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+ <title>The Project Gutenberg eBook of La San-Felice, Tome I</title>
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+The Project Gutenberg EBook of La San-Felice, Tome I, by Alexandre Dumas
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: La San-Felice, Tome I
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+Author: Alexandre Dumas
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+Release Date: February 6, 2006 [EBook #17693]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME I ***
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+Produced by Carlo Traverso and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+<h3>ALEXANDRE DUMAS</h3>
+<br>
+
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+<h1>LA<br>
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+SAN-FELICE</h1>
+<br><br>
+
+<h2>TOME I</h2>
+
+<p class="mid">DEUXIÈME ÉDITION</p>
+
+
+<p class="mid">PARIS<br>
+
+
+
+
+MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS<br>
+
+RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13<br>
+
+A LA LIBRAIRIE NOUVELLE</p>
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+<h3>AVANT-PROPOS</h3>
+
+
+
+
+<p>Les événements que je vais raconter sont si étranges,
+les personnages que je vais mettre en scène sont
+si extraordinaires, que je crois devoir, avant de leur
+livrer le premier chapitre de mon livre, causer pendant
+quelques minutes de ces événements et de ces
+personnages avec mes futurs lecteurs.</p>
+
+<p>Les événements appartiennent à cette période du
+Directoire comprise entre l'année 1798 et 1800. Les
+deux faits dominants sont la conquête du royaume
+de Naples par Championnet, et la restauration du roi
+Ferdinand par le cardinal Ruffo;&mdash;deux faits aussi
+incroyables l'un que l'autre, puisque Championnet,
+avec 10,000 républicains, bat une armée de 65,000
+soldats, et s'empare, après trois jours de siége, d'une
+capitale de 500,000 habitants, et que Ruffo, parti de
+Messine avec cinq personnes, fait la boule de neige,
+traverse toute la péninsule, de Reggio au pont de la
+Madeleine, arrive à Naples avec 40,000 sanfédistes et
+rétablit sur le trône le roi déchu.</p>
+
+<p>Il faut Naples, son peuple ignorant, mobile et superstitieux
+pour que de pareilles impossibilités deviennent
+des faits historiques.</p>
+
+<p>Donc, voici le cadre:</p>
+
+<p>L'invasion des Français, la proclamation de la république
+parthénopéenne, le développement des grandes
+individualités qui ont fait la gloire de Naples pendant
+les quatre mois que dura cette république, la réaction
+sanfédiste de Ruffo, le rétablissement de Ferdinand
+sur le trône et les massacres qui furent la suite de
+cette restauration.</p>
+
+<p>Quant aux personnages, comme dans tous les livres
+de ce genre que nous avons écrits, ils se divisent
+en personnages historiques et en personnages d'imagination.</p>
+
+<p>Une chose qui va paraître singulière à nos lecteurs,
+c'est que nous leur livrons, sans plaider aucunement
+leur cause, les personnages de notre imagination qui
+forment la partie romanesque de ce livre; ces lecteurs
+ont été pendant plus d'un quart de siècle assez
+indulgents à notre égard, pour que, reparaissant
+après sept ou huit ans de silence, nous ne croyions
+pas avoir besoin de faire appel à leur ancienne sympathie.
+Qu'ils soient pour nous ce qu'ils ont toujours
+été, et nous nous regarderons comme trop heureux.</p>
+
+<p>Mais c'est de quelques-uns des personnages historiques,
+au contraire, qu'il nous paraît de première
+nécessité de les entretenir; sans quoi, nous pourrions
+courir ce risque qu'ils soient pris, sinon pour des
+créations de fantaisie, du moins pour des masques
+costumés à notre guise, tant ces personnages historiques,
+dans leur excentricité bouffonne ou dans
+leur bestiale férocité, sont en dehors non-seulement
+de ce qui se passe sous nos yeux, mais encore
+de ce que nous pouvons imaginer.</p>
+
+<p>Ainsi, nous n'avons nul exemple d'une royauté qui
+nous donne pour spécimen <i>Ferdinand</i>, d'un peuple
+qui nous donne pour type <i>Mammone</i>.&mdash;Vous le
+voyez, je prends les deux extrémités de l'échelle sociale:
+le roi, <i>chef d'État</i>; le paysan, <i>chef de bande</i>.</p>
+
+<p>Commençons par le roi, et, pour ne pas faire crier
+les consciences royalistes à l'impiété monarchique,
+interrogeons un homme qui a fait deux voyages à
+Naples, et qui a vu et étudié le roi Ferdinand à l'époque
+où les nécessités de notre plan nous forcent à
+le mettre en scène. Cet homme est Joseph Gorani,
+<i>citoyen français</i>, comme il s'intitule lui-même, auteur
+des <i>Mémoires secrets et critiques des cours et gouvernements
+et des moeurs des principaux États de l'Italie</i>.</p>
+
+<p>Citons trois fragments de ce livre, et montrons le
+roi de Naples écolier, le roi de Naples chasseur, le roi
+de Naples pêcheur.</p>
+
+<p>C'est Gorani, et non plus moi, qui va parler:</p>
+
+
+<p class="mid">L'ÉDUCATION DU ROI DE NAPLES.</p>
+
+<p>«Lorsqu'à la mort du roi Ferdinand VI d'Espagne,
+Charles III quitta le trône de Naples pour monter
+sur celui d'Espagne, il déclara incapable de régner
+l'aîné de ses fils, fit le second prince des Asturies, et
+laissa le troisième à Naples, où il fut reconnu roi,
+quoique encore en bas âge. L'aîné avait été rendu
+imbécile par les mauvais traitements de la reine, qui
+le battait toujours, comme les mauvaises mères de la
+lie du peuple; elle était princesse de Saxe, dure,
+avare, impérieuse et méchante. Charles, en partant
+pour l'Espagne, jugea qu'il fallait nommer un gouverneur
+au roi de Naples, encore enfant. La reine,
+qui avait la plus grande confiance dans le gouvernement,
+mit cette place, une des plus importantes, aux
+enchères publiques; le prince San-Nicandro fut le
+plus fort enchérisseur et l'emporta.</p>
+
+<p>»San-Nicandro avait l'âme la plus impure qui ait
+jamais végété dans la boue de Naples; ignorant, livré
+aux vices les plus honteux, n'ayant jamais rien lu
+de sa vie, que l'office de la Vierge, pour laquelle il
+avait une dévotion toute particulière, qui ne l'empêchait
+pas de se plonger dans la débauche la plus
+crapuleuse, tel est l'homme à qui l'on donna l'importante
+mission de former un roi. On devine aisément
+quelles furent les suites d'un choix pareil; ne
+sachant rien lui-même, il ne pouvait rien enseigner
+à son élève; mais ce n'était point assez pour tenir le
+monarque dans une éternelle enfance: il l'entoura
+d'individus de sa trempe et éloigna de lui tout
+homme de mérite qui aurait pu lui inspirer le désir
+de s'instruire; jouissant d'une autorité sans bornes,
+il vendait les grâces, les emplois, les titres; voulant
+rendre le roi incapable de veiller à la moindre partie
+de l'administration du royaume, il lui donna de
+bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de
+faire ainsi sa cour au père, qui avait toujours été
+passionné pour cet amusement. Comme si cette passion
+n'eût pas suffi pour l'éloigner des affaires, il
+associa encore à ce goût celui de la pêche, et ce sont
+encore ses divertissements favoris.</p>
+
+<p>»Le roi de Naples est fort vif, et il l'était encore
+davantage étant enfant: il lui fallait des plaisirs pour
+absorber tous ses moments; son gouverneur lui chercha
+de nouvelles récréations et voulut en même
+temps le corriger d'une trop grande douceur et
+d'une bonté qui faisaient le fond de son caractère.
+San-Nicandro savait qu'un des plus grands plaisirs
+du prince des Asturies, aujourd'hui roi d'Espagne,
+était d'écorcher des lapins; il inspira à son élève le
+goût de les tuer; le roi allait attendre les pauvres
+bêtes à un passage étroit par lequel on les obligeait
+de passer, et, armé d'une massue proportionnée à ses
+forces, il les assommait avec de grands éclats de rire.
+Pour varier ce divertissement, il prenait des chiens
+ou des chats et s'amusait à les berner jusqu'à ce qu'ils
+en crevassent; enfin, pour rendre le plaisir plus vif,
+il désira voir berner des hommes, ce que son gouverneur
+trouva très raisonnable: des paysans, des soldats,
+des ouvriers et même des seigneurs de la cour,
+servirent ainsi de jouet à cet enfant couronné; mais un
+ordre de Charles III interrompit ce noble divertissement;
+le roi n'eut plus la permission de berner que
+des animaux, à la réserve des chiens, que le roi d'Espagne
+prit sous sa protection catholique et royale.</p>
+
+<p>»C'est ainsi que fut élevé Ferdinand IV, à qui l'on
+n'apprit pas même à lire et à écrire; sa femme fut sa
+première maîtresse d'école.»</p>
+
+<p class="mid">LE ROI DE NAPLES CHASSEUR.</p>
+
+<p>«Une telle éducation devait produire un monstre,
+un Caligula. Les Napolitains s'y attendaient; mais la
+bonté naturelle de ce jeune monarque triompha de
+l'influence d'une instruction si vicieuse; on aurait eu
+avec lui un prince excellent s'il fût parvenu à se corriger
+de son penchant pour la chasse et pour la pêche,
+qui lui ôtent bien des moments qu'il pourrait consacrer
+avec utilité aux affaires publiques; mais la crainte
+de perdre une matinée favorable pour son amusement
+le plus cher est capable de lui faire abandonner l'affaire
+la plus importante, et la reine et les ministres
+savent bien se prévaloir de cette faiblesse.</p>
+
+<p>»Au mois de janvier 1788, Ferdinand tenait dans
+le palais de Caserte un conseil d'État; la reine, le ministre
+Acton, Caracciolo et quelques autres y assistaient.
+Il s'agissait d'une affaire de la plus grande
+importance. Au milieu de la discussion, on entendit
+frapper à la porte; cette interruption surprit tout le
+monde, et l'on ne pouvait concevoir quel était l'homme
+assez hardi pour choisir un moment tel que celui-là;
+mais le roi s'élança à la porte, l'ouvrit et sortit; il
+rentra bientôt avec les signes de la plus vive joie et
+pria que l'on finît très-vite, parce qu'il avait une
+affaire d'une tout autre importance que celle dont on
+s'entretenait; on leva le conseil, et le roi se retira
+dans sa chambre pour se coucher de bonne heure,
+afin d'être sur pied le lendemain avant le jour.</p>
+
+<p>»Cette affaire à laquelle nulle autre ne pouvait
+être comparée était un rendez-vous de chasse; ces
+coups donnés à la porte de la salle du conseil étaient
+un signal convenu entre le roi et son piqueur, qui,
+selon ses ordres, venait l'avertir qu'une troupe de
+sangliers avait été vue dans la forêt à l'aube du jour,
+et qu'ils se rassemblaient chaque matin au même lieu.
+Il est clair qu'il fallait rompre le conseil pour se coucher
+d'assez bonne heure et être en état de surprendre
+les sangliers. S'ils se fussent échappés, que devenait
+la gloire de Ferdinand?</p>
+
+<p>»Une autre fois, dans le même lieu et dans les
+mêmes circonstances, trois coups de sifflet se firent
+entendre; c'était encore un signal entre le roi et son
+piqueur; mais la reine et ceux qui assistaient au conseil
+ne prirent point cette plaisanterie en bonne part;
+le roi seul s'en amuse, ouvre promptement une fenêtre
+et donne audience à son piqueur, qui lui annonce
+une pose d'oiseaux, ajoutant que Sa Majesté
+n'avait pas un instant à perdre si elle voulait avoir le
+plaisir d'un coup heureux.</p>
+
+<p>»Le dialogue terminé, Ferdinand revint avec précipitation
+et dit à la reine:</p>
+
+<p>»&mdash;Ma chère maîtresse, préside à ma place et
+finis comme tu l'entendras l'affaire qui nous rassemble.»</p>
+
+
+<p class="mid">LA PÊCHE ROYALE.</p>
+
+<p>«On croit écouter un conte fait à plaisir lorsque
+l'on entend dire non-seulement que le roi de Naples
+pêche, mais encore qu'il vend lui-même le poisson
+qu'il a pris; rien de plus vrai: j'ai assisté à ce spectacle
+amusant et unique en son genre, et je vais en
+offrir le tableau.</p>
+
+<p>»Ordinairement, le roi pêche dans cette partie de
+la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ou
+quatre milles de Naples; après avoir fait une ample
+capture de poissons, il retourne à terre; et, quand il
+est débarqué, il jouit du plaisir le plus vif qui soit
+pour lui dans cet amusement: on étale sur le rivage
+tout le produit de la pêche, et alors les acheteurs se
+présentent et font leur marché avec le monarque lui-même.
+Ferdinand ne donne rien à crédit, il veut
+même toucher l'argent avant de livrer sa marchandise
+et témoigne une méfiance fort soupçonneuse.
+Alors, tout le monde peut s'approcher du roi, et les
+lazzaroni ont surtout ce privilége, car le roi leur montre
+plus d'amitié qu'à tous les autres spectateurs; les
+lazzaroni ont pourtant des égards pour les étrangers
+qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la
+vente commence, la scène devient extrêmement comique;
+le roi vend aussi cher qu'il est possible, il
+prône son poisson en le prenant dans ses mains royales
+et en disant tout ce qu'il croit capable d'en donner
+envie aux acheteurs.</p>
+
+<p>»Les Napolitains, qui sont ordinairement très-familiers,
+traitent le roi, dans ces occasions, avec la
+plus grande liberté et lui disent des injures comme
+si c'était un marchand ordinaire de marée qui voulût
+surfaire; le roi s'amuse beaucoup de leurs invectives,
+qui le font rire à gorge déployée; il va ensuite trouver
+la reine et lui raconte tout ce qui s'est passé à
+la pêche et à la vente du poisson, ce qui lui fournit
+un ample sujet de facéties; mais, pendant tout le
+temps que le roi s'occupe à la chasse et à la pêche,
+la reine et les ministres, comme nous l'avons dit,
+gouvernent à leur fantaisie et les affaires n'en vont
+pas mieux pour cela.»</p>
+
+<p>Attendez, et le roi Ferdinand va nous apparaître
+sous un nouvel aspect.</p>
+
+<p>Cette fois, nous n'interrogerons plus Gorani, le
+voyageur qui un instant l'entrevoit vendant son poisson
+ou passant au galop pour se rendre à un rendez-vous
+de chasse; nous nous adresserons à un familier
+de la maison, Palmieri de Micciche, marquis de Villalba,
+amant de la maîtresse du roi, qui va nous
+montrer celui-ci dans tout le cynisme de sa lâcheté.</p>
+
+<p>Écoutez donc; c'est le marquis de Villalba qui
+parle, et qui parle dans notre langue:</p>
+
+<p>»Vous connaissez, n'est-ce pas? les détails de la
+retraite de Ferdinand, de sa fuite, pour parler plus
+exactement, lors des événements de la basse Italie,
+à la fin de l'année 1798. Je les rappellerai en deux
+mots.</p>
+
+<p>»Soixante mille Napolitains, commandés par le général
+autrichien Mack, et encouragés par la présence
+de leur roi, s'avançaient triomphalement jusqu'à
+Rome, lorsque Championnet et Macdonald, en réunissant
+leurs faibles corps, tombent sur cette armée
+et la mettent en déroute.</p>
+
+<p>»Ferdinand se trouvait à Albano, lorsqu'il apprit
+cette foudroyante défaite.</p>
+
+<p>»&mdash;<i>Fuimmo! fuimmo!</i> se prit-il à crier.</p>
+
+<p>»Et il fuyait en effet.</p>
+
+<p>»Mais, avant de monter en voiture:</p>
+
+<p>»&mdash;Mon cher Ascoli, dit-il à son compagnon, tu
+sais combien il fourmille de jacobins par le temps
+qui court! Ces fils de p...... n'ont d'autre idée que de
+m'assassiner. Faisons une chose, changeons d'habits.
+En voyage, tu seras le roi, et moi, je serai le duc d'Ascoli.
+De cette manière, il y aura moins de danger
+pour moi.</p>
+
+<p>»Ainsi dit, ainsi fait: le généreux Ascoli souscrit
+avec joie à cette incroyable proposition; il s'empresse
+d'endosser l'uniforme du roi et lui donne le sien en
+échange, puis il prend la droite dans la voiture, et
+fouette cocher!</p>
+
+<p>»Nouveau Dandino, le duc joue son rôle avec perfection
+dans leur course jusqu'à Naples, tandis que
+Ferdinand, à qui la peur donnait des inspirations,
+s'acquittait de celui du plus soumis des courtisans de
+manière à faire penser qu'il n'avait été autre chose
+toute sa vie.</p>
+
+<p>»Le roi, à la vérité, sut toujours gré au duc d'Ascoli
+de ce trait peu ordinaire de dévouement monarchique,
+et, tant qu'il vécut, il ne cessa jamais de lui
+donner des preuves éclatantes de sa faveur; mais,
+par une singularité que peut seulement expliquer le
+caractère de ce prince, il lui arrivait souvent de persifler
+le duc sur son dévouement, tandis qu'il se raillait
+sur sa propre poltronnerie.</p>
+
+<p>»J'étais un jour en tiers avec ce seigneur chez la
+duchesse de Floridia, au moment où le roi vint lui
+offrir le bras pour la mener dîner. Simple ami sans
+importance de la maîtresse du lieu, et me sentant
+trop honoré de la présence du nouvel arrivé, je marmottais
+entre mes dents le <i>Domine, non sum dignus</i>,
+et je reculais même de quelques pas, lorsque la noble
+dame, tout en donnant un dernier regard à sa toilette,
+se prit à faire l'éloge du duc et de son attachement
+pour la personne de son royal amant.</p>
+
+<p>»&mdash;Il est sans contredit, lui disait-elle, votre ami
+véritable, le plus dévoué de vos serviteurs, etc., etc.</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, oui, donna Lucia, répondit le roi. Aussi
+demandez à Ascoli quel est le tour que je lui ai joué
+quand nous nous sauvâmes d'Albano.</p>
+
+<p>»Et puis il lui rendait compte du changement
+d'habits et de la manière dont ils s'étaient acquittés
+de leurs rôles, et il ajoutait, les larmes aux yeux et en
+riant de toute la force de ses poumons:</p>
+
+<p>»&mdash;C'était lui le roi! Si nous eussions rencontré
+les jacobins, il était pendu, et moi, j'étais sauvé!</p>
+
+<p>»Tout est étrange dans cette histoire: étrange défaite,
+étrange fuite, étrange proposition, étrange révélation
+de ces faits, enfin, devant un étranger, car tel
+j'étais pour la cour et surtout pour le roi, auquel je
+n'avais parlé qu'une fois ou deux.</p>
+
+<p>»Heureusement pour l'humanité, la chose la moins
+étrange, c'est le dévouement de l'honnête courtisan.»</p>
+
+<p>Maintenant, l'esquisse que nous traçons d'un des
+personnages de notre livre, personnage à la ressemblance
+duquel nous craignons que l'on ne puisse
+croire, serait incomplète si nous ne voyions ce <i>pulcinella</i>
+royal que sous son côté lazzarone; de profil, il
+est grotesque; mais, de face, il est terrible.</p>
+
+<p>Voici, traduite textuellement sur l'original, la lettre
+qu'il écrivait à Ruffo, vainqueur et près d'entrer à
+Naples; c'est une liste de proscriptions dressée à la
+fois par la haine, par la vengeance et par la peur:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i10"> «Palerme, 1er mai 1799.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>«Mon très-éminent,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>»Après avoir lu et relu, et pesé avec la plus grande
+attention le passage de votre lettre du 1er avril, relatif
+au plan à arrêter sur le destin des nombreux criminels
+tombés ou qui peuvent tomber dans nos
+mains, soit dans les provinces, soit lorsque, avec
+l'aide de Dieu, la capitale sera rendue à ma domination,
+je dois d'abord vous annoncer que j'ai trouvé
+tout ce que vous me dites à ce sujet plein de sagesse,
+et illuminé de ces lumières, de cet esprit et de cet
+attachement dont vous m'avez donné et me donnez
+continuellement des preuves non équivoques.</p>
+
+<p>»Je viens donc vous faire connaître quelles sont
+mes dispositions.</p>
+
+<p>»Je conviens avec vous qu'il ne faut pas être trop
+acharné dans nos recherches, d'autant plus que les
+mauvais sujets se sont fait si ouvertement connaître,
+que l'on peut en fort peu de temps mettre la main
+sur les plus pervers.</p>
+
+<p>»Mon intention est donc que les suivantes classes
+de coupables <i>soient arrêtées et dûment gardées</i>:</p>
+
+<p>»<i>Tous ceux du gouvernement provisoire et de la
+commission exécutive et législative de Naples;</i></p>
+
+<p>»<i>Tous les membres de la commission militaire et de
+la police formée par les républicains;</i></p>
+
+<p>»<i>Tous ceux qui ont fait partie des différentes municipalités
+et qui, en général, ont reçu une commission
+de la république ou des Français;</i></p>
+
+<p>»<i>Tous ceux qui ont souscrit à une commission ayant
+en vue de faire des recherches sur les prétendues dilapidations
+et malversations de mon gouvernement;</i></p>
+
+<p>»<i>Tous les officiers qui étaient à mon service et qui
+sont passés à celui de la soi-disant république ou des
+Français.</i> Il est bien entendu que, dans le cas où mes
+officiers seraient pris les armes à la main contre mes
+armées ou contre celles de mes alliés, <i>ils seront, dans
+le terme de vingt-quatre heures, fusillés sans autre
+forme de procès, ainsi que tous les barons qui se seront
+opposés par les armes à mes soldats ou à ceux de mes
+alliés</i>;</p>
+
+<p>»<i>Tous ceux qui ont fondé des journaux républicains
+ou imprimé des proclamations et autres écrits, comme
+par exemple des ouvrages pour exciter mes peuples à la
+révolte et répandre les maximes du nouveau gouvernement.</i></p>
+
+<p>»<i>Seront également arrêtés les syndics des villes et
+les députés des places qui enlevèrent le gouvernement à
+mon vicaire le général Pignatelli, ou s'opposèrent à ses
+opérations, et prirent des mesures en contradiction avec
+la fidélité qu'ils nous doivent</i>.</p>
+
+<p>»<i>Je veux également que l'on arrête une certaine</i>
+<span class="sc">Louisa Molina San-Felice</span> <i>et un nommé Vincenzo
+Cuoco, qui découvrirent la contre-révolution que voulaient
+faire les royalistes, à la tête desquels étaient les
+Backer père et fils</i>.</p>
+
+<p>»Cela fait, mon intention est de nommer une commission
+extraordinaire de quelques hommes sûrs et
+choisis qui jugeront militairement les principaux criminels
+parmi ceux qui seront arrêtés, <i>et avec toute la
+rigueur des lois</i>.</p>
+
+<p>»Ceux qui seront jugés moins coupables seront
+<i>économiquement</i> déportés hors de mes domaines pendant
+toute leur vie, et leurs biens seront confisqués.</p>
+
+<p>»Et, à ce propos, je dois vous dire que j'ai trouvé
+très-sensé ce que <i>vous observez</i>, quant à la déportation;
+mais, tout inconvénient mis de côté, je trouve
+qu'il vaut mieux se <i>défaire de ces vipères</i> que de les
+garder chez soi. Si j'avais une île à moi, très éloignée
+de mes domaines du continent, j'adopterais volontiers
+votre système de les y reléguer; mais la proximité
+de mes îles des deux royaumes rendrait possible
+quelques conspirations que ces gens-là trameraient
+avec les scélérats et les mécontents que l'on ne serait
+pas parvenu à extirper de mes États. D'ailleurs, les
+revers considérables que, grâce à Dieu, les Français
+ont subis, et que, je l'espère, ils devront subir encore,
+mettront les déportés dans l'impossibilité de nous
+nuire. Il faudra cependant bien réfléchir au lieu de la
+déportation et à la manière avec laquelle on pourra
+l'effectuer sans danger: c'est ce dont je m'occupe actuellement.</p>
+
+<p>»Quant à la commission qui doit juger tous ces
+coupables, à peine aurai-je Naples en main, que j'y
+songerai sans faute, en comptant expédier cette commission
+de cette ville-ci à la capitale. Quant aux provinces
+et aux endroits où vous êtes, de Fiore peut
+continuer, si vous en êtes content. En outre, parmi
+les avocats provinciaux et royaux des gouvernements
+qui n'ont point pactisé avec les républicains, qui sont
+attachés à la couronne et qui ont de l'intelligence, on
+peut en choisir un certain nombre et leur accorder
+tous les pouvoirs extraordinaires et sans appel, ne
+voulant pas que des magistrats, soit de la capitale,
+soit des provinces, qui auraient servi sous la république,
+y eussent-ils été, comme je l'espère, poussés par
+une irrésistible nécessité, jugent des traîtres au rang
+desquels je les place.</p>
+
+<p>»Et pour ceux qui ne sont pas compris dans les
+catégories que je vous ai indiquées et que je me réserve,
+je vous laisse la liberté de faire procéder à leur
+prompt et exemplaire châtiment, avec toute la sévérité
+des lois, lorsque vous trouverez qu'ils sont les
+véritables et principaux criminels et que vous croirez
+ce châtiment nécessaire.</p>
+
+<p>»Quant aux magistrats des tribunaux de la capitale,
+lorsqu'ils n'auront pas accepté des commissions
+particulières des Français et de la république, et qu'ils
+n'auront fait que remplir leurs fonctions, de rendre
+la justice dans les tribunaux où ils siégeaient, ils ne
+seront pas poursuivis.</p>
+
+<p>»Ce sont là, pour le moment, toutes les dispositions
+que je vous charge de faire exécuter de la manière
+que vous jugerez convenable et dans les lieux
+où il y aura possibilité.</p>
+
+<p>»A peine aurai-je reconquis Naples, que je me réserve
+de faire quelques nouvelles adjonctions que les
+événements et les connaissances que j'acquerrai pourront
+déterminer. <i>Après quoi, mon intention est de
+suivre mes devoirs de bon chrétien et de père aimant ses
+peuples, d'oublier entièrement le passé, et d'accorder à
+tous un pardon général et entier qui puisse leur assurer
+l'oubli de leurs fautes passées, que je défendrai de
+rechercher plus longtemps, me flattant que ces fautes
+ont été causées, non par un esprit corrompu, mais par
+la crainte et la pusillanimité.</i></p>
+
+<p>»Mais n'oubliez point cependant qu'il faut que les
+charges publiques soient données dans les provinces
+à des personnes qui se sont toujours bien comportées
+envers la couronne, et, par conséquent, qui n'ont
+jamais changé de parti, parce que, de cette manière
+seulement, nous pourrons être sûrs de conserver ce
+que nous avons reconquis.</p>
+
+<p>»Je prie le Seigneur qu'il vous conserve pour le
+bien de mon service et pour pouvoir vous exprimer
+en tout lieu ma vraie et sincère reconnaissance.</p>
+
+<p>»Croyez-moi toujours, en attendant,</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i20"> »Votre affectionné.</p>
+<p class="i20"> »FERDINAND-L. B.»</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Maintenant, nous avons ajouté qu'une des personnalités
+incroyables, presque impossibles, que nous
+avons introduites dans notre livre afin que Naples,
+dans ses jours de révolution, apparût à nos lecteurs
+sous son véritable aspect, c'est, à l'autre extrémité de
+l'échelle sociale, cette espèce de monstre, moitié
+tigre, moitié gorille, nommé Gaetano Mammone.</p>
+
+<p>Un seul auteur en parle comme l'ayant connu personnellement:
+Cuoco. Les autres ne font que reproduire
+ce que Cuoco en dit:</p>
+
+<p>«Mammone Gaetano, d'abord meunier, ensuite
+général en chef des insurgés de Sora, fut un monstre
+sanguinaire à la barbarie duquel il est impossible de
+rien comparer. En deux mois de temps, dans une
+petite étendue de pays, il fit fusiller trois cent cinquante
+malheureux, sans compter à peu près le double
+qui furent tués par ses satellites. Je ne parle pas
+des massacres, des violences, des incendies; je ne
+parle pas des fosses horribles où il jetait les malheureux
+qui tombaient entre ses mains, ni des nouveaux
+genres de mort que sa cruauté inventait: il a renouvelé
+les inventions de Procuste et de Mézence. Son
+amour du sang était tel, qu'il buvait celui qui sortait
+des blessures des malheureux qu'il assassinait ou faisait
+assassiner. <i>Celui qui écrit ces lignes l'a vu</i> boire
+son propre sang après avoir été saigné, et rechercher
+avec avidité, dans la boutique d'un barbier, le sang
+de ceux que l'on venait de saigner avant lui. Il dînait
+presque toujours ayant sur sa table une tête coupée
+et buvait dans un crâne humain.</p>
+
+<p>»C'est à ce monstre que Ferdinand de Sicile écrivait:
+<i>Mon général et mon ami</i>.»</p>
+
+<p>Quant à nos autres personnages,&mdash;nous parlons
+des personnages historiques toujours,&mdash;ils rentrent
+un peu plus dans l'humanité: c'est la reine Marie-Caroline,
+dont nous essayerions de faire une esquisse
+préparatoire si cette esquisse n'avait été tracée à
+grands traits dans un magnifique discours du prince
+Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes
+les mémoires;&mdash;c'est Nelson, dont Lamartine a
+écrit la biographie;&mdash;c'est Emma Lyonna, dont la
+Bibliothèque impériale vous montrera vingt portraits;&mdash;c'est
+Championnet, dont le nom est glorieusement
+inscrit sur les premières pages de notre Révolution,
+et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber,
+comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur
+de ne pas survivre au règne de la liberté;&mdash;ce
+sont, enfin, quelques-unes de ces grandes et poétiques
+figures comme en font rayonner les cataclysmes
+politiques, qui, en France, s'appellent Danton, Camille
+Desmoulins, Biron, Bailly, madame Roland,
+et qui, à Naples, s'appellent Hector Caraffa, Manthonnet,
+Schipani, Cirillo, Cimarosa, Éléonore Pimentel.</p>
+
+<p>Quant à l'héroïne qui donne son nom au livre,
+disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom:
+<i>la San-Felice</i>.</p>
+
+<p>En France, on dit, en parlant d'une femme noble
+ou simplement distinguée: <i>Madame</i>; en Angleterre:
+<i>Milady</i> ou <i>Mistress</i>; en Italie, pays de la familiarité,
+on dit: <i>La une telle</i>. Chez nous, cette dénomination
+serait prise en mauvaise part; en Italie, à Naples
+surtout, c'est presque un titre de noblesse.</p>
+
+<p>Pas une seule personne à Naples, en parlant de
+cette pauvre femme que l'excès de son malheur a rendue
+historique, n'aurait l'idée de dire: «Madame
+San-Felice,» ou: «La chevalière San-Felice.»</p>
+
+<p>On dit simplement: <span class="sc">la San-Felice</span>.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir conserver au livre, sans altération
+aucune, le titre qu'il emprunte à son héroïne.</p>
+
+<p>Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai dit ce que
+j'avais à vous dire, nous entrerons en matière, si
+vous le voulez bien.</p>
+
+<p><span class="sc">Alex. Dumas.</span></p>
+<br><br>
+
+
+<hr class="full">
+<h2>LA SAN-FELICE</h2>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LA GALÈRE CAPITANE.</h3>
+
+
+<p>Entre le rocher auquel Virgile, en y creusant la
+tombe du clairon d'Hector, a imposé le nom de
+promontoire de Misène, et le cap Campanella, qui
+vit sur l'un de ses versants naître l'inventeur de la
+boussole, et sur l'autre errer proscrit et fugitif l'auteur
+de la <i>Jérusalem délivrée</i>, s'ouvre le magnifique
+golfe de Naples.</p>
+
+<p>Ce golfe, toujours riant, toujours sillonné par des
+milliers de barques, toujours retentissant du bruit
+des instruments et du chant des promeneurs, était,
+le 22 septembre 1798, plus joyeux, plus bruyant et
+plus animé encore que d'habitude.</p>
+
+<p>Le mois de septembre est splendide à Naples, placé
+qu'il est entre les ardeurs dévorantes de l'été et les
+pluies capricieuses de l'automne; et le jour duquel
+nous datons les premières pages de notre histoire
+était un des jours les plus splendides du mois. Le
+soleil ruisselait en flots dorés sur ce vaste amphithéâtre
+de collines qui semble allonger un de ses bras
+jusqu'à Nisida et l'autre jusqu'à Portici, pour presser
+la ville fortunée contre les flancs du mont Saint-Elme,
+que surmonte, pareille à une couronne murale posée
+sur le front de la moderne Parthénope, la vieille forteresse
+des princes angevins.</p>
+
+<p>Le golfe, immense nappe d'azur, pareil à un tapis
+semé de paillettes d'or, frissonnait sous une brise
+matinale, légère, balsamique, parfumée; si douce,
+qu'elle faisait éclore un ineffable sourire sur les visages
+qu'elle caressait; si vivace, que dans les poitrines
+gonflées par elle se développait à l'instant même
+cette immense aspiration vers l'infini, qui fait croire
+orgueilleusement à l'homme qu'il est, ou du moins
+qu'il peut devenir un dieu, et que ce monde n'est
+qu'une hôtellerie d'un jour, bâtie sur la route du
+ciel.</p>
+
+<p>Huit heures sonnaient à l'église San-Ferdinando,
+qui fait le coin de la rue de Tolède et de la place San-Ferdinando.</p>
+
+<p>Le dernier frissonnement du timbre qui mesure le
+temps s'était à peine évanoui dans l'espace, que les
+mille cloches des trois cents églises de Naples bondissaient
+joyeusement et bruyamment par les ouvertures
+de leurs campaniles, et que les canons du fort de
+l'Oeuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatant
+comme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir
+éteindre leurs bruyantes volées, tout en enveloppant
+la ville d'une ceinture de fumée, tandis que le
+fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux comme un
+cratère en éruption, improvisait, en face de l'ancien
+volcan muet, un Vésuve nouveau.</p>
+
+<p>Cloches et canons saluaient de leur voix de bronze
+une magnifique galère qui en ce moment se détachait
+du quai, traversait le port militaire, et, sous la double
+pression des rames et de la voile, s'avançait majestueusement
+vers la haute mer, suivie de dix ou douze
+barques plus petites, mais presque aussi magnifiquement
+ornées que leur capitane, laquelle eût pu le
+disputer en richesse au <i>Bucentaure</i>, menant le doge
+épouser l'Adriatique.</p>
+
+<p>Cette galère était commandée par un officier de
+quarante-six à quarante-sept ans, vêtu du riche uniforme
+d'amiral de la marine napolitaine; son visage
+mâle, d'une beauté sévère et impérative, était hâlé
+tout à la fois par le soleil et par le vent; quoiqu'il
+eût la tête découverte en signe de respect, il portait
+haut son front, chargé de cheveux grisonnants à travers
+lesquels on devinait qu'avait dû passer plus d'une
+fois le souffle aigu de la tempête, et l'on comprenait
+à la première vue que c'était à lui, quels que fussent
+les illustres personnages qu'il portait à son bord, que
+le commandement était départi; le porte-voix de vermeil
+suspendu à sa main droite eût été le signe visible
+de ce commandement, si la nature n'eût pris
+soin d'imprimer ce signe d'une façon bien autrement
+indélébile dans l'éclair de ses yeux et dans l'accent
+de sa voix.</p>
+
+<p>Il s'appelait François Caracciolo et appartenait à
+cette antique famille des princes Caraccioli, accoutumés
+d'être les ambassadeurs des rois et les amants
+des reines.</p>
+
+<p>Il se tenait debout sur son banc de quart, comme
+il eût fait un jour de combat.</p>
+
+<p>Tout le tillac de la galère était recouvert par une
+tente de pourpre, blasonnée des armes des Deux-Siciles
+et destinée à garantir du soleil les augustes passagers
+qu'elle abritait.</p>
+
+<p>Ces passagers formaient trois groupes, de pose et
+d'aspect différents.</p>
+
+<p>Le premier de ces groupes, le plus considérable de
+tous, se composait de cinq hommes, occupant le centre
+du bâtiment, et dont trois débordaient de la tente sur
+le pont; des rubans de toutes couleurs soutenaient à
+leur cou des croix de tous les pays, et leurs poitrines,
+chamarrées de plaques, étaient sillonnées de cordons.
+Deux d'entre eux portaient, comme marques distinctives
+de leur rang, des clefs d'or aux boutons de taille
+de leur habit; ce qui signifiait qu'ils avaient l'honneur
+d'être chambellans.</p>
+
+<p>Le personnage principal de ce groupe était un
+homme de quarante-sept ans, grand et mince,
+quoique charpenté vigoureusement. L'habitude de se
+pencher pour écouter ceux qui lui parlaient lui avait
+légèrement courbé la taille en avant. Malgré le costume
+couvert de broderies d'or dont il était revêtu,
+malgré les ordres en diamants qui étincelaient sur
+son habit, malgré le titre de majesté qui revenait à
+chaque instant à la bouche de ceux qui lui adressaient
+la parole, son aspect était vulgaire, et aucun de ses
+traits, en les détaillant, ne révélait la dignité royale.
+Il avait les pieds gros, les mains larges, les attaches
+des chevilles et des poignets sans finesse; un front
+déprimé qui révélait l'absence des sentiments élevés,
+un menton fuyant, accusant un caractère faible
+et irrésolu, faisaient encore ressortir un nez démesurément
+gros et long, signe de basse luxure
+et d'instincts grossiers; l'oeil seul était vif et railleur,
+mais faux presque toujours, cruel quelquefois.</p>
+
+<p>Ce personnage était Ferdinand IV, fils de Charles
+III, par la grâce de Dieu roi des Deux-Siciles, et
+de Jérusalem, infant d'Espagne, duc de Parme, Plaisance
+et Castro, grand prince héréditaire de Toscane,
+que les lazzaroni de Naples appelaient plus simplement,
+et sans tant de titres et de façons, le roi
+Nasone.</p>
+
+<p>Celui avec lequel il s'entretenait le plus particulièrement,
+et qui était le plus simplement vêtu de tous,
+quoiqu'il portât l'habit brodé des diplomates, était
+un vieillard de soixante-neuf ans, petit de taille, avec
+des cheveux rares, blancs et rejetés en arrière. Il
+avait cette figure étroite que les gens du peuple
+appellent si caractéristiquement une figure en lame
+de couteau, le nez et le menton pointus, la bouche
+rentrante, l'oeil investigateur, clair et intelligent; ses
+mains, dont il paraissait prendre un soin extrême et
+sur lesquelles retombaient des manchettes de magnifique
+dentelle d'Angleterre, étaient chargées de
+bagues dont l'or enchâssait des camées antiques et
+précieux; il portait deux ordres seulement, la plaque
+de Saint-Janvier et le cordon rouge du Bain avec sa
+médaille d'or étoilée, où l'on voit un sceptre entre
+une rose et un chardon, au milieu de trois couronnes
+impériales.</p>
+
+<p>Celui-là, c'était sir William Hamilton, frère de lait
+du roi George III, et depuis trente-cinq ans ambassadeur
+de la Grande-Bretagne près la cour des Deux-Siciles.</p>
+
+<p>Les trois autres étaient le marquis Malaspina, aide
+de camp du roi; l'Irlandais Jean Acton, son premier
+ministre, et le duc d'Ascoli, son chambellan et son
+ami.</p>
+
+<p>Le second groupe, qui semblait un tableau peint
+par Angelica Kauffmann, se composait de deux
+femmes auxquelles, même dans l'ignorance de leur
+rang et de leur célébrité, il eût été impossible à l'observateur
+le plus indifférent de ne pas donner une
+attention particulière.</p>
+
+<p>La plus âgée de ces femmes, quoique ayant passé
+la jeune et brillante période de la vie, avait conservé
+des restes remarquables de beauté; sa taille,
+plutôt grande que petite, commençait à s'épaissir
+sous un embonpoint que sa grande fraîcheur eût pu
+faire accuser de précocité si quelques rides profondes,
+creusées sur l'ivoire d'un front large et dominateur,
+plus encore par les préoccupations de la politique et la
+pesanteur de la couronne que par l'âge lui-même,
+n'avaient révélé les quarante-cinq ans qu'elle était sur
+le point d'atteindre; ses cheveux blonds, d'une finesse
+rare, d'une nuance charmante, encadraient admirablement
+un visage dont l'ovale primitif s'était légèrement
+déformé sous les contractions de l'impatience et
+de la douleur. Ses yeux bleus, fatigués et distraits, jetaient,
+lorsque la pensée venait tout à coup les animer,
+un feu sombre et, en quelque sorte, électrique, qui,
+après avoir été le reflet de l'amour, puis la flamme de
+l'ambition, était devenu l'éclair de la haine; ses lèvres
+humides et carminées, dont l'inférieure, plus avancée
+que la supérieure, donnait dans certains moments
+une indicible expression de dédain à son visage,
+s'étaient séchées et avaient pâli sous les morsures
+incessantes de dents toujours belles et éclatantes
+comme des perles. Le nez et le menton étaient restés
+d'une pureté grecque; le cou, les épaules et les bras
+demeuraient irréprochables.</p>
+
+<p>Cette femme, c'était la fille de Marie-Thérèse, la
+soeur de Marie-Antoinette; c'était Marie-Caroline d'Autriche,
+la reine des Deux-Siciles, l'épouse de Ferdinand
+IV, que, pour des raisons que nous verrons se développer
+plus tard, elle avait pris en indifférence d'abord,
+puis en dégoût, puis en mépris. Elle en était à
+cette troisième phase, qui ne devait pas être la dernière,
+et les nécessités politiques rapprochaient seules
+les illustres époux, qui, en dehors de cela, vivaient
+complétement séparés, le roi chassant dans ses forêts
+de Lincola, de Persano, d'Astroni, et se reposant dans
+son harem de San-Leucio la reine faisant de la politique,
+à Naples, à Caserte ou à Portici, avec son ministre
+Acton, ou se reposant sous les berceaux d'orangers
+avec sa favorite Emma Lyonna, en ce moment
+couchée à ses pieds, comme une esclave reine.</p>
+
+<p>Il suffisait, au reste, de jeter un regard sur cette
+dernière pour comprendre non-seulement la faveur
+tant soit peu scandaleuse dont elle jouissait près de
+Caroline, mais encore les enthousiasmes frénétiques
+soulevés par cette enchanteresse chez les peintres
+anglais, qui la représentèrent sous toutes les formes,
+et les poëtes napolitains qui la chantèrent sur tous les
+tons; si la nature humaine peut arriver à la perfection
+de la beauté, certes Emma Lyonna avait atteint
+à cette perfection. Sans doute, dans ses intimités avec
+quelque moderne Sappho, elle avait hérité de cette
+essence précieuse donnée à Phaon par Vénus, pour
+se faire irrésistiblement aimer; l'oeil étonné semblait,
+en se fixant sur elle, ne distinguer d'abord les contours
+de ce corps admirable qu'à travers la vapeur de
+volupté qui émanait de lui; puis, peu à peu, le regard
+perçait le nuage et la déesse transparaissait.</p>
+
+<p>Essayons de peindre cette femme, qui descendit
+dans les abîmes les plus profonds de la misère et atteignit
+les plus splendides sommets de la prospérité,
+et qui, à l'époque où elle nous apparaît, eût pu rivaliser
+d'esprit, de grâce et de beauté avec la Grecque
+Aspasie, l'Égyptienne Cléopâtre et la Romaine Olympia.</p>
+
+<p>Elle était ou du moins paraissait arrivée à cet âge
+qui donne à la femme l'apogée des accomplissements
+physiques; sa personne, lorsque l'oeil essayait de la détailler,
+offrait au regard comme un éblouissement successif;
+ses cheveux châtains encadraient un visage rond
+comme celui de la jeune fille qui touche à peine à la
+puberté; ses yeux irisés, dont il eût été impossible de
+déterminer la couleur, étincelaient sous deux sourcils
+que l'on eût crus dessinés par le pinceau de Raphaël;
+son cou flexible et blanc comme celui du cygne; ses
+épaules et ses bras, dont la souplesse, la douce rondeur,
+la grâce charmante rappelaient, non pas les
+froides créations du ciseau antique, mais les marbres
+suaves et palpitants de Germain Pilon, le disputaient
+à ces marbres mêmes en fermeté et en veines d'azur;
+la bouche, semblable à celle de cette princesse, filleule
+d'une fée, qui à chaque parole laissait tomber
+une perle, et à chaque sourire un diamant, semblait
+un inépuisable écrin de baisers d'amour. Faisant
+contraste avec la parure toute royale de Marie-Caroline,
+elle était vêtue d'une longue et simple tunique
+de cachemire blanc à larges manches, échancrée à la
+grecque dans sa partie supérieure, serrée et plissée à
+la taille, libre de toute autre étreinte, par une ceinture
+de maroquin rouge, brodée d'or, incrustée de rubis,
+d'opales, de turquoises, et s'agrafant par un splendide
+camée représentant le portrait de sir William
+Hamilton; elle s'enveloppait comme d'un manteau
+d'un large châle indien, aux couleurs changeantes et
+à fleurs d'or, qui plus d'une fois, dans les soirées intimes
+de la reine, lui avait servi à danser ce pas du
+<i>châle</i> qu'elle avait inventé et dont jamais danseuse
+ni ballerine ne purent atteindre la voluptueuse et magique
+perfection.</p>
+
+<p>Plus tard, nous trouverons moyen de mettre sous
+les yeux de nos lecteurs l'étrange passé de cette
+femme, à laquelle, dans ce chapitre tout d'introduction
+descriptive, nous ne pouvons donner, quelque
+place qu'elle tienne dans l'histoire que nous allons
+raconter, qu'un coup d'oeil rapide et qu'une fugitive
+attention.</p>
+
+<p>Le troisième groupe, qui faisait pendant à celui-ci
+et qui se trouvait à la droite de celui du roi, se composait
+de quatre personnes, c'est-à-dire de deux hommes
+d'âge différent qui causaient science et économie
+politique, et d'une jeune femme, pâle, triste et rêveuse,
+berçant dans ses bras et serrant contre son
+coeur un enfant de quelques mois.</p>
+
+<p>Une cinquième personne, qui n'était autre que la
+nourrice de l'enfant, grosse et fraîche paysanne portant
+le costume des femmes d'Aversa, se dissimulait
+dans la pénombre, où étincelaient, malgré elle, les
+broderies de son corsage passementé d'or.</p>
+
+<p>Le plus jeune des deux hommes, à peine âgé de
+vingt-deux ans, aux cheveux blonds, au menton encore
+imberbe, à la taille épaissie par une obésité précoce,
+que le poison devait changer plus tard en maigreur
+cadavérique, vêtu d'un habit bleu de ciel, brodé
+d'or et surchargé de cordons et de plaques, était le fils
+aîné du roi et de la reine Marie-Caroline, l'héritier
+présomptif de la couronne, François, duc de Calabre.
+Né avec un caractère timide et doux, il avait été effrayé
+des violences réactionnaires de la reine, s'était
+jeté dans la littérature et les sciences, et ne demandait
+rien autre chose que de rester en dehors de la
+machine politique, par les rouages de laquelle il craignait
+d'être brisé.</p>
+
+<p>Celui avec lequel il s'entretenait était un homme
+grave et froid, âgé de cinquante à cinquante-deux
+ans, qui était, non pas précisément un <i>savant</i>,
+comme on l'entend en Italie, mais, ce qui vaut parfois
+beaucoup mieux, un <i>sachant</i>. Il portait pour
+toute décoration, sur un habit très-simplement orné,
+la croix de Malte, qui exigeait deux cents ans de noblesse
+non interrompue: c'était, en effet, un noble
+Napolitain, nommé le chevalier de San-Felice, qui
+était bibliothécaire du prince et chevalier d'honneur
+de la princesse.</p>
+
+<p>La princesse, par laquelle nous eussions dû commencer
+peut-être, était cette jeune mère, que nous
+avons indiquée d'un trait, qui, comme si elle eût
+deviné qu'elle devait bientôt quitter la terre pour
+le ciel, pressait son enfant contre son coeur. Elle aussi,
+comme sa belle-mère, était archiduchesse de la hautaine
+maison de Habsbourg; elle se nommait Clémentine
+d'Autriche; elle avait, à quinze ans, quitté
+Vienne pour épouser François de Bourbon, et, soit
+amour laissé là-bas, soit désillusion trouvée ici, nul,
+même sa fille, si elle eût été en âge de comprendre et
+de parler, n'eût pu raconter l'avoir vue sourire une
+seule fois. Fleur du Nord, elle se fanait, à peine ouverte,
+à l'ardent soleil du Midi; sa tristesse était un
+secret dont elle mourait lentement sans se plaindre
+ni aux hommes ni à Dieu; elle semblait savoir qu'elle
+était condamnée, et, pieuse et pure victime expiatoire,
+s'était résignée à la condamnation qu'elle subissait,
+non point pour ses fautes, mais pour celles
+d'autrui; Dieu, qui a l'éternité pour être juste, a de
+ces mystérieuses contradictions que ne comprend pas
+notre justice mortelle et éphémère.</p>
+
+<p>La fille qu'elle pressait contre son coeur, et qui, depuis
+quelques mois à peine, venait d'ouvrir ses yeux
+à la lumière, était cette seconde Marie-Caroline, qui
+peut-être eut les faiblesses, mais non les vices de la
+première; ce fut la jeune princesse qui épousa le duc
+de Berry, que le poignard de Louvel fit veuve, et qui,
+seule de la branche aînée des Bourbons, a laissé en
+France une mémoire sympathique et un souvenir
+chevaleresque.</p>
+
+<p>Et tout ce monde de rois, de princes, de courtisans
+glissant sur cette mer d'azur, sous cette tente de
+pourpre, au son d'une musique mélodieuse dirigée
+par le bon Dominique Cimarosa, maître de chapelle
+et compositeur de la cour, dépassait tour à tour Resina,
+Portici, Torre-del-Greco, et s'avançait dans la
+nef magnifique, poussée vers le large par cette molle
+brise de Baïa si fatale à l'honneur des dames romaines,
+et dont la voluptueuse haleine allait, en expirant
+sous les portiques de ses temples, faire fleurir
+deux fois l'an les rosiers de Poestum.</p>
+
+<p>En même temps, on voyait grandir à l'horizon,
+bien au delà encore de Capri et du cap Campanella,
+un vaisseau de guerre qui, de son côté, en apercevant
+la flottille royale, manoeuvra pour naviguer au
+plus près, et, mettant le cap sur elle, tira un coup de
+canon.</p>
+
+<p>Une légère fumée apparut aussitôt au flanc du colosse,
+et l'on vit gracieusement monter à sa corne le
+pavillon rouge d'Angleterre.</p>
+
+<p>Puis on entendit, quelques secondes après, une détonation
+prolongée pareille au roulement d'un tonnerre
+lointain.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LE HÉROS DU NIL.</h3>
+
+
+<p>Ce bâtiment qui accourait au-devant de la flottille
+royale, et à la corne duquel nous avons vu monter le
+pavillon rouge d'Angleterre, se nommait <i>le Van-Guard</i>.</p>
+
+<p>L'officier qui le commandait était le commodore
+Horace Nelson,&mdash;qui venait de détruire la flotte
+française à Aboukir, d'enlever à Bonaparte et à l'armée
+républicaine tout espoir de retour en France.</p>
+
+<p>Disons en quelques mots ce que c'était que ce commodore
+Horace Nelson, un des plus grands hommes
+de mer qui aient jamais existé, le seul qui ait balancé,
+et même ébranlé sur l'Océan, la fortune continentale
+de Napoléon.</p>
+
+<p>On s'étonnera peut-être de nous entendre faire, à
+nous, l'éloge de Nelson, ce terrible ennemi de la
+France, qui lui a tiré du coeur le meilleur et le plus
+pur de son sang à Aboukir et à Trafalgar; mais les
+hommes comme lui sont un produit de la civilisation
+universelle; la postérité ne fait pas pour eux une acception
+de naissance et de pays: elle les considère comme
+une partie de la grandeur de l'espèce humaine, que
+l'espèce humaine doit envelopper d'un large amour,
+caresser d'un immense orgueil; une fois descendus
+dans la tombe, ils ne sont plus compatriotes ni étrangers,
+amis ni ennemis: ils s'appellent Annibal et Scipion,
+César et Pompée, c'est-à-dire des oeuvres et des
+actions. L'immortalité naturalise les grands génies au
+profit de l'univers.</p>
+
+<p>Nelson était né le 29 septembre 1758; c'était donc,
+à l'époque où nous sommes arrivés, un homme de
+trente-neuf à quarante ans.</p>
+
+<p>Il était né à Barnham-Thorpes, petit village du comté
+de Norfolk; son père en était le pasteur; sa mère, qui
+mourut jeune, mourut en laissant onze enfants.</p>
+
+<p>Un oncle qu'il avait dans la marine, et qui était apparenté
+aux Walpole, le prit avec lui comme aspirant,
+sur le vaisseau de soixante-quatre canons <i>le Redoutable</i>.</p>
+
+<p>Il alla au pôle et fut pris pendant six mois dans les
+glaces, lutta corps à corps avec un ours blanc qui
+l'eût étouffé entre ses pattes si un de ses camarades
+n'eût fourré le bout de son mousquet dans l'oreille
+de l'animal et n'eût fait feu.</p>
+
+<p>Il alla sous l'équateur, s'égara dans une forêt du Pérou,
+s'endormit au pied d'un arbre, fut piqué par un
+serpent de la pire espèce, faillit en mourir et en garda,
+pour toute sa vie, des taches livides pareilles à celles
+du serpent lui-même.</p>
+
+<p>Au Canada, il eut son premier amour et pensa faire
+sa plus grande folie. Pour ne point quitter celle qu'il
+aimait, il voulut donner sa démission de capitaine de
+frégate. Ses officiers s'emparèrent de lui par surprise,
+le lièrent comme un criminel ou comme un fou,
+l'emportèrent sur <i>le Sea-Horse</i>, qu'il montait alors, et
+ne lui rendirent la liberté qu'en pleine mer.</p>
+
+<p>De retour à Londres, il se maria à une jeune veuve
+nommée mistress Nisbett; il l'aima avec cette passion
+qui s'allumait si facilement et si ardemment dans son
+âme, et, lorsqu'il se remit en mer, il emmena avec lui
+un fils nommé Josuah, qu'elle avait eu de son premier
+mari.</p>
+
+<p>Lorsque Toulon fut livré aux Anglais par l'amiral
+Trogof et le général Maudet, Horace Nelson était
+capitaine à bord de <i>l'Agamemnon</i>; il fut envoyé avec
+son bâtiment à Naples pour annoncer au roi Ferdinand
+et à la reine Caroline la prise de notre premier
+port militaire.</p>
+
+<p>Sir William Hamilton, ambassadeur d'Angleterre,
+comme nous l'avons dit, le rencontra chez le roi, le
+ramena chez lui, le laissa au salon, passa dans la
+chambre de sa femme et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous amène un petit homme qui ne peut pas
+se vanter d'être beau; mais, ou je m'étonne fort, ou
+il sera un jour la gloire de l'Angleterre et la terreur
+de ses ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment prévoyez-vous cela? demanda lady
+Hamilton.</p>
+
+<p>&mdash;Par le peu de paroles que nous avons échangées.
+Il est au salon; venez lui faire les honneurs de la
+maison, ma chère. Je n'ai jamais reçu chez moi aucun
+officier anglais; mais je ne veux pas que celui-ci
+loge ailleurs que dans mon hôtel.</p>
+
+<p>Et Nelson logea à l'ambassade d'Angleterre, située
+à l'angle de la rivière et de la rue de Chiaïa.</p>
+
+<p>Nelson était alors, en 1793, un homme de trente-quatre
+ans, petit de taille comme l'avait dit William,
+pâle de visage, avec des yeux bleus, avec ce nez aquilin
+qui distingue le profil des hommes de guerre et
+qui fait ressembler César et Condé à des oiseaux de
+proie, avec ce menton vigoureusement accentué qui
+indique la ténacité poussée jusqu'à l'obstination; quant
+aux cheveux et à la barbe, ils étaient d'un blond pâle,
+rares et mal plantés.</p>
+
+<p>Rien n'indique qu'à cette époque, Emma Lyonna ait
+été sur le physique de Nelson d'un autre avis que son
+mari; mais la foudroyante beauté de l'ambassadrice
+produisit son effet: Nelson quitta Naples, emmenant
+les renforts qu'il était venu demander à la
+cour des Deux-Siciles, et amoureux fou de lady
+Hamilton.</p>
+
+<p>Fut-ce par pure ambition de gloire, fut-ce pour
+guérir de cet amour qu'il sentait inguérissable, qu'il
+voulut se faire tuer à la prise de Calvi, où il perdit un
+oeil, et dans l'expédition de Ténériffe, où il perdit un
+bras? On ne sait; mais, dans ces deux occasions, il
+joua sa vie avec une telle insouciance, que l'on dut
+penser qu'il n'y tenait que médiocrement.</p>
+
+<p>Lady Hamilton le revit ainsi borgne et manchot, et
+rien n'indique que son coeur ait ressenti, pour le héros
+mutilé, un autre sentiment que cette tendre et
+sympathique pitié que la beauté doit aux martyrs de
+la gloire.</p>
+
+<p>Ce fut le 16 juin 1798 qu'il revint pour la seconde
+fois à Naples, et pour la seconde fois se retrouva en
+présence de lady Hamilton.</p>
+
+<p>La position était critique pour Nelson.</p>
+
+<p>Chargé de bloquer la flotte française dans le port
+de Toulon et de la combattre si elle en sortait, il avait
+vu lui glisser entre les doigts cette flotte, qui avait
+pris Malte en passant, et débarqué 30,000 hommes à
+Alexandrie!</p>
+
+<p>Ce n'était pas le tout: battu par une tempête,
+ayant fait des avaries graves, manquant d'eau et de
+vivres, il ne pouvait continuer sa poursuite, obligé
+qu'il était d'aller se refaire à Gibraltar.</p>
+
+<p>Il était perdu; on pouvait accuser de trahison
+l'homme qui pendant un mois avait cherché dans la
+Méditerranée, c'est-à-dire dans un grand lac, une
+flotte de treize vaisseaux de ligne et de trois cent
+quatre-vingt-sept bâtiments de transport, non-seulement
+sans pouvoir la joindre, mais encore sans avoir
+découvert son sillage.</p>
+
+<p>Il s'agissait, sous les yeux de l'ambassadeur français,
+d'obtenir de la cour des Deux-Siciles, qu'elle
+permit à Nelson de prendre de l'eau et des vivres dans
+les ports de Messine et de Syracuse, et du bois pour
+remplacer ses mâts et ses vergues brisés, dans la Calabre.</p>
+
+<p>Or, la cour des Deux-Siciles avait un traité de paix
+avec la France; ce traité de paix lui commandait la
+neutralité la plus absolue, et c'était mentir au traité
+et rompre cette neutralité que d'accorder à Nelson ce
+qu'il demandait.</p>
+
+<p>Mais Ferdinand et Caroline détestaient tellement
+les Français et avaient juré une telle haine à la France,
+que tout ce que demandait Nelson lui fut impudemment
+accordé, et Nelson, qui savait qu'une grande
+victoire seule pouvait le sauver, quitta Naples, plus
+amoureux, plus fou, plus insensé que jamais, jurant
+de vaincre ou de se faire tuer à la première occasion.</p>
+
+<p>Il vainquit et faillit être tué. Jamais, depuis l'invention
+de la poudre et l'emploi des canons, aucun combat
+naval n'avait épouvanté les mers d'un pareil désastre.</p>
+
+<p>Sur treize vaisseaux de ligne dont se composait,
+comme nous l'avons dit, la flotte française, deux seulement
+avaient pu se soustraire aux flammes et échapper
+à l'ennemi.</p>
+
+<p>Un vaisseau avait sauté, <i>l'Orient</i>; un autre vaisseau
+et une frégate avaient été coulés, neuf avaient été
+pris.</p>
+
+<p>Nelson s'était conduit en héros pendant tout le
+temps qu'avait duré le combat; il s'était offert à la
+mort, et la mort n'avait pas voulu de lui; mais il
+avait reçu une cruelle blessure. Un boulet du <i>Guillaume-Tell</i>,
+expirant, avait brisé une vergue du
+<i>Van-Guard</i>, qu'il montait, et la vergue brisée lui était
+tombée sur le front au moment même où il levait
+la tête pour reconnaître la cause du craquement terrible
+qu'il entendait, lui avait rabattu la peau du crâne
+sur l'oeil unique qui lui restait, et, comme un taureau
+frappé de la masse, l'avait renversé sur le pont,
+baigné dans son sang.</p>
+
+<p>Nelson crut la blessure mortelle, fit appeler le chapelain
+pour qu'il lui donnât sa bénédiction, et le
+chargea de ses derniers adieux pour sa famille; mais,
+avec le prêtre, était monté le chirurgien.</p>
+
+<p>Celui-ci examina le crâne, le crâne était intact; la
+peau seule du front était détachée et retombait jusque
+sur la bouche.</p>
+
+<p>La peau fut remise à sa place, recollée au front,
+maintenue par un bandeau noir. Nelson ramassa le
+porte-voix échappé de sa main, et se remit à son
+oeuvre de destruction en criant: «Feu!» Il y avait
+le souffle d'un Titan dans la haine de cet homme
+contre la France.</p>
+
+<p>Le 2 août, à huit heures du soir, nous l'avons dit,
+il ne restait plus de la flotte française que deux vaisseaux
+qui se réfugièrent à Malte.</p>
+
+<p>Un navire léger porta à la cour des Deux-Siciles et
+à l'Amirauté d'Angleterre la nouvelle de la victoire
+de Nelson et de la destruction de notre flotte.</p>
+
+<p>Ce fut dans toute l'Europe un immense cri de joie
+qui retentit jusqu'en Asie, tant les Français étaient
+craints, tant la révolution française était exécrée!</p>
+
+<p>La cour de Naples surtout, après avoir été folle de
+rage, devint insensée de bonheur.</p>
+
+<p>Ce fut naturellement lady Hamilton qui reçut
+la lettre de Nelson, annonçant cette victoire, laquelle
+renfermait à tout jamais trente mille Français en
+Égypte, et Bonaparte avec eux.</p>
+
+<p>Bonaparte, l'homme de Toulon, du 13 vendémiaire,
+de Montenotte, de Dego, d'Arcole et de Rivoli, le
+vainqueur de Beaulieu, de Wurmser, d'Alvinzi et du
+prince Charles, le gagneur de batailles qui, en moins
+de deux ans, avait fait cent cinquante mille prisonniers,
+conquis cent soixante et dix drapeaux, pris cinq
+cent cinquante canons de gros calibre, six cents pièces
+de campagne, cinq équipages de pont; l'ambitieux
+qui avait dit que l'Europe était une taupinière, et qu'il
+n'y avait jamais eu de grands empires et de grande
+révolution qu'en Orient; l'aventureux capitaine qui,
+à vingt-neuf ans, déjà plus grand qu'Annibal et que
+Scipion, a voulu conquérir l'Égypte pour être aussi
+grand qu'Alexandre et que César, le voilà confisqué,
+supprimé, rayé de la liste des combattants; à ce grand
+jeu de la guerre, il a enfin trouvé un joueur plus heureux
+ou plus habile que lui. Sur cet échiquier gigantesque
+du Nil, dont les pions sont des obélisques, les
+cavaliers des sphinx, les tours des pyramides, où les
+fous s'appellent Cambyse, les rois Sésostris, les reines
+Cléopâtre, il a été fait échec et mat!</p>
+
+<p>Il est curieux de mesurer la terreur qu'imprimaient
+aux souverains de l'Europe les deux noms de la
+France et de Bonaparte réunis, par les cadeaux que
+Nelson reçut de ces souverains, devenus fous de joie
+en voyant la France abaissée et en croyant Bonaparte
+perdu.</p>
+
+<p>L'énumération en est facile; nous la copions sur
+une note écrite de la main même de Nelson:</p>
+
+<p>De George III, la dignité de pair de la Grande-Bretagne
+et une médaille d'or;</p>
+
+<p>De la Chambre des communes, pour lui et ses
+deux plus proches héritiers, le titre de baron du Nil
+et de Barnham-Thorpes, avec une rente de deux
+mille livres sterling commençant à courir du 1er août
+1798, jour de la bataille;</p>
+
+<p>De la Chambre des pairs, même rente, dans les
+mêmes conditions, à partir du même jour;</p>
+
+<p>Du Parlement d'Irlande, une pension de mille livres
+sterling;</p>
+
+<p>De la Compagnie des Indes orientales, dix mille livres
+une fois données;</p>
+
+<p>Du sultan, une boucle en diamants avec la plume
+du triomphe, évaluée deux mille livres sterling, et
+une riche pelisse évaluée mille livres sterling;</p>
+
+<p>De la mère du sultan, une boîte enrichie de diamants,
+évaluée douze cents livres sterling;</p>
+
+<p>Du roi de Sardaigne, une tabatière enrichie
+de diamants, évaluée douze cents livres sterling;</p>
+
+<p>De l'île de Zante, une épée à poignée d'or et une
+canne à pomme d'or;</p>
+
+<p>De la ville de Palerme, une tabatière et une chaîne
+d'or, sur un plat d'argent;</p>
+
+<p>Enfin, de son ami Benjamin Hallowell, capitaine
+du <i>Swiftsure</i>, un présent tout anglais, qui manquerait
+trop à notre énumération si nous le passions sous
+silence.</p>
+
+<p>Nous avons dit que le vaisseau <i>l'Orient</i> avait sauté
+en l'air; Hallowell recueillit le grand mât et le fit
+porter à bord de son bâtiment; puis, avec le mât et
+ses ferrements, il fit faire, par le charpentier et le
+serrurier du bord, un cercueil orné d'une plaque
+contenant ce certificat d'origine:</p>
+
+<p>«Je certifie que ce cercueil est entièrement construit
+avec le bois et le fer du vaisseau l'Orient, dont le
+vaisseau de Sa Majesté sous mes ordres sauva une
+grande partie dans la baie d'Aboukir.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>»<span class="sc">Ben. Hallowell.</span>»</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Puis, de ce cercueil ainsi certifié, il fit don à Nelson
+avec et par cette lettre:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i10"><i>A l'honorable Nelson C. B.</i></p>
+ </div><div class="stanza">
+<p class="i2">«Mon cher seigneur,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>»Je vous envoie, en même temps que la présente,
+un cercueil taillé dans le mât du vaisseau français
+<i>l'Orient</i>, afin que vous puissiez, quand vous abandonnerez
+cette vie, reposer d'abord dans vos propres
+trophées. L'espérance que ce jour est encore éloigné
+est le désir sincère de votre obéissant et affectionné
+serviteur.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i10"> »<span class="sc">Ben. Hallowell.</span>»</p>
+ </div> </div>
+
+<p>De tous les dons qui lui furent offerts, hâtons-nous
+de dire que ce dernier parut être celui qui toucha le
+plus Nelson; il le reçut avec une satisfaction marquée,
+il le fit placer dans sa cabine, appuyé contre
+la muraille et précisément derrière le fauteuil où il
+s'asseyait pour manger. Un vieux domestique, que
+ce meuble posthume attristait, obtint de l'amiral
+qu'il fût transporté dans le faux pont.</p>
+
+<p>Lorsque Nelson quitta, pour <i>le Fulminant</i>, <i>le Van-Guard</i>,
+horriblement mutilé, le cercueil, qui n'avait
+point encore trouvé sa place sur le nouveau bâtiment,
+demeura quelques mois sur le gaillard d'avant.
+Un jour que les officiers du <i>Fulminant</i> admiraient le
+don du capitaine Hallowell, Nelson leur cria de sa
+cabine:</p>
+
+<p>&mdash;Admirez tant que vous voudrez, messieurs,
+mais ce n'est pas pour vous qu'il est fait.</p>
+
+<p>Enfin, à la première occasion qu'il trouva, Nelson
+l'expédia à son tapissier, en Angleterre, le priant de
+le garnir immédiatement de velours, attendu que,
+pouvant, au métier qu'il faisait, en avoir l'emploi
+d'un moment à l'autre, il désirait le trouver tout prêt
+à l'heure où il en aurait besoin.</p>
+
+<p>Inutile de dire que Nelson, tué sept ans plus tard à
+Trafalgar, fut enseveli dans ce cercueil.</p>
+
+<p>Revenons à notre récit.</p>
+
+<p>Nous avons dit que, par un bâtiment léger, Nelson
+avait expédié la nouvelle de la victoire d'Aboukir
+à Naples et à Londres.</p>
+
+<p>Aussitôt la lettre de Nelson reçue, Emma Lyonna
+courut chez la reine Caroline et la lui tendit tout ouverte;
+celle-ci jeta les yeux dessus et poussa un cri ou
+plutôt un rugissement de bonheur; elle appela ses fils,
+elle appela le roi, elle courut comme une insensée
+dans les appartements, embrassant ceux qu'elle rencontrait,
+serrant dans ses bras la messagère de bonnes
+nouvelles et ne se lassant pas de répéter: «Nelson!
+brave Nelson! O sauveur! ô libérateur de l'Italie!
+Dieu te protège! le ciel te garde!»</p>
+
+<p>Puis, sans s'inquiéter de l'ambassadeur français
+Garat, le même qui avait lu à Louis XVI sa sentence
+de mort et qui avait sans doute été envoyé par le
+Directoire comme un avertissement à la monarchie
+napolitaine, elle ordonna, croyant n'avoir plus rien
+à craindre de la France, de faire hautement, ostensiblement
+et au grand jour, tous les préparatifs nécessaires
+pour recevoir Nelson à Naples comme on reçoit
+un triomphateur.</p>
+
+<p>Et, pour ne pas rester en arrière des autres souverains,
+elle qui croyait lui devoir plus que les autres,
+menacée qu'elle était doublement, et par la présence
+des troupes françaises à Rome et par la proclamation
+de la république romaine, elle fit soumettre à la signature
+du roi, par son premier ministre Acton, le
+brevet de duc de Bronte avec trois mille livres sterling
+de rente annuelle, tandis que le roi, en lui présentant
+ce brevet, se réservait d'offrir lui-même à
+Nelson l'épée donnée par Louis XIV à son fils Philippe
+V, lorsqu'il partit pour régner sur l'Espagne, et
+par Philippe V à son fils don Carlos, lorsqu'il partit
+pour conquérir Naples.</p>
+
+<p>Outre sa valeur historique qui était inappréciable,
+cette épée, qui, d'après les instructions du roi Charles
+III, ne devait passer qu'au défenseur ou au sauveur
+de la monarchie des Deux-Siciles, était évaluée,
+à cause des diamants qui l'ornaient, à cinq mille
+livres sterling, c'est-à-dire à cent vingt-cinq mille
+francs de notre monnaie.</p>
+
+<p>Quant à la reine, elle s'était réservé de faire à
+Nelson un cadeau que tous les titres, toutes les faveurs,
+toutes les richesses des rois de la terre ne pouvaient
+égaler pour lui; elle s'était réservé de lui
+donner cette Emma Lyonna, l'objet, depuis cinq années,
+de ses rêves les plus ardents.</p>
+
+<p>En conséquence, le matin même de ce mémorable
+22 septembre 1798, elle avait dit à Emma Lyonna,
+en écartant ses cheveux châtains pour baiser ce front
+menteur, si pur en apparence, qu'on l'eût pris pour
+celui d'un ange:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Emma bien-aimée, pour que je reste roi,
+et, par conséquent, pour que tu restes reine, il faut
+que cet homme soit à nous, et, pour que cet homme
+soit à nous, il faut que tu sois à lui.</p>
+
+<p>Emma avait baissé les yeux, et, sans répondre,
+avait saisi les deux mains de la reine et les avait baisées
+passionnément.</p>
+
+<p>Disons comment Marie-Caroline pouvait faire une
+telle prière, ou plutôt donner un tel ordre à lady Hamilton,
+ambassadrice d'Angleterre.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>LE PASSÉ DE LADY HAMILTON</h3>
+
+
+<p>Dans le court et insuffisant portrait que nous avons
+essayé de tracer d'Emma Lyonna, nous avons dit:
+<i>l'étrange passé de cette femme</i>, et, en effet, nulle destinée
+ne fut plus extraordinaire que celle-là; jamais
+passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant
+que le sien; elle n'avait jamais su ni son âge
+précis, ni le lieu de sa naissance; au plus loin que sa
+mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de
+trois ou quatre ans, vêtue d'une pauvre robe de toile,
+marchant pieds nus par une route de montagne, au
+milieu des brouillards et de la pluie d'un pays septentrional,
+s'attachant de sa petite main glacée aux
+vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait
+entre ses bras lorsqu'elle était trop fatiguée, ou qu'il
+lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le
+chemin.</p>
+
+<p>Elle se souvenait d'avoir eu faim et froid dans ce
+voyage.</p>
+
+<p>Elle se souvenait encore que, lorsqu'on traversait
+une ville, sa mère s'arrêtait devant la porte de quelque
+riche maison ou devant la boutique d'un boulanger;
+que, là, d'une voix suppliante, elle demandait
+ou quelque pièce de monnaie qu'on lui refusait souvent,
+ou un pain qu'on lui donnait presque toujours.</p>
+
+<p>Le soir, l'enfant et la mère faisaient halte à quelque
+ferme isolée et demandaient l'hospitalité, qu'on leur
+accordait, soit dans la grange, soit dans l'étable; les
+nuits où l'on permettait aux deux pauvres voyageuses
+de coucher dans une étable étaient des nuits de
+fête; l'enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine
+des animaux, et presque toujours, le matin,
+avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière
+ou de la servante qui venait traire les vaches, un
+verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle
+était d'autant plus sensible qu'elle y était peu accoutumée.</p>
+
+<p>Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville
+de Flint, but de leur course; c'était là qu'étaient nés
+la mère d'Emma et John Lyons, son père. Ce dernier
+avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint
+pour celui de Chester; mais le travail avait été peu
+productif. John Lyons était mort jeune et pauvre; et
+sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la
+terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.</p>
+
+<p>Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou
+quatre ans, Emma se revoyait au penchant d'une
+colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une
+fermière des environs, chez laquelle sa mère était
+servante, un troupeau de quelques moutons, et
+séjournant de préférence près d'une source limpide,
+où elle se regardait complaisamment, couronnée
+par elle-même des fleurs champêtres qui s'épanouissaient
+autour d'elle.</p>
+
+<p>Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait
+atteindre sa dixième année, quelque chose d'heureux
+était arrivé dans la famille. Un comte d'Halifax, qui
+sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques,
+avait trouvé la mère d'Emma encore belle, envoya
+une petite somme dont partie était destinée au bien-être
+de la mère, partie à l'éducation de l'enfant; et
+Emma se souvenait d'avoir été conduite dans une pension
+de jeunes filles dont l'uniforme était un chapeau
+de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.</p>
+
+<p>Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à
+lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la
+musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son
+admirable organisation, elle faisait de rapides progrès,
+lorsqu'un matin sa mère vint la chercher. Le comte
+d'Halifax était mort et avait oublié les deux femmes
+dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en
+pension, la pension n'étant plus payée; il fallut que
+l'ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne
+d'enfants dans la maison d'un certain Thomas Hawarden,
+dont la fille, en mourant jeune et veuve,
+avait laissé trois enfants orphelins.</p>
+
+<p>Une rencontre qu'elle fit en promenant les enfants
+au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane
+de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre
+d'un grand talent, son amant du jour, s'étaient
+arrêtés, le peintre pour faire le croquis d'une paysanne
+du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder
+faire ce croquis.</p>
+
+<p>Les enfants que conduisait Emma s'avancèrent curieusement
+et se haussèrent sur la pointe du pied
+pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit;
+le peintre, en se retournant, l'aperçut et jeta un cri
+de surprise: Emma avait treize ans, et jamais le peintre
+n'avait rien vu de si beau.</p>
+
+<p>Il demanda qui elle était, ce qu'elle faisait. Le commencement
+d'éducation qu'avait reçu Emma Lyonna
+lui permit de répondre à ces questions avec une certaine
+élégance. Il s'informa combien elle gagnait à
+soigner les enfants de M. Hawarden; elle lui répondit
+qu'elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings
+par mois.</p>
+
+<p>&mdash;Venez à Londres, lui dit le peintre, et je
+vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous
+consentirez à me laisser faire un croquis d'après vous.</p>
+
+<p>Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits
+ces mots: «Edward Rowmney, Cavendish square,
+n° 8,» en même temps que miss Arabell tirait de sa
+ceinture une petite bourse contenant quelques pièces
+d'or et la lui offrait.</p>
+
+<p>La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa
+poitrine; mais, instinctivement, elle repoussa la
+bourse.</p>
+
+<p>Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que
+cet argent servirait à son voyage de Londres:</p>
+
+<p>&mdash;Merci, madame, dit Emma; si je vais à Londres,
+j'irai avec les petites économies que j'ai déjà faites et
+celles que je ferai encore.</p>
+
+<p>&mdash;Sur vos dix schellings par mois? demanda miss
+Arabell en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, répondit simplement la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Et tout finit là.</p>
+
+<p>Quelques mois après, le fils de M. Hawarden,
+M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres,
+vint voir son père; lui aussi fut frappé de la beauté
+d'Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu'il resta
+dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux
+pour elle; seulement, il ne l'exhorta point comme
+Rowmney à venir à Londres.</p>
+
+<p>Au bout de trois semaines de séjour chez son père,
+il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne
+d'enfants en récompense des soins qu'elle donnait à
+ses neveux.</p>
+
+<p>Emma les accepta sans répugnance.</p>
+
+<p>Elle avait une amie; cette amie s'appelait Fanny
+Strong et avait elle-même un frère qui s'appelait Richard.</p>
+
+<p>Emma ne s'était jamais informée de ce que faisait
+son amie, quoiqu'elle fût mieux mise que ne semblait
+le permettre sa fortune; sans doute croyait-elle
+qu'elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes
+de son frère, qui passait pour un contrebandier.</p>
+
+<p>Un jour qu'Emma&mdash;elle avait alors près de quatorze
+ans&mdash;s'était arrêtée devant la boutique d'un
+marchand de glaces pour se regarder dans un grand
+miroir servant de montre au magasin, elle se sentit
+toucher à l'épaule.</p>
+
+<p>C'était son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi
+de son extase.</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu là? lui demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Emma rougit sans répondre. En répondant vrai,
+elle eut dû dire: «Je me regardais et me trouvais
+belle.»</p>
+
+<p>Mais Fanny Strong n'avait pas besoin de réponse
+pour savoir ce qui se passait dans le coeur d'Emma.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-elle en soupirant, si j'étais aussi jolie que
+toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible
+pays.</p>
+
+<p>&mdash;Où irais-tu? lui demanda Emma.</p>
+
+<p>&mdash;J'irais à Londres, donc! Tout le monde dit
+qu'avec une jolie figure, on fait fortune à Londres.
+Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras
+pour ta femme de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que nous y allions ensemble? demanda
+Emma Lyonna.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers; mais comment faire? Je ne possède
+pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus
+riche que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit Emma, j'ai près de quatre guinées.</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus qu'il ne nous faut pour toi, moi et
+Dick! s'écria Fanny.</p>
+
+<p>Et le voyage fut résolu.</p>
+
+<p>Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les
+trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.</p>
+
+<p>En arrivant au bureau où descendait la diligence
+de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings
+qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.</p>
+
+<p>Fanny Strong et son frère avaient l'adresse d'une
+auberge où logeaient les contrebandiers; c'était dans
+la petite rue de Villiers, aboutissant d'un côté à la
+Tamise et de l'autre au Strand, qu'était située cette
+auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur
+logement; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish
+square, n° 8.</p>
+
+<p>Edward Rowmney était absent; on ne savait pas
+où il était ni quand il reviendrait; on le croyait
+en France, et on ne l'attendait pas avant deux
+mois.</p>
+
+<p>Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle
+de l'absence de Rowmney ne s'était pas même
+présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau;
+elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre
+chirurgien qui, en quittant la maison de son père,
+avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui
+avaient servi à payer la majeure partie des dépenses
+du voyage.</p>
+
+<p>Il ne lui avait pas donné son adresse; mais deux
+ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres
+qu'il écrivait à sa femme.</p>
+
+<p>Il demeurait Leicester square, n° 4.</p>
+
+<p>Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester
+square, peu distant de Cavendish square, frappa en
+tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.</p>
+
+<p>Elle trouva le digne homme tel qu'elle l'espérait;
+elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s'employer
+à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son
+toit, l'admit à sa table, et la donna pour demoiselle
+de compagnie à mistress Hawarden.</p>
+
+<p>Un matin, il annonça à la jeune fille qu'il avait
+trouvé pour elle une place dans un des premiers
+magasins de bijouterie de Londres; mais, la veille du
+jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il
+voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.</p>
+
+<p>La toile, en se levant devant elle au théâtre de
+Drury-Lane, lui montra un monde inconnu; on
+jouait <i>Roméo et Juliette</i>, ce rêve d'amour qui n'a son
+pareil dans aucune langue; elle rentra folle, éblouie,
+enivrée; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde,
+essayant de se rappeler quelques fragments
+des deux merveilleuses scènes du balcon.</p>
+
+<p>Le lendemain, elle entra dans son magasin; mais,
+avant d'y entrer, elle demanda à M. Hawarden où
+elle pourrait acheter la pièce qu'elle avait vu représenter
+la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque,
+y prit un Shakspeare complet et le lui donna.</p>
+
+<p>Au bout de trois jours, elle savait par coeur le rôle
+de Juliette; elle rêvait par quels moyens elle pourrait
+retourner au théâtre et s'enivrer une seconde fois de
+ce doux poison que forme le magique mélange de
+l'amour et de la poésie; elle voulait à tout prix rentrer
+dans ce monde enchanté qu'elle n'avait qu'entrevu,
+lorsqu'un splendide équipage s'arrêta devant
+la porte du magasin. Une femme en descendit, entra
+de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma
+jeta un cri de surprise: elle avait reconnu miss Arabell.</p>
+
+<p>Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien,
+acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux,
+et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes
+par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant
+l'heure à laquelle elle serait rentrée.</p>
+
+<p>La nouvelle demoiselle de magasin, c'était Emma.</p>
+
+<p>A l'heure dite, on la fit monter en voiture avec les
+écrins, et on l'envoya à l'hôtel de miss Arabell.</p>
+
+<p>La belle courtisane l'attendait; sa fortune était au
+comble: elle était la maîtresse du prince régent, âgé
+de dix-sept ans à peine.</p>
+
+<p>Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda
+si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne
+préférait pas rester chez elle pour la distraire dans
+ses heures d'ennui, plutôt que de retourner au magasin.
+Emma ne demanda qu'une chose, ce fut s'il
+lui serait permis d'aller au théâtre. Miss Arabell lui
+répondit que, tous les jours où elle n'irait point au
+spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.</p>
+
+<p>Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu'elle
+gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était
+une des meilleures pratiques, n'eut garde de se
+brouiller avec elle pour si peu de chose.</p>
+
+<p>Par quel étrange caprice la courtisane à la mode
+conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice,
+d'avoir cette belle créature auprès d'elle? Les
+ennemis de miss Arabell&mdash;et sa haute fortune lui
+en avait fait beaucoup&mdash;donnèrent à cette fantaisie
+une explication que la Phryné anglaise, convertie en
+Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.</p>
+
+<p>Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane,
+lut tous les romans qui lui tombèrent sous la
+main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa
+chambre, répéta tous les rôles qu'elle avait entendus,
+mima tous les ballets auxquels elle avait assisté; ce
+qui n'était pour les autres qu'une récréation devenait
+pour elle une occupation de toutes les heures; elle
+venait d'atteindre sa quinzième année, elle était dans
+toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté; sa taille
+souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et
+par ses ondulations naturelles, atteignait les artifices
+des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui,
+malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours
+les couleurs immaculées de l'enfance, le velouté virginal
+de la pudeur, doué par l'impressionnabilité de sa
+physionomie d'une suprême mobilité, il devenait,
+dans la mélancolie une douleur, dans la joie un
+éblouissement. On eût dit que la candeur de l'âme
+transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu'un
+grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce
+miroir céleste, a dit, en parlant de sa première
+faute: «Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans
+l'imprudence et la bonté.»</p>
+
+<p>La guerre que l'Angleterre soutenait, à cette époque,
+contre les colonies américaines, était dans sa
+plus grande activité et la presse s'exerçait dans toute
+sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous
+servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait
+marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l'assistance
+de son amie; elle la trouvait si belle, qu'elle
+était convaincue que personne ne pourrait résister à
+sa prière; Emma fut suppliée d'exercer sa séduction
+sur l'amiral John Payne.</p>
+
+<p>Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice; elle
+revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie
+trouver l'amiral: elle obtint ce qu'elle demandait;
+mais l'amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la
+liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa
+reconnaissance.</p>
+
+<p>Emma Lyonna, maîtresse de l'amiral Payne, eut
+une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux
+à elle; mais cette fortune eut l'éclat et la rapidité
+d'un météore: l'escadre partit, et Emma vit le
+vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant
+à l'horizon, tous ses songes dorés.</p>
+
+<p>Mais Emma n'était pas femme à se tuer comme
+Didon pour un volage Énée. Un des amis de l'amiral,
+sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit
+à Emma de la maintenir dans la position où il l'avait
+trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant
+chemin du vice; elle accepta, devint, pendant
+une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et
+des danses; mais, la saison finie, oubliée de son second
+amant, avilie par un second amour, elle tomba
+peu à peu dans une telle misère, qu'elle n'eut plus
+pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus
+fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures
+qui mendient l'amour des passants.</p>
+
+<p>Par bonheur, l'entremetteuse infâme à laquelle
+elle s'était adressée pour entrer dans le commerce de
+la dépravation publique, frappée de la distinction et
+de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu
+de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit
+chez un célèbre médecin, habitué de sa
+maison.</p>
+
+<p>C'était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan
+mystique et voluptueux, qui professait devant
+la jeunesse de Londres la religion matérielle de la
+beauté.</p>
+
+<p>Emma lui apparut; sa Venus Astarté était trouvée
+sous les traits de la Vénus pudique.</p>
+
+<p>Il paya cher ce trésor; mais, pour lui, ce trésor
+n'avait pas de prix; il la coucha sur le lit d'Apollon;
+il la couvrit d'un voile plus transparent que le filet
+sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux
+yeux de l'Olympe, et annonça dans tous les journaux
+qu'il possédait enfin ce spécimen unique et suprême
+de beauté qui lui avait manqué jusqu'à présent pour
+faire triompher ses théories.</p>
+
+<p>A cet appel fait à la luxure et à la science, tous les
+adeptes de cette grande religion de l'amour, qui étend
+son culte sur le monde entier, accoururent dans le
+cabinet du docteur Graham.</p>
+
+<p>Le triomphe fut complet: ni la peinture, ni la
+sculpture n'avaient jamais produit un semblable
+chef-d'oeuvre; Apelles et Phidias étaient vaincus.</p>
+
+<p>Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney,
+de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut
+sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit
+sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en
+Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque
+impériale une collection de gravures qui représentent
+l'enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses
+qu'inventa la sensuelle antiquité.</p>
+
+<p>Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune
+sir Charles Grenville, de l'illustre famille de ce
+Warwick qu'on appelait le faiseur de rois, et neveu
+de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et,
+dans l'éblouissement que lui causait une si complète
+beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus
+brillantes promesses furent faites à Emma par le
+jeune lord; mais elle prétendit être enchaînée au docteur
+Graham par le lien de la reconnaissance et résista
+à toutes les séductions, déclarant qu'elle ne quitterait
+cette fois son amant que pour suivre un époux.</p>
+
+<p>Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de
+devenir l'époux d'Emma Lyonna, dès qu'il aurait
+atteint sa grande majorité. En attendant, Emma
+consentit à un enlèvement.</p>
+
+<p>Les amants vécurent, en effet, comme mari et
+femme, et, sur la parole de leur père, trois enfants
+naquirent qui devaient être légitimés par le mariage.</p>
+
+<p>Mais, pendant cette cohabitation, un changement
+de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquel
+était attachée la majeure partie de ses revenus.
+L'événement arriva par bonheur au bout de trois ans
+et quand, grâce aux meilleurs professeurs de Londres,
+Emma Lyonna avait fait d'immenses progrès
+dans la musique et le dessin; elle avait en outre,
+tout en se perfectionnant dans sa propre langue, appris
+le français et l'italien; elle disait les vers comme
+mistress Siddons, et était arrivée à la perfection dans
+l'art de la pantomime et des poses.</p>
+
+<p>Malgré la perte de sa place, Grenville n'avait pu
+se résoudre à diminuer ses dépenses; seulement, il
+écrivit à son oncle pour lui demander de l'argent. A
+chacune de ses demandes, son oncle fit droit d'abord;
+mais enfin, à une dernière, sir William Hamilton,
+répondit qu'il comptait sous peu de jours partir pour
+Londres, et qu'il profiterait de ce voyage pour étudier
+les affaires de son neveu.</p>
+
+<p>Ce mot <i>étudier</i> avait fort effrayé les jeunes gens;
+ils désiraient et craignaient presque également l'arrivée
+de sir William. Tout à coup, il entra chez eux
+sans qu'ils eussent été prévenus de son retour. Depuis
+huit jours, il était à Londres.</p>
+
+<p>Ces huit jours, sir William les avait employés à
+prendre des informations sur son neveu, et ceux
+auxquels il s'était adressé n'avaient pas manqué
+de lui dire que la cause de ses désordres et de sa
+misère était une prostituée dont il avait eu trois
+enfants.</p>
+
+<p>Emma se retira dans sa chambre et laissa son
+amant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d'autre
+alternative que d'abandonner à l'instant même Emma
+Lyonna, où de renoncer à sa succession, qui était
+désormais sa seule fortune.</p>
+
+<p>Puis il se retira, en donnant trois jours à son neveu
+pour se décider.</p>
+
+<p>Tout l'espoir des jeunes gens résidait désormais
+dans Emma; c'était à elle d'obtenir de sir William
+Hamilton le pardon de son amant, en montrant combien
+il était pardonnable.</p>
+
+<p>Alors Emma, au lieu de revêtir les habits de sa
+nouvelle condition, reprit l'habillement de sa jeunesse,
+le chapeau de paille et la robe de bure; ses larmes,
+ses sourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses
+et sa voix feraient le reste.</p>
+
+<p>Introduite près de sir William, Emma se jeta à
+ses pieds; soit mouvement adroitement combiné, soit
+effet du hasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent,
+et ses beaux cheveux châtains se répandirent
+sur ses épaules.</p>
+
+<p>L'enchanteresse était inimitable dans la douleur.</p>
+
+<p>Le vieil archéologue, amoureux jusqu'alors seulement
+des marbres d'Athènes et des statues de la Grande
+Grèce, vit pour la première fois la beauté vivante
+l'emporter sur la froide et pâle beauté des déesses de
+Praxitèle et de Phidias. L'amour qu'il n'avait pas
+voulu comprendre chez son neveu, entra violemment
+dans son propre coeur et s'empara de lui tout entier
+sans qu'il tentât encore de s'en défendre.</p>
+
+<p>Les dettes de son neveu, l'infimité de la naissance,
+les scandales de la vie, la publicité des triomphes, la
+vénalité des caresses: tout, jusqu'aux enfants nés de
+leur amour, sir William accepta tout, à la seule condition
+qu'Emma récompenserait de sa possession le
+complet oubli de sa propre dignité.</p>
+
+<p>Emma avait triomphé bien au delà de son espérance;
+mais, cette fois, elle fit ses conditions complètes;
+une seule promesse de mariage l'avait unie au
+neveu: elle déclara qu'elle ne viendrait à Naples que
+femme reconnue de sir William Hamilton.</p>
+
+<p>Sir William consentit à tout.</p>
+
+<p>La beauté d'Emma fit à Naples son effet accoutumé;
+non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.</p>
+
+<p>Antiquaire et minéralogiste distingué, ambassadeur
+de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami de
+George III, sir William réunissait chez lui la première
+société de la capitale des Deux-Siciles en hommes de
+science, en hommes politiques et en artistes. Peu de
+jours suffirent à Emma, si artiste elle-même, pour
+savoir, de la politique et de la science, ce qu'elle avait
+besoin d'en savoir, et bientôt, pour tous ceux qui
+fréquentaient le salon de sir William, les jugements
+d'Emma devinrent des lois.</p>
+
+<p>Son triomphe ne dut pas s'arrêter là. A peine fut-elle
+présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline
+la proclama son amie intime et en fit son inséparable
+favorite. Non-seulement la fille de Marie-Thérèse se
+montrait en public avec la prostituée de Haymarket,
+parcourait la rue de Tolède et la promenade de
+Chiaïa dans le même carrosse qu'elle et portant la
+même toilette qu'elle, mais, après les soirées employées
+à reproduire les poses les plus voluptueuses
+et les plus ardentes de l'antiquité, elle faisait dire à
+sir William, tout enorgueilli d'une pareille faveur,
+qu'elle ne lui rendrait que le lendemain l'amie dont
+elle ne pouvait se passer.</p>
+
+<p>De là des jalousies et des haines sans nombre contre
+la favorite. Caroline savait quels insolents propos
+circulaient au sujet de cette merveilleuse et soudaine
+intimité; mais elle était un de ces coeurs absolus, une
+de ces âmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent
+la calomnie et même la médisance, et quiconque voulut
+être bien accueilli par elle dut partager ses hommages
+entre Acton, son amant, et sa favorite Emma Lyonna.</p>
+
+<p>On sait les événements de 89, c'est-à-dire la prise
+de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93,
+c'est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette,
+ceux de 96 et de 97, c'est-à-dire les victoires
+de Bonaparte en Italie, victoires qui ébranlèrent tous
+les trônes, et qui firent, momentanément du moins,
+crouler le plus vieux et le plus immuable de tous: le
+trône pontifical.</p>
+
+<p>On a vu, au milieu de ces événements qui avaient
+un retentissement si terrible à la cour de Naples, apparaître
+et grandir Nelson, champion des royautés
+vieillies. Sa victoire d'Aboukir rendait l'espoir à tous
+ces rois, qui avaient déjà mis la main sur leurs couronnes
+vacillantes. Or, à tout prix, Marie-Caroline,
+la femme avide de richesses, de pouvoir, d'ambition,
+voulait conserver la sienne; il n'est donc pas étonnant
+qu'appelant à son aide la fascination qu'elle exerçait
+sur son amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin
+même du jour où elle la conduisait au-devant de Nelson,
+devenu la clef de voûte du despotisme: «Il faut
+que cet homme soit à nous, et, pour qu'il soit à nous,
+il faut que tu sois à lui.»</p>
+
+<p>Était-ce bien difficile à lady Hamilton de faire pour
+son amie Marie-Caroline, à propos de l'amiral Horace
+Nelson, ce qu'Emma Lyonna avait fait pour son
+amie Fanny Strong, à propos de l'amiral Payne?</p>
+
+<p>Ce dut être, au reste, une glorieuse récompense de
+ses mutilations pour le fils d'un pauvre pasteur de
+Barnham-Thorpes, pour l'homme qui devait sa grandeur
+à son propre courage et sa renommée à son
+génie; ce dut être une glorieuse récompense des
+blessures reçues, que de voir venir au-devant de lui
+ce roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses
+victoires, cette magnifique créature qu'il adorait.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>LA FÊTE DE LA PEUR.</h3>
+
+
+<p>Nous avons vu, au coup de canon tiré à bord du
+<i>Van-Guard</i>, presque aussi mutilé que son maître, au
+pavillon britannique hissé à sa corne, nous avons vu
+que Nelson avait reconnu le royal cortége qui venait
+au-devant de lui.</p>
+
+<p>La galère capitane n'avait rien eu à hisser: depuis
+Naples, les couleurs d'Angleterre, mêlées à celles des
+Deux-Siciles, flottaient à ses mâts.</p>
+
+<p>Lorsque les deux bâtiments ne furent plus qu'à
+une encablure l'un de l'autre, la musique de la galère
+fit entendre le <i>Gode save the king</i>, auquel les matelots
+du <i>Van-Guard</i>, montés sur les vergues, répondirent
+par trois hourras poussés avec la régularité que
+les Anglais apportent dans cette officielle démonstration.</p>
+
+<p>Nelson ordonna de mettre en panne afin de laisser
+arriver la galère côte à côte du <i>Van-Guard</i>, fit abattre
+l'escalier de tribord, c'est-à-dire l'escalier d'honneur,
+et attendit au haut de cet escalier, la tête découverte
+et le chapeau à la main.</p>
+
+<p>Tous les matelots et tous les soldats de marine,
+même ceux qui, pâles et souffrants, étaient encore
+mal guéris de leurs blessures furent appelés sur le
+pont et, rangés sur une triple file, présentèrent les
+armes.</p>
+
+<p>Nelson s'attendait à voir monter à son bord le roi,
+puis la reine, puis le prince royal, c'est-à-dire à recevoir
+les illustres visiteurs selon toutes les règles de
+l'étiquette; mais, par une séduction toute féminine,&mdash;et
+Nelson, dans une lettre à sa femme, consigne
+ce fait,&mdash;la reine poussa la belle Emma, qui, rougissant
+d'être en cette occasion plus que la reine,
+monta l'escalier, et, soit émotion réelle, soit comédie
+bien jouée, en revoyant Nelson avec une blessure de
+plus, le front ceint d'un bandeau noir, pâle du sang
+perdu, jeta un cri, pâlit elle-même, et, près de s'évanouir,
+s'affaissa sur la poitrine du héros en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;O grand, ô cher Nelson!</p>
+
+<p>Nelson laissa tomber son chapeau, et, avec un cri
+de joyeux étonnement, l'enveloppa de son bras unique,
+et, en la soutenant, la pressa convulsivement
+contre son coeur.</p>
+
+<p>Dans l'extase profonde où le jeta cet incident inattendu,
+il y eut un instant, pour Nelson, oubli du
+monde entier et perception ineffable de toutes les
+joies, sinon du ciel des chrétiens, au moins du paradis
+de Mahomet.</p>
+
+<p>Lorsqu'il revint à lui, le roi, la reine et toute la
+cour étaient à son bord, et la scène se généralisa.</p>
+
+<p>Le roi Ferdinand lui prit la main, l'appela le libérateur
+du monde; il lui tendit la magnifique épée
+dont il lui faisait don, et à la poignée de laquelle,
+avec le grand cordon du Mérite de Saint-Ferdinand,
+que le roi venait de créer, était suspendu le brevet
+de duc de Bronte, flatterie toute féminine trouvée par
+la reine, titre équivalent à celui de duc du Tonnerre,
+Bronte étant un des trois cyclopes qui forgeaient, dans
+les cavernes flamboyantes de l'Etna, la foudre de Jupiter.</p>
+
+<p>Puis vint la reine, qui l'appela son ami, le protecteur
+des trônes, le vengeur des rois, et qui, réunissant
+dans les siennes la main de Nelson à celle d'Emma
+Lyonna, serra leurs deux mains réunies.</p>
+
+<p>Les autres vinrent à leur tour: princes héréditaires,
+princesses royales, ministres, courtisans; mais
+qu'étaient leurs louanges et leurs caresses pour Nelson,
+près des louanges et des caresses du roi et de la
+reine, près d'un serrement de main d'Emma Lyonna!
+Il fut convenu que Nelson descendrait à bord de la galère
+capitane, qui, grâce à ses vingt-quatre rameurs,
+devait marcher plus vite qu'un bâtiment à voiles;
+mais, avant tout, Emma lui demanda, au nom de la
+reine, de visiter dans tous ses détails ce glorieux <i>Van-Guard</i>,
+sur lequel les boulets français avaient creusé
+de glorieuses blessures qui, pareilles à celle de son
+commandant, n'étaient pas encore fermées.</p>
+
+<p>Nelson fit les honneurs de son vaisseau avec l'orgueil
+d'un marin, et, pendant toute cette visite, lady
+Hamilton fut appuyée à son bras, lui faisant raconter
+au roi et à la reine tous les détails du combat du
+1er août, et le forçant à parler de lui-même.</p>
+
+<p>Le roi, de ses mains, ceignit Nelson de l'épée de
+Louis XIV; la reine lui remit le brevet de duc de
+Bronte; Emma lui passa au cou le grand cordon de
+Saint-Ferdinand, opération pendant laquelle elle
+ne put empêcher ses beaux cheveux parfumés d'effleurer
+le visage du bienheureux Nelson.</p>
+
+<p>Il était deux heures de l'après-midi, il fallait trois
+heures à peu près pour regagner Naples. Nelson remit
+le commandement du <i>Van-Guard</i> à Henry, son
+capitaine de pavillon, et, au bruit de la musique et de
+l'artillerie, descendit dans la galère royale, qui, légère
+comme un oiseau de mer, se détacha des flancs du
+colosse et glissa gracieusement à la surface de la mer.</p>
+
+<p>C'était à l'amiral Caracciolo à faire à son tour les
+honneurs du bâtiment; Nelson et lui étaient de vieilles
+connaissances: ils s'étaient vus au siège de Toulon,
+ils avaient combattu tous deux les Français, et le
+courage et l'habileté qu'avait déployés Caracciolo
+dans ce combat, lui avaient, malgré le mauvais résultat
+de la campagne, valu, à son retour, le grade
+d'amiral, qui le faisait, en tous points, l'égal de Nelson,
+sur lequel lui restait l'avantage de la naissance
+et d'une illustration historique de trois siècles.</p>
+
+<p>Ce petit détail explique la nuance de froideur qu'il
+y eut dans le salut qu'échangèrent les deux amiraux
+et l'espèce de hâte avec laquelle François Caracciolo
+reprit sur le banc de quart son poste de commandement.</p>
+
+<p>Quant à Nelson, la reine le força à s'asseoir près
+d'elle, sous la tente de pourpre de la galère, déclarant
+que les autres hommes pouvaient devenir ce qu'ils voudraient,
+mais que l'amiral lui appartenait sans partage,
+à elle et à son amie. Sur quoi, selon son habitude,
+Emma prit place aux pieds de la reine.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, sir William Hamilton, qui, en
+sa qualité de savant, connaissait mieux l'histoire de
+Naples que le roi lui-même, expliquait à Ferdinand
+comment l'île de Capri, devant laquelle on passait en
+ce moment, avait été achetée aux Napolitains ou plutôt
+échangée contre celle d'Ischia par Auguste, qui
+avait remarqué qu'au moment où il abordait dans
+cette île, les branches d'un vieux chêne, desséchées
+et courbées vers la terre, s'étaient relevées et avaient
+reverdi.</p>
+
+<p>Le roi écouta sir William Hamilton avec la plus
+grande attention; puis, quand il eut fini:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ambassadeur, lui dit-il, depuis trois
+jours, le passage des cailles est commencé; si vous
+voulez, dans une semaine, nous viendrons faire une
+chasse à Capri: nous en trouverons des milliers.</p>
+
+<p>L'ambassadeur, qui était grand chasseur lui-même
+et qui devait à cette qualité surtout la haute faveur
+dont il jouissait près du roi, s'inclina en signe d'assentiment
+et garda pour une meilleure occasion une
+savante dissertation archéologique sur Tibère, ses
+douze villas et la probabilité que la Grotte d'azur était
+connue des anciens, mais n'avait point alors la magique
+couleur qui la décore aujourd'hui et qu'elle doit
+au changement de niveau de la mer, qui, pendant les
+dix-huit siècles écoulés de Tibère jusqu'à nous, s'est
+élevé de cinq ou six pieds.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les commandants des quatre
+forts de Naples avaient leurs longues-vues fixées sur
+la flottille royale, et particulièrement sur la galère
+capitane, et, quand ils virent celle-ci virer de bord et
+mettre le cap sur Naples, jugeant que Nelson y était
+descendu, ils ordonnèrent un immense salut de cent
+un coups de canon, le plus honorable de tous, puisque
+c'est le même que celui qui se fait entendre lorsqu'un
+héritier naît à la couronne.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure, les salves s'arrêtèrent,
+mais pour recommencer au moment où la flottille,
+toujours guidée par la galère royale, rentra dans le
+port militaire.</p>
+
+<p>Au pied de la pente conduisant au château, les voitures
+de la cour et celles de l'ambassade d'Angleterre
+attendaient, les voitures de l'ambassade rivalisant de
+luxe avec les voitures royales. Il avait été convenu
+que, ce jour-là, le roi et la reine des Deux-Siciles cédaient
+tous leurs droits à sir William et à lady Hamilton,
+que Nelson descendrait à l'ambassade d'Angleterre,
+et que c'était l'ambassadeur d'Angleterre
+qui donnerait le dîner et la fête qui en était la suite.</p>
+
+<p>Quant à la ville de Naples, elle devait s'unir à
+cette fête par ses illuminations et ses feux d'artifice.</p>
+
+<p>Avant de mettre pied à terre, lady Hamilton
+s'avança vers l'amiral Caracciolo, et, de sa voix la
+plus douce et avec sa figure la plus gracieuse:</p>
+
+<p>&mdash;La fête que nous donnons à notre illustre compatriote
+serait incomplète, dit-elle, si le seul homme
+de mer qui puisse rivaliser avec lui ne se joignait
+point à nous, pour célébrer sa victoire et porter un
+toast à la grandeur de l'Angleterre, au bonheur des
+Deux-Siciles et à l'abaissement de cette orgueilleuse
+république française qui a osé déclarer la guerre aux
+rois. Ce toast, nous l'avons réservé à l'homme qui a
+si courageusement combattu à Toulon, à l'amiral Caracciolo.</p>
+
+<p>Caracciolo s'inclina courtoisement mais gravement.</p>
+
+<p>&mdash;Milady, dit-il, je regrette sincèrement de ne pouvoir
+accepter comme votre hôte la glorieuse part que
+vous me réserviez; mais autant la journée a été belle,
+autant la nuit menace d'être orageuse.</p>
+
+<p>Emma Lyonna parcourut l'horizon d'un seul regard;
+à part quelques légers nuages accourant du
+côté de Procida, l'azur du ciel était aussi limpide que
+celui de ses yeux.</p>
+
+<p>Elle sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous doutez de mes paroles, milady, reprit Caracciolo;
+mais l'homme qui a passé les deux tiers de sa
+vie sur cette mer capricieuse que l'on appelle la Méditerranée,
+connaît tous les secrets de l'atmosphère.
+Voyez-vous ces légères vapeurs qui glissent au ciel et
+qui s'approchent rapidement de nous, elles indiquent
+que le vent, qui était nord-ouest, tourne à l'ouest.
+Vers dix heures du soir, il soufflera du midi, c'est à
+lire qu'il fera sirocco; le port de Naples est ouvert à
+tous les vents et particulièrement à celui-là; je dois
+donc veiller à l'ancrage des bâtiments de Sa Majesté
+Britannique, qui, déjà fort maltraités par la bataille,
+pourraient ne pas avoir conservé assez de forces pour
+résister à la tempête. Ce que nous avons fait aujourd'hui,
+milady, c'est une belle et bonne déclaration de
+guerre à la France, et les Français sont à Rome, c'est-à-dire
+à cinq journées de nous. Croyez-moi, d'ici à
+peu de jours, nous aurons besoin que nos deux flottes
+soient en bon état.</p>
+
+<p>Lady Hamilton fît un léger mouvement de tête qui
+ressemblait à une contraction.</p>
+
+<p>&mdash;Prince, dit-elle, j'accepte votre excuse, qui prouve
+une si grande sollicitude pour les intérêts de Leurs
+Majestés Britannique et Sicilienne; mais, tout au
+moins, nous espérons voir au bal votre charmante
+nièce, Cecilia Caracciolo, qui, du reste, n'aurait pas
+d'excuse, ayant été prévenue que nous comptions sur
+elle le jour même où nous avons reçu la lettre de
+l'amiral Nelson.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! justement, madame, voilà ce qui me restait à
+vous dire. Depuis quelques jours, sa mère, ma belle-soeur,
+est tellement souffrante, que, ce matin, avant de
+partir, j'ai reçu une lettre de la pauvre Cecilia, laquelle
+m'exprime tous ses regrets de ne pouvoir
+prendre sa part de votre fête; elle me chargeait, en
+outre, de présenter ses excuses à Votre Seigneurie,
+et c'est ce que j'ai l'honneur de faire en ce moment.</p>
+
+<p>Pendant ces quelques paroles échangées entre
+lady Hamilton et François Caracciolo, la reine s'était
+approchée, avait écouté, avait entendu, et, comprenant
+le motif du double refus de l'austère Napolitain,
+son front s'était plissé, sa lèvre inférieure s'était allongée
+et une légère pâleur avait envahi son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, prince! dit la reine d'une voix
+stridente et avec un sourire menaçant comme ces légers
+nuages que l'amiral avait fait remarquer à lady
+Hamilton, et qui annonçaient l'approche de la tempête;
+prenez garde! les seules personnes qui seront
+venues à la fête de lady Hamilton seront invitées aux
+fêtes de la cour.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! madame, répondit Caracciolo sans que
+sa sérénité parût le moins du monde altérée par cette
+menace, l'indisposition de ma pauvre belle-soeur est
+tellement grave, que, les fêtes données par Votre Majesté
+à Sa Seigneurie milord Nelson durassent-elles
+un mois, elle ne pourra y assister, ni ma nièce par
+conséquent, puisqu'une jeune fille de son âge et de
+son nom ne peut, même chez la reine, paraître séparée
+de sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, monsieur, répondit la reine incapable
+de se contenir; en temps et lieu, nous nous souviendrons
+de ce refus.</p>
+
+<p>Et, prenant le bras de lady Hamilton:</p>
+
+<p>&mdash;Venez, chère Emma, dit-elle.</p>
+
+<p>Puis, à demi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ces Napolitains! ces Napolitains! murmura-t-elle,
+ils me haïssent, je le sais bien; mais je ne
+suis pas en arrière avec eux: moi, je les exècre!</p>
+
+<p>Et elle s'avança d'un pas rapide vers l'escalier de
+tribord, mais point si rapide cependant que l'amiral
+Caracciolo ne l'y devançât.</p>
+
+<p>Un signe de lui fît éclater la musique en brillantes
+fanfares; les canons tonnèrent de nouveau, les cloches
+s'ébranlèrent toutes à la fois, et la reine, la rage
+dans le coeur, et Emma, la honte sur le front, descendirent
+au milieu de toutes les apparences extérieures
+de la joie et du triomphe.</p>
+
+<p>Le roi, la reine, Emma Lyonna, Nelson montèrent
+dans la première voiture; le prince, la princesse
+royale, sir William Hamilton et le ministre Jean Acton,
+dans la seconde; tous les autres, à leur choix,
+dans les voitures de suite.</p>
+
+<p>On se rendit d'abord et directement à l'église Sainte-Claire,
+afin d'y entendre un <i>Te Deum</i> d'action de grâces.
+En leur qualité d'hérétiques, Horace Nelson, sir
+William et Emma Lyonna se fussent volontiers passés
+de cette cérémonie; mais le roi était trop bon chrétien,
+surtout quand il avait peur, pour permettre qu'on
+l'oubliât.</p>
+
+<p>Le <i>Te Deum</i> était chanté par monseigneur Capece
+Zurlo, archevêque de Naples, excellent homme auquel,
+au point de vue du roi et de la reine des Deux-Siciles,
+on ne pouvait reprocher qu'une trop grande tendance
+vers les idées libérales; il était assisté, dans l'accomplissement
+de ce triomphant office, par une autre sommité
+ecclésiastique, par le cardinal Fabrizio Ruffo,
+lequel n'était encore, à cette époque, connu que par
+les scandales de sa vie publique et privée.</p>
+
+<p>Aussi, tout le temps que dura le <i>Te Deum</i>, fut-il employé
+par sir William Hamilton, aussi grand collecteur
+d'anecdotes scandaleuses que de curiosités archéologiques,
+à mettre lord Nelson au courant des
+aventures de l'illustre <i>porporato</i>.</p>
+
+<p>Voici, au reste, ce qu'il lui apprit et ce qu'il est
+important que nos lecteurs sachent sur cet homme,
+destiné à jouer un si grand rôle dans le cours des
+événements que nous avons à raconter.</p>
+
+<p>Un proverbe italien destiné à glorifier les grandes
+familles et à constater leur ancienneté historique
+dit: «Les apôtres à Venise, les Bourbons en France,
+les Colonna à Rome, les San-Severini à Naples, les
+Ruffo en Calabre.</p>
+
+<p>Le cardinal Fabrizio Ruffo appartenait à cette illustre
+famille.</p>
+
+<p>Un soufflet donné par lui, dans son enfance, au
+bel Ange Braschi, lequel, plus tard, devint pape
+sous le nom de Pie VI, fut la source de sa fortune.</p>
+
+<p>Il était neveu du cardinal Tommaso Ruffo, doyen
+du sacré collège. Un jour, Braschi, alors trésorier de
+Sa Sainteté, prit sur ses genoux l'enfant de son protecteur,
+et, comme le petit Ruffo voulait jouer avec les
+beaux cheveux blonds du trésorier et que celui-ci, en
+relevant la tête, lui faisait éprouver un supplice pareil
+à celui de Tantale, l'enfant, au moment où Braschi
+abaissait la tête vers lui, au lieu d'essayer de saisir
+les boucles de ses cheveux, comme il avait fait jusque-là,
+lui appliqua de toutes ses petites forces un vigoureux
+soufflet.</p>
+
+<p>Trente ans plus tard, Braschi, devenu pape, retrouva
+dans l'homme de trente-quatre ans l'enfant
+qui l'avait souffleté. Il se souvint que c'était le neveu
+du protecteur auquel il devait tout, et il le fit ce qu'il
+était lui-même au moment où il avait reçu ce soufflet,
+c'est-à-dire trésorier du saint-siége, poste d'où
+l'on ne sort que cardinal.</p>
+
+<p>Fabrizio Ruffo mena si bien la trésorerie, qu'au bout
+de trois ou quatre ans, on s'aperçut d'un déficit de
+trois ou quatre millions: c'était un million par an.
+Pie VI vit qu'il avait meilleur marché de nommer
+Ruffo cardinal que de le laisser trésorier; il lui envoya
+le chapeau rouge et lui fit redemander la clef du
+trésor.</p>
+
+<p>Ruffo, cardinal à trente mille francs par an au lieu
+de trésorier à un million, ne voulut point rester à
+Rome pour y faire la figure d'un homme ruiné; il
+partit pour Naples, et, muni d'une lettre du pape
+Pie VI, vint demander un emploi à Ferdinand, dont,
+en sa qualité de Calabrais, il était le sujet.</p>
+
+<p>Consulté sur ses aptitudes, Ruffo répondit qu'elles
+étaient toutes guerrières, que c'était lui qui avait
+fortifié Ancône et inventé une nouvelle manière de
+rougir les boulets; il demandait donc ou plutôt désirait
+un emploi à la guerre ou à la marine.</p>
+
+<p>Mais Ruffo n'avait pas eu le don de plaire à la reine,
+et, comme c'était la reine qui, par la signature de son
+favori Acton, premier ministre, nommait aux emplois
+de la marine et de la guerre, Ruffo fut inexorablement
+repoussé, même des emplois inférieurs.</p>
+
+<p>Le roi alors, pour faire honneur à la recommandation
+de Pie VI, nomma le cardinal directeur de sa
+manufacture de soieries de San-Leucio.</p>
+
+<p>Si étrange que fût ce poste pour un cardinal, surtout
+lorsque l'on approfondissait le mystère qui avait
+présidé à la formation de cette colonie, Ruffo accepta.
+Ce qu'il lui fallait avant tout, c'était de l'argent, et le
+roi avait attaché au titre de directeur de la colonie de
+San-Leucio, une abbaye rapportant vingt-mille livres
+de rente.</p>
+
+<p>Au reste, le cardinal Ruffo était instruit et même
+savant, beau de visage, jeune encore, brave et fier
+comme ces prélats du temps de Henri IV et de
+Louis XIII qui disaient la messe dans leurs moments
+perdus, et, tout le reste du temps, portaient la cuirasse
+et maniaient l'épée.</p>
+
+<p>Le récit de sir William dura juste autant que le <i>Te
+Deum</i> de monseigneur Capece Zurlo. Le <i>Te Deum</i>
+fini, on remonta en voiture, et l'on se rendit à l'extrémité
+de la rue de Chiaïa, où était situé, comme nous
+l'avons dit, et où est encore situé aujourd'hui le palais
+de l'ambassade d'Angleterre, un des plus beaux
+et des plus vastes palais de Naples.</p>
+
+<p>Pour revenir de l'église Sainte-Claire, comme pour
+y aller, les voitures furent obligées de marcher au
+pas, tant les rues étaient encombrées de monde. Nelson,
+peu habitué aux démonstrations bruyantes et
+extérieures des peuples du Midi, était enivré de ces
+cris de «Vive Nelson! vive notre libérateur!» répétés
+par cent mille bouches, ébloui par ces mouchoirs
+de toutes couleurs agités par cent mille bras.</p>
+
+<p>Une chose cependant l'étonnait quelque peu, au milieu
+de la bruyante grandeur de son triomphe, c'était
+la familiarité des lazzaroni, qui montaient sur les
+marchepieds, sur le siège de devant et sur le siège de
+derrière de la voiture royale, et qui, sans que le cocher,
+les laquais ni les coureurs parussent s'en inquiéter,
+tiraient la queue du roi ou lui secouaient le nez en
+l'appelant <i>compère Nasone</i>, en le tutoyant et en lui demandant
+quel jour il vendrait son poisson à Mergellina,
+ou mangerait du macaroni à Saint-Charles. Il y
+avait loin de là à la majesté qu'affectaient les rois
+d'Angleterre et à la vénération dont on les entourait;
+mais Ferdinand paraissait si heureux de ces familiarités,
+il répondait si gaiement par des quolibets et des
+gros mots du calibre de ceux qui lui étaient lancés; il
+envoyait de si vigoureuses taloches à ceux qui lui tiraient
+la queue trop rudement, qu'en arrivant à la
+porte de l'hôtel de l'ambassade, Nelson ne voyait plus
+dans cet échange de familiarités que les transports
+d'enfants fanatiques de leur père et les faiblesses d'un
+père trop indulgent pour ses enfants.</p>
+
+<p>Là, de nouveaux éblouissements attendaient son orgueil.</p>
+
+<p>La porte de l'ambassade était transformée en un
+immense arc de triomphe, surmonté des nouvelles armes
+que le roi d'Angleterre venait d'accorder au vainqueur
+d'Aboukir, avec le titre de baron du Nil et la
+dignité de lord. Aux deux côtés de cette porte étaient
+plantés deux mâts dorés pareils à ceux que l'on dresse,
+les jours de fête, sur la piazzetta de Venise, et à l'extrémité
+de ces mâts flottaient de longues flammes rouges
+avec les deux mots <i>Horace Nelson</i>, en lettres d'or, déroulés
+par la brise de la mer et exposés à la reconnaissance
+du peuple.</p>
+
+<p>L'escalier était une voûte de lauriers constellée des
+fleurs les plus rares, formant le chiffre de Nelson,
+c'est-à-dire une H et une N. Les boutons de la livrée
+des valets, le service de porcelaine, tout, jusqu'aux
+nappes de l'immense table de quatre-vingts couverts
+dressée dans la galerie de tableaux; tout, jusqu'aux
+serviettes des convives, était marqué de ces deux initiales,
+entourées d'un cercle de lauriers; une musique,
+assez douce pour permettre la conversation, se faisait
+entendre, mêlée à des arômes impalpables; l'immense
+palais, pareil à la demeure enchantée d'Armide, était
+plein de parfums flottants et de mélodies invisibles.</p>
+
+<p>On n'attendit pour se mettre à table que la présence
+des deux officiants, l'archevêque Capece Zurlo et le
+cardinal Fabrizio Ruffo.</p>
+
+<p>A peine furent-ils arrivés, que, selon les règles des
+étiquettes royales, qui veulent que, partout où les rois
+sont, les rois soient chez eux, on annonça que Leurs
+Majestés étaient servies.</p>
+
+<p>Nelson fut placé en face du roi, entre la reine
+Marie-Caroline et lady Hamilton.</p>
+
+<p>Comme cet Apicius qui, lui aussi, habitait Naples,
+à qui Tibère renvoyait de Caprée les turbots trop
+gros et trop chers pour lui, et qui se tua lorsqu'il ne
+lui resta plus que quelques millions, sous prétexte que
+ce n'était plus la peine de vivre quand on était ruiné,
+sir William Hamilton, mettant la science aux ordres
+de la gastronomie, avait levé une contribution sur
+les productions du monde entier.</p>
+
+<p>Des milliers de bougies se reflétant dans les glaces,
+dans les candélabres, dans les cristaux, jetaient à travers
+cette galerie magique une lumière plus éblouissante
+que n'avait jamais fait le soleil aux heures les
+plus ardentes de la journée et dans les jours les plus
+limpides et les plus transparents de l'été.</p>
+
+<p>Cette lumière, en rampant sur les broderies d'or et
+d'argent et en rejaillissant en feux de mille couleurs
+des plaques, des ordres, des croix en diamants qui
+chamarraient leur poitrine, semblait envelopper les
+illustres convives dans cette auréole qui, aux yeux
+des peuples esclaves, fait des rois, des reines, des princes,
+des courtisans, des grands de la terre enfin, une
+race de demi-dieux et de créatures supérieures et privilégiées.</p>
+
+<p>A chaque service, un toast était porté, et le roi
+Ferdinand lui-même avait donné l'exemple en portant
+le premier toast au règne glorieux, à la prospérité
+sans nuages et à la longue vie de son bien-aimé
+cousin et auguste allié George III, roi d'Angleterre.</p>
+
+<p>La reine, contre tous les usages, avait porté la santé
+de Nelson, libérateur de l'Italie; suivant son exemple,
+Emma Lyonna avait bu au héros du Nil, puis, passant
+à Nelson le verre où elle avait trempé sa lèvre, changé
+le vin en flammes; et, à chaque toast, des hourras
+frénétiques, des applaudissements à faire crouler la
+salle, avaient éclaté.</p>
+
+<p>On atteignit ainsi le dessert dans un enthousiasme
+croissant, qu'une circonstance inattendue porta jusqu'au
+délire.</p>
+
+<p>Au moment où les quatre-vingts convives n'attendaient
+plus, pour se lever de table, que le signal que
+devait donner le roi en se levant lui-même, le roi se
+leva en effet, et son exemple fut suivi; mais le roi debout
+demeura à sa place. Aussitôt, ce chant si grave,
+si large, si profondément mélancolique, commandé
+par Louis XIV à Lulli pour faire honneur à Jacques II,
+l'exilé de Windsor, l'hôte royal de Saint-Germain, le
+<i>God save the king</i> éclata chanté par les plus belles voix
+du théâtre Saint-Charles, accompagnées des cent
+vingt musiciens de l'orchestre.</p>
+
+<p>Chaque couplet fut applaudi avec fureur, et le dernier
+couplet applaudi plus longuement et plus bruyamment
+encore que les autres, parce que l'on croyait le
+chant terminé, lorsqu'une voix pure, sonore, vibrante
+commença ce couplet, ajouté pour la circonstance, et
+dont le mérite était plus dans l'intention qui l'avait
+dicté que dans la valeur des vers:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Joignons-nous, pour fêter la gloire</p>
+<p>Du favori de la Victoire,</p>
+<p class="i4">Des Français l'effroi!</p>
+<p>Des Pharaons l'antique terre</p>
+<p>Chante avec la noble Angleterre,</p>
+<p>De Nelson orgueilleuse mère:</p>
+<p class="i4">«Dieu sauve le roi!»;</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p class="i8">(<i>Traduction littérale.</i>)</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ces vers, si médiocres qu'ils fussent, avaient fait
+pousser une acclamation universelle, qui allait encore
+s'accroître en se répétant, quand tout à coup les
+voix s'éteignirent sur les lèvres des convives, et les
+yeux effarés se tournèrent vers la porte, comme si le
+spectre de Banquo ou la statue du Commandeur venait
+d'apparaître au seuil de la salle du festin.</p>
+
+<p>Un homme de haute taille et au visage menaçant
+était debout dans l'encadrement de la porte, vêtu de
+ce sévère et magnifique costume républicain, dont on
+ne perdait pas le moindre détail, inondé qu'il était de
+lumière. Il portait l'habit bleu à larges revers, le gilet
+rouge brodé d'or, le pantalon collant blanc, les
+bottes à retroussis; il avait la main gauche appuyée à
+la poignée de son sabre, la main droite enfoncée
+dans sa poitrine, et, impardonnable insolence, la
+tête couverte de son chapeau à trois cornes, sur lequel
+flottait le panache tricolore, emblème de cette
+Révolution qui a élevé le peuple à la hauteur du trône
+et abaissé les rois au niveau de l'échafaud.</p>
+
+<p>C'était l'ambassadeur de France, ce même Garat
+qui, au nom de la Convention nationale, avait lu, au
+Temple, la sentence de mort à Louis XVI.</p>
+
+<p>On comprend l'effet qu'avait produit dans un pareil
+moment une semblable apparition.</p>
+
+<p>Alors, au milieu d'un silence de mort, que nul ne
+songeait à rompre, d'une voix ferme, vibrante, sonore,
+il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Malgré les trahisons sans cesse renouvelées de
+cette cour menteuse qu'on appelle la cour des Deux-Siciles,
+je doutais encore; j'ai voulu voir de mes
+yeux, entendre de mes oreilles; j'ai vu et entendu!
+Plus explicite que ce Romain qui, dans un pan de sa
+toge, apportait au Sénat de Carthage la paix ou la
+guerre, moi, je n'apporte que la guerre, car vous
+avez aujourd'hui renié la paix. Donc, roi Ferdinand,
+donc, reine Caroline, la guerre puisque vous la voulez;
+mais ce sera une guerre d'extermination, où vous
+laisserez, je vous en préviens, malgré celui qui est le
+héros de cette fête, malgré la puissance impie qu'il
+représente, où vous laisserez le trône et la vie. Adieu!</p>
+
+<p>Je quitte Naples, la ville du parjure; fermez-en les
+portes derrière moi, réunissez vos soldats derrière vos
+murailles, hérissez de canons vos forteresses, rassemblez
+vos flottes dans vos ports, vous ferez la vengeance
+de la France plus lente, mais vous ne la ferez
+pas moins inévitable ni moins terrible; car tout cédera
+devant ce cri de la grande nation: <i>Vive la République!</i></p>
+
+<p>Et, laissant le nouveau Balthasar et ses convives
+épouvantés devant les trois mots magiques qui venaient
+de retentir sous les voûtes, et que chacun
+croyait lire en lettres de flamme sur les murs de la
+salle du festin, le héraut qui venait, comme le fécial
+antique, de jeter sur le sol ennemi le javelot enflammé
+et sanglant, symbole de la guerre, s'éloigna
+à pas lents, faisant résonner le fourreau de son sabre
+sur les degrés de marbre de l'escalier.</p>
+
+<p>Puis, à ce bruit à peine éteint, succéda celui d'une
+voiture de poste qui s'éloignait au galop de quatre
+chevaux vigoureux.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LE PALAIS DE LA REINE JEANNE</h3>
+
+
+<p>Il existe à Naples, à l'extrémité de Mergellina, aux
+deux tiers à peu près de la montée du Pausilippe,
+qui, à l'époque dont nous parlons, n'était qu'un sentier
+à peine carrossable; il existe, disons-nous, une
+ruine étrange, s'avançant de toute sa longueur sur
+un écueil incessamment baigné par les flots de la
+mer, qui, aux heures des marées, pénètre jusque
+dans ses salles basses; nous avons dit que cette ruine
+était étrange, et elle l'est en effet, car c'est celle d'un
+palais qui n'a jamais été achevé et qui est arrivé à la
+décrépitude sans avoir passé par la vie.</p>
+
+<p>Le peuple, dans la mémoire duquel vit avec plus
+de ténacité la popularité du crime que celle des vertus,
+le peuple, qui, à Rome, oublieux des règnes régénérateurs
+de Marc-Aurèle et de Trajan, ne montre pas
+au voyageur un débris de monument se rapportant à
+la vie de ces deux empereurs; le peuple, au contraire,
+encore enthousiaste aujourd'hui de l'empoisonneur
+de Britannicus et du meurtrier d'Agrippine, le peuple
+attache le nom du fils de Domitius Ænobarbus à tous
+les monuments, même à ceux qui sont postérieurs à
+lui de huit cents ans, et montre à tout passant les
+bains de Néron, la tour de Néron, le sépulcre de
+Néron; ainsi fait le peuple de Naples, qui a baptisé
+la ruine de Mergellina, malgré le démenti visible que
+lui donne son architecture du XVIIe siècle, du nom de
+palais de la reine Jeanne.</p>
+
+<p>Il n'en est rien; ce palais, qui est de deux cents
+ans postérieur au règne de l'impudique Angevine, fut
+bâti, non point par l'épouse régicide d'Andrea, ou
+par la maîtresse adultère de Sergiani Caracciolo,
+mais par Anna Caraffa, femme du duc de Medina,
+favori de ce duc Olivarès qu'on appelait le comte-duc,
+et qui était lui-même le favori du roi Philippe IV.
+Olivarès, en tombant, entraîna la chute de Medina,
+qui fut rappelé à Madrid et qui laissa à Naples sa
+femme en butte à la double haine qu'avait soulevée
+contre elle son orgueil, contre lui sa tyrannie.</p>
+
+<p>Plus les peuples sont humbles et muets pendant
+la prospérité de leurs oppresseurs, plus ils sont implacables
+au jour de leur chute. Les Napolitains, qui
+n'avaient pas fait entendre un murmure tant qu'avait
+duré la puissance du vice-roi disgracié, le poursuivirent
+dans sa femme, et Anna Caraffa, écrasée sous les
+dédains de l'aristocratie, accablée sous les insultes de
+la populace, quitta Naples à son tour, et alla mourir
+à Portici, laissant son palais à demi-achevé, symbole
+de sa fortune brisée au milieu de son cours.</p>
+
+<p>Depuis ce temps, le peuple a fait de ce géant de
+pierre l'objet de ses superstitions néfastes; quoique
+l'imagination des Napolitains n'ait qu'une médiocre
+tendance vers la nébuleuse poésie du septentrion et
+que les fantômes, commensaux habituels des brouillards,
+n'osent s'aventurer dans l'atmosphère limpide
+et transparente de la moderne Parthénope, ils ont
+peuplé, on ne sait pourquoi, cette ruine d'esprits inconnus
+et malfaisants qui jettent des sorts sur les
+incrédules assez hardis pour s'aventurer dans ce
+squelette de palais ou sur ceux qui, plus audacieux
+encore, ont essayé de l'achever, malgré la malédiction
+qui pèse sur lui, et malgré la mer, qui, dans son
+ascension progressive, l'envahit de plus en plus: on
+dirait que, pour cette fois, les murailles immobiles et
+insensibles ont hérité des passions humaines, ou que
+les âmes vindicatives de Medina et d'Anna Caraffa
+sont revenues habiter, après la mort, la demeure
+déserte et croulante qu'il ne leur a point été permis
+d'habiter de leur vivant.</p>
+
+<p>Cette superstition s'était encore augmentée, vers
+le milieu de l'année 1798, par les récits qui avaient
+particulièrement couru dans la population de Mergellina,
+c'est-à-dire dans la population la plus voisine
+du théâtre de ces lugubres traditions. On racontait
+que, depuis quelque temps, on avait entendu dans le
+palais de la reine Jeanne,&mdash;car, nous l'avons dit, le
+peuple persistait à lui donner ce nom, et nous le lui
+conservons comme romancier, tout en protestant
+contre comme archéologue;&mdash;on racontait qu'on
+avait entendu des bruits de chaînes, mêlés à des
+gémissements; qu'on avait, à travers les fenêtres
+béantes, vu flotter sous les sombres arcades des
+lumières d'un bleu pâle qui erraient seules dans les
+salles humides et inhabitées; on affirmait enfin,&mdash;et
+c'était un vieux pêcheur nommé Basso Tomeo, dans
+lequel on avait la foi la plus entière, qui le racontait,&mdash;on
+affirmait que ces ruines étaient devenues un
+repaire de malfaiteurs. Et voici sur quelle certitude
+Basso Tomeo appuyait cette dernière croyance:</p>
+
+<p>Pendant une nuit de tempête où, malgré l'effroi
+que lui inspirait le château maudit, il avait été obligé
+de chercher un refuge dans une petite anse que forme
+naturellement l'écueil sur lequel il est bâti, il avait
+entrevu, se glissant dans les ténèbres des immenses
+corridors, des ombres vêtues de la longue robe des
+<i>bianchi</i>, c'est à dire du costume des pénitents qui assistent
+à leurs derniers moments les patients condamnés
+au gibet ou à l'échafaud. Il disait plus, il disait
+que, vers minuit,&mdash;il pouvait préciser l'heure, car
+il venait de l'entendre sonner à l'église de la Madone
+de Pie-di-Grotta,&mdash;il avait vu un de ces hommes ou
+de ces démons qui, apparaissant sur la roche au
+pied de laquelle se trouvait son bateau, s'y était
+arrêté un instant; puis, se laissant glisser sur le
+talus rapide qui descend à la mer, s'était avancé droit
+à lui. Lui, alors épouvanté de l'apparition, avait
+fermé les yeux et fait semblant de dormir. Il avait,
+un instant après, senti le mouvement d'inclinaison
+que faisait son bateau sous le poids d'un corps. De
+plus en plus effrayé, il avait faiblement desserré les
+paupières, juste ce qu'il fallait pour distinguer ce qui
+se passait au-dessus de lui, et il avait, comme à
+travers un nuage, entrevu cette forme spectrale se
+penchant sur lui, un poignard à la main. Ce poignard,
+un instant après, il en avait senti la pointe appuyée à
+sa poitrine; mais, convaincu que l'être humain ou
+surhumain, quel qu'il fût, auquel il avait affaire,
+voulait s'assurer s'il dormait véritablement, il était
+resté immobile, réglant de son mieux sa respiration
+sur celle d'un homme plongé dans le plus profond
+sommeil; et, en effet, l'effrayante apparition, après
+avoir pesé un instant sur lui, s'était redressée tout
+entière sur le rocher, et, du même pas et avec la
+même facilité qu'elle l'avait descendu, avait commencé
+de le gravir, s'était, comme en venant, arrêtée
+un instant au sommet pour s'assurer qu'il dormait
+toujours, puis avait disparu dans les ruines d'où elle
+était sortie.</p>
+
+<p>Le premier mouvement de Basso Tomeo avait été
+alors de saisir ses avirons et de fuir à force de rames;
+mais il avait réfléchi qu'en fuyant il serait vu, que
+l'on reconnaîtrait qu'il n'avait pas dormi, mais avait
+fait semblant de dormir, découverte qui pouvait
+lui être fatale, soit dans le moment, soit plus
+tard.</p>
+
+<p>Dans tous les cas, l'impression avait été si profonde
+sur le vieux Basso Tomeo, qu'il avait, avec ses trois
+fils Gennari, Luigi et Gaetano, sa femme et sa fille
+Assunta, quitté Mergellina et était allé fixer son domicile
+à Marinella, c'est-à-dire à l'autre bout de
+Naples et au côté opposé du port.</p>
+
+<p>Tous ces bruits, on le comprend bien, avaient pris
+une consistance de plus en plus grande parmi la
+population napolitaine, la plus superstitieuse des
+populations. Chaque jour, ou plutôt chaque soir,
+c'étaient, de l'extrémité du Pausilippe à l'église de la
+Madone de Pie-di-Grotta, soit dans la chambre qui
+réunit toute la famille, soit à bord des barques où les
+pêcheurs stationnent en attendant l'heure de tirer
+leurs filets, c'étaient de nouveaux récits enrichis de
+nouveaux détails, tous plus effrayants les uns que les
+autres.</p>
+
+<p>Quant aux personnes intelligentes qui croyaient
+difficilement à l'apparition des esprits et aux malédictions
+jetées sur les ruines, elles étaient les premières
+à propager ces bruits, ou du moins à les laisser circuler
+sans contradiction; car elles attribuaient les
+événements qui donnaient naissance à toutes ces légendes
+populaires à des causes bien autrement graves
+et surtout bien autrement menaçantes que des apparitions
+de spectres et des gémissements d'âmes en
+peine; et, en effet, voici ce qu'on se disait tout bas,
+en regardant autour de soi, d'un air inquiet, ce qu'on
+se disait de père à fils, de frère à frère, d'ami à ami:
+On se disait que la reine Marie-Caroline, irritée jusqu'à
+la folie des événements soulevés en France par
+la Révolution et qui avaient amené la mort sur l'échafaud
+de son beau-frère Louis XVI et de sa soeur
+Marie-Antoinette, avait institué, pour poursuivre les
+jacobins, une junte d'État, laquelle avait, comme on
+sait, condamné à mort trois malheureux jeunes gens:
+Emmanuele de Deo, Vitaliano et Galiani, qui n'avaient
+pas âge de vieillard à eux trois; mais, voyant
+les murmures que cette triple exécution avait fait
+naître et combien Naples avait été disposé à faire des
+trois prétendus coupables trois martyrs, on disait
+la reine, poursuivant dans l'ombre des vengeances
+moins éclatantes, mais non moins sûres, avait, dans
+une chambre du palais appelée la chambre obscure,
+à cause des ténèbres où demeuraient les juges et les
+accusateurs, établi une sorte de tribunal secret et invisible
+que l'on appelait le tribunal de <i>la sainte foi</i>;
+que, dans cette chambre et devant ce tribunal, on
+recevait les délations d'accusateurs, non-seulement
+inconnus, mais masqués; que l'on y prononçait des
+jugements auquels n'assistaient pas les prévenus, qui
+ne leur étaient pas dénoncés, dont ils n'apprenaient
+l'existence que lorsqu'ils se trouvaient face à face avec
+l'exécuteur de ces jugements, Pasquale de Simone,
+lequel, que l'accusation portée contre Caroline d'Autriche
+fut vraie ou fausse, n'était connu dans Naples
+que sous le nom de <i>sbire de la reine</i>. Ce Pasquale de
+Simone ne disait, assurait-on, qu'un seul mot tout
+bas au condamné qu'il frappait, et il le frappait d'un
+coup tellement sûr, ajoutait-on encore, qu'il n'y avait
+pas d'exemple qu'aucun de ceux qui avaient été frappés
+par lui en fût revenu; au reste, prétendait-on
+toujours, pour qu'on ne fit pas doute d'où venait le
+coup, le meurtrier laissait dans la plaie le poignard,
+sur le manche duquel étaient gravées, ces deux lettres
+séparées par une croix: <i>S. F.</i>, initiales des deux mots
+<i>Santa Fede</i>.</p>
+
+<p>Il ne manquait pas de gens qui disaient avoir ramassé
+des cadavres et trouvé dans la blessure le poignard
+vengeur; mais il y en avait bien davantage
+encore qui avouaient avoir pris la fuite en voyant un
+cadavre à terre, et cela sans s'être donné la peine de
+vérifier si le poignard était ou non resté dans la blessure,
+et encore moins si ce poignard, comme celui de
+la Sainte Vehme allemande, portait sur sa lame un
+signe quelconque, dénonçant la main qui s'en était
+servie.</p>
+
+<p>Enfin une troisième version avait cours qui n'était
+peut-être pas la plus vraie, quoi qu'elle fût la plus
+vraisemblable: c'est qu'une bande de malfaiteurs, si
+communs à Naples, où les galères ne sont que la maison
+de campagne du crime, travaillait pour son propre
+compte, et trouvait l'impunité de ses actes en laissant
+ou en faisant croire qu'elle travaillait pour le
+compte des vengeances royales.</p>
+
+<p>Quelle que soit la version qui fût la vérité, ou qui
+s'en rapprochât le plus, pendant la soirée de ce même
+22 septembre, tandis que les feux d'artifice éclataient
+sur la place du château, sur le Mercatello et au largo
+delle Pigne; tandis que la foule, pareille à un fleuve
+roulant à grand bruit entre deux rives escarpées, s'écoulait
+sous l'arcade de flammes des illuminations
+dans la seule artère chargée de porter la vie d'un bout
+à l'autre de Naples, c'est-à-dire dans la rue de Tolède;
+tandis que l'on commençait à se remettre, au palais
+de l'ambassade d'Angleterre, du trouble causé par
+l'apparition de l'ambassadeur de France et de l'anathème
+lancé par lui, une petite porte de bois donnant
+sur l'endroit le plus désert de la montée du Pausilippe,
+entre l'écueil de Frise et le restaurant de la
+Schiava, une petite porte, disons-nous, s'ouvrait de
+dehors au dedans pour donner passage à un homme
+enveloppé d'un grand manteau avec lequel il cachait
+le bas de sa figure, tandis que le haut était perdu
+dans l'ombre que projetait sur elle un chapeau à
+larges bords enfoncé jusque sur ses yeux.</p>
+
+<p>La porte refermée avec soin derrière lui, cet homme
+prit un étroit sentier qui s'escarpait aux flancs du
+talus, par une pente rapide descendait vers la mer, et
+conduisait directement au palais de la reine Jeanne.
+Seulement, au lieu de mener jusqu'au palais, ce sentier
+aboutissait à une roche à pic surplombant l'abîme
+de dix à douze pieds. Il est vrai qu'à cette roche
+adhérait pour le moment une planche dont l'autre
+extrémité s'appuyait sur le rebord d'une fenêtre du
+premier étage du palais et formait un pont mobile
+presque aussi étroit que ce tranchant de rasoir sur lequel
+il faut passer pour atteindre le seuil du paradis
+de Mahomet. Cependant, si étroit et si mobile que fût
+ce pont, l'homme au manteau s'y aventura avec une
+insouciance indiquant l'habitude qu'il avait de ce chemin;
+mais, au moment où il allait atteindre la fenêtre,
+un homme caché à l'intérieur se démasqua et
+barra le passage au nouvel arrivant en lui mettant
+un pistolet sur la poitrine. Sans doute celui-ci s'attendait-il
+à cet obstacle, car il n'en parut nullement inquiet,
+et, sans s'émouvoir, sans paraître même s'effrayer,
+il fit un signe maçonnique, murmura à celui
+qui lui barrait le chemin la moitié d'un mot que celui-ci
+acheva en démasquant l'entrée de la ruine, ce qui
+permit à l'homme au manteau de descendre de l'appui
+de la fenêtre dans la chambre. Une fois cette descente
+opérée, le dernier venu voulut remplacer son
+compagnon au poste de la fenêtre, comme sans doute
+c'était l'usage, afin d'y attendre un nouvel arrivant,
+de même qu'au haut de l'escalier du sépulcre royal
+de Saint-Denis, le dernier roi de France mort attend
+son successeur.</p>
+
+<p>&mdash;Inutile, lui dit son compagnon; nous sommes
+tous au rendez-vous, excepté Velasco, qui ne peut
+venir qu'à minuit.</p>
+
+<p>Et tous deux, réunissant leurs forces, tirèrent à eux
+la planche qui formait le pont volant, menant du
+rocher aux ruines, la dressèrent contre la muraille, et,
+enlevant ainsi aux profanes tout moyen d'arriver jusqu'à
+eux, ils se perdirent dans l'ombre, plus épaisse
+encore à l'intérieur des ruines qu'au dehors.</p>
+
+<p>Mais, si grande que fût cette obscurité, elle ne paraissait
+pas avoir de secret pour les deux compagnons;
+car tous deux suivirent sans hésitation une
+espèce de corridor où pénétraient par les crevasses
+du plafond quelques parcelles de lumière sidérale, et
+arrivèrent ainsi aux premières marches d'un escalier
+dont la rampe manquait, mais assez large pour que
+l'on pût s'y engager sans danger.</p>
+
+<p>A l'une des fenêtres de la salle à laquelle aboutissait
+l'escalier et qui s'ouvrait sur la mer, on distinguait
+une forme humaine que son opacité rendait visible
+de l'intérieur, mais que, de l'extérieur, il devait
+être impossible de distinguer.</p>
+
+<p>Au bruit des pas, cette espèce d'ombre se retourna.</p>
+
+<p>&mdash;Sommes nous tous réunis? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tous, répondirent les deux voix.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit l'ombre, il ne nous reste plus à attendre
+que l'envoyé de Rome.</p>
+
+<p>&mdash;Et, pour peu qu'il tarde, je doute qu'il puisse,
+du moins cette nuit, tenir la parole donnée, dit
+l'homme au manteau en jetant un coup d'oeil sur les
+vagues qui commençaient à écumer sous les premières
+haleines du sirocco.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la mer se fâche, répondit l'ombre; mais, si
+c'est véritablement l'homme qu'Hector nous a promis,
+il ne s'arrêtera point pour si peu.</p>
+
+<p>&mdash;Pour si peu! comme tu y vas, Gabriel! voilà le
+vent du midi lâché, et, dans une heure, la mer ne sera
+plus tenable; c'est le neveu d'un amiral qui te le dit.</p>
+
+<p>&mdash;S'il ne vient pas par mer, il viendra par terre;
+s'il ne vient point en barque, il viendra à la nage; s'il
+ne vient pas à la nage, il viendra en ballon, dit une
+voix jeune, fraîche et vigoureusement accentuée. Je
+connais mon homme, moi qui l'ai vu à l'oeuvre. Du
+moment qu'il a dit au général Championnet: «J'irai!»
+il viendra, dût-il passer à travers le feu de l'enfer.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, il n'y a point de temps perdu, reprit
+l'homme au manteau; le rendez-vous est entre onze
+heures et minuit, et&mdash;il fit sonner une montre à répétition&mdash;et,
+vous le voyez, il n'est pas encore onze
+heures.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit celui qui s'était donné pour le neveu
+d'un amiral, et qui, par cette raison, devait se connaître
+au temps, c'est à moi, qui suis le plus jeune,
+de monter la garde à cette fenêtre, et à vous, qui êtes
+des hommes mûrs et les fortes têtes, à délibérer. Descendez
+donc dans la salle des délibérations; je reste
+ici, et, à la moindre barque ayant un feu à sa proue,
+vous êtes prévenus.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons point à délibérer; mais nous
+devons avoir un certain nombre de nouvelles à
+échanger; le conseil que nous donne Nicolino
+est donc bon, quoiqu'il nous soit donné par un
+fou.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'on me croit véritablement un fou, dit Nicolino,
+il y a ici quatre hommes encore plus insensés que
+moi: ce sont ceux qui, me sachant un fou, m'ont
+admis dans leurs complots; car, mes bons amis, vous
+avez beau vous appeler philomati et donner un prétexte
+scientifique à vos séances, vous êtes tout simplement
+des francs-maçons, secte proscrite dans le
+royaume des Deux-Siciles, et vous conspirez la chute
+de Sa Majesté le roi Ferdinand et l'établissement de
+la République parthénopéenne; ce qui implique le
+crime de haute trahison, c'est-à-dire la peine de mort.
+De la peine de mort, nous nous moquons, mon ami
+Hector Caraffa et moi, attendu qu'en notre qualité de
+patriciens, nous aurons la tête tranchée, accident qui
+ne fait point tort au blason; mais, toi, Manthonnet,
+mais, toi, Schipani, mais Cirillo, qui est en bas, mais
+vous, comme vous n'êtes que des gens de coeur, de
+courage, de science, de mérite, comme vous valez
+cent fois mieux que nous, mais que vous avez le malheur
+d'être des vilains, vous serez pendus haut et
+court. Ah! comme je rirai, mes bons amis, quand,
+de la fenêtre de la <i>mannaïa</i><a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>, je vous verrai gigoter
+au bout de vos cordes, à moins toutefois que l'illustrissimo
+signore don Pasquale de Simone ne me
+prive de ce plaisir par ordre de Sa Majesté la reine...
+Allez délibérer, allez! et, quand il y aura quelque
+chose d'impossible à faire, c'est-à-dire quelque
+chose que puisse faire seulement un fou, pensez à
+moi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1: </b><a href="#footnotetag1">(retour) </a><p>Nom italien de la guillotine.</p></blockquote>
+
+<p>Ceux auxquels l'avis était adressé furent probablement
+de l'opinion de celui qui le donnait; car, moitié
+riant, moitié haussant les épaules, ils laissèrent Nicolino
+de garde à sa fenêtre, descendirent un escalier
+tournant, sur les marches duquel se projetaient
+les lueurs d'une lampe éclairant une chambre basse
+creusée dans le roc au-dessous du niveau de la mer,
+et qui avait, selon toute probabilité, été destinée par
+l'architecte du duc de Medina au noble but d'enfermer,
+sous le nom prosaïque de cave, les meilleurs
+vins d'Espagne et de Portugal.</p>
+
+<p>Dans cette cave, puisque malgré la poésie et la
+gravité de notre sujet, nous sommes obligé d'appeler
+les choses par leur nom, dans cette cave était un
+homme assis, pensif et méditant, le coude appuyé
+sur une table de pierre; son manteau, rejeté en arrière,
+laissait éclairé par la lumière de la lampe son
+visage pâle et amaigri par les veilles; devant lui
+étaient quelques papiers, des plumes et de l'encre, et
+à la portée de sa main une paire de pistolets et un
+poignard.</p>
+
+<p>Cet homme, c'était le célèbre médecin Domenico
+Cirillo.</p>
+
+<p>Les trois autres conjurés que Nicolino avait envoyés
+délibérer et désignés sous les noms de Schipani,
+de Manthonnet et d'Hector Caraffa entrèrent
+tour à tour dans le cercle de lumière pâle et tremblotante
+que projetait la lampe, se débarrassèrent de leur
+manteau et de leur chapeau, posèrent chacun devant
+eux une paire de pistolets et un poignard, et commencèrent,
+non pas à délibérer, mais à échanger les
+nouvelles qui couraient par la ville, et que chacun
+avait pu recueillir de son côté.</p>
+
+<p>Comme nous sommes aussi bien qu'eux, et même
+mieux qu'eux, au courant de tout ce qui s'était passé
+dans cette journée si pleine d'événements, nous allons,
+si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, les
+laisser discourir sur ce sujet, qui n'aurait plus d'intérêt
+pour nous, et tracer une courte biographie de ces
+cinq hommes, appelés à jouer un rôle important
+dans les événements que nous avons entrepris de raconter.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>L'ENVOYÉ DE ROME.</h3>
+
+
+<p>Voyons donc ce que c'était que ces cinq hommes,
+dont Nicolino, dans sa verve railleuse, venait, sans
+s'épargner lui-même, de vouer trois au gibet et deux
+à la guillotine, prédiction qui, au reste, moins un,
+devait de point en point se réaliser pour tous.</p>
+
+<p>Celui que nous avons montré seul, assis, pensif et
+méditant, le coude appuyé sur la table de pierre, et
+que nous avons dit se nommer Domenico Cirillo,
+était un homme de Plutarque, un des plus puissants
+représentants de l'antiquité qui eussent jamais paru
+sur la terre de Naples. Il n'était ni du pays ni du
+temps dans lequel il vivait, et il avait à peu près toutes
+les qualités dont une seule eût suffi à faire un
+homme supérieur.</p>
+
+<p>Il était né en 1734, l'année même de l'avénement
+au trône de Charles III, à Grumo, petit village de la
+Terre de Labour. Sa famille avait toujours été une
+pépinière d'illustres médecins, de savants naturalistes
+et d'intègres magistrats. Avant d'avoir atteint
+vingt ans, il concourait pour la chaire de botanique et
+l'obtenait; puis il avait voyagé en France, s'était lié
+avec Nollet, Buffon, d'Alembert, Diderot, Franklin,
+et, sans son grand amour pour sa mère,&mdash;il le disait
+lui-même,&mdash;renonçant à sa patrie réelle, il fût resté
+dans la patrie de son coeur.</p>
+
+<p>De retour à Naples, il continua ses études et devint
+un des premiers médecins de son époque; mais il
+était particulièrement connu comme le médecin des
+pauvres, disant que la science devait être, pour
+un véritable chrétien, non une source de fortune,
+mais un moyen de venir en aide à la misère; ainsi,
+appelé en même temps par un riche citoyen et par un
+pauvre lazzarone, il allait de préférence au pauvre,
+qu'il soulageait d'abord avec son art, tant qu'il était
+en danger, et qu'un fois entré en convalescence il aidait
+de son argent.</p>
+
+<p>Malgré cela, disons mieux, à cause de cela, il avait
+été mal vu à la cour en 1791, époque à laquelle la
+crainte des principes révolutionnaires et la haine des
+Français soulevèrent Ferdinand et Caroline contre
+tout ce qu'il y avait à Naples de coeurs nobles et d'esprits
+intelligents.</p>
+
+<p>Depuis ce temps, il avait vécu dans une demi-disgrâce,
+et, ne voyant d'espoir pour son malheureux
+pays que dans une révolution accomplie à l'aide de
+ces mêmes Français qu'il avait aimés, au point de les
+mettre en balance avec sa mère et sa propre patrie,
+il était entré, avec la résolution philosophique de son
+âme et la sereine et douce ténacité de son caractère,
+dans un complot qui avait pour but de substituer l'intelligente
+et fraternelle autorité de la France à la
+sombre et brutale tyrannie des Bourbons. Il ne se cachait
+point qu'il jouait sa tête, et, calme, sans faux
+enthousiasme, il persistait dans son projet, si dangereux
+qu'il fût, comme il eût persisté dans la dangereuse
+volonté de soigner, au risque de sa propre vie,
+une population malade du choléra ou du typhus. Ses
+compagnons, plus jeunes et plus violents que lui,
+avaient pour ses avis, en toute chose, une suprême
+déférence; il était le fil qui les guidait dans le labyrinthe,
+la lumière qu'ils suivaient dans l'obscurité;
+et le sourire mélancolique avec lequel il accueillait le
+danger, la suave onction avec laquelle il parlait des
+élus qui ont le bonheur de mourir pour l'humanité,
+avaient sur leur esprit quelque chose de cette influence
+que donne Virgile à l'astre chargé de dissiper
+les ténèbres et les terreurs de l'obscurité, et de leur
+substituer les silences protecteurs et bienveillants de
+la nuit.</p>
+
+<p>Hector Caraffa, comte de Ruvo, duc d'Andria, le
+même qui était intervenu dans la conversation pour
+répondre de la persistante volonté et du froid courage
+de l'homme que l'on attendait, était un de ces
+athlètes que Dieu crée pour les luttes politiques, c'est-à-dire
+une espèce de Danton aristocrate, avec un coeur
+intrépide, une âme implacable, une ambition démesurée.</p>
+
+<p>Il aimait par instinct les entreprises difficiles, et
+courait au danger du même pas dont un autre l'aurait
+fui, s'inquiétant peu des moyens, pourvu qu'il arrivât
+au but. Énergique dans sa vie, il fut, ce que l'on
+eut cru impossible, plus énergique dans sa mort;
+c'était enfin un de ces puissants leviers que la Providence,
+qui veille sur les peuples, met aux mains des
+révolutions qui doivent les affranchir.</p>
+
+<p>Il descendait de l'illustre famille des ducs d'Andria,
+et portait le titre de comte de Ruvo; mais il dédaignait
+son titre et tous ceux de ses aïeux qui ne s'offraient
+pas à la reconnaissance de l'histoire avec quelqu'une
+de ces recommandations qu'il ambitionnait de conquérir,
+disant sans cesse qu'il n'y avait pas de noblesse
+chez un peuple esclave. Il s'était enflammé au
+premier souffle des idées républicaines, introduites à
+Naples à la suite de Latouche-Tréville, s'était jeté avec
+son audace accoutumée dans la voie hasardeuse des
+révolutions, et, quoique forcé par sa position de paraître
+à la cour, il s'était fait le plus ardent apôtre, le
+plus zélé propagateur des principes nouveaux; partout
+où l'on parlait de liberté, comme par une évocation
+magique, on voyait apparaître à l'instant même
+Hector Caraffa. Aussi, dès 1795, avait-il été arrêté
+avec les premiers patriotes désignés par la junte d'État
+et conduit au château Saint-Elme; là, il était entré
+en relation avec un grand nombre de jeunes officiers
+préposés à la garde du fort. Sa parole ardente créa
+chez eux l'amour de la république; bientôt une telle
+amitié les unit, que, menacé d'un jugement mortel,
+il n'hésita point à leur demander leur aide pour
+fuir. Alors, il y eut lutte entre ces nobles coeurs:
+les uns disaient que, même pour la liberté, on
+ne devait point trahir son devoir, et que, chargés
+de la garde du château, c'était un crime à eux de
+concourir à la fuite d'un prisonnier, ce prisonnier
+fût-il leur ami, fût-il leur frère. D'autres, au contraire,
+disaient qu'à la liberté et au salut de ses défenseurs,
+même l'honneur, un patriote doit tout
+sacrifier.</p>
+
+<p>Enfin, un jeune lieutenant de Castelgirone, en Sicile,
+plus ardent patriote que les autres, consentit à
+être non-seulement le complice, mais le compagnon
+de sa fuite; tous deux furent aidés dans cette évasion
+par la fille d'un officier de la garnison qui, amoureuse
+d'Hector, lui fit passer une corde pour descendre du
+haut des murs du château, tandis que le jeune Sicilien
+l'attendait en bas.</p>
+
+<p>L'évasion s'exécuta heureusement; mais les deux
+fugitifs n'eurent point même fortune: le Sicilien fut
+repris, condamné à mort, et, par faveur spéciale de
+Ferdinand, vit son supplice commué en celui d'une
+prison perpétuelle dans l'horrible fosse de Favignana.</p>
+
+<p>Hector trouva un asile dans la maison d'un ami, à
+Portici; de là, par des sentiers connus des seuls montagnards,
+il sortit du royaume, se rendit à Milan, y
+trouva les Français, et devint facilement leur ami,
+étant celui de leurs principes. Eux, de leur côté, apprécièrent
+cette âme de feu, ce coeur indomptable,
+cette volonté de fer. Le beau caractère de Championnet
+lui parut taillé sur celui des Phocion et des Philopoemen;
+sans fonctions particulières, il s'attacha à son
+état-major, et, lorsque, après la chute de Pie VI et la
+proclamation de la république romaine, le général
+français vint à Rome, il l'y accompagna; alors, se
+trouvant si près de Naples, ne désespérant pas d'y
+soulever un mouvement révolutionnaire, il avait repris,
+pour rentrer dans le royaume, le même chemin
+par lequel il en était sorti, était revenu demander l'hospitalité
+non plus du proscrit, mais du conspirateur,
+au même ami chez lequel il avait déjà trouvé un asile
+et qui n'était autre que Gabriel Manthonnet, que nous
+avons déjà nommé, et, de là, il avait écrit à Championnet
+qu'il croyait Naples mûre pour un soulèvement
+et qu'il l'invitait à lui envoyer un homme sûr,
+calme et froid qui pût juger lui-même de la situation
+des esprits et de l'état des choses: c'était cet envoyé
+que l'on attendait.</p>
+
+<p>Gabriel Manthonnet, chez lequel Hector Caraffa
+avait trouvé un asile, et que le bouillant patriote
+n'avait pas eu de peine à entraîner à la cause de la
+liberté, était, comme Hector Caraffa, un homme de
+trente-quatre à trente-cinq ans, d'origine savoyarde,
+comme l'indique son nom; sa force était herculéenne,
+et sa volonté marchait l'égale de sa force; il avait
+cette éloquence du courage et cet esprit du coeur
+qui, dans les circonstances extrêmes, font jaillir de
+l'âme ces paroles sublimes dont tressaille l'histoire,
+chargée de les enregistrer; ce qui ne l'empêchait pas,
+dans les circonstances ordinaires, de trouver ces fines
+railleries qui, sans arriver à la postérité, font fortune
+chez les contemporains. Admis dans l'artillerie napolitaine
+en 1784, il avait été fait sous-lieutenant en
+1787, était passé en 1789 comme lieutenant au régiment
+d'artillerie de la reine, avait, en 1794, été nommé
+lieutenant-capitaine, et enfin, au commencement de
+l'année 1798, était devenu capitaine commandant de
+son régiment et aide de camp du général Fonseca.</p>
+
+<p>Celui des quatre conspirateurs que nous avons désigné
+sous le nom de Schipani était un Calabrais de
+naissance. La loyauté et la bravoure étaient ses deux
+qualités dominantes: homme d'exécution sûre tant
+qu'il restait sous le commandement de deux chefs de
+génie, comme Manthonnet ou Hector Caraffa, il devenait,
+abandonné à lui-même, inquiétant à force de
+témérité, dangereux à force de patriotisme. C'était
+une espèce de machine de guerre, frappant des coups
+terribles et sûrs, mais à la condition qu'il serait mis
+en mouvement par d'habiles machinistes.</p>
+
+<p>Quant à Nicolino, qui était resté de garde, comme
+le plus jeune, à la fenêtre du vieux château donnant
+sur la pointe du Pausilippe, c'était un beau gentilhomme
+de vingt et un à vingt-deux ans, neveu de ce
+même François Caracciolo que nous avons vu commander
+la galère de la reine et refuser pour lui une
+invitation à dîner, et, pour sa nièce Cecilia, une invitation
+de bal chez l'ambassadeur ou plutôt chez l'ambassadrice
+d'Angleterre; il était, en outre, frère du
+duc de Rocca-Romana, le plus élégant, le plus aventureux,
+le plus chevaleresque des cavaliers servants
+de la reine et qui est resté, à Naples, le type méridional
+de notre duc de Richelieu, amant de mademoiselle
+de Valois et vainqueur de Mahon; seulement,
+Nicolino, enfant d'un second mariage, était fils
+d'une Française, avait été élevé par sa mère dans l'amour
+de la France, et tenait, de cette portion de son
+sang, cette légèreté d'esprit et cette insouciance du
+danger qui font au besoin du héros un homme aimable
+et de l'homme aimable un héros.</p>
+
+<p>Tandis que les quatre autres conjurés échangeaient
+entre eux à voix basse, et la main machinalement
+étendue vers leurs armes, ces paroles pleines d'espérance,
+comme en disent les conspirateurs, mais à
+travers lesquelles, si pleines d'espérance qu'elles
+soient, brillent de temps en temps comme le reflet
+du glaive ou l'éclair du poignard, quelques-uns de
+ces mots qui, par le frissonnement qu'ils éveillent au
+fond du coeur, rappellent aux Damoclès politiques
+qu'ils ont une épée suspendue au-dessus de leur tête,
+Nicolino, insoucieux comme on l'est à vingt ans, rêvait
+à ses amours, qui, en ce moment, avaient pour
+objet une des dames d'honneur de la reine, encore
+plus qu'à la liberté de Naples, et, sans perdre de vue
+la pointe du Pausilippe, regardait s'amasser au ciel
+cette tempête prédite par François Caracciolo à la
+reine, et par lui à ses compagnons.</p>
+
+<p>En effet, de temps en temps, un tonnerre lointain
+grondait, précédé par des éclairs qui, ouvrant une
+sombre masse de nuages, roulant du midi au nord,
+illuminaient tour à tour d'une lueur fantastique le
+noir rocher de Capri, qui, aussitôt l'éclair éteint, rentrait
+dans l'obscurité, ne faisant plus qu'un avec la
+masse opaque de nuées dont il semblait former la
+base. De temps en temps, des bouffées de ce vent
+lourd et desséchant qui apporte jusqu'à Naples le
+sable enlevé aux déserts de la Libye, passaient par
+rafales frissonnantes, soulevant à la surface de la
+mer une trépidation phosphorescente qui, pour un
+instant, la changeait en un lac de flammes, rentrant
+presque aussitôt dans sa sombre opacité.</p>
+
+<p>Au souffle de ce vent redouté des pêcheurs, une
+foule de petites barques se hâtaient de regagner le
+port, les unes emportées par leurs voiles triangulaires
+et laissant derrière elles un sillon de feu, les autres
+nageant de toutes leurs forces et pareilles à ces grosses
+araignées qui courent sur l'eau, égratignant la mer
+de leurs avirons, dont chaque coup faisait jaillir une
+gerbe d'étincelles liquides. Peu à peu, ces barques,
+en se rapprochant hâtivement de la terre, disparurent
+derrière la lourde et immobile masse du château de
+l'Oeuf et le phare du môle, dont la lumière jaunâtre
+apparaissait au centre d'un cercle de vapeur pareil à
+celui qui entoure la lune à l'approche des mauvais
+temps; enfin, la mer resta solitaire, comme pour
+laisser le champ libre au combat qu'allaient se livrer
+les quatre vents du ciel.</p>
+
+<p>En ce moment, à la pointe du Pausilippe, apparut,
+comme un point dans l'espace, une flamme rougeâtre,
+faisant contraste avec les sulfureuses haleines de
+la tempête et les émanations phosphorescentes de la
+mer; cette flamme se dirigeait en droite ligne sur le
+palais de la reine Jeanne.</p>
+
+<p>Alors, et comme si l'apparition de cette flamme
+était un signal, éclata un coup de tonnerre qui roula
+du cap Campanella au cap Misène, tandis que, dans
+la même direction, le ciel, en s'ouvrant, offrait à l'oeil
+effrayé les abîmes insondables de l'éther. Des rafales
+venant de points complétement opposés passèrent, en
+la creusant, à la surface de la mer avec des rapidités
+et des bruits de trombe; les vagues montèrent
+sans gradation, comme si un bouillonnement sous-marin
+provoquait leur ébullition; la tempête venait
+de briser sa chaîne et parcourait le cirque liquide,
+comme un lion furieux.</p>
+
+<p>Nicolino, à l'aspect effrayant que prenaient à la
+fois la mer et le ciel, jeta un cri d'appel qui fit tressaillir
+les conjurés dans les profondeurs du vieux palais;
+ils s'élancèrent par les degrés, et, arrivés à la
+fenêtre, virent de quoi il s'agissait.</p>
+
+<p>La barque qui amenait, il n'y avait point à en
+douter, le messager attendu, venait d'être prise et
+comme enveloppée par la tempête, à moitié chemin
+du Pausilippe au palais de la reine Jeanne; elle avait
+abattu à l'instant même la petite voile carrée sous
+laquelle elle naviguait, et elle bondissait effarée sur
+les vagues, où essayaient de mordre les avirons de
+deux vigoureux rameurs.</p>
+
+<p>Comme l'avait pensé Hector Caraffa, rien n'avait
+arrêté le jeune homme au coeur de bronze qu'ils attendaient.
+Comme il avait été convenu dans l'itinéraire
+tracé d'avance,&mdash;et plus encore par précaution
+pour les conspirateurs napolitains que pour l'envoyé,
+que son uniforme français et son titre d'aide de camp
+de Championnet devaient protéger dans une ville
+d'un royaume allié, dans une capitale amie,&mdash;il
+avait quitté la route de Rome à Santa-Maria, avait
+gagné le bord de la mer, avait laissé son cheval à
+Pouzzoles, sous prétexte qu'il était trop fatigué pour
+aller plus loin; et, là, moitié menace, moitié séduction
+d'une forte récompense, il avait déterminé deux
+marins à partir malgré les présages du temps; et,
+tout en protestant contre une pareille témérité, ils
+étaient partis au milieu des cris et des lamentations
+de leurs femmes et de leurs enfants, qui les avaient
+accompagnés jusque sur les dalles humides du port.</p>
+
+<p>Leur crainte s'était réalisée, et, arrivés à Nisida, ils
+avaient voulu mettre leur passager à terre et s'abriter
+à la jetée; mais le jeune homme, sans colère, sans
+paroles vaines, avait tiré les pistolets passés à sa ceinture,
+en avait dirigé le canon sur les récalcitrants,
+qui, voyant, à ce visage calme mais résolu, que c'en
+était fait d'eux s'ils abandonnaient leurs rames, s'étaient
+courbés sur elles et avaient donné une nouvelle
+impulsion à la barque.</p>
+
+<p>Ils avaient débouché alors du petit golfe de
+Pouzzoles dans le golfe de Naples, et, à partir de là,
+s'étaient trouvés sérieusement aux prises avec la tempête,
+qui, ne voyant, sur l'immense surface des flots,
+que cette seule barque à anéantir, semblait avoir concentré
+sur elle toute sa colère.</p>
+
+<p>Les cinq conjurés restèrent un instant immobiles
+et muets; le premier aspect d'un grand danger couru
+par notre semblable commence toujours par nous
+stupéfier; puis jaillit tout à coup de notre coeur,
+comme un instinct impérieux et irrésistible de la nature,
+le besoin de lui porter secours.</p>
+
+<p>Hector Caraffa rompit le premier le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Des cordes! des cordes! cria-t-il en essuyant
+la sueur qui venait de perler tout à coup à son
+front.</p>
+
+<p>Nicolino s'élança, il avait compris; il replaça la
+planche sur l'abîme, bondit du rebord de la fenêtre
+sur la planche, de la planche sur le rocher, et du
+rocher jusqu'à la porte de la rue, et, dix minutes
+après, il reparut avec une corde arrachée à un puits
+public.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, si court qu'il fût, la tempête
+avait redoublé de rage; mais aussi, poussée par elle,
+la barque s'était rapprochée et n'était plus qu'à quelques
+encablures du palais; seulement, la vague battait
+avec tant de fureur contre l'écueil sur lequel il
+était bâti, qu'au lieu de se présenter comme une espérance,
+il y avait un redoublement de danger à s'en
+approcher, l'écume fouettant le visage des conspirateurs
+penchés à la fenêtre du premier étage, c'est-à-dire
+à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus de l'eau.</p>
+
+<p>A la lueur du feu allumé à la proue, et que chaque
+vague que surmontait la barque menaçait d'éteindre,
+on voyait les deux marins courbés sur leurs rames
+avec l'angoisse de la terreur peinte sur le visage;
+tandis que, debout, comme s'il était rivé au plancher
+du bateau, les cheveux fouettés par l'ouragan,
+mais le sourire sur les lèvres et regardant d'un oeil
+dédaigneux ces flots qui, pareils à la meute de
+Scylla, bondissaient et aboyaient autour de lui, le
+jeune homme semblait un dieu commandant à la
+tempête, ou, ce qui est plus grand encore, un homme
+inaccessible à la peur.</p>
+
+<p>On voyait, à la façon dont il abaissait la main sur
+ses yeux et dont il dirigeait son regard vers la ruine
+gigantesque, que, dans l'espérance d'être attendu, il
+essayait de distinguer à travers l'ombre la présence de
+ceux qui l'attendaient; un éclair lui vint en aide, qui
+illumina la façade ridée et sombre du vieux bâtiment,
+et il put voir, groupés dans l'attitude de l'angoisse,
+cinq hommes qui d'une même voix lui crièrent:</p>
+
+<p>&mdash;Courage!</p>
+
+<p>Au même moment, une vague monstrueuse, refoulée
+par la base rocheuse du palais, s'abattit sur
+l'avant de la barque, et, éteignant le feu, sembla
+l'avoir engloutie.</p>
+
+<p>La respiration s'arrêta dans toutes les poitrines;
+d'un geste désespéré, Hector Caraffa saisit ses cheveux
+à pleines mains; mais on entendit une voix
+forte et calme qui criait, dominant le bruit de la tempête:</p>
+
+<p>&mdash;Une torche!</p>
+
+<p>Ce fut Hector Caraffa qui s'élança à son tour; il y
+avait dans une cavité de la muraille des torches préparées
+pour les nuits ténébreuses; il saisit une de ces
+torches, l'alluma à la lampe qui brûlait sur la table
+de pierre; puis, presque aussitôt, on le vit apparaître
+sur la plate-forme extérieure du rocher, penché sur
+la mer et étendant vers la barque sa torche résineuse
+au milieu d'un nuage d'écume impuissant à
+l'éteindre.</p>
+
+<p>Alors, comme si elle surgissait des abîmes de la
+mer, la barque reparut à quelques pieds seulement
+de la base du château; les deux rameurs avaient
+abandonné leur rames, et à genoux, les bras levés
+au ciel, invoquaient la madone et saint Janvier.</p>
+
+<p>&mdash;Une corde! cria le jeune homme.</p>
+
+<p>Nicolino monta sur le rebord de la fenêtre, et, retenu
+à bras-le-corps par l'herculéen Manthonnet, prit
+sa mesure et lança dans le bateau une extrémité de la
+corde, dont Schipani et Cirillo tenaient l'autre extrémité.</p>
+
+<p>Mais à peine avait-on entendu le bruit de la corde
+heurtant le bois de la barque, qu'une vague énorme,
+venant cette fois de la mer, lança avec une force irrésistible
+la barque contre l'écueil. On entendit un craquement
+funèbre suivi d'un cri de détresse; puis
+barque, pêcheurs, passagers, tout disparut.</p>
+
+<p>Seulement, cette exclamation simultanée s'échappa
+de la poitrine de Schipani et de Cirillo:</p>
+
+<p>&mdash;Il la tient! il la tient!</p>
+
+<p>Et ils se mirent à tirer la corde à eux.</p>
+
+<p>En effet, au bout d'une seconde, la mer se fendit
+au pied de recueil, et, à la lueur de la torche qu'étendait
+Hector Caraffa au-dessus de l'abîme, on en
+vit sortir le jeune aide de camp, qui, secondé par la
+traction de la corde, escalada le rocher, saisit la main
+que lui tendit le comte de Ruvo, bondit sur la plateforme,
+et, pressé tout ruisselant sur la poitrine de son
+ami, avec son regard serein et sa voix dans laquelle
+il était impossible de distinguer la moindre altération,
+levant la tête vers ses sauveurs, prononça ce
+seul mot:</p>
+
+<p>&mdash;Merci!</p>
+
+<p>En ce moment, un coup de tonnerre retentit, qui
+sembla vouloir arracher le palais à sa base de granit;
+un éclair flamboya, lançant, par toutes les ouvertures
+de la ruine, ses flèches de feu, et la mer, avec un hurlement
+terrible, monta jusqu'aux genoux des deux
+jeunes gens.</p>
+
+<p>Mais Hector Caraffa, avec cet enthousiasme méridional
+qui faisait encore ressortir la tranquillité de
+son âme, levant sa torche comme pour défier la
+foudre:</p>
+
+<p>&mdash;Gronde, tonnerre! flamboie, éclair! rugis tempête!
+s'écria-t-il. Nous sommes de la race de ces Grecs
+qui ont brûlé Troie, et celui-ci&mdash;ajouta-t-il en passant
+la main sur l'épaule de son ami&mdash;celui-ci descend
+d'Ajax, fils d'Oïlée: il échappera malgré les
+dieux!</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LE FILS DE LA MORTE.</h3>
+
+
+<p>Ce qu'il y a de particulier aux grands cataclysmes
+de la nature et aux grandes préoccupations politiques,&mdash;et,
+hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point
+honneur à l'humanité,&mdash;c'est qu'ils concentrent
+l'intérêt sur les individus qui, dans l'un ou l'autre
+cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend
+ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages
+inférieurs dans l'ombre, et en laissant le soin
+de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence
+qui est devenue, pour les égoïstes de caractère
+ou d'occasion, un moyen de mettre à la charge de
+Dieu toutes les infortunes qu'ils ne se souciaient pas
+de secourir.</p>
+
+<p>Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui
+amenait le messager attendu si impatiemment par
+nos conspirateurs fut lancée contre l'écueil et se brisa
+dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d'élite, au
+coeur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres
+de l'humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur
+patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complétement
+que deux de leurs semblables, fils de cette
+patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de
+disparaître dans le gouffre, pour ne s'occuper que de
+celui qui se rattachait à eux par un lien d'intérêt
+non-seulement général, mais encore individuel, concentrant
+sur celui-là toute leur attention et tous leurs
+secours, et croyant qu'une vie si nécessaire à leurs
+projets n'était pas trop payée des deux existences secondaires
+qu'elle venait de compromettre et à la
+perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent
+même pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'étaient des hommes, cependant, murmurera
+le philosophe.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondra le politique; c'étaient des zéros
+dont une nature supérieure était l'unité.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, que les deux malheureux pêcheurs
+aient eu leur part bien vive dans les sympathies
+et dans les regrets de ceux qui venaient de les
+voir disparaître, c'est ce dont il nous est permis de
+douter en les voyant s'élancer, le visage joyeux et
+les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à
+son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et
+sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.</p>
+
+<p>C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq
+ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues
+mèches, collées aux tempes et le long des joues
+par l'eau de la mer, un visage naturellement pâle, et
+dont tout le mouvement et toute la vie semblaient
+s'être concentrés dans les yeux, suffisant d'ailleurs à
+animer une physionomie qui, sans les éclairs qu'ils
+jetaient, eût semblé de marbre; ses sourcils noirs et
+naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale
+une expression de volonté inflexible, contre laquelle
+on comprenait que tout, excepté les mystérieux
+et implacables décrets du sort, avait dû se
+briser et devait se briser encore; si ses habits n'eussent
+été ruisselants d'eau, si les boucles de ses cheveux
+n'eussent point porté les traces de son passage
+à travers les vagues, si la tempête n'eût rugi comme
+un lion furieux d'avoir laissé échapper sa proie, il
+eût été impossible de lire sur sa physionomie le
+moindre signe d'émotion qui indiquât qu'il venait
+d'échapper à un danger de mort; c'était bien enfin
+et de tout point l'homme promis par Hector Caraffa,
+dont l'impétueuse témérité se plaisait à s'incliner devant
+le froid et tranquille courage de son ami.</p>
+
+<p>Pour achever maintenant le portrait de ce jeune
+homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage,
+du moins un des personnages principaux de
+de cette histoire, hâtons-nous de dire qu'il était vêtu
+de cet élégant et héroïque costume républicain que
+les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont
+non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel,
+et dont nous avons, à propos de l'apparition
+de notre ambassadeur Garat, tracé une description
+trop exacte et trop récente pour qu'il soit utile de la
+renouveler ici.</p>
+
+<p>Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il
+qu'il y avait une certaine imprudence à un
+messager, chargé de mystérieuses communications,
+à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était
+plus qu'un uniforme, qui était un symbole; mais nous
+répondrons que notre héros était parti de Rome, il
+y avait quarante-huit heures, ignorant complètement,
+ainsi que le général Championnet, dont il était
+l'émissaire, les événements qu'avaient accumulés en
+un jour l'arrivée de Nelson et l'inqualifiable accueil
+qui lui avait été fait; que le jeune officier était ostensiblement
+envoyé à l'ambassadeur que l'on croyait
+encore à son poste, comme chargé de dépêches, et
+que l'uniforme français dont il était revêtu semblait
+devoir être un porte-respect, au contraire, dans un
+royaume que l'on savait hostile au fond du coeur,
+mais qui, par crainte au moins, si ce n'était par respect
+humain, devait conserver les apparences d'une
+amitié qu'à défaut de sa sympathie, lui imposait un
+récent traité de paix.</p>
+
+<p>Seulement, la première conférence du messager
+devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu'il
+fallait avoir grand soin de ne pas compromettre;
+car, si l'uniforme et la qualité de Français sauvegardaient
+l'officier, rien ne les sauvegardait, eux; et
+l'exemple d'Emmanuel de Deo, de Galiani et de
+Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence
+avec les républicains français, prouvait
+que le gouvernement napolitain n'attendait que
+l'occasion de déployer une suprême rigueur et
+ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait.
+La conférence terminée, elle devait être transmise
+dans tous ses détails à notre ambassadeur et
+devait servir à régler la conduite qu'il tiendrait avec
+une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre,
+mérité chez les modernes la réputation que la foi
+carthaginoise avait dans l'antiquité.</p>
+
+<p>Nous avons dit avec quel empressement chacun
+s'était élancé au-devant du jeune officier, et l'on comprend
+quelle impression dut faire sur l'organisation
+impressionnable de ces hommes du Midi cette froide
+bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger,
+quand le danger était à peine évanoui.</p>
+
+<p>Quel que fût le désir des conjurés d'apprendre les
+nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que
+celui-ci acceptât d'abord de Nicolino Caracciolo, qui
+était de la même taille que lui et dont la maison était
+voisine du palais de la reine Jeanne<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>, un costume
+complet pour remplacer celui qui était trempé de
+l'eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu
+dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves
+inconvénients pour la santé du naufragé; malgré les
+objections de celui-ci, il lui fallut donc céder; il resta
+seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument
+lui servir de valet de chambre; et, lorsque
+Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent,
+ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé
+en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec
+son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes
+gens qui donnaient la mode à Naples.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2: </b><a href="#footnotetag2">(retour) </a><p>L'auteur a connu ce même Nicolino Caracciolo dont il est
+question ici; il habitait encore, en 1860, cette maison, où il est
+mort à l'âge de quatre-vingt-trois ans, en 1863.</p></blockquote>
+
+<p>En voyant rentrer ceux qui s'étaient absentés pour
+un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s'avançant
+à leur rencontre, leur dit en excellent italien:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui
+a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me
+connaît ici, tandis qu'au contraire, moi, je vous
+connais tous ou pour des hommes savants ou pour
+des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie
+et sont des titres à la confiance de vos concitoyens;
+mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne
+savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que
+quelques actions de courage qui me sont communes
+avec les plus humbles et les plus ignorés des
+soldats de l'armée française. Or, quand on va combattre
+pour la même cause, risquer sa vie pour le
+même principe, mourir peut-être sur le même échafaud,
+il est d'un homme loyal de se faire connaître et
+de n'avoir point de secrets pour ceux qui n'en ont pas
+pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs; je
+suis Napolitain comme vous; seulement, vous avez
+été proscrits et persécutés à différents âges de votre
+vie; moi, j'ai été proscrit avant ma naissance.</p>
+
+<p>Le mot <span class="sc">FRÈRE</span> s'échappa de toutes les bouches, et
+toutes les mains s'étendirent vers les deux mains ouvertes
+du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une sombre histoire que la mienne, ou
+plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux
+perdus dans l'espace, comme s'il cherchait quelque
+fantôme invisible à tous, excepté à lui; et qui vous
+sera, je l'espère, un nouvel aiguillon à renverser
+l'odieux régime qui pèse sur notre patrie.</p>
+
+<p>Puis, après un instant de silence:</p>
+
+<p>&mdash;Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il;
+nous habitions, mon père et moi, une petite maison
+de campagne isolée au milieu d'une grande forêt;
+nous n'avions qu'un domestique, nous ne recevions
+personne; je ne me rappelle pas même le nom de
+cette forêt.</p>
+
+<p>»Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher
+mon père; il montait alors à cheval, prenait
+ses instruments de chirurgie, suivait la personne
+qui le venait chercher; puis, deux heures, quatre
+heures, six heures après, le lendemain même quelquefois,
+reparaissait sans dire où il avait été.&mdash;J'ai
+su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses
+absences étaient motivées par des opérations dont il
+refusa toujours le salaire.</p>
+
+<p>»Mon père s'occupait seul de mon éducation; mais,
+je dois le dire, il donnait plus d'attention encore au
+développement de mes forces et de mon adresse qu'à
+celui de mon intelligence et de mon esprit.</p>
+
+<p>»Ce fut lui, cependant, qui m'apprit à lire et à
+écrire, puis qui m'enseigna le grec et le latin; nous
+parlions indifféremment l'italien et le français; tout
+le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises,
+était consacré aux exercices du corps.</p>
+
+<p>»Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes
+et à tirer au fusil et au pistolet.</p>
+
+<p>»A dix ans, j'étais un excellent cavalier, je manquais
+rarement une hirondelle au vol et je cassais
+presque à chaque coup, avec mes pistolets, un oeuf se
+balançant au bout d'un fil.</p>
+
+<p>»Je venais d'atteindre ma dixième année lorsque
+nous partîmes pour l'Angleterre; j'y restai deux ans.
+Pendant ces deux ans, j'y appris l'anglais avec un
+professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait
+et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je
+parlais l'anglais aussi couramment que le français et
+l'italien.</p>
+
+<p>»J'avais un peu plus de douze ans lorsque nous
+quittâmes l'Angleterre pour l'Allemagne; nous nous
+arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j'avais
+appris l'anglais, j'appris l'allemand; au bout de deux
+autres années, cette langue m'était aussi familière que
+les trois autres.</p>
+
+<p>»Pendant ces quatre années, mes études physiques
+avaient continué. J'étais excellent cavalier, de
+première force à l'escrime; j'eusse pu disputer le prix
+de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au
+grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre
+la muraille.</p>
+
+<p>»Je n'avais jamais demandé à mon père pourquoi
+il me poussait à tous ces exercices. J'y prenais plaisir,
+et, mon goût se trouvant d'accord avec sa volonté,
+j'avais fait des progrès qui m'avaient amusé
+moi-même tout en le satisfaisant.</p>
+
+<p>»Au reste, j'avais jusque-là passé au milieu du
+monde pour ainsi dire sans le voir; j'avais habité
+trois pays sans les connaître; j'étais très-familier avec
+les héros de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome,
+très-ignorant de mes contemporains.</p>
+
+<p>»Je ne connaissais que mon père.</p>
+
+<p>»Mon père, c'était mon dieu, mon roi, mon maître,
+ma religion; mon père ordonnait, j'obéissais. Ma
+lumière et ma volonté venaient de lui; je n'avais par
+moi-même que de vagues notions du bien et du mal.</p>
+
+<p>»J'avais quinze ans lorsqu'il me dit un jour,
+comme deux fois il me l'avait déjà dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Nous partons.</p>
+
+<p>»Je ne songeai pas même à lui demander:</p>
+
+<p>»&mdash;Où allons-nous?</p>
+
+<p>»Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la
+Suisse; nous traversâmes les Alpes. J'avais parlé successivement
+l'allemand et le français, tout à coup, en
+arrivant au bord d'un grand lac, j'entendis parler
+une langue nouvelle, c'était l'italien; je reconnus ma
+langue maternelle et je tressaillis.</p>
+
+<p>»Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes
+à Naples. A Naples, nous nous arrêtâmes
+quelques jours; mon père achetait deux chevaux et
+paraissait mettre beaucoup d'attention au choix de
+ces deux montures.</p>
+
+<p>»Un jour, arrivèrent à l'écurie deux bêtes magnifiques,
+croisées d'anglais et d'arabe; j'essayai le cheval
+qui m'était destiné et je rentrai tout fier d'être maître
+d'un pareil animal.</p>
+
+<p>»Nous partîmes de Naples un soir; nous marchâmes
+une partie de la nuit. Vers deux heures du matin,
+nous arrivâmes à un petit village où nous nous
+arrêtâmes.</p>
+
+<p>»Nous nous y reposâmes jusqu'à sept heures du
+matin.</p>
+
+<p>«A sept heures, nous déjeunâmes; avant de partir,
+mon père me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Salvato, charge tes pistolets.</p>
+
+<p>»&mdash;Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.</p>
+
+<p>»&mdash;Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau
+avec la plus grande précaution, de peur qu'ils ne ratent:
+tu auras besoin de t'en servir aujourd'hui.</p>
+
+<p>»J'allais les décharger en l'air sans faire aucune
+observation; j'ai dit mon obéissance passive aux ordres
+de mon père; mais mon père m'arrêta le bras.</p>
+
+<p>»&mdash;As-tu toujours la main aussi sûre? me demanda-t-il.</p>
+
+<p>»&mdash;Voulez-vous le voir?</p>
+
+<p>»&mdash;Oui.</p>
+
+<p>»Un noyer à l'écorce lisse ombrageait l'autre côté
+de la route; je déchargeai un de mes pistolets dans
+l'arbre; puis, avec le second, je doublai si exactement
+ma balle, que mon père crut d'abord que j'avais
+manqué l'arbre.</p>
+
+<p>»Il descendit, et, avec la pointe de son couteau,
+s'assura que les deux balles étaient dans le même
+trou.</p>
+
+<p>»&mdash;Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.</p>
+
+<p>»&mdash;Il sont rechargés.</p>
+
+<p>»&mdash;Partons alors.</p>
+
+<p>»On nous tenait nos chevaux prêts; je plaçai mes
+pistolets dans leurs fontes; je remarquai que mon
+père mettait une nouvelle amorce aux siens.</p>
+
+<p>»Nous partîmes.</p>
+
+<p>»Vers onze heures du matin, nous atteignîmes
+une ville où s'agitait une grande foule; c'était jour
+de marché et tous les paysans des environs y affluaient.</p>
+
+<p>»Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes
+la place. Pendant toute la route, mon père
+était demeuré muet; mais cela ne m'avait point
+étonné: il passait parfois des journées entières sans
+prononcer une parole.</p>
+
+<p>»En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes;
+il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous
+côtés.</p>
+
+<p>»Devant un café se tenait un groupe d'hommes
+mieux vêtus que les autres; au milieu de ce groupe,
+une espèce de gentilhomme campagnard, à l'air insolent,
+parlait haut, et, gesticulant avec une cravache
+qu'il tenait à la main, s'amusait à en frapper indifféremment
+les hommes et les animaux qui passaient
+à sa portée.</p>
+
+<p>»Mon père me toucha le bras; je me retournai de
+son côté: il était fort pâle.</p>
+
+<p>»&mdash;Qu'avez-vous mon père? lui demandai-je.</p>
+
+<p>»&mdash;Rien, me dit-il.&mdash;Vois-tu cet homme?</p>
+
+<p>»&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>»&mdash;Celui qui a des cheveux roux.</p>
+
+<p>»&mdash;Je le vois.</p>
+
+<p>»&mdash;Je vais m'approcher de lui et lui dire quelques
+paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras
+feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu?
+Juste au milieu du front.&mdash;Apprête ton
+pistolet.</p>
+
+<p>»Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte,
+mon père s'approcha de l'homme, lui dit quelques
+mots; l'homme pâlit. Mon père me montra du doigt
+le ciel.</p>
+
+<p>»Je fis feu, la balle atteignit l'homme roux au milieu
+du front: il tomba mort.</p>
+
+<p>»Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer
+le chemin; mais mon père éleva la voix.</p>
+
+<p>»&mdash;Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il; et celui-ci,
+ajouta-t-il en me montrant du doigt, <i>c'est le fils de
+la morte!</i></p>
+
+<p>»La foule s'ouvrit devant nous et nous sortîmes de
+la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous
+poursuivre.</p>
+
+<p>Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux
+au galop et nous ne nous arrêtâmes qu'au couvent du
+Mont-Cassin.</p>
+
+<p>»Le soir, mon père me raconta l'histoire que je vais
+vous raconter à mon tour.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>LE DROIT D'ASILE.</h3>
+
+
+<p>La première partie de l'histoire que venait de raconter
+le jeune homme avait paru tellement étrange
+à ses auditeurs, qu'ils l'avaient écoutée attentifs, muets
+et sans l'interrompre; en outre, il put se convaincre,
+par le silence qu'ils continuaient de garder pendant
+la pause d'un instant qu'il fit, de l'intérêt qu'ils attachaient
+à sa narration et du désir qu'ils éprouvaient
+d'en connaître la fin, ou plutôt le commencement.</p>
+
+<p>Aussi n'hésita-t-il point à reprendre son récit.</p>
+
+<p>&mdash;Notre famille continua-t-il, habitait de temps
+immémorial la ville de Larino, dans la province de
+Molise: elle avait nom Maggio-Palmieri. Mon père
+Giuseppe Maggio-Palmieri, ou plutôt Giuseppe Palmieri,
+comme on l'appelait plus communément, vint,
+vers 1778, achever ses études à l'école de chirurgie de
+Naples.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai connu, ajouta Dominique Cirillo; c'était un
+brave et loyal jeune homme, mon cadet de quelques
+années; il est retourné dans sa province vers 1771,
+à l'époque où je venais d'être nommé professeur; au
+bout de quelque temps, nous avons entendu dire qu'à
+la suite d'une querelle avec le seigneur de son pays,
+querelle dans laquelle il y avait eu du sang répandu,
+il avait été forcé de s'exiler.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez béni et honoré, dit Salvato en s'inclinant,
+vous qui avez connu mon père et qui lui rendez justice
+devant son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, continuez! dit Cirillo; nous vous
+écoutons.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez! reprirent après lui, et d'une seule
+voix, les autres conjurés.</p>
+
+<p>&mdash;Donc, vers l'année 1771, comme vous l'avez dit,
+Giuseppe Palmieri quitta Naples, emportant le diplôme
+de docteur, et jouissant d'une réputation d'habileté
+que plusieurs cures fort difficiles, accomplies
+heureusement par lui, ne permettaient pas de mettre
+en doute.</p>
+
+<p>»Il aimait une jeune fille de Larino, nommée Luisa-Angiolina
+Ferri. Fiancés avant leur séparation, les
+deux amants s'étaient fidèlement gardé leur foi pendant
+les trois années d'absence; leur mariage devait
+être la principale fête du retour.</p>
+
+<p>»Mais, en l'absence de mon père, un événement
+qui avait la gravité d'un malheur était arrivé: le
+comte de Molise était devenu amoureux d'Angiolina
+Ferri.</p>
+
+<p>»Vous savez mieux que moi, vous qui habitez le
+pays, ce que sont nos barons provinciaux et les droits
+qu'ils prétendent tenir de leur puissance féodale; un
+de ces droits était d'accorder ou de refuser, selon
+leur bon plaisir, à leurs vassaux, la permission de
+se marier.</p>
+
+<p>»Mais ni Joseph Palmieri ni Angiolina Ferri
+n'étaient les vassaux du comte de Molise. Tous deux
+étaient nés libres et ne relevaient que d'eux-mêmes;
+il y avait plus: mon père, par la fortune, était presque
+son égal.</p>
+
+<p>»Le comte avait tout employé, menaces et promesses,
+pour obtenir un regard d'Angiolina; tout
+s'était brisé contre une chasteté dont le nom de la
+jeune fille semblait être le symbole.</p>
+
+<p>»Le comte donna une grande fête et l'invita. Pendant
+cette fête, qui devait avoir lieu non-seulement
+dans le château, mais encore dans les jardins du
+comte, son frère, le baron de Boïano, s'était chargé
+d'enlever Angiolina et de la transporter de l'autre
+côté du Tortore, dans le château de Tragonara.</p>
+
+<p>»Angiolina, invitée, comme toutes les dames de
+Larino, feignit, pour ne point assister à la fête, une
+indisposition.</p>
+
+<p>»Le lendemain, ne gardant plus aucune mesure,
+le comte de Molise envoya ses <i>campieri</i> pour enlever
+la jeune fille, qui n'eut que le temps, tandis que
+ceux-ci forçaient la porte de la rue, de fuir par celle
+du jardin et de se réfugier au palais épiscopal, lieu
+doublement sacré par lui-même et par le voisinage
+de la cathédrale.</p>
+
+<p>»A ce double titre, il jouissait du droit d'asile.</p>
+
+<p>»Voilà donc le point où les choses en étaient lorsque
+Giuseppe Palmieri revint à Larino.</p>
+
+<p>»Le siége épiscopal était, par hasard, vacant à
+cette époque. Un vicaire remplaçait l'évêque; Giuseppe
+Palmieri alla trouver ce vicaire, ami de sa famille,
+et le mariage eut lieu secrètement dans la chapelle
+de l'évêché.</p>
+
+<p>»Le comte de Molise apprit ce qui s'était passé, et,
+tout enragé de colère qu'il était, il respecta les priviléges
+du lieu; mais il plaça tout autour du palais des
+hommes d'armes chargés de surveiller ceux qui entraient
+dans le palais épiscopal et surtout ceux qui en
+sortaient.</p>
+
+<p>»Mon père savait bien que ces hommes d'armes
+étaient là, à son intention surtout, et que, si sa femme
+courait risque de l'honneur, lui courait risque de la
+vie. Un crime coûte peu à nos seigneurs féodaux; sûr
+de l'impunité, le comte de Molise avait cessé depuis
+longtemps de tenir registre des assassinats qu'il
+avait commis lui-même ou fait commettre par ses
+sbires.</p>
+
+<p>»Les hommes du comte faisaient bonne garde;
+on disait qu'Angiolina vivante valait dix mille ducats,
+et mon père mort cinq mille.</p>
+
+<p>»Mon père resta quelque temps caché au palais
+épiscopal; mais, par malheur, il n'était pas homme à
+subir longtemps une pareille contrainte. Ennuyé de
+sa captivité, Giuseppe Palmieri résolut un jour d'en
+finir avec son persécuteur.</p>
+
+<p>»Or, le comte de Molise avait l'habitude de sortir
+tous les jours en voiture de son palais, une heure ou
+deux avant l'Ave Maria, et d'aller faire une promenade
+jusqu'au couvent des Capucins, situé à environ
+deux milles de distance de la ville; arrivé là, le comte
+donnait invariablement au cocher l'ordre de revenir
+au palais; le cocher tournait bride, et, au petit trot,
+presque au pas, le comte reprenait le chemin de la
+ville.</p>
+
+<p>»A mi-chemin de Larino au couvent, se trouve la
+fontaine de San-Pardo, patron du pays, et ça et là,
+autour de la fontaine, des fourrés et des haies.</p>
+
+<p>»Giuseppo Palmieri sortit du palais épiscopal en
+habit de moine, et dépista tous ses gardiens. Sous sa
+robe, il cachait une paire d'épées et une paire de pistolets.</p>
+
+<p>»Arrivé à la fontaine de San-Pardo, le lieu lui parut
+propice; il s'y arrêta et se cacha derrière une
+haie. La voiture du comte passa, il la laissa passer:
+il y avait encore une heure de jour.</p>
+
+<p>»Une demi-heure après, il entendit le roulement
+de la voiture qui revenait; il dépouilla sa robe de
+moine et se retrouva avec ses habits ordinaires.</p>
+
+<p>»La voiture approchait.</p>
+
+<p>»D'une main, il prit les épées hors de leur fourreau,
+de l'autre, les pistolets tout armés, et alla se
+placer au milieu de la route.</p>
+
+<p>»En voyant cet homme, auquel il soupçonnait
+de mauvaises intentions, le cocher prit un des
+bas côtés du chemin; mais mon père n'eut qu'un
+mouvement à faire pour se retrouver en face des chevaux.</p>
+
+<p>»&mdash;Qui es-tu et que veux-tu? lui demanda le
+comte en se soulevant dans sa voiture.</p>
+
+<p>»&mdash;Je suis Giuseppe Maggio-Palmieri, lui répondit
+mon père; je veux ta vie.</p>
+
+<p>»&mdash;Coupe la figure de ce drôle d'un coup de fouet,
+dit le comte à son cocher, et passe!</p>
+
+<p>»Et il se recoucha dans sa voiture.</p>
+
+<p>»Le cocher leva son fouet; mais, avant que le fouet
+fût retombé, mon père avait tué le cocher d'un coup
+de pistolet.</p>
+
+<p>»Il roula de son siège à terre.</p>
+
+<p>»Les chevaux demeurèrent immobiles; mon père
+marcha à la voiture et ouvrit la portière.</p>
+
+<p>»&mdash;Je ne viens point ici pour t'assassiner, quoique
+j'en aie le droit, étant en cas de légitime défense,
+mais pour me battre loyalement avec toi, dit-il au
+comte. Choisis: voici deux épées d'égale longueur,
+voici deux pistolets; des deux pistolets, un seul est
+chargé; ce sera véritablement le jugement de Dieu.</p>
+
+<p>»Et il lui présenta, d'une main, les deux poignées
+d'épée, et, de l'autre, les deux crosses de pistolet.</p>
+
+<p>»&mdash;On ne se bat point avec un vassal, reprit le
+comte; on le bat.</p>
+
+<p>»Et, levant sa canne, il en frappa mon père à la
+joue.</p>
+
+<p>»Mon père prit le pistolet chargé et le déchargea à
+bout portant dans le coeur du comte.</p>
+
+<p>»Le comte ne fit pas un mouvement, ne jeta pas
+un cri; il était mort.</p>
+
+<p>»Mon père reprit sa robe de moine, remit ses
+épées au fourreau, rechargea ses pistolets, et rentra
+au palais épiscopal aussi heureusement qu'il en était
+sorti.</p>
+
+<p>»Quant aux chevaux, se sentant libres, il se remirent
+en route d'eux-mêmes, et, comme ils connaissaient
+parfaitement la route, qu'ils faisaient deux fois
+par jour, d'eux-mêmes encore ils revinrent au palais
+du comte; mais, chose singulière, au lieu de s'arrêter
+devant le pont en bois qui conduisait à la porte du
+château, comme s'ils eussent compris qu'ils menaient
+non pas un vivant, mais un mort, ils continuèrent leur
+chemin et ne s'arrêtèrent qu'au seuil d'une petite église
+placée sous l'invocation de saint François, dans laquelle
+le comte disait toujours qu'il voulait être enterré.</p>
+
+<p>»Et, en effet, la famille du comte, qui connaissait
+son désir, ensevelit le cadavre dans cette église et lui
+éleva un tombeau.</p>
+
+<p>»L'événement fit grand bruit; la lutte engagée
+entre mon père et le comte était publique, et il va sans
+dire que toutes les sympathies étaient pour mon père;
+personne ne doutait que ce dernier ne fût l'auteur du
+meurtre, et, comme si Giuseppe Palmieri eût désiré
+lui-même que l'on n'en doutât point, il avait envoyé
+une somme de dix mille francs à la veuve du
+cocher.</p>
+
+<p>»Le frère cadet du comte héritait de toute sa fortune;
+il déclara en même temps hériter de sa vengeance.
+C'était celui qui avait voulu aider son frère à
+enlever Angiolina; c'était un misérable qui, à vingt
+et un ans, avait commis déjà trois ou quatre meurtres.
+Quant aux rapts et aux violences, on ne les
+comptait pas.</p>
+
+<p>»Il jura que le coupable ne lui échapperait point,
+doubla les gardes qui entouraient le palais épiscopal
+et en prit lui-même le commandement.</p>
+
+<p>»Maggio-Palmieri continua de se tenir caché dans
+le palais épiscopal. Sa famille et celle de sa femme
+leur apportaient tout ce dont ils avaient besoin en vivres
+et en vêtements. Angiolina était enceinte de cinq
+mois; ils étaient tout à eux-mêmes, c'est-à-dire tout
+à leur amour, aussi heureux qu'on peut l'être sans la
+liberté.</p>
+
+<p>»Deux mois s'écoulèrent ainsi; on arriva au 26 mai,
+jour où l'on célèbre à Larino la fête de saint Pardo,
+qui, comme je vous l'ai dit, est le patron de la ville.</p>
+
+<p>»Ce jour-là, il se fait une grande procession; les
+métayers ornent leurs chars de tentures, de guirlandes,
+de feuillages et de banderoles de toutes couleurs;
+ils y attellent des boeufs aux cornes dorées, qu'ils
+couvrent de fleurs et de rubans; ces chars suivent la
+procession, qui porte par les rues le buste du saint,
+accompagnée par toute la population de Larino et des
+villages voisins, chantant les louanges du bienheureux.
+Or, cette procession, pour entrer à la cathédrale
+et pour en sortir, devait passer devant le palais
+épiscopal qui donnait asile aux deux jeunes
+gens.</p>
+
+<p>»Au moment où la procession et le peuple, arrêtés
+sur la grande place de la ville, chantaient et dansaient
+autour du char, Angiolina, croyant à la trêve
+de Dieu, s'approcha d'une fenêtre, imprudence que
+son mari lui avait pourtant bien recommandé de ne
+pas commettre. Le malheur voulut que le frère du
+comte fût sur la place, juste en face de cette fenêtre;
+il reconnut Angiolina à travers la vitre, arracha
+le fusil des mains d'un soldat, ajusta et lâcha le coup.</p>
+
+<p>»Angiolina ne jeta qu'un cri et ne prononça que
+deux paroles:</p>
+
+<p>»&mdash;Mon enfant!</p>
+
+<p>»Au bruit du coup, au fracas de la vitre cassée, au
+cri poussé par sa femme, Giuseppe Palmieri accourut
+assez à temps pour la recevoir dans ses bras.</p>
+
+<p>»La balle avait frappé Angiolina juste au milieu
+du front.</p>
+
+<p>»Fou de douleur, son mari la prit dans ses bras,
+la porta sur son lit, se courba sur elle, la couvrit de
+baisers. Tout fut inutile. Elle était morte!</p>
+
+<p>»Mais, dans cette douloureuse et suprême étreinte,
+il sentit tout à coup l'enfant qui tressaillait dans le
+sein de la morte.</p>
+
+<p>»Il poussa un cri, une lueur traversa son cerveau,
+et, à son tour, il laissa échapper de son coeur
+ces deux mots:</p>
+
+<p>»&mdash;Mon enfant!</p>
+
+<p>»La mère était morte, mais l'enfant vivait; l'enfant
+pouvait être sauvé.</p>
+
+<p>»Il fit un effort sur lui-même, étancha la sueur
+qui perlait sur son front, essuya les pleurs qui coulaient
+de ses yeux, et, se parlant à lui-même, il murmura
+ces deux mots:</p>
+
+<p>»&mdash;Sois homme.</p>
+
+<p>»Alors, il prit sa trousse, l'ouvrit, choisit le plus
+acéré de ses instruments, et, tirant la vie du sein de
+la mort, il arracha l'enfant aux entrailles déchirées
+le la mère.</p>
+
+<p>»Puis, tout sanglant, il le mit dans un mouchoir
+qu'il noua aux quatre coins, prit le mouchoir entre
+ses dents, un pistolet de chaque main, et, tout sanglant
+lui-même, les bras nus et rougis jusqu'au coude,
+mesurant du regard la place qu'il avait à traverser,
+les ennemis qu'il avait à combattre, il s'élança à travers
+les degrés, ouvrit la porte du palais épiscopal et
+fondit tête baissée au milieu de la population eu
+criant les dents serrées:</p>
+
+<p>»&mdash;Place au <span class="sc">FILS DE LA MORTE</span>!</p>
+
+<p>» Deux hommes d'armes voulurent l'arrêter, il les
+tua tous deux; un troisième essaya de lui barrer le
+passage, il l'étendit à ses pieds assommé d'un coup de
+crosse de pistolet; il traversa la place, essuya le feu
+des gardes du château, devant lequel il devait passer,
+sans qu'aucune balle l'atteignît, gagna un bois, traversa
+le Biferno à la nage, trouva dans une prairie un
+cheval qui paissait en liberté, s'élança sur son dos, gagna
+Manfredonia, prit passage sur un bâtiment dalmate
+qui levait l'ancre, et gagna Trieste.</p>
+
+<p>»L'enfant, c'était moi. Vous savez le reste de
+l'aventure, et comment, quinze ans après, <i>le fils de la
+morte</i> vengeait sa mère.</p>
+
+<p>»Et, maintenant, ajouta le jeune homme, maintenant
+que je vous ai raconté mon histoire, maintenant
+que vous me connaissez, occupons-nous de ce que je
+suis venu faire; il me reste une seconde mère à venger:
+la patrie!»</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>LA SORCIÈRE.</h3>
+
+
+<p>Pour l'intelligence des faits que nous racontons, et
+surtout pour l'harmonie que ces faits doivent forcément
+conserver entre eux, il faut que nos lecteurs
+abandonnent un instant la partie politique de cet ouvrage,
+à laquelle, à notre grand regret, nous n'avons
+pas pu donner une moindre extension, pour continuer
+avec nous une excursion dans les parties pittoresques
+qui s'y rattachent de telle façon, que nous ne saurions
+séparer l'une de l'autre. En conséquence, nous allons,
+s'ils veulent bien toujours nous prendre pour
+guide, repasser sur la planche que, dans son empressement
+à apporter la corde qui devait si puissamment
+aider au salut du héros de notre histoire,&mdash;car notre
+intention n'est pas de cacher plus longtemps que
+nous lui destinons ce rôle,&mdash;Nicolino Caracciolo a
+oublié d'enlever de son double appui; puis, la planche
+repassée, remonter le talus, sortir par la même porte
+qui nous a donné passage pour entrer, redescendre
+la pente du Pausilippe, jusqu'à ce qu'ayant dépassé
+le tombeau de Sannazar et le casino du roi Ferdinand,
+nous fassions, au milieu de Mergellina, halte entre le
+casino du roi Ferdinand et la fontaine du Lion, devant
+une maison communément appelée à Naples la maison
+du Palmier, parce que, dans le jardin de cette maison,
+un élégant individu de cette famille panache au-dessus
+d'un dôme d'orangers tout constellés de leurs
+fruits d'or, et qu'il domine des deux tiers de sa hauteur.</p>
+
+<p>Cette maison, bien désignée à la curiosité de nos
+lecteurs,&mdash;de peur d'effaroucher ceux qui pourraient
+avoir affaire à une petite porte percée dans le mur,
+qui fait justement face au point où nous sommes arrêtés,&mdash;nous
+allons quitter la rue, longer le mur du
+jardin et gagner une pente, de laquelle nous pourrons,
+en nous haussant sur la pointe des pieds, surprendre
+peut-être quelques-uns des secrets que ses
+murailles renferment.</p>
+
+<p>Et ce doivent être des secrets charmants et auxquels
+nos lecteurs ne pourront manquer d'accorder toute leur
+sympathie, rien qu'à voir celle qui va nous les livrer.</p>
+
+<p>En effet, malgré le tonnerre qui gronde, malgré
+l'éclair qui luit, malgré le vent qui, en passant plus furieux
+et plus strident que jamais, secoue les orangers
+dont les fruits, se détachant de leurs branches, tombent
+comme une pluie d'or, et tord sous ses rafales
+réitérées le palmier dont les longs panaches semblent
+des tresses échevelées, une jeune femme de vingt-deux
+à vingt-trois ans, en peignoir de batiste, un voile de
+dentelle jeté sur la tête, apparaît de temps en temps
+sur un perron de pierre conduisant du jardin au premier
+étage, où semblent être les appartements d'habitation,
+s'il faut en juger par un rayon de lumière
+qui, chaque fois qu'elle ouvre la porte, se projette
+de l'intérieur à l'extérieur.</p>
+
+<p>Ses apparitions ne sont pas longues; car, à chaque
+fois qu'elle apparaît et qu'un éclair brille ou qu'un
+coup de tonnerre se fait entendre, elle pousse un petit
+cri, fait un signe de croix et rentre, la main appuyée
+sur sa poitrine, comme pour y comprimer les battements
+précipités de son coeur.</p>
+
+<p>Celui qui la verrait, malgré la crainte que lui cause
+la perturbation de l'atmosphère, rouvrir avec obstination,
+de cinq minutes en cinq minutes, cette porte,
+que chaque fois elle ouvre avec hésitation et referme
+avec terreur, offrirait bien certainement de parier que
+toute cette impatience et toute cette agitation sont celles
+d'une amante inquiète ou jalouse, attendant ou
+épiant l'objet de son affection.</p>
+
+<p>Eh bien, celui-là se tromperait; aucune passion n'a
+encore terni la surface de ce coeur, véritable miroir
+de chasteté, et, dans cette âme où tous les sentiments
+sensuels et ardents sommeillent encore, une curiosité
+enfantine veille seule, et c'est elle qui, empruntant la
+puissance d'une de ces passions inconnues jusqu'alors,
+cause tout ce trouble et toute cette agitation.</p>
+
+<p>Son frère de lait, le fils de sa nourrice, un lazzarone
+de la Marinella, sur ses vives instances, a promis
+de lui amener une vieille Albanaise, dont les prédictions
+passent pour infaillibles; au reste, ce n'est
+point d'elle seulement que date cet esprit sibyllique
+que ses aïeules ont recueilli sous les chênes de Dodone,
+depuis que sa famille, à la mort de Scanderberg
+le Grand, c'est-à-dire en 1467, a quitté les bords
+de l'Aoüs pour les montagnes de la Calabre, jamais
+une génération ne s'est éteinte sans que le vent qui
+passe au-dessus des cimes glacées du Tomero n'ait
+apporté à quelque pythie moderne le souffle de la divination,
+héritage de sa famille.</p>
+
+<p>Quant à la jeune femme qui l'attend, un vague instinct
+lui fait craindre et désirer à la fois de connaître
+l'avenir dans lequel s'égarent, en frissonnant, des
+pressentiments étranges, et son frère de lait lui a promis
+de lui amener le soir même, à minuit, heure cabalistique,
+celle qui pourra&mdash;tandis que son mari
+est retenu jusqu'à deux heures du matin aux fêtes de
+la cour&mdash;lui révéler les mystérieux secrets de cet
+avenir qui jette des ombres sur ses veilles et des
+lueurs dans ses rêves.</p>
+
+<p>Elle attend donc tout simplement le lazzarone Michel
+le Fou et la sorcière Nanno.</p>
+
+<p>D'ailleurs, nous allons bien voir si l'on nous a
+trompé.</p>
+
+<p>Trois coups frappés à égale distance ont retenti à la
+petite porte du jardin, au moment même où, des nuages
+livides et jaunâtres, commencent à tomber de
+larges gouttes de pluie. Au bruit de ces trois coups,
+quelque chose comme un flot de gaze glisse le long
+de la rampe du perron, la porte du jardin s'ouvre,
+donne passage à deux nouveaux personnages et se referme
+sur eux. L'un de ces personnages est un
+homme, l'autre une femme; l'homme porte des caleçons
+de toile, le bonnet de laine rouge et le caban
+du pêcheur de la Marinella; la femme est enveloppée
+d'un grand manteau noir aux épaules duquel brilleraient,
+si l'on pouvait les distinguer, quelques fils
+d'or fanés, reste d'une ancienne broderie: on ne voit
+rien, du reste, de son costume, et ses deux yeux
+seuls brillent dans l'ombre que projette le capuchon
+qui recouvre sa tête.</p>
+
+<p>En traversant l'espace qui sépare la porte des premières
+marches du perron, la jeune femme a trouvé
+moyen de dire au lazzarone:</p>
+
+<p>&mdash;Si fou que tu sois ou qu'on te croie, tu ne lui as
+pas dit qui j'étais, n'est-ce pas, Michel?</p>
+
+<p>&mdash;Non, sur la madone, elle ignore jusqu'à la première
+lettre de ton nom, petite soeur.</p>
+
+<p>Arrivée au haut du perron, la jeune femme entra
+la première; le lazzarone et la sorcière la suivirent.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils traversèrent la première pièce, on put
+voir la tête d'une jeune camériste soulevant une portière
+de tapisserie et suivant d'un regard curieux
+sa maîtresse et les hôtes bizarres qu'elle introduisait
+chez elle.</p>
+
+<p>Derrière eux la portière retomba.</p>
+
+<p>Entrons à notre tour. La scène qui va se passer
+aura trop d'influence sur les événements à venir
+pour que nous ne la racontions pas dans tous ses détails.</p>
+
+<p>La lumière dont nous avons vu le rayon transparaître
+jusque dans le jardin venait d'un petit boudoir
+décoré à la manière de Pompéi, avec des divans et
+des rideaux de soie rose, brochés de fleurs d'un bleu
+clair; la lampe qui jetait cette lueur était enfermée
+dans un globe d'albâtre répandant sur tous les objets
+un reflet nacré; elle était posée sur une table de marbre
+blanc dont le pied unique était un griffon aux
+ailes étendues. Un fauteuil de forme grecque, qui, par
+la pureté de sa sculpture, eût pu réclamer sa place
+dans le boudoir d'Aspasie, indiquait que l'oeil d'un
+amateur avait présidé aux moindres détails de cet
+ameublement.</p>
+
+<p>Une porte placée en face de celle qui avait donné
+entrée à nos trois personnages s'ouvrait sur une file
+de chambres régnant dans toute la longueur de la
+maison; la dernière de ces chambres attenait non-seulement
+à la maison voisine, mais encore avait une
+communication avec elle.</p>
+
+<p>Ce fait avait sans doute, aux yeux de la jeune femme,
+une certaine importance, car elle le fit remarquer à
+Michel en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Dans le cas où mon mari rentrerait, Nida viendrait
+nous prévenir, et vous sortiriez par la maison de
+la duchesse Fusco.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, répondit Michel en s'inclinant
+avec respect.</p>
+
+<p>En entendant ces dernières paroles, la sorcière, qui
+était en train de dépouiller son manteau, se retourna,
+et, avec un accent qui n'était pas exempt d'une certaine
+amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Depuis quand les frères d'un même lait ne se
+tutoient-ils plus? demanda-t-elle. Ceux qui ont été
+pendus à la même mamelle ne sont-ils pas aussi proches
+parents que ceux qui ont été portés dans le
+même sein? Tutoyez-vous, enfants, continua-t-elle
+avec douceur; cela fait plaisir à Dieu, de voir ses
+créatures s'aimer, malgré la distance qui les sépare.</p>
+
+<p>Michel et la jeune femme se regardèrent avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je te dis qu'elle est véritablement sorcière,
+petite soeur! s'écria Michel, et c'est ce qui me
+fait trembler.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela te fait-il trembler, Michel? demanda
+la jeune femme.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu ce qu'elle m'a prédit, à moi, pas plus
+tard que ce soir avant de venir?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'a prédit que je ferais la guerre, que je
+deviendrais colonel et que je serais...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est difficile à dire.</p>
+
+<p>&mdash;Dis toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Et que je serais pendu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon pauvre Michel!</p>
+
+<p>&mdash;Ni plus ni moins.</p>
+
+<p>La jeune femme reporta avec une certaine terreur
+ses yeux sur l'Albanaise; celle-ci avait complètement
+dépouillé son manteau, qui gisait à terre, et elle apparaissait
+dans son costume national, flétri par un
+long usage, mais riche encore; seulement, ce ne fut
+point le turban blanc broché de fleurs autrefois brillantes,
+qui serrait sa tête et d'où s'échappaient de
+longues mèches de cheveux noirs mêlés de fils d'argent,
+ce ne fut point son corsage rouge broché d'or,
+ce ne fut point enfin son jupon couleur de brique à
+bandes noires et bleues qu'elle remarqua; ce furent
+les yeux gris et perçants de la sorcière, fixés sur elle
+comme s'ils eussent voulu lire au plus profond de son
+coeur.</p>
+
+<p>&mdash;O jeunesse! jeunesse curieuse et imprudente!
+murmura la sorcière, seras-tu donc toujours poussée,
+par une puissance plus forte que ta volonté, à aller
+au-devant de cet avenir qui vient si vite au-devant de
+toi?</p>
+
+<p>A cette apostrophe inattendue, faite d'une voix
+aiguë et stridente, un frisson passa par les veines de
+la jeune femme, et elle se repentit presque d'avoir appelé
+Nanno.</p>
+
+<p>&mdash;Il est encore temps, dit celle-ci, comme si aucune
+pensée ne pouvait échapper à son oeil avide et
+pénétrant. La porte qui nous a donné entrée est
+encore ouverte, et la vieille Nanno a trop souvent
+dormi sous l'arbre de Bénévent pour n'être pas habituée
+au vent, au tonnerre et à la pluie.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, murmura la jeune femme. Puisque
+vous voilà, restez!</p>
+
+<p>Et elle tomba assise sur le fauteuil placé près de
+la table, la tête renversée en arrière et exposée à toute
+la lumière de la lampe.</p>
+
+<p>La sorcière fit deux pas de son côté, et, comme se
+parlant à elle-même:</p>
+
+<p>&mdash;Cheveux blonds et yeux noirs, dit-elle: grands,
+beaux, clairs, humides, veloutés, voluptueux.</p>
+
+<p>La jeune femme rougit et couvrit son visage de ses
+deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Nanno! murmura-t-elle.</p>
+
+<p>Mais celle-ci ne parut pas l'entendre, et, s'attaquant
+aux mains qui empêchaient qu'elle ne poursuivit
+l'examen du visage, elle continua:</p>
+
+<p>&mdash;Les mains sont grasses, potelées; la peau en
+est rosée, douce, fine, mate et vivante tout à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Nanno! dit la jeune femme écartant ses mains
+comme pour les cacher, mais démasquant un visage
+souriant, je ne vous ai point appelée pour me faire
+des compliments.</p>
+
+<p>Mais Nanno, sans écouter, continua, et, se reprenant
+à la figure qu'on lui livrait de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Le front beau, blanc, pur, sillonné de veines
+azurées. Les sourcils noirs, bien dessinés, commençant
+à la racine du nez, et entre les deux sourcils,
+trois ou quatre petites lignes brisées. Oh! belle créature!
+tu es bien consacrée à Vénus, va!</p>
+
+<p>&mdash;Nanno! Nanno! s'écria la jeune femme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais laisse-la donc tranquille, petite soeur, dit
+Michel. Elle prétend que tu es belle; est-ce que tu ne
+le sais pas? est-ce que ton miroir ne te le dit pas
+tous les jours? est-ce que quiconque te voit n'est pas
+de l'avis de ton miroir? est-ce que tout le monde ne
+dit pas que le chevalier San-Felice porte un nom
+prédestiné, puisque, <i>heureux</i> de nom, il l'est aussi en
+effet<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3: </b><a href="#footnotetag3">(retour) </a><p>Inutile de dire que la traduction de <i>San-Felice</i> est <i>sainte heureuse</i>.</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Michel! fit la jeune femme mécontente que son
+frère de lait révélât ainsi son nom en révélant celui
+de son mari.</p>
+
+<p>Mais, tout à son examen, la sorcière continua:</p>
+
+<p>&mdash;La bouche est petite, vermeille; la lèvre supérieure
+est un peu plus grosse que la lèvre inférieure;
+les dents sont blanches, bien rangées; les lèvres sont
+couleur de corail; le menton est rond; la voix est
+molle, un peu traînante, s'enrouant facilement. Vous
+êtes née un vendredi, n'est-ce pas, à minuit ou bien
+près de minuit?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura la jeune femme d'une voix,
+en effet, légèrement enrouée par l'émotion qu'elle
+éprouvait et à laquelle elle cédait, malgré ses efforts;
+ma mère m'a dit souvent que mon premier cri s'était
+mêlé aux dernières vibrations de la pendule sonnant
+les douze heures qui séparaient le dernier jour d'avril
+du premier jour de mai.</p>
+
+<p>&mdash;Avril et mai, les mois des fleurs! Un vendredi;
+le jour consacré à Vénus! Tout s'explique. Voilà
+pourquoi Vénus domine, reprit la sorcière. Vénus! la
+seule déesse qui ait conservé son empire sur nous,
+quand tous les autres dieux ont perdu le leur. Vous
+êtes née sous l'union de Vénus et de la Lune, et c'est
+Vénus qui l'emporte et qui vous donne ce cou blanc,
+rond, de moyenne longueur, que nous appelons <i>la
+tour d'ivoire</i>; c'est Vénus qui vous donne ces épaules
+arrondies, un peu tombantes; ces cheveux ondoyants,
+soyeux, épais; ce nez élégant, rond, aux narines dilatées
+et sensuelles.</p>
+
+<p>&mdash;Nanno! fit la jeune femme d'une voix plus impérative
+en se dressant tout debout et appuyant sa
+main sur la table.</p>
+
+<p>Mais l'interruption fut inutile.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Vénus, continua l'Albanaise, qui vous
+donne cette taille souple, ces attaches fines, ces pieds
+d'enfant; c'est Vénus qui vous donne le goût de la
+mise élégante, des vêtements clairs, des couleurs
+tendres; c'est Vénus qui vous fait douce, affable,
+naïve, portée à l'amour romanesque, portée au dévouement.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais si je suis prompte au dévouement,
+Nanno, dit la jeune femme d'un ton radouci et presque
+triste; mais, à coup sur, tu te trompes à l'endroit
+de l'amour.</p>
+
+<p>Puis, retombant sur son fauteuil comme si ses
+jambes eussent à peu près perdu la force de la porter:</p>
+
+<p>&mdash;Car jamais je n'ai aimé! continua-t-elle avec un
+soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as jamais aimé! reprit Nanno; et à quel
+âge dis-tu cela? A vingt-deux ans, n'est-ce pas?...
+Mais attends, attends!</p>
+
+<p>&mdash;Tu oublies que je suis mariée, dit la jeune
+femme d'une voix languissante, et à laquelle elle
+essayait vainement de donner de la fermeté,&mdash;et que
+j'aime et je respecte mon mari.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! je sais tout cela, répliqua la sorcière;
+mais je sais aussi qu'il a près de trois fois ton âge. Je
+sais que tu l'aimes et que tu le respectes; mais je sais
+que tu l'aimes comme un père et que tu le respectes
+comme un vieillard. Je sais que tu as l'intention, la
+volonté même de rester pure et vertueuse; mais que
+peuvent l'intention et la volonté contre l'influence
+des astres?&mdash;Ne t'ai-je pas dit que tu étais née de
+l'union de Vénus et de la Lune, les deux astres
+d'amour? Mais peut-être échapperas-tu à leur influence.&mdash;Voyons
+ta main. Job, le grand prophète,
+a dit: «Dans la main des hommes, Dieu a mis les
+signes qui font reconnaître son oeuvre.»</p>
+
+<p>Et elle étendit vers la jeune femme sa main ridée,
+osseuse et noire, dans laquelle vint, comme par une
+influence magique, se placer la main douce, blanche
+et fine de la San-Felice.</p>
+
+<br><br>
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>L'HOROSCOPE.</h3>
+
+
+<p>C'était la main gauche, celle où les cabalistes anciens
+prétendaient, et où les cabalistes modernes prétendent
+encore lire les secrets de la vie.</p>
+
+<p>Nanno regarda un instant le dessus de cette main
+charmante avant de la retourner pour lire dans l'intérieur,
+comme on tient un instant dans sa main,
+sans se presser de l'ouvrir, un livre qui doit vous révéler
+des choses inconnues et surnaturelles.</p>
+
+<p>En la regardant comme on regarde un beau marbre,
+elle murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Les doigts lisses, allongés, sans noeuds; les
+ongles roses, étroits, pointus; main d'artiste s'il en
+fut, main destinée à tirer des sons de tous les instruments,
+cordes de la lyre&mdash;ou fibres du coeur.</p>
+
+<p>Elle retourna enfin cette main frissonnante, qui
+faisait un contraste si merveilleux avec sa main
+bronzée, et un sourire d'orgueil éclos sur ses lèvres
+illumina tout son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'avais-je pas deviné! dit-elle.</p>
+
+<p>La jeune femme la regarda avec anxiété. Michel,
+de son côté, s'approcha comme s'il eût connu quelque
+chose à la chiromancie.</p>
+
+<p>&mdash;Commençons par le pouce, reprit la sorcière;
+c'est lui qui résume tous les autres signes de la main:
+le pouce est l'agent principal de la volonté et de l'intelligence;
+les idiots naissent ordinairement sans
+pouces ou avec des pouces difformes ou atrophiés<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>;
+les épileptiques, dans leurs crises, ferment leurs
+pouces avant les autres doigts. Pour conjurer le mauvais
+oeil, on étend l'index et l'auriculaire, et l'on
+cache les pouces dans la paume de la main.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4: </b><a href="#footnotetag4">(retour) </a><p>Voir, du reste, pour les études sur la main, le livre de mon
+excellent ami Desbarrolles.</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Cela est vrai, petite soeur, s'écria Michel, c'est
+ainsi que je fais quand j'ai le malheur de rencontrer
+sur mon chemin le chanoine Jorio.</p>
+
+<p>&mdash;La première phalange du pouce, celle qui porte
+l'ongle, continua Nanno, est le signe de la volonté.
+Vous avez la première phalange du pouce courte;
+donc, vous êtes faible, sans volonté, facile à entraîner.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il que je me fâche? demanda en riant
+celle à qui était donnée cette explication plus vraie
+que flatteuse.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons le mont de Vénus, dit la sorcière en allongeant
+son ongle, que l'on eût dit une griffe de
+corne enchâssée dans l'ébène, sur la partie charnue
+et renflée qui faisait la base du pouce; toute cette
+portion de la main dans laquelle sont compris la génération
+et les désirs matériels, est consacrée à l'irrésistible
+déesse; la ligne de vie l'entoure comme un
+ruisseau qui coule au bas d'une colline et l'isole
+comme une île.&mdash;Vénus, qui a présidé à votre naissance,
+Vénus, qui, pareille à ces fées, marraines prodigieuses
+des jeunes princesses, Vénus, qui vous a
+donné la grâce, la beauté, la mélodie, l'amour des
+belles formes, le désir d'aimer, le besoin de plaire,
+la bienveillance, la charité, la tendresse, Vénus se
+montre ici plus puissante que jamais.&mdash;Ah! si nous
+pouvions trouver les autres lignes aussi favorables
+que celles-ci, quoique...</p>
+
+<p>&mdash;Quoique?...</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>La jeune femme regarda la sorcière, dont les sourcils
+s'étaient froncés un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a donc d'autres lignes que celles de vie? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a trois: ce sont ces trois lignes qui forment
+dans la main l'M majuscule, que le vulgaire
+indique comme la première lettre du mot <i>Mort</i>, signe
+terrible, chargé par la nature elle-même de rappeler
+à l'homme qu'il est mortel; les deux autres sont la
+ligne du coeur; la voici: elle s'étend de la base de
+l'index à celle du petit doigt; maintenant, voyez la
+ligne de tête, c'est celle qui coupe en deux le milieu
+de la main.</p>
+
+<p>Michel s'approcha de nouveau et donna une attention
+profonde à la démonstration de la sorcière.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne m'as-tu pas expliqué tout cela à
+moi? lui demanda-t-il. Me croyais-tu trop bête pour
+te comprendre?</p>
+
+<p>Nanno haussa les épaules sans lui répondre; mais,
+continuant de s'adresser à la jeune femme:</p>
+
+<p>&mdash;Suivons d'abord la ligne du coeur, dit-elle; regarde
+comme elle s'étend depuis le mont de Jupiter,
+c'est-à-dire depuis la base de l'index, jusqu'au mont
+de Mercure, c'est-à-dire jusqu'à la base du petit
+doigt. Elle indique, restreinte, une grande chance
+de bonheur: trop étendue, comme chez toi, elle indique
+une probabilité de souffrances terribles; elle se
+brise sous Saturne, c'est-à-dire sous le médium, c'est
+fatalité; elle est d'un rouge vif qui tranche avec la
+mate blancheur de ta main, c'est amour, ardent jusqu'à
+la violence.</p>
+
+<p>&mdash;Et voilà justement ce qui m'empêche de croire
+à tes prédictions, Nanno, dit la San-Felice en souriant;
+mon coeur est tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Attends, attends, t'ai-je dit, répliqua la sorcière
+en s'exaltant; attends, attends, incrédule! car le
+moment où un grand changement doit se faire dans
+ta destinée n'est pas loin. Puis encore un signe funeste:
+regarde! La ligne du coeur s'unit, comme tu le
+vois, à la ligne de tête, entre le pouce et l'index, signe
+funeste, mais qui peut cependant être combattu
+par un signe contraire dans l'autre main. Voyons la
+main droite!</p>
+
+<p>La jeune femme obéit et tendit à la sibylle la main
+que celle-ci lui demandait.</p>
+
+<p>Nanno secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Même signe, dit-elle, même jonction.</p>
+
+<p>Et, pensive, elle laissa retomber la main; puis,
+comme elle restait rêveuse et gardant le silence:</p>
+
+<p>&mdash;Parle donc, dit la jeune femme, puisque je te
+répète que je ne te crois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, tant mieux, murmura Nanno;
+puisse la science se tromper; puisse l'infaillible faillir!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'indique donc la jonction de ces deux lignes?</p>
+
+<p>&mdash;Blessure grave, emprisonnement, danger de
+mort.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si tu me menaces de souffrances physiques.
+Nanno, tu vas me voir faiblir... N'as-tu pas dit toi-même
+que je n'étais pas brave? Et où serai-je blessée?
+Dis!</p>
+
+<p>&mdash;C'est bizarre! à deux endroits: au cou et au
+côté.</p>
+
+<p>Puis, laissant retomber la main gauche comme elle
+avait laissé retomber la main droite:</p>
+
+<p>&mdash;Mais peut-être y échapperas-tu, continua-t-elle;
+espérons!</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, reprit la jeune femme, achève. Tu ne
+devais rien me dire ou tu dois me dire tout.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;Ton accent et tes yeux me prouvent que non;
+d'ailleurs, tu as dit qu'il y avait trois lignes: la ligne
+de vie, la ligne de coeur et la ligne de tête.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tu n'en as examiné que deux, la ligne
+de vie et la ligne de coeur. Reste la ligne de tête.</p>
+
+<p>Et, d'un geste impératif, elle tendit la main à la
+sorcière.</p>
+
+<p>Celle-ci la prit, et, en affectant l'indifférence:</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux le voir comme moi, dit-elle, la ligne
+de tête traversant la plaine de Mars, s'incline sous le
+mont de la Lune. Cela signifie: rêve, idéalisme,
+imagination, chimère;&mdash;la vie comme elle est dans
+la lune, enfin, et non point ici-bas.</p>
+
+<p>Tout à coup Michel, qui regardait avec attention
+la main de sa soeur, poussa un cri:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde donc, Nanno! dit-il.</p>
+
+<p>Et il indiqua du doigt, avec l'expression de la plus
+profonde terreur, un signe de la main de sa soeur de
+lait.</p>
+
+<p>Nanno détourna la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mais regarde donc, te dis-je! Luisa a dans le
+creux de la main le même signe que moi.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! fit Nanno.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile tant que tu voudras, s'écria Michel;
+une croix au milieu de cette ligne-là:&mdash;mort sur
+l'échafaud, m'as-tu dit?...</p>
+
+<p>La jeune femme jeta un cri, et, d'un air effaré, regarda
+tour à tour son frère de lait et la sorcière.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, mais tais-toi donc! fit celle-ci impatientée
+et frappant du pied.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, petite soeur; tiens, dit Michel ouvrant sa
+main gauche, regarde toi-même si nous n'avons pas
+le même signe, une croix.</p>
+
+<p>&mdash;Une croix! répéta Luisa en palissant.</p>
+
+<p>Puis, saisissant le bras de la sorcière:</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que c'est vrai, Nanno? dit-elle. Que veut
+dire ceci? Y a-t-il dans la main de l'homme des signes
+selon sa condition, et ce qui est mortel pour
+l'un, est-il indifférent pour l'autre? Voyons, puisque
+tu as commencé, achève.</p>
+
+<p>Nanno retira doucement son bras de la main qui
+s'efforçait de le retenir.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne devons pas révéler les choses pénibles,
+dit-elle, lorsque, marquées du sceau de la fatalité
+absolue, elles sont inévitables, malgré tous les efforts
+de la volonté et de l'intelligence.</p>
+
+<p>Puis, après une pause:</p>
+
+<p>&mdash;A moins, toutefois, ajouta-t-elle, que, dans l'espoir
+de combattre cette fatalité, la personne menacée
+n'exige cette révélation de nous.</p>
+
+<p>&mdash;Exige, petite soeur, exige! s'écria Michel; car,
+enfin, toi, tu es riche, tu peux fuir; peut-être le danger
+que tu cours n'existe-t-il qu'à Naples, peut-être
+ne te poursuivrait-il pas en France, en Angleterre, en
+Allemagne!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi, répondit Luisa,
+puisque tu prétends que nous sommes marqués du
+même signe?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, c'est autre chose; je ne puis pas
+quitter Naples, je suis enchaîné à la Marinella comme
+le boeuf au joug; je suis pauvre, et, de mon travail,
+je nourris ma mère. Que deviendrait-elle, pauvre
+femme, si je m'en allais?</p>
+
+<p>&mdash;Et, si tu meurs, que deviendra-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Si je meurs, c'est qu'elle aura dit vrai, Luisa,
+et, si elle a dit vrai, avant de mourir, je serai colonel.
+Eh bien, quand je serai colonel, je lui donnerai tout
+mon argent en lui disant: «Mets cela de côté,
+<i>mamma</i>;» et, quand on me pendra, puisqu'on doit
+me pendre, elle se trouvera être mon héritière.</p>
+
+<p>&mdash;Colonel! Pauvre Michel, et tu crois à la prédiction?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, après? En supposant qu'il n'y ait que
+la mort de vraie, il faut toujours supposer le pire. Eh
+bien, elle est vieille; moi, je suis pauvre, nous ne
+faisons point déjà une si grosse perte l'un et l'autre en
+perdant la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Et Assunta? demanda en souriant la jeune
+femme.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Assunta m'inquiète moins que ma mère,
+Assunta m'aime comme une maîtresse aime son
+amant, et non pas comme une mère aime son fils. Une
+veuve se console avec un autre mari; une mère ne
+se console pas même avec un autre enfant. Mais laissons
+la vieille Mechelemma, et revenons à toi, soeur,
+à toi qui es jeune, qui es riche, qui es belle, qui es
+heureuse! Oh! Nanno! Nanno! écoute bien ceci: il
+faut que tu lui dises à l'instant même d'où viendra le
+danger, ou malheur à toi!</p>
+
+<p>La sorcière avait ramassé son manteau, et était
+occupée à le rajuster sur ses épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu ne t'en iras pas ainsi, Nanno, s'écria le
+lazzarone en bondissant vers elle et en la saisissant
+par le poignet; et à moi, tu peux dire ce que tu voudras;
+mais à ma sainte soeur, à Luisa... oh! non,
+non! c'est autre chose. Tu l'as dit, nous avons sucé
+le lait de la même mamelle. Je veux bien mourir
+deux fois, s'il le faut, une pour moi, une pour elle;
+mais je ne veux pas que l'on touche à un cheveu de
+sa tête! Entends-tu!</p>
+
+<p>Et il montra la jeune femme, pâle, immobile, haletante,
+retombée sur son fauteuil, ne sachant pas
+quel degré de foi elle devait accorder à l'Albanaise,
+mais, en tout cas, violemment émue, profondément
+agitée.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, puisque vous le voulez tous deux, dit
+la sorcière se rapprochant de Luisa, essayons; et, si
+le sort peut être conjuré, eh bien, conjurons-le, quoique
+ce soit une impiété, ajouta-t-elle, que de lutter
+contre ce qui est écrit. Donne-moi ta main, Luisa.</p>
+
+<p>Luisa tendit sa main tremblante et crispée; l'Albanaise
+fut forcée de lui redresser les doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà bien la ligne du coeur, brisée ici en deux
+tronçons sous le mont de Saturne; voilà bien la croix
+au milieu de la ligne de tête; voilà enfin la ligne de
+vie brusquement rompue entre vingt et trente ans.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne vois pas d'où vient le danger? tu ne
+sais pas les causes qu'il faudrait combattre? s'écria
+la jeune femme sous le poids de la terreur qu'avait
+exprimée pour elle son frère de lait, et que ses yeux,
+le tremblement de sa voix, l'agitation de tout son
+corps exprimaient à leur tour.</p>
+
+<p>&mdash;L'amour, toujours l'amour! s'écria la sorcière,
+un amour fatal, irrésistible, mortel!</p>
+
+<p>&mdash;Mais connais-tu au moins celui qui en sera
+l'objet? demanda la jeune femme cessant de se débattre
+et de nier, envahie qu'elle avait été, peu à
+peu, par l'accent convaincu de la sorcière.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est nuage dans ta destinée, pauvre créature,
+répondit la sibylle; je le vois, mais je ne le
+connais pas; il m'apparaît comme un être qui n'appartiendrait
+pas à ce monde, c'est l'enfant du fer et
+non de la vie... Il est né... impossible! et cependant
+cela est ainsi: il est né d'une morte!</p>
+
+<p>La sorcière resta le regard fixe, comme si elle voulait
+absolument lire dans l'obscurité; son oeil se dilatait
+et prenait la rondeur de celui du chat et du hibou,
+tandis qu'avec la main elle faisait le geste de quelqu'un
+qui essaye d'écarter un voile.</p>
+
+<p>Michel et Luisa se regardaient; une sueur froide
+coulait sur le front du lazzarone; Luisa était plus
+pâle que le peignoir de batiste qui l'enveloppait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria Michel après un instant de silence,
+et faisant un effort pour s'arracher à la terreur superstitieuse
+qui l'écrasait, que nous sommes imbéciles
+d'écouter cette vieille folle! Que je sois pendu,
+moi, c'est encore possible; j'ai mauvaise tête, et, dans
+notre condition, avec mon caractère, on dit des mots,
+on en vient aux faits, on met la main dans sa poche,
+on tire un couteau, on l'ouvre, le diable vous tente
+on frappe son homme, il tombe, il est mort, un sbire
+vous arrête, le commissaire vous interroge, le juge
+vous condamne, maître Donato<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a> vous met la main
+sur l'épaule, il vous passe la corde au cou, il vous
+pend, très-bien! Mais toi! toi, petite soeur! que peut-il
+y avoir de commun entre toi et l'échafaud? quel
+crime peux-tu même rêver, avec ton coeur de colombe?
+qui peux-tu tuer avec tes petites mains? Car,
+enfin, on ne tue les gens que quand les gens ont tué;
+et puis, ici, on ne tue pas les riches! Tiens, veux-tu
+savoir une chose, Nanno? à partir d'aujourd'hui, on
+ne dira plus Michel le Fou, on dira Nanno la Folle!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5: </b><a href="#footnotetag5">(retour) </a><p>C'était le nom du bourreau de Naples à cette époque.</p></blockquote>
+
+<p>En ce moment, Luisa saisit le bras de son frère
+de lait et lui montra du doigt la sorcière.</p>
+
+<p>Celle-ci était toujours immobile et muette à la
+même place; seulement, elle s'était courbée peu à
+peu et semblait, à force de volonté, commencer à
+distinguer quelque chose dans cette nuit qu'un instant
+auparavant elle se plaignait de voir s'épaissir
+devant elle; son cou maigre s'allongeait hors de son
+manteau noir, et sa tête s'agitait de droite à gauche,
+comme celle d'un serpent qui va s'élancer.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maintenant, je le vois, je le vois, dit-elle.
+C'est un beau jeune homme de vingt-cinq ans, aux
+yeux et aux cheveux noirs; il vient, il approche.
+Lui aussi est menacé d'un grand danger,&mdash;d'un
+danger de mort.&mdash;Deux, trois, quatre hommes le
+suivent;&mdash;ils ont des poignards sous leurs habits...
+cinq, six...</p>
+
+<p>Puis, tout à coup, comme frappée d'une révélation
+subite:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'il était tué! s'écria-t-elle presque joyeuse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, demanda Luisa éperdue et comme
+suspendue aux lèvres de la sorcière, s'il était tué,
+qu'arriverait-il?</p>
+
+<p>&mdash;S'il était tué, comme c'est lui qui causera ta
+mort, tu serais sauvée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! s'écria la jeune femme, aussi
+convaincue que si elle voyait elle-même ce que Nanno
+croyait voir; oh! mon Dieu! quel qu'il soit, protège-le.</p>
+
+<p>Au même instant, sous les fenêtres de la maison,
+on entendit la double détonation de deux coups de
+pistolet, puis des cris, un blasphème, et plus rien,
+que le frissonnement du fer contre le fer.</p>
+
+<p>&mdash;Madame! madame! dit en entrant la camériste
+le visage tout bouleversé, on assassine un homme sous
+les murs du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Michel! s'écria Luisa, les bras étendus vers lui,
+les mains jointes, tu es un homme, et tu as un couteau;
+laisseras-tu égorger un autre homme sans lui
+porter secours?</p>
+
+<p>&mdash;Non, par la madone! s'écria Michel.</p>
+
+<p>Et il s'élança vers la fenêtre et l'ouvrit pour sauter
+dans la rue; mais, tout à coup, il poussa un cri, se
+jeta en arrière, et, d'une voix étouffée par la terreur:</p>
+
+<p>&mdash;Pasquale de Simone, le sbire de la reine! murmura-t-il
+en se courbant derrière l'appui de la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, s'écria la San-Felice, c'est donc à moi
+de le sauver.</p>
+
+<p>Et elle s'élança vers le perron.</p>
+
+<p>Nanno fit un mouvement pour la retenir; mais, secouant
+la tête et laissant tomber ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Va, pauvre condamnée, dit-elle, et que l'arrêt
+des astres s'accomplisse!</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>LE GÉNÉRAL CHAMPIONNET.</h3>
+
+
+<p>Nous avons, on se rappelle, laissé Salvato Palmieri
+sur le point de transmettre aux conjurés la réponse de
+Championnet.</p>
+
+<p>En effet, on se rappelle qu'au nom des patriotes
+italiens, Hector Caraffa avait écrit au général français
+qui venait d'obtenir le commandement de l'armée
+de Rome, pour lui faire part de la disposition des
+esprits à Naples et lui demander si, le cas d'une révolution
+échéant, on pouvait compter sur l'appui,
+non-seulement de l'armée française, mais aussi du
+gouvernement français.</p>
+
+<p>Disons quelques mots de cette belle personnalité
+républicaine, une des gloires les plus pures de nos
+jours patriotiques; nous avons à lui faire prendre sa
+place dans le grand tableau que nous essayons de
+tracer, et, montrant où il va, il est bon que nous fassions
+voir d'où il vient.</p>
+
+<p>Le général Championnet était, à l'époque où nous
+sommes arrivés, un homme de trente-six ans, à la
+figure douce et prévenante, mais cachant sous cette
+physionomie, qui était plutôt celle d'un homme du
+monde que celle d'un soldat, une puissante énergie de
+volonté et un courage à toute épreuve.</p>
+
+<p>Il était fils naturel d'un président aux élections
+qui, ne voulant pas lui donner son nom, lui avait
+donné celui d'une petite terre des environs de Valence,
+sa ville natale.</p>
+
+<p>C'était un esprit aventureux, dompteur de chevaux
+avant d'être un dompteur d'hommes. A douze ou
+quinze ans, il montait les animaux les plus rétifs et
+les réduisait à l'obéissance.</p>
+
+<p>A dix-huit ans, il se mit à la poursuite de l'un ou
+de l'autre de ces deux fantômes que l'on nomme la
+gloire ou la fortune, partit pour l'Espagne, et, sous
+le nom de Bellerose, s'engagea dans les troupes wallones.</p>
+
+<p>Au camp de Saint-Roch, qui s'était formé devant
+Gibraltar, il rencontra, dans le régiment de Bretagne,
+plusieurs de ses camarades de collège; ils obtinrent
+de son colonel qu'il quittât les gardes wallones
+et passât avec eux, comme volontaire.</p>
+
+<p>A la paix, il rentra en France et trouva son père
+ouvrant ses deux bras à l'enfant prodigue.</p>
+
+<p>Aux premiers mouvements de 1789, il s'engagea de
+nouveau. Le canon du 10 août retentit et la première
+coalition se forma. Chaque département alors offrit
+son bataillon de volontaires; celui de la Drôme fournit
+le 6e bataillon; Championnet en fut nommé chef
+et gagna avec lui Besançon. Ces bataillons de volontaires
+formaient l'armée de réserve.</p>
+
+<p>Pichegru, en passant par Besancon pour aller prendre
+le commandement de l'armée du Haut-Rhin, y
+retrouva Championnet, qu'il avait connu quand il
+était chef de bataillon de volontaires comme lui.
+Championnet le supplia de l'appeler à l'armée active;
+son désir fut satisfait.</p>
+
+<p>A partir de ce moment, Championnet inscrivit son
+nom à côté des noms de Joubert, de Marceau, de
+Hoche, de Kléber, de Jourdanet de Bernadotte.</p>
+
+<p>Il servit alternativement sous eux, ou plutôt fut
+leur ami. Ils connaissaient si bien le caractère aventureux
+du jeune homme, que, lorsqu'il y avait quelque
+expédition bien difficile, presque impossible à conduire
+à bien, ils disaient:</p>
+
+<p>&mdash;Envoyons-y Championnet.</p>
+
+<p>Et celui-ci, en revenant vainqueur, justifiait toujours
+le proverbe qui dit: <i>Heureux comme un bâtard</i>.</p>
+
+<p>Cette suite de succès fut récompensée par le titre de
+général de brigade, puis par celui de général de division,
+commandant les côtes de la mer du Nord depuis
+Dunkerque jusqu'à Flessingue.</p>
+
+<p>La paix de Campo-Formio le rappela à Paris.</p>
+
+<p>Il y revint, et, de toute sa maison militaire, ne
+garda qu'un jeune aide de camp.</p>
+
+<p>Dans les différentes rencontres qu'il avait eues avec
+les Anglais, Championnet avait remarqué un jeune
+capitaine qui, à cette époque où tout le monde était
+brave, avait trouvé moyen d'être remarqué pour sa
+bravoure. Aucun engagement n'avait lieu auquel il
+prit part, qu'on ne citât de lui quelque action d'éclat.
+A la prise d'Altenkirchen, il était monté le premier
+à l'assaut. Au passage de la Lahn, il avait sondé la
+rivière et trouvé un gué sous le feu de l'ennemi. Aux
+défilés de Laubach, il avait pris un drapeau. Enfin, à
+l'affaire du camp des Dunes, à la tête de trois cents
+hommes, il avait attaqué quinze cents Anglais; mais,
+dans une charge désespérée qu'avait faite le régiment
+du prince de Galles, les Français ayant été repoussés,
+lui, avait dédaigné de faire un pas en arrière.</p>
+
+<p>Championnet, qui le suivait des yeux, l'avait vu de
+loin disparaître entouré d'ennemis. Admirateur de la
+bravoure comme tout brave, Championnet alors s'était
+mis de sa personne à la tête d'une centaine d'hommes
+et avait chargé pour le délivrer. Arrivé au point où
+le jeune officier avait disparu, il l'avait retrouvé debout,
+le pied sur la poitrine du général anglais, à qui
+il avait cassé la cuisse d'un coup de pistolet, entouré
+de cadavres et blessé lui-même de trois coups de
+baïonnette; il le força de sortir de la mêlée, le recommanda
+à son propre chirurgien, et, lorsqu'il fut guéri,
+lui offrit d'être son aide de camp.</p>
+
+<p>Le jeune capitaine accepta.</p>
+
+<p>C'était Salvato Palmieri.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se nomma, son nom fut un nouveau sujet
+d'étonnement pour Championnet. Il était évident
+qu'il était Italien; d'ailleurs, n'ayant aucune raison de
+renier son origine, il la confessait lui-même, et cependant,
+chaque fois qu'il avait fallu obtenir quelques
+renseignements de prisonniers anglais ou autrichiens,
+Salvato les avait interrogés dans leur langue
+avec autant de facilité que s'il fût né à Dresde ou à
+Londres.</p>
+
+<p>Salvato s'était contenté de répondre à Championnet
+qu'ayant été transporté tout jeune en France, et
+ayant achevé son éducation en Angleterre et en Allemagne,
+il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il parlât
+l'allemand, l'anglais et le français comme sa langue
+maternelle.</p>
+
+<p>Championnet, comprenant de quelle utilité pouvait
+lui être un jeune homme à la fois si brave et si
+instruit, l'avait, comme nous l'avons dit, gardé seul
+de toute sa maison militaire et ramené à Paris.</p>
+
+<p>Lors du départ de Bonaparte pour l'Égypte, quoiqu'on
+ne connût pas le but de l'expédition, Championnet
+avait demandé à suivre la fortune du vainqueur
+d'Arcole et de Rivoli; mais Barras, auquel il
+s'était adressé, lui avait mis la main sur l'épaule en
+lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Reste avec nous, citoyen général; nous aurons
+besoin de toi sur le continent.</p>
+
+<p>Et, en effet, Bonaparte parti, Joubert le remplaçant
+dans le commandement de l'armée d'Italie, celui-ci
+demanda qu'on lui adjoignit Championnet pour commander
+l'armée de Rome, destinée à surveiller et, au
+besoin, à menacer Naples.</p>
+
+<p>Et, cette fois, Barras, qui lui portait un intérêt tout
+particulier, lui avait dit, en lui remettant ses instructions:</p>
+
+<p>&mdash;Si la guerre éclate de nouveau, tu seras le
+premier des généraux républicains chargé de détrôner
+un roi.</p>
+
+<p>&mdash;Les intentions du Directoire seront remplies, répondit
+Championnet avec une simplicité digne d'un
+Spartiate.</p>
+
+<p>Et, chose étrange, la promesse devait se réaliser.</p>
+
+<p>Championnet partit pour l'Italie avec Salvato; il
+parlait déjà l'italien avec facilité, la pratique seule de
+la langue lui manquait; mais, à partir de ce moment,
+il ne parla plus qu'italien avec Salvato, et même, dans
+la prévoyance de ce qui pouvait arriver, il s'exerça
+avec lui au patois napolitain, qu'en s'amusant Salvato
+avait appris de son père.</p>
+
+<p>A Milan, où le général s'arrêta à peine quelques
+jours, Salvato fit connaissance avec le comte de Ruvo
+et le présenta au général Championnet comme un des
+plus nobles seigneurs et des plus ardents patriotes de
+Naples. Il lui raconta comment Hector Caraffa, dénoncé
+par les espions de la reine Caroline, persécuté et
+emprisonné par la junte d'État, s'était évadé du château
+Saint-Elme, et demanda pour lui la faveur de suivre
+l'état-major sans y être attaché par aucun grade.</p>
+
+<p>Tous deux l'accompagnèrent à Rome.</p>
+
+<p>Le programme donné au général Championnet était
+celui-ci:</p>
+
+<p>«Repousser par les armes toute agression hostile
+contre l'indépendance de la république romaine, et
+porter la guerre sur le territoire napolitain si le roi de
+Naples exécutait les projets d'invasion qu'il avait si
+souvent annoncés.»</p>
+
+<p>Une fois à Rome, le comte de Ruvo, comme nous l'avons
+raconté plus haut, n'avait pu résister au désir de
+prendre une part active au mouvement révolutionnaire
+qui était, disait-on, sur le point d'éclater à Naples; il
+était entré dans cette ville sous un déguisement, et,
+par l'intermédiaire de Salvato, avait mis les patriotes
+italiens en communication avec les républicains français,
+pressant le général de leur envoyer Salvato, dans
+lequel Championnet avait la plus grande confiance, et
+qui ne pouvait manquer d'inspirer une confiance pareille
+à ses compatriotes. Le but de cette mission était
+de faire voir au jeune homme, par ses propres yeux,
+le point où en étaient les choses, afin qu'il pût, de retour
+près du général, lui rendre compte des moyens
+que les patriotes avaient à leur disposition.</p>
+
+<p>Nous avons vu à travers quels dangers Salvato était
+arrivé au rendez-vous, et comment, les conjurés
+n'ayant point de secrets pour lui, il avait voulu, de son
+côté, pour qu'ils pussent mesurer son patriotisme à
+la position que les événements lui avaient faite, n'avoir
+point de secrets pour eux.</p>
+
+<p>Mais, par malheur, les moyens d'action de Championnet,
+dans le commandement qu'il venait de recevoir
+et qui avaient pour but la protection de la république
+romaine, étaient loin de répondre à ses besoins.
+Il arrivait dans la ville éternelle un an après que le
+meurtre du général Duphot, sinon provoqué, du
+moins toléré et laissé impuni par le pape Pie VI, avait
+amené l'envahissement de Rome et la proclamation
+de la république romaine.</p>
+
+<p>C'était Berthier qui avait eu l'honneur d'annoncer
+au monde cette résurrection. Il avait fait son entrée à
+Rome et était monté au Capitole comme un triomphateur
+antique, foulant cette même voie Sacrée qu'avaient
+foulée, dix-sept siècles auparavant, les triomphateurs
+de l'univers. Arrivé au Capitole, il avait fait deux fois
+le tour de la place où s'élève la statue de Marc-Aurèle,
+aux cris frénétiques de «Vive la liberté! vive la
+république romaine! vive Bonaparte! vive l'invincible
+armée française!»</p>
+
+<p>Puis, ayant réclamé le silence, qui lui fut accordé à
+l'instant même, le héraut de la liberté avait prononcé
+le discours suivant:</p>
+
+<p>&mdash;Mânes de Caton, de Pompée, de Brutus, de Cicéron,
+d'Hortensius, recevez les hommages des hommes
+libres, dans ce Capitole où vous avez tant de fois
+défendu les droits du peuple et illustré par votre éloquence
+ou vos actions la république romaine. Les enfants
+des Gaulois, l'olivier à la main, viennent dans
+ce lieu auguste rétablir les autels de la liberté dressés
+par le premier des Brutus. Et vous, peuple romain,
+qui venez de reprendre vos droits légitimes, rappelez-vous
+quel sang coule dans vos veines! Jetez les yeux
+sur les monuments de gloire qui vous environnent,
+reprenez les vertus de vos pères, montrez-vous dignes
+de votre antique splendeur, et prouvez à l'Europe
+qu'il est encore des âmes qui n'ont point dégénéré des
+vertus de vos ancêtres!</p>
+
+<p>Pendant trois jours, on avait illuminé Rome, tiré
+des feux d'artifice, planté des arbres de la Liberté,
+dansé, chanté, crié: «Vive la République!» autour
+de ces arbres; mais l'enthousiasme avait été de
+courte durée. Dix jours après le discours de Berthier,
+qui, outre l'allocution aux mânes de Caton et d'Hortensius,
+contenait la promesse d'un respect inviolable
+pour les revenus et les richesses de l'Église, on avait,
+par l'ordre du Directoire, porté à la Monnaie les trésors
+de cette même Église pour y être fondus, transformés
+en pièces d'or et d'argent, non pas à l'effigie
+de la république romaine, mais à celle de la république
+française, et versés dans les caisses, les uns
+disaient du Luxembourg et les autres de l'armée:
+ceux qui disaient dans les caisses de l'armée étaient
+en minorité, et en minorité encore plus grande ceux
+qui le croyaient.</p>
+
+<p>Puis on avait mis en vente les biens nationaux, et,
+comme le Directoire avait un pressant besoin d'argent
+pour l'armée d'Égypte, disait-il, ces biens avaient
+été vendus en toute hâte et à un prix fort au-dessous de
+leur valeur. Alors, des appels en argent et en nature
+avaient été faits aux riches propriétaires, qui, malgré
+leur patriotisme, auquel les exigences réitérées du
+gouvernement français avaient, nous devons l'avouer,
+porté une rude atteinte, avaient été bientôt mis à sec.</p>
+
+<p>Il en résultait que, malgré les sacrifices faits par
+les classes riches de la société, les besoins du Directoire
+se renouvelant sans cesse, aucune des dépenses
+les plus indispensables n'avait pu être acquittée, et
+que la solde des troupes nationales, les appointements
+des fonctionnaires publics, présentaient, au bout de
+trois mois, un arriéré qui datait du jour même où la
+république avait été proclamée.</p>
+
+<p>Les ouvriers, ne recevant plus de salaires, et, d'ailleurs,
+on le sait, n'étant pas énormément enclins
+d'eux-mêmes au travail, ils avaient, chacun de leur
+côté, abandonné leurs travaux et s'étaient faits, les
+uns mendiants, les autres bandits.</p>
+
+<p>Quant aux autorités, qui eussent dû, dans leurs
+fonctions, donner l'exemple d'une intégrité lacédémonienne,
+comme elles ne recevaient pas un sou, elles
+étaient devenues encore plus vénales et encore plus
+voleuses qu'auparavant. La magistrature de l'annone,
+chargée de la nourriture du peuple, institution
+de la vieille Rome des empereurs qui s'était maintenue
+à travers la Rome des papes, n'ayant pu, avec du
+papier-monnaie discrédité, faire les approvisionnements
+nécessaires, et manquant de farine, d'huile, de viande,
+déclarait qu'elle ne savait plus quel remède opposer à
+la famine; si bien que, quand Championnet arriva, on
+se disait tout bas qu'il n'y avait plus à Rome que
+pour trois jours de vivres, et que, si le roi de Naples
+et son armée n'arrivaient pas bien vite pour chasser
+les Français, rétablir le saint-père sur son trône et
+rendre l'abondance au peuple, on allait se trouver incessamment
+dans l'alternative de se manger les uns
+les autres, ou de mourir de faim.</p>
+
+<p>Voilà ce que Salvato était chargé d'annoncer d'abord
+aux patriotes napolitains; c'était la misérable situation
+de la république romaine, situation à laquelle on
+allait essayer de faire face à force d'économie et
+d'honnêteté. Pour commencer, Championnet avait
+chassé de Rome tous les agents du fisc et avait pris
+sur lui d'appliquer aux besoins de la ville et de l'armée
+tous les envois d'argent, de quelque part qu'ils
+vinssent, qui se faisaient au Directoire.</p>
+
+<p>Maintenant, voici ce que Salvato avait à ajouter
+relativement à la situation de l'armée française, qui
+n'était guère plus florissante que celle de la république
+romaine:</p>
+
+<p>L'armée de Rome, dont Championnet venait de
+prendre le commandement et qui, sur les cadres qu'il
+avait reçus du Directoire, se montait à trente-deux
+mille hommes, était de huit mille hommes en réalité.
+Ces huit mille hommes, qui, depuis trois mois,
+n'avaient pas reçu un sou de solde, manquaient de
+chaussures, d'habits, de pain, et étaient comme enveloppés
+par l'armée du roi de Naples, se composant
+de 60,000 hommes, bien vêtus, bien chaussés, bien
+nourris et payés chaque jour. Pour toutes munitions,
+l'armée française avait cent quatre-vingt mille cartouches;
+c'était quinze coups de fusil à tirer par
+homme. Aucune place n'était approvisionnée, nous
+ne dirons pas de vivres, mais de poudre, et la pénurie
+était telle, qu'on en avait manqué à Civita-Vecchia
+pour tirer sur un bâtiment barbaresque qui était
+venu capturer une barque de pêcheur à demi-portée
+de canon du fort. On n'avait en tout que neuf bouches
+à feu. Toute l'artillerie avait été fondue pour
+faire de la monnaie de cuivre. Quelques forteresses
+avaient des canons, c'est vrai; mais, soit trahison,
+soit négligence, dans aucune les boulets n'étaient du
+calibre des pièces; dans quelques-unes, il n'y avait
+pas de boulets du tout.</p>
+
+<p>Les arsenaux étaient aussi vides que les forteresses;
+on avait inutilement essayé d'armer de fusils
+deux bataillons de gardes nationales, et cela dans un
+pays où l'on ne rencontrait pas un homme qui n'eût
+son fusil sur l'épaule s'il était à pied, et en travers de
+sa selle s'il était à cheval.</p>
+
+<p>Mais Championnet avait écrit à Joubert, et l'on devait
+lui envoyer d'Alexandrie et de Milan un million
+de cartouches et dix pièces de canon avec leurs parcs.</p>
+
+<p>Quant aux boulets, Championnet avait établi des
+fours, et il en faisait fondre quatre ou cinq mille par
+jour. Ce qu'il demandait donc en grâce aux patriotes,
+c'était de ne rien hâter, ayant besoin d'un mois encore
+pour se mettre en mesure, non pas d'envahir,
+mais de se défendre.</p>
+
+<p>Salvato était chargé d'une lettre dans ce sens pour
+l'ambassadeur français à Naples, lettre où Championnet
+exposait à Garat sa situation, et le priait de mettre
+tous ses soins à retarder une rupture entre les
+deux cours. Cette lettre, heureusement enfermée dans
+un portefeuille de basane hermétiquement fermé,
+n'avait point été atteinte par l'eau.</p>
+
+<p>Au reste, Salvato en connaissait le contenu, et,
+fût-elle devenue illisible, il pouvait la redire mot pour
+mot à l'ambassadeur; seulement, l'ambassadeur, ne
+recevant pas la lettre, perdait la mesure du degré de
+confiance qu'il pouvait accorder au porteur.</p>
+
+<p>Tous ces faits exposés aux conjurés, il y eut un instant
+de silence pendant lequel ils se regardèrent,
+s'interrogeant des yeux les uns les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Que faire? demanda le comte de Ruvo, le plus
+impatient de tous.</p>
+
+<p>&mdash;Suivre les instructions du général, répondit Cirillo.</p>
+
+<p>&mdash;Et, pour m'y conformer, ajouta Salvato, je me
+rends à l'instant même chez l'ambassadeur de
+France.</p>
+
+<p>&mdash;Hâtez-vous, alors! dit du haut de l'escalier une
+voix qui fît tressaillir tous les conjurés, et Salvato lui-même;
+car cette voix n'avait pas encore été entendue.
+L'ambassadeur, à ce que l'on assure, part cette nuit
+ou demain matin pour Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Velasco! firent à la fois Nicolino et Manthonnet.</p>
+
+<p>Puis, continuant seul, Nicolino ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, signor Palmieri: c'est le
+sixième ami que nous attendions et qui, par ma faute,
+par ma très-grande faute, a passé sur la planche que
+j'ai oublié de retirer, non pas une fois, mais deux fois,
+la première en rapportant la corde, et la seconde en
+rapportant les habits.</p>
+
+<p>&mdash;Nicolino, Nicolino, dit Manthonnet, tu nous feras
+pendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit avant toi, répliqua insoucieusement
+Nicolino. Pourquoi conspirez-vous avec un
+fou?</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>LE BAISER D'UN MARI.</h3>
+
+
+<p>Si la nouvelle donnée par Velasco était vraie, il
+n'y avait pas un instant à perdre; car, au point de
+vue de Championnet, ce départ, qui était une déclaration
+de guerre, pouvait entraîner de grands malheurs,
+et ce départ, l'arrivée de Salvato l'empêcherait
+peut-être en déterminant le citoyen Garat à
+temporiser.</p>
+
+<p>Chacun voulait accompagner Salvato jusqu'à l'ambassade;
+mais Salvato, autant par ses souvenirs que
+par un plan, s'était fait une topographie de Naples;
+il refusa obstinément. Celui des conjurés qui eût été
+vu avec lui, le jour où l'objet de sa mission transpirait,
+était perdu: il devenait la proie de la police
+de Naples ou le but du poignard des sbires du gouvernement.</p>
+
+<p>Au reste, Salvato n'avait à suivre que le bord de
+la mer en la gardant constamment à sa droite, pour
+arriver à l'ambassade de France, située au premier
+étage du palais Caramanico; il ne risquait donc point
+de s'égarer; le drapeau tricolore et le faisceau soutenant
+le bonnet de la liberté lui indiqueraient la
+maison.</p>
+
+<p>Seulement, autant à titre d'amitié qu'à titre de
+précaution, il échangea ses pistolets, mouillés par
+l'eau de mer, contre ceux de Nicolino Carracciolo;
+puis, sous son manteau, il boucla son sabre, qu'il
+avait sauvé du naufrage et qu'il suspendit au porte-mousqueton,
+pour que son rebondissement sur les
+dalles ne le trahît point.</p>
+
+<p>Il fut convenu qu'on le laisserait partir le premier,
+et que, dix minutes après son départ, les six conjurés,
+sortant à leur tour, les uns après les autres, se
+rendraient séparément chacun chez soi, en déroutant
+ceux qui voudraient les suivre par ces détours si faciles
+à multiplier dans ce labyrinthe plus inextricable
+que celui de la Crète et que l'on appelle la ville de
+Naples.</p>
+
+<p>Nicolino conduisit le jeune aide de camp jusqu'à
+la porte de la rue, et, lui montrant la descente du
+Pausilippe et les rares lumières brillant encore dans
+Mergellina:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà votre chemin, lui dit-il; ne vous laissez
+ni suivre ni accoster.</p>
+
+<p>Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de
+main et se séparèrent.</p>
+
+<p>Salvato jeta les yeux autour de lui: la rue était
+entièrement déserte, et, d'ailleurs, la tempête n'était
+point encore calmée, et, quoique la pluie eût cessé
+de tomber, de nombreux et fréquents éclairs, accompagnés
+du grondement de la foudre, continuaient
+d'éclater sur tous les points du ciel.</p>
+
+<p>En dépassant l'angle le plus obscur du palais de la
+reine Jeanne, il lui sembla entrevoir la silhouette
+d'un homme se dessinant sur le mur; il ne jugea
+point que cela valût la peine de s'arrêter; armé
+comme il l'était, que lui faisait un homme?</p>
+
+<p>Au bout de vingt pas, il tourna cependant la tête
+en arrière: il ne s'était point trompé: l'homme traversait
+la route et semblait vouloir prendre la gauche
+du chemin.</p>
+
+<p>Dix pas plus loin, il crut distinguer, au-dessus du
+mur qui, du côté de la mer, sert de parapet à la
+route, une tête qui, à son approche, disparut derrière
+ce mur; il se pencha sur le parapet, regarda de l'autre
+côté, et ne vit qu'un jardin avec des arbres touffus,
+dont les branches montaient à la hauteur du parapet.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'autre homme avait gagné du
+terrain et marchait parallèlement à lui; Salvato affecta
+de s'en rapprocher, sans cependant perdre de
+vue l'endroit où la tête avait disparu.</p>
+
+<p>A la lueur d'un éclair, il vit alors derrière lui un
+homme qui enjambait le mur et qui, comme lui, descendait
+vers Mergellina.</p>
+
+<p>Salvato mit la main à sa ceinture, s'assura que ses
+pistolets ne pouvaient sortir facilement, et continua
+son chemin.</p>
+
+<p>Les deux hommes suivaient toujours parallèlement
+la route, l'un un peu en avant de lui à sa gauche,
+l'autre un peu en arrière de lui à sa droite.</p>
+
+<p>A la hauteur du casino du Roi, deux homme tenaient
+le milieu du chemin, se disputant avec cette
+multiplicité de gestes et ces cris discordants particuliers
+aux gens du peuple à Naples.</p>
+
+<p>Salvato arma ses pistolets sous son manteau, et,
+commençant à soupçonner un guet-apens quand il
+vit qu'ils ne se dérangeaient point, marcha droit à
+eux:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, place! dit-il en napolitain.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi place? demanda un des deux
+hommes d'un ton goguenard et oubliant la dispute
+dans laquelle il était engagé.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, répondit Salvato, le haut du pavé de
+Sa gracieuse Majesté le roi Ferdinand est fait pour
+les gentilshommes et non pour des drôles comme
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et, si on ne vous la faisait point, place! repartit
+l'autre disputeur, que diriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dirais rien, je me la ferais faire.</p>
+
+<p>Et, tirant ses deux pistolets de sa ceinture, il marcha
+sur eux.</p>
+
+<p>Les deux hommes s'écartèrent et le laissèrent passer;
+mais ils le suivirent.</p>
+
+<p>Salvato entendit celui qui semblait être le chef dire
+aux autres:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien lui!</p>
+
+<p>Nicolino, on se le rappelle, avait recommandé à
+Salvato non-seulement de ne pas se laisser accoster,
+mais encore de ne pas se laisser suivre; d'ailleurs,
+les trois mots qu'il avait surpris indiquaient qu'il était
+menacé.</p>
+
+<p>Il s'arrêta. En le voyant s'arrêter, les hommes en
+firent autant, c'est-à-dire s'arrêtèrent de leur côté.</p>
+
+<p>Ils étaient à dix pas l'un de l'autre.</p>
+
+<p>L'endroit était désert.</p>
+
+<p>A gauche, une maison dont tous les volets étaient
+fermés, se continuant par les murs d'un jardin,
+au-dessus desquels ont voyait frissonner la cime
+d'une forêt d'orangers, et se courber et se relever
+tour à tour le flexible panache d'un magnifique peuplier.</p>
+
+<p>A droite, la mer.</p>
+
+<p>Salvato fit encore dix pas en avant et s'arrêta de
+nouveau.</p>
+
+<p>Les hommes, qui avaient continué de marcher en
+même temps que lui, s'arrêtèrent en même temps
+que lui.</p>
+
+<p>Alors, Salvato revint sur ses pas; les quatre
+hommes, qui s'étaient réunis et que l'on reconnaissait
+parfaitement pour être de la même bande, l'attendirent:</p>
+
+<p>&mdash;Non-seulement, dit Salvato, lorsqu'il ne fut plus
+qu'à quatre pas d'eux, non-seulement je ne veux pas
+que l'on me barre le passage, mais encore je ne veux
+pas que l'on me suive.</p>
+
+<p>Deux des hommes avaient déjà tiré leur couteau et
+le tenaient à la main.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dit le chef, il y a peut-être moyen de
+s'entendre, au bout du compte; car, à la manière
+dont vous parlez le napolitain, il est impossible que
+vous soyez Français.</p>
+
+<p>&mdash;Et que t'importe que je sois Français ou Napolitain?</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, c'est mon affaire. Répondez franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que tu te permets de m'interroger, coquin!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce que j'en fais, monsieur le gentilhomme,
+c'est pour vous et non pour moi. Voyons: êtes-vous
+l'homme qui, venant de Capoue à cheval, avec l'uniforme
+français, a pris une barque à Pouzzoles, et,
+malgré la tempête, a forcé deux marins de le conduire
+au palais de la reine Jeanne?</p>
+
+<p>Salvato pouvait répondre non, se servir de sa facilité
+à parler le patois napolitain pour augmenter
+les doutes de celui qui l'interrogeait; mais il lui
+sembla que mentir, même à un sbire, c'était toujours
+mentir, c'est-à-dire commettre une action abaissant
+la dignité humaine.</p>
+
+<p>&mdash;Et si c'était moi, demanda Salvato, qu'arriverait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si c'était vous, dit l'homme d'une voix
+sombre et en secouant la tête, il arriverait que je
+serais obligé de vous tuer, à moins que vous ne consentissiez
+à me donner de bonne volonté les papiers
+dont vous êtes porteur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il fallait vous mettre vingt au lieu de
+quatre, mes drôles; vous n'êtes pas assez de quatre
+pour tuer ou même voler un aide de camp du général
+Championnet.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, décidément, c'est lui, dit le chef; il faut
+en finir. A moi, Beccaïo!</p>
+
+<p>A cet appel, deux hommes se détachèrent d'une
+petite porte sombre découpée dans la muraille du
+jardin et s'élancèrent rapidement pour attaquer Salvato
+par derrière.</p>
+
+<p>Mais, à leur premier mouvement, Salvato avait
+fait feu de ses deux pistolets sur les deux hommes
+qui tenaient leur couteau à la main, et avait tué l'un
+et blessé l'autre.</p>
+
+<p>Puis, dégrafant son manteau et le rejetant loin
+de lui, il s'était retourné en mettant le sabre à la
+main, avait fendu d'un revers le visage de celui que
+le chef avait appelé à son aide sous le nom de Beccaïo,
+et, d'un coup de pointe, blesse grièvement son
+compagnon.</p>
+
+<p>Il croyait être débarrassé de ses agresseurs, dont
+quatre sur six étaient hors de combat, et, n'ayant
+plus affaire qu'au chef et à un de ses sbires qui se
+tenait prudemment à dix pas de lui, avoir facilement
+raison des deux derniers, lorsqu'au moment où
+il se retournait vers eux pour les charger, il vit briller
+une espèce d'éclair qui, se détachant de la main
+du chef, vint à lui en sifflant; en même temps, il
+sentit une vive douleur au côté droit de la poitrine.
+L'assassin, n'osant s'approcher de lui, lui avait lancé
+son couteau; la lame avait disparu entre la clavicule
+et l'épaule, le manche seul tremblait hors de la blessure.</p>
+
+<p>Salvato saisit le couteau de la main gauche, l'arracha,
+fit quelques pas en arrière, car il lui semblait
+que la terre manquait sous ses pieds; puis, cherchant
+un appui, il rencontra le mur, et s'y adossa. Presque
+aussitôt, tout parut tourner autour de lui; sa dernière
+sensation fut de croire qu'à son tour le mur lui manquait
+comme la terre.</p>
+
+<p>Un éclair qui fendit le ciel lui apparut, non plus
+bleuâtre, mais couleur de sang; il étendit les bras,
+lâcha son sabre et tomba évanoui.</p>
+
+<p>Dans la dernière lueur de raison qui le sépara de
+l'anéantissement, il crut voir les deux hommes s'élancer
+vers lui. Il fit un effort pour les repousser; mais
+tout s'éteignit dans un soupir que l'on eût pu croire
+le dernier.</p>
+
+<p>C'était quelques secondes auparavant qu'à la détonation
+des pistolets, la fenêtre de la San-Felice s'était
+ouverte, et qu'à ce cri de terreur de Michele: «Pasquale
+de Simone, le sbire de la reine!» la jeune
+femme avait répondu par ce cri du coeur: «Eh bien,
+c'est donc à moi de le sauver.»</p>
+
+<p>Or, quoique la distance ne fût pas grande du boudoir
+au perron et du perron à la porte du jardin,
+lorsque Luisa ouvrit cette porte d'une main tremblante,
+les assassins avaient déjà disparu, et le corps
+seul du jeune homme, demeurant appuyé contre la
+porte, tombait, le haut du corps renversé, dans le
+jardin, au moment où la San-Felice ouvrait cette
+porte.</p>
+
+<p>Alors, avec une force dont elle ne se serait jamais
+crue capable, la jeune femme tira le blessé dans le
+jardin, ferma la porte derrière lui, non-seulement à
+la clef, mais encore au verrou, et, tout éplorée, elle
+appela Nina, Michele et Nanno à son aide.</p>
+
+<p>Tous trois accoururent. Michele, de sa fenêtre,
+avait vu fuir les assassins; une patrouille dont on entendait
+le pas lent et mesuré se chargerait probablement
+de faire disparaître les morts et de recueillir les
+blessés; il n'y avait donc plus rien à craindre pour
+ceux qui portaient secours au jeune officier, dont
+la trace serait perdue, même aux yeux les plus
+exercés.</p>
+
+<p>Michele souleva par le milieu le corps du jeune
+homme entre ses bras, Nina lui prit les pieds, Luisa
+lui soutint la tête, et, avec ces doux mouvements dont
+les femmes ont seules le secret à l'égard des malades
+et des blessés, on le transporta dans l'intérieur de la
+maison.</p>
+
+<p>Nanno était restée en arrière. Courbée vers la
+terre, elle marmottait entre ses dents des paroles
+magiques et cherchait des herbes à elle connues
+parmi les herbes qui poussaient en toute liberté dans
+les angles du jardin et dans les fentes des murailles.</p>
+
+<p>Arrivé au boudoir, Michele demeura pensif; puis,
+tout à coup, secouant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Petite soeur, dit-il, le chevalier va rentrer. Que
+dira-t-il quand il verra qu'en son absence, et sans le
+consulter, tu as apporté ce beau jeune homme dans
+sa maison?</p>
+
+<p>&mdash;Il le plaindra, Michele, et dira que j'ai bien fait,
+répondit la jeune femme en relevant son front resplendissant
+d'une douce sérénité.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certainement, il en serait ainsi si ce meurtre
+était un meurtre ordinaire; mais, quand il saura
+que le meurtrier est Pasquale de Simone, se croira-t-il
+le droit, lui qui est de la maison du prince Francesco,
+se croira-t-il le droit de donner asile à un homme
+frappé par le sbire de la reine?</p>
+
+<p>La jeune femme resta pensive; puis, après quelques
+secondes:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, Michele, dit-elle. Voyons s'il y a
+sur lui quelque papier qui nous indique où nous devons
+le faire porter.</p>
+
+<p>On eut beau chercher dans les poches du blessé,
+on ne trouva rien que sa bourse et sa montre; ce qui
+prouvait qu'il n'avait point eu affaire à des voleurs;
+mais, quant à ses papiers, s'il en avait eu sur lui, ils
+avaient disparu.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, mon Dieu! que faire? s'écria Luisa.
+Je ne puis cependant pas abandonner une créature
+humaine dans cet état.</p>
+
+<p>&mdash;Petite soeur, dit Michele du ton d'un homme
+qui a trouvé un moyen, si le chevalier était venu
+pendant que Nanno te disait la bonne aventure, ne
+devions-nous pas disparaître dans la maison de ton
+amie la duchesse Fusco, qui est vide et dont tu as les
+clefs?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu as raison, tu as raison, Michele! s'écria
+la jeune femme. Oui, portons-le chez la duchesse;
+on le mettra dans une des chambres dont les fenêtres
+donnent sur le jardin. Il y a une porte de sortie.
+Merci, Michele! Nous pourrons, s'il ne meurt pas,
+pauvre jeune homme, nous pourrons lui donner là
+tous les soins que réclame son état.</p>
+
+<p>&mdash;Et, continua Michele, ton mari, ignorant tout,
+pourra au besoin protester de son ignorance; ce qu'il
+ne ferait pas s'il était averti.</p>
+
+<p>&mdash;Non, tu le connais bien, il se livrerait, mais ne
+mentirait pas. Il faut qu'il ignore tout, il le faut, non
+pas que je doute de son coeur; mais, comme tu le
+dis, je ne dois pas le mettre entre son devoir comme
+ami du prince et sa conscience comme chrétien.
+Éclaire-nous, Nanno, dit la jeune femme à la sorcière,
+qui rentrait avec un paquet de plantes de familles
+diverses; non, il ne faut pas que, dans la
+maison, il reste trace de ce jeune homme.</p>
+
+<p>Et le cortége, éclairé par Nanno, se remit en chemin,
+traversa trois ou quatre chambres, et finit par
+disparaître derrière la porte de communication qui
+donnait dans la maison voisine.</p>
+
+<p>Mais à peine venait-on de déposer le blessé sur un
+lit, dans une des chambres désignées par la San-Felice
+elle-même, que Nina, moins préoccupée que
+sa maîtresse, lui posa vivement la main sur le bras.</p>
+
+<p>La jeune femme comprit que la camériste réclamait
+son attention, et écouta.</p>
+
+<p>On frappait à la porte du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le chevalier! s'écria Luisa.</p>
+
+<p>&mdash;Et vite, vite, madame, dit Nina, mettez-vous au
+lit avec votre peignoir; je me charge du reste.</p>
+
+<p>&mdash;Michele! Nanno! s'écria la jeune femme, leur
+recommandant d'un geste suprême le blessé.</p>
+
+<p>Un signe d'eux la rassura autant qu'elle pouvait
+être rassurée.</p>
+
+<p>Puis, comme enchaînée par un songe, se heurtant
+aux murailles, haletante, éperdue, murmurant des
+paroles sans suite, elle gagna sa chambre, n'eut que
+le temps de jeter sur une chaise ses bas et ses pantoufles,
+de s'étendre dans son lit, et, le coeur bondissant,
+mais la respiration comprimée, de fermer les
+yeux et de faire semblant de dormir.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, le chevalier San-Felice,
+à qui Nina avait expliqué la mise des verrous à la
+porte du jardin comme une étourderie de sa part,
+entrait dans la chambre de sa femme sur la pointe
+du pied, le visage souriant et le bougeoir à la main.</p>
+
+<p>Il s'arrêta un instant debout devant le lit, contempla
+Luisa à la lueur de cette bougie de cire rose
+qu'il tenait à la main, puis abaissa avec lenteur ses
+lèvres sur son front en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Dors sous la garde du Seigneur, ange de pureté,
+et le ciel te sauve de tout contact avec les anges de
+perdition que je quitte!</p>
+
+<p>Puis, respectant cette immobilité qu'il croyait être
+le sommeil, il sortit sur la pointe du pied, comme il
+était entré, referma doucement la porte de la chambre
+de sa femme et passa dans la sienne.</p>
+
+<p>Mais à peine la lueur de la bougie se fut-elle effacée
+des parois de la chambre, que la jeune femme se
+souleva sur son coude, et, l'oeil dilaté, l'oreille tendue,
+écouta.</p>
+
+<p>Tout était rentré dans le silence et l'obscurité.</p>
+
+<p>Alors, elle souleva lentement la couverture de soie
+jetée sur son lit, posa avec précaution son pied nu
+sur le parquet de faïence, se dressa sur un genou en
+s'appuyant au chevet, écouta encore, et, rassurée par
+l'absence de tout bruit, prit la porte opposée à celle
+qui avait donné passage à son mari, regagna le corridor
+qui conduisait chez la duchesse, ouvrit la porte
+de communication, et, légère et muette comme une
+ombre, pénétra jusqu'au seuil de la chambre où était
+couché le malade.</p>
+
+<p>Il était toujours évanoui; Michele pilait des herbes
+dans un mortier de bronze, et Nanno exprimait le jus
+de ces herbes sur la blessure du malade.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>LE CHEVALIER SAN-FELICE.</h3>
+
+
+<p>Nous croyons l'avoir déjà dit dans un des précédents
+chapitres, dans le premier peut-être, le chevalier
+San-Felice était un savant.</p>
+
+<p>Mais, quoique les savants, comme les voyageurs de
+Sterne, puissent se diviser et même se subdiviser en
+une foule de catégories, on doit les diviser cependant
+en deux grandes espèces:</p>
+
+<p>Les savants ennuyeux.</p>
+
+<p>Les savants amusants.</p>
+
+<p>La première espèce est la plus nombreuse et passe
+pour être la plus savante.</p>
+
+<p>Nous avons connu, dans le cours de notre vie, quelques
+savants amusants; ils étaient en général reniés
+par leurs confrères, comme gâtant le métier en mêlant
+à la science l'esprit ou l'imagination.</p>
+
+<p>Quelque tort que cela puisse lui faire dans l'esprit
+de nos lecteurs, nous sommes forcé d'avouer que le
+chevalier San-Felice appartenait à la seconde espèce,
+c'est-à-dire à l'espèce des savants amusants.</p>
+
+<p>Nous l'avons dit encore, mais il y a assez longtemps
+pour qu'on l'ait oublié, le chevalier San-Felice
+était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,
+d'une mise simple, mais élégante dans sa simplicité,
+et qui n'ayant, dans des études qui durèrent toute sa
+vie, adopté aucune spécialité, était plutôt un sachant
+qu'un savant.</p>
+
+<p>Appartenant lui-même à l'aristocratie, ayant toujours
+vécu soit à la cour, soit avec les seigneurs, ayant
+beaucoup voyagé dans sa jeunesse, surtout en France,
+il avait les manières charmantes et l'aimable désinvolture
+des Buffon, des Hélvétius et des d'Holbach,
+dont il partageait, avec les principes sociaux, l'insouciance,
+nous dirons presque l'irréligion philosophique.</p>
+
+<p>Et, en effet, ayant, comme Galilée et Swammerdam,
+étudié les infiniment grands et les infiniment
+petits, étant descendu des mondes roulants dans l'éther
+aux infusoires nageant dans la goutte d'eau,
+ayant vu que l'astre et l'atome tenaient la même place
+dans l'esprit de Dieu et avaient la même part à
+l'amour immense que le Créateur répand sur toutes
+ses créatures, son âme, étincelle échappée au foyer
+divin, s'était prise à tout aimer dans la nature. Les
+humbles de la création avaient seulement droit chez
+lui à une curiosité plus tendre que les superbes, et
+nous oserions presque affirmer que la transformation
+de la larve en nymphe et de la nymphe en scarabée,
+examinée le jour au microscope, lui paraissait aussi
+intéressante au moins que la lente locomotion du
+colosse Saturne, neuf cent fois plus gros que la Terre,
+et mettant près de trente ans à tourner autour du
+Soleil avec l'attirail monstrueux de ses sept lunes et
+l'ornement encore incompris de son anneau.</p>
+
+<p>Ces études l'avaient un peu soulevé hors de la vie
+réelle, pour le jeter dans la vie contemplative; ainsi,
+quand, de la fenêtre de sa maison,&mdash;maison qui
+avait été celle de son père et de son aïeul,&mdash;par une
+de ces chaudes nuits caniculaires de Naples, il voyait,
+sous la rame du pêcheur ou sous le sillon de sa barque,
+s'allumer ce feu bleuâtre qu'on croirait un reflet
+de l'étoile de Vénus, et que, pendant une heure,
+quelquefois une nuit, immobile à l'appui de cette
+fenêtre, il regardait le golfe étinceler de lumières et,
+si le vent du sud agitait les vagues, nouer les unes
+aux autres des guirlandes de feu qui allaient se perdre
+à ses yeux derrière Capri, mais qui se prolongeaient
+à coup sûr jusqu'aux rivages d'Afrique, on
+disait: «Que fait là ce rêveur de San-Felice?» Ce rêveur
+de San-Felice passait tout simplement du monde
+matériel au monde invisible, de la vie bruyante
+à la vie silencieuse. Il se disait que cet immense
+serpent de flamme dont les replis enveloppent le
+globe, n'était rien autre chose qu'une réunion d'animalcules
+imperceptibles, et son imagination reculait,
+effrayée, devant cette épouvantable richesse de la
+nature qui met au-dessous de notre monde, sur notre
+monde, autour de notre monde, des mondes dont
+nous ne nous doutons pas, et par lesquels l'infini
+supérieur, qui s'échappe à nos yeux dans des torrents
+de lumière, s'enchaîne sans se rompre à
+l'infini inférieur, qui, plongeant au plus profond des
+abîmes, se perd dans la nuit.</p>
+
+<p>Ce rêveur de San-Felice, au delà du double infini,
+voyait Dieu, non pas comme le vit Ezéchiel, passant
+au milieu des tempêtes; non pas comme le vit Moïse,
+dans le buisson ardent, mais resplendissant dans la
+majestueuse sérénité de l'amour éternel, gigantesque
+échelle de Jacob que monte et descend la création
+tout entière.</p>
+
+<p>Peut-être, maintenant, pourrait-on croire que cette
+tendresse infinie répandue en portions égales sur
+toute la nature était une partie de leur force à ces
+autres sentiments qui ont fait dire au poëte latin: <i>Je
+suis homme, et rien de ce qui appartient à l'humanité
+ne m'est étranger</i>?&mdash;Non, c'est chez le chevalier
+San-Felice que l'on eût pu faire surtout cette
+distinction entre l'âme et le coeur qui permet au
+vice-roi de la création d'être tantôt calme et serein
+comme Dieu, lorsqu'il contemple avec son âme,
+tantôt joyeux ou désespéré comme l'homme, quand
+il éprouve avec son coeur.</p>
+
+<p>Mais, de tous les sentiments qui élèvent l'habitant de
+notre planète au-dessus des animaux qui vivent autour
+de lui, l'amitié était celui auquel le chevalier
+avait voué le culte le plus sincère et le plus dévoué,
+et nous nous appesantissons sur celui-là, parce que
+celui-là eut une plus profonde et plus particulière influence
+sur sa vie.</p>
+
+<p>Le chevalier San-Felice, élevé au collège des Nobles,
+fondé par Charles III, y avait eu pour condisciple
+un des hommes dont les aventures, l'élégance
+et la haute fortune firent le plus de bruit dans
+le monde napolitain, vers la fin du dernier siècle;
+cet homme était le prince Joseph Caramanico.</p>
+
+<p>Si le prince n'eût été lui-même que prince, il est
+probable que le jeune San-Felice n'eût éprouvé pour
+lui que ce sentiment de respect banal ou de jalousie
+envieuse que les enfants éprouvent pour ceux de
+leurs compagnons qui pèsent sur l'indulgence des
+maîtres par la supériorité de leur rang; mais, à part
+son titre de prince, Joseph Caramanico était un charmant
+enfant plein de coeur et d'abandon, comme il
+fut plus tard un charmant homme plein d'honneur, et
+de loyauté.</p>
+
+<p>Il arriva cependant, entre le prince Caramanico et
+le chevalier San-Felice, ce qui arrive inévitablement
+dans toutes les amitiés: il y eut un Oreste et un
+Pylade; le chevalier San-Felice eut le rôle le moins
+brillant aux yeux du monde, mais peut-être le plus
+méritoire aux yeux du seigneur: il fut Pylade.</p>
+
+<p>On devina quelle facile supériorité le futur savant,
+avec son intelligence distinguée et ses dispositions
+studieuses, dut prendre sur ses rivaux de collège, et,
+combien, au contraire, avec son insouciance de grand
+seigneur, le futur ministre à Naples, le futur ambassadeur
+à Londres, le futur vice-roi à Palerme devait
+être un mauvais écolier.</p>
+
+<p>Eh bien, grâce au laborieux Pylade qui travaillait
+pour deux, le paresseux Oreste se maintint toujours
+au premier rang; il eut autant de prix, autant de
+couronnes, autant de récompenses que San-Felice, et
+plus de mérite aux yeux de ses professeurs, qui ne
+savaient pas ou ne voulaient pas savoir le secret de
+sa supériorité; car cette supériorité, il la maintenait
+comme celle de sa position sociale, sans avoir l'air de
+se donner le moindre mal pour cela.</p>
+
+<p>Mais Oreste le savait, lui, ce secret de dévouement,
+et rendons-lui cette justice de dire qu'il l'apprécia
+comme il devait être apprécié, ainsi que le prouvera
+la suite de notre récit, en le mettant à l'épreuve.</p>
+
+<p>Les jeunes gens sortirent du collège, et chacun
+suivit la carrière vers laquelle l'entraînait ou sa vocation
+ou son rang. Caramanico prit celle des armes;
+San-Felice, celle de la science.</p>
+
+<p>Caramanico entra comme capitaine dans un régiment
+de Lipariotes, nommé ainsi des îles Lipari, d'où
+presque tous les soldats qui le composaient étaient
+tirés. Ce régiment, formé par le roi, était commandé
+par le roi; le roi portait le titre de colonel de ce régiment,
+et y être admis comme officier était la plus
+haute faveur à laquelle pût aspirer un noble Napolitain.</p>
+
+<p>San-Felice, au contraire, voyagea, visita la France,
+l'Allemagne, l'Angleterre, resta cinq ans hors de
+l'Italie, et, lorsqu'il revint à Naples, trouva le prince
+Caramanico premier ministre et amant de la reine
+Caroline.</p>
+
+<p>Le premier soin de Caramanico, en arrivant au
+pouvoir, avait été d'assurer une position indépendante
+à son cher San-Felice; en son absence, il l'avait
+fait, avec exemption de voeux, nommer chevalier de
+Malte, faveur, au reste, à laquelle avaient droit tous
+ceux qui pouvaient faire leurs preuves, et lui avait
+fait donner une abbaye rapportant deux mille ducats.
+Cette rente, avec celle de mille ducats qu'il tenait de
+sa fortune patrimoniale, faisait du chevalier San-Felice,
+dont les goûts étaient ceux d'un savant, c'est-à-dire
+fort simples, un homme comparativement
+aussi riche que l'homme le plus riche de Naples.</p>
+
+<p>Les deux jeunes gens avaient marché dans la vie
+et étaient devenus des hommes; ils s'aimaient toujours;
+mais, occupés, l'un de science, l'autre de politique,
+ils ne se voyaient plus que rarement.</p>
+
+<p>Vers 1783, quelques bruits qui couraient sur la disgrâce
+prochaine du prince de Caramanico, commençaient
+à préoccuper la ville et à inquiéter San-Felice:
+on disait que Caramanico, surchargé de besogne,
+comme premier ministre, et voulant créer une marine
+respectable à Naples, qu'il regardait, tout au
+contraire du roi, comme une puissance maritime,
+plutôt que comme une puissance continentale, s'était
+adressé au grand-duc de Toscane Léopold, afin qu'il
+voulût bien lui céder, pour le mettre à la tête de la
+marine napolitaine, avec le titre d'amiral, un homme
+qui venait de faire répéter son nom avec éloge dans
+une expédition contre les Barbaresques.</p>
+
+<p>Cet homme, c'était le chevalier Jean Acton, d'origine
+irlandaise, né en France.</p>
+
+<p>Mais à peine Acton s'était-il trouvé, par la protection
+de Caramanico, installé à la cour de Naples,
+dans une position à laquelle ses rêves les plus ambitieux
+n'auraient jamais cru pouvoir atteindre, qu'il
+combina tous ses efforts pour remplacer son protecteur,
+et dans l'affection de la reine et dans son poste
+de premier ministre, qu'il devait encore plus peut-être
+à cette affection qu'à son rang et à son mérite.</p>
+
+<p>Un soir, San-Felice vit entrer chez lui, comme un
+simple particulier et sans avoir permis qu'on l'annonçât,
+le prince de Caramanico.</p>
+
+<p>San-Felice, par une douce soirée du mois de mai,
+était occupé, dans ce beau jardin dont nous avons
+essayé de faire la description, à donner la chasse à
+des lucioles, sur lesquelles il voulait étudier, au retour
+du matin, la dégradation de la lumière.</p>
+
+<p>Il poussa un cri de joie en voyant le prince, se jeta
+dans ses bras et le pressa contre son coeur.</p>
+
+<p>Celui-ci répondit à ses embrassements avec son
+affection accoutumée, à laquelle une préoccupation
+triste semblait donner encore une plus vive expression.</p>
+
+<p>San-Felice voulut l'entraîner vers le perron; mais
+Caramanico, enfermé dans son cabinet depuis le matin
+jusqu'au soir, ne voulait point perdre cette occasion
+de respirer l'air parfumé par la forêt d'orangers,
+dont le feuillage métallique frissonnait au-dessus de
+sa tête; une douce brise venait de la mer, le ciel était
+pur, la lune brillait au ciel et se reflétait dans le
+golfe. Caramanico montra à son ami un banc adossé
+au tronc d'un palmier; tous deux s'assirent sur ce
+banc.</p>
+
+<p>Caramanico resta un instant sans parler, comme
+s'il eût hésité à troubler le silence de toute cette nature
+muette; puis enfin, avec un soupir:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit-il, je viens te dire adieu, peut-être
+pour toujours.</p>
+
+<p>San-Felice tressaillit et le regarda en face; il
+croyait avoir mal entendu.</p>
+
+<p>Le prince secoua mélancoliquement sa belle tête
+pâle, et, avec une profonde expression de découragement:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis las de lutter, reprit-il. Je reconnais que
+j'ai affaire à plus fort que moi; j'y laisserais mon
+honneur peut-être, ma vie à coup sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la reine Caroline? demanda San-Felice.</p>
+
+<p>&mdash;La reine Caroline est femme, mon ami, répondit
+Caramanico, par conséquent faible et mobile. Elle
+voit aujourd'hui par les yeux de cet intrigant irlandais
+qui, j'en ai bien peur, poussera l'État à sa ruine.
+Que le trône tombe! mais sans moi. Je ne veux pas
+contribuer à sa chute, je pars.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu? demanda San-Felice.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai accepté l'ambassade de Londres; c'est un
+honorable exil. J'emmène ma femme et mes enfants,
+que je ne veux pas laisser exposés aux dangers de
+l'isolement; mais il y a une personne que je suis
+obligé de laisser à Naples; j'ai compté sur toi pour
+me remplacer près d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Près d'elle? répéta le savant avec une espèce
+d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille, dit le prince essayant de sourire;
+ce n'est point une femme, c'est une enfant.</p>
+
+<p>San-Felice respira.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, continua le prince, au milieu de mes tristesses,
+une jeune femme me consolait. Ange du ciel,
+elle est remontée au ciel, en me laissant un vivant
+souvenir d'elle, une petite fille qui vient d'atteindre
+sa cinquième année.</p>
+
+<p>&mdash;J'écoute, dit San-Felice, j'écoute.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis ni la reconnaître, ni lui faire une
+position sociale, puisqu'elle est née pendant mon
+mariage; d'ailleurs, la reine ignore et doit ignorer
+l'existence de cette enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Où est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;A Portici. De temps en temps, je me la fais apporter;
+de temps en temps même, je vais la voir;
+j'aime beaucoup cette innocente créature, qui, j'en ai
+bien peur, est née dans un jour néfaste! et, m'en
+croiras-tu, San-Felice, il m'en coûte moins, je te le
+jure, de quitter mon ministère, Naples, mon pays,
+que de quitter cette enfant; car celle-là, c'est bien
+l'enfant de mon amour.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, dit le chevalier avec sa douce simplicité,
+moi aussi, Caramanico, je l'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux! reprit le prince; car j'ai compté sur
+toi pour me remplacer près d'elle. Je veux, tu comprendras
+cela, je veux qu'elle ait une fortune indépendante.
+Voici, en ton nom, une police de cinquante
+mille ducats. Cette somme, placée par tes soins, se
+doublera en quatorze ou quinze ans par l'accumulation
+seule des intérêts; tu prendras, sur ta fortune
+à toi, ce qui sera nécessaire à son entretien et à son
+éducation, et, lors de sa majorité ou de son mariage,
+tu te rembourseras.</p>
+
+<p>&mdash;Caramanico!</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mon ami, dit en souriant le prince, je
+te demande un service; c'est à moi de faire mes conditions.</p>
+
+<p>San-Felice baissa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;M'aimerais-tu moins que je ne croyais? murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, reprit Caramanico. Tu es non-seulement
+l'homme que j'aime le mieux, mais celui
+que j'estime le plus au monde, et la preuve, c'est que
+je te laisse la seule partie de mon coeur qui soit restée
+pure et n'ait point été brisée.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit le savant avec une certaine hésitation,
+je voudrais te demander une faveur, et, si ma
+demande ne te contrariait pas, je serais heureux que
+tu me l'accordasses.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Je vis seul, sans famille, presque sans amis; je
+ne m'ennuie jamais, parce qu'il est impossible que
+l'homme s'ennuie avec le grand livre de la nature
+ouvert devant les yeux; j'aime toute chose en général:
+j'aime l'herbe qui, le matin, se courbe sous le
+poids des gouttes de rosée, comme sous un fardeau
+trop lourd pour elle; j'aime ces lucioles que je cherchais
+quand tu es arrivé; j'aime le scarabée à l'aile
+d'or dans laquelle se mire le soleil, mes abeilles qui
+me bâtissent une ville, mes fourmis qui me fondent
+une république; mais je n'aime pas une chose plus
+que l'autre, et je ne suis aimé tendrement par rien.
+S'il m'était permis de prendre ta fille avec moi, je
+l'aimerais plus que toute chose, je le sens, et peut-être,
+elle aussi, comprenant que je l'aime beaucoup,
+m'aimerait-elle un peu. L'air du Pausilippe est excellent;
+la vue que j'ai de mes fenêtres est splendide;
+elle aurait un grand jardin pour courir après les papillons,
+des fleurs à la portée de sa main, des oranges
+à la hauteur de ses lèvres; elle grandirait flexible
+comme ce palmier, dont elle aurait à la fois la grâce
+et la vigueur. Dis, veux-tu que ton enfant demeure
+avec moi, mon ami?</p>
+
+<p>Caramanico le regardait les larmes aux yeux et
+l'approuvait d'un doux mouvement de tête.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, continua San-Felice croyant que son
+ami n'était pas suffisamment convaincu, et puis un
+savant, ça n'a rien à faire; eh bien, je ferai son éducation,
+je lui apprendrai à lire et à écrire l'anglais et
+le français. Je sais beaucoup de choses, va, et je suis
+beaucoup plus instruit qu'on ne le croit; cela m'amuse
+de faire de la science, mais cela m'ennuie d'en
+parler. Tous ces rats de bibliothèque napolitains,
+tous ces académiciens d'Herculanum, tous ces fouilleurs
+de Pompéi, ils ne me comprennent pas et ils
+disent que je suis ignorant parce que je ne me sers
+pas de grands mots et que je parle simplement des
+choses de la nature et de Dieu; mais ce n'est pas
+vrai, Caramanico; j'en sais au moins autant qu'eux
+et peut-être même plus qu'eux, je t'en donne ma
+parole d'honneur... Tu ne me réponds pas, mon
+ami?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je t'écoute, San-Felice, je t'écoute et je
+t'admire. Tu es la créature par excellence. Dieu t'a
+élu. Oui, tu prendras ma fille; oui, tu prendras mon
+enfant; oui, mon enfant t'aimera; seulement, tu lui
+parleras de moi tous les jours, et tu tâcheras qu'après
+toi, ce soit moi qu'elle aime le plus au monde.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que tu es bon! s'écria le chevalier en essuyant
+ses larmes. Maintenant, tu m'as dit quelle
+était à Portici, n'est-ce pas? Comment reconnaîtrai-je
+la maison? Comment s'appelle-t-elle? Tu lui as
+donné un joli nom, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Ami, dit le prince, voici son nom et l'adresse
+de la femme qui prend soin d'elle, et, en même
+temps, l'ordre à cette femme de te regarder, moi absent,
+comme son véritable père... Adieu, San-Felice,
+dit le prince en se levant; sois fier, mon ami: tu viens
+de me donner le seul bonheur, la seule joie, la seule
+consolation qu'il me soit permis d'espérer encore.</p>
+
+<p>Les deux amis s'embrassèrent comme des enfants,
+en pleurant comme des femmes.</p>
+
+<p>Le lendemain, le prince Caramanico partait pour
+Londres, et la petite Luisa Molina s'installait avec
+sa gouvernante dans la maison du Palmier.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>LUISA MOLINA</h3>
+
+
+<p>Le matin du jour où la petite Luisa Molina devait
+quitter Portici, on vit le chevalier San-Felice, ne voulant
+s'en rapporter à personne de ce soin si important,
+courir les magasins de joujoux de la rue de Tolède
+et y faire une collection de moutons blancs, de
+poupées marchant toutes seules, de polichinelles faisant
+la cabriole, lesquels pouvaient faire croire à
+ceux qui connaissaient l'inutilité de ces objets pour
+lui-même, que le digne savant était chargé par quelque
+prince étranger de faire pour ses enfants une collection
+de jouets napolitains dans sa plus complète
+extension. Ceux-là se fussent trompés: toute cette
+acquisition insolite était réservée aux plaisirs de la
+petite Luisa Molina.</p>
+
+<p>Puis on procéda à l'emménagement. La plus belle
+chambre de la maison, donnant par une de ses fenêtres
+sur le golfe, et par l'autre sur le jardin, fut concédée
+aux nouvelles locataires; un de ces charmants
+petits lits de cuivre que l'on fabrique si élégamment
+à Naples, fut placé près du lit de la gouvernante, et
+une moustiquaire, exécutée sous les yeux et d'après
+les conseils du savant chevalier, et dont toutes les
+mesures, géométriquement prises, devaient dérouter
+les plus habiles combinaisons des assiégeants, fut
+placée sur les montants du lit, tente transparente
+destinée à garantir l'enfant de la piqûre des cousins.</p>
+
+<p>On donna l'ordre à l'un de ces pâtres qui conduisent
+dans les rues de Naples des troupeaux de chèvres,
+qu'ils font quelquefois monter jusqu'au cinquième
+étage des maisons, de s'arrêter tous les matins
+devant la porte. On choisit dans le troupeau une
+chèvre blanche, la plus belle de toutes, pour donner
+l'étrenne de son lait à la petite Luisa, et la chèvre
+élue reçut, séance tenante, le nom mythologique
+d'Amalthée.</p>
+
+<p>Après quoi, toute précaution paraissant prise au
+chevalier pour l'amusement, le confortable et la nutrition
+matérielle de l'enfant, il envoya chercher une
+voiture bien large et bien douce, et partit pour Portici.</p>
+
+<p>La translation se fit sans accident aucun, et, trois
+heures après le départ de San-Felice pour Portici,
+la petite Luisa, prenant possession de son nouveau
+domicile avec cette satisfaction que fait toujours
+éprouver aux enfants un changement de résidence,
+habillait et déshabillait une poupée aussi grande
+qu'elle et qui possédait une garde-robe aussi variée
+et aussi riche que celle de la madone del Vescovato.</p>
+
+<p>Pendant bien des semaines et même bien des mois,
+le chevalier oublia toutes les autres merveilles de la
+nature pour ne s'occuper que de celle qu'il avait sous
+les yeux; et, en effet, qu'est-ce qu'un bourgeon qui
+pousse, une fleur qui s'ouvre ou un fruit qui mûrit
+près d'un jeune cerveau qui, en se développant,
+donne chaque jour naissance à une idée nouvelle,
+en ajoutant un peu plus de clarté à l'idée éclose la
+veille. Ce progrès de l'intelligence de l'enfant, en
+raison du perfectionnement des organes, lui donnait
+bien quelques doutes à l'endroit de l'âme immortelle
+soumise au développement de ces organes, comme
+la fleur et le fruit de l'arbre sont soumis à la sève,
+tandis qu'au contraire, cette même âme que l'on a
+vue pour ainsi dire naître, grandir, acquérir ses facultés
+dans l'adolescence, en jouir dans l'âge mûr,
+les perd peu à peu insensiblement, mais visiblement
+néanmoins, au fur et à mesure que ces organes s'endurcissent
+et s'atrophient en vieillissant, comme les
+fleurs perdent de leur parfum et les fruits de leur saveur
+à mesure que la séve tarit; mais, comme les
+grands esprits, le chevalier San-Felice avait toujours
+été quelque peu panthéiste, et même panthéiste
+psychologique: en faisant de Dieu l'âme universelle
+du monde, il regardait l'âme individuelle
+comme une superfluité; il la regrettait cependant,
+comme il regrettait de ne point avoir des ailes,
+ainsi que l'oiseau; mais il n'en voulait point à
+la nature d'avoir fait sur l'homme cette céleste
+économie.</p>
+
+<p>Forcé d'abandonner la <i>continuité</i> de la vie, il se
+réfugiait dans ses <i>transformations</i>. Les Égyptiens
+mettaient dans les tombeaux de leurs morts bien-aimés
+un scarabée. Pourquoi cela? Parce que le scarabée
+meurt trois fois et renaît trois fois, comme la chenille.</p>
+
+<p>Dieu fera-t-il, dans sa bonté infinie, moins pour
+l'homme qu'il ne fait pour l'insecte? Tel était le cri
+de ce peuple dont les nombreuses nécropoles nous
+ont transmis les spécimens enveloppés dans des bandelettes
+sacrées.</p>
+
+<p>Maintenant, le chevalier San-Felice se posait cette
+question que je me pose et que vous vous êtes posée
+certainement: La chenille se souvient-elle de l'oeuf,
+la chrysalide se souvient-elle de la chenille, le papillon
+se souvient-il de la chrysalide, et enfin, pour accomplir
+le cercle des métamorphoses, l'oeuf se souvient-il
+du papillon?</p>
+
+<p>Hélas! ce n'est pas probable: Dieu n'a pas voulu
+donner à l'homme cet orgueil de se souvenir, ne
+l'ayant pas donné aux animaux. Du moment que
+l'homme se souviendrait de ce qu'il était avant d'être
+homme, l'homme serait immortel.</p>
+
+<p>Et, pendant que le chevalier faisait toutes ces réflexions,
+Luisa grandissait, avait appris sans s'en
+douter à lire et à écrire, et faisait en français ou en
+anglais toutes les questions qu'elle avait à taire, le
+chevalier ayant signifié une fois pour toutes qu'il ne
+répondrait qu'aux questions faites dans l'une ou
+l'autre de ces langues; or, comme la petite Luisa
+était très-curieuse, et, par conséquent, faisait force
+questions, elle sut bientôt non-seulement questionner,
+mais répondre en français et en anglais.</p>
+
+<p>Puis, sans s'en douter, elle apprenait beaucoup
+d'autres choses; d'astronomie, ce qu'il en faut à une
+femme; ainsi, par exemple: la lune semble tout particulièrement
+affectionner le golfe de Naples, probablement
+parce que, plus heureuse que la chenille,
+le scarabée et l'homme, elle se souvient d'avoir été
+autrefois la fille de Jupiter et de Latone, d'être née
+sur une île flottante, de s'être appelée Phébé, d'avoir
+été amoureuse d'Endymion, et que, coquette qu'elle
+est, en sa qualité de femme, elle ne trouve pas sur
+toute la terre de plus limpide miroir où se regarder
+que le golfe de Naples.</p>
+
+<p>La lune, qu'elle appelait la lampe du ciel, préoccupait
+beaucoup la petite Luisa, qui, lorsque l'astre
+était dans son plein, voulait toujours y voir un visage,
+et qui, lorsqu'elle diminuait, demandait s'il y
+avait des rats au ciel, et si ces rats rongeaient là-haut
+la lune, comme un jour ils avaient rongé ici-bas le
+fromage.</p>
+
+<p>Alors, le chevalier San-Felice, enchanté d'avoir
+une démonstration scientifique à faire à un enfant,
+et voulant la lui faire claire et à la portée de son
+âge, s'amusait à exécuter lui-même un modèle en
+grand de notre système planétaire; il lui montrait
+la lune, notre satellite, quarante-neuf fois plus petite
+que la terre; il lui faisait accomplir autour de
+notre monde, en une minute, le périple qu'elle accomplit
+en vingt-sept jours sept heures quarante-trois
+minutes, et la révolution qu'elle accomplit sur elle
+en même temps; il lui montrait que, dans ce périple,
+elle se rapproche et s'éloigne alternativement de nous,
+que le point le plus éloigné de son orbite s'appelle
+l'<i>apogée</i> et qu'alors elle est à quatre-vingt-onze mille
+quatre cent dix-huit lieues de notre globe; que son
+point le plus rapproché s'appelle le <i>périgée</i> et n'en est
+éloigné que de quatre-vingt mille soixante-dix-sept
+lieues, il lui expliquait que la lune, comme la terre,
+n'étant lumineuse que parce qu'elle réfléchit les rayons
+du soleil, nous n'en pouvons apercevoir que la partie
+éclairée par le soleil et non celle sur laquelle la
+terre projette son ombre: de là vient que nous la
+voyons sous différentes phases; il lui affirmait que
+ce visage qu'elle s'obstinait à voir lorsque la lune
+était dans son plein n'était autre chose que les accidents
+du terrain lunaire, le creux de ses vallons où
+s'épaissit l'ombre et la saillie de ses montagnes qui reflète
+la lumière; il lui faisait même observer, sur un
+grand plan de notre satellite que l'on venait de faire à
+l'observatoire de Naples, que ce qu'elle prenait pour le
+menton de la lune n'était qu'un volcan qui avait autrefois,
+il y avait des milliers d'années, jeté des
+feux comme en jetait le Vésuve et s'était éteint comme
+le Vésuve s'éteindra un jour. L'enfant comprenait mal
+à la première démonstration; elle insistait, et, à la
+seconde ou à la troisième démonstration, le jour se
+faisait dans son esprit.</p>
+
+<p>Un matin qu'on avait acheté du tripoli pour remettre
+à neuf son joli petit lit de cuivre, Luisa vit le
+chevalier très-occupé à regarder au microscope cette
+poussière rougeâtre; elle s'approcha de lui sur la
+pointe du pied et lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Que regardes-tu là, bon ami San-Felice?</p>
+
+<p>&mdash;Et quand je pense, répondit le chevalier se parlant
+à lui-même, bien que répondant à Luisa, quand
+je pense qu'il faudrait cent quatre-vingt-sept millions
+de ces infusoires pour peser un grain!</p>
+
+<p>&mdash;Cent quatre-vingt-sept millions de quoi? demanda
+la petite fille.</p>
+
+<p>Cette fois, la démonstration était grave; le chevalier
+prit l'enfant sur ses genoux et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;La terre, petite Luisa, n'a pas toujours été ce
+qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire tapissée de gazon,
+couverte de fleurs, ombragée par des grenadiers, des
+orangers et des lauriers-roses. Avant d'être habitée
+par l'homme et les animaux que tu vois, elle a été
+couverte d'eau d'abord, puis de grandes fougères,
+puis de palmiers gigantesques. De même que les maisons
+n'ont pas poussé toutes seules et qu'on est forcé
+de les bâtir, Dieu, le grand architecte des mondes, a
+été forcé de bâtir la terre. Eh bien, comme on bâtit
+les maisons avec des pierres, de la chaux, du plâtre,
+du sable et des tuiles, Dieu a bâti la terre d'éléments
+divers, et un de ces éléments se compose d'animalcules
+imperceptibles, ayant des coquilles comme les
+huîtres et des carapaces comme les tortues. A eux
+seuls, ils ont fourni les masses de cette grande chaîne
+de montagnes du Pérou qu'on appelle les Cordillères;
+les Apennins de l'Italie centrale, dont tu vois
+d'ici les dernières cimes, sont formés de leurs débris,
+et ce sont les fragments impalpables de leurs écailles
+qui font reluire ce cuivre en le polissant.</p>
+
+<p>Et il lui montrait son lit, que frottait le domestique.</p>
+
+<p>Un autre jour, en voyant un bel arbre de corail
+que venait d'apporter au chevalier un pêcheur de
+Torre-del-Greco, l'enfant demanda pourquoi le corail
+avait des branches et pas de feuilles.</p>
+
+<p>Le chevalier lui expliqua alors que le corail n'était
+pas une végétation naturelle, comme elle le croyait,
+mais une composition animale. Il lui raconta, à son
+grand étonnement, que des milliers de polypes cacticifères
+se réunissaient pour composer, avec la chaux
+dont ils vivent et que la violence des vagues arrache
+aux rochers, ces branches folles d'abord, que sucent
+et broutent les poissons, et qui, se raffermissant peu
+à peu, se colorent de ce vif et charmant incarnat auquel
+les poëtes comparent les lèvres de la femme; il
+lui apprit qu'un petit animal, qu'il promit de lui faire
+voir au microscope, et que l'on nomme le <i>vermet</i>,
+construit, en remplissant le vide que laissent entre
+eux les madrépores et les coraux, un trottoir autour
+de la Sicile, tandis que d'autres animalcules, les <i>tubiporés</i>,
+entre autres, construisent dans l'Océanie des
+îles de trente lieues de tour, qu'ils relient entre elles
+par des bancs de récifs qui finiront un jour par arrêter
+les flottes et intercepter la navigation.</p>
+
+<p>D'après ce que nous venons de raconter, on peut
+se faire une idée de l'éducation que reçut de son infatigable
+et savant instituteur la petite Luisa Molina;
+elle eut ainsi, mise à la portée des progrès successifs
+de son intelligence, l'explication, claire, nette et
+précise, de toutes les choses explicables, de sorte qu'elle
+ne garda dans son cerveau aucune de ces notions
+troubles et vagues qui inquiètent l'imagination des
+adolescents.</p>
+
+<p>Et, selon que l'avait promis San-Felice à son ami,
+elle grandit forte et flexible, comme le palmier au
+pied duquel, la plupart du temps, toutes ces démonstrations
+lui étaient faites.</p>
+
+<p>Le chevalier San-Felice était en correspondance
+suivie avec le prince Caramanico; deux fois par mois,
+il lui donnait des nouvelles de Luisa, qui, de son
+côté, à chaque lettre de son tuteur, ajoutait quelques
+mots pour son père.</p>
+
+<p>Vers 1790, le prince Caramanico passa de l'ambassade
+de Londres à celle de Paris; mais, lorsque
+Toulon fut livré aux Anglais par les royalistes,
+et que le gouvernement des Deux-Siciles, sans se
+déclarer pourtant l'allié de M. Pitt, envoya des troupes
+contre la France, Caramanico, trop loyal pour
+accepter la position qui lui était faite, demanda son
+rappel; ce rappel, Acton ne le voulait à aucun prix;
+il le fit nommer vice-roi de Sicile, en remplacement
+du marquis Caraccioli, qui venait de mourir.</p>
+
+<p>Il se rendit à son poste sans passer par Naples.</p>
+
+<p>L'intelligence supérieure et la bonté naturelle du
+prince Caramanico, appliquées au gouvernement de
+ce beau pays qu'on appelle la Sicile, y produisirent
+bientôt des miracles, et cela juste au moment où,
+poussée par la funeste influence d'Acton et de Caroline
+sur une pente contraire, Naples marchait à
+grands pas au précipice, voyait gorger ses prisons
+des citoyens les plus illustres, entendait la junte
+d'État réclamer les lois de torture, abolies depuis le
+moyen âge, et assistait à l'exécution d'Emmanuele
+de Deo, de Vitagliano et de Gagliani, c'est-à-dire de
+trois enfants.</p>
+
+<p>Aussi, les Napolitains, comparant les terreurs au
+milieu desquelles ils vivaient, les lois de proscription
+et de mort suspendues sur leurs têtes, au bonheur
+des Siciliens et aux lois protectrices et paternelles
+qui les régissaient, n'osant accuser la reine que tout
+bas, accusaient tout haut Acton, rejetant tout sur le
+compte de l'étranger et ne cachant pas leur désir
+que, de même qu'Acton avait autrefois remplacé
+Caramanico, Caramanico le remplaçât aujourd'hui.</p>
+
+<p>On disait plus: on disait que la reine, dans un
+doux souvenir de son premier amour, secondait les
+voeux des Napolitains, et, que, si elle n'était retenue
+par une fausse honte, elle se déclarerait, elle aussi,
+pour Caramanico.</p>
+
+<p>Ces bruits prenaient une consistance qui eût pu
+faire croire qu'il y avait un peuple à Naples et que ce
+peuple avait une voix, lorsqu'un jour le chevalier
+San-Felice reçut de son ami une lettre conçue en ces
+termes:</p>
+
+<p>«Ami,</p>
+
+<p>»Je ne sais ce qui m'arrive, mais, depuis dix jours,
+mes cheveux blanchissent et tombent, mes dents
+tremblent dans leurs gencives et se détachent de
+leurs alvéoles; une langueur invincible, un abattement
+suprême m'ont envahi. Pars pour la Sicile avec
+Luisa, aussitôt cette lettre reçue, et tâche d'arriver
+avant que je sois mort.</p>
+
+<p>»Ton Giuseppe.»</p>
+
+<p>Ceci se passait vers la fin de 1795; Luisa avait
+dix-neuf ans, et, depuis quatorze ans, n'avait pas
+vu son père; elle se rappelait son amour, mais non
+pas sa personne; la mémoire de son coeur avait été
+plus fidèle que celle de ses yeux.</p>
+
+<p>San-Felice ne lui révéla point d'abord toute la vérité:
+il lui dit seulement que son père souffrant désirait
+la voir; puis il courut au môle pour y chercher
+un moyen de transport. Par bonheur, un de ces bâtiments
+légers que l'on appelle <i>speronare</i>, après avoir
+amené des passagers à Naples, allait retourner à
+vide en Sicile; le chevalier le loua pour un mois afin
+de n'avoir point à s'inquiéter du retour, et, le même
+jour, il partit avec Luisa.</p>
+
+<p>Tout favorisa ce triste voyage: le temps fut beau,
+le vent fut propice; au bout de trois jours, on jetait
+l'ancre dans le port de Palerme.</p>
+
+<p>Au premier pas que le chevalier et Luisa firent
+dans la ville, il leur sembla qu'ils entraient dans
+une nécropole; une atmosphère de tristesse était répandue
+dans les rues, un voile de deuil semblait envelopper
+la cité qui s'est elle-même appelée <i>l'Heureuse</i>.</p>
+
+<p>Le passage leur fut barré par une procession; on
+portait à la cathédrale la châsse de Sainte-Rosalie.</p>
+
+<p>Ils passèrent devant une église; elle était tendue
+de noir et on y disait les prières des agonisants.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc? demanda le chevalier à un
+homme qui entrait à l'église, et pourquoi tous les
+Palermitains ont-ils l'air si désespéré?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas Sicilien? demanda l'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je suis Napolitain et j'arrive de Naples.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a que notre père se meurt, dit le Sicilien.</p>
+
+<p>Et, comme l'église était trop pleine de monde
+pour qu'il pût y entrer, l'homme s'agenouilla sur
+les degrés et dit tout haut en se frappant la poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;Sainte mère de Dieu! offre ma vie à ton divin
+fils, si la vie d'un pauvre pécheur comme moi peut
+racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! s'écria Luisa, entends-tu, bon ami? c'est
+pour mon père qu'on prie, c'est mon père qui se
+meurt... Courons! courons!</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>LE PÈRE ET LA FILLE.</h3>
+
+
+<p>Cinq minutes après, le chevalier San-Felice et
+Luisa étaient à la porte du vieux palais de Roger,
+situé à l'extrémité de la ville opposée au port.</p>
+
+<p>Le prince ne recevait plus personne. Aux premières
+atteintes du mal, sous prétexte d'affaires à
+régler, il avait envoyé à Naples sa femme et ses enfants.</p>
+
+<p>Voulait-il leur épargner le spectacle de sa mort?
+mourir entre les bras de celle dont il avait été séparé
+pendant toute sa vie?</p>
+
+<p>S'il pouvait nous rester des doutes sur ce point,
+la lettre adressée par le prince Caramanico au
+chevalier San-Felice suffirait à les dissiper.</p>
+
+<p>On refusa, selon la consigne donnée, de laisser
+entrer les deux nouveaux venus; mais à peine San-Felice
+se fut-il nommé, à peine eut-il nommé Luisa,
+que le valet de chambre poussa une exclamation
+de joie et courut vers l'appartement du prince en
+criant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon prince, c'est lui! mon prince, c'est elle!</p>
+
+<p>Le prince, qui, depuis trois jours, n'avait pas
+quitté sa chaise longue, et que l'on était forcé de
+lever par-dessous les bras pour lui faire prendre les
+boissons calmantes avec lesquelles on essayait d'endormir
+ses douleurs, le prince se dressa debout
+en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je savais bien que Dieu, qui m'a tant
+éprouvé, me donnerait cette récompense de les revoir
+tous deux avant de mourir!</p>
+
+<p>Le prince ouvrit les bras; le chevalier et Luisa
+apparurent sur la porte de sa chambre. Il n'y avait
+place dans le coeur du mourant que pour un des
+deux. San-Felice poussa Luisa dans les bras de son
+père en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Va, mon enfant, c'est ton droit.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père! mon père! s'écria Luisa.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! qu'elle est belle! murmura le mourant,
+et comme tu as bien tenu la promesse que tu m'avais
+faite, saint ami de mon coeur!</p>
+
+<p>Et, tout en pressant d'une main Luisa sur sa
+poitrine, il tendit l'autre au chevalier.</p>
+
+<p>Luisa et San-Felice éclatèrent en sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit le
+prince avec un ineffable sourire. Ce jour est pour
+moi un jour de fête. Ne fallait-il pas quelque grand
+événement comme celui qui va s'accomplir pour
+que nous nous revissions encore une fois en ce
+monde! et, qui sait? peut-être la mort sépare-t-elle
+moins que l'absence. L'absence est un fait connu,
+éprouvé; la mort est un mystère. Embrasse-moi,
+chère enfant; oui, embrasse-moi, vingt fois, cent
+fois, mille fois; embrasse-moi pour chacune des
+années, pour chacun des jours, pour chacune des
+heures qui se sont écoulées depuis quatorze ans. Que
+tu es belle! et que je remercie Dieu d'avoir permis
+que je pusse enfermer ton image dans mon coeur et
+l'emporter avec moi dans mon tombeau.</p>
+
+<p>Et, avec une énergie dont il se fût cru lui-même
+incapable, il appuyait sa fille sur sa poitrine, comme
+s'il eût voulu en effet la faire entrer matériellement
+dans son coeur.</p>
+
+<p>Puis, s'adressant au valet de chambre qui s'était
+rangé pour laisser passer San-Felice et Luisa:</p>
+
+<p>&mdash;Qui que ce soit, entends-tu bien, Giovanni?
+pas même le médecin! pas même le prêtre! La mort
+a seule le droit d'entrer ici maintenant.</p>
+
+<p>Le prince retomba sur sa chaise longue, écrasé de
+l'effort qu'il venait de faire; sa fille se mit à genoux
+devant lui, le front à la hauteur de ses lèvres; son
+ami se tint debout à son côté.</p>
+
+<p>Il leva lentement la tête vers San-Felice; puis,
+d'une voix affaiblie:</p>
+
+<p>&mdash;Ils m'ont empoisonné, dit-il tandis que sa fille
+éclatait en sanglots; ce qui m'étonne seulement,
+c'est que, pour le faire, ils aient si longtemps
+attendu. Ils m'ont laissé trois ans; j'en ai profité
+pour faire quelque bien à ce malheureux pays. Il
+faut leur en savoir gré; deux millions de coeurs me
+regretteront, deux millions de bouches prieront pour
+moi.</p>
+
+<p>Puis, comme sa fille semblait, en le regardant,
+chercher au fond de sa mémoire:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu ne te souviens pas de moi, pauvre enfant,
+dit-il; mais tu t'en souviendrais, que tu ne
+pourrais pas me reconnaître, dévasté comme je le
+suis. Il y a quinze jours, San-Felice, malgré mes
+quarante-huit ans, j'étais presque un jeune homme
+encore; en quinze jours, j'ai vieilli d'un demi-siècle...
+Centenaire, il est temps que tu meures!</p>
+
+<p>Puis, regardant Luisa et appuyant la main sur
+sa tête:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, moi, moi, je te reconnais, dit-il: tu as
+toujours tes beaux cheveux blonds et tes grands
+yeux noirs; tu es maintenant une adorable jeune
+fille, mais tu étais une bien charmante enfant! La
+dernière fois que je la vis, San-Felice, je lui dis que
+j'allais la quitter pour longtemps, pour toujours
+peut-être; elle éclata en sanglots comme elle vient
+de le faire tout à l'heure; mais, comme il y avait
+encore une espérance alors, je la pris dans mes bras
+et je lui dis: «Ne pleure pas, mon enfant, tu me fais
+de la peine.» Et elle, alors, tout en étouffant ses
+soupirs: «Va-t'en, chagrin! dit-elle, papa le veut.»
+Et elle me sourit à travers ses larmes. Non, un ange
+entrevu par la porte du ciel ne serait pas plus doux
+et plus charmant...</p>
+
+<p>Le mourant appuya ses lèvres sur la tête de la
+jeune fille, et l'on vit de grosses larmes silencieuses
+rouler sur ses cheveux qu'il baisait.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne dirai pas cela aujourd'hui, murmura
+Luisa; car, aujourd'hui, ma douleur est grande...
+O mon père, mon père, il n'y a donc pas d'espoir de
+vous sauver?</p>
+
+<p>&mdash;Acton est fils d'un habile chimiste, dit Caramanico,
+et il a étudié sous son père.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers San-Felice:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonne-moi, Luciano, lui dit-il, mais je sens
+la mort qui vient, je voudrais rester un instant seul
+avec ma fille; ne sois pas jaloux, je te demande
+quelques minutes, et je te l'ai laissée quatorze ans...
+Quatorze ans!... J'eusse pu être si heureux pendant
+ces quatorze années!... Oh! l'homme est bien insensé!</p>
+
+<p>Le chevalier, tout attendri que le prince se fût
+rappelé le nom dont il l'appelait au collège, serra la
+main que son ami lui tendait et s'éloigna doucement.</p>
+
+<p>Le prince le suivit des yeux; puis, lorsqu'il eut
+disparu:</p>
+
+<p>&mdash;Nous voila seuls, ma Luisa, dit-il. Je ne suis
+pas inquiet sur ta fortune; car, sur ce point, j'ai pris
+les mesures nécessaires; mais je suis inquiet pour
+ton bonheur... Voyons, oublie que je suis presque
+un étranger pour toi, oublie que nous sommes séparés
+depuis quatorze ans; figure-toi que tu as grandi
+près de moi dans cette douce habitude de me confier
+toutes tes pensées; eh bien, s'il en était ainsi et que
+nous fussions arrivés à cette heure suprême où nous
+sommes, qu'aurais-tu à me dire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien autre chose que ceci, mon père: en venant
+au palais, nous avons rencontré un homme du
+peuple qui s'agenouillait à la porte d'une église où l'on
+priait pour vous, joignant cette prière à la prière universelle:
+«Sainte mère de Dieu! offre ma vie à ton
+divin fils, si la vie d'un pauvre pécheur comme moi
+peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.» A
+vous et à Dieu, mon père, je n'aurais rien autre
+chose à dire que ce que disait cet homme à la madone.</p>
+
+<p>&mdash;Le sacrifice serait trop grand, répondit le prince
+en secouant doucement la tête. Moi, bonne ou mauvaise,
+j'ai vécu ma vie; à toi, mon enfant, de vivre
+la tienne, et, pour que nous te la préparions la plus
+heureuse possible, voyons, n'aie point de secrets
+pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai de secrets pour personne, dit la jeune
+fille en le regardant avec ses grands yeux limpides,
+dans lesquels se peignait une nuance d'étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as dix-neuf ans, Luisa?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es point arrivée à cet âge sans avoir aimé
+quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aime, mon père; j'aime le chevalier, qui
+vous a remplacé près de moi; là se borne le cercle
+de mes affections.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne me comprends pas ou tu affectes de ne
+pas me comprendre, Luisa. Je te demande si tu
+n'as distingué aucun des jeunes gens que tu as vus
+chez San-Felice ou rencontrés ailleurs?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne sortions jamais, mon père, et je n'ai
+jamais vu chez mon tuteur d'autre jeune homme
+que mon frère de lait Michel, qui y venait, tous les
+quinze jours, chercher la petite pension que je faisais
+à sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu n'aimes personne d'amour?</p>
+
+<p>&mdash;Personne, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as vécu heureuse jusqu'à présent?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très-heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne désirais rien?</p>
+
+<p>&mdash;Vous revoir, voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'une suite de jours pareils à ceux que
+tu as passés jusqu'aujourd'hui, te paraîtrait un bonheur
+suffisant?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne demanderais rien autre chose à Dieu
+qu'un pareil chemin pour me conduire au ciel. Le
+chevalier est si bon!</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Luisa. Tu ne sauras jamais ce que
+vaut cet homme.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous n'étiez point là, mon père, je dirais que
+je ne connais pas un être meilleur, plus tendre,
+plus dévoué que lui. Oh! tout le monde sait
+ce qu'il vaut, mon père, excepté lui-même, et cette
+ignorance est encore une de ses vertus.</p>
+
+<p>&mdash;Luisa, j'ai, depuis quelques jours, c'est-à-dire
+depuis que je ne pense plus qu'à deux choses, à la
+mort et à toi, j'ai fait un rêve: c'est que tu pouvais
+passer au milieu de ce monde méchant et corrompu
+sans t'y mêler. Écoute, nous n'avons point de temps
+à perdre en préparations vaines; voyons, la main
+sur ton coeur, éprouverais-tu quelque répugnance à
+devenir la femme de San-Felice.</p>
+
+<p>La jeune fille tressaillit et regarda le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'as-tu point entendu? lui demanda celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, mon père; mais la question que vous
+venez de m'adresser était si loin de ma pensée.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, ma Luisa, n'en parlons plus, dit le
+prince, qui crut voir une opposition déguisée sous
+cette réponse. C'était pour moi, encore plus que pour
+toi, égoïste que je suis, que je te faisais cette question.
+Quand on meurt, vois-tu, on est plein de
+trouble et d'inquiétude, surtout quand on se rappelle
+la vie. Je fusse mort tranquille et sûr de ton bonheur
+en te confiant à un si grand esprit, à un si noble
+coeur; n'en parlons plus et rappelons-le... Luciano!</p>
+
+<p>Luisa serra la main de son père comme pour
+l'empêcher de prononcer une seconde fois le nom du
+chevalier.</p>
+
+<p>Le prince la regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous ai pas répondu, mon père, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Réponds, alors. Oh! nous n'avons pas de temps
+à perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, dit Luisa, je n'aime personne; mais
+j'aimerais quelqu'un, qu'un désir exprimé par vous
+en un pareil moment serait un ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchis bien, reprit le prince, dont une expression
+de joie éclaira le visage.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit, mon père! reprit la jeune fille, qui semblait
+puiser la fermeté de la réponse dans la solennité
+de la situation.</p>
+
+<p>&mdash;Luciano! cria le prince.</p>
+
+<p>San-Felice reparut.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, viens vite, mon ami! elle consent, elle
+veut bien.</p>
+
+<p>Luisa tendit sa main au chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi consens-tu, Luisa? demanda le chevalier
+de sa voix douce et caressante.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père dit qu'il mourra heureux, bon ami,
+si nous lui promettons, moi, d'être votre femme,
+vous, d'être mon mari. J'ai promis de mon côté.</p>
+
+<p>Si Luisa était peu préparée à une pareille ouverture,
+certes, le chevalier l'était encore moins; il regarda
+tour à tour le prince et Luisa, et, avec une
+soudaine exclamation:</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela n'est pas possible! dit-il.</p>
+
+<p>Cependant le regard dont il couvrait Luisa en ce
+moment donnait clairement à entendre que ce n'était
+pas de son côté que viendrait l'impossibilité.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible, et pourquoi? demanda le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Mais regarde-nous donc tous deux! Vois-la,
+elle, apparaissant au seuil de la vie dans toute la
+fleur de la jeunesse, ne connaissant pas l'amour,
+mais aspirant à le connaître; et moi!... moi avec
+mes quarante-huit ans, mes cheveux gris, ma tête
+inclinée par l'étude!... Tu vois bien que cela n'est
+pas possible, Giuseppe.</p>
+
+<p>&mdash;Elle vient de me dire qu'elle n'aimait que nous
+deux au monde.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! voilà justement! elle nous aime du même
+amour; à nous deux, l'un complétant l'autre, nous
+avons été son père, toi par le sang, moi par l'éducation;
+mais bientôt cet amour ne lui suffira plus.
+A la jeunesse, il faut le printemps; les bourgeons
+poussent en mars, les fleurs s'ouvrent en avril, les
+noces de la nature se font en mai; le jardinier qui
+voudrait changer l'ordre des saisons serait non-seulement
+un insensé, mais encore un impie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon dernier espoir perdu! dit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, mon père, fit Luisa, ce n'est pas
+moi, c'est lui qui refuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est moi qui refuse, mais avec ma raison
+et non avec mon coeur. Est-ce que l'hiver refuse
+jamais un rayon de soleil? Si j'étais un égoïste, je
+dirais: «J'accepte.» Je t'emporterais dans mes bras
+comme ces dieux ravisseurs de l'antiquité emportaient
+les nymphes; mais, tu le sais, tout dieu
+qu'il était, Pluton, en épousant la fille de Cérès, ne
+put lui donner pour dot qu'une nuit éternelle où elle
+serait morte de tristesse et d'ennui si sa mère ne lui
+avait pas rendu six mois de jour.&mdash;Ne songe plus à
+cela, Caramanico; en croyant préparer le bonheur
+de ton enfant et de ton ami, tu ferais le deuil de deux
+coeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'aimait comme sa fille, et ne veut pas de
+moi pour femme, dit Luisa. Je l'aimais comme mon
+père, et cependant je veux bien de lui pour mon
+époux.</p>
+
+<p>&mdash;Sois bénie, ma fille, dit le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, Giuseppe, reprit le chevalier, je suis
+exclu de la bénédiction paternelle. Comment, continua-t-il
+en haussant les épaules, comment se peut-il
+que, toi qui as épuisé toutes les passions, tu te
+trompes ainsi sur ce grand mystère qu'on appelle la
+vie?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! s'écria le prince, c'est justement parce que
+j'ai épuisé toutes les passions, c'est justement parce
+que j'ai mordu dans ces fruits du lac Asphalte et que
+je les ai trouvés pleins de cendre, c'est justement pour
+cela que je lui voulais, à elle, une vie douce, calme
+et sans passions, une vie telle qu'elle l'a menée jusqu'à
+ce jour et qu'elle avoue être le bonheur. M'as-tu
+dit avoir été heureuse jusqu'aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon père, bienheureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'entends, Luciano!</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'est témoin, dit le chevalier en enveloppant
+la tête de Luisa de son bras, en approchant
+son front de ses lèvres et en y déposant le même baiser
+qu'il lui donnait tous les matins, Dieu m'est témoin
+que, moi aussi, j'ai été heureux; Dieu m'est
+témoin encore que, le jour où Luisa me quittera
+pour suivre un mari, ce jour-là, tout ce que j'aime
+au monde, tout ce qui me fait tenir à la vie m'aura
+abandonné; ce jour-là, mon ami, je vêtirai le linceul
+en attendant le tombeau!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors? s'écria le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle aimera, te dis-je! s'écria San-Felice
+avec un accent douloureux que sa voix n'avait pas
+pris encore; elle aimera, et celui qu'elle aimera, ce
+ne sera pas moi. Dis! ne vaut-il pas mieux qu'elle
+aime jeune fille et libre, que femme et enchaînée?
+Libre, elle s'envolera comme l'oiseau que le chant de
+l'oiseau appelle; et qu'importe à l'oiseau qui s'envole
+que la branche sur laquelle il était posé tremble, se
+fane et meure après son départ?</p>
+
+<p>Puis, avec une expression de mélancolie qui n'appartenait
+qu'à cette nature poétique:</p>
+
+<p>&mdash;Si, au moins, ajouta-t-il, l'oiseau revenait faire
+son nid sur la branche abandonnée, peut-être reviendrait-elle!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit Luisa, comme je ne veux pas vous
+désobéir, mon père, je ne me marierai jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Rejeton stérile de l'arbre abattu par la tempête,
+murmura le prince, flétris-toi donc avec lui!</p>
+
+<p>Et il pencha sa tête sur sa poitrine; une larme
+échappée de ses yeux tomba sur la main de Luisa,
+qui, soulevant sa main, montra silencieusement cette
+larme au chevalier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, puisque vous le voulez tous deux, dit
+le chevalier, je consens à cette chose, c'est-à-dire à
+ce que je redoute et désire tout à la fois le plus au
+monde; mais j'y mets une condition.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? demanda le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Le mariage n'aura lieu que dans un an. Pendant
+cette année, Luisa verra le monde qu'elle n'a pas
+vu, connaîtra ces jeunes gens qu'elle ne connaît pas.
+Si, dans un an, aucun des hommes qu'elle aura rencontrés
+ne lui plaît; si, dans un an, elle est toujours
+aussi prête à renoncer à ce monde qu'elle l'est aujourd'hui;
+si, dans un an enfin, elle vient me dire:
+«Au nom de mon père, mon ami, sois mon époux!»
+alors je n'aurai plus aucune objection à faire, et, si
+je ne suis pas convaincu, au moins serai-je vaincu
+par l'épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon ami! s'écria le prince lui saisissant les
+deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Mais écoute ce qui me reste à te dire, Joseph,
+et sois le témoin solennel de l'engagement que je
+prends, son vengeur implacable, si j'y manquais.
+Oui, je crois à la pureté, à la chasteté, à la vertu de
+cette enfant comme je crois à celle des anges; cependant
+elle est femme, elle peut faillir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura Luisa en couvrant son visage
+de ses deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Elle peut faillir, insista San-Felice. Dans ce cas,
+je te promets, ami, je te jure, frère, sur ce crucifix,
+symbole de tout dévouement et devant lequel nos
+mains se joindront tout à l'heure, si un pareil malheur
+arrivait, je te jure de n'avoir pour la faute que
+miséricorde et pardon, et de ne dire sur la pauvre
+pécheresse que les paroles de notre divin Sauveur
+sur la femme adultère: <i>Que celui qui est sans péché
+lui jette la première pierre.</i> Ta main, Luisa!</p>
+
+<p>La jeune fille obéit. Caramanico prit le crucifix et
+le leur présenta.</p>
+
+<p>&mdash;Caramanico, dit San-Felice étendant sa main,
+jointe à celle de Luisa, sur le crucifix, je te jure que,
+si, dans un an, Luisa conserve encore ses intentions
+d'aujourd'hui, dans un an jour pour jour, heure,
+pour heure, Luisa sera ma femme. Et maintenant,
+mon ami, meurs tranquille, j'ai juré.</p>
+
+<p>Et, en effet, la nuit suivante, c'est-à-dire la nuit
+du 14 au 15 décembre 1795, le prince Caramanico
+mourut le sourire sur les lèvres et tenant dans sa
+main les mains réunies de San-Felice et de Luisa.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>UNE ANNÉE D'ÉPREUVE</h3>
+
+
+<p>Le deuil fut grand à Palerme; les funérailles qui
+se firent de nuit, comme d'habitude, furent magnifiques.
+La ville entière suivait le convoi; la cathédrale,
+sous l'invocation de sainte Rosalie, éclairée
+tout entière en chapelle ardente, ne pouvait contenir
+la foule; cette foule débordait sur la place, et,
+de la place, si grande qu'elle fut, dans la rue de
+Tolède.</p>
+
+<p>Derrière le catafalque, couvert d'un immense velours
+noir chargé de larmes d'argent et chamarré
+des premiers ordres de l'Europe, venait, conduit par
+deux pages, le cheval de bataille du prince, pauvre
+animal qui piaffait orgueilleusement sous ses caparaçons
+d'or, ignorant et la perte qu'il avait faite et
+le sort qui l'attendait.</p>
+
+<p>En sortant de l'église, il reprit sa place derrière le
+char mortuaire; mais alors le premier écuyer du
+prince s'approcha, une lancette à la main, et, tandis
+que le cheval le reconnaissait, le caressait, hennissait,
+il lui ouvrit la jugulaire. Le noble animal
+poussa une faible plainte; car, quoique la douleur
+ne fût pas grande, la blessure devait être mortelle;
+il secoua sa tête ornée de panaches aux couleurs du
+prince, c'est-à-dire blancs et verts, et reprit son chemin;
+seulement, un filet de sang, mince mais continu,
+descendit de son cou sur son poitrail et laissa
+sa trace sur le pavé.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure, il trébucha une première
+fois et se releva en hennissant non plus de
+joie, mais de douleur.</p>
+
+<p>Le cortége s'avançait au milieu du chant des prêtres,
+de la lumière des cierges, de la fumée de l'encens,
+suivant les rues tendues de noir, passant sous
+des arcs funèbres de cyprès.</p>
+
+<p>Un caveau provisoire avait été préparé pour le
+prince dans le campo-santo des Capucins, son corps
+devant plus tard être transporté dans la chapelle de
+sa famille à Naples.</p>
+
+<p>A la porte de la ville, le cheval, s'affaiblissant de
+plus en plus par la perte de son sang, butta une seconde
+fois; il hennit de terreur et son oeil s'effara.</p>
+
+<p>Deux étrangers, deux inconnus, un homme et une
+femme conduisaient ce deuil presque royal, qui des
+classes supérieures atteignait les classes les plus infinies
+de la société: c'était le chevalier et Luisa, mêlant
+leurs pleurs, l'une murmurant: «Mon père!...»
+l'autre: «Mon ami!...»</p>
+
+<p>On arriva au caveau, désigné seulement par une
+grande dalle sur laquelle étaient gravés les armes et
+le nom du prince; cette dalle fut soulevée pour donner
+passage au cercueil, et un <i>De Profundis</i> immense,
+chanté par cent mille voix, monta au ciel.
+Le cheval agonisant, ayant perdu par la route la
+moitié de son sang, était tombé sur ses deux genoux:
+on eût dit que le pauvre animal, lui aussi, priait pour
+son maître; mais, lorsque s'éteignit la dernière note
+du chant des prêtres, il s'abattit sur la dalle refermée,
+s'allongea sur elle comme pour en garder l'accès
+et rendit le dernier soupir.</p>
+
+<p>C'était un reste des coutumes guerrières et poétiques
+du moyen âge: le cheval ne devait pas survivre
+au chevalier. Quarante-deux autres chevaux, formant
+les écuries du prince, furent égorgés sur le
+corps du premier.</p>
+
+<p>On éteignit les cierges, et tout ce cortége immense,
+silencieux comme une procession de fantômes, rentra
+dans la ville sombre, où pas une lumière ne brillait,
+ni dans les rues, ni aux fenêtres. On eût dit
+qu'un seul flambeau éclairait la vaste nécropole, et
+que, la mort ayant soufflé sur ce flambeau, tout était
+rentré dans la nuit.</p>
+
+<p>Le lendemain, au point du jour, San-Felice et
+Luisa se rembarquèrent et partirent pour Naples.
+Trois mois furent donnés à cette douleur bien sincère,
+trois mois pendant lesquels on vécut de la même vie
+que par le passé, plus triste, voilà tout.</p>
+
+<p>Ces trois mois écoulés, San-Felice exigea que commençât
+l'année d'épreuve, c'est-à-dire que Luisa vit
+le monde; il acheta une voiture et des chevaux, la
+voiture la plus élégante, les chevaux les meilleurs
+qu'il put trouver; il augmenta sa maison d'un cocher,
+d'un valet de chambre et d'une camériste, et commença
+de se mêler avec Luisa aux promeneurs journaliers
+de Tolède et de Chiaïa.</p>
+
+<p>La duchesse Fusco, sa voisine, veuve à trente ans
+et maîtresse d'une grande fortune, recevait beaucoup
+de monde et la meilleure société de Naples: elle
+avait, attirée par ce sentiment sympathique si puissant
+sur les Italiennes, invité souvent sa jeune amie
+à assister à ses soirées, et Luisa avait toujours refusé,
+objectant la vie retirée que menait son tuteur.
+Cette fois, ce fut San-Felice lui-même qui alla
+chez la duchesse Fusco, la priant de renouveler
+ses invitations à sa pupille; ce que celle-ci fit avec
+plaisir.</p>
+
+<p>L'hiver de 1796 fut donc à la fois une époque de
+fêtes et de deuil pour la pauvre orpheline; à chaque
+nouvelle occasion que lui donnait son tuteur de se
+faire voir et, par conséquent, de briller, elle opposait
+une véritable résistance et une sincère douleur;
+mais San-Felice répondait par le mot charmant de
+son enfance: <i>Va t'en, chagrin, papa le veut.</i></p>
+
+<p>Le chagrin ne s'en allait pas, mais seulement il
+disparaissait à la surface; Luisa le renfermait au
+fond de son coeur, il jaillissait par ses yeux, se répandait
+sur son visage, et cette douce mélancolie qui
+l'enveloppait comme un image, la faisait plus belle
+encore.</p>
+
+<p>On la savait, d'ailleurs, sinon une riche héritière,
+du moins ce que l'on appelle, en matière de mariage,
+un parti convenable. Elle avait, grâce à la précaution
+prise par son père et aux soins donnés à sa petite
+fortune par San-Felice, elle avait cent vingt-cinq
+mille ducats de dot, c'est-à-dire un demi-million
+placé dans la meilleure maison de Naples, chez
+MM. Simon André, Backer et Cie, banquiers du roi;
+puis on ne connaissait à San-Felice, dont on la croyait
+la fille naturelle, d'autre héritier qu'elle, et San-Felice,
+sans être un capitaliste, avait, de son côté, une
+certaine fortune.</p>
+
+<p>En ces sortes de matières, ceux qui calculent calculent
+tout.</p>
+
+<p>Luisa avait rencontré chez la comtesse Fusco un
+homme de trente à trente-cinq ans, portant un des
+plus beaux noms de Naples et ayant marqué d'une
+façon distinguée à Toulon dans la guerre de 1793; il
+venait d'obtenir, avec le titre de brigadier, le commandement
+d'un corps de cavalerie, destiné à servir
+d'auxiliaire dans l'armée autrichienne, lors de la
+campagne de 1796, qui allait s'ouvrir en Italie: on
+l'appelait le prince de Moliterno.</p>
+
+<p>Il n'avait point encore reçu à cette époque, au travers
+du visage, le coup de sabre qui, en le privant
+d'un oeil, y mit ce cachet de courage que personne,
+au reste, ne songea jamais à lui contester.</p>
+
+<p>Il avait un grand nom, une certaine fortune, un
+palais à Chiaïa. Il vit Luisa, en devint amoureux,
+pria la duchesse Fusco d'être son intermédiaire près
+de sa jeune amie et n'emporta qu'un refus.</p>
+
+<p>Luisa avait souvent croisé à Chiaïa et à Tolède,
+quand elle s'y promenait avec cette belle voiture et
+ces beaux chevaux que lui avait achetés son tuteur,
+un charmant cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans à
+peine, tout à la fois le Richelieu et le Saint-Georges
+de Naples: c'était le frère aîné de Nicolino Caracciolo,
+avec lequel nous avons fait connaissance au palais
+de la reine Jeanne, c'était le duc de Rocca-Romana.</p>
+
+<p>Beaucoup de bruits, qui eussent été peut-être peu
+honorables pour un gentilhomme dans nos capitales
+du Nord, mais qui, à Naples, pays de moeurs faciles
+et de morale accommodante, ne servaient qu'à rehausser
+sa considération, couraient sur son compte
+et le faisaient un objet d'envie pour la jeunesse dorée
+de Naples; on disait qu'il était un des amants
+éphémères que le favori-ministre Acton permettait
+à la reine, comme Potemkine à Catherine II, à la
+condition que lui resterait l'amant inamovible, et que
+c'était la reine qui entretenait ce luxe de beaux chevaux
+et de nombreux serviteurs, qui n'avait pas sa
+source dans une fortune assez considérable pour alimenter
+de pareilles dépenses; mais on disait aussi
+que, protégé comme il l'était, le duc pouvait parvenir
+à tout.</p>
+
+<p>Un jour, ne sachant comment s'introduire chez
+San-Felice, le duc de Rocca-Romana s'y présenta de
+la part du prince héréditaire François, dont il était
+grand écuyer; il était porteur du brevet de bibliothécaire
+de Son Altesse, espèce de sinécure que le
+prince offrait au mérite bien reconnu de San-Felice.</p>
+
+<p>San-Felice refusa, se déclarant incapable, non pas
+d'être bibliothécaire, mais de se plier aux mille petits
+devoirs d'étiquette qu'entraîne une charge à la
+cour. Le lendemain, la voiture du prince s'arrêtait
+devant la porte de la maison du Palmier, et le prince
+lui-même venait renouveler au chevalier l'offre de
+son grand écuyer.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas moyen de refuser un tel honneur,
+offert par le futur héritier du royaume. San-Felice
+objecta seulement une difficulté momentanée et demanda
+que Son Altesse voulût bien remettre à six
+mois les effets de sa bonne volonté; ces six mois
+écoulés, Luisa serait ou la femme d'un autre ou la
+sienne: si elle était la femme d'un autre, il aurait
+besoin de distractions pour se consoler; si elle était
+la sienne, ce serait un moyen de lui ouvrir les portes
+de la cour et de la distraire elle-même.</p>
+
+<p>Le prince François, homme intelligent, amoureux
+de la véritable science, accepta le délai, fit compliment
+à San-Felice sur la beauté de sa pupille et
+sortit.</p>
+
+<p>Mais la porte fut ouverte à Rocca-Romana, qui
+épuisa en vain pendant trois mois près de Luisa, les
+trésors de son éloquence et les merveilles de sa coquetterie.</p>
+
+<p>Le temps approchait qui devait décider du sort de
+Luisa, et Luisa, malgré toutes les séductions qui
+l'entouraient, persistait dans sa résolution de tenir la
+promesse donnée à son père; alors, San-Felice voulut
+lui rendre un compte exact de toute sa fortune
+afin de la séparer de la sienne, et que Luisa en fût,
+quoique sa femme, complétement maîtresse; il pria
+donc les banquiers Backer, chez lesquels la somme
+primitive de cinquante mille ducats avait été placée
+il y avait déjà quinze ans, de lui faire ce que l'on appelle,
+en termes de banque, un état de situation.
+André Backer, fils aîné de Simon Backer, se présenta
+chez San-Felice avec tous les papiers concernant ce
+placement et les preuves matérielles de la façon dont
+son père avait placé et fait valoir cet argent. Quoique
+Luisa ne prît point un grand intérêt à tous ces
+détails, San-Felice voulut qu'elle assistât à la séance;
+André Backer ne l'avait jamais vue de près, il fut
+frappé de sa merveilleuse beauté; il prit, pour revenir
+chez San-Felice, le prétexte de quelques papiers
+qui lui manquaient; il revint souvent et finit par
+déclarer à son client qu'il était amoureux fou de sa
+pupille; il pouvait distraire, en se mariant, un million
+de la maison de son père en faisant valoir comme
+pour lui les cinq cent mille francs de Luisa, si elle
+consentait à devenir sa femme; il pouvait en quelques
+années doubler, quadrupler, sextupler cette
+fortune; Luisa serait alors une des femmes les plus
+riches de Naples, pourrait lutter d'élégance avec la
+plus haute aristocratie et effacer les plus grandes
+dames par son luxe, comme elle les effaçait déjà par
+sa beauté. Luisa ne se laissa aucunement éblouir
+par cette brillante perspective; et San-Felice, tout
+joyeux et tout fier, au bout du compte, de voir que
+Luisa avait refusé pour lui l'illustration dans Moliterno,
+l'esprit et l'élégance dans Rocca-Romana, la
+fortune et le luxe dans André Backer, San-Felice invita
+André Backer à revenir dans la maison autant
+qu'il lui plairait comme ami, mais à la condition
+qu'il renoncerait entièrement à y revenir comme
+prétendant.</p>
+
+<p>Enfin, le terme fixé par San-Felice lui-même étant
+arrivé le 14 novembre 1795, anniversaire de la promesse
+faite par lui au prince Caramanico mourant,
+simplement, sans pompe aucune, seulement
+en présence du prince François, qui voulut servir
+de témoin à son futur bibliothécaire, San-Felice
+et Luisa Molina furent unis à l'église de Pie-di-Grotta.</p>
+
+<p>Aussitôt le mariage célébré, Luisa demanda pour
+première grâce à son mari de réduire la maison sur
+le pied où elle était auparavant, désirant continuer
+de vivre avec cette même simplicité où elle avait
+vécu pendant quatorze ans. Le cocher et le valet de
+chambre furent donc renvoyés, les chevaux et la voiture
+furent vendus; on ne garda que la jeune femme
+de chambre Nina, qui paraissait avoir voué un sincère
+attachement à sa maîtresse; on fit une pension
+à la vieille gouvernante, qui regrettait toujours son
+Portici et qui y retourna joyeuse, comme un exilé
+qui rentre dans sa patrie.</p>
+
+<p>De toutes les connaissances qu'elle avait faites pendant
+ses neuf mois de passage à travers le monde,
+Luisa ne garda qu'une seule amie: c'était la duchesse
+Fusco, veuve et riche, âgée de dix ans plus
+qu'elle, comme nous l'avons dit, et sur laquelle la
+médisance la plus exercée n'avait rien trouvé à dire,
+sinon qu'elle blâmait peut-être un peu trop haut et
+trop librement les actes politiques du gouvernement
+et la conduite privée de la reine.</p>
+
+<p>Bientôt les deux amies furent inséparables; les
+deux maisons n'en avaient fait qu'une autrefois et
+avaient été séparées dans un partage de famille. Il
+fut convenu que, pour se voir sans contrainte à toute
+heure du jour et même de la nuit, une ancienne
+porte de communication qui avait été fermée lors de
+ce partage de famille serait rouverte; on soumit la
+proposition au chevalier San-Felice, qui, loin de voir
+un inconvénient à cette réouverture, mit lui-même
+les ouvriers à l'oeuvre; rien ne pouvait lui être plus
+agréable pour sa jeune femme qu'une amie du rang,
+de l'âge et de la réputation de la duchesse Fusco.</p>
+
+<p>Dès lors, les deux amies furent inséparables.</p>
+
+<p>Une année tout entière se passa dans la félicité la
+plus parfaite. Luisa atteignit sa vingt et unième année,
+et peut-être sa vie se serait-elle écoulée dans
+cette sereine placidité si quelques paroles imprudentes
+dites par la duchesse Fusco sur Emma Lyonna
+n'eussent été rapportées à la reine. Caroline ne plaisantait
+pas à l'endroit de la favorite: la duchesse Fusco
+reçut, de la part du ministre de la police, une invitation
+d'aller passer quelque temps dans ses terres.</p>
+
+<p>Elle avait pris avec elle une de ses amies, compromise
+comme elle et nommée Eleonora Fonseca Pimentel.
+Celle-là était accusée non-seulement d'avoir
+parlé, mais encore d'avoir écrit.</p>
+
+<p>Le temps que la duchesse Fusco devait passer en
+exil était illimité; un avis émané du même ministre
+devait lui annoncer qu'il lui était permis de rentrer
+à Naples.</p>
+
+<p>Elle partit pour la Basilicate, où étaient ses propriétés,
+laissant à Luisa toutes les clefs de sa maison,
+afin qu'en son absence elle pût veiller elle-même à
+ces mille soins qu'exige un mobilier élégant.</p>
+
+<p>Luisa se trouva seule.</p>
+
+<p>Le prince François avait pris en grande amitié son
+bibliothécaire, et, trouvant en lui, sous l'enveloppe
+d'un homme du monde, une science aussi étendue
+que profonde, ne pouvait plus se passer de sa société,
+qu'il préférait à celle de ses courtisans. Le prince
+François était, en effet, d'un caractère doux et timide,
+que la crainte rendit plus tard profondément dissimulé.
+Effrayé des violences politiques de sa mère, la
+voyant se dépopulariser de plus en plus, sentant le
+trône chanceler sous ses pieds, il voulait hériter de
+la popularité que perdait la reine en paraissant complètement
+étranger, opposé même à la politique suivie
+par le gouvernement napolitain; la science lui
+offrait un refuge: il se fit de son bibliothécaire un
+bouclier, et parut complètement absorbé dans ses
+travaux archéologiques, géologiques et philologiques,
+et cela sans perdre de vue le cours des événements
+journaliers, qui, selon lui, se pressaient vers
+une catastrophe.</p>
+
+<p>Le prince François faisait donc cette habile et
+sourde opposition libérale que, sous les gouvernements
+despotiques, font toujours les héritiers de la
+couronne.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, le prince François, lui aussi,
+s'était marié et avait en grande pompe ramené à
+Naples cette jeune archiduchesse Marie-Clémentine,
+dont la tristesse et la pâleur faisaient, au milieu de
+cette cour, l'effet que fait dans un jardin une fleur
+de nuit, toujours prête à se fermer aux rayons du
+soleil.</p>
+
+<p>Il avait fort invité San-Felice à amener sa femme
+aux fêtes qui avaient eu lieu à l'occasion de son mariage;
+mais Luisa, qui tenait de son amie la duchesse
+Fusco des détails précis sur la corruption de
+cette cour, avait prié son mari de la dispenser de
+toute apparition au palais. Son mari, qui ne demandait
+pas mieux que de voir sa femme préférer à tout
+son chaste gynécée, l'avait excusée de son mieux.
+L'excuse avait-elle été trouvée bonne? L'important
+était qu'elle eût paru bonne et eût été acceptée.</p>
+
+<p>Mais, nous l'avons dit, depuis près d'un an, la
+duchesse Fusco était partie et Luisa s'était trouvée
+seule; la solitude est la mère des rêves, et Luisa
+seule, son mari retenu au palais, son amie envoyée
+en exil, Luisa s'était mise à rêver.</p>
+
+<p>A quoi? Elle n'en savait rien elle-même. Ses rêves
+n'avaient point de corps, aucun fantôme ne les peuplait;
+c'étaient de douces et enivrantes langueurs,
+de vagues et tendres aspirations vers l'inconnu; rien
+ne lui manquait, elle ne désirait rien, et cependant
+elle sentait un vide étrange dont le siége était sinon
+dans son coeur, du moins déjà autour de son coeur.</p>
+
+<p>Elle se disait à elle-même que son mari, qui savait
+toute chose, lui donnerait certainement l'explication
+de cet état si nouveau pour elle; mais elle ignorait
+pourquoi elle fut morte plutôt que de recourir à lui
+pour avoir des explications à ce sujet.</p>
+
+<p>Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'un jour,
+son frère de lait Michele étant venu et lui ayant
+parlé de la sorcière albanaise, elle lui avait, après
+quelque hésitation, dit de la lui amener le lendemain,
+dans la soirée, son mari devant probablement
+être retenu une partie de la nuit à la cour par les
+fêtes que l'on y donnerait en l'honneur de Nelson, et
+pour célébrer la victoire que celui-ci avait remportée
+sur les Français. Nous avons vu ce qui s'était passé
+pendant cette soirée sur trois points différents, à
+l'ambassade d'Angleterre, au palais de la reine
+Jeanne et à la maison du Palmier; et comment,
+amenée dans cette maison par Michele, soit hasard,
+soit pénétration, soit connaissance réelle de la mystérieuse
+science parvenue jusqu'à nous du moyen
+âge sous le nom de cabale, la sorcière avait lu dans
+le coeur de la jeune femme et lui avait prédit le changement
+que la naissance prochaine des passions devait
+produire dans ce coeur encore si chaste et si immaculé.</p>
+
+<p>L'événement, soit hasard, soit fatalité, avait suivi
+la prédiction. Entraînée par un sentiment irrésistible
+vers celui à qui sa prompte arrivée avait probablement
+sauvé la vie, nous l'avons vue, ayant pour la
+première fois un secret à elle seule, fuir la présence
+de son mari, faire semblant de dormir, recevoir sur
+son front plein de trouble le calme baiser conjugal,
+et, San-Felice sorti de la chambre, se relever furtivement
+pieds nus, l'âme pleine d'angoisse, et venir,
+d'un oeil inquiet, interroger la mort planant au-dessus
+du lit du blessé.</p>
+
+<p>Laissons Luisa, le coeur tout plein des bondissantes
+palpitations d'un amour naissant, veiller
+anxieuse au chevet du moribond, et voyons ce qui
+se passait au conseil du roi Ferdinand le lendemain
+du jour où l'ambassadeur de France avait jeté
+aux convives de sir William Hamilton ses terribles
+adieux.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>LE ROI</h3>
+
+
+<p>Si nous avions entrepris, au lieu du récit d'événements
+historiques auxquels la vérité doit donner un
+cachet plus profondément terrible, et qui, d'ailleurs,
+ont pris une place ineffaçable dans les annales du
+monde, si nous avions entrepris, disons-nous, d'écrire
+un simple roman de deux ou trois cents pages, dans
+le but inutile et mesquin de distraire, par une suite
+d'aventures plus ou moins pittoresques, d'événements
+plus ou moins dramatiques, sortis de notre
+imagination, une lectrice frivole ou un lecteur blasé,
+nous suivrions le principe du poète latin, et, nous
+hâtant vers le dénoûment, nous ferions assister immédiatement
+notre lecteur ou notre lectrice aux délibérations
+de ce conseil auquel assistait le roi Ferdinand
+et que présidait la reine Caroline, sans nous
+inquiéter de leur faire faire une connaissance plus
+intime avec ces deux souverains, dont nous avons
+indiqué la silhouette dans notre premier chapitre.
+Mais alors, nous en sommes certain, ce que notre
+récit gagnerait en rapidité, il le perdrait en intérêt;
+car, à notre avis, mieux on connaît les personnages
+que l'on voit agir, plus grande est la curiosité qu'on
+prend aux actions bonnes ou mauvaises qu'ils accomplissent;
+d'ailleurs, les personnalités étranges
+que nous avons à mettre en relief dans les deux
+héros couronnés de cette histoire ont tant de côtés
+bizarres, que certaines pages de notre récit deviendraient
+incroyables ou incompréhensibles, si nous
+ne nous arrêtions pas un instant pour transformer
+nos croquis, faits à grands traits et au fusain, en
+deux portraits à l'huile, modelés de notre mieux, et
+qui n'auront rien de commun, nous le promettons
+d'avance, avec ces peintures officielles de rois et de
+reines que les ministres de l'intérieur envoient aux
+chefs-lieux de département et de canton pour décorer
+les préfectures et les mairies.</p>
+
+<p>Reprenons donc les choses, ou plutôt les individus,
+de plus-haut.</p>
+
+<p>La mort de Ferdinand VI, arrivée en 1759, appela
+au trône d'Espagne son frère cadet, qui régnait à
+Naples et qui lui succéda sous le nom de Charles III.</p>
+
+<p>Charles III avait trois fils: le premier, nommé
+Philippe, qui eût dû, à l'avénement au trône de son
+père, devenir prince des Asturies et héritier de la
+couronne d'Espagne, si les mauvais traitements de
+sa mère ne l'eussent rendu fou, ou plutôt imbécile;
+le second, nommé Charles, qui remplit la vacance
+laissée par la défaillance de son frère aîné, et qui
+régna sous le nom de Charles IV; enfin le troisième,
+nommé Ferdinand, auquel son père laissa cette couronne
+de Naples qu'il avait conquise à la pointe de
+son épée et qu'il était forcé d'abandonner.</p>
+
+<p>Ce jeune prince, âgé de sept ans au moment du
+départ de son père pour l'Espagne, restait sous une
+double tutelle politique et morale. Son tuteur politique
+était Tanucci, régent du royaume; son tuteur
+moral était le prince de San-Nicandro, son précepteur.</p>
+
+<p>Tanucci était un fin et rusé Florentin qui dut la
+place assez distinguée qu'il tient dans l'histoire, non
+pas à son grand mérite personnel, mais au peu de
+mérite des ministres qui lui succédèrent; grand par
+son isolement, il redescendrait à une taille ordinaire
+s'il avait pour point de comparaison un Colbert ou
+même un Louvois.</p>
+
+<p>Quant au prince de San-Nicandro,&mdash;qui avait,
+assure-t-on, acheté à la mère de Ferdinand, à la
+reine Marie-Amélie<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>, à cette même princesse qui
+avait rendu fou son fils aîné à force de mauvais traitements,
+le droit de faire non pas un fou, mais un
+ignorant de son troisième fils, et qui avait payé ce
+droit trente mille ducats, à ce que l'on assurait toujours,&mdash;c'était
+le plus riche, le plus inepte, le plus
+corrompu des courtisans qui fourmillaient, vers la
+moitié du siècle dernier, autour du trône des Deux-Siciles.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6: </b><a href="#footnotetag6">(retour) </a><p>Inutile de dire que cette reine Marie-Amélie, quoique
+portant les mêmes prénoms, n'a rien de commun que la parenté
+avec la respectable et respectée reine Marie-Amélie, veuve du roi
+Louis-Philippe.</p></blockquote>
+
+<p>On se demande comment un pareil homme pouvait
+arriver, même à force d'argent, à devenir précepteur
+d'un prince dont un homme aussi intelligent que
+Tanucci était ministre; la réponse est bien simple:
+Tanucci, régent du royaume, c'est-à-dire véritable
+roi des Deux-Siciles, n'était point fâché de prolonger
+cette royauté au delà de la majorité de son auguste
+pupille; Florentin, il avait sous les yeux l'exemple
+de la Florentine Catherine de Médicis, qui régna
+successivement sous François II, Charles IX et
+Henri III; or, lui ne pouvait pas manquer de régner
+sous ou sur Ferdinand, comme on voudra, si le
+prince de San-Nicandro arrivait à faire de son élève
+un prince aussi ignorant et aussi nul que son précepteur.
+Et, il faut le dire, si telles étaient les vues de Tanucci,
+le prince de San-Nicandro entra complétement
+dans ses vues: ce fut un jésuite allemand qui fut
+chargé d'apprendre au roi le français, que le roi ne
+sut jamais; et, comme on ne jugea point à propos de
+lui apprendre l'italien, il en résulta qu'il ne parlait
+encore, à l'époque de son mariage, que le patois des
+lazzaroni, qu'il avait appris des valets qui le servaient
+et des enfants du peuple qu'on laissait approcher de
+lui pour sa distraction. Marie-Caroline lui fit honte de
+cette ignorance, lui apprit à lire et à écrire, deux
+choses qu'il savait à peine, et lui fit apprendre un peu
+d'italien, chose qu'il ne savait pas du tout; aussi, dans
+ses moments de bonne humeur ou de tendresse conjugale,
+n'appelait-il jamais Caroline que <i>ma chère maîtresse</i>,
+faisant ainsi allusion aux trois parties de son
+éducation qu'elle avait essayé de compléter.</p>
+
+<p>Veut-on un exemple de l'idiotisme du prince de
+San-Nicandro? Cet exemple, le voici:</p>
+
+<p>Un jour, le digne précepteur trouva dans les
+mains de Ferdinand les <i>Mémoires de Sully</i>, que le
+jeune prince essayait de déchiffrer, ayant entendu
+dire qu'il descendait de Henri IV et que Sully était
+ministre de Henri IV. Le livre lui fut immédiatement
+enlevé, et l'honnête imprudent qui lui avait prêté ce
+mauvais livre fut sévèrement réprimandé.</p>
+
+<p>Le prince de San-Nicandro ne permettait qu'un
+livre, ne connaissait qu'un livre, n'avait jamais lu
+qu'un livre: c'était l'<i>Office de la Vierge</i>.</p>
+
+<p>Et nous appuyons sur cette première éducation
+pour ne pas faire au roi Ferdinand plus grande qu'il
+n'est juste la responsabilité des actes odieux que
+nous allons voir s'accomplir dans le cours du récit
+que nous avons entrepris.</p>
+
+<p>Ce premier point d'impartialité historique bien
+établi, voyons ce que fut cette éducation.</p>
+
+<p>Ce n'était point assez pour la tranquillité de la
+conscience du prince de San-Nicandro que cette conviction
+consolante que, ne sachant rien, il ne pouvait
+rien apprendre à son élève; mais, afin de le maintenir
+dans une éternelle enfance, tout en développant,
+par des exercices violents, les qualités physiques
+dont la nature l'avait doué, il écarta de lui,
+homme ou livre, tout ce qui pouvait jeter dans son
+esprit la moindre lumière sur le beau, sur le bon et
+sur le juste.</p>
+
+<p>Le roi Charles III était, comme Nemrod, un grand
+chasseur devant Dieu; le prince de San-Nicandro fit
+tout ce qu'il put pour que, sous ce rapport du moins,
+le fils marchât sur les traces de son père; il remit en
+vigueur toutes les ordonnances tyranniques sur la
+chasse, tombées en désuétude, même sous Charles III:
+les braconniers furent punis de la prison, des fers et
+même de l'estrapade; on repeupla les forêts royales
+de gros gibier; on multiplia les gardes, et, de peur
+que la chasse, plaisir fatigant, ne laissât au jeune
+prince, par la lassitude qui en était la suite, trop de
+temps libre, et que, pendant ce temps, chose peu
+probable mais possible, il ne lui prit le désir d'étudier,
+son précepteur lui donna le goût de la pêche,
+plaisir tranquille et bourgeois, pouvant servir de
+repos au plaisir violent et royal de la chasse.</p>
+
+<p>Une des choses qui inquiétaient surtout le prince
+de San-Nicandro pour l'avenir du peuple sur lequel
+son élève était appelé à régner, c'est que celui-ci avait
+un naturel doux et bon; il était donc urgent de le corriger
+avant tout de ces deux défauts, auxquels, selon
+le prince de San-Nicandro, il fallait bien se garder
+de laisser prendre racine dans le coeur d'un roi.</p>
+
+<p>Voici comment s'y prit le prince de San-Nicandro
+pour corriger le jeune prince de ce double vice:</p>
+
+<p>Il savait que le frère aîné de son élève, celui qui,
+devenu prince des Asturies, avait suivi son père en
+Espagne, trouvait, pendant son séjour à Naples, un
+suprême plaisir à écorcher des lapins vivants.</p>
+
+<p>Il essaya de donner le goût de cet amusement
+royal à Ferdinand; mais le pauvre enfant y montra
+une telle répugnance, que San-Nicandro résolut de
+lui inspirer seulement le désir de tuer les pauvres
+bêtes. Pour donner à cet exercice le charme de la
+difficulté vaincue, et, comme, de peur qu'il ne se
+blessât, on ne pouvait encore mettre un fusil entre
+les mains d'un enfant de huit ou neuf ans, on rassemblait
+dans une cour une cinquantaine de lapins
+pris au filet, et, en les chassant devant soi, on les forçait
+de passer par une chatière pratiquée dans une
+porte; le jeune prince se tenait derrière cette porte
+avec un bâton et les assommait ou les manquait au
+passage.</p>
+
+<p>Un autre plaisir auquel l'élève du prince de San-Nicandro
+prit un goût non moins vif qu'à celui d'assommer
+des lapins, fut celui de berner des animaux
+sur des couvertures; par malheur, un jour, il eut la
+malencontreuse idée de berner un des chiens de
+chasse du roi son père, ce qui lui valut une mercuriale
+sévère et une défense absolue de s'adresser
+jamais à l'un de ces nobles quadrupèdes.</p>
+
+<p>Le roi Charles III parti pour l'Espagne, le prince
+de San-Nicandro ne vit point d'inconvénient à laisser
+son élève reconquérir la liberté qu'il avait perdue,
+et même à l'étendre des quadrupèdes aux bipèdes.
+Ainsi, un jour que Ferdinand jouait au ballon, il
+avisa, parmi ceux qui prenaient plaisir à le regarder
+faire des merveilles à cet exercice, un jeune homme
+maigre, poudré à blanc et vêtu de l'habit ecclésiastique.
+Le voir et céder à l'irrésistible désir de le berner
+fut l'affaire d'une seconde; il dit quelques mots
+tout bas à l'oreille d'un des laquais attendant ses
+ordres; le laquais courut vers le château,&mdash;la chose
+se passait à Portici,&mdash;en revint avec une couverture;
+la couverture apportée, le roi et trois joueurs
+se détachèrent du jeu, firent prendre par le laquais
+le patient désigné, le firent coucher sur la couverture
+qu'ils tenaient par les quatre coins, et le bernèrent
+au milieu des rires des assistants et des huées de la
+canaille.</p>
+
+<p>Celui à qui cette injure fut faite était le cadet
+d'une noble famille florentine; il se nommait Mazzini.
+La honte qu'il éprouva d'avoir ainsi servi de
+jouet au prince et de risée à la valetaille, fut si
+grande, qu'il quitta Naples le jour même, se sauva
+à Rome, tomba malade en arrivant et mourut au
+bout de quelques jours.</p>
+
+<p>La cour de Toscane fit ses plaintes aux cabinets
+de Naples et de Madrid; mais la mort d'un petit abbé
+cadet de famille était chose de trop peu d'importance,
+pour qu'il fût fait droit par le père du coupable
+et par le coupable lui-même.</p>
+
+<p>On comprend que, tout entier abandonné à de
+pareils amusements, le roi, enfant, s'ennuyât de la
+société des gens instruits, et, jeune homme, en eût
+honte; aussi passait-il tout son temps soit à la chasse,
+soit à la pêche, soit à faire faire l'exercice aux enfants
+de son âge, qu'il réunissait dans la cour du
+château et qu'il armait de manches à balai, nommant
+ces courtisans en herbe sergents, lieutenants,
+capitaines, et frappant de son fouet ceux qui faisaient
+de fausses manoeuvres et de mauvais commandements.
+Mais les coups de fouet d'un prince sont des
+faveurs, et ceux qui, le soir venu, avaient reçu le
+plus de coups de fouet étaient ceux qui se tenaient
+pour être le plus avant dans les bonnes grâces de Sa
+Majesté.</p>
+
+<p>Malgré ce défaut d'éducation, le roi conserva un
+certain bon sens qui, lorsqu'on ne l'influençait pas
+dans un sens contraire, le menait au juste et au vrai.
+Dans la première partie de sa vie, celle qui fut antérieure
+à la révolution française, et tant qu'il ne craignit
+pas l'invasion de ce qu'il appelait les mauvais
+principes, c'est-à-dire de la science et du progrès,
+sachant lire et écrire à peine, jamais il ne refusait
+ni places ni pensions aux hommes qu'on lui assurait
+être recommandables par leurs connaissances;
+parlant le patois du môle, il n'était point insensible
+à un langage élevé et éloquent. Un jour, un cordelier
+nommé le père Fosco, persécuté par les moines
+de son couvent parce qu'il était plus savant et meilleur
+prédicateur qu'eux, parvint jusqu'au roi, se jeta
+à ses pieds et lui raconta tout ce que lui faisaient
+souffrir leur ignorance et leur jalousie; le roi, frappé
+de l'élégance de ses paroles et de la force de son
+raisonnement, le fit causer longtemps; puis enfin il
+lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi votre nom et rentrez dans votre
+couvent; je vous donne ma parole d'honneur que le
+premier évêché vacant sera pour vous.</p>
+
+<p>Le premier évêché qui vint à vaquer fut celui de
+Monopoli, dans la terre de Bari, sur l'Adriatique.</p>
+
+<p>Comme d'habitude, le grand aumônier présenta
+au roi trois candidats, de grande maison tous trois,
+pour remplir cette place; mais le roi Ferdinand, secouant
+la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! dit-il, depuis que vous êtes chargé
+des présentations, vous m'avez fait donner assez de
+mitres à des ânes auxquels il eût suffi de mettre des
+bâts; il me plaît aujourd'hui de faire un évêque de
+ma façon, et j'espère qu'il vaudra mieux que tous
+ceux que vous m'avez mis sur la conscience, et pour
+la nomination desquels je prie Dieu et saint Janvier
+de me pardonner.</p>
+
+<p>Et, biffant les trois noms, il écrivit celui du père
+Fosco.</p>
+
+<p>Le père Fosco fut, ainsi que l'avait prévu Ferdinand,
+un des évêques les plus remarquables du
+royaume, et, comme, un jour, quelqu'un qui l'avait
+entendu prêcher faisait compliment au roi, non-seulement
+sur l'éloquence, mais encore sur la conduite
+exemplaire de l'ex-cordelier:</p>
+
+<p>&mdash;Je les choisirais bien toujours ainsi, répondit
+Ferdinand; mais, jusqu'à présent, je n'ai connu
+qu'un seul homme de mérite parmi les gens d'Église;
+le grand aumônier ne me propose que des ânes pour
+évêques. Que voulez-vous! le pauvre homme ne connaît
+que ses confrères d'écurie.</p>
+
+<p>Ferdinand avait parfois une bonhomie de caractère
+qui rappelait celle de son aïeul Henri IV.</p>
+
+<p>Un jour qu'il se promenait dans le parc de Caserte
+en habit militaire, une paysanne s'approcha de
+lui et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;On m'a assuré, monsieur, que le roi se promenait
+souvent dans cette allée; savez-vous si j'ai
+chance de le rencontrer aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Ma bonne femme, lui répondit Ferdinand, je
+ne puis vous indiquer quand le roi passera; mais,
+si vous avez quelque demande à lui faire, je puis me
+charger de la lui transmettre, étant de service près
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, voici la chose, dit la femme: j'ai un
+procès et, comme, étant une pauvre veuve, je n'ai
+point d'argent à donner au rapporteur, cet homme le
+fait traîner depuis trois ans.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous préparé une requête?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur; la voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-la-moi et venez demain à la même
+heure, je vous la rendrai apostillée par le roi.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, dit la veuve, je n'ai que trois dindes
+grasses; mais, si vous faites cela, les trois dindes
+sont à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Revenez demain avec vos trois dindes, la bonne
+femme, et vous trouverez votre demande apostillée.</p>
+
+<p>La veuve fut exacte au rendez-vous, mais pas plus
+que le roi ne le fut lui-même. Ferdinand tenait la
+requête, la femme tenait les trois dindes; il prit les
+trois dindes et la femme la requête.</p>
+
+<p>Tandis que le roi tâtait les dindes pour voir si elles
+étaient effectivement aussi grasses que la femme
+l'avait dit, la bonne femme ouvrait la requête pour
+voir si elle était réellement apostillée.</p>
+
+<p>Chacun avait tenu fidèlement sa parole; la femme
+s'en alla de son côté, le roi du sien.</p>
+
+<p>Le roi entra dans la chambre de la reine, tenant
+ses trois dindes par les pattes, et, comme Marie-Caroline
+regardait sans y rien comprendre cette volaille
+qui se débattait aux mains de son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse, vous
+qui dites toujours que je ne suis bon à rien, et que,
+si je n'étais pas né roi, je ne saurais pas gagner mon
+pain, cependant voilà trois dindes que l'on m'a données
+pour une signature!</p>
+
+<p>Et il raconta toute l'aventure à la reine.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre femme! dit celle-ci quand il eut fini son
+récit.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, pauvre femme?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle a fait un mauvaise affaire. Croyez-vous
+donc que le rapporteur aura égard à votre signature?</p>
+
+<p>&mdash;J'y ai bien pensé, dit Ferdinand avec un rire
+narquois; mais j'ai mon idée.</p>
+
+<p>Et, en effet, la reine avait raison: la recommandation
+de son auguste époux ne fit pas le moindre effet
+sur le rapporteur, et le procès se continua tout aussi
+lentement que par le passé.</p>
+
+<p>La veuve revint à Caserte, et, comme elle ne savait
+pas le nom de l'officier qui lui avait rendu service,
+elle demanda l'homme auquel elle avait donné
+trois dindes.</p>
+
+<p>L'aventure avait fait du bruit; on prévint le roi
+que la plaideuse était là.</p>
+
+<p>Le roi la fit entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma bonne femme, lui dit-il, vous venez
+m'annoncer que votre procès est jugé?</p>
+
+<p>&mdash;Ah bien, oui! dit-elle, il faut que le roi n'ait
+pas grand crédit; car, lorsque j'ai remis au rapporteur
+la requête apostillée par Sa Majesté, il a dit:
+«C'est bon, c'est bon! si le roi est pressé, il fera
+comme les autres, il attendra.» Aussi, ajouta-t-elle,
+si vous êtes un homme de conscience, vous me rendrez
+mes trois dindes, ou, tout au moins, vous me les
+payerez.</p>
+
+<p>Le roi se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Avec la meilleure volonté du monde, dit-il,
+je ne puis vous les rendre; mais je puis vous les
+payer.</p>
+
+<p>Et, prenant dans sa poche tout ce qu'il y avait de
+pièces d'or, il les lui donna.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à votre rapporteur, ajouta-t-il, nous
+sommes au 25 du mois de mars: eh bien, vous verrez
+qu'à la première audience d'avril, votre procès
+sera jugé.</p>
+
+<p>En effet, lorsque le rapporteur se présenta à la fin
+du mois pour toucher ses appointements, il lui fut
+dit, de la part du roi, par le trésorier:</p>
+
+<p>&mdash;Ordre de Sa Majesté de ne vous payer que quand
+le procès qu'il vous a fait l'honneur de vous recommander
+sera jugé.</p>
+
+<p>Comme l'avait prévu le roi, le procès fut jugé à la
+première audience.</p>
+
+<p>Et l'on citait sur le roi, à Naples, nombre d'aventures
+de ce genre, dont nous nous contenterons de
+rapporter deux ou trois.</p>
+
+<p>Un jour qu'il chassait dans la forêt de Persano
+avec la même livrée que ses gardes, il rencontra une
+pauvre femme appuyée à un arbre et sanglotant.</p>
+
+<p>Il lui adressa le premier la parole et lui demanda
+ce qu'elle avait.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai, répondit-elle, que je suis veuve avec sept
+enfants; que, pour toute fortune, j'ai un petit
+champ, et que ce petit champ vient d'être ravagé par
+les chiens et les piqueurs du roi.</p>
+
+<p>Puis, avec un mouvement d'épaules et un redoublement
+de sanglots:</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien dur, ajouta-t-elle, d'être les sujets
+d'un homme qui, pour une heure de plaisir, n'hésite
+pas à ruiner toute une famille. Je vous demande un
+peu pourquoi ce butor est venu dévaster mon
+champ!</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous dites là est trop juste, ma bonne
+femme, répondit Ferdinand; et, comme je suis au
+service du roi, je lui porterai vos plaintes, en supprimant,
+toutefois, les injures dont vous les accompagnez.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dis-lui ce que tu voudras, continua la
+femme exaspérée; je n'ai rien à attendre de bon
+d'un pareil égoïste, et il ne peut pas maintenant me
+faire plus de mal qu'il ne m'en a fait.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, dit le roi, fais-moi toujours voir le
+champ, afin que je juge s'il est réellement aussi dévasté
+que tu le dis.</p>
+
+<p>La veuve le conduisit à son champ; la récolte
+était, en effet, foulée aux pieds des hommes, des
+chevaux et des chiens, et entièrement perdue.</p>
+
+<p>Alors, apercevant des paysans, le roi les appela et
+leur dit d'estimer en conscience le dommage que la
+veuve avait pu éprouver.</p>
+
+<p>Ils l'estimèrent vingt ducats.</p>
+
+<p>Le roi fouilla dans sa poche, il en avait soixante.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit-il aux deux paysans, vingt ducats que
+je vous donne pour votre arbitrage; quant aux quarante
+autres, ils sont pour cette pauvre femme. C'est
+bien le moins, lorsque les rois font un dégât, qu'ils
+payent le double de ce que payeraient de simples
+particuliers.</p>
+
+<p>Un autre jour, une femme dont le mari venait
+d'être condamné à mort, part d'Aversa sur le conseil
+de l'avocat qui a défendu le condamné et vient à
+pied à Naples pour demander la grâce de son mari.
+C'était chose facile que d'aborder le roi, toujours
+courant à pied ou à cheval par les rues de Tolède et
+par la rivière de Chiaïa; cette fois, malheureusement
+ou plutôt heureusement pour la suppliante, le roi
+n'était ni au palais, ni à Chiaïa, ni à Tolède; il était
+à Capodimonte; c'était la saison des becfigues, et son
+père Charles III, de cynégétique mémoire, avait fait
+bâtir le château, qui avait coûté plus de douze millions,
+dans le seul but de se trouver sur le passage
+de ce petit gibier si estimé des gourmands.</p>
+
+<p>La pauvre femme était écrasée de fatigue, elle
+venait de faire cinq lieues tout courant. Elle se
+présenta à la porte du palais royal, et, apprenant
+que Ferdinand était à Capodimonte, elle demanda
+au chef du poste la permission d'attendre le roi;
+le chef du poste, touché de compassion en voyant
+ses larmes et en apprenant le sujet qui les faisait
+couler, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur
+la première marche de l'escalier par lequel le roi
+devait monter au palais; mais, quelle que fût la
+préoccupation qui la tenait, la fatigue devint plus
+forte que l'inquiétude, et, après avoir, pendant quelques
+heures, lutté en vain contre le sommeil, elle
+renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et
+s'endormit.</p>
+
+<p>Elle dormait à peine depuis un quart d'heure lorsque
+revint le roi, qui était un admirable tireur, et qui
+avait été, ce jour-là, plus adroit encore que d'habitude;
+il était donc dans une disposition d'esprit des plus bienveillantes,
+quand il aperçut la bonne femme qui l'attendait.
+On voulut la réveiller; mais le roi fit signe
+qu'on ne la dérangeât point; il s'approcha d'elle, la
+regarda avec une curiosité mêlée d'intérêt, et, voyant
+le bout de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la
+tira doucement, la lut, et, ayant demandé une plume
+et de l'encre, il écrivit au bas: <i>Fortuna e duorme</i>, ce
+qui correspond à peu près à notre proverbe: <i>La fortune
+vient en dormant</i>, et signa: <span class="sc">Ferdinand B.</span></p>
+
+<p>Après quoi, il ordonna de ne réveiller la paysanne
+sous aucun prétexte, défendit qu'on la laissât pénétrer
+jusqu'à lui, veilla à ce qu'il fût sursis à l'exécution
+et replaça la pétition à l'endroit où il l'avait
+prise.</p>
+
+<p>Au bout d'une demi-heure, la solliciteuse ouvrit
+les yeux, s'informa si le roi était rentré et apprit qu'il
+venait de passer devant elle, tandis qu'elle dormait.</p>
+
+<p>Sa désolation fut grande! elle avait manqué l'occasion
+qu'elle était venue chercher de si loin et avec
+tant de fatigue! Elle supplia le chef du poste de lui
+permettre d'attendre que le roi sortit; le chef du
+poste répondit que la chose lui était positivement
+défendue; la paysanne, au désespoir, repartit pour
+Aversa.</p>
+
+<p>Sa première visite, à son retour, fut pour l'avocat
+qui lui avait donné le conseil d'aller implorer la
+clémence du roi; elle lui raconta ce qui s'était passé
+et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper
+une occasion désormais introuvable; l'avocat avait
+des amis à la cour, il lui dit de rendre la pétition, et
+qu'il aviserait au moyen de la faire tenir au roi.</p>
+
+<p>La femme remit à l'avocat la pétition demandée;
+par un mouvement machinal, celui-ci l'ouvrit; mais
+à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il poussa un cri de joie.
+Dans la situation où l'on se trouvait, le proverbe consolateur
+écrit et signé de la main du roi équivalait à
+une grâce, et, en effet, sur les instances de l'avocat,
+sur la production de l'apostille du roi, et surtout grâce
+à l'ordre donné directement par le roi, huit jours
+après, le prisonnier était rendu à la liberté.</p>
+
+<p>Le roi Ferdinand n'était rien moins que difficile
+dans la recherche de ses amours. En général, peu
+lui importaient le rang et l'éducation, pourvu que la
+femme fût jeune et belle; il avait, dans toutes les forêts
+où il prenait le plaisir de la chasse, de jolies petites
+maisons composées de quatre ou cinq pièces,
+très-simplement mais très-proprement meublées; il
+s'y arrêtait pour y déjeuner, pour y dîner, ou pour y
+prendre simplement quelques heures de repos. Chacune
+de ces petites maisons était tenue par une hôtesse,
+toujours choisie parmi les plus jeunes et les
+plus belles filles des villages voisins, et, comme il
+disait un jour au valet de chambre qui avait dans
+ses attributions celle de veiller à ce que son maître
+ne retrouvât pas trop souvent les mêmes visages:
+«Prends garde que la reine ne sache ce qui se passe
+ici!» le valet de chambre, qui avait son franc parler,
+lui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Bon! n'ayez souci, sire: Sa Majesté la reine en
+fait bien d'autres, et n'y met pas tant de précautions!</p>
+
+<p>&mdash;Chut! répondit le roi, il n'y a point de mal,
+cela croise les races.</p>
+
+<p>Et, en effet, le roi, voyant que la reine se gênait
+si peu, avait jugé à propos de ne pas se gêner non
+plus à son tour, et il avait fini par fonder sa fameuse
+colonie de San-Leucio, à la tête de laquelle, comme
+nous l'avons raconté, il avait mis le cardinal Fabrizio
+Ruffo. Cette colonie compta jusqu'à cinq ou six
+cents habitants, qui, à la condition que les maris et
+les pères ne verraient jamais entrer le roi Ferdinand
+dans leur maison et n'auraient jamais la prétention
+de se faire ouvrir une porte qui aurait ses raisons de
+rester fermée, jouissaient de toute sorte de priviléges,
+comme, par exemple, d'être exempts du service
+militaire, d'avoir des tribunaux particuliers, de se
+marier sans avoir besoin de la permission des parents,
+et enfin d'être dotés directement par le roi
+quand ils se mariaient. Il en résulta que la population
+de cette autre Salente, fondée par cet autre Idoménée,
+devint une espèce de collection de médailles
+frappées directement par le roi, et où les antiquaires
+retrouveront encore le type bourbonien, lorsqu'il
+aura disparu du reste du monde.</p>
+
+<p>D'après toutes les anecdotes que nous venons de
+raconter, il est facile de voir que le roi Ferdinand,
+comme l'avait parfaitement découvert son précepteur
+le prince de San-Nicandro n'était point naturellement
+cruel; seulement, sa vie, à l'époque où nous
+sommes arrivés, c'est-à-dire à l'an 1798, pouvait déjà
+se séparer en deux phases:</p>
+
+<p>Avant la révolution française,&mdash;après la révolution
+française.</p>
+
+<p>Avant la révolution française, c'est l'homme que
+nous avons vu, c'est-à-dire naïf, spirituel, porté au
+bien plutôt qu'au mal.</p>
+
+<p>Après la révolution française, c'est l'homme que
+nous verrons, c'est-à-dire craintif, implacable, défiant,
+et porté, au contraire, plutôt au mal qu'au
+bien.</p>
+
+<p>Dans l'espèce de portrait moral que nous venons de
+tracer un peu longuement peut-être, mais par des
+faits et non par des paroles, nous avons eu pour but
+de faire connaître l'étrange personnalité du roi Ferdinand:
+de l'esprit naturel, pas d'éducation, l'insouciance
+de toute gloire, l'horreur de tout danger,
+pas de sensibilité, pas de coeur, la luxure permanente,
+le parjure établi en principe, la religion du
+pouvoir royal poussée aussi loin que chez Louis XIV,
+le cynisme de la vie politique et de la vie privée mis
+au grand jour par le mépris profond qu'il faisait des
+grands seigneurs qui l'entouraient, et dans lesquels
+il ne voyait que des courtisans; du peuple sur lequel
+il marchait et dans lequel il ne voyait que des esclaves;
+des instincts inférieurs qui l'attiraient vers
+les amours grossiers, des amusements physiques qui
+tendaient à matérialiser incessamment le corps aux
+dépens de l'esprit, voilà sur quelles données il faut
+juger l'homme qui monta sur le trône presque aussi
+jeune que Louis XIV, qui mourut presque aussi vieux
+que lui, qui régna de 1759 à 1825, c'est-à-dire
+soixante-six ans, y compris sa minorité; sous les
+yeux duquel s'accomplit, sans qu'il sût mesurer la
+hauteur des événements et la profondeur des catastrophes,
+tout ce qui se fit de grand dans la première
+moitié du siècle présent et dans la dernière moitié du
+siècle passé. Napoléon tout entier passa dans son règne;
+il le vit naître et grandir, décroître et tomber;
+né seize ans avant lui, il le vit mourir cinq ans avant
+lui, et se trouva enfin, sans avoir d'autre valeur que
+celle d'un simple comparse royal, mêlé comme un
+des principaux acteurs à ce drame gigantesque qui
+bouleversa le monde, de Vienne à Lisbonne et du Nil
+à la Moskova.</p>
+
+<p>Dieu le nomma Ferdinand IV, la Sicile le nomma
+Ferdinand III, le congrès de Vienne le nomma Ferdinand
+Ier, les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.</p>
+
+<p>Dieu, la Sicile et le congrès se trompèrent; un seul
+de ses trois noms fut vraiment populaire et lui resta
+c'est celui qui lui fut donné par les lazzaroni.</p>
+
+<p>Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l'esprit
+de la nation: les Écossais ont eu <span class="sc">Robert Bruce</span>, les
+Anglais ont eu <span class="sc">Henri VIII</span>, les Allemands ont eu
+<span class="sc">Maximilien</span>, les Russes ont eu <span class="sc">Ivan le Terrible</span>, les
+Polonais ont eu <span class="sc">Jean Sobieski</span>, les Espagnols ont eu
+<span class="sc">Charles-Quint</span>, les Français ont eu <span class="sc">Henri IV</span>, les
+Napolitains ont eu <span class="sc">Nasone</span>.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>LA REINE</h3>
+
+
+<p>Marie-Caroline, archiduchesse d'Autriche, avait
+quitté Vienne au mois d'avril 1768, pour venir épouser
+Ferdinand IV à Naples. La fleur impériale entra
+dans son futur royaume avec le mois du printemps;
+elle avait seize ans à peine, étant née en 1752; mais,
+fille chérie de Marie-Thérèse, elle arrivait avec un
+sens bien supérieur à son âge; elle était, d'ailleurs,
+plus qu'instruite, elle était lettrée; elle était plus
+qu'intelligente, elle était philosophe; il est vrai qu'à
+un moment donné, cet amour de la philosophie se
+changea en haine contre ceux qui la pratiquaient.</p>
+
+<p>Elle était belle dans la complète acception du mot,
+et, lorsqu'elle le voulait, charmante; ses cheveux
+étaient d'un blond dont l'or transparaissait sous la
+poudre; son front était large, car les soucis du
+trône, de la haine et de la vengeance n'y avaient
+point encore creusé leurs sillons; ses yeux pouvaient
+le disputer en transparence à l'azur du ciel sous lequel
+elle venait régner; son nez droit, son menton légèrement
+accentué, signe de volonté absolue, lui faisaient
+un profil grec; elle avait le visage ovale, les lèvres
+humides et carminées, les dents blanches comme le
+plus blanc ivoire; enfin un cou, un sein et des épaules
+de marbre, dignes des plus belles statues retrouvées
+à Pompéi et à Herculanum, ou venues à Naples
+du musée Farnèse, complétaient ce splendide ensemble.
+Nous avons vu, dans notre premier chapitre,
+ce qu'elle conservait de cette beauté, trente ans après.</p>
+
+<p>Elle parlait correctement quatre langues: l'allemand
+d'abord, sa langue maternelle, puis le français,
+l'espagnol et l'italien; seulement, en parlant,
+et surtout quand un sentiment violent l'inspirait, elle
+avait un léger défaut de prononciation pareil à celui
+d'une personne qui parlerait avec un caillou dans
+la bouche; mais ses yeux brillants et mobiles, mais
+la netteté de ses pensées surtout avaient bientôt raison
+de ce léger défaut.</p>
+
+<p>Elle était altière et orgueilleuse comme il convenait
+à la fille de Marie-Thérèse. Elle aimait le luxe,
+le commandement, la puissance. Quant aux autres
+passions qui devaient se développer en elle, elles
+étaient encore enfermées sous la virginale enveloppe
+de la fiancée de seize ans.</p>
+
+<p>Elle arrivait avec ses rêves de poésie allemande,
+dans ce pays inconnu, <i>où les citrons mûrissent</i>, comme
+a dit le poète germain; elle venait habiter la contrée
+heureuse, la <i>campania felice</i>, où naquit le Tasse, où
+mourut Virgile. Ardente de coeur, poétique d'esprit,
+elle se promettait de cueillir d'une main au Pausilippe
+le laurier qui poussait sur la tombe du poëte d'Auguste,
+de l'autre celui qui ombrageait à Sorrente le
+berceau du chantre de Godefroy. L'époux auquel
+elle était fiancée avait dix ans; étant jeune et de
+grande race, sans doute il était beau, élégant et brave.
+Serait-il Euryale ou Tancrède, Nisus ou Renaud?
+Elle était disposée, elle, à devenir Camille ou Herminie,
+Clorinde ou Didon.</p>
+
+<p>Elle trouva, à la place de sa fantaisie juvénile et
+de son rêve poétique, l'homme que vous connaissez,
+avec un gros nez, de grosses mains, de gros pieds,
+parlant le dialecte du môle avec des gestes de lazzarone.</p>
+
+<p>La première entrevue eut lieu le 12 mai à Portella,
+sous un pavillon de soie brodé d'or; la princesse était
+accompagnée de son frère Léopold, qui était chargé
+de la remettre aux mains de son époux. Comme Joseph
+II son frère, Léopold II était nourri de maximes
+philosophiques; il voulait introduire force réformes
+dans ses États, et, en effet, la Toscane se souvient
+qu'entre autres réformes, la peine de mort fut abolie
+sous son règne.</p>
+
+<p>De même que Léopold était le parrain de sa soeur,
+Tanucci était le tuteur du roi. Au premier regard
+qu'échangèrent la jeune reine et le vieux ministre, ils
+se déplurent réciproquement. Caroline devina en lui
+l'ambitieuse médiocrité qui avait enlevé à son époux,
+en le maintenant dans son ignorance native, tous les
+moyens d'être un jour un grand roi, ou tout simplement
+même un roi. Sans doute, elle eût reconnu le
+génie d'un époux qui lui eût été supérieur, et, dans
+son admiration pour lui, elle eût probablement été
+alors reine soumise, épouse fidèle; il n'en fut point
+ainsi; elle reconnut, au contraire, l'infériorité de
+son époux, et, de même que sa mère avait dit à ses
+Hongrois: <i>Je suis le roi Marie-Thérèse</i>, elle dit aux
+Napolitains: <i>Je suis le roi Marie-Caroline</i>.</p>
+
+<p>Ce n'était point ce que voulait Tanucci; il ne voulait
+ni roi ni reine, il voulait être premier ministre.</p>
+
+<p>Par malheur, il y avait, dans les clauses du contrat
+de mariage des augustes époux, un petit article qui
+s'était glissé sans que Tanucci, qui ne connaissait
+point encore la jeune archiduchesse, y eût attaché
+grande importance: Marie-Caroline avait le droit
+d'assister aux conseils d'État, du moment qu'elle
+aurait donné à son époux un héritier de la couronne.</p>
+
+<p>C'était une fenêtre que la cour d'Autriche ouvrait
+sur celle de Naples. Jusque-là, l'influence&mdash;qui,
+sous Philippe II et Ferdinand VII, était venue de
+France,&mdash;Charles III étant monté sur le trône d'Espagne,
+venait naturellement de Madrid.</p>
+
+<p>Tanucci comprit que, par cette fenêtre ouverte
+pour Marie-Caroline, entrait l'influence autrichienne.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'ayant donné, cinq ans seulement
+après son mariage, un héritier à la couronne, Marie-Caroline
+ne jouit que vers l'année 1774 du privilége
+qui lui était accordé.</p>
+
+<p>En attendant, aveuglée par des illusions qu'elle
+s'obstinait à conserver, Marie-Caroline espéra qu'elle
+pourrait faire une éducation complètement nouvelle
+à son mari; cela lui parut d'autant plus facile
+que sa science à elle avait frappé Ferdinand d'étonnement.
+Après avoir entendu causer Caroline avec
+Tanucci et les quelques rares personnes instruites de
+sa cour, il se frappait la tête avec stupéfaction en disant:</p>
+
+<p>&mdash;La reine sait tout!</p>
+
+<p>Plus tard, lorsqu'il eut vu où cette science le conduisait
+et combien elle le faisait dévier de la route
+qu'il eût voulu suivre, il ajoutait à ces mots: <i>La
+reine sait tout!</i></p>
+
+<p>&mdash;Et cependant elle fait plus de sottises que moi,
+qui ne suis qu'un âne!</p>
+
+<p>Mais il n'en commença pas moins à subir l'influence
+de cet esprit supérieur, et il se soumit aux leçons
+qu'elle lui proposa: elle lui apprit littéralement,
+comme nous l'avons déjà dit, à lire et à écrire; mais
+ce qu'elle ne put lui apprendre, ce furent ces façons
+élégantes des cours du Nord, ce soin de soi-même,
+si rare surtout dans les pays chauds, où l'eau devrait
+être non-seulement un besoin, mais encore un plaisir;
+cette sympathie féminine pour les fleurs et pour
+les parfums que la toilette leur demande; ce babillage
+doux et charmant, enfin, qui semble emprunté
+moitié au murmure des ruisseaux, moitié au ramage
+des fauvettes et des rossignols.</p>
+
+<p>La supériorité de Caroline humiliait Ferdinand;
+la grossièreté de Ferdinand répugnait à Caroline.</p>
+
+<p>Il est vrai que cette supériorité, incontestable aux
+yeux de son époux, prévenu, pouvait être, à la rigueur,
+contestée par les gens véritablement instruits,
+qui ne voyaient dans le bavardage de la reine que
+le résultat de cette science superficielle qui gagne en
+étendue ce qu'elle perd en profondeur. Peut-être, en
+effet, en la jugeant comme elle devait être jugée, eût-on
+trouvé en elle plus de babil que de raisonnement,
+et surtout ce pédantisme particulier aux princes de
+la maison de Lorraine dont étaient si profondément
+atteints ses frères Joseph et Léopold: Joseph parlant
+toujours sans jamais laisser à personne le temps de
+lui répondre; Léopold, véritable maître d'école, plus
+fait pour tenir la férule d'Orbelius que le sceptre de
+Charlemagne.</p>
+
+<p>Ainsi était la reine. Elle avait un petit manuscrit
+d'écriture très-fine, composé par elle-même à son
+usage et contenant les opinions des philosophes depuis
+Pythagore jusqu'à Jean-Jacques Rousseau, et,
+lorsqu'elle devait recevoir des hommes sur lesquels
+elle voulait faire une certaine impression, elle repassait
+son manuscrit, et, selon les circonstances, plaçait
+dans sa conversation les maximes qu'il contenait.</p>
+
+<p>Ce qu'il y avait de bizarre, c'est que, tout en faisant
+l'esprit fort, la reine donnait dans toutes les
+superstitions populaires qui agitaient les classes inférieures
+de la population de Naples.</p>
+
+<p>Nous citerons deux exemples de cette superstition;
+nous avons à peindre dans le livre que nous écrivons
+non-seulement des rois, des princes, des courtisans,
+des hommes qui sacrifient leur vie à un principe et
+des hommes qui sacrifient tous les principes à l'or et
+aux faveurs, mais encore un peuple mobile, superstitieux,
+ignorant, féroce: disons donc à l'aide de
+quels moyens ce peuple est soulevé ou calmé.</p>
+
+<p>Ce qui soulève l'Océan, c'est la tempête; ce qui
+soulève le peuple de Naples, c'est la superstition.</p>
+
+<p>Il y avait à Naples une femme que l'on appelait la
+<i>sainte des pierres</i>.</p>
+
+<p>Elle prétendait, sans être aucunement malade,
+rendre tous les jours une certaine quantité de petites
+pierres qu'elle distribuait comme des reliques, vu son
+état de santé, aux fidèles qui avaient foi en elles. Ces
+pierres, nonobstant le chemin qu'elles avaient suivi
+pour arriver à la lumière, avaient le privilége de
+faire des miracles, et, au bout de quelque temps,
+étaient entrées en concurrence avec les reliques des
+saints les plus accrédités de Naples.</p>
+
+<p>Cette prétendue sainte, quoique non malade, avait
+été, sur la demande de son confesseur et de son médecin,
+transportée au grand hôpital des Pellegrini
+de Naples, où elle jouissait de la nourriture des directeurs
+et de la plus belle chambre de l'établissement.
+Une fois établie dans cette chambre, grâce à
+la connivence du confesseur et des chirurgiens qui
+y trouvaient leur compte, elle jouait à grand orchestre
+la farce de la vente des pierres miraculeuses.</p>
+
+<p>Nous disons à tort la <i>vente</i>; non, les pierres ne se
+vendaient pas, elles se donnaient; mais la sainte,
+qui avait fait voeu de ne pas toucher d'argent monnayé,
+acceptait des vêtements, des bijoux, des cadeaux
+de toute espèce enfin, en toute humilité et
+pour l'amour du Seigneur.</p>
+
+<p>Ce petit commerce, dans tout autre pays que Naples,
+eût conduit la prétendue sainte à la police correctionnelle
+ou aux Petites-Maisons; à Naples, c'était
+un miracle de plus, voilà tout.</p>
+
+<p>Eh bien, la reine fut une des plus ardentes adeptes
+de la <i>sainte des pierres</i>; elle lui envoyait des présents
+et lui écrivait elle-même&mdash;la reine était prodigue
+de son écriture&mdash;pour se recommander à ses prières,
+sur lesquelles elle comptait pour l'accomplissement
+de ses voeux.</p>
+
+<p>On comprend que, du moment qu'on vit la reine
+en personne et une reine philosophe, recourir à la
+sainte, les doutes, s'il en restait, disparurent ou firent
+semblant de disparaître.</p>
+
+<p>La science seule resta incrédule.</p>
+
+<p>Or, la science, à cette époque, la science médicale
+voulons-nous dire, était représentée par ce même
+Dominique Cirillo, que nous avons vu apparaître au
+palais de la reine Jeanne pendant cette soirée d'orage
+où l'envoyé de Championnet aborda avec tant de
+difficulté le rocher sur lequel est bâti le palais; or,
+Dominique Cirillo, homme de progrès, qui eût voulu
+voir sa patrie suivre le mouvement de la terre, auquel
+elle semblait ne point participer, Dominique
+Cirillo jugea honteux pour Naples, au moment où
+éclataient sur le monde les lumières encyclopédiques,
+d'y laisser jouer cette comédie à peine digne
+de s'accomplir dans les ténèbres du XIIe ou du
+XIIIe siècle.</p>
+
+<p>Il commença, en conséquence, par aller trouver
+le chirurgien qui servait de compère à la sainte et
+essaya d'obtenir de lui l'aveu de sa fourberie.</p>
+
+<p>Le chirurgien affirma qu'il y avait miracle.</p>
+
+<p>Dominique Cirillo lui offrit, s'il voulait dire la vérité,
+de l'indemniser personnellement de la perte
+qu'amènerait pour lui la connaissance de cette vérité.</p>
+
+<p>Le chirurgien persista dans son dire.</p>
+
+<p>Cirillo vit qu'il y avait deux fourbes à démasquer
+au lieu d'un.</p>
+
+<p>Il se procura plusieurs des pierres rejetées par la
+sainte, les examina, se convainquit que les unes
+étaient de simples cailloux ramassés au bord de la
+mer, les autres de la terre calcaire durcie, les autres,
+enfin, des pierres ponces; aucune n'était du genre
+de celles qui peuvent se former dans le corps humain
+à la suite de la pierre ou de la gravelle.</p>
+
+<p>Le savant, ses pierres en main, fit une nouvelle
+démarche près du chirurgien; mais celui-ci s'entêta
+à soutenir sa sainte.</p>
+
+<p>Cirillo comprit qu'il fallait en finir par un grand
+acte de publicité.</p>
+
+<p>Comme son talent et son autorité dans la science
+médicale mettaient en quelque sorte tous les hôpitaux
+sous sa juridiction, il fit, un beau matin, irruption
+dans le grand hôpital, suivi de plusieurs médecins et
+chirurgiens qu'il avait réunis à cet effet, entra dans la
+chambre de la sainte et visita son produit de la nuit.</p>
+
+<p>Elle avait quatorze pierres à mettre à la disposition
+des fidèles.</p>
+
+<p>Cirillo la fit enfermer et veiller pendant deux ou
+trois jours, et elle continua de produire des pierres
+selon son habitude; seulement, le nombre des pierres
+variait, mais toutes étaient de la même nature que
+celle que nous avons dites.</p>
+
+<p>Cirillo recommanda à l'élève qu'il avait mis de
+garde auprès d'elle de la surveiller avec le plus grand
+soin: celui-ci remarqua que la sainte tenait habituellement
+les mains dans ses poches, et, de temps en
+temps, les portait à sa bouche, comme quelqu'un qui
+mangerait des pastilles.</p>
+
+<p>L'élève la força de tenir les mains hors de ses poches
+et l'empêcha de les porter à sa bouche.</p>
+
+<p>La sainte, qui ne voulait pas se trahir en se mettant
+en opposition ouverte avec son gardien, demanda
+une prise de tabac, et, en portant les doigts à son
+nez, porta en même temps la main à sa bouche, et,
+dans ce mouvement, parvint à avaler trois ou quatre
+pierres.</p>
+
+<p>Il est vrai que ce furent les dernières: le jeune
+homme avait surpris l'escamotage; il la saisit par
+les deux mains, et fit entrer des femmes qui, par
+son ordre, ou plutôt par celui de Cirillo, déshabillèrent
+la sainte.</p>
+
+<p>On trouva un sac à l'intérieur de sa chemise; il
+contenait cinq cent seize petites pierres.</p>
+
+<p>En outre, elle portait au cou un amulette, que,
+jusque-là, on avait pris pour un reliquaire et qui,
+de son côté, en contenait environ six cents.</p>
+
+<p>Procès-verbal fut dressé du tout, et Cirillo traduisit
+la sainte devant le tribunal de police correctionnelle
+sous prévention d'escroquerie. Le tribunal la
+condamna à trois mois de prison.</p>
+
+<p>On trouva dans la chambre de la sainte une malle
+pleine de vaisselle d'argent, de bijoux, de dentelles,
+d'objets précieux; plusieurs de ces objets et des plus
+précieux lui venaient de la reine, dont elle produisit
+les lettres au tribunal.</p>
+
+<p>La reine fut furieuse, et cependant le procès avait
+eu un tel éclat, qu'elle n'osa tirer cette femme des
+mains de la justice; mais sa vengeance poursuivit
+Cirillo, et il dut à cette circonstance les persécutions
+qu'il avait éprouvées, et qui, de l'homme de science,
+firent l'homme de révolution.</p>
+
+<p>Quant à la sainte, malgré le procès-verbal de Cirillo,
+malgré le jugement du tribunal qui la déclarait
+coupable, Naples ne manqua pas de coeurs pleins
+de foi qui continuèrent de lui envoyer des présents et
+de se recommander à ses prières.</p>
+
+<p>Le second exemple de superstition que nous nous
+sommes engagé à citer de la part de la reine est celui
+que nous allons raconter.</p>
+
+<p>Il y avait à Naples, vers 1777, c'est-à-dire à l'époque
+de la naissance de ce même prince François que
+nous avons vu apparaître sur la galère capitane,
+arrivé alors à l'âge d'homme et duquel il a été question
+depuis comme protecteur du cavalier San-Felice,
+il y avait un frère minime, âgé de quatre-vingts ans,
+qui était arrivé à se faire une réputation de sainteté,
+propagée par son couvent, auquel cette réputation
+était très-profitable; les moines ses collègues avaient
+répandu le bruit que la calotte que le bonhomme
+portait habituellement avait reçu du ciel la faculté
+de faciliter le travail des femmes enceintes, de sorte
+que de tous côtés on s'arrachait la sainte calotte, que
+les moines ne laissaient, comme on le pense bien,
+sortir du couvent qu'à prix d'or. Les femmes qui, à
+la suite de l'emploi de la calotte, avaient des couches
+heureuses, le criaient tout haut, et fortifiaient ainsi
+la réputation de la bienheureuse calotte; celles qui
+accouchaient difficilement ou même qui mouraient,
+étaient accusées de n'avoir pas eu la foi, et la calotte
+ne souffrait pas de l'accident.</p>
+
+<p>Caroline, dans les derniers jours de sa grossesse,
+prouva qu'elle était femme avant d'être reine et philosophe:
+elle envoya chercher la calotte en disant
+que, par chaque jour qu'elle la garderait, elle enverrait
+cent ducats au couvent.</p>
+
+<p>Elle la garda cinq jours à la grande joie des religieux,
+mais au grand désespoir des autres femmes
+en couches, qui étaient obligées de courir toutes les
+chances de la parturition, sans y être aidées par la
+bienheureuse relique.</p>
+
+<p>Nous ne pourrions dire si la calotte du minime
+porta bonheur à la reine; mais, à coup sur, elle ne
+porta point bonheur à Naples. Lâche et faux comme
+prince, François fut faux et cruel comme roi.</p>
+
+<p>Cette manie de faire de la science, qui était commune
+à Caroline et à ses frères Joseph et Léopold,
+était telle, que le jeune prince Charles, duc de
+Pouille, héritier de la couronne, qui était né en 1775,
+et dont la naissance avait ouvert à sa mère la porte
+du Conseil d'État, étant tombé malade en 1780, et
+les plus célèbres médecins ayant été appelés pour
+lui donner des soins, Caroline, non point avec les
+angoisses d'une mère, mais avec l'aplomb d'un professeur,
+se mêlait à toutes les consultations, donnant
+son avis et cherchant à prendre une influence sur le
+traitement que l'on faisait suivre à l'enfant.</p>
+
+<p>Ferdinand, qui se contentait d'être père et qui
+était désolé, il faut lui rendre cette justice, de voir
+l'héritier présomptif marcher à une mort certaine,
+ne put, un jour, supporter une froide dissertation de
+la reine sur les causes de la goutte, tandis que son
+enfant agonisait de la petite vérole; voyant alors
+que, malgré les gestes réitérés qui lui imposaient
+silence, elle continuait de discuter, il se leva et la prit
+par la main en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne comprends-tu pas qu'il ne suffit point
+d'être reine pour savoir la médecine et qu'il faut
+encore l'avoir apprise? Je ne suis qu'un âne, moi, je
+le sais; aussi je me contente de me taire et de pleurer.
+Fais comme moi, ou va-t'en.</p>
+
+<p>Et, comme elle voulait continuer d'exposer sa
+théorie, il la mit à la porte en la poussant un peu
+plus violemment qu'elle n'y était habituée, et en
+pressant sa sortie avec un geste du pied qui appartenait
+bien plus à un lazzarone qu'à un roi.</p>
+
+<p>Le jeune prince mourut, au grand désespoir de son
+père; quant à Caroline, elle se contenta, pour toute
+consolation, de lui répéter les paroles de la Spartiate,
+que le pauvre roi n'avait jamais entendues et
+dont il apprécia mal le sublime stoïcisme:</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque je le mis au monde, je savais qu'il était
+condamné à mourir un jour.</p>
+
+<p>On comprend que deux individus de caractères si
+opposés ne pouvaient demeurer en bonne intelligence;
+aussi, quoique les mêmes motifs de stérilité
+n'existassent point entre Ferdinand et Caroline
+qu'entre Louis XVI et Marie-Antoinette, les commencements
+de leur union, si prolifique depuis, ne brillent-ils
+point par leur fécondité.</p>
+
+<p>En effet, en jetant les yeux sur l'arbre généalogique
+dressé par del Pozzo, je trouve que le premier
+né du mariage de Ferdinand et de Caroline est la
+jeune princesse Marie-Thérèse, qui voit le jour en
+1772, devient archiduchesse en 1790, impératrice en
+1792, et meurt en 1803.</p>
+
+<p>Quatre ans s'étaient donc passés sans que l'union
+des deux époux portât ses fruits; il est vrai qu'à
+partir de ce moment, l'avenir répara les lenteurs du
+passé: treize princes ou princesses vinrent témoigner
+que les rapprochements des deux époux étaient presque
+aussi fréquents que leurs querelles; il est donc
+probable que, si un sentiment de répulsion instinctive
+éloigna d'abord Caroline de son époux, un calcul
+politique l'en rapprocha bientôt. Une femme jeune,
+belle, ardente comme était la reine, avait, du moment
+qu'elle eut bien étudié le tempérament de son époux,
+toujours à sa disposition un moyen de l'amener à
+faire ce qu'elle voulait. En effet, Ferdinand n'avait
+jamais rien su refuser à une maîtresse, à plus forte
+raison à sa femme&mdash;et quelle femme!&mdash;Marie-Caroline
+d'Autriche, c'est-à-dire une des femmes les
+plus séduisantes qui aient jamais existé.</p>
+
+<p>Ce qui avait surtout contribué d'abord à éloigner
+cette nature fine et sensitive de cette autre nature
+sensuelle et vulgaire, c'était le côté lazzarone de
+Ferdinand. Ainsi, par exemple, chaque fois que le roi
+allait entendre l'opéra à San-Carlo, il se faisait apporter
+dans sa loge un souper. Ce souper, plus substantiel
+que délicat, eût été incomplet sans le plat de
+macaroni national; mais c'était moins le macaroni
+en lui-même qu'appréciait le roi que le triomphe
+populaire qu'il tirait de sa manière de le manger. Les
+lazzaroni ont, dans l'inglutition de ce plat, une
+adresse manuelle toute particulière qu'ils doivent
+au mépris qu'ils font de la fourchette; or, Ferdinand,
+qui en toute chose ambitionnait d'être le roi des
+lazzaroni, ne manquait jamais de prendre son plat
+sur la table, de s'avancer sur le devant de la loge,
+et, au milieu des applaudissements du parterre, de
+manger son macaroni à la manière de Polichinelle,
+le patron des mangeurs de macaroni.</p>
+
+<p>Un jour qu'il s'était livré à cet exercice en présence
+de la reine et qu'il avait été couvert d'applaudissements,
+la reine n'y put tenir, elle se leva et sortit en
+faisant signe à ses deux femmes, la San-Marco et la
+San-Clemente, de la suivre.</p>
+
+<p>Lorsque le roi se retourna, il trouva la loge vide.</p>
+
+<p>Et cependant, l'histoire consacre un plaisir de ce
+genre partagé par Caroline; mais alors la reine était
+amoureuse de son premier amour et aussi timide à
+cette époque qu'elle fut depuis impudente; elle avait
+trouvé, dans la mascarade à visage découvert que
+nous allons raconter, un moyen de se rapprocher de
+ce beau prince Caramanico que nous avons vu mourir
+si prématurément à Palerme.</p>
+
+<p>Le roi avait formé un régiment de soldats qu'il
+prenait plaisir à faire manoeuvrer et qu'il appelait
+ses Liparotis, parce que ceux qui le composaient
+étaient presque tous tirés des îles Lipariotes.</p>
+
+<p>Nous avons dit plus haut que Caramanico était
+capitaine dans ce régiment, dont le roi était colonel.</p>
+
+<p>Un jour, le roi ordonna une grande revue de son
+régiment privilégié dans la plaine de Portici, au pied
+de ce Vésuve, éternelle menace de destruction et de
+mort. On dressa des tentes magnifiques sous lesquelles
+on transporta du château royal des vins de
+tous les pays, des comestibles de toutes les espèces.
+Une de ces tentes était occupée par le roi en habit
+d'hôtelier, c'est-à-dire vêtu d'une jaquette et d'une
+culotte de toile blanche, la tête ornée du bonnet de
+coton traditionnel, et les flancs serrés par une ceinture
+de soie rouge dans laquelle était passé, au lieu
+de l'épée avec laquelle Vatel se coupa la gorge, un
+immense couteau de cuisine.</p>
+
+<p>Jamais le roi ne s'était senti si fort à son aise que
+sous ce costume; il eût voulu pouvoir le garder toute
+sa vie.</p>
+
+<p>Dix ou douze garçons d'auberge, vêtus comme lui,
+se tenaient prêts à obéir aux ordres du maître et à
+servir officiers et soldats.</p>
+
+<p>C'étaient les premiers seigneurs de la cour, l'aristocratie
+du Livre d'or de Naples.</p>
+
+<p>L'autre tente était occupée par la reine, vêtue, en
+hôtesse d'opéra-comique, d'une jupe de soie bleu de
+ciel, d'un casaquin noir brodé d'or, d'un tablier
+cerise brodé d'argent; elle avait une parure complète
+de corail rose, collier, boucles d'oreilles, bracelets;
+le sein et les bras à moitié nus, et ses cheveux, sans
+poudre, c'est-à-dire dans toute leur luxuriante abondance
+et avec l'éclat d'une gerbe dorée, étaient retenus,
+comme une cascade prête à rompre sa digue,
+par une résille d'azur.</p>
+
+<p>Une douzaine de jeunes femmes de la cour, vêtues
+de leur côté en caméristes de théâtre, avec toute
+l'élégance et les raffinements de coquetterie qui pouvaient
+faire ressortir les avantages naturels de chacune
+d'elles, lui faisait un escadron volant qui n'avait
+rien à envier à celui de la reine Catherine de Médicis.</p>
+
+<p>Mais, nous l'avons dit, au milieu de cette mascarade
+à visage découvert, l'amour seul avait un masque.
+En allant et venant entre les tables, Caroline
+effleurait de sa robe, laissant voir le bas d'une
+jambe adorable, l'uniforme d'un jeune capitaine qui
+n'avait de regards que pour elle et qui ramassait et
+pressait sur son coeur le bouquet qu'elle laissait
+tomber de sa poitrine en lui versant à boire. Hélas!
+un de ces deux coeurs qui battaient si ardemment au
+souffle du même amour s'était déjà éteint; l'autre
+battait encore, mais au désir de la vengeance, aux
+espérances de la haine.</p>
+
+<p>Quelque chose de pareil se passait dix ans plus tard
+au Petit-Trianon, et une comédie pareille, à laquelle
+ne se mêlait point, il est vrai, une soldatesque grossière,
+se jouait entre le roi et la reine de France. Le
+roi était le meunier, la reine la meunière, et le garçon
+meunier, qu'il s'appelât Dillon ou Coigny, ne le
+cédait en rien en élégance, en beauté et même en
+noblesse au prince Caramanico.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le tempérament ardent du roi
+s'accommodait mal des caprices conjugaux de Caroline,
+et il offrait à d'autres femmes cet amour que la
+sienne méprisait; mais Ferdinand était d'une telle
+faiblesse avec la reine, qu'à certaines heures il ne
+savait pas même garder le secret des infidélités qu'il
+lui faisait; alors, non point par jalousie, mais pour
+qu'une rivale ne lui ravit pas cette influence à laquelle
+elle aspirait, la reine feignait un sentiment qu'elle
+n'éprouvait point, et finissait par faire exiler celle
+dont son mari lui avait livré le nom. C'est ce qui
+arriva à la duchesse de Luciano, que le roi lui-même
+avait dénoncée à sa femme, et que celle-ci fit reléguer
+dans ses terres. Indignée de la faiblesse de son
+royal amant, la duchesse s'habilla en homme, vint
+se poster sur le passage du roi et l'accabla de reproches.
+Le roi reconnut ses torts, tomba aux genoux de
+la duchesse, lui demanda mille fois pardon; mais elle
+n'en fut pas moins forcée de quitter la cour, d'abandonner
+Naples, de se retirer dans ses terres enfin,
+d'où le roi n'osa la rappeler qu'au bout de sept ans!</p>
+
+<p>Une conduite contraire valut une punition semblable
+à la duchesse de Cassano-Serra. Vainement
+le roi lui avait fait une cour assidue, elle avait obstinément
+résisté. Le roi, aussi indiscret dans ses revers
+que dans ses triomphes, avoua à la reine d'où venait
+sa mauvaise humeur; Caroline, pour laquelle une
+trop grande vertu était un reproche vivant, fit exiler
+la duchesse de Cassano-Serra pour sa résistance
+comme elle avait fait exiler la duchesse de Luciano
+pour sa faiblesse.</p>
+
+<p>Cette fois encore, le roi la laissa faire.</p>
+
+<p>Il est vrai que parfois aussi la patience échappait
+au roi.</p>
+
+<p>Un jour, la reine, n'ayant point par hasard à s'en
+prendre à une favorite, s'en prit à un favori: c'était
+le duc d'Altavilla, contre lequel elle croyait avoir
+quelque motif de plainte; or, comme dans ses emportements,
+cessant d'être maîtresse d'elle-même, la
+reine ne ménageait point ses injures, elle s'oublia
+jusqu'à dire au duc qu'il achetait la faveur du roi
+par des complaisances indignes d'un galant homme.</p>
+
+<p>Le duc d'Altavilla, blessé dans sa dignité, alla
+aussitôt trouver le roi, lui raconta ce qui venait d'arriver,
+et lui demanda la permission de se retirer
+dans ses terres. Le roi, furieux, passa à l'instant
+même chez la reine, et, comme, au lieu de l'apaiser,
+elle l'irritait encore par des réponses acerbes, il lui
+envoya, toute fille de Marie-Thérèse qu'elle était, et
+tout roi Ferdinand qu'il était lui-même, un soufflet
+qui, parti de la main d'un crocheteur, n'eût pas
+mieux résonné sur la joue de la fille d'une porte faix.</p>
+
+<p>La reine se retira chez elle, se renferma dans ses
+appartements, bouda, cria, pleura; mais, cette fois,
+Ferdinand tint bon, ce fut elle qui dut revenir la
+première, et force lui fut de demander au duc d'Altavilla
+lui-même de la remettre bien avec son royal
+époux.</p>
+
+<p>Nous avons dit quel effet avait produit sur Ferdinand
+la révolution française; on comprend&mdash;les
+caractères si opposés des deux souverains étant connus&mdash;que
+cet effet fut bien autrement terrible sur
+Caroline.</p>
+
+<p>Chez Ferdinand, ce fut un sentiment tout égoïste,
+un retour sur sa propre situation, une assez grande
+indifférence sur le sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette,
+qu'il ne connaissait pas, mais la terreur
+d'un sort semblable pour lui-même.</p>
+
+<p>Chez Caroline, ce fut tout à la fois l'affection de
+famille frappée au coeur. Cette femme, qui voyait
+mourir d'un oeil sec son enfant, adorait sa mère, ses
+frères, sa soeur, l'Autriche enfin, à laquelle elle sacrifia
+éternellement Naples. Ce fut l'orgueil royal,
+mortellement blessé, moins encore par la mort que
+par l'ignominie de cette mort; ce fut la haine la plus
+ardente, éveillée contre cet odieux peuple français,
+qui osait traiter ainsi non-seulement les rois, mais
+encore la royauté, qui amenèrent sur les lèvres de
+cette femme un serment de vengeance contre la
+France, non moins implacable que celui qui sortit,
+contre Rome des lèvres du jeune Annibal.</p>
+
+<p>En effet, en apprenant successivement, et à huit
+mois de distance, les nouvelles de la mort de
+Louis XVI et de Marie-Antoinette, Caroline devint
+presque folle de rage. Les différentes impressions de
+terreur et de colère qui agitaient son âme avaient
+altéré sa physionomie et bouleversé le fil de ses idées;
+elle voyait partout des Mirabeau, des Danton, des
+Robespierre; on ne pouvait lui parler de l'amour et
+de la fidélité de ses sujets sans risquer de tomber
+dans sa disgrâce. Sa haine pour la France lui faisait
+voir dans ses propres États un parti républicain qui
+était loin d'y exister, mais qu'elle finit par y créer à
+force de persécutions; elle donnait le nom de jacobin
+à tout homme dont la distinction et la valeur personnelles
+dépassaient la mesure ordinaire, à tout imprudent
+lisant une gazette parisienne, à tout dandy
+imitant les modes françaises, et particulièrement à
+ceux qui portaient les cheveux courts; des aspirations
+pures et simples dans un progrès social furent taxées
+de crimes que la mort ou une prison perpétuelle
+pouvaient seules expier. Après que ses soupçons
+eurent été chercher, dans le Mezzo-Ceto, Emmanuele
+de Deo, Vitagliano et Cagliani, trois enfants
+ayant à peine soixante-cinq ans à eux trois, et qui
+furent cruellement exécutés sur la place du Château,
+les Pagano, les Conforti, les Cirillo furent emprisonnés;
+seulement, cette première fois, les soupçons
+de la reine montèrent jusqu'à la plus haute aristocratie:
+un prince Colonna, un Caracciolo, un Riario,
+enfin ce comte de Ruvo que nous avons vu figurer
+avec Cirillo au nombre des conspirateurs du palais
+de la reine Jeanne, furent arrêtés sans aucun motif,
+conduits au château Saint-Elme et recommandés au
+geôlier comme les conspirateurs les plus dangereux.</p>
+
+<p>Le roi et la reine, si mal d'accord d'habitude en
+toute chose, s'accordèrent cependant à partir de ce
+moment sur un point, leur haine contre les Français;
+seulement, la haine du roi était indolente et se fût
+contentée de les tenir éloignés de lui, tandis que la
+haine de Caroline était active et qu'à cette haine, à
+laquelle leur éloignement ne suffisait point, il fallait
+leur destruction.</p>
+
+<p>Le caractère altier de Caroline avait depuis longtemps
+courbé sous sa volonté le caractère insoucieux
+de Ferdinand, qui, ainsi que nous l'avons dit, se révoltait
+parfois par boutades, quand son bon sens naturel
+lui indiquait qu'on le faisait dévier du droit
+chemin; mais, avec du temps, de la patience et de
+l'obstination, la reine en arrivait toujours au but
+qu'elle se proposait.</p>
+
+<p>C'est ainsi que, dans l'espoir de prendre part à
+quelque coalition contre la France, et même de lui
+faire une guerre personnelle, elle avait, par l'intermédiaire
+d'Acton, levé et organisé, presque à l'insu
+de son mari, une armée de 70,000 hommes, construit
+une flotte de cent bâtiments de toute grandeur, réuni
+un matériel considérable, et pris toutes les dispositions
+enfin pour que, du jour au lendemain, sur un
+ordre du roi, la guerre pût commencer.</p>
+
+<p>Elle avait été plus loin: appréciant l'impuissance
+des généraux napolitains, qui n'avaient jamais commandé
+une armée en campagne, comprenant le peu
+de confiance qu'auraient en eux des soldats qui
+connaîtraient comme elle leur incapacité, elle avait
+demandé à son neveu l'empereur d'Autriche, un
+de ses généraux qui passait pour le premier stratégiste
+de l'époque, quoiqu'il ne fût encore célèbre
+que par ses échecs, le baron Mack; l'empereur
+s'était empressé de le lui accorder, et l'on attendait
+de moment en moment l'arrivée de cet important
+personnage, arrivée dont la reine et Acton devaient
+être seuls prévenus et que le roi ignorait complétement.</p>
+
+<p>Ce fut sur ces entrefaites qu'Acton, se sentant
+maître de la situation et ne connaissant au monde
+qu'un seul homme qui pût le renverser et se mettre
+à sa place, se décida à se débarrasser de cet homme,
+dont l'éloignement ne lui suffisait plus.</p>
+
+<p>Un jour, on apprit à Naples que le prince Caramanico,
+vice-roi de Sicile, était malade, le lendemain
+qu'il était mourant, le surlendemain qu'il était mort.</p>
+
+<p>Dans aucun coeur peut-être cette mort ne causa un
+ébranlement si terrible que dans celui de Caroline;
+cet amour, le premier de tous, y avait grandi par
+l'absence et ne pouvait en être déraciné que par la
+mort. Pas une des fibres dont il s'était emparé ne
+fut épargnée dans ce douloureux déchirement, et
+l'angoisse fut d'autant plus grande, qu'elle dut la
+cacher aux regards curieux qui l'enveloppaient; elle
+feignit une indisposition, s'enferma dans la chambre
+la plus reculée de son appartement, et, là, se roulant
+sur ses tapis, les ongles enfoncés dans ses cheveux,
+la figure inondée de larmes, avec des rugissements
+de panthère blessée, elle blasphéma le ciel, maudit
+le roi, maudit sa couronne, maudit cet amant
+qu'elle n'aimait pas et qui lui tuait le seul amant
+qu'elle eût aimé, se maudit elle-même, et, par dessus
+tout, maudit ce peuple qui, chantant cette mort
+dans les rues, l'accusait d'avoir fait ce sacrifice humain
+à son complice Acton; enfin se promit de reverser
+sur la France et sur les Français tout ce fiel
+extravasé au fond de son coeur.</p>
+
+<p>Pendant cette agonie, une seule personne, confidente
+de tous ses secrets, et qu'elle allait associer à
+sa haine, put pénétrer jusqu'à elle: ce fut sa favorite
+Emma Lyonna.</p>
+
+<p>Les deux années qui s'étaient écoulées depuis
+cette mort, la plus grande douleur peut-être de toute
+la vie de Caroline, avaient pu épaissir le masque
+d'impassibilité qu'elle portait sur son visage, mais
+n'avaient en rien cicatrisé les blessures qui saignaient
+en dedans.</p>
+
+<p>Il est vrai que l'éloignement de Bonaparte séquestré
+en Égypte, l'arrivée à Naples du vainqueur
+d'Aboukir avec toute sa flotte, la certitude que, par
+cette Circé nommée Emma Lyonna, elle ferait de
+Nelson l'allié de sa haine et le complice de sa vengeance,
+lui avaient donné une de ces joies amères,
+les seules qu'il soit permis de connaître aux coeurs en
+deuil, aux âmes désespérées.</p>
+
+<p>Dans cette situation d'esprit, la scène qui s'était
+passée la veille au soir au palais de l'ambassade
+d'Angleterre, c'est-à-dire les menaces de l'ambassadeur
+français et sa déclaration de guerre, loin d'avoir
+effrayé notre implacable ennemie, avaient, au contraire,
+résonné à son oreille comme le tintement du
+bronze sonnant l'heure si longtemps et si impatiemment
+attendue.</p>
+
+<p>Il n'en était pas de même du roi, sur lequel cette
+scène avait produit une très-fâcheuse impression et
+auquel elle avait fait passer une fort mauvaise nuit.</p>
+
+<p>Aussi, en rentrant dans son appartement, avait-il
+commandé qu'on lui préparât le lendemain, pour
+se distraire, une chasse au sanglier dans les bois
+d'Asproni.</p>
+
+<p>FIN DU TOME PREMIER</p>
+<br><br>
+
+<h3>TABLE</h3>
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Avant-propos</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>I.&mdash;La galère capitaine</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>II.&mdash;Le héros du Nil</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>III.&mdash;Le passé de lady Hamilton</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>IV.&mdash;La fête de la peur</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>V.&mdash;Le palais de la reine Jeanne</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>VI.&mdash;L'envoyé de Rome</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>VII.&mdash;Le fils de la morte</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>VIII.&mdash;Le droit d'asile</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>IX.&mdash;La sorcière</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>X.&mdash;L'horoscope</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XI.&mdash;Le général Championnet</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XII.&mdash;Le baiser d'un mari</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XIII.&mdash;Le chevalier San-Felice</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XIV.&mdash;Luisa Molina</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XV.&mdash;Le père et la fille</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XVI.&mdash;Une année d'épreuve</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XVII.&mdash;Le roi</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>XVIII.&mdash;La reine</p>
+ </div> </div>
+
+<p>FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER</p>
+
+
+<p>________________________________________<br>
+POISSY.&mdash;TYP. ET STÉR. DE A. BOURET.</p>
+
+<br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's La San-Felice, Tome I, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME I ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+*** END: FULL LICENSE ***
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