été vaincu. Il faut +trouver des lâches, des traîtres, des agents visibles de la fatalité. La +justice se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet homme ne peut +se disculper!</p> + +<p>Nous allons nous promener à Vâvres pour faire marcher nos enfants. Je +cueille un bouquet rustique dans les buissons du jardin de mon pauvre +Malgache. Je ne vais jamais là sans le voir et l'entendre. Il n'y a pas +une heure dans sa vie où il ait seulement pressenti les désastres que +nous contemplons aujourd'hui. Heureux ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à +nos jours!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mercredi 2 novembre.<br /> +</p> + +<p>Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma petite-fille Gabrielle sait dire +<i>par ballon monté</i>, et elle m'éveille en me remettant ces chers petits +papiers, qui me font vivre toute la journée.</p> + +<p>Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant avec avidité. L'épidémie se +ralentit; dans quelques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je +prends quelques livres dans la bibliothèque du Coudray. Est-ce que je +pourrai lire? Je ne crois pas. Il fait très-froid; nous n'avons pas +d'automne. Comme nos soldats vont souffrir!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Jeudi 3.<br /> +</p> + +<p>On ne parle que de Bazaine. On l'accuse, on le défend. Je ne crois pas à +un marché, ce serait hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais, +d'après ce que l'on raconte, je crois voir qu'il a espéré s'emparer des +destinées de la France, y tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a +voulu négocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie mal jouée. +Pourtant que sait-on des motifs de son découragement? Quelles étaient +ses ressources? Le gouvernement est-il éclairé à fond? Il passe outre, +sans insister sur ses accusations, sans les rétracter. M. Gambetta a une +manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la +persuasion dans les esprits équitables. J'ai lu de très-beaux et bons +discours de l'orateur; le publiciste est déplorable. Il est verbeux et +obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine +emphatique dans toute sa platitude. Un homme investi d'une mission +sublime et désespérée devrait être si original, si net, si ému! On +dirait qu'en voulant se faire populaire il ait perdu toute +individualité. Cette déconvenue, qui m'atteint depuis quelques jours en +lisant ses circulaires, si ardemment attendues et si servilement +admirées, ajoute un poids énorme à ma tristesse et à mon inquiétude. +N'avoir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration en de telles +circonstances, c'est être bien au-dessous de son rôle! Est-il +organisateur, comme on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si, +pour mettre le comble à nos infortunes, il était incapable et de nous +organiser et de nous éclairer! Avec la reddition de Metz, nous voilà +sans armée; avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +4 novembre.<br /> +</p> + +<p>Dans beaucoup de lettres que je reçois, de paroles que j'entends, de +journaux que je lis, c'est l'exaltation qui domine: mauvais symptôme à +mes yeux; l'exaltation est un état exceptionnel qui doit subir la +réaction d'un immense découragement. On invoque les souvenirs de 92; on +les invoque trop, et c'est à tort et à travers qu'on s'y reporte. La +situation est aujourd'hui l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le +peuple voulait la guerre et la république; aujourd'hui il ne veut ni +l'une ni l'autre. Villes et campagnes marchaient ensemble; aujourd'hui +la campagne fait sa protestation à part, et le peuple plus ardent des +villes ne l'influence dans aucun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce +rapport, de 1848, combien plus nous le sommes de 92!</p> + +<p>Ceux qui croient que l'élan de cette grande époque peut se produire +aujourd'hui par les mêmes moyens sont dans une erreur profonde. Les +conditions sont trop dissemblables. On ne peut pas ne point tenir compte +du fatal progrès matériel qui s'est accompli dans l'industrie du +meurtre, des armes de destruction et de la science militaire qu'on nous +oppose. En outre la discipline est une chose morte chez nous. +L'obéissance passive semble incompatible avec le progrès que chacun a +fait dans le sentiment de la possession de soi-même. Les soldats veulent +être bien soignés et bien commandés; ils ne veulent plus mourir sans but +et sans utilité. Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la révolte ou +à la désertion; le grand nombre fait bravement son devoir, mais il +comprend les fautes des chefs, il s'indigne des souffrances gratuites +que l'incurie, la scélératesse ou le désordre des intendances lui +inflige. Il est aussi patient, aussi résigné que possible, et fournit à +chaque page de cette lamentable histoire de nos revers des preuves de sa +réelle vertu patriotique; mais il ne fait pas les miracles du temps +passé et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle; il est entré +dans la phase du libre examen.</p> + +<p>Voilà ce que les exaltés ne veulent pas comprendre. Ils ne tiennent +compte d'aucune différence; ils repoussent avec une colère maladive +tout examen historique, toute déduction philosophique, si élémentaire +qu'elle soit. On pourrait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils +sont comme les royalistes de la Restauration: ils n'ont rien oublié et +rien appris. Quelques-uns s'en font gloire, ce sont de véritables +enfants en philosophie, quoique d'ailleurs gens de coeur et d'esprit. +J'en sais même qui sont hommes de mérite, d'étude et de discussion +ingénieuse; ceux-là deviennent forcément la proie d'une habitude de +paradoxe déplorable. On ne sait quoi leur répondre, on ne sait s'ils +parlent sérieusement; on les écoute avec stupeur. Ils prétendent vouloir +que l'homme soit complétement libre, et que le vote du dernier idiot +soit librement émis; mais ils veulent en même temps que les mesures +dictatoriales soient acceptées sans murmure, et ils repoussent l'idée +d'en appeler au suffrage universel dans les temps de crise. On leur +demande si la liberté n'est bonne que quand il n'y a rien à faire pour +elle. Ils ne peuvent répondre que par des sophismes ou par des injures:</p> + +<p>—Je vous trouve réactionnaire.—Vous abandonnez vos croyances.</p> + +<p>Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé en voyant s'écrouler la +République de 48 après les horribles journées de juin. Je ne me sentis +pas le cruel courage de dire la vérité aux vaincus; je n'avais plus +d'autre mission, d'autre idée que celle d'adoucir le sort de ceux qui +voulaient être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout reproche, de +toute appréciation des fautes commises; maintenant ils parlent haut, ils +sont puissants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour me taire avec +eux. Ils me disent qu'au lieu d'apprécier et de juger au coin du feu +leurs malheureux tâtonnements, je devrais écrire en l'honneur du +gouvernement de la République, chanter apparemment les victoires que +nous ne remportons pas, et fêter la prochaine délivrance que rien ne +fait espérer. Je n'ai qu'une réponse à faire: je ne sais pas mentir; +non-seulement ma conscience s'y oppose, mais encore mon cerveau, mon +inspiration du moment, ma plume. Si mes réflexions écrites sont un +danger devant l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à ce +qu'il soit parti.</p> + +<p>Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, discuter et redresser au +besoin son propre jugement, sans dépit et sans fiel?—Impossible! +l'exaltation s'en mêle et on déraisonne.</p> + +<p>Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin où l'on est forcé de +vivre pour voir au delà de l'horizon ce qui se passe en France et même à +Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns s'excitent fiévreusement +à l'espérance, les autres se sacrifient sans le moindre espoir de salut. +J'avoue qu'à ces derniers, que je crois les plus méritants, je ne +demanderai pas s'ils sont républicains: je trouve qu'ils le sont. Quant +à ceux qui prétendent accaparer l'expression républicaine et qui se +montrent intolérants et irritables, je commence à douter d'eux. Il y a +longtemps que leur manière d'entendre la démocratie et de pratiquer la +fraternité m'est un profond sujet de tristesse.</p> + +<p>Ici, je ne connais que des gens excellents, très-honnêtes et sincères +jusqu'à l'ingénuité; mais leur opinion, mal établie, composée d'éléments +de certitude mal combinés, chauffée à blanc par l'exaspération que nous +cause à tous le malheur commun, tourne à une véritable confusion de +principes. Naturellement on est trop sous le coup de mauvaises nouvelles +pour raisonner, et chacun laisse échapper le cri de son coeur ou +l'expression de son tempérament. Je comprends cela, je l'excuse, j'en +partage l'émotion; rentrée en moi-même, je m'affecte autant du mal +intérieur qui nous ronge que des maux dont la guerre nous accable.</p> + +<p>Est-il vrai que la république <i>seule</i> puisse sauver la France?</p> + +<p>Oui, je le crois fermement encore, mais une république constituée et +réelle, consentie, défendue par une nation pénétrée de la grandeur de +ses institutions, jalouse de maintenir son indépendance au dedans comme +au dehors. Ce n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons, nous +tolérons une dictature que je ne veux pas juger encore, qui répugne +cependant à la majorité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop +prolongée et que le succès ne la justifie pas. Que faire pourtant? Paris +assiégé ne doit pas changer son gouvernement, à moins que l'ennemi n'y +consente, et je comprends qu'il en coûte de le lui demander tant qu'on +espère se défendre.... Mais quand on ne l'espèrera plus?</p> + +<p>On me crie qu'il ne faut pas supposer cela. Voici où l'exaltation me +paraît funeste. Dans toute situation raisonnable, ne faut-il pas +examiner le présent pour augurer de l'avenir? Les optimistes de parti +pris et les pessimistes par nature sont également condamnés à se tromper +toujours. Les solutions de la vie sont toujours imprévues, toujours +mêlées de bien et de mal, toujours moins riantes et moins irréparables +qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la pente rapide d'un +précipice, s'y jeter à corps perdu, que ce soit vertige de terreur ou +de témérité, ne me paraît pas fort sage. Il vaudrait mieux tâcher de se +retenir ou de couler doucement au fond. Paris est peut-être pris du +vertige de l'audace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est généreux; +mais n'est-ce pas la fière et mâle expiation d'une immense faute commise +au début? Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république à +l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la proclamer? Elle l'eût fait +en ce moment-là. Les membres ne sont pas si éloignés du coeur qu'ils +résistent à son élan. On avait quelques jours encore à employer avant +l'investissement, et on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris en +lui faisant des propositions au nom de la France constituée. Il eût +consenti à ce qu'elles fussent ratifiées par le vote des provinces +envahies.</p> + +<p>On n'avait pas le temps, dit-on; il fallait préparer la défense. +Puisqu'on avait élu un gouvernement spécialement chargé de ce soin +d'urgence extrême, il fallait laisser le pays légal aviser au soin de +ses destinées. Il y aurait eu des formalités à abréger, des habitudes +politiques à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés plus tard +de voter à plus court délai? Il ne serait pas mauvais, en tout état de +cause, de corriger les mortelles lenteurs de nos installations +parlementaires.</p> + +<p>Nous voici donc livrés aux éventualités d'une dictature jusqu'ici +indécise dans ses moyens d'action, mais qui peut devenir tyrannique et +insupportable au gré des événements. Nous ne savons rien de ce que cette +autorité sans consécration légale nous réserve. Nous sommes sans +gouvernail dans la tempête, sans confiance par conséquent, et dans cette +situation d'esprit où la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.</p> + +<p>On reproche aux républicains d'avoir fait de la politique au lieu de +faire réellement de la défense. Ce serait de la bien mauvaise politique, +même dans leur propre intérêt. Ils auraient, pour la vaine satisfaction +de garder le pouvoir durant quelques semaines, compromis à jamais leur +influence et sapé leur autorité par la base. Je ne les crois pas +capables d'une telle ineptie; je crois simplement qu'ils ont été surpris +par les événements, et que, dans une fièvre de patriotisme, le +gouvernement de Paris s'est dévoué, sans espoir de vaincre, à la tâche +de mourir.</p> + +<p>Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que ces hommes voudront +prolonger la lutte pour allonger leur rôle et occuper la scène à nos +dépens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un crime, et je crois à +leur honneur; mais j'avoue qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est +un immense péril pour la liberté sans être une garantie pour la +délivrance, et que, sous prétexte de guerre aux Prussiens, beaucoup de +Français mauvais ou incapables peuvent satisfaire leurs passions +personnelles, ou nous jeter dans les derniers périls. Du pouvoir +personnel qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans un pire; il +suffirait qu'il fût égal en imprévoyance et en incapacité pour nous +achever. Il y a un mot banal, insupportable, qui sort de toutes les +bouches et qui est le cri de détresse de toutes les opinions:</p> + +<p>—<i>Où allons-nous?</i></p> + +<p>On est las, on est irrité de l'entendre, et on se le dit à soi-même à +chaque instant..</p> + +<p>Cette anxiété augmente en moi quand je vois des personnes exaltées +donner raison d'avance à toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait +à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui du dedans. Sur le +premier, soit; ici le succès justifierait tout, puisque le succès serait +la preuve du génie d'organisation joint au courage moral et au +patriotisme persévérant. Attendons, aidons, espérons!—Mais l'ennemi du +dedans.... D'abord quel est-il aujourd'hui? Comme on ne s'entend pas +là-dessus, il serait bien à propos de le définir.</p> + +<p>Les uns me disent:</p> + +<p>—L'ennemi de la république, c'est le parti <i>rouge</i>, ce sont les +démagogues, les clubistes, les émeutiers.</p> + +<p>Cela est très-vague. Parmi ces impatients, il doit y avoir, <i>comme dans +tout parti</i>, des hommes généreux et braves, des bandits lâches et +stupides. C'est au peuple d'épurer les champions de sa cause, de séparer +le bon grain de l'ivraie; s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se +laissent dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne durant +quelques jours, leur égarement ne sera pas de longue durée. Beaucoup +d'entre eux ouvriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-mêmes de +l'élément impur qui souillerait leur drapeau. Ils reviendront, s'ils ont +des plaintes à formuler, aux moyens légaux ou aux manifestations dignes +et calmes, qui seules font autorité vis-à-vis de l'opinion. Je me +résoudrai difficilement à traiter d'ennemis ceux que la violence des +réactions a qualifiés d'<i>insurgés</i>, de <i>communistes</i>, de <i>partageux</i>, +selon la peur ou la passion du moment. Que ceux d'aujourd'hui se +trompent ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont nos égaux, nos +concitoyens, nos frères.</p> + +<p>—Ils veulent piller et brûler, dites-vous?</p> + +<p>—Prenez vos fusils et attendez-les; mais il y a vingt ans qu'on les +attend, il ne s'est produit que des émeutes partielles où rien n'a été +pillé ni brûlé pour cause politique. S'il y a des bandits qui exercent +leur industrie sous le masque socialiste, je ne leur fais pas l'honneur +de les traiter d'ennemis. Les malheureux qui au bagne expient des crimes +envers l'humanité ne sont qualifiés d'ennemis politiques par aucun +parti. Laissons donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur des +<i>rouges</i>; on est <i>rouge</i>, on est <i>avancé</i>, et on est paisible quand +même. Si en dehors de cela on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on +s'attende à se heurter contre des citoyens improvisés gendarmes. Il y en +aura plus que de besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit +permise, c'est justement ce parti rouge qui vous fait trembler, car dans +les réactions vous avez bien vu les innocents payer par milliers pour +les coupables en fuite ou pour les provocateurs en sûreté.—Honnêtes +gens qui répétez cette banalité: <i>Les rouges nous menacent!</i> +calmez-vous. Ils sont bien plus menacés que vous, et ils constituent en +France une infime minorité dont on aura partout raison à un moment +donné.</p> + +<p>Pourquoi la république, disent les autres, ferait-elle cause commune +avec un parti qu'elle appelle aussi l'ennemi? Ce parti-là, les +républicains d'aujourd'hui l'appellent la réaction. Il faut bien se +servir encore de ce vocabulaire suranné; quand donc, hélas! en +serons-nous débarrassés? Les <i>réactionnaires</i> se composent des +légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes et des cléricaux, qui +sont ou légitimistes, ou orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent +tous plus ou moins pour le principe d'autorité monarchique et +religieuse. La prétendue réaction, c'est donc toute une France par le +nombre, une majorité flottante entre les trois drapeaux et prête à se +rallier autour de celui qui lui offrira plus de sécurité,—ce qui est +prévoyant et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonctionnaire, +artiste, paysan. C'est ce qu'on appelle <i>la masse des honnêtes gens</i>, +c'est ce qu'il ne faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête; +c'est la race calme ou craintive dont à mes yeux le tort et le malheur +sont de manquer d'idéal ou de s'y refuser de parti pris, car tout +Français est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai, comme dans +le faux et le mauvais, tout Français poursuit un rêve et aspire à un +progrès approprié à sa nature; tout Français se lasse vite du possible +immédiat et cherche vers l'inconnu une route plus sûre que celle qu'il a +parcourue; tout Français veut être bien d'abord, mieux ensuite et +toujours mieux.</p> + +<p>Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se +rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les +innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis +quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui +contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations +légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela +était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au +nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a +marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais +l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis +la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est +l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons +l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république +est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus +prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le +pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais +moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le +plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir +dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de +vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous +serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.</p> + +<p>Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand +nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le +renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des +proportions colossales. J'aurais compris certains changements +nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais +les colonnes du <i>Moniteur</i> remplies de noms nouveaux tous les jours +depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux, +incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir +son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à +l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en +ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur +place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains +eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas +tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit +savoir ou s'abstenir.</p> + +<p>Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le +<i>sauve qui peut</i> de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se +font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre +pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc +un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une +philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et +d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de +vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de +l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse, +tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté +pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et +d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux +qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de +méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans +les ténèbres du doute.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Samedi 5 novembre.<br /> +</p> + +<p>Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue +rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos +efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et +irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son +verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout +et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais +bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.</p> + +<p>Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible +et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec +regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de +l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié +depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une +manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme +un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une +population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein +d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le +contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts +généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais +entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient +posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la +garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce +qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote +de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne +lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions +maintenant:</p> + +<p>—C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton +entêtement.</p> + +<p>Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il +répondrait:</p> + +<p>—Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps +le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé, +c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais, +même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs, +comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes +brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous +proscriviez les uns les autres. On nous a dit:</p> + +<p>»—L'empire c'est la paix.</p> + +<p>»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels +qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous +sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas +assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le +fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous +retournerons à vous.</p> + +<p>Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons +en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la +physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le +résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle +lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de +la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé +et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors, +l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu +à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à +ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.</p> + +<p>Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait +accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas +en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié.</p> + +<p>—Paye le désastre, toi qui l'as voté.</p> + +<p>Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu! +puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté +de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas +encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée +jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort +sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des +preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il +lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers +des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse +plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès +relatif.</p> + +<p>—Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.</p> + +<p>Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à +persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il +est têtu, étroit, probe et fier.</p> + +<p>Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès, +et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au +progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce +qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et +fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre, +le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si +nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des +ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter +le paysan quand même.<br /><br /></p> + +<p class="droit"> +Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère.<br /> +</p> + +<p>Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération +qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous +avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit +de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui +protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une +sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre +le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république +nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le +restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée +et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un +meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui +n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de +décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter. +Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est +un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de +l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il +porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque +chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un +enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce +qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de +lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la +création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle. +Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à +lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre +imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de +sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les +chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté +humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a +été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de +mauvaise foi, et puis le moyen?</p> + +<p>—Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.</p> + +<p>C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous +qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le +honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à +peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté, +mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord +avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son +maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand +spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus +sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme +le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France, +car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son +droit que tout autre.</p> + +<p>L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc +solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main. +Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable, +parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit +servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création +impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le +rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est +déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire +des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions +violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée +et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je +l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques +Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne +avec son sourire de paternité narquoise, lui dira:</p> + +<p>—C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela +aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas +encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.</p> + +<p>Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:</p> + +<p>—Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion, +l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la +patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au +profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous, +hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à +m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos +républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres +civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du +vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce +serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à +notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la +France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les +autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui +enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement.</p> + +<p>Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais +providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas +d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation! +Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite, +qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république, +sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A +présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop +fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre +l'<i>avocat</i>, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote +est l'exutoire; fermez-le, tout éclate!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Nohant, 6 novembre.<br /> +</p> + +<p>Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore +amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai +demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante, +j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette +année.—Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de +notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait +qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid +ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse +contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens +eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est +mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être? +J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans +lui. Peut-être me pardonnera-t-il.</p> + +<p>Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il +avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses, +des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu +charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont +rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne +muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt +un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui +croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées +par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils +coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le +caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes +herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour, +silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie, +je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres +circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec +toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne +songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses +à pleurer!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Nohant, 7 novembre.<br /> +</p> + +<p>J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à +écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la +bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste; +peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être +s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être +craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a +là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses +après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en +écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les +officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le +mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils +n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et +au delà tous les frais de leur équipement?</p> + +<p>En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour +les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour +se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les +chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne +sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant +répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les +administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux +mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais +reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés!</p> + +<p>Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est +tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mardi 8.<br /> +</p> + +<p>L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à +mourir.—Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à +laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte.—Tu es fou, mon pauvre +chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je +retourne à la ville par un froid atroce.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Nohant, mercredi 9.<br /> +</p> + +<p>Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de +mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la +figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre +fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de +maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et +que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le +salut ne veut apparaître; quelles ténèbres!—Paris va donc braver plus +que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne! +Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Jeudi 10.<br /> +</p> + +<p>Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant +une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?—Il +neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus +font des taches noires de place en place. La campagne est laide +aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient +cruelle à l'homme.</p> + +<p>Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite, +poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville +s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous +pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois +pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop +désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui +sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne +tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La +vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté, +nous n'avons plus de sang.</p> + + +<p class="droit"> +12.<br /> +</p> + +<p>La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général +d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui. +C'est, dit-on, un <i>homme de fer</i>. Pauvre général! s'il ne fait pas +l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de +guerre! Était-il bien prudent de <i>proclamer</i> la trahison de Bazaine? Si +elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans +le doute?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Dimanche 13 novembre.<br /> +</p> + +<p>Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!... +c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie +de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A +cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un +instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.</p> + +<p>On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir +général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches +ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises, +leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le +flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient +qu'ils nagent!</p> + +<p>Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a +plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a +pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement, +et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel +état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture! +Démence pour les uns, annihilement pour les autres.... Quand nous aurons +repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous +l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la +société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la +menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la +république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre +ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol +matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +18 novembre.<br /> +</p> + +<p>M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie +de plébiscite. Certes c'est une idée,—M. de Girardin n'en manque +jamais,—mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel, +je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui +ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le +travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître +et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de +progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même; +mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un +piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de +doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la +république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les +votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas +d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne +voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +21 novembre.<br /> +</p> + +<p>Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point +de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous +abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est +dans l'ordre.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +25 novembre.<br /> +</p> + +<p>Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires +ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions +constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même.</p> + +<p>—Les mobiles ont eu de l'<i>entrain</i>!</p> + +<p>Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de +parties de plaisir.</p> + +<p>—Nous avons subi des pertes <i>sérieuses</i>, l'ennemi en a fait de plus +considérables.</p> + +<p>Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la +France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous +arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au +jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une +sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas +goûter.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +26 novembre.<br /> +</p> + +<p>Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur +poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!... On dit qu'une +action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +28.<br /> +</p> + +<p>Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes +veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter +de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si +rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10 +décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la +situation s'aggrave au lieu de s'améliorer!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +29.<br /> +</p> + +<p>Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les +attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont +très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les +larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont +prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que +le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible +et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition. +Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec +ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on +retombe plus bas.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +2 décembre.<br /> +</p> + +<p>Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on, +une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès. +On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne +nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence +n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il +faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient +heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris, +qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île +enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des +ogres et des monstres de même sorte.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +4 décembre, dimanche.<br /> +</p> + +<p>La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu +toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles +sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le +succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après +avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent?—Il fait +atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela +ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +5 décembre.<br /> +</p> + +<p>On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon +ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne +sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on +pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +6 décembre.<br /> +</p> + +<p>Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans +la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une +usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et +disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une +vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de +froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de +les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +7 décembre.<br /> +</p> + +<p>Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général +qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de +nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un +matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables; +notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de +savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et +les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent +inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre +lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous +les commentaires; il termine par cette phrase étrange:</p> + +<p><i>Le public appréciera.</i></p> + +<p>—Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se +croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire:</p> + +<p>La cour appréciera.</p> + +<p>—Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne +craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général +qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il +obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un +ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner +d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui +la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de +dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris +ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le +général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.</p> + +<p>Il s'en lave les mains, le public appréciera!—Il y aura donc un public +seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un +général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son +génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez +cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que +votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce +qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous +jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par +le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au +pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France!</p> + +<p>Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en +fuite,—on appelle cela maintenant se replier,—et que nous faisons une +perte immense en matériel de guerre.</p> + +<p>On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on +ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre +campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans +les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons +pas un fusil pour les repousser. Bon <i>public</i>! tu es la part du diable.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +8 décembre.<br /> +</p> + +<p>On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des +accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres +exercices. Il nous annonce des succès <i>sous toutes réserves</i>, mais Rouen +est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en +crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de +prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se +défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé.</p> + +<p>De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces +villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes +à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues?—Je commence à +m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la +vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne +pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette +merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la +France devant l'ennemi!</p> + +<p>Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir +décrétée?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +9 décembre.<br /> +</p> + +<p>Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le +général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a +fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon +depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient, +entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.</p> + + +<p class="droit"> +10.<br /> +</p> + +<p>Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre +porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs +denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la +Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se +mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette +déroute, on ne sait.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +11 décembre.<br /> +</p> + +<p>Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la +commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses +ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se +sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va +bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour +savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui +font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à +Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne +les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne +les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont +très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si +nous ne faisons rien?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +12 décembre.<br /> +</p> + +<p>Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos +soldats!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +13.<br /> +</p> + +<p>La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes +personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. +Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces +jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me +restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de +mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre +caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde.—Les Prussiens +ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés; +ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du +côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards +dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser +Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +14 décembre.<br /> +</p> + +<p>On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de +l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir +descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer +à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et +Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et +Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel +état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans +journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un +journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation +de ces messieurs.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +15.<br /> +</p> + +<p>Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait +rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être +résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges, +occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On +dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre +autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et +légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que +Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans +résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils +veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les +Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine, +la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose.—Au lieu de se +rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller <i>couper la +retraite</i> aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et +on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément +burlesque obligé.</p> + +<p>Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de +francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien +qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas +encore battus.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +16.<br /> +</p> + +<p>Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose +et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne +voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire +nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie, +s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois.—Nous +serons peut-être envahis demain.</p> + +<p>Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos +mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +17 décembre.<br /> +</p> + +<p>Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était +le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su +que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on +dit que Dieppe est occupé.—Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on +est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans +la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre +sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit +environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les +champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs +officiers.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +18.<br /> +</p> + +<p>Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à +Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme, +battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît +sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était +occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié +sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De +toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on +n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance. +Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin +en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en +attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en +attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne +les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que +mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +19.<br /> +</p> + +<p>Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un +journal insinue qu'il se passe de <i>grandes choses</i>: c'est bien mauvais +signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays +de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de +se persuader que tout aille bien.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +26.<br /> +</p> + +<p>Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'<i>officiel</i> +avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +21 décembre.<br /> +</p> + +<p>On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il +encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que +sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est +la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans +contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux, +la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions +prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville,—on les appelle +ainsi,—c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace +de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France +n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable, +qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura +pas, parce qu'elle <i>ne le veut pas</i>; mais aux premières élections elle +brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république +avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à +coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire +trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre +parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et +insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les +théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais +si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée +sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient, +indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que +d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit.</p> + +<p>Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis +guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce +monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la +tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes +les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si +quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement. +C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter +une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être +absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et +menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien. +Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à +présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La +crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me +semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale, +puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de +Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller +jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.</p> + +<p>Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la +Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit +du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien +qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune.</p> + +<p>Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se +sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que +l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le +paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les +centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la +France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la +fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur +lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop +d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée +comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir +que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te +verrais forcée de t'en passer.—Ce qui est certain aujourd'hui, c'est +que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et +qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle +soit.</p> + +<p>Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans +modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent +rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers. +S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de +quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des +minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le +plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient +généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer +pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus. +Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme +effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans +l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la +tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne +peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se +croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui +ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du +pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de +massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un +groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son +audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par +ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de +très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme: +«la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les +moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec +passion fonder ou sauver la république.»</p> + +<p>—C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le +patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se +traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les +iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains; +périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité +dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang!</p> + +<p>Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera +toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait +pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la +liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs +cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à +tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et +d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais, +comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que +n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien +des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France. +La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de +douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée +sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les +abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont +toujours engendré l'injustice.</p> + +<p>Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de +ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a +subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de +communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux +uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement +le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce +que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on +était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est +toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs +nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de +prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti +républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui +dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y +pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la +défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature, +elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le +temps et trouble la lucidité des hommes d'action.</p> + +<p>Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou +inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne +en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement +quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des +clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut +la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans +des assemblées?—Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre, +ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique, +et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas +la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas +donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.</p> + +<p>Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la +cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils? +Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente +et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage +universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la +théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors +s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents +avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et +rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe +au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la +main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc +confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait +pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple +après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le +châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres. +Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société +nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France +l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour +recommencer?</p> + +<p>Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la +ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si +je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur +de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à +accepter des fonctions républicaines:</p> + +<p>—Nous sommes une nation <i>pourrie</i>. Il faut que l'invasion passe sur +nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts, +dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir +nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez +nous l'idéal.</p> + +<p>C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette +conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est +toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le +fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne. +Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous +devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger +ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le +malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le +vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus +solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir. +Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du +principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne +maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi +en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui +avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie +pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment +on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et +les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur +nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez +à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser +des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux +établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et +l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur +conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle. +Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel; +elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire +comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de +chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce +but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais +peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote +alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas +instruire ses enfants, il répondait:</p> + +<p>—Peu m'importe.</p> + +<p>Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son +droit et dit:</p> + +<p>—Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt.</p> + +<p>C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps. +Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans +arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre +d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans +crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot +<i>au-dessus</i>, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est +au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit +être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens +d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle +n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle +cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou +le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son +triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes +égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais.</p> + +<p>Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du +gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive, +l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou +une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet +pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de +l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie +les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme +prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant +plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère. +J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne +voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées +que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader +à moi-même.</p> + +<p>La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une +de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous, +remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons +contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la +France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril, +la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous +avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un +idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet +idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner +contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout +d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire +pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient. +Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au +contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes +les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite +aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république +sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.</p> + +<p>Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours, +obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie, +cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne +l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de +sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et +qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par +engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne +sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste +d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné +tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une +preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple, +c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.</p> + +<p>En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire +à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous +paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la +gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait +bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les +exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable +et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux +paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.</p> + +<p>Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur; +il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme +l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de +ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement +difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du +paysan, il est sublime.</p> + +<p>Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu +es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait +à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la +guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise +qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai +toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules, +cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit +partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts, +ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle +bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la +douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette +éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous +subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances +difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout +ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous +et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent +pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres +essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la +probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues +s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en +serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a +guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une +aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas +innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on +compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a +vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +22 décembre.<br /> +</p> + +<p>Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui +n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que +le combustible va manquer.—On déménage Bourges de son matériel.—Petits +combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je +m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans +ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand +nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette +guerre.—Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +23, 24 décembre.<br /> +</p> + +<p>Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de +celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable +gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir. +Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets +pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire +de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une +fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute +la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit +les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos +meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait. +Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût +été comme la foudre tombant sur la table.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +25, dimanche.<br /> +</p> + +<p>La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on +tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore +démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans +l'effroi du lendemain.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +26.<br /> +</p> + +<p>Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura +peut-être enfin ce qui s'est passé par là.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +27.<br /> +</p> + +<p>On ne le sait pas. Le froid augmente.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +28.<br /> +</p> + +<p>Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval +pendant quarante-cinq jours encore.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +29 décembre.<br /> +</p> + +<p>Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves,—c'est +toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne +nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre +l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été +sérieux, sans résultats importants,—comme tous les autres!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +30.<br /> +</p> + +<p>Les dépêches sont plus affirmatives que jamais. L'ennemi paraît reculer; +je crois qu'il se concentre sur Paris. Il est évident que, sur plusieurs +points, malgré nos atroces souffrances, nous nous battons bien. Là où le +courage peut quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais en dehors des +nouvelles officielles il y a l'histoire intime qui se communique de +bouche en bouche, et qui nous révèle des dilapidations épouvantables au +préjudice de nos troupes. Il est impossible que nous triomphions, +impossible!</p> + +<p>Savoir cela, le sentir jusqu'à l'évidence, et apprendre que les +Prussiens vont peut-être bombarder Paris! Ils ont, dit-on, démasqué des +batteries sur l'enceinte—<i>avec pertes considérables</i>, dit +succinctement la dépêche. Pertes pour qui?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +31 décembre 1870.<br /> +</p> + +<p>Toujours froid glacial. Nous sommes surpris par la visite de notre ami +Sigismond avec son fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et +nous nous quittons en disant:</p> + +<p>—Tout est perdu!</p> + +<p>A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous sommes encore vivants, encore +ensemble. L'exécrable année est finie; mais, selon toute apparence, nous +entrons dans une pire.</p> + +<p>Il est pourtant impossible que tant de malheur ne nous laisse pas +quelque profit moral. Pour mon compte, je sens que mon esprit a fait un +immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura gagné; mais je ne crois +pas qu'il y ait perdu absolument son temps. Il a été obligé de faire de +grands efforts pour se déprendre de certaines ardeurs d'espérance; il en +a eu de plus grands encore à faire pour conserver des croyances dont +l'application était un cruel démenti à la vérité. Il n'érigera point en +système à son usage ce qu'il a senti se dégager de vrai au milieu de ses +angoisses. Il voyagera au jour le jour, comme il a toujours fait. Il +regardera toujours avidement, peut-être verra-t-il mieux.</p> + +<p>Il m'en a coûté des larmes, je l'avoue, pour reconnaître que, dans cet +élan républicain qui nous avait enivrés, il n'y avait pas assez +d'éléments d'ordre et de force. Il eût fallu le savoir, consentir à se +juger soi-même et demander la paix avec moins de confiance dans la +guerre. L'erreur funeste a été de croire que notre courage et notre +dévouement suffiraient là où il fallait le sens profond de la vie +pratique. Nous ne l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas pu +diriger la France; ses délégués ne l'ont pas su. La France est devenue +la proie de spéculations monstrueuses en même temps que l'armée en est +la victime. Toute la science politique consistait à distinguer, entre +tant de dévouements qui s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci +dépassait les forces de deux vieillards,—hommes d'honneur à coup sûr, +mais débordés et abusés dès les premiers jours,—et celles d'un jeune +homme sans expérience de la vie politique et sans sagesse suffisante +pour se méfier de lui-même.</p> + +<p>Tout serait pardonnable et déjà pardonné, malgré ce qu'il nous en coûte, +si la résolution de n'en pas appeler à la France n'avait prévalu. Il +s'est produit sourdement et il se produit aujourd'hui ouvertement une +résistance à notre consentement qui nous autorise à de suprêmes +exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable ou qu'on nous sauve. +Nous continuons nos sacrifices, nous étouffons nos indignations contre +une multitude d'infamies autorisées ou tolérées, nous engageons le +peuple à attendre, à subir, à espérer encore; mais tout empire, et le +ton du parti qui s'impose devient rogue et menaçant.</p> + +<p>C'est le commencement d'une fin misérable dont nous payerons le dommage. +La délégation dictatoriale va finir comme a fini celle de l'Empire. La +vraie république sauvera-t-elle son principe à travers ce +cataclysme?—Je le sauve dans ma conscience et dans mon âme; mais je ne +puis répondre que de moi.</p> + +<p>Le roi Guillaume va sans doute écrire une belle lettre de jour de l'an à +sa femme. Rien de mieux; mais pourquoi les journaux allemands +reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi dit à la reine, ce que +la reine dit au roi? C'est pour l'édification de la <i>chrétienté</i> sans +doute, les rois sont si pieux! Ils remercient Dieu si humblement de tout +le sang qu'ils font répandre, de toutes les villes qu'ils brûlent ou +bombardent, de tous les pillages commis en leur nom! Ils vont rétablir +en Allemagne le culte des saints. J'imagine que saint Shylock et saint +Mandrin seront destinés à fêter la campagne de France et le bombardement +de Paris.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Nohant, 1<sup>er</sup> janvier 1871.<br /> +</p> + +<p>Pas trop battus aujourd'hui; on se défend bien autour de Paris, Chanzy +tient bon et fera, dit-on, sa jonction avec Faidherbe, que je sais être +un homme de grand mérite. Bourbaki dispose de forces considérables. On +se permet un jour d'espérance! C'est peut-être le besoin qu'on a de +respirer; mais que peuvent d'héroïques efforts, si <i>les causes profondes +d'insuccès</i> que personne n'ignore et que nul n'ose dire augmentent +chaque jour?—Et <i>elles augmentent</i>!</p> + +<p>Pour mes étrennes, Aurore me fait une surprise; elle me chante une +romance que sa mère lui accompagne au piano, et elle la chante +très-bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +2 janvier.<br /> +</p> + +<p>On nous dit ce matin qu'une dépêche de M. Gambetta est dans les mains de +l'imprimeur, qu'elle est très-longue et contient des nouvelles +importantes. Nous l'attendons avec impatience, lui faisant grâce de +beaucoup de lieux communs, pourvu qu'il nous annonce une victoire ou +d'utiles réformes. Hélas! c'est un discours qu'il a prononcé à Bordeaux +et qu'il nous envoie comme étrennes. Ce discours est vide et froid. Il y +a bien peu d'orateurs qui supportent la lecture. L'avocat est comme le +comédien, il peut vous émouvoir, vous exalter même avec un texte banal. +Il faut croire que M. Gambetta est un grand acteur, car il est un +écrivain bien médiocre.</p> + +<p>Les nouvelles verbales ou par lettres sont déplorables.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +4 janvier.<br /> +</p> + +<p>Lettre de Paris.—<i>Nous voulons bien mourir, surtout mourir</i>, +disent-ils. Ce peu de mots en dit beaucoup: ils sont désespérés!... +comme nous.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +5 janvier.<br /> +</p> + +<p>Plus de nouvelles du tout. On nous annonce que pendant douze jours il +n'y aura plus de communications à cause d'un grand mouvement de troupes. +Nous allons donc voir des prodiges d'activité bien entendue? Il serait +temps.—Histoire non officielle, c'est maintenant la seule qui soit +vraie: le général Bourbaki a refusé la direction militaire de la +dictature et déclaré qu'il voulait agir librement ou se retirer.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +6 janvier.<br /> +</p> + +<p>Échec à Bourgtheroulde. C'est près de Jumiéges. Ont-ils ravagé +l'intéressante demeure et le musée de nos amis Cointet? Les barbares +respecteront-ils les ruines historiques?<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +7.<br /> +</p> + +<p>Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le sacrilége s'accomplit. La +barbarie poursuit son oeuvre: jusqu'ici elle est impuissante; mais ils +se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts, et la France est +ruinée, pillée, ravagée à la fois par l'ennemi implacable et les <i>amis</i> +funestes.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +8.<br /> +</p> + +<p>Tempête de neige qui nous force d'allumer à deux heures pour travailler. +Toujours des combats partiels; l'ennemi ne s'étend pas impunément. Les +soldats que les blessures ou les maladies nous ramènent nous disent que +le Prussien <i>en personne</i> n'est pas solide et ne leur cause aucune +crainte. On court sur lui sans armes, il se laisse prendre armé. Ce qui +démoralise nos pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles venant de +si loin qu'on ne peut ni l'éviter ni la prévoir. Notre artillerie, à +nous, ne peut atteindre à grande distance et ne peut tenir de près. Il +résulte de tout ce qu'on apprend que la guerre était impossible dès le +début, que depuis tout s'est aggravé effroyablement, et qu'aujourd'hui +le mal est irréparable.—Pauvre France! il faudrait pourtant ouvrir les +yeux et sauver ce qui reste de toi!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Lundi 9.<br /> +</p> + +<p>Neige épaisse, blanche, cristallisée, admirable. Les arbres, les +buissons, les moindres broussailles sont des bouquets de diamants: à un +moment, tout est bleu. Chère nature, tu es belle en vain! Je te regarde +comme te regardent les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont froid. +Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend dans ma chambre, mais j'ai +froid dans le coeur pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre, +mon corps ne se réchauffe pas. Je me brûle les mains en me demandant si +je suis morte, et si l'on peut penser et souffrir étant mort.</p> + +<p>Rouen se justifie et donne un démenti formel à ceux qui l'ont accusé de +s'être vendu. J'en étais sûre!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +10 janvier.<br /> +</p> + +<p>C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa soeur vient à bout de lui faire un +bouquet avec trois fleurettes épargnées par la gelée dans la serre +abandonnée. Triste bouquet dans les petites mains roses de Gabrielle! +Elles s'embrassent follement, elles s'aiment, elles ne savent pas qu'on +peut être malheureux. Nos pauvres enfants! nous tâcherons de vivre pour +elles; mais nous ne pourrions plus le leur promettre. Maurice ne veut à +aucun prix s'éloigner du danger. Nous y resterons, lui et moi, car je ne +veux pas le quitter. Je le lui promets pourtant, mais je ne m'en irai +pas. Du moment que cela est décidé avec moi-même, je suis très-calme.</p> + +<p>On annonce des victoires sur tous les points. Faut-il encore espérer? +Nous le voulons bien, mon Dieu!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mercredi 11.<br /> +</p> + +<p>La neige est toujours plus belle. Aurore en est très-frappée et voudrait +se coucher dedans! Elle dit qu'elle irait bien avec les soldats pour +jouir de ce plaisir-là. Comme l'enfance a des idées cruelles sans le +savoir!</p> + +<p>Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que l'on a de précieux; elle +passe la journée à cacher ses poupées. Cela devient un jeu qui la +passionne.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Jeudi 12.<br /> +</p> + +<p>A présent ils bombardent réellement Paris. Les bombes y arrivent en +plein.—Des malades, des femmes, des enfants tués.—Deux mille obus dans +la nuit du 9 au 10,—<i>sans sommation</i>!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Vendredi 13.<br /> +</p> + +<p>Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a été héroïque et habile, tout +l'affirme; mais il est forcé de battre en retraite.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +14.<br /> +</p> + +<p>Un ballon est tombé près de Châteauroux; les aéronautes ont dit que hier +le bombardement s'était ralenti.—Chanzy continue sa retraite.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +15 janvier.<br /> +</p> + +<p>Rien, qu'une angoisse à rendre fou!<br /><br /></p> + + +<p class="droit">16.<br /></p> + +<p>La peste bovine nous arrive. Plus de marchés. Beaucoup de gens aisés ne +savent avec quoi payer les impôts. Les banquiers ne prêtent plus, et les +ressources s'épuisent rapidement. La gêne ou la misère est partout. Un +de nos amis qu'blâme les retardataires finit par nous avouer que ses +fermiers ne le payent pas, que ses terres lui coûtent au lieu de lui +rapporter, et que s'il n'eût fait durant la guerre un petit héritage, +dont il mange le capital, il ne pourrait payer le percepteur. Tout le +monde n'a pas un héritage à point nommé. Comme on le mangerait de bon +coeur en ce moment où tant de gens ne mangent pas!</p> + +<p>On admire la belle retraite de Chanzy, mais c'est une retraite!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +17 janvier.<br /> +</p> + +<p>Notre ami Girord, préfet de Nevers, est destitué pour n'avoir pas +approuvé la dissolution des conseils généraux. Il avait demandé au +conseil de son département un concours qui lui a été donné par les +hommes de toute opinion avec un patriotisme inépuisable. Il n'a pas +compris pourquoi il fallait faire un outrage public à des gens si +dévoués et si confiants. On lui a envoyé sa destitution par télégramme. +Il a répondu par télégramme avec beaucoup de douceur et d'esprit:</p> + +<p>—Mille remercîments!</p> + +<p>Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion lui tiendra compte de la +dignité de sa conduite; ces mesures révolutionnaires sont bien +intempestives, et dans l'espèce parfaitement injustes. La délégation est +malade, elle entre dans la phase de la méfiance.</p> + +<p>Dégel, vent et pluie. Tous les arbustes d'ornement sont gelés. Les blés, +si beaux naguère, ont l'air d'être perdus. Encore cela? Pauvre paysan, +pauvres nous tous!</p> + +<p>Nous avons des nouvelles du camp de Nevers, qui a coûté tant de travail +et d'argent. Il n'a qu'un défaut, c'est qu'il n'existe pas. Comme celui +d'Orléans, il était dans une situation impossible. On en fait un +nouveau, on dépense, encore vingt-cinq millions pour acheter un terrain, +le plus cher et le plus productif du pays. Le général, l'état-major, les +médecins sont là, logés dans les châteaux du pays; mais il n'y a pas de +soldats, ou il y en a si peu qu'on se demande à quoi sert ce camp. Les +officiers sont dévorés d'ennui et d'impatience. Il y a tantôt trois mois +que cela dure.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +18.<br /> +</p> + +<p>Le bombardement de Paris continue; on a le coeur si serré qu'on n'en +parle pas, même en famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent pas +de place à la réflexion, et qu'aucune parole ne saurait exprimer.</p> + +<p>Jules Favre, assistant à l'enterrement de pauvres enfants tués dans +Paris par les obus, a dit:</p> + +<p>«Nous touchons à la fin de nos épreuves.»</p> + +<p>Cette parole n'a pas été dite à la légère par un homme dont la profonde +sensibilité nous a frappés depuis le commencement de nos malheurs. +Croit-il que Paris peut-être délivré? Qui donc le tromperait avec cette +illusion féroce? ignore-t-il que Chanzy a honorablement perdu la partie, +et que Bourbaki, plus près de l'Allemagne que de Paris, se heurte +bravement contre l'ennemi et ne l'entame pas? Je crois plutôt que Jules +Favre voit la prochaine nécessité de capituler, et qu'il espère encore +une paix honorable.</p> + +<p>Ce mot <i>honorable</i>, qui est dans toutes les bouches, est, comme dans +toutes les circonstances où un mot prend le dessus sur les idées, celui +qui a le moins de sens. Nous ne pouvons pas faire une paix qui nous +déshonore après une guerre d'extermination acceptée et subie si +courageusement depuis cinq mois. Paris bombardé depuis tant de jours et +ne voulant pas encore se rendre ne peut pas être déshonoré. Quand même +le Prussien cynique y entrerait, la honte serait pour lui seul. La paix, +quelle qu'elle soit, sera toujours un hommage rendu à la France, et plus +elle sera dure, plus elle marquera la crainte que la France vaincue +inspire encore à l'ennemi.</p> + +<p>C'est <i>ruineuse</i> qu'il faut dire. Ils nous demanderont surtout de +l'argent, ils l'aiment avec passion. On parle de trois, de cinq, de sept +milliards. Nous aimerions mieux en donner dix que de céder des +provinces qui sont devenues notre chair et notre sang. C'est là où l'on +sent qu'une immense douleur peut nous atteindre. C'est pour cela que +nous n'avons pas reculé devant une lutte que nous savions impossible, +avec un gouvernement captif et une délégation débordée; mais, fallût-il +nous voir arracher ces provinces à la dernière extrémité, nous ne +serions pas plus déshonorés que ne l'est le blessé à qui un boulet a +emporté un membre.</p> + +<p>Non, à l'heure qu'il est, notre honneur national est sauvé. Que l'on +essaye encore pour l'honneur de perdre de nouvelles provinces, que les +généraux continuent le duel pour l'honneur, c'est une obstination +héroïque peut-être, mais que nous ne pouvons plus approuver, nous qui +savons que tout est perdu. La partie ardente et généreuse de la France +consent encore à souffrir, mais ceux qui répondent de ses destinées ne +peuvent plus ignorer que la désorganisation est complète, qu'ils ne +peuvent plus compter sur rien. Il le reconnaissent entre eux, à ce +qu'on assure.</p> + +<p>Les optimistes sont irritants. Ils disent que la guerre commence, que +dans six mois nous serons à Berlin; peut-être s'imaginent-ils que nous y +sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous la même chose, dans les +mêmes termes, cela ressemble à un mot d'ordre de parti plus qu'à une +illusion. Ériger l'illusion en devoir, c'est entendre singulièrement le +patriotisme et l'amour de l'humanité. Je ne me crois pas forcée de jouer +la comédie de l'espérance, et je plains ceux qui la jouent de bonne foi; +ils auront un dur réveil.</p> + +<p>Il serait curieux de savoir par quelle fraction du parti républicain +nous sommes gouvernés en ce moment, en d'autres termes à quel parti +appartient la dictature des provinces. MM. Crémieux et Glais-Bizoin se +sont renfermés jusqu'à présent dans leur rôle de ministres; je ne les +crois pas disposés à d'autres usurpations de pouvoir que celles qui leur +seraient imposées par le gouvernement de Paris. Or le gouvernement de +Paris paraît très-pressé de se débarrasser de son autorité pour en +appeler à celle du pays. Malgré les fautes commises,—l'abandon +téméraire des négociations de paix en temps utile, le timide ajournement +des élections à l'heure favorable,—on voit percer dans tout ce que l'on +sait de sa conduite le sentiment du désintéressement personnel, la +crainte de s'ériger en dictature et d'engager l'avenir. La faiblesse que +semblent lui reprocher les Parisiens, exaltés par le malheur, est +probablement la forme que revêt le profond dégoût d'une trop lourde +responsabilité, peut-être aussi une terreur scrupuleuse en face des +déchirements que pourrait provoquer une autorité plus accusée. A +Bordeaux, il n'en est plus de même. Un homme sans lassitude et sans +scrupule dispose de la France. C'est un honnête homme et un homme +convaincu, nous le croyons; mais il est jeune, sans expérience, sans +aucune science politique ou militaire: l'activité ne supplée pas à la +science de l'organisation. On ne peut mieux le définir qu'en disant que +c'est un tempérament révolutionnaire. Ce n'est pas assez; toutes les +mesures prises par lui sont la preuve d'un manque de jugement qui fait +avorter ses efforts et ses intentions.</p> + +<p>Ce manque de jugement explique l'absence d'appréciation de soi-même. +C'est un grand malheur de se croire propre à une tâche démesurée, quand +on eût pu remplir d'une manière utile et brillante un moindre rôle. Il y +a eu là un de ces enivrements subits que produisent les crises +révolutionnaires, un de ces funestes hasards de situation que subissent +les nations mortellement frappées, et qui leur portent le dernier coup; +mais à quel parti se rattache ce jeune aventurier politique? Si je ne me +trompe, il n'appartient à aucun, ce qui est une preuve d'intelligence et +aussi une preuve d'ambition. Il a donné sa confiance, les fonctions +publiques et, ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous ceux +qui sont venus s'offrir, les uns par dévouement sincère, les autres pour +satisfaire leurs mauvaises passions ou pour faire de scandaleux +profits. Il a tout pris au hasard, pensant que tous les moyens étaient +bons pour agiter et réveiller la France, et qu'il fallait des hommes et +de l'argent à tout prix. Il n'a eu aucun discernement dans ses choix, +aucun respect de l'opinion publique, et cela involontairement, j'aime à +le croire, mais aveuglé par le principe «qui veut la fin veut les +moyens.» Il faut être bien enfant pour ne pas savoir, après tant +d'expériences récentes, que les mauvais moyens ne conduisent jamais qu'à +une mauvaise fin. Comme il a cherché à se constituer un parti avec tout +ce qui s'est offert, il serait difficile de dire quelle est la règle, +quel est le système de celui qu'il a réussi à se faire; mais ce parti +existe et fait très-bon marché des sympathies et de la confiance du +pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la plus douloureuse critique +qu'on puisse faire d'une dictature qui n'a réussi qu'à se constituer un +parti très-restreint, quand il fallait obtenir l'adhésion d'un peuple. +On ne fera plus rien en France avec cette étroitesse de moyens. Quand +tous les sentiments sont en effervescence et tous les intérêts en péril, +on veut une large application de principes et non le détail journalier +d'essais irréfléchis et contradictoires qui caractérise la petite +politique. J'espère encore, j'espère pour ma dernière consolation en +cette vie que mon pays, en présence de tant de factions qui le divisent, +prendra la résolution de n'appartenir à aucune et de rester libre, +c'est-à-dire républicain. Il faudra donc que le parti Gambetta se range, +comme les autres, à la légalité, au consentement général, ou bien c'est +la guerre civile sans frein et sans issue, une série d'agitations et de +luttes qui seront très-difficiles à comprendre, car chaque parti a son +but personnel, qu'il n'avoue qu'après le succès. Les gens de bonne foi +qui ont des principes sincères sont ceux qui comprennent le moins des +événements atroces comme ceux des journées de juin. Plus ils sont sages, +plus le spectacle de ces délires les déconcerte.</p> + +<p>L'opinion républicaine est celle qui compte le plus de partis, ce qui +prouve qu'elle est l'opinion la plus générale. Comment faire, quel +miracle invoquer pour que ces partis ne se dévorent pas entre eux, et ne +provoquent pas des réactions qui tueraient la liberté? Quel est celui +qui a le plus d'avenir et qui pourrait espérer se rallier tous les +autres? C'est celui qui aura la meilleure philosophie, les principes les +plus sûrs, les plus humains, les plus larges; mais le succès lui est +promis à une condition, c'est qu'il sera le moins ambitieux de pouvoir +personnel, et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour lui et ses +amis.</p> + +<p>Le parti Gambetta ne présente pas ces chances d'avenir, d'abord parce +qu'il ne se rattache à aucun corps de doctrines, ensuite parce qu'il +s'est recruté indifféremment parmi ce qu'il y a de plus pur et ce qu'il +y a de plus taré, et que dès lors les honnêtes gens auront hâte de se +séparer des bandits et des escrocs. Ceux-ci disparaîtront quand l'ordre +se fera, mais pour reparaître dans les jours d'agitation et se +retrouver coude à coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traiteront de +frères et d'amis, au grand déplaisir de ces derniers. Ces éléments +antipathiques que réunissent les situations violentes sont une prompte +cause de dégoût et de lassitude pour les hommes qui se respectent. M. +Gambetta, honnête homme lui-même, éclairé plus tard par l'expérience de +la vie, sera tellement mortifié du noyau qui lui restera, qu'il aura +peut-être autant de soif de l'obscurité qu'il en a maintenant de la +lumière. En attendant, nous qui subissons le poids de ses fautes et qui +le voyons aussi mal renseigné sur les chances d'une <i>guerre à outrance</i> +que l'était Napoléon III en déclarant cette guerre insensée, nous ne +sourions pas à sa fortune présente, et, n'était la politesse, nous +ririons au nez de ceux qui s'en font les adorateurs intéressés ou +aveugles.</p> + +<p>C'est un grand malheur que ce Gambetta ne soit pas un homme pratique, il +eût pu acquérir une immense popularité et réunir dans un même sentiment +toutes les nuances si tranchées, si hostiles les unes aux autres, des +partisans de la république. Au début, nous l'avons tous accueilli avec +cette ingénuité qui caractérise le tempérament national. C'était un +homme nouveau, personne ne lui en voulait. On avait besoin de croire en +lui. Il est descendu d'un ballon frisant les balles ennemies, incident +très-dramatique, propre à frapper l'imagination des paysans. Dans nos +contrées, ils voulaient à peine y croire, tant ce voyage leur paraissait +fantastique; à présent, le prestige est évanoui. Ils ont ouï dire qu'une +quantité de ballons tombaient de tous côtés, ils ont reçu par cette voie +des nouvelles de leurs absents, ils ont vu passer dans les airs ces +étranges messagers. Ils se sont dit que beaucoup de Parisiens étaient +aussi hardis et aussi savants que M. Gambetta, ils ont demandé avec une +malignité ingénue s'ils venaient pour le remplacer. Au début, ils n'ont +fait aucune objection contre lui. Tout le monde croyait à une éclatante +revanche; tout le monde a tout donné. De son côté le dictateur semblait +donner des preuves de savoir-faire en étouffant avec une prudence +apparente les insurrections du Midi; les modérés se réjouissaient, car +les modérés ont la haine et la peur des rouges dans des proportions +maladives et tant soit peu furieuses. C'est à eux que le vieux Lafayette +disait autrefois:</p> + +<p>—Messieurs, je vous trouve enragés de modération.</p> + +<p>Les modérés gambettistes sont un peu embarrassés aujourd'hui que la +dictature commence à casser leurs vitres, le moment étant venu où il +faut faire flèche de tout bois. Les rouges d'ailleurs sont dans l'armée +comme les légitimistes, comme les cléricaux, comme les orléanistes. +Évidemment les rouges sont des hommes comme les autres, ils se battent +comme les autres, et il faudra compter avec leur opinion comme avec +celle des autres. Ce serait même le moment d'une belle fusion, si, par +tempérament, les rouges n'étaient pas irréconciliables avec tout ce qui +n'est pas eux-mêmes; c'est le parti de l'orgueil et de l'infaillibilité. +A cet effet, ils ont inventé le mandat impératif que des hommes +d'intelligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir subir, sans +s'apercevoir que c'était la fin de la liberté et l'assassinat de +l'intelligence!</p> + +<p>Les rouges! c'est encore un mot vide de sens. Il faut le prendre pour ce +qu'il est: un drapeau d'insurrection; mais dans les rangs de ce parti il +y a des hommes de mérite et de talent qui devraient être à sa tête et le +contenir pour lui conserver l'avenir, car ce parti en a, n'en déplaise +aux modérés, c'est même probablement celui qui en a le plus, puisqu'il +se préoccupe de l'avenir avec passion, sans tenir compte du présent. +Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans ses moeurs, un peu trop +sauvages, le respect matériel de la vraie légalité, et, de la confusion +d'idées folles ou généreuses qu'il exhale pêle-mêle, sortiront des +vérités qui sont déjà reconnues par beaucoup d'adhérents silencieux, +ennemis, non de leurs doctrines, mais de leurs façons d'agir. Une +société fondée sur le respect inviolable du principe d'égalité, +représenté par le suffrage universel et par la liberté de la presse, +n'aurait jamais rien à craindre des impatients, puisque leur devise est +<i>liberté, égalité</i>: je ne sais s'ils ajoutent <i>fraternité</i>: dans ces +derniers temps, ils ont perdu par la violence, la haine et l'injure, le +droit de se dire nos frères.</p> + +<p>N'importe! une société parfaitement soumise au régime de l'égalité et +préservée des excès par la liberté de parler, d'écrire et de voter, +aurait dès lors le droit de repousser l'agression de ceux qui ne se +contenteraient pas de pareilles institutions, et qui revendiqueraient le +droit monstrueux de guerre civile. Il faut que les modérés y prennent +garde; si les insurrections éclatent parfois sans autre cause que +l'ambition de quelques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas +de même des révolutions, et les révolutions ont toujours pour cause la +restriction apportée à une liberté légitime. Si, par crainte des +émeutes, la société républicaine laisse porter atteinte à la liberté de +la parole et de l'association, elle fermera la soupape de sûreté, elle +ouvrira la carrière à de continuelles révolutions. M. Gambetta paraît +l'avoir compris en prononçant quelques bonnes paroles à propos de la +liberté des journaux dans ce trop long et trop vague discours du 1<sup>er</sup> +janvier, dont je me plaignais peut-être trop vivement l'autre jour. S'il +a cette ferme conviction que la liberté de la presse doit être respectée +jusque dans ses excès, s'il désavoue les actes arbitraires de +quelques-uns de ses préfets, il respectera sans doute également le +suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte de tous ses partisans, +mais j'imagine qu'il n'est pas homme à sacrifier les principes aux +circonstances.</p> + +<p>Je lui souhaite de ne pas perdre la tête à l'heure décisive, et je +regrette de le voir passer à l'état de fétiche, ce qui est le danger +mortel pour tous les souverains de ce monde.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +19 janvier.<br /> +</p> + +<p>On a des nouvelles de Paris du 16. Le bombardement nocturne +continue.—<i>Nocturne</i> est un raffinement. On veut être sûr que les gens +seront écrasés sous leurs maisons. On assure pourtant que le mal <i>n'est +pas grand</i>. Lisez qu'il n'est peut-être pas proportionné à la quantité +de projectiles lancés et à la soif de destruction qui dévore le saint +empereur d'Allemagne; mais il est impossible que Paris résiste longtemps +ainsi, et il est monstrueux que nous le laissions résister, quand nous +savons que nos armées reculent au lieu d'avancer.</p> + +<p>Du côté de Bourbaki, l'espoir s'en va complètement malgré de brillants +faits d'armes qui tournent contre nous chaque fois.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +20.<br /> +</p> + +<p>Nos généraux ne combattent plus que pour joûter. Ils n'ont pas la +franchise de d'Aurelle de Paladines, qui a osé dire la vérité pour +sauver son armée. Ils craignent qu'on ne les accuse de lâcheté ou de +trahison. La situation est horrible, et elle n'est pas sincère!</p> + +<p>Le temps est doux, on souffre moins à Paris; mais les pauvres ont-ils du +charbon pour cuire leurs aliments?—On est surpris qu'ils aient encore +des aliments. Pourquoi donc a-t-on ajourné l'appel au pays il y a trois +mois, sous prétexte que Paris ne pouvait supporter vingt et un jours +d'armistice sans ravitaillement? Le gouvernement ne savait donc pas ce +que Paris possédait de vivres à cette époque? Que de questions on se +fait, qui restent forcément sans réponse!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +21.<br /> +</p> + +<p>Tours est pris par les Prussiens.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +22 et 23.<br /> +</p> + +<p>Toujours plus triste, toujours plus noir, Paris toujours bombardé! on a +le coeur dans un étau. Quelle morne désespérance! on aurait envie de +prendre une forte dose d'opium pour se rendre indifférent par +idiotisme.—Non! on n'a pas le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir, +il faudra se souvenir. Il faut tâcher de comprendre à travers les +ténèbres dont on nous enveloppe systématiquement. A en croire les +dépêches officielles, nous serions victorieux tous les jours et sur tous +les points. Si nous avions tué tous les morts qu'on nous signale, il y a +longtemps que l'armée prussienne serait détruite; mais, à la fin de +toutes les dépêches, on nous glisse comme un détail sans importance que +nous avons perdu encore du terrain. Quel régime moral que le compte +rendu journalier de cette tuerie réciproque! Il y a des mots atroces qui +sont passés dans le style officiel:</p> + +<p>—<i>Nos pertes sont insignifiantes,—nos pertes sont peu considérables.</i></p> + +<p>Les jours de désastre, on nous dit avec une touchante émotion:</p> + +<p>—Nos pertes sont <i>sensibles</i>.</p> + +<p>Mais pour nous consoler on ajoute que celles de l'ennemi sont +<i>sérieuses</i>, et le pauvre monde à l'affût des nouvelles, va se coucher +content, l'imagination calmée par le rêve de ces cadavres qui jonchent +la terre de France!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +24 janvier.<br /> +</p> + +<p>Nos trois corps d'armée sont en retraite. Les Prussiens ont Tours, Le +Mans; ils auront bientôt toute la Loire. Ils payent cher leurs +avantages, ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au roi Guillaume? +l'Allemagne lui en donnera d'autres. Il la consolera de tout avec le +butin, l'Allemand est positif; on y perd un frère, un fils, mais on +reçoit une pendule, c'est une consolation.</p> + +<p>Paris se bat, sorties héroïques, désespérées.—Mon Dieu, mon Dieu! nous +assistons à cela. Nous avons donné, nous aussi, nos enfants et nos +frères. Varus, qu'as-tu fait de nos légions?</p> + +<p>Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en +progrès.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +25 janvier.<br /> +</p> + +<p>Succès de Garibaldi à Dijon. Il y a là, je ne sais où, mais sous les +ordres du héros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins +crédule, moins dupe de certains associés, le doux et intrépide Frapolli, +grand-maître de la maçonnerie italienne, qui, dès le commencement de la +guerre, est venu nous apporter sa science, son dévouement, sa bravoure. +Personne ne parle de lui, c'est à peine si un journal l'a nommé. Il n'a +pas écrit une ligne, il ne s'est même pas rappelé à ses amis. Modeste, +pur et humain comme Barbès, il agit et s'efface,—et il y a eu dans +certains journaux des éloges pour de certains éhontés qu'on a nommés à +de hauts grades en dépit des avertissements de la presse mieux +renseignée. Malheur! tout est souillé, tout tombe en dissolution. Le +mépris de l'opinion semble érigé en système.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +26 janvier.<br /> +</p> + +<p>Encore une levée, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes +à n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui +seront à peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront +jamais, si on continue à ne pas les exercer et à ne les armer qu'au +moment de les conduire au feu. Mon troisième petit-neveu vient de +s'engager.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +27.<br /> +</p> + +<p>Visites de jeunes officiers de mobilisés, enfants de nos amis du Gard. +Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant +absolument rien, comme les autres. Châteauroux regorge de troupes de +toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais +pourquoi. A La Châtre, on a de temps en temps un passage annoncé; on +commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a +toujours un règlement qui lui défend de payer. D'autres fois la troupe +arrive à l'improviste, on n'a reçu aucun avis, le pain manque. +Heureusement les habitants de La Châtre pratiquent l'hospitalité d'une +manière admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande à +discrétion: ils coucheraient sur la paille plutôt que de ne pas donner +de lit à leur hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les villes à +bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et +on s'étonne de leur résignation. Le découragement s'en mêle. Subir tous +les maux d'une armée en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre +mois aucune instruction militaire, c'est une étrange manière de servir +son pays en l'épuisant et s'épuisant soi-même.</p> + +<p>Un peu de <i>fantaisie</i> vient égayer un instant notre soirée, c'est une +histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi +le département, c'est-à-dire qu'ils en ont franchi la limite pour +demander de la bière et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont +demandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils étaient dans l'Indre, +ils se sont retirés en toute hâte, disant qu'il leur était défendu d'y +entrer, et que ce département ne serait pas envahi à cause du château de +Valençay, le duc ayant obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au +service du roi, qu'on respecterait ses propriétés.</p> + +<p>Il y a déjà quelque temps que cette histoire court dans nos villages. +Les habitants de Valençay ont dit que si les Prussiens respectaient +seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils +brûleraient le château.</p> + +<p>Il y a quelque chose qu'on dit être vrai au fond de ce roman, c'est que +le duc de Valençay aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer et +de faire partir les objets précieux, et que, peu après, il aurait donné +l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de +respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que +cette promesse se soit étendue au département, c'est ce que nous ne +croirons jamais, malgré la confiance qu'elle inspire aux amateurs de +merveilleux.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +28 janvier.<br /> +</p> + +<p>Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci! Par une +chance inespérée, à cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi +nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et +peut-être de famine de plus!—Mon bon Plauchut m'écrit qu'il <i>mange sa +paillasse</i>, c'est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée. +Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne +aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins. +Le 15, on jouait <i>François le Champi</i> au profit d'une ambulance. Cette +pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la République, a la +singulière destinée d'être jouée encore sous le bombardement. Une +bergerie!</p> + +<p>Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne +<i>veulent</i> souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher +petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a +été forcé de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur +sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les +sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur +la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont +déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris +est admirable, on est fier de lui!<br /><br /></p> + +<p class="droit"> +28 au soir.<br /> +</p> + +<p>Mais les exaltés veulent le mâter, le livrer peut-être. Il y a encore eu +une tentative contre l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes +nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est +un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont +criminelles et la première pensée qui se présente à l'esprit est +qu'elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des +fous ou des traîtres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la +tuerie: ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes.</p> + +<p>On parle d'armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent +peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la +fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en émeut et nous défend +d'y croire. Ne lui en déplaise, nous n'y croyons que trop. La misère +doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le +dissimuler, cela devient évident. Le bois manque, le pain va manquer. +L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce qui reste de bandits à +Paris,—et il en reste toujours,—pour piller les vivres et peut-être +les maisons. La majorité de la garde nationale paraît irritée et blâme +la douceur du général Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur de +Paris à sa place. Est-ce l'énergie, est-ce la patience qui peuvent +sauver une pareille situation?—Elle est sans exemple dans l'histoire. +Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en brûlant Paris? On ne +ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait être mort jusqu'à demain,—et +peut-être que demain ce sera pire!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Dimanche 29 janvier.<br /> +</p> + +<p>C'en est fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne prononce pas encore ce +mot-là. Un armistice est signé pour vingt et un jours. Convocation d'une +assemblée de députés à Bordeaux: c'est Jules Favre qui a traité à +Versailles. On va procéder à la hâte aux élections. On ne sait rien de +plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affamé? car il est +affamé, la chose est claire à présent! La paix sortira-t-elle de cette +suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles +conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible +que l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de plusieurs forts. +Il n'y a pas d'illusion à conserver. Cela devait finir ainsi! L'émeute a +dû être plus grave qu'on ne l'a avoué. Les Prussiens en profitent. +Malheureux agitateurs! que le désastre, la honte et le désespoir du pays +vous étouffent, si vous avez une conscience!</p> + +<p>Le désordre et le dégoût où l'on a jeté la France rendaient notre perte +inévitable. Mais fallait-il laisser dire à nos ennemis:</p> + +<p>—Ce peuple insensé se livre lui-même! Les haines qui le divisent ont +fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-même!</p> + +<p>Ah! mécontents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous +aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie des +émeutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous êtes tous +bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on +tâchera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se +rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'héroïsme véritable!</p> + +<p>On vous plaint et on vous aime tous quand même: vous n'êtes plus +écrasés par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On +respire en dépit d'une douleur profonde, et on veut la paix,—oui, la +paix au prix de notre dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette +torture! Quant à moi, il était au-dessus de mes forces de la contempler +plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre ceux +qui reprochent à votre gouvernement d'avoir cédé devant l'horreur de vos +souffrances. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure et on aime: +arrière ceux qui maudissent!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +janvier.<br /> +</p> + +<p>A présent nous savons pourquoi Paris a dû subir si brusquement son sort. +Encore une fois nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles de l'Ouest +et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en déroute. Le +malheureux Bourbaki, harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons et +les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est brûlé la cervelle. +Aucune dépêche ne nous en a informés, les journaux que nous pouvons nous +procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop à +Versailles, et devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout espoir.</p> + +<p>Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne trahissait pas qui s'est tué +pour ne pas survivre à la défaite!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +31 janvier.<br /> +</p> + +<p>Dépêche officielle.—<i>Alea jacta est!</i> La dictature de Bordeaux rompt +avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, après avoir livré par ses +fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par +une révolte ouverte contre le gouvernement dont il est le délégué! +Peuple, tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre +des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans +cet abîme, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout +et qui l'y plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits. +Deux malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer ta +perte. Relève-toi, si tu peux!</p> + +<p>«L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse +dépêche, <i>semble</i> indiquer que la capitale a été rendue en tant que +place forte. La convention qui est intervenue <i>semble</i> avoir surtout +pour objet la formation et la nomination <i>d'une assemblée</i>.</p> + +<p>«La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'intérieur et de +la guerre est toujours la même: <i>guerre à outrance, résistance jusqu'à +complet épuisement!</i>»</p> + +<p>Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le <i>complet épuisement</i> est +prévu, inévitable, et le voilà décrété!</p> + +<p>«Employez donc toute votre énergie, dit la dépêche en s'adressant à ses +préfets, à maintenir le <i>moral</i> des populations!»</p> + +<p>Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet épuisement! Voilà tout +ce que vous avez à leur offrir. Eh bien! c'est déjà fait. Vous avez tout +pris, et cela ne vous a servi à rien. Il faut aviser au moyen de vider +deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme +mort!</p> + +<p>Viennent ensuite des ordres relatifs à la discipline.</p> + +<p>«Les troupes devront être exercées tous les jours pendant de longues +heures pour s'aguerrir.»</p> + +<p>Il est temps d'y songer, à présent que celles qui savaient se battre +sont prisonnières ou cernées, et que celles qui ne savent rien sont +démoralisées par l'inaction et décimées par les maladies! Ferez-vous +repousser les pieds gelés que la gangrène a fait tomber dans vos +campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques, +les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de +vingt-quatre heures? Rétablirez-vous la discipline dont vous vous êtes +préoccupé tout récemment et que vous avez laissée périr comme une chose +dont <i>l'élément civil</i> n'avait aucun besoin?</p> + +<p>Mais voici le couronnement du mépris pour les droits de la nation: Après +avoir décrété la guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et de la +guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant cette double tâche, ajoute:</p> + +<p>—<i>Enfin, il n'est pas jusqu'aux élections qui ne puissent et ne doivent +être mises à profit</i>.</p> + +<p>Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volonté +gouvernementale, j'allais dire <i>impériale</i>, aux électeurs de la France.</p> + +<p>—Ce <i>qu'il faut</i> à la France, c'est une assemblée <i>qui veuille la +guerre et soit décidée à tout</i>.</p> + +<p>«Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain +matin. Le <i>ministre</i>,—c'est de lui-même que parle M. Gambetta,—<i>le +ministre s'est fixé un délai qui expire demain à trois heures</i>.»</p> + +<p>C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il passera outre et régnera +seul. Le tout finit par un refrain de cantate:</p> + +<p>—Donc, patience! fermeté! courage! union et discipline!</p> + +<p>Voilà comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a apposé beaucoup de +points d'exclamation au bas de ses dépêches et circulaires, il croit +avoir sauvé la patrie.</p> + +<p>Nous voilà bien et dûment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une +place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer +<i>l'épuisement</i> rêvé par la grande âme du ministre pendant que l'ennemi, +maître des forts, réduira en cendre la capitale du monde civilisé. Il +n'entre pas dans la politique, si modestement <i>suivie</i> et <i>pratiquée</i> +par le <i>ministre</i>, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de +succomber sans son aveu!</p> + +<p>Ce déplorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu +guerrier, à la férocité froide et raisonnée, est une note à prendre et à +retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de nous! Dépêchez-vous de +vous donner <i>des maîtres</i>, pauvres moutons du Berry!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +1<sup>er</sup> février.<br /> +</p> + +<p>Aujourd'hui le <i>ministre</i> refait sa thèse. Il change de ton à l'égard de +Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est défendue que pour lui +donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est +sauvée, vu qu'il a formé «des armées <i>jeunes encore</i>, mais <i>auxquelles</i> +il n'a manqué <i>jusqu'à</i> présent <i>que la</i> solidité <i>qu'on</i> n'acquiert +<i>qu'à</i> la longue.»</p> + +<p>Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont +apparemment il ne relève plus.</p> + +<p>—<i>On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un +armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté, +qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos +soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au +repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays, +une assemblée nationale. Cependant</i> <i>personne ne vient de Paris, et il +faut agir.</i></p> + +<p>On s'imagine qu'après avoir ainsi tancé la <i>légèreté coupable</i> de son +gouvernement, le <i>ministre</i> va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il +s'était fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose! Il va obéir et +s'occuper d'avoir une assemblée <i>vraiment nationale</i>. Pardonnons-lui une +heure d'égarement, passons-lui encore cette proclamation illisible, +impertinente, énigmatique. Espérons qu'il n'aura pas de candidats +officiels, bien qu'il semble nous y préparer. Espérons que, pour la +première fois depuis une vingtaine d'années, le suffrage universel sera +entièrement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la +volonté de la France.</p> + +<p>Ce retard du délégué de Paris, qui offense et irrite le délégué de +Bordeaux, nous inquiète, nous autres. Paris aurait-il refusé de +capituler malgré l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos +armées sont à dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du +dehors, et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés redoublent. +Peut-être qu'au lieu de manger on s'égorge.—Le ravitaillement s'opère +pourtant, et on annonce qu'on peut écrire des lettres <i>ouvertes</i> et +envoyer des denrées.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +2 février.<br /> +</p> + +<p>J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles?—Il fait un temps +délicieux; j'ai écrit la fenêtre ouverte. Les bourgeons commencent à se +montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches +rayées de vert. Les moutons sont dans le pré du jardin, mes +petites-filles les gardent en imitant, à s'y tromper, les cris et appels +consacrés des bergères du pays. Ce serait une douce et heureuse journée, +s'il y avait encore de ces journées-là; mais le parti Gambetta nous en +promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la +<i>guerre à outrance</i> et le <i>complet épuisement</i>. Pour quelques-uns, c'est +encore quelques mois de pouvoir; pour les désintéressés, c'est la +satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et +fait trembler la volaille, c'est-à-dire les timides du parti +opposé;—mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se +l'imagine! Le paysan surtout est très-calme, il sourit et se prépare à +voter, quoi?—La paix à outrance peut-être; on l'y provoque en le +traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait:</p> + +<p>—Ils s'y prennent comme ça? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les +mouches avec du vinaigre.</p> + +<p>Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse +contre le complet épuisement, et ils n'auront pas tort.</p> + +<p>—Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravagés, si +on ravage le reste?</p> + +<p>Ils n'ignorent pas que les provinces défendues souffrent autant des +nationaux que des ennemis, et, comme le vol des prétendus fournisseurs +et le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à présent sans +restriction et sans limite dans nos prétendus moyens de défense, ils ne +veulent plus se défendre avec un gouvernement qui ne les préserve de +rien et les menace de tout.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Vendredi 3 février.<br /> +</p> + +<p>Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux décrète +de son chef des incompatibilités que la République ne doit pas +connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité les membres de +toutes les familles déchues du trône, mais encore les anciens candidats +officiels, les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par une logique +d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas élire les +préfets d'il y a six mois; en revanche, on pourra élire les préfets +actuellement en fonctions! C'est le coup d'État de la folie; il y a des +gens pour l'admirer et en accepter les conséquences.—Que fait donc le +gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette +modification à la première, à la plus sacrée des lois républicaines? +L'ennemi l'empêche-t-il de communiquer avec la délégation? Ce serait de +la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de +vouloir outrager et avilir le suffrage universel.</p> + +<p>Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère, afficher l'outrage au +peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands désordres. +Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous préserve des +colères de la réaction, si stupidement provoquées et si cruellement +aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de sûreté +s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris répare la faute de son +ex-collègue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela. +Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'étranger +devient à jamais honteuse pour la France.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Vendredi soir.<br /> +</p> + +<p>Enfin! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec un décret signé de tous +les membres du gouvernement de Paris, donnant un démenti formel aux +prétentions du délégué. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui +vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a +endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte portée ces jours-ci à +l'inamovibilité de la magistrature a été pour nous, qui aimons et +respectons Crémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes les magistrats +frappés par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais détruire un +principe pour punir quelques coupables, et se résoudre à un tel acte au +moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme +dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais été mises +en doute, que je sache. Que s'est-il donc passé? Cette verte vieillesse +s'est-elle affaissée tout d'un coup sous la pression des exaltés?</p> + +<p>Le parti Gambetta était donc fermement convaincu que <i>la guerre +commençait</i>, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures +dictatoriales pour donner un nouvel élan à la France, et qu'on avait un +an de lutte acharnée, ou une prochaine série de grandes victoires pour +arriver au consulat?</p> + +<p>A Paris, on est triste, mais résigné; il n'y a pas eu le moindre +trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donné à entendre pour nous effrayer. +Il y a un système à la fois réactionnaire et républicain pour nous +brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent.</p> + +<p>Nous apprenons enfin que l'armée de Bourbaki a passé en Suisse au moment +d'être cernée et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup sûr, M. de +Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à Paris.</p> + +<p>Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis +réellement une balle dans la tête. Les uns disent qu'il est légèrement +blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a +voulu mourir; c'est le seul général qui ait manqué de philosophie devant +la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se +sont bien battus!<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +4 février.<br /> +</p> + +<p>Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux blés sont rentrés sous +terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton +affreux. Des espaces immenses sont rasés par la gelée. Il est dit que +nous perdrons tout, même l'espérance. M. de Bismarck nous envoie des +dépêches! Il déclare qu'il n'admet pas les <i>incompatibilités</i> de M. +Gambetta. C'est lui qui nous protége contre notre gouvernement. C'est la +scène grotesque passant à travers le drame sombre.</p> + +<p>Lettres du Midi. Ils sont effrayés. Le coup d'État les menace, +disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons républicains vont voter +pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amenée par la +situation.</p> + +<p>Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste +républicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la +faute de son chef. Il y a là des noms aimés; mais, pour défendre le +système qu'ils s'obstinent à représenter, il faudrait fausser sa propre +conscience, et peu de gens estimables s'y décideront. Il y en aura +pourtant; il y a toujours des politiques <i>purs</i> qui font bon marché de +leurs scrupules et de leurs répugnances pour obéir à un système convenu; +c'est même cela qu'ils appellent la <i>conduite politique</i>. J'avoue que +j'ai toujours eu de l'aversion pour cette stratégie de transaction.</p> + +<p>Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta disait, en finissant, une +parole énigmatique:</p> + +<p>—Pour atteindre ce but sacré (la guerre à outrance représentée par le +choix des candidats), il faut y dévouer nos coeurs, nos volontés, notre +vie, et, <i>sacrifice difficile peut-être, laisser là nos préférences</i>. +Aux armes! aux armes! etc.</p> + +<p>Le parti entend sans doute son chef à demi-mot. Pour nous, simples +mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte +mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évolution politique comme +celle de ces républicains du Midi qui m'écrivaient hier:</p> + +<p>«Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons à l'ennemi de +l'ennemi!»</p> + +<p>M. Gambetta, passant à l'alliance avec les rouges qu'il a contenus +jusqu'ici dans les villes agitées par eux, serait plus logique; +jusqu'ici ses <i>préférences</i> ont été pour ses confrères de Paris qui lui +ont confié nos destinées, faisant en cela, selon nous, acte d'énorme +légèreté. A présent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et +son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne +s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature +et de coups d'État.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +5 février.<br /> +</p> + +<p>Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande défiance +qu'on croit ce silence <i>commandé</i>. On s'inquiète de ce qui se passe à +Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +6.<br /> +</p> + +<p>Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux +d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal réglé ou mal compris, a +amené de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une +partie de nos mobilisés qui a été conduite au feu, comme nous le +redoutions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui s'est trouvée à +l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jetés comme +des fous, traversant la Loire en désordre sur un pont miné, tombant dans +la rivière, sortant de là en riant pour aller droit aux Prussiens +embusqués dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui +éclataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres +faute de se reconnaître et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres +enfants étaient cernés; la retraite leur était absolument coupée, et ils +attendaient l'écrasement final lorsque, après six heures d'attente dans +la boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de leur laisser +connaître l'armistice, mais en leur déclarant qu'il ne l'acceptait pas. +Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera décoré ou général.—Avec +de tels chefs, l'<i>épuisement</i> désiré ira vite, et le pouvoir de ceux qui +sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue durée +qu'ils l'espèrent.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Mardi 7 février.<br /> +</p> + +<p>On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a été +vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le décret du +gouvernement de Paris relatif à la liberté des élections ont été saisis +à Bordeaux. Le coup d'État est complet!</p> + +<p>Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a dû +montrer une fermeté qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gambetta +se décide à donner sa démission, et que le décret de Paris qui annule le +sien sera publié <i>demain</i>.</p> + +<p>Demain! c'est le jour du vote! On aura commencé à voter, et dans +beaucoup de localités on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre +de choisir son candidat; mais en revanche les préfets en fonctions +pourront être élus dans les localités qu'ils administrent encore. On +promène déjà partout des listes officielles qu'on appelle listes +républicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette +république-là aura suivi la forme impériale et admis des +incompatibilités inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle +retombe sur ceux qui l'acceptent!</p> + +<p>Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son +devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais rêve d'un coup +de dictature avorté. Le vote sera libre quand même, grâce à la ferme +volonté que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son +étendue.</p> + +<p>Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas à la +principale, la liste dite libérale, celle de la paix, comme l'appellent +les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont +pas.</p> + +<p>Aucun symptôme de bonapartisme ni de cléricalisme dans les esprits +autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui représentent pour +eux le vote pour la paix; je vis cloîtrée, je ne vois même presque +jamais les paysans de la nouvelle génération.</p> + +<p>Ils ont beaucoup grandi en fierté et en bien-être, ces paysans de vingt +à quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre, +ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent à +vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s'arrêtent chez +nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l'aisance +simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes +qu'ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de +savoir-vivre; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le +sentiment, ils ont la notion et la volonté de l'égalité: c'est le droit +de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent +tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas +bon.</p> + +<p>Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans +la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et +engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'échanger avec +personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir +tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à +aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne +savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident, +ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et +l'arrangement avec la sûreté d'observation qui aide le sauvage à +retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez +nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms +propres à l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les +candidats qui passent pour représenter leur opinion. S'ils font quelques +questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le +mot <i>avocat</i> les met en défiance. <i>Avocat</i> est une injure au village. +Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général +tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains +noms qu'ils aiment personnellement en disant:</p> + +<p>—Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas +faire celles des autres!</p> + +<p>Et ceci est une question d'ordre, d'économie, de sagesse et +d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien +à gagner chez nous au changement de personnes. Étant d'un des +départements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au +moins préservé de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire à aucun +emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne +désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c'est-à-dire un +citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le +placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a +d'ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l'homme de son +état et de son milieu parce qu'elle le différencie de ses égaux. Il faut +qu'elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n'ait +lieu d'abuser.</p> + +<p>Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans désordre et sans +vexation. On est très-bon dans notre pays, et nous avons un excellent +sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a professé et +professe un grand respect pour la liberté des opinions. Si on se +querelle, ce ne sera pas sa faute.</p> + +<p>Un de nos mobilisés a écrit; malgré l'armistice, ils couchent plus que +jamais dans la boue, et malgré l'espoir et l'annonce de la reprise +prochaine des hostilités, moins que jamais on ne les exerce. Il y a eu +des morts et des blessés, il y a surtout des malades. Un médecin de La +Châtre, le docteur Boursault, malgré son âge assez avancé et sa fortune +assez médiocre, s'est attaché gratuitement au service du bataillon.</p> + +<p>Je donnerais beaucoup pour être sûre que le dictateur a donné sa +démission. Je commençais à le haïr pour avoir fait tant souffrir et +mourir inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me répétant qu'il +nous a sauvé l'honneur. Notre honneur se serait fort bien sauvé sans +lui. La France n'est pas si lâche qu'il lui faille avoir un professeur +de courage et de dévouement devant l'ennemi. Tous les partis ont eu des +héros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs. +Nous avons bien le droit de maudire celui qui s'est présenté comme +capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu'au +désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n'a +même pas eu de bon sens.</p> + +<p>Que Dieu lui pardonne! Je vais me dépêcher de l'oublier, car la colère +et la méfiance composent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu'un +poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent +qu'il aura des comptes sévères à rendre à la France, et que son avenir +n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tranquille. S'il faut +qu'une enquête se fasse sur sa probité, que je ne révoque point en +doute—les exaltés ne sont pas cupides—dès qu'il se sera justifié, +qu'on lui pardonne tout, en raison de la raison qui lui manque. Le +chauffeur maladroit qui fait éclater la chaudière n'est pas punissable +quand il saute avec elle.</p> + +<p>Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans l'air une détente qui +ne sera pas sans influence sur notre espèce nerveuse et impressionnable. +Non! on ne se battra pas demain.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +8 février.<br /> +</p> + +<p>Dès le matin, les paysans des deux sections de la commune étaient réunis +devant l'église. Les vieux et les infirmes voulaient se traîner au +chef-lieu de canton, qui est à six kilomètres. Mon fils fait atteler +pour eux un grand chariot qu'on accepte, et il s'en va à pied avec les +jeunes. Sur la route, on rencontre les autres communes marchant en ordre +avec leurs vieillards conduits par les voitures des voisins, qui, sans +s'être concertés, ont tous eu l'idée de fournir des moyens de transport, +et de se servir de leurs jambes plutôt que de laisser un électeur privé +de son droit. Pas une abstention! Ce vote au chef-lieu de canton a paru +une espèce de défi qu'on a voulu accepter.—Dans la journée, on vient +nous dire que tout est calme, qu'il n'y a pas eu l'ombre d'une querelle, +et notre village rentre sans avoir manqué à sa parole.</p> + +<p>Les journaux confirment la démission Gambetta, et annoncent l'arrivée à +Bordeaux de plusieurs membres du gouvernement de Paris.—Je reçois de +Paris une première lettre par la poste; mais, comme les Prussiens +veulent lire notre pensée, on ne se la dit pas et on est moins bien +informé que par les ballons.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +Jeudi 9 février.<br /> +</p> + +<p>J'ai attendu Maurice, qui est rentré à trois heures du matin. Il avait +été cloué à un bureau de dépouillement. La liste <i>libérale</i> l'emporte +jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent contre un.</p> + +<p>On m'assure que les choix de notre département sont réellement libéraux +et même républicains, qu'en tout cas ils ne sont nullement +réactionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans toute la France, +et que les hommes du passé ne profitent pas trop de l'irritation +produite dans les masses par la tentative d'étouffement du vote. J'ai de +l'espérance aujourd'hui; notre pauvre France a appelé le bon sens à son +aide, et elle est disposée à l'écouter. Ce n'est pas une majorité +restauratrice que le bon sens demande, c'est une majorité réparatrice. +Se sentira-t-elle le pouvoir et les moyens de continuer la guerre? Je ne +le crois pas; mais, s'il est constaté qu'elle les a encore, espérons +qu'elle ne sera pas lâche et qu'elle usera de ce pouvoir et de ces +moyens.</p> + +<p>Quoi qu'il arrive, l'équilibre rompu entre la France et son expression +va se rétablir. C'était la première condition pour nous rendre compte +de notre situation, qu'on nous défendait de connaître et que nous +allons pouvoir juger en famille. On avait exclu du conseil les +principaux intéressés, ceux qui supportent les plus lourdes charges; il +était temps de se rappeler qu'ils n'appartiennent pas plus à un parti +qu'ils ne doivent appartenir à un souverain. Puisque, grâce à la +Révolution de 89, tout homme est un citoyen, il est indispensable de +reconnaître que tout citoyen est un homme, que par conséquent nul ne +peut disposer des biens et de la vie de son semblable sans le consulter. +Ce n'est pas parce que l'Empire en a disposé par surprise qu'une +république a le droit d'agir de même et de sacrifier l'homme à l'idée, +l'homme fût-il stupide et l'idée sublime.</p> + +<p>Une guerre continuée ainsi ne pouvait produire l'élan miraculeux des +guerres patriotiques. D'ailleurs les choses de fait sont entrées dans +une nouvelle phase de développement. En même temps que la science +appliquée à l'industrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de +l'électricité, et tant d'autres découvertes merveilleuses et fécondes, +elle accomplissait fatalement le cercle de son activité, elle trouvait +des moyens de destruction dont nous n'avons pas pu nous pourvoir à +temps, et qui ont mis à un moment donné la force matérielle au-dessus de +la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n'est rien de +plus. L'homme qui eût pu rendre immédiatement applicable un engin de +guerre supérieur à tous les engins connus eût plus fait pour notre salut +que tout un parti avec des paroles vides et un système d'excitations +inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà parlé d'un <i>rempart de +poitrines humaines</i>, parole féroce, si elle n'eût été irréfléchie. Les +poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les +traverse, et jamais un ingénieur militaire ne les assimilera à des +moellons. L'homme de coeur ne peut entendre les métaphores de +l'éloquence sans éprouver un déchirement profond. Le paysan, à qui on +prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang, +a raison de ne pas aimer les avocats.<br /><br /></p> + + +<p class="droit"> +10 février.<br /> +</p> + +<p>A présent que les communications régulières sont rétablies ou vont +l'être, je n'ai plus besoin de mes propres impressions pour vivre de la +vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et +à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l'isolement +plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il +n'était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l'effet du +contre-coup des événements extérieurs. Très-peu parmi nous ont eu durant +cette crise le triste avantage de la contempler sans égarement d'esprit +et sans catastrophe immédiate. Je dis que c'est un triste avantage, +parce que, dans cette inaction forcée, on souffre plus que ceux qui +agissent. Je le sais par expérience; en aucun temps de ma vie, je n'ai +autant souffert!</p> + +<p>Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je ne l'aurais pas pu; +mais toute émotion soulevée par l'émotion générale appartient quand même +à l'histoire d'une époque. J'ai traversé cette tourmente comme dans un +îlot à chaque instant menacé d'être englouti par le flot qui montait. +J'ai jugé à travers le nuage et l'écume les faits qui me sont parvenus; +mais j'ai tâché de saisir l'esprit de la France dans ces convulsions +d'agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le coeur pour +savoir si elle est morte.</p> + +<p>On ne peut juger que par induction, je tâte mon propre coeur et j'y +trouve encore le sentiment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est +toujours la foi, et si ce n'était même plus la foi, ce serait encore +l'amour; tant qu'on aime, on n'est pas mort. La France ne peut pas se +haïr elle-même, plus que jamais elle est la nation qui aime et qu'on +aime. Si le gouvernement qui jurait de la sauver ou de mourir avec elle +n'a su faire ni l'un ni l'autre, quelque espérance que nous ayons fondée +sur ce gouvernement, quelques sympathies qu'il ait pu nous inspirer ou +qu'il nous inspire encore, accusons-le plutôt que de condamner la +France. Repoussons avec indignation le système de défense de ceux qui +nous disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas voulu être sauvée. +Ce serait le même mensonge qui a été prononcé à Sedan lorsqu'on nous a +lâchement accusés d'avoir voulu la guerre. Dire que la France ne peut +plus enfanter de braves soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a été +bonapartiste, c'est un blasphème. Elle a proclamé la république à Paris +avec un enthousiasme immense, elle l'a acceptée en province avec une +loyauté unanime. Le premier cri a été partout:</p> + +<p>—Vive la patrie!</p> + +<p>Et tout le monde était debout ce jour-là. La France de toutes les +opinions a offert ou donné sans hésitation le sang qu'elle avait dans +les veines, l'argent qu'elle avait dans les mains. Le paysan le plus +encroûté a marché comme les autres. Les sujets les plus impropres aux +fatigues s'y sont traînés quand même, des mères ont vu partir leurs +trois fils, des fermiers tous leurs gars; des hommes mariés ont quitté +leurs jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept ans de service +ont repris le sac et le fusil. Je ne parle pas des riches qui ont quitté +avec orgueil leurs affections et leur bien-être, des industriels, des +savants et des artistes qui ont fait si bon marché de leurs précieuses +vies, et qui se sont volontairement dévoués, des jeunes gens engagés +dans des carrières honorables ou lucratives qui ont tout sacrifié pour +servir la grande cause: je parle de ceux qu'on accuse, qu'on méconnaît +et qu'on méprise, je parle des ignorants et des simples qui croyaient +encore à l'empereur trahi, vieille légende des temps passés, et qui +n'aimaient pas du tout la République, parce que <i>rien ne va sans un +maître</i>. Je ne peux pas sans douleur entendre maudire ce pauvre d'esprit +qui est allé se faire tuer, ou, ce qui est pis, mourir de froid, de faim +et de misère dans la neige et la boue des campements. Si Jésus revenait +au monde, il écrirait avec notre sang sur le sable de nos chemins:</p> + +<p>«En vérité, je vous le dis, celui-ci, qui ne comprend pas et qui marche +avec vous est le meilleur d'entre vous.»</p> + +<p>Finissons-en avec ces récriminations contre l'ignorance, avec cette +malédiction sur le suffrage universel, avec ces projets, ces désirs ou +ces menaces de méconnaître son autorité. La paix est maintenant +inévitable, l'exaltation de parti la repousse et cherche à nous +entretenir d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a pu tenir, +elle ne veut pas en avoir le démenti, elle sacrifierait des millions +d'hommes plutôt que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il est temps +que le gros bon sens intervienne. Il ne saura pas juger le différend, il +le fera cesser. Je vois aux prises une impitoyable machine de guerre, la +Prusse, et un homme nu, blessé, héroïque, la France militaire. Cet +homme, exaspéré par l'inégalité de la lutte, veut mourir, il se jette en +désespéré sous les roues de la machine. Debout, Jacques Bonhomme! place +entre ce sublime malheureux et la machine aveugle ta lourde main, plus +solide que tous les engins de la royauté. Arrête le vainqueur et sauve +le vaincu, dût-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il vive, toi, +paysan qui par métier sèmes la vie sur la terre. Tu veux que le blé +repousse, et que la France renaisse. Voici tantôt le moment de ressemer +ton champ gelé. On va crier que tu as tué l'honneur. Tu laisseras dire, +toi qui portes toujours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-ci. +L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne connaisses pas le point +d'honneur, et que tu te trouves là, dans les situations extrêmes, pour +trancher sans scrupule et sans passion les questions insolubles!</p> + +<p>Et à présent faisons une fervente prière au génie de la France. +Puisse-t-il nous bien inspirer et faire entrer dans tous les esprits la +notion du droit! Il est si clair et si précis, ce droit acquis et payé +si cher par nos révolutions! Liberté de la parole écrite ou orale, +liberté de réunion, liberté du vote, liberté de conscience, liberté de +réunion et d'association,—que peut-on vouloir de plus, et quelles +théories particulières peuvent primer ces droits inaliénables? N'est-ce +pas donner l'essor à toutes les idées que d'assurer les droits de la +discussion? Si nous savons maintenir ces droits, ne sera-ce pas un +véritable attentat contre l'humanité que la conspiration et +l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent?</p> + +<p>L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le contrôle de tous: sachons +distinguer les vanités exubérantes des convictions sincères, n'imposons +silence à personne, mais apprenons à juger, et que l'abandon soit le +châtiment des écoles qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure +et la menace. Ne subissons l'entraînement ni des vieux partis ni des +nouveaux. Le véritable républicain n'appartient à aucun, il les examine +tous, il les discute, il les juge. Son opinion ne doit jamais être +arrêtée systématiquement, car l'intelligence qui ne fonctionne plus est +une intelligence morte; qui n'apprend plus rien ne compte plus. +Observons le rayonnement des idées nouvelles à mesure qu'elles se +produiront, et sachons si elles sont étoiles ou bolides, c'est-à-dire +éclosion de vie ou débris de mort. La France a le sens critique si +développé et tant d'organes éminents de cette haute puissance, qu'il ne +lui faudra pas beaucoup de temps pour s'éclairer sur la valeur des +offres de salut qui lui sont faites de toutes parts. Cette discussion, à +la condition d'être loyale et sérieuse, fera aisément justice du mandat +<i>impératif</i>, qui n'est autre chose que la tyrannie de l'ignorance, si +bien exploitée par le parti de l'Empire. Faisons des voeux pour que la +distinction du droit et de la fonction déléguée soit bien comprise et +bien établie par nos écrivains, nos assemblées, nos publicistes de tout +genre. Ils auront beaucoup à faire à ce moment de réveil général qui va +suivre, à la grande surprise des autres nations, l'espèce d'agonie où +elles nous voient tombés. Il sera urgent de démontrer que le mandat +impératif est une idée sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste à en +accepter l'outrage pour conquérir la popularité. Le droit du peuple à +choisir ses représentants, à consulter sa raison et sa conscience doit +être également libre, ou bien la représentation n'est plus qu'une lutte +aveugle, un conflit stupide entre les esclaves de tous les partis. Il +serait temps de se défaire de ces errements de l'Empire. Nés fatalement +dans son atmosphère, espérons qu'ils finiront avec lui.</p> + +<p>Il y aura certainement aussi à éclairer l'Assemblée constituante qui +succédera prochainement à celle-ci sur un point essentiel, le droit de +plébiscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu monstrueux, établisse la +volonté du peuple au-dessus de celle des assemblées élues par lui; si le +peuple est souverain, ce n'est pas un souverain absolu qu'il faille +rendre indépendant de tout contrôle, priver de tout équilibre. Le +plébiscite peut être la forme expéditive que prendra, dans un avenir +éloigné, la volonté d'une nation arrivée à l'âge de maturité; mais +longtemps encore il sera un attentat à la liberté du peuple lui-même, +puisqu'il est, par sa forme absolue et indiscutable, une sorte de +démission qu'il peut donner de sa propre autorité. Je crois que, si ce +droit n'est pas supprimé, il pourra être modifié par une loi qui en +soumettra l'exercice aux décisions des assemblées. En temps normal et +régulier, il ne faut jamais qu'un pouvoir exécutif puisse en appeler de +l'Assemblée au peuple et réciproquement. Je ne sais même pas s'il est +des cas exceptionnels où cet appel ne serait point un crime contre la +raison et la justice.</p> + +<p>Mais <i>ce ne sont pas là mes affaires</i>, dit la fourmi, et je ne suis +qu'une fourmi dans ce chaos de montagnes écroulées et de volcans qui +surgissent; je fais des rêves, des voeux, et j'attends.</p> + +<p>Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurez-vous tous été logiques +avec vous-mêmes sous cette dictature compliquée d'une guerre atroce? +Quelles vont être vos élections de Paris?</p> + +<p>Je n'ai qu'un désir: c'est qu'elles soient l'expression de toutes les +idées qui vous agitent dans tous les sens. Un parti trop prédominant +serait un malheur en ce moment où il faut que la lumière se fasse.</p> + +<p>Si je dois encore une fois assister à la mort de la république, j'en +ressentirai une profonde douleur. On ne voit pas sans effroi et sans +accablement le progrès faire fausse route, l'avenir reculer, l'homme +descendre, la vie morale s'éclipser; mais, si cette amertume nous est +réservée, ô mes amis, ne maudissons pas la France, ne la boudons pas, ne +nous croyons pas autorisés à la mépriser; elle passe par une si forte +épreuve! Ne disons jamais qu'elle est finie, qu'elle va devenir une +Pologne; est-ce que la Pologne n'est pas destinée à renaître?</p> + +<p>L'Allemagne aussi renaîtra; riche et fière aujourd'hui, elle sera demain +plus malade que nous de ces grandes maladies des nations, nécessaires à +leur renouvellement. Il y a encore en Allemagne de grands coeurs et de +grands esprits qui le savent et qui attendent, tout en gémissant sur nos +désastres; ceux-là engendreront par la pensée la révolution qui +précipitera les oppresseurs et les conquérants. Sachons attendre aussi, +non une guerre d'extermination, non une revanche odieuse comme celle qui +nous frappe; attendons au contraire une alliance républicaine et +fraternelle avec les grandes nations de l'Europe. On nous parle +d'amasser vingt ans de colère et de haine pour nous préparer à de +nouveaux combats! Si nous étions une vraie, noble, solide et florissante +république, il ne faudrait pas dix ans pour que notre exemple fût suivi, +et que nous fussions vengés sans tirer l'épée!</p> + +<p>Le remède est bien plus simple que nous ne voulons le croire. Tous les +bons esprits le voient et le sentent. Allons-nous nous déchirer les +entrailles, quand une bonne direction donnée par nous-mêmes à nos coeurs +et à nos consciences aurait plus de force que tous les canons dont la +Prusse menace la civilisation continentale? Croyez bien qu'elle le sait, +la Prusse! La paix que l'on va négocier n'éteindra pas la guerre occulte +qu'elle est résolue à faire à notre république. Quand elle ne nous +tiendra plus par la violence, elle essayera de nous tenir encore par +l'intrigue, la corruption, la calomnie, les discordes intérieures. +Serrons nos rangs et méfions-nous de l'étranger! Il est facile à +reconnaître; c'est celui qui se dit plus Français que la France.<br /><br /></p> + +<p class="droit"> +Nohant, nuit du 9 au 10 février.<br /> +</p> + + +<p>FIN</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Journal d'un voyageur pendant la guerre, by +George Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UN VOYAGEUR *** + +***** This file should be named 17589-h.htm or 17589-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/5/8/17589/ + +Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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