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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La San-Felice, Tome I + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: February 6, 2006 [EBook #17693] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME I *** + + + + +Produced by Carlo Traverso and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + +<h3>ALEXANDRE DUMAS</h3> +<br> + + +<h1>LA<br> + +SAN-FELICE</h1> +<br><br> + +<h2>TOME I</h2> + +<p class="mid">DEUXIÈME ÉDITION</p> + + +<p class="mid">PARIS<br> + + + + +MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS<br> + +RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13<br> + +A LA LIBRAIRIE NOUVELLE</p> + +<br><br> + + + + + +<h3>AVANT-PROPOS</h3> + + + + +<p>Les événements que je vais raconter sont si étranges, +les personnages que je vais mettre en scène sont +si extraordinaires, que je crois devoir, avant de leur +livrer le premier chapitre de mon livre, causer pendant +quelques minutes de ces événements et de ces +personnages avec mes futurs lecteurs.</p> + +<p>Les événements appartiennent à cette période du +Directoire comprise entre l'année 1798 et 1800. Les +deux faits dominants sont la conquête du royaume +de Naples par Championnet, et la restauration du roi +Ferdinand par le cardinal Ruffo;—deux faits aussi +incroyables l'un que l'autre, puisque Championnet, +avec 10,000 républicains, bat une armée de 65,000 +soldats, et s'empare, après trois jours de siége, d'une +capitale de 500,000 habitants, et que Ruffo, parti de +Messine avec cinq personnes, fait la boule de neige, +traverse toute la péninsule, de Reggio au pont de la +Madeleine, arrive à Naples avec 40,000 sanfédistes et +rétablit sur le trône le roi déchu.</p> + +<p>Il faut Naples, son peuple ignorant, mobile et superstitieux +pour que de pareilles impossibilités deviennent +des faits historiques.</p> + +<p>Donc, voici le cadre:</p> + +<p>L'invasion des Français, la proclamation de la république +parthénopéenne, le développement des grandes +individualités qui ont fait la gloire de Naples pendant +les quatre mois que dura cette république, la réaction +sanfédiste de Ruffo, le rétablissement de Ferdinand +sur le trône et les massacres qui furent la suite de +cette restauration.</p> + +<p>Quant aux personnages, comme dans tous les livres +de ce genre que nous avons écrits, ils se divisent +en personnages historiques et en personnages d'imagination.</p> + +<p>Une chose qui va paraître singulière à nos lecteurs, +c'est que nous leur livrons, sans plaider aucunement +leur cause, les personnages de notre imagination qui +forment la partie romanesque de ce livre; ces lecteurs +ont été pendant plus d'un quart de siècle assez +indulgents à notre égard, pour que, reparaissant +après sept ou huit ans de silence, nous ne croyions +pas avoir besoin de faire appel à leur ancienne sympathie. +Qu'ils soient pour nous ce qu'ils ont toujours +été, et nous nous regarderons comme trop heureux.</p> + +<p>Mais c'est de quelques-uns des personnages historiques, +au contraire, qu'il nous paraît de première +nécessité de les entretenir; sans quoi, nous pourrions +courir ce risque qu'ils soient pris, sinon pour des +créations de fantaisie, du moins pour des masques +costumés à notre guise, tant ces personnages historiques, +dans leur excentricité bouffonne ou dans +leur bestiale férocité, sont en dehors non-seulement +de ce qui se passe sous nos yeux, mais encore +de ce que nous pouvons imaginer.</p> + +<p>Ainsi, nous n'avons nul exemple d'une royauté qui +nous donne pour spécimen <i>Ferdinand</i>, d'un peuple +qui nous donne pour type <i>Mammone</i>.—Vous le +voyez, je prends les deux extrémités de l'échelle sociale: +le roi, <i>chef d'État</i>; le paysan, <i>chef de bande</i>.</p> + +<p>Commençons par le roi, et, pour ne pas faire crier +les consciences royalistes à l'impiété monarchique, +interrogeons un homme qui a fait deux voyages à +Naples, et qui a vu et étudié le roi Ferdinand à l'époque +où les nécessités de notre plan nous forcent à +le mettre en scène. Cet homme est Joseph Gorani, +<i>citoyen français</i>, comme il s'intitule lui-même, auteur +des <i>Mémoires secrets et critiques des cours et gouvernements +et des moeurs des principaux États de l'Italie</i>.</p> + +<p>Citons trois fragments de ce livre, et montrons le +roi de Naples écolier, le roi de Naples chasseur, le roi +de Naples pêcheur.</p> + +<p>C'est Gorani, et non plus moi, qui va parler:</p> + + +<p class="mid">L'ÉDUCATION DU ROI DE NAPLES.</p> + +<p>«Lorsqu'à la mort du roi Ferdinand VI d'Espagne, +Charles III quitta le trône de Naples pour monter +sur celui d'Espagne, il déclara incapable de régner +l'aîné de ses fils, fit le second prince des Asturies, et +laissa le troisième à Naples, où il fut reconnu roi, +quoique encore en bas âge. L'aîné avait été rendu +imbécile par les mauvais traitements de la reine, qui +le battait toujours, comme les mauvaises mères de la +lie du peuple; elle était princesse de Saxe, dure, +avare, impérieuse et méchante. Charles, en partant +pour l'Espagne, jugea qu'il fallait nommer un gouverneur +au roi de Naples, encore enfant. La reine, +qui avait la plus grande confiance dans le gouvernement, +mit cette place, une des plus importantes, aux +enchères publiques; le prince San-Nicandro fut le +plus fort enchérisseur et l'emporta.</p> + +<p>»San-Nicandro avait l'âme la plus impure qui ait +jamais végété dans la boue de Naples; ignorant, livré +aux vices les plus honteux, n'ayant jamais rien lu +de sa vie, que l'office de la Vierge, pour laquelle il +avait une dévotion toute particulière, qui ne l'empêchait +pas de se plonger dans la débauche la plus +crapuleuse, tel est l'homme à qui l'on donna l'importante +mission de former un roi. On devine aisément +quelles furent les suites d'un choix pareil; ne +sachant rien lui-même, il ne pouvait rien enseigner +à son élève; mais ce n'était point assez pour tenir le +monarque dans une éternelle enfance: il l'entoura +d'individus de sa trempe et éloigna de lui tout +homme de mérite qui aurait pu lui inspirer le désir +de s'instruire; jouissant d'une autorité sans bornes, +il vendait les grâces, les emplois, les titres; voulant +rendre le roi incapable de veiller à la moindre partie +de l'administration du royaume, il lui donna de +bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de +faire ainsi sa cour au père, qui avait toujours été +passionné pour cet amusement. Comme si cette passion +n'eût pas suffi pour l'éloigner des affaires, il +associa encore à ce goût celui de la pêche, et ce sont +encore ses divertissements favoris.</p> + +<p>»Le roi de Naples est fort vif, et il l'était encore +davantage étant enfant: il lui fallait des plaisirs pour +absorber tous ses moments; son gouverneur lui chercha +de nouvelles récréations et voulut en même +temps le corriger d'une trop grande douceur et +d'une bonté qui faisaient le fond de son caractère. +San-Nicandro savait qu'un des plus grands plaisirs +du prince des Asturies, aujourd'hui roi d'Espagne, +était d'écorcher des lapins; il inspira à son élève le +goût de les tuer; le roi allait attendre les pauvres +bêtes à un passage étroit par lequel on les obligeait +de passer, et, armé d'une massue proportionnée à ses +forces, il les assommait avec de grands éclats de rire. +Pour varier ce divertissement, il prenait des chiens +ou des chats et s'amusait à les berner jusqu'à ce qu'ils +en crevassent; enfin, pour rendre le plaisir plus vif, +il désira voir berner des hommes, ce que son gouverneur +trouva très raisonnable: des paysans, des soldats, +des ouvriers et même des seigneurs de la cour, +servirent ainsi de jouet à cet enfant couronné; mais un +ordre de Charles III interrompit ce noble divertissement; +le roi n'eut plus la permission de berner que +des animaux, à la réserve des chiens, que le roi d'Espagne +prit sous sa protection catholique et royale.</p> + +<p>»C'est ainsi que fut élevé Ferdinand IV, à qui l'on +n'apprit pas même à lire et à écrire; sa femme fut sa +première maîtresse d'école.»</p> + +<p class="mid">LE ROI DE NAPLES CHASSEUR.</p> + +<p>«Une telle éducation devait produire un monstre, +un Caligula. Les Napolitains s'y attendaient; mais la +bonté naturelle de ce jeune monarque triompha de +l'influence d'une instruction si vicieuse; on aurait eu +avec lui un prince excellent s'il fût parvenu à se corriger +de son penchant pour la chasse et pour la pêche, +qui lui ôtent bien des moments qu'il pourrait consacrer +avec utilité aux affaires publiques; mais la crainte +de perdre une matinée favorable pour son amusement +le plus cher est capable de lui faire abandonner l'affaire +la plus importante, et la reine et les ministres +savent bien se prévaloir de cette faiblesse.</p> + +<p>»Au mois de janvier 1788, Ferdinand tenait dans +le palais de Caserte un conseil d'État; la reine, le ministre +Acton, Caracciolo et quelques autres y assistaient. +Il s'agissait d'une affaire de la plus grande +importance. Au milieu de la discussion, on entendit +frapper à la porte; cette interruption surprit tout le +monde, et l'on ne pouvait concevoir quel était l'homme +assez hardi pour choisir un moment tel que celui-là; +mais le roi s'élança à la porte, l'ouvrit et sortit; il +rentra bientôt avec les signes de la plus vive joie et +pria que l'on finît très-vite, parce qu'il avait une +affaire d'une tout autre importance que celle dont on +s'entretenait; on leva le conseil, et le roi se retira +dans sa chambre pour se coucher de bonne heure, +afin d'être sur pied le lendemain avant le jour.</p> + +<p>»Cette affaire à laquelle nulle autre ne pouvait +être comparée était un rendez-vous de chasse; ces +coups donnés à la porte de la salle du conseil étaient +un signal convenu entre le roi et son piqueur, qui, +selon ses ordres, venait l'avertir qu'une troupe de +sangliers avait été vue dans la forêt à l'aube du jour, +et qu'ils se rassemblaient chaque matin au même lieu. +Il est clair qu'il fallait rompre le conseil pour se coucher +d'assez bonne heure et être en état de surprendre +les sangliers. S'ils se fussent échappés, que devenait +la gloire de Ferdinand?</p> + +<p>»Une autre fois, dans le même lieu et dans les +mêmes circonstances, trois coups de sifflet se firent +entendre; c'était encore un signal entre le roi et son +piqueur; mais la reine et ceux qui assistaient au conseil +ne prirent point cette plaisanterie en bonne part; +le roi seul s'en amuse, ouvre promptement une fenêtre +et donne audience à son piqueur, qui lui annonce +une pose d'oiseaux, ajoutant que Sa Majesté +n'avait pas un instant à perdre si elle voulait avoir le +plaisir d'un coup heureux.</p> + +<p>»Le dialogue terminé, Ferdinand revint avec précipitation +et dit à la reine:</p> + +<p>»—Ma chère maîtresse, préside à ma place et +finis comme tu l'entendras l'affaire qui nous rassemble.»</p> + + +<p class="mid">LA PÊCHE ROYALE.</p> + +<p>«On croit écouter un conte fait à plaisir lorsque +l'on entend dire non-seulement que le roi de Naples +pêche, mais encore qu'il vend lui-même le poisson +qu'il a pris; rien de plus vrai: j'ai assisté à ce spectacle +amusant et unique en son genre, et je vais en +offrir le tableau.</p> + +<p>»Ordinairement, le roi pêche dans cette partie de +la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ou +quatre milles de Naples; après avoir fait une ample +capture de poissons, il retourne à terre; et, quand il +est débarqué, il jouit du plaisir le plus vif qui soit +pour lui dans cet amusement: on étale sur le rivage +tout le produit de la pêche, et alors les acheteurs se +présentent et font leur marché avec le monarque lui-même. +Ferdinand ne donne rien à crédit, il veut +même toucher l'argent avant de livrer sa marchandise +et témoigne une méfiance fort soupçonneuse. +Alors, tout le monde peut s'approcher du roi, et les +lazzaroni ont surtout ce privilége, car le roi leur montre +plus d'amitié qu'à tous les autres spectateurs; les +lazzaroni ont pourtant des égards pour les étrangers +qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la +vente commence, la scène devient extrêmement comique; +le roi vend aussi cher qu'il est possible, il +prône son poisson en le prenant dans ses mains royales +et en disant tout ce qu'il croit capable d'en donner +envie aux acheteurs.</p> + +<p>»Les Napolitains, qui sont ordinairement très-familiers, +traitent le roi, dans ces occasions, avec la +plus grande liberté et lui disent des injures comme +si c'était un marchand ordinaire de marée qui voulût +surfaire; le roi s'amuse beaucoup de leurs invectives, +qui le font rire à gorge déployée; il va ensuite trouver +la reine et lui raconte tout ce qui s'est passé à +la pêche et à la vente du poisson, ce qui lui fournit +un ample sujet de facéties; mais, pendant tout le +temps que le roi s'occupe à la chasse et à la pêche, +la reine et les ministres, comme nous l'avons dit, +gouvernent à leur fantaisie et les affaires n'en vont +pas mieux pour cela.»</p> + +<p>Attendez, et le roi Ferdinand va nous apparaître +sous un nouvel aspect.</p> + +<p>Cette fois, nous n'interrogerons plus Gorani, le +voyageur qui un instant l'entrevoit vendant son poisson +ou passant au galop pour se rendre à un rendez-vous +de chasse; nous nous adresserons à un familier +de la maison, Palmieri de Micciche, marquis de Villalba, +amant de la maîtresse du roi, qui va nous +montrer celui-ci dans tout le cynisme de sa lâcheté.</p> + +<p>Écoutez donc; c'est le marquis de Villalba qui +parle, et qui parle dans notre langue:</p> + +<p>»Vous connaissez, n'est-ce pas? les détails de la +retraite de Ferdinand, de sa fuite, pour parler plus +exactement, lors des événements de la basse Italie, +à la fin de l'année 1798. Je les rappellerai en deux +mots.</p> + +<p>»Soixante mille Napolitains, commandés par le général +autrichien Mack, et encouragés par la présence +de leur roi, s'avançaient triomphalement jusqu'à +Rome, lorsque Championnet et Macdonald, en réunissant +leurs faibles corps, tombent sur cette armée +et la mettent en déroute.</p> + +<p>»Ferdinand se trouvait à Albano, lorsqu'il apprit +cette foudroyante défaite.</p> + +<p>»—<i>Fuimmo! fuimmo!</i> se prit-il à crier.</p> + +<p>»Et il fuyait en effet.</p> + +<p>»Mais, avant de monter en voiture:</p> + +<p>»—Mon cher Ascoli, dit-il à son compagnon, tu +sais combien il fourmille de jacobins par le temps +qui court! Ces fils de p...... n'ont d'autre idée que de +m'assassiner. Faisons une chose, changeons d'habits. +En voyage, tu seras le roi, et moi, je serai le duc d'Ascoli. +De cette manière, il y aura moins de danger +pour moi.</p> + +<p>»Ainsi dit, ainsi fait: le généreux Ascoli souscrit +avec joie à cette incroyable proposition; il s'empresse +d'endosser l'uniforme du roi et lui donne le sien en +échange, puis il prend la droite dans la voiture, et +fouette cocher!</p> + +<p>»Nouveau Dandino, le duc joue son rôle avec perfection +dans leur course jusqu'à Naples, tandis que +Ferdinand, à qui la peur donnait des inspirations, +s'acquittait de celui du plus soumis des courtisans de +manière à faire penser qu'il n'avait été autre chose +toute sa vie.</p> + +<p>»Le roi, à la vérité, sut toujours gré au duc d'Ascoli +de ce trait peu ordinaire de dévouement monarchique, +et, tant qu'il vécut, il ne cessa jamais de lui +donner des preuves éclatantes de sa faveur; mais, +par une singularité que peut seulement expliquer le +caractère de ce prince, il lui arrivait souvent de persifler +le duc sur son dévouement, tandis qu'il se raillait +sur sa propre poltronnerie.</p> + +<p>»J'étais un jour en tiers avec ce seigneur chez la +duchesse de Floridia, au moment où le roi vint lui +offrir le bras pour la mener dîner. Simple ami sans +importance de la maîtresse du lieu, et me sentant +trop honoré de la présence du nouvel arrivé, je marmottais +entre mes dents le <i>Domine, non sum dignus</i>, +et je reculais même de quelques pas, lorsque la noble +dame, tout en donnant un dernier regard à sa toilette, +se prit à faire l'éloge du duc et de son attachement +pour la personne de son royal amant.</p> + +<p>»—Il est sans contredit, lui disait-elle, votre ami +véritable, le plus dévoué de vos serviteurs, etc., etc.</p> + +<p>»—Oui, oui, donna Lucia, répondit le roi. Aussi +demandez à Ascoli quel est le tour que je lui ai joué +quand nous nous sauvâmes d'Albano.</p> + +<p>»Et puis il lui rendait compte du changement +d'habits et de la manière dont ils s'étaient acquittés +de leurs rôles, et il ajoutait, les larmes aux yeux et en +riant de toute la force de ses poumons:</p> + +<p>»—C'était lui le roi! Si nous eussions rencontré +les jacobins, il était pendu, et moi, j'étais sauvé!</p> + +<p>»Tout est étrange dans cette histoire: étrange défaite, +étrange fuite, étrange proposition, étrange révélation +de ces faits, enfin, devant un étranger, car tel +j'étais pour la cour et surtout pour le roi, auquel je +n'avais parlé qu'une fois ou deux.</p> + +<p>»Heureusement pour l'humanité, la chose la moins +étrange, c'est le dévouement de l'honnête courtisan.»</p> + +<p>Maintenant, l'esquisse que nous traçons d'un des +personnages de notre livre, personnage à la ressemblance +duquel nous craignons que l'on ne puisse +croire, serait incomplète si nous ne voyions ce <i>pulcinella</i> +royal que sous son côté lazzarone; de profil, il +est grotesque; mais, de face, il est terrible.</p> + +<p>Voici, traduite textuellement sur l'original, la lettre +qu'il écrivait à Ruffo, vainqueur et près d'entrer à +Naples; c'est une liste de proscriptions dressée à la +fois par la haine, par la vengeance et par la peur:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i10"> «Palerme, 1er mai 1799.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>«Mon très-éminent,</p> + </div> </div> + +<p>»Après avoir lu et relu, et pesé avec la plus grande +attention le passage de votre lettre du 1er avril, relatif +au plan à arrêter sur le destin des nombreux criminels +tombés ou qui peuvent tomber dans nos +mains, soit dans les provinces, soit lorsque, avec +l'aide de Dieu, la capitale sera rendue à ma domination, +je dois d'abord vous annoncer que j'ai trouvé +tout ce que vous me dites à ce sujet plein de sagesse, +et illuminé de ces lumières, de cet esprit et de cet +attachement dont vous m'avez donné et me donnez +continuellement des preuves non équivoques.</p> + +<p>»Je viens donc vous faire connaître quelles sont +mes dispositions.</p> + +<p>»Je conviens avec vous qu'il ne faut pas être trop +acharné dans nos recherches, d'autant plus que les +mauvais sujets se sont fait si ouvertement connaître, +que l'on peut en fort peu de temps mettre la main +sur les plus pervers.</p> + +<p>»Mon intention est donc que les suivantes classes +de coupables <i>soient arrêtées et dûment gardées</i>:</p> + +<p>»<i>Tous ceux du gouvernement provisoire et de la +commission exécutive et législative de Naples;</i></p> + +<p>»<i>Tous les membres de la commission militaire et de +la police formée par les républicains;</i></p> + +<p>»<i>Tous ceux qui ont fait partie des différentes municipalités +et qui, en général, ont reçu une commission +de la république ou des Français;</i></p> + +<p>»<i>Tous ceux qui ont souscrit à une commission ayant +en vue de faire des recherches sur les prétendues dilapidations +et malversations de mon gouvernement;</i></p> + +<p>»<i>Tous les officiers qui étaient à mon service et qui +sont passés à celui de la soi-disant république ou des +Français.</i> Il est bien entendu que, dans le cas où mes +officiers seraient pris les armes à la main contre mes +armées ou contre celles de mes alliés, <i>ils seront, dans +le terme de vingt-quatre heures, fusillés sans autre +forme de procès, ainsi que tous les barons qui se seront +opposés par les armes à mes soldats ou à ceux de mes +alliés</i>;</p> + +<p>»<i>Tous ceux qui ont fondé des journaux républicains +ou imprimé des proclamations et autres écrits, comme +par exemple des ouvrages pour exciter mes peuples à la +révolte et répandre les maximes du nouveau gouvernement.</i></p> + +<p>»<i>Seront également arrêtés les syndics des villes et +les députés des places qui enlevèrent le gouvernement à +mon vicaire le général Pignatelli, ou s'opposèrent à ses +opérations, et prirent des mesures en contradiction avec +la fidélité qu'ils nous doivent</i>.</p> + +<p>»<i>Je veux également que l'on arrête une certaine</i> +<span class="sc">Louisa Molina San-Felice</span> <i>et un nommé Vincenzo +Cuoco, qui découvrirent la contre-révolution que voulaient +faire les royalistes, à la tête desquels étaient les +Backer père et fils</i>.</p> + +<p>»Cela fait, mon intention est de nommer une commission +extraordinaire de quelques hommes sûrs et +choisis qui jugeront militairement les principaux criminels +parmi ceux qui seront arrêtés, <i>et avec toute la +rigueur des lois</i>.</p> + +<p>»Ceux qui seront jugés moins coupables seront +<i>économiquement</i> déportés hors de mes domaines pendant +toute leur vie, et leurs biens seront confisqués.</p> + +<p>»Et, à ce propos, je dois vous dire que j'ai trouvé +très-sensé ce que <i>vous observez</i>, quant à la déportation; +mais, tout inconvénient mis de côté, je trouve +qu'il vaut mieux se <i>défaire de ces vipères</i> que de les +garder chez soi. Si j'avais une île à moi, très éloignée +de mes domaines du continent, j'adopterais volontiers +votre système de les y reléguer; mais la proximité +de mes îles des deux royaumes rendrait possible +quelques conspirations que ces gens-là trameraient +avec les scélérats et les mécontents que l'on ne serait +pas parvenu à extirper de mes États. D'ailleurs, les +revers considérables que, grâce à Dieu, les Français +ont subis, et que, je l'espère, ils devront subir encore, +mettront les déportés dans l'impossibilité de nous +nuire. Il faudra cependant bien réfléchir au lieu de la +déportation et à la manière avec laquelle on pourra +l'effectuer sans danger: c'est ce dont je m'occupe actuellement.</p> + +<p>»Quant à la commission qui doit juger tous ces +coupables, à peine aurai-je Naples en main, que j'y +songerai sans faute, en comptant expédier cette commission +de cette ville-ci à la capitale. Quant aux provinces +et aux endroits où vous êtes, de Fiore peut +continuer, si vous en êtes content. En outre, parmi +les avocats provinciaux et royaux des gouvernements +qui n'ont point pactisé avec les républicains, qui sont +attachés à la couronne et qui ont de l'intelligence, on +peut en choisir un certain nombre et leur accorder +tous les pouvoirs extraordinaires et sans appel, ne +voulant pas que des magistrats, soit de la capitale, +soit des provinces, qui auraient servi sous la république, +y eussent-ils été, comme je l'espère, poussés par +une irrésistible nécessité, jugent des traîtres au rang +desquels je les place.</p> + +<p>»Et pour ceux qui ne sont pas compris dans les +catégories que je vous ai indiquées et que je me réserve, +je vous laisse la liberté de faire procéder à leur +prompt et exemplaire châtiment, avec toute la sévérité +des lois, lorsque vous trouverez qu'ils sont les +véritables et principaux criminels et que vous croirez +ce châtiment nécessaire.</p> + +<p>»Quant aux magistrats des tribunaux de la capitale, +lorsqu'ils n'auront pas accepté des commissions +particulières des Français et de la république, et qu'ils +n'auront fait que remplir leurs fonctions, de rendre +la justice dans les tribunaux où ils siégeaient, ils ne +seront pas poursuivis.</p> + +<p>»Ce sont là, pour le moment, toutes les dispositions +que je vous charge de faire exécuter de la manière +que vous jugerez convenable et dans les lieux +où il y aura possibilité.</p> + +<p>»A peine aurai-je reconquis Naples, que je me réserve +de faire quelques nouvelles adjonctions que les +événements et les connaissances que j'acquerrai pourront +déterminer. <i>Après quoi, mon intention est de +suivre mes devoirs de bon chrétien et de père aimant ses +peuples, d'oublier entièrement le passé, et d'accorder à +tous un pardon général et entier qui puisse leur assurer +l'oubli de leurs fautes passées, que je défendrai de +rechercher plus longtemps, me flattant que ces fautes +ont été causées, non par un esprit corrompu, mais par +la crainte et la pusillanimité.</i></p> + +<p>»Mais n'oubliez point cependant qu'il faut que les +charges publiques soient données dans les provinces +à des personnes qui se sont toujours bien comportées +envers la couronne, et, par conséquent, qui n'ont +jamais changé de parti, parce que, de cette manière +seulement, nous pourrons être sûrs de conserver ce +que nous avons reconquis.</p> + +<p>»Je prie le Seigneur qu'il vous conserve pour le +bien de mon service et pour pouvoir vous exprimer +en tout lieu ma vraie et sincère reconnaissance.</p> + +<p>»Croyez-moi toujours, en attendant,</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i20"> »Votre affectionné.</p> +<p class="i20"> »FERDINAND-L. B.»</p> + </div> </div> + +<p>Maintenant, nous avons ajouté qu'une des personnalités +incroyables, presque impossibles, que nous +avons introduites dans notre livre afin que Naples, +dans ses jours de révolution, apparût à nos lecteurs +sous son véritable aspect, c'est, à l'autre extrémité de +l'échelle sociale, cette espèce de monstre, moitié +tigre, moitié gorille, nommé Gaetano Mammone.</p> + +<p>Un seul auteur en parle comme l'ayant connu personnellement: +Cuoco. Les autres ne font que reproduire +ce que Cuoco en dit:</p> + +<p>«Mammone Gaetano, d'abord meunier, ensuite +général en chef des insurgés de Sora, fut un monstre +sanguinaire à la barbarie duquel il est impossible de +rien comparer. En deux mois de temps, dans une +petite étendue de pays, il fit fusiller trois cent cinquante +malheureux, sans compter à peu près le double +qui furent tués par ses satellites. Je ne parle pas +des massacres, des violences, des incendies; je ne +parle pas des fosses horribles où il jetait les malheureux +qui tombaient entre ses mains, ni des nouveaux +genres de mort que sa cruauté inventait: il a renouvelé +les inventions de Procuste et de Mézence. Son +amour du sang était tel, qu'il buvait celui qui sortait +des blessures des malheureux qu'il assassinait ou faisait +assassiner. <i>Celui qui écrit ces lignes l'a vu</i> boire +son propre sang après avoir été saigné, et rechercher +avec avidité, dans la boutique d'un barbier, le sang +de ceux que l'on venait de saigner avant lui. Il dînait +presque toujours ayant sur sa table une tête coupée +et buvait dans un crâne humain.</p> + +<p>»C'est à ce monstre que Ferdinand de Sicile écrivait: +<i>Mon général et mon ami</i>.»</p> + +<p>Quant à nos autres personnages,—nous parlons +des personnages historiques toujours,—ils rentrent +un peu plus dans l'humanité: c'est la reine Marie-Caroline, +dont nous essayerions de faire une esquisse +préparatoire si cette esquisse n'avait été tracée à +grands traits dans un magnifique discours du prince +Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes +les mémoires;—c'est Nelson, dont Lamartine a +écrit la biographie;—c'est Emma Lyonna, dont la +Bibliothèque impériale vous montrera vingt portraits;—c'est +Championnet, dont le nom est glorieusement +inscrit sur les premières pages de notre Révolution, +et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber, +comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur +de ne pas survivre au règne de la liberté;—ce +sont, enfin, quelques-unes de ces grandes et poétiques +figures comme en font rayonner les cataclysmes +politiques, qui, en France, s'appellent Danton, Camille +Desmoulins, Biron, Bailly, madame Roland, +et qui, à Naples, s'appellent Hector Caraffa, Manthonnet, +Schipani, Cirillo, Cimarosa, Éléonore Pimentel.</p> + +<p>Quant à l'héroïne qui donne son nom au livre, +disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom: +<i>la San-Felice</i>.</p> + +<p>En France, on dit, en parlant d'une femme noble +ou simplement distinguée: <i>Madame</i>; en Angleterre: +<i>Milady</i> ou <i>Mistress</i>; en Italie, pays de la familiarité, +on dit: <i>La une telle</i>. Chez nous, cette dénomination +serait prise en mauvaise part; en Italie, à Naples +surtout, c'est presque un titre de noblesse.</p> + +<p>Pas une seule personne à Naples, en parlant de +cette pauvre femme que l'excès de son malheur a rendue +historique, n'aurait l'idée de dire: «Madame +San-Felice,» ou: «La chevalière San-Felice.»</p> + +<p>On dit simplement: <span class="sc">la San-Felice</span>.</p> + +<p>J'ai cru devoir conserver au livre, sans altération +aucune, le titre qu'il emprunte à son héroïne.</p> + +<p>Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai dit ce que +j'avais à vous dire, nous entrerons en matière, si +vous le voulez bien.</p> + +<p><span class="sc">Alex. Dumas.</span></p> +<br><br> + + +<hr class="full"> +<h2>LA SAN-FELICE</h2> +<br><br> + + + +<h3>I</h3> + +<h3>LA GALÈRE CAPITANE.</h3> + + +<p>Entre le rocher auquel Virgile, en y creusant la +tombe du clairon d'Hector, a imposé le nom de +promontoire de Misène, et le cap Campanella, qui +vit sur l'un de ses versants naître l'inventeur de la +boussole, et sur l'autre errer proscrit et fugitif l'auteur +de la <i>Jérusalem délivrée</i>, s'ouvre le magnifique +golfe de Naples.</p> + +<p>Ce golfe, toujours riant, toujours sillonné par des +milliers de barques, toujours retentissant du bruit +des instruments et du chant des promeneurs, était, +le 22 septembre 1798, plus joyeux, plus bruyant et +plus animé encore que d'habitude.</p> + +<p>Le mois de septembre est splendide à Naples, placé +qu'il est entre les ardeurs dévorantes de l'été et les +pluies capricieuses de l'automne; et le jour duquel +nous datons les premières pages de notre histoire +était un des jours les plus splendides du mois. Le +soleil ruisselait en flots dorés sur ce vaste amphithéâtre +de collines qui semble allonger un de ses bras +jusqu'à Nisida et l'autre jusqu'à Portici, pour presser +la ville fortunée contre les flancs du mont Saint-Elme, +que surmonte, pareille à une couronne murale posée +sur le front de la moderne Parthénope, la vieille forteresse +des princes angevins.</p> + +<p>Le golfe, immense nappe d'azur, pareil à un tapis +semé de paillettes d'or, frissonnait sous une brise +matinale, légère, balsamique, parfumée; si douce, +qu'elle faisait éclore un ineffable sourire sur les visages +qu'elle caressait; si vivace, que dans les poitrines +gonflées par elle se développait à l'instant même +cette immense aspiration vers l'infini, qui fait croire +orgueilleusement à l'homme qu'il est, ou du moins +qu'il peut devenir un dieu, et que ce monde n'est +qu'une hôtellerie d'un jour, bâtie sur la route du +ciel.</p> + +<p>Huit heures sonnaient à l'église San-Ferdinando, +qui fait le coin de la rue de Tolède et de la place San-Ferdinando.</p> + +<p>Le dernier frissonnement du timbre qui mesure le +temps s'était à peine évanoui dans l'espace, que les +mille cloches des trois cents églises de Naples bondissaient +joyeusement et bruyamment par les ouvertures +de leurs campaniles, et que les canons du fort de +l'Oeuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatant +comme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir +éteindre leurs bruyantes volées, tout en enveloppant +la ville d'une ceinture de fumée, tandis que le +fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux comme un +cratère en éruption, improvisait, en face de l'ancien +volcan muet, un Vésuve nouveau.</p> + +<p>Cloches et canons saluaient de leur voix de bronze +une magnifique galère qui en ce moment se détachait +du quai, traversait le port militaire, et, sous la double +pression des rames et de la voile, s'avançait majestueusement +vers la haute mer, suivie de dix ou douze +barques plus petites, mais presque aussi magnifiquement +ornées que leur capitane, laquelle eût pu le +disputer en richesse au <i>Bucentaure</i>, menant le doge +épouser l'Adriatique.</p> + +<p>Cette galère était commandée par un officier de +quarante-six à quarante-sept ans, vêtu du riche uniforme +d'amiral de la marine napolitaine; son visage +mâle, d'une beauté sévère et impérative, était hâlé +tout à la fois par le soleil et par le vent; quoiqu'il +eût la tête découverte en signe de respect, il portait +haut son front, chargé de cheveux grisonnants à travers +lesquels on devinait qu'avait dû passer plus d'une +fois le souffle aigu de la tempête, et l'on comprenait +à la première vue que c'était à lui, quels que fussent +les illustres personnages qu'il portait à son bord, que +le commandement était départi; le porte-voix de vermeil +suspendu à sa main droite eût été le signe visible +de ce commandement, si la nature n'eût pris +soin d'imprimer ce signe d'une façon bien autrement +indélébile dans l'éclair de ses yeux et dans l'accent +de sa voix.</p> + +<p>Il s'appelait François Caracciolo et appartenait à +cette antique famille des princes Caraccioli, accoutumés +d'être les ambassadeurs des rois et les amants +des reines.</p> + +<p>Il se tenait debout sur son banc de quart, comme +il eût fait un jour de combat.</p> + +<p>Tout le tillac de la galère était recouvert par une +tente de pourpre, blasonnée des armes des Deux-Siciles +et destinée à garantir du soleil les augustes passagers +qu'elle abritait.</p> + +<p>Ces passagers formaient trois groupes, de pose et +d'aspect différents.</p> + +<p>Le premier de ces groupes, le plus considérable de +tous, se composait de cinq hommes, occupant le centre +du bâtiment, et dont trois débordaient de la tente sur +le pont; des rubans de toutes couleurs soutenaient à +leur cou des croix de tous les pays, et leurs poitrines, +chamarrées de plaques, étaient sillonnées de cordons. +Deux d'entre eux portaient, comme marques distinctives +de leur rang, des clefs d'or aux boutons de taille +de leur habit; ce qui signifiait qu'ils avaient l'honneur +d'être chambellans.</p> + +<p>Le personnage principal de ce groupe était un +homme de quarante-sept ans, grand et mince, +quoique charpenté vigoureusement. L'habitude de se +pencher pour écouter ceux qui lui parlaient lui avait +légèrement courbé la taille en avant. Malgré le costume +couvert de broderies d'or dont il était revêtu, +malgré les ordres en diamants qui étincelaient sur +son habit, malgré le titre de majesté qui revenait à +chaque instant à la bouche de ceux qui lui adressaient +la parole, son aspect était vulgaire, et aucun de ses +traits, en les détaillant, ne révélait la dignité royale. +Il avait les pieds gros, les mains larges, les attaches +des chevilles et des poignets sans finesse; un front +déprimé qui révélait l'absence des sentiments élevés, +un menton fuyant, accusant un caractère faible +et irrésolu, faisaient encore ressortir un nez démesurément +gros et long, signe de basse luxure +et d'instincts grossiers; l'oeil seul était vif et railleur, +mais faux presque toujours, cruel quelquefois.</p> + +<p>Ce personnage était Ferdinand IV, fils de Charles +III, par la grâce de Dieu roi des Deux-Siciles, et +de Jérusalem, infant d'Espagne, duc de Parme, Plaisance +et Castro, grand prince héréditaire de Toscane, +que les lazzaroni de Naples appelaient plus simplement, +et sans tant de titres et de façons, le roi +Nasone.</p> + +<p>Celui avec lequel il s'entretenait le plus particulièrement, +et qui était le plus simplement vêtu de tous, +quoiqu'il portât l'habit brodé des diplomates, était +un vieillard de soixante-neuf ans, petit de taille, avec +des cheveux rares, blancs et rejetés en arrière. Il +avait cette figure étroite que les gens du peuple +appellent si caractéristiquement une figure en lame +de couteau, le nez et le menton pointus, la bouche +rentrante, l'oeil investigateur, clair et intelligent; ses +mains, dont il paraissait prendre un soin extrême et +sur lesquelles retombaient des manchettes de magnifique +dentelle d'Angleterre, étaient chargées de +bagues dont l'or enchâssait des camées antiques et +précieux; il portait deux ordres seulement, la plaque +de Saint-Janvier et le cordon rouge du Bain avec sa +médaille d'or étoilée, où l'on voit un sceptre entre +une rose et un chardon, au milieu de trois couronnes +impériales.</p> + +<p>Celui-là, c'était sir William Hamilton, frère de lait +du roi George III, et depuis trente-cinq ans ambassadeur +de la Grande-Bretagne près la cour des Deux-Siciles.</p> + +<p>Les trois autres étaient le marquis Malaspina, aide +de camp du roi; l'Irlandais Jean Acton, son premier +ministre, et le duc d'Ascoli, son chambellan et son +ami.</p> + +<p>Le second groupe, qui semblait un tableau peint +par Angelica Kauffmann, se composait de deux +femmes auxquelles, même dans l'ignorance de leur +rang et de leur célébrité, il eût été impossible à l'observateur +le plus indifférent de ne pas donner une +attention particulière.</p> + +<p>La plus âgée de ces femmes, quoique ayant passé +la jeune et brillante période de la vie, avait conservé +des restes remarquables de beauté; sa taille, +plutôt grande que petite, commençait à s'épaissir +sous un embonpoint que sa grande fraîcheur eût pu +faire accuser de précocité si quelques rides profondes, +creusées sur l'ivoire d'un front large et dominateur, +plus encore par les préoccupations de la politique et la +pesanteur de la couronne que par l'âge lui-même, +n'avaient révélé les quarante-cinq ans qu'elle était sur +le point d'atteindre; ses cheveux blonds, d'une finesse +rare, d'une nuance charmante, encadraient admirablement +un visage dont l'ovale primitif s'était légèrement +déformé sous les contractions de l'impatience et +de la douleur. Ses yeux bleus, fatigués et distraits, jetaient, +lorsque la pensée venait tout à coup les animer, +un feu sombre et, en quelque sorte, électrique, qui, +après avoir été le reflet de l'amour, puis la flamme de +l'ambition, était devenu l'éclair de la haine; ses lèvres +humides et carminées, dont l'inférieure, plus avancée +que la supérieure, donnait dans certains moments +une indicible expression de dédain à son visage, +s'étaient séchées et avaient pâli sous les morsures +incessantes de dents toujours belles et éclatantes +comme des perles. Le nez et le menton étaient restés +d'une pureté grecque; le cou, les épaules et les bras +demeuraient irréprochables.</p> + +<p>Cette femme, c'était la fille de Marie-Thérèse, la +soeur de Marie-Antoinette; c'était Marie-Caroline d'Autriche, +la reine des Deux-Siciles, l'épouse de Ferdinand +IV, que, pour des raisons que nous verrons se développer +plus tard, elle avait pris en indifférence d'abord, +puis en dégoût, puis en mépris. Elle en était à +cette troisième phase, qui ne devait pas être la dernière, +et les nécessités politiques rapprochaient seules +les illustres époux, qui, en dehors de cela, vivaient +complétement séparés, le roi chassant dans ses forêts +de Lincola, de Persano, d'Astroni, et se reposant dans +son harem de San-Leucio la reine faisant de la politique, +à Naples, à Caserte ou à Portici, avec son ministre +Acton, ou se reposant sous les berceaux d'orangers +avec sa favorite Emma Lyonna, en ce moment +couchée à ses pieds, comme une esclave reine.</p> + +<p>Il suffisait, au reste, de jeter un regard sur cette +dernière pour comprendre non-seulement la faveur +tant soit peu scandaleuse dont elle jouissait près de +Caroline, mais encore les enthousiasmes frénétiques +soulevés par cette enchanteresse chez les peintres +anglais, qui la représentèrent sous toutes les formes, +et les poëtes napolitains qui la chantèrent sur tous les +tons; si la nature humaine peut arriver à la perfection +de la beauté, certes Emma Lyonna avait atteint +à cette perfection. Sans doute, dans ses intimités avec +quelque moderne Sappho, elle avait hérité de cette +essence précieuse donnée à Phaon par Vénus, pour +se faire irrésistiblement aimer; l'oeil étonné semblait, +en se fixant sur elle, ne distinguer d'abord les contours +de ce corps admirable qu'à travers la vapeur de +volupté qui émanait de lui; puis, peu à peu, le regard +perçait le nuage et la déesse transparaissait.</p> + +<p>Essayons de peindre cette femme, qui descendit +dans les abîmes les plus profonds de la misère et atteignit +les plus splendides sommets de la prospérité, +et qui, à l'époque où elle nous apparaît, eût pu rivaliser +d'esprit, de grâce et de beauté avec la Grecque +Aspasie, l'Égyptienne Cléopâtre et la Romaine Olympia.</p> + +<p>Elle était ou du moins paraissait arrivée à cet âge +qui donne à la femme l'apogée des accomplissements +physiques; sa personne, lorsque l'oeil essayait de la détailler, +offrait au regard comme un éblouissement successif; +ses cheveux châtains encadraient un visage rond +comme celui de la jeune fille qui touche à peine à la +puberté; ses yeux irisés, dont il eût été impossible de +déterminer la couleur, étincelaient sous deux sourcils +que l'on eût crus dessinés par le pinceau de Raphaël; +son cou flexible et blanc comme celui du cygne; ses +épaules et ses bras, dont la souplesse, la douce rondeur, +la grâce charmante rappelaient, non pas les +froides créations du ciseau antique, mais les marbres +suaves et palpitants de Germain Pilon, le disputaient +à ces marbres mêmes en fermeté et en veines d'azur; +la bouche, semblable à celle de cette princesse, filleule +d'une fée, qui à chaque parole laissait tomber +une perle, et à chaque sourire un diamant, semblait +un inépuisable écrin de baisers d'amour. Faisant +contraste avec la parure toute royale de Marie-Caroline, +elle était vêtue d'une longue et simple tunique +de cachemire blanc à larges manches, échancrée à la +grecque dans sa partie supérieure, serrée et plissée à +la taille, libre de toute autre étreinte, par une ceinture +de maroquin rouge, brodée d'or, incrustée de rubis, +d'opales, de turquoises, et s'agrafant par un splendide +camée représentant le portrait de sir William +Hamilton; elle s'enveloppait comme d'un manteau +d'un large châle indien, aux couleurs changeantes et +à fleurs d'or, qui plus d'une fois, dans les soirées intimes +de la reine, lui avait servi à danser ce pas du +<i>châle</i> qu'elle avait inventé et dont jamais danseuse +ni ballerine ne purent atteindre la voluptueuse et magique +perfection.</p> + +<p>Plus tard, nous trouverons moyen de mettre sous +les yeux de nos lecteurs l'étrange passé de cette +femme, à laquelle, dans ce chapitre tout d'introduction +descriptive, nous ne pouvons donner, quelque +place qu'elle tienne dans l'histoire que nous allons +raconter, qu'un coup d'oeil rapide et qu'une fugitive +attention.</p> + +<p>Le troisième groupe, qui faisait pendant à celui-ci +et qui se trouvait à la droite de celui du roi, se composait +de quatre personnes, c'est-à-dire de deux hommes +d'âge différent qui causaient science et économie +politique, et d'une jeune femme, pâle, triste et rêveuse, +berçant dans ses bras et serrant contre son +coeur un enfant de quelques mois.</p> + +<p>Une cinquième personne, qui n'était autre que la +nourrice de l'enfant, grosse et fraîche paysanne portant +le costume des femmes d'Aversa, se dissimulait +dans la pénombre, où étincelaient, malgré elle, les +broderies de son corsage passementé d'or.</p> + +<p>Le plus jeune des deux hommes, à peine âgé de +vingt-deux ans, aux cheveux blonds, au menton encore +imberbe, à la taille épaissie par une obésité précoce, +que le poison devait changer plus tard en maigreur +cadavérique, vêtu d'un habit bleu de ciel, brodé +d'or et surchargé de cordons et de plaques, était le fils +aîné du roi et de la reine Marie-Caroline, l'héritier +présomptif de la couronne, François, duc de Calabre. +Né avec un caractère timide et doux, il avait été effrayé +des violences réactionnaires de la reine, s'était +jeté dans la littérature et les sciences, et ne demandait +rien autre chose que de rester en dehors de la +machine politique, par les rouages de laquelle il craignait +d'être brisé.</p> + +<p>Celui avec lequel il s'entretenait était un homme +grave et froid, âgé de cinquante à cinquante-deux +ans, qui était, non pas précisément un <i>savant</i>, +comme on l'entend en Italie, mais, ce qui vaut parfois +beaucoup mieux, un <i>sachant</i>. Il portait pour +toute décoration, sur un habit très-simplement orné, +la croix de Malte, qui exigeait deux cents ans de noblesse +non interrompue: c'était, en effet, un noble +Napolitain, nommé le chevalier de San-Felice, qui +était bibliothécaire du prince et chevalier d'honneur +de la princesse.</p> + +<p>La princesse, par laquelle nous eussions dû commencer +peut-être, était cette jeune mère, que nous +avons indiquée d'un trait, qui, comme si elle eût +deviné qu'elle devait bientôt quitter la terre pour +le ciel, pressait son enfant contre son coeur. Elle aussi, +comme sa belle-mère, était archiduchesse de la hautaine +maison de Habsbourg; elle se nommait Clémentine +d'Autriche; elle avait, à quinze ans, quitté +Vienne pour épouser François de Bourbon, et, soit +amour laissé là-bas, soit désillusion trouvée ici, nul, +même sa fille, si elle eût été en âge de comprendre et +de parler, n'eût pu raconter l'avoir vue sourire une +seule fois. Fleur du Nord, elle se fanait, à peine ouverte, +à l'ardent soleil du Midi; sa tristesse était un +secret dont elle mourait lentement sans se plaindre +ni aux hommes ni à Dieu; elle semblait savoir qu'elle +était condamnée, et, pieuse et pure victime expiatoire, +s'était résignée à la condamnation qu'elle subissait, +non point pour ses fautes, mais pour celles +d'autrui; Dieu, qui a l'éternité pour être juste, a de +ces mystérieuses contradictions que ne comprend pas +notre justice mortelle et éphémère.</p> + +<p>La fille qu'elle pressait contre son coeur, et qui, depuis +quelques mois à peine, venait d'ouvrir ses yeux +à la lumière, était cette seconde Marie-Caroline, qui +peut-être eut les faiblesses, mais non les vices de la +première; ce fut la jeune princesse qui épousa le duc +de Berry, que le poignard de Louvel fit veuve, et qui, +seule de la branche aînée des Bourbons, a laissé en +France une mémoire sympathique et un souvenir +chevaleresque.</p> + +<p>Et tout ce monde de rois, de princes, de courtisans +glissant sur cette mer d'azur, sous cette tente de +pourpre, au son d'une musique mélodieuse dirigée +par le bon Dominique Cimarosa, maître de chapelle +et compositeur de la cour, dépassait tour à tour Resina, +Portici, Torre-del-Greco, et s'avançait dans la +nef magnifique, poussée vers le large par cette molle +brise de Baïa si fatale à l'honneur des dames romaines, +et dont la voluptueuse haleine allait, en expirant +sous les portiques de ses temples, faire fleurir +deux fois l'an les rosiers de Poestum.</p> + +<p>En même temps, on voyait grandir à l'horizon, +bien au delà encore de Capri et du cap Campanella, +un vaisseau de guerre qui, de son côté, en apercevant +la flottille royale, manoeuvra pour naviguer au +plus près, et, mettant le cap sur elle, tira un coup de +canon.</p> + +<p>Une légère fumée apparut aussitôt au flanc du colosse, +et l'on vit gracieusement monter à sa corne le +pavillon rouge d'Angleterre.</p> + +<p>Puis on entendit, quelques secondes après, une détonation +prolongée pareille au roulement d'un tonnerre +lointain.</p> +<br><br> + + + +<h3>II</h3> + +<h3>LE HÉROS DU NIL.</h3> + + +<p>Ce bâtiment qui accourait au-devant de la flottille +royale, et à la corne duquel nous avons vu monter le +pavillon rouge d'Angleterre, se nommait <i>le Van-Guard</i>.</p> + +<p>L'officier qui le commandait était le commodore +Horace Nelson,—qui venait de détruire la flotte +française à Aboukir, d'enlever à Bonaparte et à l'armée +républicaine tout espoir de retour en France.</p> + +<p>Disons en quelques mots ce que c'était que ce commodore +Horace Nelson, un des plus grands hommes +de mer qui aient jamais existé, le seul qui ait balancé, +et même ébranlé sur l'Océan, la fortune continentale +de Napoléon.</p> + +<p>On s'étonnera peut-être de nous entendre faire, à +nous, l'éloge de Nelson, ce terrible ennemi de la +France, qui lui a tiré du coeur le meilleur et le plus +pur de son sang à Aboukir et à Trafalgar; mais les +hommes comme lui sont un produit de la civilisation +universelle; la postérité ne fait pas pour eux une acception +de naissance et de pays: elle les considère comme +une partie de la grandeur de l'espèce humaine, que +l'espèce humaine doit envelopper d'un large amour, +caresser d'un immense orgueil; une fois descendus +dans la tombe, ils ne sont plus compatriotes ni étrangers, +amis ni ennemis: ils s'appellent Annibal et Scipion, +César et Pompée, c'est-à-dire des oeuvres et des +actions. L'immortalité naturalise les grands génies au +profit de l'univers.</p> + +<p>Nelson était né le 29 septembre 1758; c'était donc, +à l'époque où nous sommes arrivés, un homme de +trente-neuf à quarante ans.</p> + +<p>Il était né à Barnham-Thorpes, petit village du comté +de Norfolk; son père en était le pasteur; sa mère, qui +mourut jeune, mourut en laissant onze enfants.</p> + +<p>Un oncle qu'il avait dans la marine, et qui était apparenté +aux Walpole, le prit avec lui comme aspirant, +sur le vaisseau de soixante-quatre canons <i>le Redoutable</i>.</p> + +<p>Il alla au pôle et fut pris pendant six mois dans les +glaces, lutta corps à corps avec un ours blanc qui +l'eût étouffé entre ses pattes si un de ses camarades +n'eût fourré le bout de son mousquet dans l'oreille +de l'animal et n'eût fait feu.</p> + +<p>Il alla sous l'équateur, s'égara dans une forêt du Pérou, +s'endormit au pied d'un arbre, fut piqué par un +serpent de la pire espèce, faillit en mourir et en garda, +pour toute sa vie, des taches livides pareilles à celles +du serpent lui-même.</p> + +<p>Au Canada, il eut son premier amour et pensa faire +sa plus grande folie. Pour ne point quitter celle qu'il +aimait, il voulut donner sa démission de capitaine de +frégate. Ses officiers s'emparèrent de lui par surprise, +le lièrent comme un criminel ou comme un fou, +l'emportèrent sur <i>le Sea-Horse</i>, qu'il montait alors, et +ne lui rendirent la liberté qu'en pleine mer.</p> + +<p>De retour à Londres, il se maria à une jeune veuve +nommée mistress Nisbett; il l'aima avec cette passion +qui s'allumait si facilement et si ardemment dans son +âme, et, lorsqu'il se remit en mer, il emmena avec lui +un fils nommé Josuah, qu'elle avait eu de son premier +mari.</p> + +<p>Lorsque Toulon fut livré aux Anglais par l'amiral +Trogof et le général Maudet, Horace Nelson était +capitaine à bord de <i>l'Agamemnon</i>; il fut envoyé avec +son bâtiment à Naples pour annoncer au roi Ferdinand +et à la reine Caroline la prise de notre premier +port militaire.</p> + +<p>Sir William Hamilton, ambassadeur d'Angleterre, +comme nous l'avons dit, le rencontra chez le roi, le +ramena chez lui, le laissa au salon, passa dans la +chambre de sa femme et lui dit:</p> + +<p>—Je vous amène un petit homme qui ne peut pas +se vanter d'être beau; mais, ou je m'étonne fort, ou +il sera un jour la gloire de l'Angleterre et la terreur +de ses ennemis.</p> + +<p>—Et comment prévoyez-vous cela? demanda lady +Hamilton.</p> + +<p>—Par le peu de paroles que nous avons échangées. +Il est au salon; venez lui faire les honneurs de la +maison, ma chère. Je n'ai jamais reçu chez moi aucun +officier anglais; mais je ne veux pas que celui-ci +loge ailleurs que dans mon hôtel.</p> + +<p>Et Nelson logea à l'ambassade d'Angleterre, située +à l'angle de la rivière et de la rue de Chiaïa.</p> + +<p>Nelson était alors, en 1793, un homme de trente-quatre +ans, petit de taille comme l'avait dit William, +pâle de visage, avec des yeux bleus, avec ce nez aquilin +qui distingue le profil des hommes de guerre et +qui fait ressembler César et Condé à des oiseaux de +proie, avec ce menton vigoureusement accentué qui +indique la ténacité poussée jusqu'à l'obstination; quant +aux cheveux et à la barbe, ils étaient d'un blond pâle, +rares et mal plantés.</p> + +<p>Rien n'indique qu'à cette époque, Emma Lyonna ait +été sur le physique de Nelson d'un autre avis que son +mari; mais la foudroyante beauté de l'ambassadrice +produisit son effet: Nelson quitta Naples, emmenant +les renforts qu'il était venu demander à la +cour des Deux-Siciles, et amoureux fou de lady +Hamilton.</p> + +<p>Fut-ce par pure ambition de gloire, fut-ce pour +guérir de cet amour qu'il sentait inguérissable, qu'il +voulut se faire tuer à la prise de Calvi, où il perdit un +oeil, et dans l'expédition de Ténériffe, où il perdit un +bras? On ne sait; mais, dans ces deux occasions, il +joua sa vie avec une telle insouciance, que l'on dut +penser qu'il n'y tenait que médiocrement.</p> + +<p>Lady Hamilton le revit ainsi borgne et manchot, et +rien n'indique que son coeur ait ressenti, pour le héros +mutilé, un autre sentiment que cette tendre et +sympathique pitié que la beauté doit aux martyrs de +la gloire.</p> + +<p>Ce fut le 16 juin 1798 qu'il revint pour la seconde +fois à Naples, et pour la seconde fois se retrouva en +présence de lady Hamilton.</p> + +<p>La position était critique pour Nelson.</p> + +<p>Chargé de bloquer la flotte française dans le port +de Toulon et de la combattre si elle en sortait, il avait +vu lui glisser entre les doigts cette flotte, qui avait +pris Malte en passant, et débarqué 30,000 hommes à +Alexandrie!</p> + +<p>Ce n'était pas le tout: battu par une tempête, +ayant fait des avaries graves, manquant d'eau et de +vivres, il ne pouvait continuer sa poursuite, obligé +qu'il était d'aller se refaire à Gibraltar.</p> + +<p>Il était perdu; on pouvait accuser de trahison +l'homme qui pendant un mois avait cherché dans la +Méditerranée, c'est-à-dire dans un grand lac, une +flotte de treize vaisseaux de ligne et de trois cent +quatre-vingt-sept bâtiments de transport, non-seulement +sans pouvoir la joindre, mais encore sans avoir +découvert son sillage.</p> + +<p>Il s'agissait, sous les yeux de l'ambassadeur français, +d'obtenir de la cour des Deux-Siciles, qu'elle +permit à Nelson de prendre de l'eau et des vivres dans +les ports de Messine et de Syracuse, et du bois pour +remplacer ses mâts et ses vergues brisés, dans la Calabre.</p> + +<p>Or, la cour des Deux-Siciles avait un traité de paix +avec la France; ce traité de paix lui commandait la +neutralité la plus absolue, et c'était mentir au traité +et rompre cette neutralité que d'accorder à Nelson ce +qu'il demandait.</p> + +<p>Mais Ferdinand et Caroline détestaient tellement +les Français et avaient juré une telle haine à la France, +que tout ce que demandait Nelson lui fut impudemment +accordé, et Nelson, qui savait qu'une grande +victoire seule pouvait le sauver, quitta Naples, plus +amoureux, plus fou, plus insensé que jamais, jurant +de vaincre ou de se faire tuer à la première occasion.</p> + +<p>Il vainquit et faillit être tué. Jamais, depuis l'invention +de la poudre et l'emploi des canons, aucun combat +naval n'avait épouvanté les mers d'un pareil désastre.</p> + +<p>Sur treize vaisseaux de ligne dont se composait, +comme nous l'avons dit, la flotte française, deux seulement +avaient pu se soustraire aux flammes et échapper +à l'ennemi.</p> + +<p>Un vaisseau avait sauté, <i>l'Orient</i>; un autre vaisseau +et une frégate avaient été coulés, neuf avaient été +pris.</p> + +<p>Nelson s'était conduit en héros pendant tout le +temps qu'avait duré le combat; il s'était offert à la +mort, et la mort n'avait pas voulu de lui; mais il +avait reçu une cruelle blessure. Un boulet du <i>Guillaume-Tell</i>, +expirant, avait brisé une vergue du +<i>Van-Guard</i>, qu'il montait, et la vergue brisée lui était +tombée sur le front au moment même où il levait +la tête pour reconnaître la cause du craquement terrible +qu'il entendait, lui avait rabattu la peau du crâne +sur l'oeil unique qui lui restait, et, comme un taureau +frappé de la masse, l'avait renversé sur le pont, +baigné dans son sang.</p> + +<p>Nelson crut la blessure mortelle, fit appeler le chapelain +pour qu'il lui donnât sa bénédiction, et le +chargea de ses derniers adieux pour sa famille; mais, +avec le prêtre, était monté le chirurgien.</p> + +<p>Celui-ci examina le crâne, le crâne était intact; la +peau seule du front était détachée et retombait jusque +sur la bouche.</p> + +<p>La peau fut remise à sa place, recollée au front, +maintenue par un bandeau noir. Nelson ramassa le +porte-voix échappé de sa main, et se remit à son +oeuvre de destruction en criant: «Feu!» Il y avait +le souffle d'un Titan dans la haine de cet homme +contre la France.</p> + +<p>Le 2 août, à huit heures du soir, nous l'avons dit, +il ne restait plus de la flotte française que deux vaisseaux +qui se réfugièrent à Malte.</p> + +<p>Un navire léger porta à la cour des Deux-Siciles et +à l'Amirauté d'Angleterre la nouvelle de la victoire +de Nelson et de la destruction de notre flotte.</p> + +<p>Ce fut dans toute l'Europe un immense cri de joie +qui retentit jusqu'en Asie, tant les Français étaient +craints, tant la révolution française était exécrée!</p> + +<p>La cour de Naples surtout, après avoir été folle de +rage, devint insensée de bonheur.</p> + +<p>Ce fut naturellement lady Hamilton qui reçut +la lettre de Nelson, annonçant cette victoire, laquelle +renfermait à tout jamais trente mille Français en +Égypte, et Bonaparte avec eux.</p> + +<p>Bonaparte, l'homme de Toulon, du 13 vendémiaire, +de Montenotte, de Dego, d'Arcole et de Rivoli, le +vainqueur de Beaulieu, de Wurmser, d'Alvinzi et du +prince Charles, le gagneur de batailles qui, en moins +de deux ans, avait fait cent cinquante mille prisonniers, +conquis cent soixante et dix drapeaux, pris cinq +cent cinquante canons de gros calibre, six cents pièces +de campagne, cinq équipages de pont; l'ambitieux +qui avait dit que l'Europe était une taupinière, et qu'il +n'y avait jamais eu de grands empires et de grande +révolution qu'en Orient; l'aventureux capitaine qui, +à vingt-neuf ans, déjà plus grand qu'Annibal et que +Scipion, a voulu conquérir l'Égypte pour être aussi +grand qu'Alexandre et que César, le voilà confisqué, +supprimé, rayé de la liste des combattants; à ce grand +jeu de la guerre, il a enfin trouvé un joueur plus heureux +ou plus habile que lui. Sur cet échiquier gigantesque +du Nil, dont les pions sont des obélisques, les +cavaliers des sphinx, les tours des pyramides, où les +fous s'appellent Cambyse, les rois Sésostris, les reines +Cléopâtre, il a été fait échec et mat!</p> + +<p>Il est curieux de mesurer la terreur qu'imprimaient +aux souverains de l'Europe les deux noms de la +France et de Bonaparte réunis, par les cadeaux que +Nelson reçut de ces souverains, devenus fous de joie +en voyant la France abaissée et en croyant Bonaparte +perdu.</p> + +<p>L'énumération en est facile; nous la copions sur +une note écrite de la main même de Nelson:</p> + +<p>De George III, la dignité de pair de la Grande-Bretagne +et une médaille d'or;</p> + +<p>De la Chambre des communes, pour lui et ses +deux plus proches héritiers, le titre de baron du Nil +et de Barnham-Thorpes, avec une rente de deux +mille livres sterling commençant à courir du 1er août +1798, jour de la bataille;</p> + +<p>De la Chambre des pairs, même rente, dans les +mêmes conditions, à partir du même jour;</p> + +<p>Du Parlement d'Irlande, une pension de mille livres +sterling;</p> + +<p>De la Compagnie des Indes orientales, dix mille livres +une fois données;</p> + +<p>Du sultan, une boucle en diamants avec la plume +du triomphe, évaluée deux mille livres sterling, et +une riche pelisse évaluée mille livres sterling;</p> + +<p>De la mère du sultan, une boîte enrichie de diamants, +évaluée douze cents livres sterling;</p> + +<p>Du roi de Sardaigne, une tabatière enrichie +de diamants, évaluée douze cents livres sterling;</p> + +<p>De l'île de Zante, une épée à poignée d'or et une +canne à pomme d'or;</p> + +<p>De la ville de Palerme, une tabatière et une chaîne +d'or, sur un plat d'argent;</p> + +<p>Enfin, de son ami Benjamin Hallowell, capitaine +du <i>Swiftsure</i>, un présent tout anglais, qui manquerait +trop à notre énumération si nous le passions sous +silence.</p> + +<p>Nous avons dit que le vaisseau <i>l'Orient</i> avait sauté +en l'air; Hallowell recueillit le grand mât et le fit +porter à bord de son bâtiment; puis, avec le mât et +ses ferrements, il fit faire, par le charpentier et le +serrurier du bord, un cercueil orné d'une plaque +contenant ce certificat d'origine:</p> + +<p>«Je certifie que ce cercueil est entièrement construit +avec le bois et le fer du vaisseau l'Orient, dont le +vaisseau de Sa Majesté sous mes ordres sauva une +grande partie dans la baie d'Aboukir.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>»<span class="sc">Ben. Hallowell.</span>»</p> + </div> </div> + +<p>Puis, de ce cercueil ainsi certifié, il fit don à Nelson +avec et par cette lettre:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i10"><i>A l'honorable Nelson C. B.</i></p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i2">«Mon cher seigneur,</p> + </div> </div> + +<p>»Je vous envoie, en même temps que la présente, +un cercueil taillé dans le mât du vaisseau français +<i>l'Orient</i>, afin que vous puissiez, quand vous abandonnerez +cette vie, reposer d'abord dans vos propres +trophées. L'espérance que ce jour est encore éloigné +est le désir sincère de votre obéissant et affectionné +serviteur.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i10"> »<span class="sc">Ben. Hallowell.</span>»</p> + </div> </div> + +<p>De tous les dons qui lui furent offerts, hâtons-nous +de dire que ce dernier parut être celui qui toucha le +plus Nelson; il le reçut avec une satisfaction marquée, +il le fit placer dans sa cabine, appuyé contre +la muraille et précisément derrière le fauteuil où il +s'asseyait pour manger. Un vieux domestique, que +ce meuble posthume attristait, obtint de l'amiral +qu'il fût transporté dans le faux pont.</p> + +<p>Lorsque Nelson quitta, pour <i>le Fulminant</i>, <i>le Van-Guard</i>, +horriblement mutilé, le cercueil, qui n'avait +point encore trouvé sa place sur le nouveau bâtiment, +demeura quelques mois sur le gaillard d'avant. +Un jour que les officiers du <i>Fulminant</i> admiraient le +don du capitaine Hallowell, Nelson leur cria de sa +cabine:</p> + +<p>—Admirez tant que vous voudrez, messieurs, +mais ce n'est pas pour vous qu'il est fait.</p> + +<p>Enfin, à la première occasion qu'il trouva, Nelson +l'expédia à son tapissier, en Angleterre, le priant de +le garnir immédiatement de velours, attendu que, +pouvant, au métier qu'il faisait, en avoir l'emploi +d'un moment à l'autre, il désirait le trouver tout prêt +à l'heure où il en aurait besoin.</p> + +<p>Inutile de dire que Nelson, tué sept ans plus tard à +Trafalgar, fut enseveli dans ce cercueil.</p> + +<p>Revenons à notre récit.</p> + +<p>Nous avons dit que, par un bâtiment léger, Nelson +avait expédié la nouvelle de la victoire d'Aboukir +à Naples et à Londres.</p> + +<p>Aussitôt la lettre de Nelson reçue, Emma Lyonna +courut chez la reine Caroline et la lui tendit tout ouverte; +celle-ci jeta les yeux dessus et poussa un cri ou +plutôt un rugissement de bonheur; elle appela ses fils, +elle appela le roi, elle courut comme une insensée +dans les appartements, embrassant ceux qu'elle rencontrait, +serrant dans ses bras la messagère de bonnes +nouvelles et ne se lassant pas de répéter: «Nelson! +brave Nelson! O sauveur! ô libérateur de l'Italie! +Dieu te protège! le ciel te garde!»</p> + +<p>Puis, sans s'inquiéter de l'ambassadeur français +Garat, le même qui avait lu à Louis XVI sa sentence +de mort et qui avait sans doute été envoyé par le +Directoire comme un avertissement à la monarchie +napolitaine, elle ordonna, croyant n'avoir plus rien +à craindre de la France, de faire hautement, ostensiblement +et au grand jour, tous les préparatifs nécessaires +pour recevoir Nelson à Naples comme on reçoit +un triomphateur.</p> + +<p>Et, pour ne pas rester en arrière des autres souverains, +elle qui croyait lui devoir plus que les autres, +menacée qu'elle était doublement, et par la présence +des troupes françaises à Rome et par la proclamation +de la république romaine, elle fit soumettre à la signature +du roi, par son premier ministre Acton, le +brevet de duc de Bronte avec trois mille livres sterling +de rente annuelle, tandis que le roi, en lui présentant +ce brevet, se réservait d'offrir lui-même à +Nelson l'épée donnée par Louis XIV à son fils Philippe +V, lorsqu'il partit pour régner sur l'Espagne, et +par Philippe V à son fils don Carlos, lorsqu'il partit +pour conquérir Naples.</p> + +<p>Outre sa valeur historique qui était inappréciable, +cette épée, qui, d'après les instructions du roi Charles +III, ne devait passer qu'au défenseur ou au sauveur +de la monarchie des Deux-Siciles, était évaluée, +à cause des diamants qui l'ornaient, à cinq mille +livres sterling, c'est-à-dire à cent vingt-cinq mille +francs de notre monnaie.</p> + +<p>Quant à la reine, elle s'était réservé de faire à +Nelson un cadeau que tous les titres, toutes les faveurs, +toutes les richesses des rois de la terre ne pouvaient +égaler pour lui; elle s'était réservé de lui +donner cette Emma Lyonna, l'objet, depuis cinq années, +de ses rêves les plus ardents.</p> + +<p>En conséquence, le matin même de ce mémorable +22 septembre 1798, elle avait dit à Emma Lyonna, +en écartant ses cheveux châtains pour baiser ce front +menteur, si pur en apparence, qu'on l'eût pris pour +celui d'un ange:</p> + +<p>—Mon Emma bien-aimée, pour que je reste roi, +et, par conséquent, pour que tu restes reine, il faut +que cet homme soit à nous, et, pour que cet homme +soit à nous, il faut que tu sois à lui.</p> + +<p>Emma avait baissé les yeux, et, sans répondre, +avait saisi les deux mains de la reine et les avait baisées +passionnément.</p> + +<p>Disons comment Marie-Caroline pouvait faire une +telle prière, ou plutôt donner un tel ordre à lady Hamilton, +ambassadrice d'Angleterre.</p> +<br><br> + + + +<h3>III</h3> + +<h3>LE PASSÉ DE LADY HAMILTON</h3> + + +<p>Dans le court et insuffisant portrait que nous avons +essayé de tracer d'Emma Lyonna, nous avons dit: +<i>l'étrange passé de cette femme</i>, et, en effet, nulle destinée +ne fut plus extraordinaire que celle-là; jamais +passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant +que le sien; elle n'avait jamais su ni son âge +précis, ni le lieu de sa naissance; au plus loin que sa +mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de +trois ou quatre ans, vêtue d'une pauvre robe de toile, +marchant pieds nus par une route de montagne, au +milieu des brouillards et de la pluie d'un pays septentrional, +s'attachant de sa petite main glacée aux +vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait +entre ses bras lorsqu'elle était trop fatiguée, ou qu'il +lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le +chemin.</p> + +<p>Elle se souvenait d'avoir eu faim et froid dans ce +voyage.</p> + +<p>Elle se souvenait encore que, lorsqu'on traversait +une ville, sa mère s'arrêtait devant la porte de quelque +riche maison ou devant la boutique d'un boulanger; +que, là, d'une voix suppliante, elle demandait +ou quelque pièce de monnaie qu'on lui refusait souvent, +ou un pain qu'on lui donnait presque toujours.</p> + +<p>Le soir, l'enfant et la mère faisaient halte à quelque +ferme isolée et demandaient l'hospitalité, qu'on leur +accordait, soit dans la grange, soit dans l'étable; les +nuits où l'on permettait aux deux pauvres voyageuses +de coucher dans une étable étaient des nuits de +fête; l'enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine +des animaux, et presque toujours, le matin, +avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière +ou de la servante qui venait traire les vaches, un +verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle +était d'autant plus sensible qu'elle y était peu accoutumée.</p> + +<p>Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville +de Flint, but de leur course; c'était là qu'étaient nés +la mère d'Emma et John Lyons, son père. Ce dernier +avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint +pour celui de Chester; mais le travail avait été peu +productif. John Lyons était mort jeune et pauvre; et +sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la +terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.</p> + +<p>Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou +quatre ans, Emma se revoyait au penchant d'une +colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une +fermière des environs, chez laquelle sa mère était +servante, un troupeau de quelques moutons, et +séjournant de préférence près d'une source limpide, +où elle se regardait complaisamment, couronnée +par elle-même des fleurs champêtres qui s'épanouissaient +autour d'elle.</p> + +<p>Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait +atteindre sa dixième année, quelque chose d'heureux +était arrivé dans la famille. Un comte d'Halifax, qui +sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques, +avait trouvé la mère d'Emma encore belle, envoya +une petite somme dont partie était destinée au bien-être +de la mère, partie à l'éducation de l'enfant; et +Emma se souvenait d'avoir été conduite dans une pension +de jeunes filles dont l'uniforme était un chapeau +de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.</p> + +<p>Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à +lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la +musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son +admirable organisation, elle faisait de rapides progrès, +lorsqu'un matin sa mère vint la chercher. Le comte +d'Halifax était mort et avait oublié les deux femmes +dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en +pension, la pension n'étant plus payée; il fallut que +l'ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne +d'enfants dans la maison d'un certain Thomas Hawarden, +dont la fille, en mourant jeune et veuve, +avait laissé trois enfants orphelins.</p> + +<p>Une rencontre qu'elle fit en promenant les enfants +au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane +de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre +d'un grand talent, son amant du jour, s'étaient +arrêtés, le peintre pour faire le croquis d'une paysanne +du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder +faire ce croquis.</p> + +<p>Les enfants que conduisait Emma s'avancèrent curieusement +et se haussèrent sur la pointe du pied +pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit; +le peintre, en se retournant, l'aperçut et jeta un cri +de surprise: Emma avait treize ans, et jamais le peintre +n'avait rien vu de si beau.</p> + +<p>Il demanda qui elle était, ce qu'elle faisait. Le commencement +d'éducation qu'avait reçu Emma Lyonna +lui permit de répondre à ces questions avec une certaine +élégance. Il s'informa combien elle gagnait à +soigner les enfants de M. Hawarden; elle lui répondit +qu'elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings +par mois.</p> + +<p>—Venez à Londres, lui dit le peintre, et je +vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous +consentirez à me laisser faire un croquis d'après vous.</p> + +<p>Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits +ces mots: «Edward Rowmney, Cavendish square, +n° 8,» en même temps que miss Arabell tirait de sa +ceinture une petite bourse contenant quelques pièces +d'or et la lui offrait.</p> + +<p>La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa +poitrine; mais, instinctivement, elle repoussa la +bourse.</p> + +<p>Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que +cet argent servirait à son voyage de Londres:</p> + +<p>—Merci, madame, dit Emma; si je vais à Londres, +j'irai avec les petites économies que j'ai déjà faites et +celles que je ferai encore.</p> + +<p>—Sur vos dix schellings par mois? demanda miss +Arabell en riant.</p> + +<p>—Oui, madame, répondit simplement la jeune +fille.</p> + +<p>Et tout finit là.</p> + +<p>Quelques mois après, le fils de M. Hawarden, +M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres, +vint voir son père; lui aussi fut frappé de la beauté +d'Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu'il resta +dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux +pour elle; seulement, il ne l'exhorta point comme +Rowmney à venir à Londres.</p> + +<p>Au bout de trois semaines de séjour chez son père, +il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne +d'enfants en récompense des soins qu'elle donnait à +ses neveux.</p> + +<p>Emma les accepta sans répugnance.</p> + +<p>Elle avait une amie; cette amie s'appelait Fanny +Strong et avait elle-même un frère qui s'appelait Richard.</p> + +<p>Emma ne s'était jamais informée de ce que faisait +son amie, quoiqu'elle fût mieux mise que ne semblait +le permettre sa fortune; sans doute croyait-elle +qu'elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes +de son frère, qui passait pour un contrebandier.</p> + +<p>Un jour qu'Emma—elle avait alors près de quatorze +ans—s'était arrêtée devant la boutique d'un +marchand de glaces pour se regarder dans un grand +miroir servant de montre au magasin, elle se sentit +toucher à l'épaule.</p> + +<p>C'était son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi +de son extase.</p> + +<p>—Que fais-tu là? lui demanda-t-elle.</p> + +<p>Emma rougit sans répondre. En répondant vrai, +elle eut dû dire: «Je me regardais et me trouvais +belle.»</p> + +<p>Mais Fanny Strong n'avait pas besoin de réponse +pour savoir ce qui se passait dans le coeur d'Emma.</p> + +<p>—Ah! dit-elle en soupirant, si j'étais aussi jolie que +toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible +pays.</p> + +<p>—Où irais-tu? lui demanda Emma.</p> + +<p>—J'irais à Londres, donc! Tout le monde dit +qu'avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. +Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras +pour ta femme de chambre.</p> + +<p>—Veux-tu que nous y allions ensemble? demanda +Emma Lyonna.</p> + +<p>—Volontiers; mais comment faire? Je ne possède +pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus +riche que moi.</p> + +<p>—Moi, dit Emma, j'ai près de quatre guinées.</p> + +<p>—C'est plus qu'il ne nous faut pour toi, moi et +Dick! s'écria Fanny.</p> + +<p>Et le voyage fut résolu.</p> + +<p>Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les +trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.</p> + +<p>En arrivant au bureau où descendait la diligence +de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings +qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.</p> + +<p>Fanny Strong et son frère avaient l'adresse d'une +auberge où logeaient les contrebandiers; c'était dans +la petite rue de Villiers, aboutissant d'un côté à la +Tamise et de l'autre au Strand, qu'était située cette +auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur +logement; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish +square, n° 8.</p> + +<p>Edward Rowmney était absent; on ne savait pas +où il était ni quand il reviendrait; on le croyait +en France, et on ne l'attendait pas avant deux +mois.</p> + +<p>Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle +de l'absence de Rowmney ne s'était pas même +présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau; +elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre +chirurgien qui, en quittant la maison de son père, +avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui +avaient servi à payer la majeure partie des dépenses +du voyage.</p> + +<p>Il ne lui avait pas donné son adresse; mais deux +ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres +qu'il écrivait à sa femme.</p> + +<p>Il demeurait Leicester square, n° 4.</p> + +<p>Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester +square, peu distant de Cavendish square, frappa en +tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.</p> + +<p>Elle trouva le digne homme tel qu'elle l'espérait; +elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s'employer +à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son +toit, l'admit à sa table, et la donna pour demoiselle +de compagnie à mistress Hawarden.</p> + +<p>Un matin, il annonça à la jeune fille qu'il avait +trouvé pour elle une place dans un des premiers +magasins de bijouterie de Londres; mais, la veille du +jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il +voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.</p> + +<p>La toile, en se levant devant elle au théâtre de +Drury-Lane, lui montra un monde inconnu; on +jouait <i>Roméo et Juliette</i>, ce rêve d'amour qui n'a son +pareil dans aucune langue; elle rentra folle, éblouie, +enivrée; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, +essayant de se rappeler quelques fragments +des deux merveilleuses scènes du balcon.</p> + +<p>Le lendemain, elle entra dans son magasin; mais, +avant d'y entrer, elle demanda à M. Hawarden où +elle pourrait acheter la pièce qu'elle avait vu représenter +la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, +y prit un Shakspeare complet et le lui donna.</p> + +<p>Au bout de trois jours, elle savait par coeur le rôle +de Juliette; elle rêvait par quels moyens elle pourrait +retourner au théâtre et s'enivrer une seconde fois de +ce doux poison que forme le magique mélange de +l'amour et de la poésie; elle voulait à tout prix rentrer +dans ce monde enchanté qu'elle n'avait qu'entrevu, +lorsqu'un splendide équipage s'arrêta devant +la porte du magasin. Une femme en descendit, entra +de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma +jeta un cri de surprise: elle avait reconnu miss Arabell.</p> + +<p>Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, +acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, +et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes +par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant +l'heure à laquelle elle serait rentrée.</p> + +<p>La nouvelle demoiselle de magasin, c'était Emma.</p> + +<p>A l'heure dite, on la fit monter en voiture avec les +écrins, et on l'envoya à l'hôtel de miss Arabell.</p> + +<p>La belle courtisane l'attendait; sa fortune était au +comble: elle était la maîtresse du prince régent, âgé +de dix-sept ans à peine.</p> + +<p>Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda +si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne +préférait pas rester chez elle pour la distraire dans +ses heures d'ennui, plutôt que de retourner au magasin. +Emma ne demanda qu'une chose, ce fut s'il +lui serait permis d'aller au théâtre. Miss Arabell lui +répondit que, tous les jours où elle n'irait point au +spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.</p> + +<p>Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu'elle +gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était +une des meilleures pratiques, n'eut garde de se +brouiller avec elle pour si peu de chose.</p> + +<p>Par quel étrange caprice la courtisane à la mode +conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, +d'avoir cette belle créature auprès d'elle? Les +ennemis de miss Arabell—et sa haute fortune lui +en avait fait beaucoup—donnèrent à cette fantaisie +une explication que la Phryné anglaise, convertie en +Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.</p> + +<p>Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, +lut tous les romans qui lui tombèrent sous la +main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa +chambre, répéta tous les rôles qu'elle avait entendus, +mima tous les ballets auxquels elle avait assisté; ce +qui n'était pour les autres qu'une récréation devenait +pour elle une occupation de toutes les heures; elle +venait d'atteindre sa quinzième année, elle était dans +toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté; sa taille +souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et +par ses ondulations naturelles, atteignait les artifices +des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, +malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours +les couleurs immaculées de l'enfance, le velouté virginal +de la pudeur, doué par l'impressionnabilité de sa +physionomie d'une suprême mobilité, il devenait, +dans la mélancolie une douleur, dans la joie un +éblouissement. On eût dit que la candeur de l'âme +transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu'un +grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce +miroir céleste, a dit, en parlant de sa première +faute: «Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans +l'imprudence et la bonté.»</p> + +<p>La guerre que l'Angleterre soutenait, à cette époque, +contre les colonies américaines, était dans sa +plus grande activité et la presse s'exerçait dans toute +sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous +servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait +marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l'assistance +de son amie; elle la trouvait si belle, qu'elle +était convaincue que personne ne pourrait résister à +sa prière; Emma fut suppliée d'exercer sa séduction +sur l'amiral John Payne.</p> + +<p>Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice; elle +revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie +trouver l'amiral: elle obtint ce qu'elle demandait; +mais l'amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la +liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa +reconnaissance.</p> + +<p>Emma Lyonna, maîtresse de l'amiral Payne, eut +une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux +à elle; mais cette fortune eut l'éclat et la rapidité +d'un météore: l'escadre partit, et Emma vit le +vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant +à l'horizon, tous ses songes dorés.</p> + +<p>Mais Emma n'était pas femme à se tuer comme +Didon pour un volage Énée. Un des amis de l'amiral, +sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit +à Emma de la maintenir dans la position où il l'avait +trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant +chemin du vice; elle accepta, devint, pendant +une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et +des danses; mais, la saison finie, oubliée de son second +amant, avilie par un second amour, elle tomba +peu à peu dans une telle misère, qu'elle n'eut plus +pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus +fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures +qui mendient l'amour des passants.</p> + +<p>Par bonheur, l'entremetteuse infâme à laquelle +elle s'était adressée pour entrer dans le commerce de +la dépravation publique, frappée de la distinction et +de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu +de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit +chez un célèbre médecin, habitué de sa +maison.</p> + +<p>C'était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan +mystique et voluptueux, qui professait devant +la jeunesse de Londres la religion matérielle de la +beauté.</p> + +<p>Emma lui apparut; sa Venus Astarté était trouvée +sous les traits de la Vénus pudique.</p> + +<p>Il paya cher ce trésor; mais, pour lui, ce trésor +n'avait pas de prix; il la coucha sur le lit d'Apollon; +il la couvrit d'un voile plus transparent que le filet +sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux +yeux de l'Olympe, et annonça dans tous les journaux +qu'il possédait enfin ce spécimen unique et suprême +de beauté qui lui avait manqué jusqu'à présent pour +faire triompher ses théories.</p> + +<p>A cet appel fait à la luxure et à la science, tous les +adeptes de cette grande religion de l'amour, qui étend +son culte sur le monde entier, accoururent dans le +cabinet du docteur Graham.</p> + +<p>Le triomphe fut complet: ni la peinture, ni la +sculpture n'avaient jamais produit un semblable +chef-d'oeuvre; Apelles et Phidias étaient vaincus.</p> + +<p>Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney, +de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut +sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit +sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en +Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque +impériale une collection de gravures qui représentent +l'enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses +qu'inventa la sensuelle antiquité.</p> + +<p>Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune +sir Charles Grenville, de l'illustre famille de ce +Warwick qu'on appelait le faiseur de rois, et neveu +de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et, +dans l'éblouissement que lui causait une si complète +beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus +brillantes promesses furent faites à Emma par le +jeune lord; mais elle prétendit être enchaînée au docteur +Graham par le lien de la reconnaissance et résista +à toutes les séductions, déclarant qu'elle ne quitterait +cette fois son amant que pour suivre un époux.</p> + +<p>Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de +devenir l'époux d'Emma Lyonna, dès qu'il aurait +atteint sa grande majorité. En attendant, Emma +consentit à un enlèvement.</p> + +<p>Les amants vécurent, en effet, comme mari et +femme, et, sur la parole de leur père, trois enfants +naquirent qui devaient être légitimés par le mariage.</p> + +<p>Mais, pendant cette cohabitation, un changement +de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquel +était attachée la majeure partie de ses revenus. +L'événement arriva par bonheur au bout de trois ans +et quand, grâce aux meilleurs professeurs de Londres, +Emma Lyonna avait fait d'immenses progrès +dans la musique et le dessin; elle avait en outre, +tout en se perfectionnant dans sa propre langue, appris +le français et l'italien; elle disait les vers comme +mistress Siddons, et était arrivée à la perfection dans +l'art de la pantomime et des poses.</p> + +<p>Malgré la perte de sa place, Grenville n'avait pu +se résoudre à diminuer ses dépenses; seulement, il +écrivit à son oncle pour lui demander de l'argent. A +chacune de ses demandes, son oncle fit droit d'abord; +mais enfin, à une dernière, sir William Hamilton, +répondit qu'il comptait sous peu de jours partir pour +Londres, et qu'il profiterait de ce voyage pour étudier +les affaires de son neveu.</p> + +<p>Ce mot <i>étudier</i> avait fort effrayé les jeunes gens; +ils désiraient et craignaient presque également l'arrivée +de sir William. Tout à coup, il entra chez eux +sans qu'ils eussent été prévenus de son retour. Depuis +huit jours, il était à Londres.</p> + +<p>Ces huit jours, sir William les avait employés à +prendre des informations sur son neveu, et ceux +auxquels il s'était adressé n'avaient pas manqué +de lui dire que la cause de ses désordres et de sa +misère était une prostituée dont il avait eu trois +enfants.</p> + +<p>Emma se retira dans sa chambre et laissa son +amant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d'autre +alternative que d'abandonner à l'instant même Emma +Lyonna, où de renoncer à sa succession, qui était +désormais sa seule fortune.</p> + +<p>Puis il se retira, en donnant trois jours à son neveu +pour se décider.</p> + +<p>Tout l'espoir des jeunes gens résidait désormais +dans Emma; c'était à elle d'obtenir de sir William +Hamilton le pardon de son amant, en montrant combien +il était pardonnable.</p> + +<p>Alors Emma, au lieu de revêtir les habits de sa +nouvelle condition, reprit l'habillement de sa jeunesse, +le chapeau de paille et la robe de bure; ses larmes, +ses sourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses +et sa voix feraient le reste.</p> + +<p>Introduite près de sir William, Emma se jeta à +ses pieds; soit mouvement adroitement combiné, soit +effet du hasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent, +et ses beaux cheveux châtains se répandirent +sur ses épaules.</p> + +<p>L'enchanteresse était inimitable dans la douleur.</p> + +<p>Le vieil archéologue, amoureux jusqu'alors seulement +des marbres d'Athènes et des statues de la Grande +Grèce, vit pour la première fois la beauté vivante +l'emporter sur la froide et pâle beauté des déesses de +Praxitèle et de Phidias. L'amour qu'il n'avait pas +voulu comprendre chez son neveu, entra violemment +dans son propre coeur et s'empara de lui tout entier +sans qu'il tentât encore de s'en défendre.</p> + +<p>Les dettes de son neveu, l'infimité de la naissance, +les scandales de la vie, la publicité des triomphes, la +vénalité des caresses: tout, jusqu'aux enfants nés de +leur amour, sir William accepta tout, à la seule condition +qu'Emma récompenserait de sa possession le +complet oubli de sa propre dignité.</p> + +<p>Emma avait triomphé bien au delà de son espérance; +mais, cette fois, elle fit ses conditions complètes; +une seule promesse de mariage l'avait unie au +neveu: elle déclara qu'elle ne viendrait à Naples que +femme reconnue de sir William Hamilton.</p> + +<p>Sir William consentit à tout.</p> + +<p>La beauté d'Emma fit à Naples son effet accoutumé; +non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.</p> + +<p>Antiquaire et minéralogiste distingué, ambassadeur +de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami de +George III, sir William réunissait chez lui la première +société de la capitale des Deux-Siciles en hommes de +science, en hommes politiques et en artistes. Peu de +jours suffirent à Emma, si artiste elle-même, pour +savoir, de la politique et de la science, ce qu'elle avait +besoin d'en savoir, et bientôt, pour tous ceux qui +fréquentaient le salon de sir William, les jugements +d'Emma devinrent des lois.</p> + +<p>Son triomphe ne dut pas s'arrêter là. A peine fut-elle +présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline +la proclama son amie intime et en fit son inséparable +favorite. Non-seulement la fille de Marie-Thérèse se +montrait en public avec la prostituée de Haymarket, +parcourait la rue de Tolède et la promenade de +Chiaïa dans le même carrosse qu'elle et portant la +même toilette qu'elle, mais, après les soirées employées +à reproduire les poses les plus voluptueuses +et les plus ardentes de l'antiquité, elle faisait dire à +sir William, tout enorgueilli d'une pareille faveur, +qu'elle ne lui rendrait que le lendemain l'amie dont +elle ne pouvait se passer.</p> + +<p>De là des jalousies et des haines sans nombre contre +la favorite. Caroline savait quels insolents propos +circulaient au sujet de cette merveilleuse et soudaine +intimité; mais elle était un de ces coeurs absolus, une +de ces âmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent +la calomnie et même la médisance, et quiconque voulut +être bien accueilli par elle dut partager ses hommages +entre Acton, son amant, et sa favorite Emma Lyonna.</p> + +<p>On sait les événements de 89, c'est-à-dire la prise +de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93, +c'est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, +ceux de 96 et de 97, c'est-à-dire les victoires +de Bonaparte en Italie, victoires qui ébranlèrent tous +les trônes, et qui firent, momentanément du moins, +crouler le plus vieux et le plus immuable de tous: le +trône pontifical.</p> + +<p>On a vu, au milieu de ces événements qui avaient +un retentissement si terrible à la cour de Naples, apparaître +et grandir Nelson, champion des royautés +vieillies. Sa victoire d'Aboukir rendait l'espoir à tous +ces rois, qui avaient déjà mis la main sur leurs couronnes +vacillantes. Or, à tout prix, Marie-Caroline, +la femme avide de richesses, de pouvoir, d'ambition, +voulait conserver la sienne; il n'est donc pas étonnant +qu'appelant à son aide la fascination qu'elle exerçait +sur son amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin +même du jour où elle la conduisait au-devant de Nelson, +devenu la clef de voûte du despotisme: «Il faut +que cet homme soit à nous, et, pour qu'il soit à nous, +il faut que tu sois à lui.»</p> + +<p>Était-ce bien difficile à lady Hamilton de faire pour +son amie Marie-Caroline, à propos de l'amiral Horace +Nelson, ce qu'Emma Lyonna avait fait pour son +amie Fanny Strong, à propos de l'amiral Payne?</p> + +<p>Ce dut être, au reste, une glorieuse récompense de +ses mutilations pour le fils d'un pauvre pasteur de +Barnham-Thorpes, pour l'homme qui devait sa grandeur +à son propre courage et sa renommée à son +génie; ce dut être une glorieuse récompense des +blessures reçues, que de voir venir au-devant de lui +ce roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses +victoires, cette magnifique créature qu'il adorait.</p> +<br><br> + + + +<h3>IV</h3> + +<h3>LA FÊTE DE LA PEUR.</h3> + + +<p>Nous avons vu, au coup de canon tiré à bord du +<i>Van-Guard</i>, presque aussi mutilé que son maître, au +pavillon britannique hissé à sa corne, nous avons vu +que Nelson avait reconnu le royal cortége qui venait +au-devant de lui.</p> + +<p>La galère capitane n'avait rien eu à hisser: depuis +Naples, les couleurs d'Angleterre, mêlées à celles des +Deux-Siciles, flottaient à ses mâts.</p> + +<p>Lorsque les deux bâtiments ne furent plus qu'à +une encablure l'un de l'autre, la musique de la galère +fit entendre le <i>Gode save the king</i>, auquel les matelots +du <i>Van-Guard</i>, montés sur les vergues, répondirent +par trois hourras poussés avec la régularité que +les Anglais apportent dans cette officielle démonstration.</p> + +<p>Nelson ordonna de mettre en panne afin de laisser +arriver la galère côte à côte du <i>Van-Guard</i>, fit abattre +l'escalier de tribord, c'est-à-dire l'escalier d'honneur, +et attendit au haut de cet escalier, la tête découverte +et le chapeau à la main.</p> + +<p>Tous les matelots et tous les soldats de marine, +même ceux qui, pâles et souffrants, étaient encore +mal guéris de leurs blessures furent appelés sur le +pont et, rangés sur une triple file, présentèrent les +armes.</p> + +<p>Nelson s'attendait à voir monter à son bord le roi, +puis la reine, puis le prince royal, c'est-à-dire à recevoir +les illustres visiteurs selon toutes les règles de +l'étiquette; mais, par une séduction toute féminine,—et +Nelson, dans une lettre à sa femme, consigne +ce fait,—la reine poussa la belle Emma, qui, rougissant +d'être en cette occasion plus que la reine, +monta l'escalier, et, soit émotion réelle, soit comédie +bien jouée, en revoyant Nelson avec une blessure de +plus, le front ceint d'un bandeau noir, pâle du sang +perdu, jeta un cri, pâlit elle-même, et, près de s'évanouir, +s'affaissa sur la poitrine du héros en murmurant:</p> + +<p>—O grand, ô cher Nelson!</p> + +<p>Nelson laissa tomber son chapeau, et, avec un cri +de joyeux étonnement, l'enveloppa de son bras unique, +et, en la soutenant, la pressa convulsivement +contre son coeur.</p> + +<p>Dans l'extase profonde où le jeta cet incident inattendu, +il y eut un instant, pour Nelson, oubli du +monde entier et perception ineffable de toutes les +joies, sinon du ciel des chrétiens, au moins du paradis +de Mahomet.</p> + +<p>Lorsqu'il revint à lui, le roi, la reine et toute la +cour étaient à son bord, et la scène se généralisa.</p> + +<p>Le roi Ferdinand lui prit la main, l'appela le libérateur +du monde; il lui tendit la magnifique épée +dont il lui faisait don, et à la poignée de laquelle, +avec le grand cordon du Mérite de Saint-Ferdinand, +que le roi venait de créer, était suspendu le brevet +de duc de Bronte, flatterie toute féminine trouvée par +la reine, titre équivalent à celui de duc du Tonnerre, +Bronte étant un des trois cyclopes qui forgeaient, dans +les cavernes flamboyantes de l'Etna, la foudre de Jupiter.</p> + +<p>Puis vint la reine, qui l'appela son ami, le protecteur +des trônes, le vengeur des rois, et qui, réunissant +dans les siennes la main de Nelson à celle d'Emma +Lyonna, serra leurs deux mains réunies.</p> + +<p>Les autres vinrent à leur tour: princes héréditaires, +princesses royales, ministres, courtisans; mais +qu'étaient leurs louanges et leurs caresses pour Nelson, +près des louanges et des caresses du roi et de la +reine, près d'un serrement de main d'Emma Lyonna! +Il fut convenu que Nelson descendrait à bord de la galère +capitane, qui, grâce à ses vingt-quatre rameurs, +devait marcher plus vite qu'un bâtiment à voiles; +mais, avant tout, Emma lui demanda, au nom de la +reine, de visiter dans tous ses détails ce glorieux <i>Van-Guard</i>, +sur lequel les boulets français avaient creusé +de glorieuses blessures qui, pareilles à celle de son +commandant, n'étaient pas encore fermées.</p> + +<p>Nelson fit les honneurs de son vaisseau avec l'orgueil +d'un marin, et, pendant toute cette visite, lady +Hamilton fut appuyée à son bras, lui faisant raconter +au roi et à la reine tous les détails du combat du +1er août, et le forçant à parler de lui-même.</p> + +<p>Le roi, de ses mains, ceignit Nelson de l'épée de +Louis XIV; la reine lui remit le brevet de duc de +Bronte; Emma lui passa au cou le grand cordon de +Saint-Ferdinand, opération pendant laquelle elle +ne put empêcher ses beaux cheveux parfumés d'effleurer +le visage du bienheureux Nelson.</p> + +<p>Il était deux heures de l'après-midi, il fallait trois +heures à peu près pour regagner Naples. Nelson remit +le commandement du <i>Van-Guard</i> à Henry, son +capitaine de pavillon, et, au bruit de la musique et de +l'artillerie, descendit dans la galère royale, qui, légère +comme un oiseau de mer, se détacha des flancs du +colosse et glissa gracieusement à la surface de la mer.</p> + +<p>C'était à l'amiral Caracciolo à faire à son tour les +honneurs du bâtiment; Nelson et lui étaient de vieilles +connaissances: ils s'étaient vus au siège de Toulon, +ils avaient combattu tous deux les Français, et le +courage et l'habileté qu'avait déployés Caracciolo +dans ce combat, lui avaient, malgré le mauvais résultat +de la campagne, valu, à son retour, le grade +d'amiral, qui le faisait, en tous points, l'égal de Nelson, +sur lequel lui restait l'avantage de la naissance +et d'une illustration historique de trois siècles.</p> + +<p>Ce petit détail explique la nuance de froideur qu'il +y eut dans le salut qu'échangèrent les deux amiraux +et l'espèce de hâte avec laquelle François Caracciolo +reprit sur le banc de quart son poste de commandement.</p> + +<p>Quant à Nelson, la reine le força à s'asseoir près +d'elle, sous la tente de pourpre de la galère, déclarant +que les autres hommes pouvaient devenir ce qu'ils voudraient, +mais que l'amiral lui appartenait sans partage, +à elle et à son amie. Sur quoi, selon son habitude, +Emma prit place aux pieds de la reine.</p> + +<p>Pendant ce temps, sir William Hamilton, qui, en +sa qualité de savant, connaissait mieux l'histoire de +Naples que le roi lui-même, expliquait à Ferdinand +comment l'île de Capri, devant laquelle on passait en +ce moment, avait été achetée aux Napolitains ou plutôt +échangée contre celle d'Ischia par Auguste, qui +avait remarqué qu'au moment où il abordait dans +cette île, les branches d'un vieux chêne, desséchées +et courbées vers la terre, s'étaient relevées et avaient +reverdi.</p> + +<p>Le roi écouta sir William Hamilton avec la plus +grande attention; puis, quand il eut fini:</p> + +<p>—Mon cher ambassadeur, lui dit-il, depuis trois +jours, le passage des cailles est commencé; si vous +voulez, dans une semaine, nous viendrons faire une +chasse à Capri: nous en trouverons des milliers.</p> + +<p>L'ambassadeur, qui était grand chasseur lui-même +et qui devait à cette qualité surtout la haute faveur +dont il jouissait près du roi, s'inclina en signe d'assentiment +et garda pour une meilleure occasion une +savante dissertation archéologique sur Tibère, ses +douze villas et la probabilité que la Grotte d'azur était +connue des anciens, mais n'avait point alors la magique +couleur qui la décore aujourd'hui et qu'elle doit +au changement de niveau de la mer, qui, pendant les +dix-huit siècles écoulés de Tibère jusqu'à nous, s'est +élevé de cinq ou six pieds.</p> + +<p>Pendant ce temps, les commandants des quatre +forts de Naples avaient leurs longues-vues fixées sur +la flottille royale, et particulièrement sur la galère +capitane, et, quand ils virent celle-ci virer de bord et +mettre le cap sur Naples, jugeant que Nelson y était +descendu, ils ordonnèrent un immense salut de cent +un coups de canon, le plus honorable de tous, puisque +c'est le même que celui qui se fait entendre lorsqu'un +héritier naît à la couronne.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure, les salves s'arrêtèrent, +mais pour recommencer au moment où la flottille, +toujours guidée par la galère royale, rentra dans le +port militaire.</p> + +<p>Au pied de la pente conduisant au château, les voitures +de la cour et celles de l'ambassade d'Angleterre +attendaient, les voitures de l'ambassade rivalisant de +luxe avec les voitures royales. Il avait été convenu +que, ce jour-là, le roi et la reine des Deux-Siciles cédaient +tous leurs droits à sir William et à lady Hamilton, +que Nelson descendrait à l'ambassade d'Angleterre, +et que c'était l'ambassadeur d'Angleterre +qui donnerait le dîner et la fête qui en était la suite.</p> + +<p>Quant à la ville de Naples, elle devait s'unir à +cette fête par ses illuminations et ses feux d'artifice.</p> + +<p>Avant de mettre pied à terre, lady Hamilton +s'avança vers l'amiral Caracciolo, et, de sa voix la +plus douce et avec sa figure la plus gracieuse:</p> + +<p>—La fête que nous donnons à notre illustre compatriote +serait incomplète, dit-elle, si le seul homme +de mer qui puisse rivaliser avec lui ne se joignait +point à nous, pour célébrer sa victoire et porter un +toast à la grandeur de l'Angleterre, au bonheur des +Deux-Siciles et à l'abaissement de cette orgueilleuse +république française qui a osé déclarer la guerre aux +rois. Ce toast, nous l'avons réservé à l'homme qui a +si courageusement combattu à Toulon, à l'amiral Caracciolo.</p> + +<p>Caracciolo s'inclina courtoisement mais gravement.</p> + +<p>—Milady, dit-il, je regrette sincèrement de ne pouvoir +accepter comme votre hôte la glorieuse part que +vous me réserviez; mais autant la journée a été belle, +autant la nuit menace d'être orageuse.</p> + +<p>Emma Lyonna parcourut l'horizon d'un seul regard; +à part quelques légers nuages accourant du +côté de Procida, l'azur du ciel était aussi limpide que +celui de ses yeux.</p> + +<p>Elle sourit.</p> + +<p>—Vous doutez de mes paroles, milady, reprit Caracciolo; +mais l'homme qui a passé les deux tiers de sa +vie sur cette mer capricieuse que l'on appelle la Méditerranée, +connaît tous les secrets de l'atmosphère. +Voyez-vous ces légères vapeurs qui glissent au ciel et +qui s'approchent rapidement de nous, elles indiquent +que le vent, qui était nord-ouest, tourne à l'ouest. +Vers dix heures du soir, il soufflera du midi, c'est à +lire qu'il fera sirocco; le port de Naples est ouvert à +tous les vents et particulièrement à celui-là; je dois +donc veiller à l'ancrage des bâtiments de Sa Majesté +Britannique, qui, déjà fort maltraités par la bataille, +pourraient ne pas avoir conservé assez de forces pour +résister à la tempête. Ce que nous avons fait aujourd'hui, +milady, c'est une belle et bonne déclaration de +guerre à la France, et les Français sont à Rome, c'est-à-dire +à cinq journées de nous. Croyez-moi, d'ici à +peu de jours, nous aurons besoin que nos deux flottes +soient en bon état.</p> + +<p>Lady Hamilton fît un léger mouvement de tête qui +ressemblait à une contraction.</p> + +<p>—Prince, dit-elle, j'accepte votre excuse, qui prouve +une si grande sollicitude pour les intérêts de Leurs +Majestés Britannique et Sicilienne; mais, tout au +moins, nous espérons voir au bal votre charmante +nièce, Cecilia Caracciolo, qui, du reste, n'aurait pas +d'excuse, ayant été prévenue que nous comptions sur +elle le jour même où nous avons reçu la lettre de +l'amiral Nelson.</p> + +<p>—Eh! justement, madame, voilà ce qui me restait à +vous dire. Depuis quelques jours, sa mère, ma belle-soeur, +est tellement souffrante, que, ce matin, avant de +partir, j'ai reçu une lettre de la pauvre Cecilia, laquelle +m'exprime tous ses regrets de ne pouvoir +prendre sa part de votre fête; elle me chargeait, en +outre, de présenter ses excuses à Votre Seigneurie, +et c'est ce que j'ai l'honneur de faire en ce moment.</p> + +<p>Pendant ces quelques paroles échangées entre +lady Hamilton et François Caracciolo, la reine s'était +approchée, avait écouté, avait entendu, et, comprenant +le motif du double refus de l'austère Napolitain, +son front s'était plissé, sa lèvre inférieure s'était allongée +et une légère pâleur avait envahi son visage.</p> + +<p>—Prenez garde, prince! dit la reine d'une voix +stridente et avec un sourire menaçant comme ces légers +nuages que l'amiral avait fait remarquer à lady +Hamilton, et qui annonçaient l'approche de la tempête; +prenez garde! les seules personnes qui seront +venues à la fête de lady Hamilton seront invitées aux +fêtes de la cour.</p> + +<p>—Hélas! madame, répondit Caracciolo sans que +sa sérénité parût le moins du monde altérée par cette +menace, l'indisposition de ma pauvre belle-soeur est +tellement grave, que, les fêtes données par Votre Majesté +à Sa Seigneurie milord Nelson durassent-elles +un mois, elle ne pourra y assister, ni ma nièce par +conséquent, puisqu'une jeune fille de son âge et de +son nom ne peut, même chez la reine, paraître séparée +de sa mère.</p> + +<p>—C'est bien, monsieur, répondit la reine incapable +de se contenir; en temps et lieu, nous nous souviendrons +de ce refus.</p> + +<p>Et, prenant le bras de lady Hamilton:</p> + +<p>—Venez, chère Emma, dit-elle.</p> + +<p>Puis, à demi-voix:</p> + +<p>—Oh! ces Napolitains! ces Napolitains! murmura-t-elle, +ils me haïssent, je le sais bien; mais je ne +suis pas en arrière avec eux: moi, je les exècre!</p> + +<p>Et elle s'avança d'un pas rapide vers l'escalier de +tribord, mais point si rapide cependant que l'amiral +Caracciolo ne l'y devançât.</p> + +<p>Un signe de lui fît éclater la musique en brillantes +fanfares; les canons tonnèrent de nouveau, les cloches +s'ébranlèrent toutes à la fois, et la reine, la rage +dans le coeur, et Emma, la honte sur le front, descendirent +au milieu de toutes les apparences extérieures +de la joie et du triomphe.</p> + +<p>Le roi, la reine, Emma Lyonna, Nelson montèrent +dans la première voiture; le prince, la princesse +royale, sir William Hamilton et le ministre Jean Acton, +dans la seconde; tous les autres, à leur choix, +dans les voitures de suite.</p> + +<p>On se rendit d'abord et directement à l'église Sainte-Claire, +afin d'y entendre un <i>Te Deum</i> d'action de grâces. +En leur qualité d'hérétiques, Horace Nelson, sir +William et Emma Lyonna se fussent volontiers passés +de cette cérémonie; mais le roi était trop bon chrétien, +surtout quand il avait peur, pour permettre qu'on +l'oubliât.</p> + +<p>Le <i>Te Deum</i> était chanté par monseigneur Capece +Zurlo, archevêque de Naples, excellent homme auquel, +au point de vue du roi et de la reine des Deux-Siciles, +on ne pouvait reprocher qu'une trop grande tendance +vers les idées libérales; il était assisté, dans l'accomplissement +de ce triomphant office, par une autre sommité +ecclésiastique, par le cardinal Fabrizio Ruffo, +lequel n'était encore, à cette époque, connu que par +les scandales de sa vie publique et privée.</p> + +<p>Aussi, tout le temps que dura le <i>Te Deum</i>, fut-il employé +par sir William Hamilton, aussi grand collecteur +d'anecdotes scandaleuses que de curiosités archéologiques, +à mettre lord Nelson au courant des +aventures de l'illustre <i>porporato</i>.</p> + +<p>Voici, au reste, ce qu'il lui apprit et ce qu'il est +important que nos lecteurs sachent sur cet homme, +destiné à jouer un si grand rôle dans le cours des +événements que nous avons à raconter.</p> + +<p>Un proverbe italien destiné à glorifier les grandes +familles et à constater leur ancienneté historique +dit: «Les apôtres à Venise, les Bourbons en France, +les Colonna à Rome, les San-Severini à Naples, les +Ruffo en Calabre.</p> + +<p>Le cardinal Fabrizio Ruffo appartenait à cette illustre +famille.</p> + +<p>Un soufflet donné par lui, dans son enfance, au +bel Ange Braschi, lequel, plus tard, devint pape +sous le nom de Pie VI, fut la source de sa fortune.</p> + +<p>Il était neveu du cardinal Tommaso Ruffo, doyen +du sacré collège. Un jour, Braschi, alors trésorier de +Sa Sainteté, prit sur ses genoux l'enfant de son protecteur, +et, comme le petit Ruffo voulait jouer avec les +beaux cheveux blonds du trésorier et que celui-ci, en +relevant la tête, lui faisait éprouver un supplice pareil +à celui de Tantale, l'enfant, au moment où Braschi +abaissait la tête vers lui, au lieu d'essayer de saisir +les boucles de ses cheveux, comme il avait fait jusque-là, +lui appliqua de toutes ses petites forces un vigoureux +soufflet.</p> + +<p>Trente ans plus tard, Braschi, devenu pape, retrouva +dans l'homme de trente-quatre ans l'enfant +qui l'avait souffleté. Il se souvint que c'était le neveu +du protecteur auquel il devait tout, et il le fit ce qu'il +était lui-même au moment où il avait reçu ce soufflet, +c'est-à-dire trésorier du saint-siége, poste d'où +l'on ne sort que cardinal.</p> + +<p>Fabrizio Ruffo mena si bien la trésorerie, qu'au bout +de trois ou quatre ans, on s'aperçut d'un déficit de +trois ou quatre millions: c'était un million par an. +Pie VI vit qu'il avait meilleur marché de nommer +Ruffo cardinal que de le laisser trésorier; il lui envoya +le chapeau rouge et lui fit redemander la clef du +trésor.</p> + +<p>Ruffo, cardinal à trente mille francs par an au lieu +de trésorier à un million, ne voulut point rester à +Rome pour y faire la figure d'un homme ruiné; il +partit pour Naples, et, muni d'une lettre du pape +Pie VI, vint demander un emploi à Ferdinand, dont, +en sa qualité de Calabrais, il était le sujet.</p> + +<p>Consulté sur ses aptitudes, Ruffo répondit qu'elles +étaient toutes guerrières, que c'était lui qui avait +fortifié Ancône et inventé une nouvelle manière de +rougir les boulets; il demandait donc ou plutôt désirait +un emploi à la guerre ou à la marine.</p> + +<p>Mais Ruffo n'avait pas eu le don de plaire à la reine, +et, comme c'était la reine qui, par la signature de son +favori Acton, premier ministre, nommait aux emplois +de la marine et de la guerre, Ruffo fut inexorablement +repoussé, même des emplois inférieurs.</p> + +<p>Le roi alors, pour faire honneur à la recommandation +de Pie VI, nomma le cardinal directeur de sa +manufacture de soieries de San-Leucio.</p> + +<p>Si étrange que fût ce poste pour un cardinal, surtout +lorsque l'on approfondissait le mystère qui avait +présidé à la formation de cette colonie, Ruffo accepta. +Ce qu'il lui fallait avant tout, c'était de l'argent, et le +roi avait attaché au titre de directeur de la colonie de +San-Leucio, une abbaye rapportant vingt-mille livres +de rente.</p> + +<p>Au reste, le cardinal Ruffo était instruit et même +savant, beau de visage, jeune encore, brave et fier +comme ces prélats du temps de Henri IV et de +Louis XIII qui disaient la messe dans leurs moments +perdus, et, tout le reste du temps, portaient la cuirasse +et maniaient l'épée.</p> + +<p>Le récit de sir William dura juste autant que le <i>Te +Deum</i> de monseigneur Capece Zurlo. Le <i>Te Deum</i> +fini, on remonta en voiture, et l'on se rendit à l'extrémité +de la rue de Chiaïa, où était situé, comme nous +l'avons dit, et où est encore situé aujourd'hui le palais +de l'ambassade d'Angleterre, un des plus beaux +et des plus vastes palais de Naples.</p> + +<p>Pour revenir de l'église Sainte-Claire, comme pour +y aller, les voitures furent obligées de marcher au +pas, tant les rues étaient encombrées de monde. Nelson, +peu habitué aux démonstrations bruyantes et +extérieures des peuples du Midi, était enivré de ces +cris de «Vive Nelson! vive notre libérateur!» répétés +par cent mille bouches, ébloui par ces mouchoirs +de toutes couleurs agités par cent mille bras.</p> + +<p>Une chose cependant l'étonnait quelque peu, au milieu +de la bruyante grandeur de son triomphe, c'était +la familiarité des lazzaroni, qui montaient sur les +marchepieds, sur le siège de devant et sur le siège de +derrière de la voiture royale, et qui, sans que le cocher, +les laquais ni les coureurs parussent s'en inquiéter, +tiraient la queue du roi ou lui secouaient le nez en +l'appelant <i>compère Nasone</i>, en le tutoyant et en lui demandant +quel jour il vendrait son poisson à Mergellina, +ou mangerait du macaroni à Saint-Charles. Il y +avait loin de là à la majesté qu'affectaient les rois +d'Angleterre et à la vénération dont on les entourait; +mais Ferdinand paraissait si heureux de ces familiarités, +il répondait si gaiement par des quolibets et des +gros mots du calibre de ceux qui lui étaient lancés; il +envoyait de si vigoureuses taloches à ceux qui lui tiraient +la queue trop rudement, qu'en arrivant à la +porte de l'hôtel de l'ambassade, Nelson ne voyait plus +dans cet échange de familiarités que les transports +d'enfants fanatiques de leur père et les faiblesses d'un +père trop indulgent pour ses enfants.</p> + +<p>Là, de nouveaux éblouissements attendaient son orgueil.</p> + +<p>La porte de l'ambassade était transformée en un +immense arc de triomphe, surmonté des nouvelles armes +que le roi d'Angleterre venait d'accorder au vainqueur +d'Aboukir, avec le titre de baron du Nil et la +dignité de lord. Aux deux côtés de cette porte étaient +plantés deux mâts dorés pareils à ceux que l'on dresse, +les jours de fête, sur la piazzetta de Venise, et à l'extrémité +de ces mâts flottaient de longues flammes rouges +avec les deux mots <i>Horace Nelson</i>, en lettres d'or, déroulés +par la brise de la mer et exposés à la reconnaissance +du peuple.</p> + +<p>L'escalier était une voûte de lauriers constellée des +fleurs les plus rares, formant le chiffre de Nelson, +c'est-à-dire une H et une N. Les boutons de la livrée +des valets, le service de porcelaine, tout, jusqu'aux +nappes de l'immense table de quatre-vingts couverts +dressée dans la galerie de tableaux; tout, jusqu'aux +serviettes des convives, était marqué de ces deux initiales, +entourées d'un cercle de lauriers; une musique, +assez douce pour permettre la conversation, se faisait +entendre, mêlée à des arômes impalpables; l'immense +palais, pareil à la demeure enchantée d'Armide, était +plein de parfums flottants et de mélodies invisibles.</p> + +<p>On n'attendit pour se mettre à table que la présence +des deux officiants, l'archevêque Capece Zurlo et le +cardinal Fabrizio Ruffo.</p> + +<p>A peine furent-ils arrivés, que, selon les règles des +étiquettes royales, qui veulent que, partout où les rois +sont, les rois soient chez eux, on annonça que Leurs +Majestés étaient servies.</p> + +<p>Nelson fut placé en face du roi, entre la reine +Marie-Caroline et lady Hamilton.</p> + +<p>Comme cet Apicius qui, lui aussi, habitait Naples, +à qui Tibère renvoyait de Caprée les turbots trop +gros et trop chers pour lui, et qui se tua lorsqu'il ne +lui resta plus que quelques millions, sous prétexte que +ce n'était plus la peine de vivre quand on était ruiné, +sir William Hamilton, mettant la science aux ordres +de la gastronomie, avait levé une contribution sur +les productions du monde entier.</p> + +<p>Des milliers de bougies se reflétant dans les glaces, +dans les candélabres, dans les cristaux, jetaient à travers +cette galerie magique une lumière plus éblouissante +que n'avait jamais fait le soleil aux heures les +plus ardentes de la journée et dans les jours les plus +limpides et les plus transparents de l'été.</p> + +<p>Cette lumière, en rampant sur les broderies d'or et +d'argent et en rejaillissant en feux de mille couleurs +des plaques, des ordres, des croix en diamants qui +chamarraient leur poitrine, semblait envelopper les +illustres convives dans cette auréole qui, aux yeux +des peuples esclaves, fait des rois, des reines, des princes, +des courtisans, des grands de la terre enfin, une +race de demi-dieux et de créatures supérieures et privilégiées.</p> + +<p>A chaque service, un toast était porté, et le roi +Ferdinand lui-même avait donné l'exemple en portant +le premier toast au règne glorieux, à la prospérité +sans nuages et à la longue vie de son bien-aimé +cousin et auguste allié George III, roi d'Angleterre.</p> + +<p>La reine, contre tous les usages, avait porté la santé +de Nelson, libérateur de l'Italie; suivant son exemple, +Emma Lyonna avait bu au héros du Nil, puis, passant +à Nelson le verre où elle avait trempé sa lèvre, changé +le vin en flammes; et, à chaque toast, des hourras +frénétiques, des applaudissements à faire crouler la +salle, avaient éclaté.</p> + +<p>On atteignit ainsi le dessert dans un enthousiasme +croissant, qu'une circonstance inattendue porta jusqu'au +délire.</p> + +<p>Au moment où les quatre-vingts convives n'attendaient +plus, pour se lever de table, que le signal que +devait donner le roi en se levant lui-même, le roi se +leva en effet, et son exemple fut suivi; mais le roi debout +demeura à sa place. Aussitôt, ce chant si grave, +si large, si profondément mélancolique, commandé +par Louis XIV à Lulli pour faire honneur à Jacques II, +l'exilé de Windsor, l'hôte royal de Saint-Germain, le +<i>God save the king</i> éclata chanté par les plus belles voix +du théâtre Saint-Charles, accompagnées des cent +vingt musiciens de l'orchestre.</p> + +<p>Chaque couplet fut applaudi avec fureur, et le dernier +couplet applaudi plus longuement et plus bruyamment +encore que les autres, parce que l'on croyait le +chant terminé, lorsqu'une voix pure, sonore, vibrante +commença ce couplet, ajouté pour la circonstance, et +dont le mérite était plus dans l'intention qui l'avait +dicté que dans la valeur des vers:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Joignons-nous, pour fêter la gloire</p> +<p>Du favori de la Victoire,</p> +<p class="i4">Des Français l'effroi!</p> +<p>Des Pharaons l'antique terre</p> +<p>Chante avec la noble Angleterre,</p> +<p>De Nelson orgueilleuse mère:</p> +<p class="i4">«Dieu sauve le roi!»;</p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i8">(<i>Traduction littérale.</i>)</p> + </div> </div> + +<p>Ces vers, si médiocres qu'ils fussent, avaient fait +pousser une acclamation universelle, qui allait encore +s'accroître en se répétant, quand tout à coup les +voix s'éteignirent sur les lèvres des convives, et les +yeux effarés se tournèrent vers la porte, comme si le +spectre de Banquo ou la statue du Commandeur venait +d'apparaître au seuil de la salle du festin.</p> + +<p>Un homme de haute taille et au visage menaçant +était debout dans l'encadrement de la porte, vêtu de +ce sévère et magnifique costume républicain, dont on +ne perdait pas le moindre détail, inondé qu'il était de +lumière. Il portait l'habit bleu à larges revers, le gilet +rouge brodé d'or, le pantalon collant blanc, les +bottes à retroussis; il avait la main gauche appuyée à +la poignée de son sabre, la main droite enfoncée +dans sa poitrine, et, impardonnable insolence, la +tête couverte de son chapeau à trois cornes, sur lequel +flottait le panache tricolore, emblème de cette +Révolution qui a élevé le peuple à la hauteur du trône +et abaissé les rois au niveau de l'échafaud.</p> + +<p>C'était l'ambassadeur de France, ce même Garat +qui, au nom de la Convention nationale, avait lu, au +Temple, la sentence de mort à Louis XVI.</p> + +<p>On comprend l'effet qu'avait produit dans un pareil +moment une semblable apparition.</p> + +<p>Alors, au milieu d'un silence de mort, que nul ne +songeait à rompre, d'une voix ferme, vibrante, sonore, +il dit:</p> + +<p>—Malgré les trahisons sans cesse renouvelées de +cette cour menteuse qu'on appelle la cour des Deux-Siciles, +je doutais encore; j'ai voulu voir de mes +yeux, entendre de mes oreilles; j'ai vu et entendu! +Plus explicite que ce Romain qui, dans un pan de sa +toge, apportait au Sénat de Carthage la paix ou la +guerre, moi, je n'apporte que la guerre, car vous +avez aujourd'hui renié la paix. Donc, roi Ferdinand, +donc, reine Caroline, la guerre puisque vous la voulez; +mais ce sera une guerre d'extermination, où vous +laisserez, je vous en préviens, malgré celui qui est le +héros de cette fête, malgré la puissance impie qu'il +représente, où vous laisserez le trône et la vie. Adieu!</p> + +<p>Je quitte Naples, la ville du parjure; fermez-en les +portes derrière moi, réunissez vos soldats derrière vos +murailles, hérissez de canons vos forteresses, rassemblez +vos flottes dans vos ports, vous ferez la vengeance +de la France plus lente, mais vous ne la ferez +pas moins inévitable ni moins terrible; car tout cédera +devant ce cri de la grande nation: <i>Vive la République!</i></p> + +<p>Et, laissant le nouveau Balthasar et ses convives +épouvantés devant les trois mots magiques qui venaient +de retentir sous les voûtes, et que chacun +croyait lire en lettres de flamme sur les murs de la +salle du festin, le héraut qui venait, comme le fécial +antique, de jeter sur le sol ennemi le javelot enflammé +et sanglant, symbole de la guerre, s'éloigna +à pas lents, faisant résonner le fourreau de son sabre +sur les degrés de marbre de l'escalier.</p> + +<p>Puis, à ce bruit à peine éteint, succéda celui d'une +voiture de poste qui s'éloignait au galop de quatre +chevaux vigoureux.</p> +<br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<h3>LE PALAIS DE LA REINE JEANNE</h3> + + +<p>Il existe à Naples, à l'extrémité de Mergellina, aux +deux tiers à peu près de la montée du Pausilippe, +qui, à l'époque dont nous parlons, n'était qu'un sentier +à peine carrossable; il existe, disons-nous, une +ruine étrange, s'avançant de toute sa longueur sur +un écueil incessamment baigné par les flots de la +mer, qui, aux heures des marées, pénètre jusque +dans ses salles basses; nous avons dit que cette ruine +était étrange, et elle l'est en effet, car c'est celle d'un +palais qui n'a jamais été achevé et qui est arrivé à la +décrépitude sans avoir passé par la vie.</p> + +<p>Le peuple, dans la mémoire duquel vit avec plus +de ténacité la popularité du crime que celle des vertus, +le peuple, qui, à Rome, oublieux des règnes régénérateurs +de Marc-Aurèle et de Trajan, ne montre pas +au voyageur un débris de monument se rapportant à +la vie de ces deux empereurs; le peuple, au contraire, +encore enthousiaste aujourd'hui de l'empoisonneur +de Britannicus et du meurtrier d'Agrippine, le peuple +attache le nom du fils de Domitius Ænobarbus à tous +les monuments, même à ceux qui sont postérieurs à +lui de huit cents ans, et montre à tout passant les +bains de Néron, la tour de Néron, le sépulcre de +Néron; ainsi fait le peuple de Naples, qui a baptisé +la ruine de Mergellina, malgré le démenti visible que +lui donne son architecture du XVIIe siècle, du nom de +palais de la reine Jeanne.</p> + +<p>Il n'en est rien; ce palais, qui est de deux cents +ans postérieur au règne de l'impudique Angevine, fut +bâti, non point par l'épouse régicide d'Andrea, ou +par la maîtresse adultère de Sergiani Caracciolo, +mais par Anna Caraffa, femme du duc de Medina, +favori de ce duc Olivarès qu'on appelait le comte-duc, +et qui était lui-même le favori du roi Philippe IV. +Olivarès, en tombant, entraîna la chute de Medina, +qui fut rappelé à Madrid et qui laissa à Naples sa +femme en butte à la double haine qu'avait soulevée +contre elle son orgueil, contre lui sa tyrannie.</p> + +<p>Plus les peuples sont humbles et muets pendant +la prospérité de leurs oppresseurs, plus ils sont implacables +au jour de leur chute. Les Napolitains, qui +n'avaient pas fait entendre un murmure tant qu'avait +duré la puissance du vice-roi disgracié, le poursuivirent +dans sa femme, et Anna Caraffa, écrasée sous les +dédains de l'aristocratie, accablée sous les insultes de +la populace, quitta Naples à son tour, et alla mourir +à Portici, laissant son palais à demi-achevé, symbole +de sa fortune brisée au milieu de son cours.</p> + +<p>Depuis ce temps, le peuple a fait de ce géant de +pierre l'objet de ses superstitions néfastes; quoique +l'imagination des Napolitains n'ait qu'une médiocre +tendance vers la nébuleuse poésie du septentrion et +que les fantômes, commensaux habituels des brouillards, +n'osent s'aventurer dans l'atmosphère limpide +et transparente de la moderne Parthénope, ils ont +peuplé, on ne sait pourquoi, cette ruine d'esprits inconnus +et malfaisants qui jettent des sorts sur les +incrédules assez hardis pour s'aventurer dans ce +squelette de palais ou sur ceux qui, plus audacieux +encore, ont essayé de l'achever, malgré la malédiction +qui pèse sur lui, et malgré la mer, qui, dans son +ascension progressive, l'envahit de plus en plus: on +dirait que, pour cette fois, les murailles immobiles et +insensibles ont hérité des passions humaines, ou que +les âmes vindicatives de Medina et d'Anna Caraffa +sont revenues habiter, après la mort, la demeure +déserte et croulante qu'il ne leur a point été permis +d'habiter de leur vivant.</p> + +<p>Cette superstition s'était encore augmentée, vers +le milieu de l'année 1798, par les récits qui avaient +particulièrement couru dans la population de Mergellina, +c'est-à-dire dans la population la plus voisine +du théâtre de ces lugubres traditions. On racontait +que, depuis quelque temps, on avait entendu dans le +palais de la reine Jeanne,—car, nous l'avons dit, le +peuple persistait à lui donner ce nom, et nous le lui +conservons comme romancier, tout en protestant +contre comme archéologue;—on racontait qu'on +avait entendu des bruits de chaînes, mêlés à des +gémissements; qu'on avait, à travers les fenêtres +béantes, vu flotter sous les sombres arcades des +lumières d'un bleu pâle qui erraient seules dans les +salles humides et inhabitées; on affirmait enfin,—et +c'était un vieux pêcheur nommé Basso Tomeo, dans +lequel on avait la foi la plus entière, qui le racontait,—on +affirmait que ces ruines étaient devenues un +repaire de malfaiteurs. Et voici sur quelle certitude +Basso Tomeo appuyait cette dernière croyance:</p> + +<p>Pendant une nuit de tempête où, malgré l'effroi +que lui inspirait le château maudit, il avait été obligé +de chercher un refuge dans une petite anse que forme +naturellement l'écueil sur lequel il est bâti, il avait +entrevu, se glissant dans les ténèbres des immenses +corridors, des ombres vêtues de la longue robe des +<i>bianchi</i>, c'est à dire du costume des pénitents qui assistent +à leurs derniers moments les patients condamnés +au gibet ou à l'échafaud. Il disait plus, il disait +que, vers minuit,—il pouvait préciser l'heure, car +il venait de l'entendre sonner à l'église de la Madone +de Pie-di-Grotta,—il avait vu un de ces hommes ou +de ces démons qui, apparaissant sur la roche au +pied de laquelle se trouvait son bateau, s'y était +arrêté un instant; puis, se laissant glisser sur le +talus rapide qui descend à la mer, s'était avancé droit +à lui. Lui, alors épouvanté de l'apparition, avait +fermé les yeux et fait semblant de dormir. Il avait, +un instant après, senti le mouvement d'inclinaison +que faisait son bateau sous le poids d'un corps. De +plus en plus effrayé, il avait faiblement desserré les +paupières, juste ce qu'il fallait pour distinguer ce qui +se passait au-dessus de lui, et il avait, comme à +travers un nuage, entrevu cette forme spectrale se +penchant sur lui, un poignard à la main. Ce poignard, +un instant après, il en avait senti la pointe appuyée à +sa poitrine; mais, convaincu que l'être humain ou +surhumain, quel qu'il fût, auquel il avait affaire, +voulait s'assurer s'il dormait véritablement, il était +resté immobile, réglant de son mieux sa respiration +sur celle d'un homme plongé dans le plus profond +sommeil; et, en effet, l'effrayante apparition, après +avoir pesé un instant sur lui, s'était redressée tout +entière sur le rocher, et, du même pas et avec la +même facilité qu'elle l'avait descendu, avait commencé +de le gravir, s'était, comme en venant, arrêtée +un instant au sommet pour s'assurer qu'il dormait +toujours, puis avait disparu dans les ruines d'où elle +était sortie.</p> + +<p>Le premier mouvement de Basso Tomeo avait été +alors de saisir ses avirons et de fuir à force de rames; +mais il avait réfléchi qu'en fuyant il serait vu, que +l'on reconnaîtrait qu'il n'avait pas dormi, mais avait +fait semblant de dormir, découverte qui pouvait +lui être fatale, soit dans le moment, soit plus +tard.</p> + +<p>Dans tous les cas, l'impression avait été si profonde +sur le vieux Basso Tomeo, qu'il avait, avec ses trois +fils Gennari, Luigi et Gaetano, sa femme et sa fille +Assunta, quitté Mergellina et était allé fixer son domicile +à Marinella, c'est-à-dire à l'autre bout de +Naples et au côté opposé du port.</p> + +<p>Tous ces bruits, on le comprend bien, avaient pris +une consistance de plus en plus grande parmi la +population napolitaine, la plus superstitieuse des +populations. Chaque jour, ou plutôt chaque soir, +c'étaient, de l'extrémité du Pausilippe à l'église de la +Madone de Pie-di-Grotta, soit dans la chambre qui +réunit toute la famille, soit à bord des barques où les +pêcheurs stationnent en attendant l'heure de tirer +leurs filets, c'étaient de nouveaux récits enrichis de +nouveaux détails, tous plus effrayants les uns que les +autres.</p> + +<p>Quant aux personnes intelligentes qui croyaient +difficilement à l'apparition des esprits et aux malédictions +jetées sur les ruines, elles étaient les premières +à propager ces bruits, ou du moins à les laisser circuler +sans contradiction; car elles attribuaient les +événements qui donnaient naissance à toutes ces légendes +populaires à des causes bien autrement graves +et surtout bien autrement menaçantes que des apparitions +de spectres et des gémissements d'âmes en +peine; et, en effet, voici ce qu'on se disait tout bas, +en regardant autour de soi, d'un air inquiet, ce qu'on +se disait de père à fils, de frère à frère, d'ami à ami: +On se disait que la reine Marie-Caroline, irritée jusqu'à +la folie des événements soulevés en France par +la Révolution et qui avaient amené la mort sur l'échafaud +de son beau-frère Louis XVI et de sa soeur +Marie-Antoinette, avait institué, pour poursuivre les +jacobins, une junte d'État, laquelle avait, comme on +sait, condamné à mort trois malheureux jeunes gens: +Emmanuele de Deo, Vitaliano et Galiani, qui n'avaient +pas âge de vieillard à eux trois; mais, voyant +les murmures que cette triple exécution avait fait +naître et combien Naples avait été disposé à faire des +trois prétendus coupables trois martyrs, on disait +la reine, poursuivant dans l'ombre des vengeances +moins éclatantes, mais non moins sûres, avait, dans +une chambre du palais appelée la chambre obscure, +à cause des ténèbres où demeuraient les juges et les +accusateurs, établi une sorte de tribunal secret et invisible +que l'on appelait le tribunal de <i>la sainte foi</i>; +que, dans cette chambre et devant ce tribunal, on +recevait les délations d'accusateurs, non-seulement +inconnus, mais masqués; que l'on y prononçait des +jugements auquels n'assistaient pas les prévenus, qui +ne leur étaient pas dénoncés, dont ils n'apprenaient +l'existence que lorsqu'ils se trouvaient face à face avec +l'exécuteur de ces jugements, Pasquale de Simone, +lequel, que l'accusation portée contre Caroline d'Autriche +fut vraie ou fausse, n'était connu dans Naples +que sous le nom de <i>sbire de la reine</i>. Ce Pasquale de +Simone ne disait, assurait-on, qu'un seul mot tout +bas au condamné qu'il frappait, et il le frappait d'un +coup tellement sûr, ajoutait-on encore, qu'il n'y avait +pas d'exemple qu'aucun de ceux qui avaient été frappés +par lui en fût revenu; au reste, prétendait-on +toujours, pour qu'on ne fit pas doute d'où venait le +coup, le meurtrier laissait dans la plaie le poignard, +sur le manche duquel étaient gravées, ces deux lettres +séparées par une croix: <i>S. F.</i>, initiales des deux mots +<i>Santa Fede</i>.</p> + +<p>Il ne manquait pas de gens qui disaient avoir ramassé +des cadavres et trouvé dans la blessure le poignard +vengeur; mais il y en avait bien davantage +encore qui avouaient avoir pris la fuite en voyant un +cadavre à terre, et cela sans s'être donné la peine de +vérifier si le poignard était ou non resté dans la blessure, +et encore moins si ce poignard, comme celui de +la Sainte Vehme allemande, portait sur sa lame un +signe quelconque, dénonçant la main qui s'en était +servie.</p> + +<p>Enfin une troisième version avait cours qui n'était +peut-être pas la plus vraie, quoi qu'elle fût la plus +vraisemblable: c'est qu'une bande de malfaiteurs, si +communs à Naples, où les galères ne sont que la maison +de campagne du crime, travaillait pour son propre +compte, et trouvait l'impunité de ses actes en laissant +ou en faisant croire qu'elle travaillait pour le +compte des vengeances royales.</p> + +<p>Quelle que soit la version qui fût la vérité, ou qui +s'en rapprochât le plus, pendant la soirée de ce même +22 septembre, tandis que les feux d'artifice éclataient +sur la place du château, sur le Mercatello et au largo +delle Pigne; tandis que la foule, pareille à un fleuve +roulant à grand bruit entre deux rives escarpées, s'écoulait +sous l'arcade de flammes des illuminations +dans la seule artère chargée de porter la vie d'un bout +à l'autre de Naples, c'est-à-dire dans la rue de Tolède; +tandis que l'on commençait à se remettre, au palais +de l'ambassade d'Angleterre, du trouble causé par +l'apparition de l'ambassadeur de France et de l'anathème +lancé par lui, une petite porte de bois donnant +sur l'endroit le plus désert de la montée du Pausilippe, +entre l'écueil de Frise et le restaurant de la +Schiava, une petite porte, disons-nous, s'ouvrait de +dehors au dedans pour donner passage à un homme +enveloppé d'un grand manteau avec lequel il cachait +le bas de sa figure, tandis que le haut était perdu +dans l'ombre que projetait sur elle un chapeau à +larges bords enfoncé jusque sur ses yeux.</p> + +<p>La porte refermée avec soin derrière lui, cet homme +prit un étroit sentier qui s'escarpait aux flancs du +talus, par une pente rapide descendait vers la mer, et +conduisait directement au palais de la reine Jeanne. +Seulement, au lieu de mener jusqu'au palais, ce sentier +aboutissait à une roche à pic surplombant l'abîme +de dix à douze pieds. Il est vrai qu'à cette roche +adhérait pour le moment une planche dont l'autre +extrémité s'appuyait sur le rebord d'une fenêtre du +premier étage du palais et formait un pont mobile +presque aussi étroit que ce tranchant de rasoir sur lequel +il faut passer pour atteindre le seuil du paradis +de Mahomet. Cependant, si étroit et si mobile que fût +ce pont, l'homme au manteau s'y aventura avec une +insouciance indiquant l'habitude qu'il avait de ce chemin; +mais, au moment où il allait atteindre la fenêtre, +un homme caché à l'intérieur se démasqua et +barra le passage au nouvel arrivant en lui mettant +un pistolet sur la poitrine. Sans doute celui-ci s'attendait-il +à cet obstacle, car il n'en parut nullement inquiet, +et, sans s'émouvoir, sans paraître même s'effrayer, +il fit un signe maçonnique, murmura à celui +qui lui barrait le chemin la moitié d'un mot que celui-ci +acheva en démasquant l'entrée de la ruine, ce qui +permit à l'homme au manteau de descendre de l'appui +de la fenêtre dans la chambre. Une fois cette descente +opérée, le dernier venu voulut remplacer son +compagnon au poste de la fenêtre, comme sans doute +c'était l'usage, afin d'y attendre un nouvel arrivant, +de même qu'au haut de l'escalier du sépulcre royal +de Saint-Denis, le dernier roi de France mort attend +son successeur.</p> + +<p>—Inutile, lui dit son compagnon; nous sommes +tous au rendez-vous, excepté Velasco, qui ne peut +venir qu'à minuit.</p> + +<p>Et tous deux, réunissant leurs forces, tirèrent à eux +la planche qui formait le pont volant, menant du +rocher aux ruines, la dressèrent contre la muraille, et, +enlevant ainsi aux profanes tout moyen d'arriver jusqu'à +eux, ils se perdirent dans l'ombre, plus épaisse +encore à l'intérieur des ruines qu'au dehors.</p> + +<p>Mais, si grande que fût cette obscurité, elle ne paraissait +pas avoir de secret pour les deux compagnons; +car tous deux suivirent sans hésitation une +espèce de corridor où pénétraient par les crevasses +du plafond quelques parcelles de lumière sidérale, et +arrivèrent ainsi aux premières marches d'un escalier +dont la rampe manquait, mais assez large pour que +l'on pût s'y engager sans danger.</p> + +<p>A l'une des fenêtres de la salle à laquelle aboutissait +l'escalier et qui s'ouvrait sur la mer, on distinguait +une forme humaine que son opacité rendait visible +de l'intérieur, mais que, de l'extérieur, il devait +être impossible de distinguer.</p> + +<p>Au bruit des pas, cette espèce d'ombre se retourna.</p> + +<p>—Sommes nous tous réunis? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oui, tous, répondirent les deux voix.</p> + +<p>—Alors, dit l'ombre, il ne nous reste plus à attendre +que l'envoyé de Rome.</p> + +<p>—Et, pour peu qu'il tarde, je doute qu'il puisse, +du moins cette nuit, tenir la parole donnée, dit +l'homme au manteau en jetant un coup d'oeil sur les +vagues qui commençaient à écumer sous les premières +haleines du sirocco.</p> + +<p>—Oui, la mer se fâche, répondit l'ombre; mais, si +c'est véritablement l'homme qu'Hector nous a promis, +il ne s'arrêtera point pour si peu.</p> + +<p>—Pour si peu! comme tu y vas, Gabriel! voilà le +vent du midi lâché, et, dans une heure, la mer ne sera +plus tenable; c'est le neveu d'un amiral qui te le dit.</p> + +<p>—S'il ne vient pas par mer, il viendra par terre; +s'il ne vient point en barque, il viendra à la nage; s'il +ne vient pas à la nage, il viendra en ballon, dit une +voix jeune, fraîche et vigoureusement accentuée. Je +connais mon homme, moi qui l'ai vu à l'oeuvre. Du +moment qu'il a dit au général Championnet: «J'irai!» +il viendra, dût-il passer à travers le feu de l'enfer.</p> + +<p>—D'ailleurs, il n'y a point de temps perdu, reprit +l'homme au manteau; le rendez-vous est entre onze +heures et minuit, et—il fit sonner une montre à répétition—et, +vous le voyez, il n'est pas encore onze +heures.</p> + +<p>—Alors, dit celui qui s'était donné pour le neveu +d'un amiral, et qui, par cette raison, devait se connaître +au temps, c'est à moi, qui suis le plus jeune, +de monter la garde à cette fenêtre, et à vous, qui êtes +des hommes mûrs et les fortes têtes, à délibérer. Descendez +donc dans la salle des délibérations; je reste +ici, et, à la moindre barque ayant un feu à sa proue, +vous êtes prévenus.</p> + +<p>—Nous n'avons point à délibérer; mais nous +devons avoir un certain nombre de nouvelles à +échanger; le conseil que nous donne Nicolino +est donc bon, quoiqu'il nous soit donné par un +fou.</p> + +<p>—Si l'on me croit véritablement un fou, dit Nicolino, +il y a ici quatre hommes encore plus insensés que +moi: ce sont ceux qui, me sachant un fou, m'ont +admis dans leurs complots; car, mes bons amis, vous +avez beau vous appeler philomati et donner un prétexte +scientifique à vos séances, vous êtes tout simplement +des francs-maçons, secte proscrite dans le +royaume des Deux-Siciles, et vous conspirez la chute +de Sa Majesté le roi Ferdinand et l'établissement de +la République parthénopéenne; ce qui implique le +crime de haute trahison, c'est-à-dire la peine de mort. +De la peine de mort, nous nous moquons, mon ami +Hector Caraffa et moi, attendu qu'en notre qualité de +patriciens, nous aurons la tête tranchée, accident qui +ne fait point tort au blason; mais, toi, Manthonnet, +mais, toi, Schipani, mais Cirillo, qui est en bas, mais +vous, comme vous n'êtes que des gens de coeur, de +courage, de science, de mérite, comme vous valez +cent fois mieux que nous, mais que vous avez le malheur +d'être des vilains, vous serez pendus haut et +court. Ah! comme je rirai, mes bons amis, quand, +de la fenêtre de la <i>mannaïa</i><a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>, je vous verrai gigoter +au bout de vos cordes, à moins toutefois que l'illustrissimo +signore don Pasquale de Simone ne me +prive de ce plaisir par ordre de Sa Majesté la reine... +Allez délibérer, allez! et, quand il y aura quelque +chose d'impossible à faire, c'est-à-dire quelque +chose que puisse faire seulement un fou, pensez à +moi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1: </b><a href="#footnotetag1">(retour) </a><p>Nom italien de la guillotine.</p></blockquote> + +<p>Ceux auxquels l'avis était adressé furent probablement +de l'opinion de celui qui le donnait; car, moitié +riant, moitié haussant les épaules, ils laissèrent Nicolino +de garde à sa fenêtre, descendirent un escalier +tournant, sur les marches duquel se projetaient +les lueurs d'une lampe éclairant une chambre basse +creusée dans le roc au-dessous du niveau de la mer, +et qui avait, selon toute probabilité, été destinée par +l'architecte du duc de Medina au noble but d'enfermer, +sous le nom prosaïque de cave, les meilleurs +vins d'Espagne et de Portugal.</p> + +<p>Dans cette cave, puisque malgré la poésie et la +gravité de notre sujet, nous sommes obligé d'appeler +les choses par leur nom, dans cette cave était un +homme assis, pensif et méditant, le coude appuyé +sur une table de pierre; son manteau, rejeté en arrière, +laissait éclairé par la lumière de la lampe son +visage pâle et amaigri par les veilles; devant lui +étaient quelques papiers, des plumes et de l'encre, et +à la portée de sa main une paire de pistolets et un +poignard.</p> + +<p>Cet homme, c'était le célèbre médecin Domenico +Cirillo.</p> + +<p>Les trois autres conjurés que Nicolino avait envoyés +délibérer et désignés sous les noms de Schipani, +de Manthonnet et d'Hector Caraffa entrèrent +tour à tour dans le cercle de lumière pâle et tremblotante +que projetait la lampe, se débarrassèrent de leur +manteau et de leur chapeau, posèrent chacun devant +eux une paire de pistolets et un poignard, et commencèrent, +non pas à délibérer, mais à échanger les +nouvelles qui couraient par la ville, et que chacun +avait pu recueillir de son côté.</p> + +<p>Comme nous sommes aussi bien qu'eux, et même +mieux qu'eux, au courant de tout ce qui s'était passé +dans cette journée si pleine d'événements, nous allons, +si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, les +laisser discourir sur ce sujet, qui n'aurait plus d'intérêt +pour nous, et tracer une courte biographie de ces +cinq hommes, appelés à jouer un rôle important +dans les événements que nous avons entrepris de raconter.</p> +<br><br> + + + +<h3>VI</h3> + +<h3>L'ENVOYÉ DE ROME.</h3> + + +<p>Voyons donc ce que c'était que ces cinq hommes, +dont Nicolino, dans sa verve railleuse, venait, sans +s'épargner lui-même, de vouer trois au gibet et deux +à la guillotine, prédiction qui, au reste, moins un, +devait de point en point se réaliser pour tous.</p> + +<p>Celui que nous avons montré seul, assis, pensif et +méditant, le coude appuyé sur la table de pierre, et +que nous avons dit se nommer Domenico Cirillo, +était un homme de Plutarque, un des plus puissants +représentants de l'antiquité qui eussent jamais paru +sur la terre de Naples. Il n'était ni du pays ni du +temps dans lequel il vivait, et il avait à peu près toutes +les qualités dont une seule eût suffi à faire un +homme supérieur.</p> + +<p>Il était né en 1734, l'année même de l'avénement +au trône de Charles III, à Grumo, petit village de la +Terre de Labour. Sa famille avait toujours été une +pépinière d'illustres médecins, de savants naturalistes +et d'intègres magistrats. Avant d'avoir atteint +vingt ans, il concourait pour la chaire de botanique et +l'obtenait; puis il avait voyagé en France, s'était lié +avec Nollet, Buffon, d'Alembert, Diderot, Franklin, +et, sans son grand amour pour sa mère,—il le disait +lui-même,—renonçant à sa patrie réelle, il fût resté +dans la patrie de son coeur.</p> + +<p>De retour à Naples, il continua ses études et devint +un des premiers médecins de son époque; mais il +était particulièrement connu comme le médecin des +pauvres, disant que la science devait être, pour +un véritable chrétien, non une source de fortune, +mais un moyen de venir en aide à la misère; ainsi, +appelé en même temps par un riche citoyen et par un +pauvre lazzarone, il allait de préférence au pauvre, +qu'il soulageait d'abord avec son art, tant qu'il était +en danger, et qu'un fois entré en convalescence il aidait +de son argent.</p> + +<p>Malgré cela, disons mieux, à cause de cela, il avait +été mal vu à la cour en 1791, époque à laquelle la +crainte des principes révolutionnaires et la haine des +Français soulevèrent Ferdinand et Caroline contre +tout ce qu'il y avait à Naples de coeurs nobles et d'esprits +intelligents.</p> + +<p>Depuis ce temps, il avait vécu dans une demi-disgrâce, +et, ne voyant d'espoir pour son malheureux +pays que dans une révolution accomplie à l'aide de +ces mêmes Français qu'il avait aimés, au point de les +mettre en balance avec sa mère et sa propre patrie, +il était entré, avec la résolution philosophique de son +âme et la sereine et douce ténacité de son caractère, +dans un complot qui avait pour but de substituer l'intelligente +et fraternelle autorité de la France à la +sombre et brutale tyrannie des Bourbons. Il ne se cachait +point qu'il jouait sa tête, et, calme, sans faux +enthousiasme, il persistait dans son projet, si dangereux +qu'il fût, comme il eût persisté dans la dangereuse +volonté de soigner, au risque de sa propre vie, +une population malade du choléra ou du typhus. Ses +compagnons, plus jeunes et plus violents que lui, +avaient pour ses avis, en toute chose, une suprême +déférence; il était le fil qui les guidait dans le labyrinthe, +la lumière qu'ils suivaient dans l'obscurité; +et le sourire mélancolique avec lequel il accueillait le +danger, la suave onction avec laquelle il parlait des +élus qui ont le bonheur de mourir pour l'humanité, +avaient sur leur esprit quelque chose de cette influence +que donne Virgile à l'astre chargé de dissiper +les ténèbres et les terreurs de l'obscurité, et de leur +substituer les silences protecteurs et bienveillants de +la nuit.</p> + +<p>Hector Caraffa, comte de Ruvo, duc d'Andria, le +même qui était intervenu dans la conversation pour +répondre de la persistante volonté et du froid courage +de l'homme que l'on attendait, était un de ces +athlètes que Dieu crée pour les luttes politiques, c'est-à-dire +une espèce de Danton aristocrate, avec un coeur +intrépide, une âme implacable, une ambition démesurée.</p> + +<p>Il aimait par instinct les entreprises difficiles, et +courait au danger du même pas dont un autre l'aurait +fui, s'inquiétant peu des moyens, pourvu qu'il arrivât +au but. Énergique dans sa vie, il fut, ce que l'on +eut cru impossible, plus énergique dans sa mort; +c'était enfin un de ces puissants leviers que la Providence, +qui veille sur les peuples, met aux mains des +révolutions qui doivent les affranchir.</p> + +<p>Il descendait de l'illustre famille des ducs d'Andria, +et portait le titre de comte de Ruvo; mais il dédaignait +son titre et tous ceux de ses aïeux qui ne s'offraient +pas à la reconnaissance de l'histoire avec quelqu'une +de ces recommandations qu'il ambitionnait de conquérir, +disant sans cesse qu'il n'y avait pas de noblesse +chez un peuple esclave. Il s'était enflammé au +premier souffle des idées républicaines, introduites à +Naples à la suite de Latouche-Tréville, s'était jeté avec +son audace accoutumée dans la voie hasardeuse des +révolutions, et, quoique forcé par sa position de paraître +à la cour, il s'était fait le plus ardent apôtre, le +plus zélé propagateur des principes nouveaux; partout +où l'on parlait de liberté, comme par une évocation +magique, on voyait apparaître à l'instant même +Hector Caraffa. Aussi, dès 1795, avait-il été arrêté +avec les premiers patriotes désignés par la junte d'État +et conduit au château Saint-Elme; là, il était entré +en relation avec un grand nombre de jeunes officiers +préposés à la garde du fort. Sa parole ardente créa +chez eux l'amour de la république; bientôt une telle +amitié les unit, que, menacé d'un jugement mortel, +il n'hésita point à leur demander leur aide pour +fuir. Alors, il y eut lutte entre ces nobles coeurs: +les uns disaient que, même pour la liberté, on +ne devait point trahir son devoir, et que, chargés +de la garde du château, c'était un crime à eux de +concourir à la fuite d'un prisonnier, ce prisonnier +fût-il leur ami, fût-il leur frère. D'autres, au contraire, +disaient qu'à la liberté et au salut de ses défenseurs, +même l'honneur, un patriote doit tout +sacrifier.</p> + +<p>Enfin, un jeune lieutenant de Castelgirone, en Sicile, +plus ardent patriote que les autres, consentit à +être non-seulement le complice, mais le compagnon +de sa fuite; tous deux furent aidés dans cette évasion +par la fille d'un officier de la garnison qui, amoureuse +d'Hector, lui fit passer une corde pour descendre du +haut des murs du château, tandis que le jeune Sicilien +l'attendait en bas.</p> + +<p>L'évasion s'exécuta heureusement; mais les deux +fugitifs n'eurent point même fortune: le Sicilien fut +repris, condamné à mort, et, par faveur spéciale de +Ferdinand, vit son supplice commué en celui d'une +prison perpétuelle dans l'horrible fosse de Favignana.</p> + +<p>Hector trouva un asile dans la maison d'un ami, à +Portici; de là, par des sentiers connus des seuls montagnards, +il sortit du royaume, se rendit à Milan, y +trouva les Français, et devint facilement leur ami, +étant celui de leurs principes. Eux, de leur côté, apprécièrent +cette âme de feu, ce coeur indomptable, +cette volonté de fer. Le beau caractère de Championnet +lui parut taillé sur celui des Phocion et des Philopoemen; +sans fonctions particulières, il s'attacha à son +état-major, et, lorsque, après la chute de Pie VI et la +proclamation de la république romaine, le général +français vint à Rome, il l'y accompagna; alors, se +trouvant si près de Naples, ne désespérant pas d'y +soulever un mouvement révolutionnaire, il avait repris, +pour rentrer dans le royaume, le même chemin +par lequel il en était sorti, était revenu demander l'hospitalité +non plus du proscrit, mais du conspirateur, +au même ami chez lequel il avait déjà trouvé un asile +et qui n'était autre que Gabriel Manthonnet, que nous +avons déjà nommé, et, de là, il avait écrit à Championnet +qu'il croyait Naples mûre pour un soulèvement +et qu'il l'invitait à lui envoyer un homme sûr, +calme et froid qui pût juger lui-même de la situation +des esprits et de l'état des choses: c'était cet envoyé +que l'on attendait.</p> + +<p>Gabriel Manthonnet, chez lequel Hector Caraffa +avait trouvé un asile, et que le bouillant patriote +n'avait pas eu de peine à entraîner à la cause de la +liberté, était, comme Hector Caraffa, un homme de +trente-quatre à trente-cinq ans, d'origine savoyarde, +comme l'indique son nom; sa force était herculéenne, +et sa volonté marchait l'égale de sa force; il avait +cette éloquence du courage et cet esprit du coeur +qui, dans les circonstances extrêmes, font jaillir de +l'âme ces paroles sublimes dont tressaille l'histoire, +chargée de les enregistrer; ce qui ne l'empêchait pas, +dans les circonstances ordinaires, de trouver ces fines +railleries qui, sans arriver à la postérité, font fortune +chez les contemporains. Admis dans l'artillerie napolitaine +en 1784, il avait été fait sous-lieutenant en +1787, était passé en 1789 comme lieutenant au régiment +d'artillerie de la reine, avait, en 1794, été nommé +lieutenant-capitaine, et enfin, au commencement de +l'année 1798, était devenu capitaine commandant de +son régiment et aide de camp du général Fonseca.</p> + +<p>Celui des quatre conspirateurs que nous avons désigné +sous le nom de Schipani était un Calabrais de +naissance. La loyauté et la bravoure étaient ses deux +qualités dominantes: homme d'exécution sûre tant +qu'il restait sous le commandement de deux chefs de +génie, comme Manthonnet ou Hector Caraffa, il devenait, +abandonné à lui-même, inquiétant à force de +témérité, dangereux à force de patriotisme. C'était +une espèce de machine de guerre, frappant des coups +terribles et sûrs, mais à la condition qu'il serait mis +en mouvement par d'habiles machinistes.</p> + +<p>Quant à Nicolino, qui était resté de garde, comme +le plus jeune, à la fenêtre du vieux château donnant +sur la pointe du Pausilippe, c'était un beau gentilhomme +de vingt et un à vingt-deux ans, neveu de ce +même François Caracciolo que nous avons vu commander +la galère de la reine et refuser pour lui une +invitation à dîner, et, pour sa nièce Cecilia, une invitation +de bal chez l'ambassadeur ou plutôt chez l'ambassadrice +d'Angleterre; il était, en outre, frère du +duc de Rocca-Romana, le plus élégant, le plus aventureux, +le plus chevaleresque des cavaliers servants +de la reine et qui est resté, à Naples, le type méridional +de notre duc de Richelieu, amant de mademoiselle +de Valois et vainqueur de Mahon; seulement, +Nicolino, enfant d'un second mariage, était fils +d'une Française, avait été élevé par sa mère dans l'amour +de la France, et tenait, de cette portion de son +sang, cette légèreté d'esprit et cette insouciance du +danger qui font au besoin du héros un homme aimable +et de l'homme aimable un héros.</p> + +<p>Tandis que les quatre autres conjurés échangeaient +entre eux à voix basse, et la main machinalement +étendue vers leurs armes, ces paroles pleines d'espérance, +comme en disent les conspirateurs, mais à +travers lesquelles, si pleines d'espérance qu'elles +soient, brillent de temps en temps comme le reflet +du glaive ou l'éclair du poignard, quelques-uns de +ces mots qui, par le frissonnement qu'ils éveillent au +fond du coeur, rappellent aux Damoclès politiques +qu'ils ont une épée suspendue au-dessus de leur tête, +Nicolino, insoucieux comme on l'est à vingt ans, rêvait +à ses amours, qui, en ce moment, avaient pour +objet une des dames d'honneur de la reine, encore +plus qu'à la liberté de Naples, et, sans perdre de vue +la pointe du Pausilippe, regardait s'amasser au ciel +cette tempête prédite par François Caracciolo à la +reine, et par lui à ses compagnons.</p> + +<p>En effet, de temps en temps, un tonnerre lointain +grondait, précédé par des éclairs qui, ouvrant une +sombre masse de nuages, roulant du midi au nord, +illuminaient tour à tour d'une lueur fantastique le +noir rocher de Capri, qui, aussitôt l'éclair éteint, rentrait +dans l'obscurité, ne faisant plus qu'un avec la +masse opaque de nuées dont il semblait former la +base. De temps en temps, des bouffées de ce vent +lourd et desséchant qui apporte jusqu'à Naples le +sable enlevé aux déserts de la Libye, passaient par +rafales frissonnantes, soulevant à la surface de la +mer une trépidation phosphorescente qui, pour un +instant, la changeait en un lac de flammes, rentrant +presque aussitôt dans sa sombre opacité.</p> + +<p>Au souffle de ce vent redouté des pêcheurs, une +foule de petites barques se hâtaient de regagner le +port, les unes emportées par leurs voiles triangulaires +et laissant derrière elles un sillon de feu, les autres +nageant de toutes leurs forces et pareilles à ces grosses +araignées qui courent sur l'eau, égratignant la mer +de leurs avirons, dont chaque coup faisait jaillir une +gerbe d'étincelles liquides. Peu à peu, ces barques, +en se rapprochant hâtivement de la terre, disparurent +derrière la lourde et immobile masse du château de +l'Oeuf et le phare du môle, dont la lumière jaunâtre +apparaissait au centre d'un cercle de vapeur pareil à +celui qui entoure la lune à l'approche des mauvais +temps; enfin, la mer resta solitaire, comme pour +laisser le champ libre au combat qu'allaient se livrer +les quatre vents du ciel.</p> + +<p>En ce moment, à la pointe du Pausilippe, apparut, +comme un point dans l'espace, une flamme rougeâtre, +faisant contraste avec les sulfureuses haleines de +la tempête et les émanations phosphorescentes de la +mer; cette flamme se dirigeait en droite ligne sur le +palais de la reine Jeanne.</p> + +<p>Alors, et comme si l'apparition de cette flamme +était un signal, éclata un coup de tonnerre qui roula +du cap Campanella au cap Misène, tandis que, dans +la même direction, le ciel, en s'ouvrant, offrait à l'oeil +effrayé les abîmes insondables de l'éther. Des rafales +venant de points complétement opposés passèrent, en +la creusant, à la surface de la mer avec des rapidités +et des bruits de trombe; les vagues montèrent +sans gradation, comme si un bouillonnement sous-marin +provoquait leur ébullition; la tempête venait +de briser sa chaîne et parcourait le cirque liquide, +comme un lion furieux.</p> + +<p>Nicolino, à l'aspect effrayant que prenaient à la +fois la mer et le ciel, jeta un cri d'appel qui fit tressaillir +les conjurés dans les profondeurs du vieux palais; +ils s'élancèrent par les degrés, et, arrivés à la +fenêtre, virent de quoi il s'agissait.</p> + +<p>La barque qui amenait, il n'y avait point à en +douter, le messager attendu, venait d'être prise et +comme enveloppée par la tempête, à moitié chemin +du Pausilippe au palais de la reine Jeanne; elle avait +abattu à l'instant même la petite voile carrée sous +laquelle elle naviguait, et elle bondissait effarée sur +les vagues, où essayaient de mordre les avirons de +deux vigoureux rameurs.</p> + +<p>Comme l'avait pensé Hector Caraffa, rien n'avait +arrêté le jeune homme au coeur de bronze qu'ils attendaient. +Comme il avait été convenu dans l'itinéraire +tracé d'avance,—et plus encore par précaution +pour les conspirateurs napolitains que pour l'envoyé, +que son uniforme français et son titre d'aide de camp +de Championnet devaient protéger dans une ville +d'un royaume allié, dans une capitale amie,—il +avait quitté la route de Rome à Santa-Maria, avait +gagné le bord de la mer, avait laissé son cheval à +Pouzzoles, sous prétexte qu'il était trop fatigué pour +aller plus loin; et, là, moitié menace, moitié séduction +d'une forte récompense, il avait déterminé deux +marins à partir malgré les présages du temps; et, +tout en protestant contre une pareille témérité, ils +étaient partis au milieu des cris et des lamentations +de leurs femmes et de leurs enfants, qui les avaient +accompagnés jusque sur les dalles humides du port.</p> + +<p>Leur crainte s'était réalisée, et, arrivés à Nisida, ils +avaient voulu mettre leur passager à terre et s'abriter +à la jetée; mais le jeune homme, sans colère, sans +paroles vaines, avait tiré les pistolets passés à sa ceinture, +en avait dirigé le canon sur les récalcitrants, +qui, voyant, à ce visage calme mais résolu, que c'en +était fait d'eux s'ils abandonnaient leurs rames, s'étaient +courbés sur elles et avaient donné une nouvelle +impulsion à la barque.</p> + +<p>Ils avaient débouché alors du petit golfe de +Pouzzoles dans le golfe de Naples, et, à partir de là, +s'étaient trouvés sérieusement aux prises avec la tempête, +qui, ne voyant, sur l'immense surface des flots, +que cette seule barque à anéantir, semblait avoir concentré +sur elle toute sa colère.</p> + +<p>Les cinq conjurés restèrent un instant immobiles +et muets; le premier aspect d'un grand danger couru +par notre semblable commence toujours par nous +stupéfier; puis jaillit tout à coup de notre coeur, +comme un instinct impérieux et irrésistible de la nature, +le besoin de lui porter secours.</p> + +<p>Hector Caraffa rompit le premier le silence.</p> + +<p>—Des cordes! des cordes! cria-t-il en essuyant +la sueur qui venait de perler tout à coup à son +front.</p> + +<p>Nicolino s'élança, il avait compris; il replaça la +planche sur l'abîme, bondit du rebord de la fenêtre +sur la planche, de la planche sur le rocher, et du +rocher jusqu'à la porte de la rue, et, dix minutes +après, il reparut avec une corde arrachée à un puits +public.</p> + +<p>Pendant ce temps, si court qu'il fût, la tempête +avait redoublé de rage; mais aussi, poussée par elle, +la barque s'était rapprochée et n'était plus qu'à quelques +encablures du palais; seulement, la vague battait +avec tant de fureur contre l'écueil sur lequel il +était bâti, qu'au lieu de se présenter comme une espérance, +il y avait un redoublement de danger à s'en +approcher, l'écume fouettant le visage des conspirateurs +penchés à la fenêtre du premier étage, c'est-à-dire +à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus de l'eau.</p> + +<p>A la lueur du feu allumé à la proue, et que chaque +vague que surmontait la barque menaçait d'éteindre, +on voyait les deux marins courbés sur leurs rames +avec l'angoisse de la terreur peinte sur le visage; +tandis que, debout, comme s'il était rivé au plancher +du bateau, les cheveux fouettés par l'ouragan, +mais le sourire sur les lèvres et regardant d'un oeil +dédaigneux ces flots qui, pareils à la meute de +Scylla, bondissaient et aboyaient autour de lui, le +jeune homme semblait un dieu commandant à la +tempête, ou, ce qui est plus grand encore, un homme +inaccessible à la peur.</p> + +<p>On voyait, à la façon dont il abaissait la main sur +ses yeux et dont il dirigeait son regard vers la ruine +gigantesque, que, dans l'espérance d'être attendu, il +essayait de distinguer à travers l'ombre la présence de +ceux qui l'attendaient; un éclair lui vint en aide, qui +illumina la façade ridée et sombre du vieux bâtiment, +et il put voir, groupés dans l'attitude de l'angoisse, +cinq hommes qui d'une même voix lui crièrent:</p> + +<p>—Courage!</p> + +<p>Au même moment, une vague monstrueuse, refoulée +par la base rocheuse du palais, s'abattit sur +l'avant de la barque, et, éteignant le feu, sembla +l'avoir engloutie.</p> + +<p>La respiration s'arrêta dans toutes les poitrines; +d'un geste désespéré, Hector Caraffa saisit ses cheveux +à pleines mains; mais on entendit une voix +forte et calme qui criait, dominant le bruit de la tempête:</p> + +<p>—Une torche!</p> + +<p>Ce fut Hector Caraffa qui s'élança à son tour; il y +avait dans une cavité de la muraille des torches préparées +pour les nuits ténébreuses; il saisit une de ces +torches, l'alluma à la lampe qui brûlait sur la table +de pierre; puis, presque aussitôt, on le vit apparaître +sur la plate-forme extérieure du rocher, penché sur +la mer et étendant vers la barque sa torche résineuse +au milieu d'un nuage d'écume impuissant à +l'éteindre.</p> + +<p>Alors, comme si elle surgissait des abîmes de la +mer, la barque reparut à quelques pieds seulement +de la base du château; les deux rameurs avaient +abandonné leur rames, et à genoux, les bras levés +au ciel, invoquaient la madone et saint Janvier.</p> + +<p>—Une corde! cria le jeune homme.</p> + +<p>Nicolino monta sur le rebord de la fenêtre, et, retenu +à bras-le-corps par l'herculéen Manthonnet, prit +sa mesure et lança dans le bateau une extrémité de la +corde, dont Schipani et Cirillo tenaient l'autre extrémité.</p> + +<p>Mais à peine avait-on entendu le bruit de la corde +heurtant le bois de la barque, qu'une vague énorme, +venant cette fois de la mer, lança avec une force irrésistible +la barque contre l'écueil. On entendit un craquement +funèbre suivi d'un cri de détresse; puis +barque, pêcheurs, passagers, tout disparut.</p> + +<p>Seulement, cette exclamation simultanée s'échappa +de la poitrine de Schipani et de Cirillo:</p> + +<p>—Il la tient! il la tient!</p> + +<p>Et ils se mirent à tirer la corde à eux.</p> + +<p>En effet, au bout d'une seconde, la mer se fendit +au pied de recueil, et, à la lueur de la torche qu'étendait +Hector Caraffa au-dessus de l'abîme, on en +vit sortir le jeune aide de camp, qui, secondé par la +traction de la corde, escalada le rocher, saisit la main +que lui tendit le comte de Ruvo, bondit sur la plateforme, +et, pressé tout ruisselant sur la poitrine de son +ami, avec son regard serein et sa voix dans laquelle +il était impossible de distinguer la moindre altération, +levant la tête vers ses sauveurs, prononça ce +seul mot:</p> + +<p>—Merci!</p> + +<p>En ce moment, un coup de tonnerre retentit, qui +sembla vouloir arracher le palais à sa base de granit; +un éclair flamboya, lançant, par toutes les ouvertures +de la ruine, ses flèches de feu, et la mer, avec un hurlement +terrible, monta jusqu'aux genoux des deux +jeunes gens.</p> + +<p>Mais Hector Caraffa, avec cet enthousiasme méridional +qui faisait encore ressortir la tranquillité de +son âme, levant sa torche comme pour défier la +foudre:</p> + +<p>—Gronde, tonnerre! flamboie, éclair! rugis tempête! +s'écria-t-il. Nous sommes de la race de ces Grecs +qui ont brûlé Troie, et celui-ci—ajouta-t-il en passant +la main sur l'épaule de son ami—celui-ci descend +d'Ajax, fils d'Oïlée: il échappera malgré les +dieux!</p> +<br><br> + + + +<h3>VII</h3> + +<h3>LE FILS DE LA MORTE.</h3> + + +<p>Ce qu'il y a de particulier aux grands cataclysmes +de la nature et aux grandes préoccupations politiques,—et, +hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point +honneur à l'humanité,—c'est qu'ils concentrent +l'intérêt sur les individus qui, dans l'un ou l'autre +cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend +ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages +inférieurs dans l'ombre, et en laissant le soin +de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence +qui est devenue, pour les égoïstes de caractère +ou d'occasion, un moyen de mettre à la charge de +Dieu toutes les infortunes qu'ils ne se souciaient pas +de secourir.</p> + +<p>Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui +amenait le messager attendu si impatiemment par +nos conspirateurs fut lancée contre l'écueil et se brisa +dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d'élite, au +coeur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres +de l'humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur +patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complétement +que deux de leurs semblables, fils de cette +patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de +disparaître dans le gouffre, pour ne s'occuper que de +celui qui se rattachait à eux par un lien d'intérêt +non-seulement général, mais encore individuel, concentrant +sur celui-là toute leur attention et tous leurs +secours, et croyant qu'une vie si nécessaire à leurs +projets n'était pas trop payée des deux existences secondaires +qu'elle venait de compromettre et à la +perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent +même pas.</p> + +<p>—C'étaient des hommes, cependant, murmurera +le philosophe.</p> + +<p>—Non, répondra le politique; c'étaient des zéros +dont une nature supérieure était l'unité.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, que les deux malheureux pêcheurs +aient eu leur part bien vive dans les sympathies +et dans les regrets de ceux qui venaient de les +voir disparaître, c'est ce dont il nous est permis de +douter en les voyant s'élancer, le visage joyeux et +les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à +son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et +sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.</p> + +<p>C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq +ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues +mèches, collées aux tempes et le long des joues +par l'eau de la mer, un visage naturellement pâle, et +dont tout le mouvement et toute la vie semblaient +s'être concentrés dans les yeux, suffisant d'ailleurs à +animer une physionomie qui, sans les éclairs qu'ils +jetaient, eût semblé de marbre; ses sourcils noirs et +naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale +une expression de volonté inflexible, contre laquelle +on comprenait que tout, excepté les mystérieux +et implacables décrets du sort, avait dû se +briser et devait se briser encore; si ses habits n'eussent +été ruisselants d'eau, si les boucles de ses cheveux +n'eussent point porté les traces de son passage +à travers les vagues, si la tempête n'eût rugi comme +un lion furieux d'avoir laissé échapper sa proie, il +eût été impossible de lire sur sa physionomie le +moindre signe d'émotion qui indiquât qu'il venait +d'échapper à un danger de mort; c'était bien enfin +et de tout point l'homme promis par Hector Caraffa, +dont l'impétueuse témérité se plaisait à s'incliner devant +le froid et tranquille courage de son ami.</p> + +<p>Pour achever maintenant le portrait de ce jeune +homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage, +du moins un des personnages principaux de +de cette histoire, hâtons-nous de dire qu'il était vêtu +de cet élégant et héroïque costume républicain que +les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont +non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel, +et dont nous avons, à propos de l'apparition +de notre ambassadeur Garat, tracé une description +trop exacte et trop récente pour qu'il soit utile de la +renouveler ici.</p> + +<p>Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il +qu'il y avait une certaine imprudence à un +messager, chargé de mystérieuses communications, +à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était +plus qu'un uniforme, qui était un symbole; mais nous +répondrons que notre héros était parti de Rome, il +y avait quarante-huit heures, ignorant complètement, +ainsi que le général Championnet, dont il était +l'émissaire, les événements qu'avaient accumulés en +un jour l'arrivée de Nelson et l'inqualifiable accueil +qui lui avait été fait; que le jeune officier était ostensiblement +envoyé à l'ambassadeur que l'on croyait +encore à son poste, comme chargé de dépêches, et +que l'uniforme français dont il était revêtu semblait +devoir être un porte-respect, au contraire, dans un +royaume que l'on savait hostile au fond du coeur, +mais qui, par crainte au moins, si ce n'était par respect +humain, devait conserver les apparences d'une +amitié qu'à défaut de sa sympathie, lui imposait un +récent traité de paix.</p> + +<p>Seulement, la première conférence du messager +devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu'il +fallait avoir grand soin de ne pas compromettre; +car, si l'uniforme et la qualité de Français sauvegardaient +l'officier, rien ne les sauvegardait, eux; et +l'exemple d'Emmanuel de Deo, de Galiani et de +Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence +avec les républicains français, prouvait +que le gouvernement napolitain n'attendait que +l'occasion de déployer une suprême rigueur et +ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait. +La conférence terminée, elle devait être transmise +dans tous ses détails à notre ambassadeur et +devait servir à régler la conduite qu'il tiendrait avec +une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre, +mérité chez les modernes la réputation que la foi +carthaginoise avait dans l'antiquité.</p> + +<p>Nous avons dit avec quel empressement chacun +s'était élancé au-devant du jeune officier, et l'on comprend +quelle impression dut faire sur l'organisation +impressionnable de ces hommes du Midi cette froide +bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger, +quand le danger était à peine évanoui.</p> + +<p>Quel que fût le désir des conjurés d'apprendre les +nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que +celui-ci acceptât d'abord de Nicolino Caracciolo, qui +était de la même taille que lui et dont la maison était +voisine du palais de la reine Jeanne<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>, un costume +complet pour remplacer celui qui était trempé de +l'eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu +dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves +inconvénients pour la santé du naufragé; malgré les +objections de celui-ci, il lui fallut donc céder; il resta +seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument +lui servir de valet de chambre; et, lorsque +Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent, +ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé +en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec +son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes +gens qui donnaient la mode à Naples.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2: </b><a href="#footnotetag2">(retour) </a><p>L'auteur a connu ce même Nicolino Caracciolo dont il est +question ici; il habitait encore, en 1860, cette maison, où il est +mort à l'âge de quatre-vingt-trois ans, en 1863.</p></blockquote> + +<p>En voyant rentrer ceux qui s'étaient absentés pour +un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s'avançant +à leur rencontre, leur dit en excellent italien:</p> + +<p>—Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui +a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me +connaît ici, tandis qu'au contraire, moi, je vous +connais tous ou pour des hommes savants ou pour +des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie +et sont des titres à la confiance de vos concitoyens; +mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne +savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que +quelques actions de courage qui me sont communes +avec les plus humbles et les plus ignorés des +soldats de l'armée française. Or, quand on va combattre +pour la même cause, risquer sa vie pour le +même principe, mourir peut-être sur le même échafaud, +il est d'un homme loyal de se faire connaître et +de n'avoir point de secrets pour ceux qui n'en ont pas +pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs; je +suis Napolitain comme vous; seulement, vous avez +été proscrits et persécutés à différents âges de votre +vie; moi, j'ai été proscrit avant ma naissance.</p> + +<p>Le mot <span class="sc">FRÈRE</span> s'échappa de toutes les bouches, et +toutes les mains s'étendirent vers les deux mains ouvertes +du jeune homme.</p> + +<p>—C'est une sombre histoire que la mienne, ou +plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux +perdus dans l'espace, comme s'il cherchait quelque +fantôme invisible à tous, excepté à lui; et qui vous +sera, je l'espère, un nouvel aiguillon à renverser +l'odieux régime qui pèse sur notre patrie.</p> + +<p>Puis, après un instant de silence:</p> + +<p>—Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il; +nous habitions, mon père et moi, une petite maison +de campagne isolée au milieu d'une grande forêt; +nous n'avions qu'un domestique, nous ne recevions +personne; je ne me rappelle pas même le nom de +cette forêt.</p> + +<p>»Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher +mon père; il montait alors à cheval, prenait +ses instruments de chirurgie, suivait la personne +qui le venait chercher; puis, deux heures, quatre +heures, six heures après, le lendemain même quelquefois, +reparaissait sans dire où il avait été.—J'ai +su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses +absences étaient motivées par des opérations dont il +refusa toujours le salaire.</p> + +<p>»Mon père s'occupait seul de mon éducation; mais, +je dois le dire, il donnait plus d'attention encore au +développement de mes forces et de mon adresse qu'à +celui de mon intelligence et de mon esprit.</p> + +<p>»Ce fut lui, cependant, qui m'apprit à lire et à +écrire, puis qui m'enseigna le grec et le latin; nous +parlions indifféremment l'italien et le français; tout +le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises, +était consacré aux exercices du corps.</p> + +<p>»Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes +et à tirer au fusil et au pistolet.</p> + +<p>»A dix ans, j'étais un excellent cavalier, je manquais +rarement une hirondelle au vol et je cassais +presque à chaque coup, avec mes pistolets, un oeuf se +balançant au bout d'un fil.</p> + +<p>»Je venais d'atteindre ma dixième année lorsque +nous partîmes pour l'Angleterre; j'y restai deux ans. +Pendant ces deux ans, j'y appris l'anglais avec un +professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait +et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je +parlais l'anglais aussi couramment que le français et +l'italien.</p> + +<p>»J'avais un peu plus de douze ans lorsque nous +quittâmes l'Angleterre pour l'Allemagne; nous nous +arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j'avais +appris l'anglais, j'appris l'allemand; au bout de deux +autres années, cette langue m'était aussi familière que +les trois autres.</p> + +<p>»Pendant ces quatre années, mes études physiques +avaient continué. J'étais excellent cavalier, de +première force à l'escrime; j'eusse pu disputer le prix +de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au +grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre +la muraille.</p> + +<p>»Je n'avais jamais demandé à mon père pourquoi +il me poussait à tous ces exercices. J'y prenais plaisir, +et, mon goût se trouvant d'accord avec sa volonté, +j'avais fait des progrès qui m'avaient amusé +moi-même tout en le satisfaisant.</p> + +<p>»Au reste, j'avais jusque-là passé au milieu du +monde pour ainsi dire sans le voir; j'avais habité +trois pays sans les connaître; j'étais très-familier avec +les héros de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome, +très-ignorant de mes contemporains.</p> + +<p>»Je ne connaissais que mon père.</p> + +<p>»Mon père, c'était mon dieu, mon roi, mon maître, +ma religion; mon père ordonnait, j'obéissais. Ma +lumière et ma volonté venaient de lui; je n'avais par +moi-même que de vagues notions du bien et du mal.</p> + +<p>»J'avais quinze ans lorsqu'il me dit un jour, +comme deux fois il me l'avait déjà dit:</p> + +<p>»—Nous partons.</p> + +<p>»Je ne songeai pas même à lui demander:</p> + +<p>»—Où allons-nous?</p> + +<p>»Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la +Suisse; nous traversâmes les Alpes. J'avais parlé successivement +l'allemand et le français, tout à coup, en +arrivant au bord d'un grand lac, j'entendis parler +une langue nouvelle, c'était l'italien; je reconnus ma +langue maternelle et je tressaillis.</p> + +<p>»Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes +à Naples. A Naples, nous nous arrêtâmes +quelques jours; mon père achetait deux chevaux et +paraissait mettre beaucoup d'attention au choix de +ces deux montures.</p> + +<p>»Un jour, arrivèrent à l'écurie deux bêtes magnifiques, +croisées d'anglais et d'arabe; j'essayai le cheval +qui m'était destiné et je rentrai tout fier d'être maître +d'un pareil animal.</p> + +<p>»Nous partîmes de Naples un soir; nous marchâmes +une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, +nous arrivâmes à un petit village où nous nous +arrêtâmes.</p> + +<p>»Nous nous y reposâmes jusqu'à sept heures du +matin.</p> + +<p>«A sept heures, nous déjeunâmes; avant de partir, +mon père me dit:</p> + +<p>»—Salvato, charge tes pistolets.</p> + +<p>»—Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.</p> + +<p>»—Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau +avec la plus grande précaution, de peur qu'ils ne ratent: +tu auras besoin de t'en servir aujourd'hui.</p> + +<p>»J'allais les décharger en l'air sans faire aucune +observation; j'ai dit mon obéissance passive aux ordres +de mon père; mais mon père m'arrêta le bras.</p> + +<p>»—As-tu toujours la main aussi sûre? me demanda-t-il.</p> + +<p>»—Voulez-vous le voir?</p> + +<p>»—Oui.</p> + +<p>»Un noyer à l'écorce lisse ombrageait l'autre côté +de la route; je déchargeai un de mes pistolets dans +l'arbre; puis, avec le second, je doublai si exactement +ma balle, que mon père crut d'abord que j'avais +manqué l'arbre.</p> + +<p>»Il descendit, et, avec la pointe de son couteau, +s'assura que les deux balles étaient dans le même +trou.</p> + +<p>»—Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.</p> + +<p>»—Il sont rechargés.</p> + +<p>»—Partons alors.</p> + +<p>»On nous tenait nos chevaux prêts; je plaçai mes +pistolets dans leurs fontes; je remarquai que mon +père mettait une nouvelle amorce aux siens.</p> + +<p>»Nous partîmes.</p> + +<p>»Vers onze heures du matin, nous atteignîmes +une ville où s'agitait une grande foule; c'était jour +de marché et tous les paysans des environs y affluaient.</p> + +<p>»Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes +la place. Pendant toute la route, mon père +était demeuré muet; mais cela ne m'avait point +étonné: il passait parfois des journées entières sans +prononcer une parole.</p> + +<p>»En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes; +il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous +côtés.</p> + +<p>»Devant un café se tenait un groupe d'hommes +mieux vêtus que les autres; au milieu de ce groupe, +une espèce de gentilhomme campagnard, à l'air insolent, +parlait haut, et, gesticulant avec une cravache +qu'il tenait à la main, s'amusait à en frapper indifféremment +les hommes et les animaux qui passaient +à sa portée.</p> + +<p>»Mon père me toucha le bras; je me retournai de +son côté: il était fort pâle.</p> + +<p>»—Qu'avez-vous mon père? lui demandai-je.</p> + +<p>»—Rien, me dit-il.—Vois-tu cet homme?</p> + +<p>»—Lequel?</p> + +<p>»—Celui qui a des cheveux roux.</p> + +<p>»—Je le vois.</p> + +<p>»—Je vais m'approcher de lui et lui dire quelques +paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras +feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu? +Juste au milieu du front.—Apprête ton +pistolet.</p> + +<p>»Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte, +mon père s'approcha de l'homme, lui dit quelques +mots; l'homme pâlit. Mon père me montra du doigt +le ciel.</p> + +<p>»Je fis feu, la balle atteignit l'homme roux au milieu +du front: il tomba mort.</p> + +<p>»Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer +le chemin; mais mon père éleva la voix.</p> + +<p>»—Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il; et celui-ci, +ajouta-t-il en me montrant du doigt, <i>c'est le fils de +la morte!</i></p> + +<p>»La foule s'ouvrit devant nous et nous sortîmes de +la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous +poursuivre.</p> + +<p>Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux +au galop et nous ne nous arrêtâmes qu'au couvent du +Mont-Cassin.</p> + +<p>»Le soir, mon père me raconta l'histoire que je vais +vous raconter à mon tour.</p> +<br><br> + + + +<h3>VIII</h3> + +<h3>LE DROIT D'ASILE.</h3> + + +<p>La première partie de l'histoire que venait de raconter +le jeune homme avait paru tellement étrange +à ses auditeurs, qu'ils l'avaient écoutée attentifs, muets +et sans l'interrompre; en outre, il put se convaincre, +par le silence qu'ils continuaient de garder pendant +la pause d'un instant qu'il fit, de l'intérêt qu'ils attachaient +à sa narration et du désir qu'ils éprouvaient +d'en connaître la fin, ou plutôt le commencement.</p> + +<p>Aussi n'hésita-t-il point à reprendre son récit.</p> + +<p>—Notre famille continua-t-il, habitait de temps +immémorial la ville de Larino, dans la province de +Molise: elle avait nom Maggio-Palmieri. Mon père +Giuseppe Maggio-Palmieri, ou plutôt Giuseppe Palmieri, +comme on l'appelait plus communément, vint, +vers 1778, achever ses études à l'école de chirurgie de +Naples.</p> + +<p>—Je l'ai connu, ajouta Dominique Cirillo; c'était un +brave et loyal jeune homme, mon cadet de quelques +années; il est retourné dans sa province vers 1771, +à l'époque où je venais d'être nommé professeur; au +bout de quelque temps, nous avons entendu dire qu'à +la suite d'une querelle avec le seigneur de son pays, +querelle dans laquelle il y avait eu du sang répandu, +il avait été forcé de s'exiler.</p> + +<p>—Soyez béni et honoré, dit Salvato en s'inclinant, +vous qui avez connu mon père et qui lui rendez justice +devant son fils.</p> + +<p>—Continuez, continuez! dit Cirillo; nous vous +écoutons.</p> + +<p>—Continuez! reprirent après lui, et d'une seule +voix, les autres conjurés.</p> + +<p>—Donc, vers l'année 1771, comme vous l'avez dit, +Giuseppe Palmieri quitta Naples, emportant le diplôme +de docteur, et jouissant d'une réputation d'habileté +que plusieurs cures fort difficiles, accomplies +heureusement par lui, ne permettaient pas de mettre +en doute.</p> + +<p>»Il aimait une jeune fille de Larino, nommée Luisa-Angiolina +Ferri. Fiancés avant leur séparation, les +deux amants s'étaient fidèlement gardé leur foi pendant +les trois années d'absence; leur mariage devait +être la principale fête du retour.</p> + +<p>»Mais, en l'absence de mon père, un événement +qui avait la gravité d'un malheur était arrivé: le +comte de Molise était devenu amoureux d'Angiolina +Ferri.</p> + +<p>»Vous savez mieux que moi, vous qui habitez le +pays, ce que sont nos barons provinciaux et les droits +qu'ils prétendent tenir de leur puissance féodale; un +de ces droits était d'accorder ou de refuser, selon +leur bon plaisir, à leurs vassaux, la permission de +se marier.</p> + +<p>»Mais ni Joseph Palmieri ni Angiolina Ferri +n'étaient les vassaux du comte de Molise. Tous deux +étaient nés libres et ne relevaient que d'eux-mêmes; +il y avait plus: mon père, par la fortune, était presque +son égal.</p> + +<p>»Le comte avait tout employé, menaces et promesses, +pour obtenir un regard d'Angiolina; tout +s'était brisé contre une chasteté dont le nom de la +jeune fille semblait être le symbole.</p> + +<p>»Le comte donna une grande fête et l'invita. Pendant +cette fête, qui devait avoir lieu non-seulement +dans le château, mais encore dans les jardins du +comte, son frère, le baron de Boïano, s'était chargé +d'enlever Angiolina et de la transporter de l'autre +côté du Tortore, dans le château de Tragonara.</p> + +<p>»Angiolina, invitée, comme toutes les dames de +Larino, feignit, pour ne point assister à la fête, une +indisposition.</p> + +<p>»Le lendemain, ne gardant plus aucune mesure, +le comte de Molise envoya ses <i>campieri</i> pour enlever +la jeune fille, qui n'eut que le temps, tandis que +ceux-ci forçaient la porte de la rue, de fuir par celle +du jardin et de se réfugier au palais épiscopal, lieu +doublement sacré par lui-même et par le voisinage +de la cathédrale.</p> + +<p>»A ce double titre, il jouissait du droit d'asile.</p> + +<p>»Voilà donc le point où les choses en étaient lorsque +Giuseppe Palmieri revint à Larino.</p> + +<p>»Le siége épiscopal était, par hasard, vacant à +cette époque. Un vicaire remplaçait l'évêque; Giuseppe +Palmieri alla trouver ce vicaire, ami de sa famille, +et le mariage eut lieu secrètement dans la chapelle +de l'évêché.</p> + +<p>»Le comte de Molise apprit ce qui s'était passé, et, +tout enragé de colère qu'il était, il respecta les priviléges +du lieu; mais il plaça tout autour du palais des +hommes d'armes chargés de surveiller ceux qui entraient +dans le palais épiscopal et surtout ceux qui en +sortaient.</p> + +<p>»Mon père savait bien que ces hommes d'armes +étaient là, à son intention surtout, et que, si sa femme +courait risque de l'honneur, lui courait risque de la +vie. Un crime coûte peu à nos seigneurs féodaux; sûr +de l'impunité, le comte de Molise avait cessé depuis +longtemps de tenir registre des assassinats qu'il +avait commis lui-même ou fait commettre par ses +sbires.</p> + +<p>»Les hommes du comte faisaient bonne garde; +on disait qu'Angiolina vivante valait dix mille ducats, +et mon père mort cinq mille.</p> + +<p>»Mon père resta quelque temps caché au palais +épiscopal; mais, par malheur, il n'était pas homme à +subir longtemps une pareille contrainte. Ennuyé de +sa captivité, Giuseppe Palmieri résolut un jour d'en +finir avec son persécuteur.</p> + +<p>»Or, le comte de Molise avait l'habitude de sortir +tous les jours en voiture de son palais, une heure ou +deux avant l'Ave Maria, et d'aller faire une promenade +jusqu'au couvent des Capucins, situé à environ +deux milles de distance de la ville; arrivé là, le comte +donnait invariablement au cocher l'ordre de revenir +au palais; le cocher tournait bride, et, au petit trot, +presque au pas, le comte reprenait le chemin de la +ville.</p> + +<p>»A mi-chemin de Larino au couvent, se trouve la +fontaine de San-Pardo, patron du pays, et ça et là, +autour de la fontaine, des fourrés et des haies.</p> + +<p>»Giuseppo Palmieri sortit du palais épiscopal en +habit de moine, et dépista tous ses gardiens. Sous sa +robe, il cachait une paire d'épées et une paire de pistolets.</p> + +<p>»Arrivé à la fontaine de San-Pardo, le lieu lui parut +propice; il s'y arrêta et se cacha derrière une +haie. La voiture du comte passa, il la laissa passer: +il y avait encore une heure de jour.</p> + +<p>»Une demi-heure après, il entendit le roulement +de la voiture qui revenait; il dépouilla sa robe de +moine et se retrouva avec ses habits ordinaires.</p> + +<p>»La voiture approchait.</p> + +<p>»D'une main, il prit les épées hors de leur fourreau, +de l'autre, les pistolets tout armés, et alla se +placer au milieu de la route.</p> + +<p>»En voyant cet homme, auquel il soupçonnait +de mauvaises intentions, le cocher prit un des +bas côtés du chemin; mais mon père n'eut qu'un +mouvement à faire pour se retrouver en face des chevaux.</p> + +<p>»—Qui es-tu et que veux-tu? lui demanda le +comte en se soulevant dans sa voiture.</p> + +<p>»—Je suis Giuseppe Maggio-Palmieri, lui répondit +mon père; je veux ta vie.</p> + +<p>»—Coupe la figure de ce drôle d'un coup de fouet, +dit le comte à son cocher, et passe!</p> + +<p>»Et il se recoucha dans sa voiture.</p> + +<p>»Le cocher leva son fouet; mais, avant que le fouet +fût retombé, mon père avait tué le cocher d'un coup +de pistolet.</p> + +<p>»Il roula de son siège à terre.</p> + +<p>»Les chevaux demeurèrent immobiles; mon père +marcha à la voiture et ouvrit la portière.</p> + +<p>»—Je ne viens point ici pour t'assassiner, quoique +j'en aie le droit, étant en cas de légitime défense, +mais pour me battre loyalement avec toi, dit-il au +comte. Choisis: voici deux épées d'égale longueur, +voici deux pistolets; des deux pistolets, un seul est +chargé; ce sera véritablement le jugement de Dieu.</p> + +<p>»Et il lui présenta, d'une main, les deux poignées +d'épée, et, de l'autre, les deux crosses de pistolet.</p> + +<p>»—On ne se bat point avec un vassal, reprit le +comte; on le bat.</p> + +<p>»Et, levant sa canne, il en frappa mon père à la +joue.</p> + +<p>»Mon père prit le pistolet chargé et le déchargea à +bout portant dans le coeur du comte.</p> + +<p>»Le comte ne fit pas un mouvement, ne jeta pas +un cri; il était mort.</p> + +<p>»Mon père reprit sa robe de moine, remit ses +épées au fourreau, rechargea ses pistolets, et rentra +au palais épiscopal aussi heureusement qu'il en était +sorti.</p> + +<p>»Quant aux chevaux, se sentant libres, il se remirent +en route d'eux-mêmes, et, comme ils connaissaient +parfaitement la route, qu'ils faisaient deux fois +par jour, d'eux-mêmes encore ils revinrent au palais +du comte; mais, chose singulière, au lieu de s'arrêter +devant le pont en bois qui conduisait à la porte du +château, comme s'ils eussent compris qu'ils menaient +non pas un vivant, mais un mort, ils continuèrent leur +chemin et ne s'arrêtèrent qu'au seuil d'une petite église +placée sous l'invocation de saint François, dans laquelle +le comte disait toujours qu'il voulait être enterré.</p> + +<p>»Et, en effet, la famille du comte, qui connaissait +son désir, ensevelit le cadavre dans cette église et lui +éleva un tombeau.</p> + +<p>»L'événement fit grand bruit; la lutte engagée +entre mon père et le comte était publique, et il va sans +dire que toutes les sympathies étaient pour mon père; +personne ne doutait que ce dernier ne fût l'auteur du +meurtre, et, comme si Giuseppe Palmieri eût désiré +lui-même que l'on n'en doutât point, il avait envoyé +une somme de dix mille francs à la veuve du +cocher.</p> + +<p>»Le frère cadet du comte héritait de toute sa fortune; +il déclara en même temps hériter de sa vengeance. +C'était celui qui avait voulu aider son frère à +enlever Angiolina; c'était un misérable qui, à vingt +et un ans, avait commis déjà trois ou quatre meurtres. +Quant aux rapts et aux violences, on ne les +comptait pas.</p> + +<p>»Il jura que le coupable ne lui échapperait point, +doubla les gardes qui entouraient le palais épiscopal +et en prit lui-même le commandement.</p> + +<p>»Maggio-Palmieri continua de se tenir caché dans +le palais épiscopal. Sa famille et celle de sa femme +leur apportaient tout ce dont ils avaient besoin en vivres +et en vêtements. Angiolina était enceinte de cinq +mois; ils étaient tout à eux-mêmes, c'est-à-dire tout +à leur amour, aussi heureux qu'on peut l'être sans la +liberté.</p> + +<p>»Deux mois s'écoulèrent ainsi; on arriva au 26 mai, +jour où l'on célèbre à Larino la fête de saint Pardo, +qui, comme je vous l'ai dit, est le patron de la ville.</p> + +<p>»Ce jour-là, il se fait une grande procession; les +métayers ornent leurs chars de tentures, de guirlandes, +de feuillages et de banderoles de toutes couleurs; +ils y attellent des boeufs aux cornes dorées, qu'ils +couvrent de fleurs et de rubans; ces chars suivent la +procession, qui porte par les rues le buste du saint, +accompagnée par toute la population de Larino et des +villages voisins, chantant les louanges du bienheureux. +Or, cette procession, pour entrer à la cathédrale +et pour en sortir, devait passer devant le palais +épiscopal qui donnait asile aux deux jeunes +gens.</p> + +<p>»Au moment où la procession et le peuple, arrêtés +sur la grande place de la ville, chantaient et dansaient +autour du char, Angiolina, croyant à la trêve +de Dieu, s'approcha d'une fenêtre, imprudence que +son mari lui avait pourtant bien recommandé de ne +pas commettre. Le malheur voulut que le frère du +comte fût sur la place, juste en face de cette fenêtre; +il reconnut Angiolina à travers la vitre, arracha +le fusil des mains d'un soldat, ajusta et lâcha le coup.</p> + +<p>»Angiolina ne jeta qu'un cri et ne prononça que +deux paroles:</p> + +<p>»—Mon enfant!</p> + +<p>»Au bruit du coup, au fracas de la vitre cassée, au +cri poussé par sa femme, Giuseppe Palmieri accourut +assez à temps pour la recevoir dans ses bras.</p> + +<p>»La balle avait frappé Angiolina juste au milieu +du front.</p> + +<p>»Fou de douleur, son mari la prit dans ses bras, +la porta sur son lit, se courba sur elle, la couvrit de +baisers. Tout fut inutile. Elle était morte!</p> + +<p>»Mais, dans cette douloureuse et suprême étreinte, +il sentit tout à coup l'enfant qui tressaillait dans le +sein de la morte.</p> + +<p>»Il poussa un cri, une lueur traversa son cerveau, +et, à son tour, il laissa échapper de son coeur +ces deux mots:</p> + +<p>»—Mon enfant!</p> + +<p>»La mère était morte, mais l'enfant vivait; l'enfant +pouvait être sauvé.</p> + +<p>»Il fit un effort sur lui-même, étancha la sueur +qui perlait sur son front, essuya les pleurs qui coulaient +de ses yeux, et, se parlant à lui-même, il murmura +ces deux mots:</p> + +<p>»—Sois homme.</p> + +<p>»Alors, il prit sa trousse, l'ouvrit, choisit le plus +acéré de ses instruments, et, tirant la vie du sein de +la mort, il arracha l'enfant aux entrailles déchirées +le la mère.</p> + +<p>»Puis, tout sanglant, il le mit dans un mouchoir +qu'il noua aux quatre coins, prit le mouchoir entre +ses dents, un pistolet de chaque main, et, tout sanglant +lui-même, les bras nus et rougis jusqu'au coude, +mesurant du regard la place qu'il avait à traverser, +les ennemis qu'il avait à combattre, il s'élança à travers +les degrés, ouvrit la porte du palais épiscopal et +fondit tête baissée au milieu de la population eu +criant les dents serrées:</p> + +<p>»—Place au <span class="sc">FILS DE LA MORTE</span>!</p> + +<p>» Deux hommes d'armes voulurent l'arrêter, il les +tua tous deux; un troisième essaya de lui barrer le +passage, il l'étendit à ses pieds assommé d'un coup de +crosse de pistolet; il traversa la place, essuya le feu +des gardes du château, devant lequel il devait passer, +sans qu'aucune balle l'atteignît, gagna un bois, traversa +le Biferno à la nage, trouva dans une prairie un +cheval qui paissait en liberté, s'élança sur son dos, gagna +Manfredonia, prit passage sur un bâtiment dalmate +qui levait l'ancre, et gagna Trieste.</p> + +<p>»L'enfant, c'était moi. Vous savez le reste de +l'aventure, et comment, quinze ans après, <i>le fils de la +morte</i> vengeait sa mère.</p> + +<p>»Et, maintenant, ajouta le jeune homme, maintenant +que je vous ai raconté mon histoire, maintenant +que vous me connaissez, occupons-nous de ce que je +suis venu faire; il me reste une seconde mère à venger: +la patrie!»</p> +<br><br> + + + +<h3>IX</h3> + +<h3>LA SORCIÈRE.</h3> + + +<p>Pour l'intelligence des faits que nous racontons, et +surtout pour l'harmonie que ces faits doivent forcément +conserver entre eux, il faut que nos lecteurs +abandonnent un instant la partie politique de cet ouvrage, +à laquelle, à notre grand regret, nous n'avons +pas pu donner une moindre extension, pour continuer +avec nous une excursion dans les parties pittoresques +qui s'y rattachent de telle façon, que nous ne saurions +séparer l'une de l'autre. En conséquence, nous allons, +s'ils veulent bien toujours nous prendre pour +guide, repasser sur la planche que, dans son empressement +à apporter la corde qui devait si puissamment +aider au salut du héros de notre histoire,—car notre +intention n'est pas de cacher plus longtemps que +nous lui destinons ce rôle,—Nicolino Caracciolo a +oublié d'enlever de son double appui; puis, la planche +repassée, remonter le talus, sortir par la même porte +qui nous a donné passage pour entrer, redescendre +la pente du Pausilippe, jusqu'à ce qu'ayant dépassé +le tombeau de Sannazar et le casino du roi Ferdinand, +nous fassions, au milieu de Mergellina, halte entre le +casino du roi Ferdinand et la fontaine du Lion, devant +une maison communément appelée à Naples la maison +du Palmier, parce que, dans le jardin de cette maison, +un élégant individu de cette famille panache au-dessus +d'un dôme d'orangers tout constellés de leurs +fruits d'or, et qu'il domine des deux tiers de sa hauteur.</p> + +<p>Cette maison, bien désignée à la curiosité de nos +lecteurs,—de peur d'effaroucher ceux qui pourraient +avoir affaire à une petite porte percée dans le mur, +qui fait justement face au point où nous sommes arrêtés,—nous +allons quitter la rue, longer le mur du +jardin et gagner une pente, de laquelle nous pourrons, +en nous haussant sur la pointe des pieds, surprendre +peut-être quelques-uns des secrets que ses +murailles renferment.</p> + +<p>Et ce doivent être des secrets charmants et auxquels +nos lecteurs ne pourront manquer d'accorder toute leur +sympathie, rien qu'à voir celle qui va nous les livrer.</p> + +<p>En effet, malgré le tonnerre qui gronde, malgré +l'éclair qui luit, malgré le vent qui, en passant plus furieux +et plus strident que jamais, secoue les orangers +dont les fruits, se détachant de leurs branches, tombent +comme une pluie d'or, et tord sous ses rafales +réitérées le palmier dont les longs panaches semblent +des tresses échevelées, une jeune femme de vingt-deux +à vingt-trois ans, en peignoir de batiste, un voile de +dentelle jeté sur la tête, apparaît de temps en temps +sur un perron de pierre conduisant du jardin au premier +étage, où semblent être les appartements d'habitation, +s'il faut en juger par un rayon de lumière +qui, chaque fois qu'elle ouvre la porte, se projette +de l'intérieur à l'extérieur.</p> + +<p>Ses apparitions ne sont pas longues; car, à chaque +fois qu'elle apparaît et qu'un éclair brille ou qu'un +coup de tonnerre se fait entendre, elle pousse un petit +cri, fait un signe de croix et rentre, la main appuyée +sur sa poitrine, comme pour y comprimer les battements +précipités de son coeur.</p> + +<p>Celui qui la verrait, malgré la crainte que lui cause +la perturbation de l'atmosphère, rouvrir avec obstination, +de cinq minutes en cinq minutes, cette porte, +que chaque fois elle ouvre avec hésitation et referme +avec terreur, offrirait bien certainement de parier que +toute cette impatience et toute cette agitation sont celles +d'une amante inquiète ou jalouse, attendant ou +épiant l'objet de son affection.</p> + +<p>Eh bien, celui-là se tromperait; aucune passion n'a +encore terni la surface de ce coeur, véritable miroir +de chasteté, et, dans cette âme où tous les sentiments +sensuels et ardents sommeillent encore, une curiosité +enfantine veille seule, et c'est elle qui, empruntant la +puissance d'une de ces passions inconnues jusqu'alors, +cause tout ce trouble et toute cette agitation.</p> + +<p>Son frère de lait, le fils de sa nourrice, un lazzarone +de la Marinella, sur ses vives instances, a promis +de lui amener une vieille Albanaise, dont les prédictions +passent pour infaillibles; au reste, ce n'est +point d'elle seulement que date cet esprit sibyllique +que ses aïeules ont recueilli sous les chênes de Dodone, +depuis que sa famille, à la mort de Scanderberg +le Grand, c'est-à-dire en 1467, a quitté les bords +de l'Aoüs pour les montagnes de la Calabre, jamais +une génération ne s'est éteinte sans que le vent qui +passe au-dessus des cimes glacées du Tomero n'ait +apporté à quelque pythie moderne le souffle de la divination, +héritage de sa famille.</p> + +<p>Quant à la jeune femme qui l'attend, un vague instinct +lui fait craindre et désirer à la fois de connaître +l'avenir dans lequel s'égarent, en frissonnant, des +pressentiments étranges, et son frère de lait lui a promis +de lui amener le soir même, à minuit, heure cabalistique, +celle qui pourra—tandis que son mari +est retenu jusqu'à deux heures du matin aux fêtes de +la cour—lui révéler les mystérieux secrets de cet +avenir qui jette des ombres sur ses veilles et des +lueurs dans ses rêves.</p> + +<p>Elle attend donc tout simplement le lazzarone Michel +le Fou et la sorcière Nanno.</p> + +<p>D'ailleurs, nous allons bien voir si l'on nous a +trompé.</p> + +<p>Trois coups frappés à égale distance ont retenti à la +petite porte du jardin, au moment même où, des nuages +livides et jaunâtres, commencent à tomber de +larges gouttes de pluie. Au bruit de ces trois coups, +quelque chose comme un flot de gaze glisse le long +de la rampe du perron, la porte du jardin s'ouvre, +donne passage à deux nouveaux personnages et se referme +sur eux. L'un de ces personnages est un +homme, l'autre une femme; l'homme porte des caleçons +de toile, le bonnet de laine rouge et le caban +du pêcheur de la Marinella; la femme est enveloppée +d'un grand manteau noir aux épaules duquel brilleraient, +si l'on pouvait les distinguer, quelques fils +d'or fanés, reste d'une ancienne broderie: on ne voit +rien, du reste, de son costume, et ses deux yeux +seuls brillent dans l'ombre que projette le capuchon +qui recouvre sa tête.</p> + +<p>En traversant l'espace qui sépare la porte des premières +marches du perron, la jeune femme a trouvé +moyen de dire au lazzarone:</p> + +<p>—Si fou que tu sois ou qu'on te croie, tu ne lui as +pas dit qui j'étais, n'est-ce pas, Michel?</p> + +<p>—Non, sur la madone, elle ignore jusqu'à la première +lettre de ton nom, petite soeur.</p> + +<p>Arrivée au haut du perron, la jeune femme entra +la première; le lazzarone et la sorcière la suivirent.</p> + +<p>Lorsqu'ils traversèrent la première pièce, on put +voir la tête d'une jeune camériste soulevant une portière +de tapisserie et suivant d'un regard curieux +sa maîtresse et les hôtes bizarres qu'elle introduisait +chez elle.</p> + +<p>Derrière eux la portière retomba.</p> + +<p>Entrons à notre tour. La scène qui va se passer +aura trop d'influence sur les événements à venir +pour que nous ne la racontions pas dans tous ses détails.</p> + +<p>La lumière dont nous avons vu le rayon transparaître +jusque dans le jardin venait d'un petit boudoir +décoré à la manière de Pompéi, avec des divans et +des rideaux de soie rose, brochés de fleurs d'un bleu +clair; la lampe qui jetait cette lueur était enfermée +dans un globe d'albâtre répandant sur tous les objets +un reflet nacré; elle était posée sur une table de marbre +blanc dont le pied unique était un griffon aux +ailes étendues. Un fauteuil de forme grecque, qui, par +la pureté de sa sculpture, eût pu réclamer sa place +dans le boudoir d'Aspasie, indiquait que l'oeil d'un +amateur avait présidé aux moindres détails de cet +ameublement.</p> + +<p>Une porte placée en face de celle qui avait donné +entrée à nos trois personnages s'ouvrait sur une file +de chambres régnant dans toute la longueur de la +maison; la dernière de ces chambres attenait non-seulement +à la maison voisine, mais encore avait une +communication avec elle.</p> + +<p>Ce fait avait sans doute, aux yeux de la jeune femme, +une certaine importance, car elle le fit remarquer à +Michel en lui disant:</p> + +<p>—Dans le cas où mon mari rentrerait, Nida viendrait +nous prévenir, et vous sortiriez par la maison de +la duchesse Fusco.</p> + +<p>—Oui, madame, répondit Michel en s'inclinant +avec respect.</p> + +<p>En entendant ces dernières paroles, la sorcière, qui +était en train de dépouiller son manteau, se retourna, +et, avec un accent qui n'était pas exempt d'une certaine +amertume:</p> + +<p>—Depuis quand les frères d'un même lait ne se +tutoient-ils plus? demanda-t-elle. Ceux qui ont été +pendus à la même mamelle ne sont-ils pas aussi proches +parents que ceux qui ont été portés dans le +même sein? Tutoyez-vous, enfants, continua-t-elle +avec douceur; cela fait plaisir à Dieu, de voir ses +créatures s'aimer, malgré la distance qui les sépare.</p> + +<p>Michel et la jeune femme se regardèrent avec étonnement.</p> + +<p>—Quand je te dis qu'elle est véritablement sorcière, +petite soeur! s'écria Michel, et c'est ce qui me +fait trembler.</p> + +<p>—Et pourquoi cela te fait-il trembler, Michel? demanda +la jeune femme.</p> + +<p>—Sais-tu ce qu'elle m'a prédit, à moi, pas plus +tard que ce soir avant de venir?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Elle m'a prédit que je ferais la guerre, que je +deviendrais colonel et que je serais...</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—C'est difficile à dire.</p> + +<p>—Dis toujours.</p> + +<p>—Et que je serais pendu.</p> + +<p>—Ah! mon pauvre Michel!</p> + +<p>—Ni plus ni moins.</p> + +<p>La jeune femme reporta avec une certaine terreur +ses yeux sur l'Albanaise; celle-ci avait complètement +dépouillé son manteau, qui gisait à terre, et elle apparaissait +dans son costume national, flétri par un +long usage, mais riche encore; seulement, ce ne fut +point le turban blanc broché de fleurs autrefois brillantes, +qui serrait sa tête et d'où s'échappaient de +longues mèches de cheveux noirs mêlés de fils d'argent, +ce ne fut point son corsage rouge broché d'or, +ce ne fut point enfin son jupon couleur de brique à +bandes noires et bleues qu'elle remarqua; ce furent +les yeux gris et perçants de la sorcière, fixés sur elle +comme s'ils eussent voulu lire au plus profond de son +coeur.</p> + +<p>—O jeunesse! jeunesse curieuse et imprudente! +murmura la sorcière, seras-tu donc toujours poussée, +par une puissance plus forte que ta volonté, à aller +au-devant de cet avenir qui vient si vite au-devant de +toi?</p> + +<p>A cette apostrophe inattendue, faite d'une voix +aiguë et stridente, un frisson passa par les veines de +la jeune femme, et elle se repentit presque d'avoir appelé +Nanno.</p> + +<p>—Il est encore temps, dit celle-ci, comme si aucune +pensée ne pouvait échapper à son oeil avide et +pénétrant. La porte qui nous a donné entrée est +encore ouverte, et la vieille Nanno a trop souvent +dormi sous l'arbre de Bénévent pour n'être pas habituée +au vent, au tonnerre et à la pluie.</p> + +<p>—Non, non, murmura la jeune femme. Puisque +vous voilà, restez!</p> + +<p>Et elle tomba assise sur le fauteuil placé près de +la table, la tête renversée en arrière et exposée à toute +la lumière de la lampe.</p> + +<p>La sorcière fit deux pas de son côté, et, comme se +parlant à elle-même:</p> + +<p>—Cheveux blonds et yeux noirs, dit-elle: grands, +beaux, clairs, humides, veloutés, voluptueux.</p> + +<p>La jeune femme rougit et couvrit son visage de ses +deux mains.</p> + +<p>—Nanno! murmura-t-elle.</p> + +<p>Mais celle-ci ne parut pas l'entendre, et, s'attaquant +aux mains qui empêchaient qu'elle ne poursuivit +l'examen du visage, elle continua:</p> + +<p>—Les mains sont grasses, potelées; la peau en +est rosée, douce, fine, mate et vivante tout à la fois.</p> + +<p>—Nanno! dit la jeune femme écartant ses mains +comme pour les cacher, mais démasquant un visage +souriant, je ne vous ai point appelée pour me faire +des compliments.</p> + +<p>Mais Nanno, sans écouter, continua, et, se reprenant +à la figure qu'on lui livrait de nouveau:</p> + +<p>—Le front beau, blanc, pur, sillonné de veines +azurées. Les sourcils noirs, bien dessinés, commençant +à la racine du nez, et entre les deux sourcils, +trois ou quatre petites lignes brisées. Oh! belle créature! +tu es bien consacrée à Vénus, va!</p> + +<p>—Nanno! Nanno! s'écria la jeune femme.</p> + +<p>—Mais laisse-la donc tranquille, petite soeur, dit +Michel. Elle prétend que tu es belle; est-ce que tu ne +le sais pas? est-ce que ton miroir ne te le dit pas +tous les jours? est-ce que quiconque te voit n'est pas +de l'avis de ton miroir? est-ce que tout le monde ne +dit pas que le chevalier San-Felice porte un nom +prédestiné, puisque, <i>heureux</i> de nom, il l'est aussi en +effet<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3: </b><a href="#footnotetag3">(retour) </a><p>Inutile de dire que la traduction de <i>San-Felice</i> est <i>sainte heureuse</i>.</p></blockquote> + +<p>—Michel! fit la jeune femme mécontente que son +frère de lait révélât ainsi son nom en révélant celui +de son mari.</p> + +<p>Mais, tout à son examen, la sorcière continua:</p> + +<p>—La bouche est petite, vermeille; la lèvre supérieure +est un peu plus grosse que la lèvre inférieure; +les dents sont blanches, bien rangées; les lèvres sont +couleur de corail; le menton est rond; la voix est +molle, un peu traînante, s'enrouant facilement. Vous +êtes née un vendredi, n'est-ce pas, à minuit ou bien +près de minuit?</p> + +<p>—C'est vrai, murmura la jeune femme d'une voix, +en effet, légèrement enrouée par l'émotion qu'elle +éprouvait et à laquelle elle cédait, malgré ses efforts; +ma mère m'a dit souvent que mon premier cri s'était +mêlé aux dernières vibrations de la pendule sonnant +les douze heures qui séparaient le dernier jour d'avril +du premier jour de mai.</p> + +<p>—Avril et mai, les mois des fleurs! Un vendredi; +le jour consacré à Vénus! Tout s'explique. Voilà +pourquoi Vénus domine, reprit la sorcière. Vénus! la +seule déesse qui ait conservé son empire sur nous, +quand tous les autres dieux ont perdu le leur. Vous +êtes née sous l'union de Vénus et de la Lune, et c'est +Vénus qui l'emporte et qui vous donne ce cou blanc, +rond, de moyenne longueur, que nous appelons <i>la +tour d'ivoire</i>; c'est Vénus qui vous donne ces épaules +arrondies, un peu tombantes; ces cheveux ondoyants, +soyeux, épais; ce nez élégant, rond, aux narines dilatées +et sensuelles.</p> + +<p>—Nanno! fit la jeune femme d'une voix plus impérative +en se dressant tout debout et appuyant sa +main sur la table.</p> + +<p>Mais l'interruption fut inutile.</p> + +<p>—C'est Vénus, continua l'Albanaise, qui vous +donne cette taille souple, ces attaches fines, ces pieds +d'enfant; c'est Vénus qui vous donne le goût de la +mise élégante, des vêtements clairs, des couleurs +tendres; c'est Vénus qui vous fait douce, affable, +naïve, portée à l'amour romanesque, portée au dévouement.</p> + +<p>—Je ne sais si je suis prompte au dévouement, +Nanno, dit la jeune femme d'un ton radouci et presque +triste; mais, à coup sur, tu te trompes à l'endroit +de l'amour.</p> + +<p>Puis, retombant sur son fauteuil comme si ses +jambes eussent à peu près perdu la force de la porter:</p> + +<p>—Car jamais je n'ai aimé! continua-t-elle avec un +soupir.</p> + +<p>—Tu n'as jamais aimé! reprit Nanno; et à quel +âge dis-tu cela? A vingt-deux ans, n'est-ce pas?... +Mais attends, attends!</p> + +<p>—Tu oublies que je suis mariée, dit la jeune +femme d'une voix languissante, et à laquelle elle +essayait vainement de donner de la fermeté,—et que +j'aime et je respecte mon mari.</p> + +<p>—Oui, oui! je sais tout cela, répliqua la sorcière; +mais je sais aussi qu'il a près de trois fois ton âge. Je +sais que tu l'aimes et que tu le respectes; mais je sais +que tu l'aimes comme un père et que tu le respectes +comme un vieillard. Je sais que tu as l'intention, la +volonté même de rester pure et vertueuse; mais que +peuvent l'intention et la volonté contre l'influence +des astres?—Ne t'ai-je pas dit que tu étais née de +l'union de Vénus et de la Lune, les deux astres +d'amour? Mais peut-être échapperas-tu à leur influence.—Voyons +ta main. Job, le grand prophète, +a dit: «Dans la main des hommes, Dieu a mis les +signes qui font reconnaître son oeuvre.»</p> + +<p>Et elle étendit vers la jeune femme sa main ridée, +osseuse et noire, dans laquelle vint, comme par une +influence magique, se placer la main douce, blanche +et fine de la San-Felice.</p> + +<br><br> + + +<h3>X</h3> + +<h3>L'HOROSCOPE.</h3> + + +<p>C'était la main gauche, celle où les cabalistes anciens +prétendaient, et où les cabalistes modernes prétendent +encore lire les secrets de la vie.</p> + +<p>Nanno regarda un instant le dessus de cette main +charmante avant de la retourner pour lire dans l'intérieur, +comme on tient un instant dans sa main, +sans se presser de l'ouvrir, un livre qui doit vous révéler +des choses inconnues et surnaturelles.</p> + +<p>En la regardant comme on regarde un beau marbre, +elle murmurait:</p> + +<p>—Les doigts lisses, allongés, sans noeuds; les +ongles roses, étroits, pointus; main d'artiste s'il en +fut, main destinée à tirer des sons de tous les instruments, +cordes de la lyre—ou fibres du coeur.</p> + +<p>Elle retourna enfin cette main frissonnante, qui +faisait un contraste si merveilleux avec sa main +bronzée, et un sourire d'orgueil éclos sur ses lèvres +illumina tout son visage.</p> + +<p>—Ne l'avais-je pas deviné! dit-elle.</p> + +<p>La jeune femme la regarda avec anxiété. Michel, +de son côté, s'approcha comme s'il eût connu quelque +chose à la chiromancie.</p> + +<p>—Commençons par le pouce, reprit la sorcière; +c'est lui qui résume tous les autres signes de la main: +le pouce est l'agent principal de la volonté et de l'intelligence; +les idiots naissent ordinairement sans +pouces ou avec des pouces difformes ou atrophiés<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>; +les épileptiques, dans leurs crises, ferment leurs +pouces avant les autres doigts. Pour conjurer le mauvais +oeil, on étend l'index et l'auriculaire, et l'on +cache les pouces dans la paume de la main.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4: </b><a href="#footnotetag4">(retour) </a><p>Voir, du reste, pour les études sur la main, le livre de mon +excellent ami Desbarrolles.</p></blockquote> + +<p>—Cela est vrai, petite soeur, s'écria Michel, c'est +ainsi que je fais quand j'ai le malheur de rencontrer +sur mon chemin le chanoine Jorio.</p> + +<p>—La première phalange du pouce, celle qui porte +l'ongle, continua Nanno, est le signe de la volonté. +Vous avez la première phalange du pouce courte; +donc, vous êtes faible, sans volonté, facile à entraîner.</p> + +<p>—Faut-il que je me fâche? demanda en riant +celle à qui était donnée cette explication plus vraie +que flatteuse.</p> + +<p>—Voyons le mont de Vénus, dit la sorcière en allongeant +son ongle, que l'on eût dit une griffe de +corne enchâssée dans l'ébène, sur la partie charnue +et renflée qui faisait la base du pouce; toute cette +portion de la main dans laquelle sont compris la génération +et les désirs matériels, est consacrée à l'irrésistible +déesse; la ligne de vie l'entoure comme un +ruisseau qui coule au bas d'une colline et l'isole +comme une île.—Vénus, qui a présidé à votre naissance, +Vénus, qui, pareille à ces fées, marraines prodigieuses +des jeunes princesses, Vénus, qui vous a +donné la grâce, la beauté, la mélodie, l'amour des +belles formes, le désir d'aimer, le besoin de plaire, +la bienveillance, la charité, la tendresse, Vénus se +montre ici plus puissante que jamais.—Ah! si nous +pouvions trouver les autres lignes aussi favorables +que celles-ci, quoique...</p> + +<p>—Quoique?...</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>La jeune femme regarda la sorcière, dont les sourcils +s'étaient froncés un instant.</p> + +<p>—Il y a donc d'autres lignes que celles de vie? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Il y en a trois: ce sont ces trois lignes qui forment +dans la main l'M majuscule, que le vulgaire +indique comme la première lettre du mot <i>Mort</i>, signe +terrible, chargé par la nature elle-même de rappeler +à l'homme qu'il est mortel; les deux autres sont la +ligne du coeur; la voici: elle s'étend de la base de +l'index à celle du petit doigt; maintenant, voyez la +ligne de tête, c'est celle qui coupe en deux le milieu +de la main.</p> + +<p>Michel s'approcha de nouveau et donna une attention +profonde à la démonstration de la sorcière.</p> + +<p>—Pourquoi ne m'as-tu pas expliqué tout cela à +moi? lui demanda-t-il. Me croyais-tu trop bête pour +te comprendre?</p> + +<p>Nanno haussa les épaules sans lui répondre; mais, +continuant de s'adresser à la jeune femme:</p> + +<p>—Suivons d'abord la ligne du coeur, dit-elle; regarde +comme elle s'étend depuis le mont de Jupiter, +c'est-à-dire depuis la base de l'index, jusqu'au mont +de Mercure, c'est-à-dire jusqu'à la base du petit +doigt. Elle indique, restreinte, une grande chance +de bonheur: trop étendue, comme chez toi, elle indique +une probabilité de souffrances terribles; elle se +brise sous Saturne, c'est-à-dire sous le médium, c'est +fatalité; elle est d'un rouge vif qui tranche avec la +mate blancheur de ta main, c'est amour, ardent jusqu'à +la violence.</p> + +<p>—Et voilà justement ce qui m'empêche de croire +à tes prédictions, Nanno, dit la San-Felice en souriant; +mon coeur est tranquille.</p> + +<p>—Attends, attends, t'ai-je dit, répliqua la sorcière +en s'exaltant; attends, attends, incrédule! car le +moment où un grand changement doit se faire dans +ta destinée n'est pas loin. Puis encore un signe funeste: +regarde! La ligne du coeur s'unit, comme tu le +vois, à la ligne de tête, entre le pouce et l'index, signe +funeste, mais qui peut cependant être combattu +par un signe contraire dans l'autre main. Voyons la +main droite!</p> + +<p>La jeune femme obéit et tendit à la sibylle la main +que celle-ci lui demandait.</p> + +<p>Nanno secoua la tête.</p> + +<p>—Même signe, dit-elle, même jonction.</p> + +<p>Et, pensive, elle laissa retomber la main; puis, +comme elle restait rêveuse et gardant le silence:</p> + +<p>—Parle donc, dit la jeune femme, puisque je te +répète que je ne te crois pas.</p> + +<p>—Tant mieux, tant mieux, murmura Nanno; +puisse la science se tromper; puisse l'infaillible faillir!</p> + +<p>—Qu'indique donc la jonction de ces deux lignes?</p> + +<p>—Blessure grave, emprisonnement, danger de +mort.</p> + +<p>—Ah! si tu me menaces de souffrances physiques. +Nanno, tu vas me voir faiblir... N'as-tu pas dit toi-même +que je n'étais pas brave? Et où serai-je blessée? +Dis!</p> + +<p>—C'est bizarre! à deux endroits: au cou et au +côté.</p> + +<p>Puis, laissant retomber la main gauche comme elle +avait laissé retomber la main droite:</p> + +<p>—Mais peut-être y échapperas-tu, continua-t-elle; +espérons!</p> + +<p>—Non pas, reprit la jeune femme, achève. Tu ne +devais rien me dire ou tu dois me dire tout.</p> + +<p>—J'ai tout dit.</p> + +<p>—Ton accent et tes yeux me prouvent que non; +d'ailleurs, tu as dit qu'il y avait trois lignes: la ligne +de vie, la ligne de coeur et la ligne de tête.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien, tu n'en as examiné que deux, la ligne +de vie et la ligne de coeur. Reste la ligne de tête.</p> + +<p>Et, d'un geste impératif, elle tendit la main à la +sorcière.</p> + +<p>Celle-ci la prit, et, en affectant l'indifférence:</p> + +<p>—Tu peux le voir comme moi, dit-elle, la ligne +de tête traversant la plaine de Mars, s'incline sous le +mont de la Lune. Cela signifie: rêve, idéalisme, +imagination, chimère;—la vie comme elle est dans +la lune, enfin, et non point ici-bas.</p> + +<p>Tout à coup Michel, qui regardait avec attention +la main de sa soeur, poussa un cri:</p> + +<p>—Regarde donc, Nanno! dit-il.</p> + +<p>Et il indiqua du doigt, avec l'expression de la plus +profonde terreur, un signe de la main de sa soeur de +lait.</p> + +<p>Nanno détourna la tête.</p> + +<p>—Mais regarde donc, te dis-je! Luisa a dans le +creux de la main le même signe que moi.</p> + +<p>—Imbécile! fit Nanno.</p> + +<p>—Imbécile tant que tu voudras, s'écria Michel; +une croix au milieu de cette ligne-là:—mort sur +l'échafaud, m'as-tu dit?...</p> + +<p>La jeune femme jeta un cri, et, d'un air effaré, regarda +tour à tour son frère de lait et la sorcière.</p> + +<p>—Tais-toi, mais tais-toi donc! fit celle-ci impatientée +et frappant du pied.</p> + +<p>—Tiens, petite soeur; tiens, dit Michel ouvrant sa +main gauche, regarde toi-même si nous n'avons pas +le même signe, une croix.</p> + +<p>—Une croix! répéta Luisa en palissant.</p> + +<p>Puis, saisissant le bras de la sorcière:</p> + +<p>—Sais-tu que c'est vrai, Nanno? dit-elle. Que veut +dire ceci? Y a-t-il dans la main de l'homme des signes +selon sa condition, et ce qui est mortel pour +l'un, est-il indifférent pour l'autre? Voyons, puisque +tu as commencé, achève.</p> + +<p>Nanno retira doucement son bras de la main qui +s'efforçait de le retenir.</p> + +<p>—Nous ne devons pas révéler les choses pénibles, +dit-elle, lorsque, marquées du sceau de la fatalité +absolue, elles sont inévitables, malgré tous les efforts +de la volonté et de l'intelligence.</p> + +<p>Puis, après une pause:</p> + +<p>—A moins, toutefois, ajouta-t-elle, que, dans l'espoir +de combattre cette fatalité, la personne menacée +n'exige cette révélation de nous.</p> + +<p>—Exige, petite soeur, exige! s'écria Michel; car, +enfin, toi, tu es riche, tu peux fuir; peut-être le danger +que tu cours n'existe-t-il qu'à Naples, peut-être +ne te poursuivrait-il pas en France, en Angleterre, en +Allemagne!</p> + +<p>—Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi, répondit Luisa, +puisque tu prétends que nous sommes marqués du +même signe?</p> + +<p>—Oh! moi, c'est autre chose; je ne puis pas +quitter Naples, je suis enchaîné à la Marinella comme +le boeuf au joug; je suis pauvre, et, de mon travail, +je nourris ma mère. Que deviendrait-elle, pauvre +femme, si je m'en allais?</p> + +<p>—Et, si tu meurs, que deviendra-t-elle?</p> + +<p>—Si je meurs, c'est qu'elle aura dit vrai, Luisa, +et, si elle a dit vrai, avant de mourir, je serai colonel. +Eh bien, quand je serai colonel, je lui donnerai tout +mon argent en lui disant: «Mets cela de côté, +<i>mamma</i>;» et, quand on me pendra, puisqu'on doit +me pendre, elle se trouvera être mon héritière.</p> + +<p>—Colonel! Pauvre Michel, et tu crois à la prédiction?</p> + +<p>—Eh bien, après? En supposant qu'il n'y ait que +la mort de vraie, il faut toujours supposer le pire. Eh +bien, elle est vieille; moi, je suis pauvre, nous ne +faisons point déjà une si grosse perte l'un et l'autre en +perdant la vie.</p> + +<p>—Et Assunta? demanda en souriant la jeune +femme.</p> + +<p>—Oh! Assunta m'inquiète moins que ma mère, +Assunta m'aime comme une maîtresse aime son +amant, et non pas comme une mère aime son fils. Une +veuve se console avec un autre mari; une mère ne +se console pas même avec un autre enfant. Mais laissons +la vieille Mechelemma, et revenons à toi, soeur, +à toi qui es jeune, qui es riche, qui es belle, qui es +heureuse! Oh! Nanno! Nanno! écoute bien ceci: il +faut que tu lui dises à l'instant même d'où viendra le +danger, ou malheur à toi!</p> + +<p>La sorcière avait ramassé son manteau, et était +occupée à le rajuster sur ses épaules.</p> + +<p>—Oh! tu ne t'en iras pas ainsi, Nanno, s'écria le +lazzarone en bondissant vers elle et en la saisissant +par le poignet; et à moi, tu peux dire ce que tu voudras; +mais à ma sainte soeur, à Luisa... oh! non, +non! c'est autre chose. Tu l'as dit, nous avons sucé +le lait de la même mamelle. Je veux bien mourir +deux fois, s'il le faut, une pour moi, une pour elle; +mais je ne veux pas que l'on touche à un cheveu de +sa tête! Entends-tu!</p> + +<p>Et il montra la jeune femme, pâle, immobile, haletante, +retombée sur son fauteuil, ne sachant pas +quel degré de foi elle devait accorder à l'Albanaise, +mais, en tout cas, violemment émue, profondément +agitée.</p> + +<p>—Voyons, puisque vous le voulez tous deux, dit +la sorcière se rapprochant de Luisa, essayons; et, si +le sort peut être conjuré, eh bien, conjurons-le, quoique +ce soit une impiété, ajouta-t-elle, que de lutter +contre ce qui est écrit. Donne-moi ta main, Luisa.</p> + +<p>Luisa tendit sa main tremblante et crispée; l'Albanaise +fut forcée de lui redresser les doigts.</p> + +<p>—Voilà bien la ligne du coeur, brisée ici en deux +tronçons sous le mont de Saturne; voilà bien la croix +au milieu de la ligne de tête; voilà enfin la ligne de +vie brusquement rompue entre vingt et trente ans.</p> + +<p>—Et tu ne vois pas d'où vient le danger? tu ne +sais pas les causes qu'il faudrait combattre? s'écria +la jeune femme sous le poids de la terreur qu'avait +exprimée pour elle son frère de lait, et que ses yeux, +le tremblement de sa voix, l'agitation de tout son +corps exprimaient à leur tour.</p> + +<p>—L'amour, toujours l'amour! s'écria la sorcière, +un amour fatal, irrésistible, mortel!</p> + +<p>—Mais connais-tu au moins celui qui en sera +l'objet? demanda la jeune femme cessant de se débattre +et de nier, envahie qu'elle avait été, peu à +peu, par l'accent convaincu de la sorcière.</p> + +<p>—Tout est nuage dans ta destinée, pauvre créature, +répondit la sibylle; je le vois, mais je ne le +connais pas; il m'apparaît comme un être qui n'appartiendrait +pas à ce monde, c'est l'enfant du fer et +non de la vie... Il est né... impossible! et cependant +cela est ainsi: il est né d'une morte!</p> + +<p>La sorcière resta le regard fixe, comme si elle voulait +absolument lire dans l'obscurité; son oeil se dilatait +et prenait la rondeur de celui du chat et du hibou, +tandis qu'avec la main elle faisait le geste de quelqu'un +qui essaye d'écarter un voile.</p> + +<p>Michel et Luisa se regardaient; une sueur froide +coulait sur le front du lazzarone; Luisa était plus +pâle que le peignoir de batiste qui l'enveloppait.</p> + +<p>—Ah! s'écria Michel après un instant de silence, +et faisant un effort pour s'arracher à la terreur superstitieuse +qui l'écrasait, que nous sommes imbéciles +d'écouter cette vieille folle! Que je sois pendu, +moi, c'est encore possible; j'ai mauvaise tête, et, dans +notre condition, avec mon caractère, on dit des mots, +on en vient aux faits, on met la main dans sa poche, +on tire un couteau, on l'ouvre, le diable vous tente +on frappe son homme, il tombe, il est mort, un sbire +vous arrête, le commissaire vous interroge, le juge +vous condamne, maître Donato<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a> vous met la main +sur l'épaule, il vous passe la corde au cou, il vous +pend, très-bien! Mais toi! toi, petite soeur! que peut-il +y avoir de commun entre toi et l'échafaud? quel +crime peux-tu même rêver, avec ton coeur de colombe? +qui peux-tu tuer avec tes petites mains? Car, +enfin, on ne tue les gens que quand les gens ont tué; +et puis, ici, on ne tue pas les riches! Tiens, veux-tu +savoir une chose, Nanno? à partir d'aujourd'hui, on +ne dira plus Michel le Fou, on dira Nanno la Folle!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5: </b><a href="#footnotetag5">(retour) </a><p>C'était le nom du bourreau de Naples à cette époque.</p></blockquote> + +<p>En ce moment, Luisa saisit le bras de son frère +de lait et lui montra du doigt la sorcière.</p> + +<p>Celle-ci était toujours immobile et muette à la +même place; seulement, elle s'était courbée peu à +peu et semblait, à force de volonté, commencer à +distinguer quelque chose dans cette nuit qu'un instant +auparavant elle se plaignait de voir s'épaissir +devant elle; son cou maigre s'allongeait hors de son +manteau noir, et sa tête s'agitait de droite à gauche, +comme celle d'un serpent qui va s'élancer.</p> + +<p>—Oh! maintenant, je le vois, je le vois, dit-elle. +C'est un beau jeune homme de vingt-cinq ans, aux +yeux et aux cheveux noirs; il vient, il approche. +Lui aussi est menacé d'un grand danger,—d'un +danger de mort.—Deux, trois, quatre hommes le +suivent;—ils ont des poignards sous leurs habits... +cinq, six...</p> + +<p>Puis, tout à coup, comme frappée d'une révélation +subite:</p> + +<p>—Oh! s'il était tué! s'écria-t-elle presque joyeuse.</p> + +<p>—Eh bien, demanda Luisa éperdue et comme +suspendue aux lèvres de la sorcière, s'il était tué, +qu'arriverait-il?</p> + +<p>—S'il était tué, comme c'est lui qui causera ta +mort, tu serais sauvée.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! s'écria la jeune femme, aussi +convaincue que si elle voyait elle-même ce que Nanno +croyait voir; oh! mon Dieu! quel qu'il soit, protège-le.</p> + +<p>Au même instant, sous les fenêtres de la maison, +on entendit la double détonation de deux coups de +pistolet, puis des cris, un blasphème, et plus rien, +que le frissonnement du fer contre le fer.</p> + +<p>—Madame! madame! dit en entrant la camériste +le visage tout bouleversé, on assassine un homme sous +les murs du jardin.</p> + +<p>—Michel! s'écria Luisa, les bras étendus vers lui, +les mains jointes, tu es un homme, et tu as un couteau; +laisseras-tu égorger un autre homme sans lui +porter secours?</p> + +<p>—Non, par la madone! s'écria Michel.</p> + +<p>Et il s'élança vers la fenêtre et l'ouvrit pour sauter +dans la rue; mais, tout à coup, il poussa un cri, se +jeta en arrière, et, d'une voix étouffée par la terreur:</p> + +<p>—Pasquale de Simone, le sbire de la reine! murmura-t-il +en se courbant derrière l'appui de la fenêtre.</p> + +<p>—Eh bien, s'écria la San-Felice, c'est donc à moi +de le sauver.</p> + +<p>Et elle s'élança vers le perron.</p> + +<p>Nanno fit un mouvement pour la retenir; mais, secouant +la tête et laissant tomber ses bras:</p> + +<p>—Va, pauvre condamnée, dit-elle, et que l'arrêt +des astres s'accomplisse!</p> +<br><br> + + + +<h3>XI</h3> + +<h3>LE GÉNÉRAL CHAMPIONNET.</h3> + + +<p>Nous avons, on se rappelle, laissé Salvato Palmieri +sur le point de transmettre aux conjurés la réponse de +Championnet.</p> + +<p>En effet, on se rappelle qu'au nom des patriotes +italiens, Hector Caraffa avait écrit au général français +qui venait d'obtenir le commandement de l'armée +de Rome, pour lui faire part de la disposition des +esprits à Naples et lui demander si, le cas d'une révolution +échéant, on pouvait compter sur l'appui, +non-seulement de l'armée française, mais aussi du +gouvernement français.</p> + +<p>Disons quelques mots de cette belle personnalité +républicaine, une des gloires les plus pures de nos +jours patriotiques; nous avons à lui faire prendre sa +place dans le grand tableau que nous essayons de +tracer, et, montrant où il va, il est bon que nous fassions +voir d'où il vient.</p> + +<p>Le général Championnet était, à l'époque où nous +sommes arrivés, un homme de trente-six ans, à la +figure douce et prévenante, mais cachant sous cette +physionomie, qui était plutôt celle d'un homme du +monde que celle d'un soldat, une puissante énergie de +volonté et un courage à toute épreuve.</p> + +<p>Il était fils naturel d'un président aux élections +qui, ne voulant pas lui donner son nom, lui avait +donné celui d'une petite terre des environs de Valence, +sa ville natale.</p> + +<p>C'était un esprit aventureux, dompteur de chevaux +avant d'être un dompteur d'hommes. A douze ou +quinze ans, il montait les animaux les plus rétifs et +les réduisait à l'obéissance.</p> + +<p>A dix-huit ans, il se mit à la poursuite de l'un ou +de l'autre de ces deux fantômes que l'on nomme la +gloire ou la fortune, partit pour l'Espagne, et, sous +le nom de Bellerose, s'engagea dans les troupes wallones.</p> + +<p>Au camp de Saint-Roch, qui s'était formé devant +Gibraltar, il rencontra, dans le régiment de Bretagne, +plusieurs de ses camarades de collège; ils obtinrent +de son colonel qu'il quittât les gardes wallones +et passât avec eux, comme volontaire.</p> + +<p>A la paix, il rentra en France et trouva son père +ouvrant ses deux bras à l'enfant prodigue.</p> + +<p>Aux premiers mouvements de 1789, il s'engagea de +nouveau. Le canon du 10 août retentit et la première +coalition se forma. Chaque département alors offrit +son bataillon de volontaires; celui de la Drôme fournit +le 6e bataillon; Championnet en fut nommé chef +et gagna avec lui Besançon. Ces bataillons de volontaires +formaient l'armée de réserve.</p> + +<p>Pichegru, en passant par Besancon pour aller prendre +le commandement de l'armée du Haut-Rhin, y +retrouva Championnet, qu'il avait connu quand il +était chef de bataillon de volontaires comme lui. +Championnet le supplia de l'appeler à l'armée active; +son désir fut satisfait.</p> + +<p>A partir de ce moment, Championnet inscrivit son +nom à côté des noms de Joubert, de Marceau, de +Hoche, de Kléber, de Jourdanet de Bernadotte.</p> + +<p>Il servit alternativement sous eux, ou plutôt fut +leur ami. Ils connaissaient si bien le caractère aventureux +du jeune homme, que, lorsqu'il y avait quelque +expédition bien difficile, presque impossible à conduire +à bien, ils disaient:</p> + +<p>—Envoyons-y Championnet.</p> + +<p>Et celui-ci, en revenant vainqueur, justifiait toujours +le proverbe qui dit: <i>Heureux comme un bâtard</i>.</p> + +<p>Cette suite de succès fut récompensée par le titre de +général de brigade, puis par celui de général de division, +commandant les côtes de la mer du Nord depuis +Dunkerque jusqu'à Flessingue.</p> + +<p>La paix de Campo-Formio le rappela à Paris.</p> + +<p>Il y revint, et, de toute sa maison militaire, ne +garda qu'un jeune aide de camp.</p> + +<p>Dans les différentes rencontres qu'il avait eues avec +les Anglais, Championnet avait remarqué un jeune +capitaine qui, à cette époque où tout le monde était +brave, avait trouvé moyen d'être remarqué pour sa +bravoure. Aucun engagement n'avait lieu auquel il +prit part, qu'on ne citât de lui quelque action d'éclat. +A la prise d'Altenkirchen, il était monté le premier +à l'assaut. Au passage de la Lahn, il avait sondé la +rivière et trouvé un gué sous le feu de l'ennemi. Aux +défilés de Laubach, il avait pris un drapeau. Enfin, à +l'affaire du camp des Dunes, à la tête de trois cents +hommes, il avait attaqué quinze cents Anglais; mais, +dans une charge désespérée qu'avait faite le régiment +du prince de Galles, les Français ayant été repoussés, +lui, avait dédaigné de faire un pas en arrière.</p> + +<p>Championnet, qui le suivait des yeux, l'avait vu de +loin disparaître entouré d'ennemis. Admirateur de la +bravoure comme tout brave, Championnet alors s'était +mis de sa personne à la tête d'une centaine d'hommes +et avait chargé pour le délivrer. Arrivé au point où +le jeune officier avait disparu, il l'avait retrouvé debout, +le pied sur la poitrine du général anglais, à qui +il avait cassé la cuisse d'un coup de pistolet, entouré +de cadavres et blessé lui-même de trois coups de +baïonnette; il le força de sortir de la mêlée, le recommanda +à son propre chirurgien, et, lorsqu'il fut guéri, +lui offrit d'être son aide de camp.</p> + +<p>Le jeune capitaine accepta.</p> + +<p>C'était Salvato Palmieri.</p> + +<p>Lorsqu'il se nomma, son nom fut un nouveau sujet +d'étonnement pour Championnet. Il était évident +qu'il était Italien; d'ailleurs, n'ayant aucune raison de +renier son origine, il la confessait lui-même, et cependant, +chaque fois qu'il avait fallu obtenir quelques +renseignements de prisonniers anglais ou autrichiens, +Salvato les avait interrogés dans leur langue +avec autant de facilité que s'il fût né à Dresde ou à +Londres.</p> + +<p>Salvato s'était contenté de répondre à Championnet +qu'ayant été transporté tout jeune en France, et +ayant achevé son éducation en Angleterre et en Allemagne, +il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il parlât +l'allemand, l'anglais et le français comme sa langue +maternelle.</p> + +<p>Championnet, comprenant de quelle utilité pouvait +lui être un jeune homme à la fois si brave et si +instruit, l'avait, comme nous l'avons dit, gardé seul +de toute sa maison militaire et ramené à Paris.</p> + +<p>Lors du départ de Bonaparte pour l'Égypte, quoiqu'on +ne connût pas le but de l'expédition, Championnet +avait demandé à suivre la fortune du vainqueur +d'Arcole et de Rivoli; mais Barras, auquel il +s'était adressé, lui avait mis la main sur l'épaule en +lui disant:</p> + +<p>—Reste avec nous, citoyen général; nous aurons +besoin de toi sur le continent.</p> + +<p>Et, en effet, Bonaparte parti, Joubert le remplaçant +dans le commandement de l'armée d'Italie, celui-ci +demanda qu'on lui adjoignit Championnet pour commander +l'armée de Rome, destinée à surveiller et, au +besoin, à menacer Naples.</p> + +<p>Et, cette fois, Barras, qui lui portait un intérêt tout +particulier, lui avait dit, en lui remettant ses instructions:</p> + +<p>—Si la guerre éclate de nouveau, tu seras le +premier des généraux républicains chargé de détrôner +un roi.</p> + +<p>—Les intentions du Directoire seront remplies, répondit +Championnet avec une simplicité digne d'un +Spartiate.</p> + +<p>Et, chose étrange, la promesse devait se réaliser.</p> + +<p>Championnet partit pour l'Italie avec Salvato; il +parlait déjà l'italien avec facilité, la pratique seule de +la langue lui manquait; mais, à partir de ce moment, +il ne parla plus qu'italien avec Salvato, et même, dans +la prévoyance de ce qui pouvait arriver, il s'exerça +avec lui au patois napolitain, qu'en s'amusant Salvato +avait appris de son père.</p> + +<p>A Milan, où le général s'arrêta à peine quelques +jours, Salvato fit connaissance avec le comte de Ruvo +et le présenta au général Championnet comme un des +plus nobles seigneurs et des plus ardents patriotes de +Naples. Il lui raconta comment Hector Caraffa, dénoncé +par les espions de la reine Caroline, persécuté et +emprisonné par la junte d'État, s'était évadé du château +Saint-Elme, et demanda pour lui la faveur de suivre +l'état-major sans y être attaché par aucun grade.</p> + +<p>Tous deux l'accompagnèrent à Rome.</p> + +<p>Le programme donné au général Championnet était +celui-ci:</p> + +<p>«Repousser par les armes toute agression hostile +contre l'indépendance de la république romaine, et +porter la guerre sur le territoire napolitain si le roi de +Naples exécutait les projets d'invasion qu'il avait si +souvent annoncés.»</p> + +<p>Une fois à Rome, le comte de Ruvo, comme nous l'avons +raconté plus haut, n'avait pu résister au désir de +prendre une part active au mouvement révolutionnaire +qui était, disait-on, sur le point d'éclater à Naples; il +était entré dans cette ville sous un déguisement, et, +par l'intermédiaire de Salvato, avait mis les patriotes +italiens en communication avec les républicains français, +pressant le général de leur envoyer Salvato, dans +lequel Championnet avait la plus grande confiance, et +qui ne pouvait manquer d'inspirer une confiance pareille +à ses compatriotes. Le but de cette mission était +de faire voir au jeune homme, par ses propres yeux, +le point où en étaient les choses, afin qu'il pût, de retour +près du général, lui rendre compte des moyens +que les patriotes avaient à leur disposition.</p> + +<p>Nous avons vu à travers quels dangers Salvato était +arrivé au rendez-vous, et comment, les conjurés +n'ayant point de secrets pour lui, il avait voulu, de son +côté, pour qu'ils pussent mesurer son patriotisme à +la position que les événements lui avaient faite, n'avoir +point de secrets pour eux.</p> + +<p>Mais, par malheur, les moyens d'action de Championnet, +dans le commandement qu'il venait de recevoir +et qui avaient pour but la protection de la république +romaine, étaient loin de répondre à ses besoins. +Il arrivait dans la ville éternelle un an après que le +meurtre du général Duphot, sinon provoqué, du +moins toléré et laissé impuni par le pape Pie VI, avait +amené l'envahissement de Rome et la proclamation +de la république romaine.</p> + +<p>C'était Berthier qui avait eu l'honneur d'annoncer +au monde cette résurrection. Il avait fait son entrée à +Rome et était monté au Capitole comme un triomphateur +antique, foulant cette même voie Sacrée qu'avaient +foulée, dix-sept siècles auparavant, les triomphateurs +de l'univers. Arrivé au Capitole, il avait fait deux fois +le tour de la place où s'élève la statue de Marc-Aurèle, +aux cris frénétiques de «Vive la liberté! vive la +république romaine! vive Bonaparte! vive l'invincible +armée française!»</p> + +<p>Puis, ayant réclamé le silence, qui lui fut accordé à +l'instant même, le héraut de la liberté avait prononcé +le discours suivant:</p> + +<p>—Mânes de Caton, de Pompée, de Brutus, de Cicéron, +d'Hortensius, recevez les hommages des hommes +libres, dans ce Capitole où vous avez tant de fois +défendu les droits du peuple et illustré par votre éloquence +ou vos actions la république romaine. Les enfants +des Gaulois, l'olivier à la main, viennent dans +ce lieu auguste rétablir les autels de la liberté dressés +par le premier des Brutus. Et vous, peuple romain, +qui venez de reprendre vos droits légitimes, rappelez-vous +quel sang coule dans vos veines! Jetez les yeux +sur les monuments de gloire qui vous environnent, +reprenez les vertus de vos pères, montrez-vous dignes +de votre antique splendeur, et prouvez à l'Europe +qu'il est encore des âmes qui n'ont point dégénéré des +vertus de vos ancêtres!</p> + +<p>Pendant trois jours, on avait illuminé Rome, tiré +des feux d'artifice, planté des arbres de la Liberté, +dansé, chanté, crié: «Vive la République!» autour +de ces arbres; mais l'enthousiasme avait été de +courte durée. Dix jours après le discours de Berthier, +qui, outre l'allocution aux mânes de Caton et d'Hortensius, +contenait la promesse d'un respect inviolable +pour les revenus et les richesses de l'Église, on avait, +par l'ordre du Directoire, porté à la Monnaie les trésors +de cette même Église pour y être fondus, transformés +en pièces d'or et d'argent, non pas à l'effigie +de la république romaine, mais à celle de la république +française, et versés dans les caisses, les uns +disaient du Luxembourg et les autres de l'armée: +ceux qui disaient dans les caisses de l'armée étaient +en minorité, et en minorité encore plus grande ceux +qui le croyaient.</p> + +<p>Puis on avait mis en vente les biens nationaux, et, +comme le Directoire avait un pressant besoin d'argent +pour l'armée d'Égypte, disait-il, ces biens avaient +été vendus en toute hâte et à un prix fort au-dessous de +leur valeur. Alors, des appels en argent et en nature +avaient été faits aux riches propriétaires, qui, malgré +leur patriotisme, auquel les exigences réitérées du +gouvernement français avaient, nous devons l'avouer, +porté une rude atteinte, avaient été bientôt mis à sec.</p> + +<p>Il en résultait que, malgré les sacrifices faits par +les classes riches de la société, les besoins du Directoire +se renouvelant sans cesse, aucune des dépenses +les plus indispensables n'avait pu être acquittée, et +que la solde des troupes nationales, les appointements +des fonctionnaires publics, présentaient, au bout de +trois mois, un arriéré qui datait du jour même où la +république avait été proclamée.</p> + +<p>Les ouvriers, ne recevant plus de salaires, et, d'ailleurs, +on le sait, n'étant pas énormément enclins +d'eux-mêmes au travail, ils avaient, chacun de leur +côté, abandonné leurs travaux et s'étaient faits, les +uns mendiants, les autres bandits.</p> + +<p>Quant aux autorités, qui eussent dû, dans leurs +fonctions, donner l'exemple d'une intégrité lacédémonienne, +comme elles ne recevaient pas un sou, elles +étaient devenues encore plus vénales et encore plus +voleuses qu'auparavant. La magistrature de l'annone, +chargée de la nourriture du peuple, institution +de la vieille Rome des empereurs qui s'était maintenue +à travers la Rome des papes, n'ayant pu, avec du +papier-monnaie discrédité, faire les approvisionnements +nécessaires, et manquant de farine, d'huile, de viande, +déclarait qu'elle ne savait plus quel remède opposer à +la famine; si bien que, quand Championnet arriva, on +se disait tout bas qu'il n'y avait plus à Rome que +pour trois jours de vivres, et que, si le roi de Naples +et son armée n'arrivaient pas bien vite pour chasser +les Français, rétablir le saint-père sur son trône et +rendre l'abondance au peuple, on allait se trouver incessamment +dans l'alternative de se manger les uns +les autres, ou de mourir de faim.</p> + +<p>Voilà ce que Salvato était chargé d'annoncer d'abord +aux patriotes napolitains; c'était la misérable situation +de la république romaine, situation à laquelle on +allait essayer de faire face à force d'économie et +d'honnêteté. Pour commencer, Championnet avait +chassé de Rome tous les agents du fisc et avait pris +sur lui d'appliquer aux besoins de la ville et de l'armée +tous les envois d'argent, de quelque part qu'ils +vinssent, qui se faisaient au Directoire.</p> + +<p>Maintenant, voici ce que Salvato avait à ajouter +relativement à la situation de l'armée française, qui +n'était guère plus florissante que celle de la république +romaine:</p> + +<p>L'armée de Rome, dont Championnet venait de +prendre le commandement et qui, sur les cadres qu'il +avait reçus du Directoire, se montait à trente-deux +mille hommes, était de huit mille hommes en réalité. +Ces huit mille hommes, qui, depuis trois mois, +n'avaient pas reçu un sou de solde, manquaient de +chaussures, d'habits, de pain, et étaient comme enveloppés +par l'armée du roi de Naples, se composant +de 60,000 hommes, bien vêtus, bien chaussés, bien +nourris et payés chaque jour. Pour toutes munitions, +l'armée française avait cent quatre-vingt mille cartouches; +c'était quinze coups de fusil à tirer par +homme. Aucune place n'était approvisionnée, nous +ne dirons pas de vivres, mais de poudre, et la pénurie +était telle, qu'on en avait manqué à Civita-Vecchia +pour tirer sur un bâtiment barbaresque qui était +venu capturer une barque de pêcheur à demi-portée +de canon du fort. On n'avait en tout que neuf bouches +à feu. Toute l'artillerie avait été fondue pour +faire de la monnaie de cuivre. Quelques forteresses +avaient des canons, c'est vrai; mais, soit trahison, +soit négligence, dans aucune les boulets n'étaient du +calibre des pièces; dans quelques-unes, il n'y avait +pas de boulets du tout.</p> + +<p>Les arsenaux étaient aussi vides que les forteresses; +on avait inutilement essayé d'armer de fusils +deux bataillons de gardes nationales, et cela dans un +pays où l'on ne rencontrait pas un homme qui n'eût +son fusil sur l'épaule s'il était à pied, et en travers de +sa selle s'il était à cheval.</p> + +<p>Mais Championnet avait écrit à Joubert, et l'on devait +lui envoyer d'Alexandrie et de Milan un million +de cartouches et dix pièces de canon avec leurs parcs.</p> + +<p>Quant aux boulets, Championnet avait établi des +fours, et il en faisait fondre quatre ou cinq mille par +jour. Ce qu'il demandait donc en grâce aux patriotes, +c'était de ne rien hâter, ayant besoin d'un mois encore +pour se mettre en mesure, non pas d'envahir, +mais de se défendre.</p> + +<p>Salvato était chargé d'une lettre dans ce sens pour +l'ambassadeur français à Naples, lettre où Championnet +exposait à Garat sa situation, et le priait de mettre +tous ses soins à retarder une rupture entre les +deux cours. Cette lettre, heureusement enfermée dans +un portefeuille de basane hermétiquement fermé, +n'avait point été atteinte par l'eau.</p> + +<p>Au reste, Salvato en connaissait le contenu, et, +fût-elle devenue illisible, il pouvait la redire mot pour +mot à l'ambassadeur; seulement, l'ambassadeur, ne +recevant pas la lettre, perdait la mesure du degré de +confiance qu'il pouvait accorder au porteur.</p> + +<p>Tous ces faits exposés aux conjurés, il y eut un instant +de silence pendant lequel ils se regardèrent, +s'interrogeant des yeux les uns les autres.</p> + +<p>—Que faire? demanda le comte de Ruvo, le plus +impatient de tous.</p> + +<p>—Suivre les instructions du général, répondit Cirillo.</p> + +<p>—Et, pour m'y conformer, ajouta Salvato, je me +rends à l'instant même chez l'ambassadeur de +France.</p> + +<p>—Hâtez-vous, alors! dit du haut de l'escalier une +voix qui fît tressaillir tous les conjurés, et Salvato lui-même; +car cette voix n'avait pas encore été entendue. +L'ambassadeur, à ce que l'on assure, part cette nuit +ou demain matin pour Paris.</p> + +<p>—Velasco! firent à la fois Nicolino et Manthonnet.</p> + +<p>Puis, continuant seul, Nicolino ajouta:</p> + +<p>—Soyez tranquille, signor Palmieri: c'est le +sixième ami que nous attendions et qui, par ma faute, +par ma très-grande faute, a passé sur la planche que +j'ai oublié de retirer, non pas une fois, mais deux fois, +la première en rapportant la corde, et la seconde en +rapportant les habits.</p> + +<p>—Nicolino, Nicolino, dit Manthonnet, tu nous feras +pendre.</p> + +<p>—Je l'ai dit avant toi, répliqua insoucieusement +Nicolino. Pourquoi conspirez-vous avec un +fou?</p> +<br><br> + + + +<h3>XII</h3> + +<h3>LE BAISER D'UN MARI.</h3> + + +<p>Si la nouvelle donnée par Velasco était vraie, il +n'y avait pas un instant à perdre; car, au point de +vue de Championnet, ce départ, qui était une déclaration +de guerre, pouvait entraîner de grands malheurs, +et ce départ, l'arrivée de Salvato l'empêcherait +peut-être en déterminant le citoyen Garat à +temporiser.</p> + +<p>Chacun voulait accompagner Salvato jusqu'à l'ambassade; +mais Salvato, autant par ses souvenirs que +par un plan, s'était fait une topographie de Naples; +il refusa obstinément. Celui des conjurés qui eût été +vu avec lui, le jour où l'objet de sa mission transpirait, +était perdu: il devenait la proie de la police +de Naples ou le but du poignard des sbires du gouvernement.</p> + +<p>Au reste, Salvato n'avait à suivre que le bord de +la mer en la gardant constamment à sa droite, pour +arriver à l'ambassade de France, située au premier +étage du palais Caramanico; il ne risquait donc point +de s'égarer; le drapeau tricolore et le faisceau soutenant +le bonnet de la liberté lui indiqueraient la +maison.</p> + +<p>Seulement, autant à titre d'amitié qu'à titre de +précaution, il échangea ses pistolets, mouillés par +l'eau de mer, contre ceux de Nicolino Carracciolo; +puis, sous son manteau, il boucla son sabre, qu'il +avait sauvé du naufrage et qu'il suspendit au porte-mousqueton, +pour que son rebondissement sur les +dalles ne le trahît point.</p> + +<p>Il fut convenu qu'on le laisserait partir le premier, +et que, dix minutes après son départ, les six conjurés, +sortant à leur tour, les uns après les autres, se +rendraient séparément chacun chez soi, en déroutant +ceux qui voudraient les suivre par ces détours si faciles +à multiplier dans ce labyrinthe plus inextricable +que celui de la Crète et que l'on appelle la ville de +Naples.</p> + +<p>Nicolino conduisit le jeune aide de camp jusqu'à +la porte de la rue, et, lui montrant la descente du +Pausilippe et les rares lumières brillant encore dans +Mergellina:</p> + +<p>—Voilà votre chemin, lui dit-il; ne vous laissez +ni suivre ni accoster.</p> + +<p>Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de +main et se séparèrent.</p> + +<p>Salvato jeta les yeux autour de lui: la rue était +entièrement déserte, et, d'ailleurs, la tempête n'était +point encore calmée, et, quoique la pluie eût cessé +de tomber, de nombreux et fréquents éclairs, accompagnés +du grondement de la foudre, continuaient +d'éclater sur tous les points du ciel.</p> + +<p>En dépassant l'angle le plus obscur du palais de la +reine Jeanne, il lui sembla entrevoir la silhouette +d'un homme se dessinant sur le mur; il ne jugea +point que cela valût la peine de s'arrêter; armé +comme il l'était, que lui faisait un homme?</p> + +<p>Au bout de vingt pas, il tourna cependant la tête +en arrière: il ne s'était point trompé: l'homme traversait +la route et semblait vouloir prendre la gauche +du chemin.</p> + +<p>Dix pas plus loin, il crut distinguer, au-dessus du +mur qui, du côté de la mer, sert de parapet à la +route, une tête qui, à son approche, disparut derrière +ce mur; il se pencha sur le parapet, regarda de l'autre +côté, et ne vit qu'un jardin avec des arbres touffus, +dont les branches montaient à la hauteur du parapet.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'autre homme avait gagné du +terrain et marchait parallèlement à lui; Salvato affecta +de s'en rapprocher, sans cependant perdre de +vue l'endroit où la tête avait disparu.</p> + +<p>A la lueur d'un éclair, il vit alors derrière lui un +homme qui enjambait le mur et qui, comme lui, descendait +vers Mergellina.</p> + +<p>Salvato mit la main à sa ceinture, s'assura que ses +pistolets ne pouvaient sortir facilement, et continua +son chemin.</p> + +<p>Les deux hommes suivaient toujours parallèlement +la route, l'un un peu en avant de lui à sa gauche, +l'autre un peu en arrière de lui à sa droite.</p> + +<p>A la hauteur du casino du Roi, deux homme tenaient +le milieu du chemin, se disputant avec cette +multiplicité de gestes et ces cris discordants particuliers +aux gens du peuple à Naples.</p> + +<p>Salvato arma ses pistolets sous son manteau, et, +commençant à soupçonner un guet-apens quand il +vit qu'ils ne se dérangeaient point, marcha droit à +eux:</p> + +<p>—Allons, place! dit-il en napolitain.</p> + +<p>—Et pourquoi place? demanda un des deux +hommes d'un ton goguenard et oubliant la dispute +dans laquelle il était engagé.</p> + +<p>—Parce que, répondit Salvato, le haut du pavé de +Sa gracieuse Majesté le roi Ferdinand est fait pour +les gentilshommes et non pour des drôles comme +vous.</p> + +<p>—Et, si on ne vous la faisait point, place! repartit +l'autre disputeur, que diriez-vous?</p> + +<p>—Je ne dirais rien, je me la ferais faire.</p> + +<p>Et, tirant ses deux pistolets de sa ceinture, il marcha +sur eux.</p> + +<p>Les deux hommes s'écartèrent et le laissèrent passer; +mais ils le suivirent.</p> + +<p>Salvato entendit celui qui semblait être le chef dire +aux autres:</p> + +<p>—C'est bien lui!</p> + +<p>Nicolino, on se le rappelle, avait recommandé à +Salvato non-seulement de ne pas se laisser accoster, +mais encore de ne pas se laisser suivre; d'ailleurs, +les trois mots qu'il avait surpris indiquaient qu'il était +menacé.</p> + +<p>Il s'arrêta. En le voyant s'arrêter, les hommes en +firent autant, c'est-à-dire s'arrêtèrent de leur côté.</p> + +<p>Ils étaient à dix pas l'un de l'autre.</p> + +<p>L'endroit était désert.</p> + +<p>A gauche, une maison dont tous les volets étaient +fermés, se continuant par les murs d'un jardin, +au-dessus desquels ont voyait frissonner la cime +d'une forêt d'orangers, et se courber et se relever +tour à tour le flexible panache d'un magnifique peuplier.</p> + +<p>A droite, la mer.</p> + +<p>Salvato fit encore dix pas en avant et s'arrêta de +nouveau.</p> + +<p>Les hommes, qui avaient continué de marcher en +même temps que lui, s'arrêtèrent en même temps +que lui.</p> + +<p>Alors, Salvato revint sur ses pas; les quatre +hommes, qui s'étaient réunis et que l'on reconnaissait +parfaitement pour être de la même bande, l'attendirent:</p> + +<p>—Non-seulement, dit Salvato, lorsqu'il ne fut plus +qu'à quatre pas d'eux, non-seulement je ne veux pas +que l'on me barre le passage, mais encore je ne veux +pas que l'on me suive.</p> + +<p>Deux des hommes avaient déjà tiré leur couteau et +le tenaient à la main.</p> + +<p>—Voyons, dit le chef, il y a peut-être moyen de +s'entendre, au bout du compte; car, à la manière +dont vous parlez le napolitain, il est impossible que +vous soyez Français.</p> + +<p>—Et que t'importe que je sois Français ou Napolitain?</p> + +<p>—Ceci, c'est mon affaire. Répondez franchement.</p> + +<p>—Je crois que tu te permets de m'interroger, coquin!</p> + +<p>—Oh! ce que j'en fais, monsieur le gentilhomme, +c'est pour vous et non pour moi. Voyons: êtes-vous +l'homme qui, venant de Capoue à cheval, avec l'uniforme +français, a pris une barque à Pouzzoles, et, +malgré la tempête, a forcé deux marins de le conduire +au palais de la reine Jeanne?</p> + +<p>Salvato pouvait répondre non, se servir de sa facilité +à parler le patois napolitain pour augmenter +les doutes de celui qui l'interrogeait; mais il lui +sembla que mentir, même à un sbire, c'était toujours +mentir, c'est-à-dire commettre une action abaissant +la dignité humaine.</p> + +<p>—Et si c'était moi, demanda Salvato, qu'arriverait-il?</p> + +<p>—Ah! si c'était vous, dit l'homme d'une voix +sombre et en secouant la tête, il arriverait que je +serais obligé de vous tuer, à moins que vous ne consentissiez +à me donner de bonne volonté les papiers +dont vous êtes porteur.</p> + +<p>—Alors, il fallait vous mettre vingt au lieu de +quatre, mes drôles; vous n'êtes pas assez de quatre +pour tuer ou même voler un aide de camp du général +Championnet.</p> + +<p>—Allons, décidément, c'est lui, dit le chef; il faut +en finir. A moi, Beccaïo!</p> + +<p>A cet appel, deux hommes se détachèrent d'une +petite porte sombre découpée dans la muraille du +jardin et s'élancèrent rapidement pour attaquer Salvato +par derrière.</p> + +<p>Mais, à leur premier mouvement, Salvato avait +fait feu de ses deux pistolets sur les deux hommes +qui tenaient leur couteau à la main, et avait tué l'un +et blessé l'autre.</p> + +<p>Puis, dégrafant son manteau et le rejetant loin +de lui, il s'était retourné en mettant le sabre à la +main, avait fendu d'un revers le visage de celui que +le chef avait appelé à son aide sous le nom de Beccaïo, +et, d'un coup de pointe, blesse grièvement son +compagnon.</p> + +<p>Il croyait être débarrassé de ses agresseurs, dont +quatre sur six étaient hors de combat, et, n'ayant +plus affaire qu'au chef et à un de ses sbires qui se +tenait prudemment à dix pas de lui, avoir facilement +raison des deux derniers, lorsqu'au moment où +il se retournait vers eux pour les charger, il vit briller +une espèce d'éclair qui, se détachant de la main +du chef, vint à lui en sifflant; en même temps, il +sentit une vive douleur au côté droit de la poitrine. +L'assassin, n'osant s'approcher de lui, lui avait lancé +son couteau; la lame avait disparu entre la clavicule +et l'épaule, le manche seul tremblait hors de la blessure.</p> + +<p>Salvato saisit le couteau de la main gauche, l'arracha, +fit quelques pas en arrière, car il lui semblait +que la terre manquait sous ses pieds; puis, cherchant +un appui, il rencontra le mur, et s'y adossa. Presque +aussitôt, tout parut tourner autour de lui; sa dernière +sensation fut de croire qu'à son tour le mur lui manquait +comme la terre.</p> + +<p>Un éclair qui fendit le ciel lui apparut, non plus +bleuâtre, mais couleur de sang; il étendit les bras, +lâcha son sabre et tomba évanoui.</p> + +<p>Dans la dernière lueur de raison qui le sépara de +l'anéantissement, il crut voir les deux hommes s'élancer +vers lui. Il fit un effort pour les repousser; mais +tout s'éteignit dans un soupir que l'on eût pu croire +le dernier.</p> + +<p>C'était quelques secondes auparavant qu'à la détonation +des pistolets, la fenêtre de la San-Felice s'était +ouverte, et qu'à ce cri de terreur de Michele: «Pasquale +de Simone, le sbire de la reine!» la jeune +femme avait répondu par ce cri du coeur: «Eh bien, +c'est donc à moi de le sauver.»</p> + +<p>Or, quoique la distance ne fût pas grande du boudoir +au perron et du perron à la porte du jardin, +lorsque Luisa ouvrit cette porte d'une main tremblante, +les assassins avaient déjà disparu, et le corps +seul du jeune homme, demeurant appuyé contre la +porte, tombait, le haut du corps renversé, dans le +jardin, au moment où la San-Felice ouvrait cette +porte.</p> + +<p>Alors, avec une force dont elle ne se serait jamais +crue capable, la jeune femme tira le blessé dans le +jardin, ferma la porte derrière lui, non-seulement à +la clef, mais encore au verrou, et, tout éplorée, elle +appela Nina, Michele et Nanno à son aide.</p> + +<p>Tous trois accoururent. Michele, de sa fenêtre, +avait vu fuir les assassins; une patrouille dont on entendait +le pas lent et mesuré se chargerait probablement +de faire disparaître les morts et de recueillir les +blessés; il n'y avait donc plus rien à craindre pour +ceux qui portaient secours au jeune officier, dont +la trace serait perdue, même aux yeux les plus +exercés.</p> + +<p>Michele souleva par le milieu le corps du jeune +homme entre ses bras, Nina lui prit les pieds, Luisa +lui soutint la tête, et, avec ces doux mouvements dont +les femmes ont seules le secret à l'égard des malades +et des blessés, on le transporta dans l'intérieur de la +maison.</p> + +<p>Nanno était restée en arrière. Courbée vers la +terre, elle marmottait entre ses dents des paroles +magiques et cherchait des herbes à elle connues +parmi les herbes qui poussaient en toute liberté dans +les angles du jardin et dans les fentes des murailles.</p> + +<p>Arrivé au boudoir, Michele demeura pensif; puis, +tout à coup, secouant la tête:</p> + +<p>—Petite soeur, dit-il, le chevalier va rentrer. Que +dira-t-il quand il verra qu'en son absence, et sans le +consulter, tu as apporté ce beau jeune homme dans +sa maison?</p> + +<p>—Il le plaindra, Michele, et dira que j'ai bien fait, +répondit la jeune femme en relevant son front resplendissant +d'une douce sérénité.</p> + +<p>—Oui, certainement, il en serait ainsi si ce meurtre +était un meurtre ordinaire; mais, quand il saura +que le meurtrier est Pasquale de Simone, se croira-t-il +le droit, lui qui est de la maison du prince Francesco, +se croira-t-il le droit de donner asile à un homme +frappé par le sbire de la reine?</p> + +<p>La jeune femme resta pensive; puis, après quelques +secondes:</p> + +<p>—Tu as raison, Michele, dit-elle. Voyons s'il y a +sur lui quelque papier qui nous indique où nous devons +le faire porter.</p> + +<p>On eut beau chercher dans les poches du blessé, +on ne trouva rien que sa bourse et sa montre; ce qui +prouvait qu'il n'avait point eu affaire à des voleurs; +mais, quant à ses papiers, s'il en avait eu sur lui, ils +avaient disparu.</p> + +<p>—Mon Dieu, mon Dieu! que faire? s'écria Luisa. +Je ne puis cependant pas abandonner une créature +humaine dans cet état.</p> + +<p>—Petite soeur, dit Michele du ton d'un homme +qui a trouvé un moyen, si le chevalier était venu +pendant que Nanno te disait la bonne aventure, ne +devions-nous pas disparaître dans la maison de ton +amie la duchesse Fusco, qui est vide et dont tu as les +clefs?</p> + +<p>—Oh! tu as raison, tu as raison, Michele! s'écria +la jeune femme. Oui, portons-le chez la duchesse; +on le mettra dans une des chambres dont les fenêtres +donnent sur le jardin. Il y a une porte de sortie. +Merci, Michele! Nous pourrons, s'il ne meurt pas, +pauvre jeune homme, nous pourrons lui donner là +tous les soins que réclame son état.</p> + +<p>—Et, continua Michele, ton mari, ignorant tout, +pourra au besoin protester de son ignorance; ce qu'il +ne ferait pas s'il était averti.</p> + +<p>—Non, tu le connais bien, il se livrerait, mais ne +mentirait pas. Il faut qu'il ignore tout, il le faut, non +pas que je doute de son coeur; mais, comme tu le +dis, je ne dois pas le mettre entre son devoir comme +ami du prince et sa conscience comme chrétien. +Éclaire-nous, Nanno, dit la jeune femme à la sorcière, +qui rentrait avec un paquet de plantes de familles +diverses; non, il ne faut pas que, dans la +maison, il reste trace de ce jeune homme.</p> + +<p>Et le cortége, éclairé par Nanno, se remit en chemin, +traversa trois ou quatre chambres, et finit par +disparaître derrière la porte de communication qui +donnait dans la maison voisine.</p> + +<p>Mais à peine venait-on de déposer le blessé sur un +lit, dans une des chambres désignées par la San-Felice +elle-même, que Nina, moins préoccupée que +sa maîtresse, lui posa vivement la main sur le bras.</p> + +<p>La jeune femme comprit que la camériste réclamait +son attention, et écouta.</p> + +<p>On frappait à la porte du jardin.</p> + +<p>—C'est le chevalier! s'écria Luisa.</p> + +<p>—Et vite, vite, madame, dit Nina, mettez-vous au +lit avec votre peignoir; je me charge du reste.</p> + +<p>—Michele! Nanno! s'écria la jeune femme, leur +recommandant d'un geste suprême le blessé.</p> + +<p>Un signe d'eux la rassura autant qu'elle pouvait +être rassurée.</p> + +<p>Puis, comme enchaînée par un songe, se heurtant +aux murailles, haletante, éperdue, murmurant des +paroles sans suite, elle gagna sa chambre, n'eut que +le temps de jeter sur une chaise ses bas et ses pantoufles, +de s'étendre dans son lit, et, le coeur bondissant, +mais la respiration comprimée, de fermer les +yeux et de faire semblant de dormir.</p> + +<p>Cinq minutes après, le chevalier San-Felice, +à qui Nina avait expliqué la mise des verrous à la +porte du jardin comme une étourderie de sa part, +entrait dans la chambre de sa femme sur la pointe +du pied, le visage souriant et le bougeoir à la main.</p> + +<p>Il s'arrêta un instant debout devant le lit, contempla +Luisa à la lueur de cette bougie de cire rose +qu'il tenait à la main, puis abaissa avec lenteur ses +lèvres sur son front en murmurant:</p> + +<p>—Dors sous la garde du Seigneur, ange de pureté, +et le ciel te sauve de tout contact avec les anges de +perdition que je quitte!</p> + +<p>Puis, respectant cette immobilité qu'il croyait être +le sommeil, il sortit sur la pointe du pied, comme il +était entré, referma doucement la porte de la chambre +de sa femme et passa dans la sienne.</p> + +<p>Mais à peine la lueur de la bougie se fut-elle effacée +des parois de la chambre, que la jeune femme se +souleva sur son coude, et, l'oeil dilaté, l'oreille tendue, +écouta.</p> + +<p>Tout était rentré dans le silence et l'obscurité.</p> + +<p>Alors, elle souleva lentement la couverture de soie +jetée sur son lit, posa avec précaution son pied nu +sur le parquet de faïence, se dressa sur un genou en +s'appuyant au chevet, écouta encore, et, rassurée par +l'absence de tout bruit, prit la porte opposée à celle +qui avait donné passage à son mari, regagna le corridor +qui conduisait chez la duchesse, ouvrit la porte +de communication, et, légère et muette comme une +ombre, pénétra jusqu'au seuil de la chambre où était +couché le malade.</p> + +<p>Il était toujours évanoui; Michele pilait des herbes +dans un mortier de bronze, et Nanno exprimait le jus +de ces herbes sur la blessure du malade.</p> +<br><br> + + + +<h3>XIII</h3> + +<h3>LE CHEVALIER SAN-FELICE.</h3> + + +<p>Nous croyons l'avoir déjà dit dans un des précédents +chapitres, dans le premier peut-être, le chevalier +San-Felice était un savant.</p> + +<p>Mais, quoique les savants, comme les voyageurs de +Sterne, puissent se diviser et même se subdiviser en +une foule de catégories, on doit les diviser cependant +en deux grandes espèces:</p> + +<p>Les savants ennuyeux.</p> + +<p>Les savants amusants.</p> + +<p>La première espèce est la plus nombreuse et passe +pour être la plus savante.</p> + +<p>Nous avons connu, dans le cours de notre vie, quelques +savants amusants; ils étaient en général reniés +par leurs confrères, comme gâtant le métier en mêlant +à la science l'esprit ou l'imagination.</p> + +<p>Quelque tort que cela puisse lui faire dans l'esprit +de nos lecteurs, nous sommes forcé d'avouer que le +chevalier San-Felice appartenait à la seconde espèce, +c'est-à-dire à l'espèce des savants amusants.</p> + +<p>Nous l'avons dit encore, mais il y a assez longtemps +pour qu'on l'ait oublié, le chevalier San-Felice +était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, +d'une mise simple, mais élégante dans sa simplicité, +et qui n'ayant, dans des études qui durèrent toute sa +vie, adopté aucune spécialité, était plutôt un sachant +qu'un savant.</p> + +<p>Appartenant lui-même à l'aristocratie, ayant toujours +vécu soit à la cour, soit avec les seigneurs, ayant +beaucoup voyagé dans sa jeunesse, surtout en France, +il avait les manières charmantes et l'aimable désinvolture +des Buffon, des Hélvétius et des d'Holbach, +dont il partageait, avec les principes sociaux, l'insouciance, +nous dirons presque l'irréligion philosophique.</p> + +<p>Et, en effet, ayant, comme Galilée et Swammerdam, +étudié les infiniment grands et les infiniment +petits, étant descendu des mondes roulants dans l'éther +aux infusoires nageant dans la goutte d'eau, +ayant vu que l'astre et l'atome tenaient la même place +dans l'esprit de Dieu et avaient la même part à +l'amour immense que le Créateur répand sur toutes +ses créatures, son âme, étincelle échappée au foyer +divin, s'était prise à tout aimer dans la nature. Les +humbles de la création avaient seulement droit chez +lui à une curiosité plus tendre que les superbes, et +nous oserions presque affirmer que la transformation +de la larve en nymphe et de la nymphe en scarabée, +examinée le jour au microscope, lui paraissait aussi +intéressante au moins que la lente locomotion du +colosse Saturne, neuf cent fois plus gros que la Terre, +et mettant près de trente ans à tourner autour du +Soleil avec l'attirail monstrueux de ses sept lunes et +l'ornement encore incompris de son anneau.</p> + +<p>Ces études l'avaient un peu soulevé hors de la vie +réelle, pour le jeter dans la vie contemplative; ainsi, +quand, de la fenêtre de sa maison,—maison qui +avait été celle de son père et de son aïeul,—par une +de ces chaudes nuits caniculaires de Naples, il voyait, +sous la rame du pêcheur ou sous le sillon de sa barque, +s'allumer ce feu bleuâtre qu'on croirait un reflet +de l'étoile de Vénus, et que, pendant une heure, +quelquefois une nuit, immobile à l'appui de cette +fenêtre, il regardait le golfe étinceler de lumières et, +si le vent du sud agitait les vagues, nouer les unes +aux autres des guirlandes de feu qui allaient se perdre +à ses yeux derrière Capri, mais qui se prolongeaient +à coup sûr jusqu'aux rivages d'Afrique, on +disait: «Que fait là ce rêveur de San-Felice?» Ce rêveur +de San-Felice passait tout simplement du monde +matériel au monde invisible, de la vie bruyante +à la vie silencieuse. Il se disait que cet immense +serpent de flamme dont les replis enveloppent le +globe, n'était rien autre chose qu'une réunion d'animalcules +imperceptibles, et son imagination reculait, +effrayée, devant cette épouvantable richesse de la +nature qui met au-dessous de notre monde, sur notre +monde, autour de notre monde, des mondes dont +nous ne nous doutons pas, et par lesquels l'infini +supérieur, qui s'échappe à nos yeux dans des torrents +de lumière, s'enchaîne sans se rompre à +l'infini inférieur, qui, plongeant au plus profond des +abîmes, se perd dans la nuit.</p> + +<p>Ce rêveur de San-Felice, au delà du double infini, +voyait Dieu, non pas comme le vit Ezéchiel, passant +au milieu des tempêtes; non pas comme le vit Moïse, +dans le buisson ardent, mais resplendissant dans la +majestueuse sérénité de l'amour éternel, gigantesque +échelle de Jacob que monte et descend la création +tout entière.</p> + +<p>Peut-être, maintenant, pourrait-on croire que cette +tendresse infinie répandue en portions égales sur +toute la nature était une partie de leur force à ces +autres sentiments qui ont fait dire au poëte latin: <i>Je +suis homme, et rien de ce qui appartient à l'humanité +ne m'est étranger</i>?—Non, c'est chez le chevalier +San-Felice que l'on eût pu faire surtout cette +distinction entre l'âme et le coeur qui permet au +vice-roi de la création d'être tantôt calme et serein +comme Dieu, lorsqu'il contemple avec son âme, +tantôt joyeux ou désespéré comme l'homme, quand +il éprouve avec son coeur.</p> + +<p>Mais, de tous les sentiments qui élèvent l'habitant de +notre planète au-dessus des animaux qui vivent autour +de lui, l'amitié était celui auquel le chevalier +avait voué le culte le plus sincère et le plus dévoué, +et nous nous appesantissons sur celui-là, parce que +celui-là eut une plus profonde et plus particulière influence +sur sa vie.</p> + +<p>Le chevalier San-Felice, élevé au collège des Nobles, +fondé par Charles III, y avait eu pour condisciple +un des hommes dont les aventures, l'élégance +et la haute fortune firent le plus de bruit dans +le monde napolitain, vers la fin du dernier siècle; +cet homme était le prince Joseph Caramanico.</p> + +<p>Si le prince n'eût été lui-même que prince, il est +probable que le jeune San-Felice n'eût éprouvé pour +lui que ce sentiment de respect banal ou de jalousie +envieuse que les enfants éprouvent pour ceux de +leurs compagnons qui pèsent sur l'indulgence des +maîtres par la supériorité de leur rang; mais, à part +son titre de prince, Joseph Caramanico était un charmant +enfant plein de coeur et d'abandon, comme il +fut plus tard un charmant homme plein d'honneur, et +de loyauté.</p> + +<p>Il arriva cependant, entre le prince Caramanico et +le chevalier San-Felice, ce qui arrive inévitablement +dans toutes les amitiés: il y eut un Oreste et un +Pylade; le chevalier San-Felice eut le rôle le moins +brillant aux yeux du monde, mais peut-être le plus +méritoire aux yeux du seigneur: il fut Pylade.</p> + +<p>On devina quelle facile supériorité le futur savant, +avec son intelligence distinguée et ses dispositions +studieuses, dut prendre sur ses rivaux de collège, et, +combien, au contraire, avec son insouciance de grand +seigneur, le futur ministre à Naples, le futur ambassadeur +à Londres, le futur vice-roi à Palerme devait +être un mauvais écolier.</p> + +<p>Eh bien, grâce au laborieux Pylade qui travaillait +pour deux, le paresseux Oreste se maintint toujours +au premier rang; il eut autant de prix, autant de +couronnes, autant de récompenses que San-Felice, et +plus de mérite aux yeux de ses professeurs, qui ne +savaient pas ou ne voulaient pas savoir le secret de +sa supériorité; car cette supériorité, il la maintenait +comme celle de sa position sociale, sans avoir l'air de +se donner le moindre mal pour cela.</p> + +<p>Mais Oreste le savait, lui, ce secret de dévouement, +et rendons-lui cette justice de dire qu'il l'apprécia +comme il devait être apprécié, ainsi que le prouvera +la suite de notre récit, en le mettant à l'épreuve.</p> + +<p>Les jeunes gens sortirent du collège, et chacun +suivit la carrière vers laquelle l'entraînait ou sa vocation +ou son rang. Caramanico prit celle des armes; +San-Felice, celle de la science.</p> + +<p>Caramanico entra comme capitaine dans un régiment +de Lipariotes, nommé ainsi des îles Lipari, d'où +presque tous les soldats qui le composaient étaient +tirés. Ce régiment, formé par le roi, était commandé +par le roi; le roi portait le titre de colonel de ce régiment, +et y être admis comme officier était la plus +haute faveur à laquelle pût aspirer un noble Napolitain.</p> + +<p>San-Felice, au contraire, voyagea, visita la France, +l'Allemagne, l'Angleterre, resta cinq ans hors de +l'Italie, et, lorsqu'il revint à Naples, trouva le prince +Caramanico premier ministre et amant de la reine +Caroline.</p> + +<p>Le premier soin de Caramanico, en arrivant au +pouvoir, avait été d'assurer une position indépendante +à son cher San-Felice; en son absence, il l'avait +fait, avec exemption de voeux, nommer chevalier de +Malte, faveur, au reste, à laquelle avaient droit tous +ceux qui pouvaient faire leurs preuves, et lui avait +fait donner une abbaye rapportant deux mille ducats. +Cette rente, avec celle de mille ducats qu'il tenait de +sa fortune patrimoniale, faisait du chevalier San-Felice, +dont les goûts étaient ceux d'un savant, c'est-à-dire +fort simples, un homme comparativement +aussi riche que l'homme le plus riche de Naples.</p> + +<p>Les deux jeunes gens avaient marché dans la vie +et étaient devenus des hommes; ils s'aimaient toujours; +mais, occupés, l'un de science, l'autre de politique, +ils ne se voyaient plus que rarement.</p> + +<p>Vers 1783, quelques bruits qui couraient sur la disgrâce +prochaine du prince de Caramanico, commençaient +à préoccuper la ville et à inquiéter San-Felice: +on disait que Caramanico, surchargé de besogne, +comme premier ministre, et voulant créer une marine +respectable à Naples, qu'il regardait, tout au +contraire du roi, comme une puissance maritime, +plutôt que comme une puissance continentale, s'était +adressé au grand-duc de Toscane Léopold, afin qu'il +voulût bien lui céder, pour le mettre à la tête de la +marine napolitaine, avec le titre d'amiral, un homme +qui venait de faire répéter son nom avec éloge dans +une expédition contre les Barbaresques.</p> + +<p>Cet homme, c'était le chevalier Jean Acton, d'origine +irlandaise, né en France.</p> + +<p>Mais à peine Acton s'était-il trouvé, par la protection +de Caramanico, installé à la cour de Naples, +dans une position à laquelle ses rêves les plus ambitieux +n'auraient jamais cru pouvoir atteindre, qu'il +combina tous ses efforts pour remplacer son protecteur, +et dans l'affection de la reine et dans son poste +de premier ministre, qu'il devait encore plus peut-être +à cette affection qu'à son rang et à son mérite.</p> + +<p>Un soir, San-Felice vit entrer chez lui, comme un +simple particulier et sans avoir permis qu'on l'annonçât, +le prince de Caramanico.</p> + +<p>San-Felice, par une douce soirée du mois de mai, +était occupé, dans ce beau jardin dont nous avons +essayé de faire la description, à donner la chasse à +des lucioles, sur lesquelles il voulait étudier, au retour +du matin, la dégradation de la lumière.</p> + +<p>Il poussa un cri de joie en voyant le prince, se jeta +dans ses bras et le pressa contre son coeur.</p> + +<p>Celui-ci répondit à ses embrassements avec son +affection accoutumée, à laquelle une préoccupation +triste semblait donner encore une plus vive expression.</p> + +<p>San-Felice voulut l'entraîner vers le perron; mais +Caramanico, enfermé dans son cabinet depuis le matin +jusqu'au soir, ne voulait point perdre cette occasion +de respirer l'air parfumé par la forêt d'orangers, +dont le feuillage métallique frissonnait au-dessus de +sa tête; une douce brise venait de la mer, le ciel était +pur, la lune brillait au ciel et se reflétait dans le +golfe. Caramanico montra à son ami un banc adossé +au tronc d'un palmier; tous deux s'assirent sur ce +banc.</p> + +<p>Caramanico resta un instant sans parler, comme +s'il eût hésité à troubler le silence de toute cette nature +muette; puis enfin, avec un soupir:</p> + +<p>—Mon ami, dit-il, je viens te dire adieu, peut-être +pour toujours.</p> + +<p>San-Felice tressaillit et le regarda en face; il +croyait avoir mal entendu.</p> + +<p>Le prince secoua mélancoliquement sa belle tête +pâle, et, avec une profonde expression de découragement:</p> + +<p>—Je suis las de lutter, reprit-il. Je reconnais que +j'ai affaire à plus fort que moi; j'y laisserais mon +honneur peut-être, ma vie à coup sûr.</p> + +<p>—Mais la reine Caroline? demanda San-Felice.</p> + +<p>—La reine Caroline est femme, mon ami, répondit +Caramanico, par conséquent faible et mobile. Elle +voit aujourd'hui par les yeux de cet intrigant irlandais +qui, j'en ai bien peur, poussera l'État à sa ruine. +Que le trône tombe! mais sans moi. Je ne veux pas +contribuer à sa chute, je pars.</p> + +<p>—Où vas-tu? demanda San-Felice.</p> + +<p>—J'ai accepté l'ambassade de Londres; c'est un +honorable exil. J'emmène ma femme et mes enfants, +que je ne veux pas laisser exposés aux dangers de +l'isolement; mais il y a une personne que je suis +obligé de laisser à Naples; j'ai compté sur toi pour +me remplacer près d'elle.</p> + +<p>—Près d'elle? répéta le savant avec une espèce +d'inquiétude.</p> + +<p>—Sois tranquille, dit le prince essayant de sourire; +ce n'est point une femme, c'est une enfant.</p> + +<p>San-Felice respira.</p> + +<p>—Oui, continua le prince, au milieu de mes tristesses, +une jeune femme me consolait. Ange du ciel, +elle est remontée au ciel, en me laissant un vivant +souvenir d'elle, une petite fille qui vient d'atteindre +sa cinquième année.</p> + +<p>—J'écoute, dit San-Felice, j'écoute.</p> + +<p>—Je ne puis ni la reconnaître, ni lui faire une +position sociale, puisqu'elle est née pendant mon +mariage; d'ailleurs, la reine ignore et doit ignorer +l'existence de cette enfant.</p> + +<p>—Où est-elle?</p> + +<p>—A Portici. De temps en temps, je me la fais apporter; +de temps en temps même, je vais la voir; +j'aime beaucoup cette innocente créature, qui, j'en ai +bien peur, est née dans un jour néfaste! et, m'en +croiras-tu, San-Felice, il m'en coûte moins, je te le +jure, de quitter mon ministère, Naples, mon pays, +que de quitter cette enfant; car celle-là, c'est bien +l'enfant de mon amour.</p> + +<p>—Moi aussi, dit le chevalier avec sa douce simplicité, +moi aussi, Caramanico, je l'aime.</p> + +<p>—Tant mieux! reprit le prince; car j'ai compté sur +toi pour me remplacer près d'elle. Je veux, tu comprendras +cela, je veux qu'elle ait une fortune indépendante. +Voici, en ton nom, une police de cinquante +mille ducats. Cette somme, placée par tes soins, se +doublera en quatorze ou quinze ans par l'accumulation +seule des intérêts; tu prendras, sur ta fortune +à toi, ce qui sera nécessaire à son entretien et à son +éducation, et, lors de sa majorité ou de son mariage, +tu te rembourseras.</p> + +<p>—Caramanico!</p> + +<p>—Pardon, mon ami, dit en souriant le prince, je +te demande un service; c'est à moi de faire mes conditions.</p> + +<p>San-Felice baissa la tête.</p> + +<p>—M'aimerais-tu moins que je ne croyais? murmura-t-il.</p> + +<p>—Non, mon ami, reprit Caramanico. Tu es non-seulement +l'homme que j'aime le mieux, mais celui +que j'estime le plus au monde, et la preuve, c'est que +je te laisse la seule partie de mon coeur qui soit restée +pure et n'ait point été brisée.</p> + +<p>—Mon ami, dit le savant avec une certaine hésitation, +je voudrais te demander une faveur, et, si ma +demande ne te contrariait pas, je serais heureux que +tu me l'accordasses.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Je vis seul, sans famille, presque sans amis; je +ne m'ennuie jamais, parce qu'il est impossible que +l'homme s'ennuie avec le grand livre de la nature +ouvert devant les yeux; j'aime toute chose en général: +j'aime l'herbe qui, le matin, se courbe sous le +poids des gouttes de rosée, comme sous un fardeau +trop lourd pour elle; j'aime ces lucioles que je cherchais +quand tu es arrivé; j'aime le scarabée à l'aile +d'or dans laquelle se mire le soleil, mes abeilles qui +me bâtissent une ville, mes fourmis qui me fondent +une république; mais je n'aime pas une chose plus +que l'autre, et je ne suis aimé tendrement par rien. +S'il m'était permis de prendre ta fille avec moi, je +l'aimerais plus que toute chose, je le sens, et peut-être, +elle aussi, comprenant que je l'aime beaucoup, +m'aimerait-elle un peu. L'air du Pausilippe est excellent; +la vue que j'ai de mes fenêtres est splendide; +elle aurait un grand jardin pour courir après les papillons, +des fleurs à la portée de sa main, des oranges +à la hauteur de ses lèvres; elle grandirait flexible +comme ce palmier, dont elle aurait à la fois la grâce +et la vigueur. Dis, veux-tu que ton enfant demeure +avec moi, mon ami?</p> + +<p>Caramanico le regardait les larmes aux yeux et +l'approuvait d'un doux mouvement de tête.</p> + +<p>—Et puis, continua San-Felice croyant que son +ami n'était pas suffisamment convaincu, et puis un +savant, ça n'a rien à faire; eh bien, je ferai son éducation, +je lui apprendrai à lire et à écrire l'anglais et +le français. Je sais beaucoup de choses, va, et je suis +beaucoup plus instruit qu'on ne le croit; cela m'amuse +de faire de la science, mais cela m'ennuie d'en +parler. Tous ces rats de bibliothèque napolitains, +tous ces académiciens d'Herculanum, tous ces fouilleurs +de Pompéi, ils ne me comprennent pas et ils +disent que je suis ignorant parce que je ne me sers +pas de grands mots et que je parle simplement des +choses de la nature et de Dieu; mais ce n'est pas +vrai, Caramanico; j'en sais au moins autant qu'eux +et peut-être même plus qu'eux, je t'en donne ma +parole d'honneur... Tu ne me réponds pas, mon +ami?</p> + +<p>—Non, je t'écoute, San-Felice, je t'écoute et je +t'admire. Tu es la créature par excellence. Dieu t'a +élu. Oui, tu prendras ma fille; oui, tu prendras mon +enfant; oui, mon enfant t'aimera; seulement, tu lui +parleras de moi tous les jours, et tu tâcheras qu'après +toi, ce soit moi qu'elle aime le plus au monde.</p> + +<p>—Oh! que tu es bon! s'écria le chevalier en essuyant +ses larmes. Maintenant, tu m'as dit quelle +était à Portici, n'est-ce pas? Comment reconnaîtrai-je +la maison? Comment s'appelle-t-elle? Tu lui as +donné un joli nom, j'espère?</p> + +<p>—Ami, dit le prince, voici son nom et l'adresse +de la femme qui prend soin d'elle, et, en même +temps, l'ordre à cette femme de te regarder, moi absent, +comme son véritable père... Adieu, San-Felice, +dit le prince en se levant; sois fier, mon ami: tu viens +de me donner le seul bonheur, la seule joie, la seule +consolation qu'il me soit permis d'espérer encore.</p> + +<p>Les deux amis s'embrassèrent comme des enfants, +en pleurant comme des femmes.</p> + +<p>Le lendemain, le prince Caramanico partait pour +Londres, et la petite Luisa Molina s'installait avec +sa gouvernante dans la maison du Palmier.</p> +<br><br> + + + +<h3>XIV</h3> + +<h3>LUISA MOLINA</h3> + + +<p>Le matin du jour où la petite Luisa Molina devait +quitter Portici, on vit le chevalier San-Felice, ne voulant +s'en rapporter à personne de ce soin si important, +courir les magasins de joujoux de la rue de Tolède +et y faire une collection de moutons blancs, de +poupées marchant toutes seules, de polichinelles faisant +la cabriole, lesquels pouvaient faire croire à +ceux qui connaissaient l'inutilité de ces objets pour +lui-même, que le digne savant était chargé par quelque +prince étranger de faire pour ses enfants une collection +de jouets napolitains dans sa plus complète +extension. Ceux-là se fussent trompés: toute cette +acquisition insolite était réservée aux plaisirs de la +petite Luisa Molina.</p> + +<p>Puis on procéda à l'emménagement. La plus belle +chambre de la maison, donnant par une de ses fenêtres +sur le golfe, et par l'autre sur le jardin, fut concédée +aux nouvelles locataires; un de ces charmants +petits lits de cuivre que l'on fabrique si élégamment +à Naples, fut placé près du lit de la gouvernante, et +une moustiquaire, exécutée sous les yeux et d'après +les conseils du savant chevalier, et dont toutes les +mesures, géométriquement prises, devaient dérouter +les plus habiles combinaisons des assiégeants, fut +placée sur les montants du lit, tente transparente +destinée à garantir l'enfant de la piqûre des cousins.</p> + +<p>On donna l'ordre à l'un de ces pâtres qui conduisent +dans les rues de Naples des troupeaux de chèvres, +qu'ils font quelquefois monter jusqu'au cinquième +étage des maisons, de s'arrêter tous les matins +devant la porte. On choisit dans le troupeau une +chèvre blanche, la plus belle de toutes, pour donner +l'étrenne de son lait à la petite Luisa, et la chèvre +élue reçut, séance tenante, le nom mythologique +d'Amalthée.</p> + +<p>Après quoi, toute précaution paraissant prise au +chevalier pour l'amusement, le confortable et la nutrition +matérielle de l'enfant, il envoya chercher une +voiture bien large et bien douce, et partit pour Portici.</p> + +<p>La translation se fit sans accident aucun, et, trois +heures après le départ de San-Felice pour Portici, +la petite Luisa, prenant possession de son nouveau +domicile avec cette satisfaction que fait toujours +éprouver aux enfants un changement de résidence, +habillait et déshabillait une poupée aussi grande +qu'elle et qui possédait une garde-robe aussi variée +et aussi riche que celle de la madone del Vescovato.</p> + +<p>Pendant bien des semaines et même bien des mois, +le chevalier oublia toutes les autres merveilles de la +nature pour ne s'occuper que de celle qu'il avait sous +les yeux; et, en effet, qu'est-ce qu'un bourgeon qui +pousse, une fleur qui s'ouvre ou un fruit qui mûrit +près d'un jeune cerveau qui, en se développant, +donne chaque jour naissance à une idée nouvelle, +en ajoutant un peu plus de clarté à l'idée éclose la +veille. Ce progrès de l'intelligence de l'enfant, en +raison du perfectionnement des organes, lui donnait +bien quelques doutes à l'endroit de l'âme immortelle +soumise au développement de ces organes, comme +la fleur et le fruit de l'arbre sont soumis à la sève, +tandis qu'au contraire, cette même âme que l'on a +vue pour ainsi dire naître, grandir, acquérir ses facultés +dans l'adolescence, en jouir dans l'âge mûr, +les perd peu à peu insensiblement, mais visiblement +néanmoins, au fur et à mesure que ces organes s'endurcissent +et s'atrophient en vieillissant, comme les +fleurs perdent de leur parfum et les fruits de leur saveur +à mesure que la séve tarit; mais, comme les +grands esprits, le chevalier San-Felice avait toujours +été quelque peu panthéiste, et même panthéiste +psychologique: en faisant de Dieu l'âme universelle +du monde, il regardait l'âme individuelle +comme une superfluité; il la regrettait cependant, +comme il regrettait de ne point avoir des ailes, +ainsi que l'oiseau; mais il n'en voulait point à +la nature d'avoir fait sur l'homme cette céleste +économie.</p> + +<p>Forcé d'abandonner la <i>continuité</i> de la vie, il se +réfugiait dans ses <i>transformations</i>. Les Égyptiens +mettaient dans les tombeaux de leurs morts bien-aimés +un scarabée. Pourquoi cela? Parce que le scarabée +meurt trois fois et renaît trois fois, comme la chenille.</p> + +<p>Dieu fera-t-il, dans sa bonté infinie, moins pour +l'homme qu'il ne fait pour l'insecte? Tel était le cri +de ce peuple dont les nombreuses nécropoles nous +ont transmis les spécimens enveloppés dans des bandelettes +sacrées.</p> + +<p>Maintenant, le chevalier San-Felice se posait cette +question que je me pose et que vous vous êtes posée +certainement: La chenille se souvient-elle de l'oeuf, +la chrysalide se souvient-elle de la chenille, le papillon +se souvient-il de la chrysalide, et enfin, pour accomplir +le cercle des métamorphoses, l'oeuf se souvient-il +du papillon?</p> + +<p>Hélas! ce n'est pas probable: Dieu n'a pas voulu +donner à l'homme cet orgueil de se souvenir, ne +l'ayant pas donné aux animaux. Du moment que +l'homme se souviendrait de ce qu'il était avant d'être +homme, l'homme serait immortel.</p> + +<p>Et, pendant que le chevalier faisait toutes ces réflexions, +Luisa grandissait, avait appris sans s'en +douter à lire et à écrire, et faisait en français ou en +anglais toutes les questions qu'elle avait à taire, le +chevalier ayant signifié une fois pour toutes qu'il ne +répondrait qu'aux questions faites dans l'une ou +l'autre de ces langues; or, comme la petite Luisa +était très-curieuse, et, par conséquent, faisait force +questions, elle sut bientôt non-seulement questionner, +mais répondre en français et en anglais.</p> + +<p>Puis, sans s'en douter, elle apprenait beaucoup +d'autres choses; d'astronomie, ce qu'il en faut à une +femme; ainsi, par exemple: la lune semble tout particulièrement +affectionner le golfe de Naples, probablement +parce que, plus heureuse que la chenille, +le scarabée et l'homme, elle se souvient d'avoir été +autrefois la fille de Jupiter et de Latone, d'être née +sur une île flottante, de s'être appelée Phébé, d'avoir +été amoureuse d'Endymion, et que, coquette qu'elle +est, en sa qualité de femme, elle ne trouve pas sur +toute la terre de plus limpide miroir où se regarder +que le golfe de Naples.</p> + +<p>La lune, qu'elle appelait la lampe du ciel, préoccupait +beaucoup la petite Luisa, qui, lorsque l'astre +était dans son plein, voulait toujours y voir un visage, +et qui, lorsqu'elle diminuait, demandait s'il y +avait des rats au ciel, et si ces rats rongeaient là-haut +la lune, comme un jour ils avaient rongé ici-bas le +fromage.</p> + +<p>Alors, le chevalier San-Felice, enchanté d'avoir +une démonstration scientifique à faire à un enfant, +et voulant la lui faire claire et à la portée de son +âge, s'amusait à exécuter lui-même un modèle en +grand de notre système planétaire; il lui montrait +la lune, notre satellite, quarante-neuf fois plus petite +que la terre; il lui faisait accomplir autour de +notre monde, en une minute, le périple qu'elle accomplit +en vingt-sept jours sept heures quarante-trois +minutes, et la révolution qu'elle accomplit sur elle +en même temps; il lui montrait que, dans ce périple, +elle se rapproche et s'éloigne alternativement de nous, +que le point le plus éloigné de son orbite s'appelle +l'<i>apogée</i> et qu'alors elle est à quatre-vingt-onze mille +quatre cent dix-huit lieues de notre globe; que son +point le plus rapproché s'appelle le <i>périgée</i> et n'en est +éloigné que de quatre-vingt mille soixante-dix-sept +lieues, il lui expliquait que la lune, comme la terre, +n'étant lumineuse que parce qu'elle réfléchit les rayons +du soleil, nous n'en pouvons apercevoir que la partie +éclairée par le soleil et non celle sur laquelle la +terre projette son ombre: de là vient que nous la +voyons sous différentes phases; il lui affirmait que +ce visage qu'elle s'obstinait à voir lorsque la lune +était dans son plein n'était autre chose que les accidents +du terrain lunaire, le creux de ses vallons où +s'épaissit l'ombre et la saillie de ses montagnes qui reflète +la lumière; il lui faisait même observer, sur un +grand plan de notre satellite que l'on venait de faire à +l'observatoire de Naples, que ce qu'elle prenait pour le +menton de la lune n'était qu'un volcan qui avait autrefois, +il y avait des milliers d'années, jeté des +feux comme en jetait le Vésuve et s'était éteint comme +le Vésuve s'éteindra un jour. L'enfant comprenait mal +à la première démonstration; elle insistait, et, à la +seconde ou à la troisième démonstration, le jour se +faisait dans son esprit.</p> + +<p>Un matin qu'on avait acheté du tripoli pour remettre +à neuf son joli petit lit de cuivre, Luisa vit le +chevalier très-occupé à regarder au microscope cette +poussière rougeâtre; elle s'approcha de lui sur la +pointe du pied et lui demanda:</p> + +<p>—Que regardes-tu là, bon ami San-Felice?</p> + +<p>—Et quand je pense, répondit le chevalier se parlant +à lui-même, bien que répondant à Luisa, quand +je pense qu'il faudrait cent quatre-vingt-sept millions +de ces infusoires pour peser un grain!</p> + +<p>—Cent quatre-vingt-sept millions de quoi? demanda +la petite fille.</p> + +<p>Cette fois, la démonstration était grave; le chevalier +prit l'enfant sur ses genoux et lui dit:</p> + +<p>—La terre, petite Luisa, n'a pas toujours été ce +qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire tapissée de gazon, +couverte de fleurs, ombragée par des grenadiers, des +orangers et des lauriers-roses. Avant d'être habitée +par l'homme et les animaux que tu vois, elle a été +couverte d'eau d'abord, puis de grandes fougères, +puis de palmiers gigantesques. De même que les maisons +n'ont pas poussé toutes seules et qu'on est forcé +de les bâtir, Dieu, le grand architecte des mondes, a +été forcé de bâtir la terre. Eh bien, comme on bâtit +les maisons avec des pierres, de la chaux, du plâtre, +du sable et des tuiles, Dieu a bâti la terre d'éléments +divers, et un de ces éléments se compose d'animalcules +imperceptibles, ayant des coquilles comme les +huîtres et des carapaces comme les tortues. A eux +seuls, ils ont fourni les masses de cette grande chaîne +de montagnes du Pérou qu'on appelle les Cordillères; +les Apennins de l'Italie centrale, dont tu vois +d'ici les dernières cimes, sont formés de leurs débris, +et ce sont les fragments impalpables de leurs écailles +qui font reluire ce cuivre en le polissant.</p> + +<p>Et il lui montrait son lit, que frottait le domestique.</p> + +<p>Un autre jour, en voyant un bel arbre de corail +que venait d'apporter au chevalier un pêcheur de +Torre-del-Greco, l'enfant demanda pourquoi le corail +avait des branches et pas de feuilles.</p> + +<p>Le chevalier lui expliqua alors que le corail n'était +pas une végétation naturelle, comme elle le croyait, +mais une composition animale. Il lui raconta, à son +grand étonnement, que des milliers de polypes cacticifères +se réunissaient pour composer, avec la chaux +dont ils vivent et que la violence des vagues arrache +aux rochers, ces branches folles d'abord, que sucent +et broutent les poissons, et qui, se raffermissant peu +à peu, se colorent de ce vif et charmant incarnat auquel +les poëtes comparent les lèvres de la femme; il +lui apprit qu'un petit animal, qu'il promit de lui faire +voir au microscope, et que l'on nomme le <i>vermet</i>, +construit, en remplissant le vide que laissent entre +eux les madrépores et les coraux, un trottoir autour +de la Sicile, tandis que d'autres animalcules, les <i>tubiporés</i>, +entre autres, construisent dans l'Océanie des +îles de trente lieues de tour, qu'ils relient entre elles +par des bancs de récifs qui finiront un jour par arrêter +les flottes et intercepter la navigation.</p> + +<p>D'après ce que nous venons de raconter, on peut +se faire une idée de l'éducation que reçut de son infatigable +et savant instituteur la petite Luisa Molina; +elle eut ainsi, mise à la portée des progrès successifs +de son intelligence, l'explication, claire, nette et +précise, de toutes les choses explicables, de sorte qu'elle +ne garda dans son cerveau aucune de ces notions +troubles et vagues qui inquiètent l'imagination des +adolescents.</p> + +<p>Et, selon que l'avait promis San-Felice à son ami, +elle grandit forte et flexible, comme le palmier au +pied duquel, la plupart du temps, toutes ces démonstrations +lui étaient faites.</p> + +<p>Le chevalier San-Felice était en correspondance +suivie avec le prince Caramanico; deux fois par mois, +il lui donnait des nouvelles de Luisa, qui, de son +côté, à chaque lettre de son tuteur, ajoutait quelques +mots pour son père.</p> + +<p>Vers 1790, le prince Caramanico passa de l'ambassade +de Londres à celle de Paris; mais, lorsque +Toulon fut livré aux Anglais par les royalistes, +et que le gouvernement des Deux-Siciles, sans se +déclarer pourtant l'allié de M. Pitt, envoya des troupes +contre la France, Caramanico, trop loyal pour +accepter la position qui lui était faite, demanda son +rappel; ce rappel, Acton ne le voulait à aucun prix; +il le fit nommer vice-roi de Sicile, en remplacement +du marquis Caraccioli, qui venait de mourir.</p> + +<p>Il se rendit à son poste sans passer par Naples.</p> + +<p>L'intelligence supérieure et la bonté naturelle du +prince Caramanico, appliquées au gouvernement de +ce beau pays qu'on appelle la Sicile, y produisirent +bientôt des miracles, et cela juste au moment où, +poussée par la funeste influence d'Acton et de Caroline +sur une pente contraire, Naples marchait à +grands pas au précipice, voyait gorger ses prisons +des citoyens les plus illustres, entendait la junte +d'État réclamer les lois de torture, abolies depuis le +moyen âge, et assistait à l'exécution d'Emmanuele +de Deo, de Vitagliano et de Gagliani, c'est-à-dire de +trois enfants.</p> + +<p>Aussi, les Napolitains, comparant les terreurs au +milieu desquelles ils vivaient, les lois de proscription +et de mort suspendues sur leurs têtes, au bonheur +des Siciliens et aux lois protectrices et paternelles +qui les régissaient, n'osant accuser la reine que tout +bas, accusaient tout haut Acton, rejetant tout sur le +compte de l'étranger et ne cachant pas leur désir +que, de même qu'Acton avait autrefois remplacé +Caramanico, Caramanico le remplaçât aujourd'hui.</p> + +<p>On disait plus: on disait que la reine, dans un +doux souvenir de son premier amour, secondait les +voeux des Napolitains, et, que, si elle n'était retenue +par une fausse honte, elle se déclarerait, elle aussi, +pour Caramanico.</p> + +<p>Ces bruits prenaient une consistance qui eût pu +faire croire qu'il y avait un peuple à Naples et que ce +peuple avait une voix, lorsqu'un jour le chevalier +San-Felice reçut de son ami une lettre conçue en ces +termes:</p> + +<p>«Ami,</p> + +<p>»Je ne sais ce qui m'arrive, mais, depuis dix jours, +mes cheveux blanchissent et tombent, mes dents +tremblent dans leurs gencives et se détachent de +leurs alvéoles; une langueur invincible, un abattement +suprême m'ont envahi. Pars pour la Sicile avec +Luisa, aussitôt cette lettre reçue, et tâche d'arriver +avant que je sois mort.</p> + +<p>»Ton Giuseppe.»</p> + +<p>Ceci se passait vers la fin de 1795; Luisa avait +dix-neuf ans, et, depuis quatorze ans, n'avait pas +vu son père; elle se rappelait son amour, mais non +pas sa personne; la mémoire de son coeur avait été +plus fidèle que celle de ses yeux.</p> + +<p>San-Felice ne lui révéla point d'abord toute la vérité: +il lui dit seulement que son père souffrant désirait +la voir; puis il courut au môle pour y chercher +un moyen de transport. Par bonheur, un de ces bâtiments +légers que l'on appelle <i>speronare</i>, après avoir +amené des passagers à Naples, allait retourner à +vide en Sicile; le chevalier le loua pour un mois afin +de n'avoir point à s'inquiéter du retour, et, le même +jour, il partit avec Luisa.</p> + +<p>Tout favorisa ce triste voyage: le temps fut beau, +le vent fut propice; au bout de trois jours, on jetait +l'ancre dans le port de Palerme.</p> + +<p>Au premier pas que le chevalier et Luisa firent +dans la ville, il leur sembla qu'ils entraient dans +une nécropole; une atmosphère de tristesse était répandue +dans les rues, un voile de deuil semblait envelopper +la cité qui s'est elle-même appelée <i>l'Heureuse</i>.</p> + +<p>Le passage leur fut barré par une procession; on +portait à la cathédrale la châsse de Sainte-Rosalie.</p> + +<p>Ils passèrent devant une église; elle était tendue +de noir et on y disait les prières des agonisants.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc? demanda le chevalier à un +homme qui entrait à l'église, et pourquoi tous les +Palermitains ont-ils l'air si désespéré?</p> + +<p>—Vous n'êtes pas Sicilien? demanda l'homme.</p> + +<p>—Non, je suis Napolitain et j'arrive de Naples.</p> + +<p>—Il y a que notre père se meurt, dit le Sicilien.</p> + +<p>Et, comme l'église était trop pleine de monde +pour qu'il pût y entrer, l'homme s'agenouilla sur +les degrés et dit tout haut en se frappant la poitrine:</p> + +<p>—Sainte mère de Dieu! offre ma vie à ton divin +fils, si la vie d'un pauvre pécheur comme moi peut +racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.</p> + +<p>—Oh! s'écria Luisa, entends-tu, bon ami? c'est +pour mon père qu'on prie, c'est mon père qui se +meurt... Courons! courons!</p> +<br><br> + + + +<h3>XV</h3> + +<h3>LE PÈRE ET LA FILLE.</h3> + + +<p>Cinq minutes après, le chevalier San-Felice et +Luisa étaient à la porte du vieux palais de Roger, +situé à l'extrémité de la ville opposée au port.</p> + +<p>Le prince ne recevait plus personne. Aux premières +atteintes du mal, sous prétexte d'affaires à +régler, il avait envoyé à Naples sa femme et ses enfants.</p> + +<p>Voulait-il leur épargner le spectacle de sa mort? +mourir entre les bras de celle dont il avait été séparé +pendant toute sa vie?</p> + +<p>S'il pouvait nous rester des doutes sur ce point, +la lettre adressée par le prince Caramanico au +chevalier San-Felice suffirait à les dissiper.</p> + +<p>On refusa, selon la consigne donnée, de laisser +entrer les deux nouveaux venus; mais à peine San-Felice +se fut-il nommé, à peine eut-il nommé Luisa, +que le valet de chambre poussa une exclamation +de joie et courut vers l'appartement du prince en +criant:</p> + +<p>—Mon prince, c'est lui! mon prince, c'est elle!</p> + +<p>Le prince, qui, depuis trois jours, n'avait pas +quitté sa chaise longue, et que l'on était forcé de +lever par-dessous les bras pour lui faire prendre les +boissons calmantes avec lesquelles on essayait d'endormir +ses douleurs, le prince se dressa debout +en disant:</p> + +<p>—Oh! je savais bien que Dieu, qui m'a tant +éprouvé, me donnerait cette récompense de les revoir +tous deux avant de mourir!</p> + +<p>Le prince ouvrit les bras; le chevalier et Luisa +apparurent sur la porte de sa chambre. Il n'y avait +place dans le coeur du mourant que pour un des +deux. San-Felice poussa Luisa dans les bras de son +père en lui disant:</p> + +<p>—Va, mon enfant, c'est ton droit.</p> + +<p>—Mon père! mon père! s'écria Luisa.</p> + +<p>—Ah! qu'elle est belle! murmura le mourant, +et comme tu as bien tenu la promesse que tu m'avais +faite, saint ami de mon coeur!</p> + +<p>Et, tout en pressant d'une main Luisa sur sa +poitrine, il tendit l'autre au chevalier.</p> + +<p>Luisa et San-Felice éclatèrent en sanglots.</p> + +<p>—Oh! ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit le +prince avec un ineffable sourire. Ce jour est pour +moi un jour de fête. Ne fallait-il pas quelque grand +événement comme celui qui va s'accomplir pour +que nous nous revissions encore une fois en ce +monde! et, qui sait? peut-être la mort sépare-t-elle +moins que l'absence. L'absence est un fait connu, +éprouvé; la mort est un mystère. Embrasse-moi, +chère enfant; oui, embrasse-moi, vingt fois, cent +fois, mille fois; embrasse-moi pour chacune des +années, pour chacun des jours, pour chacune des +heures qui se sont écoulées depuis quatorze ans. Que +tu es belle! et que je remercie Dieu d'avoir permis +que je pusse enfermer ton image dans mon coeur et +l'emporter avec moi dans mon tombeau.</p> + +<p>Et, avec une énergie dont il se fût cru lui-même +incapable, il appuyait sa fille sur sa poitrine, comme +s'il eût voulu en effet la faire entrer matériellement +dans son coeur.</p> + +<p>Puis, s'adressant au valet de chambre qui s'était +rangé pour laisser passer San-Felice et Luisa:</p> + +<p>—Qui que ce soit, entends-tu bien, Giovanni? +pas même le médecin! pas même le prêtre! La mort +a seule le droit d'entrer ici maintenant.</p> + +<p>Le prince retomba sur sa chaise longue, écrasé de +l'effort qu'il venait de faire; sa fille se mit à genoux +devant lui, le front à la hauteur de ses lèvres; son +ami se tint debout à son côté.</p> + +<p>Il leva lentement la tête vers San-Felice; puis, +d'une voix affaiblie:</p> + +<p>—Ils m'ont empoisonné, dit-il tandis que sa fille +éclatait en sanglots; ce qui m'étonne seulement, +c'est que, pour le faire, ils aient si longtemps +attendu. Ils m'ont laissé trois ans; j'en ai profité +pour faire quelque bien à ce malheureux pays. Il +faut leur en savoir gré; deux millions de coeurs me +regretteront, deux millions de bouches prieront pour +moi.</p> + +<p>Puis, comme sa fille semblait, en le regardant, +chercher au fond de sa mémoire:</p> + +<p>—Oh! tu ne te souviens pas de moi, pauvre enfant, +dit-il; mais tu t'en souviendrais, que tu ne +pourrais pas me reconnaître, dévasté comme je le +suis. Il y a quinze jours, San-Felice, malgré mes +quarante-huit ans, j'étais presque un jeune homme +encore; en quinze jours, j'ai vieilli d'un demi-siècle... +Centenaire, il est temps que tu meures!</p> + +<p>Puis, regardant Luisa et appuyant la main sur +sa tête:</p> + +<p>—Mais, moi, moi, je te reconnais, dit-il: tu as +toujours tes beaux cheveux blonds et tes grands +yeux noirs; tu es maintenant une adorable jeune +fille, mais tu étais une bien charmante enfant! La +dernière fois que je la vis, San-Felice, je lui dis que +j'allais la quitter pour longtemps, pour toujours +peut-être; elle éclata en sanglots comme elle vient +de le faire tout à l'heure; mais, comme il y avait +encore une espérance alors, je la pris dans mes bras +et je lui dis: «Ne pleure pas, mon enfant, tu me fais +de la peine.» Et elle, alors, tout en étouffant ses +soupirs: «Va-t'en, chagrin! dit-elle, papa le veut.» +Et elle me sourit à travers ses larmes. Non, un ange +entrevu par la porte du ciel ne serait pas plus doux +et plus charmant...</p> + +<p>Le mourant appuya ses lèvres sur la tête de la +jeune fille, et l'on vit de grosses larmes silencieuses +rouler sur ses cheveux qu'il baisait.</p> + +<p>—Oh! je ne dirai pas cela aujourd'hui, murmura +Luisa; car, aujourd'hui, ma douleur est grande... +O mon père, mon père, il n'y a donc pas d'espoir de +vous sauver?</p> + +<p>—Acton est fils d'un habile chimiste, dit Caramanico, +et il a étudié sous son père.</p> + +<p>Puis, se tournant vers San-Felice:</p> + +<p>—Pardonne-moi, Luciano, lui dit-il, mais je sens +la mort qui vient, je voudrais rester un instant seul +avec ma fille; ne sois pas jaloux, je te demande +quelques minutes, et je te l'ai laissée quatorze ans... +Quatorze ans!... J'eusse pu être si heureux pendant +ces quatorze années!... Oh! l'homme est bien insensé!</p> + +<p>Le chevalier, tout attendri que le prince se fût +rappelé le nom dont il l'appelait au collège, serra la +main que son ami lui tendait et s'éloigna doucement.</p> + +<p>Le prince le suivit des yeux; puis, lorsqu'il eut +disparu:</p> + +<p>—Nous voila seuls, ma Luisa, dit-il. Je ne suis +pas inquiet sur ta fortune; car, sur ce point, j'ai pris +les mesures nécessaires; mais je suis inquiet pour +ton bonheur... Voyons, oublie que je suis presque +un étranger pour toi, oublie que nous sommes séparés +depuis quatorze ans; figure-toi que tu as grandi +près de moi dans cette douce habitude de me confier +toutes tes pensées; eh bien, s'il en était ainsi et que +nous fussions arrivés à cette heure suprême où nous +sommes, qu'aurais-tu à me dire?</p> + +<p>—Rien autre chose que ceci, mon père: en venant +au palais, nous avons rencontré un homme du +peuple qui s'agenouillait à la porte d'une église où l'on +priait pour vous, joignant cette prière à la prière universelle: +«Sainte mère de Dieu! offre ma vie à ton +divin fils, si la vie d'un pauvre pécheur comme moi +peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.» A +vous et à Dieu, mon père, je n'aurais rien autre +chose à dire que ce que disait cet homme à la madone.</p> + +<p>—Le sacrifice serait trop grand, répondit le prince +en secouant doucement la tête. Moi, bonne ou mauvaise, +j'ai vécu ma vie; à toi, mon enfant, de vivre +la tienne, et, pour que nous te la préparions la plus +heureuse possible, voyons, n'aie point de secrets +pour moi.</p> + +<p>—Je n'ai de secrets pour personne, dit la jeune +fille en le regardant avec ses grands yeux limpides, +dans lesquels se peignait une nuance d'étonnement.</p> + +<p>—Tu as dix-neuf ans, Luisa?</p> + +<p>—Oui, mon père.</p> + +<p>—Tu n'es point arrivée à cet âge sans avoir aimé +quelqu'un?</p> + +<p>—Je vous aime, mon père; j'aime le chevalier, qui +vous a remplacé près de moi; là se borne le cercle +de mes affections.</p> + +<p>—Tu ne me comprends pas ou tu affectes de ne +pas me comprendre, Luisa. Je te demande si tu +n'as distingué aucun des jeunes gens que tu as vus +chez San-Felice ou rencontrés ailleurs?</p> + +<p>—Nous ne sortions jamais, mon père, et je n'ai +jamais vu chez mon tuteur d'autre jeune homme +que mon frère de lait Michel, qui y venait, tous les +quinze jours, chercher la petite pension que je faisais +à sa mère.</p> + +<p>—Ainsi, tu n'aimes personne d'amour?</p> + +<p>—Personne, mon père.</p> + +<p>—Et tu as vécu heureuse jusqu'à présent?</p> + +<p>—Oh! très-heureuse.</p> + +<p>—Et tu ne désirais rien?</p> + +<p>—Vous revoir, voilà tout.</p> + +<p>—Est-ce qu'une suite de jours pareils à ceux que +tu as passés jusqu'aujourd'hui, te paraîtrait un bonheur +suffisant?</p> + +<p>—Je ne demanderais rien autre chose à Dieu +qu'un pareil chemin pour me conduire au ciel. Le +chevalier est si bon!</p> + +<p>—Écoute, Luisa. Tu ne sauras jamais ce que +vaut cet homme.</p> + +<p>—Si vous n'étiez point là, mon père, je dirais que +je ne connais pas un être meilleur, plus tendre, +plus dévoué que lui. Oh! tout le monde sait +ce qu'il vaut, mon père, excepté lui-même, et cette +ignorance est encore une de ses vertus.</p> + +<p>—Luisa, j'ai, depuis quelques jours, c'est-à-dire +depuis que je ne pense plus qu'à deux choses, à la +mort et à toi, j'ai fait un rêve: c'est que tu pouvais +passer au milieu de ce monde méchant et corrompu +sans t'y mêler. Écoute, nous n'avons point de temps +à perdre en préparations vaines; voyons, la main +sur ton coeur, éprouverais-tu quelque répugnance à +devenir la femme de San-Felice.</p> + +<p>La jeune fille tressaillit et regarda le prince.</p> + +<p>—Ne m'as-tu point entendu? lui demanda celui-ci.</p> + +<p>—Si fait, mon père; mais la question que vous +venez de m'adresser était si loin de ma pensée.</p> + +<p>—Bien, ma Luisa, n'en parlons plus, dit le +prince, qui crut voir une opposition déguisée sous +cette réponse. C'était pour moi, encore plus que pour +toi, égoïste que je suis, que je te faisais cette question. +Quand on meurt, vois-tu, on est plein de +trouble et d'inquiétude, surtout quand on se rappelle +la vie. Je fusse mort tranquille et sûr de ton bonheur +en te confiant à un si grand esprit, à un si noble +coeur; n'en parlons plus et rappelons-le... Luciano!</p> + +<p>Luisa serra la main de son père comme pour +l'empêcher de prononcer une seconde fois le nom du +chevalier.</p> + +<p>Le prince la regarda.</p> + +<p>—Je ne vous ai pas répondu, mon père, dit-elle.</p> + +<p>—Réponds, alors. Oh! nous n'avons pas de temps +à perdre.</p> + +<p>—Mon père, dit Luisa, je n'aime personne; mais +j'aimerais quelqu'un, qu'un désir exprimé par vous +en un pareil moment serait un ordre.</p> + +<p>—Réfléchis bien, reprit le prince, dont une expression +de joie éclaira le visage.</p> + +<p>—J'ai dit, mon père! reprit la jeune fille, qui semblait +puiser la fermeté de la réponse dans la solennité +de la situation.</p> + +<p>—Luciano! cria le prince.</p> + +<p>San-Felice reparut.</p> + +<p>—Viens, viens vite, mon ami! elle consent, elle +veut bien.</p> + +<p>Luisa tendit sa main au chevalier.</p> + +<p>—A quoi consens-tu, Luisa? demanda le chevalier +de sa voix douce et caressante.</p> + +<p>—Mon père dit qu'il mourra heureux, bon ami, +si nous lui promettons, moi, d'être votre femme, +vous, d'être mon mari. J'ai promis de mon côté.</p> + +<p>Si Luisa était peu préparée à une pareille ouverture, +certes, le chevalier l'était encore moins; il regarda +tour à tour le prince et Luisa, et, avec une +soudaine exclamation:</p> + +<p>—Mais cela n'est pas possible! dit-il.</p> + +<p>Cependant le regard dont il couvrait Luisa en ce +moment donnait clairement à entendre que ce n'était +pas de son côté que viendrait l'impossibilité.</p> + +<p>—Pas possible, et pourquoi? demanda le prince.</p> + +<p>—Mais regarde-nous donc tous deux! Vois-la, +elle, apparaissant au seuil de la vie dans toute la +fleur de la jeunesse, ne connaissant pas l'amour, +mais aspirant à le connaître; et moi!... moi avec +mes quarante-huit ans, mes cheveux gris, ma tête +inclinée par l'étude!... Tu vois bien que cela n'est +pas possible, Giuseppe.</p> + +<p>—Elle vient de me dire qu'elle n'aimait que nous +deux au monde.</p> + +<p>—Eh! voilà justement! elle nous aime du même +amour; à nous deux, l'un complétant l'autre, nous +avons été son père, toi par le sang, moi par l'éducation; +mais bientôt cet amour ne lui suffira plus. +A la jeunesse, il faut le printemps; les bourgeons +poussent en mars, les fleurs s'ouvrent en avril, les +noces de la nature se font en mai; le jardinier qui +voudrait changer l'ordre des saisons serait non-seulement +un insensé, mais encore un impie.</p> + +<p>—Oh! mon dernier espoir perdu! dit le prince.</p> + +<p>—Vous le voyez, mon père, fit Luisa, ce n'est pas +moi, c'est lui qui refuse.</p> + +<p>—Oui, c'est moi qui refuse, mais avec ma raison +et non avec mon coeur. Est-ce que l'hiver refuse +jamais un rayon de soleil? Si j'étais un égoïste, je +dirais: «J'accepte.» Je t'emporterais dans mes bras +comme ces dieux ravisseurs de l'antiquité emportaient +les nymphes; mais, tu le sais, tout dieu +qu'il était, Pluton, en épousant la fille de Cérès, ne +put lui donner pour dot qu'une nuit éternelle où elle +serait morte de tristesse et d'ennui si sa mère ne lui +avait pas rendu six mois de jour.—Ne songe plus à +cela, Caramanico; en croyant préparer le bonheur +de ton enfant et de ton ami, tu ferais le deuil de deux +coeurs.</p> + +<p>—Il m'aimait comme sa fille, et ne veut pas de +moi pour femme, dit Luisa. Je l'aimais comme mon +père, et cependant je veux bien de lui pour mon +époux.</p> + +<p>—Sois bénie, ma fille, dit le prince.</p> + +<p>—Et moi, Giuseppe, reprit le chevalier, je suis +exclu de la bénédiction paternelle. Comment, continua-t-il +en haussant les épaules, comment se peut-il +que, toi qui as épuisé toutes les passions, tu te +trompes ainsi sur ce grand mystère qu'on appelle la +vie?</p> + +<p>—Eh! s'écria le prince, c'est justement parce que +j'ai épuisé toutes les passions, c'est justement parce +que j'ai mordu dans ces fruits du lac Asphalte et que +je les ai trouvés pleins de cendre, c'est justement pour +cela que je lui voulais, à elle, une vie douce, calme +et sans passions, une vie telle qu'elle l'a menée jusqu'à +ce jour et qu'elle avoue être le bonheur. M'as-tu +dit avoir été heureuse jusqu'aujourd'hui?</p> + +<p>—Oui, mon père, bienheureuse.</p> + +<p>—Tu l'entends, Luciano!</p> + +<p>—Dieu m'est témoin, dit le chevalier en enveloppant +la tête de Luisa de son bras, en approchant +son front de ses lèvres et en y déposant le même baiser +qu'il lui donnait tous les matins, Dieu m'est témoin +que, moi aussi, j'ai été heureux; Dieu m'est +témoin encore que, le jour où Luisa me quittera +pour suivre un mari, ce jour-là, tout ce que j'aime +au monde, tout ce qui me fait tenir à la vie m'aura +abandonné; ce jour-là, mon ami, je vêtirai le linceul +en attendant le tombeau!</p> + +<p>—Eh bien, alors? s'écria le prince.</p> + +<p>—Mais elle aimera, te dis-je! s'écria San-Felice +avec un accent douloureux que sa voix n'avait pas +pris encore; elle aimera, et celui qu'elle aimera, ce +ne sera pas moi. Dis! ne vaut-il pas mieux qu'elle +aime jeune fille et libre, que femme et enchaînée? +Libre, elle s'envolera comme l'oiseau que le chant de +l'oiseau appelle; et qu'importe à l'oiseau qui s'envole +que la branche sur laquelle il était posé tremble, se +fane et meure après son départ?</p> + +<p>Puis, avec une expression de mélancolie qui n'appartenait +qu'à cette nature poétique:</p> + +<p>—Si, au moins, ajouta-t-il, l'oiseau revenait faire +son nid sur la branche abandonnée, peut-être reviendrait-elle!</p> + +<p>—Alors, dit Luisa, comme je ne veux pas vous +désobéir, mon père, je ne me marierai jamais.</p> + +<p>—Rejeton stérile de l'arbre abattu par la tempête, +murmura le prince, flétris-toi donc avec lui!</p> + +<p>Et il pencha sa tête sur sa poitrine; une larme +échappée de ses yeux tomba sur la main de Luisa, +qui, soulevant sa main, montra silencieusement cette +larme au chevalier.</p> + +<p>—Eh bien, puisque vous le voulez tous deux, dit +le chevalier, je consens à cette chose, c'est-à-dire à +ce que je redoute et désire tout à la fois le plus au +monde; mais j'y mets une condition.</p> + +<p>—Laquelle? demanda le prince.</p> + +<p>—Le mariage n'aura lieu que dans un an. Pendant +cette année, Luisa verra le monde qu'elle n'a pas +vu, connaîtra ces jeunes gens qu'elle ne connaît pas. +Si, dans un an, aucun des hommes qu'elle aura rencontrés +ne lui plaît; si, dans un an, elle est toujours +aussi prête à renoncer à ce monde qu'elle l'est aujourd'hui; +si, dans un an enfin, elle vient me dire: +«Au nom de mon père, mon ami, sois mon époux!» +alors je n'aurai plus aucune objection à faire, et, si +je ne suis pas convaincu, au moins serai-je vaincu +par l'épreuve.</p> + +<p>—Oh! mon ami! s'écria le prince lui saisissant les +deux mains.</p> + +<p>—Mais écoute ce qui me reste à te dire, Joseph, +et sois le témoin solennel de l'engagement que je +prends, son vengeur implacable, si j'y manquais. +Oui, je crois à la pureté, à la chasteté, à la vertu de +cette enfant comme je crois à celle des anges; cependant +elle est femme, elle peut faillir.</p> + +<p>—Oh! murmura Luisa en couvrant son visage +de ses deux mains.</p> + +<p>—Elle peut faillir, insista San-Felice. Dans ce cas, +je te promets, ami, je te jure, frère, sur ce crucifix, +symbole de tout dévouement et devant lequel nos +mains se joindront tout à l'heure, si un pareil malheur +arrivait, je te jure de n'avoir pour la faute que +miséricorde et pardon, et de ne dire sur la pauvre +pécheresse que les paroles de notre divin Sauveur +sur la femme adultère: <i>Que celui qui est sans péché +lui jette la première pierre.</i> Ta main, Luisa!</p> + +<p>La jeune fille obéit. Caramanico prit le crucifix et +le leur présenta.</p> + +<p>—Caramanico, dit San-Felice étendant sa main, +jointe à celle de Luisa, sur le crucifix, je te jure que, +si, dans un an, Luisa conserve encore ses intentions +d'aujourd'hui, dans un an jour pour jour, heure, +pour heure, Luisa sera ma femme. Et maintenant, +mon ami, meurs tranquille, j'ai juré.</p> + +<p>Et, en effet, la nuit suivante, c'est-à-dire la nuit +du 14 au 15 décembre 1795, le prince Caramanico +mourut le sourire sur les lèvres et tenant dans sa +main les mains réunies de San-Felice et de Luisa.</p> +<br><br> + + + +<h3>XVI</h3> + +<h3>UNE ANNÉE D'ÉPREUVE</h3> + + +<p>Le deuil fut grand à Palerme; les funérailles qui +se firent de nuit, comme d'habitude, furent magnifiques. +La ville entière suivait le convoi; la cathédrale, +sous l'invocation de sainte Rosalie, éclairée +tout entière en chapelle ardente, ne pouvait contenir +la foule; cette foule débordait sur la place, et, +de la place, si grande qu'elle fut, dans la rue de +Tolède.</p> + +<p>Derrière le catafalque, couvert d'un immense velours +noir chargé de larmes d'argent et chamarré +des premiers ordres de l'Europe, venait, conduit par +deux pages, le cheval de bataille du prince, pauvre +animal qui piaffait orgueilleusement sous ses caparaçons +d'or, ignorant et la perte qu'il avait faite et +le sort qui l'attendait.</p> + +<p>En sortant de l'église, il reprit sa place derrière le +char mortuaire; mais alors le premier écuyer du +prince s'approcha, une lancette à la main, et, tandis +que le cheval le reconnaissait, le caressait, hennissait, +il lui ouvrit la jugulaire. Le noble animal +poussa une faible plainte; car, quoique la douleur +ne fût pas grande, la blessure devait être mortelle; +il secoua sa tête ornée de panaches aux couleurs du +prince, c'est-à-dire blancs et verts, et reprit son chemin; +seulement, un filet de sang, mince mais continu, +descendit de son cou sur son poitrail et laissa +sa trace sur le pavé.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure, il trébucha une première +fois et se releva en hennissant non plus de +joie, mais de douleur.</p> + +<p>Le cortége s'avançait au milieu du chant des prêtres, +de la lumière des cierges, de la fumée de l'encens, +suivant les rues tendues de noir, passant sous +des arcs funèbres de cyprès.</p> + +<p>Un caveau provisoire avait été préparé pour le +prince dans le campo-santo des Capucins, son corps +devant plus tard être transporté dans la chapelle de +sa famille à Naples.</p> + +<p>A la porte de la ville, le cheval, s'affaiblissant de +plus en plus par la perte de son sang, butta une seconde +fois; il hennit de terreur et son oeil s'effara.</p> + +<p>Deux étrangers, deux inconnus, un homme et une +femme conduisaient ce deuil presque royal, qui des +classes supérieures atteignait les classes les plus infinies +de la société: c'était le chevalier et Luisa, mêlant +leurs pleurs, l'une murmurant: «Mon père!...» +l'autre: «Mon ami!...»</p> + +<p>On arriva au caveau, désigné seulement par une +grande dalle sur laquelle étaient gravés les armes et +le nom du prince; cette dalle fut soulevée pour donner +passage au cercueil, et un <i>De Profundis</i> immense, +chanté par cent mille voix, monta au ciel. +Le cheval agonisant, ayant perdu par la route la +moitié de son sang, était tombé sur ses deux genoux: +on eût dit que le pauvre animal, lui aussi, priait pour +son maître; mais, lorsque s'éteignit la dernière note +du chant des prêtres, il s'abattit sur la dalle refermée, +s'allongea sur elle comme pour en garder l'accès +et rendit le dernier soupir.</p> + +<p>C'était un reste des coutumes guerrières et poétiques +du moyen âge: le cheval ne devait pas survivre +au chevalier. Quarante-deux autres chevaux, formant +les écuries du prince, furent égorgés sur le +corps du premier.</p> + +<p>On éteignit les cierges, et tout ce cortége immense, +silencieux comme une procession de fantômes, rentra +dans la ville sombre, où pas une lumière ne brillait, +ni dans les rues, ni aux fenêtres. On eût dit +qu'un seul flambeau éclairait la vaste nécropole, et +que, la mort ayant soufflé sur ce flambeau, tout était +rentré dans la nuit.</p> + +<p>Le lendemain, au point du jour, San-Felice et +Luisa se rembarquèrent et partirent pour Naples. +Trois mois furent donnés à cette douleur bien sincère, +trois mois pendant lesquels on vécut de la même vie +que par le passé, plus triste, voilà tout.</p> + +<p>Ces trois mois écoulés, San-Felice exigea que commençât +l'année d'épreuve, c'est-à-dire que Luisa vit +le monde; il acheta une voiture et des chevaux, la +voiture la plus élégante, les chevaux les meilleurs +qu'il put trouver; il augmenta sa maison d'un cocher, +d'un valet de chambre et d'une camériste, et commença +de se mêler avec Luisa aux promeneurs journaliers +de Tolède et de Chiaïa.</p> + +<p>La duchesse Fusco, sa voisine, veuve à trente ans +et maîtresse d'une grande fortune, recevait beaucoup +de monde et la meilleure société de Naples: elle +avait, attirée par ce sentiment sympathique si puissant +sur les Italiennes, invité souvent sa jeune amie +à assister à ses soirées, et Luisa avait toujours refusé, +objectant la vie retirée que menait son tuteur. +Cette fois, ce fut San-Felice lui-même qui alla +chez la duchesse Fusco, la priant de renouveler +ses invitations à sa pupille; ce que celle-ci fit avec +plaisir.</p> + +<p>L'hiver de 1796 fut donc à la fois une époque de +fêtes et de deuil pour la pauvre orpheline; à chaque +nouvelle occasion que lui donnait son tuteur de se +faire voir et, par conséquent, de briller, elle opposait +une véritable résistance et une sincère douleur; +mais San-Felice répondait par le mot charmant de +son enfance: <i>Va t'en, chagrin, papa le veut.</i></p> + +<p>Le chagrin ne s'en allait pas, mais seulement il +disparaissait à la surface; Luisa le renfermait au +fond de son coeur, il jaillissait par ses yeux, se répandait +sur son visage, et cette douce mélancolie qui +l'enveloppait comme un image, la faisait plus belle +encore.</p> + +<p>On la savait, d'ailleurs, sinon une riche héritière, +du moins ce que l'on appelle, en matière de mariage, +un parti convenable. Elle avait, grâce à la précaution +prise par son père et aux soins donnés à sa petite +fortune par San-Felice, elle avait cent vingt-cinq +mille ducats de dot, c'est-à-dire un demi-million +placé dans la meilleure maison de Naples, chez +MM. Simon André, Backer et Cie, banquiers du roi; +puis on ne connaissait à San-Felice, dont on la croyait +la fille naturelle, d'autre héritier qu'elle, et San-Felice, +sans être un capitaliste, avait, de son côté, une +certaine fortune.</p> + +<p>En ces sortes de matières, ceux qui calculent calculent +tout.</p> + +<p>Luisa avait rencontré chez la comtesse Fusco un +homme de trente à trente-cinq ans, portant un des +plus beaux noms de Naples et ayant marqué d'une +façon distinguée à Toulon dans la guerre de 1793; il +venait d'obtenir, avec le titre de brigadier, le commandement +d'un corps de cavalerie, destiné à servir +d'auxiliaire dans l'armée autrichienne, lors de la +campagne de 1796, qui allait s'ouvrir en Italie: on +l'appelait le prince de Moliterno.</p> + +<p>Il n'avait point encore reçu à cette époque, au travers +du visage, le coup de sabre qui, en le privant +d'un oeil, y mit ce cachet de courage que personne, +au reste, ne songea jamais à lui contester.</p> + +<p>Il avait un grand nom, une certaine fortune, un +palais à Chiaïa. Il vit Luisa, en devint amoureux, +pria la duchesse Fusco d'être son intermédiaire près +de sa jeune amie et n'emporta qu'un refus.</p> + +<p>Luisa avait souvent croisé à Chiaïa et à Tolède, +quand elle s'y promenait avec cette belle voiture et +ces beaux chevaux que lui avait achetés son tuteur, +un charmant cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans à +peine, tout à la fois le Richelieu et le Saint-Georges +de Naples: c'était le frère aîné de Nicolino Caracciolo, +avec lequel nous avons fait connaissance au palais +de la reine Jeanne, c'était le duc de Rocca-Romana.</p> + +<p>Beaucoup de bruits, qui eussent été peut-être peu +honorables pour un gentilhomme dans nos capitales +du Nord, mais qui, à Naples, pays de moeurs faciles +et de morale accommodante, ne servaient qu'à rehausser +sa considération, couraient sur son compte +et le faisaient un objet d'envie pour la jeunesse dorée +de Naples; on disait qu'il était un des amants +éphémères que le favori-ministre Acton permettait +à la reine, comme Potemkine à Catherine II, à la +condition que lui resterait l'amant inamovible, et que +c'était la reine qui entretenait ce luxe de beaux chevaux +et de nombreux serviteurs, qui n'avait pas sa +source dans une fortune assez considérable pour alimenter +de pareilles dépenses; mais on disait aussi +que, protégé comme il l'était, le duc pouvait parvenir +à tout.</p> + +<p>Un jour, ne sachant comment s'introduire chez +San-Felice, le duc de Rocca-Romana s'y présenta de +la part du prince héréditaire François, dont il était +grand écuyer; il était porteur du brevet de bibliothécaire +de Son Altesse, espèce de sinécure que le +prince offrait au mérite bien reconnu de San-Felice.</p> + +<p>San-Felice refusa, se déclarant incapable, non pas +d'être bibliothécaire, mais de se plier aux mille petits +devoirs d'étiquette qu'entraîne une charge à la +cour. Le lendemain, la voiture du prince s'arrêtait +devant la porte de la maison du Palmier, et le prince +lui-même venait renouveler au chevalier l'offre de +son grand écuyer.</p> + +<p>Il n'y avait pas moyen de refuser un tel honneur, +offert par le futur héritier du royaume. San-Felice +objecta seulement une difficulté momentanée et demanda +que Son Altesse voulût bien remettre à six +mois les effets de sa bonne volonté; ces six mois +écoulés, Luisa serait ou la femme d'un autre ou la +sienne: si elle était la femme d'un autre, il aurait +besoin de distractions pour se consoler; si elle était +la sienne, ce serait un moyen de lui ouvrir les portes +de la cour et de la distraire elle-même.</p> + +<p>Le prince François, homme intelligent, amoureux +de la véritable science, accepta le délai, fit compliment +à San-Felice sur la beauté de sa pupille et +sortit.</p> + +<p>Mais la porte fut ouverte à Rocca-Romana, qui +épuisa en vain pendant trois mois près de Luisa, les +trésors de son éloquence et les merveilles de sa coquetterie.</p> + +<p>Le temps approchait qui devait décider du sort de +Luisa, et Luisa, malgré toutes les séductions qui +l'entouraient, persistait dans sa résolution de tenir la +promesse donnée à son père; alors, San-Felice voulut +lui rendre un compte exact de toute sa fortune +afin de la séparer de la sienne, et que Luisa en fût, +quoique sa femme, complétement maîtresse; il pria +donc les banquiers Backer, chez lesquels la somme +primitive de cinquante mille ducats avait été placée +il y avait déjà quinze ans, de lui faire ce que l'on appelle, +en termes de banque, un état de situation. +André Backer, fils aîné de Simon Backer, se présenta +chez San-Felice avec tous les papiers concernant ce +placement et les preuves matérielles de la façon dont +son père avait placé et fait valoir cet argent. Quoique +Luisa ne prît point un grand intérêt à tous ces +détails, San-Felice voulut qu'elle assistât à la séance; +André Backer ne l'avait jamais vue de près, il fut +frappé de sa merveilleuse beauté; il prit, pour revenir +chez San-Felice, le prétexte de quelques papiers +qui lui manquaient; il revint souvent et finit par +déclarer à son client qu'il était amoureux fou de sa +pupille; il pouvait distraire, en se mariant, un million +de la maison de son père en faisant valoir comme +pour lui les cinq cent mille francs de Luisa, si elle +consentait à devenir sa femme; il pouvait en quelques +années doubler, quadrupler, sextupler cette +fortune; Luisa serait alors une des femmes les plus +riches de Naples, pourrait lutter d'élégance avec la +plus haute aristocratie et effacer les plus grandes +dames par son luxe, comme elle les effaçait déjà par +sa beauté. Luisa ne se laissa aucunement éblouir +par cette brillante perspective; et San-Felice, tout +joyeux et tout fier, au bout du compte, de voir que +Luisa avait refusé pour lui l'illustration dans Moliterno, +l'esprit et l'élégance dans Rocca-Romana, la +fortune et le luxe dans André Backer, San-Felice invita +André Backer à revenir dans la maison autant +qu'il lui plairait comme ami, mais à la condition +qu'il renoncerait entièrement à y revenir comme +prétendant.</p> + +<p>Enfin, le terme fixé par San-Felice lui-même étant +arrivé le 14 novembre 1795, anniversaire de la promesse +faite par lui au prince Caramanico mourant, +simplement, sans pompe aucune, seulement +en présence du prince François, qui voulut servir +de témoin à son futur bibliothécaire, San-Felice +et Luisa Molina furent unis à l'église de Pie-di-Grotta.</p> + +<p>Aussitôt le mariage célébré, Luisa demanda pour +première grâce à son mari de réduire la maison sur +le pied où elle était auparavant, désirant continuer +de vivre avec cette même simplicité où elle avait +vécu pendant quatorze ans. Le cocher et le valet de +chambre furent donc renvoyés, les chevaux et la voiture +furent vendus; on ne garda que la jeune femme +de chambre Nina, qui paraissait avoir voué un sincère +attachement à sa maîtresse; on fit une pension +à la vieille gouvernante, qui regrettait toujours son +Portici et qui y retourna joyeuse, comme un exilé +qui rentre dans sa patrie.</p> + +<p>De toutes les connaissances qu'elle avait faites pendant +ses neuf mois de passage à travers le monde, +Luisa ne garda qu'une seule amie: c'était la duchesse +Fusco, veuve et riche, âgée de dix ans plus +qu'elle, comme nous l'avons dit, et sur laquelle la +médisance la plus exercée n'avait rien trouvé à dire, +sinon qu'elle blâmait peut-être un peu trop haut et +trop librement les actes politiques du gouvernement +et la conduite privée de la reine.</p> + +<p>Bientôt les deux amies furent inséparables; les +deux maisons n'en avaient fait qu'une autrefois et +avaient été séparées dans un partage de famille. Il +fut convenu que, pour se voir sans contrainte à toute +heure du jour et même de la nuit, une ancienne +porte de communication qui avait été fermée lors de +ce partage de famille serait rouverte; on soumit la +proposition au chevalier San-Felice, qui, loin de voir +un inconvénient à cette réouverture, mit lui-même +les ouvriers à l'oeuvre; rien ne pouvait lui être plus +agréable pour sa jeune femme qu'une amie du rang, +de l'âge et de la réputation de la duchesse Fusco.</p> + +<p>Dès lors, les deux amies furent inséparables.</p> + +<p>Une année tout entière se passa dans la félicité la +plus parfaite. Luisa atteignit sa vingt et unième année, +et peut-être sa vie se serait-elle écoulée dans +cette sereine placidité si quelques paroles imprudentes +dites par la duchesse Fusco sur Emma Lyonna +n'eussent été rapportées à la reine. Caroline ne plaisantait +pas à l'endroit de la favorite: la duchesse Fusco +reçut, de la part du ministre de la police, une invitation +d'aller passer quelque temps dans ses terres.</p> + +<p>Elle avait pris avec elle une de ses amies, compromise +comme elle et nommée Eleonora Fonseca Pimentel. +Celle-là était accusée non-seulement d'avoir +parlé, mais encore d'avoir écrit.</p> + +<p>Le temps que la duchesse Fusco devait passer en +exil était illimité; un avis émané du même ministre +devait lui annoncer qu'il lui était permis de rentrer +à Naples.</p> + +<p>Elle partit pour la Basilicate, où étaient ses propriétés, +laissant à Luisa toutes les clefs de sa maison, +afin qu'en son absence elle pût veiller elle-même à +ces mille soins qu'exige un mobilier élégant.</p> + +<p>Luisa se trouva seule.</p> + +<p>Le prince François avait pris en grande amitié son +bibliothécaire, et, trouvant en lui, sous l'enveloppe +d'un homme du monde, une science aussi étendue +que profonde, ne pouvait plus se passer de sa société, +qu'il préférait à celle de ses courtisans. Le prince +François était, en effet, d'un caractère doux et timide, +que la crainte rendit plus tard profondément dissimulé. +Effrayé des violences politiques de sa mère, la +voyant se dépopulariser de plus en plus, sentant le +trône chanceler sous ses pieds, il voulait hériter de +la popularité que perdait la reine en paraissant complètement +étranger, opposé même à la politique suivie +par le gouvernement napolitain; la science lui +offrait un refuge: il se fit de son bibliothécaire un +bouclier, et parut complètement absorbé dans ses +travaux archéologiques, géologiques et philologiques, +et cela sans perdre de vue le cours des événements +journaliers, qui, selon lui, se pressaient vers +une catastrophe.</p> + +<p>Le prince François faisait donc cette habile et +sourde opposition libérale que, sous les gouvernements +despotiques, font toujours les héritiers de la +couronne.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, le prince François, lui aussi, +s'était marié et avait en grande pompe ramené à +Naples cette jeune archiduchesse Marie-Clémentine, +dont la tristesse et la pâleur faisaient, au milieu de +cette cour, l'effet que fait dans un jardin une fleur +de nuit, toujours prête à se fermer aux rayons du +soleil.</p> + +<p>Il avait fort invité San-Felice à amener sa femme +aux fêtes qui avaient eu lieu à l'occasion de son mariage; +mais Luisa, qui tenait de son amie la duchesse +Fusco des détails précis sur la corruption de +cette cour, avait prié son mari de la dispenser de +toute apparition au palais. Son mari, qui ne demandait +pas mieux que de voir sa femme préférer à tout +son chaste gynécée, l'avait excusée de son mieux. +L'excuse avait-elle été trouvée bonne? L'important +était qu'elle eût paru bonne et eût été acceptée.</p> + +<p>Mais, nous l'avons dit, depuis près d'un an, la +duchesse Fusco était partie et Luisa s'était trouvée +seule; la solitude est la mère des rêves, et Luisa +seule, son mari retenu au palais, son amie envoyée +en exil, Luisa s'était mise à rêver.</p> + +<p>A quoi? Elle n'en savait rien elle-même. Ses rêves +n'avaient point de corps, aucun fantôme ne les peuplait; +c'étaient de douces et enivrantes langueurs, +de vagues et tendres aspirations vers l'inconnu; rien +ne lui manquait, elle ne désirait rien, et cependant +elle sentait un vide étrange dont le siége était sinon +dans son coeur, du moins déjà autour de son coeur.</p> + +<p>Elle se disait à elle-même que son mari, qui savait +toute chose, lui donnerait certainement l'explication +de cet état si nouveau pour elle; mais elle ignorait +pourquoi elle fut morte plutôt que de recourir à lui +pour avoir des explications à ce sujet.</p> + +<p>Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'un jour, +son frère de lait Michele étant venu et lui ayant +parlé de la sorcière albanaise, elle lui avait, après +quelque hésitation, dit de la lui amener le lendemain, +dans la soirée, son mari devant probablement +être retenu une partie de la nuit à la cour par les +fêtes que l'on y donnerait en l'honneur de Nelson, et +pour célébrer la victoire que celui-ci avait remportée +sur les Français. Nous avons vu ce qui s'était passé +pendant cette soirée sur trois points différents, à +l'ambassade d'Angleterre, au palais de la reine +Jeanne et à la maison du Palmier; et comment, +amenée dans cette maison par Michele, soit hasard, +soit pénétration, soit connaissance réelle de la mystérieuse +science parvenue jusqu'à nous du moyen +âge sous le nom de cabale, la sorcière avait lu dans +le coeur de la jeune femme et lui avait prédit le changement +que la naissance prochaine des passions devait +produire dans ce coeur encore si chaste et si immaculé.</p> + +<p>L'événement, soit hasard, soit fatalité, avait suivi +la prédiction. Entraînée par un sentiment irrésistible +vers celui à qui sa prompte arrivée avait probablement +sauvé la vie, nous l'avons vue, ayant pour la +première fois un secret à elle seule, fuir la présence +de son mari, faire semblant de dormir, recevoir sur +son front plein de trouble le calme baiser conjugal, +et, San-Felice sorti de la chambre, se relever furtivement +pieds nus, l'âme pleine d'angoisse, et venir, +d'un oeil inquiet, interroger la mort planant au-dessus +du lit du blessé.</p> + +<p>Laissons Luisa, le coeur tout plein des bondissantes +palpitations d'un amour naissant, veiller +anxieuse au chevet du moribond, et voyons ce qui +se passait au conseil du roi Ferdinand le lendemain +du jour où l'ambassadeur de France avait jeté +aux convives de sir William Hamilton ses terribles +adieux.</p> +<br><br> + + + +<h3>XVII</h3> + +<h3>LE ROI</h3> + + +<p>Si nous avions entrepris, au lieu du récit d'événements +historiques auxquels la vérité doit donner un +cachet plus profondément terrible, et qui, d'ailleurs, +ont pris une place ineffaçable dans les annales du +monde, si nous avions entrepris, disons-nous, d'écrire +un simple roman de deux ou trois cents pages, dans +le but inutile et mesquin de distraire, par une suite +d'aventures plus ou moins pittoresques, d'événements +plus ou moins dramatiques, sortis de notre +imagination, une lectrice frivole ou un lecteur blasé, +nous suivrions le principe du poète latin, et, nous +hâtant vers le dénoûment, nous ferions assister immédiatement +notre lecteur ou notre lectrice aux délibérations +de ce conseil auquel assistait le roi Ferdinand +et que présidait la reine Caroline, sans nous +inquiéter de leur faire faire une connaissance plus +intime avec ces deux souverains, dont nous avons +indiqué la silhouette dans notre premier chapitre. +Mais alors, nous en sommes certain, ce que notre +récit gagnerait en rapidité, il le perdrait en intérêt; +car, à notre avis, mieux on connaît les personnages +que l'on voit agir, plus grande est la curiosité qu'on +prend aux actions bonnes ou mauvaises qu'ils accomplissent; +d'ailleurs, les personnalités étranges +que nous avons à mettre en relief dans les deux +héros couronnés de cette histoire ont tant de côtés +bizarres, que certaines pages de notre récit deviendraient +incroyables ou incompréhensibles, si nous +ne nous arrêtions pas un instant pour transformer +nos croquis, faits à grands traits et au fusain, en +deux portraits à l'huile, modelés de notre mieux, et +qui n'auront rien de commun, nous le promettons +d'avance, avec ces peintures officielles de rois et de +reines que les ministres de l'intérieur envoient aux +chefs-lieux de département et de canton pour décorer +les préfectures et les mairies.</p> + +<p>Reprenons donc les choses, ou plutôt les individus, +de plus-haut.</p> + +<p>La mort de Ferdinand VI, arrivée en 1759, appela +au trône d'Espagne son frère cadet, qui régnait à +Naples et qui lui succéda sous le nom de Charles III.</p> + +<p>Charles III avait trois fils: le premier, nommé +Philippe, qui eût dû, à l'avénement au trône de son +père, devenir prince des Asturies et héritier de la +couronne d'Espagne, si les mauvais traitements de +sa mère ne l'eussent rendu fou, ou plutôt imbécile; +le second, nommé Charles, qui remplit la vacance +laissée par la défaillance de son frère aîné, et qui +régna sous le nom de Charles IV; enfin le troisième, +nommé Ferdinand, auquel son père laissa cette couronne +de Naples qu'il avait conquise à la pointe de +son épée et qu'il était forcé d'abandonner.</p> + +<p>Ce jeune prince, âgé de sept ans au moment du +départ de son père pour l'Espagne, restait sous une +double tutelle politique et morale. Son tuteur politique +était Tanucci, régent du royaume; son tuteur +moral était le prince de San-Nicandro, son précepteur.</p> + +<p>Tanucci était un fin et rusé Florentin qui dut la +place assez distinguée qu'il tient dans l'histoire, non +pas à son grand mérite personnel, mais au peu de +mérite des ministres qui lui succédèrent; grand par +son isolement, il redescendrait à une taille ordinaire +s'il avait pour point de comparaison un Colbert ou +même un Louvois.</p> + +<p>Quant au prince de San-Nicandro,—qui avait, +assure-t-on, acheté à la mère de Ferdinand, à la +reine Marie-Amélie<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>, à cette même princesse qui +avait rendu fou son fils aîné à force de mauvais traitements, +le droit de faire non pas un fou, mais un +ignorant de son troisième fils, et qui avait payé ce +droit trente mille ducats, à ce que l'on assurait toujours,—c'était +le plus riche, le plus inepte, le plus +corrompu des courtisans qui fourmillaient, vers la +moitié du siècle dernier, autour du trône des Deux-Siciles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6: </b><a href="#footnotetag6">(retour) </a><p>Inutile de dire que cette reine Marie-Amélie, quoique +portant les mêmes prénoms, n'a rien de commun que la parenté +avec la respectable et respectée reine Marie-Amélie, veuve du roi +Louis-Philippe.</p></blockquote> + +<p>On se demande comment un pareil homme pouvait +arriver, même à force d'argent, à devenir précepteur +d'un prince dont un homme aussi intelligent que +Tanucci était ministre; la réponse est bien simple: +Tanucci, régent du royaume, c'est-à-dire véritable +roi des Deux-Siciles, n'était point fâché de prolonger +cette royauté au delà de la majorité de son auguste +pupille; Florentin, il avait sous les yeux l'exemple +de la Florentine Catherine de Médicis, qui régna +successivement sous François II, Charles IX et +Henri III; or, lui ne pouvait pas manquer de régner +sous ou sur Ferdinand, comme on voudra, si le +prince de San-Nicandro arrivait à faire de son élève +un prince aussi ignorant et aussi nul que son précepteur. +Et, il faut le dire, si telles étaient les vues de Tanucci, +le prince de San-Nicandro entra complétement +dans ses vues: ce fut un jésuite allemand qui fut +chargé d'apprendre au roi le français, que le roi ne +sut jamais; et, comme on ne jugea point à propos de +lui apprendre l'italien, il en résulta qu'il ne parlait +encore, à l'époque de son mariage, que le patois des +lazzaroni, qu'il avait appris des valets qui le servaient +et des enfants du peuple qu'on laissait approcher de +lui pour sa distraction. Marie-Caroline lui fit honte de +cette ignorance, lui apprit à lire et à écrire, deux +choses qu'il savait à peine, et lui fit apprendre un peu +d'italien, chose qu'il ne savait pas du tout; aussi, dans +ses moments de bonne humeur ou de tendresse conjugale, +n'appelait-il jamais Caroline que <i>ma chère maîtresse</i>, +faisant ainsi allusion aux trois parties de son +éducation qu'elle avait essayé de compléter.</p> + +<p>Veut-on un exemple de l'idiotisme du prince de +San-Nicandro? Cet exemple, le voici:</p> + +<p>Un jour, le digne précepteur trouva dans les +mains de Ferdinand les <i>Mémoires de Sully</i>, que le +jeune prince essayait de déchiffrer, ayant entendu +dire qu'il descendait de Henri IV et que Sully était +ministre de Henri IV. Le livre lui fut immédiatement +enlevé, et l'honnête imprudent qui lui avait prêté ce +mauvais livre fut sévèrement réprimandé.</p> + +<p>Le prince de San-Nicandro ne permettait qu'un +livre, ne connaissait qu'un livre, n'avait jamais lu +qu'un livre: c'était l'<i>Office de la Vierge</i>.</p> + +<p>Et nous appuyons sur cette première éducation +pour ne pas faire au roi Ferdinand plus grande qu'il +n'est juste la responsabilité des actes odieux que +nous allons voir s'accomplir dans le cours du récit +que nous avons entrepris.</p> + +<p>Ce premier point d'impartialité historique bien +établi, voyons ce que fut cette éducation.</p> + +<p>Ce n'était point assez pour la tranquillité de la +conscience du prince de San-Nicandro que cette conviction +consolante que, ne sachant rien, il ne pouvait +rien apprendre à son élève; mais, afin de le maintenir +dans une éternelle enfance, tout en développant, +par des exercices violents, les qualités physiques +dont la nature l'avait doué, il écarta de lui, +homme ou livre, tout ce qui pouvait jeter dans son +esprit la moindre lumière sur le beau, sur le bon et +sur le juste.</p> + +<p>Le roi Charles III était, comme Nemrod, un grand +chasseur devant Dieu; le prince de San-Nicandro fit +tout ce qu'il put pour que, sous ce rapport du moins, +le fils marchât sur les traces de son père; il remit en +vigueur toutes les ordonnances tyranniques sur la +chasse, tombées en désuétude, même sous Charles III: +les braconniers furent punis de la prison, des fers et +même de l'estrapade; on repeupla les forêts royales +de gros gibier; on multiplia les gardes, et, de peur +que la chasse, plaisir fatigant, ne laissât au jeune +prince, par la lassitude qui en était la suite, trop de +temps libre, et que, pendant ce temps, chose peu +probable mais possible, il ne lui prit le désir d'étudier, +son précepteur lui donna le goût de la pêche, +plaisir tranquille et bourgeois, pouvant servir de +repos au plaisir violent et royal de la chasse.</p> + +<p>Une des choses qui inquiétaient surtout le prince +de San-Nicandro pour l'avenir du peuple sur lequel +son élève était appelé à régner, c'est que celui-ci avait +un naturel doux et bon; il était donc urgent de le corriger +avant tout de ces deux défauts, auxquels, selon +le prince de San-Nicandro, il fallait bien se garder +de laisser prendre racine dans le coeur d'un roi.</p> + +<p>Voici comment s'y prit le prince de San-Nicandro +pour corriger le jeune prince de ce double vice:</p> + +<p>Il savait que le frère aîné de son élève, celui qui, +devenu prince des Asturies, avait suivi son père en +Espagne, trouvait, pendant son séjour à Naples, un +suprême plaisir à écorcher des lapins vivants.</p> + +<p>Il essaya de donner le goût de cet amusement +royal à Ferdinand; mais le pauvre enfant y montra +une telle répugnance, que San-Nicandro résolut de +lui inspirer seulement le désir de tuer les pauvres +bêtes. Pour donner à cet exercice le charme de la +difficulté vaincue, et, comme, de peur qu'il ne se +blessât, on ne pouvait encore mettre un fusil entre +les mains d'un enfant de huit ou neuf ans, on rassemblait +dans une cour une cinquantaine de lapins +pris au filet, et, en les chassant devant soi, on les forçait +de passer par une chatière pratiquée dans une +porte; le jeune prince se tenait derrière cette porte +avec un bâton et les assommait ou les manquait au +passage.</p> + +<p>Un autre plaisir auquel l'élève du prince de San-Nicandro +prit un goût non moins vif qu'à celui d'assommer +des lapins, fut celui de berner des animaux +sur des couvertures; par malheur, un jour, il eut la +malencontreuse idée de berner un des chiens de +chasse du roi son père, ce qui lui valut une mercuriale +sévère et une défense absolue de s'adresser +jamais à l'un de ces nobles quadrupèdes.</p> + +<p>Le roi Charles III parti pour l'Espagne, le prince +de San-Nicandro ne vit point d'inconvénient à laisser +son élève reconquérir la liberté qu'il avait perdue, +et même à l'étendre des quadrupèdes aux bipèdes. +Ainsi, un jour que Ferdinand jouait au ballon, il +avisa, parmi ceux qui prenaient plaisir à le regarder +faire des merveilles à cet exercice, un jeune homme +maigre, poudré à blanc et vêtu de l'habit ecclésiastique. +Le voir et céder à l'irrésistible désir de le berner +fut l'affaire d'une seconde; il dit quelques mots +tout bas à l'oreille d'un des laquais attendant ses +ordres; le laquais courut vers le château,—la chose +se passait à Portici,—en revint avec une couverture; +la couverture apportée, le roi et trois joueurs +se détachèrent du jeu, firent prendre par le laquais +le patient désigné, le firent coucher sur la couverture +qu'ils tenaient par les quatre coins, et le bernèrent +au milieu des rires des assistants et des huées de la +canaille.</p> + +<p>Celui à qui cette injure fut faite était le cadet +d'une noble famille florentine; il se nommait Mazzini. +La honte qu'il éprouva d'avoir ainsi servi de +jouet au prince et de risée à la valetaille, fut si +grande, qu'il quitta Naples le jour même, se sauva +à Rome, tomba malade en arrivant et mourut au +bout de quelques jours.</p> + +<p>La cour de Toscane fit ses plaintes aux cabinets +de Naples et de Madrid; mais la mort d'un petit abbé +cadet de famille était chose de trop peu d'importance, +pour qu'il fût fait droit par le père du coupable +et par le coupable lui-même.</p> + +<p>On comprend que, tout entier abandonné à de +pareils amusements, le roi, enfant, s'ennuyât de la +société des gens instruits, et, jeune homme, en eût +honte; aussi passait-il tout son temps soit à la chasse, +soit à la pêche, soit à faire faire l'exercice aux enfants +de son âge, qu'il réunissait dans la cour du +château et qu'il armait de manches à balai, nommant +ces courtisans en herbe sergents, lieutenants, +capitaines, et frappant de son fouet ceux qui faisaient +de fausses manoeuvres et de mauvais commandements. +Mais les coups de fouet d'un prince sont des +faveurs, et ceux qui, le soir venu, avaient reçu le +plus de coups de fouet étaient ceux qui se tenaient +pour être le plus avant dans les bonnes grâces de Sa +Majesté.</p> + +<p>Malgré ce défaut d'éducation, le roi conserva un +certain bon sens qui, lorsqu'on ne l'influençait pas +dans un sens contraire, le menait au juste et au vrai. +Dans la première partie de sa vie, celle qui fut antérieure +à la révolution française, et tant qu'il ne craignit +pas l'invasion de ce qu'il appelait les mauvais +principes, c'est-à-dire de la science et du progrès, +sachant lire et écrire à peine, jamais il ne refusait +ni places ni pensions aux hommes qu'on lui assurait +être recommandables par leurs connaissances; +parlant le patois du môle, il n'était point insensible +à un langage élevé et éloquent. Un jour, un cordelier +nommé le père Fosco, persécuté par les moines +de son couvent parce qu'il était plus savant et meilleur +prédicateur qu'eux, parvint jusqu'au roi, se jeta +à ses pieds et lui raconta tout ce que lui faisaient +souffrir leur ignorance et leur jalousie; le roi, frappé +de l'élégance de ses paroles et de la force de son +raisonnement, le fit causer longtemps; puis enfin il +lui dit:</p> + +<p>—Laissez-moi votre nom et rentrez dans votre +couvent; je vous donne ma parole d'honneur que le +premier évêché vacant sera pour vous.</p> + +<p>Le premier évêché qui vint à vaquer fut celui de +Monopoli, dans la terre de Bari, sur l'Adriatique.</p> + +<p>Comme d'habitude, le grand aumônier présenta +au roi trois candidats, de grande maison tous trois, +pour remplir cette place; mais le roi Ferdinand, secouant +la tête:</p> + +<p>—Pardieu! dit-il, depuis que vous êtes chargé +des présentations, vous m'avez fait donner assez de +mitres à des ânes auxquels il eût suffi de mettre des +bâts; il me plaît aujourd'hui de faire un évêque de +ma façon, et j'espère qu'il vaudra mieux que tous +ceux que vous m'avez mis sur la conscience, et pour +la nomination desquels je prie Dieu et saint Janvier +de me pardonner.</p> + +<p>Et, biffant les trois noms, il écrivit celui du père +Fosco.</p> + +<p>Le père Fosco fut, ainsi que l'avait prévu Ferdinand, +un des évêques les plus remarquables du +royaume, et, comme, un jour, quelqu'un qui l'avait +entendu prêcher faisait compliment au roi, non-seulement +sur l'éloquence, mais encore sur la conduite +exemplaire de l'ex-cordelier:</p> + +<p>—Je les choisirais bien toujours ainsi, répondit +Ferdinand; mais, jusqu'à présent, je n'ai connu +qu'un seul homme de mérite parmi les gens d'Église; +le grand aumônier ne me propose que des ânes pour +évêques. Que voulez-vous! le pauvre homme ne connaît +que ses confrères d'écurie.</p> + +<p>Ferdinand avait parfois une bonhomie de caractère +qui rappelait celle de son aïeul Henri IV.</p> + +<p>Un jour qu'il se promenait dans le parc de Caserte +en habit militaire, une paysanne s'approcha de +lui et lui dit:</p> + +<p>—On m'a assuré, monsieur, que le roi se promenait +souvent dans cette allée; savez-vous si j'ai +chance de le rencontrer aujourd'hui?</p> + +<p>—Ma bonne femme, lui répondit Ferdinand, je +ne puis vous indiquer quand le roi passera; mais, +si vous avez quelque demande à lui faire, je puis me +charger de la lui transmettre, étant de service près +de lui.</p> + +<p>—Eh bien, voici la chose, dit la femme: j'ai un +procès et, comme, étant une pauvre veuve, je n'ai +point d'argent à donner au rapporteur, cet homme le +fait traîner depuis trois ans.</p> + +<p>—Avez-vous préparé une requête?</p> + +<p>—Oui, monsieur; la voilà.</p> + +<p>—Donnez-la-moi et venez demain à la même +heure, je vous la rendrai apostillée par le roi.</p> + +<p>—Et moi, dit la veuve, je n'ai que trois dindes +grasses; mais, si vous faites cela, les trois dindes +sont à vous.</p> + +<p>—Revenez demain avec vos trois dindes, la bonne +femme, et vous trouverez votre demande apostillée.</p> + +<p>La veuve fut exacte au rendez-vous, mais pas plus +que le roi ne le fut lui-même. Ferdinand tenait la +requête, la femme tenait les trois dindes; il prit les +trois dindes et la femme la requête.</p> + +<p>Tandis que le roi tâtait les dindes pour voir si elles +étaient effectivement aussi grasses que la femme +l'avait dit, la bonne femme ouvrait la requête pour +voir si elle était réellement apostillée.</p> + +<p>Chacun avait tenu fidèlement sa parole; la femme +s'en alla de son côté, le roi du sien.</p> + +<p>Le roi entra dans la chambre de la reine, tenant +ses trois dindes par les pattes, et, comme Marie-Caroline +regardait sans y rien comprendre cette volaille +qui se débattait aux mains de son mari:</p> + +<p>—Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse, vous +qui dites toujours que je ne suis bon à rien, et que, +si je n'étais pas né roi, je ne saurais pas gagner mon +pain, cependant voilà trois dindes que l'on m'a données +pour une signature!</p> + +<p>Et il raconta toute l'aventure à la reine.</p> + +<p>—Pauvre femme! dit celle-ci quand il eut fini son +récit.</p> + +<p>—Pourquoi, pauvre femme?</p> + +<p>—Parce qu'elle a fait un mauvaise affaire. Croyez-vous +donc que le rapporteur aura égard à votre signature?</p> + +<p>—J'y ai bien pensé, dit Ferdinand avec un rire +narquois; mais j'ai mon idée.</p> + +<p>Et, en effet, la reine avait raison: la recommandation +de son auguste époux ne fit pas le moindre effet +sur le rapporteur, et le procès se continua tout aussi +lentement que par le passé.</p> + +<p>La veuve revint à Caserte, et, comme elle ne savait +pas le nom de l'officier qui lui avait rendu service, +elle demanda l'homme auquel elle avait donné +trois dindes.</p> + +<p>L'aventure avait fait du bruit; on prévint le roi +que la plaideuse était là.</p> + +<p>Le roi la fit entrer.</p> + +<p>—Eh bien, ma bonne femme, lui dit-il, vous venez +m'annoncer que votre procès est jugé?</p> + +<p>—Ah bien, oui! dit-elle, il faut que le roi n'ait +pas grand crédit; car, lorsque j'ai remis au rapporteur +la requête apostillée par Sa Majesté, il a dit: +«C'est bon, c'est bon! si le roi est pressé, il fera +comme les autres, il attendra.» Aussi, ajouta-t-elle, +si vous êtes un homme de conscience, vous me rendrez +mes trois dindes, ou, tout au moins, vous me les +payerez.</p> + +<p>Le roi se mit à rire.</p> + +<p>—Avec la meilleure volonté du monde, dit-il, +je ne puis vous les rendre; mais je puis vous les +payer.</p> + +<p>Et, prenant dans sa poche tout ce qu'il y avait de +pièces d'or, il les lui donna.</p> + +<p>—Quant à votre rapporteur, ajouta-t-il, nous +sommes au 25 du mois de mars: eh bien, vous verrez +qu'à la première audience d'avril, votre procès +sera jugé.</p> + +<p>En effet, lorsque le rapporteur se présenta à la fin +du mois pour toucher ses appointements, il lui fut +dit, de la part du roi, par le trésorier:</p> + +<p>—Ordre de Sa Majesté de ne vous payer que quand +le procès qu'il vous a fait l'honneur de vous recommander +sera jugé.</p> + +<p>Comme l'avait prévu le roi, le procès fut jugé à la +première audience.</p> + +<p>Et l'on citait sur le roi, à Naples, nombre d'aventures +de ce genre, dont nous nous contenterons de +rapporter deux ou trois.</p> + +<p>Un jour qu'il chassait dans la forêt de Persano +avec la même livrée que ses gardes, il rencontra une +pauvre femme appuyée à un arbre et sanglotant.</p> + +<p>Il lui adressa le premier la parole et lui demanda +ce qu'elle avait.</p> + +<p>—J'ai, répondit-elle, que je suis veuve avec sept +enfants; que, pour toute fortune, j'ai un petit +champ, et que ce petit champ vient d'être ravagé par +les chiens et les piqueurs du roi.</p> + +<p>Puis, avec un mouvement d'épaules et un redoublement +de sanglots:</p> + +<p>—Il est bien dur, ajouta-t-elle, d'être les sujets +d'un homme qui, pour une heure de plaisir, n'hésite +pas à ruiner toute une famille. Je vous demande un +peu pourquoi ce butor est venu dévaster mon +champ!</p> + +<p>—Ce que vous dites là est trop juste, ma bonne +femme, répondit Ferdinand; et, comme je suis au +service du roi, je lui porterai vos plaintes, en supprimant, +toutefois, les injures dont vous les accompagnez.</p> + +<p>—Oh! dis-lui ce que tu voudras, continua la +femme exaspérée; je n'ai rien à attendre de bon +d'un pareil égoïste, et il ne peut pas maintenant me +faire plus de mal qu'il ne m'en a fait.</p> + +<p>—N'importe, dit le roi, fais-moi toujours voir le +champ, afin que je juge s'il est réellement aussi dévasté +que tu le dis.</p> + +<p>La veuve le conduisit à son champ; la récolte +était, en effet, foulée aux pieds des hommes, des +chevaux et des chiens, et entièrement perdue.</p> + +<p>Alors, apercevant des paysans, le roi les appela et +leur dit d'estimer en conscience le dommage que la +veuve avait pu éprouver.</p> + +<p>Ils l'estimèrent vingt ducats.</p> + +<p>Le roi fouilla dans sa poche, il en avait soixante.</p> + +<p>—Voilà, dit-il aux deux paysans, vingt ducats que +je vous donne pour votre arbitrage; quant aux quarante +autres, ils sont pour cette pauvre femme. C'est +bien le moins, lorsque les rois font un dégât, qu'ils +payent le double de ce que payeraient de simples +particuliers.</p> + +<p>Un autre jour, une femme dont le mari venait +d'être condamné à mort, part d'Aversa sur le conseil +de l'avocat qui a défendu le condamné et vient à +pied à Naples pour demander la grâce de son mari. +C'était chose facile que d'aborder le roi, toujours +courant à pied ou à cheval par les rues de Tolède et +par la rivière de Chiaïa; cette fois, malheureusement +ou plutôt heureusement pour la suppliante, le roi +n'était ni au palais, ni à Chiaïa, ni à Tolède; il était +à Capodimonte; c'était la saison des becfigues, et son +père Charles III, de cynégétique mémoire, avait fait +bâtir le château, qui avait coûté plus de douze millions, +dans le seul but de se trouver sur le passage +de ce petit gibier si estimé des gourmands.</p> + +<p>La pauvre femme était écrasée de fatigue, elle +venait de faire cinq lieues tout courant. Elle se +présenta à la porte du palais royal, et, apprenant +que Ferdinand était à Capodimonte, elle demanda +au chef du poste la permission d'attendre le roi; +le chef du poste, touché de compassion en voyant +ses larmes et en apprenant le sujet qui les faisait +couler, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur +la première marche de l'escalier par lequel le roi +devait monter au palais; mais, quelle que fût la +préoccupation qui la tenait, la fatigue devint plus +forte que l'inquiétude, et, après avoir, pendant quelques +heures, lutté en vain contre le sommeil, elle +renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et +s'endormit.</p> + +<p>Elle dormait à peine depuis un quart d'heure lorsque +revint le roi, qui était un admirable tireur, et qui +avait été, ce jour-là, plus adroit encore que d'habitude; +il était donc dans une disposition d'esprit des plus bienveillantes, +quand il aperçut la bonne femme qui l'attendait. +On voulut la réveiller; mais le roi fit signe +qu'on ne la dérangeât point; il s'approcha d'elle, la +regarda avec une curiosité mêlée d'intérêt, et, voyant +le bout de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la +tira doucement, la lut, et, ayant demandé une plume +et de l'encre, il écrivit au bas: <i>Fortuna e duorme</i>, ce +qui correspond à peu près à notre proverbe: <i>La fortune +vient en dormant</i>, et signa: <span class="sc">Ferdinand B.</span></p> + +<p>Après quoi, il ordonna de ne réveiller la paysanne +sous aucun prétexte, défendit qu'on la laissât pénétrer +jusqu'à lui, veilla à ce qu'il fût sursis à l'exécution +et replaça la pétition à l'endroit où il l'avait +prise.</p> + +<p>Au bout d'une demi-heure, la solliciteuse ouvrit +les yeux, s'informa si le roi était rentré et apprit qu'il +venait de passer devant elle, tandis qu'elle dormait.</p> + +<p>Sa désolation fut grande! elle avait manqué l'occasion +qu'elle était venue chercher de si loin et avec +tant de fatigue! Elle supplia le chef du poste de lui +permettre d'attendre que le roi sortit; le chef du +poste répondit que la chose lui était positivement +défendue; la paysanne, au désespoir, repartit pour +Aversa.</p> + +<p>Sa première visite, à son retour, fut pour l'avocat +qui lui avait donné le conseil d'aller implorer la +clémence du roi; elle lui raconta ce qui s'était passé +et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper +une occasion désormais introuvable; l'avocat avait +des amis à la cour, il lui dit de rendre la pétition, et +qu'il aviserait au moyen de la faire tenir au roi.</p> + +<p>La femme remit à l'avocat la pétition demandée; +par un mouvement machinal, celui-ci l'ouvrit; mais +à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il poussa un cri de joie. +Dans la situation où l'on se trouvait, le proverbe consolateur +écrit et signé de la main du roi équivalait à +une grâce, et, en effet, sur les instances de l'avocat, +sur la production de l'apostille du roi, et surtout grâce +à l'ordre donné directement par le roi, huit jours +après, le prisonnier était rendu à la liberté.</p> + +<p>Le roi Ferdinand n'était rien moins que difficile +dans la recherche de ses amours. En général, peu +lui importaient le rang et l'éducation, pourvu que la +femme fût jeune et belle; il avait, dans toutes les forêts +où il prenait le plaisir de la chasse, de jolies petites +maisons composées de quatre ou cinq pièces, +très-simplement mais très-proprement meublées; il +s'y arrêtait pour y déjeuner, pour y dîner, ou pour y +prendre simplement quelques heures de repos. Chacune +de ces petites maisons était tenue par une hôtesse, +toujours choisie parmi les plus jeunes et les +plus belles filles des villages voisins, et, comme il +disait un jour au valet de chambre qui avait dans +ses attributions celle de veiller à ce que son maître +ne retrouvât pas trop souvent les mêmes visages: +«Prends garde que la reine ne sache ce qui se passe +ici!» le valet de chambre, qui avait son franc parler, +lui répondit:</p> + +<p>—Bon! n'ayez souci, sire: Sa Majesté la reine en +fait bien d'autres, et n'y met pas tant de précautions!</p> + +<p>—Chut! répondit le roi, il n'y a point de mal, +cela croise les races.</p> + +<p>Et, en effet, le roi, voyant que la reine se gênait +si peu, avait jugé à propos de ne pas se gêner non +plus à son tour, et il avait fini par fonder sa fameuse +colonie de San-Leucio, à la tête de laquelle, comme +nous l'avons raconté, il avait mis le cardinal Fabrizio +Ruffo. Cette colonie compta jusqu'à cinq ou six +cents habitants, qui, à la condition que les maris et +les pères ne verraient jamais entrer le roi Ferdinand +dans leur maison et n'auraient jamais la prétention +de se faire ouvrir une porte qui aurait ses raisons de +rester fermée, jouissaient de toute sorte de priviléges, +comme, par exemple, d'être exempts du service +militaire, d'avoir des tribunaux particuliers, de se +marier sans avoir besoin de la permission des parents, +et enfin d'être dotés directement par le roi +quand ils se mariaient. Il en résulta que la population +de cette autre Salente, fondée par cet autre Idoménée, +devint une espèce de collection de médailles +frappées directement par le roi, et où les antiquaires +retrouveront encore le type bourbonien, lorsqu'il +aura disparu du reste du monde.</p> + +<p>D'après toutes les anecdotes que nous venons de +raconter, il est facile de voir que le roi Ferdinand, +comme l'avait parfaitement découvert son précepteur +le prince de San-Nicandro n'était point naturellement +cruel; seulement, sa vie, à l'époque où nous +sommes arrivés, c'est-à-dire à l'an 1798, pouvait déjà +se séparer en deux phases:</p> + +<p>Avant la révolution française,—après la révolution +française.</p> + +<p>Avant la révolution française, c'est l'homme que +nous avons vu, c'est-à-dire naïf, spirituel, porté au +bien plutôt qu'au mal.</p> + +<p>Après la révolution française, c'est l'homme que +nous verrons, c'est-à-dire craintif, implacable, défiant, +et porté, au contraire, plutôt au mal qu'au +bien.</p> + +<p>Dans l'espèce de portrait moral que nous venons de +tracer un peu longuement peut-être, mais par des +faits et non par des paroles, nous avons eu pour but +de faire connaître l'étrange personnalité du roi Ferdinand: +de l'esprit naturel, pas d'éducation, l'insouciance +de toute gloire, l'horreur de tout danger, +pas de sensibilité, pas de coeur, la luxure permanente, +le parjure établi en principe, la religion du +pouvoir royal poussée aussi loin que chez Louis XIV, +le cynisme de la vie politique et de la vie privée mis +au grand jour par le mépris profond qu'il faisait des +grands seigneurs qui l'entouraient, et dans lesquels +il ne voyait que des courtisans; du peuple sur lequel +il marchait et dans lequel il ne voyait que des esclaves; +des instincts inférieurs qui l'attiraient vers +les amours grossiers, des amusements physiques qui +tendaient à matérialiser incessamment le corps aux +dépens de l'esprit, voilà sur quelles données il faut +juger l'homme qui monta sur le trône presque aussi +jeune que Louis XIV, qui mourut presque aussi vieux +que lui, qui régna de 1759 à 1825, c'est-à-dire +soixante-six ans, y compris sa minorité; sous les +yeux duquel s'accomplit, sans qu'il sût mesurer la +hauteur des événements et la profondeur des catastrophes, +tout ce qui se fit de grand dans la première +moitié du siècle présent et dans la dernière moitié du +siècle passé. Napoléon tout entier passa dans son règne; +il le vit naître et grandir, décroître et tomber; +né seize ans avant lui, il le vit mourir cinq ans avant +lui, et se trouva enfin, sans avoir d'autre valeur que +celle d'un simple comparse royal, mêlé comme un +des principaux acteurs à ce drame gigantesque qui +bouleversa le monde, de Vienne à Lisbonne et du Nil +à la Moskova.</p> + +<p>Dieu le nomma Ferdinand IV, la Sicile le nomma +Ferdinand III, le congrès de Vienne le nomma Ferdinand +Ier, les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.</p> + +<p>Dieu, la Sicile et le congrès se trompèrent; un seul +de ses trois noms fut vraiment populaire et lui resta +c'est celui qui lui fut donné par les lazzaroni.</p> + +<p>Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l'esprit +de la nation: les Écossais ont eu <span class="sc">Robert Bruce</span>, les +Anglais ont eu <span class="sc">Henri VIII</span>, les Allemands ont eu +<span class="sc">Maximilien</span>, les Russes ont eu <span class="sc">Ivan le Terrible</span>, les +Polonais ont eu <span class="sc">Jean Sobieski</span>, les Espagnols ont eu +<span class="sc">Charles-Quint</span>, les Français ont eu <span class="sc">Henri IV</span>, les +Napolitains ont eu <span class="sc">Nasone</span>.</p> +<br><br> + + + +<h3>XVIII</h3> + +<h3>LA REINE</h3> + + +<p>Marie-Caroline, archiduchesse d'Autriche, avait +quitté Vienne au mois d'avril 1768, pour venir épouser +Ferdinand IV à Naples. La fleur impériale entra +dans son futur royaume avec le mois du printemps; +elle avait seize ans à peine, étant née en 1752; mais, +fille chérie de Marie-Thérèse, elle arrivait avec un +sens bien supérieur à son âge; elle était, d'ailleurs, +plus qu'instruite, elle était lettrée; elle était plus +qu'intelligente, elle était philosophe; il est vrai qu'à +un moment donné, cet amour de la philosophie se +changea en haine contre ceux qui la pratiquaient.</p> + +<p>Elle était belle dans la complète acception du mot, +et, lorsqu'elle le voulait, charmante; ses cheveux +étaient d'un blond dont l'or transparaissait sous la +poudre; son front était large, car les soucis du +trône, de la haine et de la vengeance n'y avaient +point encore creusé leurs sillons; ses yeux pouvaient +le disputer en transparence à l'azur du ciel sous lequel +elle venait régner; son nez droit, son menton légèrement +accentué, signe de volonté absolue, lui faisaient +un profil grec; elle avait le visage ovale, les lèvres +humides et carminées, les dents blanches comme le +plus blanc ivoire; enfin un cou, un sein et des épaules +de marbre, dignes des plus belles statues retrouvées +à Pompéi et à Herculanum, ou venues à Naples +du musée Farnèse, complétaient ce splendide ensemble. +Nous avons vu, dans notre premier chapitre, +ce qu'elle conservait de cette beauté, trente ans après.</p> + +<p>Elle parlait correctement quatre langues: l'allemand +d'abord, sa langue maternelle, puis le français, +l'espagnol et l'italien; seulement, en parlant, +et surtout quand un sentiment violent l'inspirait, elle +avait un léger défaut de prononciation pareil à celui +d'une personne qui parlerait avec un caillou dans +la bouche; mais ses yeux brillants et mobiles, mais +la netteté de ses pensées surtout avaient bientôt raison +de ce léger défaut.</p> + +<p>Elle était altière et orgueilleuse comme il convenait +à la fille de Marie-Thérèse. Elle aimait le luxe, +le commandement, la puissance. Quant aux autres +passions qui devaient se développer en elle, elles +étaient encore enfermées sous la virginale enveloppe +de la fiancée de seize ans.</p> + +<p>Elle arrivait avec ses rêves de poésie allemande, +dans ce pays inconnu, <i>où les citrons mûrissent</i>, comme +a dit le poète germain; elle venait habiter la contrée +heureuse, la <i>campania felice</i>, où naquit le Tasse, où +mourut Virgile. Ardente de coeur, poétique d'esprit, +elle se promettait de cueillir d'une main au Pausilippe +le laurier qui poussait sur la tombe du poëte d'Auguste, +de l'autre celui qui ombrageait à Sorrente le +berceau du chantre de Godefroy. L'époux auquel +elle était fiancée avait dix ans; étant jeune et de +grande race, sans doute il était beau, élégant et brave. +Serait-il Euryale ou Tancrède, Nisus ou Renaud? +Elle était disposée, elle, à devenir Camille ou Herminie, +Clorinde ou Didon.</p> + +<p>Elle trouva, à la place de sa fantaisie juvénile et +de son rêve poétique, l'homme que vous connaissez, +avec un gros nez, de grosses mains, de gros pieds, +parlant le dialecte du môle avec des gestes de lazzarone.</p> + +<p>La première entrevue eut lieu le 12 mai à Portella, +sous un pavillon de soie brodé d'or; la princesse était +accompagnée de son frère Léopold, qui était chargé +de la remettre aux mains de son époux. Comme Joseph +II son frère, Léopold II était nourri de maximes +philosophiques; il voulait introduire force réformes +dans ses États, et, en effet, la Toscane se souvient +qu'entre autres réformes, la peine de mort fut abolie +sous son règne.</p> + +<p>De même que Léopold était le parrain de sa soeur, +Tanucci était le tuteur du roi. Au premier regard +qu'échangèrent la jeune reine et le vieux ministre, ils +se déplurent réciproquement. Caroline devina en lui +l'ambitieuse médiocrité qui avait enlevé à son époux, +en le maintenant dans son ignorance native, tous les +moyens d'être un jour un grand roi, ou tout simplement +même un roi. Sans doute, elle eût reconnu le +génie d'un époux qui lui eût été supérieur, et, dans +son admiration pour lui, elle eût probablement été +alors reine soumise, épouse fidèle; il n'en fut point +ainsi; elle reconnut, au contraire, l'infériorité de +son époux, et, de même que sa mère avait dit à ses +Hongrois: <i>Je suis le roi Marie-Thérèse</i>, elle dit aux +Napolitains: <i>Je suis le roi Marie-Caroline</i>.</p> + +<p>Ce n'était point ce que voulait Tanucci; il ne voulait +ni roi ni reine, il voulait être premier ministre.</p> + +<p>Par malheur, il y avait, dans les clauses du contrat +de mariage des augustes époux, un petit article qui +s'était glissé sans que Tanucci, qui ne connaissait +point encore la jeune archiduchesse, y eût attaché +grande importance: Marie-Caroline avait le droit +d'assister aux conseils d'État, du moment qu'elle +aurait donné à son époux un héritier de la couronne.</p> + +<p>C'était une fenêtre que la cour d'Autriche ouvrait +sur celle de Naples. Jusque-là, l'influence—qui, +sous Philippe II et Ferdinand VII, était venue de +France,—Charles III étant monté sur le trône d'Espagne, +venait naturellement de Madrid.</p> + +<p>Tanucci comprit que, par cette fenêtre ouverte +pour Marie-Caroline, entrait l'influence autrichienne.</p> + +<p>Il est vrai qu'ayant donné, cinq ans seulement +après son mariage, un héritier à la couronne, Marie-Caroline +ne jouit que vers l'année 1774 du privilége +qui lui était accordé.</p> + +<p>En attendant, aveuglée par des illusions qu'elle +s'obstinait à conserver, Marie-Caroline espéra qu'elle +pourrait faire une éducation complètement nouvelle +à son mari; cela lui parut d'autant plus facile +que sa science à elle avait frappé Ferdinand d'étonnement. +Après avoir entendu causer Caroline avec +Tanucci et les quelques rares personnes instruites de +sa cour, il se frappait la tête avec stupéfaction en disant:</p> + +<p>—La reine sait tout!</p> + +<p>Plus tard, lorsqu'il eut vu où cette science le conduisait +et combien elle le faisait dévier de la route +qu'il eût voulu suivre, il ajoutait à ces mots: <i>La +reine sait tout!</i></p> + +<p>—Et cependant elle fait plus de sottises que moi, +qui ne suis qu'un âne!</p> + +<p>Mais il n'en commença pas moins à subir l'influence +de cet esprit supérieur, et il se soumit aux leçons +qu'elle lui proposa: elle lui apprit littéralement, +comme nous l'avons déjà dit, à lire et à écrire; mais +ce qu'elle ne put lui apprendre, ce furent ces façons +élégantes des cours du Nord, ce soin de soi-même, +si rare surtout dans les pays chauds, où l'eau devrait +être non-seulement un besoin, mais encore un plaisir; +cette sympathie féminine pour les fleurs et pour +les parfums que la toilette leur demande; ce babillage +doux et charmant, enfin, qui semble emprunté +moitié au murmure des ruisseaux, moitié au ramage +des fauvettes et des rossignols.</p> + +<p>La supériorité de Caroline humiliait Ferdinand; +la grossièreté de Ferdinand répugnait à Caroline.</p> + +<p>Il est vrai que cette supériorité, incontestable aux +yeux de son époux, prévenu, pouvait être, à la rigueur, +contestée par les gens véritablement instruits, +qui ne voyaient dans le bavardage de la reine que +le résultat de cette science superficielle qui gagne en +étendue ce qu'elle perd en profondeur. Peut-être, en +effet, en la jugeant comme elle devait être jugée, eût-on +trouvé en elle plus de babil que de raisonnement, +et surtout ce pédantisme particulier aux princes de +la maison de Lorraine dont étaient si profondément +atteints ses frères Joseph et Léopold: Joseph parlant +toujours sans jamais laisser à personne le temps de +lui répondre; Léopold, véritable maître d'école, plus +fait pour tenir la férule d'Orbelius que le sceptre de +Charlemagne.</p> + +<p>Ainsi était la reine. Elle avait un petit manuscrit +d'écriture très-fine, composé par elle-même à son +usage et contenant les opinions des philosophes depuis +Pythagore jusqu'à Jean-Jacques Rousseau, et, +lorsqu'elle devait recevoir des hommes sur lesquels +elle voulait faire une certaine impression, elle repassait +son manuscrit, et, selon les circonstances, plaçait +dans sa conversation les maximes qu'il contenait.</p> + +<p>Ce qu'il y avait de bizarre, c'est que, tout en faisant +l'esprit fort, la reine donnait dans toutes les +superstitions populaires qui agitaient les classes inférieures +de la population de Naples.</p> + +<p>Nous citerons deux exemples de cette superstition; +nous avons à peindre dans le livre que nous écrivons +non-seulement des rois, des princes, des courtisans, +des hommes qui sacrifient leur vie à un principe et +des hommes qui sacrifient tous les principes à l'or et +aux faveurs, mais encore un peuple mobile, superstitieux, +ignorant, féroce: disons donc à l'aide de +quels moyens ce peuple est soulevé ou calmé.</p> + +<p>Ce qui soulève l'Océan, c'est la tempête; ce qui +soulève le peuple de Naples, c'est la superstition.</p> + +<p>Il y avait à Naples une femme que l'on appelait la +<i>sainte des pierres</i>.</p> + +<p>Elle prétendait, sans être aucunement malade, +rendre tous les jours une certaine quantité de petites +pierres qu'elle distribuait comme des reliques, vu son +état de santé, aux fidèles qui avaient foi en elles. Ces +pierres, nonobstant le chemin qu'elles avaient suivi +pour arriver à la lumière, avaient le privilége de +faire des miracles, et, au bout de quelque temps, +étaient entrées en concurrence avec les reliques des +saints les plus accrédités de Naples.</p> + +<p>Cette prétendue sainte, quoique non malade, avait +été, sur la demande de son confesseur et de son médecin, +transportée au grand hôpital des Pellegrini +de Naples, où elle jouissait de la nourriture des directeurs +et de la plus belle chambre de l'établissement. +Une fois établie dans cette chambre, grâce à +la connivence du confesseur et des chirurgiens qui +y trouvaient leur compte, elle jouait à grand orchestre +la farce de la vente des pierres miraculeuses.</p> + +<p>Nous disons à tort la <i>vente</i>; non, les pierres ne se +vendaient pas, elles se donnaient; mais la sainte, +qui avait fait voeu de ne pas toucher d'argent monnayé, +acceptait des vêtements, des bijoux, des cadeaux +de toute espèce enfin, en toute humilité et +pour l'amour du Seigneur.</p> + +<p>Ce petit commerce, dans tout autre pays que Naples, +eût conduit la prétendue sainte à la police correctionnelle +ou aux Petites-Maisons; à Naples, c'était +un miracle de plus, voilà tout.</p> + +<p>Eh bien, la reine fut une des plus ardentes adeptes +de la <i>sainte des pierres</i>; elle lui envoyait des présents +et lui écrivait elle-même—la reine était prodigue +de son écriture—pour se recommander à ses prières, +sur lesquelles elle comptait pour l'accomplissement +de ses voeux.</p> + +<p>On comprend que, du moment qu'on vit la reine +en personne et une reine philosophe, recourir à la +sainte, les doutes, s'il en restait, disparurent ou firent +semblant de disparaître.</p> + +<p>La science seule resta incrédule.</p> + +<p>Or, la science, à cette époque, la science médicale +voulons-nous dire, était représentée par ce même +Dominique Cirillo, que nous avons vu apparaître au +palais de la reine Jeanne pendant cette soirée d'orage +où l'envoyé de Championnet aborda avec tant de +difficulté le rocher sur lequel est bâti le palais; or, +Dominique Cirillo, homme de progrès, qui eût voulu +voir sa patrie suivre le mouvement de la terre, auquel +elle semblait ne point participer, Dominique +Cirillo jugea honteux pour Naples, au moment où +éclataient sur le monde les lumières encyclopédiques, +d'y laisser jouer cette comédie à peine digne +de s'accomplir dans les ténèbres du XIIe ou du +XIIIe siècle.</p> + +<p>Il commença, en conséquence, par aller trouver +le chirurgien qui servait de compère à la sainte et +essaya d'obtenir de lui l'aveu de sa fourberie.</p> + +<p>Le chirurgien affirma qu'il y avait miracle.</p> + +<p>Dominique Cirillo lui offrit, s'il voulait dire la vérité, +de l'indemniser personnellement de la perte +qu'amènerait pour lui la connaissance de cette vérité.</p> + +<p>Le chirurgien persista dans son dire.</p> + +<p>Cirillo vit qu'il y avait deux fourbes à démasquer +au lieu d'un.</p> + +<p>Il se procura plusieurs des pierres rejetées par la +sainte, les examina, se convainquit que les unes +étaient de simples cailloux ramassés au bord de la +mer, les autres de la terre calcaire durcie, les autres, +enfin, des pierres ponces; aucune n'était du genre +de celles qui peuvent se former dans le corps humain +à la suite de la pierre ou de la gravelle.</p> + +<p>Le savant, ses pierres en main, fit une nouvelle +démarche près du chirurgien; mais celui-ci s'entêta +à soutenir sa sainte.</p> + +<p>Cirillo comprit qu'il fallait en finir par un grand +acte de publicité.</p> + +<p>Comme son talent et son autorité dans la science +médicale mettaient en quelque sorte tous les hôpitaux +sous sa juridiction, il fit, un beau matin, irruption +dans le grand hôpital, suivi de plusieurs médecins et +chirurgiens qu'il avait réunis à cet effet, entra dans la +chambre de la sainte et visita son produit de la nuit.</p> + +<p>Elle avait quatorze pierres à mettre à la disposition +des fidèles.</p> + +<p>Cirillo la fit enfermer et veiller pendant deux ou +trois jours, et elle continua de produire des pierres +selon son habitude; seulement, le nombre des pierres +variait, mais toutes étaient de la même nature que +celle que nous avons dites.</p> + +<p>Cirillo recommanda à l'élève qu'il avait mis de +garde auprès d'elle de la surveiller avec le plus grand +soin: celui-ci remarqua que la sainte tenait habituellement +les mains dans ses poches, et, de temps en +temps, les portait à sa bouche, comme quelqu'un qui +mangerait des pastilles.</p> + +<p>L'élève la força de tenir les mains hors de ses poches +et l'empêcha de les porter à sa bouche.</p> + +<p>La sainte, qui ne voulait pas se trahir en se mettant +en opposition ouverte avec son gardien, demanda +une prise de tabac, et, en portant les doigts à son +nez, porta en même temps la main à sa bouche, et, +dans ce mouvement, parvint à avaler trois ou quatre +pierres.</p> + +<p>Il est vrai que ce furent les dernières: le jeune +homme avait surpris l'escamotage; il la saisit par +les deux mains, et fit entrer des femmes qui, par +son ordre, ou plutôt par celui de Cirillo, déshabillèrent +la sainte.</p> + +<p>On trouva un sac à l'intérieur de sa chemise; il +contenait cinq cent seize petites pierres.</p> + +<p>En outre, elle portait au cou un amulette, que, +jusque-là, on avait pris pour un reliquaire et qui, +de son côté, en contenait environ six cents.</p> + +<p>Procès-verbal fut dressé du tout, et Cirillo traduisit +la sainte devant le tribunal de police correctionnelle +sous prévention d'escroquerie. Le tribunal la +condamna à trois mois de prison.</p> + +<p>On trouva dans la chambre de la sainte une malle +pleine de vaisselle d'argent, de bijoux, de dentelles, +d'objets précieux; plusieurs de ces objets et des plus +précieux lui venaient de la reine, dont elle produisit +les lettres au tribunal.</p> + +<p>La reine fut furieuse, et cependant le procès avait +eu un tel éclat, qu'elle n'osa tirer cette femme des +mains de la justice; mais sa vengeance poursuivit +Cirillo, et il dut à cette circonstance les persécutions +qu'il avait éprouvées, et qui, de l'homme de science, +firent l'homme de révolution.</p> + +<p>Quant à la sainte, malgré le procès-verbal de Cirillo, +malgré le jugement du tribunal qui la déclarait +coupable, Naples ne manqua pas de coeurs pleins +de foi qui continuèrent de lui envoyer des présents et +de se recommander à ses prières.</p> + +<p>Le second exemple de superstition que nous nous +sommes engagé à citer de la part de la reine est celui +que nous allons raconter.</p> + +<p>Il y avait à Naples, vers 1777, c'est-à-dire à l'époque +de la naissance de ce même prince François que +nous avons vu apparaître sur la galère capitane, +arrivé alors à l'âge d'homme et duquel il a été question +depuis comme protecteur du cavalier San-Felice, +il y avait un frère minime, âgé de quatre-vingts ans, +qui était arrivé à se faire une réputation de sainteté, +propagée par son couvent, auquel cette réputation +était très-profitable; les moines ses collègues avaient +répandu le bruit que la calotte que le bonhomme +portait habituellement avait reçu du ciel la faculté +de faciliter le travail des femmes enceintes, de sorte +que de tous côtés on s'arrachait la sainte calotte, que +les moines ne laissaient, comme on le pense bien, +sortir du couvent qu'à prix d'or. Les femmes qui, à +la suite de l'emploi de la calotte, avaient des couches +heureuses, le criaient tout haut, et fortifiaient ainsi +la réputation de la bienheureuse calotte; celles qui +accouchaient difficilement ou même qui mouraient, +étaient accusées de n'avoir pas eu la foi, et la calotte +ne souffrait pas de l'accident.</p> + +<p>Caroline, dans les derniers jours de sa grossesse, +prouva qu'elle était femme avant d'être reine et philosophe: +elle envoya chercher la calotte en disant +que, par chaque jour qu'elle la garderait, elle enverrait +cent ducats au couvent.</p> + +<p>Elle la garda cinq jours à la grande joie des religieux, +mais au grand désespoir des autres femmes +en couches, qui étaient obligées de courir toutes les +chances de la parturition, sans y être aidées par la +bienheureuse relique.</p> + +<p>Nous ne pourrions dire si la calotte du minime +porta bonheur à la reine; mais, à coup sur, elle ne +porta point bonheur à Naples. Lâche et faux comme +prince, François fut faux et cruel comme roi.</p> + +<p>Cette manie de faire de la science, qui était commune +à Caroline et à ses frères Joseph et Léopold, +était telle, que le jeune prince Charles, duc de +Pouille, héritier de la couronne, qui était né en 1775, +et dont la naissance avait ouvert à sa mère la porte +du Conseil d'État, étant tombé malade en 1780, et +les plus célèbres médecins ayant été appelés pour +lui donner des soins, Caroline, non point avec les +angoisses d'une mère, mais avec l'aplomb d'un professeur, +se mêlait à toutes les consultations, donnant +son avis et cherchant à prendre une influence sur le +traitement que l'on faisait suivre à l'enfant.</p> + +<p>Ferdinand, qui se contentait d'être père et qui +était désolé, il faut lui rendre cette justice, de voir +l'héritier présomptif marcher à une mort certaine, +ne put, un jour, supporter une froide dissertation de +la reine sur les causes de la goutte, tandis que son +enfant agonisait de la petite vérole; voyant alors +que, malgré les gestes réitérés qui lui imposaient +silence, elle continuait de discuter, il se leva et la prit +par la main en lui disant:</p> + +<p>—Mais ne comprends-tu pas qu'il ne suffit point +d'être reine pour savoir la médecine et qu'il faut +encore l'avoir apprise? Je ne suis qu'un âne, moi, je +le sais; aussi je me contente de me taire et de pleurer. +Fais comme moi, ou va-t'en.</p> + +<p>Et, comme elle voulait continuer d'exposer sa +théorie, il la mit à la porte en la poussant un peu +plus violemment qu'elle n'y était habituée, et en +pressant sa sortie avec un geste du pied qui appartenait +bien plus à un lazzarone qu'à un roi.</p> + +<p>Le jeune prince mourut, au grand désespoir de son +père; quant à Caroline, elle se contenta, pour toute +consolation, de lui répéter les paroles de la Spartiate, +que le pauvre roi n'avait jamais entendues et +dont il apprécia mal le sublime stoïcisme:</p> + +<p>—Lorsque je le mis au monde, je savais qu'il était +condamné à mourir un jour.</p> + +<p>On comprend que deux individus de caractères si +opposés ne pouvaient demeurer en bonne intelligence; +aussi, quoique les mêmes motifs de stérilité +n'existassent point entre Ferdinand et Caroline +qu'entre Louis XVI et Marie-Antoinette, les commencements +de leur union, si prolifique depuis, ne brillent-ils +point par leur fécondité.</p> + +<p>En effet, en jetant les yeux sur l'arbre généalogique +dressé par del Pozzo, je trouve que le premier +né du mariage de Ferdinand et de Caroline est la +jeune princesse Marie-Thérèse, qui voit le jour en +1772, devient archiduchesse en 1790, impératrice en +1792, et meurt en 1803.</p> + +<p>Quatre ans s'étaient donc passés sans que l'union +des deux époux portât ses fruits; il est vrai qu'à +partir de ce moment, l'avenir répara les lenteurs du +passé: treize princes ou princesses vinrent témoigner +que les rapprochements des deux époux étaient presque +aussi fréquents que leurs querelles; il est donc +probable que, si un sentiment de répulsion instinctive +éloigna d'abord Caroline de son époux, un calcul +politique l'en rapprocha bientôt. Une femme jeune, +belle, ardente comme était la reine, avait, du moment +qu'elle eut bien étudié le tempérament de son époux, +toujours à sa disposition un moyen de l'amener à +faire ce qu'elle voulait. En effet, Ferdinand n'avait +jamais rien su refuser à une maîtresse, à plus forte +raison à sa femme—et quelle femme!—Marie-Caroline +d'Autriche, c'est-à-dire une des femmes les +plus séduisantes qui aient jamais existé.</p> + +<p>Ce qui avait surtout contribué d'abord à éloigner +cette nature fine et sensitive de cette autre nature +sensuelle et vulgaire, c'était le côté lazzarone de +Ferdinand. Ainsi, par exemple, chaque fois que le roi +allait entendre l'opéra à San-Carlo, il se faisait apporter +dans sa loge un souper. Ce souper, plus substantiel +que délicat, eût été incomplet sans le plat de +macaroni national; mais c'était moins le macaroni +en lui-même qu'appréciait le roi que le triomphe +populaire qu'il tirait de sa manière de le manger. Les +lazzaroni ont, dans l'inglutition de ce plat, une +adresse manuelle toute particulière qu'ils doivent +au mépris qu'ils font de la fourchette; or, Ferdinand, +qui en toute chose ambitionnait d'être le roi des +lazzaroni, ne manquait jamais de prendre son plat +sur la table, de s'avancer sur le devant de la loge, +et, au milieu des applaudissements du parterre, de +manger son macaroni à la manière de Polichinelle, +le patron des mangeurs de macaroni.</p> + +<p>Un jour qu'il s'était livré à cet exercice en présence +de la reine et qu'il avait été couvert d'applaudissements, +la reine n'y put tenir, elle se leva et sortit en +faisant signe à ses deux femmes, la San-Marco et la +San-Clemente, de la suivre.</p> + +<p>Lorsque le roi se retourna, il trouva la loge vide.</p> + +<p>Et cependant, l'histoire consacre un plaisir de ce +genre partagé par Caroline; mais alors la reine était +amoureuse de son premier amour et aussi timide à +cette époque qu'elle fut depuis impudente; elle avait +trouvé, dans la mascarade à visage découvert que +nous allons raconter, un moyen de se rapprocher de +ce beau prince Caramanico que nous avons vu mourir +si prématurément à Palerme.</p> + +<p>Le roi avait formé un régiment de soldats qu'il +prenait plaisir à faire manoeuvrer et qu'il appelait +ses Liparotis, parce que ceux qui le composaient +étaient presque tous tirés des îles Lipariotes.</p> + +<p>Nous avons dit plus haut que Caramanico était +capitaine dans ce régiment, dont le roi était colonel.</p> + +<p>Un jour, le roi ordonna une grande revue de son +régiment privilégié dans la plaine de Portici, au pied +de ce Vésuve, éternelle menace de destruction et de +mort. On dressa des tentes magnifiques sous lesquelles +on transporta du château royal des vins de +tous les pays, des comestibles de toutes les espèces. +Une de ces tentes était occupée par le roi en habit +d'hôtelier, c'est-à-dire vêtu d'une jaquette et d'une +culotte de toile blanche, la tête ornée du bonnet de +coton traditionnel, et les flancs serrés par une ceinture +de soie rouge dans laquelle était passé, au lieu +de l'épée avec laquelle Vatel se coupa la gorge, un +immense couteau de cuisine.</p> + +<p>Jamais le roi ne s'était senti si fort à son aise que +sous ce costume; il eût voulu pouvoir le garder toute +sa vie.</p> + +<p>Dix ou douze garçons d'auberge, vêtus comme lui, +se tenaient prêts à obéir aux ordres du maître et à +servir officiers et soldats.</p> + +<p>C'étaient les premiers seigneurs de la cour, l'aristocratie +du Livre d'or de Naples.</p> + +<p>L'autre tente était occupée par la reine, vêtue, en +hôtesse d'opéra-comique, d'une jupe de soie bleu de +ciel, d'un casaquin noir brodé d'or, d'un tablier +cerise brodé d'argent; elle avait une parure complète +de corail rose, collier, boucles d'oreilles, bracelets; +le sein et les bras à moitié nus, et ses cheveux, sans +poudre, c'est-à-dire dans toute leur luxuriante abondance +et avec l'éclat d'une gerbe dorée, étaient retenus, +comme une cascade prête à rompre sa digue, +par une résille d'azur.</p> + +<p>Une douzaine de jeunes femmes de la cour, vêtues +de leur côté en caméristes de théâtre, avec toute +l'élégance et les raffinements de coquetterie qui pouvaient +faire ressortir les avantages naturels de chacune +d'elles, lui faisait un escadron volant qui n'avait +rien à envier à celui de la reine Catherine de Médicis.</p> + +<p>Mais, nous l'avons dit, au milieu de cette mascarade +à visage découvert, l'amour seul avait un masque. +En allant et venant entre les tables, Caroline +effleurait de sa robe, laissant voir le bas d'une +jambe adorable, l'uniforme d'un jeune capitaine qui +n'avait de regards que pour elle et qui ramassait et +pressait sur son coeur le bouquet qu'elle laissait +tomber de sa poitrine en lui versant à boire. Hélas! +un de ces deux coeurs qui battaient si ardemment au +souffle du même amour s'était déjà éteint; l'autre +battait encore, mais au désir de la vengeance, aux +espérances de la haine.</p> + +<p>Quelque chose de pareil se passait dix ans plus tard +au Petit-Trianon, et une comédie pareille, à laquelle +ne se mêlait point, il est vrai, une soldatesque grossière, +se jouait entre le roi et la reine de France. Le +roi était le meunier, la reine la meunière, et le garçon +meunier, qu'il s'appelât Dillon ou Coigny, ne le +cédait en rien en élégance, en beauté et même en +noblesse au prince Caramanico.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le tempérament ardent du roi +s'accommodait mal des caprices conjugaux de Caroline, +et il offrait à d'autres femmes cet amour que la +sienne méprisait; mais Ferdinand était d'une telle +faiblesse avec la reine, qu'à certaines heures il ne +savait pas même garder le secret des infidélités qu'il +lui faisait; alors, non point par jalousie, mais pour +qu'une rivale ne lui ravit pas cette influence à laquelle +elle aspirait, la reine feignait un sentiment qu'elle +n'éprouvait point, et finissait par faire exiler celle +dont son mari lui avait livré le nom. C'est ce qui +arriva à la duchesse de Luciano, que le roi lui-même +avait dénoncée à sa femme, et que celle-ci fit reléguer +dans ses terres. Indignée de la faiblesse de son +royal amant, la duchesse s'habilla en homme, vint +se poster sur le passage du roi et l'accabla de reproches. +Le roi reconnut ses torts, tomba aux genoux de +la duchesse, lui demanda mille fois pardon; mais elle +n'en fut pas moins forcée de quitter la cour, d'abandonner +Naples, de se retirer dans ses terres enfin, +d'où le roi n'osa la rappeler qu'au bout de sept ans!</p> + +<p>Une conduite contraire valut une punition semblable +à la duchesse de Cassano-Serra. Vainement +le roi lui avait fait une cour assidue, elle avait obstinément +résisté. Le roi, aussi indiscret dans ses revers +que dans ses triomphes, avoua à la reine d'où venait +sa mauvaise humeur; Caroline, pour laquelle une +trop grande vertu était un reproche vivant, fit exiler +la duchesse de Cassano-Serra pour sa résistance +comme elle avait fait exiler la duchesse de Luciano +pour sa faiblesse.</p> + +<p>Cette fois encore, le roi la laissa faire.</p> + +<p>Il est vrai que parfois aussi la patience échappait +au roi.</p> + +<p>Un jour, la reine, n'ayant point par hasard à s'en +prendre à une favorite, s'en prit à un favori: c'était +le duc d'Altavilla, contre lequel elle croyait avoir +quelque motif de plainte; or, comme dans ses emportements, +cessant d'être maîtresse d'elle-même, la +reine ne ménageait point ses injures, elle s'oublia +jusqu'à dire au duc qu'il achetait la faveur du roi +par des complaisances indignes d'un galant homme.</p> + +<p>Le duc d'Altavilla, blessé dans sa dignité, alla +aussitôt trouver le roi, lui raconta ce qui venait d'arriver, +et lui demanda la permission de se retirer +dans ses terres. Le roi, furieux, passa à l'instant +même chez la reine, et, comme, au lieu de l'apaiser, +elle l'irritait encore par des réponses acerbes, il lui +envoya, toute fille de Marie-Thérèse qu'elle était, et +tout roi Ferdinand qu'il était lui-même, un soufflet +qui, parti de la main d'un crocheteur, n'eût pas +mieux résonné sur la joue de la fille d'une porte faix.</p> + +<p>La reine se retira chez elle, se renferma dans ses +appartements, bouda, cria, pleura; mais, cette fois, +Ferdinand tint bon, ce fut elle qui dut revenir la +première, et force lui fut de demander au duc d'Altavilla +lui-même de la remettre bien avec son royal +époux.</p> + +<p>Nous avons dit quel effet avait produit sur Ferdinand +la révolution française; on comprend—les +caractères si opposés des deux souverains étant connus—que +cet effet fut bien autrement terrible sur +Caroline.</p> + +<p>Chez Ferdinand, ce fut un sentiment tout égoïste, +un retour sur sa propre situation, une assez grande +indifférence sur le sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, +qu'il ne connaissait pas, mais la terreur +d'un sort semblable pour lui-même.</p> + +<p>Chez Caroline, ce fut tout à la fois l'affection de +famille frappée au coeur. Cette femme, qui voyait +mourir d'un oeil sec son enfant, adorait sa mère, ses +frères, sa soeur, l'Autriche enfin, à laquelle elle sacrifia +éternellement Naples. Ce fut l'orgueil royal, +mortellement blessé, moins encore par la mort que +par l'ignominie de cette mort; ce fut la haine la plus +ardente, éveillée contre cet odieux peuple français, +qui osait traiter ainsi non-seulement les rois, mais +encore la royauté, qui amenèrent sur les lèvres de +cette femme un serment de vengeance contre la +France, non moins implacable que celui qui sortit, +contre Rome des lèvres du jeune Annibal.</p> + +<p>En effet, en apprenant successivement, et à huit +mois de distance, les nouvelles de la mort de +Louis XVI et de Marie-Antoinette, Caroline devint +presque folle de rage. Les différentes impressions de +terreur et de colère qui agitaient son âme avaient +altéré sa physionomie et bouleversé le fil de ses idées; +elle voyait partout des Mirabeau, des Danton, des +Robespierre; on ne pouvait lui parler de l'amour et +de la fidélité de ses sujets sans risquer de tomber +dans sa disgrâce. Sa haine pour la France lui faisait +voir dans ses propres États un parti républicain qui +était loin d'y exister, mais qu'elle finit par y créer à +force de persécutions; elle donnait le nom de jacobin +à tout homme dont la distinction et la valeur personnelles +dépassaient la mesure ordinaire, à tout imprudent +lisant une gazette parisienne, à tout dandy +imitant les modes françaises, et particulièrement à +ceux qui portaient les cheveux courts; des aspirations +pures et simples dans un progrès social furent taxées +de crimes que la mort ou une prison perpétuelle +pouvaient seules expier. Après que ses soupçons +eurent été chercher, dans le Mezzo-Ceto, Emmanuele +de Deo, Vitagliano et Cagliani, trois enfants +ayant à peine soixante-cinq ans à eux trois, et qui +furent cruellement exécutés sur la place du Château, +les Pagano, les Conforti, les Cirillo furent emprisonnés; +seulement, cette première fois, les soupçons +de la reine montèrent jusqu'à la plus haute aristocratie: +un prince Colonna, un Caracciolo, un Riario, +enfin ce comte de Ruvo que nous avons vu figurer +avec Cirillo au nombre des conspirateurs du palais +de la reine Jeanne, furent arrêtés sans aucun motif, +conduits au château Saint-Elme et recommandés au +geôlier comme les conspirateurs les plus dangereux.</p> + +<p>Le roi et la reine, si mal d'accord d'habitude en +toute chose, s'accordèrent cependant à partir de ce +moment sur un point, leur haine contre les Français; +seulement, la haine du roi était indolente et se fût +contentée de les tenir éloignés de lui, tandis que la +haine de Caroline était active et qu'à cette haine, à +laquelle leur éloignement ne suffisait point, il fallait +leur destruction.</p> + +<p>Le caractère altier de Caroline avait depuis longtemps +courbé sous sa volonté le caractère insoucieux +de Ferdinand, qui, ainsi que nous l'avons dit, se révoltait +parfois par boutades, quand son bon sens naturel +lui indiquait qu'on le faisait dévier du droit +chemin; mais, avec du temps, de la patience et de +l'obstination, la reine en arrivait toujours au but +qu'elle se proposait.</p> + +<p>C'est ainsi que, dans l'espoir de prendre part à +quelque coalition contre la France, et même de lui +faire une guerre personnelle, elle avait, par l'intermédiaire +d'Acton, levé et organisé, presque à l'insu +de son mari, une armée de 70,000 hommes, construit +une flotte de cent bâtiments de toute grandeur, réuni +un matériel considérable, et pris toutes les dispositions +enfin pour que, du jour au lendemain, sur un +ordre du roi, la guerre pût commencer.</p> + +<p>Elle avait été plus loin: appréciant l'impuissance +des généraux napolitains, qui n'avaient jamais commandé +une armée en campagne, comprenant le peu +de confiance qu'auraient en eux des soldats qui +connaîtraient comme elle leur incapacité, elle avait +demandé à son neveu l'empereur d'Autriche, un +de ses généraux qui passait pour le premier stratégiste +de l'époque, quoiqu'il ne fût encore célèbre +que par ses échecs, le baron Mack; l'empereur +s'était empressé de le lui accorder, et l'on attendait +de moment en moment l'arrivée de cet important +personnage, arrivée dont la reine et Acton devaient +être seuls prévenus et que le roi ignorait complétement.</p> + +<p>Ce fut sur ces entrefaites qu'Acton, se sentant +maître de la situation et ne connaissant au monde +qu'un seul homme qui pût le renverser et se mettre +à sa place, se décida à se débarrasser de cet homme, +dont l'éloignement ne lui suffisait plus.</p> + +<p>Un jour, on apprit à Naples que le prince Caramanico, +vice-roi de Sicile, était malade, le lendemain +qu'il était mourant, le surlendemain qu'il était mort.</p> + +<p>Dans aucun coeur peut-être cette mort ne causa un +ébranlement si terrible que dans celui de Caroline; +cet amour, le premier de tous, y avait grandi par +l'absence et ne pouvait en être déraciné que par la +mort. Pas une des fibres dont il s'était emparé ne +fut épargnée dans ce douloureux déchirement, et +l'angoisse fut d'autant plus grande, qu'elle dut la +cacher aux regards curieux qui l'enveloppaient; elle +feignit une indisposition, s'enferma dans la chambre +la plus reculée de son appartement, et, là, se roulant +sur ses tapis, les ongles enfoncés dans ses cheveux, +la figure inondée de larmes, avec des rugissements +de panthère blessée, elle blasphéma le ciel, maudit +le roi, maudit sa couronne, maudit cet amant +qu'elle n'aimait pas et qui lui tuait le seul amant +qu'elle eût aimé, se maudit elle-même, et, par dessus +tout, maudit ce peuple qui, chantant cette mort +dans les rues, l'accusait d'avoir fait ce sacrifice humain +à son complice Acton; enfin se promit de reverser +sur la France et sur les Français tout ce fiel +extravasé au fond de son coeur.</p> + +<p>Pendant cette agonie, une seule personne, confidente +de tous ses secrets, et qu'elle allait associer à +sa haine, put pénétrer jusqu'à elle: ce fut sa favorite +Emma Lyonna.</p> + +<p>Les deux années qui s'étaient écoulées depuis +cette mort, la plus grande douleur peut-être de toute +la vie de Caroline, avaient pu épaissir le masque +d'impassibilité qu'elle portait sur son visage, mais +n'avaient en rien cicatrisé les blessures qui saignaient +en dedans.</p> + +<p>Il est vrai que l'éloignement de Bonaparte séquestré +en Égypte, l'arrivée à Naples du vainqueur +d'Aboukir avec toute sa flotte, la certitude que, par +cette Circé nommée Emma Lyonna, elle ferait de +Nelson l'allié de sa haine et le complice de sa vengeance, +lui avaient donné une de ces joies amères, +les seules qu'il soit permis de connaître aux coeurs en +deuil, aux âmes désespérées.</p> + +<p>Dans cette situation d'esprit, la scène qui s'était +passée la veille au soir au palais de l'ambassade +d'Angleterre, c'est-à-dire les menaces de l'ambassadeur +français et sa déclaration de guerre, loin d'avoir +effrayé notre implacable ennemie, avaient, au contraire, +résonné à son oreille comme le tintement du +bronze sonnant l'heure si longtemps et si impatiemment +attendue.</p> + +<p>Il n'en était pas de même du roi, sur lequel cette +scène avait produit une très-fâcheuse impression et +auquel elle avait fait passer une fort mauvaise nuit.</p> + +<p>Aussi, en rentrant dans son appartement, avait-il +commandé qu'on lui préparât le lendemain, pour +se distraire, une chasse au sanglier dans les bois +d'Asproni.</p> + +<p>FIN DU TOME PREMIER</p> +<br><br> + +<h3>TABLE</h3> + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Avant-propos</p> + </div><div class="stanza"> +<p>I.—La galère capitaine</p> + </div><div class="stanza"> +<p>II.—Le héros du Nil</p> + </div><div class="stanza"> +<p>III.—Le passé de lady Hamilton</p> + </div><div class="stanza"> +<p>IV.—La fête de la peur</p> + </div><div class="stanza"> +<p>V.—Le palais de la reine Jeanne</p> + </div><div class="stanza"> +<p>VI.—L'envoyé de Rome</p> + </div><div class="stanza"> +<p>VII.—Le fils de la morte</p> + </div><div class="stanza"> +<p>VIII.—Le droit d'asile</p> + </div><div class="stanza"> +<p>IX.—La sorcière</p> + </div><div class="stanza"> +<p>X.—L'horoscope</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XI.—Le général Championnet</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XII.—Le baiser d'un mari</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XIII.—Le chevalier San-Felice</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XIV.—Luisa Molina</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XV.—Le père et la fille</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XVI.—Une année d'épreuve</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XVII.—Le roi</p> + </div><div class="stanza"> +<p>XVIII.—La reine</p> + </div> </div> + +<p>FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER</p> + + +<p>________________________________________<br> +POISSY.—TYP. ET STÉR. DE A. BOURET.</p> + +<br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's La San-Felice, Tome I, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME I *** + +***** This file should be named 17693-h.htm or 17693-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/6/9/17693/ + +Produced by Carlo Traverso and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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