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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:53:33 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Scènes de la vie de jeunesse
+ Nouvelles
+
+Author: Henry Murger
+
+Release Date: June 8, 2006 [EBook #18537]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
+
+
+
+
+Henry Murger
+
+SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE
+
+Nouvelles
+
+(1851)
+
+
+
+
+Table des matières
+
+Le souper des funérailles.
+I.
+II.
+III.
+IV.
+La maîtresse aux mains rouges.
+Le bonhomme Jadis.
+Les amours d'Olivier.
+I.
+II.
+III.
+IV.
+V.
+VI.
+Un poète de gouttières.
+Le manchon de Francine.
+I.
+II.
+
+
+
+
+Le souper des funérailles
+
+
+
+
+I
+
+
+C'était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l'opéra, dans un
+salon du café de Foy, venaient d'entrer quatre jeunes gens accompagnés
+de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de
+ces noms qui, prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde,
+font relever toutes les têtes. Ils s'appelaient le comte de
+Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et
+Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches, menant
+une belle vie semée d'aventures dont le récit défrayait hebdomadairement
+les _Courriers de Paris,_ et n'avaient à peu près d'autre profession que
+d'être heureux ou de le paraître. Quant aux femmes, qui étaient presque
+jeunes, elles n'avaient d'autre profession que d'être belles, et elles
+faisaient laborieusement leur métier.
+
+La carte, commandée d'avance, aurait reçu l'approbation de tous les
+maîtres de la gourmandise.
+
+En entrant dans le salon, les quatre femmes s'étaient démasquées.
+C'étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui
+semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.
+
+--Avant de nous mettre à table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de
+faire dresser un couvert de plus.
+
+--Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens.
+
+--Un homme? reprirent les femmes.
+
+--J'attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune
+homme, dit Tristan.
+
+--Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux.
+
+--Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers.
+
+--Je veux dire que mon ami est mort.
+
+--Mort? firent en choeur les trois hommes.
+
+--Mort? reprirent les femmes en dressant la tête.
+
+--Quel conte de fées!
+
+--Mort et enterré, messieurs.
+
+--Comme Marlboroug?
+
+--Absolument.
+
+--Ah çà, mais que signifie cela? vous êtes hiéroglyphique comme une
+inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de
+Chabannes.
+
+--Écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La personne que j'attends ne
+viendra pas avant une heure; j'aurai donc le temps de vous conter
+l'aventure, qui est assez curieuse, et qui vous intéressera d'autant
+plus que vous allez en voir le héros tout à l'heure.
+
+--Une histoire! C'est charmant. Contez! contez! s'écria-t-on de toutes
+parts, à l'exception d'une des femmes, qui était restée silencieuse
+depuis son entrée.
+
+--Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu'il serait bon d'absorber
+le premier service. Je fais cette proposition à cause de mon
+amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe....
+
+--Non! non! dit Chabannes, l'histoire.
+
+--Si! si! mangeons, cria-t-on d'un autre côté.
+
+--Aux voix!--L'histoire!--Le déjeuner!--L'histoire!
+
+--Il n'y a qu'un moyen de sortir de là, dit Tristan; c'est de voter.
+
+--Eh bien, votons.
+
+--Que ceux qui sont d'avis d'écouter l'histoire veuillent bien se
+lever, dit Tristan. Les trois hommes se levèrent.
+
+--Très bien, fit Tristan; que ceux qui sont d'avis de déjeuner d'abord
+veuillent bien se lever.
+
+Trois des femmes se levèrent, et parurent fort étonnées de voir leur
+compagne rester assise.
+
+--Tiens, dit l'une d'elles, Fanny s'abstient.
+
+--Pourquoi donc? dit une autre.
+
+--Je n'ai pas faim, répondit Fanny.
+
+--Eh bien, il fallait voter pour l'histoire, alors.
+
+--Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indifférence.
+
+--En attendant, reprit Tristan, l'épreuve n'a pas de résultat, et nous
+voilà aussi embarrassés qu'auparavant. Pour sortir de là et pour
+contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c'est de
+raconter en mangeant.
+
+--Adopté! Adopté!
+
+--D'abord, dit le comte de Chabannes, le nom de votre ami?
+
+--Feu mon ami s'appelle Ulric-Stanislas de Rouvres.
+
+--Ulric de Rouvres, dirent les convives, mais il est mort!
+
+--Puisque je vous dis _feu_ mon ami, répliqua tranquillement Tristan.
+
+--Ah çà, demanda M. de Sylvers, ce n'était donc pas une plaisanterie, ce
+que vous disiez?
+
+--En aucune façon. Mais laissez-moi raconter maintenant, dit Tristan; et
+il commença.
+
+--En ce temps là,--il y a environ un an,--Ulric de Rouvres tomba
+subitement dans une grande tristesse et résolut d'en finir avec la vie.
+
+--Il y a un an, je me rappelle parfaitement, interrompit le comte de
+Puyrassieux, il avait déjà l'air d'un fantôme.
+
+--Mais quelle était donc la cause de cette tristesse? demanda M. de
+Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il était
+jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies,
+quelles qu'elles fussent. Il n'avait aucune raison raisonnable pour se
+tuer.
+
+--La raison qui vous fait faire une folie n'est jamais raisonnable, dit
+entre ses dents M. de Sylvers.
+
+--Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule
+chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'était donc décidé à
+mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours.
+
+--Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.
+
+--Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu'une
+fois atteint de cette maladie, il n'oserait plus hésiter au bord de sa
+résolution. Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à
+Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté
+de Sussex. Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous
+ses jours passés, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se répéta
+qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses
+affaires en ordre, il prit un pistolet et s'aventura dans la campagne,
+où il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son âme à
+Dieu. Au bout d'une heure de marche il trouva un lieu qui réalisait
+parfaitement la mise en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de
+sa poche son pistolet, qu'il arma résolûment, et dont il posa le canon
+glacé sur son front brûlant. Il avait déjà le doigt appuyé sur la
+détente et s'apprêtait à la lâcher, quand il s'aperçut qu'il n'était pas
+seul, et qu'à dix pas de lui il avait un compagnon s'apprêtant également
+à passer dans l'autre monde.
+
+Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le
+noeud d'une corde attachée à un arbre.
+
+--Que faites-vous? lui demanda Ulric.
+
+--Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon
+pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici
+les commodités nécessaires.
+
+--Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur?
+demanda Ulric.
+
+--Je vous serais infiniment obligé, répondit l'autre, si vous vouliez me
+tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-être
+pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je
+vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'être
+bien sûr que l'opération a complètement réussi.
+
+Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement
+au moment de mourir. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, et
+dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne
+appartenant aux classes distinguées de la société.
+
+--Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à
+vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien
+s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous
+détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre
+d'indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me tuer
+sous l'ombrage de ce petit bois.
+
+Et Ulric montra son pistolet à l'Anglais.
+
+--Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous brûler la cervelle, c'est un
+bon moyen. On me l'avait recommandé; mais je préfère la corde, c'est
+plus national.
+
+--Serait-ce à cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant à
+son interrogatoire.
+
+--Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux.
+
+--Une perte de fortune?
+
+--Ah! non, je suis millionnaire.
+
+--Peut-être quelques espérances d'ambition détruites?
+
+--Je ne suis pas ambitieux.
+
+--Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est à cause du spleen, l'ennui....
+
+--Ah! non, j'étais très heureux, très joyeux de vivre.
+
+--Mais alors....
+
+--Voici, monsieur, puisque cette confidence paraît vous intéresser, le
+motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai parié
+avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très
+considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la
+mort n'a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à
+elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner....
+Voilà pourquoi....
+
+Ulric resta stupéfait.
+
+--Maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma confidence, je vous
+rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, monté
+sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou.
+
+--Un instant, monsieur, de grâce, je n'aurai jamais le courage.
+
+--Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je
+n'ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit
+moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.
+
+En disant ces mots, voyant que l'aide d'Ulric allait lui faire défaut,
+l'Anglais chassa d'un coup de pied le tronc d'arbre qui l'attachait
+encore à la terre et se trouva suspendu.
+
+L'agonie commença sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid à
+cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin.
+
+Au bout d'une demi-heure il revint près de l'arbre changé en gibet, et
+trouva l'Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna à
+penser à mon jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renonça
+soudainement à aller lui demander la consolation des maux que lui
+faisait souffrir la vie. Seulement il se trouvait dans une situation
+fort embarrassée; car il avait écrit la veille à un de ses amis qu'il
+avait mis fin à ses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour
+sur cette résolution. Il s'effrayait du ridicule qui allait rejaillir
+sur lui quand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à
+ses yeux qu'un duel sans résultat.
+
+Il en était là de ses hésitations quand il aperçut à terre le
+portefeuille de l'Anglais pendu. Ulric l'ouvrit et y trouva une foule de
+papiers, et entre autres un passeport d'une date récente et pris au nom
+de sir Arthur Sydney. Ces papiers étaient ceux du défunt; et ce nom
+d'Arthur était également le sien; et voici l'idée qui vint à l'esprit
+d'Ulric: il prit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant
+son identité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, après en
+avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu'il mit dans sa
+poche.
+
+Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort. Son suicide, annoncé par
+les feuilles anglaises, fut répété par les journaux français. Ulric
+assista à son convoi funèbre; et après s'être rendu lui-même les
+derniers honneurs, il partit pour le Mexique sous le nom de sir Arthur
+Sydney. Revenu à Londres il y a environ six semaines, il m'écrivait les
+détails que je viens de vous raconter.
+
+--Tout cela est, en vérité, très merveilleux, dit Chabannes; mais si M.
+Ulric de Rouvres revient à Paris, sa position y sera au moins
+singulière. Sous quel nom prétend-il exister maintenant? Reprendra-t-il
+le sien, ou conservera-t-il celui de Sydney?
+
+--Je crois qu'il prendra un autre nom, répondit Tristan.
+
+--Mais, fit observer M. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas
+à être reconnu dans le monde.
+
+--Il n'ira pas dans le monde, dit Tristan; je veux dire par là qu'il ne
+fréquentera pas cette partie de la société parisienne qu'on appelle le
+monde.
+
+--Il aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son
+aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-être
+sur son passage; mais au bout d'une semaine on n'y pensera pas, et on
+parlera d'autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse.
+Toutes les femmes vont se l'arracher.
+
+--Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan.
+
+--Mais pourquoi? demandèrent les jeunes gens.
+
+--Pourquoi? dit tout à coup l'indifférente Fanny, en chassant du bout de
+ses doigts effilés les boucles de cheveux qui semblaient par instant
+faire à son visage un voile tramé de fils d'or:--Pourquoi? C'est bien
+simple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parce qu'il est
+ruiné.
+
+--Ruiné! dirent les jeunes gens.
+
+--Nécessairement, continua Fanny. Il n'est pas mort, c'est vrai; mais on
+l'a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de décès; et comme M.
+Ulric de Rouvres n'avait d'autre parent que son oncle, le chevalier de
+Neuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mains de
+celui-ci.
+
+--Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l'oncle fera une restitution
+d'héritage.
+
+--Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la même
+tranquillité. À l'heure où nous sommes, M. le chevalier de Neuil est
+aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-Ménages.
+
+--Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma
+belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les
+avares de la comédie classique, avait en main propre au moins vingt
+mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a hérité de
+son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil,
+qui joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est plus mal vêtu que
+son portier, est actuellement plus que millionnaire.
+
+--J'ai dit ce que j'ai dit, répéta Fanny. M. le chevalier de Neuil n'a
+plus le sou.
+
+--Ah çà! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda
+Chabannes.
+
+--Il était l'ami de madame de Villerey, répondit Fanny; et, puisque vous
+paraissez l'ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey
+avait pour habitude d'imposer à ses favoris l'obligation d'être les
+clients de son mari.
+
+--Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M.
+de Puyrassieux.
+
+--La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la
+quinzaine dernière, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette
+maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de
+Villerey est en fuite.
+
+--Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma chère? fit M. de
+Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion.
+
+--Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend
+un peu maussade ce soir; mais c'est une leçon, cela m'apprendra à faire
+des économies, ajouta la jeune femme.
+
+En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu'un monsieur
+le faisait demander.
+
+--C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il
+lui dit tout bas à l'oreille:
+
+--Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n'est pas
+ruiné.
+
+--Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny.
+
+--Remettez votre masque un instant, continua Tristan.
+
+--Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins son
+loup de velours.
+
+--Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze
+mille francs que vous avez perdus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le
+nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il
+voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté
+britannique. Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont
+la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ
+faire une visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses
+passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si
+le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des
+ailes.
+
+Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée
+si prompte:
+
+«Mon cher Ulric,
+
+«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des
+preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par
+le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion
+sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui
+éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet
+abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs
+tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce
+projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez
+mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans
+un cimetière du comté de Sussex. Selon vos voeux, on a mis sur votre
+tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues
+qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus
+mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez
+donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les fanfares
+de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle.
+Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les
+ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament.
+Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été
+généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus
+beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait
+jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire
+que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand
+artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu
+au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à
+son bâton de chef d'orchestre.
+
+«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien
+vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé,
+peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains
+blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin,
+comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu
+l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez
+adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre
+tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher
+ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas
+me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La mort
+est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne?
+Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre
+saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les
+agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de
+gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez
+être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez
+bien me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le
+vieux soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais
+déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.
+
+«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont
+je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le
+même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et
+mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la
+nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter
+complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on
+ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler
+trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter
+par la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui
+a ses quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé
+de recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une dépêche
+télégraphique, arrivée je ne sais d'où, avait ruiné mon banquier, qui
+m'avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le
+lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans
+témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son
+caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé
+à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée
+la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet
+excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.
+
+«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je
+vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai
+dire, le motif sérieux de cette lettre.
+
+«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été
+convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face
+d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette,
+morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la
+mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si
+complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de
+votre pauvre amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque
+effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne
+m'était pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue
+sur le lit de marbre de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer
+dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait
+ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une
+oasis parfumée. J'ai alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la
+nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un
+instant qu'elle était peut-être la soeur de Rosette, je lui ai demandé
+si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la
+voix de votre amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue,
+et que d'ailleurs elle n'avait point de soeur. J'ai causé quelque temps
+avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie
+officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette
+s'arrêtait à la forme.
+
+«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu.
+Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette
+fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui
+sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la
+rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute
+l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de
+bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple
+fois son coeur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer
+du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de
+quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique
+et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que
+le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous,
+comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous
+ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé que
+votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux
+à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces de la vie
+et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a
+un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des
+trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de
+vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris,
+je vous ai d'avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez
+samedi prochain, c'est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal
+de l'Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d'anciennes
+connaissances.
+
+«Pour ne pas effrayer l'assemblée, il serait peut-être convenable que
+vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé
+mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du
+genre de celle où je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec
+des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où
+vous les auriez oubliés dans l'autre monde, où les usages ne sont
+peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,
+
+«Tout à vous,
+
+«Tristan.»
+
+
+
+
+III
+
+
+Pendant qu'Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assigné
+Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les
+événements qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement avorté.
+
+Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été mis en possession de
+sa fortune avant d'avoir atteint sa majorité, Ulric, ébloui d'abord par
+le soleil levant de sa vingtième année, et étourdi par le bruit que
+faisait ce monde où il était appelé à vivre, hésita un moment; et, comme
+un voyageur qui, mettant pour la première fois le pied sur un sol
+inconnu, craint de s'y égarer, il demanda un guide.
+
+Il s'en présenta cinquante pour un; car, ainsi qu'aux barrières des
+villes qui renferment des curiosités, on trouve aux portes du monde une
+foule de cicérones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services.
+
+Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente,
+curieuse et impatiente, il aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe
+et d'un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.
+
+Il vit et il apprit rapidement; et, à vingt-quatre ans l'expérience lui
+avait signé son diplôme d'homme.
+
+L'esprit plein d'une science amère, le coeur changé en un cercueil qui
+renfermait les cendres de sa jeunesse, et l'âme encore tourmentée par
+d'insatiables désirs, il quitta ce monde où, quatre années auparavant,
+il était entré l'oeil souriant et le front levé, en lui jetant la
+malédiction désolée des fils d'Obermann et de René; et sinistre et
+lamentable, il s'en retourna grossir le nombre de ceux qui épanchent sur
+toutes choses leurs doutes amers ou leurs audacieuses négations.
+
+La brutale disparition d'Ulric fut accueillie dans la société par une
+banale accusation de misanthropie; et au bout de huit jours, on n'en
+parlait plus.
+
+De toutes ses anciennes connaissances d'autrefois, Tristan fut le seul
+avec qui Ulric conserva quelques relations. Un jour il vint le voir, et
+lui tint des discours qui ne laissèrent point de doute à Tristan sur les
+idées de suicide qui germaient déjà dans son esprit.
+
+--À vingt-quatre ans, c'est bien tôt, répondit Tristan; en tout cas vous
+me permettrez de ne pas vous accompagner.
+
+--Ah! c'est donc vrai ce qu'on m'avait dit sur vous? Vous êtes atteint
+du mal du siècle, vous aurez trop lu _Faust_ et les esprits chagrins qui
+sont venus à sa suite. C'est plutôt l'influence de ces gens-là que tout
+le reste qui vous amène au bord de ce moyen extrême. Vous vous croyez
+mort, vous n'êtes qu'engourdi, mon cher! Quand on a trop couru on est
+fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans une époque de repos; mais,
+demain ou après, vous jetterez par la fenêtre votre résolution funeste
+et vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau à un pauvre diable de
+poète incompris, qui n'aura pour se guérir des misères de ce monde que
+le moyen extrême de s'en aller dans l'autre.
+
+J'ai été comme vous; plus d'une fois j'ai mis la clef dans la serrure de
+cette porte qui donne sur l'inconnu; mais je suis revenu sur mes pas, et
+j'espère que vous ferez comme moi. Vous me répondrez que vous n'avez
+plus ni coeur ni âme, et qu'il vous est impossible de croire à rien.
+D'abord, on a toujours un coeur; et pourvu qu'il accomplisse sa fonction
+de balancier, on n'a pas besoin de lui en demander davantage. Quant à ce
+qui est de l'âme, c'est un mot pour l'explication duquel on a écrit dans
+toutes les langues un million de volumes, ce qui fait qu'on est moins
+fixé que jamais sur son existence et sa signification. L'âme est une
+rime à _flamme,_ voilà ce qu'il y a de plus évident jusqu'ici.
+
+Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles
+qu'on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu'on voit, ce qu'on
+touche et ce qu'on entend. À défaut de sentiments, on a toujours des
+sensations; et c'est n'être point mort que de posséder de bons yeux pour
+voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour
+les passer amoureusement dans la chevelure parfumée d'une femme, qui, à
+défaut de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l'école
+romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de
+sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie et perdu les ailes qui
+vous emportaient dans les olympes de l'imagination; mais il vous reste
+des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose
+substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste à faire est le
+meilleur du chemin.
+
+Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient familières, à lui
+poète du matérialisme et apôtre du scepticisme, semblaient provoquer
+Ulric au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu'il avait
+pris d'abord, et le sermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et
+presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le
+faire renoncer à son dessein de suicide.
+
+Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui,
+malgré tous les soins qu'il prit pour le découvrir, fut longtemps sans
+savoir ce qu'il était devenu.
+
+Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de
+cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut là que le hasard
+lui fit rencontrer Ulric, après six mois de disparition. Ulric n'était
+pas seul; il donnait le bras à une jeune fille de dix-huit à vingt ans,
+ayant le costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait
+donné dans le monde l'initiative de l'élégance; Ulric, qui avait été
+pendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dont les
+innovations, si audacieuses qu'elles fussent, étaient toujours
+acceptées; qui, s'il lui avait pris un jour l'idée de mettre des gants
+rouges, en aurait fait porter à tout le _Jockey Club_, Ulric était vêtu
+d'habits coupés sur les modèles trouvés sans doute dans les Herculanums
+de mauvais goût. Il était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut
+au premier regard et allait s'approcher de lui pour lui parler, quand
+Ulric lui fit signe de ne pas l'aborder.
+
+--Quel est ce mystère? murmura Tristan en s'éloignant.
+
+En voici l'explication:
+
+Dans les naïfs récits des romanciers et des poètes du moyen âge, on
+rencontre beaucoup d'aventures de princes et de chevaliers mélancoliques
+qui, fuyant les cours et les châteaux, se mettent un jour à courir le
+pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, déguisés en pauvres
+trouvères, s'en vont, la guitare en main, chanter l'amour, et, parmi
+toutes les femmes, en cherchent une qui _les aime pour eux-mêmes_. Ils
+donnent un soupir pour un sourire, et s'arrêtent aussi volontiers sous
+l'humble fenêtre des vassales que sous le balcon armorié des
+châtelaines.
+
+Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-être des aïeux
+parmi ces héros, demi-poètes, demi-paladins, dont sont peuplées les
+vieilles légendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps
+barbares au milieu des moeurs civilisées de notre époque.
+
+Voici ce qu'Ulric avait fait pour rompre complètement avec un monde où
+pendant quatre années les délicatesses trop exagérées de sa nature
+avaient été constamment froissées.
+
+Après avoir réalisé toute sa fortune en rentes sur l'État, il en déposa
+l'inscription entre les mains d'un notaire qui fut chargé d'utiliser les
+intérêts comme il l'entendrait. Son mobilier, qui était le dernier mot
+du luxe et de l'élégance modernes, ses équipages et ses chevaux, dont
+quelques-uns étaient cités dans l'aristocratie hippique, furent vendus
+aux enchères, et les sommes que produisirent ces ventes diverses
+déposées chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda
+deux cents francs seulement.
+
+Huit jours après, les personnes qui vinrent le demander à son logement
+de la Chaussée d'Antin apprirent qu'il était parti sans laisser
+d'adresse.
+
+Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se loger dans une des plus
+sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison où il habitait était
+une espèce de caserne populaire où du matin au soir retentissait le
+bruit de trois cents métiers.
+
+Habitué au confortable recherché au milieu duquel il avait toujours
+vécu, Ulric passa sans transition de l'extrême opulence au dénuement
+extrême. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans
+lesquels le soleil n'ose pas aventurer un rayon, comme s'il craignait de
+rester prisonnier dans ces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait
+cette chambre était celui du plus pauvre artisan.
+
+Ce fut là qu'Ulric vint se réfugier, ce fut là qu'il essaya de se
+retremper dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers,
+partir le matin pour l'atelier la chanson aux lèvres, en les voyant
+rentrer le soir ployés en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur
+le visage encore trempé de sueur ce reflet de contentement pacifique
+qu'imprime l'accomplissement d'un devoir, Ulric s'était dit:
+
+--Ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui travaille et pétrit de
+sa main laborieuse le pain qu'il mange le soir. C'est là, ou jamais, que
+je trouverai l'homme avec ses bons instincts. C'est là, ou jamais, que
+je pourrai guérir cette invincible tristesse qui m'a suivi dans cette
+mansarde, où j'ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon
+lit.
+
+Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ à exécution. Huit
+jours après, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau
+plébéien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage.
+Au bout de six mois, il savait assez son métier pour être employé comme
+ouvrier. À dessein il avait choisi dans l'industrie une des professions
+les plus fatigantes et exigeant plutôt la force que l'intelligence. Il
+s'était fait mécanique vivante, outil de chair et d'os. Et, en voyant
+ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du travail,
+c'est à peine s'il se reconnaissait lui-même dans le robuste Marc
+Gilbert, lui, l'élégant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique
+aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse
+Borghèse.
+
+Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s'était voué, au
+milieu même de son atelier, et si bruyantes qu'elles fussent, les
+clameurs qui l'environnaient ne pouvaient assourdir le choeur de voix
+désolées qui parlaient incessamment à son esprit.
+
+Lorsqu'il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse
+journée, Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite
+les grabats des prolétaires. L'insomnie s'asseyait à son chevet; et,
+quoi qu'il fît pour l'en détourner, son esprit descendait au fond d'une
+rêverie dont l'abîme se creusait chaque jour plus profondément, et d'où
+il ressortait toujours avec une amertume de plus et une espérance de
+moins.
+
+Ulric avait au coeur cette lèpre mortelle qui est l'amour du bien et du
+bon, la haine du faux et de l'injuste; mais une étrange fatalité, qui
+semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses
+instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu'il avait
+touché lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu'il avait
+connu lui avait gravé un mépris ou un dégoût dans l'esprit, et, comme
+ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses
+amours se comptait par une trahison.
+
+Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa
+pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s'empêcher de pousser
+des plaintes sinistres.
+
+On est majeur à tout âge pour les passions; mais le plus grand malheur
+qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce.
+Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés
+sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin
+et n'arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la
+science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres
+chez qui les facultés se développent avant l'heure, et qui, se hâtant
+d'aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de
+désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l'âge où l'on
+commence à peine à respirer l'enivrant parfum des mensonges.
+
+Lorsqu'on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par
+l'expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne
+peut interdire la plainte aux blessés, et l'ironie et le blasphème d'un
+sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le râle de sa dernière
+illusion.
+
+Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier
+dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque
+qu'une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par
+une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés
+par les fièvres de l'inconnu.
+
+Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la
+fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas
+qu'il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée
+maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en
+fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité
+son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même,
+un fait providentiel.
+
+--Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y
+sont accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs
+langes, brodés par la main des fées protectrices, les talismans
+enchantés qui leur assurent d'avance toutes les jouissances et toutes
+les félicités qu'on peut échanger contre l'or; il est peut-être juste
+que ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités
+du bonheur, la seule chose qui ne s'achète pas et ne soit point
+héréditaire.
+
+«Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants,
+dans cette moitié du monde qui fait l'éternelle envie de l'autre moitié.
+Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des
+lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à ta jeunesse, et
+chacune de tes fantaisies viendra s'épanouir en fleur au premier appel
+de ton désir; homme, toutes les routes seront ouvertes à ton ambition.
+Tu seras enfin ce qu'on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur
+n'aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doublée d'une
+déception; car tu vas vivre dans une société où la corruption est
+presque une nécessité d'existence, et la perfidie une arme de défense
+personnelle qu'on doit toujours avoir à la main comme un soldat son
+épée.»
+
+C'est ainsi qu'Ulric avait raisonné intérieurement, et cette singulière
+philosophie l'avait conduit à rêver cette singulière espérance.
+
+«En revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent abandonnés de la
+fortune, les malheureux qui n'ont d'autre protection qu'eux-mêmes et
+traversent la vie attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au
+milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent
+conserver les bons instincts dont ils sont doués nativement. La bonne
+foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualités humaines doivent
+croître dans les sillons qu'arrose la sueur du travail. L'ouvrier doit
+pratiquer avec la rudesse de ses moeurs la fraternité; ne possédant
+rien, il ne connaît point les haines que déterminent les rivalités
+d'intérêt; ses sympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et
+comme celles du monde, n'ont pas seulement la durée d'une paire de gants
+ou d'un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont
+sont composés les amours du monde, amours faits d'ambition, d'orgueil,
+de haine même quelquefois, mais jamais d'amour. L'ignorance du peuple
+est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un résultat du savoir.
+On fait le bien avec le coeur seulement; le mal exige la collaboration
+de l'esprit et de la raison.»
+
+Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulric s'était obstinément
+attaché, ne survécut pas à sa tentative. Après avoir pendant six mois
+vécu au milieu des hommes de labeur, l'étude et le contact des moeurs de
+ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus désolé; et son
+expérience l'amena à cette conclusion absolue que le bien et le bon
+n'existaient pas, ou n'existaient qu'à l'état d'instincts dont
+l'application et le développement n'étaient pas possibles.
+
+Dans les classes élevées de la société, parmi le monde des cravates
+blanches et des habits noirs, il avait rencontré toute la hideuse
+famille des vices humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus,
+parlaient le beau langage promulgué par décrets académiques, et
+n'agissaient point une seule fois sans consulter le code des
+convenances. Il avait souvent, dans un salon, serré avec joie la main
+droite d'un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main
+était irréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de ces
+trahisons vivantes qu'on appelle des femmes; il s'était laissé émouvoir
+par les solo de sensibilité qu'elles exécutent en public après les avoir
+longuement étudiés, comme on fait d'une sonate de piano ou d'un air
+d'opéra, et il avait été dupe; mais, du moins, ces femmes qui le
+trompaient étaient vêtues de soie et de velours; les perles et les
+diamants, arrachés au mystérieux écrin de la nature, luttaient de feux
+et d'éclairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur
+leur front comme une constellation d'étoiles terrestres. Ces femmes
+étaient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu
+déjà l'apothéose de l'histoire, et quand elles traversaient un bal,
+laissant derrière elles un sillage de parfums et de grâces, tous les
+hommes faisaient sur leur passage une haie d'admirations génuflexes.
+
+--Ulric ne tarda pas à se convaincre que les moeurs de l'atelier ne
+valaient pas mieux que celles du salon.
+
+En venant pour la première fois à son travail, l'apparence chétive de sa
+personne, la pâleur distinguée de son visage, la blancheur de ses mains,
+jusque-là restées oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux
+compagnons, un accueil plein d'ironie et d'insultes. Résigné d'abord aux
+humbles fonctions d'apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre
+toutes les oppressions et toutes les injures dont on l'accablait à cause
+de sa faiblesse apparente, à cause de sa façon de parler, qui n'avait
+rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la
+pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille du travail
+eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d'un cachet
+de mâle virilité, ceux qui, en d'autres temps, avaient abusé de leur
+force pour l'opprimer, changèrent subitement de langage et de manières
+avec lui dès qu'ils s'aperçurent que son bras frêle soulevait les plus
+lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d'orage enlève une plume
+du sol.
+
+Au bout d'un an de séjour dans l'atelier, Ulric, dont l'intelligence
+avait été remarquée par ses chefs, fut nommé contremaître. Cette
+nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de récriminations
+honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se présenta pour la première
+fois à l'atelier avec son nouveau titre, la conspiration éclata d'une
+façon assez menaçante pour nécessiter l'intervention des chefs.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux en s'avançant au milieu des ouvriers
+en révolte.
+
+--Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour
+contremaître, et il désignait Ulric.
+
+--Pourquoi n'en voulez-vous pas? dit le patron.
+
+--Parce que c'est humiliant pour nous d'être commandés par quelqu'un
+qui, il y a un an, était encore notre apprenti.
+
+--Eh bien, répondit le maître, qu'est-ce que cela prouve?
+
+--Ça prouve, continua l'ouvrier, qui commençait à balbutier, ça prouve
+que nous sommes tous égaux et qu'on ne doit pas faire d'injustice. Il y
+a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ça les vexe
+de voir entrer un étranger comme ça _tout de go_ dans la première bonne
+place qui se trouve vacante.
+
+--Oui, c'est injuste! murmurèrent tous les ouvriers, comme pour
+encourager l'orateur qui discutait leurs intérêts.
+
+--À bas Marc Gilbert! s'écrièrent quelques voix, à bas le monsieur!
+
+--D'ailleurs, continua l'ouvrier qui avait déjà parlé, pourquoi
+avez-vous renvoyé Pierre? C'était un brave homme... qui faisait vivre sa
+femme et ses enfants avec sa place.
+
+--Silence! dit le maître d'une voix impérative, et qu'on n'ajoute plus
+un mot. Je n'ai pas de compte à vous rendre, et je fais ce que je veux.
+Si Pierre a perdu sa place, il est d'autant plus coupable de s'être
+exposé à la perdre qu'il a une femme et des enfants. Pierre était un
+paresseux qui encourageait la paresse; c'était un brave homme pour vous,
+un bon enfant, et vous le regrettez parce qu'il vous comptait des heures
+de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierre était un
+voleur....
+
+Un murmure, aussitôt comprimé par un geste du maître, s'éleva parmi les
+ouvriers.
+
+--J'ai dit un voleur, et je le répète, et tous ceux qui reçoivent de
+l'argent qu'ils n'ont pas gagné sont de malhonnêtes gens. Pierre a abusé
+de ma confiance; pourtant j'ai été patient, j'ai eu égard à sa position
+de père de famille.
+
+Mais plus j'étais indulgent, et plus il s'est montré incorrigible. À mon
+tour, j'eusse été coupable envers mes associés en conservant chez moi un
+homme qui compromettait leurs intérêts. L'honnêteté est dans le devoir;
+j'ai fait le mien, donc j'ai été juste en renvoyant Pierre, et juste
+encore en le remplaçant par un homme honnête, laborieux, intelligent.
+Est-ce ma faute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis
+dix ans, je n'en ai pas trouvé un réunissant les qualités et les
+capacités nécessaires pour remplir l'emploi vacant? Est-ce ma faute si
+c'est justement l'apprenti à qui tout l'atelier commandait il y a un an
+qui se trouve être le seul aujourd'hui digne de commander à tout
+l'atelier? Vous parliez d'égalité tout à l'heure; eh bien, non, vous
+tous qui parlez, vous n'êtes pas les égaux de Marc Gilbert. Vous n'êtes
+pas égaux les uns aux autres, puisqu'il y en a parmi vous dont le
+salaire est différent, et ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont
+des fous; et vous savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir votre
+_paye_, que celui qui travaille le plus et le mieux doit être payé
+davantage que ceux dont le travail et l'habileté sont moindres.
+
+Ainsi donc, à compter d'aujourd'hui, Marc Gilbert est votre
+contremaître. C'est un autre moi-même, et j'entends qu'on le respecte et
+qu'on lui obéisse comme à moi-même. Et maintenant, ceux qui ne sont pas
+contents peuvent s'en aller.
+
+Pendant ce discours, tous les ouvriers étaient silencieusement retournés
+à leur travail.
+
+--Cet homme est juste, pensa Ulric en regardant son patron.
+
+--Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y a un an vous êtes entré
+dans la maison en qualité d'apprenti; aujourd'hui, après moi, vous allez
+y occuper la première place. Ce n'est pas une faveur que je vous
+accorde, comme je le disais tout à l'heure, c'est une justice. J'espère
+que vous êtes content, et qu'en une année vous aurez fait du chemin.
+Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et que vous n'auriez pas
+peut-être toute l'expérience nécessaire, nous ne vous donnerons d'abord
+que les deux tiers des appointements que nous donnions à votre
+prédécesseur. Néanmoins la part est encore belle, avouez-le.
+
+Ulric resta profondément étonné par cette contradiction.
+
+--Singulière justice, murmura-t-il quand il fut seul. On remplace un
+homme paresseux, sans intelligence et sans probité, par un homme qu'on
+sait être intelligent, probe et dévoué, et sans tenir compte du bénéfice
+que sa gestion loyale procurera à la maison, on paye l'honnête homme
+moins cher qu'on ne payait le voleur!
+
+Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et l'autorité dont elles
+investissaient Ulric lui avaient attiré déjà une foule de courtisans, et
+ceux-là qui se montraient les plus humbles et les plus empressés autour
+de lui étaient les mêmes qui jadis s'étaient montrés les plus durs et
+les moins indulgents à son égard, les mêmes qui s'étaient le plus
+ouvertement déclarés hostiles à sa nomination. Il expérimenta alors sur
+le vif ces _nobles qualités_ qui, disait-il autrefois, devaient croître
+dans les sillons arrosés par les sueurs du travail, et son coeur
+s'emplit d'un nouveau dégoût en voyant ces hommes qui, devant être
+pourtant liés par une commune solidarité, essayaient de se nuire les uns
+aux autres en venant dénoncer les infractions qui se commettaient dans
+l'atelier, espérant sans doute qu'Ulric leur payerait, en tolérant les
+leurs, la dénonciation des fautes commises par ceux de leurs compagnons
+dont ils se faisaient les espions.
+
+--Ô fraternité! murmurait Ulric, fantôme chimérique, mot sonore qu'on
+fait retentir comme un tocsin pour ameuter les révoltes. On peut
+facilement t'inscrire sur les étendards et sur le fronton des monuments;
+mais les siècles futurs ajoutés aux siècles passés auront bien de la
+peine à te graver dans le coeur de l'homme.
+
+Ainsi donc, dans les classes inférieures de la société, dans le monde
+des blouses, Ulric avait retrouvé la même corruption, le même esprit de
+mensonge, la même fureur d'oppression du fort contre le faible. Là,
+comme ailleurs, tous les vices régnaient sous la présidence de
+l'égoïsme, maître souverain; tous les nobles instincts étaient crucifiés
+sur les croix de l'intérêt; là aussi, toute vertu avait son Judas et son
+Pilate. Là aussi, comme ailleurs et plus qu'ailleurs, Ulric put se
+convaincre par sa propre expérience que l'ingratitude, celle qui de
+toutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissait en
+plein coeur.
+
+En haut, il avait trouvé le mal hypocrite, rusé, mais intelligent et
+presque séducteur.
+
+En bas, il le trouva de même, mais cynique, brutal, et presque
+repoussant.
+
+Un soir Ulric était seul dans sa chambre; plongé dans une misanthropie
+qui devenait chaque jour plus aiguë, la tête posée entre ses mains, ses
+yeux erraient machinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur une
+table: c'était l'_Émile_ de Rousseau, et un signe marginal semblait
+annoter ce passage:
+
+«Il faut être heureux! c'est la fin de tout être sensible; c'est le
+premier désir que nous imprima la nature et le seul qui ne nous quitte
+jamais. Mais où est le bonheur? Chacun le cherche et nul ne le trouve;
+on use sa vie à le poursuivre et on meurt sans l'avoir atteint.»
+
+Pour la millième fois au moins Ulric faisait en réflexion le tour de
+cette phrase, dont la conclusion est si désespérée, lorsque des cris
+perçants qui retentissaient au dehors vinrent brusquement l'arracher à
+sa rêverie.
+
+Ulric courut à sa fenêtre.
+
+Des cris: au secours! Au secours! continuaient plus pressés et plus
+inquiets. Ils paraissaient sortir d'une croisée faisant face au corps de
+logis habité par Ulric, qui reconnut la voix d'une femme.
+
+Il descendit en toute hâte l'escalier, et en quelques secondes il était
+arrivé sur le palier de l'étage supérieur, où les cris avaient atteint
+le diapason de l'épouvante.
+
+--Qu'y a-t-il donc? demanda Ulric à quelques voisins assemblés sur le
+carré.
+
+--Ah! dit une commère avec un accent de fausse pitié, c'est la mère
+Durand qui vient de trépasser, et c'est sa petite qui crie. Que c'est un
+enfer dans la maison depuis quinze jours, que la vieille tousse son âme
+par petits morceaux du matin au soir; qu'on ne peut pas fermer l'oeil;
+que c'est bien malheureux pour de pauvres gens qui ont si besoin de
+repos; que la vieille n'a pas voulu aller à l'hôpital, qu'elle était
+trop fière; qu'elle a mieux aimé voir sa pauvre enfant s'abîmer le
+tempérament à la veiller; qu'elle lui disait encore des sottises
+par-dessus le marché; qu'enfin nous en voilà débarrassée, et que nous
+allons pouvoir dormir.
+
+Ce speach avait été prononcé d'un seul trait par une horrible femme,
+dont la figure ignoble et la voix enrouée étaient ravagées par
+l'ivrognerie.
+
+Ulric entra dans la chambre, où les sanglots avaient succédé aux cris.
+C'était un taudis sinistre, désolé, obscur, humide, et dont
+l'atmosphère étreignait la gorge. Dans un coin, sur un grabat mal caché
+par de misérables loques servant de rideaux, était étendue la morte,
+cadavre jaune et long, dont les membres roidis paraissaient encore
+lutter contre les attaques de l'agonie, et dont la bouche horriblement
+ouverte semblait vomir des blasphèmes posthumes.
+
+Au pied du lit, tenant dans ses mains une des mains de la trépassée,
+une jeune fille en désordre était accroupie dans l'abrutissement de la
+douleur et du désespoir. Une femme du voisinage essayait de lui donner
+de banales consolations. À l'entrée d'Ulric la jeune fille avait à peine
+levé la tête, et était aussitôt retombée dans son insensibilité.
+
+--Madame, dit Ulric à la voisine, vous devriez emmener cette jeune fille
+de cette chambre, ce spectacle la tue.
+
+--C'est ce que je lui disais, mon cher monsieur, mais elle ne m'entend
+pas.
+
+--Il faudrait pourtant prendre auprès d'elle quelques informations, dit
+Ulric, pour savoir le nom de ses parents, de ses amis, afin de les
+avertir.
+
+--Ah! la pauvre fille! je la crois bien abandonnée, répondit la voisine
+en essayant de faire revenir l'orpheline au sentiment de la réalité.
+
+Enfin elle rouvrit les yeux, qu'elle baissa aussitôt en apercevant un
+étranger, et murmura quelques paroles confuses. Puis les sanglots la
+reprirent, et elle tomba de nouveau à genoux au pied du lit.
+
+--Allons, ma petite, dit la voisine, ne vous désolez donc pas comme ça!
+à quoi que ça sert? Nous sommes tous mortels, d'ailleurs; et puis, après
+tout, c'est un bien pour un mal. Elle n'était pas bonne, la défunte;
+méchante, hargneuse et dépensière; on ne pouvait pas la souffrir dans la
+maison, d'abord: demandez un peu aux voisins, vous verrez ce qu'ils vous
+diront.
+
+--Madame!... dit Ulric en jetant à la voisine un regard sévère.
+
+--Eh! c'est la vérité du bon Dieu, ce que je dis là, reprit-elle. Vous
+ne vous figurez pas, mon cher monsieur, quelle méchante créature c'était
+que la mère Durand, et combien elle a fait souffrir la pauvre Rosette,
+qui est bien un véritable ange de patience; qu'elle la battait comme
+plâtre, et lui prenait tout l'argent qu'elle gagnait pour aller boire
+toute seule des liqueurs qui l'ont conduite insensiblement au tombeau;
+que le médecin l'avait bien dit, là! Aussi, moi je dis que ça ne vaut
+pas la peine de tant se chagriner, et que c'est un bon débarras, comme
+dit cet autre....
+
+--Silence! madame! s'écria Ulric indigné de pareils propos. Dans un tel
+moment, devant ce lit, c'est odieux.
+
+Et comme la voisine continuait, Ulric, ne pouvant davantage contenir sa
+colère, la prit par le bras et la mit dehors.
+
+Peu à peu Rosette sortit de son abattement, et lorsque, revenue presque
+entièrement à elle, elle aperçut un jeune homme dans cette chambre où
+elle se croyait seule, elle ne put retenir un cri d'étonnement.
+
+--Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric très doucement, si j'ai pris la
+liberté d'entrer chez vous....
+
+--Je... ne... vous connais pas... je ne sais, monsieur... répondit la
+jeune fille en balbutiant.
+
+--Tout à l'heure, reprit Ulric, j'ai entendu appeler au secours, et je
+suis monté; voilà comment vous me trouvez ici. Veuillez m'excuser si
+j'ai pris la liberté de rester; dans les circonstances douloureuses où
+vous vous trouvez, et vous voyant seule, j'ai cru devoir rester pour me
+mettre à votre disposition....
+
+--Merci, monsieur, dit Rosette. Je....
+
+--La mort de votre mère nécessite des démarches à faire; il y a une
+foule de détails dont vous ne pouvez vous occuper vous-même. Il faut
+prévenir vos parents, vos amis, pour qu'ils viennent vous assister....
+Toutes ces courses, je les ferai. Ce sont là de légers services qui se
+proposent et qui s'acceptent entre voisins, car je suis le vôtre; je
+m'appelle Marc Gilbert; je suis ouvrier et je travaille dans la
+fabrique de M. Vincent....
+
+--Je n'ai ni parents ni amis; je n'avais que ma mère. Ah! Mon Dieu!
+Comment faire? Qu'est-ce que je vais devenir? s'écria Rosette en
+pleurant.
+
+Ce cri, qui révélait un abandon et une misère si profonds, émut Ulric.
+
+--S'il en est ainsi, mademoiselle, dit-il à Rosette, par amour même pour
+votre mère, vous devriez accepter mes propositions, et me laisser le
+soin de veiller aux tristes devoirs qu'il reste à accomplir.
+
+Après une longue hésitation, Rosette se laissa convaincre et accepta les
+offres de service que lui faisait Ulric.
+
+Le lendemain un modeste corbillard emmenait à l'église le corps de la
+mère Durand, et de là au cimetière, où Ulric avait acquis une fosse
+particulière pour que l'orpheline pût y agenouiller son souvenir filial.
+
+Deux jours après l'enterrement de sa mère, Rosette vint chez Ulric pour
+le remercier de ce qu'il avait fait pour elle. Elle exprima sa
+reconnaissance avec une franchise et une sincérité telles qu'Ulric resta
+encore plus ému après cette seconde entrevue qu'il ne l'avait été lors
+de sa première rencontre avec la jeune fille.
+
+Quelque temps après, comme il rentrait chez lui le soir, son portier lui
+remit une lettre. Ulric, inquiet de savoir qui pouvait lui écrire,
+courut d'abord à la signature: il y trouva celle de Rosette. La lettre
+contenait ces mots:
+
+«Monsieur Marc, «Excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire;
+c'est que j'ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre, et je ne puis
+pas aller chez vous pour vous les dire. Il y a des méchantes gens dans
+la maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux à cause du service
+que vous m'avez rendu. J'ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous
+voir un moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par la
+grande allée du jardin des plantes. «Votre servante bien reconnaissante,
+«Rosette Durand.»
+
+Ulric courut au rendez-vous que lui donnait l'orpheline. Elle venait
+seulement d'arriver. Sans parler, elle prit le bras d'Ulric, et le jeune
+homme s'aperçut que son coeur battait avec violence. Son visage était
+pâle, fatigué, et laissait voir des traces d'une rosée de larmes. Il la
+conduisit dans une allée peu fréquentée, et la fit asseoir auprès de lui
+sur un banc désert.
+
+--Qu'est-il arrivé, Rosette? demanda Ulric.
+
+--Ne l'avez-vous pas deviné en lisant ma lettre? répondit la jeune
+fille en baissant les yeux. Oh! c'est horrible, ce qu'on a dit!
+ajouta-t-elle précipitamment, et une rougeur d'indignation empourpra son
+visage.
+
+--Et bien, dit Ulric, qu'a-t-on pu dire? que j'étais votre amant,
+n'est-ce pas?
+
+--Si on n'avait dit que cela, je ne souffrirais pas tant, continua
+Rosette,--car ce serait seulement ma vertu qu'on attaquerait;--mais
+c'est plus horrible. On a dit que nous avions joué tous les deux une
+comédie, le jour même où ma mère est morte. Ce service que vous m'avez
+si généreusement rendu sans me connaître, on a dit que c'était une
+spéculation, un marché... conclu et payé... devant le corps de ma
+mère....
+
+--C'est odieux! On a dit cela? fit Ulric.
+
+--Et depuis quelques jours tout le monde le répète dans la maison, dit
+Rosette.
+
+--Eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y faire? Ce que vous
+m'apprenez ne m'étonne pas. Je comprends que vous vous soyez indignée
+de cette monstrueuse calomnie; mais, à vrai dire, j'eusse été surpris
+davantage si elle n'avait pas été faite. Il y a des gens qui ne peuvent
+pas comprendre qu'on fasse le bien seulement pour le bien; nous avons
+affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions, quoi que nous fassions,
+l'honnêteté de nos relations sera toujours criminelle à leurs yeux.
+
+En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils
+étaient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les
+amoureux!
+
+Rosette tressaillit et se serra auprès d'Ulric.
+
+Tous deux venaient de reconnaître la voix d'une de leurs voisines.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Peu de jours après leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette
+quittaient ensemble la maison où ils s'étaient connus, et emménageaient
+dans un logement commun, situé dans une des rues désertes et tranquilles
+qui avoisinent le Luxembourg.
+
+Sa liaison avec Rosette n'avait été dans le principe pour Ulric que le
+résultat d'une affection tranquille et presque protectrice que la jeune
+orpheline lui avait tout d'abord inspirée. Mais peu à peu, à sa grande
+surprise et à sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout à coup
+un sens perdu, il comprit qu'il aimait Rosette.
+
+Alors une nouvelle existence commença pour lui. Cette misanthropie
+amère, ce dégoût obstiné des hommes et des choses qui auparavant se
+trahissaient dans toutes ses réflexions et dans ses moindres paroles,
+s'adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit
+aux bonnes pensées.
+
+Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de
+retomber dans les ombres de l'incertitude, un souvenir importun des
+jours passés apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale
+prophétie de l'avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fantôme
+jaloux des femmes qu'il avait aimées jadis, et toutes lui criaient:
+«Souviens-toi de nos leçons! Comme toutes celles qui ont tenté de faire
+battre ton coeur si bien pétrifié, ta nouvelle idole te prépare une
+déception: fuis-la donc aussi, celle-là qui est notre soeur à nous
+toutes, qui t'avons trompé. D'ailleurs, tu te trompes toi-même en
+croyant l'aimer:--les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe;--tu
+as pris un tressaillement de ton coeur pour une résurrection, ton coeur
+est bien mort...»
+
+Mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse
+et belle, Rosette, dont le coeur, gonflé d'amour et de juvénile gaieté,
+semblait, comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en flots de
+sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en écoutant cette voix
+vibrante d'une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la
+fée souriante de sa vingtième année, et il l'entendait lui dire:
+
+--C'est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t'es si mal servi.
+Tu m'as renvoyée avant l'heure, et pourtant je reviens vers toi. J'ai de
+grands trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés, j'en aurai
+encore d'autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener: c'est à
+l'amour. Tu t'es trompé, et l'on t'a trompé, toutes les fois que tu as
+cru aimer; cette fois ne repousse pas l'amour sincère. Celle qui te
+l'apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec
+toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps.
+
+Alors Ulric, couvrant de baisers insensés le visage et les mains de sa
+petite Rosette, entrait dans une exaltation dont la jeune fille
+s'étonnait et s'effrayait presque. Il lui parlait avec un langage dont
+le lyrisme, souvent incompréhensible pour elle, faisait craindre à
+Rosette que son amant ne fût devenu fou.
+
+--Merci! mon dieu! s'écriait Ulric, vous êtes bon! La vie a longtemps
+été pour moi un lourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où
+nulle force humaine n'aurait pu le supporter; j'ai failli fléchir et
+m'en débarrasser par un crime. Vous l'avez vu. J'ai douté un instant de
+votre justice souveraine; puis au bord de l'abîme où j'étais penché
+déjà, j'ai crié vers vous du fond de mon âme: «Ayez pitié de moi!» Vous
+m'avez entendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m'avez
+sauvé par elle. Merci! mon dieu! vous êtes bon!
+
+--Comme tu m'as aimé à temps, ma pauvre Rosette! et comme tu as bien
+fait de m'aimer! si tu savais.... Maintenant, je ne suis plus le même
+qu'autrefois. Le bain de jouvence de ton amour m'a métamorphosé. Dans
+moi, hors moi, tout est changé. J'ai laissé au fond de mon passé
+ténébreux tout ce que j'avais de flétri: passions mauvaises, instincts
+haineux, mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme un
+enfant; je salue la vie comme une bonne chose que j'ai longtemps
+maudite, dédaignée; et cela, je le dis en vérité, parce que je t'aime,
+et parce que tu m'aimes.
+
+Rosette, dont l'esprit n'avait pas fréquenté le dictionnaire familier
+aux passions exaltées, comme l'était devenue celle d'Ulric, ne
+comprenait peut-être pas bien les mots dont il se servait, mais sous
+l'obscurité du langage elle devinait le sens, et, à défaut de paroles,
+elle répondait par des caresses.
+
+Pendant près d'un an ce fut une belle vie.
+
+Ulric et Rosette continuaient à travailler chacun de son côté; et comme
+ils menaient l'existence régulière et tranquille des ménages d'ouvriers
+laborieux et honnêtes, on les croyait mariés, et plus d'une fois leurs
+voisins leur firent des avances pour établir entre eux des relations de
+voisinage.
+
+Mais l'un et l'autre avaient préféré rester dans la solitude de leur
+amour, et s'étaient obstinément efforcés à vivre en dehors de toute
+relation avec les étrangers.
+
+Un jour, pendant l'absence de Rosette, Ulric reçut la visite d'un jeune
+homme qui lui apportait une lettre.
+
+Cette lettre était adressée à M. le comte Ulric de Rouvres.
+
+En lisant cette suscription, Ulric ne put s'empêcher de pâlir.
+
+--Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apporté le
+billet; cette lettre n'est pas pour moi.... Je m'appelle Marc Gilbert.
+
+--Pardon, monsieur le comte, répondit le jeune homme en souriant. Ne
+craignez point d'indiscrétion de ma part. Je suis envoyé par Me Morin,
+votre notaire. Des motifs très sérieux l'ont mis dans l'obligation de
+vous rechercher, et ce n'est qu'après bien des peines et des démarches
+que nous avons pu parvenir à vous découvrir.... Cette lettre, qui est
+bien pour vous, car, ayant eu l'honneur de vous voir dans l'étude de mon
+patron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra, monsieur
+le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin à troubler votre
+incognito.
+
+Ulric comprit qu'il était inutile de feindre plus longtemps, et prit
+lecture du billet que lui adressait son notaire.
+
+Il ne contenait que ces quelques lignes:
+
+«Monsieur le comte, «Étant sur le point de vendre mon étude, je
+désirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte
+des fonds dont vous avez bien voulu me confier le dépôt il y a dix-huit
+mois. Depuis cette époque, les neuf cent mille francs déposés par vous
+entre mes mains se sont presque augmentés d'un tiers, grâce à des
+placements avantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l'avenir;
+toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudrais vous
+la soumettre avant de résigner mes fonctions. C'est pourquoi je vous
+prie, monsieur le comte, de vouloir bien m'assigner un rendez-vous.
+Selon qu'il vous plaira le mieux, j'aurai l'honneur de recevoir chez moi
+M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert.
+«Recevez, etc. Morin.»
+
+--Veuillez répondre à M. Morin que j'irai le voir demain, dit Ulric au
+clerc de son notaire quand il eut achevé la lettre dont le contenu
+venait brutalement lui rappeler un passé, une fortune et un nom qu'il
+avait complètement oubliés. Aussi la lecture de cette lettre le
+jeta-t-elle dans un courant d'idées qui amenèrent sur son front un nuage
+de tristesse et d'inquiétude dont Rosette s'aperçut le soir en rentrant.
+
+Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit par un banal prétexte
+d'indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, après avoir
+écouté très indifféremment les explications que M. Morin lui donna sur
+l'administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à son
+successeur tous les pouvoirs qu'il lui avait donnés; il insista surtout
+pour qu'à l'avenir, et sous aucun prétexte, on ne vînt déranger son
+incognito, qu'il voulait encore conserver.
+
+--Ne désirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M.
+Morin à son client singulier.
+
+--De l'argent? dit Ulric; non, j'en gagne.... Il rentra chez lui
+l'esprit plus libre, le front rasséréné, et retrouva auprès de Rosette
+la tranquille et charmante familiarité que l'incident de la veille avait
+vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage.
+Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric était employé comme
+contremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha de l'occupation
+dans d'autres établissements; il essaya de se placer seulement en
+qualité d'ouvrier; mais on était alors au milieu d'une crise
+commerciale, et un grand relâche s'était opéré dans les travaux de son
+industrie. Les patrons avaient été dans la nécessité de mettre à pied
+une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres,--la
+sinistre liberté de la misère; et lui, _ultra-_millionnaire, il comprit
+l'épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage est aussi
+l'époque de la famine.
+
+--Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je
+n'aurais qu'un mot à dire....
+
+Quant à Rosette, jamais peut-être elle n'avait été plus gaie, jamais ses
+dix-huit ans en fleur n'avaient embaumé la maison d'un plus doux parfum
+de jeunesse et d'amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus
+soir et matin; et le petit ménage vécut heureux encore un mois, malgré
+les privations imposées par la nécessité.
+
+À la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le soir, à la nuit
+tombante, choisissant les rues désertes, Rosette s'aventura dans ces
+comptoirs d'usure patentés vers lesquels les premiers vents de l'hiver
+poussent une foule de misères frissonnantes, qui viennent, timides et
+honteuses, demander au prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret
+de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide.
+
+Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les magasins du
+mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutte avec la misère, Ulric
+éprouvait la volupté singulière qui, chez quelques natures, résulte
+d'un sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son amour souffrait en
+voyant la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid,
+vêtue d'une pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour
+cause de vétusté et devenue maintenant son unique vêtement. Mais
+l'esprit d'analyse l'emportait sur le coeur. La manie de l'expérience
+étouffait la voix de l'humanité, et il voulait savoir jusqu'à combien de
+degrés pourrait atteindre le dévouement de Rosette.
+
+Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu'il allait chercher tous les
+soirs dans la maison où elle travaillait, Ulric entendit deux femmes
+marchant derrière lui, mises avec le somptueux mauvais goût des lorettes
+bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement
+une antithèse avec la rigueur de la saison.
+
+--Tiens, vois donc, disait l'une, une robe d'indienne; c'est original.
+
+--Et un chapeau de paille, ajoutait l'autre, en novembre; c'est un peu
+tôt ou un peu tard.
+
+Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point paraître. Quant à
+Ulric, il lança aux deux femmes un coup d'oeil chargé de colère et de
+mépris.
+
+Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris d'une crise violente
+dont l'exaltation effraya Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions
+d'amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et embrassant à pleines
+lèvres la petite robe bleue dont elle était vêtue, il s'écria:
+
+--Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et
+aujourd'hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-être. Si tu
+voulais, ta jeunesse pourrait s'épanouir au milieu d'une existence de
+joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonnée dans la misère. Mais
+patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante,
+parée, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu
+voudras, ma chère. Ah! quels trésors pourraient payer ton sourire? Tu
+ne travailleras plus... tes pauvres mains, mordues tout le jour par
+l'aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes
+lèvres. Oh! ma chère Rosette, ma pauvre fille!... patience, tu verras.
+
+En cet instant Ulric était bien décidé à aller le lendemain chercher de
+l'argent chez son notaire.
+
+Le lendemain, en effet, il se présenta chez le successeur de M. Morin,
+qui, prévenu d'avance sur les excentricités de son client, ne parut
+point surpris du costume délabré sous lequel il voyait le comte de
+Rouvres.
+
+--Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque
+argent.
+
+--Je suis à votre disposition: quelle somme désirez-vous, monsieur le
+comte? demanda le notaire.
+
+--J'ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric. Le notaire entendit
+cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de
+banque, qu'il posa sur son bureau en face d'Ulric.
+
+--Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c'est seulement
+cinq cents francs que j'ai eu l'honneur de vous demander.
+
+Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis à Ulric, qui
+les mit dans sa poche après avoir signé la quittance.
+
+Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric
+fut pris de réflexions qui lui firent regretter la démarche qu'il venait
+de faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette la
+possession de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l'apparence
+d'une fortune? Ulric lui avait trop souvent répété qu'il n'avait aucune
+connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu'il pût prétexter un
+emprunt fait à quelque personne. Mais ce n'était pas encore là le vrai
+motif qui inquiétait Ulric: le motif réel avait sa cause dans l'égoïsme
+dont était pétri l'amour violent qu'il éprouvait pour Rosette. Ulric se
+savait, plus que tout autre, habile à se créer des tourments
+imaginaires. Enclin à faire ce qu'on pourrait appeler de la chimie
+morale, il ne pouvait s'empêcher de soumettre tous ses sentiments,
+toutes ses sensations aux expérimentations d'une logique impitoyable. Il
+avait remarqué que son amour pour Rosette, amour né d'ailleurs dans des
+conditions particulières, avait acquis une violence nouvelle depuis
+qu'une misère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.
+
+À ce dénûment Rosette avait toujours opposé non une résignation muette,
+tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une
+indifférence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond
+dédain du lendemain, qu'Ulric éprouvait un charme étrange à voir cette
+créature si insolente avec le malheur.
+
+Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur maladive qui peu à peu
+avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix
+dont la fraîche sérénité était souvent altérée par des éclats
+métalliques, Ulric se demandait avec inquiétude si ces fanfares de
+gaieté immodérée, ces fusées de rires fous qui s'échappaient sans motifs
+des lèvres de sa maîtresse, n'était point semblables aux lumières
+fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s'élancent par
+bonds capricieux et inégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive
+que lorsqu'elles vont s'éteindre.
+
+Alors son coeur se fendait de pitié. Il s'épouvantait lui-même de ce
+déplorable égoïsme qui s'obstinait à prolonger une situation misérable
+uniquement à cause d'un sentiment qui caressait son amour-propre plus
+encore que son amour.
+
+Dans ces instants où il était sous l'impression d'un esprit de justice,
+il s'emportait contre lui-même en de violentes accusations.
+
+--Ce que je fais est lâche, pensait-il, je joue avec cette malheureuse
+fille une comédie d'autant plus horrible qu'elle court le danger d'en
+rester victime. J'en fais froidement un holocauste à ma vanité. Pour
+moi, sa jeunesse s'épuise, sa santé s'altère. J'assiste tranquillement à
+ce martyre quotidien, et tandis qu'elle tremble sous les frissons de la
+fièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire.--Qu'ai-je besoin
+d'attendre plus longtemps? ajoutait Ulric; ne suis-je pas sûr qu'elle
+m'aime comme je voulais être aimé? Cet amour n'a-t-il pas subi le
+contrôle de toutes les expériences, et de toutes les épreuves n'a-t-il
+pas traversé sans s'altérer la plus dangereuse,--la misère? Que me
+faut-il de plus?--Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle, pourquoi Ulric
+de Rouvres ne s'en parerait-il pas?--Comme Lindor, errant sous le
+manteau d'un pauvre bachelier, j'ai rencontré ma Rosine; pourquoi ne
+ferais-je pas comme lui? Pourquoi, à la fin de la comédie,
+n'écarterais-je pas le manteau qui cache le comte Almaviva? Rosette n'en
+sera-t-elle pas moins Rosette? Non, sans doute... et pourtant j'hésite;
+pourtant je perpétue volontairement une existence dangereuse et presque
+mortelle pour cette pauvre fille.... Et pour mon châtiment, si Dieu
+voulait qu'elle mourût, je l'aurais tuée moi-même avec préméditation! Et
+pourtant j'hésite...--pourquoi?...
+
+Alors une voix qui sortait de lui-même lui répondait:
+
+--Tu hésites, parce que tu sais bien qu'aussitôt après avoir révélé qui
+tu es réellement à ta maîtresse, ton amour sera empoisonné par les
+méchantes pensées que te soufflera l'esprit de doute. Ton coeur n'a pas
+pu se soustraire à la tutelle de ta raison, et ta raison trouvera une
+éloquence pleine de sophismes cruels pour te prouver que Rosette ne
+t'aime plus qu'à cause de ton nom, de ta fortune; tu te laisseras
+persuader qu'elle était lasse de toi, et qu'elle t'aurait quitté si tu
+ne t'étais pas fait connaître; bien plus, tu arriveras à croire qu'elle
+ne t'a jamais aimé, qu'elle jouait la comédie de l'amour, comme tu
+jouais la comédie de la misère, parce qu'elle savait qui tu étais avant
+même que tu la connusses. Voilà pourquoi tu hésites.
+
+En écoutant cette voix qui l'expliquait si bien lui-même, Ulric ne
+pouvait s'empêcher de répondre:
+
+--C'est vrai! Alors il concluait de cette façon laconiquement égoïste:
+
+--L'amour de Rosette est la seule chose qui me rattache à la vie; je
+l'aime, et je crois à son amour, parce que je ne suis pour elle qu'un
+ouvrier, que son dévouement me paraît sincère. Mais si je lui révèle mon
+nom, mon amour sera frappé de mort, parce que je ne croirai plus à
+celui de Rosette. Et je ne veux pas que mon amour meure; car c'est mon
+amour que j'aime.
+
+Telles étaient les réflexions d'Ulric en revenant de chez son notaire.
+Comme il passait sur un pont, une neige épaisse commença à tomber,
+dispersée par un vent glacé. Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la
+main en disant:
+
+--Mon bon monsieur, la charité; j'ai ma fille malade, elle a froid, et
+j'ai faim.
+
+--Pauvre Rosette! murmura Ulric, elle aussi elle a froid.... Et il mit
+dans la main de la mendiante le rouleau qui contenait les vingt-cinq
+louis. Deux jours après les craintes d'Ulric se trouvaient réalisées.
+Rosette tomba sérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric
+la fit conduire dans un hôpital.
+
+Quand il revint à la maison et qu'il se trouva seul dans la chambre
+déserte, Ulric tomba dans une prostration dans laquelle son être tout
+entier demeura anéanti.
+
+Ce fut son coeur qui sortit le premier de cet anéantissement.
+
+Au milieu de cette chambre qui avait pendant si longtemps été un
+paradis, il entendit s'éveiller le choeur des souvenirs qui chantaient
+la joie des jours passés. Comme un tableau fantasmagorique, il vit
+bientôt se dérouler devant lui tous les épisodes du poème de son amour.
+Il vit Rosette, pétulante et gaie, tournant, chantant dans la chambre,
+donnant ses soins au ménage, ou préparant le repas du soir qu'on prenait
+en commun, assis au coin du feu, l'un auprès de l'autre, et toujours à
+portée de lèvres.
+
+Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler la grande fête
+domestique dont son acquisition avait été la cause. Toutes ces choses
+muettes semblaient prendre une voix pour parler et lui dire avec un doux
+accent de reproche:
+
+--Où donc est-elle--celle-là qui avait un si grand soin de nous? Et
+qu'as-tu fait de ta jeune amie?
+
+--Ne reviendra-t-elle plus? disait la petite glace entourée d'un humble
+cadre de bois de sapin verni, ne reviendra-t-elle plus celle-là qui,
+coquette pour toi seul, venait me demander des conseils? J'étais
+l'innocent complice de sa beauté modeste, et quand elle ondulait devant
+moi ses cheveux blonds, j'aimais à lui dire: «Tu es belle, ma pauvre
+fille du peuple; le printemps de la jeunesse sourit dans tes yeux bleus
+comme le ciel d'une aube de mai, et l'amour qui bat dans ton coeur fait
+monter à ton front une pourpre charmante. Tu regardes tes mains, et tu
+fais une petite moue en voyant tes doigts mutilés par l'aiguille et les
+travaux du ménage. Ah! ne les cache pas ces marques de ton labeur
+diligent, sois-en fière et montre-les; pour celui qui t'aime elles te
+parent plus que les bijoux les plus chers.»--Hélas! ne reviendra-t-elle
+pas, et ne réfléchirai-je plus son image?
+
+--Où donc est-elle, demandait la commode, où donc est-elle l'enfant
+soigneuse et économe, qui jadis était si heureuse en rangeant les frêles
+trésors de sa coquetterie? Il fut un temps où mes tiroirs étaient
+pleins, et sa joie était grande à cette époque de prospérité et
+d'abondance où elle avait peine à me faire contenir toutes ces petites
+choses qui la rendaient si heureuse. Mais tour à tour sont partis et le
+beau châle d'hiver, et la chaude robe de laine, et l'écharpe aux
+couleurs vives qui semblait un arc-en-ciel flottant, et les petits
+peignoirs d'été qu'elle mettait le dimanche pour aller cueillir les
+roses dans les plaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs
+se sont trouvés vides, et ne contenaient plus que les papiers gris du
+mont-de-piété, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaient été
+échangées. Hélas! Où donc est-elle, et ne reviendra-t-elle plus, la
+fille sage et économe qui avait si soin de nous?
+
+Et comme Ulric, pour fuir ces voix qui l'emplissaient de tristesse,
+s'était réfugié sur la terrasse, il aperçut, au milieu du petit jardin
+planté par son amie, un oranger en caisse dont il lui avait fait cadeau
+le jour de sa fête, et il entendit le frêle arbuste qui disait: «Où donc
+est-elle, celle à qui tu m'as donné par un beau jour de fête?» Il faut
+qu'elle soit malade ou morte, pour m'avoir oublié toute une nuit sur
+cette terrasse, où la neige glaciale m'a vêtu de blanc comme d'un
+linceul. Hier au matin je l'ai vue encore; elle m'avait mis là parce
+qu'il faisait un peu de soleil, et que j'avais froid dans la chambre où
+l'on ne faisait plus de feu. Où donc est-elle, pour m'avoir oublié, elle
+qui m'aimait tant et que j'ai rendue si heureuse à l'époque de ma
+floraison? Hélas! le froid de la nuit m'a tué et je ne refleurirai plus,
+et quand reviendra le printemps, ses premières brises trouveront mes
+rameaux morts et mes feuilles fanées. Hélas! où donc est-elle celle, à
+qui tu m'as donné par un beau jour de fête?
+
+Sous l'impression des sentiments qu'il éprouvait en ce moment, Ulric
+s'épouvanta lui-même en voyant dégagé de tout raisonnement sophistique,
+le monstrueux égoïsme qui lui servait de mobile.
+
+--Je suis fou, s'écria-t-il; ma conduite avec cette pauvre fille est
+plus que stupide, elle est odieuse.... Je vais la perdre, et avec elle
+tout le bonheur, toute la jeunesse qu'elle avait su me rendre par cet
+amour dévoué qui ne s'est pas démenti jusqu'au dernier moment. Oh! non!
+non! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas!
+
+Ulric courut tout d'une haleine chez son notaire, et le rencontra au
+moment même où celui-ci se disposait à aller en soirée.
+
+--Monsieur, lui dit Ulric, les raisons pour lesquelles j'avais quitté
+le monde n'existent plus; je quitte mon incognito et je rentre dans la
+société; je reprends possession de ma fortune; je vous prie donc, dans
+le plus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds que j'ai
+déposés chez vous. En attendant, et pour l'heure présente, de quelle
+somme pouvez-vous disposer?
+
+--Monsieur le comte, répondit le notaire, je puis sur-le-champ vous
+remettre vingt-cinq mille francs.
+
+--C'est bien, dit Ulric: je vais vous en signer la quittance. Mais ce
+n'est pas tout, j'ai un autre service à vous demander.
+
+--Je suis entièrement à vos ordres.
+
+--Il faut, dit Ulric, que d'ici à deux jours vous m'ayez procuré un
+appartement habitable pour deux personnes. Comme je n'ai pas le temps de
+m'occuper de tous ces détails, je vous prierai également de me trouver
+un homme d'affaires intelligent, qui s'occupera de l'ameublement. Je
+veux que tout y soit sur le pied le plus confortable, qu'on n'épargne
+rien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.
+
+--Je prends l'engagement de ne point dépasser ce délai d'une heure,
+répondit le notaire; dans deux jours, j'aurai l'honneur de vous faire
+prévenir.
+
+Le lendemain matin Ulric courut à l'hôpital pour voir sa maîtresse, et
+lui avouer qui il était. Elle était hors d'état de le comprendre; la
+fièvre cérébrale s'était déclarée pendant la nuit, et elle avait le
+délire.
+
+Ulric voulait l'emmener, mais les médecins s'opposèrent au transport;
+néanmoins ils donnèrent quelque espérance.
+
+Au jour fixé, l'appartement du comte Ulric de Rouvres était préparé.
+Ulric y donna rendez-vous pour le soir même à trois des plus célèbres
+médecins de Paris. Puis il courut chercher Rosette.
+
+Elle venait de mourir depuis une heure. Ulric revint à son nouveau
+logement, où il trouva son ancien ami Tristan, qu'il avait fait appeler,
+et qui l'attendait avec les trois médecins.
+
+--Vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric à ceux-ci. La personne
+pour laquelle je désirais vous consulter n'existe plus.
+
+Tristan, resté seul avec le comte Ulric, n'essaya pas de calmer sa
+douleur, mais il s'y associa fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les
+splendides obsèques qu'on fit à Rosette, au grand étonnement de tout
+l'hôpital. Il racheta les objets que la jeune fille avait emportés avec
+elle, et qui, après sa mort, étaient devenus la propriété de
+l'administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robe bleue, la
+seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soins aussi, l'ancien
+mobilier d'Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut transporté dans
+une pièce de son nouvel appartement.
+
+Ce fut peu de jours après qu'Ulric, décidé à mourir, partait pour
+l'Angleterre.
+
+Tels étaient les antécédents de ce personnage au moment où il entrait
+dans les salons du café de Foy.
+
+L'arrivée d'Ulric causa un grand mouvement dans l'assemblée. Les hommes
+se levèrent et lui adressèrent le salut courtois des gens du monde.
+Quant aux femmes, elles tinrent effrontément pendant cinq minutes le
+comte de Rouvres presque embarrassé sous la batterie de leurs regards,
+curieux jusqu'à l'indiscrétion.
+
+--Allons, mon cher trépassé, dit Tristan en faisant asseoir Ulric à la
+place qui lui avait été réservée auprès de Fanny, signalez par un toast
+votre rentrée dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan en
+désignant Fanny, immobile sous son masque, madame vous fera raison. Et
+vous, dit-il tout bas à l'oreille de la jeune femme, n'oubliez pas ce
+que je vous ai recommandé.
+
+Ulric prit un grand verre rempli jusqu'au bord et s'écria:
+
+--Je bois....
+
+--N'oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria
+Tristan.
+
+--Je bois à la Mort, dit Ulric en portant le verre à ses lèvres, après
+avoir salué sa voisine masquée.
+
+--Et moi, répondit Fanny en buvant à son tour... je bois à la jeunesse,
+à l'amour. Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire de
+flamme s'alluma sous son masque de velours.
+
+En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant
+dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit:
+
+--Répétez, répétez, madame....
+
+Fanny reprit son verre, qu'elle n'avait achevé qu'à demi, et répéta avec
+un accent d'enthousiasme juvénile:
+
+--Je bois à la jeunesse, je bois à l'amour!
+
+--C'est impossible.... Cette voix, d'où vient-elle? Ce n'est pas cette
+femme qui a parlé. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est
+cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se
+borna à lui répondre: «Vous avais-je menti?»
+
+Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le
+capuchon de son domino en même temps qu'elle détachait son masque, et
+avec une grâce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui
+parlant de si près qu'il sentit la fraîcheur de son haleine:
+
+--Me ferez-vous raison, monsieur le comte?
+
+En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroyé, presque
+épouvanté.
+
+Fanny était admirablement belle ce soir-là.
+
+Une couronne de petites roses naturelles était posée sur son front comme
+une auréole printanière, et les brins de son feuillage faisaient une
+alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les crêpelures
+avaient l'éclat lumineux de l'or en fusion. C'était, comme idéalisée par
+un poète mystique, une de ces adorables figures qui sourient si
+doucement dans les toiles de Greuze.
+
+--Rosette! ma Rosette!... c'est Rosette!... s'écria Ulric à demi fou.
+
+--Pour tout le monde je m'appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant
+à Ulric une exaltation qui croissait à chaque coup de son regard bleu,
+je m'appelle Fanny; j'ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de
+Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux
+pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par où l'on sort de
+mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et pour y pénétrer,
+il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont
+ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur
+un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d'or;
+pour l'instant où je vous parle, je suis presque ruinée à cause d'un
+accès de confiance que j'ai eu dans un moment d'ennui. Aussi, pendant
+un mois, vais-je coûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur
+le comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un
+dernier coup d'oeil provocateur, elle sembla dire à Ulric:
+
+--Maintenant, monsieur, que désirez-vous de moi?
+
+Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu'elle avait dit; il n'avait
+entendu que le son de la voix sans prêter d'attention aux paroles; il
+regardait fixement Fanny, comme on regarde un phénomène, et
+n'interrompait sa contemplation que pour murmurer de temps en temps:
+
+--Rosette! Rosette!
+
+--Eh bien! vint lui demander tout bas son ami Tristan, ce que vous avez
+vu ne vaut-il pas la peine du voyage que je vous ai fait faire?
+
+--Mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai plus repartir, dit
+Ulric en montrant Fanny, qui feignait d'être indifférente à la
+conversation des deux hommes, bien qu'elle n'en perdît pas un mot.
+
+--Enfin, dit Tristan en tirant Ulric à l'écart, que voulez-vous faire?
+
+Ulric parla longuement, en baissant la voix, à l'oreille de Tristan, et
+quand il eut achevé, Fanny, qui redoublait d'attention, entendit Tristan
+qui répondait à son ami:
+
+--Je vous assure qu'elle acceptera.
+
+--Que d'affaires pour une chose si simple! murmura la créature en
+elle-même; mais elle ne put dissimuler une certaine inquiétude en voyant
+que le comte de Rouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne
+pouvant pas contenir l'émotion qu'il avait éprouvée en se trouvant en
+face du fantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué
+tous les convives et venait de sortir, reconduit jusqu'au dehors par son
+ami Tristan.
+
+--Eh bien! ma chère, dirent les autres femmes en voyant la mine dépitée
+de Fanny, voilà une conquête manquée!
+
+--Je sais bien pourquoi, répondit celle-ci. Je l'ai mis au pied du mur.
+Il est ruiné.
+
+--Encore une fois, vous êtes dans l'erreur, ma belle, dit Tristan qui
+venait de rentrer dans le salon.
+
+--Eh bien! alors, je ne vous fais pas compliment, mon cher, répliqua
+Fanny. Malgré toute la mise en scène et la bonne volonté que j'y ai mise
+pour ma part, votre plan me paraît complètement manqué. Votre ami ne m'a
+pas même fait l'honneur de demander à être reçu chez moi.
+
+--Mon ami est un homme bien élevé et un homme de sens! il ne s'amuse pas
+à faire des demandes inutiles. Vous n'êtes pour lui qu'une curiosité, un
+objet d'art, un portrait, et rien de plus, ma chère, répondit
+insolemment Tristan. Il m'a chargé d'être son homme d'affaires, et voilà
+ce qu'il vous propose par mon entremise.
+
+--Ah! voyons un peu.
+
+--Je vous préviens d'avance qu'on ne vous a jamais fait de proposition
+semblable.
+
+--Mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes sur le gril de
+l'impatience.
+
+--Nous y voici. Écoutez, dit Tristan en s'adressant particulièrement à
+Fanny. Le comte Ulric de Rouvres renouvelle votre mobilier.
+
+--Le mien a six mois. Soit, dit Fanny.
+
+--C'est presque séculaire, ajouta un des hommes.
+
+--Le comte Ulric vous loue, dans une rue qu'il a choisie lui-même, une
+chambre de 160 francs.--Ne m'interrompez pas.--Dans cette chambre il
+fait disposer un charmant ménage d'occasion, qu'il tient caché en
+quelque endroit. Les meubles seront garnis de tous les objets de
+toilette qui vous seront nécessaires; mais je vous préviens que toute
+cette garde-robe est d'occasion comme les meubles, et la robe la plus
+chère ne vaut pas vingt francs.
+
+--Après? dit Fanny.
+
+--Après, continua Tristan, le comte Ulric vous trouvera, dans une maison
+à lui connue, une occupation qui vous rapportera quarante sous par jour.
+
+--Quelle occupation? demanda Fanny.
+
+--Je n'en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez qu'autant que cela
+pourra vous amuser; seulement vous aurez soin de vous faire sur le bout
+des doigts des piqûres d'aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le
+matin jusqu'au soir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher
+pour vous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votre
+chambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vous serez
+libre de votre personne; mais le lendemain, dès sept heures, vous serez
+à la disposition de M. de Rouvres, qui vous conduira à votre travail. Le
+dimanche, quand le temps sera beau, vous irez avec lui à la campagne
+manger du lait et cueillir des fraises. En outre, vous appellerez M. de
+Rouvres _Marc_, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelques
+chansons qu'il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-même
+certaine cuisine dont il vous indiquera le menu.
+
+--Est-ce tout? demanda Fanny qui ne savait pas si Tristan se moquait
+d'elle.
+
+--Ce n'est pas tout, reprit celui-ci. Pendant deux mois de l'hiver vous
+irez travailler,--ou du moins dans la maison où vous serez censée
+travailler,--vêtue seulement d'une vieille petite robe d'indienne bleue
+semée de pois blancs.
+
+--Mais j'aurai froid.
+
+--Certainement, d'autant plus que pendant ces deux mois d'hiver vous ne
+ferez pas de feu dans votre chambre.
+
+--Ah! dit Fanny, j'ai connu des gens singuliers, mais votre ami les
+surpasse; le comte de Rouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me
+propose-t-il pas tout de suite de me couper la tête pour la faire
+encadrer comme étant le portrait de sa maîtresse?
+
+--Il y a pensé, dit tranquillement Tristan.
+
+--Et après? reprit Fanny. Est-ce là tout?
+
+--C'est tout, dit Tristan.
+
+--Voilà ce qu'il exige? Et moi, que puis-je exiger en échange de cette
+comédie, si je consens à la jouer?
+
+--Le comte de Rouvres vous offre le traitement d'un ministre: cent mille
+francs par an!
+
+--C'est sérieux? s'écria Fanny.
+
+--Très sérieux. On passera, si vous l'exigez, un acte notarié.
+
+--Mais il est donc décidément bien riche?
+
+--Il a plus d'un million de fortune.
+
+--Et combien de temps durera cette fantaisie?
+
+--Tant que vous le voudrez. Ah! j'oubliais de vous dire qu'en acceptant
+ces conditions, vous changez de nom, comme mon ami. Il s'appellera Marc
+Gilbert, et vous vous nommerez Rosette.
+
+--Eh bien! Fanny, demanda à celle-ci une de ses compagnes, qu'en dis-tu?
+
+--Mesdames, répondit Fanny, je ne vous connais plus. Je m'appelle
+Rosette, et je suis la maîtresse vertueuse de M. Marc Gilbert.
+
+Le lendemain soir, dans l'ancienne chambre de la rue de l'Ouest, où
+Ulric avait habité pendant un an avec Rosette, Fanny, vêtue de la petite
+robe bleue à pois blancs, attendait la première visite du comte de
+Rouvres, qui ne tarda pas à arriver, revêtu de son ancien costume
+d'ouvrier.
+
+Pendant la première heure, et pour mieux faire comprendre à Fanny
+l'esprit du personnage dont elle devait jouer le rôle, Ulric raconta à
+Fanny ses amours avec Rosette.
+
+--Ce que je vous demande avant tout, dit-il, c'est de ne jamais me
+parler de ma fortune, et, le plus que vous pourrez feindre de l'ignorer
+vous-même sera le mieux.
+
+--Alors, monsieur, répondit Fanny en tirant de la poche de sa petite
+robe bleue un papier qu'elle présenta à Ulric, reprenez cette lettre qui
+vous appartient; car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas
+m'empêcher de me rappeler que vous n'êtes pas M. Marc Gilbert, mais bien
+M. le comte de Rouvres.
+
+Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit la lettre et l'ouvrit.
+
+C'était la lettre qu'il avait reçue de son ancien notaire, M. Morin,
+quand celui-ci, prêt à vendre son étude, lui demandait s'il voulait
+rentrer dans la possession de sa fortune, dont les chiffres se
+trouvaient établis dans cette lettre.
+
+--Vous avez trouvé cette lettre dans la poche de cette robe? demanda
+Ulric en pâlissant.
+
+--Oui, répondit-elle, et voyant qu'elle vous était adressée, j'ai cru
+devoir vous la remettre.
+
+--Mais, continua Ulric, cette robe appartenait à Rosette, et pour que ma
+lettre s'y trouvât, il fallait bien qu'elle en eût pris connaissance.
+
+Fanny répondit par un sourire.
+
+--Alors, continua Ulric, Rosette savait qui j'étais,--elle savait que
+j'étais riche,--et son amour... ah! malheureux! Et il tomba anéanti sur
+le carreau.
+
+Environ un mois après, comme Fanny, revenue dans son appartement,
+s'apprêtait à aller au bal masqué, elle vit entrer chez elle Tristan,
+qui tenait à la main un petit paquet.
+
+--Que m'apportez-vous là,--un cadeau?
+
+--C'est un legs que vous a fait avant de mourir mon ami le comte de
+Rouvres.
+
+--Voyons, dit Fanny.
+
+Mais elle devint furieuse en apercevant la petite robe bleue.
+
+--Votre ami est un être ridicule, mort ou vivant; il m'a fait
+banqueroute de cent mille francs.
+
+--Ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan; et il tira de la
+poche de la robe un portefeuille qui contenait cent billets de banque.
+
+
+
+
+La maîtresse aux mains rouges
+
+
+Depuis quelque temps Théodore était beaucoup plus assidu chez sa tante
+la lingère qu'aux cours de l'école de médecine; on ne le voyait plus au
+café et il n'allait plus au bal.
+
+Quel était ce mystère?
+
+Théodore était tout simplement amoureux d'une ouvrière entrée depuis peu
+dans l'atelier de sa tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant
+point d'un certain esprit naturel,--telle était Clémence. Elle arrivait
+de sa province, où elle avait été élevée fort rigoureusement par une
+parente vieille et dévote.
+
+Et la première fois qu'il vit cette jeune fille, Théodore, qui en amour
+était un garçon très improvisateur, en était tombé subitement épris.
+Mais Clémence n'était pas une fille à ranger au nombre des conquêtes
+faciles, comme il s'en fait tant les soirs de bal, à l'aide de deux ou
+trois lieux communs madrigalisés et d'une bouteille d'Aï frappée. Aussi
+Théodore comprit qu'il devait cette fois laisser de côté la devise
+_Veni, vidi, vici,_ qu'il avait coutume d'arborer dans ses campagnes
+galantes.
+
+Voici donc notre amoureux forcé d'étudier la géographie du pays de
+Tendre, qu'il avait jusque-là fort peu parcouru. Néanmoins Théodore ne
+se désespéra pas... et tous les jours il venait passer de longues
+heures chez sa tante, et, de ses yeux chargés d'une mitraille d'amour,
+il assiégeait le coeur de la petite provinciale... qui tâchait de se
+défendre de son mieux.
+
+Cependant la situation commençait à devenir critique. Clémence avait
+dix-huit ans, âge où les rêves des jeunes filles ont ordinairement des
+moustaches,--brunes ou blondes. Clémence jura de se défendre. Mais
+d'avance elle sentait qu'elle était vaincue. Elle avait beau baisser les
+yeux devant Théodore, elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire
+tout bas: Voici qui va bien, à bientôt l'assaut définitif! En effet, le
+moment était venu où il ne pouvait être tenté qu'avec succès.
+
+Malgré toutes les précautions qu'elle prenait pour le fermer, Clémence
+oublia un jour la clef sur la porte de son coeur,--et l'amour entra.
+
+Quelque temps plus loin, Clémence oubliait une autre clef sur une
+porte,--celle de sa chambre, et un matin on en vit sortir Théodore.
+
+Théodore fut pendant trois mois très enthousiasmé de sa maîtresse; mais
+au bout de ce temps, son amour tomba à quelques degrés au-dessous de
+l'estime sincère,--point qui, au thermomètre de la passion, équivaut à
+l'indifférence.
+
+Pourtant, Clémence était toujours la même, soumise, aimante, fidèle et
+coquette, juste ce qu'il fallait pour plaire à Théodore, qui, de son
+côté, devenait de plus en plus insensible à ses coquetteries.
+
+Enfin, résolu d'en finir avec cet amour, Théodore fit un soir à sa
+maîtresse un de ces outrages que toute autre femme n'eût jamais
+pardonné. Au milieu d'une conversation paradoxale d'art et d'amour
+comparés, et devant une nombreuse compagnie, Théodore déclara qu'il lui
+était impossible d'aimer une femme qui n'aurait pas les mains blanches
+et les ongles opalisés. Cette brutale épigramme adressée aux mains
+rouges et meurtries de la pauvre Clémence lui entra plus avant et plus
+douloureusement dans le coeur que ne l'eût fait un coup de poignard;
+car cette méchanceté aiguë atteignait plus encore son amour que son
+amour-propre.
+
+Cependant, comme elle avait beaucoup d'orgueil, son parti fut pris
+sur-le-champ. Elle résolut de quitter l'étudiant avant qu'il lui eût
+fait comprendre d'une manière plus significative que leur liaison devait
+avoir une fin.
+
+Le lendemain, pendant que Théodore était au cours, Clémence réunit en un
+paquet tous les objets qui lui appartenaient et les fit transporter dans
+un hôtel des environs, où elle avait choisi une chambre. Cependant,
+comme elle ne se sentait pas le courage de quitter Théodore avant de
+l'avoir revu, la jeune fille attendit son retour. Peut-être
+espérait-elle qu'il essayerait de lui faire oublier l'offense de la
+veille; et, si banale qu'eût été l'excuse, la pauvre enfant était toute
+prête à l'accueillir par un pardon.
+
+À minuit Théodore fit prévenir qu'il ne rentrerait pas. Il voulait en
+effet éviter d'avoir avec sa maîtresse une de ces explications qui, sans
+qu'on le veuille, vous acheminent si souvent à un raccommodement.
+
+Clémence comprit que tout était fini. Elle écrivit à la hâte un mot
+d'adieu, et sortit de sa chambre en jetant au portrait de Théodore, qui
+au moins avait l'air de lui sourire, un long regard humide de larmes.
+
+Le matin, en rentrant, Théodore trouva le billet de sa maîtresse.
+
+--Vive la liberté! s'écria-t-il quand il l'eut achevé; et il courut dans
+un café rejoindre ses amis et leur raconter de quelle façon ferme et
+brillante il venait de rompre sa chaîne.
+
+Cependant, les premiers jours qui suivirent sa séparation d'avec
+Clémence, Théodore trouva que sa petite chambre était bien grande, et
+les premières nuits il lui sembla que son lit était bien large. Mais au
+bout de deux semaines la lacune était comblée.
+
+Cependant Clémence n'avait pas de nouvel amour et se souvenait encore de
+Théodore. Elle avait du reste conservé l'espérance que son amant
+reviendrait à elle; et pour un pas qu'il eût fait, elle était toute
+disposée à en faire dix. Dans cet espoir d'un rapprochement prochain, la
+pauvre délaissée s'était surtout attachée à corriger, autant qu'il lui
+serait possible, le défaut physique que Théodore lui avait si
+brutalement reproché. Elle tenait à montrer à l'ingrat qu'elle pouvait
+avoir les mains aussi blanches que n'importe quelle lionne de n'importe
+quelle aristocratie. Elle commença donc à prendre des soins qu'elle
+avait négligés jusqu'alors. Elle eut des savons, des poudres, des eaux
+qui lui coûtaient le plus clair de son gain modique. Enfin elle alla
+même jusqu'à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait à peine le
+jour.
+
+Chaque matin, en se levant, elle regardait avec inquiétude le progrès de
+ses _remèdes_. Hélas! Ils n'opéraient pas vite! Les soins du ménage,
+qu'elle tenait sur un point de propreté flamande; les travaux de couture
+surtout, tout cela neutralisait l'action de ses soins coquets; et si ses
+mains avaient gagné quelque délicatesse comme forme, elles étaient
+restées, comme devant,--rouges, ainsi que des cerises.
+
+La pauvre Clémence ignorait que la meilleure pâte pour blanchir les
+mains s'appelle l'oisiveté, et l'eût-elle su d'ailleurs, elle n'eût
+point pu en faire usage. C'était là un remède qui lui eût coûté trop
+cher.
+
+Elle resta donc avec ses mains rouges.
+
+Un soir Clémence se rappela que, dans le beau temps de leur amour, elle
+avait promis à Théodore de lui broder une bourse pour le jour de sa
+fête,--et ce jour n'était pas éloigné.
+
+--Ah! pensa la jeune fille en recueillant avec bonheur ce souvenir,
+j'aurai encore le temps; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l'ai
+pas oublié, et il reviendra peut-être. Dès le lendemain elle se mit à
+l'oeuvre.
+
+Il lui restait presque toute une semaine devant elle pour ce travail;
+c'était plus qu'il ne fallait, si elle avait pu disposer de tout son
+temps. Mais comme ses journées ne lui appartenaient point, huit jours
+devaient à peine suffire. Clémence travailla la nuit.
+
+On était dans l'hiver,--il faisait grand froid,--et le budget de la
+jeune ouvrière ne lui permettait pas de faire grand feu; souvent même
+n'en faisait-elle point du tout. C'est alors que ses pauvres mains
+devenaient rouges, grand Dieu! Mais quand au matin elle avait avancé sa
+bourse de quelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait
+dans l'espérance qu'elle avait d'une réconciliation prochaine de
+nouvelles forces pour aller à son travail du jour. Cependant ses
+veilles prolongées, dans une chambre humide et mal close, les émotions
+qui l'avaient agitée depuis quelque temps, altéraient visiblement la
+santé de la jeune fille, qui n'y apportait aucune attention.
+
+Enfin le petit chef-d'oeuvre de patience et de bon goût sortit achevé de
+ses mains, hélas! toujours aussi rouges que les mains de l'Aurore quand
+elle ouvre les portes d'un ciel d'hiver. En admirant cette bourse, dans
+laquelle elle avait mis tant de superstitieuses espérances, Clémence eut
+un bon moment de joie. Elle jeta un coup d'oeil sur les murs tristes de
+cette chambre où elle vivait dolente et solitaire, et elle ne put
+s'empêcher de dire:
+
+--Avant peu, je n'y serai plus--ou je n'y serai pas seule! La veille de
+la Saint-Théodore, Clémence enveloppa soigneusement sa bourse dans une
+boîte garnie de coton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet où
+elle fit entrer toutes les fleurs qu'elle savait préférées par Théodore;
+elle fit ajouter aussi toutes celles dont le langage emblématique
+pouvait éveiller le souvenir.--Hélas! réveille-t-on les morts?
+
+Au coin d'une rue, Clémence confia son cadeau à un commissionnaire.
+
+--Y a-t-il une réponse? demanda celui-ci.
+
+--Non, répondit la jeune fille.--Théodore viendra lui-même,
+pensait-elle.
+
+Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en chemin un jeune homme
+qu'elle avait vu quelquefois chez son amant.
+
+--Tiens, vous voilà, Clémence, lui dit l'étudiant; que devenez-vous
+donc?
+
+--Vous savez bien ce qui est arrivé, répondit-elle.
+
+--Ah oui, c'est vrai! vous êtes fâchée avec Théodore.
+
+--Fâchée! dit Clémence, oh! fâchée!
+
+--Ah! c'est égal... il vous regrette, allez.
+
+--Il me regrette? fit la jeune fille, en rougissant de plaisir: il vous
+l'a dit?
+
+--Non, pas précisément, mais je le devine.--Nous allons ce soir au bal
+de l'Opéra, ajouta l'étudiant. Théodore y sera. Viendrez-vous?
+
+--Oh! dit Clémence. Je ne crois pas.... Adieu.
+
+--Adieu, dit l'étudiant, qui continua son chemin en sifflant.
+
+--Il me regrette! murmura Clémence quand elle fut rentrée, j'en étais
+bien sûre, moi!--Quand il verra que je me souviens encore de lui, il
+reviendra;--c'est l'amour-propre qui l'aura empêché de revenir plus
+tôt... il ne voulait point faire le premier pas... tous les hommes sont
+orgueilleux....
+
+Et Clémence se mit à chanter d'une voix souvent interrompue par une toux
+douloureuse la jolie chanson:
+
+«Rosine à moi revient fidèle.»
+
+Seulement, sans s'inquiéter de la mutilation qu'elle faisait subir au
+vers, elle y substitua le nom de Théodore.
+
+Vers le milieu de la journée,--heure à laquelle elle savait l'étudiant
+libre,--Clémence fit une jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains,
+qu'elle avait du moins su préserver des engelures.
+
+--Ah! disait-elle en les regardant, elles ne sont pas trop rouges
+aujourd'hui. Et elle attendit.
+
+Or, pendant qu'elle attendait, la nouvelle maîtresse de Théodore, qui en
+ce moment était seule chez l'étudiant, recevait l'envoi de Clémence.
+Mademoiselle Coralie, qui était une personne rusée, devina de suite que
+ces cadeaux venaient d'une femme, et en voyant le C qui était brodé sur
+la bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait être
+Clémence,--qu'elle avait du reste connue.
+
+--Elle veut revenir. C'est bon, dit Coralie. Je sais ce que j'ai à
+faire.
+
+Et elle se mit à machiner tout bas une de ces vengeances doublées de
+fourberie,--comme savent en trouver les femmes qui ont une rivale en
+face de leur amour ou de leur vanité.
+
+Une heure après Théodore entra. En l'entendant monter, Coralie s'était
+cachée derrière les rideaux de l'alcôve, après avoir eu soin de laisser
+en évidence le bouquet et la bourse, pour qu'ils tombassent d'abord sous
+les yeux de Théodore,--ce qui arriva.
+
+--Tiens, fit le jeune homme étonné, qu'est-ce que c'est que ça?
+
+--Quoi, tu ne le devines pas? s'écria Coralie en venant lui sauter au
+cou; quel jour sommes-nous aujourd'hui? Théodore songea à sa fête.
+
+--Comment, c'est toi?... tu t'es souvenue, dit-il en regardant sa
+maîtresse, qui ne baissa pas les yeux.
+
+--Et qui donc veux-tu que ce soit? fit-elle.
+
+--Allons, se dit Théodore en lui-même, je ne pouvais pas manquer d'avoir
+une bourse, cette pauvre Clémence m'en avait promis une. Mais,
+demanda-t-il à Coralie, quand donc as-tu fait cela?
+
+--Eh bien donc, et ma surprise? répondit Coralie. J'ai fait la bourse
+pendant la nuit--quand tu dormais. J'ai eu joliment froid va....
+Regarde donc... il y a un C et un T... nos deux noms....
+
+--Pauvre chérie... dit Théodore.... Elle est charmante, ta bourse.... Je
+veux que tu l'étrennes ce soir au bal.... Tiens, voilà pour la
+garnir.... Et comme il venait de recevoir sa pension, Théodore donna à
+Coralie une belle pièce d'or....
+
+--Ah! pensa celle-ci en prenant les vingt francs, j'ai une fière
+idée.... En effet, le cerveau de cette fille, qui était une fine
+mécanique à perfidie, venait d'inventer quelque chose de bien noir sans
+doute, car les yeux de Coralie brillèrent d'un éclat extraordinaire....
+Oh! la bonne idée, fit-elle encore tout bas.--La vipère se réjouissait
+de son abondance de venin.
+
+Cependant Clémence attendait toujours... à minuit elle attendait
+encore... À une heure du matin, n'y pouvant plus tenir, elle se décida à
+aller au bal de l'Opéra,--où on lui avait dit qu'elle trouverait
+Théodore. Elle voulait le voir... il fallait qu'elle le vît....
+
+Elle prit un peu d'argent--le reste de ses économies--et sortit pour
+aller louer un domino. Comme elle passait devant la loge du portier,
+celui-ci l'appela.
+
+--Mademoiselle, j'ai quelque chose à vous remettre.--Clémence était déjà
+dans la rue.
+
+À deux heures elle entrait au bal de l'Opéra, le visage soigneusement
+caché par un loup de velours. Comme elle traversait la salle, elle
+aperçut d'abord à quelques pas d'elle deux masques qui s'apprêtaient à
+se mêler à un quadrille... c'étaient Théodore et Coralie, et Clémence
+avait reconnu son amant. Elle poussa un cri sourd et s'appuya contre une
+banquette pour ne point tomber. Mais elle fit tant d'efforts qu'elle
+parvint à comprimer la souffrance atroce qui venait de se mettre à crier
+au fond de son coeur, et seule elle en entendit le bruit....
+
+Théodore avait donné la bourse et le bouquet qu'elle lui avait envoyés à
+sa maîtresse nouvelle.... En effet, la bourse pendait à la ceinture de
+Coralie, et le bouquet fleurissait sa main gantée de blanc.
+
+Clémence resta cinq minutes à regarder Coralie et Théodore danser devant
+elle.--À chaque figure du quadrille ils s'embrassaient.--Au moment de
+s'élancer pour le galop, Coralie laissa tomber le bouquet à terre. Elle
+voulut se baisser pour le ramasser, mais Théodore l'enleva dans ses
+bras.
+
+--Il était tout fané, lui dit-il, je t'en achèterai un plus beau.... Et
+ils s'envolèrent dans le tourbillon. Clémence vit son bouquet foulé sous
+les mille pieds du gigantesque galop.
+
+Elle sortit du bal avec précipitation--la tête perdue, le coeur brisé,
+ne sachant pas d'où elle sortait, ignorant où elle allait.... Au bout de
+deux heures de marche par une neige abondante et glacée, le hasard
+ramena Clémence dans sa rue et devant sa porte.
+
+--Tiens! vous voilà, mademoiselle, lui dit le portier; j'ai quelque
+chose pour vous depuis hier. Je voulais vous le remettre quand vous êtes
+partie pour le bal, mais vous ne m'avez pas répondu.... C'est un
+commissionnaire qui m'a apporté cela de la part de M. Théodore.
+
+--Théodore! dit Clémence; donnez vite, et elle arracha une petite boîte
+des mains du portier.
+
+À peine arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la boîte et y trouva un
+papier dans lequel était enveloppée une pièce d'or toute neuve, qui
+s'en alla rouler à terre avec un bruit sonore. Sur le papier ces mots
+avaient été écrits au crayon:--_J'ai reçu votre bourse, voici pour vos
+peines._
+
+C'était la belle idée de mademoiselle Coralie.
+
+Clémence tomba à terre en poussant un gémissement. Une voisine
+l'entendit et vint lui porter secours. Elle eut toutes les peines du
+monde à retenir la jeune fille, qui, prise du délire, voulait se jeter
+par la fenêtre.
+
+Le soir un médecin fut appelé. En voyant Clémence il secoua la tête:
+
+--Ceci est grave, dit-il, mais il est encore temps. Le lendemain
+Clémence se réveillait dans un hôpital. Pendant huit jours, on eut des
+espérances. Mais le matin du neuvième, en faisant sa visite, le médecin
+se pencha à l'oreille de la soeur de charité, qui s'approcha tristement
+du lit de Clémence.
+
+--Je sais ce que vous voulez me dire, ma soeur... murmura la malade. Et
+elle demanda les sacrements.
+
+Le soir, comme la religieuse s'apprêtait à quitter la salle, Clémence la
+fit appeler.
+
+--Tenez, ma soeur, lui dit-elle en lui mettant dans la main une pièce
+d'or qui était cachée sous son oreiller, vous mettrez ceci dans le tronc
+des pauvres malades. C'est toute ma fortune. Adieu!
+
+--Couvrez-vous, mon enfant, lui dit la soeur, en voyant qu'elle gardait
+ses bras hors du lit. Vous allez avoir froid.
+
+--Oh! qu'est-ce que cela fait maintenant? dit Clémence. Et elle se prit
+à sourire en regardant ses mains que la maladie avait rendues pâles et
+transparentes.--Si Théodore me voyait! murmura-t-elle. Puis elle
+s'endormit et fit son dernier rêve.
+
+Vers le milieu de la nuit elle se réveilla pour mourir. L'agonie fut
+brève. On avait, comme d'habitude, envoyé chercher l'interne de garde
+pour y assister. Quand l'infirmier vint le demander, il achevait une
+partie avec un de ses camarades.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il.
+
+--C'est la jeune fille du numéro 15 qui se meurt.
+
+--C'est bon, j'y vais.... Théodore, prends donc ma partie. Dix minutes
+après, l'interne remontait.
+
+--Eh bien, lui dit Théodore, qui était venu passer cette nuit avec ses
+amis les carabins, et le numéro 15?
+
+--La petite est morte, dit l'interne en reprenant son jeu: _le roi_!...
+c'est dommage, elle était bien jolie;--_valet_... dix-huit ans;--_passe
+trèfle_...; des yeux noirs et des mains blanches... oh! mais
+blanches.... Tiens, à propos, elle s'appelait Clémence, comme ton
+ancienne maîtresse, je crois, Théodore.
+
+--Ah! reprit celui-ci, Clémence! celle qui avait les mains rouges. Je ne
+sais pas ce qu'elle est devenue.--_Atout, atout_ et _atout_. Mon petit,
+ça me fait la _vole_ et le point.
+
+
+
+
+Le bonhomme Jadis
+
+
+À l'époque du terme d'avril, un jeune homme appelé Octave vint prendre
+possession d'une chambre qu'il avait quelques jours auparavant arrêtée
+dans une maison de la rue de la Tour d'Auvergne. Il avait l'air si
+honnête, que le portier n'avait point voulu se déranger pour aller aux
+renseignements, comme c'est l'usage, et lui avait loué de confiance.
+
+Le logement d'Octave était situé au quatrième et dernier étage. C'était
+une petite chambre si basse de plafond, qu'un homme d'une taille un peu
+élevée n'aurait pas pu y garder son chapeau. Elle était éclairée d'un
+côté par une petite fenêtre donnant sur la cour, et d'où l'on
+apercevait les hauteurs de Montmartre. Un autre jour était pratiqué au
+fond, c'était un châssis mobile ouvrant sur les jardins d'un pensionnat
+de jeunes demoiselles. De là on apercevait une partie du panorama de
+Paris.
+
+Octave passa la journée à mettre ses affaires en ordre. Ce n'était
+pourtant pas une longue besogne, car il n'avait bien juste que le
+nécessaire, et à la vue de son mobilier de modeste apparence, le
+portier de la maison avait fait une grimace, et s'était presque repenti
+de lui avoir loué sans aller aux informations.
+
+Son installation terminée, Octave se mit machinalement à sa fenêtre pour
+juger ce que serait la vue. En levant les yeux, il aperçut à la croisée
+qui faisait face à la sienne un petit vieillard, occupé à couper les
+branches mortes de quelques arbustes plantés dans des caisses et
+formant un jardin suspendu. Le vieux voisin, qui venait d'apercevoir
+Octave, s'interrompit dans sa besogne; puis, après l'avoir examiné
+quelques instants, il souleva le bonnet de laine qui couvrait ses
+cheveux déjà blancs, et faisant au jeune homme un geste amical, il lui
+dit en souriant:
+
+--Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer. Permettez-moi de vous
+souhaiter la bienvenue dans cette maison.
+
+Octave, un peu étonné, salua le vieillard et répondit à sa politesse.
+Puis, comme le voisin s'était remis à son jardinage, Octave ferma sa
+fenêtre et descendit pour aller dîner.
+
+Comme il déposait sa clef chez le portier, celui-ci le prévint qu'il
+était d'habitude dans la maison de ne point rentrer après minuit, et
+que, passé cette heure, on payait une amende.
+
+Octave répondit qu'il ne se trouverait jamais dans ce cas-là, et que
+d'ailleurs il sortait fort rarement le soir.
+
+Avec une foule de précautions oratoires, qui rendirent son avertissement
+très difficile à comprendre, le portier informa en outre Gustave qu'il
+était libre de recevoir des femmes chez lui, à la condition que ce
+seraient des personnes décentes qui ne troubleraient jamais la
+tranquillité de la maison, habitée par des petits rentiers et des
+ouvriers en famille.
+
+Octave répondit qu'il recevrait peu de visites; mais que sûrement il ne
+recevrait jamais de femmes chez lui.
+
+Le portier conclut en lui demandant s'il désirait que son épouse prît
+soin de son ménage, comme elle faisait pour quelques célibataires. Mais
+Octave le remercia en disant que son ménage était trop peu de chose, et
+qu'il avait l'habitude de le faire lui-même.
+
+Octave rentra de très bonne-heure. Il lut toute la soirée et se coucha
+à minuit. Le lendemain il sortit à dix heures le matin, rentra à quatre,
+ressortit à six heures et revint à sept. Il lut toute la soirée, comme
+il avait fait la veille, et se coucha à la même heure.
+
+Tous les jours il faisait ainsi de même, avec la plus parfaite
+régularité. Chaque matin il apercevait son vieux voisin qui jardinait à
+la fenêtre; ils se saluaient et échangeaient quelques paroles sur
+l'état du temps.
+
+Depuis un mois Octave habitait la maison, et on n'avait pu remarquer
+aucun changement dans son existence. Non seulement il ne s'était
+présenté aucune visite pour lui, mais encore il n'avait reçu aucune
+lettre. On causait de lui quelquefois dans la loge du portier, et on
+s'étonnait un peu de l'isolement dans lequel il vivait.
+
+Octave avait vingt ans. Son histoire était fort courte. Son père était
+un petit négociant qu'une mauvaise spéculation avait ruiné. Il était
+mort foudroyé par ce désastre. La mère d'Octave, ne pouvant plus payer
+sa pension au collège, l'en retira avant qu'il eût achevé ses études.
+Ils vécurent dans un grand dénûment l'un et l'autre pendant une année.
+Au bout de ce temps la mère, qui traînait en langueur depuis la mort de
+son mari, tomba malade, et mourut elle-même après quinze jours de
+maladie. Quand Octave eut fait enterrer sa mère avec le produit de la
+rente qu'il possédait, à peine lui restait-il assez pour entourer son
+chapeau d'un crêpe. Il était orphelin à seize ans, et n'avait au monde
+aucun parent, aucun ami qui pût le secourir, même d'un conseil. Il alla
+au hasard chez un notaire qui jadis avait fait les affaires de son père.
+C'était un homme honnête et charitable. Il eut compassion d'Octave, lui
+prêta un peu d'argent et promit de s'intéresser à lui. En effet, il ne
+tarda pas à le placer en qualité de secrétaire chez un de ses
+clients.--Depuis quatre ans Octave occupait cette place, qui lui
+rapportait douze cents francs par an. C'était peu; mais Octave était
+sobre, économe, et sut encore mettre de côté quelques centaines de
+francs, qui devaient lui servir quand il commencerait l'étude du
+droit,--car il voulait réaliser le désir que son père avait eu de le
+destiner au barreau. En attendant, il se préparait à passer son examen
+de bachelier, et travaillait dans ce but avec une grande assiduité.
+Depuis la mort de sa mère il n'avait fait aucune connaissance. Il
+n'allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni au café. Ses distractions
+se bornaient à quelques promenades faites le dimanche dans les environs
+de Paris.
+
+Un dimanche soir, Octave lisait auprès de sa fenêtre, quand il aperçut
+son vieux voisin, dont la tête blanche s'encadrait dans un berceau de
+chèvrefeuille et de plantes grimpantes. Ils se saluèrent l'un l'autre
+par une inclination de tête. C'était au commencement de mai. La soirée
+était magnifique; l'air doux promenait des odeurs de feuilles vertes et
+de lilas, et des refrains joyeux que chantaient des ouvriers se rendant
+par bandes aux barrières. De temps en temps, et suivant les variations
+du vent, on entendait, tantôt distinctement, et tantôt comme des rumeurs
+confuses, les orchestres des guinguettes qui peuplent les boulevards
+extérieurs.
+
+--Eh! jeune homme, s'écria tout à coup le vieux voisin, dont le visage
+venait de se fendre par un large sourire,--entendez-vous?
+
+Octave leva les yeux de dessus son livre et regarda le vieillard.
+
+--Entendez-vous, continua celui-ci, entendez-vous les violons? et en
+avant deux, allez donc! ajouta-t-il en se dandinant.
+
+Et comme une bouffée de musique, apportée par le vent, venait
+précisément de lui secouer une gamme dans les oreilles, Octave répondit
+qu'il entendait en effet.
+
+--Eh bien, continua le voisin, est-ce que cela ne vous donne pas envie
+de fermer votre livre? Octave sourit, et détourna la tête en signe
+négatif.
+
+À cette réponse, le sourire du vieillard s'éteignit sur sa figure.
+
+--Vraiment, reprit-il, ça ne vous fait rien?
+
+--Rien! dit Octave.
+
+--Quel âge avez-vous donc?
+
+--J'ai vingt ans....
+
+--Vingt ans... et ça ne vous fait rien? prodigieux! Ah! jeune homme, si
+vous pouviez me prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou pour
+courir où sont les violons. Et vous avez vingt ans? dit le voisin avec
+un accent étonné.
+
+--Je les ai eus précisément aujourd'hui, répondit Octave, qui se
+rappelait que ce jour était son anniversaire de naissance.
+
+--Aujourd'hui! dit le vieillard en frappant dans ses deux mains.
+Aujourd'hui! prodigieux! étrange en vérité! Vingt ans; eh bien, moi,
+jeune homme, moi qui vous parle, aujourd'hui, ce matin, j'ai eu
+soixante-cinq ans.
+
+--On ne vous les donnerait pas, dit Octave, pour répondre.
+
+--Oui, mais le bon Dieu me les a donnés, lui, et je ne le tiens pas
+quitte. Il voudrait m'en donner encore autant, que ça ne serait pas de
+refus. Au reste, quand il lui plaira d'arrêter les frais, je suis tout
+prêt; au moins je n'aurai pas loin à aller. Montmartre est à deux pas,
+ce sera commode, j'entendrai les violons de plus près.
+
+Octave avait fermé son livre et regardait son voisin avec plus de
+curiosité qu'il ne l'avait fait jusque-là. C'était un petit homme d'une
+physionomie à la fois douce et fière. Son front, à demi couvert de
+cheveux parfaitement blancs, n'avait pas une seule ride; sa bouche était
+spirituelle et fine, et l'éclat de ses yeux vifs jetait sur tout son
+visage une clarté gaie qui lui enlevait, à première vue, au moins un
+tiers de son âge.
+
+--Monsieur, dit-il tout à coup pendant qu'Octave l'examinait,
+permettez-moi de vous faire une proposition; vous la trouverez peut-être
+indiscrète, mais je me risque; après cela vous êtes libre de ne la point
+accepter... ce qui me ferait de la peine, je vous l'avoue.... Voilà,
+monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec un
+charmant sourire. Vous m'avez dit tout à l'heure que vous aviez vingt
+ans aujourd'hui même. Par un singulier rapport, il se trouve que ce jour
+est l'anniversaire de ma naissance; ordinairement, à cette occasion,
+j'ai toujours eu un convive ou deux, des jeunes gens toujours.--Ah! la
+jeunesse! dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un
+accent indescriptibles, la jeunesse!--Enfin, monsieur, toutes les autres
+années, j'ai eu un visage ami à ma table.--On riait, on causait; au
+dessert on chantait des chansons, les nouvelles et celles de jadis, et
+on arrosait les chansons avec un vieux vin qui est de mon âge et que
+j'ai goûté, quand il était raisin, dans un petit clos bourguignon. On
+l'a mis en bouteille le jour où on m'a mis une culotte. J'en ai encore
+une quarantaine de flacons dans ma cave, et je n'en bois qu'aux jours de
+fête, comme aujourd'hui par exemple.--Eh bien, dit le bonhomme, je suis
+sûr que j'userai la provision. Mais je reviens à ma proposition,
+monsieur, car je vous ennuie en bavardant là:--C'était pour vous dire
+qu'aujourd'hui je suis tout seul à dîner, tout à fait seul. L'année
+dernière j'avais un voisin, un jeune homme qui logeait précisément dans
+la chambre où vous êtes, et sa femme, jolie fille; quand je dis sa
+femme, non, ce ne l'était pas, le pauvre garçon, puisqu'il s'est marié
+avec une autre. La petite était drôle, gaie comme un pinson, et chantait
+du matin au soir. Je passais ma vie à regarder ce joli ménage. Le jeune
+homme est parti, comme je vous le disais, et la petite s'est mariée d'un
+autre côté.--Elle doit être par là-bas à danser, ajouta le vieillard en
+étendant la main du côté d'où venait la musique du bal. Enfin, monsieur,
+j'ai été tout triste quand j'ai vu la chambre vide.--Qu'est-ce qui va
+venir loger là? me demandais-je tous les jours avec inquiétude.--Une
+vieille femme peut-être?--Ah, voyez-vous, cette idée-là me faisait
+trembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui me
+ressemble. C'est prodigieux, monsieur; mais les vieilles femmes et les
+enterrements, je ne peux pas voir ça. Ça m'empêche de boire pendant huit
+jours. C'est pourquoi je me suis logé sur le derrière. Sur le devant,
+j'aurais trop été exposé à voir les corbillards qui passent dans cette
+rue du matin au soir, parce que c'est le chemin pour aller au cimetière.
+Je n'aurais pu me mettre à la fenêtre. À chaque voiture qui serait
+passée, j'aurais eu peur d'entendre le cocher m'appeler pour m'emmener.
+Merci, je ne suis pas pressé, c'est moi qui enterrerai les autres.
+Enfin, monsieur, quand vous êtes emménagé, j'ai été ravi.--Un jeune
+homme! bon, voilà un jeune homme, me suis-je dit; je ferai sa
+connaissance, et je me suis intéressé à vous du premier jour où je vous
+ai vu. C'est pourquoi, monsieur, je vous invite à dîner avec moi pour
+célébrer mon jour de naissance, qui est aussi le vôtre, à moins que vous
+n'ayez disposé de votre temps.
+
+Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de ce bavardage plein de franchise,
+de bonne humeur et de gaieté. Le vieux bonhomme paraissait attendre avec
+anxiété sa réponse, et il poussa un véritable cri de joie quand Octave
+lui eut répondu qu'il acceptait.
+
+Octave descendit de chez lui et monta chez son voisin, qui lui avait
+indiqué par où il devait passer.
+
+Le portier ayant aperçu Octave qui montait l'escalier du devant, lui
+demanda où il allait.
+
+--Je vais chez mon voisin d'en face, dit Octave.
+
+--C'est drôle, fit le portier à sa femme, voilà M. Octave qui va chez le
+bonhomme Jadis. Et cet événement fut toute la soirée un thème de
+causerie dans la loge.
+
+Quand Octave entra chez le vieillard, celui-ci l'accueillit avec une
+cordialité toute juvénile, qui semblait vouloir abréger tout préambule
+de politesse et les mettre sur-le-champ dans l'intimité.
+
+--Attendez-moi un instant, dit le voisin en faisant asseoir Octave, je
+vais faire un bout de toilette.
+
+--Je vous en supplie, monsieur, dit Octave en se levant, ne faites point
+de _cérémonies_ à cause de moi.
+
+--Eh! monsieur, s'écria le vieillard avec un sourire, c'est aujourd'hui
+fête; on sort la croix et la bannière, comme on dit; je ne puis point
+rester comme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier?
+ajouta-t-il en montrant un tablier qui était serré autour de son corps;
+depuis ce matin je suis auprès de mes fourneaux à préparer ma petite
+_noce_; nous avons un joli petit dîner; je suis gourmand, fils de
+_gueulards_, comme nous disions dans le temps jadis. Enfin, vous
+verrez. J'avais bien peur de le manger tout seul, mon pauvre dîner; mais
+j'ai eu la bonne idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous dans
+un instant; je vous ménage une surprise; je parie que vous ne me
+reconnaîtrez pas tout à l'heure. Ah! bah! Vous direz que je suis un
+vieux fou; mais c'est égal, je n'ai pas de perruque et je ne porte pas
+lunettes. Mon vin est bon, mes verres sont grands, et nous allons rire.
+
+Et il passa dans une chambre voisine, laissant Octave tout stupéfait.
+
+En attendant le retour de son hôte, Octave examina la pièce où il se
+trouvait. C'était un petit salon tendu de papier de couleur gaie et
+garni de meubles d'un autre âge. Les fauteuils, dont les housses étaient
+enlevées, racontaient de galantes histoires et des bergeries dans le
+style de Boucher et de Watteau: bergers et bergères, chaumières
+fleuries, troupeaux enrubannés, Colins et Colettes, tout le monde
+charmant de la pastorale. Au-dessus d'une petite glace au cadre historié
+qui se trouvait posée sur la cheminée, on voyait dans un autre cadre un
+parchemin jauni sur lequel était apposé le grand sceau de l'empire:
+c'était un brevet de chevalier de la légion d'honneur. Au-dessous
+étincelait la croix, attachée à un bout de ruban. À côté de la croix,
+des épaulettes de laine noircies par la fumée de la poudre, et, pour
+compléter ce trophée, un sabre d'honneur dont la lame avait brillé au
+soleil des grandes batailles impériales. Aux murailles étaient accrochés
+quelques tableaux, ou plutôt de simples lithographies coloriées, dont
+les sujets étaient empruntés à des histoires d'amour d'une littérature
+qui florissait jadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon
+était recouvert d'une assez belle tapisserie représentant l'enlèvement
+d'Hélène.
+
+Au bout d'un quart d'heure d'absence,--et comme Octave avait achevé son
+examen,--le vieux voisin entra dans le salon. Comme il en avait prévenu
+Octave, celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il était changé.
+
+Le vieux voisin avait un costume d'il y a soixante ans: c'était un habit
+complet de paysan endimanché.
+
+La veste en surcot marron, culotte en velours olive, gilet de
+basin,--laissant voir une chemise à petits plis, agrafée au col par un
+anneau d'argent; cravate à pointes brodées, des breloques en graines
+d'Amérique battant sur le ventre, des bas chinés et des souliers à
+boucles;--un gros bouquet comme en ont les mariés de campagne était
+attaché à la veste.
+
+Il s'avança en souriant et d'un air leste vers Octave, qui était au
+comble de l'étonnement.
+
+--Ah! ah! fit-il, vous ne me reconnaissez pas. Je vous l'avais bien dit;
+ça me fait plaisir tout de même. C'est l'habit de ma jeunesse,
+voyez-vous. Je ne le mets plus qu'une fois par an, au jour de ma
+naissance. Ça vous fait rire!... Ah! jeune homme... quand je mets cet
+habit-là, voyez-vous, il me semble que je change de peau... et que mes
+cheveux redeviennent blonds.
+
+Et comme il disait ces paroles, ses gestes, son accent, son
+regard,--tout cela n'avait que vingt ans.
+
+Octave ne comprenait rien à cette métamorphose subite.
+
+--Allons, dit le vieillard... passons dans la salle à manger; tout est
+prêt, la table est mise, et nous n'aurons point à nous déranger. Je me
+sers moi-même, mon jeune ami. Autrefois j'avais une servante jeune et
+jolie; c'était la fille d'une pauvre femme; mais on jasait dans la
+maison, et quand on rencontrait ma domestique, on lui chantait sur
+l'escalier:
+
+«Allons, Babet, un peu de complaisance.» J'ai entendu ça un jour et ça
+m'a fâché. La pauvre fille était innocente. Je lui ai payé un an de
+gages et je l'ai renvoyée; j'ai préféré rester seul plutôt que d'avoir
+une servante vieille.
+
+--Allons, dit le vieux voisin en faisant entrer Octave dans une petite
+salle à manger--où un appétissant dîner était préparé,--allons, jeune
+homme, asseyez-vous là,--en face de moi, et pour commencer,
+buvons,--buvons à nos vingt ans!
+
+Et, faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux vin, contemporain
+de son enfance, le voisin en versa deux verres et trinqua avec Octave,
+qui se plaça en face de lui.
+
+--Comment vous nommez-vous? demanda tout à coup le voisin.
+
+--Je m'appelle Octave, dit celui-ci.
+
+--Et moi... dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en riant, appelez-moi
+comme tout le monde... le bonhomme Jadis... et votre maîtresse, comment
+se nomme-t-elle? dites, que nous buvions à sa santé.
+
+--Je n'ai pas de maîtresse, dit Octave en rougissant presque.
+
+Ah! ciel!--fit le bonhomme Jadis. Vous êtes sûr.... Ordinairement
+l'approche de la jeunesse a toutes les douceurs souriantes d'une aube
+d'été, et, comme l'oiseau qui va tenter sa première volée et se penche
+au bord du nid pour saluer d'un chant joyeux le rayon matinal, le coeur
+de ceux qui arrivent à l'âge juvénile s'emplit de murmures: mille voix
+pleines de charmantes promesses s'éveillent dans leur âme, et leurs
+lèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d'un cri d'espérance le
+soleil levant de leur vingtième année.
+
+Il n'en était pas de même pour Octave, qui avait trouvé le malheur
+assis au seuil de son adolescence. Aussi la jeunesse lui
+apparaissait-elle à travers une brumeuse tristesse, et il aurait voulu
+pouvoir franchir d'un seul pas, et dans un seul jour, cet âge qui sépare
+l'époque où l'on rêve de l'époque où l'on se souvient. À vingt ans, il
+ne savait donc rien d'exact et de précis sur les choses de la vie.
+C'était une de ces natures tardives qui atteignent quelquefois le milieu
+de la jeunesse sans que rien ait tressailli dans leur coeur, recouvert
+d'une cuirasse de placidité. Aussi avait-il paru étonné et presque
+effrayé quand son vieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse.
+
+Mais le vieillard parut encore surpris davantage lorsque Octave lui
+répondit qu'il n'était pas amoureux. Un sourire d'incrédulité courut sur
+ses lèvres, et il fit un petit geste qui voulait dire:
+
+--Allons donc!
+
+Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelques mots, raconta son passé
+et sa situation présente. Le vieillard l'avait écouté, les coudes sur la
+table et la tête appuyée dans ses mains.
+
+--Pas de maîtresse! C'est prodigieux! murmurait-il. Mais alors, jeune
+homme, qu'est-ce que vous faites donc de vos vingt ans?
+
+--Je suis pauvre, j'ai mon avenir à assurer, et pour moi le travail est
+un devoir, dit Octave.
+
+--Le premier devoir de la jeunesse, c'est le plaisir, et l'amour en est
+la première vertu, dit le bonhomme Jadis en vidant son verre. Moi, j'ai
+été vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec un large
+rire.
+
+Ces maximes d'une philosophie avancée, inconnue à Octave,
+l'effarouchèrent au point qu'il se leva de dessus sa chaise, comme s'il
+s'apprêtait à sortir.
+
+--Eh! là là, dit en souriant le bonhomme Jadis, n'ayez point peur, mon
+jeune ami, je ne suis point le diable, rassurez-vous.--Ah! dit le
+vieillard, voilà qui est certainement bien étrange. D'après ce que vous
+m'avez dit, vous vivez dans l'isolement, fuyant exprès toute société,
+dans la crainte qu'elle ne vous induise à mal. Je suis sans doute la
+seule personne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des relations,
+et c'est probablement mon âge qui m'a valu cette préférence. Vous
+m'aurez pris pour un marchand de morale, un bon _père sermon_ bien
+radoteur, et vous vous serez dit: Voilà mon affaire. De même que moi,
+lorsque je vous ai vu arriver ici pour la première fois, je me suis dit
+de mon côté: mon nouveau voisin est jeune, ça doit faire un gaillard; il
+amènera un régiment de colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme
+en indiquant du doigt la chambre d'Octave, ça me réjouira la vue; et ce
+soir, quand je vous ai vu à votre fenêtre et que j'ai eu l'idée de vous
+inviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble notre jour de
+naissance, je me suis dit encore: Bon, ça va être gai, nous nous
+conterons nos fredaines. Et puis... pas du tout, voilà que nous sommes
+trompés tous deux: c'est moi qui suis le jeune homme, et c'est vous qui
+avez des cheveux blancs. C'est prodigieux, n'est-ce pas? acheva le vieux
+bonhomme en regardant Octave, qui ne put s'empêcher de sourire.
+
+--Voyons, dit le bonhomme Jadis en frappant sur l'épaule d'Octave,
+avouez que je vous fais peur, que vous me prenez pour un libertin, pour
+un fou tout au moins. Ah! fit le vieillard avec un autre accent et en
+levant les yeux vers le ciel, fou... oui, je le suis peut-être, et Dieu
+me la conserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personne
+et qui me fait du bien à moi. Eh! mais, dit-il en relevant la tête après
+un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce que je crois, jeune
+homme.
+
+Et débouchant un second flacon, il versa du vin dans les verres.
+
+Octave avait d'abord eu l'idée de chercher une excuse pour se retirer;
+mais un vague instinct de curiosité le retint près de ce singulier
+vieillard: il but le verre que le bonhomme venait de remplir.
+
+--Ah! bon vin de mon pays, disait celui-ci en buvant lentement, tu as
+baptisé mon premier amour; et quand tu coules dans ma poitrine, il me
+semble que mon coeur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays!
+Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convive dans les
+yeux, vous n'aurez rien à me conter? Au fait, qu'est-ce que vous me
+pourriez dire? vous ne savez rien, puisque vous vivez dans un trou.
+
+--Ah! c'est bien triste, autant vaudrait avoir pour voisin un
+séminariste. Quel funèbre compagnon vous faites! Dieu vous punira, jeune
+homme.
+
+Octave releva la tête et regarda son hôte, dont le visage s'animait de
+plus en plus.
+
+--Dieu me punira! dit Octave, qu'est-ce que je fais donc de mal?
+pourquoi?
+
+--À quoi bon vous le dire? reprit le vieillard, vous ne me comprendriez
+pas. Vous ne croyez pas à mon évangile; c'est pourtant un livre honnête,
+car il conseille le bonheur, qui est la santé de l'âme. Après tout,
+continua le bonhomme, vous n'avez que vingt ans; vous êtes en retard,
+c'est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu
+le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager; cette maison m'attriste
+maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à la fenêtre sans apercevoir
+une vieille figure. Je comptais sur votre voisinage; mais.... Bah! n'en
+parlons plus. J'irai loger de l'autre côté de l'eau, dans le quartier
+latin, c'est plein de jeunes gens; quelquefois je vais m'y promener. Je
+monte dans les maisons, sous le prétexte de louer un logement, j'entre
+partout, je regarde, j'écoute. Quelles jolies filles, quelle bonne
+humeur! comme tout ce monde-là est heureux! Seulement ils ont le tort de
+boire trop de bière; c'est mauvais, ça glace le sang. Parlez-moi du vin,
+à la bonne heure. Et il se versa une nouvelle rasade.
+
+En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de Montmartre secouait
+à la fenêtre de la salle à manger les lambeaux d'une vieille ronde
+populaire nouvellement arrangée en quadrille; et un musicien d'alentour,
+qui faisait à sa croisée des exercices de hautbois, se mit à répéter
+comme un écho l'air exécuté par l'orchestre de la barrière.
+
+Le bonhomme Jadis, qui s'était subitement tu quand il avait entendu les
+sons lointains de cette musique, tressaillit et se leva précipitamment
+lorsque le hautbois du voisinage répéta l'air, dont pas une note
+n'était perdue.
+
+Comme Octave faisait quelque bruit en se remuant sur sa chaise, le
+vieillard, qui avait l'oreille tendue dans la direction où l'on
+entendait l'instrument, se retourna vers le jeune homme et lui dit
+presque brutalement:
+
+--Chut! taisez-vous donc.
+
+Mais le hautbois avait cessé. Il s'était mis à jouer des fragments de
+musique empruntés aux opéras nouveaux.
+
+--Il faudra que je découvre ce musicien, dit le bonhomme Jadis; et il
+allait verser à boire, quand le hautbois capricieux laissa de côté la
+musique moderne et recommença le vieil air populaire.
+
+--Ah! le bon musicien, fit le bonhomme Jadis en se levant tout à fait et
+en se mettant à danser dans la chambre; le bon musicien! comme c'est
+bien ça.--Ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui paraissait
+de plus en plus surpris.
+
+--Je vais vous dire, j'ai beaucoup aimé sur cet air-là autrefois, au
+temps où cette culotte, que vous me voyez, était neuve, l'habit aussi et
+mes mollets aussi, dit en riant le bonhomme en frappant sur ses jambes
+grêles. Ah! les pauvres quilles; elles se sont joliment trémoussées sur
+cet air-là. Et pourtant, si j'avais ma pauvre Jacqueline et que nous
+fussions sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur un tonneau et
+raclant sur son violon ce vieil air, je ne m'en tirerais pas encore
+trop mal. Ah! Jacqueline, voilà une fille; on l'appelait _la belle aux
+cent amoureux._ Et ce n'était pas assez dire, tout le pays en tenait
+pour elle; il y avait à l'armée une compagnie de gens qui s'étaient
+faits soldats à cause d'elle; j'en ai fait partie à mon tour.
+
+Pour cette fois, Octave ne douta plus que son vieux voisin ne fût fou.
+
+Une nouvelle bouffée de vent apporta les sons de l'orchestre de la
+guinguette, où l'on dansait encore le vieux quadrille dont le principal
+motif avait été répété par le hautbois.
+
+Le bonhomme Jadis ne put pas y résister cette fois.
+
+--Encore un coup, dit-il en vidant la bouteille, buvons et en route!
+
+--En route! dit Octave, pendant que son voisin mettait son chapeau. Où
+allons-nous?
+
+--Eh! parbleu,--nous allons à la danse. Ces diables de violons qui
+s'avisent de jouer cet air-là justement aujourd'hui, quand je suis dans
+mes idées. Il me semble que c'est Jacqueline qui m'appelle. Allons,
+jeune homme, en avant!
+
+Octave hésitait, mais la curiosité l'emporta.
+
+--Je vous accompagnerai, dit-il.
+
+--Encore un coup, fit le vieillard en montrant les verres, ça donnera
+des jambes.
+
+--Encore un coup, donc, dit Octave en trinquant avec le bonhomme Jadis.
+
+--Et en route! fit celui-ci. Vous voyez que je marche droit et sans
+canne, dit-il à Octave. Au bout d'une demi-heure, le vieillard et le
+jeune homme couraient toutes les guinguettes de la barrière.
+
+Dans chaque bal où il entrait suivi de son compagnon, le costume
+singulier du bonhomme Jadis lui attirait de bruyantes ovations mêlées de
+rires et de quolibets; mais le vieillard ne se fâchait pas et savait
+toujours répondre à ceux qui l'agaçaient, quelque repartie qui mettait
+les rieurs de son côté.
+
+--C'est bien fâcheux, disait le bonhomme à Octave, je n'entends plus
+mon air, j'aurais volontiers dansé.
+
+--Vous oseriez... devant le monde! fit Octave avec inquiétude.
+
+--Et pourquoi non? J'ai bien osé d'autres choses sur cet air-là. Tenez,
+quand je me suis fait soldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j'avais
+à peu près votre âge, et je n'étais certainement pas la valeur en
+personne. La première fois que je me suis trouvé en face des
+Autrichiens, dans les plaines de la Lombardie, j'ai joliment regretté ma
+Bourgogne et le violon du gros Blaise; et si on m'avait offert mon
+congé, je l'aurais bien accepté. Quand j'ai entendu le premier coup de
+canon,--c'était un tapage horrible, de la fumée, des cris de mort!--je
+n'étais pas à mon aise. Notre commandant nous crie: Braves soldats,
+c'est notre tour! en avant! en avant! C'était justement du côté des
+canons. Tous mes camarades partent comme s'ils couraient à la fête; moi,
+je manquais d'enthousiasme.--Mais voilà que la musique d'un régiment qui
+était en position s'avise justement de jouer mon air... _Tra deri dera,
+deri dera;_ moi, si doux et si paisible, j'avais à peine entendu la
+ritournelle, que je me métamorphosai en héros, je devins un vrai lion,
+il me poussait une crinière, et me voilà en avant de mon escadron,
+engagé dans une charge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au
+poing, jurant, tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air _Tra
+deri dera, deri dera, la la,_--j'allais comme le diable.--Tout à coup je
+rencontre sur mon chemin un grand gaillard tout doré, qui tenait un
+drapeau. _Tra deri,_ ça ferait une jolie robe pour Jacqueline, que je me
+dis, et je lui tombe dessus, _deri dera_.--Je le coupe en deux,--_Tra
+deri_;--je lui enlève son drapeau, _deri deri_,--Le général m'embrasse,
+on met mon nom à l'ordre du jour de l'armée... et la république me fait
+cadeau d'un sabre d'honneur. _Tra deri dera, la la deri_,--En 1812 un
+aide de camp de Murat vient nous prier très poliment de nous donner la
+peine d'entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre colonel salue l'aide
+de camp et lui répond: On y va. En arrivant sous les murs de la redoute,
+nous n'étions plus que quarante de notre escadron, et le canon
+tonnait... l'on aurait dit un tremblement de terre. C'est pour le coup
+que je regrettais le violon du gros Blaise.--Mes camarades et moi, nous
+hésitions un peu, et je me disais à moi-même en regardant la terrible
+redoute:--Bien sûr, c'est imprudent d'entrer là-dedans. Mais voilà-t-il
+pas qu'une musique éloignée se met à jouer mon air, _tra deri..._ Je
+pars en avant, les miens me suivent, et nous tombons dans la redoute,
+terribles et rapides comme des boulets vivants.... Un régiment presque
+entier nous suit, puis deux, puis trois. On fait un hachis de Russes,
+et j'attrape la croix d'honneur, toujours sur mon air _Tra deri deri
+dera_,--et après ça, comment diable voulez-vous que j'aie peur de danser
+dans un bal?
+
+Comme le bonhomme achevait son récit, l'orchestre commença précisément
+le quadrille en vogue dans lequel se trouvait l'air sur lequel le vieux
+soldat avait accompli ses exploits guerriers.
+
+--Ah! enfin, dit le vieillard, nous y voilà.... Et, quittant le bras
+d'Octave, qui ne put le retenir, il fit le tour du bal pour aller
+inviter une danseuse. Il s'arrêta devant une jeune fille de dix-huit ou
+vingt ans, vêtue d'une toilette de couleur claire. Elle avait de jolis
+yeux gris bleu, des cheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et
+un grand air d'honnêteté sur son visage.
+
+--Elle est charmante, dit le vieillard. Et, s'approchant de la jeune
+fille, qui paraissait être venue seule au bal, le bonhomme Jadis ôta son
+petit chapeau rond, se ploya en deux comme un arc, et enchâssa son
+invitation dans un compliment qui avait une tournure tout à fait
+galante.
+
+La jeune fille leva les yeux sur ce cavalier singulier, et ne put
+s'empêcher de sourire en voyant le costume du vieux bonhomme, qui
+ressemblait à un Colin d'opéra-comique.
+
+--Mais, monsieur, répondit-elle d'une voix douce, je ne sais pas danser.
+
+--Vous ne savez pas danser!... fit le bonhomme. Ah! ciel! c'est
+prodigieux... mais moi, j'ai su danser avant de savoir lire.
+
+--Du moins, je ne sais pas danser comme on danse aujourd'hui, répondit
+la jeune fille.
+
+--Oh! ni moi... répliqua le vieillard, ni moi.... On va un peu plus
+loin, en effet, aujourd'hui... ce sont presque des tours de force....
+Cependant je n'ai pas oublié les figures... dit-il; et sur cet air
+qu'on joue en ce moment, je suis sûr de me tirer d'affaire.... Si vous
+voulez que nous essayions... fit le bonhomme Jadis en revenant à la
+charge.
+
+--Oh! non merci, monsieur... dit la demoiselle. Je ne suis pas venue
+dans l'intention de danser. Je suis entrée ici par curiosité... un
+moment... parce que c'était sur mon chemin.... Je n'ai pas l'habitude
+d'aller au bal.... Merci....
+
+--Cependant... fit le bonhomme en insistant, sur cet air-là, qui est si
+joli... Écoutez-donc... _Tra deri, deri dera._ Hein! Comme c'est gai...
+_deri, dera_.... Ça ne vous donne pas envie? ajouta-t-il en battant fort
+prestement un entrechat.
+
+--Merci, monsieur, merci, répondit la jeune fille en se cachant la
+figure pour ne pas rire.--D'ailleurs il va pleuvoir, dit-elle.
+
+En effet, le ciel s'était chargé, l'air était lourd, le ciel se coupait
+d'éclairs par intervalles; et le quadrille était à peine commencé,
+qu'une grosse pluie vint disperser les danseurs, qui se réfugièrent dans
+le café, où il n'y eut bientôt plus assez de place.
+
+Pendant le dialogue de son vieux voisin avec la jeune fille, Octave
+s'était tenu à quelque distance. Mais quand l'orage avait éclaté, il
+s'approcha du bonhomme Jadis et lui dit:
+
+--Il faut nous retirer. Il est tard, d'ailleurs.
+
+--Où diable voulez-vous que nous allions, dit le vieillard, par ce
+temps affreux? Un vrai déluge! Il faut entrer quelque part... prendre
+quelque chose. Nous ne pouvons pas rester là. Voilà déjà que je
+ressemble à une éponge...--Ah! mon dieu! fit-il en se retournant vers la
+jeune fille.... Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas rester
+dehors.... Vous allez gâter votre jolie toilette. Venez avec nous vous
+mettre un instant à l'abri.
+
+--Merci, monsieur, dit-elle, je vais m'en aller... je prendrai une
+voiture... je ne demeure pas loin d'ailleurs, rue Rochechouart... c'est
+à côté....
+
+Et, mal abritée sous un petit acacia faisant dôme, elle regardait
+tristement la pluie qui commençait à mouiller sa robe.
+
+--Rue Rochechouart, dit le bonhomme Jadis, mais alors nous sommes
+voisins, mademoiselle.--Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne
+levait pas les yeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d'Auvergne,
+numéro....
+
+--Tiens, fit la jeune fille, nos maisons se touchent... moi j'habite le
+pensionnat de demoiselles....
+
+--Ah! fit Octave en levant les yeux. J'ai une fenêtre qui donne sur le
+jardin.
+
+--Eh bien, c'est ça! fit le bonhomme Jadis, nous sommes tous voisins....
+Alors mademoiselle n'a plus de raisons pour refuser de se mettre avec
+nous à l'abri; nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous
+reconduirons mademoiselle; il sera un peu tard... comme elle est
+seule....
+
+--En effet... ce serait plus prudent... dit Octave. La jeune fille garda
+le silence. Le bonhomme Jadis regarda les deux jeunes gens; un sourire
+courut sur ses lèvres, et il chantonna tout bas le refrain de son vieil
+ami: _Tra deri, dera, dera._
+
+--Allons, dit-il, voilà qui est entendu... entrons là-dedans. Et il se
+dirigea vers le café du jardin champêtre, laissant derrière lui la jeune
+fille et Octave, très embarrassés tous les deux.
+
+--Eh bien, venez-vous? s'écria le vieillard, sur la porte du café.
+
+--Nous voici, dit Octave, qui, après une courte hésitation se décida à
+offrir la main à sa compagne pour l'aider à franchir une petite mare
+d'eau.
+
+Ce fut seulement bien après minuit que l'on put songer à se retirer.
+L'orage n'avait point cessé, et il avait plu à torrents.
+
+--Nous allons être à l'amende, disait le bonhomme Jadis à Octave, en
+entendant sonner une heure du matin comme ils passaient à la barrière.
+
+--Une heure... déjà... mon Dieu! fit la jeune fille avec épouvante.--Si
+on n'allait pas m'ouvrir....
+
+--Hi! hi! hi! fit le bonhomme Jadis en lui-même. Ça serait drôle... _Tra
+deri_,--très drôle... _deri dera_....
+
+--Rassurez-vous, mademoiselle, disait Octave à sa compagne, dont il
+sentait le coeur battre sous son bras, nous voici arrivés; dans un
+moment nous serons à votre porte....
+
+Et il pressait le pas, tandis que le vieux voisin ralentissait exprès sa
+marche, en murmurant des mots décousus, comme:
+
+--Il sera trop tard... pauvre fille... rester à la porte... à la belle
+étoile...--Ah! bah! _tra deri..._ si mon jeune ami savait s'y prendre...
+l'hospitalité... de mon temps... _deri dera_... je sais bien ce que
+j'aurais fait... pas de maîtresse... à vingt ans... _tra deri..._ c'est
+prodigieux, _deri dera_....
+
+--Tiens! Tiens! on n'ouvre pas, dit-il en s'arrêtant tout à fait à
+quelque distance des deux jeunes gens, qui étaient arrêtés devant une
+maison de la rue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la
+tour d'Auvergne.
+
+Trois ou quatre coups de marteau retentirent violemment dans le silence
+et furent répétés par tous les échos de la rue déserte.
+
+--C'est qu'on n'ouvre pas... tout de même, continuait le bonhomme Jadis
+en se rapprochant. Comment vont-ils se tirer de là?
+
+Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, qui resta close.
+
+--Eh bien, fit le vieillard en s'approchant, ils sont donc sourds?
+
+--Ah! mon Dieu, disait la jeune fille, qui paraissait en proie à une
+grande agitation, qu'est-ce que madame va dire? Et le portier qui
+n'entend pas!
+
+--Madame? Qui ça, madame? demanda le bonhomme.
+
+--La directrice de la pension où je suis sous-maîtresse; je devais être
+de retour à dix heures. Mon Dieu! je vous en prie, ajouta-t-elle en
+parlant à Octave, frappez plus fort, on entendra peut-être.
+
+Octave frappa, mais plus doucement qu'il n'avait fait, et tout en
+frappant il regardait la jeune fille, dont l'inquiétude était à son
+comble, et il aperçut une larme qui roulait sur sa joue. Ces pleurs
+dans ses yeux bleus causèrent au jeune homme une telle impression qu'il
+n'avait plus la force de frapper.
+
+--On n'entend pas, dit-il, c'est inutile. Comment faire? Et il regarda
+sa compagne.
+
+--Ah! mon Dieu, reprit le bonhomme Jadis d'une voix ironiquement
+dolente, comment faire?
+
+--Comment faire? dit doucement la jeune fille.
+
+--Ah! s'écria-t-elle en relevant la tête, j'entends du bruit... on a
+entendu.
+
+--C'est impossible, s'écria Octave, tout le monde dort.
+
+--Mais on s'est réveillé.... Vous avez frappé trop fort, jeune homme,
+lui dit à l'oreille le bonhomme Jadis. C'est égal, la partie est bien
+engagée, mes compliments.
+
+--Je ne vous comprends pas, fit Octave.
+
+--_Tra deri dera_, chantonna le vieillard.
+
+Pendant ce temps-là une petite fenêtre en oeil-de-boeuf venait de
+s'ouvrir au-dessus de la porte cochère.
+
+--Qui est là? dit une voix.
+
+--C'est moi, répondit presque à voix basse la jeune fille.
+
+--Qui, vous? demanda la voix; ça n'est pas un nom ça.
+
+--Mademoiselle Clarisse, de chez Madame Hubert, la maîtresse de pension;
+ouvrez.
+
+--Ah! c'est vous, répliqua la voix. C'est vous qui rentrez à des heures
+pareilles.... C'est du joli! Excusez....
+
+--Mais ouvrez donc, s'écria Octave avec vivacité; voilà une heure que
+nous sommes à la porte.
+
+--Chut! dit doucement Clarisse en mettant sa main sur la bouche du
+jeune homme, ne le fâchez pas, il est méchant et serait capable de ne
+pas m'ouvrir.
+
+--Ouvrirez-vous, à la fin? cria Octave d'une voix de tonnerre.
+
+Le bonhomme Jadis avait entendu la recommandation faite tout bas par la
+jeune fille; et voyant de quelle façon le jeune homme lui avait obéi,
+il s'approcha d'Octave et lui glissa à l'oreille:
+
+--Très bien! Je vous les réitère, mes compliments.
+
+--Puisque c'est comme ça qu'on me parle, reprit la voix du portier, je
+n'ouvrirai pas; à cette heure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n'y
+a que les vagabonds qui sont dehors.
+
+--Vous voyez, fit Clarisse à Octave.... Je vous l'avais bien dit, il est
+fâché; j'en étais bien sûre, on va me laisser à la porte, et demain
+Madame Hubert ne voudra plus me recevoir. Qu'est-ce que je deviendrai?
+Et elle se mit à fondre en larmes.
+
+--Voyons, mon brave homme, dit le bonhomme Jadis au portier... vous ne
+laisserez pas cette pauvre petite à la porte. Vous avez la voix
+grosse... mais vous êtes sensible, le coeur est bon.... Allons! ajouta
+le bonhomme, le cordon, s'il vous plaît.
+
+Le portier crut qu'on se raillait de lui; et il s'apprêtait à refermer
+la fenêtre, quand il entendit les pas d'une patrouille qui s'avançait
+dans la rue; il craignit qu'on ne l'appelât, et, sans répondre, il tira
+le cordon.
+
+Au moment où elle s'y attendait le moins, Clarisse, qui était appuyée
+contre la porte, la sentit fléchir sous elle....
+
+--Il a ouvert! Il a ouvert. Merci, messieurs, je rentre bien vite....
+Ah! j'ai eu bien peur, ajouta-t-elle en regardant Octave, qui
+paraissait tout stupéfait. Adieu! dit-elle; et elle disparut, fermant la
+porte derrière elle.
+
+--Eh bien, dit le bonhomme Jadis à Octave, qui ne bougeait pas, est-ce
+que nous allons coucher là, mon jeune ami?
+
+--Non, non, répondit machinalement Octave en regardant toujours la
+porte; le portier avait pourtant dit qu'il n'ouvrirait pas, ajouta-t-il.
+
+--Oui, mais il a ouvert; c'est égal, dit le vieillard, vous êtes en bon
+chemin maintenant. C'est toujours tout droit; et comme vous allez d'un
+assez bon pas, à ce que j'ai pu voir, vous arriverez. Et maintenant,
+allons nous coucher.
+
+Arrivés à leur porte, Octave et le bonhomme Jadis recommencèrent le même
+manège qu'ils venaient de faire à la porte de Mademoiselle Clarisse. Ce
+ne fut qu'au bout d'un grand quart d'heure que le portier consentit à
+leur ouvrir.
+
+Octave se jeta sur son lit et ne dormit presque pas. Le lendemain, dès
+le matin,--il était installé à la petite fenêtre donnant sur le jardin
+de l'institution de demoiselles. À l'heure de la récréation des élèves,
+Octave aperçut enfin mademoiselle Clarisse. Elle était assise sur un
+petit banc appuyé au mur, et justement situé dans une perpendiculaire
+directe au-dessous de la fenêtre du jeune homme. Tout à coup un petit
+papier attaché à un petit morceau de bois tomba sur le livre qu'elle
+tenait à la main. La jeune fille releva la tête et aperçut Octave;--elle
+lui sourit en mettant un doigt sur sa bouche, ramassa le petit papier
+et le mit dans sa poche; puis, la cloche ayant sonné pour la rentrée en
+classe, elle disparut avec ses élèves. Octave sauta en bas de la fenêtre
+et exécuta une danse folle.
+
+--Bravo!... bravo! cria une voix qui venait d'une fenêtre de la cour.
+
+Octave courut à sa croisée--qui était resté ouverte--et il aperçut le
+bonhomme Jadis qui jardinait comme de coutume.
+
+--Eh bien, nous savons donc danser maintenant? dit le vieillard.
+
+Octave lui répondit par un sourire accompagné par un geste amical.
+
+Le soir du même jour, le portier monta tout essoufflé et tout
+effaré....
+
+--Monsieur Octave, dit-il... c'est extraordinaire... ce qui arrive....
+
+--Quoi donc? demanda le jeune homme avec inquiétude.
+
+--Une lettre... une lettre pour vous!... C'est une dame qui l'a
+apportée.... Nous en avons été saisis, ma femme et moi....
+
+--Donnez donc vite, s'écria Octave en prenant la lettre des mains du
+portier, sur qui il referma sa porte.
+
+Quelques jours après,--le matin,--comme le bonhomme Jadis arrosait ses
+fleurs, il entendit un duo d'éclats de rire qui s'échappait de la
+chambre d'Octave.
+
+--Ah! dit le bonhomme en se frottant les mains, je n'ai plus besoin de
+déménager; j'ai mon affaire en face de moi, ça me rappellera Jacqueline.
+Vingt ans! et pas d'amourettes! c'était trop fort aussi... À la bonne
+heure, maintenant.--Il faut bien se ranger. _Tra deri, deri dera._
+
+
+
+
+Les amours d'Olivier
+
+
+
+
+I
+
+
+Olivier avait vingt ans. La poésie n'avait d'abord été chez lui qu'une
+maladie de la première jeunesse, qu'un premier amour avait fort
+envenimée, et que plus tard la fréquentation de jeunes gens voués à
+l'art avait rendue chronique. Le père d'Olivier, homme très rigide et
+très positif, voulait faire suivre à son fils la carrière du commerce,
+et dans cette intention il avait envoyé Olivier prendre des leçons de
+tenue de livres chez un professeur du quartier. C'était un homme déjà
+vieux, ayant mené longtemps la vie des joueurs et des débauchés, et le
+moins habile physionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte
+de tous les mauvais penchants. À quarante-cinq ans cet homme, qui
+s'appelait M. Duchampy, avait épousé une jeune fille qu'il avait
+séduite. À l'époque où Olivier vint prendre des leçons chez lui, M.
+Duchampy était marié depuis quelques années; sa femme avait vingt-quatre
+ans. C'était une femme de cette race frêle et maladive, où les poètes de
+l'école poitrinaire vont ordinairement chercher leur idéal. Madame
+Duchampy possédait toutes les grâces langoureuses et attractives de ces
+sortes de tempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une
+apparence de faiblesse, cachent de grandes provisions de force et
+d'ardeur. Ses yeux d'un bleu indécis s'allumaient parfois d'un éclair
+fugace aux lueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle,
+s'animait et se colorait à la fois. Mais ce n'étaient là que de rares
+accidents, de passagères éruptions de vie, résultant peut-être d'un flux
+de jeunesse et de passion comprimées. Sans être précisément un appel à
+la pitié, son sourire excitait l'intérêt, et paraissait accuser
+confusément une vie de souffrances ignorées dont la confidence, faite de
+sa voix lente et douce, pouvait être souhaitée par un jeune homme
+enclin à l'élégie. Madame Duchampy restait souvent le soir dans la salle
+d'étude où Olivier venait prendre sa leçon quotidienne. Elle travaillait
+à quelque ouvrage de tapisserie ou donnait ses soins à une petite fille
+de deux ans, qui, dans les bras de sa mère, semblait une fleur mourante
+attachée à un arbrisseau malade. Pendant que son professeur s'occupait
+auprès de ses autres élèves, Olivier détournait les yeux de ses cahiers
+noirs de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s'arrangeait
+toujours de façon à être surprise dans quelque attitude de coquetterie
+maternelle.
+
+Il arriva une chose bien simple: c'est qu'Olivier n'apprit aucunement la
+tenue des livres, et qu'il devint parfaitement amoureux de la femme de
+son professeur. Un soir madame Duchampy se trouvant seule avec Olivier,
+elle lui fit ses confidences. C'était quelques jours après la mort de
+sa petite fille. Olivier tomba à ses genoux et laissa couler sur ses
+mains ces larmes toutes chaudes de sincérité qui gonflent les coeurs
+naïfs. Il eut toute l'éloquence de l'inexpérience. Il exprima la passion
+réelle avec l'accent vrai, et il fut écouté d'autant plus qu'il était
+attendu. À compter de ce jour-là Madame Duchampy s'appela Marie pour
+Olivier.
+
+Cependant, quoi qu'il eût fait pour enrayer ses progrès, afin d'avoir
+un prétexte pour venir dans la maison, au bout de six mois de leçons
+Olivier en savait assez pour entrer dans n'importe quel comptoir
+commercial. Son professeur le lui déclara un jour; mais il ajouta:
+«J'espère néanmoins que cela ne vous empêchera pas de venir nous voir,
+et le plus souvent sera le mieux.» Olivier vint hardiment tous les
+jours.
+
+Le professeur ne paraissait aucunement s'inquiéter de cette assiduité.
+Il en connaissait parfaitement le motif; mais il savait à quoi s'en
+tenir sur les relations de ce jeune homme avec sa femme, et se tenait
+rassuré sur l'innocence de cette passion, qui vivait dans l'outre-mer du
+platonisme le plus pur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le
+poète écrivait à Marie. Cette épître, que le pudique Joseph lui-même
+aurait signée sans difficulté, commençait par ces mots: «Ma soeur!» M.
+Duchampy poussa un grossier éclat de rire.
+
+--Et vous, demanda-t-il à sa femme, le nommez-vous mon frère? Cela
+serait curieux. Mais en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne
+savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d'inceste
+dans le terrain de l'adultère?
+
+--Olivier est un enfant, dit Marie; c'est de l'amitié qu'il a pour moi,
+c'est de la pitié que j'ai pour lui. Voilà tout, vraiment; mais, si vous
+le désirez, je le renverrai.
+
+--Non pas! répliqua le mari. À moins qu'il ne vous ennuie trop avec son
+amour bleu de ciel. Gardez-le, cela m'est égal.
+
+Au fond, M. Duchampy était réellement fort indifférent. Il n'aimait sa
+femme que comme un être docile et silencieux sur lequel il pouvait à
+loisir épancher ses colères quand il avait perdu au jeu. D'un autre
+côté, l'assiduité d'Olivier lui servait de prétexte pour s'échapper de
+son ménage et courir de honteux guilledous.
+
+Les amours de Marie avec Olivier durèrent dix-huit mois, pendant
+lesquels ils ne s'écartèrent point des pures régions du sentiment. Au
+bout de ce temps, des pertes successives faites au jeu engagèrent M.
+Duchampy dans d'assez méchantes affaires, compliquées de faux. Il fut
+forcé de fuir en Angleterre pour éviter des poursuites. Sa femme resta à
+Paris, sans ressources. Olivier, qui jusqu'alors n'était resté avec
+Marie que du matin jusqu'au soir, y resta une fois du soir jusqu'au
+matin: c'était une nuit d'hiver, une de ces longues nuits, si longues
+et si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les
+passent les bras au cou d'une femme aimée. Mais le réveil de cette nuit
+fut terrible. Madame Duchampy était avertie qu'elle allait être
+poursuivie comme complice de son mari, affilié à une société de gens
+suspects. Voyant la liberté de sa maîtresse menacée, et sans réfléchir
+un seul moment qu'il pouvait se compromettre en la dérobant aux
+poursuites dont elle était l'objet, Olivier voulut sauver celle qui
+n'avait désormais d'autre appui que lui. Comme il ne pouvait l'emmener
+dans la maison de son père, où il logeait, Olivier pensa à un jeune
+peintre de ses amis qui, outre l'atelier où il travaillait, possédait
+dans un quartier voisin une chambre qui lui servait seulement pour
+coucher. Urbain consentit à céder cette chambre à Olivier, qui vint y
+cacher sa maîtresse. Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les
+deux jeunes gens à qui il donnait l'hospitalité. Après plusieurs
+visites il revint un jour pendant l'absence d'Olivier, et passa beaucoup
+de temps avec Marie; le lendemain il revint de nouveau, et aussi le
+surlendemain. Le troisième jour, en rentrant le soir, Olivier ne trouva
+plus personne dans la chambre:--Marie était partie, laissant pour
+Olivier une lettre très laconique.
+
+Elle lui apprenait qu'ayant reçu avis qu'on avait découvert son refuge,
+elle avait dû en chercher un autre chez une parente. Olivier ne lui en
+connaissait pas. Dans sa lettre Marie conseillait à son amant de ne
+point compromettre sa sûreté en cherchant à la voir, et lui ajournait à
+huit jours de là une entrevue, le soir, place Saint-Sulpice.
+
+Olivier courut à l'atelier d'Urbain, pour lui apprendre ce qui lui
+arrivait.
+
+Le peintre le reçut avec un air embarrassé.
+
+--J'étais allé dans ma chambre tantôt pour prendre quelque chose dont
+j'avais besoin, dit Urbain. J'ai trouvé Marie en émoi: elle venait de
+recevoir l'avis dont elle parle dans la lettre; elle est partie
+sur-le-champ.... Je l'ai accompagnée, ajouta-t-il maladroitement.
+
+--Alors, tu sais où elle est? dit Olivier avec vivacité.
+
+--À peu près, répondit le peintre, mais ce secret n'est point le mien,
+et je ne puis rien te dire. Qu'il te suffise de savoir que Marie est en
+sûreté; et comprends bien que, pour un certain temps, toi, qui es
+peut-être surveillé aussi, suivi sans doute, il importe, et la prudence
+l'exige, que tu cesses de voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis
+tout à toi, et je ferai auprès de ta maîtresse toutes les commissions
+dont tu me chargeras.
+
+Olivier n'eut aucun soupçon. Au jour que lui avait indiqué Marie, il se
+trouva le soir place Saint-Sulpice; l'heure désignée avait déjà sonné et
+Marie n'était pas encore arrivée. Au moment où il commençait à perdre
+patience, il aperçut venir Urbain.
+
+--Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le peintre.
+
+--Malade! fit Olivier, pâle d'angoisse. Conduis-moi vers elle.
+
+--Non, reprit Urbain, elle me l'a défendu. Olivier regarda son ami, qui,
+malgré lui, baissa les yeux.
+
+--Je veux voir Marie absolument, dit Olivier, entends-tu cela? ce soir,
+tout de suite, sans retard. Arrange-toi comme tu voudras; qu'elle vienne
+ou que j'aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie.
+
+--C'est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. Je vais aller dire à
+Marie, malade, brûlée par la fièvre, qu'elle quitte son lit pour courir
+la rue, sous les frissons d'un ciel noir; je lui dirai que, dût-elle
+arriver en rampant sur le pavé et tomber morte sur cette place, il faut
+qu'elle vienne.
+
+--Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle? dit Olivier doucement.
+
+--Parce qu'elle ne peut point te recevoir là où elle est; ce n'est pas
+chez elle.
+
+--Mais elle te reçoit bien, toi.
+
+--Je ne suis pas son amant, moi, je ne suis que son ami à peine, et le
+tien; le trait d'union qui vous unit, voilà tout ce que je suis. Que
+décides-tu? Demain... après... dans quelques jours Marie pourra sortir
+sans danger pour sa santé et pour sa liberté. Attends.
+
+--Je n'attendrai pas une minute, dit Olivier; va chercher Marie.
+
+--C'est bien, répondit Urbain, j'y vais. Une idée terrible traversa
+l'esprit d'Olivier. Marie est chez Urbain, lui cria un instinct
+prophétique; et il s'élança sur les traces du peintre, le rejoignit, et
+sans avoir été aperçu, le vit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un
+angle obscur du voisinage pour surprendre Urbain au moment où il
+sortirait. Au bout de quelques instants le peintre sortit de la maison
+où était son atelier; il n'était point seul, quelqu'un l'accompagnait,
+c'était un jeune homme.
+
+Olivier respira plus librement, seulement son inquiétude n'avait pas
+cessé.
+
+Comment Urbain, qui l'avait quitté pour aller chercher Marie,
+revenait-il avec un jeune homme et non avec Marie? et si ç'avait été
+elle, comment et pourquoi se serait-elle trouvée chez Urbain? Olivier se
+posait toutes ces questions en rejoignant à la hâte la place
+Saint-Sulpice par un chemin plus abrégé que celui pris par Urbain.
+Aussi arriva-t-il quelques secondes avant lui.
+
+--Et Marie? cria Olivier en voyant Urbain s'avancer sur la place, où
+est-elle, Marie?
+
+--Me voilà, répondit une voix, la voix du compagnon d'Urbain, qui
+n'était autre que Marie sous des habits d'homme.
+
+--Ah! fit Olivier.... C'était donc toi, tout à l'heure!
+
+--Mais le cri de sa maîtresse, la révélation subite de la trahison
+d'Urbain, avaient frappé Olivier au coeur,--il chancela comme un homme
+qui vient de recevoir une balle, et sans l'appui d'un arbre qui se
+trouvait derrière lui, il serait tombé sur le pavé.
+
+--Le malheureux! s'écria Marie, en se précipitant vers Olivier.
+
+--Allons, bon! dit Urbain avec impatience, allons-nous faire des scènes
+en public, à présent? Pourquoi êtes-vous venue? Laissez-moi seul avec
+Olivier, nous nous expliquerons, c'est impossible devant vous; allez...
+retournez à la maison.
+
+Jamais les plus orageuses colères de son mari n'avaient autant épouvanté
+la jeune femme que cette brutalité froide. L'attitude cruelle d'Urbain
+la trouva sans résistance, et sous son regard impératif elle ploya comme
+un saule sous l'ouragan. Après une courte hésitation elle se retira
+lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur la place déjà déserte.
+
+La fraîcheur de l'air tira un instant Olivier de son presque
+évanouissement. Il regarda autour de lui.
+
+--Où est Marie? demanda-t-il.
+
+--Elle est retournée chez elle, chez moi, répondit Urbain brièvement.
+
+--Chez elle... chez toi... murmura machinalement Olivier.... C'est donc
+vrai... chez elle... chez toi?...
+
+--Eh bien, oui, puisque nous demeurons ensemble. Après?... Est-ce tout
+ce que tu as à me dire?
+
+Olivier parut chercher une réponse, mais sa pensée était pour ainsi dire
+asphyxiée par sa douleur, et sa parole, noyée dans les larmes,
+n'arrivait pas jusqu'à sa bouche.
+
+--Que dire à cela? murmura Urbain, j'aimerais mieux une querelle. Mais
+des pleurs ici, des pleurs là-bas sans doute; que le diable les emporte
+tous les deux!--Si ce qui arrive est arrivé, c'est autant la faute de
+Marie que la mienne;--d'ailleurs--_c'était dans ma chambre._ Voyons,
+dit-il en secouant Olivier, parle-moi, accuse-moi.... Je me défendrai si
+je veux.... Marie est ma maîtresse, eh bien, oui! c'est vrai... elle
+était bien la tienne!
+
+Olivier n'entendait pas,--il avait un millier de cloches dans la tête,
+qui toutes lui donnaient ce nom, Marie. Sa bouche se contractait
+horriblement, et il paraissait souffrir comme s'il eût mâché des
+charbons ardents. C'était une espèce d'apoplexie du désespoir.
+
+--Mais parle-moi donc! s'écria Urbain.
+
+--Oh! oh! fit Olivier... en tombant aux genoux du peintre... je t'en
+supplie... mène-moi voir Marie;--et il retomba dans son insensibilité.
+
+--Allons, dit Urbain, il n'y a rien à faire.
+
+Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui paya sa course
+d'avance, lui donna l'adresse d'Olivier, qui sanglotait comme une fille,
+et fit monter celui-ci dans la voiture.
+
+--Il est malade, le bourgeois, dit le cocher, il pleure.
+
+--Il est ivre, dit Urbain.
+
+--Ah! oui, il sue son boire par les yeux, moi j'ai pas le vin tendre.
+Hue, la blonde! ajouta le cocher, en allongeant un coup de fouet à sa
+rosse.
+
+
+
+
+II
+
+
+Pendant la course Olivier retrouva graduellement un peu de calme. En
+arrivant chez lui il alla dire bonsoir à son père, qui le reçut fort
+mal. Puis il monta dans sa chambre. Sans même songer à fermer la
+fenêtre, par où soufflait une bise aiguë dont les baisers, qui pouvaient
+être des caresses mortelles, glissaient sur son front humide d'une sueur
+brûlante, Olivier s'assit près d'une table, la tête posée entre ses
+mains.
+
+Avez-vous vu dans un hôpital faire à un homme l'amputation d'un membre?
+On étend le malade sur une haute table recouverte d'un drap blanc. Tout
+autour se rangent le chirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la
+trousse, font cliqueter l'arsenal des instruments de chirurgie. À ce
+bruit sinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf qui
+entend l'aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de la salle,
+les autres malades de l'hôpital viennent voir _comme cela se joue._ Le
+chirurgien retrousse le parement de son habit, choisit un joli
+instrument à manche d'ivoire ou de nacre, et, s'il est habile, fend d'un
+seul coup l'épiderme. Une rosée pourpre vient tacher le drap.
+L'opération est commencée. Le patient crie; ce n'est rien encore. Voici
+tous les bistouris, tous les couteaux et les scalpels, toute la meute de
+fer et d'acier qui se précipite à la curée et ouvre dans la chair une
+brèche sanglante au passage de la scie qui s'en va mordre l'os. Le
+chirurgien continue son exécution; et, si c'est un jour de clinique,
+tâche de se distinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un
+concert à son bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé
+l'os. Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et les
+tampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entre eux de
+l'actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant le patient pousse
+un cri suprême: la scie a donné son dernier coup de dent; et le membre,
+détaché du tronc, tombe dans une mare de sang.
+
+Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains, rabat les manches de
+son habit, et dit au malade:
+
+--Adieu, mon brave homme. Vous n'aurez plus la goutte à cette jambe-là;
+ou vous n'aurez plus d'engelures à cette main-là, si c'est un bras qu'on
+vient de couper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à
+chaque genre d'opération.
+
+Quant au malade, on le transporte dans son lit:--il meurt ou il guérit.
+Mais, dans ce dernier cas, il est bien sûr que sa jambe ou son bras
+coupé ne lui repousseront pas--et qu'il n'aura plus à subir le martyre
+d'une nouvelle amputation.
+
+Mais si, au lieu d'un membre, il s'agit d'un sentiment, d'une passion,
+d'une amitié rompue, d'un amour trahi; si c'est surtout la première de
+nos illusions qu'il s'agit d'amputer, c'est autre chose de bien plus
+terrible, ma foi! D'ailleurs tout n'est pas fini et l'opération n'a pas
+le résultat brutal de l'acier du chirurgien, qui coupe et retranche à
+jamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle; à cet amour
+trahi un amour nouveau, qui doivent, l'une se rompre encore et l'autre
+être encore trahi. Et de nouveau l'expérience viendra vous dire: Je
+t'avais pourtant prévenu: pourquoi n'es-tu pas encore guéri? et elle
+recommencera ses terribles opérations; mais à peine partie, arrivera
+derrière elle l'espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchirera
+l'appareil posé par l'expérience et détruira son ouvrage; et ainsi
+toujours, jusqu'à la fin de la fin.
+
+Il est des natures qui ne survivent pas à la mort de leur première
+illusion: ce sont les natures privilégiées. Il en est d'autres chez qui
+l'espérance perpétue la douleur.
+
+Olivier avait dix-huit ans. Son premier amour et sa première amitié
+gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse. Un peu plus tôt, un peu
+plus tard, qu'importe! son heure était venue. Subissant le sort commun,
+il allait à son tour s'étendre sur le sinistre chevalet de torture où,
+venant lui porter son premier coup de griffe et lui donner sa première
+leçon, l'expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous ses
+couteaux.
+
+À cette heure même, dans une chambre voisine de la sienne, une compagnie
+de jeunes gens et de jeunes femmes, buvant à plein verre le vin, qui est
+le jus du plaisir, chantaient ce refrain connu:
+
+«Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans.»
+
+Méchant mensonge qu'on croirait écrit par un propriétaire pour faire
+une réclame à ses mansardes! Triste paradoxe qui montre les coudes comme
+un habit usé! Mauvais vers au milieu des vers de ce poète qui, pour
+avoir trop consommé de lauriers pendant sa vie, n'en aura peut-être plus
+assez pour indiquer sa tombe.
+
+Toute la moitié de la nuit Olivier resta immobile à la même place, se
+crucifiant sur la croix des souvenirs et buvant la douleur à pleine
+coupe jusqu'à ce que son coeur lui criât: assez!
+
+Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres, les sinistres pensées
+qui rôdent autour du désespoir voltigeaient autour d'Olivier, et lui
+soufflaient au coeur la haine de la vie et l'amour de cette haine; son
+cerveau ébranlé battait sous son crâne comme le marteau d'une cloche:
+c'était le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.
+
+On chantait toujours dans la chambre voisine, et chaque vers de ces
+joyeux couplets, comme une flèche de gaieté acérée, s'enfonçait dans le
+coeur moribond du jeune homme.
+
+Enfin, sortant de cette muette immobilité, il prit du papier et écrivit
+rapidement jusqu'au jour levant.
+
+Il écrivit deux longues lettres, l'une à Urbain, l'autre à Marie. Ces
+lettres terminées, il réunit dans un seul paquet toutes les petites
+choses que sa maîtresse lui avait données _au temps de l'autrefois._ Il
+ferma ce paquet en répétant une strophe d'un des poèmes les plus
+lamentables d'Alfred de Musset:
+
+ _Je rassemblais des lettres de la veille,_
+ _Des cheveux, des débris d'amour;_
+ _Tout ce passé me criait à l'oreille_
+ _Ses éternels serments d'un jour,_
+
+ _Je contemplais ces reliques sacrées_
+ _Qui me faisaient trembler la main,_
+ _Larmes du coeur par le coeur dévorées,_
+ _Et que les yeux qui les avaient pleurées,_
+ _Ne reconnaîtront plus demain._
+
+Au matin, la servante de son père monta pour faire le ménage.
+
+--Où est mon père? demanda Olivier.
+
+--Il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme.
+
+Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le
+pharmacien de la maison avec une ordonnance qu'il avait faite lui-même.
+Il la chargea aussi de mettre à la poste les deux lettres pour Urbain
+et Marie.
+
+--Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de
+pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m'a bien recommandé de
+vous dire de ne boire ça que par cuillerées, de deux heures en deux
+heures. Il paraît que c'est _de la poison_ tout de même. C'est pour
+faire dormir, pas vrai?
+
+--Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne.
+
+En moins d'une heure il avait bu entièrement le sirop de pavots.
+
+
+
+
+III
+
+
+Depuis près de deux jours le père d'Olivier ne l'avait pas vu. Pris de
+quelque inquiétude, il monta à la chambre de son fils pour savoir ce que
+celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d'habitude, la clef
+sur la porte, qui était intérieurement fermée au double tour, il frappa
+violemment et appela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit
+pas. Ce silence obstiné augmenta son inquiétude et l'effraya presque. Il
+alla chercher de l'aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui
+céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipita dans la
+chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit; il avait dormi trente
+heures. L'énorme dose de soporifique qu'il avait prise, mortelle pour
+des natures moins robustes que la sienne ne l'avait point tué, et le
+premier mot qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom de Marie.
+
+En apercevant son père, Olivier avait essayé de se lever du lit où il
+s'était couché tout habillé, mais il ne put faire un pas.
+
+Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l'estomac.
+
+--Qu'est-ce que tu as? lui demanda son père, resté seul avec lui.
+
+--J'ai mal à la tête, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de
+rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n'y en avait pas assez!
+Il y en avait trop, au contraire, et c'était cela qui l'avait sauvé.
+
+Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père d'Olivier comprit sa
+tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu'on
+entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu
+le pas qui s'approchait.
+
+--Mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer.
+
+--Mais tu souffres, lui dit son père; il faut envoyer chercher un
+médecin.
+
+--Non, fit Olivier avec vivacité. N'ayez point de crainte; je me suis
+bien manqué. Et d'ailleurs j'ai l'idée que la personne qui vient
+m'apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi
+seul... après, tantôt... plus tard, nous causerons... je vous dirai
+tout ce que vous voudrez.
+
+En ce moment on frappa à la porte.
+
+--Entrez, dit Olivier.
+
+La porte s'ouvrit. Urbain entra. Le père d'Olivier sortit. Les deux
+rivaux restèrent seuls.
+
+--Et Marie? s'écria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit.
+
+--Et toi? répondit Urbain.
+
+--Ne me parle pas de moi, répliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui
+as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la
+fiole de sirop, je ne mentais pas, va... j'ai bu....
+
+Puis il répéta encore.... Mais il n'y en avait pas assez. Qu'a-t-elle
+dit, Marie?
+
+--Marie n'a point reçu ta lettre; mais au moment où tu lui écrivais elle
+_nous_ écrivait aussi; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle
+tentait le suicide... et comme toi elle n'est point morte, ajouta Urbain
+avec vivacité.
+
+--Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie égoïste, Marie a voulu
+mourir parce qu'elle me croyait mort... elle n'avait pas cessé de
+m'aimer alors... et tu as menti. Ô Marie! ma pauvre Marie! Je lui
+pardonne... je l'embrasserai encore... je la reverrai... je
+l'entendrai. As-tu remarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur
+elle dit certains mots... _mon ami_, par exemple... et _vois-tu_?...
+C'est bien peu de chose, ces deux mots-là... pourtant, _mon ami_,
+_vois-tu_!... ô douce musique de la voix aimée!... ô Marie! ma pauvre
+Marie!...
+
+--Je t'ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n'avait point
+reçu ta lettre.
+
+--Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?...
+
+--Parce que je n'ai point revu Marie depuis le moment où je t'ai quitté,
+avant-hier soir, place Saint-Sulpice.
+
+--Comment cela? demanda Olivier. Elle n'est donc point rentrée chez
+toi?
+
+--Elle y est rentrée, dit Urbain. J'avais loué sur le même carré où
+était mon atelier une chambre toute meublée, c'est là qu'elle habitait.
+
+--Seule? dit Olivier.
+
+--C'est là qu'elle habitait, continua Urbain. C'est là qu'on est venu
+l'arrêter au moment où elle rentrait après nous avoir quittés tous les
+deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu'il était
+dangereux pour elle de sortir.... Malgré la précaution que j'avais eue
+de la vêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens qui
+l'épiaient.
+
+Enfin, quand je suis rentré, j'ai trouvé la chambre vide et sur la
+table cette lettre qu'on lui avait permis d'écrire avant de l'emmener.
+La voici. Et Urbain tendit à Olivier la lettre de Marie. Elle était
+écrite sur du papier et avec du crayon à dessin.
+
+«Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bontés pour moi; votre
+hospitalité a prolongé ma liberté de quelques jours. Au moment où je
+vous écris, on vient m'arrêter sur un mandat du juge d'instruction. Je
+ne sais pas de quoi l'on peut m'accuser, je vous assure. J'ignorais les
+affaires de mon mari. Mais, quoi qu'il arrive, j'ai pris mes précautions
+pour ne point paraître devant la justice.... Dans la crainte d'être
+arrêtée un jour ou l'autre, j'avais sur moi un petit flacon plein de
+cette eau bleue qui vous servait pour graver...»
+
+--De l'acide sulfurique, dit Urbain. Heureusement il était éventé.
+Olivier continua à lire la lettre de Marie:
+
+«Je boirai cette eau, qui est du poison, et ça sera fini. Je n'ai pas eu
+le temps de vous aimer, Urbain, parce que je n'avais pas eu le temps
+d'oublier Olivier.»
+
+En cet endroit de la lettre, il y avait quelques mots raturés avec de
+l'encre et non point du crayon, comme l'écriture de la lettre. Cette
+suppression avait été faite par Urbain; mais Olivier n'en déchiffra pas
+moins l'alinéa supprimé. Il continua:
+
+«que j'ai aimé pendant si longtemps. Vous lui donnerez mes cheveux, que
+j'ai coupés le jour où vous m'aviez fait déguiser en homme. MARIE.»
+
+--Urbain, resta confondu en voyant son ami lire presque couramment ce
+passage, malgré la rature qui le recouvrait.
+
+--Pourquoi as-tu rayé cela? demanda Olivier.
+
+--Je voulais garder les cheveux de Marie, répondit Urbain; je te les
+donnerai.
+
+--Écoute, dit Olivier, si tu veux me donner cette lettre, nous
+partagerons les cheveux.
+
+--Oui, répondit Urbain. Écoute le reste... le lendemain du jour où Marie
+a été arrêtée, j'ai couru au palais de justice, où je connais quelqu'un;
+c'est là que j'ai appris que Marie avait en effet tenté de se suicider.
+Mais, comme je te l'ai dit, l'acide qu'elle avait employé était éventé:
+elle ne mourra pas.... Maintenant je vais te dire adieu; après ce qui
+est arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir de relations.
+J'ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse de huit jours, je
+perds un ami de longue date; j'ai du malheur.
+
+--Pourquoi ne plus nous revoir? dit Olivier avec un sourire
+mélancolique; et, tendant la main à Urbain, il ajouta: Il faut bien que
+je te revoie... à qui donc veux-tu que je parle d'ELLE?
+
+Comme Urbain sortait de chez Olivier, le père de celui-ci y rentrait.
+Resté sur le carré, l'oreille collée à la porte, il avait entendu tout
+l'entretien des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la tentative de
+suicide faite par son fils avait sa source dans quelque amourette
+contrariée. Mais en apprenant que sa maîtresse était en état
+d'arrestation, il craignit que les relations d'Olivier avec cette femme
+n'eussent des suites compromettantes. Sans aucun préambule conciliateur,
+il aborda la discussion avec une violente colère, que le calme d'Olivier
+ne fit qu'irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyable
+encore pour la maîtresse de celui-ci, qu'il traita de femme perdue.
+
+Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frappé aux portes de la
+mort, Olivier ne put l'entendre injurier par son père; celui-ci avait
+été sans pitié, Olivier fut sans respect. Cette scène horrible se
+prolongea deux heures. Elle se termina par cette épouvantable accusation
+que le fils en délire jeta au visage du père en courroux:
+
+--Vous avez été le bourreau de ma mère, morte lentement sous vos
+colères.
+
+--Malheureux! s'écria son père, en levant sa main, qu'il laissa aussitôt
+retomber.
+
+--Si je suis sacrilège, que Dieu vous venge! répondit Olivier.
+
+--Retire les affreuses paroles que tu viens de dire, reprit son père.
+
+--Retirez les injures que vous avez jetées à Marie, à une femme
+malheureuse, mourante peut-être en ce moment.
+
+--Cette femme est une misérable, elle te perdra.
+
+--Ma mère est morte de chagrin, dit Olivier avec un regard sinistre.
+Encore une fois, si j'ai menti, qu'elle me maudisse, et si je dis vrai
+qu'elle vous pardonne!
+
+Le père était blanc de fureur; et comme il venait d'apercevoir sur la
+cheminée, parmi les souvenirs que Marie avait donnés à Olivier, un
+portrait d'elle au daguerréotype, il le prit et s'écria:
+
+--La voilà donc la créature pour qui tu m'insultes, malheureux!
+
+Et jetant le portrait à terre, il l'écrasa sous son pied.
+
+--Mon père, dit Olivier en se dressant sur son lit et en étendant sa
+main vers la porte, pas un mot de plus... sortez.
+
+--Pourquoi n'est-ce pas elle que j'ai là sous mon pied? continuait le
+père en écrasant les morceaux déjà brisés du portrait.
+
+Il n'avait pas achevé, que son fils était debout devant lui, terrible,
+l'oeil hagard, la voix étranglée.
+
+--Mon père, murmura-t-il en paroles hachées par le claquement de ses
+dents... vous voyez bien cette arme... et il montrait un petit pistolet,
+dit _coup de poing_, qu'il venait de décrocher du mur, vous voyez cette
+arme... je n'ai pas osé m'en servir hier quand je voulais mourir... j'ai
+préféré le poison, qui ne fait pas de bruit....
+
+--Après? lui dit son père froidement, en portant la main sur les autres
+souvenirs de Marie.
+
+--Après? continua Olivier... qui armait son pistolet.... Si vous dites
+un mot de plus sur Marie... si vous touchez à ces choses qui lui ont
+appartenu, eh bien, mon père, je me brûle la cervelle devant vous... et
+ceux qui vous connaissent diront ceci: «Il avait mis vingt ans à tuer la
+mère... mais il a tué le fils d'un seul coup.»
+
+Son père le regarda un moment... et saisissant rapidement parmi les
+souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées, il le jeta à terre....
+
+Comme il mettait le pied dessus, Olivier porta le pistolet à son front
+et lâcha la détente.
+
+On entendit le bruit sec causé par la chute du chien sur la cheminée.
+
+--Oh! malheur! s'écria Olivier en retombant sur son lit la tête entre
+ses mains... la mort ne veut pas de moi!
+
+Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre huit jours
+auparavant, le pistolet avait été trouvé par son père, qui l'avait
+déchargé.
+
+Olivier était resté seul. Cinq minutes après sa sortie, son père lui
+envoyait la servante avec une lettre et un petit rouleau d'argent.
+
+La lettre contenait seulement ces mots: «Voilà cent francs. Sois parti
+demain.»
+
+--Dites à mon père que je serai parti ce soir, répondit Olivier, et
+allez me chercher une voiture.
+
+Il jeta au hasard dans une malle ses habits, son linge, tous ses
+papiers; il ramassa tous les souvenirs de Marie, éparpillés par
+l'ouragan de la colère paternelle, les enveloppa soigneusement, et ayant
+fait monter le cocher, il lui fit transporter sa malle dans la voiture.
+
+En descendant l'escalier bien lentement, car il était faible et brisé
+par toutes ces émotions, il rencontra son père.
+
+Ils s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, et échangèrent cet adieu plein
+de voeux qui durent épouvanter le ciel:
+
+--Va-t'en, dit le père.... Je t'abandonne et te laisse à la honte, à la
+misère.
+
+--Je sors encore vivant de cette maison, d'où ma mère est sortie morte.
+Adieu, mon père, dit Olivier, je vous laisse à vos remords.
+
+Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il était
+onze heures du soir. Le peintre était seul dans son atelier.
+
+--Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui
+portait sa malle.
+
+--Il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls, que mon père m'a
+chassé, et pour la seconde fois je viens te demander l'hospitalité.
+
+Urbain n'avait plus cette chambre du voisinage qu'autrefois il avait
+prêtée à Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour où la maîtresse
+du poète était devenue la sienne, il avait quitté son second logement et
+vendu les meubles pour faire vivre Marie.
+
+--Mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu donc? Je ne vois pas
+de lit.
+
+--Je suis pauvre, répondit Urbain, et montrant derrière une grande toile
+qui séparait l'atelier en deux, une paillasse jetée à terre, et
+recouverte d'un lambeau de laine, il ajouta: «Je couche là-dessus et j'y
+dors.»
+
+--J'ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les
+ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon père me les refuse, nous
+achèterons un lit, au moins. J'ai cent francs.
+
+--Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la
+moitié de ce qu'il nous aura coûté? Ô mon ami! ne sois pas si fier pour
+une pile d'écus que tu as dans ta poche.... Cent francs... c'est bien
+joli, mais ce n'est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite
+fondu, quoiqu'il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton
+argent est à toi; et si tu es si délicat qu'un grabat de paille
+t'effraye, il y a la chambre d'en face, la chambre garnie où logeait
+Marie.... Le lit est doux; mais moi je n'aime pas les douceurs, et c'est
+seulement à cause de Marie que j'avais loué cette chambre.... Tu peux la
+prendre si tu la veux; j'ai encore la clef. Demain, tu t'arrangeras avec
+le propriétaire, qui la loue.
+
+--Je la prendrai, dit Olivier; viens m'y conduire. Urbain le mena dans
+une petite chambre assez propre, et qui n'avait pas été rangée. Tout y
+était dans le même état où Marie l'avait laissé.
+
+--Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune
+homme tombèrent d'abord sur le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur
+l'un d'eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié sans doute par
+Marie. Sur l'autre, une sorte de calotte, de forme dite _grecque_,
+qu'Olivier avait vue plusieurs fois sur la tête d'Urbain. Cette vue
+porta un coup terrible au coeur d'Olivier: son dernier doute venait de
+s'évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus voir.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Autant Olivier avait d'abord souhaité être dans cette chambre où Marie
+avait habité, autant il souhaita en être dehors lorsqu'au premier regard
+qu'il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse.
+
+Mais où aller à une heure du matin par cette froide nuit d'hiver?
+D'ailleurs Olivier était dans un état horrible. La terrible journée
+qu'il avait passée, succédant à la lutte terrible qu'il avait soutenue
+contre le poison, avait anéanti toutes ses forces. Chauffé à outrance
+par la fièvre ardente à laquelle il était en proie depuis deux jours,
+son sang était presque en ébullition et grondait dans ses veines,
+tellement gonflées, que celles du front s'accusaient en relief comme des
+coutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de
+larmes, son coeur assassiné par la souffrance se débattait en criant au
+secours.
+
+Espérant qu'à défaut de l'oubli il trouverait peut-être, pour une heure
+ou deux, l'inertie du sommeil, qui est encore l'oubli, il se jeta sur
+une chaise après avoir éteint la lumière. Mais le sommeil ne vint pas.
+Les ténèbres appelées par Olivier se mirent à flamboyer; il eut beau
+mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il
+voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu'il venait de fermer
+s'entr'ouvrirent d'eux-mêmes; et sur les deux oreillers il aperçut deux
+têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards
+humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies par un incessant baiser;
+c'étaient les deux têtes d'Urbain et de Marie.
+
+Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et ralluma la chandelle.
+La clarté chassa les fantômes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, ô
+terreur! voici que derrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant
+bien fermés, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes,
+tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l'humanité
+répète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie, même
+dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambre redisaient
+l'un après l'autre ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces
+deux jeunes voix jumelles étaient la voix de Marie et la voix d'Urbain.
+
+Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d'amour au mal
+de dents. La comparaison est peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du
+moins par beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens
+appellent _des peines de coeur,_ agit sur la partie morale de l'être
+avec une violence insupportable, comme l'affection à laquelle on la
+compare agit sur la partie physique. L'un et l'autre de ces maux, si
+différents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises
+d'un enfer où l'on se rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui
+forment le répertoire des damnés. On se roule par terre avec des
+torsions d'enragé, on s'ouvre le front aux angles des murs, et si l'une
+et l'autre de ces douleurs n'avaient point leurs intermittences et se
+prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient à la folie.
+
+Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre ces deux
+affections, de nature si opposée, c'est l'indifférent intérêt, les
+consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-là qui les
+éprouvent. On s'inquiétera beaucoup autour d'un homme qui aura une
+fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son père ou sa
+mère; mais s'il a perdu sa maîtresse, ou s'il a mal aux dents, on
+haussera les épaules en disant: «Bon, ce n'est que cela, on n'en meurt
+pas!» Où la comparaison cesse d'être possible, c'est à l'application du
+remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, qui vous arrache
+quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d'amour? On n'a pas
+encore inventé de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c'est
+tant pis. Ce serait une industrie très productive, car celui qui la
+pratiquerait aurait toute l'humanité pour clientèle.
+
+--Ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'à présent pour guérir des peines
+d'amour--et bien longtemps avant l'homéopathie,--c'est l'amour lui-même.
+Il y a bien encore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal,
+car c'est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passé
+dans l'âme; on meurt avec.
+
+Comme il s'était bouché les yeux pour ne point voir, Olivier se boucha
+les oreilles pour ne point entendre. Mais le son des voix lui arrivait
+toujours, comme si elles eussent parlé en lui-même. Il se roula sur le
+carreau froid, en se mordant les poings, et il entendait toujours ces
+mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le coeur comme les dards
+d'une couvée de serpents. Il se heurta le front au mur... et il entendit
+encore. Alors il se précipita vers la fenêtre de la chambre, l'ouvrit,
+et se jeta la tête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous
+le poids de son front la neige fondit et fuma, ainsi que l'eau dans
+laquelle on plonge un fer rouge.
+
+C'était là de quoi mourir. Pourtant ce bain glacial eut pour un moment
+un résultat salutaire. Il détermina une réaction dans la crise
+désespérée qu'Olivier venait de subir. L'hallucination cessa subitement,
+les fantômes s'envolèrent, les bruits de voix s'éteignirent. Il était
+seul, dans l'isolement de la nuit, accoudé au bord de la fenêtre, et
+regardant autour de lui la ville silencieuse endormie sous la neige, qui
+tombait toujours lente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit
+ne troublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d'un
+passant attardé, ni l'aboi vague et lointain d'un chien errant,
+indéfiniment répété par de lamentables échos; le vol des bises, paralysé
+par le froid, ne tourmentait pas les girouettes des toits voisins,
+recouverts d'une fourrure d'hermine, et aucune lumière ne brillait aux
+fenêtres des maisons. Après avoir contemplé quelques instants ce repos
+de toutes choses, qui avait autant l'aspect de la mort que celui du
+sommeil, Olivier referma sa croisée, aux carreaux de laquelle le givre
+avait buriné les étranges caprices d'une mosaïque irisée.
+
+--Tout dort, murmura-t-il avec l'accent de regret et d'envie dont
+Macbeth s'écrie: «J'ai perdu le sommeil, le doux baume!» Puis, l'esprit
+traversé soudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre
+sans faire de bruit, et, se collant l'oreille à la porte de l'atelier
+d'Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendre d'abord; mais
+peu à peu il distingua une respiration lente et régulière. Urbain
+dormait sur sa paille.
+
+--Il dort, dit Olivier avec un sourire ironique. Ô Marie, il dort, et il
+dit qu'il t'a aimée!
+
+Olivier rentra dans sa chambre: il se sentait si fatigué, il avait la
+tête si lourde, les yeux si brûlants, qu'il espéra de nouveau pouvoir,
+lui aussi, dormir un instant. Après avoir encore une fois éteint la
+chandelle, il entr'ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout
+habillé. Mais sa tête n'était point depuis deux minutes sur l'oreiller,
+qu'un vague parfum vint l'étourdir, et il sentit son coeur, un moment
+immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum était celui que Marie
+employait ordinairement pour ses cheveux, un vague arôme était resté sur
+cet oreiller où elle avait dormi, et sur lequel Olivier venait de poser
+sa tête.
+
+
+
+
+V
+
+
+--Je ne puis rester ici, s'écria Olivier; et se jetant hors du lit, il
+s'enveloppa dans un manteau, descendit l'escalier d'un seul trait, et se
+trouva dans la rue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant
+lui. Il s'asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et
+pétrissait des boules de neige qu'il lançait contre les murs. Après ces
+grandes crises, les distractions les plus puériles suffisent quelquefois
+pour détourner l'esprit de la pensée qui alimente la douleur, et pour
+amener, au moins momentanément, une trêve durant laquelle l'être tout
+entier se plonge pour ainsi dire dans un bain d'insensibilité. Ce n'est
+point l'absence de la douleur, c'en est le sommeil, mais un sommeil
+furtif qui s'enfuit dès que le moindre accident effleure l'esprit
+engourdi et le remet en face de la pensée qui fait son tourment. Alors
+tout est fini. L'esprit réveillé s'en va réveiller le coeur, et la
+souffrance renaît plus active et plus aiguë.
+
+Olivier était donc dans cet état de quasi-idiotisme qui suit les
+prostrations. Il était parvenu à s'isoler de lui-même, et au bout d'une
+heure sa course sans but l'avait conduit à la halle: trois heures du
+matin sonnaient à l'église Saint-Eustache.
+
+Comme il était arrêté sur la place des Innocents, examinant l'aspect
+fantastique de la fontaine de Jean Goujon, que la neige amoncelée avait
+revêtue d'une housse blanche, Olivier fut distrait de son attention par
+un grand bruit de voix qui s'élevait auprès de lui; il détourna la tête,
+et voyant à deux pas un groupe d'où s'élevaient des cris et des rires,
+il s'en approcha: un incident bien vulgaire était la cause de toutes ces
+rumeurs, c'était un grand chien de chasse, à robe noire et aux pattes
+blanches, qui venait d'engager un duel terrible avec un énorme matou
+appartenant à une marchande dont l'étalage était voisin. L'objet de la
+querelle était un morceau de viande avariée. Aux miaulements de son
+chat, la marchande était arrivée, tombant à coups de balai sur le chien,
+qui ne voulait pas lâcher prise.
+
+--Gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours le même, criait la
+marchande, en faisant pleuvoir une grêle de coups sur le chien, qui ne
+s'émouvait non plus que si on l'eût caressé avec des marabouts.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a là-bas? dit une voix en dehors du groupe qui
+faisait galerie.
+
+À cette voix Olivier, qui examinait le chien, comme s'il eût cherché à
+le reconnaître, leva les yeux pour voir qui avait parlé.
+
+--C'est encore votre bête féroce de chien qui veut meurtrir mon pauvre
+mouton, dit la marchande.
+
+--Allons, ici, Diane, dit le jeune homme; ici tout de suite. À l'appel
+de son maître, le chien lâcha prise et reçut un dernier coup de balai de
+la marchande, qui l'appela Lacenaire!
+
+--Je ne me trompe pas, murmura Olivier à lui-même, en regardant plus
+attentivement le maître du chien,--c'est Lazare,--et s'approchant du
+jeune homme au moment où il allait se retirer, il lui frappa sur
+l'épaule.
+
+--Olivier! dit Lazare en se retournant et en rougissant beaucoup; vous
+ici, la nuit, par cet horrible temps, continua-t-il avec un accent
+embarrassé; quel singulier hasard!... est-ce qu'il y a longtemps... que
+vous m'avez vu... ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude.
+
+--À l'instant même, répondit Olivier. Mais, vous-même, comment se
+fait-il que je vous rencontre ici?
+
+--Oh! moi, répondit Lazare, qui paraissait plus rassuré... c'est par
+curiosité. Vous savez mon tableau de Samson, dont je vous ai parlé, je
+l'achève pour le prochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici
+le matin, les _forts_, j'ai pensé que je trouverais peut-être mon type.
+Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu'est-ce que vous
+faites ici? Ne seriez-vous pas en aventure galante?... et comme Olivier,
+en mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner une pile
+d'écus, Lazare ajouta en riant:
+
+--Diable... vous avez de la pluie pour les Danaés.... Mais, dit-il, je
+vous croyais en ménage... à ce que nous avait conté Urbain....
+
+Comme Lazare disait ces mots, une marchande de marée, qui préparait son
+étalage, regardait Olivier avec admiration.
+
+--Regarde donc, s'écria-t-elle en parlant à une commère, sa voisine, à
+qui elle désignait Olivier du doigt, regarde donc ce joli chérubin,
+Marie....
+
+--Ah! quel amour!... répondit sa voisine en élevant sa lanterne....
+
+Dans tout ce dialogue dont il était l'objet, Olivier ne distingua qu'un
+mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au même instant où Lazare lui
+parlait de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.
+
+--Eh bien, dit Lazare... en le voyant tressaillir, qu'est-ce qui vous
+prend?
+
+--Il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson...--Eh! la
+barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe à Lazare, qu'elle voulait
+désigner... amène-le un peu ici, ton ami.... Sa mère est donc folle, à
+ce pauvre coeur, de le laisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié,
+quoi... amène-le, Barbiche.... Marie... va lui donner un peu de
+bouillon, ça le réchauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de
+cire.... Eh! Marie, fais chauffer un bol.
+
+--Oh!... murmurait Olivier, Marie... elle est donc ici, Lazare, mon
+ami... je vous en prie... laissez-moi la chercher... on vient de
+l'appeler... je la trouverai bien.... Laissez-moi....
+
+--Bon, murmura Lazare... en lui-même et dans son langage pittoresque, je
+comprends, j'ai fait un beau coup, _j'aurai marché sur ses cors_.
+
+--Eh bien, viens-tu donc? s'écria la marchande, qui tenait à la main une
+tasse de bouillon tout fumant.
+
+--Merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier, c'est autre chose
+qu'il lui faut.
+
+--C'est de bon coeur, tout de même, fit la brave femme... il a tort s'il
+fait le fier... pas vrai, Marie!
+
+--Eh! oui donc, répondit la voisine et du bouillon que le roi n'en a pas
+de meilleur, encore!
+
+Cinq minutes après, Olivier était assis en face de Lazare, dans le
+cabinet d'un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une
+bouteille à demi pleine d'eau-de-vie.
+
+--Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire à un amoureux
+de raconter ses amours, c'est inviter un auteur tragique à vous lire sa
+tragédie. Olivier raconta toute son histoire à Lazare.... Lorsqu'il
+arriva à la trahison d'Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une
+grimace de dégoût. Toujours le même! murmura-t-il. À la fin de
+l'histoire... la bouteille d'eau-de-vie était vide, Olivier était ivre
+et récitait des lambeaux de vers qu'il avait jadis faits pour Marie.
+
+En ce moment trois ou quatre _déchargeurs_ entrèrent dans le cabinet et
+échangèrent des poignées de mains avec Lazare.
+
+--Tiens! Barbiche, dit l'un d'eux, voilà ta paye que tu m'as dit de
+prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit
+quatre pièces de cent sous qu'il remit à Lazare....
+
+Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s'était fait déchargeur à
+la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux
+membres d'une société d'artistes dont il faisait partie--la société _des
+Buveurs d'eau_, (Voir les _Scènes de la Bohème)_--les moyens de
+travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n'avait pas
+de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché
+était malade. On l'appelait Barbiche, à cause d'un bouquet de poils roux
+qui lui cachait le menton. Olivier l'avait rencontré plusieurs fois à
+l'atelier de son ami Urbain, qu'on n'avait pas voulu admettre dans la
+société dont Lazare était le président.
+
+À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le
+reconduisit à l'adresse d'Urbain, que le poète avait su lui indiquer au
+milieu de son ivresse.
+
+En rentrant dans la chambre où Lazare l'avait accompagné, car il n'était
+pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l'ivresse,
+tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s'endormit
+profondément.
+
+--Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j'ai eu ma
+Marie, et mon coeur, si pétrifié qu'il soit, garde encore la trace des
+clous qui l'ont crucifié.... Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses
+doigts, tout ça, c'est l'histoire ancienne d'un beau temps tombé dans le
+puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse,
+Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l'atelier
+d'Urbain, il y entra.
+
+--Qu'est-ce qui t'amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en
+voyant Lazare? Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau?
+
+--Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas
+devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps
+de l'interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et
+Marie, ça ne m'étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible
+nature.
+
+--Qui est-ce qui t'a dit?... fit Urbain.
+
+--C'est Olivier, ou plutôt c'est son ivresse, répondit Lazare, et il
+raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète.
+
+Comme Urbain cherchait à s'excuser à propos de l'aventure avec Marie,
+Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:
+
+--Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas
+d'une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le
+coeur. Bien que j'y sois personnellement étranger, il y a des actes qui
+m'indignent jusqu'à la colère, et me donnent des envies de me laver les
+mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas
+est du nombre.
+
+--Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais
+pas comment les choses se sont passées.
+
+--Si tu avais pour toi l'excuse d'une passion sincère, j'aurais pu,
+jusqu'à un certain point, comprendre que dans un moment d'oubli,
+d'exaltation, tu aies pu tenter d'enlever Marie à Olivier; mais la lui
+prendre chez toi, en abusant de l'hospitalité que tu lui avais offerte,
+pour satisfaire une méchante fantaisie, c'est là un acte qui ne peut
+pas se justifier. Ça s'appelle lâcheté dans toutes les langues
+d'honnêtes gens. Si tu m'avais joué un tour semblable, je t'aurais
+simplement cassé les reins avec la première chose venue: voilà mon
+opinion. Maintenant, ça ne m'étonne pas qu'Olivier ait passé là-dessus
+aussi tranquillement: c'est une de ces natures faibles et pacifiques qui
+n'ont ni haine, ni colère, ni aucun des sentiments virils de résistance
+à l'oppression, des élégies et non des hommes. Je l'ai trouvé cette nuit
+sur le carreau de la halle, pleurant comme une fontaine, c'était
+pitoyable. J'ai cautérisé son désespoir avec l'ivresse. Il dort
+maintenant, mais quand il va se réveiller, ça sera pis. Je suis venu
+pour te prévenir et te dire de le surveiller; j'ai peur qu'il ne fasse
+un mauvais coup.
+
+--Il a déjà essayé, mais il s'est manqué, dit Urbain.
+
+--J'ignorais cela, reprit Lazare... il s'est manqué, tant pis. Si la
+mort n'en a pas voulu, c'est que le malheur a des vues sur lui. Il est
+mûr de bonne heure.
+
+--Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de
+Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s'est manquée aussi.
+
+--Qu'est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en
+regardant Urbain en face.
+
+--Qui sait? répondit celui-ci; j'aurais creusé la mienne, peut-être.
+
+--Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise
+nature n'a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce
+n'est pas toi qu'un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc!
+Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton
+lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te
+croirai. Maintenant, bonjour, je n'ai plus rien à te dire. Et Lazare
+sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.
+
+--Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le
+même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu'à
+deux heures de l'après-midi.
+
+Olivier dormit toute la journée et s'éveilla seulement le soir. D'abord
+il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à
+peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible
+nuit d'angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par
+celui-ci pour le faire _oublier_; Olivier se leva, la tête encore
+lourde, et alla trouver Urbain, qui s'apprêtait à venir chez lui.
+
+--Où vas-tu? lui demanda-t-il.
+
+--Il est six heures, c'est l'_angelus_ de l'appétit; je vais dîner,
+répondit le peintre.
+
+--Où cela?
+
+--Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu
+as vu Lazare?
+
+--Oui, en effet, répondit Olivier, je l'ai rencontré à la halle cette
+nuit.
+
+--Qu'est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit?
+
+--Je ne sais pas. J'étais sorti parce que je me trouvais malade.... Je
+ne pouvais pas dormir dans cette chambre.... Tu comprends... malgré moi.
+Je pensais....
+
+--Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C'est pourquoi je te répéterai
+encore qu'il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien.
+Nous avons à oublier l'un et l'autre, et ce n'est point en demeurant
+ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t'en!
+
+--Mais où veux-tu que j'aille? répondit Olivier avec une vivacité
+croissante.
+
+--C'est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une
+semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma
+maîtresse, continua Urbain.
+
+--Je le sais bien, s'écria Olivier, mais n'importe, je veux rester dans
+cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre
+dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je
+parlerai _d'elle_. Si cette chambre t'ennuie, tu n'y viendras pas, toi,
+ce ne sera pas difficile de n'y pas venir.... Oh! l'isolement! la
+solitude.... Mais je deviendrais fou, et la folie, c'est l'oubli. Elle a
+été ta maîtresse, c'est vrai.... Mais quand cela est arrivé, elle avait
+perdu la tête. Son coeur dormait quand elle m'a trompé; tu sais bien ce
+qu'elle écrivait: «Je n'ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je
+n'avais pas eu le temps d'oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir
+pour moi.... Qu'est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta
+maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je
+l'ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la
+jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l'amour; et le plus
+souvent c'est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie....
+Non, Urbain, je ne m'en irai pas, je resterai dans cette chambre.
+
+Malgré l'égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par
+l'explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses
+mains celles d'Olivier, c'est absurde de rester ici, encore une fois,
+songes-y, c'est perpétuer ton chagrin.
+
+--Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s'écria Olivier.
+Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.
+
+--Alors, si tu te décides à rester ici, c'est moi qui m'en irai, reprit
+Urbain.
+
+--Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t'en aller?
+
+--Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va
+fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis
+ne m'aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j'ai eu plus de
+chance qu'eux. Lazare m'a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu
+restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d'argent, ils diront
+et feront redire que je t'exploite après t'avoir trompé. Je ne veux pas.
+J'en ai assez de ces amitiés-là. D'ailleurs, malgré toi, tu finirais par
+penser comme eux.
+
+--Je leur dirai qu'ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la
+seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t'en va pas. Qu'est-ce que
+cela te fait de rester? Je ne t'en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant
+les mains d'Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les
+choses qu'elle me disait. Je n'ai pas pu tout te dire encore... car elle
+m'aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu'elle te disait, et
+tu verras que ce n'étaient plus les mêmes choses qu'à moi. Ah! je serais
+trop malheureux tout seul. Je n'avais au monde qu'elle et toi.
+
+--C'est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.
+
+--Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un
+robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n'avait presque rien pris
+depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un
+portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l'état normal, avait
+toujours l'appétit d'un moine à la fin du carême, il mangea de façon à
+se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu'on
+apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un
+cri terrible, et recommença plusieurs fois l'addition, ne pouvant jamais
+croire qu'il fût possible d'atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul
+repas.
+
+Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont
+attardés avec les bouteilles.
+
+En mettant le pied dans la rue, bien qu'il fût soigneusement enveloppé
+dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en
+effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait
+claquer ses dents:
+
+--Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.
+
+--Non, non, dit Olivier... pas encore... je voudrais que tu vinsses avec
+moi.
+
+--Où cela? fit Urbain.
+
+--C'est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous
+promènera.
+
+--Allons où tu voudras.
+
+Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu'à la barrière de
+l'étoile.
+
+--Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des
+Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à
+la campagne?
+
+--Tu vas voir; nous arrivons, ce n'est plus bien loin, murmurait
+Olivier, qui tremblait de plus en plus.
+
+En ce moment ils avaient laissé l'arc de triomphe derrière eux, et
+s'engageaient dans l'avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de
+Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial
+courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons.
+
+--Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois?
+Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?... je ne
+vois pas de maison....
+
+Et le peintre s'arrêta un instant, comme s'il hésitait à aller plus
+loin.
+
+Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir
+l'avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois
+autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine
+entourée d'un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de
+fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique.
+
+--Est-ce que c'est là que nous allons? dit Urbain, en montrant la
+maison, dont la lune éclairait tous les détails: Qui diable peut loger
+dans ce joujou? N'importe, entrons, j'ai hâte de voir du feu, il me
+semble que je nage dans la Bérézina.
+
+--Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement.
+
+--Mais alors, fit Urbain impatienté, où me mènes-tu? il n'y a point
+d'autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin.
+
+--C'est inutile, dit Olivier, nous sommes arrivés.
+
+--Arrivés... où?
+
+--À la fontaine, dit le poète, tu vas l'entendre chanter....
+
+--Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux
+lieues, à dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gelée, au
+risque de me faire assassiner avec toi!...
+
+--C'est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les
+beaux jours. Et, étendant sa main vers un immense espace, il ajouta:
+Voilà les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il à Urbain, j'ai regardé
+de cette place de très beaux soleils couchants; le ciel était en feu
+derrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souvent nous
+allions jusqu'au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bordé d'une
+haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin était tout blanc de
+fleurs tombées des arbres. C'était pendant l'été alors, maintenant c'est
+la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l'ai vue si gaie
+au mois d'août dernier, il n'y a pas très longtemps, tu vois. C'était un
+dimanche, un jour de fête aux environs, j'étais couché dans l'herbe,
+près de ces peupliers, les blés venaient d'être fauchés, on entendait
+les cigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, la
+fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l'air
+comme des fumées d'encens. Marie est venue par ce chemin où il y a un
+grand noyer, je l'ai aperçue de loin; elle avait une robe blanche et une
+ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arrivée,
+ses cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe aux buissons.
+Nous sommes restés ensemble jusqu'au soir. Ah! la belle journée! J'ai
+été bien heureux ce jour-là. Pourquoi me l'as-tu prise? acheva Olivier,
+qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et le trouvait tout à
+coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, ne parlons
+plus de cela.... Je ne veux me rappeler du passé que les bonnes choses.
+J'ai voulu revoir cet endroit. C'est bien triste, c'est comme un
+linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gelée. Mais c'est
+égal... je suis content d'être venu. Maintenant nous nous en irons si tu
+veux.
+
+--_Si tu veux_ est joli, pensa Urbain, qui n'eut cependant pas le
+courage de railler tout haut.
+
+Ils rentrèrent chez eux fort tard. Le tremblement d'Olivier avait
+redoublé. Urbain fit grand feu dans la cheminée, et comme son ami ne
+parvenait pas à se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu
+de punch chaud.
+
+--Ah! oui, dit Olivier... oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je
+dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu'Urbain était allé chercher
+de l'eau-de-vie.
+
+Ainsi qu'il l'avait espéré, Olivier dormit cette nuit-là. Mais le
+lendemain il se réveillait avec une fièvre cérébrale. Urbain, effrayé,
+alla chez le père d'Olivier, qui le reçut très froidement et se borna à
+lui donner l'adresse de son médecin. Urbain y courut aussitôt, et,
+l'ayant heureusement trouvé, le ramena auprès d'Olivier. Le médecin fit
+un mauvais signe de tête, écrivit une prescription, ordonna les plus
+grands soins, et alla redire au père d'Olivier que son fils était en
+péril. Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin; j'irai le voir.
+Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin il revint sur ses
+pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne.
+
+--M. Olivier est très mal, vint lui redire la servante. On a été obligé
+de l'attacher sur son lit; il passe son temps à mordre une grosse
+poignée de cheveux et crie à faire peur: Marie! Marie!...
+
+--Ah! dit le père, Marie, c'est le nom de cette femme. Mal d'amour... ça
+n'est pas mortel. Qu'est-ce qui le soigne?
+
+--Un de ses amis, répondit la servante, celui qui est venu ici, il est
+très inquiet....
+
+Au bout de huit jours Olivier n'allait pas mieux. Urbain vint trouver le
+père et lui demanda de l'argent. Celui-ci lui en remit un peu, mais avec
+un air si maussade, qu'Urbain lui dit très sèchement:
+
+--Le médecin ne répond pas de votre fils. En cas de malheur, devrai-je
+vous prévenir pour l'enterrement, monsieur?
+
+--Sans doute, répondit tranquillement le père.
+
+Lazare et les autres artistes ayant appris la maladie d'Olivier étaient
+accourus, et se relayaient pour venir auprès de lui la nuit. Urbain
+était désespéré; il avait raconté au médecin l'histoire d'Olivier et de
+Marie, la part qu'il y avait eue, et le long désespoir dont son ami
+avait été atteint quand il s'était trouvé séparé de sa maîtresse.
+
+--Dès qu'il sera un peu mieux, dit le médecin, il faudra le retirer de
+cette chambre et l'éloigner de tout ce qui pourrait lui rappeler cette
+femme. Au bout d'une dizaine de jours le délire devint moins fréquent.
+On transporta Olivier au logement de Lazare, situé près de la maison
+d'Urbain. Les _Buveurs d'eau_ mirent leur habitation sens dessus dessous
+pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecin commença à
+donner des espérances. D'après les conseils de Lazare, Urbain avait
+cessé de venir dès l'époque où Olivier avait commencé à retrouver un peu
+de raison. Quand Olivier, hors de danger, demanda après lui, Lazare
+répondit qu'Urbain était en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de
+Marie commençait à renaître dans le coeur d'Olivier; mais ce souvenir
+n'était déjà plus la douleur ni le désespoir, c'était la mélancolie,
+muse rêveuse et caressante. La convalescence d'Olivier, hâtée par les
+soins fraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions
+qui pouvaient éloigner son coeur d'une rechute. Enfin le jour de la
+première sortie arriva. C'était au commencement de mars; Lazare et
+Valentin conduisirent Olivier dans le jardin du Luxembourg. Des choeurs
+d'oiseaux, perchés dans les arbres verdissants, récitaient le prologue
+de la saison nouvelle, dont ce beau jour était comme le premier sourire.
+
+En ce moment, à quelques pas du banc où ils étaient assis, un jeune
+homme passait avec une jeune femme, se tenant par le bras et riant tout
+haut. Leurs éclats de rire firent tourner la tête à Olivier. Avant que
+Lazare et Valentin eussent eu le temps de le retenir, il s'était levé de
+son banc et avait couru après Urbain.
+
+--Olivier! s'écria Urbain en reconnaissant son ancien ami; et sur un
+signe que lui fit Lazare il ajouta: Je suis arrivé de voyage seulement
+hier: je devais aller te voir... mais je savais de tes nouvelles.
+
+La compagne d'Urbain s'était retirée un peu à l'écart.
+
+--Et Marie? demanda Olivier, dont le coeur avait tout d'abord tremblé en
+rencontrant le peintre son ami avec une femme.
+
+--Mais, dit Urbain, j'ai été absent de Paris. D'ailleurs je ne m'en suis
+point inquiété. J'ai l'oubli prompt. Voici qui doit te le prouver,
+ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme qui était avec lui.
+
+--Oh! fit Olivier avec un éclair de regard qui trahissait la joie
+intérieure, j'étais bien sûr que tu ne l'aimais pas.
+
+--Celle-là aussi s'appelle Marie, dit Urbain en indiquant sa nouvelle
+maîtresse, et je l'aime beaucoup depuis hier. Marie est morte, Vive
+Marie!
+
+--J'irai vous voir, dit Olivier en quittant Urbain.
+
+Cette rencontre le laissa calme, et il rentra à la maison presque gai.
+Le lendemain, accompagné de Lazare, Olivier alla pour voir son père et
+lui demander de l'argent qui lui revenait. Son père était absent, mais
+il trouva la servante.
+
+--Ah! monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente de vous revoir.
+Voici une lettre pour vous. C'est une dame qui l'a apportée pendant que
+votre père n'y était pas, heureusement! Car il l'aurait déchirée comme
+il a fait des autres. Il était bien en colère après cette dame, et il
+m'a menacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.
+
+Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elle était de Marie et ne contenait
+que ces mots:
+
+«Depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai écrit trois fois:
+Vous ne m'avez pas répondu, Olivier! Vous avez cru comme tant d'autres,
+sans doute, en me voyant arrêtée, que j'étais coupable. Pourtant on ne
+voulait de moi que des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien,
+je n'ai pu rien dire. On m'a remise en liberté. Voilà quinze jours que
+je vous attends. Vous ne m'avez pas pardonné sans doute. Je vous
+attendrai encore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois
+pas je quitterai Paris. Mon départ est arrêté: j'ai vendu mes meubles.
+Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vous resterez libre. Je
+vous jure que je n'ai pas revu Urbain et que je ne l'ai jamais aimé.
+J'ai souvent attendu, bien avant dans la nuit, devant la maison de votre
+père, comptant vous voir rentrer.... Mais vous ne rentriez pas.... C'est
+la dernière fois que je vous écris, et dans deux jours je serai partie.
+Au revoir, ou pour toujours, adieu.
+
+--Quand vous a-t-on remis cette lettre? demanda Olivier à la servante.
+
+--Il y a cinq ou six jours, répondit celle-ci.
+
+--Il est trop tard! s'écria Olivier. Oh! mon père! Cependant il força
+Lazare à l'accompagner à l'ancienne demeure de Marie.
+
+--Madame Duchampy est partie depuis quatre jours, dit le portier.
+
+--J'aime mieux ça! murmura Lazare; et il emmena Olivier.
+
+--Au moins Urbain ne l'a pas revue, pensa Olivier, dont l'amour
+commençait à tourner à la poésie.
+
+
+
+
+Un poète de gouttières
+
+
+Il y a maintenant à Paris plus de poètes que de becs de gaz. Et si la
+police n'y met ordre, le nombre ira encore en croissant de jour en jour.
+Peu de maisons de la capitale sont privées d'un _vates_ quelconque.
+Perché dans les mansardes, il empêche ses voisins de dormir par les
+convulsions et les coliques d'un lyrisme nocturne. C'est dans le nid
+d'un de ces oiseaux de gouttière qui pondent, bon an, mal an, deux ou
+trois milliers de vers, que nous introduirons le lecteur.
+
+Melchior (il s'appelait Melchior) habitait rue de la Tour-d'Auvergne une
+chambre de cent francs dans laquelle il faisait de la poésie lyrique.
+Cette chambre était meublée d'un de ces mobiliers qui sont la terreur
+des propriétaires, aux approches du terme surtout. Melchior avait dans
+un bureau une place qui lui rapportait quarante francs par mois, et ne
+lui prenait que trois heures par jour. Ce fut à la suite d'un premier
+amour très fécond en orages qu'il s'était décidé à prendre la lyre.
+
+Ses amis encouragèrent sa déplorable manie en le comparant à Lamartine,
+et, dans le tête-à-tête, avec sa modestie qui, comme celle de tant
+d'autres, n'était que l'hypocrisie de l'orgueil, Melchior s'avouait, à
+part lui, qu'il pourrait bien un jour justifier la comparaison. Il
+avait, du reste, une foi inébranlable en lui-même, et croyait
+entièrement au _nascuntur poetae_ de l'orateur romain. Si parfois il lui
+venait quelques doutes sur sa vocation, il se hâtait de les dissiper par
+la lecture d'un de ses poèmes, et devant cette oeuvre de son coeur il
+entrait en des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il
+battait des mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s'il
+n'avait pas une auréole au front, et il en voyait une. Dans ces
+moments-là, Melchior aurait voulu pouvoir se dédoubler, afin qu'une
+moitié de lui-même s'inclinât devant l'autre. Et tout cela de bonne foi,
+sincèrement, réellement, croyant bien qu'il ne se rendait pas la moitié
+des honneurs qui lui étaient dus.
+
+Au reste, ces ridicules n'étaient pas inhérents à la nature de Melchior.
+Ils lui avaient été inoculés par les amis au milieu desquels il vivait,
+et qui lui assuraient chaque jour qu'il était appelé à de hautes
+destinées poétiques. Si les personnes sensées qui s'intéressaient à lui
+essayaient de lui montrer dans quelle voie fausse il s'engageait aussi
+gratuitement, Melchior se récriait. Il répondait qu'il avait une mission
+à remplir, que les poètes sont les prêtres de l'humanité, et que, dût-il
+mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc. Melchior avait
+d'ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à la mémoire de son premier
+amour un superbe monument poétique au front duquel il placerait le nom
+de sa maîtresse, pour le faire passer à la postérité à côté des noms de
+Laure et de Béatrix. Depuis deux ans il travaillait à ce poème, et
+n'écrivait pas une strophe où il ne plantât deux saules et n'allumât une
+auréole. Chaque fois qu'il avait ajouté une centaine de nouveaux vers à
+son poème d'amour, il réunissait ses amis dans des soirées où l'on
+buvait de l'eau non filtrée, et il leur lisait ses nouvelles élégies
+qu'on applaudissait avec fureur.
+
+Ces lectures étaient ordinairement accompagnées d'une mise en scène dont
+les ridicules étaient peut-être excusables à cause du sentiment profond
+et sincère où ils avaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les
+fragments de son poème d'amour sur une table où il avait d'avance
+disposé symétriquement toutes les reliques qui lui étaient restées de
+cette grande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un
+masque de bal, des bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimental
+était ordinairement accroché au fond de son alcôve. Au milieu se
+détachait son masque à lui, moulé en plâtre et entouré d'un lambeau
+d'étoffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces puérilités étaient du
+reste gravement acceptées par les amis de Melchior, qui, pendant plus de
+deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fidélité la religion du
+souvenir. Une des autres manies de ce singulier garçon était celle-ci:
+il achetait tous les volumes de vers à couvertures multicolores qui,
+deux fois l'an, au printemps et à l'automne, viennent s'abattre sur les
+rampes des quais. Il ne se publiait pas un seul hémistiche qu'il n'en
+eût connaissance; un de ses amis, garçon de bon sens, qui appelait ce
+genre de recueil les _Punaises de la librairie_, lui ayant demandé
+pourquoi il dépensait son argent à d'aussi bêtes acquisitions, Melchior
+lui répondit qu'il fallait bien se tenir au courant des progrès de
+l'art. Le fait est qu'il voulait simplement juger s'il était de la force
+des auteurs des _Soupirs nocturnes_, _Matutina_ et autres _Brises de
+mai_. Chaque fois qu'il paraissait un de ces abominables recueils,
+Melchior se le procurait et assemblait tout le clan des poètereaux de sa
+connaissance pour leur donner lecture du poème nouveau, et lorsque de
+son avis et de celui de ses admirateurs la comparaison tournait à son
+avantage, il était content et acceptait sans conteste la supériorité
+qu'on lui accordait. C'était un spectacle vraiment bien curieux que ces
+réunions où un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaient sans
+rire avec les plus graves questions d'art et se drapaient
+prétentieusement dans le manteau de leur _sainte misère_: ces soirées se
+terminaient ordinairement par une lecture à haute voix du _Chatterton_
+de M. Alfred de Vigny. C'est avec ce livre que Melchior avait achevé de
+se griser l'esprit; et combien de jeunes gens comme lui ont bu le poison
+de l'amour-propre dans ces pages brûlantes!
+
+Le drame de _Chatterton_ est certainement une belle oeuvre, mais son
+succès a dû souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de
+son auteur, qui aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence que
+ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanités
+ambitieuses. _Chatterton_ est une de ces créations qui ont tout
+l'attrait de l'abîme, et cette pièce, qui n'est après tout, sous forme
+dramatique, que l'apothéose de l'orgueil et de la médiocrité, avec le
+suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coup
+sûr les représentations de _Chatterton_ ont créé cette lamentable école
+de poètes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n'a pas
+sévi avec assez de violence. Je l'ai dit déjà, Melchior et ses amis
+faisaient partie de cette bande, et ils avaient inventé pour leur usage
+cette maxime singulière «que la misère est l'engrais du talent.» Bien
+que plusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior
+à sortir de sa mauvaise situation, il s'obstinait à y demeurer; cette
+misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux pures
+étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la
+misère! la misère, cela prête si bien à l'élégie et au dithyrambe! cela
+fournit naturellement de si glorieux parallèles! Melchior, lui, ne
+trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il
+manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la
+fatalité qui se montrait si clémente à son égard, après avoir été si
+rigoureuse pour ses frères. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait
+l'hôpital, et ne désirait rien tant qu'une bonne maladie qui lui
+permettrait d'aller à son tour chanter un hymne à la douleur sur un
+grabat de l'Hôtel-Dieu. Mais cette satisfaction lui était refusée par le
+sort, et malgré les privations de toute nature qu'il subissait, et
+s'imposait même parfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à
+ses allures de poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant
+que le sort lui refusait la _gloire d'aller souffrir dans le lit de
+Gilbert,_ il imagina une combinaison aussi ridicule que périlleuse pour
+s'ouvrir la porte de _l'asile des douleurs._ Il se mit pendant quinze
+jours à un régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un
+livre de médecine, il étudia, pour les simuler autant que possible, les
+symptômes d'une maladie qui, à son début, ne se manifeste que par un
+affaiblissement général accompagné d'une toux légère et fréquente.
+Lorsqu'il crut savoir assez convenablement son rôle de phtisique pour
+affronter l'examen de la science, Melchior résolut d'aller se présenter
+à la consultation de l'Hôtel-Dieu. La veille du jour qu'il avait choisi,
+il fit par un temps affreux une course d'environ dix lieues dans les
+environs de Paris, et lorsqu'il arriva à l'hôpital, la fatigue l'avait
+si bien grimé et le froid l'avait si bien enrhumé, qu'il avait l'air
+d'un poitrinaire authentique.... Quand son tour fut venu de passer à la
+visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plus beaux vers pour
+cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si épouvantable, et la
+peur de voir sa ruse découverte lui avait procuré une si belle fièvre,
+que le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin d'admission.
+
+--Quelle est votre profession? lui demanda-t-il à titre de
+renseignement.
+
+--Je suis poète, monsieur, répondit Melchior en prenant une pose fatale;
+c'est-à-dire un de ces malheureux que la brutalité du siècle abandonne
+sans pitié à toutes les misères, et que....
+
+--C'est bon! C'est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n'en mourrez
+pas cette fois-ci.
+
+Un candidat académique qui vient d'être élu n'est pas plus heureux, en
+s'asseyant pour la première fois dans son fauteuil, que ne le fut
+Melchior lorsqu'il entra dans la salle de l'hôpital.
+
+--Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voilà
+donc sur cet affreux grabat des misères humaines, et sur-le-champ il
+commença une ode _À l'hôpital._ Voici quel était son but: une fois cette
+ode achevée, et il était bien convenu qu'elle serait sublime, Melchior
+la datait du _Lieu des douleurs_, et il l'adressait à la _Revue des
+Deux-Mondes_, qui s'empressait de l'imprimer, cela était encore convenu.
+L'ode imprimée excitait l'admiration générale. La presse, le public,
+tout le monde s'inquiétait de ce poète martyr, de cet autre Gilbert, de
+ce frère de Moreau, qui agonisait sur un _infâme grabat_, etc., etc. Et
+alors, cela était toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son
+_lit de souffrance_. Les femmes du monde arrivaient en équipage et
+voulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leurs
+consolations. La chambre des députés elle-même s'émouvait; le ministre
+était interpellé et donnait une pension à Melchior pour faire taire les
+criailleries des journaux libéraux qui hurleraient: _Encore un grand
+poète qui se meurt de misère!_ Les éditeurs accouraient en foule et se
+disputaient l'honneur d'imprimer les vers de Melchior. La célébrité
+chantait son nom dans tous les carrefours de l'univers, et il faisait
+renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plan combiné par
+Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à son ode, qui,
+lorsqu'elle fut terminée ne comptait pas moins de trois cents vers.
+C'était un ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie
+dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écrite dans un style
+médiocre. Le poète l'adressa à une grande revue, et s'endormit, sûr de
+son affaire.
+
+Mais les choses ne se passèrent point comme le poète l'avait espéré. La
+grande revue n'imprima point son ode; l'univers entier ignora qu'il
+était à l'hôpital; les femmes du monde allèrent au bois, à l'Opéra et au
+bal; les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveau
+Gilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme
+on était alors en hiver, époque où les malades sont plus nombreux et les
+lits d'hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyant que la maladie de
+Melchior n'avait rien de sérieux, lui donna à entendre qu'il eût à
+demander son _exeat_, s'il ne préférait pas qu'on le lui offrît. Il
+retourna donc chez lui; mais, durant son séjour à l'hôpital, l'ennui,
+les drogues et les tisanes qu'il avait été forcé de prendre pour faire
+croire à cette fausse maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette
+leçon le fit un peu revenir sur le bonheur qu'on éprouve à _souffrir
+dans le lit de Gilbert._ Lorsqu'il fut guéri il alla à la _Revue_ savoir
+ce qu'on pensait de son ode et à quelle époque on l'imprimerait. On lui
+répondit qu'on ne l'imprimerait pas, et il parut étonné.
+
+Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer Melchior à son
+système: il commença de nouveau à se _monter des coups_, comme on dit,
+et il ne se passait guère de jours où il ne s'ouvrît en rêve de radieux
+chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il
+caressait son idée fixe, qui était, comme on le sait, d'élever un
+monument poétique à celle qui avait eu les prémices de son coeur. Il ne
+lui manquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, en
+faisant imprimer son volume d'élégies. Un beau matin il ne lui manqua
+plus rien: un oncle qu'il avait en Bourgogne mourut subitement, et une
+somme de douze cents francs dégringola avec un grand fracas du testament
+de l'oncle jusqu'au milieu de la misère du neveu, qui, sans faire ni une
+ni deux, courut chez un imprimeur s'entendre pour l'impression de son
+livre.
+
+Le jour où il devait recevoir l'épreuve de la première feuille de son
+livre, Melchior convoqua ses amis à une grande soirée littéraire et les
+pria d'amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d'un
+auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et à
+l'heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior
+était en habit noir et en cravate blanche à noeud mélancolique; il
+allait commencer, après une petite allocution aux dames, la lecture du
+poème, déjà lu tant de fois, lorsqu'un nouveau couple retardataire entra
+subitement au milieu de l'assemblée. C'était un ami de Melchior,
+accompagné de sa maîtresse de la veille.
+
+En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de
+reconnaître son idole, sa première maîtresse, qu'il croyait morte depuis
+deux ans en Angleterre, où l'avait entraînée un mari barbare et jaloux.
+La dame, en réalité, avait bien été en Angleterre; mais elle n'avait
+point tardé à jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et
+après deux années de séjour parmi les brouillards de Londres, elle
+était depuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le
+soleil de Paris. Pour le moment elle n'était pas très heureuse, et donna
+clairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle était restée
+seule, qu'elle préférait une robe et des bottines à tous les poèmes du
+monde.
+
+Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l'imprimeur....
+
+--Comment, mon pauvre chéri, tu as écrit tout cela pour moi...
+pendant... que.... Ah! ah! c'est bien drôle, fit la dame.
+
+--Oui, dit Melchior, je t'ai aimée en vers pendant deux ans; maintenant
+je vais t'aimer en prose. Il l'aima ainsi pendant six semaines, après
+quoi il employa le reste de son argent à apprendre la tenue des livres,
+afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il est
+actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu'il le fut jadis
+de la fièvre des rimes.
+
+
+
+
+Le manchon de Francine
+
+
+
+
+I
+
+
+Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j'ai connu autrefois un
+garçon nommé Jacques D...; il était sculpteur, et promettait d'avoir un
+jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps
+d'accomplir ses promesses. Il est mort d'épuisement au mois de mars
+1844, à l'hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.
+
+J'ai connu Jacques à l'hôpital, où j'étais moi-même détenu par une
+longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai dit, l'étoffe d'un grand
+talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire. Pendant les deux
+mois que je l'ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans
+les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule
+fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule
+l'artiste incompris. Il est mort sans _pose_, en faisant l'horrible
+grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les
+plus atroces que j'aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs
+humaines. Son père, instruit de l'événement, était venu pour réclamer le
+corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs
+réclamés par l'administration. Il avait marchandé aussi pour le service
+de l'église, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par lui rabattre
+six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l'infirmier
+enleva la serpillière de l'hôpital et demanda à un des amis du défunt
+qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui
+n'avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une
+colère atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer.
+
+La soeur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur
+le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole:
+
+--Oh! monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme cela, ce pauvre garçon:
+il fait si froid, donnez-lui au moins une chemise, qu'il n'arrive pas
+tout nu devant le bon Dieu.
+
+Le père donna cinq francs à l'ami pour avoir une chemise; mais il lui
+recommanda d'aller chez un fripier de la rue Grange aux Belles qui
+vendait du linge d'occasion.
+
+--Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il. Cette cruauté du père de Jacques
+me fut expliquée plus tard; il était furieux que son fils eût embrassé
+la carrière des arts, et sa colère ne s'était pas apaisée, même devant
+un cercueil. Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son
+manchon. J'y reviens: mademoiselle Francine avait été la première et
+unique maîtresse de Jacques, qui n'était pourtant pas mort vieux, car il
+avait à peine vingt-trois ans à l'époque où son père voulait le laisser
+mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a été conté par Jacques
+lui-même, alors qu'il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle
+Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir. Ah! tenez, lecteur,
+avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le
+raconter tel qu'il m'a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer
+une pipe dans la vieille pipe de terre qu'il m'a donnée le jour où le
+médecin lui en avait défendu l'usage. Pourtant la nuit, quand
+l'infirmier dormait, mon ami Jacques m'empruntait sa pipe et me
+demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit dans ces grandes
+salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre!
+
+--Rien qu'une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire,
+et la soeur Sainte-Geneviève n'avait point l'air de sentir la fumée
+lorsqu'elle passait faire sa ronde. Ah! bonne soeur! que vous étiez
+bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter
+l'eau bénite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous
+les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si
+beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! bonne soeur! vous
+étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations,
+qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami
+Jacques n'était pas mort un jour qu'il tombait de la neige, il vous
+aurait sculpté une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule,
+bonne soeur Sainte-Geneviève!
+
+UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon? je ne vois pas le manchon, moi.
+
+AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine? où est-elle donc?
+
+PREMIER LECTEUR. Ce n'est point très gai, cette histoire!
+
+DEUXIÈME LECTEUR. Nous allons voir la fin.
+
+--Je vous demande bien pardon, messieurs, c'est la pipe de mon ami
+Jacques qui m'a entraîné dans ces digressions. Mais d'ailleurs je n'ai
+point juré de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai tous les
+jours, la bohème.
+
+Jacques et Francine s'étaient rencontrés dans une maison de la rue de la
+Tour-d'Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme
+d'avril.
+
+L'artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d'entamer ces
+relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu'on
+habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule
+parole, ils se connaissaient déjà l'un l'autre. Francine savait que son
+voisin était un pauvre diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa
+voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper
+aux mauvais traitements d'une belle-mère. Elle faisait des miracles
+d'économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme
+elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne l'enviait point. Voici
+comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la
+cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui
+harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d'une
+de ces tristesses vagues qui n'ont point de cause précise et qui vous
+prennent partout, à toute heure, espèce d'apoplexie du coeur à laquelle
+sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires.
+Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la
+fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil
+couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de
+Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le choeur ailé
+des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela
+augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta
+un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à
+Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux
+n'étaient plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa
+fenêtre, tira le rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de
+l'huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu'il avait
+rapportée d'un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus
+triste, il bourra sa pipe.
+
+--Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet,
+murmura-t-il, et il se mit à fumer.
+
+Il fallait qu'il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu'il
+songeât à cacher le pistolet. C'était sa ressource suprême dans les
+grandes crises, et elle lui réussissait assez ordinairement. Voici en
+quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur lequel il
+répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'à ce que le
+nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui
+dérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout
+un pistolet accroché au mur. C'était l'affaire d'une dizaine de pipes.
+Quand le pistolet était entièrement devenu invisible, il arrivait
+presque toujours que la fumée et le laudanum combinés endormaient
+Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l'abandonnait au
+seuil de ses rêves. Mais, ce soir-là, il avait usé tout son tabac, le
+pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours amèrement
+triste. Ce soir-là, au contraire, mademoiselle Francine était
+extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était en cause,
+comme la tristesse de Jacques: c'était une de ces joies qui tombent du
+ciel et que le bon Dieu jette dans les bons coeurs. Donc, mademoiselle
+Francine était en belle humeur, et chantonnait en montant l'escalier.
+Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entré par la
+fenêtre ouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle.
+
+--Mon Dieu, que c'est ennuyeux! exclama la jeune fille, voilà qu'il faut
+encore descendre et monter six étages.
+
+Mais ayant aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un
+instant de paresse, enté sur un sentiment de curiosité, lui conseilla
+d'aller demander de la lumière à l'artiste. C'est un service qu'on se
+rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n'a rien de
+compromettant. Elle frappa donc deux petits coups à la porte de Jacques,
+qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais à peine
+eut-elle fait un pas dans la chambre, que la fumée qui l'emplissait la
+suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle
+glissa évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et
+sa clef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques
+ne jugea point à propos d'appeler du secours; il craignait d'abord de
+compromettre sa voisine. Il se borna donc à ouvrir la fenêtre pour
+laisser pénétrer un peu d'air; et, après avoir jeté quelques gouttes
+d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir
+à elle peu à peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut entièrement
+repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amenée chez
+l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui était arrivé.
+
+--Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez
+moi.
+
+Et elle avait déjà ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aperçut que
+non seulement elle oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle
+n'avait pas la clef de sa chambre.
+
+--Étourdie que je suis, dit-elle en approchant son flambeau du cierge de
+résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j'allais m'en
+aller sans.
+
+Mais au même instant le courant d'air établi dans la chambre par la
+porte et la fenêtre, qui étaient restées entr'ouvertes, éteignit
+subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans
+l'obscurité.
+
+--On croirait que c'est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi,
+monsieur, tout l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour
+faire de la lumière, pour que je puisse retrouver ma clef.
+
+--Certainement, mademoiselle, répondit Jacques en cherchant des
+allumettes à tâtons.
+
+Il les eut bien vite trouvées. Mais une idée singulière lui traversa
+l'esprit; il mit les allumettes dans sa poche en s'écriant:
+
+--Mon Dieu! mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n'ai point
+une seule allumette ici, j'ai employé la dernière quand je suis rentré.
+
+J'espère que voilà une ruse crânement bien machinée! pensa-t-il en
+lui-même.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez
+moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y
+perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi à
+chercher, elle doit être à terre.
+
+--Cherchons, mademoiselle, dit Jacques.
+
+Et les voilà tous deux dans l'obscurité en quête de l'objet perdu;
+mais, comme s'ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que
+pendant ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même
+endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient
+aussi maladroits l'un que l'autre, ils ne trouvèrent point la clef.
+
+--La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein dans ma
+chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout à l'heure elle pourra
+éclairer nos recherches.
+
+Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une
+causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une nuit
+de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et insignifiante, aborde
+le chapitre des confidences, vous savez où cela mène.... Les paroles
+deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences; la voix baisse,
+les mots s'alternent de soupirs.... Les mains qui se rencontrent
+achèvent la pensée, qui, du coeur, monte aux lèvres, et.... Cherchez la
+conclusion dans vos souvenirs, ô jeunes couples! Rappelez-vous, jeune
+homme, rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd'hui la main
+dans la main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deux jours!
+
+Enfin la lune se démasqua, et sa lueur claire inonda la chambrette;
+mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri.
+
+--Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses
+bras.
+
+--Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que
+Jacques s'en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef
+qu'elle venait d'apercevoir.
+
+Elle ne voulait pas la retrouver.
+
+PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre
+les mains de ma fille.
+
+SECOND LECTEUR. Jusqu'à présent je n'ai point encore vu un seul poil du
+manchon de mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais
+pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.
+
+Patience, ô lecteurs! patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous
+le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie
+Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l'ai expliqué
+dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde,
+Francine, blonde et gaie, ce qui n'est pas commun. Elle avait ignoré
+l'amour jusqu'à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin
+prochaine lui conseilla de ne plus tarder si elle voulait le connaître.
+
+Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois. Ils
+s'étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l'automne. Francine
+était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi:
+quinze jours après s'être mis avec la jeune fille, il l'avait appris
+d'un de ses amis qui était médecin. «Elle s'en ira aux feuilles jaunes,»
+avait dit celui-ci.
+
+Francine avait entendu cette confidence, et s'aperçut du désespoir
+qu'elle causait à son ami.
+
+--Qu'importent les feuilles jaunes? lui disait-elle, en mettant tout son
+amour dans un sourire; qu'importe l'automne, nous sommes en été et les
+feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami.... Quand tu me verras prête
+à m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m'embrassant et
+tu me défendras de m'en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je
+resterai.
+
+Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères
+de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques,
+il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: «Francine va plus
+mal, il lui faut des soins.» Alors Jacques battait tout Paris pour
+trouver de quoi faire faire l'ordonnance du médecin; mais Francine n'en
+voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les
+fenêtres. La nuit, lorsqu'elle était prise par la toux, elle sortait de
+la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l'entendît point.
+
+Un jour qu'ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques
+aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda
+tristement Francine, qui marchait lentement et un peu rêveuse.
+
+Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.
+
+--Tu es bête, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en
+juillet; jusqu'à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et
+jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à
+passer ensemble. Et puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux
+feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les
+feuilles sont toujours vertes.
+
+ * * * * *
+
+Au mois d'octobre Francine fut forcée de rester au lit. L'ami de Jacques
+la soignait.... La petite chambrette où ils logeaient était située tout
+au haut de la maison et donnait sur une cour où s'élevait un arbre, qui
+chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la
+fenêtre pour cacher cet arbre à la malade; mais Francine exigea qu'on
+retirât le rideau.
+
+--Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de
+baisers qu'il n'a de feuilles.... Et elle ajoutait: Je vais beaucoup
+mieux, d'ailleurs.... Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid,
+et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m'achèteras un manchon.
+
+Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique. La veille de
+la Toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui
+donner du courage; et, pour lui prouver qu'elle allait mieux, elle se
+leva. Le médecin arriva au même instant: il la fit recoucher de force.
+
+--Jacques, dit-il à l'oreille de l'artiste, du courage! Tout est fini,
+Francine va mourir. Jacques fondit en larmes.
+
+--Tu peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le
+médecin: il n'y a plus d'espoir.
+
+Francine _entendit des yeux_ ce que le médecin avait dit à son amant.
+
+--Ne l'écoute pas, s'écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne
+l'écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la
+Toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon.... Je t'en prie, j'ai
+peur des engelures pour cet hiver.
+
+Jacques allait sortir avec son ami; mais Francine retint le médecin
+auprès d'elle.
+
+--Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques, prends-le beau, qu'il
+dure longtemps.
+
+Et quand elle fut seule, elle dit au médecin:
+
+--Ô monsieur, je vais mourir, et je le sais.... Mais avant de m'en
+aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit,
+je vous en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure
+après, puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps....
+
+Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans
+la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à
+l'arbre de la petite cour.
+
+Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre dépouillé complètement.
+
+--C'est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.
+
+--Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous avez une nuit à
+vous.
+
+--Ah! quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle sera
+longue. Jacques rentra; il apportait un manchon. Il est bien joli, dit
+Francine; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avec Jacques.
+
+Le lendemain, jour de la Toussaint, à l'_Angelus_ de midi, elle fut
+prise par l'agonie et tout son corps se mit à trembler.
+
+--J'ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon. Et elle
+plongea ses pauvres mains dans la fourrure.
+
+--C'est fini, dit le médecin à Jacques; va l'embrasser. Jacques colla
+ses lèvres à celles de son amie. Au dernier moment on voulait lui
+retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.
+
+--Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait
+froid. Ah! mon pauvre Jacques.... Ah! mon pauvre Jacques... qu'est-ce
+que tu vas devenir? Ah! mon Dieu!
+
+Et le lendemain Jacques était seul.
+
+PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que ce n'était point gai, cette
+histoire.
+
+--Que voulez-vous, lecteur? on ne peut pas toujours rire.
+
+
+
+
+II
+
+
+C'était le matin du jour de la Toussaint: Francine venait de mourir.
+
+Deux hommes veillaient au chevet: l'un, qui se tenait debout, était le
+médecin; l'autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains
+de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré:
+c'était Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six heures il était
+plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui
+passa sous les fenêtres vint l'en tirer.
+
+Cet orgue jouait un air que Francine avait l'habitude de chanter le
+matin en s'éveillant.
+
+Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les
+grands désespoirs traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans
+le passé, à l'époque où Francine n'était encore que mourante; il oublia
+l'heure présente, et s'imagina un moment que la trépassée n'était
+qu'endormie, et qu'elle allait s'éveiller tout à l'heure la bouche
+ouverte à son refrain matinal.
+
+Mais les sons de l'orgue n'étaient pas encore éteints que Jacques était
+déjà revenu à la réalité. La bouche de Francine était éternellement
+close pour les chansons, et le sourire qu'y avait amené sa dernière
+pensée s'effaçait de ses lèvres, où la mort commençait à naître.
+
+--Du courage! Jacques, dit le médecin, qui était l'ami du sculpteur.
+
+Jacques se releva et dit en regardant le médecin:
+
+--C'est fini, n'est-ce pas, il n'y a plus d'espérance?
+
+Sans répondre à cette triste folie, l'ami alla fermer les rideaux du
+lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main.
+
+--Francine est morte... dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait
+que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C'était
+une honnête fille, Jacques, qui t'a beaucoup aimé, plus et autrement que
+tu ne l'aimais toi-même; car son amour n'était fait que d'amour, tandis
+que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est
+pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires
+pour l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre
+absence nous prierons la voisine de veiller ici.
+
+Jacques se laissa entraîner par son ami. Toute la journée ils coururent,
+à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière. Comme Jacques n'avait
+point d'argent, le médecin engagea sa montre, une bague et quelques
+effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au
+lendemain.
+
+Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir; la voisine força Jacques à
+manger un peu.
+
+--Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un
+peu de force, car j'aurai à travailler cette nuit.
+
+La voisine et le médecin ne comprirent pas.
+
+Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées
+qu'il faillit s'étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son
+verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui
+s'était brisé avait réveillé sa douleur un instant engourdie. Le jour où
+Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui
+était déjà souffrante, s'était trouvée indisposée, et Jacques lui avait
+donné à boire un peu d'eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils
+demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour.
+
+Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie
+une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui était
+prescrit, et c'était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa
+tendresse puisait une gaieté charmante.
+
+Jacques resta plus d'une demi-heure à regarder, sans rien dire, les
+morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui sembla que son
+coeur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les éclats déchirer
+sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre
+et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher
+deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier.
+
+--Ne t'en va pas, dit-il au médecin, qui n'y songeait aucunement,
+j'aurai besoin de toi tout à l'heure.
+
+On apporta l'eau et les bougies; les deux amis restèrent seuls.
+
+--Que veux-tu faire? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir
+versé de l'eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à
+poignées égales.
+
+--Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? je vais
+mouler la tête de Francine; et comme je manquerais de courage si je
+restais seul, tu ne t'en iras pas.
+
+Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on
+avait jeté sur la figure de la morte. La main de Jacques commença à
+trembler, et un sanglot étouffé monta jusqu'à ses lèvres.
+
+--Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile.
+L'un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute
+sa clarté sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut placée au
+pied. À l'aide d'un pinceau trempé dans l'huile d'olive, l'artiste
+oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que
+Francine faisait le plus habituellement.
+
+--Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque,
+murmura Jacques à lui-même.
+
+Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans
+une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches
+successives jusqu'à ce que le moule eût atteint l'épaisseur nécessaire.
+Au bout d'un quart d'heure l'opération était terminée et avait
+complètement réussi.
+
+Par une étrange particularité un changement s'était opéré sur le visage
+de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer
+entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué
+vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se
+mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les
+paupières, qui s'étaient soulevées lorsqu'on avait enlevé le moule,
+laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait
+receler une vague intelligence; et des lèvres, entr'ouvertes par un
+sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette
+dernière parole qu'on entend seulement avec le coeur.
+
+Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument là où commence
+l'insensibilité de l'être? Qui peut dire que les passions s'éteignent et
+meurent juste avec la dernière pulsation du coeur qu'elles ont agité?
+L'âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive
+dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison
+charnelle, épier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont
+ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent!
+
+Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de
+l'art, qui sait? une pensée d'outre-vie était peut-être revenue
+réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être
+s'était-elle rappelé que celui qu'elle venait de quitter était un
+artiste en même temps qu'un amant; qu'il était l'un et l'autre, parce
+qu'il ne pouvait être l'un sans l'autre; que pour lui l'amour était
+l'âme de l'art, et que, s'il l'avait tant aimée, c'est qu'elle avait su
+être pour lui une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme.
+Et alors peut-être Francine, voulant laisser à Jacques l'image humaine
+qui était devenue pour lui un idéal incarné, avait su, morte, déjà
+glacée, revêtir encore une fois son visage de tous les rayonnements de
+l'amour et de toutes les grâces de la jeunesse; elle ressuscitait objet
+d'art.
+
+Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensé vrai; car il existe parmi
+les vrais artistes de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de
+l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.
+
+Devant la sérénité de cette figure, où l'agonie n'offrait plus de
+traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi
+de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve d'amour; et
+en la voyant ainsi, on eût dit qu'elle était morte de beauté.
+
+Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin.
+
+Quant à Jacques, il était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit
+halluciné s'obstinait à croire que celle qu'il avait tant aimée allait
+se réveiller; et comme de légères contractions nerveuses, déterminées
+par l'action récente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilité
+du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse
+illusion, qui dura jusqu'au matin, à l'heure où un commissaire vint
+constater le décès et autoriser l'inhumation.
+
+Au reste, s'il avait fallu toute la folie du désespoir pour douter de sa
+mort en voyant cette belle créature, il fallait aussi pour y croire
+toute l'infaillibilité de la science.
+
+Pendant que la voisine ensevelissait Francine on avait entraîné Jacques
+dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis, venus pour
+suivre le convoi. Les bohèmes s'abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu'ils
+aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne
+font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si
+difficiles à trouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour
+serrer silencieusement la main de leur ami.
+
+--Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux.
+
+--Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre
+de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant
+l'inflexibilité d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par
+étouffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit
+dans sa vie. Depuis qu'il connaît Francine, Jacques est bien changé.
+
+--Elle l'a rendu heureux, dit un autre.
+
+--Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux? Comment nommez-vous
+bonheur une passion qui met un homme dans l'état où Jacques est en ce
+moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'oeuvre: il ne détournerait pas
+les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu'il
+marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est
+immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle
+_Joconde_.
+
+Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l'art et le
+sentiment on vint avertir qu'on allait partir pour l'église.
+
+Après quelques basses prières le convoi se dirigea vers le cimetière....
+Comme c'était précisément le jour de la fête des Morts, une foule
+immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient
+pour regarder Jacques, qui marchait la tête nue derrière le corbillard.
+
+--Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute.
+
+--C'est son père, disait un autre.
+
+--C'est sa soeur, disait-on autre part. Venu là pour étudier l'attitude
+des regrets à cette fête des souvenirs, qui se célèbre une fois l'an
+sous le brouillard de novembre, seul, un poète, en voyant passer
+Jacques, devina qu'il suivait les funérailles de sa maîtresse.
+
+Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête
+nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord; son ami le médecin
+le tenait par le bras.
+
+Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vivement les
+choses.
+
+--Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! tant mieux. Houp!
+camarade! allons, là!
+
+Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et
+descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du
+trou; puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle et commença à
+jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite
+croix de bois.
+
+Au milieu de ses sanglots le médecin entendit Jacques qui laissait
+échapper ce cri d'égoïsme:
+
+--Ô ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre!
+
+Jacques faisait partie d'une société appelée _les Buveurs d'eau_, et qui
+paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cénacle de la rue
+des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du _Grand
+homme de province_. Seulement il existait une grande différence entre le
+héros du cénacle et les _Buveurs d'eau_, qui, comme tous les imitateurs,
+avaient exagéré le système qu'ils voulaient mettre en application. Cette
+différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de
+Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu'ils se
+proposaient et prouvent que tout système est bon qui réussit; tandis
+qu'après plusieurs années d'existence la société des _Buveurs d'eau_
+s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que
+le nom d'aucun soit resté attaché à une oeuvre qui pût attester de leur
+existence.
+
+Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la
+société des _Buveurs d'eau_ devinrent moins fréquents. Les nécessités
+d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines conditions,
+signées et jurées solennellement par les _Buveurs d'eau_ le jour où la
+société avait été fondée.
+
+Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces jeunes
+gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils
+ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que,
+malgré leur misère mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession
+à la nécessité. Ainsi le poète Melchior n'aurait jamais consenti à
+abandonner ce qu'il appelait sa lyre pour écrire un prospectus
+commercial ou une profession de foi. C'était bon pour le poète Rodolphe,
+un propre à rien, qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer
+une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus, n'importe avec
+quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eût jamais voulu
+salir ses pinceaux à faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet
+sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en
+échange de ce fameux habit surnommé _Mathusalem_, et que la main de
+chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu'il
+avait vécu en communion d'idées avec les _Buveurs d'eau_, le sculpteur
+Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de société; mais dès qu'il
+connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà
+malade, au régime qu'il avait accepté tout le temps de sa solitude.
+Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla
+trouver le président de la société, l'exclusif Lazare, et lui annonça
+que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être
+productif.
+
+--Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta
+démission d'artiste. Nous resterons tes amis, si tu veux, mais nous ne
+serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu
+n'es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu
+pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à
+manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.
+
+Quoi qu'en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver
+Francine auprès de lui il se livrait, quand les occasions se
+présentaient, à des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travaillât
+longtemps dans l'atelier de l'ornemaniste Romagnési. Habile dans
+l'exécution, ingénieux dans l'invention, Jacques aurait pu, sans
+abandonner l'art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces
+composition de genre qui sont devenues un des principaux éléments du
+commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais
+artistes, et amoureux à la façon des poètes. La jeunesse en lui s'était
+éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin
+prochaine, il voulait tout entière l'épuiser entre les bras de Francine.
+Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient
+frapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu'il
+aurait fallu se déranger, et qu'il se trouvait trop bien à rêver aux
+lueurs des yeux de son amie.
+
+Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis
+les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun
+des membres vivait pétrifié dans l'égoïsme de l'art. Jacques n'y trouva
+pas ce qu'il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir,
+qu'on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de
+sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir
+exposée à la discussion. Il rompit donc complètement avec les _Buveurs
+d'eau_ et s'en alla vivre seul.
+
+Cinq ou six jours après l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver
+un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec
+lui le marché suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un
+entourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait en outre à
+l'artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait
+pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier
+tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait
+alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l'atelier de
+Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que
+le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit
+jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la
+croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom
+gravé en creux.
+
+Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit que
+cent kilos de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées ne
+pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent
+lui avait rapporté plusieurs milliers d'écus. Il offrit à l'artiste de
+l'attacher à son entreprise moyennant un intérêt, mais Jacques ne
+consentit point. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa
+nature inventive; d'ailleurs il avait ce qu'il voulait, un gros morceau
+de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un
+chef-d'oeuvre qu'il destinait à la tombe de Francine.
+
+Au commencement du printemps la situation de Jacques devint meilleure:
+son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger
+qui venait se fixer à Paris et y faisait construire un magnifique hôtel
+dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient
+été appelés à concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à
+Jacques une cheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons de
+Jacques; c'était une chose charmante: tout le poème de l'hiver était
+raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre à la flamme. L'atelier
+de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son
+oeuvre, une pièce dans l'hôtel, encore inhabité. On lui avança même une
+assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença
+par rembourser à son ami le médecin l'argent que celui-ci lui avait
+prêté lorsque Francine était morte; puis il courut au cimetière, pour y
+faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.
+
+Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune
+fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante.
+L'artiste n'eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces
+fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui
+demandait ce qu'il devait faire des roses et des pensées qu'il avait
+apportées, Jacques lui ordonne de les planter sur une fosse voisine
+nouvellement creusée, pauvre tombe d'un pauvre, sans clôture, et n'ayant
+pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqué en terre, et
+surmonté d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de
+la douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu'il n'y
+était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau
+soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de
+Francine lorsqu'elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec
+ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le
+coeur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard
+extérieur, il se rappela qu'un jour, ayant été surpris par l'orage, il
+était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient dîné.
+Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna
+du dessert dans une soucoupe à vignettes; il reconnut la soucoupe et se
+souvint que Francine était restée une demi-heure à deviner le rébus qui
+y était peint; et il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chantée
+Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet qui ne coûte pas
+bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue
+de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur.
+Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et
+rêveurs, Jacques s'imagina que c'était Francine qui, en l'entendant
+marcher tout à l'heure auprès d'elle, lui avait envoyé cette bouffée de
+bons souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut par les mouiller
+d'une larme. Et il sortit du cabaret pied leste, front haut, oeil vif,
+coeur battant, presque un sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce
+refrain de la chanson de Francine:
+
+ L'amour rôde dans mon quartier,
+ Il faut tenir ma porte ouverte.
+
+Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un souvenir, mais
+aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter, Jacques
+fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la
+tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! quoi qu'on
+veuille et quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le
+veut ainsi.
+
+De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient
+poussé sur sa tombe, des sèves de jeunesse fleurissaient dans le coeur
+de Jacques, où les souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues
+aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs Jacques était de cette
+race d'artistes et de poètes qui font de la passion un instrument de
+l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a d'activité qu'autant qu'il
+est mis en mouvement par les forces motrices du coeur. Chez Jacques,
+l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une
+parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il
+s'aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à
+la meule qui s'use elle-même quand le grain lui manque, son coeur
+s'usait faute d'émotion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui;
+l'invention, jadis fiévreuse et spontanée, n'arrivait plus que sous
+l'effort de la patience; Jacques était mécontent, et enviait presque la
+vie de ses anciens amis les _Buveurs d'eau_.
+
+Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de
+nouvelles liaisons. Il fréquenta le poète Rodolphe, qu'il avait
+rencontré dans un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie
+l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne
+fut pas bien longtemps à en comprendre le motif.
+
+--Mon ami, lui dit-il, je connais ça... et lui frappant la poitrine à
+l'endroit du coeur, il ajouta: Vite et vite, il faut rallumer le feu
+là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous
+reviendront.
+
+--Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine.
+
+--Ça ne vous empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur
+les lèvres d'une autre.
+
+--Oh! dit Jacques; seulement si je pouvais rencontrer une femme qui lui
+ressemblât!... Et il quitta Rodolphe tout rêveur.
+
+ * * * * *
+
+Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux
+doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté
+maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli
+en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six
+semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec
+Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d'un bal
+champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contrebasse phtisique et
+d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontrée
+un soir où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à la
+danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné
+jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui
+connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles:
+
+--Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à
+enterrer?
+
+Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le
+coeur aux épines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacité,
+en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de
+l'artiste, triste comme un _De profundis_. Ce fut au milieu de cette
+rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait
+comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et
+entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il
+s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles
+elle répondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin: elle
+accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le
+fit répéter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux
+arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce
+rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté.
+Jacques pensa à la Bible et songea qu'on ne devait jamais désespérer
+avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes.
+Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi
+qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même.
+
+Cependant Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de
+Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et
+travaillait en secret à la figure qu'il voulait placer sur la tombe de
+la morte.
+
+Un jour qu'il avait reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie,
+une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva
+que le noir n'était pas gai pour l'été. Mais Jacques lui dit qu'il
+aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette
+robe tous les jours. Marie lui obéit.
+
+Un samedi, Jacques dit à la jeune fille:
+
+--Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne.
+
+--Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras; demain
+il fera du soleil.
+
+Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu'elle avait
+achetée sur ses économies, une jolie robe rose.
+
+Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier
+de Jacques.
+
+L'artiste la reçut froidement, brutalement presque.
+
+--Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette
+toilette réjouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de
+Jacques.
+
+--Nous n'irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller,
+j'ai à travailler.
+
+Marie s'en retourna chez elle le coeur gros. En route, elle rencontra un
+jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la
+cour, à elle.
+
+--Tiens, mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? lui dit-il.
+
+--En deuil, dit Marie, et de qui?
+
+--Quoi! vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire
+que Jacques vous a donnée....
+
+--Eh bien? dit Marie.
+
+--Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de
+Francine.
+
+À compter de ce jour Jacques ne revit plus Marie.
+
+Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut
+plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant
+plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire
+entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d'oeil que cette
+admission n'était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait
+pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine.
+
+On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis.
+
+Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de
+l'hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point,
+pour qu'il pût y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit
+apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les
+quinze premiers jours il travailla à la figure qu'il destinait au
+tombeau de Francine. C'était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette
+figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement
+achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt il ne
+put plus quitter son lit.
+
+Un jour le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en
+voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit qu'il était perdu; il
+écrivit à sa famille et fit appeler la soeur Sainte-Geneviève, qui
+l'entourait de tous ses soins charitables.
+
+--Ma soeur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous
+m'avez fait prêter, une petite figure en plâtre; cette statuette, qui
+représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le
+temps de l'exécuter en marbre. Pourtant j'en ai un beau morceau chez
+moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin... ma soeur, je vous donne ma
+petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.
+
+Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu le jour même
+de l'ouverture du _salon_, les _Buveurs d'eau_ n'y assistèrent pas.
+«L'art avant tout,» avait dit Lazare.
+
+La famille de Jacques n'était pas riche, et l'artiste n'eut pas de
+terrain particulier. Il fut enterré quelque part.
+
+
+
+
+
+
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+
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+The Project Gutenberg EBook of Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Scènes de la vie de jeunesse
+ Nouvelles
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+Author: Henry Murger
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+Release Date: June 8, 2006 [EBook #18537]
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+<h2>Nouvelles</h2>
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+<h3>(1851)</h3>
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+
+<table summary="table">
+<tr><td>
+<a name="table" id="table"></a>
+<p><b>Table des mati&egrave;res</b></p>
+<a href="#Le_souper_des_funerailles"><b>Le souper des fun&eacute;railles</b></a>
+<a href="#Ia">&nbsp;&nbsp;<b>I,</b></a>
+<a href="#IIa"><b>II,</b></a>
+<a href="#IIIa"><b>III,</b></a>
+<a href="#IVa"><b>IV</b></a><br />
+<a href="#La_maitresse_aux_mains_rouges"><b>La ma&icirc;tresse aux mains rouges</b></a><br />
+<a href="#Le_bonhomme_Jadis"><b>Le bonhomme Jadis</b></a><br />
+<a href="#Les_amours_dOlivier"><b>Les amours d'Olivier</b></a>
+<a href="#Ib">&nbsp;&nbsp;<b>I,</b></a>
+<a href="#IIb"><b>II,</b></a>
+<a href="#IIIb"><b>III,</b></a>
+<a href="#IVb"><b>IV,</b></a>
+<a href="#V"><b>V,</b></a>
+<a href="#VI"><b>VI</b></a><br />
+<a href="#Un_poete_de_gouttieres"><b>Un po&egrave;te de goutti&egrave;res</b></a><br />
+<a href="#Le_manchon_de_Francine"><b>Le manchon de Francine</b></a>
+<a href="#Ic">&nbsp;&nbsp;<b>I,</b></a>
+<a href="#IIc"><b>II</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h2><a name="Le_souper_des_funerailles" id="Le_souper_des_funerailles"></a><a href="#table">Le souper des fun&eacute;railles</a></h2>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Ia" id="Ia"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait sous le dernier r&egrave;gne. Au sortir du bal de l'op&eacute;ra, dans un
+salon du caf&eacute; de Foy, venaient d'entrer quatre jeunes gens accompagn&eacute;s
+de quatre femmes v&ecirc;tues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de
+ces noms qui, prononc&eacute;s dans un lieu public ou dans un salon du monde,
+font relever toutes les t&ecirc;tes. Ils s'appelaient le comte de
+Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et
+Tristan-Tristan tout court. Tous quatre &eacute;taient jeunes, riches, menant
+une belle vie sem&eacute;e d'aventures dont le r&eacute;cit d&eacute;frayait hebdomadairement
+les <i>Courriers de Paris,</i> et n'avaient &agrave; peu pr&egrave;s d'autre profession que
+d'&ecirc;tre heureux ou de le para&icirc;tre. Quant aux femmes, qui &eacute;taient presque
+jeunes, elles n'avaient d'autre profession que d'&ecirc;tre belles, et elles
+faisaient laborieusement leur m&eacute;tier.</p>
+
+<p>La carte, command&eacute;e d'avance, aurait re&ccedil;u l'approbation de tous les
+ma&icirc;tres de la gourmandise.</p>
+
+<p>En entrant dans le salon, les quatre femmes s'&eacute;taient d&eacute;masqu&eacute;es.
+C'&eacute;taient &agrave; vrai dire de magnifiques cr&eacute;atures, formant un quatuor qui
+semblait chanter la symphonie de la forme et de la gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de nous mettre &agrave; table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de
+faire dresser un couvert de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme? reprirent les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;J'attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune
+homme, dit Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire que mon ami est mort.</p>
+
+<p>&mdash;Mort? firent en ch&oelig;ur les trois hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Mort? reprirent les femmes en dressant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Quel conte de f&eacute;es!</p>
+
+<p>&mdash;Mort et enterr&eacute;, messieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Comme Marlboroug?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;, mais que signifie cela? vous &ecirc;tes hi&eacute;roglyphique comme une
+inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de
+Chabannes.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez, messieurs, r&eacute;pliqua Tristan. La personne que j'attends ne
+viendra pas avant une heure; j'aurai donc le temps de vous conter
+l'aventure, qui est assez curieuse, et qui vous int&eacute;ressera d'autant
+plus que vous allez en voir le h&eacute;ros tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Une histoire! C'est charmant. Contez! contez! s'&eacute;cria-t-on de toutes
+parts, &agrave; l'exception d'une des femmes, qui &eacute;tait rest&eacute;e silencieuse
+depuis son entr&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu'il serait bon d'absorber
+le premier service. Je fais cette proposition &agrave; cause de mon
+amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe....</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! dit Chabannes, l'histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Si! si! mangeons, cria-t-on d'un autre c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Aux voix!&mdash;L'histoire!&mdash;Le d&eacute;jeuner!&mdash;L'histoire!</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'un moyen de sortir de l&agrave;, dit Tristan; c'est de voter.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, votons.</p>
+
+<p>&mdash;Que ceux qui sont d'avis d'&eacute;couter l'histoire veuillent bien se lever,
+dit Tristan. Les trois hommes se lev&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien, fit Tristan; que ceux qui sont d'avis de d&eacute;jeuner d'abord
+veuillent bien se lever.</p>
+
+<p>Trois des femmes se lev&egrave;rent, et parurent fort &eacute;tonn&eacute;es de voir leur
+compagne rester assise.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit l'une d'elles, Fanny s'abstient.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc? dit une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas faim, r&eacute;pondit Fanny.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il fallait voter pour l'histoire, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>&mdash;En attendant, reprit Tristan, l'&eacute;preuve n'a pas de r&eacute;sultat, et nous
+voil&agrave; aussi embarrass&eacute;s qu'auparavant. Pour sortir de l&agrave; et pour
+contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c'est de
+raconter en mangeant.</p>
+
+<p>&mdash;Adopt&eacute;! Adopt&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, dit le comte de Chabannes, le nom de votre ami?</p>
+
+<p>&mdash;Feu mon ami s'appelle Ulric-Stanislas de Rouvres.</p>
+
+<p>&mdash;Ulric de Rouvres, dirent les convives, mais il est mort!</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je vous dis <i>feu</i> mon ami, r&eacute;pliqua tranquillement Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;, demanda M. de Sylvers, ce n'&eacute;tait donc pas une plaisanterie, ce
+que vous disiez?</p>
+
+<p>&mdash;En aucune fa&ccedil;on. Mais laissez-moi raconter maintenant, dit Tristan; et
+il commen&ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;En ce temps l&agrave;,&mdash;il y a environ un an,&mdash;Ulric de Rouvres tomba
+subitement dans une grande tristesse et r&eacute;solut d'en finir avec la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un an, je me rappelle parfaitement, interrompit le comte de
+Puyrassieux, il avait d&eacute;j&agrave; l'air d'un fant&ocirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quelle &eacute;tait donc la cause de cette tristesse? demanda M. de
+Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il &eacute;tait
+jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies,
+quelles qu'elles fussent. Il n'avait aucune raison raisonnable pour se
+tuer.</p>
+
+<p>&mdash;La raison qui vous fait faire une folie n'est jamais raisonnable, dit
+entre ses dents M. de Sylvers.</p>
+
+<p>&mdash;Folie ou raison, le motif qui d&eacute;termina Ulric &agrave; mourir est la seule
+chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'&eacute;tait donc d&eacute;cid&eacute; &agrave;
+mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin &agrave; ses jours.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami esp&eacute;rait qu'une
+fois atteint de cette maladie, il n'oserait plus h&eacute;siter au bord de sa
+r&eacute;solution. Ulric passa donc la Manche, et, apr&egrave;s avoir demeur&eacute; &agrave;
+Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comt&eacute;
+de Sussex. L&agrave;, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous
+ses jours pass&eacute;s, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se r&eacute;p&eacute;ta
+qu'il n'avait plus rien &agrave; faire dans la vie; et apr&egrave;s avoir mis ses
+affaires en ordre, il prit un pistolet et s'aventura dans la campagne,
+o&ugrave; il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son &acirc;me &agrave;
+Dieu. Au bout d'une heure de marche il trouva un lieu qui r&eacute;alisait
+parfaitement la mise en sc&egrave;ne exig&eacute;e pour un suicide. Il tira alors de
+sa poche son pistolet, qu'il arma r&eacute;sol&ucirc;ment, et dont il posa le canon
+glac&eacute; sur son front br&ucirc;lant. Il avait d&eacute;j&agrave; le doigt appuy&eacute; sur la
+d&eacute;tente et s'appr&ecirc;tait &agrave; la l&acirc;cher, quand il s'aper&ccedil;ut qu'il n'&eacute;tait pas
+seul, et qu'&agrave; dix pas de lui il avait un compagnon s'appr&ecirc;tant &eacute;galement
+&agrave; passer dans l'autre monde.</p>
+
+<p>Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait d&eacute;j&agrave; le cou engag&eacute; dans le
+n&oelig;ud d'une corde attach&eacute;e &agrave; un arbre.</p>
+
+<p>&mdash;Que faites-vous? lui demanda Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon
+pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici
+les commodit&eacute;s n&eacute;cessaires.</p>
+
+<p>&mdash;Que d&eacute;sirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous &ecirc;tre utile, monsieur?
+demanda Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous serais infiniment oblig&eacute;, r&eacute;pondit l'autre, si vous vouliez me
+tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-&ecirc;tre
+pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je
+vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'&ecirc;tre
+bien s&ucirc;r que l'op&eacute;ration a compl&egrave;tement r&eacute;ussi.</p>
+
+<p>Ulric regarda avec &eacute;tonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement
+au moment de mourir. C'&eacute;tait un homme de vingt-huit &agrave; trente ans, et
+dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne
+appartenant aux classes distingu&eacute;es de la soci&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, lui demanda Ulric, je suis enti&egrave;rement &agrave; vos ordres, pr&ecirc;t &agrave;
+vous rendre les petits services que vous r&eacute;clamez de moi: il faut bien
+s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous
+d&eacute;termine &agrave; mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre
+d'indiscr&eacute;tion de ma part, attendu que moi-m&ecirc;me je me propose de me tuer
+sous l'ombrage de ce petit bois.</p>
+
+<p>Et Ulric montra son pistolet &agrave; l'Anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous br&ucirc;ler la cervelle, c'est un
+bon moyen. On me l'avait recommand&eacute;; mais je pr&eacute;f&egrave;re la corde, c'est
+plus national.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce &agrave; cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant &agrave;
+son interrogatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux.</p>
+
+<p>&mdash;Une perte de fortune?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, je suis millionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre quelques esp&eacute;rances d'ambition d&eacute;truites?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas ambitieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est &agrave; cause du spleen, l'ennui....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, j'&eacute;tais tr&egrave;s heureux, tr&egrave;s joyeux de vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors....</p>
+
+<p>&mdash;Voici, monsieur, puisque cette confidence para&icirc;t vous int&eacute;resser, le
+motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai pari&eacute;
+avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engag&eacute;e est tr&egrave;s
+consid&eacute;rable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la
+mort n'a pas voulu venir &agrave; moi depuis ce temps, si je ne suis pas all&eacute; &agrave;
+elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner....
+Voil&agrave; pourquoi....</p>
+
+<p>Ulric resta stup&eacute;fait.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, monsieur, que vous avez re&ccedil;u ma confidence, je vous
+rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, mont&eacute;
+sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, monsieur, de gr&acirc;ce, je n'aurai jamais le courage.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je
+n'ai pas de temps &agrave; perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit
+moins dix minutes, et &agrave; minuit il faut absolument que je sois mort.</p>
+
+<p>En disant ces mots, voyant que l'aide d'Ulric allait lui faire d&eacute;faut,
+l'Anglais chassa d'un coup de pied le tronc d'arbre qui l'attachait
+encore &agrave; la terre et se trouva suspendu.</p>
+
+<p>L'agonie commen&ccedil;a sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid &agrave;
+cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin.</p>
+
+<p>Au bout d'une demi-heure il revint pr&egrave;s de l'arbre chang&eacute; en gibet, et
+trouva l'Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna &agrave;
+penser &agrave; mon jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renon&ccedil;a
+soudainement &agrave; aller lui demander la consolation des maux que lui
+faisait souffrir la vie. Seulement il se trouvait dans une situation
+fort embarrass&eacute;e; car il avait &eacute;crit la veille &agrave; un de ses amis qu'il
+avait mis fin &agrave; ses jours, et il consid&eacute;rait comme une l&acirc;chet&eacute; un retour
+sur cette r&eacute;solution. Il s'effrayait du ridicule qui allait rejaillir
+sur lui quand on apprendrait ce suicide avort&eacute;, chose aussi pitoyable &agrave;
+ses yeux qu'un duel sans r&eacute;sultat.</p>
+
+<p>Il en &eacute;tait l&agrave; de ses h&eacute;sitations quand il aper&ccedil;ut &agrave; terre le
+portefeuille de l'Anglais pendu. Ulric l'ouvrit et y trouva une foule de
+papiers, et entre autres un passeport d'une date r&eacute;cente et pris au nom
+de sir Arthur Sydney. Ces papiers &eacute;taient ceux du d&eacute;funt; et ce nom
+d'Arthur &eacute;tait &eacute;galement le sien; et voici l'id&eacute;e qui vint &agrave; l'esprit
+d'Ulric: il prit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant
+son identit&eacute; &agrave; lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, apr&egrave;s en
+avoir retir&eacute; le passeport et les autres papiers, qu'il mit dans sa
+poche.</p>
+
+<p>Gr&acirc;ce &agrave; ce stratag&egrave;me, Ulric passa pour mort. Son suicide, annonc&eacute; par
+les feuilles anglaises, fut r&eacute;p&eacute;t&eacute; par les journaux fran&ccedil;ais. Ulric
+assista &agrave; son convoi fun&egrave;bre; et apr&egrave;s s'&ecirc;tre rendu lui-m&ecirc;me les
+derniers honneurs, il partit pour le Mexique sous le nom de sir Arthur
+Sydney. Revenu &agrave; Londres il y a environ six semaines, il m'&eacute;crivait les
+d&eacute;tails que je viens de vous raconter.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est, en v&eacute;rit&eacute;, tr&egrave;s merveilleux, dit Chabannes; mais si M.
+Ulric de Rouvres revient &agrave; Paris, sa position y sera au moins
+singuli&egrave;re. Sous quel nom pr&eacute;tend-il exister maintenant? Reprendra-t-il
+le sien, ou conservera-t-il celui de Sydney?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois qu'il prendra un autre nom, r&eacute;pondit Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit observer M. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas
+&agrave; &ecirc;tre reconnu dans le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'ira pas dans le monde, dit Tristan; je veux dire par l&agrave; qu'il ne
+fr&eacute;quentera pas cette partie de la soci&eacute;t&eacute; parisienne qu'on appelle le
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Il aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son
+aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-&ecirc;tre
+sur son passage; mais au bout d'une semaine on n'y pensera pas, et on
+parlera d'autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse.
+Toutes les femmes vont se l'arracher.</p>
+
+<p>&mdash;Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi? demand&egrave;rent les jeunes gens.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? dit tout &agrave; coup l'indiff&eacute;rente Fanny, en chassant du bout de
+ses doigts effil&eacute;s les boucles de cheveux qui semblaient par instant
+faire &agrave; son visage un voile tram&eacute; de fils d'or:&mdash;Pourquoi? C'est bien
+simple. M. Ulric ne peut plus repara&icirc;tre dans le monde, parce qu'il est
+ruin&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ruin&eacute;! dirent les jeunes gens.</p>
+
+<p>&mdash;N&eacute;cessairement, continua Fanny. Il n'est pas mort, c'est vrai; mais on
+l'a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de d&eacute;c&egrave;s; et comme M.
+Ulric de Rouvres n'avait d'autre parent que son oncle, le chevalier de
+Neuil, toute la fortune de son neveu a d&ucirc; retourner entre les mains de
+celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l'oncle fera une restitution
+d'h&eacute;ritage.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la m&ecirc;me
+tranquillit&eacute;. &Agrave; l'heure o&ugrave; nous sommes, M. le chevalier de Neuil est
+aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-M&eacute;nages.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma
+belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontr&eacute; des ruses &agrave; tous les
+avares de la com&eacute;die classique, avait en main propre au moins vingt
+mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a h&eacute;rit&eacute; de
+son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil,
+qui joue la bouillotte &agrave; un liard la carre, et qui est plus mal v&ecirc;tu que
+son portier, est actuellement plus que millionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit ce que j'ai dit, r&eacute;p&eacute;ta Fanny. M. le chevalier de Neuil n'a
+plus le sou.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;&agrave;! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda
+Chabannes.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait l'ami de madame de Villerey, r&eacute;pondit Fanny; et, puisque vous
+paraissez l'ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey
+avait pour habitude d'imposer &agrave; ses favoris l'obligation d'&ecirc;tre les
+clients de son mari.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M.
+de Puyrassieux.</p>
+
+<p>&mdash;La maison de Villerey a perdu dix-sept millions &agrave; la bourse dans la
+quinzaine derni&egrave;re, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette
+maison, je lui conseille de mettre un cr&ecirc;pe &agrave; son portefeuille: M. de
+Villerey est en fuite.</p>
+
+<p>&mdash;Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma ch&egrave;re? fit M. de
+Puyrassieux avec un sourire qui &eacute;tait une allusion.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend
+un peu maussade ce soir; mais c'est une le&ccedil;on, cela m'apprendra &agrave; faire
+des &eacute;conomies, ajouta la jeune femme.</p>
+
+<p>En ce moment un gar&ccedil;on du restaurant vint avertir Tristan qu'un monsieur
+le faisait demander.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il
+lui dit tout bas &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re enfant, vous vous &ecirc;tes tromp&eacute;e, mon ami Ulric n'est pas
+ruin&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, &agrave; moi? dit Fanny.</p>
+
+<p>&mdash;Remettez votre masque un instant, continua Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant n&eacute;anmoins son
+loup de velours.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? dit Tristan, peut-&ecirc;tre pour regagner les soixante-quinze
+mille francs que vous avez perdus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIa" id="IIa"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+
+<p>Trois jours auparavant Ulric de Rouvres &eacute;tait &agrave; Plymouth, et, sous le
+nom d'Arthur Sydney, s'appr&ecirc;tait &agrave; partir pour l'Inde anglaise, o&ugrave; il
+voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majest&eacute;
+britannique. Au moment de s'embarquer il re&ccedil;ut de France une lettre dont
+la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ
+faire une visite &agrave; l'amiraut&eacute;, et il en sortit pour prendre ses
+passeports pour la France, o&ugrave; il &eacute;tait arriv&eacute; aussi promptement que si
+le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amen&eacute; eussent eu des
+ailes.</p>
+
+<p>Voici quel &eacute;tait le contenu de la lettre qui avait motiv&eacute; cette arriv&eacute;e
+si prompte:</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher Ulric,</p>
+
+<p>&laquo;Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donn&eacute; des
+preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, bris&eacute; par
+le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'&eacute;tait votre premi&egrave;re passion
+s&eacute;rieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui
+&eacute;clatent au d&eacute;but de la jeunesse, et vous avez roul&eacute; au fond de cet
+ab&icirc;me o&ugrave; le d&eacute;sespoir vertigineux a plong&eacute; votre esprit dans de noirs
+tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce
+projet vous &ecirc;tes all&eacute; en Angleterre, la patrie du spleen. L&agrave;, vous avez
+mis fin &agrave; vos jours, et vous &ecirc;tes maintenant convenablement enterr&eacute; dans
+un cimeti&egrave;re du comt&eacute; de Sussex. Selon vos v&oelig;ux, on a mis sur votre
+tombe un saule en larmes, et on a plant&eacute; de ces petites fleurs bleues
+qui &eacute;toilent les rives des fleuves allemands. Vous &ecirc;tes on ne peut plus
+mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez
+donc l'obligeance de ne point repara&icirc;tre avant l'&eacute;poque o&ugrave; les fanfares
+de l'Apocalypse convoqueront le monde &agrave; une r&eacute;surrection officielle.
+Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les
+ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament.
+Je dois, pour votre satisfaction, vous d&eacute;clarer que vous avez &eacute;t&eacute;
+g&eacute;n&eacute;ralement regrett&eacute;. Votre d&eacute;c&egrave;s a fait couler des larmes des plus
+beaux yeux du monde. Vous &eacute;tiez certainement le meilleur valseur qui ait
+jamais gliss&eacute; sur un parquet cir&eacute;, au milieu du tourbillon circulaire
+que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre d&eacute;c&egrave;s, ce grand
+artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu
+au Jardin d'hiver, il avait mis, pour t&eacute;moigner sa douleur, un cr&ecirc;pe &agrave;
+son b&acirc;ton de chef d'orchestre.</p>
+
+<p>&laquo;Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien
+vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous &eacute;tiez pas tant press&eacute;,
+peut-&ecirc;tre seriez-vous rest&eacute; parmi nous; car je sais plusieurs mains
+blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin,
+comme on dit, ce qui est fait est fait: vous &ecirc;tes mort, et vous avez eu
+l'agr&eacute;ment d'assister &agrave; votre convoi, car je pr&eacute;sume que vous vous &eacute;tiez
+adress&eacute; une lettre d'invitation; vous avez r&eacute;pandu des larmes sur votre
+tombe, et vous vous &ecirc;tes regrett&eacute; sinc&egrave;rement. &Agrave; ce propos, mon cher
+ami, puisque vous &ecirc;tes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas
+me donner quelques d&eacute;tails sur la fa&ccedil;on dont on s'y comporte? La mort
+est-elle une personne aimable, et fait-il bon &agrave; vivre sous son r&egrave;gne?
+Dans quelle zone souterraine est situ&eacute; son royaume? Y a-t-il quatre
+saisons et diff&egrave;rent-elles des n&ocirc;tres? Quels sont, je vous prie, les
+agr&eacute;ments dont jouissent les tr&eacute;pass&eacute;s? Quel est le mode de
+gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez
+&ecirc;tre, &agrave; l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez
+bien me les communiquer. Au cas o&ugrave; je m'ennuierais par trop sous le
+vieux soleil, j'irais peut-&ecirc;tre vous rejoindre l&agrave;-bas, et je l'aurais
+d&eacute;j&agrave; fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.</p>
+
+<p>&laquo;Vous avez eu l'obligeance de vous inqui&eacute;ter de moi et de la fa&ccedil;on dont
+je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitt&eacute;. Je suis rest&eacute; le
+m&ecirc;me, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes go&ucirc;ts et
+mes habitudes n'ont aucunement vari&eacute;: je dors le jour et je veille la
+nuit. &Agrave; force de volont&eacute; et de pers&eacute;v&eacute;rance, je suis parvenu &agrave; arr&ecirc;ter
+compl&egrave;tement le mouvement intellectuel de mon &ecirc;tre, et je me trouve on
+ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler
+trois heures, sans avoir comme autrefois le m&eacute;chant d&eacute;sir de le jeter
+par la fen&ecirc;tre. J'assiste avec indiff&eacute;rence au spectacle de la vie, qui
+a ses quarts d'heure d'agr&eacute;ment. J'ai &eacute;t&eacute;, il y a quelques jours, forc&eacute;
+de recourir &agrave; ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une d&eacute;p&ecirc;che
+t&eacute;l&eacute;graphique, arriv&eacute;e je ne sais d'o&ugrave;, avait ruin&eacute; mon banquier, qui
+m'avait fait collaborer &agrave; ses sp&eacute;culations. Mais heureusement, le
+lendemain de ce d&eacute;sastre, un parent &agrave; moi mourut dans un duel sans
+t&eacute;moins, avec un p&acirc;t&eacute; de faisan; et comme, peu soigneux de son
+caract&egrave;re, il avait oubli&eacute; de me d&eacute;sh&eacute;riter, la loi naturelle m'a forc&eacute;
+&agrave; recueillir son bien, qui &eacute;galait au moins la perte que m'avait caus&eacute;e
+la pantomime du t&eacute;l&eacute;graphe. Vous avez d&ucirc;, au reste, rencontrer cet
+excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.</p>
+
+<p>&laquo;Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-&ecirc;tre, parl&eacute; de moi, je
+vais vous entretenir d'une circonstance tr&egrave;s bizarre qui est, &agrave; vrai
+dire, le motif s&eacute;rieux de cette lettre.</p>
+
+<p>&laquo;Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens o&ugrave; j'avais &eacute;t&eacute;
+convi&eacute;, je suis rest&eacute; foudroy&eacute; par l'&eacute;tonnement en me trouvant en face
+d'une jeune femme qui est le fant&ocirc;me vivant de cette pauvre Rosette,
+morte il y a un an &agrave; l'h&ocirc;pital, et que vous avez voulu suivre dans la
+mort. Cette ressemblance &eacute;tait si merveilleusement frappante, si
+compl&egrave;te en tous points; cette cr&eacute;ature enfin est tellement le sosie de
+votre pauvre amie, qu'un instant je suis rest&eacute; tout &eacute;tourdi, presque
+effray&eacute;, et point &eacute;loign&eacute; de croire aux revenants. Mais le doute ne
+m'&eacute;tait pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette &eacute;tendue
+sur le lit de marbre de l'amphith&eacute;&acirc;tre; avec vous, je l'avais vue clouer
+dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait
+ombrager de rosiers blancs, comme pour faire &agrave; l'&acirc;me de la morte une
+oasis parfum&eacute;e. J'ai alors interrog&eacute; cette cr&eacute;ature, qu'un caprice de la
+nature a faite la jumelle de votre bien-aim&eacute;e d&eacute;funte; et supposant un
+instant qu'elle &eacute;tait peut-&ecirc;tre la s&oelig;ur de Rosette, je lui ai demand&eacute;
+si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la
+voix de votre amie, Fanny m'a r&eacute;pondu qu'elle ne l'avait point connue,
+et que d'ailleurs elle n'avait point de s&oelig;ur. J'ai caus&eacute; quelque temps
+avec cette fille, qui est fort recherch&eacute;e dans le monde de la galanterie
+officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette
+s'arr&ecirc;tait &agrave; la forme.</p>
+
+<p>&laquo;Fanny est un &ecirc;tre de perdition, une cr&eacute;ature vierge de toute vertu.
+Appliquant &agrave; faire le mal une intelligence vraiment sup&eacute;rieure, cette
+fille, rou&eacute;e comme un congr&egrave;s de diplomates, gr&acirc;ce &agrave; ses relations, qui
+sont nombreuses, exerce dans la soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; elle vit une influence qui la
+rend presque redoutable, et depuis qu'elle r&egrave;gne avec toute
+l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a d&eacute;j&agrave; caus&eacute; la ruine de
+bien des avenirs et le d&eacute;sastre de bien des jeunesses sans qu'une simple
+fois son c&oelig;ur, immobilis&eacute; dans sa poitrine comme un gla&ccedil;on dans une mer
+du p&ocirc;le, ait fait une infid&eacute;lit&eacute; &agrave; sa raison. C'est parce que je sais de
+quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique
+et railleur &agrave; l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que
+le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immol&eacute;e pour vous,
+comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous
+ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pens&eacute; que
+votre nature de po&egrave;te trouverait peut-&ecirc;tre un certain charme myst&eacute;rieux
+&agrave; revoir, ne f&ucirc;t-ce qu'un instant, par&eacute;e de toutes les gr&acirc;ces de la vie
+et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a
+un an nous avons pu voir ensemble dispara&icirc;tre sous le v&ecirc;tement des
+tr&eacute;pass&eacute;s. Au cas o&ugrave;, comme je le pr&eacute;sume, les d&eacute;tails que je viens de
+vous raconter exciteraient votre curiosit&eacute; et vous am&egrave;neraient &agrave; Paris,
+je vous ai d'avance pr&eacute;par&eacute; une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez
+samedi prochain, c'est-&agrave;-dire dans quatre jours, apr&egrave;s la sortie du bal
+de l'Op&eacute;ra, au caf&eacute; de Foy, o&ugrave; vous rencontrerez d'anciennes
+connaissances.</p>
+
+<p>&laquo;Pour ne pas effrayer l'assembl&eacute;e, il serait peut-&ecirc;tre convenable que
+vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce n&eacute;glig&eacute;
+mortuaire et mettez-vous &agrave; la mode des vivants. Pour des r&eacute;unions du
+genre de celle o&ugrave; je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec
+des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces d&eacute;tails au cas o&ugrave;
+vous les auriez oubli&eacute;s dans l'autre monde, o&ugrave; les usages ne sont
+peut-&ecirc;tre pas les m&ecirc;mes que dans celui-ci,</p>
+
+<p>&laquo;Tout &agrave; vous,</p>
+
+<p>&laquo;Tristan.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIIa" id="IIIa"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+
+<p>Pendant qu'Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assign&eacute;
+Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les
+&eacute;v&eacute;nements qui avaient d&eacute;termin&eacute; son suicide, si singuli&egrave;rement avort&eacute;.</p>
+
+<p>Entr&eacute; de bonne heure dans la vie, car il avait &eacute;t&eacute; mis en possession de
+sa fortune avant d'avoir atteint sa majorit&eacute;, Ulric, &eacute;bloui d'abord par
+le soleil levant de sa vingti&egrave;me ann&eacute;e, et &eacute;tourdi par le bruit que
+faisait ce monde o&ugrave; il &eacute;tait appel&eacute; &agrave; vivre, h&eacute;sita un moment; et, comme
+un voyageur qui, mettant pour la premi&egrave;re fois le pied sur un sol
+inconnu, craint de s'y &eacute;garer, il demanda un guide.</p>
+
+<p>Il s'en pr&eacute;senta cinquante pour un; car, ainsi qu'aux barri&egrave;res des
+villes qui renferment des curiosit&eacute;s, on trouve aux portes du monde une
+foule de cic&eacute;rones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services.</p>
+
+<p>Ulric, ivre de libert&eacute;, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente,
+curieuse et impatiente, il aurait d&eacute;sir&eacute; pouvoir, dans une seule coupe
+et d'un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.</p>
+
+<p>Il vit et il apprit rapidement; et, &agrave; vingt-quatre ans l'exp&eacute;rience lui
+avait sign&eacute; son dipl&ocirc;me d'homme.</p>
+
+<p>L'esprit plein d'une science am&egrave;re, le c&oelig;ur chang&eacute; en un cercueil qui
+renfermait les cendres de sa jeunesse, et l'&acirc;me encore tourment&eacute;e par
+d'insatiables d&eacute;sirs, il quitta ce monde o&ugrave;, quatre ann&eacute;es auparavant,
+il &eacute;tait entr&eacute; l'&oelig;il souriant et le front lev&eacute;, en lui jetant la
+mal&eacute;diction d&eacute;sol&eacute;e des fils d'Obermann et de Ren&eacute;; et sinistre et
+lamentable, il s'en retourna grossir le nombre de ceux qui &eacute;panchent sur
+toutes choses leurs doutes amers ou leurs audacieuses n&eacute;gations.</p>
+
+<p>La brutale disparition d'Ulric fut accueillie dans la soci&eacute;t&eacute; par une
+banale accusation de misanthropie; et au bout de huit jours, on n'en
+parlait plus.</p>
+
+<p>De toutes ses anciennes connaissances d'autrefois, Tristan fut le seul
+avec qui Ulric conserva quelques relations. Un jour il vint le voir, et
+lui tint des discours qui ne laiss&egrave;rent point de doute &agrave; Tristan sur les
+id&eacute;es de suicide qui germaient d&eacute;j&agrave; dans son esprit.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; vingt-quatre ans, c'est bien t&ocirc;t, r&eacute;pondit Tristan; en tout cas vous
+me permettrez de ne pas vous accompagner.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est donc vrai ce qu'on m'avait dit sur vous? Vous &ecirc;tes atteint
+du mal du si&egrave;cle, vous aurez trop lu <i>Faust</i> et les esprits chagrins qui
+sont venus &agrave; sa suite. C'est plut&ocirc;t l'influence de ces gens-l&agrave; que tout
+le reste qui vous am&egrave;ne au bord de ce moyen extr&ecirc;me. Vous vous croyez
+mort, vous n'&ecirc;tes qu'engourdi, mon cher! Quand on a trop couru on est
+fatigu&eacute;, cela est naturel. Vous &ecirc;tes dans une &eacute;poque de repos; mais,
+demain ou apr&egrave;s, vous jetterez par la fen&ecirc;tre votre r&eacute;solution funeste
+et vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau &agrave; un pauvre diable de
+po&egrave;te incompris, qui n'aura pour se gu&eacute;rir des mis&egrave;res de ce monde que
+le moyen extr&ecirc;me de s'en aller dans l'autre.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; comme vous; plus d'une fois j'ai mis la clef dans la serrure de
+cette porte qui donne sur l'inconnu; mais je suis revenu sur mes pas, et
+j'esp&egrave;re que vous ferez comme moi. Vous me r&eacute;pondrez que vous n'avez
+plus ni c&oelig;ur ni &acirc;me, et qu'il vous est impossible de croire &agrave; rien.
+D'abord, on a toujours un c&oelig;ur; et pourvu qu'il accomplisse sa fonction
+de balancier, on n'a pas besoin de lui en demander davantage. Quant &agrave; ce
+qui est de l'&acirc;me, c'est un mot pour l'explication duquel on a &eacute;crit dans
+toutes les langues un million de volumes, ce qui fait qu'on est moins
+fix&eacute; que jamais sur son existence et sa signification. L'&acirc;me est une
+rime &agrave; <i>flamme,</i> voil&agrave; ce qu'il y a de plus &eacute;vident jusqu'ici.</p>
+
+<p>Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles
+qu'on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu'on voit, ce qu'on
+touche et ce qu'on entend. &Agrave; d&eacute;faut de sentiments, on a toujours des
+sensations; et c'est n'&ecirc;tre point mort que de poss&eacute;der de bons yeux pour
+voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour
+les passer amoureusement dans la chevelure parfum&eacute;e d'une femme, qui, &agrave;
+d&eacute;faut de ces vertus id&eacute;ales que r&eacute;clament les jeunes gens de l'&eacute;cole
+romantique allemande, a au moins les qualit&eacute;s positives et plastiques de
+sa beaut&eacute;. Vous avez fini votre temps de po&eacute;sie et perdu les ailes qui
+vous emportaient dans les olympes de l'imagination; mais il vous reste
+des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose
+substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste &agrave; faire est le
+meilleur du chemin.</p>
+
+<p>Mais en voyant que ces railleries, qui lui &eacute;taient famili&egrave;res, &agrave; lui
+po&egrave;te du mat&eacute;rialisme et ap&ocirc;tre du scepticisme, semblaient provoquer
+Ulric au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu'il avait
+pris d'abord, et le sermonna avec une &eacute;loquence onctueuse, persuasive et
+presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour r&eacute;sultat de le
+faire renoncer &agrave; son dessein de suicide.</p>
+
+<p>Cependant, &agrave; compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui,
+malgr&eacute; tous les soins qu'il prit pour le d&eacute;couvrir, fut longtemps sans
+savoir ce qu'il &eacute;tait devenu.</p>
+
+<p>Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de
+cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut l&agrave; que le hasard
+lui fit rencontrer Ulric, apr&egrave;s six mois de disparition. Ulric n'&eacute;tait
+pas seul; il donnait le bras &agrave; une jeune fille de dix-huit &agrave; vingt ans,
+ayant le costume des ouvri&egrave;res. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait
+donn&eacute; dans le monde l'initiative de l'&eacute;l&eacute;gance; Ulric, qui avait &eacute;t&eacute;
+pendant un temps le thermom&egrave;tre des variations de la mode et dont les
+innovations, si audacieuses qu'elles fussent, &eacute;taient toujours
+accept&eacute;es; qui, s'il lui avait pris un jour l'id&eacute;e de mettre des gants
+rouges, en aurait fait porter &agrave; tout le <i>Jockey Club</i>, Ulric &eacute;tait v&ecirc;tu
+d'habits coup&eacute;s sur les mod&egrave;les trouv&eacute;s sans doute dans les Herculanums
+de mauvais go&ucirc;t. Il &eacute;tait m&eacute;connaissable. Cependant Tristan le reconnut
+au premier regard et allait s'approcher de lui pour lui parler, quand
+Ulric lui fit signe de ne pas l'aborder.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce myst&egrave;re? murmura Tristan en s'&eacute;loignant.</p>
+
+<p>En voici l'explication:</p>
+
+<p>Dans les na&iuml;fs r&eacute;cits des romanciers et des po&egrave;tes du moyen &acirc;ge, on
+rencontre beaucoup d'aventures de princes et de chevaliers m&eacute;lancoliques
+qui, fuyant les cours et les ch&acirc;teaux, se mettent un jour &agrave; courir le
+pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, d&eacute;guis&eacute;s en pauvres
+trouv&egrave;res, s'en vont, la guitare en main, chanter l'amour, et, parmi
+toutes les femmes, en cherchent une qui <i>les aime pour eux-m&ecirc;mes</i>. Ils
+donnent un soupir pour un sourire, et s'arr&ecirc;tent aussi volontiers sous
+l'humble fen&ecirc;tre des vassales que sous le balcon armori&eacute; des
+ch&acirc;telaines.</p>
+
+<p>Enfant de ce si&egrave;cle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-&ecirc;tre des a&iuml;eux
+parmi ces h&eacute;ros, demi-po&egrave;tes, demi-paladins, dont sont peupl&eacute;es les
+vieilles l&eacute;gendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps
+barbares au milieu des m&oelig;urs civilis&eacute;es de notre &eacute;poque.</p>
+
+<p>Voici ce qu'Ulric avait fait pour rompre compl&egrave;tement avec un monde o&ugrave;
+pendant quatre ann&eacute;es les d&eacute;licatesses trop exag&eacute;r&eacute;es de sa nature
+avaient &eacute;t&eacute; constamment froiss&eacute;es.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir r&eacute;alis&eacute; toute sa fortune en rentes sur l'&Eacute;tat, il en d&eacute;posa
+l'inscription entre les mains d'un notaire qui fut charg&eacute; d'utiliser les
+int&eacute;r&ecirc;ts comme il l'entendrait. Son mobilier, qui &eacute;tait le dernier mot
+du luxe et de l'&eacute;l&eacute;gance modernes, ses &eacute;quipages et ses chevaux, dont
+quelques-uns &eacute;taient cit&eacute;s dans l'aristocratie hippique, furent vendus
+aux ench&egrave;res, et les sommes que produisirent ces ventes diverses
+d&eacute;pos&eacute;es chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda
+deux cents francs seulement.</p>
+
+<p>Huit jours apr&egrave;s, les personnes qui vinrent le demander &agrave; son logement
+de la Chauss&eacute;e d'Antin apprirent qu'il &eacute;tait parti sans laisser
+d'adresse.</p>
+
+<p>Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait &eacute;t&eacute; se loger dans une des plus
+sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison o&ugrave; il habitait &eacute;tait
+une esp&egrave;ce de caserne populaire o&ugrave; du matin au soir retentissait le
+bruit de trois cents m&eacute;tiers.</p>
+
+<p>Habitu&eacute; au confortable recherch&eacute; au milieu duquel il avait toujours
+v&eacute;cu, Ulric passa sans transition de l'extr&ecirc;me opulence au d&eacute;nuement
+extr&ecirc;me. Sa chambre &eacute;tait un de ces taudis humides et obscurs dans
+lesquels le soleil n'ose pas aventurer un rayon, comme s'il craignait de
+rester prisonnier dans ces cachots a&eacute;riens. Le mobilier qui garnissait
+cette chambre &eacute;tait celui du plus pauvre artisan.</p>
+
+<p>Ce fut l&agrave; qu'Ulric vint se r&eacute;fugier, ce fut l&agrave; qu'il essaya de se
+retremper dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers,
+partir le matin pour l'atelier la chanson aux l&egrave;vres, en les voyant
+rentrer le soir ploy&eacute;s en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur
+le visage encore tremp&eacute; de sueur ce reflet de contentement pacifique
+qu'imprime l'accomplissement d'un devoir, Ulric s'&eacute;tait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est le vrai peuple, le peuple honn&ecirc;te, qui travaille et p&eacute;trit de
+sa main laborieuse le pain qu'il mange le soir. C'est l&agrave;, ou jamais, que
+je trouverai l'homme avec ses bons instincts. C'est l&agrave;, ou jamais, que
+je pourrai gu&eacute;rir cette invincible tristesse qui m'a suivi dans cette
+mansarde, o&ugrave; j'ai retrouv&eacute; le spectre du d&eacute;go&ucirc;t assis au pied de mon
+lit.</p>
+
+<p>Son plan &eacute;tait tout trac&eacute;, et il le mit sur-le-champ &agrave; ex&eacute;cution. Huit
+jours apr&egrave;s, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait rev&ecirc;tu le sarreau
+pl&eacute;b&eacute;ien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage.
+Au bout de six mois, il savait assez son m&eacute;tier pour &ecirc;tre employ&eacute; comme
+ouvrier. &Agrave; dessein il avait choisi dans l'industrie une des professions
+les plus fatigantes et exigeant plut&ocirc;t la force que l'intelligence. Il
+s'&eacute;tait fait m&eacute;canique vivante, outil de chair et d'os. Et, en voyant
+ses doigts glorieusement mutil&eacute;s par les saintes cicatrices du travail,
+c'est &agrave; peine s'il se reconnaissait lui-m&ecirc;me dans le robuste Marc
+Gilbert, lui, l'&eacute;l&eacute;gant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique
+aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse
+Borgh&egrave;se.</p>
+
+<p>Cependant, malgr&eacute; le rude labeur quotidien auquel il s'&eacute;tait vou&eacute;, au
+milieu m&ecirc;me de son atelier, et si bruyantes qu'elles fussent, les
+clameurs qui l'environnaient ne pouvaient assourdir le ch&oelig;ur de voix
+d&eacute;sol&eacute;es qui parlaient incessamment &agrave; son esprit.</p>
+
+<p>Lorsqu'il rentrait le soir dans sa chambre, apr&egrave;s une laborieuse
+journ&eacute;e, Ulric ne pouvait m&ecirc;me pas trouver ce lourd sommeil qui habite
+les grabats des prol&eacute;taires. L'insomnie s'asseyait &agrave; son chevet; et,
+quoi qu'il f&icirc;t pour l'en d&eacute;tourner, son esprit descendait au fond d'une
+r&ecirc;verie dont l'ab&icirc;me se creusait chaque jour plus profond&eacute;ment, et d'o&ugrave;
+il ressortait toujours avec une amertume de plus et une esp&eacute;rance de
+moins.</p>
+
+<p>Ulric avait au c&oelig;ur cette l&egrave;pre mortelle qui est l'amour du bien et du
+bon, la haine du faux et de l'injuste; mais une &eacute;trange fatalit&eacute;, qui
+semblait marcher dans ses pas, avait toujours donn&eacute; un d&eacute;menti &agrave; ses
+instincts et raill&eacute; la po&eacute;sie de ses aspirations. Tout ce qu'il avait
+touch&eacute; lui avait laiss&eacute; quelque fange aux mains, tout ce qu'il avait
+connu lui avait grav&eacute; un m&eacute;pris ou un d&eacute;go&ucirc;t dans l'esprit, et, comme
+ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses
+amours se comptait par une trahison.</p>
+
+<p>Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il d&eacute;roulait devant sa
+pens&eacute;e le panorama de sa vie pass&eacute;e, ne pouvait-il s'emp&ecirc;cher de pousser
+des plaintes sinistres.</p>
+
+<p>On est majeur &agrave; tout &acirc;ge pour les passions; mais le plus grand malheur
+qui puisse arriver &agrave; un homme est sans contredit une majorit&eacute; pr&eacute;coce.
+Celui qui vit trop jeune vit g&eacute;n&eacute;ralement trop vite; et les privil&eacute;gi&eacute;s
+sont ceux-l&agrave; qui, pareils aux &eacute;coliers, peuvent prendre le long chemin
+et n'arriver que le plus tard possible au but o&ugrave; la raison enseigne la
+science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des &ecirc;tres
+chez qui les facult&eacute;s se d&eacute;veloppent avant l'heure, et qui, se h&acirc;tant
+d'aller demander &agrave; la r&eacute;alit&eacute; ses logiques d&eacute;mentis, toujours pleins de
+d&eacute;senchantements, se d&eacute;chirent aux &eacute;pines de la v&eacute;rit&eacute;, &agrave; l'&acirc;ge o&ugrave; l'on
+commence &agrave; peine &agrave; respirer l'enivrant parfum des mensonges.</p>
+
+<p>Lorsqu'on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutil&eacute;s par
+l'exp&eacute;rience, il faut les accueillir avec une piti&eacute; secourable; on ne
+peut interdire la plainte aux bless&eacute;s, et l'ironie et le blasph&egrave;me d'un
+sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le r&acirc;le de sa derni&egrave;re
+illusion.</p>
+
+<p>Le motif qui avait amen&eacute; Ulric &agrave; quitter le monde pour venir se r&eacute;fugier
+dans la vie des prol&eacute;taires &eacute;tait moins une excentricit&eacute; romanesque
+qu'une tentative tr&egrave;s s&eacute;rieusement m&eacute;dit&eacute;e, et sans doute inspir&eacute;e par
+une esp&egrave;ce de philosophie mystique particuli&egrave;re aux esprits tourment&eacute;s
+par les fi&egrave;vres de l'inconnu.</p>
+
+<p>Spectateur &eacute;pouvant&eacute; et victime souffrante de la corruption et de la
+fausset&eacute; qui r&egrave;gnent dans les relations du monde; tromp&eacute; &agrave; chaque pas
+qu'il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contr&eacute;e
+maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en
+fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tent&eacute; son regard et excit&eacute;
+son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausset&eacute; m&ecirc;me,
+un fait providentiel.</p>
+
+<p>&mdash;Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y
+sont accueillis par le sourire dor&eacute; de la fortune et trouvent dans leurs
+langes, brod&eacute;s par la main des f&eacute;es protectrices, les talismans
+enchant&eacute;s qui leur assurent d'avance toutes les jouissances et toutes
+les f&eacute;licit&eacute;s qu'on peut &eacute;changer contre l'or; il est peut-&ecirc;tre juste
+que ces privil&eacute;gi&eacute;s, fatalement condamn&eacute;s au plaisir, soient d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;s
+du bonheur, la seule chose qui ne s'ach&egrave;te pas et ne soit point
+h&eacute;r&eacute;ditaire.</p>
+
+<p>&laquo;Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants,
+dans cette moiti&eacute; du monde qui fait l'&eacute;ternelle envie de l'autre moiti&eacute;.
+Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des
+lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cort&egrave;ge &agrave; ta jeunesse, et
+chacune de tes fantaisies viendra s'&eacute;panouir en fleur au premier appel
+de ton d&eacute;sir; homme, toutes les routes seront ouvertes &agrave; ton ambition.
+Tu seras enfin ce qu'on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur
+n'aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doubl&eacute;e d'une
+d&eacute;ception; car tu vas vivre dans une soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; la corruption est
+presque une n&eacute;cessit&eacute; d'existence, et la perfidie une arme de d&eacute;fense
+personnelle qu'on doit toujours avoir &agrave; la main comme un soldat son
+&eacute;p&eacute;e.&raquo;</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'Ulric avait raisonn&eacute; int&eacute;rieurement, et cette singuli&egrave;re
+philosophie l'avait conduit &agrave; r&ecirc;ver cette singuli&egrave;re esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>&laquo;En revanche, ajoutait-il, ceux-l&agrave; qui naissent abandonn&eacute;s de la
+fortune, les malheureux qui n'ont d'autre protection qu'eux-m&ecirc;mes et
+traversent la vie attel&eacute;s &agrave; la gl&egrave;be du travail, ceux-l&agrave; du moins, au
+milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent
+conserver les bons instincts dont ils sont dou&eacute;s nativement. La bonne
+foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualit&eacute;s humaines doivent
+cro&icirc;tre dans les sillons qu'arrose la sueur du travail. L'ouvrier doit
+pratiquer avec la rudesse de ses m&oelig;urs la fraternit&eacute;; ne poss&eacute;dant
+rien, il ne conna&icirc;t point les haines que d&eacute;terminent les rivalit&eacute;s
+d'int&eacute;r&ecirc;t; ses sympathies et ses amiti&eacute;s sont spontan&eacute;es et sinc&egrave;res, et
+comme celles du monde, n'ont pas seulement la dur&eacute;e d'une paire de gants
+ou d'un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont
+sont compos&eacute;s les amours du monde, amours faits d'ambition, d'orgueil,
+de haine m&ecirc;me quelquefois, mais jamais d'amour. L'ignorance du peuple
+est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un r&eacute;sultat du savoir.
+On fait le bien avec le c&oelig;ur seulement; le mal exige la collaboration
+de l'esprit et de la raison.&raquo;</p>
+
+<p>Mais cette supr&ecirc;me esp&eacute;rance, &agrave; laquelle Ulric s'&eacute;tait obstin&eacute;ment
+attach&eacute;, ne surv&eacute;cut pas &agrave; sa tentative. Apr&egrave;s avoir pendant six mois
+v&eacute;cu au milieu des hommes de labeur, l'&eacute;tude et le contact des m&oelig;urs de
+ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus d&eacute;sol&eacute;; et son
+exp&eacute;rience l'amena &agrave; cette conclusion absolue que le bien et le bon
+n'existaient pas, ou n'existaient qu'&agrave; l'&eacute;tat d'instincts dont
+l'application et le d&eacute;veloppement n'&eacute;taient pas possibles.</p>
+
+<p>Dans les classes &eacute;lev&eacute;es de la soci&eacute;t&eacute;, parmi le monde des cravates
+blanches et des habits noirs, il avait rencontr&eacute; toute la hideuse
+famille des vices humains, mais ils &eacute;taient du moins correctement v&ecirc;tus,
+parlaient le beau langage promulgu&eacute; par d&eacute;crets acad&eacute;miques, et
+n'agissaient point une seule fois sans consulter le code des
+convenances. Il avait souvent, dans un salon, serr&eacute; avec joie la main
+droite d'un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main
+&eacute;tait irr&eacute;prochablement gant&eacute;e. Souvent il avait cru au sourire de ces
+trahisons vivantes qu'on appelle des femmes; il s'&eacute;tait laiss&eacute; &eacute;mouvoir
+par les solo de sensibilit&eacute; qu'elles ex&eacute;cutent en public apr&egrave;s les avoir
+longuement &eacute;tudi&eacute;s, comme on fait d'une sonate de piano ou d'un air
+d'op&eacute;ra, et il avait &eacute;t&eacute; dupe; mais, du moins, ces femmes qui le
+trompaient &eacute;taient v&ecirc;tues de soie et de velours; les perles et les
+diamants, arrach&eacute;s au myst&eacute;rieux &eacute;crin de la nature, luttaient de feux
+et d'&eacute;clairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur
+leur front comme une constellation d'&eacute;toiles terrestres. Ces femmes
+&eacute;taient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu
+d&eacute;j&agrave; l'apoth&eacute;ose de l'histoire, et quand elles traversaient un bal,
+laissant derri&egrave;re elles un sillage de parfums et de gr&acirc;ces, tous les
+hommes faisaient sur leur passage une haie d'admirations g&eacute;nuflexes.</p>
+
+<p>&mdash;Ulric ne tarda pas &agrave; se convaincre que les m&oelig;urs de l'atelier ne
+valaient pas mieux que celles du salon.</p>
+
+<p>En venant pour la premi&egrave;re fois &agrave; son travail, l'apparence ch&eacute;tive de sa
+personne, la p&acirc;leur distingu&eacute;e de son visage, la blancheur de ses mains,
+jusque-l&agrave; rest&eacute;es oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux
+compagnons, un accueil plein d'ironie et d'insultes. R&eacute;sign&eacute; d'abord aux
+humbles fonctions d'apprenti, Ulric subit patiemment sans y r&eacute;pondre
+toutes les oppressions et toutes les injures dont on l'accablait &agrave; cause
+de sa faiblesse apparente, &agrave; cause de sa fa&ccedil;on de parler, qui n'avait
+rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la
+pratique de son &eacute;tat eut d&eacute;velopp&eacute; sa force, quand la rouille du travail
+eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d'un cachet
+de m&acirc;le virilit&eacute;, ceux qui, en d'autres temps, avaient abus&eacute; de leur
+force pour l'opprimer, chang&egrave;rent subitement de langage et de mani&egrave;res
+avec lui d&egrave;s qu'ils s'aper&ccedil;urent que son bras fr&ecirc;le soulevait les plus
+lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d'orage enl&egrave;ve une plume
+du sol.</p>
+
+<p>Au bout d'un an de s&eacute;jour dans l'atelier, Ulric, dont l'intelligence
+avait &eacute;t&eacute; remarqu&eacute;e par ses chefs, fut nomm&eacute; contrema&icirc;tre. Cette
+nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de r&eacute;criminations
+honteuses et jalouses, et le jour o&ugrave; Ulric se pr&eacute;senta pour la premi&egrave;re
+fois &agrave; l'atelier avec son nouveau titre, la conspiration &eacute;clata d'une
+fa&ccedil;on assez mena&ccedil;ante pour n&eacute;cessiter l'intervention des chefs.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux en s'avan&ccedil;ant au milieu des ouvriers
+en r&eacute;volte.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour
+contrema&icirc;tre, et il d&eacute;signait Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'en voulez-vous pas? dit le patron.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que c'est humiliant pour nous d'&ecirc;tre command&eacute;s par quelqu'un
+qui, il y a un an, &eacute;tait encore notre apprenti.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, r&eacute;pondit le ma&icirc;tre, qu'est-ce que cela prouve?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a prouve, continua l'ouvrier, qui commen&ccedil;ait &agrave; balbutier, &ccedil;a prouve
+que nous sommes tous &eacute;gaux et qu'on ne doit pas faire d'injustice. Il y
+a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et &ccedil;a les vexe
+de voir entrer un &eacute;tranger comme &ccedil;a <i>tout de go</i> dans la premi&egrave;re bonne
+place qui se trouve vacante.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est injuste! murmur&egrave;rent tous les ouvriers, comme pour
+encourager l'orateur qui discutait leurs int&eacute;r&ecirc;ts.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; bas Marc Gilbert! s'&eacute;cri&egrave;rent quelques voix, &agrave; bas le monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, continua l'ouvrier qui avait d&eacute;j&agrave; parl&eacute;, pourquoi
+avez-vous renvoy&eacute; Pierre? C'&eacute;tait un brave homme... qui faisait vivre sa
+femme et ses enfants avec sa place.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! dit le ma&icirc;tre d'une voix imp&eacute;rative, et qu'on n'ajoute plus
+un mot. Je n'ai pas de compte &agrave; vous rendre, et je fais ce que je veux.
+Si Pierre a perdu sa place, il est d'autant plus coupable de s'&ecirc;tre
+expos&eacute; &agrave; la perdre qu'il a une femme et des enfants. Pierre &eacute;tait un
+paresseux qui encourageait la paresse; c'&eacute;tait un brave homme pour vous,
+un bon enfant, et vous le regrettez parce qu'il vous comptait des heures
+de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierre &eacute;tait un
+voleur....</p>
+
+<p>Un murmure, aussit&ocirc;t comprim&eacute; par un geste du ma&icirc;tre, s'&eacute;leva parmi les
+ouvriers.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit un voleur, et je le r&eacute;p&egrave;te, et tous ceux qui re&ccedil;oivent de
+l'argent qu'ils n'ont pas gagn&eacute; sont de malhonn&ecirc;tes gens. Pierre a abus&eacute;
+de ma confiance; pourtant j'ai &eacute;t&eacute; patient, j'ai eu &eacute;gard &agrave; sa position
+de p&egrave;re de famille.</p>
+
+<p>Mais plus j'&eacute;tais indulgent, et plus il s'est montr&eacute; incorrigible. &Agrave; mon
+tour, j'eusse &eacute;t&eacute; coupable envers mes associ&eacute;s en conservant chez moi un
+homme qui compromettait leurs int&eacute;r&ecirc;ts. L'honn&ecirc;tet&eacute; est dans le devoir;
+j'ai fait le mien, donc j'ai &eacute;t&eacute; juste en renvoyant Pierre, et juste
+encore en le rempla&ccedil;ant par un homme honn&ecirc;te, laborieux, intelligent.
+Est-ce ma faute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis
+dix ans, je n'en ai pas trouv&eacute; un r&eacute;unissant les qualit&eacute;s et les
+capacit&eacute;s n&eacute;cessaires pour remplir l'emploi vacant? Est-ce ma faute si
+c'est justement l'apprenti &agrave; qui tout l'atelier commandait il y a un an
+qui se trouve &ecirc;tre le seul aujourd'hui digne de commander &agrave; tout
+l'atelier? Vous parliez d'&eacute;galit&eacute; tout &agrave; l'heure; eh bien, non, vous
+tous qui parlez, vous n'&ecirc;tes pas les &eacute;gaux de Marc Gilbert. Vous n'&ecirc;tes
+pas &eacute;gaux les uns aux autres, puisqu'il y en a parmi vous dont le
+salaire est diff&eacute;rent, et ceux-l&agrave; qui vous pr&ecirc;chent cette &eacute;galit&eacute; sont
+des fous; et vous savez bien vous-m&ecirc;mes, quand vous venez recevoir votre
+<i>paye</i>, que celui qui travaille le plus et le mieux doit &ecirc;tre pay&eacute;
+davantage que ceux dont le travail et l'habilet&eacute; sont moindres.</p>
+
+<p>Ainsi donc, &agrave; compter d'aujourd'hui, Marc Gilbert est votre
+contrema&icirc;tre. C'est un autre moi-m&ecirc;me, et j'entends qu'on le respecte et
+qu'on lui ob&eacute;isse comme &agrave; moi-m&ecirc;me. Et maintenant, ceux qui ne sont pas
+contents peuvent s'en aller.</p>
+
+<p>Pendant ce discours, tous les ouvriers &eacute;taient silencieusement retourn&eacute;s
+&agrave; leur travail.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme est juste, pensa Ulric en regardant son patron.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y a un an vous &ecirc;tes entr&eacute;
+dans la maison en qualit&eacute; d'apprenti; aujourd'hui, apr&egrave;s moi, vous allez
+y occuper la premi&egrave;re place. Ce n'est pas une faveur que je vous
+accorde, comme je le disais tout &agrave; l'heure, c'est une justice. J'esp&egrave;re
+que vous &ecirc;tes content, et qu'en une ann&eacute;e vous aurez fait du chemin.
+Seulement, comme vous &ecirc;tes un peu jeune, et que vous n'auriez pas
+peut-&ecirc;tre toute l'exp&eacute;rience n&eacute;cessaire, nous ne vous donnerons d'abord
+que les deux tiers des appointements que nous donnions &agrave; votre
+pr&eacute;d&eacute;cesseur. N&eacute;anmoins la part est encore belle, avouez-le.</p>
+
+<p>Ulric resta profond&eacute;ment &eacute;tonn&eacute; par cette contradiction.</p>
+
+<p>&mdash;Singuli&egrave;re justice, murmura-t-il quand il fut seul. On remplace un
+homme paresseux, sans intelligence et sans probit&eacute;, par un homme qu'on
+sait &ecirc;tre intelligent, probe et d&eacute;vou&eacute;, et sans tenir compte du b&eacute;n&eacute;fice
+que sa gestion loyale procurera &agrave; la maison, on paye l'honn&ecirc;te homme
+moins cher qu'on ne payait le voleur!</p>
+
+<p>Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et l'autorit&eacute; dont elles
+investissaient Ulric lui avaient attir&eacute; d&eacute;j&agrave; une foule de courtisans, et
+ceux-l&agrave; qui se montraient les plus humbles et les plus empress&eacute;s autour
+de lui &eacute;taient les m&ecirc;mes qui jadis s'&eacute;taient montr&eacute;s les plus durs et
+les moins indulgents &agrave; son &eacute;gard, les m&ecirc;mes qui s'&eacute;taient le plus
+ouvertement d&eacute;clar&eacute;s hostiles &agrave; sa nomination. Il exp&eacute;rimenta alors sur
+le vif ces <i>nobles qualit&eacute;s</i> qui, disait-il autrefois, devaient cro&icirc;tre
+dans les sillons arros&eacute;s par les sueurs du travail, et son c&oelig;ur
+s'emplit d'un nouveau d&eacute;go&ucirc;t en voyant ces hommes qui, devant &ecirc;tre
+pourtant li&eacute;s par une commune solidarit&eacute;, essayaient de se nuire les uns
+aux autres en venant d&eacute;noncer les infractions qui se commettaient dans
+l'atelier, esp&eacute;rant sans doute qu'Ulric leur payerait, en tol&eacute;rant les
+leurs, la d&eacute;nonciation des fautes commises par ceux de leurs compagnons
+dont ils se faisaient les espions.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; fraternit&eacute;! murmurait Ulric, fant&ocirc;me chim&eacute;rique, mot sonore qu'on
+fait retentir comme un tocsin pour ameuter les r&eacute;voltes. On peut
+facilement t'inscrire sur les &eacute;tendards et sur le fronton des monuments;
+mais les si&egrave;cles futurs ajout&eacute;s aux si&egrave;cles pass&eacute;s auront bien de la
+peine &agrave; te graver dans le c&oelig;ur de l'homme.</p>
+
+<p>Ainsi donc, dans les classes inf&eacute;rieures de la soci&eacute;t&eacute;, dans le monde
+des blouses, Ulric avait retrouv&eacute; la m&ecirc;me corruption, le m&ecirc;me esprit de
+mensonge, la m&ecirc;me fureur d'oppression du fort contre le faible. L&agrave;,
+comme ailleurs, tous les vices r&eacute;gnaient sous la pr&eacute;sidence de
+l'&eacute;go&iuml;sme, ma&icirc;tre souverain; tous les nobles instincts &eacute;taient crucifi&eacute;s
+sur les croix de l'int&eacute;r&ecirc;t; l&agrave; aussi, toute vertu avait son Judas et son
+Pilate. L&agrave; aussi, comme ailleurs et plus qu'ailleurs, Ulric put se
+convaincre par sa propre exp&eacute;rience que l'ingratitude, celle qui de
+toutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissait en
+plein c&oelig;ur.</p>
+
+<p>En haut, il avait trouv&eacute; le mal hypocrite, rus&eacute;, mais intelligent et
+presque s&eacute;ducteur.</p>
+
+<p>En bas, il le trouva de m&ecirc;me, mais cynique, brutal, et presque
+repoussant.</p>
+
+<p>Un soir Ulric &eacute;tait seul dans sa chambre; plong&eacute; dans une misanthropie
+qui devenait chaque jour plus aigu&euml;, la t&ecirc;te pos&eacute;e entre ses mains, ses
+yeux erraient machinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur une
+table: c'&eacute;tait l'<i>&Eacute;mile</i> de Rousseau, et un signe marginal semblait
+annoter ce passage:</p>
+
+<p>&laquo;Il faut &ecirc;tre heureux! c'est la fin de tout &ecirc;tre sensible; c'est le
+premier d&eacute;sir que nous imprima la nature et le seul qui ne nous quitte
+jamais. Mais o&ugrave; est le bonheur? Chacun le cherche et nul ne le trouve;
+on use sa vie &agrave; le poursuivre et on meurt sans l'avoir atteint.&raquo;</p>
+
+<p>Pour la milli&egrave;me fois au moins Ulric faisait en r&eacute;flexion le tour de
+cette phrase, dont la conclusion est si d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, lorsque des cris
+per&ccedil;ants qui retentissaient au dehors vinrent brusquement l'arracher &agrave;
+sa r&ecirc;verie.</p>
+
+<p>Ulric courut &agrave; sa fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Des cris: au secours! Au secours! continuaient plus press&eacute;s et plus
+inquiets. Ils paraissaient sortir d'une crois&eacute;e faisant face au corps de
+logis habit&eacute; par Ulric, qui reconnut la voix d'une femme.</p>
+
+<p>Il descendit en toute h&acirc;te l'escalier, et en quelques secondes il &eacute;tait
+arriv&eacute; sur le palier de l'&eacute;tage sup&eacute;rieur, o&ugrave; les cris avaient atteint
+le diapason de l'&eacute;pouvante.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc? demanda Ulric &agrave; quelques voisins assembl&eacute;s sur le
+carr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit une comm&egrave;re avec un accent de fausse piti&eacute;, c'est la m&egrave;re
+Durand qui vient de tr&eacute;passer, et c'est sa petite qui crie. Que c'est un
+enfer dans la maison depuis quinze jours, que la vieille tousse son &acirc;me
+par petits morceaux du matin au soir; qu'on ne peut pas fermer l'&oelig;il;
+que c'est bien malheureux pour de pauvres gens qui ont si besoin de
+repos; que la vieille n'a pas voulu aller &agrave; l'h&ocirc;pital, qu'elle &eacute;tait
+trop fi&egrave;re; qu'elle a mieux aim&eacute; voir sa pauvre enfant s'ab&icirc;mer le
+temp&eacute;rament &agrave; la veiller; qu'elle lui disait encore des sottises
+par-dessus le march&eacute;; qu'enfin nous en voil&agrave; d&eacute;barrass&eacute;e, et que nous
+allons pouvoir dormir.</p>
+
+<p>Ce speach avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute; d'un seul trait par une horrible femme,
+dont la figure ignoble et la voix enrou&eacute;e &eacute;taient ravag&eacute;es par
+l'ivrognerie.</p>
+
+<p>Ulric entra dans la chambre, o&ugrave; les sanglots avaient succ&eacute;d&eacute; aux cris.
+C'&eacute;tait un taudis sinistre, d&eacute;sol&eacute;, obscur, humide, et dont l'atmosph&egrave;re
+&eacute;treignait la gorge. Dans un coin, sur un grabat mal cach&eacute; par de
+mis&eacute;rables loques servant de rideaux, &eacute;tait &eacute;tendue la morte, cadavre
+jaune et long, dont les membres roidis paraissaient encore lutter contre
+les attaques de l'agonie, et dont la bouche horriblement ouverte
+semblait vomir des blasph&egrave;mes posthumes.</p>
+
+<p>Au pied du lit, tenant dans ses mains une des mains de la tr&eacute;pass&eacute;e, une
+jeune fille en d&eacute;sordre &eacute;tait accroupie dans l'abrutissement de la
+douleur et du d&eacute;sespoir. Une femme du voisinage essayait de lui donner
+de banales consolations. &Agrave; l'entr&eacute;e d'Ulric la jeune fille avait &agrave; peine
+lev&eacute; la t&ecirc;te, et &eacute;tait aussit&ocirc;t retomb&eacute;e dans son insensibilit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit Ulric &agrave; la voisine, vous devriez emmener cette jeune fille
+de cette chambre, ce spectacle la tue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je lui disais, mon cher monsieur, mais elle ne m'entend
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait pourtant prendre aupr&egrave;s d'elle quelques informations, dit
+Ulric, pour savoir le nom de ses parents, de ses amis, afin de les
+avertir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la pauvre fille! je la crois bien abandonn&eacute;e, r&eacute;pondit la voisine
+en essayant de faire revenir l'orpheline au sentiment de la r&eacute;alit&eacute;.</p>
+
+<p>Enfin elle rouvrit les yeux, qu'elle baissa aussit&ocirc;t en apercevant un
+&eacute;tranger, et murmura quelques paroles confuses. Puis les sanglots la
+reprirent, et elle tomba de nouveau &agrave; genoux au pied du lit.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma petite, dit la voisine, ne vous d&eacute;solez donc pas comme &ccedil;a!
+&agrave; quoi que &ccedil;a sert? Nous sommes tous mortels, d'ailleurs; et puis, apr&egrave;s
+tout, c'est un bien pour un mal. Elle n'&eacute;tait pas bonne, la d&eacute;funte;
+m&eacute;chante, hargneuse et d&eacute;pensi&egrave;re; on ne pouvait pas la souffrir dans la
+maison, d'abord: demandez un peu aux voisins, vous verrez ce qu'ils vous
+diront.</p>
+
+<p>&mdash;Madame!... dit Ulric en jetant &agrave; la voisine un regard s&eacute;v&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est la v&eacute;rit&eacute; du bon Dieu, ce que je dis l&agrave;, reprit-elle. Vous
+ne vous figurez pas, mon cher monsieur, quelle m&eacute;chante cr&eacute;ature c'&eacute;tait
+que la m&egrave;re Durand, et combien elle a fait souffrir la pauvre Rosette,
+qui est bien un v&eacute;ritable ange de patience; qu'elle la battait comme
+pl&acirc;tre, et lui prenait tout l'argent qu'elle gagnait pour aller boire
+toute seule des liqueurs qui l'ont conduite insensiblement au tombeau;
+que le m&eacute;decin l'avait bien dit, l&agrave;! Aussi, moi je dis que &ccedil;a ne vaut
+pas la peine de tant se chagriner, et que c'est un bon d&eacute;barras, comme
+dit cet autre....</p>
+
+<p>&mdash;Silence! madame! s'&eacute;cria Ulric indign&eacute; de pareils propos. Dans un tel
+moment, devant ce lit, c'est odieux.</p>
+
+<p>Et comme la voisine continuait, Ulric, ne pouvant davantage contenir sa
+col&egrave;re, la prit par le bras et la mit dehors.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu Rosette sortit de son abattement, et lorsque, revenue presque
+enti&egrave;rement &agrave; elle, elle aper&ccedil;ut un jeune homme dans cette chambre o&ugrave;
+elle se croyait seule, elle ne put retenir un cri d'&eacute;tonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric tr&egrave;s doucement, si j'ai pris la
+libert&eacute; d'entrer chez vous....</p>
+
+<p>&mdash;Je... ne... vous connais pas... je ne sais, monsieur... r&eacute;pondit la
+jeune fille en balbutiant.</p>
+
+<p>&mdash;Tout &agrave; l'heure, reprit Ulric, j'ai entendu appeler au secours, et je
+suis mont&eacute;; voil&agrave; comment vous me trouvez ici. Veuillez m'excuser si
+j'ai pris la libert&eacute; de rester; dans les circonstances douloureuses o&ugrave;
+vous vous trouvez, et vous voyant seule, j'ai cru devoir rester pour me
+mettre &agrave; votre disposition....</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monsieur, dit Rosette. Je....</p>
+
+<p>&mdash;La mort de votre m&egrave;re n&eacute;cessite des d&eacute;marches &agrave; faire; il y a une
+foule de d&eacute;tails dont vous ne pouvez vous occuper vous-m&ecirc;me. Il faut
+pr&eacute;venir vos parents, vos amis, pour qu'ils viennent vous assister....
+Toutes ces courses, je les ferai. Ce sont l&agrave; de l&eacute;gers services qui se
+proposent et qui s'acceptent entre voisins, car je suis le v&ocirc;tre; je
+m'appelle Marc Gilbert; je suis ouvrier et je travaille dans la fabrique
+de M. Vincent....</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai ni parents ni amis; je n'avais que ma m&egrave;re. Ah! Mon Dieu!
+Comment faire? Qu'est-ce que je vais devenir? s'&eacute;cria Rosette en
+pleurant.</p>
+
+<p>Ce cri, qui r&eacute;v&eacute;lait un abandon et une mis&egrave;re si profonds, &eacute;mut Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, mademoiselle, dit-il &agrave; Rosette, par amour m&ecirc;me pour
+votre m&egrave;re, vous devriez accepter mes propositions, et me laisser le
+soin de veiller aux tristes devoirs qu'il reste &agrave; accomplir.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s une longue h&eacute;sitation, Rosette se laissa convaincre et accepta les
+offres de service que lui faisait Ulric.</p>
+
+<p>Le lendemain un modeste corbillard emmenait &agrave; l'&eacute;glise le corps de la
+m&egrave;re Durand, et de l&agrave; au cimeti&egrave;re, o&ugrave; Ulric avait acquis une fosse
+particuli&egrave;re pour que l'orpheline p&ucirc;t y agenouiller son souvenir filial.</p>
+
+<p>Deux jours apr&egrave;s l'enterrement de sa m&egrave;re, Rosette vint chez Ulric pour
+le remercier de ce qu'il avait fait pour elle. Elle exprima sa
+reconnaissance avec une franchise et une sinc&eacute;rit&eacute; telles qu'Ulric resta
+encore plus &eacute;mu apr&egrave;s cette seconde entrevue qu'il ne l'avait &eacute;t&eacute; lors
+de sa premi&egrave;re rencontre avec la jeune fille.</p>
+
+<p>Quelque temps apr&egrave;s, comme il rentrait chez lui le soir, son portier lui
+remit une lettre. Ulric, inquiet de savoir qui pouvait lui &eacute;crire,
+courut d'abord &agrave; la signature: il y trouva celle de Rosette. La lettre
+contenait ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Marc, &laquo;Excusez-moi si je prends la libert&eacute; de vous &eacute;crire;
+c'est que j'ai de mauvaises nouvelles &agrave; vous apprendre, et je ne puis
+pas aller chez vous pour vous les dire. Il y a des m&eacute;chantes gens dans
+la maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux &agrave; cause du service
+que vous m'avez rendu. J'ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous
+voir un moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par la
+grande all&eacute;e du jardin des plantes. &laquo;Votre servante bien reconnaissante,
+&laquo;Rosette Durand.&raquo;</p>
+
+<p>Ulric courut au rendez-vous que lui donnait l'orpheline. Elle venait
+seulement d'arriver. Sans parler, elle prit le bras d'Ulric, et le jeune
+homme s'aper&ccedil;ut que son c&oelig;ur battait avec violence. Son visage &eacute;tait
+p&acirc;le, fatigu&eacute;, et laissait voir des traces d'une ros&eacute;e de larmes. Il la
+conduisit dans une all&eacute;e peu fr&eacute;quent&eacute;e, et la fit asseoir aupr&egrave;s de lui
+sur un banc d&eacute;sert.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il arriv&eacute;, Rosette? demanda Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'avez-vous pas devin&eacute; en lisant ma lettre? r&eacute;pondit la jeune fille
+en baissant les yeux. Oh! c'est horrible, ce qu'on a dit! ajouta-t-elle
+pr&eacute;cipitamment, et une rougeur d'indignation empourpra son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien, dit Ulric, qu'a-t-on pu dire? que j'&eacute;tais votre amant,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Si on n'avait dit que cela, je ne souffrirais pas tant, continua
+Rosette,&mdash;car ce serait seulement ma vertu qu'on attaquerait;&mdash;mais
+c'est plus horrible. On a dit que nous avions jou&eacute; tous les deux une
+com&eacute;die, le jour m&ecirc;me o&ugrave; ma m&egrave;re est morte. Ce service que vous m'avez
+si g&eacute;n&eacute;reusement rendu sans me conna&icirc;tre, on a dit que c'&eacute;tait une
+sp&eacute;culation, un march&eacute;... conclu et pay&eacute;... devant le corps de ma
+m&egrave;re....</p>
+
+<p>&mdash;C'est odieux! On a dit cela? fit Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;Et depuis quelques jours tout le monde le r&eacute;p&egrave;te dans la maison, dit
+Rosette.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y faire? Ce que vous
+m'apprenez ne m'&eacute;tonne pas. Je comprends que vous vous soyez indign&eacute;e de
+cette monstrueuse calomnie; mais, &agrave; vrai dire, j'eusse &eacute;t&eacute; surpris
+davantage si elle n'avait pas &eacute;t&eacute; faite. Il y a des gens qui ne peuvent
+pas comprendre qu'on fasse le bien seulement pour le bien; nous avons
+affaire &agrave; ces gens-l&agrave;, et quoi que nous disions, quoi que nous fassions,
+l'honn&ecirc;tet&eacute; de nos relations sera toujours criminelle &agrave; leurs yeux.</p>
+
+<p>En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils
+&eacute;taient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les
+amoureux!</p>
+
+<p>Rosette tressaillit et se serra aupr&egrave;s d'Ulric.</p>
+
+<p>Tous deux venaient de reconna&icirc;tre la voix d'une de leurs voisines.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVa" id="IVa"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+
+<p>Peu de jours apr&egrave;s leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette
+quittaient ensemble la maison o&ugrave; ils s'&eacute;taient connus, et emm&eacute;nageaient
+dans un logement commun, situ&eacute; dans une des rues d&eacute;sertes et tranquilles
+qui avoisinent le Luxembourg.</p>
+
+<p>Sa liaison avec Rosette n'avait &eacute;t&eacute; dans le principe pour Ulric que le
+r&eacute;sultat d'une affection tranquille et presque protectrice que la jeune
+orpheline lui avait tout d'abord inspir&eacute;e. Mais peu &agrave; peu, &agrave; sa grande
+surprise et &agrave; sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout &agrave; coup un
+sens perdu, il comprit qu'il aimait Rosette.</p>
+
+<p>Alors une nouvelle existence commen&ccedil;a pour lui. Cette misanthropie
+am&egrave;re, ce d&eacute;go&ucirc;t obstin&eacute; des hommes et des choses qui auparavant se
+trahissaient dans toutes ses r&eacute;flexions et dans ses moindres paroles,
+s'adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit
+aux bonnes pens&eacute;es.</p>
+
+<p>Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de
+retomber dans les ombres de l'incertitude, un souvenir importun des
+jours pass&eacute;s apparaissait tout &agrave; coup devant lui, comme une fatale
+proph&eacute;tie de l'avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fant&ocirc;me
+jaloux des femmes qu'il avait aim&eacute;es jadis, et toutes lui criaient:
+&laquo;Souviens-toi de nos le&ccedil;ons! Comme toutes celles qui ont tent&eacute; de faire
+battre ton c&oelig;ur si bien p&eacute;trifi&eacute;, ta nouvelle idole te pr&eacute;pare une
+d&eacute;ception: fuis-la donc aussi, celle-l&agrave; qui est notre s&oelig;ur &agrave; nous
+toutes, qui t'avons tromp&eacute;. D'ailleurs, tu te trompes toi-m&ecirc;me en
+croyant l'aimer:&mdash;les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe;&mdash;tu
+as pris un tressaillement de ton c&oelig;ur pour une r&eacute;surrection, ton c&oelig;ur
+est bien mort...&raquo;</p>
+
+<p>Mais, en relevant la t&ecirc;te, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse
+et belle, Rosette, dont le c&oelig;ur, gonfl&eacute; d'amour et de juv&eacute;nile gaiet&eacute;,
+semblait, comme un vase trop plein, d&eacute;border par ses l&egrave;vres en flots de
+sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en &eacute;coutant cette voix
+vibrante d'une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa ma&icirc;tresse la
+f&eacute;e souriante de sa vingti&egrave;me ann&eacute;e, et il l'entendait lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t'es si mal servi.
+Tu m'as renvoy&eacute;e avant l'heure, et pourtant je reviens vers toi. J'ai de
+grands tr&eacute;sors &agrave; prodiguer, et quand tu les auras d&eacute;pens&eacute;s, j'en aurai
+encore d'autres. Laisse-toi conduire o&ugrave; je veux te mener: c'est &agrave;
+l'amour. Tu t'es tromp&eacute;, et l'on t'a tromp&eacute;, toutes les fois que tu as
+cru aimer; cette fois ne repousse pas l'amour sinc&egrave;re. Celle qui te
+l'apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec
+toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps.</p>
+
+<p>Alors Ulric, couvrant de baisers insens&eacute;s le visage et les mains de sa
+petite Rosette, entrait dans une exaltation dont la jeune fille
+s'&eacute;tonnait et s'effrayait presque. Il lui parlait avec un langage dont
+le lyrisme, souvent incompr&eacute;hensible pour elle, faisait craindre &agrave;
+Rosette que son amant ne f&ucirc;t devenu fou.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! mon dieu! s'&eacute;criait Ulric, vous &ecirc;tes bon! La vie a longtemps
+&eacute;t&eacute; pour moi un lourd fardeau, vous le savez. Il est arriv&eacute; un moment o&ugrave;
+nulle force humaine n'aurait pu le supporter; j'ai failli fl&eacute;chir et
+m'en d&eacute;barrasser par un crime. Vous l'avez vu. J'ai dout&eacute; un instant de
+votre justice souveraine; puis au bord de l'ab&icirc;me o&ugrave; j'&eacute;tais pench&eacute;
+d&eacute;j&agrave;, j'ai cri&eacute; vers vous du fond de mon &acirc;me: &laquo;Ayez piti&eacute; de moi!&raquo; Vous
+m'avez entendu, vous avez envoy&eacute; cette femme &agrave; mon c&ocirc;t&eacute;, et vous m'avez
+sauv&eacute; par elle. Merci! mon dieu! vous &ecirc;tes bon!</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu m'as aim&eacute; &agrave; temps, ma pauvre Rosette! et comme tu as bien
+fait de m'aimer! si tu savais.... Maintenant, je ne suis plus le m&ecirc;me
+qu'autrefois. Le bain de jouvence de ton amour m'a m&eacute;tamorphos&eacute;. Dans
+moi, hors moi, tout est chang&eacute;. J'ai laiss&eacute; au fond de mon pass&eacute;
+t&eacute;n&eacute;breux tout ce que j'avais de fl&eacute;tri: passions mauvaises, instincts
+haineux, m&eacute;pris des hommes. Je renais &agrave; la lumi&egrave;re du jour, pur comme un
+enfant; je salue la vie comme une bonne chose que j'ai longtemps
+maudite, d&eacute;daign&eacute;e; et cela, je le dis en v&eacute;rit&eacute;, parce que je t'aime,
+et parce que tu m'aimes.</p>
+
+<p>Rosette, dont l'esprit n'avait pas fr&eacute;quent&eacute; le dictionnaire familier
+aux passions exalt&eacute;es, comme l'&eacute;tait devenue celle d'Ulric, ne
+comprenait peut-&ecirc;tre pas bien les mots dont il se servait, mais sous
+l'obscurit&eacute; du langage elle devinait le sens, et, &agrave; d&eacute;faut de paroles,
+elle r&eacute;pondait par des caresses.</p>
+
+<p>Pendant pr&egrave;s d'un an ce fut une belle vie.</p>
+
+<p>Ulric et Rosette continuaient &agrave; travailler chacun de son c&ocirc;t&eacute;; et comme
+ils menaient l'existence r&eacute;guli&egrave;re et tranquille des m&eacute;nages d'ouvriers
+laborieux et honn&ecirc;tes, on les croyait mari&eacute;s, et plus d'une fois leurs
+voisins leur firent des avances pour &eacute;tablir entre eux des relations de
+voisinage.</p>
+
+<p>Mais l'un et l'autre avaient pr&eacute;f&eacute;r&eacute; rester dans la solitude de leur
+amour, et s'&eacute;taient obstin&eacute;ment efforc&eacute;s &agrave; vivre en dehors de toute
+relation avec les &eacute;trangers.</p>
+
+<p>Un jour, pendant l'absence de Rosette, Ulric re&ccedil;ut la visite d'un jeune
+homme qui lui apportait une lettre.</p>
+
+<p>Cette lettre &eacute;tait adress&eacute;e &agrave; M. le comte Ulric de Rouvres.</p>
+
+<p>En lisant cette suscription, Ulric ne put s'emp&ecirc;cher de p&acirc;lir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apport&eacute; le
+billet; cette lettre n'est pas pour moi.... Je m'appelle Marc Gilbert.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur le comte, r&eacute;pondit le jeune homme en souriant. Ne
+craignez point d'indiscr&eacute;tion de ma part. Je suis envoy&eacute; par Me Morin,
+votre notaire. Des motifs tr&egrave;s s&eacute;rieux l'ont mis dans l'obligation de
+vous rechercher, et ce n'est qu'apr&egrave;s bien des peines et des d&eacute;marches
+que nous avons pu parvenir &agrave; vous d&eacute;couvrir.... Cette lettre, qui est
+bien pour vous, car, ayant eu l'honneur de vous voir dans l'&eacute;tude de mon
+patron, je puis vous reconna&icirc;tre, cette lettre vous apprendra, monsieur
+le comte, les raisons qui ont forc&eacute; Me Morin &agrave; troubler votre incognito.</p>
+
+<p>Ulric comprit qu'il &eacute;tait inutile de feindre plus longtemps, et prit
+lecture du billet que lui adressait son notaire.</p>
+
+<p>Il ne contenait que ces quelques lignes:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur le comte, &laquo;&Eacute;tant sur le point de vendre mon &eacute;tude, je
+d&eacute;sirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte
+des fonds dont vous avez bien voulu me confier le d&eacute;p&ocirc;t il y a dix-huit
+mois. Depuis cette &eacute;poque, les neuf cent mille francs d&eacute;pos&eacute;s par vous
+entre mes mains se sont presque augment&eacute;s d'un tiers, gr&acirc;ce &agrave; des
+placements avantageux et dont je puis garantir la s&ucirc;ret&eacute; pour l'avenir;
+toute cette comptabilit&eacute; est parfaitement en ordre, et je voudrais vous
+la soumettre avant de r&eacute;signer mes fonctions. C'est pourquoi je vous
+prie, monsieur le comte, de vouloir bien m'assigner un rendez-vous.
+Selon qu'il vous plaira le mieux, j'aurai l'honneur de recevoir chez moi
+M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert.
+&laquo;Recevez, etc. Morin.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez r&eacute;pondre &agrave; M. Morin que j'irai le voir demain, dit Ulric au
+clerc de son notaire quand il eut achev&eacute; la lettre dont le contenu
+venait brutalement lui rappeler un pass&eacute;, une fortune et un nom qu'il
+avait compl&egrave;tement oubli&eacute;s. Aussi la lecture de cette lettre le
+jeta-t-elle dans un courant d'id&eacute;es qui amen&egrave;rent sur son front un nuage
+de tristesse et d'inqui&eacute;tude dont Rosette s'aper&ccedil;ut le soir en rentrant.</p>
+
+<p>Aux interrogations de sa ma&icirc;tresse Ulric r&eacute;pondit par un banal pr&eacute;texte
+d'indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, apr&egrave;s avoir
+&eacute;cout&eacute; tr&egrave;s indiff&eacute;remment les explications que M. Morin lui donna sur
+l'administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre &agrave; son
+successeur tous les pouvoirs qu'il lui avait donn&eacute;s; il insista surtout
+pour qu'&agrave; l'avenir, et sous aucun pr&eacute;texte, on ne v&icirc;nt d&eacute;ranger son
+incognito, qu'il voulait encore conserver.</p>
+
+<p>&mdash;Ne d&eacute;sirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M.
+Morin &agrave; son client singulier.</p>
+
+<p>&mdash;De l'argent? dit Ulric; non, j'en gagne.... Il rentra chez lui l'esprit
+plus libre, le front rass&eacute;r&eacute;n&eacute;, et retrouva aupr&egrave;s de Rosette la
+tranquille et charmante familiarit&eacute; que l'incident de la veille avait
+vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait br&egrave;che dans le m&eacute;nage.
+Peu de temps apr&egrave;s la fabrique dans laquelle Ulric &eacute;tait employ&eacute; comme
+contrema&icirc;tre fut ruin&eacute;e par un incendie. Ulric chercha de l'occupation
+dans d'autres &eacute;tablissements; il essaya de se placer seulement en
+qualit&eacute; d'ouvrier; mais on &eacute;tait alors au milieu d'une crise
+commerciale, et un grand rel&acirc;che s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; dans les travaux de son
+industrie. Les patrons avaient &eacute;t&eacute; dans la n&eacute;cessit&eacute; de mettre &agrave; pied
+une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres,&mdash;la
+sinistre libert&eacute; de la mis&egrave;re; et lui, <i>ultra-</i>millionnaire, il comprit
+l'&eacute;pouvante du p&egrave;re de famille, pour qui la saison du ch&ocirc;mage est aussi
+l'&eacute;poque de la famine.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je
+n'aurais qu'un mot &agrave; dire....</p>
+
+<p>Quant &agrave; Rosette, jamais peut-&ecirc;tre elle n'avait &eacute;t&eacute; plus gaie, jamais ses
+dix-huit ans en fleur n'avaient embaum&eacute; la maison d'un plus doux parfum
+de jeunesse et d'amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus
+soir et matin; et le petit m&eacute;nage v&eacute;cut heureux encore un mois, malgr&eacute;
+les privations impos&eacute;es par la n&eacute;cessit&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; la n&eacute;cessit&eacute; succ&eacute;da la mis&egrave;re. Plusieurs fois, le soir, &agrave; la nuit
+tombante, choisissant les rues d&eacute;sertes, Rosette s'aventura dans ces
+comptoirs d'usure patent&eacute;s vers lesquels les premiers vents de l'hiver
+poussent une foule de mis&egrave;res frissonnantes, qui viennent, timides et
+honteuses, demander au pr&ecirc;t le maigre repas du soir ou le petit cotret
+de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu tous les tiroirs se vid&egrave;rent dans les magasins du
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;. Et cependant, durant cette lutte avec la mis&egrave;re, Ulric
+&eacute;prouvait la volupt&eacute; singuli&egrave;re qui, chez quelques natures, r&eacute;sulte d'un
+sentiment inconnu, f&ucirc;t-il m&ecirc;me douloureux. Son amour souffrait en voyant
+la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid, v&ecirc;tue
+d'une pauvre robe bleue &agrave; petits pois blancs, rel&eacute;gu&eacute;e jadis pour cause
+de v&eacute;tust&eacute; et devenue maintenant son unique v&ecirc;tement. Mais l'esprit
+d'analyse l'emportait sur le c&oelig;ur. La manie de l'exp&eacute;rience &eacute;touffait
+la voix de l'humanit&eacute;, et il voulait savoir jusqu'&agrave; combien de degr&eacute;s
+pourrait atteindre le d&eacute;vouement de Rosette.</p>
+
+<p>Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu'il allait chercher tous les
+soirs dans la maison o&ugrave; elle travaillait, Ulric entendit deux femmes
+marchant derri&egrave;re lui, mises avec le somptueux mauvais go&ucirc;t des lorettes
+bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement
+une antith&egrave;se avec la rigueur de la saison.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, vois donc, disait l'une, une robe d'indienne; c'est original.</p>
+
+<p>&mdash;Et un chapeau de paille, ajoutait l'autre, en novembre; c'est un peu
+t&ocirc;t ou un peu tard.</p>
+
+<p>Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point para&icirc;tre. Quant &agrave;
+Ulric, il lan&ccedil;a aux deux femmes un coup d'&oelig;il charg&eacute; de col&egrave;re et de
+m&eacute;pris.</p>
+
+<p>Quand ils furent rentr&eacute;s chez eux, Ulric fut pris d'une crise violente
+dont l'exaltation effraya Rosette, pourtant accoutum&eacute;e &agrave; ces explosions
+d'amour. Il se jeta aux pieds de sa ma&icirc;tresse, et embrassant &agrave; pleines
+l&egrave;vres la petite robe bleue dont elle &eacute;tait v&ecirc;tue, il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et
+aujourd'hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-&ecirc;tre. Si tu
+voulais, ta jeunesse pourrait s'&eacute;panouir au milieu d'une existence de
+joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonn&eacute;e dans la mis&egrave;re. Mais
+patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, &eacute;l&eacute;gante,
+par&eacute;e, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu
+voudras, ma ch&egrave;re. Ah! quels tr&eacute;sors pourraient payer ton sourire? Tu ne
+travailleras plus... tes pauvres mains, mordues tout le jour par
+l'aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes
+l&egrave;vres. Oh! ma ch&egrave;re Rosette, ma pauvre fille!... patience, tu verras.</p>
+
+<p>En cet instant Ulric &eacute;tait bien d&eacute;cid&eacute; &agrave; aller le lendemain chercher de
+l'argent chez son notaire.</p>
+
+<p>Le lendemain, en effet, il se pr&eacute;senta chez le successeur de M. Morin,
+qui, pr&eacute;venu d'avance sur les excentricit&eacute;s de son client, ne parut
+point surpris du costume d&eacute;labr&eacute; sous lequel il voyait le comte de
+Rouvres.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque
+argent.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis &agrave; votre disposition: quelle somme d&eacute;sirez-vous, monsieur le
+comte? demanda le notaire.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai besoin de cinq cents francs, r&eacute;pondit Ulric. Le notaire entendit
+cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de
+banque, qu'il posa sur son bureau en face d'Ulric.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c'est seulement
+cinq cents francs que j'ai eu l'honneur de vous demander.</p>
+
+<p>Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis &agrave; Ulric, qui
+les mit dans sa poche apr&egrave;s avoir sign&eacute; la quittance.</p>
+
+<p>Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric fut
+pris de r&eacute;flexions qui lui firent regretter la d&eacute;marche qu'il venait de
+faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer &agrave; Rosette la possession
+de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l'apparence d'une
+fortune? Ulric lui avait trop souvent r&eacute;p&eacute;t&eacute; qu'il n'avait aucune
+connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu'il p&ucirc;t pr&eacute;texter un
+emprunt fait &agrave; quelque personne. Mais ce n'&eacute;tait pas encore l&agrave; le vrai
+motif qui inqui&eacute;tait Ulric: le motif r&eacute;el avait sa cause dans l'&eacute;go&iuml;sme
+dont &eacute;tait p&eacute;tri l'amour violent qu'il &eacute;prouvait pour Rosette. Ulric se
+savait, plus que tout autre, habile &agrave; se cr&eacute;er des tourments
+imaginaires. Enclin &agrave; faire ce qu'on pourrait appeler de la chimie
+morale, il ne pouvait s'emp&ecirc;cher de soumettre tous ses sentiments,
+toutes ses sensations aux exp&eacute;rimentations d'une logique impitoyable. Il
+avait remarqu&eacute; que son amour pour Rosette, amour n&eacute; d'ailleurs dans des
+conditions particuli&egrave;res, avait acquis une violence nouvelle depuis
+qu'une mis&egrave;re, chaque jour plus agressive, avait assailli le m&eacute;nage.</p>
+
+<p>&Agrave; ce d&eacute;n&ucirc;ment Rosette avait toujours oppos&eacute; non une r&eacute;signation muette,
+tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une
+indiff&eacute;rence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond
+d&eacute;dain du lendemain, qu'Ulric &eacute;prouvait un charme &eacute;trange &agrave; voir cette
+cr&eacute;ature si insolente avec le malheur.</p>
+
+<p>Quelquefois cependant, ayant remarqu&eacute; la p&acirc;leur maladive qui peu &agrave; peu
+avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en &eacute;coutant cette voix
+dont la fra&icirc;che s&eacute;r&eacute;nit&eacute; &eacute;tait souvent alt&eacute;r&eacute;e par des &eacute;clats
+m&eacute;talliques, Ulric se demandait avec inqui&eacute;tude si ces fanfares de
+gaiet&eacute; immod&eacute;r&eacute;e, ces fus&eacute;es de rires fous qui s'&eacute;chappaient sans motifs
+des l&egrave;vres de sa ma&icirc;tresse, n'&eacute;tait point semblables aux lumi&egrave;res
+fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s'&eacute;lancent par
+bonds capricieux et in&eacute;gaux, ne r&eacute;pandent jamais une clart&eacute; plus vive
+que lorsqu'elles vont s'&eacute;teindre.</p>
+
+<p>Alors son c&oelig;ur se fendait de piti&eacute;. Il s'&eacute;pouvantait lui-m&ecirc;me de ce
+d&eacute;plorable &eacute;go&iuml;sme qui s'obstinait &agrave; prolonger une situation mis&eacute;rable
+uniquement &agrave; cause d'un sentiment qui caressait son amour-propre plus
+encore que son amour.</p>
+
+<p>Dans ces instants o&ugrave; il &eacute;tait sous l'impression d'un esprit de justice,
+il s'emportait contre lui-m&ecirc;me en de violentes accusations.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je fais est l&acirc;che, pensait-il, je joue avec cette malheureuse
+fille une com&eacute;die d'autant plus horrible qu'elle court le danger d'en
+rester victime. J'en fais froidement un holocauste &agrave; ma vanit&eacute;. Pour
+moi, sa jeunesse s'&eacute;puise, sa sant&eacute; s'alt&egrave;re. J'assiste tranquillement &agrave;
+ce martyre quotidien, et tandis qu'elle tremble sous les frissons de la
+fi&egrave;vre, je me r&eacute;chauffe &agrave; la chaleur de son sourire.&mdash;Qu'ai-je besoin
+d'attendre plus longtemps? ajoutait Ulric; ne suis-je pas s&ucirc;r qu'elle
+m'aime comme je voulais &ecirc;tre aim&eacute;? Cet amour n'a-t-il pas subi le
+contr&ocirc;le de toutes les exp&eacute;riences, et de toutes les &eacute;preuves n'a-t-il
+pas travers&eacute; sans s'alt&eacute;rer la plus dangereuse,&mdash;la mis&egrave;re? Que me
+faut-il de plus?&mdash;Et si Marc Gilbert a trouv&eacute; sa perle, pourquoi Ulric
+de Rouvres ne s'en parerait-il pas?&mdash;Comme Lindor, errant sous le
+manteau d'un pauvre bachelier, j'ai rencontr&eacute; ma Rosine; pourquoi ne
+ferais-je pas comme lui? Pourquoi, &agrave; la fin de la com&eacute;die,
+n'&eacute;carterais-je pas le manteau qui cache le comte Almaviva? Rosette n'en
+sera-t-elle pas moins Rosette? Non, sans doute... et pourtant j'h&eacute;site;
+pourtant je perp&eacute;tue volontairement une existence dangereuse et presque
+mortelle pour cette pauvre fille.... Et pour mon ch&acirc;timent, si Dieu
+voulait qu'elle mour&ucirc;t, je l'aurais tu&eacute;e moi-m&ecirc;me avec pr&eacute;m&eacute;ditation! Et
+pourtant j'h&eacute;site...&mdash;pourquoi?...</p>
+
+<p>Alors une voix qui sortait de lui-m&ecirc;me lui r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu h&eacute;sites, parce que tu sais bien qu'aussit&ocirc;t apr&egrave;s avoir r&eacute;v&eacute;l&eacute; qui
+tu es r&eacute;ellement &agrave; ta ma&icirc;tresse, ton amour sera empoisonn&eacute; par les
+m&eacute;chantes pens&eacute;es que te soufflera l'esprit de doute. Ton c&oelig;ur n'a pas
+pu se soustraire &agrave; la tutelle de ta raison, et ta raison trouvera une
+&eacute;loquence pleine de sophismes cruels pour te prouver que Rosette ne
+t'aime plus qu'&agrave; cause de ton nom, de ta fortune; tu te laisseras
+persuader qu'elle &eacute;tait lasse de toi, et qu'elle t'aurait quitt&eacute; si tu
+ne t'&eacute;tais pas fait conna&icirc;tre; bien plus, tu arriveras &agrave; croire qu'elle
+ne t'a jamais aim&eacute;, qu'elle jouait la com&eacute;die de l'amour, comme tu
+jouais la com&eacute;die de la mis&egrave;re, parce qu'elle savait qui tu &eacute;tais avant
+m&ecirc;me que tu la connusses. Voil&agrave; pourquoi tu h&eacute;sites.</p>
+
+<p>En &eacute;coutant cette voix qui l'expliquait si bien lui-m&ecirc;me, Ulric ne
+pouvait s'emp&ecirc;cher de r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! Alors il concluait de cette fa&ccedil;on laconiquement &eacute;go&iuml;ste:</p>
+
+<p>&mdash;L'amour de Rosette est la seule chose qui me rattache &agrave; la vie; je
+l'aime, et je crois &agrave; son amour, parce que je ne suis pour elle qu'un
+ouvrier, que son d&eacute;vouement me para&icirc;t sinc&egrave;re. Mais si je lui r&eacute;v&egrave;le mon
+nom, mon amour sera frapp&eacute; de mort, parce que je ne croirai plus &agrave; celui
+de Rosette. Et je ne veux pas que mon amour meure; car c'est mon amour
+que j'aime.</p>
+
+<p>Telles &eacute;taient les r&eacute;flexions d'Ulric en revenant de chez son notaire.
+Comme il passait sur un pont, une neige &eacute;paisse commen&ccedil;a &agrave; tomber,
+dispers&eacute;e par un vent glac&eacute;. Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la
+main en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon monsieur, la charit&eacute;; j'ai ma fille malade, elle a froid, et
+j'ai faim.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Rosette! murmura Ulric, elle aussi elle a froid.... Et il mit
+dans la main de la mendiante le rouleau qui contenait les vingt-cinq
+louis. Deux jours apr&egrave;s les craintes d'Ulric se trouvaient r&eacute;alis&eacute;es.
+Rosette tomba s&eacute;rieusement malade. Aux premi&egrave;res atteintes du mal, Ulric
+la fit conduire dans un h&ocirc;pital.</p>
+
+<p>Quand il revint &agrave; la maison et qu'il se trouva seul dans la chambre
+d&eacute;serte, Ulric tomba dans une prostration dans laquelle son &ecirc;tre tout
+entier demeura an&eacute;anti.</p>
+
+<p>Ce fut son c&oelig;ur qui sortit le premier de cet an&eacute;antissement.</p>
+
+<p>Au milieu de cette chambre qui avait pendant si longtemps &eacute;t&eacute; un
+paradis, il entendit s'&eacute;veiller le ch&oelig;ur des souvenirs qui chantaient
+la joie des jours pass&eacute;s. Comme un tableau fantasmagorique, il vit
+bient&ocirc;t se d&eacute;rouler devant lui tous les &eacute;pisodes du po&egrave;me de son amour.
+Il vit Rosette, p&eacute;tulante et gaie, tournant, chantant dans la chambre,
+donnant ses soins au m&eacute;nage, ou pr&eacute;parant le repas du soir qu'on prenait
+en commun, assis au coin du feu, l'un aupr&egrave;s de l'autre, et toujours &agrave;
+port&eacute;e de l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler la grande f&ecirc;te
+domestique dont son acquisition avait &eacute;t&eacute; la cause. Toutes ces choses
+muettes semblaient prendre une voix pour parler et lui dire avec un doux
+accent de reproche:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; donc est-elle&mdash;celle-l&agrave; qui avait un si grand soin de nous? Et
+qu'as-tu fait de ta jeune amie?</p>
+
+<p>&mdash;Ne reviendra-t-elle plus? disait la petite glace entour&eacute;e d'un humble
+cadre de bois de sapin verni, ne reviendra-t-elle plus celle-l&agrave; qui,
+coquette pour toi seul, venait me demander des conseils? J'&eacute;tais
+l'innocent complice de sa beaut&eacute; modeste, et quand elle ondulait devant
+moi ses cheveux blonds, j'aimais &agrave; lui dire: &laquo;Tu es belle, ma pauvre
+fille du peuple; le printemps de la jeunesse sourit dans tes yeux bleus
+comme le ciel d'une aube de mai, et l'amour qui bat dans ton c&oelig;ur fait
+monter &agrave; ton front une pourpre charmante. Tu regardes tes mains, et tu
+fais une petite moue en voyant tes doigts mutil&eacute;s par l'aiguille et les
+travaux du m&eacute;nage. Ah! ne les cache pas ces marques de ton labeur
+diligent, sois-en fi&egrave;re et montre-les; pour celui qui t'aime elles te
+parent plus que les bijoux les plus chers.&raquo;&mdash;H&eacute;las! ne reviendra-t-elle
+pas, et ne r&eacute;fl&eacute;chirai-je plus son image?</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; donc est-elle, demandait la commode, o&ugrave; donc est-elle l'enfant
+soigneuse et &eacute;conome, qui jadis &eacute;tait si heureuse en rangeant les fr&ecirc;les
+tr&eacute;sors de sa coquetterie? Il fut un temps o&ugrave; mes tiroirs &eacute;taient
+pleins, et sa joie &eacute;tait grande &agrave; cette &eacute;poque de prosp&eacute;rit&eacute; et
+d'abondance o&ugrave; elle avait peine &agrave; me faire contenir toutes ces petites
+choses qui la rendaient si heureuse. Mais tour &agrave; tour sont partis et le
+beau ch&acirc;le d'hiver, et la chaude robe de laine, et l'&eacute;charpe aux
+couleurs vives qui semblait un arc-en-ciel flottant, et les petits
+peignoirs d'&eacute;t&eacute; qu'elle mettait le dimanche pour aller cueillir les
+roses dans les plaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs se
+sont trouv&eacute;s vides, et ne contenaient plus que les papiers gris du
+mont-de-pi&eacute;t&eacute;, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaient &eacute;t&eacute;
+&eacute;chang&eacute;es. H&eacute;las! O&ugrave; donc est-elle, et ne reviendra-t-elle plus, la
+fille sage et &eacute;conome qui avait si soin de nous?</p>
+
+<p>Et comme Ulric, pour fuir ces voix qui l'emplissaient de tristesse,
+s'&eacute;tait r&eacute;fugi&eacute; sur la terrasse, il aper&ccedil;ut, au milieu du petit jardin
+plant&eacute; par son amie, un oranger en caisse dont il lui avait fait cadeau
+le jour de sa f&ecirc;te, et il entendit le fr&ecirc;le arbuste qui disait: &laquo;O&ugrave; donc
+est-elle, celle &agrave; qui tu m'as donn&eacute; par un beau jour de f&ecirc;te?&raquo; Il faut
+qu'elle soit malade ou morte, pour m'avoir oubli&eacute; toute une nuit sur
+cette terrasse, o&ugrave; la neige glaciale m'a v&ecirc;tu de blanc comme d'un
+linceul. Hier au matin je l'ai vue encore; elle m'avait mis l&agrave; parce
+qu'il faisait un peu de soleil, et que j'avais froid dans la chambre o&ugrave;
+l'on ne faisait plus de feu. O&ugrave; donc est-elle, pour m'avoir oubli&eacute;, elle
+qui m'aimait tant et que j'ai rendue si heureuse &agrave; l'&eacute;poque de ma
+floraison? H&eacute;las! le froid de la nuit m'a tu&eacute; et je ne refleurirai plus,
+et quand reviendra le printemps, ses premi&egrave;res brises trouveront mes
+rameaux morts et mes feuilles fan&eacute;es. H&eacute;las! o&ugrave; donc est-elle celle, &agrave;
+qui tu m'as donn&eacute; par un beau jour de f&ecirc;te?</p>
+
+<p>Sous l'impression des sentiments qu'il &eacute;prouvait en ce moment, Ulric
+s'&eacute;pouvanta lui-m&ecirc;me en voyant d&eacute;gag&eacute; de tout raisonnement sophistique,
+le monstrueux &eacute;go&iuml;sme qui lui servait de mobile.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fou, s'&eacute;cria-t-il; ma conduite avec cette pauvre fille est
+plus que stupide, elle est odieuse.... Je vais la perdre, et avec elle
+tout le bonheur, toute la jeunesse qu'elle avait su me rendre par cet
+amour d&eacute;vou&eacute; qui ne s'est pas d&eacute;menti jusqu'au dernier moment. Oh! non!
+non! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas!</p>
+
+<p>Ulric courut tout d'une haleine chez son notaire, et le rencontra au
+moment m&ecirc;me o&ugrave; celui-ci se disposait &agrave; aller en soir&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dit Ulric, les raisons pour lesquelles j'avais quitt&eacute; le
+monde n'existent plus; je quitte mon incognito et je rentre dans la
+soci&eacute;t&eacute;; je reprends possession de ma fortune; je vous prie donc, dans
+le plus court d&eacute;lai qui vous sera possible, de r&eacute;unir les fonds que j'ai
+d&eacute;pos&eacute;s chez vous. En attendant, et pour l'heure pr&eacute;sente, de quelle
+somme pouvez-vous disposer?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, r&eacute;pondit le notaire, je puis sur-le-champ vous
+remettre vingt-cinq mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit Ulric: je vais vous en signer la quittance. Mais ce
+n'est pas tout, j'ai un autre service &agrave; vous demander.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis enti&egrave;rement &agrave; vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, dit Ulric, que d'ici &agrave; deux jours vous m'ayez procur&eacute; un
+appartement habitable pour deux personnes. Comme je n'ai pas le temps de
+m'occuper de tous ces d&eacute;tails, je vous prierai &eacute;galement de me trouver
+un homme d'affaires intelligent, qui s'occupera de l'ameublement. Je
+veux que tout y soit sur le pied le plus confortable, qu'on n'&eacute;pargne
+rien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.</p>
+
+<p>&mdash;Je prends l'engagement de ne point d&eacute;passer ce d&eacute;lai d'une heure,
+r&eacute;pondit le notaire; dans deux jours, j'aurai l'honneur de vous faire
+pr&eacute;venir.</p>
+
+<p>Le lendemain matin Ulric courut &agrave; l'h&ocirc;pital pour voir sa ma&icirc;tresse, et
+lui avouer qui il &eacute;tait. Elle &eacute;tait hors d'&eacute;tat de le comprendre; la
+fi&egrave;vre c&eacute;r&eacute;brale s'&eacute;tait d&eacute;clar&eacute;e pendant la nuit, et elle avait le
+d&eacute;lire.</p>
+
+<p>Ulric voulait l'emmener, mais les m&eacute;decins s'oppos&egrave;rent au transport;
+n&eacute;anmoins ils donn&egrave;rent quelque esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>Au jour fix&eacute;, l'appartement du comte Ulric de Rouvres &eacute;tait pr&eacute;par&eacute;.
+Ulric y donna rendez-vous pour le soir m&ecirc;me &agrave; trois des plus c&eacute;l&egrave;bres
+m&eacute;decins de Paris. Puis il courut chercher Rosette.</p>
+
+<p>Elle venait de mourir depuis une heure. Ulric revint &agrave; son nouveau
+logement, o&ugrave; il trouva son ancien ami Tristan, qu'il avait fait appeler,
+et qui l'attendait avec les trois m&eacute;decins.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric &agrave; ceux-ci. La personne
+pour laquelle je d&eacute;sirais vous consulter n'existe plus.</p>
+
+<p>Tristan, rest&eacute; seul avec le comte Ulric, n'essaya pas de calmer sa
+douleur, mais il s'y associa fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les
+splendides obs&egrave;ques qu'on fit &agrave; Rosette, au grand &eacute;tonnement de tout
+l'h&ocirc;pital. Il racheta les objets que la jeune fille avait emport&eacute;s avec
+elle, et qui, apr&egrave;s sa mort, &eacute;taient devenus la propri&eacute;t&eacute; de
+l'administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robe bleue, la
+seule qui rest&acirc;t &agrave; la pauvre d&eacute;funte. Par ses soins aussi, l'ancien
+mobilier d'Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut transport&eacute; dans
+une pi&egrave;ce de son nouvel appartement.</p>
+
+<p>Ce fut peu de jours apr&egrave;s qu'Ulric, d&eacute;cid&eacute; &agrave; mourir, partait pour
+l'Angleterre.</p>
+
+<p>Tels &eacute;taient les ant&eacute;c&eacute;dents de ce personnage au moment o&ugrave; il entrait
+dans les salons du caf&eacute; de Foy.</p>
+
+<p>L'arriv&eacute;e d'Ulric causa un grand mouvement dans l'assembl&eacute;e. Les hommes
+se lev&egrave;rent et lui adress&egrave;rent le salut courtois des gens du monde.
+Quant aux femmes, elles tinrent effront&eacute;ment pendant cinq minutes le
+comte de Rouvres presque embarrass&eacute; sous la batterie de leurs regards,
+curieux jusqu'&agrave; l'indiscr&eacute;tion.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mon cher tr&eacute;pass&eacute;, dit Tristan en faisant asseoir Ulric &agrave; la
+place qui lui avait &eacute;t&eacute; r&eacute;serv&eacute;e aupr&egrave;s de Fanny, signalez par un toast
+votre rentr&eacute;e dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan en
+d&eacute;signant Fanny, immobile sous son masque, madame vous fera raison. Et
+vous, dit-il tout bas &agrave; l'oreille de la jeune femme, n'oubliez pas ce
+que je vous ai recommand&eacute;.</p>
+
+<p>Ulric prit un grand verre rempli jusqu'au bord et s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;Je bois....</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria
+Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Je bois &agrave; la Mort, dit Ulric en portant le verre &agrave; ses l&egrave;vres, apr&egrave;s
+avoir salu&eacute; sa voisine masqu&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, r&eacute;pondit Fanny en buvant &agrave; son tour... je bois &agrave; la jeunesse,
+&agrave; l'amour. Et comme un &eacute;clair qui d&eacute;chire un nuage, un sourire de flamme
+s'alluma sous son masque de velours.</p>
+
+<p>En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant
+dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;R&eacute;p&eacute;tez, r&eacute;p&eacute;tez, madame....</p>
+
+<p>Fanny reprit son verre, qu'elle n'avait achev&eacute; qu'&agrave; demi, et r&eacute;p&eacute;ta avec
+un accent d'enthousiasme juv&eacute;nile:</p>
+
+<p>&mdash;Je bois &agrave; la jeunesse, je bois &agrave; l'amour!</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible.... Cette voix, d'o&ugrave; vient-elle? Ce n'est pas cette
+femme qui a parl&eacute;. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est
+cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se
+borna &agrave; lui r&eacute;pondre: &laquo;Vous avais-je menti?&raquo;</p>
+
+<p>Mais tout &agrave; coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le
+capuchon de son domino en m&ecirc;me temps qu'elle d&eacute;tachait son masque, et
+avec une gr&acirc;ce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui
+parlant de si pr&egrave;s qu'il sentit la fra&icirc;cheur de son haleine:</p>
+
+<p>&mdash;Me ferez-vous raison, monsieur le comte?</p>
+
+<p>En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroy&eacute;, presque
+&eacute;pouvant&eacute;.</p>
+
+<p>Fanny &eacute;tait admirablement belle ce soir-l&agrave;.</p>
+
+<p>Une couronne de petites roses naturelles &eacute;tait pos&eacute;e sur son front comme
+une aur&eacute;ole printani&egrave;re, et les brins de son feuillage faisaient une
+alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les cr&ecirc;pelures
+avaient l'&eacute;clat lumineux de l'or en fusion. C'&eacute;tait, comme id&eacute;alis&eacute;e par
+un po&egrave;te mystique, une de ces adorables figures qui sourient si
+doucement dans les toiles de Greuze.</p>
+
+<p>&mdash;Rosette! ma Rosette!... c'est Rosette!... s'&eacute;cria Ulric &agrave; demi fou.</p>
+
+<p>&mdash;Pour tout le monde je m'appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant
+&agrave; Ulric une exaltation qui croissait &agrave; chaque coup de son regard bleu,
+je m'appelle Fanny; j'ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de
+Paris pour qui les hommes les plus consid&eacute;rables marcheraient &agrave; deux
+pieds sur tous les articles du code p&eacute;nal. La porte par o&ugrave; l'on sort de
+mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimeti&egrave;re, et pour y p&eacute;n&eacute;trer,
+il y a des p&egrave;res qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont
+ruin&eacute; leur p&egrave;re. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur
+un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pav&eacute; d'or;
+pour l'instant o&ugrave; je vous parle, je suis presque ruin&eacute;e &agrave; cause d'un
+acc&egrave;s de confiance que j'ai eu dans un moment d'ennui. Aussi, pendant un
+mois, vais-je co&ucirc;ter tr&egrave;s cher. Voil&agrave; quelle femme je suis, monsieur le
+comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un
+dernier coup d'&oelig;il provocateur, elle sembla dire &agrave; Ulric:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, monsieur, que d&eacute;sirez-vous de moi?</p>
+
+<p>Mais celui-ci avait &agrave; peine &eacute;cout&eacute; ce qu'elle avait dit; il n'avait
+entendu que le son de la voix sans pr&ecirc;ter d'attention aux paroles; il
+regardait fixement Fanny, comme on regarde un ph&eacute;nom&egrave;ne, et
+n'interrompait sa contemplation que pour murmurer de temps en temps:</p>
+
+<p>&mdash;Rosette! Rosette!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vint lui demander tout bas son ami Tristan, ce que vous avez
+vu ne vaut-il pas la peine du voyage que je vous ai fait faire?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai plus repartir, dit
+Ulric en montrant Fanny, qui feignait d'&ecirc;tre indiff&eacute;rente &agrave; la
+conversation des deux hommes, bien qu'elle n'en perd&icirc;t pas un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, dit Tristan en tirant Ulric &agrave; l'&eacute;cart, que voulez-vous faire?</p>
+
+<p>Ulric parla longuement, en baissant la voix, &agrave; l'oreille de Tristan, et
+quand il eut achev&eacute;, Fanny, qui redoublait d'attention, entendit Tristan
+qui r&eacute;pondait &agrave; son ami:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure qu'elle acceptera.</p>
+
+<p>&mdash;Que d'affaires pour une chose si simple! murmura la cr&eacute;ature en
+elle-m&ecirc;me; mais elle ne put dissimuler une certaine inqui&eacute;tude en voyant
+que le comte de Rouvres se disposait &agrave; se retirer. En effet, Ulric ne
+pouvant pas contenir l'&eacute;motion qu'il avait &eacute;prouv&eacute;e en se trouvant en
+face du fant&ocirc;me vivant de sa ma&icirc;tresse morte, avait rapidement salu&eacute;
+tous les convives et venait de sortir, reconduit jusqu'au dehors par son
+ami Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ma ch&egrave;re, dirent les autres femmes en voyant la mine d&eacute;pit&eacute;e
+de Fanny, voil&agrave; une conqu&ecirc;te manqu&eacute;e!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien pourquoi, r&eacute;pondit celle-ci. Je l'ai mis au pied du mur.
+Il est ruin&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une fois, vous &ecirc;tes dans l'erreur, ma belle, dit Tristan qui
+venait de rentrer dans le salon.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors, je ne vous fais pas compliment, mon cher, r&eacute;pliqua
+Fanny. Malgr&eacute; toute la mise en sc&egrave;ne et la bonne volont&eacute; que j'y ai mise
+pour ma part, votre plan me para&icirc;t compl&egrave;tement manqu&eacute;. Votre ami ne m'a
+pas m&ecirc;me fait l'honneur de demander &agrave; &ecirc;tre re&ccedil;u chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami est un homme bien &eacute;lev&eacute; et un homme de sens! il ne s'amuse pas
+&agrave; faire des demandes inutiles. Vous n'&ecirc;tes pour lui qu'une curiosit&eacute;, un
+objet d'art, un portrait, et rien de plus, ma ch&egrave;re, r&eacute;pondit
+insolemment Tristan. Il m'a charg&eacute; d'&ecirc;tre son homme d'affaires, et voil&agrave;
+ce qu'il vous propose par mon entremise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voyons un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous pr&eacute;viens d'avance qu'on ne vous a jamais fait de proposition
+semblable.</p>
+
+<p>&mdash;Mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes sur le gril de
+l'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y voici. &Eacute;coutez, dit Tristan en s'adressant particuli&egrave;rement &agrave;
+Fanny. Le comte Ulric de Rouvres renouvelle votre mobilier.</p>
+
+<p>&mdash;Le mien a six mois. Soit, dit Fanny.</p>
+
+<p>&mdash;C'est presque s&eacute;culaire, ajouta un des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Le comte Ulric vous loue, dans une rue qu'il a choisie lui-m&ecirc;me, une
+chambre de 160 francs.&mdash;Ne m'interrompez pas.&mdash;Dans cette chambre il
+fait disposer un charmant m&eacute;nage d'occasion, qu'il tient cach&eacute; en
+quelque endroit. Les meubles seront garnis de tous les objets de
+toilette qui vous seront n&eacute;cessaires; mais je vous pr&eacute;viens que toute
+cette garde-robe est d'occasion comme les meubles, et la robe la plus
+ch&egrave;re ne vaut pas vingt francs.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s? dit Fanny.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s, continua Tristan, le comte Ulric vous trouvera, dans une maison
+&agrave; lui connue, une occupation qui vous rapportera quarante sous par jour.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle occupation? demanda Fanny.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez qu'autant que cela
+pourra vous amuser; seulement vous aurez soin de vous faire sur le bout
+des doigts des piq&ucirc;res d'aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le
+matin jusqu'au soir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher
+pour vous reconduire au sortir de votre besogne et vous ram&egrave;nera &agrave; votre
+chambre, o&ugrave; vous passerez la soir&eacute;e avec lui. &Agrave; dix heures vous serez
+libre de votre personne; mais le lendemain, d&egrave;s sept heures, vous serez
+&agrave; la disposition de M. de Rouvres, qui vous conduira &agrave; votre travail. Le
+dimanche, quand le temps sera beau, vous irez avec lui &agrave; la campagne
+manger du lait et cueillir des fraises. En outre, vous appellerez M. de
+Rouvres <i>Marc</i>, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelques
+chansons qu'il aime &agrave; entendre. Vous lui pr&eacute;parerez aussi vous-m&ecirc;me
+certaine cuisine dont il vous indiquera le menu.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout? demanda Fanny qui ne savait pas si Tristan se moquait
+d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout, reprit celui-ci. Pendant deux mois de l'hiver vous
+irez travailler,&mdash;ou du moins dans la maison o&ugrave; vous serez cens&eacute;e
+travailler,&mdash;v&ecirc;tue seulement d'une vieille petite robe d'indienne bleue
+sem&eacute;e de pois blancs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais j'aurai froid.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, d'autant plus que pendant ces deux mois d'hiver vous ne
+ferez pas de feu dans votre chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Fanny, j'ai connu des gens singuliers, mais votre ami les
+surpasse; le comte de Rouvres me para&icirc;t un &ecirc;tre ridicule. Pourquoi ne me
+propose-t-il pas tout de suite de me couper la t&ecirc;te pour la faire
+encadrer comme &eacute;tant le portrait de sa ma&icirc;tresse?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a pens&eacute;, dit tranquillement Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Et apr&egrave;s? reprit Fanny. Est-ce l&agrave; tout?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout, dit Tristan.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; ce qu'il exige? Et moi, que puis-je exiger en &eacute;change de cette
+com&eacute;die, si je consens &agrave; la jouer?</p>
+
+<p>&mdash;Le comte de Rouvres vous offre le traitement d'un ministre: cent mille
+francs par an!</p>
+
+<p>&mdash;C'est s&eacute;rieux? s'&eacute;cria Fanny.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s s&eacute;rieux. On passera, si vous l'exigez, un acte notari&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est donc d&eacute;cid&eacute;ment bien riche?</p>
+
+<p>&mdash;Il a plus d'un million de fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Et combien de temps durera cette fantaisie?</p>
+
+<p>&mdash;Tant que vous le voudrez. Ah! j'oubliais de vous dire qu'en acceptant
+ces conditions, vous changez de nom, comme mon ami. Il s'appellera Marc
+Gilbert, et vous vous nommerez Rosette.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Fanny, demanda &agrave; celle-ci une de ses compagnes, qu'en dis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames, r&eacute;pondit Fanny, je ne vous connais plus. Je m'appelle
+Rosette, et je suis la ma&icirc;tresse vertueuse de M. Marc Gilbert.</p>
+
+<p>Le lendemain soir, dans l'ancienne chambre de la rue de l'Ouest, o&ugrave;
+Ulric avait habit&eacute; pendant un an avec Rosette, Fanny, v&ecirc;tue de la petite
+robe bleue &agrave; pois blancs, attendait la premi&egrave;re visite du comte de
+Rouvres, qui ne tarda pas &agrave; arriver, rev&ecirc;tu de son ancien costume
+d'ouvrier.</p>
+
+<p>Pendant la premi&egrave;re heure, et pour mieux faire comprendre &agrave; Fanny
+l'esprit du personnage dont elle devait jouer le r&ocirc;le, Ulric raconta &agrave;
+Fanny ses amours avec Rosette.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vous demande avant tout, dit-il, c'est de ne jamais me
+parler de ma fortune, et, le plus que vous pourrez feindre de l'ignorer
+vous-m&ecirc;me sera le mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, r&eacute;pondit Fanny en tirant de la poche de sa petite
+robe bleue un papier qu'elle pr&eacute;senta &agrave; Ulric, reprenez cette lettre qui
+vous appartient; car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas
+m'emp&ecirc;cher de me rappeler que vous n'&ecirc;tes pas M. Marc Gilbert, mais bien
+M. le comte de Rouvres.</p>
+
+<p>Ulric, &eacute;tonn&eacute; et ne comprenant pas, prit la lettre et l'ouvrit.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la lettre qu'il avait re&ccedil;ue de son ancien notaire, M. Morin,
+quand celui-ci, pr&ecirc;t &agrave; vendre son &eacute;tude, lui demandait s'il voulait
+rentrer dans la possession de sa fortune, dont les chiffres se
+trouvaient &eacute;tablis dans cette lettre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez trouv&eacute; cette lettre dans la poche de cette robe? demanda
+Ulric en p&acirc;lissant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-elle, et voyant qu'elle vous &eacute;tait adress&eacute;e, j'ai cru
+devoir vous la remettre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, continua Ulric, cette robe appartenait &agrave; Rosette, et pour que ma
+lettre s'y trouv&acirc;t, il fallait bien qu'elle en e&ucirc;t pris connaissance.</p>
+
+<p>Fanny r&eacute;pondit par un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, continua Ulric, Rosette savait qui j'&eacute;tais,&mdash;elle savait que
+j'&eacute;tais riche,&mdash;et son amour... ah! malheureux! Et il tomba an&eacute;anti sur
+le carreau.</p>
+
+<p>Environ un mois apr&egrave;s, comme Fanny, revenue dans son appartement,
+s'appr&ecirc;tait &agrave; aller au bal masqu&eacute;, elle vit entrer chez elle Tristan,
+qui tenait &agrave; la main un petit paquet.</p>
+
+<p>&mdash;Que m'apportez-vous l&agrave;,&mdash;un cadeau?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un legs que vous a fait avant de mourir mon ami le comte de
+Rouvres.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dit Fanny.</p>
+
+<p>Mais elle devint furieuse en apercevant la petite robe bleue.</p>
+
+<p>&mdash;Votre ami est un &ecirc;tre ridicule, mort ou vivant; il m'a fait
+banqueroute de cent mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan; et il tira de la
+poche de la robe un portefeuille qui contenait cent billets de banque.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="La_maitresse_aux_mains_rouges" id="La_maitresse_aux_mains_rouges"></a><a href="#table">La ma&icirc;tresse aux mains rouges</a></h2>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<p>Depuis quelque temps Th&eacute;odore &eacute;tait beaucoup plus assidu chez sa tante
+la ling&egrave;re qu'aux cours de l'&eacute;cole de m&eacute;decine; on ne le voyait plus au
+caf&eacute; et il n'allait plus au bal.</p>
+
+<p>Quel &eacute;tait ce myst&egrave;re?</p>
+
+<p>Th&eacute;odore &eacute;tait tout simplement amoureux d'une ouvri&egrave;re entr&eacute;e depuis peu
+dans l'atelier de sa tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant
+point d'un certain esprit naturel,&mdash;telle &eacute;tait Cl&eacute;mence. Elle arrivait
+de sa province, o&ugrave; elle avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e fort rigoureusement par une
+parente vieille et d&eacute;vote.</p>
+
+<p>Et la premi&egrave;re fois qu'il vit cette jeune fille, Th&eacute;odore, qui en amour
+&eacute;tait un gar&ccedil;on tr&egrave;s improvisateur, en &eacute;tait tomb&eacute; subitement &eacute;pris.
+Mais Cl&eacute;mence n'&eacute;tait pas une fille &agrave; ranger au nombre des conqu&ecirc;tes
+faciles, comme il s'en fait tant les soirs de bal, &agrave; l'aide de deux ou
+trois lieux communs madrigalis&eacute;s et d'une bouteille d'A&iuml; frapp&eacute;e. Aussi
+Th&eacute;odore comprit qu'il devait cette fois laisser de c&ocirc;t&eacute; la devise
+<i>Veni, vidi, vici,</i> qu'il avait coutume d'arborer dans ses campagnes
+galantes.</p>
+
+<p>Voici donc notre amoureux forc&eacute; d'&eacute;tudier la g&eacute;ographie du pays de
+Tendre, qu'il avait jusque-l&agrave; fort peu parcouru. N&eacute;anmoins Th&eacute;odore ne
+se d&eacute;sesp&eacute;ra pas... et tous les jours il venait passer de longues heures
+chez sa tante, et, de ses yeux charg&eacute;s d'une mitraille d'amour, il
+assi&eacute;geait le c&oelig;ur de la petite provinciale... qui t&acirc;chait de se
+d&eacute;fendre de son mieux.</p>
+
+<p>Cependant la situation commen&ccedil;ait &agrave; devenir critique. Cl&eacute;mence avait
+dix-huit ans, &acirc;ge o&ugrave; les r&ecirc;ves des jeunes filles ont ordinairement des
+moustaches,&mdash;brunes ou blondes. Cl&eacute;mence jura de se d&eacute;fendre. Mais
+d'avance elle sentait qu'elle &eacute;tait vaincue. Elle avait beau baisser les
+yeux devant Th&eacute;odore, elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire
+tout bas: Voici qui va bien, &agrave; bient&ocirc;t l'assaut d&eacute;finitif! En effet, le
+moment &eacute;tait venu o&ugrave; il ne pouvait &ecirc;tre tent&eacute; qu'avec succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; toutes les pr&eacute;cautions qu'elle prenait pour le fermer, Cl&eacute;mence
+oublia un jour la clef sur la porte de son c&oelig;ur,&mdash;et l'amour entra.</p>
+
+<p>Quelque temps plus loin, Cl&eacute;mence oubliait une autre clef sur une
+porte,&mdash;celle de sa chambre, et un matin on en vit sortir Th&eacute;odore.</p>
+
+<p>Th&eacute;odore fut pendant trois mois tr&egrave;s enthousiasm&eacute; de sa ma&icirc;tresse; mais
+au bout de ce temps, son amour tomba &agrave; quelques degr&eacute;s au-dessous de
+l'estime sinc&egrave;re,&mdash;point qui, au thermom&egrave;tre de la passion, &eacute;quivaut &agrave;
+l'indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>Pourtant, Cl&eacute;mence &eacute;tait toujours la m&ecirc;me, soumise, aimante, fid&egrave;le et
+coquette, juste ce qu'il fallait pour plaire &agrave; Th&eacute;odore, qui, de son
+c&ocirc;t&eacute;, devenait de plus en plus insensible &agrave; ses coquetteries.</p>
+
+<p>Enfin, r&eacute;solu d'en finir avec cet amour, Th&eacute;odore fit un soir &agrave; sa
+ma&icirc;tresse un de ces outrages que toute autre femme n'e&ucirc;t jamais
+pardonn&eacute;. Au milieu d'une conversation paradoxale d'art et d'amour
+compar&eacute;s, et devant une nombreuse compagnie, Th&eacute;odore d&eacute;clara qu'il lui
+&eacute;tait impossible d'aimer une femme qui n'aurait pas les mains blanches
+et les ongles opalis&eacute;s. Cette brutale &eacute;pigramme adress&eacute;e aux mains
+rouges et meurtries de la pauvre Cl&eacute;mence lui entra plus avant et plus
+douloureusement dans le c&oelig;ur que ne l'e&ucirc;t fait un coup de poignard; car
+cette m&eacute;chancet&eacute; aigu&euml; atteignait plus encore son amour que son
+amour-propre.</p>
+
+<p>Cependant, comme elle avait beaucoup d'orgueil, son parti fut pris
+sur-le-champ. Elle r&eacute;solut de quitter l'&eacute;tudiant avant qu'il lui e&ucirc;t
+fait comprendre d'une mani&egrave;re plus significative que leur liaison devait
+avoir une fin.</p>
+
+<p>Le lendemain, pendant que Th&eacute;odore &eacute;tait au cours, Cl&eacute;mence r&eacute;unit en un
+paquet tous les objets qui lui appartenaient et les fit transporter dans
+un h&ocirc;tel des environs, o&ugrave; elle avait choisi une chambre. Cependant,
+comme elle ne se sentait pas le courage de quitter Th&eacute;odore avant de
+l'avoir revu, la jeune fille attendit son retour. Peut-&ecirc;tre
+esp&eacute;rait-elle qu'il essayerait de lui faire oublier l'offense de la
+veille; et, si banale qu'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l'excuse, la pauvre enfant &eacute;tait toute
+pr&ecirc;te &agrave; l'accueillir par un pardon.</p>
+
+<p>&Agrave; minuit Th&eacute;odore fit pr&eacute;venir qu'il ne rentrerait pas. Il voulait en
+effet &eacute;viter d'avoir avec sa ma&icirc;tresse une de ces explications qui, sans
+qu'on le veuille, vous acheminent si souvent &agrave; un raccommodement.</p>
+
+<p>Cl&eacute;mence comprit que tout &eacute;tait fini. Elle &eacute;crivit &agrave; la h&acirc;te un mot
+d'adieu, et sortit de sa chambre en jetant au portrait de Th&eacute;odore, qui
+au moins avait l'air de lui sourire, un long regard humide de larmes.</p>
+
+<p>Le matin, en rentrant, Th&eacute;odore trouva le billet de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;Vive la libert&eacute;! s'&eacute;cria-t-il quand il l'eut achev&eacute;; et il courut dans
+un caf&eacute; rejoindre ses amis et leur raconter de quelle fa&ccedil;on ferme et
+brillante il venait de rompre sa cha&icirc;ne.</p>
+
+<p>Cependant, les premiers jours qui suivirent sa s&eacute;paration d'avec
+Cl&eacute;mence, Th&eacute;odore trouva que sa petite chambre &eacute;tait bien grande, et
+les premi&egrave;res nuits il lui sembla que son lit &eacute;tait bien large. Mais au
+bout de deux semaines la lacune &eacute;tait combl&eacute;e.</p>
+
+<p>Cependant Cl&eacute;mence n'avait pas de nouvel amour et se souvenait encore de
+Th&eacute;odore. Elle avait du reste conserv&eacute; l'esp&eacute;rance que son amant
+reviendrait &agrave; elle; et pour un pas qu'il e&ucirc;t fait, elle &eacute;tait toute
+dispos&eacute;e &agrave; en faire dix. Dans cet espoir d'un rapprochement prochain, la
+pauvre d&eacute;laiss&eacute;e s'&eacute;tait surtout attach&eacute;e &agrave; corriger, autant qu'il lui
+serait possible, le d&eacute;faut physique que Th&eacute;odore lui avait si
+brutalement reproch&eacute;. Elle tenait &agrave; montrer &agrave; l'ingrat qu'elle pouvait
+avoir les mains aussi blanches que n'importe quelle lionne de n'importe
+quelle aristocratie. Elle commen&ccedil;a donc &agrave; prendre des soins qu'elle
+avait n&eacute;glig&eacute;s jusqu'alors. Elle eut des savons, des poudres, des eaux
+qui lui co&ucirc;taient le plus clair de son gain modique. Enfin elle alla
+m&ecirc;me jusqu'&agrave; mettre des gants la nuit, elle qui en mettait &agrave; peine le
+jour.</p>
+
+<p>Chaque matin, en se levant, elle regardait avec inqui&eacute;tude le progr&egrave;s de
+ses <i>rem&egrave;des</i>. H&eacute;las! Ils n'op&eacute;raient pas vite! Les soins du m&eacute;nage,
+qu'elle tenait sur un point de propret&eacute; flamande; les travaux de couture
+surtout, tout cela neutralisait l'action de ses soins coquets; et si ses
+mains avaient gagn&eacute; quelque d&eacute;licatesse comme forme, elles &eacute;taient
+rest&eacute;es, comme devant,&mdash;rouges, ainsi que des cerises.</p>
+
+<p>La pauvre Cl&eacute;mence ignorait que la meilleure p&acirc;te pour blanchir les
+mains s'appelle l'oisivet&eacute;, et l'e&ucirc;t-elle su d'ailleurs, elle n'e&ucirc;t
+point pu en faire usage. C'&eacute;tait l&agrave; un rem&egrave;de qui lui e&ucirc;t co&ucirc;t&eacute; trop
+cher.</p>
+
+<p>Elle resta donc avec ses mains rouges.</p>
+
+<p>Un soir Cl&eacute;mence se rappela que, dans le beau temps de leur amour, elle
+avait promis &agrave; Th&eacute;odore de lui broder une bourse pour le jour de sa
+f&ecirc;te,&mdash;et ce jour n'&eacute;tait pas &eacute;loign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pensa la jeune fille en recueillant avec bonheur ce souvenir,
+j'aurai encore le temps; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l'ai
+pas oubli&eacute;, et il reviendra peut-&ecirc;tre. D&egrave;s le lendemain elle se mit &agrave;
+l'&oelig;uvre.</p>
+
+<p>Il lui restait presque toute une semaine devant elle pour ce travail;
+c'&eacute;tait plus qu'il ne fallait, si elle avait pu disposer de tout son
+temps. Mais comme ses journ&eacute;es ne lui appartenaient point, huit jours
+devaient &agrave; peine suffire. Cl&eacute;mence travailla la nuit.</p>
+
+<p>On &eacute;tait dans l'hiver,&mdash;il faisait grand froid,&mdash;et le budget de la
+jeune ouvri&egrave;re ne lui permettait pas de faire grand feu; souvent m&ecirc;me
+n'en faisait-elle point du tout. C'est alors que ses pauvres mains
+devenaient rouges, grand Dieu! Mais quand au matin elle avait avanc&eacute; sa
+bourse de quelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait
+dans l'esp&eacute;rance qu'elle avait d'une r&eacute;conciliation prochaine de
+nouvelles forces pour aller &agrave; son travail du jour. Cependant ses veilles
+prolong&eacute;es, dans une chambre humide et mal close, les &eacute;motions qui
+l'avaient agit&eacute;e depuis quelque temps, alt&eacute;raient visiblement la sant&eacute;
+de la jeune fille, qui n'y apportait aucune attention.</p>
+
+<p>Enfin le petit chef-d'&oelig;uvre de patience et de bon go&ucirc;t sortit achev&eacute; de
+ses mains, h&eacute;las! toujours aussi rouges que les mains de l'Aurore quand
+elle ouvre les portes d'un ciel d'hiver. En admirant cette bourse, dans
+laquelle elle avait mis tant de superstitieuses esp&eacute;rances, Cl&eacute;mence eut
+un bon moment de joie. Elle jeta un coup d'&oelig;il sur les murs tristes de
+cette chambre o&ugrave; elle vivait dolente et solitaire, et elle ne put
+s'emp&ecirc;cher de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Avant peu, je n'y serai plus&mdash;ou je n'y serai pas seule! La veille de
+la Saint-Th&eacute;odore, Cl&eacute;mence enveloppa soigneusement sa bourse dans une
+bo&icirc;te garnie de coton et alla chez une bouqueti&egrave;re prendre un bouquet o&ugrave;
+elle fit entrer toutes les fleurs qu'elle savait pr&eacute;f&eacute;r&eacute;es par Th&eacute;odore;
+elle fit ajouter aussi toutes celles dont le langage embl&eacute;matique
+pouvait &eacute;veiller le souvenir.&mdash;H&eacute;las! r&eacute;veille-t-on les morts?</p>
+
+<p>Au coin d'une rue, Cl&eacute;mence confia son cadeau &agrave; un commissionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il une r&eacute;ponse? demanda celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit la jeune fille.&mdash;Th&eacute;odore viendra lui-m&ecirc;me,
+pensait-elle.</p>
+
+<p>Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en chemin un jeune homme
+qu'elle avait vu quelquefois chez son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, vous voil&agrave;, Cl&eacute;mence, lui dit l'&eacute;tudiant; que devenez-vous
+donc?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien ce qui est arriv&eacute;, r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui, c'est vrai! vous &ecirc;tes f&acirc;ch&eacute;e avec Th&eacute;odore.</p>
+
+<p>&mdash;F&acirc;ch&eacute;e! dit Cl&eacute;mence, oh! f&acirc;ch&eacute;e!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est &eacute;gal... il vous regrette, allez.</p>
+
+<p>&mdash;Il me regrette? fit la jeune fille, en rougissant de plaisir: il vous
+l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas pr&eacute;cis&eacute;ment, mais je le devine.&mdash;Nous allons ce soir au bal
+de l'Op&eacute;ra, ajouta l'&eacute;tudiant. Th&eacute;odore y sera. Viendrez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Cl&eacute;mence. Je ne crois pas.... Adieu.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, dit l'&eacute;tudiant, qui continua son chemin en sifflant.</p>
+
+<p>&mdash;Il me regrette! murmura Cl&eacute;mence quand elle fut rentr&eacute;e, j'en &eacute;tais
+bien s&ucirc;re, moi!&mdash;Quand il verra que je me souviens encore de lui, il
+reviendra;&mdash;c'est l'amour-propre qui l'aura emp&ecirc;ch&eacute; de revenir plus
+t&ocirc;t... il ne voulait point faire le premier pas... tous les hommes sont
+orgueilleux....</p>
+
+<p>Et Cl&eacute;mence se mit &agrave; chanter d'une voix souvent interrompue par une toux
+douloureuse la jolie chanson:</p>
+
+<p>&laquo;Rosine &agrave; moi revient fid&egrave;le.&raquo;</p>
+
+<p>Seulement, sans s'inqui&eacute;ter de la mutilation qu'elle faisait subir au
+vers, elle y substitua le nom de Th&eacute;odore.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la journ&eacute;e,&mdash;heure &agrave; laquelle elle savait l'&eacute;tudiant
+libre,&mdash;Cl&eacute;mence fit une jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains,
+qu'elle avait du moins su pr&eacute;server des engelures.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! disait-elle en les regardant, elles ne sont pas trop rouges
+aujourd'hui. Et elle attendit.</p>
+
+<p>Or, pendant qu'elle attendait, la nouvelle ma&icirc;tresse de Th&eacute;odore, qui en
+ce moment &eacute;tait seule chez l'&eacute;tudiant, recevait l'envoi de Cl&eacute;mence.
+Mademoiselle Coralie, qui &eacute;tait une personne rus&eacute;e, devina de suite que
+ces cadeaux venaient d'une femme, et en voyant le C qui &eacute;tait brod&eacute; sur
+la bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait &ecirc;tre
+Cl&eacute;mence,&mdash;qu'elle avait du reste connue.</p>
+
+<p>&mdash;Elle veut revenir. C'est bon, dit Coralie. Je sais ce que j'ai &agrave;
+faire.</p>
+
+<p>Et elle se mit &agrave; machiner tout bas une de ces vengeances doubl&eacute;es de
+fourberie,&mdash;comme savent en trouver les femmes qui ont une rivale en
+face de leur amour ou de leur vanit&eacute;.</p>
+
+<p>Une heure apr&egrave;s Th&eacute;odore entra. En l'entendant monter, Coralie s'&eacute;tait
+cach&eacute;e derri&egrave;re les rideaux de l'alc&ocirc;ve, apr&egrave;s avoir eu soin de laisser
+en &eacute;vidence le bouquet et la bourse, pour qu'ils tombassent d'abord sous
+les yeux de Th&eacute;odore,&mdash;ce qui arriva.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, fit le jeune homme &eacute;tonn&eacute;, qu'est-ce que c'est que &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, tu ne le devines pas? s'&eacute;cria Coralie en venant lui sauter au
+cou; quel jour sommes-nous aujourd'hui? Th&eacute;odore songea &agrave; sa f&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, c'est toi?... tu t'es souvenue, dit-il en regardant sa
+ma&icirc;tresse, qui ne baissa pas les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc veux-tu que ce soit? fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, se dit Th&eacute;odore en lui-m&ecirc;me, je ne pouvais pas manquer d'avoir
+une bourse, cette pauvre Cl&eacute;mence m'en avait promis une. Mais,
+demanda-t-il &agrave; Coralie, quand donc as-tu fait cela?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc, et ma surprise? r&eacute;pondit Coralie. J'ai fait la bourse
+pendant la nuit&mdash;quand tu dormais. J'ai eu joliment froid va.... Regarde
+donc... il y a un C et un T... nos deux noms....</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre ch&eacute;rie... dit Th&eacute;odore.... Elle est charmante, ta bourse.... Je
+veux que tu l'&eacute;trennes ce soir au bal.... Tiens, voil&agrave; pour la garnir....
+Et comme il venait de recevoir sa pension, Th&eacute;odore donna &agrave; Coralie une
+belle pi&egrave;ce d'or....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pensa celle-ci en prenant les vingt francs, j'ai une fi&egrave;re id&eacute;e....
+En effet, le cerveau de cette fille, qui &eacute;tait une fine m&eacute;canique &agrave;
+perfidie, venait d'inventer quelque chose de bien noir sans doute, car
+les yeux de Coralie brill&egrave;rent d'un &eacute;clat extraordinaire.... Oh! la bonne
+id&eacute;e, fit-elle encore tout bas.&mdash;La vip&egrave;re se r&eacute;jouissait de son
+abondance de venin.</p>
+
+<p>Cependant Cl&eacute;mence attendait toujours... &agrave; minuit elle attendait
+encore... &Agrave; une heure du matin, n'y pouvant plus tenir, elle se d&eacute;cida &agrave;
+aller au bal de l'Op&eacute;ra,&mdash;o&ugrave; on lui avait dit qu'elle trouverait
+Th&eacute;odore. Elle voulait le voir... il fallait qu'elle le v&icirc;t....</p>
+
+<p>Elle prit un peu d'argent&mdash;le reste de ses &eacute;conomies&mdash;et sortit pour
+aller louer un domino. Comme elle passait devant la loge du portier,
+celui-ci l'appela.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, j'ai quelque chose &agrave; vous remettre.&mdash;Cl&eacute;mence &eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+dans la rue.</p>
+
+<p>&Agrave; deux heures elle entrait au bal de l'Op&eacute;ra, le visage soigneusement
+cach&eacute; par un loup de velours. Comme elle traversait la salle, elle
+aper&ccedil;ut d'abord &agrave; quelques pas d'elle deux masques qui s'appr&ecirc;taient &agrave;
+se m&ecirc;ler &agrave; un quadrille... c'&eacute;taient Th&eacute;odore et Coralie, et Cl&eacute;mence
+avait reconnu son amant. Elle poussa un cri sourd et s'appuya contre une
+banquette pour ne point tomber. Mais elle fit tant d'efforts qu'elle
+parvint &agrave; comprimer la souffrance atroce qui venait de se mettre &agrave; crier
+au fond de son c&oelig;ur, et seule elle en entendit le bruit....</p>
+
+<p>Th&eacute;odore avait donn&eacute; la bourse et le bouquet qu'elle lui avait envoy&eacute;s &agrave;
+sa ma&icirc;tresse nouvelle.... En effet, la bourse pendait &agrave; la ceinture de
+Coralie, et le bouquet fleurissait sa main gant&eacute;e de blanc.</p>
+
+<p>Cl&eacute;mence resta cinq minutes &agrave; regarder Coralie et Th&eacute;odore danser devant
+elle.&mdash;&Agrave; chaque figure du quadrille ils s'embrassaient.&mdash;Au moment de
+s'&eacute;lancer pour le galop, Coralie laissa tomber le bouquet &agrave; terre. Elle
+voulut se baisser pour le ramasser, mais Th&eacute;odore l'enleva dans ses
+bras.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait tout fan&eacute;, lui dit-il, je t'en ach&egrave;terai un plus beau.... Et
+ils s'envol&egrave;rent dans le tourbillon. Cl&eacute;mence vit son bouquet foul&eacute; sous
+les mille pieds du gigantesque galop.</p>
+
+<p>Elle sortit du bal avec pr&eacute;cipitation&mdash;la t&ecirc;te perdue, le c&oelig;ur bris&eacute;,
+ne sachant pas d'o&ugrave; elle sortait, ignorant o&ugrave; elle allait.... Au bout de
+deux heures de marche par une neige abondante et glac&eacute;e, le hasard
+ramena Cl&eacute;mence dans sa rue et devant sa porte.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! vous voil&agrave;, mademoiselle, lui dit le portier; j'ai quelque
+chose pour vous depuis hier. Je voulais vous le remettre quand vous &ecirc;tes
+partie pour le bal, mais vous ne m'avez pas r&eacute;pondu.... C'est un
+commissionnaire qui m'a apport&eacute; cela de la part de M. Th&eacute;odore.</p>
+
+<p>&mdash;Th&eacute;odore! dit Cl&eacute;mence; donnez vite, et elle arracha une petite bo&icirc;te
+des mains du portier.</p>
+
+<p>&Agrave; peine arriv&eacute;e dans sa chambre, elle ouvrit la bo&icirc;te et y trouva un
+papier dans lequel &eacute;tait envelopp&eacute;e une pi&egrave;ce d'or toute neuve, qui s'en
+alla rouler &agrave; terre avec un bruit sonore. Sur le papier ces mots avaient
+&eacute;t&eacute; &eacute;crits au crayon:&mdash;<i>J'ai re&ccedil;u votre bourse, voici pour vos peines.</i></p>
+
+<p>C'&eacute;tait la belle id&eacute;e de mademoiselle Coralie.</p>
+
+<p>Cl&eacute;mence tomba &agrave; terre en poussant un g&eacute;missement. Une voisine
+l'entendit et vint lui porter secours. Elle eut toutes les peines du
+monde &agrave; retenir la jeune fille, qui, prise du d&eacute;lire, voulait se jeter
+par la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Le soir un m&eacute;decin fut appel&eacute;. En voyant Cl&eacute;mence il secoua la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est grave, dit-il, mais il est encore temps. Le lendemain
+Cl&eacute;mence se r&eacute;veillait dans un h&ocirc;pital. Pendant huit jours, on eut des
+esp&eacute;rances. Mais le matin du neuvi&egrave;me, en faisant sa visite, le m&eacute;decin
+se pencha &agrave; l'oreille de la s&oelig;ur de charit&eacute;, qui s'approcha tristement
+du lit de Cl&eacute;mence.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais ce que vous voulez me dire, ma s&oelig;ur... murmura la malade. Et
+elle demanda les sacrements.</p>
+
+<p>Le soir, comme la religieuse s'appr&ecirc;tait &agrave; quitter la salle, Cl&eacute;mence la
+fit appeler.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, ma s&oelig;ur, lui dit-elle en lui mettant dans la main une pi&egrave;ce
+d'or qui &eacute;tait cach&eacute;e sous son oreiller, vous mettrez ceci dans le tronc
+des pauvres malades. C'est toute ma fortune. Adieu!</p>
+
+<p>&mdash;Couvrez-vous, mon enfant, lui dit la s&oelig;ur, en voyant qu'elle gardait
+ses bras hors du lit. Vous allez avoir froid.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qu'est-ce que cela fait maintenant? dit Cl&eacute;mence. Et elle se prit
+&agrave; sourire en regardant ses mains que la maladie avait rendues p&acirc;les et
+transparentes.&mdash;Si Th&eacute;odore me voyait! murmura-t-elle. Puis elle
+s'endormit et fit son dernier r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la nuit elle se r&eacute;veilla pour mourir. L'agonie fut
+br&egrave;ve. On avait, comme d'habitude, envoy&eacute; chercher l'interne de garde
+pour y assister. Quand l'infirmier vint le demander, il achevait une
+partie avec un de ses camarades.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la jeune fille du num&eacute;ro 15 qui se meurt.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, j'y vais.... Th&eacute;odore, prends donc ma partie. Dix minutes
+apr&egrave;s, l'interne remontait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, lui dit Th&eacute;odore, qui &eacute;tait venu passer cette nuit avec ses
+amis les carabins, et le num&eacute;ro 15?</p>
+
+<p>&mdash;La petite est morte, dit l'interne en reprenant son jeu: <i>le roi</i>!...
+c'est dommage, elle &eacute;tait bien jolie;&mdash;<i>valet</i>... dix-huit ans;&mdash;<i>passe
+tr&egrave;fle</i>...; des yeux noirs et des mains blanches... oh! mais blanches....
+Tiens, &agrave; propos, elle s'appelait Cl&eacute;mence, comme ton ancienne ma&icirc;tresse,
+je crois, Th&eacute;odore.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit celui-ci, Cl&eacute;mence! celle qui avait les mains rouges. Je ne
+sais pas ce qu'elle est devenue.&mdash;<i>Atout, atout</i> et <i>atout</i>. Mon petit,
+&ccedil;a me fait la <i>vole</i> et le point.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Le_bonhomme_Jadis" id="Le_bonhomme_Jadis"></a><a href="#table">Le bonhomme Jadis</a></h2>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+
+<p>&Agrave; l'&eacute;poque du terme d'avril, un jeune homme appel&eacute; Octave vint prendre
+possession d'une chambre qu'il avait quelques jours auparavant arr&ecirc;t&eacute;e
+dans une maison de la rue de la Tour d'Auvergne. Il avait l'air si
+honn&ecirc;te, que le portier n'avait point voulu se d&eacute;ranger pour aller aux
+renseignements, comme c'est l'usage, et lui avait lou&eacute; de confiance.</p>
+
+<p>Le logement d'Octave &eacute;tait situ&eacute; au quatri&egrave;me et dernier &eacute;tage. C'&eacute;tait
+une petite chambre si basse de plafond, qu'un homme d'une taille un peu
+&eacute;lev&eacute;e n'aurait pas pu y garder son chapeau. Elle &eacute;tait &eacute;clair&eacute;e d'un
+c&ocirc;t&eacute; par une petite fen&ecirc;tre donnant sur la cour, et d'o&ugrave; l'on apercevait
+les hauteurs de Montmartre. Un autre jour &eacute;tait pratiqu&eacute; au fond,
+c'&eacute;tait un ch&acirc;ssis mobile ouvrant sur les jardins d'un pensionnat de
+jeunes demoiselles. De l&agrave; on apercevait une partie du panorama de Paris.</p>
+
+<p>Octave passa la journ&eacute;e &agrave; mettre ses affaires en ordre. Ce n'&eacute;tait
+pourtant pas une longue besogne, car il n'avait bien juste que le
+n&eacute;cessaire, et &agrave; la vue de son mobilier de modeste apparence, le portier
+de la maison avait fait une grimace, et s'&eacute;tait presque repenti de lui
+avoir lou&eacute; sans aller aux informations.</p>
+
+<p>Son installation termin&eacute;e, Octave se mit machinalement &agrave; sa fen&ecirc;tre pour
+juger ce que serait la vue. En levant les yeux, il aper&ccedil;ut &agrave; la crois&eacute;e
+qui faisait face &agrave; la sienne un petit vieillard, occup&eacute; &agrave; couper les
+branches mortes de quelques arbustes plant&eacute;s dans des caisses et formant
+un jardin suspendu. Le vieux voisin, qui venait d'apercevoir Octave,
+s'interrompit dans sa besogne; puis, apr&egrave;s l'avoir examin&eacute; quelques
+instants, il souleva le bonnet de laine qui couvrait ses cheveux d&eacute;j&agrave;
+blancs, et faisant au jeune homme un geste amical, il lui dit en
+souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer. Permettez-moi de vous
+souhaiter la bienvenue dans cette maison.</p>
+
+<p>Octave, un peu &eacute;tonn&eacute;, salua le vieillard et r&eacute;pondit &agrave; sa politesse.
+Puis, comme le voisin s'&eacute;tait remis &agrave; son jardinage, Octave ferma sa
+fen&ecirc;tre et descendit pour aller d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Comme il d&eacute;posait sa clef chez le portier, celui-ci le pr&eacute;vint qu'il
+&eacute;tait d'habitude dans la maison de ne point rentrer apr&egrave;s minuit, et
+que, pass&eacute; cette heure, on payait une amende.</p>
+
+<p>Octave r&eacute;pondit qu'il ne se trouverait jamais dans ce cas-l&agrave;, et que
+d'ailleurs il sortait fort rarement le soir.</p>
+
+<p>Avec une foule de pr&eacute;cautions oratoires, qui rendirent son avertissement
+tr&egrave;s difficile &agrave; comprendre, le portier informa en outre Gustave qu'il
+&eacute;tait libre de recevoir des femmes chez lui, &agrave; la condition que ce
+seraient des personnes d&eacute;centes qui ne troubleraient jamais la
+tranquillit&eacute; de la maison, habit&eacute;e par des petits rentiers et des
+ouvriers en famille.</p>
+
+<p>Octave r&eacute;pondit qu'il recevrait peu de visites; mais que s&ucirc;rement il ne
+recevrait jamais de femmes chez lui.</p>
+
+<p>Le portier conclut en lui demandant s'il d&eacute;sirait que son &eacute;pouse pr&icirc;t
+soin de son m&eacute;nage, comme elle faisait pour quelques c&eacute;libataires. Mais
+Octave le remercia en disant que son m&eacute;nage &eacute;tait trop peu de chose, et
+qu'il avait l'habitude de le faire lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Octave rentra de tr&egrave;s bonne-heure. Il lut toute la soir&eacute;e et se coucha &agrave;
+minuit. Le lendemain il sortit &agrave; dix heures le matin, rentra &agrave; quatre,
+ressortit &agrave; six heures et revint &agrave; sept. Il lut toute la soir&eacute;e, comme
+il avait fait la veille, et se coucha &agrave; la m&ecirc;me heure.</p>
+
+<p>Tous les jours il faisait ainsi de m&ecirc;me, avec la plus parfaite
+r&eacute;gularit&eacute;. Chaque matin il apercevait son vieux voisin qui jardinait &agrave;
+la fen&ecirc;tre; ils se saluaient et &eacute;changeaient quelques paroles sur l'&eacute;tat
+du temps.</p>
+
+<p>Depuis un mois Octave habitait la maison, et on n'avait pu remarquer
+aucun changement dans son existence. Non seulement il ne s'&eacute;tait
+pr&eacute;sent&eacute; aucune visite pour lui, mais encore il n'avait re&ccedil;u aucune
+lettre. On causait de lui quelquefois dans la loge du portier, et on
+s'&eacute;tonnait un peu de l'isolement dans lequel il vivait.</p>
+
+<p>Octave avait vingt ans. Son histoire &eacute;tait fort courte. Son p&egrave;re &eacute;tait
+un petit n&eacute;gociant qu'une mauvaise sp&eacute;culation avait ruin&eacute;. Il &eacute;tait
+mort foudroy&eacute; par ce d&eacute;sastre. La m&egrave;re d'Octave, ne pouvant plus payer
+sa pension au coll&egrave;ge, l'en retira avant qu'il e&ucirc;t achev&eacute; ses &eacute;tudes.
+Ils v&eacute;curent dans un grand d&eacute;n&ucirc;ment l'un et l'autre pendant une ann&eacute;e.
+Au bout de ce temps la m&egrave;re, qui tra&icirc;nait en langueur depuis la mort de
+son mari, tomba malade, et mourut elle-m&ecirc;me apr&egrave;s quinze jours de
+maladie. Quand Octave eut fait enterrer sa m&egrave;re avec le produit de la
+rente qu'il poss&eacute;dait, &agrave; peine lui restait-il assez pour entourer son
+chapeau d'un cr&ecirc;pe. Il &eacute;tait orphelin &agrave; seize ans, et n'avait au monde
+aucun parent, aucun ami qui p&ucirc;t le secourir, m&ecirc;me d'un conseil. Il alla
+au hasard chez un notaire qui jadis avait fait les affaires de son p&egrave;re.
+C'&eacute;tait un homme honn&ecirc;te et charitable. Il eut compassion d'Octave, lui
+pr&ecirc;ta un peu d'argent et promit de s'int&eacute;resser &agrave; lui. En effet, il ne
+tarda pas &agrave; le placer en qualit&eacute; de secr&eacute;taire chez un de ses
+clients.&mdash;Depuis quatre ans Octave occupait cette place, qui lui
+rapportait douze cents francs par an. C'&eacute;tait peu; mais Octave &eacute;tait
+sobre, &eacute;conome, et sut encore mettre de c&ocirc;t&eacute; quelques centaines de
+francs, qui devaient lui servir quand il commencerait l'&eacute;tude du
+droit,&mdash;car il voulait r&eacute;aliser le d&eacute;sir que son p&egrave;re avait eu de le
+destiner au barreau. En attendant, il se pr&eacute;parait &agrave; passer son examen
+de bachelier, et travaillait dans ce but avec une grande assiduit&eacute;.
+Depuis la mort de sa m&egrave;re il n'avait fait aucune connaissance. Il
+n'allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni au caf&eacute;. Ses distractions
+se bornaient &agrave; quelques promenades faites le dimanche dans les environs
+de Paris.</p>
+
+<p>Un dimanche soir, Octave lisait aupr&egrave;s de sa fen&ecirc;tre, quand il aper&ccedil;ut
+son vieux voisin, dont la t&ecirc;te blanche s'encadrait dans un berceau de
+ch&egrave;vrefeuille et de plantes grimpantes. Ils se salu&egrave;rent l'un l'autre
+par une inclination de t&ecirc;te. C'&eacute;tait au commencement de mai. La soir&eacute;e
+&eacute;tait magnifique; l'air doux promenait des odeurs de feuilles vertes et
+de lilas, et des refrains joyeux que chantaient des ouvriers se rendant
+par bandes aux barri&egrave;res. De temps en temps, et suivant les variations
+du vent, on entendait, tant&ocirc;t distinctement, et tant&ocirc;t comme des rumeurs
+confuses, les orchestres des guinguettes qui peuplent les boulevards
+ext&eacute;rieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! jeune homme, s'&eacute;cria tout &agrave; coup le vieux voisin, dont le visage
+venait de se fendre par un large sourire,&mdash;entendez-vous?</p>
+
+<p>Octave leva les yeux de dessus son livre et regarda le vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Entendez-vous, continua celui-ci, entendez-vous les violons? et en
+avant deux, allez donc! ajouta-t-il en se dandinant.</p>
+
+<p>Et comme une bouff&eacute;e de musique, apport&eacute;e par le vent, venait
+pr&eacute;cis&eacute;ment de lui secouer une gamme dans les oreilles, Octave r&eacute;pondit
+qu'il entendait en effet.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, continua le voisin, est-ce que cela ne vous donne pas envie
+de fermer votre livre? Octave sourit, et d&eacute;tourna la t&ecirc;te en signe
+n&eacute;gatif.</p>
+
+<p>&Agrave; cette r&eacute;ponse, le sourire du vieillard s'&eacute;teignit sur sa figure.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, reprit-il, &ccedil;a ne vous fait rien?</p>
+
+<p>&mdash;Rien! dit Octave.</p>
+
+<p>&mdash;Quel &acirc;ge avez-vous donc?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vingt ans....</p>
+
+<p>&mdash;Vingt ans... et &ccedil;a ne vous fait rien? prodigieux! Ah! jeune homme, si
+vous pouviez me pr&ecirc;ter vos jambes, comme je les prendrais &agrave; mon cou pour
+courir o&ugrave; sont les violons. Et vous avez vingt ans? dit le voisin avec
+un accent &eacute;tonn&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai eus pr&eacute;cis&eacute;ment aujourd'hui, r&eacute;pondit Octave, qui se
+rappelait que ce jour &eacute;tait son anniversaire de naissance.</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui! dit le vieillard en frappant dans ses deux mains.
+Aujourd'hui! prodigieux! &eacute;trange en v&eacute;rit&eacute;! Vingt ans; eh bien, moi,
+jeune homme, moi qui vous parle, aujourd'hui, ce matin, j'ai eu
+soixante-cinq ans.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous les donnerait pas, dit Octave, pour r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais le bon Dieu me les a donn&eacute;s, lui, et je ne le tiens pas
+quitte. Il voudrait m'en donner encore autant, que &ccedil;a ne serait pas de
+refus. Au reste, quand il lui plaira d'arr&ecirc;ter les frais, je suis tout
+pr&ecirc;t; au moins je n'aurai pas loin &agrave; aller. Montmartre est &agrave; deux pas,
+ce sera commode, j'entendrai les violons de plus pr&egrave;s.</p>
+
+<p>Octave avait ferm&eacute; son livre et regardait son voisin avec plus de
+curiosit&eacute; qu'il ne l'avait fait jusque-l&agrave;. C'&eacute;tait un petit homme d'une
+physionomie &agrave; la fois douce et fi&egrave;re. Son front, &agrave; demi couvert de
+cheveux parfaitement blancs, n'avait pas une seule ride; sa bouche &eacute;tait
+spirituelle et fine, et l'&eacute;clat de ses yeux vifs jetait sur tout son
+visage une clart&eacute; gaie qui lui enlevait, &agrave; premi&egrave;re vue, au moins un
+tiers de son &acirc;ge.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-il tout &agrave; coup pendant qu'Octave l'examinait,
+permettez-moi de vous faire une proposition; vous la trouverez peut-&ecirc;tre
+indiscr&egrave;te, mais je me risque; apr&egrave;s cela vous &ecirc;tes libre de ne la point
+accepter... ce qui me ferait de la peine, je vous l'avoue.... Voil&agrave;,
+monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec un
+charmant sourire. Vous m'avez dit tout &agrave; l'heure que vous aviez vingt
+ans aujourd'hui m&ecirc;me. Par un singulier rapport, il se trouve que ce jour
+est l'anniversaire de ma naissance; ordinairement, &agrave; cette occasion,
+j'ai toujours eu un convive ou deux, des jeunes gens toujours.&mdash;Ah! la
+jeunesse! dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un
+accent indescriptibles, la jeunesse!&mdash;Enfin, monsieur, toutes les autres
+ann&eacute;es, j'ai eu un visage ami &agrave; ma table.&mdash;On riait, on causait; au
+dessert on chantait des chansons, les nouvelles et celles de jadis, et
+on arrosait les chansons avec un vieux vin qui est de mon &acirc;ge et que
+j'ai go&ucirc;t&eacute;, quand il &eacute;tait raisin, dans un petit clos bourguignon. On
+l'a mis en bouteille le jour o&ugrave; on m'a mis une culotte. J'en ai encore
+une quarantaine de flacons dans ma cave, et je n'en bois qu'aux jours de
+f&ecirc;te, comme aujourd'hui par exemple.&mdash;Eh bien, dit le bonhomme, je suis
+s&ucirc;r que j'userai la provision. Mais je reviens &agrave; ma proposition,
+monsieur, car je vous ennuie en bavardant l&agrave;:&mdash;C'&eacute;tait pour vous dire
+qu'aujourd'hui je suis tout seul &agrave; d&icirc;ner, tout &agrave; fait seul. L'ann&eacute;e
+derni&egrave;re j'avais un voisin, un jeune homme qui logeait pr&eacute;cis&eacute;ment dans
+la chambre o&ugrave; vous &ecirc;tes, et sa femme, jolie fille; quand je dis sa
+femme, non, ce ne l'&eacute;tait pas, le pauvre gar&ccedil;on, puisqu'il s'est mari&eacute;
+avec une autre. La petite &eacute;tait dr&ocirc;le, gaie comme un pinson, et chantait
+du matin au soir. Je passais ma vie &agrave; regarder ce joli m&eacute;nage. Le jeune
+homme est parti, comme je vous le disais, et la petite s'est mari&eacute;e d'un
+autre c&ocirc;t&eacute;.&mdash;Elle doit &ecirc;tre par l&agrave;-bas &agrave; danser, ajouta le vieillard en
+&eacute;tendant la main du c&ocirc;t&eacute; d'o&ugrave; venait la musique du bal. Enfin, monsieur,
+j'ai &eacute;t&eacute; tout triste quand j'ai vu la chambre vide.&mdash;Qu'est-ce qui va
+venir loger l&agrave;? me demandais-je tous les jours avec inqui&eacute;tude.&mdash;Une
+vieille femme peut-&ecirc;tre?&mdash;Ah, voyez-vous, cette id&eacute;e-l&agrave; me faisait
+trembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui me
+ressemble. C'est prodigieux, monsieur; mais les vieilles femmes et les
+enterrements, je ne peux pas voir &ccedil;a. &Ccedil;a m'emp&ecirc;che de boire pendant huit
+jours. C'est pourquoi je me suis log&eacute; sur le derri&egrave;re. Sur le devant,
+j'aurais trop &eacute;t&eacute; expos&eacute; &agrave; voir les corbillards qui passent dans cette
+rue du matin au soir, parce que c'est le chemin pour aller au cimeti&egrave;re.
+Je n'aurais pu me mettre &agrave; la fen&ecirc;tre. &Agrave; chaque voiture qui serait
+pass&eacute;e, j'aurais eu peur d'entendre le cocher m'appeler pour m'emmener.
+Merci, je ne suis pas press&eacute;, c'est moi qui enterrerai les autres.
+Enfin, monsieur, quand vous &ecirc;tes emm&eacute;nag&eacute;, j'ai &eacute;t&eacute; ravi.&mdash;Un jeune
+homme! bon, voil&agrave; un jeune homme, me suis-je dit; je ferai sa
+connaissance, et je me suis int&eacute;ress&eacute; &agrave; vous du premier jour o&ugrave; je vous
+ai vu. C'est pourquoi, monsieur, je vous invite &agrave; d&icirc;ner avec moi pour
+c&eacute;l&eacute;brer mon jour de naissance, qui est aussi le v&ocirc;tre, &agrave; moins que vous
+n'ayez dispos&eacute; de votre temps.</p>
+
+<p>Sans savoir pourquoi, Octave fut &eacute;mu de ce bavardage plein de franchise,
+de bonne humeur et de gaiet&eacute;. Le vieux bonhomme paraissait attendre avec
+anxi&eacute;t&eacute; sa r&eacute;ponse, et il poussa un v&eacute;ritable cri de joie quand Octave
+lui eut r&eacute;pondu qu'il acceptait.</p>
+
+<p>Octave descendit de chez lui et monta chez son voisin, qui lui avait
+indiqu&eacute; par o&ugrave; il devait passer.</p>
+
+<p>Le portier ayant aper&ccedil;u Octave qui montait l'escalier du devant, lui
+demanda o&ugrave; il allait.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais chez mon voisin d'en face, dit Octave.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dr&ocirc;le, fit le portier &agrave; sa femme, voil&agrave; M. Octave qui va chez le
+bonhomme Jadis. Et cet &eacute;v&eacute;nement fut toute la soir&eacute;e un th&egrave;me de
+causerie dans la loge.</p>
+
+<p>Quand Octave entra chez le vieillard, celui-ci l'accueillit avec une
+cordialit&eacute; toute juv&eacute;nile, qui semblait vouloir abr&eacute;ger tout pr&eacute;ambule
+de politesse et les mettre sur-le-champ dans l'intimit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez-moi un instant, dit le voisin en faisant asseoir Octave, je
+vais faire un bout de toilette.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, monsieur, dit Octave en se levant, ne faites point
+de <i>c&eacute;r&eacute;monies</i> &agrave; cause de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! monsieur, s'&eacute;cria le vieillard avec un sourire, c'est aujourd'hui
+f&ecirc;te; on sort la croix et la banni&egrave;re, comme on dit; je ne puis point
+rester comme je suis l&agrave;. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier?
+ajouta-t-il en montrant un tablier qui &eacute;tait serr&eacute; autour de son corps;
+depuis ce matin je suis aupr&egrave;s de mes fourneaux &agrave; pr&eacute;parer ma petite
+<i>noce</i>; nous avons un joli petit d&icirc;ner; je suis gourmand, fils de
+<i>gueulards</i>, comme nous disions dans le temps jadis. Enfin, vous verrez.
+J'avais bien peur de le manger tout seul, mon pauvre d&icirc;ner; mais j'ai eu
+la bonne id&eacute;e de vous inviter. Attendez-moi, je suis &agrave; vous dans un
+instant; je vous m&eacute;nage une surprise; je parie que vous ne me
+reconna&icirc;trez pas tout &agrave; l'heure. Ah! bah! Vous direz que je suis un
+vieux fou; mais c'est &eacute;gal, je n'ai pas de perruque et je ne porte pas
+lunettes. Mon vin est bon, mes verres sont grands, et nous allons rire.</p>
+
+<p>Et il passa dans une chambre voisine, laissant Octave tout stup&eacute;fait.</p>
+
+<p>En attendant le retour de son h&ocirc;te, Octave examina la pi&egrave;ce o&ugrave; il se
+trouvait. C'&eacute;tait un petit salon tendu de papier de couleur gaie et
+garni de meubles d'un autre &acirc;ge. Les fauteuils, dont les housses &eacute;taient
+enlev&eacute;es, racontaient de galantes histoires et des bergeries dans le
+style de Boucher et de Watteau: bergers et berg&egrave;res, chaumi&egrave;res
+fleuries, troupeaux enrubann&eacute;s, Colins et Colettes, tout le monde
+charmant de la pastorale. Au-dessus d'une petite glace au cadre histori&eacute;
+qui se trouvait pos&eacute;e sur la chemin&eacute;e, on voyait dans un autre cadre un
+parchemin jauni sur lequel &eacute;tait appos&eacute; le grand sceau de l'empire:
+c'&eacute;tait un brevet de chevalier de la l&eacute;gion d'honneur. Au-dessous
+&eacute;tincelait la croix, attach&eacute;e &agrave; un bout de ruban. &Agrave; c&ocirc;t&eacute; de la croix,
+des &eacute;paulettes de laine noircies par la fum&eacute;e de la poudre, et, pour
+compl&eacute;ter ce troph&eacute;e, un sabre d'honneur dont la lame avait brill&eacute; au
+soleil des grandes batailles imp&eacute;riales. Aux murailles &eacute;taient accroch&eacute;s
+quelques tableaux, ou plut&ocirc;t de simples lithographies colori&eacute;es, dont
+les sujets &eacute;taient emprunt&eacute;s &agrave; des histoires d'amour d'une litt&eacute;rature
+qui florissait jadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon
+&eacute;tait recouvert d'une assez belle tapisserie repr&eacute;sentant l'enl&egrave;vement
+d'H&eacute;l&egrave;ne.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure d'absence,&mdash;et comme Octave avait achev&eacute; son
+examen,&mdash;le vieux voisin entra dans le salon. Comme il en avait pr&eacute;venu
+Octave, celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il &eacute;tait chang&eacute;.</p>
+
+<p>Le vieux voisin avait un costume d'il y a soixante ans: c'&eacute;tait un habit
+complet de paysan endimanch&eacute;.</p>
+
+<p>La veste en surcot marron, culotte en velours olive, gilet de
+basin,&mdash;laissant voir une chemise &agrave; petits plis, agraf&eacute;e au col par un
+anneau d'argent; cravate &agrave; pointes brod&eacute;es, des breloques en graines
+d'Am&eacute;rique battant sur le ventre, des bas chin&eacute;s et des souliers &agrave;
+boucles;&mdash;un gros bouquet comme en ont les mari&eacute;s de campagne &eacute;tait
+attach&eacute; &agrave; la veste.</p>
+
+<p>Il s'avan&ccedil;a en souriant et d'un air leste vers Octave, qui &eacute;tait au
+comble de l'&eacute;tonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit-il, vous ne me reconnaissez pas. Je vous l'avais bien dit;
+&ccedil;a me fait plaisir tout de m&ecirc;me. C'est l'habit de ma jeunesse,
+voyez-vous. Je ne le mets plus qu'une fois par an, au jour de ma
+naissance. &Ccedil;a vous fait rire!... Ah! jeune homme... quand je mets cet
+habit-l&agrave;, voyez-vous, il me semble que je change de peau... et que mes
+cheveux redeviennent blonds.</p>
+
+<p>Et comme il disait ces paroles, ses gestes, son accent, son
+regard,&mdash;tout cela n'avait que vingt ans.</p>
+
+<p>Octave ne comprenait rien &agrave; cette m&eacute;tamorphose subite.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit le vieillard... passons dans la salle &agrave; manger; tout est
+pr&ecirc;t, la table est mise, et nous n'aurons point &agrave; nous d&eacute;ranger. Je me
+sers moi-m&ecirc;me, mon jeune ami. Autrefois j'avais une servante jeune et
+jolie; c'&eacute;tait la fille d'une pauvre femme; mais on jasait dans la
+maison, et quand on rencontrait ma domestique, on lui chantait sur
+l'escalier:</p>
+
+<p>&laquo;Allons, Babet, un peu de complaisance.&raquo; J'ai entendu &ccedil;a un jour et &ccedil;a
+m'a f&acirc;ch&eacute;. La pauvre fille &eacute;tait innocente. Je lui ai pay&eacute; un an de
+gages et je l'ai renvoy&eacute;e; j'ai pr&eacute;f&eacute;r&eacute; rester seul plut&ocirc;t que d'avoir
+une servante vieille.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit le vieux voisin en faisant entrer Octave dans une petite
+salle &agrave; manger&mdash;o&ugrave; un app&eacute;tissant d&icirc;ner &eacute;tait pr&eacute;par&eacute;,&mdash;allons, jeune
+homme, asseyez-vous l&agrave;,&mdash;en face de moi, et pour commencer,
+buvons,&mdash;buvons &agrave; nos vingt ans!</p>
+
+<p>Et, faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux vin, contemporain
+de son enfance, le voisin en versa deux verres et trinqua avec Octave,
+qui se pla&ccedil;a en face de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous nommez-vous? demanda tout &agrave; coup le voisin.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle Octave, dit celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi... dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en riant, appelez-moi
+comme tout le monde... le bonhomme Jadis... et votre ma&icirc;tresse, comment
+se nomme-t-elle? dites, que nous buvions &agrave; sa sant&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas de ma&icirc;tresse, dit Octave en rougissant presque.</p>
+
+<p>Ah! ciel!&mdash;fit le bonhomme Jadis. Vous &ecirc;tes s&ucirc;r.... Ordinairement
+l'approche de la jeunesse a toutes les douceurs souriantes d'une aube
+d'&eacute;t&eacute;, et, comme l'oiseau qui va tenter sa premi&egrave;re vol&eacute;e et se penche
+au bord du nid pour saluer d'un chant joyeux le rayon matinal, le c&oelig;ur
+de ceux qui arrivent &agrave; l'&acirc;ge juv&eacute;nile s'emplit de murmures: mille voix
+pleines de charmantes promesses s'&eacute;veillent dans leur &acirc;me, et leurs
+l&egrave;vres, o&ugrave; fleurit un beau sourire, saluent d'un cri d'esp&eacute;rance le
+soleil levant de leur vingti&egrave;me ann&eacute;e.</p>
+
+<p>Il n'en &eacute;tait pas de m&ecirc;me pour Octave, qui avait trouv&eacute; le malheur assis
+au seuil de son adolescence. Aussi la jeunesse lui apparaissait-elle &agrave;
+travers une brumeuse tristesse, et il aurait voulu pouvoir franchir d'un
+seul pas, et dans un seul jour, cet &acirc;ge qui s&eacute;pare l'&eacute;poque o&ugrave; l'on r&ecirc;ve
+de l'&eacute;poque o&ugrave; l'on se souvient. &Agrave; vingt ans, il ne savait donc rien
+d'exact et de pr&eacute;cis sur les choses de la vie. C'&eacute;tait une de ces
+natures tardives qui atteignent quelquefois le milieu de la jeunesse
+sans que rien ait tressailli dans leur c&oelig;ur, recouvert d'une cuirasse
+de placidit&eacute;. Aussi avait-il paru &eacute;tonn&eacute; et presque effray&eacute; quand son
+vieux voisin lui avait demand&eacute; le nom de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Mais le vieillard parut encore surpris davantage lorsque Octave lui
+r&eacute;pondit qu'il n'&eacute;tait pas amoureux. Un sourire d'incr&eacute;dulit&eacute; courut sur
+ses l&egrave;vres, et il fit un petit geste qui voulait dire:</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc!</p>
+
+<p>Mais Octave r&eacute;p&eacute;ta sa r&eacute;ponse, et, en quelques mots, raconta son pass&eacute;
+et sa situation pr&eacute;sente. Le vieillard l'avait &eacute;cout&eacute;, les coudes sur la
+table et la t&ecirc;te appuy&eacute;e dans ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Pas de ma&icirc;tresse! C'est prodigieux! murmurait-il. Mais alors, jeune
+homme, qu'est-ce que vous faites donc de vos vingt ans?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis pauvre, j'ai mon avenir &agrave; assurer, et pour moi le travail est
+un devoir, dit Octave.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier devoir de la jeunesse, c'est le plaisir, et l'amour en est
+la premi&egrave;re vertu, dit le bonhomme Jadis en vidant son verre. Moi, j'ai
+&eacute;t&eacute; vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec un large
+rire.</p>
+
+<p>Ces maximes d'une philosophie avanc&eacute;e, inconnue &agrave; Octave,
+l'effarouch&egrave;rent au point qu'il se leva de dessus sa chaise, comme s'il
+s'appr&ecirc;tait &agrave; sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! l&agrave; l&agrave;, dit en souriant le bonhomme Jadis, n'ayez point peur, mon
+jeune ami, je ne suis point le diable, rassurez-vous.&mdash;Ah! dit le
+vieillard, voil&agrave; qui est certainement bien &eacute;trange. D'apr&egrave;s ce que vous
+m'avez dit, vous vivez dans l'isolement, fuyant expr&egrave;s toute soci&eacute;t&eacute;,
+dans la crainte qu'elle ne vous induise &agrave; mal. Je suis sans doute la
+seule personne avec laquelle vous ayez consenti &agrave; avoir des relations,
+et c'est probablement mon &acirc;ge qui m'a valu cette pr&eacute;f&eacute;rence. Vous
+m'aurez pris pour un marchand de morale, un bon <i>p&egrave;re sermon</i> bien
+radoteur, et vous vous serez dit: Voil&agrave; mon affaire. De m&ecirc;me que moi,
+lorsque je vous ai vu arriver ici pour la premi&egrave;re fois, je me suis dit
+de mon c&ocirc;t&eacute;: mon nouveau voisin est jeune, &ccedil;a doit faire un gaillard; il
+am&egrave;nera un r&eacute;giment de colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme
+en indiquant du doigt la chambre d'Octave, &ccedil;a me r&eacute;jouira la vue; et ce
+soir, quand je vous ai vu &agrave; votre fen&ecirc;tre et que j'ai eu l'id&eacute;e de vous
+inviter &agrave; partager mon d&icirc;ner pour c&eacute;l&eacute;brer ensemble notre jour de
+naissance, je me suis dit encore: Bon, &ccedil;a va &ecirc;tre gai, nous nous
+conterons nos fredaines. Et puis... pas du tout, voil&agrave; que nous sommes
+tromp&eacute;s tous deux: c'est moi qui suis le jeune homme, et c'est vous qui
+avez des cheveux blancs. C'est prodigieux, n'est-ce pas? acheva le vieux
+bonhomme en regardant Octave, qui ne put s'emp&ecirc;cher de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dit le bonhomme Jadis en frappant sur l'&eacute;paule d'Octave,
+avouez que je vous fais peur, que vous me prenez pour un libertin, pour
+un fou tout au moins. Ah! fit le vieillard avec un autre accent et en
+levant les yeux vers le ciel, fou... oui, je le suis peut-&ecirc;tre, et Dieu
+me la conserve, cette ch&egrave;re et douce folie qui ne fait de mal &agrave; personne
+et qui me fait du bien &agrave; moi. Eh! mais, dit-il en relevant la t&ecirc;te apr&egrave;s
+un court silence, nous boudons les bouteilles, &agrave; ce que je crois, jeune
+homme.</p>
+
+<p>Et d&eacute;bouchant un second flacon, il versa du vin dans les verres.</p>
+
+<p>Octave avait d'abord eu l'id&eacute;e de chercher une excuse pour se retirer;
+mais un vague instinct de curiosit&eacute; le retint pr&egrave;s de ce singulier
+vieillard: il but le verre que le bonhomme venait de remplir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bon vin de mon pays, disait celui-ci en buvant lentement, tu as
+baptis&eacute; mon premier amour; et quand tu coules dans ma poitrine, il me
+semble que mon c&oelig;ur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays!
+Comme &ccedil;a, dit tout &agrave; coup le vieillard en regardant son convive dans les
+yeux, vous n'aurez rien &agrave; me conter? Au fait, qu'est-ce que vous me
+pourriez dire? vous ne savez rien, puisque vous vivez dans un trou.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est bien triste, autant vaudrait avoir pour voisin un
+s&eacute;minariste. Quel fun&egrave;bre compagnon vous faites! Dieu vous punira, jeune
+homme.</p>
+
+<p>Octave releva la t&ecirc;te et regarda son h&ocirc;te, dont le visage s'animait de
+plus en plus.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me punira! dit Octave, qu'est-ce que je fais donc de mal?
+pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi bon vous le dire? reprit le vieillard, vous ne me comprendriez
+pas. Vous ne croyez pas &agrave; mon &eacute;vangile; c'est pourtant un livre honn&ecirc;te,
+car il conseille le bonheur, qui est la sant&eacute; de l'&acirc;me. Apr&egrave;s tout,
+continua le bonhomme, vous n'avez que vingt ans; vous &ecirc;tes en retard,
+c'est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu
+le meilleur temps. Pour moi, je vais d&eacute;m&eacute;nager; cette maison m'attriste
+maintenant. Je ne peux plus mettre le nez &agrave; la fen&ecirc;tre sans apercevoir
+une vieille figure. Je comptais sur votre voisinage; mais.... Bah! n'en
+parlons plus. J'irai loger de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'eau, dans le quartier
+latin, c'est plein de jeunes gens; quelquefois je vais m'y promener. Je
+monte dans les maisons, sous le pr&eacute;texte de louer un logement, j'entre
+partout, je regarde, j'&eacute;coute. Quelles jolies filles, quelle bonne
+humeur! comme tout ce monde-l&agrave; est heureux! Seulement ils ont le tort de
+boire trop de bi&egrave;re; c'est mauvais, &ccedil;a glace le sang. Parlez-moi du vin,
+&agrave; la bonne heure. Et il se versa une nouvelle rasade.</p>
+
+<p>En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de Montmartre secouait
+&agrave; la fen&ecirc;tre de la salle &agrave; manger les lambeaux d'une vieille ronde
+populaire nouvellement arrang&eacute;e en quadrille; et un musicien d'alentour,
+qui faisait &agrave; sa crois&eacute;e des exercices de hautbois, se mit &agrave; r&eacute;p&eacute;ter
+comme un &eacute;cho l'air ex&eacute;cut&eacute; par l'orchestre de la barri&egrave;re.</p>
+
+<p>Le bonhomme Jadis, qui s'&eacute;tait subitement tu quand il avait entendu les
+sons lointains de cette musique, tressaillit et se leva pr&eacute;cipitamment
+lorsque le hautbois du voisinage r&eacute;p&eacute;ta l'air, dont pas une note n'&eacute;tait
+perdue.</p>
+
+<p>Comme Octave faisait quelque bruit en se remuant sur sa chaise, le
+vieillard, qui avait l'oreille tendue dans la direction o&ugrave; l'on
+entendait l'instrument, se retourna vers le jeune homme et lui dit
+presque brutalement:</p>
+
+<p>&mdash;Chut! taisez-vous donc.</p>
+
+<p>Mais le hautbois avait cess&eacute;. Il s'&eacute;tait mis &agrave; jouer des fragments de
+musique emprunt&eacute;s aux op&eacute;ras nouveaux.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra que je d&eacute;couvre ce musicien, dit le bonhomme Jadis; et il
+allait verser &agrave; boire, quand le hautbois capricieux laissa de c&ocirc;t&eacute; la
+musique moderne et recommen&ccedil;a le vieil air populaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le bon musicien, fit le bonhomme Jadis en se levant tout &agrave; fait et
+en se mettant &agrave; danser dans la chambre; le bon musicien! comme c'est
+bien &ccedil;a.&mdash;&Ccedil;a vous &eacute;tonne, jeune homme, dit-il &agrave; Octave, qui paraissait
+de plus en plus surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous dire, j'ai beaucoup aim&eacute; sur cet air-l&agrave; autrefois, au
+temps o&ugrave; cette culotte, que vous me voyez, &eacute;tait neuve, l'habit aussi et
+mes mollets aussi, dit en riant le bonhomme en frappant sur ses jambes
+gr&ecirc;les. Ah! les pauvres quilles; elles se sont joliment tr&eacute;mouss&eacute;es sur
+cet air-l&agrave;. Et pourtant, si j'avais ma pauvre Jacqueline et que nous
+fussions sous le marronnier avec le gros Blaise, mont&eacute; sur un tonneau et
+raclant sur son violon ce vieil air, je ne m'en tirerais pas encore trop
+mal. Ah! Jacqueline, voil&agrave; une fille; on l'appelait <i>la belle aux cent
+amoureux.</i> Et ce n'&eacute;tait pas assez dire, tout le pays en tenait pour
+elle; il y avait &agrave; l'arm&eacute;e une compagnie de gens qui s'&eacute;taient faits
+soldats &agrave; cause d'elle; j'en ai fait partie &agrave; mon tour.</p>
+
+<p>Pour cette fois, Octave ne douta plus que son vieux voisin ne f&ucirc;t fou.</p>
+
+<p>Une nouvelle bouff&eacute;e de vent apporta les sons de l'orchestre de la
+guinguette, o&ugrave; l'on dansait encore le vieux quadrille dont le principal
+motif avait &eacute;t&eacute; r&eacute;p&eacute;t&eacute; par le hautbois.</p>
+
+<p>Le bonhomme Jadis ne put pas y r&eacute;sister cette fois.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un coup, dit-il en vidant la bouteille, buvons et en route!</p>
+
+<p>&mdash;En route! dit Octave, pendant que son voisin mettait son chapeau. O&ugrave;
+allons-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! parbleu,&mdash;nous allons &agrave; la danse. Ces diables de violons qui
+s'avisent de jouer cet air-l&agrave; justement aujourd'hui, quand je suis dans
+mes id&eacute;es. Il me semble que c'est Jacqueline qui m'appelle. Allons,
+jeune homme, en avant!</p>
+
+<p>Octave h&eacute;sitait, mais la curiosit&eacute; l'emporta.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous accompagnerai, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un coup, fit le vieillard en montrant les verres, &ccedil;a donnera
+des jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un coup, donc, dit Octave en trinquant avec le bonhomme Jadis.</p>
+
+<p>&mdash;Et en route! fit celui-ci. Vous voyez que je marche droit et sans
+canne, dit-il &agrave; Octave. Au bout d'une demi-heure, le vieillard et le
+jeune homme couraient toutes les guinguettes de la barri&egrave;re.</p>
+
+<p>Dans chaque bal o&ugrave; il entrait suivi de son compagnon, le costume
+singulier du bonhomme Jadis lui attirait de bruyantes ovations m&ecirc;l&eacute;es de
+rires et de quolibets; mais le vieillard ne se f&acirc;chait pas et savait
+toujours r&eacute;pondre &agrave; ceux qui l'aga&ccedil;aient, quelque repartie qui mettait
+les rieurs de son c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien f&acirc;cheux, disait le bonhomme &agrave; Octave, je n'entends plus mon
+air, j'aurais volontiers dans&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oseriez... devant le monde! fit Octave avec inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi non? J'ai bien os&eacute; d'autres choses sur cet air-l&agrave;. Tenez,
+quand je me suis fait soldat, &agrave; cause de Jacqueline, vous savez, j'avais
+&agrave; peu pr&egrave;s votre &acirc;ge, et je n'&eacute;tais certainement pas la valeur en
+personne. La premi&egrave;re fois que je me suis trouv&eacute; en face des
+Autrichiens, dans les plaines de la Lombardie, j'ai joliment regrett&eacute; ma
+Bourgogne et le violon du gros Blaise; et si on m'avait offert mon
+cong&eacute;, je l'aurais bien accept&eacute;. Quand j'ai entendu le premier coup de
+canon,&mdash;c'&eacute;tait un tapage horrible, de la fum&eacute;e, des cris de mort!&mdash;je
+n'&eacute;tais pas &agrave; mon aise. Notre commandant nous crie: Braves soldats,
+c'est notre tour! en avant! en avant! C'&eacute;tait justement du c&ocirc;t&eacute; des
+canons. Tous mes camarades partent comme s'ils couraient &agrave; la f&ecirc;te; moi,
+je manquais d'enthousiasme.&mdash;Mais voil&agrave; que la musique d'un r&eacute;giment qui
+&eacute;tait en position s'avise justement de jouer mon air... <i>Tra deri dera,
+deri dera;</i> moi, si doux et si paisible, j'avais &agrave; peine entendu la
+ritournelle, que je me m&eacute;tamorphosai en h&eacute;ros, je devins un vrai lion,
+il me poussait une crini&egrave;re, et me voil&agrave; en avant de mon escadron,
+engag&eacute; dans une charge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au
+poing, jurant, tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air <i>Tra
+deri dera, deri dera, la la,</i>&mdash;j'allais comme le diable.&mdash;Tout &agrave; coup
+je rencontre sur mon chemin un grand gaillard tout dor&eacute;, qui tenait un
+drapeau. <i>Tra deri,</i> &ccedil;a ferait une jolie robe pour Jacqueline, que je me
+dis, et je lui tombe dessus, <i>deri dera</i>.&mdash;Je le coupe en deux,&mdash;<i>Tra
+deri</i>;&mdash;je lui enl&egrave;ve son drapeau, <i>deri deri</i>,&mdash;Le g&eacute;n&eacute;ral
+m'embrasse, on met mon nom &agrave; l'ordre du jour de l'arm&eacute;e... et la
+r&eacute;publique me fait cadeau d'un sabre d'honneur. <i>Tra deri dera, la la
+deri</i>,&mdash;En 1812 un aide de camp de Murat vient nous prier tr&egrave;s poliment
+de nous donner la peine d'entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre
+colonel salue l'aide de camp et lui r&eacute;pond: On y va. En arrivant sous
+les murs de la redoute, nous n'&eacute;tions plus que quarante de notre
+escadron, et le canon tonnait... l'on aurait dit un tremblement de
+terre. C'est pour le coup que je regrettais le violon du gros
+Blaise.&mdash;Mes camarades et moi, nous h&eacute;sitions un peu, et je me disais &agrave;
+moi-m&ecirc;me en regardant la terrible redoute:&mdash;Bien s&ucirc;r, c'est imprudent
+d'entrer l&agrave;-dedans. Mais voil&agrave;-t-il pas qu'une musique &eacute;loign&eacute;e se met &agrave;
+jouer mon air, <i>tra deri...</i> Je pars en avant, les miens me suivent, et
+nous tombons dans la redoute, terribles et rapides comme des boulets
+vivants.... Un r&eacute;giment presque entier nous suit, puis deux, puis trois.
+On fait un hachis de Russes, et j'attrape la croix d'honneur, toujours
+sur mon air <i>Tra deri deri dera</i>,&mdash;et apr&egrave;s &ccedil;a, comment diable
+voulez-vous que j'aie peur de danser dans un bal?</p>
+
+<p>Comme le bonhomme achevait son r&eacute;cit, l'orchestre commen&ccedil;a pr&eacute;cis&eacute;ment
+le quadrille en vogue dans lequel se trouvait l'air sur lequel le vieux
+soldat avait accompli ses exploits guerriers.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! enfin, dit le vieillard, nous y voil&agrave;.... Et, quittant le bras
+d'Octave, qui ne put le retenir, il fit le tour du bal pour aller
+inviter une danseuse. Il s'arr&ecirc;ta devant une jeune fille de dix-huit ou
+vingt ans, v&ecirc;tue d'une toilette de couleur claire. Elle avait de jolis
+yeux gris bleu, des cheveux cendr&eacute;s chastement arrang&eacute;s en bandeaux et
+un grand air d'honn&ecirc;tet&eacute; sur son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est charmante, dit le vieillard. Et, s'approchant de la jeune
+fille, qui paraissait &ecirc;tre venue seule au bal, le bonhomme Jadis &ocirc;ta son
+petit chapeau rond, se ploya en deux comme un arc, et ench&acirc;ssa son
+invitation dans un compliment qui avait une tournure tout &agrave; fait
+galante.</p>
+
+<p>La jeune fille leva les yeux sur ce cavalier singulier, et ne put
+s'emp&ecirc;cher de sourire en voyant le costume du vieux bonhomme, qui
+ressemblait &agrave; un Colin d'op&eacute;ra-comique.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, r&eacute;pondit-elle d'une voix douce, je ne sais pas danser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas danser!... fit le bonhomme. Ah! ciel! c'est
+prodigieux... mais moi, j'ai su danser avant de savoir lire.</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, je ne sais pas danser comme on danse aujourd'hui, r&eacute;pondit
+la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ni moi... r&eacute;pliqua le vieillard, ni moi.... On va un peu plus loin,
+en effet, aujourd'hui... ce sont presque des tours de force.... Cependant
+je n'ai pas oubli&eacute; les figures... dit-il; et sur cet air qu'on joue en
+ce moment, je suis s&ucirc;r de me tirer d'affaire.... Si vous voulez que nous
+essayions... fit le bonhomme Jadis en revenant &agrave; la charge.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non merci, monsieur... dit la demoiselle. Je ne suis pas venue
+dans l'intention de danser. Je suis entr&eacute;e ici par curiosit&eacute;... un
+moment... parce que c'&eacute;tait sur mon chemin.... Je n'ai pas l'habitude
+d'aller au bal.... Merci....</p>
+
+<p>&mdash;Cependant... fit le bonhomme en insistant, sur cet air-l&agrave;, qui est si
+joli... &Eacute;coutez-donc... <i>Tra deri, deri dera.</i> Hein! Comme c'est gai...
+<i>deri, dera</i>.... &Ccedil;a ne vous donne pas envie? ajouta-t-il en battant fort
+prestement un entrechat.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monsieur, merci, r&eacute;pondit la jeune fille en se cachant la
+figure pour ne pas rire.&mdash;D'ailleurs il va pleuvoir, dit-elle.</p>
+
+<p>En effet, le ciel s'&eacute;tait charg&eacute;, l'air &eacute;tait lourd, le ciel se coupait
+d'&eacute;clairs par intervalles; et le quadrille &eacute;tait &agrave; peine commenc&eacute;,
+qu'une grosse pluie vint disperser les danseurs, qui se r&eacute;fugi&egrave;rent dans
+le caf&eacute;, o&ugrave; il n'y eut bient&ocirc;t plus assez de place.</p>
+
+<p>Pendant le dialogue de son vieux voisin avec la jeune fille, Octave
+s'&eacute;tait tenu &agrave; quelque distance. Mais quand l'orage avait &eacute;clat&eacute;, il
+s'approcha du bonhomme Jadis et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut nous retirer. Il est tard, d'ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; diable voulez-vous que nous allions, dit le vieillard, par ce temps
+affreux? Un vrai d&eacute;luge! Il faut entrer quelque part... prendre quelque
+chose. Nous ne pouvons pas rester l&agrave;. Voil&agrave; d&eacute;j&agrave; que je ressemble &agrave; une
+&eacute;ponge...&mdash;Ah! mon dieu! fit-il en se retournant vers la jeune fille....
+Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas rester dehors.... Vous allez
+g&acirc;ter votre jolie toilette. Venez avec nous vous mettre un instant &agrave;
+l'abri.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monsieur, dit-elle, je vais m'en aller... je prendrai une
+voiture... je ne demeure pas loin d'ailleurs, rue Rochechouart... c'est
+&agrave; c&ocirc;t&eacute;....</p>
+
+<p>Et, mal abrit&eacute;e sous un petit acacia faisant d&ocirc;me, elle regardait
+tristement la pluie qui commen&ccedil;ait &agrave; mouiller sa robe.</p>
+
+<p>&mdash;Rue Rochechouart, dit le bonhomme Jadis, mais alors nous sommes
+voisins, mademoiselle.&mdash;Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne
+levait pas les yeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d'Auvergne,
+num&eacute;ro....</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, fit la jeune fille, nos maisons se touchent... moi j'habite le
+pensionnat de demoiselles....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Octave en levant les yeux. J'ai une fen&ecirc;tre qui donne sur le
+jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est &ccedil;a! fit le bonhomme Jadis, nous sommes tous voisins....
+Alors mademoiselle n'a plus de raisons pour refuser de se mettre avec
+nous &agrave; l'abri; nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous
+reconduirons mademoiselle; il sera un peu tard... comme elle est
+seule....</p>
+
+<p>&mdash;En effet... ce serait plus prudent... dit Octave. La jeune fille garda
+le silence. Le bonhomme Jadis regarda les deux jeunes gens; un sourire
+courut sur ses l&egrave;vres, et il chantonna tout bas le refrain de son vieil
+ami: <i>Tra deri, dera, dera.</i></p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il, voil&agrave; qui est entendu... entrons l&agrave;-dedans. Et il se
+dirigea vers le caf&eacute; du jardin champ&ecirc;tre, laissant derri&egrave;re lui la jeune
+fille et Octave, tr&egrave;s embarrass&eacute;s tous les deux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, venez-vous? s'&eacute;cria le vieillard, sur la porte du caf&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voici, dit Octave, qui, apr&egrave;s une courte h&eacute;sitation se d&eacute;cida &agrave;
+offrir la main &agrave; sa compagne pour l'aider &agrave; franchir une petite mare
+d'eau.</p>
+
+<p>Ce fut seulement bien apr&egrave;s minuit que l'on put songer &agrave; se retirer.
+L'orage n'avait point cess&eacute;, et il avait plu &agrave; torrents.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons &ecirc;tre &agrave; l'amende, disait le bonhomme Jadis &agrave; Octave, en
+entendant sonner une heure du matin comme ils passaient &agrave; la barri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Une heure... d&eacute;j&agrave;... mon Dieu! fit la jeune fille avec &eacute;pouvante.&mdash;Si
+on n'allait pas m'ouvrir....</p>
+
+<p>&mdash;Hi! hi! hi! fit le bonhomme Jadis en lui-m&ecirc;me. &Ccedil;a serait dr&ocirc;le... <i>Tra
+deri</i>,&mdash;tr&egrave;s dr&ocirc;le... <i>deri dera</i>....</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, mademoiselle, disait Octave &agrave; sa compagne, dont il
+sentait le c&oelig;ur battre sous son bras, nous voici arriv&eacute;s; dans un
+moment nous serons &agrave; votre porte....</p>
+
+<p>Et il pressait le pas, tandis que le vieux voisin ralentissait expr&egrave;s sa
+marche, en murmurant des mots d&eacute;cousus, comme:</p>
+
+<p>&mdash;Il sera trop tard... pauvre fille... rester &agrave; la porte... &agrave; la belle
+&eacute;toile...&mdash;Ah! bah! <i>tra deri...</i> si mon jeune ami savait s'y prendre...
+l'hospitalit&eacute;... de mon temps... <i>deri dera</i>... je sais bien ce que
+j'aurais fait... pas de ma&icirc;tresse... &agrave; vingt ans... <i>tra deri...</i> c'est
+prodigieux, <i>deri dera</i>....</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Tiens! on n'ouvre pas, dit-il en s'arr&ecirc;tant tout &agrave; fait &agrave;
+quelque distance des deux jeunes gens, qui &eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;s devant une
+maison de la rue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la
+tour d'Auvergne.</p>
+
+<p>Trois ou quatre coups de marteau retentirent violemment dans le silence
+et furent r&eacute;p&eacute;t&eacute;s par tous les &eacute;chos de la rue d&eacute;serte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on n'ouvre pas... tout de m&ecirc;me, continuait le bonhomme Jadis
+en se rapprochant. Comment vont-ils se tirer de l&agrave;?</p>
+
+<p>Trois nouveaux coups &eacute;branl&egrave;rent la porte, qui resta close.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, fit le vieillard en s'approchant, ils sont donc sourds?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, disait la jeune fille, qui paraissait en proie &agrave; une
+grande agitation, qu'est-ce que madame va dire? Et le portier qui
+n'entend pas!</p>
+
+<p>&mdash;Madame? Qui &ccedil;a, madame? demanda le bonhomme.</p>
+
+<p>&mdash;La directrice de la pension o&ugrave; je suis sous-ma&icirc;tresse; je devais &ecirc;tre
+de retour &agrave; dix heures. Mon Dieu! je vous en prie, ajouta-t-elle en
+parlant &agrave; Octave, frappez plus fort, on entendra peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Octave frappa, mais plus doucement qu'il n'avait fait, et tout en
+frappant il regardait la jeune fille, dont l'inqui&eacute;tude &eacute;tait &agrave; son
+comble, et il aper&ccedil;ut une larme qui roulait sur sa joue. Ces pleurs dans
+ses yeux bleus caus&egrave;rent au jeune homme une telle impression qu'il
+n'avait plus la force de frapper.</p>
+
+<p>&mdash;On n'entend pas, dit-il, c'est inutile. Comment faire? Et il regarda
+sa compagne.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, reprit le bonhomme Jadis d'une voix ironiquement
+dolente, comment faire?</p>
+
+<p>&mdash;Comment faire? dit doucement la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'&eacute;cria-t-elle en relevant la t&ecirc;te, j'entends du bruit... on a
+entendu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, s'&eacute;cria Octave, tout le monde dort.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on s'est r&eacute;veill&eacute;.... Vous avez frapp&eacute; trop fort, jeune homme, lui
+dit &agrave; l'oreille le bonhomme Jadis. C'est &eacute;gal, la partie est bien
+engag&eacute;e, mes compliments.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, fit Octave.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tra deri dera</i>, chantonna le vieillard.</p>
+
+<p>Pendant ce temps-l&agrave; une petite fen&ecirc;tre en &oelig;il-de-b&oelig;uf venait de
+s'ouvrir au-dessus de la porte coch&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est l&agrave;? dit une voix.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, r&eacute;pondit presque &agrave; voix basse la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, vous? demanda la voix; &ccedil;a n'est pas un nom &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Clarisse, de chez Madame Hubert, la ma&icirc;tresse de pension;
+ouvrez.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous, r&eacute;pliqua la voix. C'est vous qui rentrez &agrave; des heures
+pareilles.... C'est du joli! Excusez....</p>
+
+<p>&mdash;Mais ouvrez donc, s'&eacute;cria Octave avec vivacit&eacute;; voil&agrave; une heure que
+nous sommes &agrave; la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! dit doucement Clarisse en mettant sa main sur la bouche du jeune
+homme, ne le f&acirc;chez pas, il est m&eacute;chant et serait capable de ne pas
+m'ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrirez-vous, &agrave; la fin? cria Octave d'une voix de tonnerre.</p>
+
+<p>Le bonhomme Jadis avait entendu la recommandation faite tout bas par la
+jeune fille; et voyant de quelle fa&ccedil;on le jeune homme lui avait ob&eacute;i, il
+s'approcha d'Octave et lui glissa &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien! Je vous les r&eacute;it&egrave;re, mes compliments.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est comme &ccedil;a qu'on me parle, reprit la voix du portier, je
+n'ouvrirai pas; &agrave; cette heure-ci les honn&ecirc;tes gens sont couch&eacute;s, il n'y
+a que les vagabonds qui sont dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, fit Clarisse &agrave; Octave.... Je vous l'avais bien dit, il est
+f&acirc;ch&eacute;; j'en &eacute;tais bien s&ucirc;re, on va me laisser &agrave; la porte, et demain
+Madame Hubert ne voudra plus me recevoir. Qu'est-ce que je deviendrai?
+Et elle se mit &agrave; fondre en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon brave homme, dit le bonhomme Jadis au portier... vous ne
+laisserez pas cette pauvre petite &agrave; la porte. Vous avez la voix
+grosse... mais vous &ecirc;tes sensible, le c&oelig;ur est bon.... Allons! ajouta le
+bonhomme, le cordon, s'il vous pla&icirc;t.</p>
+
+<p>Le portier crut qu'on se raillait de lui; et il s'appr&ecirc;tait &agrave; refermer
+la fen&ecirc;tre, quand il entendit les pas d'une patrouille qui s'avan&ccedil;ait
+dans la rue; il craignit qu'on ne l'appel&acirc;t, et, sans r&eacute;pondre, il tira
+le cordon.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; elle s'y attendait le moins, Clarisse, qui &eacute;tait appuy&eacute;e
+contre la porte, la sentit fl&eacute;chir sous elle....</p>
+
+<p>&mdash;Il a ouvert! Il a ouvert. Merci, messieurs, je rentre bien vite.... Ah!
+j'ai eu bien peur, ajouta-t-elle en regardant Octave, qui paraissait
+tout stup&eacute;fait. Adieu! dit-elle; et elle disparut, fermant la porte
+derri&egrave;re elle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit le bonhomme Jadis &agrave; Octave, qui ne bougeait pas, est-ce
+que nous allons coucher l&agrave;, mon jeune ami?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, r&eacute;pondit machinalement Octave en regardant toujours la
+porte; le portier avait pourtant dit qu'il n'ouvrirait pas, ajouta-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais il a ouvert; c'est &eacute;gal, dit le vieillard, vous &ecirc;tes en bon
+chemin maintenant. C'est toujours tout droit; et comme vous allez d'un
+assez bon pas, &agrave; ce que j'ai pu voir, vous arriverez. Et maintenant,
+allons nous coucher.</p>
+
+<p>Arriv&eacute;s &agrave; leur porte, Octave et le bonhomme Jadis recommenc&egrave;rent le m&ecirc;me
+man&egrave;ge qu'ils venaient de faire &agrave; la porte de Mademoiselle Clarisse. Ce
+ne fut qu'au bout d'un grand quart d'heure que le portier consentit &agrave;
+leur ouvrir.</p>
+
+<p>Octave se jeta sur son lit et ne dormit presque pas. Le lendemain, d&egrave;s
+le matin,&mdash;il &eacute;tait install&eacute; &agrave; la petite fen&ecirc;tre donnant sur le jardin
+de l'institution de demoiselles. &Agrave; l'heure de la r&eacute;cr&eacute;ation des &eacute;l&egrave;ves,
+Octave aper&ccedil;ut enfin mademoiselle Clarisse. Elle &eacute;tait assise sur un
+petit banc appuy&eacute; au mur, et justement situ&eacute; dans une perpendiculaire
+directe au-dessous de la fen&ecirc;tre du jeune homme. Tout &agrave; coup un petit
+papier attach&eacute; &agrave; un petit morceau de bois tomba sur le livre qu'elle
+tenait &agrave; la main. La jeune fille releva la t&ecirc;te et aper&ccedil;ut Octave;&mdash;elle
+lui sourit en mettant un doigt sur sa bouche, ramassa le petit papier et
+le mit dans sa poche; puis, la cloche ayant sonn&eacute; pour la rentr&eacute;e en
+classe, elle disparut avec ses &eacute;l&egrave;ves. Octave sauta en bas de la fen&ecirc;tre
+et ex&eacute;cuta une danse folle.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo!... bravo! cria une voix qui venait d'une fen&ecirc;tre de la cour.</p>
+
+<p>Octave courut &agrave; sa crois&eacute;e&mdash;qui &eacute;tait rest&eacute; ouverte&mdash;et il aper&ccedil;ut le
+bonhomme Jadis qui jardinait comme de coutume.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous savons donc danser maintenant? dit le vieillard.</p>
+
+<p>Octave lui r&eacute;pondit par un sourire accompagn&eacute; par un geste amical.</p>
+
+<p>Le soir du m&ecirc;me jour, le portier monta tout essouffl&eacute; et tout effar&eacute;....</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Octave, dit-il... c'est extraordinaire... ce qui arrive....</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demanda le jeune homme avec inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre... une lettre pour vous!... C'est une dame qui l'a
+apport&eacute;e.... Nous en avons &eacute;t&eacute; saisis, ma femme et moi....</p>
+
+<p>&mdash;Donnez donc vite, s'&eacute;cria Octave en prenant la lettre des mains du
+portier, sur qui il referma sa porte.</p>
+
+<p>Quelques jours apr&egrave;s,&mdash;le matin,&mdash;comme le bonhomme Jadis arrosait ses
+fleurs, il entendit un duo d'&eacute;clats de rire qui s'&eacute;chappait de la
+chambre d'Octave.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit le bonhomme en se frottant les mains, je n'ai plus besoin de
+d&eacute;m&eacute;nager; j'ai mon affaire en face de moi, &ccedil;a me rappellera Jacqueline.
+Vingt ans! et pas d'amourettes! c'&eacute;tait trop fort aussi... &Agrave; la bonne
+heure, maintenant.&mdash;Il faut bien se ranger. <i>Tra deri, deri dera.</i></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Les_amours_dOlivier" id="Les_amours_dOlivier"></a><a href="#table">Les amours d'Olivier</a></h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Ib" id="Ib"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+
+<p>Olivier avait vingt ans. La po&eacute;sie n'avait d'abord &eacute;t&eacute; chez lui qu'une
+maladie de la premi&egrave;re jeunesse, qu'un premier amour avait fort
+envenim&eacute;e, et que plus tard la fr&eacute;quentation de jeunes gens vou&eacute;s &agrave;
+l'art avait rendue chronique. Le p&egrave;re d'Olivier, homme tr&egrave;s rigide et
+tr&egrave;s positif, voulait faire suivre &agrave; son fils la carri&egrave;re du commerce,
+et dans cette intention il avait envoy&eacute; Olivier prendre des le&ccedil;ons de
+tenue de livres chez un professeur du quartier. C'&eacute;tait un homme d&eacute;j&agrave;
+vieux, ayant men&eacute; longtemps la vie des joueurs et des d&eacute;bauch&eacute;s, et le
+moins habile physionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte
+de tous les mauvais penchants. &Agrave; quarante-cinq ans cet homme, qui
+s'appelait M. Duchampy, avait &eacute;pous&eacute; une jeune fille qu'il avait
+s&eacute;duite. &Agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; Olivier vint prendre des le&ccedil;ons chez lui, M.
+Duchampy &eacute;tait mari&eacute; depuis quelques ann&eacute;es; sa femme avait vingt-quatre
+ans. C'&eacute;tait une femme de cette race fr&ecirc;le et maladive, o&ugrave; les po&egrave;tes de
+l'&eacute;cole poitrinaire vont ordinairement chercher leur id&eacute;al. Madame
+Duchampy poss&eacute;dait toutes les gr&acirc;ces langoureuses et attractives de ces
+sortes de temp&eacute;raments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une
+apparence de faiblesse, cachent de grandes provisions de force et
+d'ardeur. Ses yeux d'un bleu ind&eacute;cis s'allumaient parfois d'un &eacute;clair
+fugace aux lueurs duquel son visage, ordinairement calme et p&acirc;le,
+s'animait et se colorait &agrave; la fois. Mais ce n'&eacute;taient l&agrave; que de rares
+accidents, de passag&egrave;res &eacute;ruptions de vie, r&eacute;sultant peut-&ecirc;tre d'un flux
+de jeunesse et de passion comprim&eacute;es. Sans &ecirc;tre pr&eacute;cis&eacute;ment un appel &agrave;
+la piti&eacute;, son sourire excitait l'int&eacute;r&ecirc;t, et paraissait accuser
+confus&eacute;ment une vie de souffrances ignor&eacute;es dont la confidence, faite de
+sa voix lente et douce, pouvait &ecirc;tre souhait&eacute;e par un jeune homme enclin
+&agrave; l'&eacute;l&eacute;gie. Madame Duchampy restait souvent le soir dans la salle
+d'&eacute;tude o&ugrave; Olivier venait prendre sa le&ccedil;on quotidienne. Elle travaillait
+&agrave; quelque ouvrage de tapisserie ou donnait ses soins &agrave; une petite fille
+de deux ans, qui, dans les bras de sa m&egrave;re, semblait une fleur mourante
+attach&eacute;e &agrave; un arbrisseau malade. Pendant que son professeur s'occupait
+aupr&egrave;s de ses autres &eacute;l&egrave;ves, Olivier d&eacute;tournait les yeux de ses cahiers
+noirs de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s'arrangeait
+toujours de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre surprise dans quelque attitude de coquetterie
+maternelle.</p>
+
+<p>Il arriva une chose bien simple: c'est qu'Olivier n'apprit aucunement la
+tenue des livres, et qu'il devint parfaitement amoureux de la femme de
+son professeur. Un soir madame Duchampy se trouvant seule avec Olivier,
+elle lui fit ses confidences. C'&eacute;tait quelques jours apr&egrave;s la mort de sa
+petite fille. Olivier tomba &agrave; ses genoux et laissa couler sur ses mains
+ces larmes toutes chaudes de sinc&eacute;rit&eacute; qui gonflent les c&oelig;urs na&iuml;fs. Il
+eut toute l'&eacute;loquence de l'inexp&eacute;rience. Il exprima la passion r&eacute;elle
+avec l'accent vrai, et il fut &eacute;cout&eacute; d'autant plus qu'il &eacute;tait attendu.
+&Agrave; compter de ce jour-l&agrave; Madame Duchampy s'appela Marie pour Olivier.</p>
+
+<p>Cependant, quoi qu'il e&ucirc;t fait pour enrayer ses progr&egrave;s, afin d'avoir un
+pr&eacute;texte pour venir dans la maison, au bout de six mois de le&ccedil;ons
+Olivier en savait assez pour entrer dans n'importe quel comptoir
+commercial. Son professeur le lui d&eacute;clara un jour; mais il ajouta:
+&laquo;J'esp&egrave;re n&eacute;anmoins que cela ne vous emp&ecirc;chera pas de venir nous voir,
+et le plus souvent sera le mieux.&raquo; Olivier vint hardiment tous les
+jours.</p>
+
+<p>Le professeur ne paraissait aucunement s'inqui&eacute;ter de cette assiduit&eacute;.
+Il en connaissait parfaitement le motif; mais il savait &agrave; quoi s'en
+tenir sur les relations de ce jeune homme avec sa femme, et se tenait
+rassur&eacute; sur l'innocence de cette passion, qui vivait dans l'outre-mer du
+platonisme le plus pur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le
+po&egrave;te &eacute;crivait &agrave; Marie. Cette &eacute;p&icirc;tre, que le pudique Joseph lui-m&ecirc;me
+aurait sign&eacute;e sans difficult&eacute;, commen&ccedil;ait par ces mots: &laquo;Ma s&oelig;ur!&raquo; M.
+Duchampy poussa un grossier &eacute;clat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, demanda-t-il &agrave; sa femme, le nommez-vous mon fr&egrave;re? Cela
+serait curieux. Mais en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne
+savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d'inceste
+dans le terrain de l'adult&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Olivier est un enfant, dit Marie; c'est de l'amiti&eacute; qu'il a pour moi,
+c'est de la piti&eacute; que j'ai pour lui. Voil&agrave; tout, vraiment; mais, si vous
+le d&eacute;sirez, je le renverrai.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! r&eacute;pliqua le mari. &Agrave; moins qu'il ne vous ennuie trop avec son
+amour bleu de ciel. Gardez-le, cela m'est &eacute;gal.</p>
+
+<p>Au fond, M. Duchampy &eacute;tait r&eacute;ellement fort indiff&eacute;rent. Il n'aimait sa
+femme que comme un &ecirc;tre docile et silencieux sur lequel il pouvait &agrave;
+loisir &eacute;pancher ses col&egrave;res quand il avait perdu au jeu. D'un autre
+c&ocirc;t&eacute;, l'assiduit&eacute; d'Olivier lui servait de pr&eacute;texte pour s'&eacute;chapper de
+son m&eacute;nage et courir de honteux guilledous.</p>
+
+<p>Les amours de Marie avec Olivier dur&egrave;rent dix-huit mois, pendant
+lesquels ils ne s'&eacute;cart&egrave;rent point des pures r&eacute;gions du sentiment. Au
+bout de ce temps, des pertes successives faites au jeu engag&egrave;rent M.
+Duchampy dans d'assez m&eacute;chantes affaires, compliqu&eacute;es de faux. Il fut
+forc&eacute; de fuir en Angleterre pour &eacute;viter des poursuites. Sa femme resta &agrave;
+Paris, sans ressources. Olivier, qui jusqu'alors n'&eacute;tait rest&eacute; avec
+Marie que du matin jusqu'au soir, y resta une fois du soir jusqu'au
+matin: c'&eacute;tait une nuit d'hiver, une de ces longues nuits, si longues et
+si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les
+passent les bras au cou d'une femme aim&eacute;e. Mais le r&eacute;veil de cette nuit
+fut terrible. Madame Duchampy &eacute;tait avertie qu'elle allait &ecirc;tre
+poursuivie comme complice de son mari, affili&eacute; &agrave; une soci&eacute;t&eacute; de gens
+suspects. Voyant la libert&eacute; de sa ma&icirc;tresse menac&eacute;e, et sans r&eacute;fl&eacute;chir
+un seul moment qu'il pouvait se compromettre en la d&eacute;robant aux
+poursuites dont elle &eacute;tait l'objet, Olivier voulut sauver celle qui
+n'avait d&eacute;sormais d'autre appui que lui. Comme il ne pouvait l'emmener
+dans la maison de son p&egrave;re, o&ugrave; il logeait, Olivier pensa &agrave; un jeune
+peintre de ses amis qui, outre l'atelier o&ugrave; il travaillait, poss&eacute;dait
+dans un quartier voisin une chambre qui lui servait seulement pour
+coucher. Urbain consentit &agrave; c&eacute;der cette chambre &agrave; Olivier, qui vint y
+cacher sa ma&icirc;tresse. Urbain venait quelquefois passer la soir&eacute;e avec les
+deux jeunes gens &agrave; qui il donnait l'hospitalit&eacute;. Apr&egrave;s plusieurs visites
+il revint un jour pendant l'absence d'Olivier, et passa beaucoup de
+temps avec Marie; le lendemain il revint de nouveau, et aussi le
+surlendemain. Le troisi&egrave;me jour, en rentrant le soir, Olivier ne trouva
+plus personne dans la chambre:&mdash;Marie &eacute;tait partie, laissant pour
+Olivier une lettre tr&egrave;s laconique.</p>
+
+<p>Elle lui apprenait qu'ayant re&ccedil;u avis qu'on avait d&eacute;couvert son refuge,
+elle avait d&ucirc; en chercher un autre chez une parente. Olivier ne lui en
+connaissait pas. Dans sa lettre Marie conseillait &agrave; son amant de ne
+point compromettre sa s&ucirc;ret&eacute; en cherchant &agrave; la voir, et lui ajournait &agrave;
+huit jours de l&agrave; une entrevue, le soir, place Saint-Sulpice.</p>
+
+<p>Olivier courut &agrave; l'atelier d'Urbain, pour lui apprendre ce qui lui
+arrivait.</p>
+
+<p>Le peintre le re&ccedil;ut avec un air embarrass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais all&eacute; dans ma chambre tant&ocirc;t pour prendre quelque chose dont
+j'avais besoin, dit Urbain. J'ai trouv&eacute; Marie en &eacute;moi: elle venait de
+recevoir l'avis dont elle parle dans la lettre; elle est partie
+sur-le-champ.... Je l'ai accompagn&eacute;e, ajouta-t-il maladroitement.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu sais o&ugrave; elle est? dit Olivier avec vivacit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; peu pr&egrave;s, r&eacute;pondit le peintre, mais ce secret n'est point le mien,
+et je ne puis rien te dire. Qu'il te suffise de savoir que Marie est en
+s&ucirc;ret&eacute;; et comprends bien que, pour un certain temps, toi, qui es
+peut-&ecirc;tre surveill&eacute; aussi, suivi sans doute, il importe, et la prudence
+l'exige, que tu cesses de voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis
+tout &agrave; toi, et je ferai aupr&egrave;s de ta ma&icirc;tresse toutes les commissions
+dont tu me chargeras.</p>
+
+<p>Olivier n'eut aucun soup&ccedil;on. Au jour que lui avait indiqu&eacute; Marie, il se
+trouva le soir place Saint-Sulpice; l'heure d&eacute;sign&eacute;e avait d&eacute;j&agrave; sonn&eacute; et
+Marie n'&eacute;tait pas encore arriv&eacute;e. Au moment o&ugrave; il commen&ccedil;ait &agrave; perdre
+patience, il aper&ccedil;ut venir Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Malade! fit Olivier, p&acirc;le d'angoisse. Conduis-moi vers elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, reprit Urbain, elle me l'a d&eacute;fendu. Olivier regarda son ami, qui,
+malgr&eacute; lui, baissa les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux voir Marie absolument, dit Olivier, entends-tu cela? ce soir,
+tout de suite, sans retard. Arrange-toi comme tu voudras; qu'elle vienne
+ou que j'aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. Je vais aller dire &agrave;
+Marie, malade, br&ucirc;l&eacute;e par la fi&egrave;vre, qu'elle quitte son lit pour courir
+la rue, sous les frissons d'un ciel noir; je lui dirai que, d&ucirc;t-elle
+arriver en rampant sur le pav&eacute; et tomber morte sur cette place, il faut
+qu'elle vienne.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle? dit Olivier doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle ne peut point te recevoir l&agrave; o&ugrave; elle est; ce n'est pas
+chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle te re&ccedil;oit bien, toi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas son amant, moi, je ne suis que son ami &agrave; peine, et le
+tien; le trait d'union qui vous unit, voil&agrave; tout ce que je suis. Que
+d&eacute;cides-tu? Demain... apr&egrave;s... dans quelques jours Marie pourra sortir
+sans danger pour sa sant&eacute; et pour sa libert&eacute;. Attends.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'attendrai pas une minute, dit Olivier; va chercher Marie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, r&eacute;pondit Urbain, j'y vais. Une id&eacute;e terrible traversa
+l'esprit d'Olivier. Marie est chez Urbain, lui cria un instinct
+proph&eacute;tique; et il s'&eacute;lan&ccedil;a sur les traces du peintre, le rejoignit, et
+sans avoir &eacute;t&eacute; aper&ccedil;u, le vit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un
+angle obscur du voisinage pour surprendre Urbain au moment o&ugrave; il
+sortirait. Au bout de quelques instants le peintre sortit de la maison
+o&ugrave; &eacute;tait son atelier; il n'&eacute;tait point seul, quelqu'un l'accompagnait,
+c'&eacute;tait un jeune homme.</p>
+
+<p>Olivier respira plus librement, seulement son inqui&eacute;tude n'avait pas
+cess&eacute;.</p>
+
+<p>Comment Urbain, qui l'avait quitt&eacute; pour aller chercher Marie,
+revenait-il avec un jeune homme et non avec Marie? et si &ccedil;'avait &eacute;t&eacute;
+elle, comment et pourquoi se serait-elle trouv&eacute;e chez Urbain? Olivier se
+posait toutes ces questions en rejoignant &agrave; la h&acirc;te la place
+Saint-Sulpice par un chemin plus abr&eacute;g&eacute; que celui pris par Urbain. Aussi
+arriva-t-il quelques secondes avant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et Marie? cria Olivier en voyant Urbain s'avancer sur la place, o&ugrave;
+est-elle, Marie?</p>
+
+<p>&mdash;Me voil&agrave;, r&eacute;pondit une voix, la voix du compagnon d'Urbain, qui
+n'&eacute;tait autre que Marie sous des habits d'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Olivier.... C'&eacute;tait donc toi, tout &agrave; l'heure!</p>
+
+<p>&mdash;Mais le cri de sa ma&icirc;tresse, la r&eacute;v&eacute;lation subite de la trahison
+d'Urbain, avaient frapp&eacute; Olivier au c&oelig;ur,&mdash;il chancela comme un homme
+qui vient de recevoir une balle, et sans l'appui d'un arbre qui se
+trouvait derri&egrave;re lui, il serait tomb&eacute; sur le pav&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Le malheureux! s'&eacute;cria Marie, en se pr&eacute;cipitant vers Olivier.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, bon! dit Urbain avec impatience, allons-nous faire des sc&egrave;nes
+en public, &agrave; pr&eacute;sent? Pourquoi &ecirc;tes-vous venue? Laissez-moi seul avec
+Olivier, nous nous expliquerons, c'est impossible devant vous; allez...
+retournez &agrave; la maison.</p>
+
+<p>Jamais les plus orageuses col&egrave;res de son mari n'avaient autant &eacute;pouvant&eacute;
+la jeune femme que cette brutalit&eacute; froide. L'attitude cruelle d'Urbain
+la trouva sans r&eacute;sistance, et sous son regard imp&eacute;ratif elle ploya comme
+un saule sous l'ouragan. Apr&egrave;s une courte h&eacute;sitation elle se retira
+lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur la place d&eacute;j&agrave; d&eacute;serte.</p>
+
+<p>La fra&icirc;cheur de l'air tira un instant Olivier de son presque
+&eacute;vanouissement. Il regarda autour de lui.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est Marie? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est retourn&eacute;e chez elle, chez moi, r&eacute;pondit Urbain bri&egrave;vement.</p>
+
+<p>&mdash;Chez elle... chez toi... murmura machinalement Olivier.... C'est donc
+vrai... chez elle... chez toi?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, puisque nous demeurons ensemble. Apr&egrave;s?... Est-ce tout
+ce que tu as &agrave; me dire?</p>
+
+<p>Olivier parut chercher une r&eacute;ponse, mais sa pens&eacute;e &eacute;tait pour ainsi dire
+asphyxi&eacute;e par sa douleur, et sa parole, noy&eacute;e dans les larmes,
+n'arrivait pas jusqu'&agrave; sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Que dire &agrave; cela? murmura Urbain, j'aimerais mieux une querelle. Mais
+des pleurs ici, des pleurs l&agrave;-bas sans doute; que le diable les emporte
+tous les deux!&mdash;Si ce qui arrive est arriv&eacute;, c'est autant la faute de
+Marie que la mienne;&mdash;d'ailleurs&mdash;<i>c'&eacute;tait dans ma chambre.</i> Voyons,
+dit-il en secouant Olivier, parle-moi, accuse-moi.... Je me d&eacute;fendrai si
+je veux.... Marie est ma ma&icirc;tresse, eh bien, oui! c'est vrai... elle
+&eacute;tait bien la tienne!</p>
+
+<p>Olivier n'entendait pas,&mdash;il avait un millier de cloches dans la t&ecirc;te,
+qui toutes lui donnaient ce nom, Marie. Sa bouche se contractait
+horriblement, et il paraissait souffrir comme s'il e&ucirc;t m&acirc;ch&eacute; des
+charbons ardents. C'&eacute;tait une esp&egrave;ce d'apoplexie du d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais parle-moi donc! s'&eacute;cria Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Olivier... en tombant aux genoux du peintre... je t'en
+supplie... m&egrave;ne-moi voir Marie;&mdash;et il retomba dans son insensibilit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Urbain, il n'y a rien &agrave; faire.</p>
+
+<p>Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui paya sa course
+d'avance, lui donna l'adresse d'Olivier, qui sanglotait comme une fille,
+et fit monter celui-ci dans la voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Il est malade, le bourgeois, dit le cocher, il pleure.</p>
+
+<p>&mdash;Il est ivre, dit Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, il sue son boire par les yeux, moi j'ai pas le vin tendre.
+Hue, la blonde! ajouta le cocher, en allongeant un coup de fouet &agrave; sa
+rosse.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIb" id="IIb"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+
+<p>Pendant la course Olivier retrouva graduellement un peu de calme. En
+arrivant chez lui il alla dire bonsoir &agrave; son p&egrave;re, qui le re&ccedil;ut fort
+mal. Puis il monta dans sa chambre. Sans m&ecirc;me songer &agrave; fermer la
+fen&ecirc;tre, par o&ugrave; soufflait une bise aigu&euml; dont les baisers, qui pouvaient
+&ecirc;tre des caresses mortelles, glissaient sur son front humide d'une sueur
+br&ucirc;lante, Olivier s'assit pr&egrave;s d'une table, la t&ecirc;te pos&eacute;e entre ses
+mains.</p>
+
+<p>Avez-vous vu dans un h&ocirc;pital faire &agrave; un homme l'amputation d'un membre?
+On &eacute;tend le malade sur une haute table recouverte d'un drap blanc. Tout
+autour se rangent le chirurgien et les &eacute;l&egrave;ves, qui, en les tirant de la
+trousse, font cliqueter l'arsenal des instruments de chirurgie. &Agrave; ce
+bruit sinistre le sujet d&eacute;tourne la t&ecirc;te, &eacute;pouvant&eacute; comme un cerf qui
+entend l'aboi des chiens pr&ecirc;ts &agrave; le d&eacute;chirer. Sur le seuil de la salle,
+les autres malades de l'h&ocirc;pital viennent voir <i>comme cela se joue.</i> Le
+chirurgien retrousse le parement de son habit, choisit un joli
+instrument &agrave; manche d'ivoire ou de nacre, et, s'il est habile, fend d'un
+seul coup l'&eacute;piderme. Une ros&eacute;e pourpre vient tacher le drap.
+L'op&eacute;ration est commenc&eacute;e. Le patient crie; ce n'est rien encore. Voici
+tous les bistouris, tous les couteaux et les scalpels, toute la meute de
+fer et d'acier qui se pr&eacute;cipite &agrave; la cur&eacute;e et ouvre dans la chair une
+br&egrave;che sanglante au passage de la scie qui s'en va mordre l'os. Le
+chirurgien continue son ex&eacute;cution; et, si c'est un jour de clinique,
+t&acirc;che de se distinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un
+concert &agrave; son b&eacute;n&eacute;fice. Le patient hurle plus fort, la scie a entam&eacute;
+l'os. Pendant ce temps-l&agrave;, et tout en pr&eacute;parant les ligatures et les
+tampons pour &eacute;tancher le sang, les &eacute;l&egrave;ves rient et causent entre eux de
+l'actrice en vogue et de la pi&egrave;ce siffl&eacute;e. Cependant le patient pousse
+un cri supr&ecirc;me: la scie a donn&eacute; son dernier coup de dent; et le membre,
+d&eacute;tach&eacute; du tronc, tombe dans une mare de sang.</p>
+
+<p>Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains, rabat les manches de
+son habit, et dit au malade:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon brave homme. Vous n'aurez plus la goutte &agrave; cette jambe-l&agrave;;
+ou vous n'aurez plus d'engelures &agrave; cette main-l&agrave;, si c'est un bras qu'on
+vient de couper, car il y a une plaisanterie sp&eacute;ciale et appropri&eacute;e &agrave;
+chaque genre d'op&eacute;ration.</p>
+
+<p>Quant au malade, on le transporte dans son lit:&mdash;il meurt ou il gu&eacute;rit.
+Mais, dans ce dernier cas, il est bien s&ucirc;r que sa jambe ou son bras
+coup&eacute; ne lui repousseront pas&mdash;et qu'il n'aura plus &agrave; subir le martyre
+d'une nouvelle amputation.</p>
+
+<p>Mais si, au lieu d'un membre, il s'agit d'un sentiment, d'une passion,
+d'une amiti&eacute; rompue, d'un amour trahi; si c'est surtout la premi&egrave;re de
+nos illusions qu'il s'agit d'amputer, c'est autre chose de bien plus
+terrible, ma foi! D'ailleurs tout n'est pas fini et l'op&eacute;ration n'a pas
+le r&eacute;sultat brutal de l'acier du chirurgien, qui coupe et retranche &agrave;
+jamais. &Agrave; cette amiti&eacute; rompue succ&eacute;dera une amiti&eacute; nouvelle; &agrave; cet amour
+trahi un amour nouveau, qui doivent, l'une se rompre encore et l'autre
+&ecirc;tre encore trahi. Et de nouveau l'exp&eacute;rience viendra vous dire: Je
+t'avais pourtant pr&eacute;venu: pourquoi n'es-tu pas encore gu&eacute;ri? et elle
+recommencera ses terribles op&eacute;rations; mais &agrave; peine partie, arrivera
+derri&egrave;re elle l'esp&eacute;rance, cette &eacute;ternelle pers&eacute;cutrice, qui d&eacute;chirera
+l'appareil pos&eacute; par l'exp&eacute;rience et d&eacute;truira son ouvrage; et ainsi
+toujours, jusqu'&agrave; la fin de la fin.</p>
+
+<p>Il est des natures qui ne survivent pas &agrave; la mort de leur premi&egrave;re
+illusion: ce sont les natures privil&eacute;gi&eacute;es. Il en est d'autres chez qui
+l'esp&eacute;rance perp&eacute;tue la douleur.</p>
+
+<p>Olivier avait dix-huit ans. Son premier amour et sa premi&egrave;re amiti&eacute;
+gisaient fl&eacute;tris sur le champ de sa jeunesse. Un peu plus t&ocirc;t, un peu
+plus tard, qu'importe! son heure &eacute;tait venue. Subissant le sort commun,
+il allait &agrave; son tour s'&eacute;tendre sur le sinistre chevalet de torture o&ugrave;,
+venant lui porter son premier coup de griffe et lui donner sa premi&egrave;re
+le&ccedil;on, l'exp&eacute;rience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous ses
+couteaux.</p>
+
+<p>&Agrave; cette heure m&ecirc;me, dans une chambre voisine de la sienne, une compagnie
+de jeunes gens et de jeunes femmes, buvant &agrave; plein verre le vin, qui est
+le jus du plaisir, chantaient ce refrain connu:</p>
+
+<p>&laquo;Dans un grenier qu'on est bien &agrave; vingt ans.&raquo;</p>
+
+<p>M&eacute;chant mensonge qu'on croirait &eacute;crit par un propri&eacute;taire pour faire une
+r&eacute;clame &agrave; ses mansardes! Triste paradoxe qui montre les coudes comme un
+habit us&eacute;! Mauvais vers au milieu des vers de ce po&egrave;te qui, pour avoir
+trop consomm&eacute; de lauriers pendant sa vie, n'en aura peut-&ecirc;tre plus assez
+pour indiquer sa tombe.</p>
+
+<p>Toute la moiti&eacute; de la nuit Olivier resta immobile &agrave; la m&ecirc;me place, se
+crucifiant sur la croix des souvenirs et buvant la douleur &agrave; pleine
+coupe jusqu'&agrave; ce que son c&oelig;ur lui cri&acirc;t: assez!</p>
+
+<p>Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres, les sinistres pens&eacute;es
+qui r&ocirc;dent autour du d&eacute;sespoir voltigeaient autour d'Olivier, et lui
+soufflaient au c&oelig;ur la haine de la vie et l'amour de cette haine; son
+cerveau &eacute;branl&eacute; battait sous son cr&acirc;ne comme le marteau d'une cloche:
+c'&eacute;tait le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.</p>
+
+<p>On chantait toujours dans la chambre voisine, et chaque vers de ces
+joyeux couplets, comme une fl&egrave;che de gaiet&eacute; ac&eacute;r&eacute;e, s'enfon&ccedil;ait dans le
+c&oelig;ur moribond du jeune homme.</p>
+
+<p>Enfin, sortant de cette muette immobilit&eacute;, il prit du papier et &eacute;crivit
+rapidement jusqu'au jour levant.</p>
+
+<p>Il &eacute;crivit deux longues lettres, l'une &agrave; Urbain, l'autre &agrave; Marie. Ces
+lettres termin&eacute;es, il r&eacute;unit dans un seul paquet toutes les petites
+choses que sa ma&icirc;tresse lui avait donn&eacute;es <i>au temps de l'autrefois.</i> Il
+ferma ce paquet en r&eacute;p&eacute;tant une strophe d'un des po&egrave;mes les plus
+lamentables d'Alfred de Musset:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Je rassemblais des lettres de la veille,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Des cheveux, des d&eacute;bris d'amour;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Tout ce pass&eacute; me criait &agrave; l'oreille</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ses &eacute;ternels serments d'un jour,</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Je contemplais ces reliques sacr&eacute;es</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Qui me faisaient trembler la main,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Larmes du c&oelig;ur par le c&oelig;ur d&eacute;vor&eacute;es,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et que les yeux qui les avaient pleur&eacute;es,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ne reconna&icirc;tront plus demain.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Au matin, la servante de son p&egrave;re monta pour faire le m&eacute;nage.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est mon p&egrave;re? demanda Olivier.</p>
+
+<p>&mdash;Il est sorti pour toute la journ&eacute;e, r&eacute;pondit la bonne femme.</p>
+
+<p>Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le
+pharmacien de la maison avec une ordonnance qu'il avait faite lui-m&ecirc;me.
+Il la chargea aussi de mettre &agrave; la poste les deux lettres pour Urbain et
+Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de
+pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m'a bien recommand&eacute; de
+vous dire de ne boire &ccedil;a que par cuiller&eacute;es, de deux heures en deux
+heures. Il para&icirc;t que c'est <i>de la poison</i> tout de m&ecirc;me. C'est pour
+faire dormir, pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne.</p>
+
+<p>En moins d'une heure il avait bu enti&egrave;rement le sirop de pavots.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIIb" id="IIIb"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+
+<p>Depuis pr&egrave;s de deux jours le p&egrave;re d'Olivier ne l'avait pas vu. Pris de
+quelque inqui&eacute;tude, il monta &agrave; la chambre de son fils pour savoir ce que
+celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d'habitude, la clef sur
+la porte, qui &eacute;tait int&eacute;rieurement ferm&eacute;e au double tour, il frappa
+violemment et appela plusieurs fois &agrave; haute voix. On ne lui r&eacute;pondit
+pas. Ce silence obstin&eacute; augmenta son inqui&eacute;tude et l'effraya presque. Il
+alla chercher de l'aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui
+c&eacute;da &agrave; la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se pr&eacute;cipita dans la
+chambre. Olivier se r&eacute;veilla &agrave; tout ce bruit; il avait dormi trente
+heures. L'&eacute;norme dose de soporifique qu'il avait prise, mortelle pour
+des natures moins robustes que la sienne ne l'avait point tu&eacute;, et le
+premier mot qui vint caresser sa l&egrave;vre &agrave; son r&eacute;veil fut le nom de Marie.</p>
+
+<p>En apercevant son p&egrave;re, Olivier avait essay&eacute; de se lever du lit o&ugrave; il
+s'&eacute;tait couch&eacute; tout habill&eacute;, mais il ne put faire un pas.</p>
+
+<p>Sa t&ecirc;te &eacute;tait de plomb, et il avait un enfer dans l'estomac.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as? lui demanda son p&egrave;re, rest&eacute; seul avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai mal &agrave; la t&ecirc;te, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de
+rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n'y en avait pas assez!
+Il y en avait trop, au contraire, et c'&eacute;tait cela qui l'avait sauv&eacute;.</p>
+
+<p>Ce fut seulement en voyant cette fiole que le p&egrave;re d'Olivier comprit sa
+tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu'on
+entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu
+le pas qui s'approchait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu souffres, lui dit son p&egrave;re; il faut envoyer chercher un
+m&eacute;decin.</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit Olivier avec vivacit&eacute;. N'ayez point de crainte; je me suis
+bien manqu&eacute;. Et d'ailleurs j'ai l'id&eacute;e que la personne qui vient
+m'apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi
+seul... apr&egrave;s, tant&ocirc;t... plus tard, nous causerons... je vous dirai tout
+ce que vous voudrez.</p>
+
+<p>En ce moment on frappa &agrave; la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez, dit Olivier.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit. Urbain entra. Le p&egrave;re d'Olivier sortit. Les deux
+rivaux rest&egrave;rent seuls.</p>
+
+<p>&mdash;Et Marie? s'&eacute;cria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi? r&eacute;pondit Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me parle pas de moi, r&eacute;pliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui
+as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole
+de sirop, je ne mentais pas, va... j'ai bu....</p>
+
+<p>Puis il r&eacute;p&eacute;ta encore.... Mais il n'y en avait pas assez. Qu'a-t-elle
+dit, Marie?</p>
+
+<p>&mdash;Marie n'a point re&ccedil;u ta lettre; mais au moment o&ugrave; tu lui &eacute;crivais elle
+<i>nous</i> &eacute;crivait aussi; au moment o&ugrave; tu voulais mourir, comme toi elle
+tentait le suicide... et comme toi elle n'est point morte, ajouta Urbain
+avec vivacit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie &eacute;go&iuml;ste, Marie a voulu
+mourir parce qu'elle me croyait mort... elle n'avait pas cess&eacute; de
+m'aimer alors... et tu as menti. &Ocirc; Marie! ma pauvre Marie! Je lui
+pardonne... je l'embrasserai encore... je la reverrai... je l'entendrai.
+As-tu remarqu&eacute;, Urbain, as-tu remarqu&eacute; avec quelle douceur elle dit
+certains mots... <i>mon ami</i>, par exemple... et <i>vois-tu</i>?... C'est bien
+peu de chose, ces deux mots-l&agrave;... pourtant, <i>mon ami</i>, <i>vois-tu</i>!... &ocirc;
+douce musique de la voix aim&eacute;e!... &ocirc; Marie! ma pauvre Marie!...</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n'avait point
+re&ccedil;u ta lettre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?...</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je n'ai point revu Marie depuis le moment o&ugrave; je t'ai quitt&eacute;,
+avant-hier soir, place Saint-Sulpice.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela? demanda Olivier. Elle n'est donc point rentr&eacute;e chez toi?</p>
+
+<p>&mdash;Elle y est rentr&eacute;e, dit Urbain. J'avais lou&eacute; sur le m&ecirc;me carr&eacute; o&ugrave;
+&eacute;tait mon atelier une chambre toute meubl&eacute;e, c'est l&agrave; qu'elle habitait.</p>
+
+<p>&mdash;Seule? dit Olivier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave; qu'elle habitait, continua Urbain. C'est l&agrave; qu'on est venu
+l'arr&ecirc;ter au moment o&ugrave; elle rentrait apr&egrave;s nous avoir quitt&eacute;s tous les
+deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu'il &eacute;tait
+dangereux pour elle de sortir.... Malgr&eacute; la pr&eacute;caution que j'avais eue de
+la v&ecirc;tir en homme, elle a &eacute;t&eacute; reconnue sans doute par les gens qui
+l'&eacute;piaient.</p>
+
+<p>Enfin, quand je suis rentr&eacute;, j'ai trouv&eacute; la chambre vide et sur la table
+cette lettre qu'on lui avait permis d'&eacute;crire avant de l'emmener. La
+voici. Et Urbain tendit &agrave; Olivier la lettre de Marie. Elle &eacute;tait &eacute;crite
+sur du papier et avec du crayon &agrave; dessin.</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bont&eacute;s pour moi; votre
+hospitalit&eacute; a prolong&eacute; ma libert&eacute; de quelques jours. Au moment o&ugrave; je
+vous &eacute;cris, on vient m'arr&ecirc;ter sur un mandat du juge d'instruction. Je
+ne sais pas de quoi l'on peut m'accuser, je vous assure. J'ignorais les
+affaires de mon mari. Mais, quoi qu'il arrive, j'ai pris mes pr&eacute;cautions
+pour ne point para&icirc;tre devant la justice.... Dans la crainte d'&ecirc;tre
+arr&ecirc;t&eacute;e un jour ou l'autre, j'avais sur moi un petit flacon plein de
+cette eau bleue qui vous servait pour graver...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;De l'acide sulfurique, dit Urbain. Heureusement il &eacute;tait &eacute;vent&eacute;.
+Olivier continua &agrave; lire la lettre de Marie:</p>
+
+<p>&laquo;Je boirai cette eau, qui est du poison, et &ccedil;a sera fini. Je n'ai pas eu
+le temps de vous aimer, Urbain, parce que je n'avais pas eu le temps
+d'oublier Olivier.&raquo;</p>
+
+<p>En cet endroit de la lettre, il y avait quelques mots ratur&eacute;s avec de
+l'encre et non point du crayon, comme l'&eacute;criture de la lettre. Cette
+suppression avait &eacute;t&eacute; faite par Urbain; mais Olivier n'en d&eacute;chiffra pas
+moins l'alin&eacute;a supprim&eacute;. Il continua:</p>
+
+<p>&laquo;que j'ai aim&eacute; pendant si longtemps. Vous lui donnerez mes cheveux, que
+j'ai coup&eacute;s le jour o&ugrave; vous m'aviez fait d&eacute;guiser en homme. MARIE.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Urbain, resta confondu en voyant son ami lire presque couramment ce
+passage, malgr&eacute; la rature qui le recouvrait.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi as-tu ray&eacute; cela? demanda Olivier.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais garder les cheveux de Marie, r&eacute;pondit Urbain; je te les
+donnerai.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, dit Olivier, si tu veux me donner cette lettre, nous
+partagerons les cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit Urbain. &Eacute;coute le reste... le lendemain du jour o&ugrave; Marie
+a &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute;e, j'ai couru au palais de justice, o&ugrave; je connais quelqu'un;
+c'est l&agrave; que j'ai appris que Marie avait en effet tent&eacute; de se suicider.
+Mais, comme je te l'ai dit, l'acide qu'elle avait employ&eacute; &eacute;tait &eacute;vent&eacute;:
+elle ne mourra pas.... Maintenant je vais te dire adieu; apr&egrave;s ce qui est
+arriv&eacute;, il est probable que nous ne pouvons plus avoir de relations.
+J'ai aim&eacute; Marie malgr&eacute; moi, et pour une ma&icirc;tresse de huit jours, je
+perds un ami de longue date; j'ai du malheur.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne plus nous revoir? dit Olivier avec un sourire
+m&eacute;lancolique; et, tendant la main &agrave; Urbain, il ajouta: Il faut bien que
+je te revoie... &agrave; qui donc veux-tu que je parle d'ELLE?</p>
+
+<p>Comme Urbain sortait de chez Olivier, le p&egrave;re de celui-ci y rentrait.
+Rest&eacute; sur le carr&eacute;, l'oreille coll&eacute;e &agrave; la porte, il avait entendu tout
+l'entretien des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la tentative de
+suicide faite par son fils avait sa source dans quelque amourette
+contrari&eacute;e. Mais en apprenant que sa ma&icirc;tresse &eacute;tait en &eacute;tat
+d'arrestation, il craignit que les relations d'Olivier avec cette femme
+n'eussent des suites compromettantes. Sans aucun pr&eacute;ambule conciliateur,
+il aborda la discussion avec une violente col&egrave;re, que le calme d'Olivier
+ne fit qu'irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyable
+encore pour la ma&icirc;tresse de celui-ci, qu'il traita de femme perdue.</p>
+
+<p>Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frapp&eacute; aux portes de la
+mort, Olivier ne put l'entendre injurier par son p&egrave;re; celui-ci avait
+&eacute;t&eacute; sans piti&eacute;, Olivier fut sans respect. Cette sc&egrave;ne horrible se
+prolongea deux heures. Elle se termina par cette &eacute;pouvantable accusation
+que le fils en d&eacute;lire jeta au visage du p&egrave;re en courroux:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez &eacute;t&eacute; le bourreau de ma m&egrave;re, morte lentement sous vos
+col&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureux! s'&eacute;cria son p&egrave;re, en levant sa main, qu'il laissa aussit&ocirc;t
+retomber.</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis sacril&egrave;ge, que Dieu vous venge! r&eacute;pondit Olivier.</p>
+
+<p>&mdash;Retire les affreuses paroles que tu viens de dire, reprit son p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Retirez les injures que vous avez jet&eacute;es &agrave; Marie, &agrave; une femme
+malheureuse, mourante peut-&ecirc;tre en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Cette femme est une mis&eacute;rable, elle te perdra.</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re est morte de chagrin, dit Olivier avec un regard sinistre.
+Encore une fois, si j'ai menti, qu'elle me maudisse, et si je dis vrai
+qu'elle vous pardonne!</p>
+
+<p>Le p&egrave;re &eacute;tait blanc de fureur; et comme il venait d'apercevoir sur la
+chemin&eacute;e, parmi les souvenirs que Marie avait donn&eacute;s &agrave; Olivier, un
+portrait d'elle au daguerr&eacute;otype, il le prit et s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;La voil&agrave; donc la cr&eacute;ature pour qui tu m'insultes, malheureux!</p>
+
+<p>Et jetant le portrait &agrave; terre, il l'&eacute;crasa sous son pied.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re, dit Olivier en se dressant sur son lit et en &eacute;tendant sa
+main vers la porte, pas un mot de plus... sortez.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'est-ce pas elle que j'ai l&agrave; sous mon pied? continuait le
+p&egrave;re en &eacute;crasant les morceaux d&eacute;j&agrave; bris&eacute;s du portrait.</p>
+
+<p>Il n'avait pas achev&eacute;, que son fils &eacute;tait debout devant lui, terrible,
+l'&oelig;il hagard, la voix &eacute;trangl&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re, murmura-t-il en paroles hach&eacute;es par le claquement de ses
+dents... vous voyez bien cette arme... et il montrait un petit pistolet,
+dit <i>coup de poing</i>, qu'il venait de d&eacute;crocher du mur, vous voyez cette
+arme... je n'ai pas os&eacute; m'en servir hier quand je voulais mourir... j'ai
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute; le poison, qui ne fait pas de bruit....</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s? lui dit son p&egrave;re froidement, en portant la main sur les autres
+souvenirs de Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s? continua Olivier... qui armait son pistolet.... Si vous dites un
+mot de plus sur Marie... si vous touchez &agrave; ces choses qui lui ont
+appartenu, eh bien, mon p&egrave;re, je me br&ucirc;le la cervelle devant vous... et
+ceux qui vous connaissent diront ceci: &laquo;Il avait mis vingt ans &agrave; tuer la
+m&egrave;re... mais il a tu&eacute; le fils d'un seul coup.&raquo;</p>
+
+<p>Son p&egrave;re le regarda un moment... et saisissant rapidement parmi les
+souvenirs un petit bouquet de fleurs fan&eacute;es, il le jeta &agrave; terre....</p>
+
+<p>Comme il mettait le pied dessus, Olivier porta le pistolet &agrave; son front
+et l&acirc;cha la d&eacute;tente.</p>
+
+<p>On entendit le bruit sec caus&eacute; par la chute du chien sur la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! malheur! s'&eacute;cria Olivier en retombant sur son lit la t&ecirc;te entre
+ses mains... la mort ne veut pas de moi!</p>
+
+<p>Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre huit jours
+auparavant, le pistolet avait &eacute;t&eacute; trouv&eacute; par son p&egrave;re, qui l'avait
+d&eacute;charg&eacute;.</p>
+
+<p>Olivier &eacute;tait rest&eacute; seul. Cinq minutes apr&egrave;s sa sortie, son p&egrave;re lui
+envoyait la servante avec une lettre et un petit rouleau d'argent.</p>
+
+<p>La lettre contenait seulement ces mots: &laquo;Voil&agrave; cent francs. Sois parti
+demain.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Dites &agrave; mon p&egrave;re que je serai parti ce soir, r&eacute;pondit Olivier, et
+allez me chercher une voiture.</p>
+
+<p>Il jeta au hasard dans une malle ses habits, son linge, tous ses
+papiers; il ramassa tous les souvenirs de Marie, &eacute;parpill&eacute;s par
+l'ouragan de la col&egrave;re paternelle, les enveloppa soigneusement, et ayant
+fait monter le cocher, il lui fit transporter sa malle dans la voiture.</p>
+
+<p>En descendant l'escalier bien lentement, car il &eacute;tait faible et bris&eacute;
+par toutes ces &eacute;motions, il rencontra son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent en face l'un de l'autre, et &eacute;chang&egrave;rent cet adieu plein
+de v&oelig;ux qui durent &eacute;pouvanter le ciel:</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en, dit le p&egrave;re.... Je t'abandonne et te laisse &agrave; la honte, &agrave; la
+mis&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Je sors encore vivant de cette maison, d'o&ugrave; ma m&egrave;re est sortie morte.
+Adieu, mon p&egrave;re, dit Olivier, je vous laisse &agrave; vos remords.</p>
+
+<p>Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il &eacute;tait
+onze heures du soir. Le peintre &eacute;tait seul dans son atelier.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc? s'&eacute;cria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui
+portait sa malle.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a, r&eacute;pondit Olivier quand ils furent seuls, que mon p&egrave;re m'a
+chass&eacute;, et pour la seconde fois je viens te demander l'hospitalit&eacute;.</p>
+
+<p>Urbain n'avait plus cette chambre du voisinage qu'autrefois il avait
+pr&ecirc;t&eacute;e &agrave; Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour o&ugrave; la ma&icirc;tresse
+du po&egrave;te &eacute;tait devenue la sienne, il avait quitt&eacute; son second logement et
+vendu les meubles pour faire vivre Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, &agrave; propos, demanda Olivier, o&ugrave; couches-tu donc? Je ne vois pas de
+lit.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis pauvre, r&eacute;pondit Urbain, et montrant derri&egrave;re une grande toile
+qui s&eacute;parait l'atelier en deux, une paillasse jet&eacute;e &agrave; terre, et
+recouverte d'un lambeau de laine, il ajouta: &laquo;Je couche l&agrave;-dessus et j'y
+dors.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;J'ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les
+ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon p&egrave;re me les refuse, nous
+ach&egrave;terons un lit, au moins. J'ai cent francs.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la
+moiti&eacute; de ce qu'il nous aura co&ucirc;t&eacute;? &Ocirc; mon ami! ne sois pas si fier pour
+une pile d'&eacute;cus que tu as dans ta poche.... Cent francs... c'est bien
+joli, mais ce n'est pas &eacute;ternel, et ton pauvre magot sera bien vite
+fondu, quoiqu'il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton
+argent est &agrave; toi; et si tu es si d&eacute;licat qu'un grabat de paille
+t'effraye, il y a la chambre d'en face, la chambre garnie o&ugrave; logeait
+Marie.... Le lit est doux; mais moi je n'aime pas les douceurs, et c'est
+seulement &agrave; cause de Marie que j'avais lou&eacute; cette chambre.... Tu peux la
+prendre si tu la veux; j'ai encore la clef. Demain, tu t'arrangeras avec
+le propri&eacute;taire, qui la loue.</p>
+
+<p>&mdash;Je la prendrai, dit Olivier; viens m'y conduire. Urbain le mena dans
+une petite chambre assez propre, et qui n'avait pas &eacute;t&eacute; rang&eacute;e. Tout y
+&eacute;tait dans le m&ecirc;me &eacute;tat o&ugrave; Marie l'avait laiss&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune
+homme tomb&egrave;rent d'abord sur le lit, o&ugrave; se trouvaient deux oreillers. Sur
+l'un d'eux se d&eacute;tachait un petit bonnet de femme, oubli&eacute; sans doute par
+Marie. Sur l'autre, une sorte de calotte, de forme dite <i>grecque</i>,
+qu'Olivier avait vue plusieurs fois sur la t&ecirc;te d'Urbain. Cette vue
+porta un coup terrible au c&oelig;ur d'Olivier: son dernier doute venait de
+s'&eacute;vanouir. Il ferma pr&eacute;cipitamment les rideaux pour ne plus voir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVb" id="IVb"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+
+<p>Autant Olivier avait d'abord souhait&eacute; &ecirc;tre dans cette chambre o&ugrave; Marie
+avait habit&eacute;, autant il souhaita en &ecirc;tre dehors lorsqu'au premier regard
+qu'il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Mais o&ugrave; aller &agrave; une heure du matin par cette froide nuit d'hiver?
+D'ailleurs Olivier &eacute;tait dans un &eacute;tat horrible. La terrible journ&eacute;e
+qu'il avait pass&eacute;e, succ&eacute;dant &agrave; la lutte terrible qu'il avait soutenue
+contre le poison, avait an&eacute;anti toutes ses forces. Chauff&eacute; &agrave; outrance
+par la fi&egrave;vre ardente &agrave; laquelle il &eacute;tait en proie depuis deux jours,
+son sang &eacute;tait presque en &eacute;bullition et grondait dans ses veines,
+tellement gonfl&eacute;es, que celles du front s'accusaient en relief comme des
+coutures bleu&acirc;tres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un oc&eacute;an de
+larmes, son c&oelig;ur assassin&eacute; par la souffrance se d&eacute;battait en criant au
+secours.</p>
+
+<p>Esp&eacute;rant qu'&agrave; d&eacute;faut de l'oubli il trouverait peut-&ecirc;tre, pour une heure
+ou deux, l'inertie du sommeil, qui est encore l'oubli, il se jeta sur
+une chaise apr&egrave;s avoir &eacute;teint la lumi&egrave;re. Mais le sommeil ne vint pas.
+Les t&eacute;n&egrave;bres appel&eacute;es par Olivier se mirent &agrave; flamboyer; il eut beau
+mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupi&egrave;res, il
+voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu'il venait de fermer
+s'entr'ouvrirent d'eux-m&ecirc;mes; et sur les deux oreillers il aper&ccedil;ut deux
+t&ecirc;tes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards
+humides, &eacute;blouis, perdus, et les l&egrave;vres unies par un incessant baiser;
+c'&eacute;taient les deux t&ecirc;tes d'Urbain et de Marie.</p>
+
+<p>Olivier se tra&icirc;na en rampant vers la chemin&eacute;e et ralluma la chandelle.
+La clart&eacute; chassa les fant&ocirc;mes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, &ocirc;
+terreur! voici que derri&egrave;re les rideaux de ce lit, qui &eacute;taient pourtant
+bien ferm&eacute;s, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes,
+tremblantes, enivr&eacute;es, murmurant le dialogue &eacute;ternel que l'humanit&eacute;
+r&eacute;p&egrave;te depuis sa cr&eacute;ation, et dont le moindre mot est une m&eacute;lodie, m&ecirc;me
+dans les langues les plus barbares. Les &eacute;chos de la chambre redisaient
+l'un apr&egrave;s l'autre ces &eacute;tranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces
+deux jeunes voix jumelles &eacute;taient la voix de Marie et la voix d'Urbain.</p>
+
+<p>Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d'amour au mal
+de dents. La comparaison est peut-&ecirc;tre vulgaire, mais elle est vraie, du
+moins par beaucoup de c&ocirc;t&eacute;s. Cette souffrance aigu&euml;, que les bonnes gens
+appellent <i>des peines de c&oelig;ur,</i> agit sur la partie morale de l'&ecirc;tre
+avec une violence insupportable, comme l'affection &agrave; laquelle on la
+compare agit sur la partie physique. L'un et l'autre de ces maux, si
+diff&eacute;rents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises
+d'un enfer o&ugrave; l'on se rougit les l&egrave;vres &agrave; lancer des blasph&egrave;mes qui
+forment le r&eacute;pertoire des damn&eacute;s. On se roule par terre avec des
+torsions d'enrag&eacute;, on s'ouvre le front aux angles des murs, et si l'une
+et l'autre de ces douleurs n'avaient point leurs intermittences et se
+prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient &agrave; la folie.</p>
+
+<p>Ce qui justifie en outre la comparaison &eacute;tablie entre ces deux
+affections, de nature si oppos&eacute;e, c'est l'indiff&eacute;rent int&eacute;r&ecirc;t, les
+consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-l&agrave; qui les
+&eacute;prouvent. On s'inqui&eacute;tera beaucoup autour d'un homme qui aura une
+fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son p&egrave;re ou sa
+m&egrave;re; mais s'il a perdu sa ma&icirc;tresse, ou s'il a mal aux dents, on
+haussera les &eacute;paules en disant: &laquo;Bon, ce n'est que cela, on n'en meurt
+pas!&raquo; O&ugrave; la comparaison cesse d'&ecirc;tre possible, c'est &agrave; l'application du
+rem&egrave;de. Le mal de dents m&egrave;ne chez le dentiste, qui vous arrache
+quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d'amour? On n'a pas
+encore invent&eacute; de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c'est
+tant pis. Ce serait une industrie tr&egrave;s productive, car celui qui la
+pratiquerait aurait toute l'humanit&eacute; pour client&egrave;le.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'on a trouv&eacute; de mieux jusqu'&agrave; pr&eacute;sent pour gu&eacute;rir des peines
+d'amour&mdash;et bien longtemps avant l'hom&eacute;opathie,&mdash;c'est l'amour lui-m&ecirc;me.
+Il y a bien encore la po&eacute;sie. Mais alors le rem&egrave;de est pire que le mal,
+car c'est le mal lui-m&ecirc;me devenu chronique, pass&eacute; dans le sang, pass&eacute;
+dans l'&acirc;me; on meurt avec.</p>
+
+<p>Comme il s'&eacute;tait bouch&eacute; les yeux pour ne point voir, Olivier se boucha
+les oreilles pour ne point entendre. Mais le son des voix lui arrivait
+toujours, comme si elles eussent parl&eacute; en lui-m&ecirc;me. Il se roula sur le
+carreau froid, en se mordant les poings, et il entendait toujours ces
+m&ecirc;mes mots, dont les syllabes lui per&ccedil;aient le c&oelig;ur comme les dards
+d'une couv&eacute;e de serpents. Il se heurta le front au mur... et il entendit
+encore. Alors il se pr&eacute;cipita vers la fen&ecirc;tre de la chambre, l'ouvrit,
+et se jeta la t&ecirc;te dans la neige &eacute;paissie qui couvrait le rebord. Sous
+le poids de son front la neige fondit et fuma, ainsi que l'eau dans
+laquelle on plonge un fer rouge.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; de quoi mourir. Pourtant ce bain glacial eut pour un moment
+un r&eacute;sultat salutaire. Il d&eacute;termina une r&eacute;action dans la crise
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e qu'Olivier venait de subir. L'hallucination cessa subitement,
+les fant&ocirc;mes s'envol&egrave;rent, les bruits de voix s'&eacute;teignirent. Il &eacute;tait
+seul, dans l'isolement de la nuit, accoud&eacute; au bord de la fen&ecirc;tre, et
+regardant autour de lui la ville silencieuse endormie sous la neige, qui
+tombait toujours lente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit
+ne troublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d'un
+passant attard&eacute;, ni l'aboi vague et lointain d'un chien errant,
+ind&eacute;finiment r&eacute;p&eacute;t&eacute; par de lamentables &eacute;chos; le vol des bises, paralys&eacute;
+par le froid, ne tourmentait pas les girouettes des toits voisins,
+recouverts d'une fourrure d'hermine, et aucune lumi&egrave;re ne brillait aux
+fen&ecirc;tres des maisons. Apr&egrave;s avoir contempl&eacute; quelques instants ce repos
+de toutes choses, qui avait autant l'aspect de la mort que celui du
+sommeil, Olivier referma sa crois&eacute;e, aux carreaux de laquelle le givre
+avait burin&eacute; les &eacute;tranges caprices d'une mosa&iuml;que iris&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Tout dort, murmura-t-il avec l'accent de regret et d'envie dont
+Macbeth s'&eacute;crie: &laquo;J'ai perdu le sommeil, le doux baume!&raquo; Puis, l'esprit
+travers&eacute; soudainement par une id&eacute;e singuli&egrave;re, il sortit de sa chambre
+sans faire de bruit, et, se collant l'oreille &agrave; la porte de l'atelier
+d'Urbain, il &eacute;couta attentivement. Il ne put rien entendre d'abord; mais
+peu &agrave; peu il distingua une respiration lente et r&eacute;guli&egrave;re. Urbain
+dormait sur sa paille.</p>
+
+<p>&mdash;Il dort, dit Olivier avec un sourire ironique. &Ocirc; Marie, il dort, et il
+dit qu'il t'a aim&eacute;e!</p>
+
+<p>Olivier rentra dans sa chambre: il se sentait si fatigu&eacute;, il avait la
+t&ecirc;te si lourde, les yeux si br&ucirc;lants, qu'il esp&eacute;ra de nouveau pouvoir,
+lui aussi, dormir un instant. Apr&egrave;s avoir encore une fois &eacute;teint la
+chandelle, il entr'ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout
+habill&eacute;. Mais sa t&ecirc;te n'&eacute;tait point depuis deux minutes sur l'oreiller,
+qu'un vague parfum vint l'&eacute;tourdir, et il sentit son c&oelig;ur, un moment
+immobilis&eacute;, qui se remettait &agrave; trembler. Ce parfum &eacute;tait celui que Marie
+employait ordinairement pour ses cheveux, un vague ar&ocirc;me &eacute;tait rest&eacute; sur
+cet oreiller o&ugrave; elle avait dormi, et sur lequel Olivier venait de poser
+sa t&ecirc;te.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+
+<p>&mdash;Je ne puis rester ici, s'&eacute;cria Olivier; et se jetant hors du lit, il
+s'enveloppa dans un manteau, descendit l'escalier d'un seul trait, et se
+trouva dans la rue. Sans savoir o&ugrave; il allait, il marcha au hasard devant
+lui. Il s'asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et
+p&eacute;trissait des boules de neige qu'il lan&ccedil;ait contre les murs. Apr&egrave;s ces
+grandes crises, les distractions les plus pu&eacute;riles suffisent quelquefois
+pour d&eacute;tourner l'esprit de la pens&eacute;e qui alimente la douleur, et pour
+amener, au moins momentan&eacute;ment, une tr&ecirc;ve durant laquelle l'&ecirc;tre tout
+entier se plonge pour ainsi dire dans un bain d'insensibilit&eacute;. Ce n'est
+point l'absence de la douleur, c'en est le sommeil, mais un sommeil
+furtif qui s'enfuit d&egrave;s que le moindre accident effleure l'esprit
+engourdi et le remet en face de la pens&eacute;e qui fait son tourment. Alors
+tout est fini. L'esprit r&eacute;veill&eacute; s'en va r&eacute;veiller le c&oelig;ur, et la
+souffrance rena&icirc;t plus active et plus aigu&euml;.</p>
+
+<p>Olivier &eacute;tait donc dans cet &eacute;tat de quasi-idiotisme qui suit les
+prostrations. Il &eacute;tait parvenu &agrave; s'isoler de lui-m&ecirc;me, et au bout d'une
+heure sa course sans but l'avait conduit &agrave; la halle: trois heures du
+matin sonnaient &agrave; l'&eacute;glise Saint-Eustache.</p>
+
+<p>Comme il &eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; sur la place des Innocents, examinant l'aspect
+fantastique de la fontaine de Jean Goujon, que la neige amoncel&eacute;e avait
+rev&ecirc;tue d'une housse blanche, Olivier fut distrait de son attention par
+un grand bruit de voix qui s'&eacute;levait aupr&egrave;s de lui; il d&eacute;tourna la t&ecirc;te,
+et voyant &agrave; deux pas un groupe d'o&ugrave; s'&eacute;levaient des cris et des rires,
+il s'en approcha: un incident bien vulgaire &eacute;tait la cause de toutes ces
+rumeurs, c'&eacute;tait un grand chien de chasse, &agrave; robe noire et aux pattes
+blanches, qui venait d'engager un duel terrible avec un &eacute;norme matou
+appartenant &agrave; une marchande dont l'&eacute;talage &eacute;tait voisin. L'objet de la
+querelle &eacute;tait un morceau de viande avari&eacute;e. Aux miaulements de son
+chat, la marchande &eacute;tait arriv&eacute;e, tombant &agrave; coups de balai sur le chien,
+qui ne voulait pas l&acirc;cher prise.</p>
+
+<p>&mdash;Gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours le m&ecirc;me, criait la
+marchande, en faisant pleuvoir une gr&ecirc;le de coups sur le chien, qui ne
+s'&eacute;mouvait non plus que si on l'e&ucirc;t caress&eacute; avec des marabouts.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a l&agrave;-bas? dit une voix en dehors du groupe qui
+faisait galerie.</p>
+
+<p>&Agrave; cette voix Olivier, qui examinait le chien, comme s'il e&ucirc;t cherch&eacute; &agrave;
+le reconna&icirc;tre, leva les yeux pour voir qui avait parl&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore votre b&ecirc;te f&eacute;roce de chien qui veut meurtrir mon pauvre
+mouton, dit la marchande.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ici, Diane, dit le jeune homme; ici tout de suite. &Agrave; l'appel
+de son ma&icirc;tre, le chien l&acirc;cha prise et re&ccedil;ut un dernier coup de balai de
+la marchande, qui l'appela Lacenaire!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me trompe pas, murmura Olivier &agrave; lui-m&ecirc;me, en regardant plus
+attentivement le ma&icirc;tre du chien,&mdash;c'est Lazare,&mdash;et s'approchant du
+jeune homme au moment o&ugrave; il allait se retirer, il lui frappa sur
+l'&eacute;paule.</p>
+
+<p>&mdash;Olivier! dit Lazare en se retournant et en rougissant beaucoup; vous
+ici, la nuit, par cet horrible temps, continua-t-il avec un accent
+embarrass&eacute;; quel singulier hasard!... est-ce qu'il y a longtemps... que
+vous m'avez vu... ici, acheva-t-il avec une certaine inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; l'instant m&ecirc;me, r&eacute;pondit Olivier. Mais, vous-m&ecirc;me, comment se
+fait-il que je vous rencontre ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, r&eacute;pondit Lazare, qui paraissait plus rassur&eacute;... c'est par
+curiosit&eacute;. Vous savez mon tableau de Samson, dont je vous ai parl&eacute;, je
+l'ach&egrave;ve pour le prochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici
+le matin, les <i>forts</i>, j'ai pens&eacute; que je trouverais peut-&ecirc;tre mon type.
+Mais vous, reprit Lazare, vous qui &ecirc;tes si d&eacute;licat, qu'est-ce que vous
+faites ici? Ne seriez-vous pas en aventure galante?... et comme Olivier,
+en mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner une pile
+d'&eacute;cus, Lazare ajouta en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Diable... vous avez de la pluie pour les Dana&eacute;s.... Mais, dit-il, je
+vous croyais en m&eacute;nage... &agrave; ce que nous avait cont&eacute; Urbain....</p>
+
+<p>Comme Lazare disait ces mots, une marchande de mar&eacute;e, qui pr&eacute;parait son
+&eacute;talage, regardait Olivier avec admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Regarde donc, s'&eacute;cria-t-elle en parlant &agrave; une comm&egrave;re, sa voisine, &agrave;
+qui elle d&eacute;signait Olivier du doigt, regarde donc ce joli ch&eacute;rubin,
+Marie....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel amour!... r&eacute;pondit sa voisine en &eacute;levant sa lanterne....</p>
+
+<p>Dans tout ce dialogue dont il &eacute;tait l'objet, Olivier ne distingua qu'un
+mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au m&ecirc;me instant o&ugrave; Lazare lui
+parlait de sa ma&icirc;tresse, le rendit au sentiment de la r&eacute;alit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit Lazare... en le voyant tressaillir, qu'est-ce qui vous
+prend?</p>
+
+<p>&mdash;Il est gel&eacute;, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson...&mdash;Eh! la
+barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe &agrave; Lazare, qu'elle voulait
+d&eacute;signer... am&egrave;ne-le un peu ici, ton ami.... Sa m&egrave;re est donc folle, &agrave; ce
+pauvre c&oelig;ur, de le laisser courir comme &ccedil;a la nuit, &ccedil;a fait piti&eacute;,
+quoi... am&egrave;ne-le, Barbiche.... Marie... va lui donner un peu de bouillon,
+&ccedil;a le r&eacute;chauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de cire.... Eh!
+Marie, fais chauffer un bol.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... murmurait Olivier, Marie... elle est donc ici, Lazare, mon
+ami... je vous en prie... laissez-moi la chercher... on vient de
+l'appeler... je la trouverai bien.... Laissez-moi....</p>
+
+<p>&mdash;Bon, murmura Lazare... en lui-m&ecirc;me et dans son langage pittoresque, je
+comprends, j'ai fait un beau coup, <i>j'aurai march&eacute; sur ses cors</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, viens-tu donc? s'&eacute;cria la marchande, qui tenait &agrave; la main
+une tasse de bouillon tout fumant.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, la m&egrave;re, dit Lazare, en emmenant Olivier, c'est autre chose
+qu'il lui faut.</p>
+
+<p>&mdash;C'est de bon c&oelig;ur, tout de m&ecirc;me, fit la brave femme... il a tort s'il
+fait le fier... pas vrai, Marie!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui donc, r&eacute;pondit la voisine et du bouillon que le roi n'en a pas
+de meilleur, encore!</p>
+
+<p>Cinq minutes apr&egrave;s, Olivier &eacute;tait assis en face de Lazare, dans le
+cabinet d'un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une
+bouteille &agrave; demi pleine d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire &agrave; un amoureux
+de raconter ses amours, c'est inviter un auteur tragique &agrave; vous lire sa
+trag&eacute;die. Olivier raconta toute son histoire &agrave; Lazare.... Lorsqu'il
+arriva &agrave; la trahison d'Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une
+grimace de d&eacute;go&ucirc;t. Toujours le m&ecirc;me! murmura-t-il. &Agrave; la fin de
+l'histoire... la bouteille d'eau-de-vie &eacute;tait vide, Olivier &eacute;tait ivre
+et r&eacute;citait des lambeaux de vers qu'il avait jadis faits pour Marie.</p>
+
+<p>En ce moment trois ou quatre <i>d&eacute;chargeurs</i> entr&egrave;rent dans le cabinet et
+&eacute;chang&egrave;rent des poign&eacute;es de mains avec Lazare.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Barbiche, dit l'un d'eux, voil&agrave; ta paye que tu m'as dit de
+prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit
+quatre pi&egrave;ces de cent sous qu'il remit &agrave; Lazare....</p>
+
+<p>Lazare, robuste gaillard, taill&eacute; en hercule, s'&eacute;tait fait d&eacute;chargeur &agrave;
+la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux
+membres d'une soci&eacute;t&eacute; d'artistes dont il faisait partie&mdash;la soci&eacute;t&eacute; <i>des
+Buveurs d'eau</i>, (Voir les <i>Sc&egrave;nes de la Boh&egrave;me)</i>&mdash;les moyens de
+travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n'avait pas
+de m&eacute;daille, il travaillait en rempla&ccedil;ant, quand un des forts du march&eacute;
+&eacute;tait malade. On l'appelait Barbiche, &agrave; cause d'un bouquet de poils roux
+qui lui cachait le menton. Olivier l'avait rencontr&eacute; plusieurs fois &agrave;
+l'atelier de son ami Urbain, qu'on n'avait pas voulu admettre dans la
+soci&eacute;t&eacute; dont Lazare &eacute;tait le pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>&Agrave; six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le
+reconduisit &agrave; l'adresse d'Urbain, que le po&egrave;te avait su lui indiquer au
+milieu de son ivresse.</p>
+
+<p>En rentrant dans la chambre o&ugrave; Lazare l'avait accompagn&eacute;, car il n'&eacute;tait
+pas en &eacute;tat de se soutenir lui-m&ecirc;me, Olivier, abruti par l'ivresse,
+tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s'endormit
+profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j'ai eu ma
+Marie, et mon c&oelig;ur, si p&eacute;trifi&eacute; qu'il soit, garde encore la trace des
+clous qui l'ont crucifi&eacute;.... Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses
+doigts, tout &ccedil;a, c'est l'histoire ancienne d'un beau temps tomb&eacute; dans le
+puits. Et apr&egrave;s cette oraison fun&egrave;bre et philosophique de sa jeunesse,
+Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l'atelier
+d'Urbain, il y entra.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui t'am&egrave;ne si matin, dit le peintre &agrave; moiti&eacute; endormi en
+voyant Lazare? Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau?</p>
+
+<p>&mdash;Non, r&eacute;pondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas
+devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser &agrave; Urbain le temps
+de l'interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et
+Marie, &ccedil;a ne m'&eacute;tonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible
+nature.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce qui t'a dit?... fit Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Olivier, ou plut&ocirc;t c'est son ivresse, r&eacute;pondit Lazare, et il
+raconta &agrave; Urbain sa rencontre nocturne avec le po&egrave;te.</p>
+
+<p>Comme Urbain cherchait &agrave; s'excuser &agrave; propos de l'aventure avec Marie,
+Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas
+d'une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soul&egrave;vent le
+c&oelig;ur. Bien que j'y sois personnellement &eacute;tranger, il y a des actes qui
+m'indignent jusqu'&agrave; la col&egrave;re, et me donnent des envies de me laver les
+mains si elles ont touch&eacute; la main de ceux qui les ont commis. Ton cas
+est du nombre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais
+pas comment les choses se sont pass&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu avais pour toi l'excuse d'une passion sinc&egrave;re, j'aurais pu,
+jusqu'&agrave; un certain point, comprendre que dans un moment d'oubli,
+d'exaltation, tu aies pu tenter d'enlever Marie &agrave; Olivier; mais la lui
+prendre chez toi, en abusant de l'hospitalit&eacute; que tu lui avais offerte,
+pour satisfaire une m&eacute;chante fantaisie, c'est l&agrave; un acte qui ne peut pas
+se justifier. &Ccedil;a s'appelle l&acirc;chet&eacute; dans toutes les langues d'honn&ecirc;tes
+gens. Si tu m'avais jou&eacute; un tour semblable, je t'aurais simplement cass&eacute;
+les reins avec la premi&egrave;re chose venue: voil&agrave; mon opinion. Maintenant,
+&ccedil;a ne m'&eacute;tonne pas qu'Olivier ait pass&eacute; l&agrave;-dessus aussi tranquillement:
+c'est une de ces natures faibles et pacifiques qui n'ont ni haine, ni
+col&egrave;re, ni aucun des sentiments virils de r&eacute;sistance &agrave; l'oppression, des
+&eacute;l&eacute;gies et non des hommes. Je l'ai trouv&eacute; cette nuit sur le carreau de
+la halle, pleurant comme une fontaine, c'&eacute;tait pitoyable. J'ai caut&eacute;ris&eacute;
+son d&eacute;sespoir avec l'ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va se
+r&eacute;veiller, &ccedil;a sera pis. Je suis venu pour te pr&eacute;venir et te dire de le
+surveiller; j'ai peur qu'il ne fasse un mauvais coup.</p>
+
+<p>&mdash;Il a d&eacute;j&agrave; essay&eacute;, mais il s'est manqu&eacute;, dit Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;J'ignorais cela, reprit Lazare... il s'est manqu&eacute;, tant pis. Si la
+mort n'en a pas voulu, c'est que le malheur a des vues sur lui. Il est
+m&ucirc;r de bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Marie aussi a tent&eacute; le suicide, fit Urbain, que le dur langage de
+Lazare p&eacute;n&eacute;trait malgr&eacute; lui, mais elle s'est manqu&eacute;e aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-l&agrave;? dit Lazare en
+regardant Urbain en face.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? r&eacute;pondit celui-ci; j'aurais creus&eacute; la mienne, peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est un mot de m&eacute;lodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise
+nature n'a pas m&ecirc;me la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce
+n'est pas toi qu'un remords emp&ecirc;cherait de dig&eacute;rer la vie. Allons donc!
+Entre ces deux tombes de deux &ecirc;tres morts pour toi, tu aurais roul&eacute; ton
+lit chaud de nouvelles amours. &Agrave; la bonne heure, dis-moi cela, et je te
+croirai. Maintenant, bonjour, je n'ai plus rien &agrave; te dire. Et Lazare
+sortit sans tendre sa main &agrave; celle que lui offrait Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le
+m&ecirc;me, celui-l&agrave;. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu'&agrave;
+deux heures de l'apr&egrave;s-midi.</p>
+
+<p>Olivier dormit toute la journ&eacute;e et s'&eacute;veilla seulement le soir. D'abord
+il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui &eacute;tait arriv&eacute;. Peu &agrave;
+peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible
+nuit d'angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employ&eacute; par
+celui-ci pour le faire <i>oublier</i>; Olivier se leva, la t&ecirc;te encore
+lourde, et alla trouver Urbain, qui s'appr&ecirc;tait &agrave; venir chez lui.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; vas-tu? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il est six heures, c'est l'<i>angelus</i> de l'app&eacute;tit; je vais d&icirc;ner,
+r&eacute;pondit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela?</p>
+
+<p>&mdash;Par l&agrave;, &agrave; droite ou &agrave; gauche; je te le dirai en revenant. &Agrave; propos, tu
+as vu Lazare?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, en effet, r&eacute;pondit Olivier, je l'ai rencontr&eacute; &agrave; la halle cette
+nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu allais faire &agrave; la halle cette nuit?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. J'&eacute;tais sorti parce que je me trouvais malade.... Je ne
+pouvais pas dormir dans cette chambre.... Tu comprends... malgr&eacute; moi. Je
+pensais....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C'est pourquoi je te r&eacute;p&eacute;terai
+encore qu'il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien.
+Nous avons &agrave; oublier l'un et l'autre, et ce n'est point en demeurant
+ensemble que nous pourrions y parvenir. S&eacute;parons-nous. Va-t'en!</p>
+
+<p>&mdash;Mais o&ugrave; veux-tu que j'aille? r&eacute;pondit Olivier avec une vivacit&eacute;
+croissante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dans cette chambre que Marie a v&eacute;cu avec moi pendant une
+semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a &eacute;t&eacute; ma
+ma&icirc;tresse, continua Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais bien, s'&eacute;cria Olivier, mais n'importe, je veux rester dans
+cette chambre, toute peupl&eacute;e de souvenirs. Je la pr&eacute;f&egrave;re &agrave; une autre
+dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je
+parlerai <i>d'elle</i>. Si cette chambre t'ennuie, tu n'y viendras pas, toi,
+ce ne sera pas difficile de n'y pas venir.... Oh! l'isolement! la
+solitude.... Mais je deviendrais fou, et la folie, c'est l'oubli. Elle a
+&eacute;t&eacute; ta ma&icirc;tresse, c'est vrai.... Mais quand cela est arriv&eacute;, elle avait
+perdu la t&ecirc;te. Son c&oelig;ur dormait quand elle m'a tromp&eacute;; tu sais bien ce
+qu'elle &eacute;crivait: &laquo;Je n'ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je
+n'avais pas eu le temps d'oublier Olivier;&raquo; et puis elle a voulu mourir
+pour moi.... Qu'est-ce que cela me fait; une infid&eacute;lit&eacute;? elle a &eacute;t&eacute; ta
+ma&icirc;tresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je
+l'ai aim&eacute;e, elle &eacute;tait bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la
+jalousie ne sert &agrave; rien, quand elle ne tue pas l'amour; et le plus
+souvent c'est une blessure qui le rend &eacute;ternel. Ah! ma pauvre Marie....
+Non, Urbain, je ne m'en irai pas, je resterai dans cette chambre.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; l'&eacute;go&iuml;sme dont il &eacute;tait cuirass&eacute;, Urbain fut &eacute;mu un moment par
+l'explosion de cette passion exalt&eacute;e. Mais, dit-il, en pressant dans ses
+mains celles d'Olivier, c'est absurde de rester ici, encore une fois,
+songes-y, c'est perp&eacute;tuer ton chagrin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s'&eacute;cria Olivier.
+Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si tu te d&eacute;cides &agrave; rester ici, c'est moi qui m'en irai, reprit
+Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Je te g&ecirc;ne donc, pourquoi veux-tu t'en aller?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va
+fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis
+ne m'aiment gu&egrave;re. Je les crois jaloux de moi, parce que j'ai eu plus de
+chance qu'eux. Lazare m'a d&eacute;j&agrave; fait une sc&egrave;ne terrible ce matin. Si tu
+restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d'argent, ils diront
+et feront redire que je t'exploite apr&egrave;s t'avoir tromp&eacute;. Je ne veux pas.
+J'en ai assez de ces amiti&eacute;s-l&agrave;. D'ailleurs, malgr&eacute; toi, tu finirais par
+penser comme eux.</p>
+
+<p>&mdash;Je leur dirai qu'ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait &agrave; la
+seule id&eacute;e de voir Urbain le laisser seul; ne t'en va pas. Qu'est-ce que
+cela te fait de rester? Je ne t'en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant
+les mains d'Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les
+choses qu'elle me disait. Je n'ai pas pu tout te dire encore... car elle
+m'aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu'elle te disait, et
+tu verras que ce n'&eacute;taient plus les m&ecirc;mes choses qu'&agrave; moi. Ah! je serais
+trop malheureux tout seul. Je n'avais au monde qu'elle et toi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! merci! fit Olivier. Et il for&ccedil;a le peintre &agrave; venir d&icirc;ner avec lui.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2>
+
+
+<p>Ils all&egrave;rent dans un restaurant du quartier latin, o&ugrave; ils firent un
+robuste repas largement arros&eacute;. Olivier, qui n'avait presque rien pris
+depuis trois jours, mangea non pas comme un amant d&eacute;sol&eacute;, mais comme un
+portefaix mis &agrave; la di&egrave;te. Quant &agrave; Urbain, qui, dans l'&eacute;tat normal, avait
+toujours l'app&eacute;tit d'un moine &agrave; la fin du car&ecirc;me, il mangea de fa&ccedil;on &agrave;
+se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu'on
+apporta la carte, qui montait &agrave; une quinzaine de francs, il poussa un
+cri terrible, et recommen&ccedil;a plusieurs fois l'addition, ne pouvant jamais
+croire qu'il f&ucirc;t possible d'atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul
+repas.</p>
+
+<p>Les deux amis quitt&egrave;rent la table dans la position de gens qui se sont
+attard&eacute;s avec les bouteilles.</p>
+
+<p>En mettant le pied dans la rue, bien qu'il f&ucirc;t soigneusement envelopp&eacute;
+dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en
+effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait
+claquer ses dents:</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit Olivier... pas encore... je voudrais que tu vinsses avec
+moi.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; cela? fit Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous
+prom&egrave;nera.</p>
+
+<p>&mdash;Allons o&ugrave; tu voudras.</p>
+
+<p>Et il se laissa guider par le po&egrave;te, qui le mena jusqu'&agrave; la barri&egrave;re de
+l'&eacute;toile.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, demanda Urbain &eacute;tonn&eacute;, quand ils furent au bout des
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es, o&ugrave; diable me m&egrave;nes-tu, chez qui allons-nous, si loin, &agrave;
+la campagne?</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas voir; nous arrivons, ce n'est plus bien loin, murmurait
+Olivier, qui tremblait de plus en plus.</p>
+
+<p>En ce moment ils avaient laiss&eacute; l'arc de triomphe derri&egrave;re eux, et
+s'engageaient dans l'avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de
+Boulogne. La neige glac&eacute;e criait sous leurs pas, et un vent glacial
+courait des bord&eacute;es dans ces lieux d&eacute;serts et d&eacute;garnis de maisons.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! &ccedil;a, dit Urbain un peu inquiet, o&ugrave; allons-nous, encore une fois?
+Nous allons nous faire &eacute;gorger par ici; chez qui me m&egrave;nes-tu?... je ne
+vois pas de maison....</p>
+
+<p>Et le peintre s'arr&ecirc;ta un instant, comme s'il h&eacute;sitait &agrave; aller plus
+loin.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient alors dans une esp&egrave;ce de rond-point o&ugrave; viennent aboutir
+l'avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois
+autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine
+entour&eacute;e d'un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de
+fantaisie, moiti&eacute; renaissance et moiti&eacute; gothique.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est l&agrave; que nous allons? dit Urbain, en montrant la
+maison, dont la lune &eacute;clairait tous les d&eacute;tails: Qui diable peut loger
+dans ce joujou? N'importe, entrons, j'ai h&acirc;te de voir du feu, il me
+semble que je nage dans la B&eacute;r&eacute;zina.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, fit Urbain impatient&eacute;, o&ugrave; me m&egrave;nes-tu? il n'y a point
+d'autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, dit Olivier, nous sommes arriv&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Arriv&eacute;s... o&ugrave;?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la fontaine, dit le po&egrave;te, tu vas l'entendre chanter....</p>
+
+<p>&mdash;Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux
+lieues, &agrave; dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gel&eacute;e, au
+risque de me faire assassiner avec toi!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les
+beaux jours. Et, &eacute;tendant sa main vers un immense espace, il ajouta:
+Voil&agrave; les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il &agrave; Urbain, j'ai regard&eacute;
+de cette place de tr&egrave;s beaux soleils couchants; le ciel &eacute;tait en feu
+derri&egrave;re le calvaire, on e&ucirc;t dit une copie de Marilhat. Souvent nous
+allions jusqu'au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bord&eacute; d'une
+haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin &eacute;tait tout blanc de
+fleurs tomb&eacute;es des arbres. C'&eacute;tait pendant l'&eacute;t&eacute; alors, maintenant c'est
+la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l'ai vue si gaie
+au mois d'ao&ucirc;t dernier, il n'y a pas tr&egrave;s longtemps, tu vois. C'&eacute;tait un
+dimanche, un jour de f&ecirc;te aux environs, j'&eacute;tais couch&eacute; dans l'herbe,
+pr&egrave;s de ces peupliers, les bl&eacute;s venaient d'&ecirc;tre fauch&eacute;s, on entendait
+les cigales, et au loin les tambours et les violons de la f&ecirc;te, la
+fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l'air
+comme des fum&eacute;es d'encens. Marie est venue par ce chemin o&ugrave; il y a un
+grand noyer, je l'ai aper&ccedil;ue de loin; elle avait une robe blanche et une
+ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arriv&eacute;e,
+ses cheveux &eacute;taient d&eacute;faits, elle avait d&eacute;chir&eacute; sa robe aux buissons.
+Nous sommes rest&eacute;s ensemble jusqu'au soir. Ah! la belle journ&eacute;e! J'ai
+&eacute;t&eacute; bien heureux ce jour-l&agrave;. Pourquoi me l'as-tu prise? acheva Olivier,
+qui, pendant ses ressouvenirs, avait oubli&eacute; Urbain et le trouvait tout &agrave;
+coup devant lui. Non, reprit-il aussit&ocirc;t, ne te f&acirc;che pas, ne parlons
+plus de cela.... Je ne veux me rappeler du pass&eacute; que les bonnes choses.
+J'ai voulu revoir cet endroit. C'est bien triste, c'est comme un
+linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gel&eacute;e. Mais c'est
+&eacute;gal... je suis content d'&ecirc;tre venu. Maintenant nous nous en irons si tu
+veux.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Si tu veux</i> est joli, pensa Urbain, qui n'eut cependant pas le
+courage de railler tout haut.</p>
+
+<p>Ils rentr&egrave;rent chez eux fort tard. Le tremblement d'Olivier avait
+redoubl&eacute;. Urbain fit grand feu dans la chemin&eacute;e, et comme son ami ne
+parvenait pas &agrave; se r&eacute;chauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu
+de punch chaud.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, dit Olivier... oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je
+dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu'Urbain &eacute;tait all&eacute; chercher
+de l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Ainsi qu'il l'avait esp&eacute;r&eacute;, Olivier dormit cette nuit-l&agrave;. Mais le
+lendemain il se r&eacute;veillait avec une fi&egrave;vre c&eacute;r&eacute;brale. Urbain, effray&eacute;,
+alla chez le p&egrave;re d'Olivier, qui le re&ccedil;ut tr&egrave;s froidement et se borna &agrave;
+lui donner l'adresse de son m&eacute;decin. Urbain y courut aussit&ocirc;t, et,
+l'ayant heureusement trouv&eacute;, le ramena aupr&egrave;s d'Olivier. Le m&eacute;decin fit
+un mauvais signe de t&ecirc;te, &eacute;crivit une prescription, ordonna les plus
+grands soins, et alla redire au p&egrave;re d'Olivier que son fils &eacute;tait en
+p&eacute;ril. Laissez-moi son adresse, dit le p&egrave;re au m&eacute;decin; j'irai le voir.
+Il se mit en route en effet, mais &agrave; moiti&eacute; du chemin il revint sur ses
+pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne.</p>
+
+<p>&mdash;M. Olivier est tr&egrave;s mal, vint lui redire la servante. On a &eacute;t&eacute; oblig&eacute;
+de l'attacher sur son lit; il passe son temps &agrave; mordre une grosse
+poign&eacute;e de cheveux et crie &agrave; faire peur: Marie! Marie!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit le p&egrave;re, Marie, c'est le nom de cette femme. Mal d'amour... &ccedil;a
+n'est pas mortel. Qu'est-ce qui le soigne?</p>
+
+<p>&mdash;Un de ses amis, r&eacute;pondit la servante, celui qui est venu ici, il est
+tr&egrave;s inquiet....</p>
+
+<p>Au bout de huit jours Olivier n'allait pas mieux. Urbain vint trouver le
+p&egrave;re et lui demanda de l'argent. Celui-ci lui en remit un peu, mais avec
+un air si maussade, qu'Urbain lui dit tr&egrave;s s&egrave;chement:</p>
+
+<p>&mdash;Le m&eacute;decin ne r&eacute;pond pas de votre fils. En cas de malheur, devrai-je
+vous pr&eacute;venir pour l'enterrement, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, r&eacute;pondit tranquillement le p&egrave;re.</p>
+
+<p>Lazare et les autres artistes ayant appris la maladie d'Olivier &eacute;taient
+accourus, et se relayaient pour venir aupr&egrave;s de lui la nuit. Urbain
+&eacute;tait d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;; il avait racont&eacute; au m&eacute;decin l'histoire d'Olivier et de
+Marie, la part qu'il y avait eue, et le long d&eacute;sespoir dont son ami
+avait &eacute;t&eacute; atteint quand il s'&eacute;tait trouv&eacute; s&eacute;par&eacute; de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;D&egrave;s qu'il sera un peu mieux, dit le m&eacute;decin, il faudra le retirer de
+cette chambre et l'&eacute;loigner de tout ce qui pourrait lui rappeler cette
+femme. Au bout d'une dizaine de jours le d&eacute;lire devint moins fr&eacute;quent.
+On transporta Olivier au logement de Lazare, situ&eacute; pr&egrave;s de la maison
+d'Urbain. Les <i>Buveurs d'eau</i> mirent leur habitation sens dessus dessous
+pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le m&eacute;decin commen&ccedil;a &agrave;
+donner des esp&eacute;rances. D'apr&egrave;s les conseils de Lazare, Urbain avait
+cess&eacute; de venir d&egrave;s l'&eacute;poque o&ugrave; Olivier avait commenc&eacute; &agrave; retrouver un peu
+de raison. Quand Olivier, hors de danger, demanda apr&egrave;s lui, Lazare
+r&eacute;pondit qu'Urbain &eacute;tait en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de
+Marie commen&ccedil;ait &agrave; rena&icirc;tre dans le c&oelig;ur d'Olivier; mais ce souvenir
+n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; plus la douleur ni le d&eacute;sespoir, c'&eacute;tait la m&eacute;lancolie,
+muse r&ecirc;veuse et caressante. La convalescence d'Olivier, h&acirc;t&eacute;e par les
+soins fraternels de ses amis, fut entour&eacute;e de toutes les distractions
+qui pouvaient &eacute;loigner son c&oelig;ur d'une rechute. Enfin le jour de la
+premi&egrave;re sortie arriva. C'&eacute;tait au commencement de mars; Lazare et
+Valentin conduisirent Olivier dans le jardin du Luxembourg. Des ch&oelig;urs
+d'oiseaux, perch&eacute;s dans les arbres verdissants, r&eacute;citaient le prologue
+de la saison nouvelle, dont ce beau jour &eacute;tait comme le premier sourire.</p>
+
+<p>En ce moment, &agrave; quelques pas du banc o&ugrave; ils &eacute;taient assis, un jeune
+homme passait avec une jeune femme, se tenant par le bras et riant tout
+haut. Leurs &eacute;clats de rire firent tourner la t&ecirc;te &agrave; Olivier. Avant que
+Lazare et Valentin eussent eu le temps de le retenir, il s'&eacute;tait lev&eacute; de
+son banc et avait couru apr&egrave;s Urbain.</p>
+
+<p>&mdash;Olivier! s'&eacute;cria Urbain en reconnaissant son ancien ami; et sur un
+signe que lui fit Lazare il ajouta: Je suis arriv&eacute; de voyage seulement
+hier: je devais aller te voir... mais je savais de tes nouvelles.</p>
+
+<p>La compagne d'Urbain s'&eacute;tait retir&eacute;e un peu &agrave; l'&eacute;cart.</p>
+
+<p>&mdash;Et Marie? demanda Olivier, dont le c&oelig;ur avait tout d'abord trembl&eacute; en
+rencontrant le peintre son ami avec une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit Urbain, j'ai &eacute;t&eacute; absent de Paris. D'ailleurs je ne m'en suis
+point inqui&eacute;t&eacute;. J'ai l'oubli prompt. Voici qui doit te le prouver,
+ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme qui &eacute;tait avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Olivier avec un &eacute;clair de regard qui trahissait la joie
+int&eacute;rieure, j'&eacute;tais bien s&ucirc;r que tu ne l'aimais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Celle-l&agrave; aussi s'appelle Marie, dit Urbain en indiquant sa nouvelle
+ma&icirc;tresse, et je l'aime beaucoup depuis hier. Marie est morte, Vive
+Marie!</p>
+
+<p>&mdash;J'irai vous voir, dit Olivier en quittant Urbain.</p>
+
+<p>Cette rencontre le laissa calme, et il rentra &agrave; la maison presque gai.
+Le lendemain, accompagn&eacute; de Lazare, Olivier alla pour voir son p&egrave;re et
+lui demander de l'argent qui lui revenait. Son p&egrave;re &eacute;tait absent, mais
+il trouva la servante.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente de vous revoir.
+Voici une lettre pour vous. C'est une dame qui l'a apport&eacute;e pendant que
+votre p&egrave;re n'y &eacute;tait pas, heureusement! Car il l'aurait d&eacute;chir&eacute;e comme
+il a fait des autres. Il &eacute;tait bien en col&egrave;re apr&egrave;s cette dame, et il
+m'a menac&eacute; de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.</p>
+
+<p>Olivier avait d&eacute;j&agrave; ouvert la lettre. Elle &eacute;tait de Marie et ne contenait
+que ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai &eacute;crit trois fois:
+Vous ne m'avez pas r&eacute;pondu, Olivier! Vous avez cru comme tant d'autres,
+sans doute, en me voyant arr&ecirc;t&eacute;e, que j'&eacute;tais coupable. Pourtant on ne
+voulait de moi que des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien,
+je n'ai pu rien dire. On m'a remise en libert&eacute;. Voil&agrave; quinze jours que
+je vous attends. Vous ne m'avez pas pardonn&eacute; sans doute. Je vous
+attendrai encore deux jours &agrave; mon ancien logement. Si je ne vous vois
+pas je quitterai Paris. Mon d&eacute;part est arr&ecirc;t&eacute;: j'ai vendu mes meubles.
+Je voudrais seulement vous dire adieu, et apr&egrave;s vous resterez libre. Je
+vous jure que je n'ai pas revu Urbain et que je ne l'ai jamais aim&eacute;.
+J'ai souvent attendu, bien avant dans la nuit, devant la maison de votre
+p&egrave;re, comptant vous voir rentrer.... Mais vous ne rentriez pas.... C'est
+la derni&egrave;re fois que je vous &eacute;cris, et dans deux jours je serai partie.
+Au revoir, ou pour toujours, adieu.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous a-t-on remis cette lettre? demanda Olivier &agrave; la servante.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a cinq ou six jours, r&eacute;pondit celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Il est trop tard! s'&eacute;cria Olivier. Oh! mon p&egrave;re! Cependant il for&ccedil;a
+Lazare &agrave; l'accompagner &agrave; l'ancienne demeure de Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Duchampy est partie depuis quatre jours, dit le portier.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux &ccedil;a! murmura Lazare; et il emmena Olivier.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins Urbain ne l'a pas revue, pensa Olivier, dont l'amour
+commen&ccedil;ait &agrave; tourner &agrave; la po&eacute;sie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Un_poete_de_gouttieres" id="Un_poete_de_gouttieres"></a><a href="#table">Un po&egrave;te de goutti&egrave;res</a></h2>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+
+<p>Il y a maintenant &agrave; Paris plus de po&egrave;tes que de becs de gaz. Et si la
+police n'y met ordre, le nombre ira encore en croissant de jour en jour.
+Peu de maisons de la capitale sont priv&eacute;es d'un <i>vates</i> quelconque.
+Perch&eacute; dans les mansardes, il emp&ecirc;che ses voisins de dormir par les
+convulsions et les coliques d'un lyrisme nocturne. C'est dans le nid
+d'un de ces oiseaux de goutti&egrave;re qui pondent, bon an, mal an, deux ou
+trois milliers de vers, que nous introduirons le lecteur.</p>
+
+<p>Melchior (il s'appelait Melchior) habitait rue de la Tour-d'Auvergne une
+chambre de cent francs dans laquelle il faisait de la po&eacute;sie lyrique.
+Cette chambre &eacute;tait meubl&eacute;e d'un de ces mobiliers qui sont la terreur
+des propri&eacute;taires, aux approches du terme surtout. Melchior avait dans
+un bureau une place qui lui rapportait quarante francs par mois, et ne
+lui prenait que trois heures par jour. Ce fut &agrave; la suite d'un premier
+amour tr&egrave;s f&eacute;cond en orages qu'il s'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; prendre la lyre.</p>
+
+<p>Ses amis encourag&egrave;rent sa d&eacute;plorable manie en le comparant &agrave; Lamartine,
+et, dans le t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, avec sa modestie qui, comme celle de tant
+d'autres, n'&eacute;tait que l'hypocrisie de l'orgueil, Melchior s'avouait, &agrave;
+part lui, qu'il pourrait bien un jour justifier la comparaison. Il
+avait, du reste, une foi in&eacute;branlable en lui-m&ecirc;me, et croyait
+enti&egrave;rement au <i>nascuntur poetae</i> de l'orateur romain. Si parfois il lui
+venait quelques doutes sur sa vocation, il se h&acirc;tait de les dissiper par
+la lecture d'un de ses po&egrave;mes, et devant cette &oelig;uvre de son c&oelig;ur il
+entrait en des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il
+battait des mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s'il
+n'avait pas une aur&eacute;ole au front, et il en voyait une. Dans ces
+moments-l&agrave;, Melchior aurait voulu pouvoir se d&eacute;doubler, afin qu'une
+moiti&eacute; de lui-m&ecirc;me s'inclin&acirc;t devant l'autre. Et tout cela de bonne foi,
+sinc&egrave;rement, r&eacute;ellement, croyant bien qu'il ne se rendait pas la moiti&eacute;
+des honneurs qui lui &eacute;taient dus.</p>
+
+<p>Au reste, ces ridicules n'&eacute;taient pas inh&eacute;rents &agrave; la nature de Melchior.
+Ils lui avaient &eacute;t&eacute; inocul&eacute;s par les amis au milieu desquels il vivait,
+et qui lui assuraient chaque jour qu'il &eacute;tait appel&eacute; &agrave; de hautes
+destin&eacute;es po&eacute;tiques. Si les personnes sens&eacute;es qui s'int&eacute;ressaient &agrave; lui
+essayaient de lui montrer dans quelle voie fausse il s'engageait aussi
+gratuitement, Melchior se r&eacute;criait. Il r&eacute;pondait qu'il avait une mission
+&agrave; remplir, que les po&egrave;tes sont les pr&ecirc;tres de l'humanit&eacute;, et que, d&ucirc;t-il
+mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc. Melchior avait
+d'ailleurs une id&eacute;e fixe. Il voulait &eacute;lever &agrave; la m&eacute;moire de son premier
+amour un superbe monument po&eacute;tique au front duquel il placerait le nom
+de sa ma&icirc;tresse, pour le faire passer &agrave; la post&eacute;rit&eacute; &agrave; c&ocirc;t&eacute; des noms de
+Laure et de B&eacute;atrix. Depuis deux ans il travaillait &agrave; ce po&egrave;me, et
+n'&eacute;crivait pas une strophe o&ugrave; il ne plant&acirc;t deux saules et n'allum&acirc;t une
+aur&eacute;ole. Chaque fois qu'il avait ajout&eacute; une centaine de nouveaux vers &agrave;
+son po&egrave;me d'amour, il r&eacute;unissait ses amis dans des soir&eacute;es o&ugrave; l'on
+buvait de l'eau non filtr&eacute;e, et il leur lisait ses nouvelles &eacute;l&eacute;gies
+qu'on applaudissait avec fureur.</p>
+
+<p>Ces lectures &eacute;taient ordinairement accompagn&eacute;es d'une mise en sc&egrave;ne dont
+les ridicules &eacute;taient peut-&ecirc;tre excusables &agrave; cause du sentiment profond
+et sinc&egrave;re o&ugrave; ils avaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les
+fragments de son po&egrave;me d'amour sur une table o&ugrave; il avait d'avance
+dispos&eacute; sym&eacute;triquement toutes les reliques qui lui &eacute;taient rest&eacute;es de
+cette grande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un
+masque de bal, des bouquets fan&eacute;s, etc., tout cet attirail sentimental
+&eacute;tait ordinairement accroch&eacute; au fond de son alc&ocirc;ve. Au milieu se
+d&eacute;tachait son masque &agrave; lui, moul&eacute; en pl&acirc;tre et entour&eacute; d'un lambeau
+d'&eacute;toffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces pu&eacute;rilit&eacute;s &eacute;taient du
+reste gravement accept&eacute;es par les amis de Melchior, qui, pendant plus de
+deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fid&eacute;lit&eacute; la religion du
+souvenir. Une des autres manies de ce singulier gar&ccedil;on &eacute;tait celle-ci:
+il achetait tous les volumes de vers &agrave; couvertures multicolores qui,
+deux fois l'an, au printemps et &agrave; l'automne, viennent s'abattre sur les
+rampes des quais. Il ne se publiait pas un seul h&eacute;mistiche qu'il n'en
+e&ucirc;t connaissance; un de ses amis, gar&ccedil;on de bon sens, qui appelait ce
+genre de recueil les <i>Punaises de la librairie</i>, lui ayant demand&eacute;
+pourquoi il d&eacute;pensait son argent &agrave; d'aussi b&ecirc;tes acquisitions, Melchior
+lui r&eacute;pondit qu'il fallait bien se tenir au courant des progr&egrave;s de
+l'art. Le fait est qu'il voulait simplement juger s'il &eacute;tait de la force
+des auteurs des <i>Soupirs nocturnes</i>, <i>Matutina</i> et autres <i>Brises de mai</i>.
+Chaque fois qu'il paraissait un de ces abominables recueils, Melchior se
+le procurait et assemblait tout le clan des po&egrave;tereaux de sa
+connaissance pour leur donner lecture du po&egrave;me nouveau, et lorsque de
+son avis et de celui de ses admirateurs la comparaison tournait &agrave; son
+avantage, il &eacute;tait content et acceptait sans conteste la sup&eacute;riorit&eacute;
+qu'on lui accordait. C'&eacute;tait un spectacle vraiment bien curieux que ces
+r&eacute;unions o&ugrave; un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaient sans
+rire avec les plus graves questions d'art et se drapaient
+pr&eacute;tentieusement dans le manteau de leur <i>sainte mis&egrave;re</i>: ces soir&eacute;es se
+terminaient ordinairement par une lecture &agrave; haute voix du <i>Chatterton</i>
+de M. Alfred de Vigny. C'est avec ce livre que Melchior avait achev&eacute; de
+se griser l'esprit; et combien de jeunes gens comme lui ont bu le poison
+de l'amour-propre dans ces pages br&ucirc;lantes!</p>
+
+<p>Le drame de <i>Chatterton</i> est certainement une belle &oelig;uvre, mais son
+succ&egrave;s a d&ucirc; souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de
+son auteur, qui aurait pourtant d&ucirc; pr&eacute;voir la dangereuse influence que
+ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanit&eacute;s
+ambitieuses. <i>Chatterton</i> est une de ces cr&eacute;ations qui ont tout
+l'attrait de l'ab&icirc;me, et cette pi&egrave;ce, qui n'est apr&egrave;s tout, sous forme
+dramatique, que l'apoth&eacute;ose de l'orgueil et de la m&eacute;diocrit&eacute;, avec le
+suicide pour conclusion, a peut-&ecirc;tre ouvert bien des tombes. Mais &agrave; coup
+s&ucirc;r les repr&eacute;sentations de <i>Chatterton</i> ont cr&eacute;&eacute; cette lamentable &eacute;cole
+de po&egrave;tes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n'a pas
+s&eacute;vi avec assez de violence. Je l'ai dit d&eacute;j&agrave;, Melchior et ses amis
+faisaient partie de cette bande, et ils avaient invent&eacute; pour leur usage
+cette maxime singuli&egrave;re &laquo;que la mis&egrave;re est l'engrais du talent.&raquo; Bien
+que plusieurs occasions se fussent pr&eacute;sent&eacute;es qui auraient aid&eacute; Melchior
+&agrave; sortir de sa mauvaise situation, il s'obstinait &agrave; y demeurer; cette
+mis&egrave;re, disait-il, &eacute;tait une ombre o&ugrave; rayonnaient mieux ces deux pures
+&eacute;toiles: la po&eacute;sie et le souvenir de son premier amour. Et puis la
+mis&egrave;re! la mis&egrave;re, cela pr&ecirc;te si bien &agrave; l'&eacute;l&eacute;gie et au dithyrambe! cela
+fournit naturellement de si glorieux parall&egrave;les! Melchior, lui, ne
+trouvait m&ecirc;me pas la sienne assez compl&egrave;te. Martyr, &agrave; sa couronne il
+manquait une &eacute;pine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la
+fatalit&eacute; qui se montrait si cl&eacute;mente &agrave; son &eacute;gard, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; si
+rigoureuse pour ses fr&egrave;res. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait
+l'h&ocirc;pital, et ne d&eacute;sirait rien tant qu'une bonne maladie qui lui
+permettrait d'aller &agrave; son tour chanter un hymne &agrave; la douleur sur un
+grabat de l'H&ocirc;tel-Dieu. Mais cette satisfaction lui &eacute;tait refus&eacute;e par le
+sort, et malgr&eacute; les privations de toute nature qu'il subissait, et
+s'imposait m&ecirc;me parfois, sa robuste sant&eacute; donnait un rubicond d&eacute;menti &agrave;
+ses allures de po&egrave;te &eacute;l&eacute;giaque. Mais Melchior &eacute;tait obstin&eacute;, et voyant
+que le sort lui refusait la <i>gloire d'aller souffrir dans le lit de
+Gilbert,</i> il imagina une combinaison aussi ridicule que p&eacute;rilleuse pour
+s'ouvrir la porte de <i>l'asile des douleurs.</i> Il se mit pendant quinze
+jours &agrave; un r&eacute;gime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un
+livre de m&eacute;decine, il &eacute;tudia, pour les simuler autant que possible, les
+sympt&ocirc;mes d'une maladie qui, &agrave; son d&eacute;but, ne se manifeste que par un
+affaiblissement g&eacute;n&eacute;ral accompagn&eacute; d'une toux l&eacute;g&egrave;re et fr&eacute;quente.
+Lorsqu'il crut savoir assez convenablement son r&ocirc;le de phtisique pour
+affronter l'examen de la science, Melchior r&eacute;solut d'aller se pr&eacute;senter
+&agrave; la consultation de l'H&ocirc;tel-Dieu. La veille du jour qu'il avait choisi,
+il fit par un temps affreux une course d'environ dix lieues dans les
+environs de Paris, et lorsqu'il arriva &agrave; l'h&ocirc;pital, la fatigue l'avait
+si bien grim&eacute; et le froid l'avait si bien enrhum&eacute;, qu'il avait l'air
+d'un poitrinaire authentique.... Quand son tour fut venu de passer &agrave; la
+visite, Melchior aurait bien donn&eacute; cent de ses plus beaux vers pour
+cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si &eacute;pouvantable, et la
+peur de voir sa ruse d&eacute;couverte lui avait procur&eacute; une si belle fi&egrave;vre,
+que le m&eacute;decin lui signa sur-le-champ un bulletin d'admission.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est votre profession? lui demanda-t-il &agrave; titre de
+renseignement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis po&egrave;te, monsieur, r&eacute;pondit Melchior en prenant une pose fatale;
+c'est-&agrave;-dire un de ces malheureux que la brutalit&eacute; du si&egrave;cle abandonne
+sans piti&eacute; &agrave; toutes les mis&egrave;res, et que....</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon! C'est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n'en mourrez
+pas cette fois-ci.</p>
+
+<p>Un candidat acad&eacute;mique qui vient d'&ecirc;tre &eacute;lu n'est pas plus heureux, en
+s'asseyant pour la premi&egrave;re fois dans son fauteuil, que ne le fut
+Melchior lorsqu'il entra dans la salle de l'h&ocirc;pital.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voil&agrave;
+donc sur cet affreux grabat des mis&egrave;res humaines, et sur-le-champ il
+commen&ccedil;a une ode <i>&Agrave; l'h&ocirc;pital.</i> Voici quel &eacute;tait son but: une fois cette
+ode achev&eacute;e, et il &eacute;tait bien convenu qu'elle serait sublime, Melchior
+la datait du <i>Lieu des douleurs</i>, et il l'adressait &agrave; la <i>Revue des
+Deux-Mondes</i>, qui s'empressait de l'imprimer, cela &eacute;tait encore convenu.
+L'ode imprim&eacute;e excitait l'admiration g&eacute;n&eacute;rale. La presse, le public,
+tout le monde s'inqui&eacute;tait de ce po&egrave;te martyr, de cet autre Gilbert, de
+ce fr&egrave;re de Moreau, qui agonisait sur un <i>inf&acirc;me grabat</i>, etc., etc. Et
+alors, cela &eacute;tait toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son
+<i>lit de souffrance</i>. Les femmes du monde arrivaient en &eacute;quipage et
+voulaient jeter sur les blessures de son &acirc;me le baume de leurs
+consolations. La chambre des d&eacute;put&eacute;s elle-m&ecirc;me s'&eacute;mouvait; le ministre
+&eacute;tait interpell&eacute; et donnait une pension &agrave; Melchior pour faire taire les
+criailleries des journaux lib&eacute;raux qui hurleraient: <i>Encore un grand
+po&egrave;te qui se meurt de mis&egrave;re!</i> Les &eacute;diteurs accouraient en foule et se
+disputaient l'honneur d'imprimer les vers de Melchior. La c&eacute;l&eacute;brit&eacute;
+chantait son nom dans tous les carrefours de l'univers, et il faisait
+rench&eacute;rir le laurier. Tel &eacute;tait s&eacute;rieusement le plan combin&eacute; par
+Melchior. Pendant huit jours il travailla donc &agrave; son ode, qui,
+lorsqu'elle fut termin&eacute;e ne comptait pas moins de trois cents vers.
+C'&eacute;tait un ramassis de vulgarit&eacute;s et de pr&eacute;tentions, une &eacute;l&eacute;gie
+dithyrambique encadr&eacute;e dans une forme poncive et &eacute;crite dans un style
+m&eacute;diocre. Le po&egrave;te l'adressa &agrave; une grande revue, et s'endormit, s&ucirc;r de
+son affaire.</p>
+
+<p>Mais les choses ne se pass&egrave;rent point comme le po&egrave;te l'avait esp&eacute;r&eacute;. La
+grande revue n'imprima point son ode; l'univers entier ignora qu'il
+&eacute;tait &agrave; l'h&ocirc;pital; les femmes du monde all&egrave;rent au bois, &agrave; l'Op&eacute;ra et au
+bal; les journaux ne publi&egrave;rent aucun premier-Paris sur le nouveau
+Gilbert, et le minist&egrave;re ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme
+on &eacute;tait alors en hiver, &eacute;poque o&ugrave; les malades sont plus nombreux et les
+lits d'h&ocirc;pitaux plus recherch&eacute;s, le m&eacute;decin, voyant que la maladie de
+Melchior n'avait rien de s&eacute;rieux, lui donna &agrave; entendre qu'il e&ucirc;t &agrave;
+demander son <i>exeat</i>, s'il ne pr&eacute;f&eacute;rait pas qu'on le lui offr&icirc;t. Il
+retourna donc chez lui; mais, durant son s&eacute;jour &agrave; l'h&ocirc;pital, l'ennui,
+les drogues et les tisanes qu'il avait &eacute;t&eacute; forc&eacute; de prendre pour faire
+croire &agrave; cette fausse maladie, en avaient d&eacute;termin&eacute; une vraie, et cette
+le&ccedil;on le fit un peu revenir sur le bonheur qu'on &eacute;prouve &agrave; <i>souffrir
+dans le lit de Gilbert.</i> Lorsqu'il fut gu&eacute;ri il alla &agrave; la <i>Revue</i> savoir
+ce qu'on pensait de son ode et &agrave; quelle &eacute;poque on l'imprimerait. On lui
+r&eacute;pondit qu'on ne l'imprimerait pas, et il parut &eacute;tonn&eacute;.</p>
+
+<p>Cependant cette m&eacute;saventure ne fit point renoncer Melchior &agrave; son
+syst&egrave;me: il commen&ccedil;a de nouveau &agrave; se <i>monter des coups</i>, comme on dit,
+et il ne se passait gu&egrave;re de jours o&ugrave; il ne s'ouvr&icirc;t en r&ecirc;ve de radieux
+chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il
+caressait son id&eacute;e fixe, qui &eacute;tait, comme on le sait, d'&eacute;lever un
+monument po&eacute;tique &agrave; celle qui avait eu les pr&eacute;mices de son c&oelig;ur. Il ne
+lui manquait plus que cinq cents francs pour r&eacute;aliser ce beau r&ecirc;ve, en
+faisant imprimer son volume d'&eacute;l&eacute;gies. Un beau matin il ne lui manqua
+plus rien: un oncle qu'il avait en Bourgogne mourut subitement, et une
+somme de douze cents francs d&eacute;gringola avec un grand fracas du testament
+de l'oncle jusqu'au milieu de la mis&egrave;re du neveu, qui, sans faire ni une
+ni deux, courut chez un imprimeur s'entendre pour l'impression de son
+livre.</p>
+
+<p>Le jour o&ugrave; il devait recevoir l'&eacute;preuve de la premi&egrave;re feuille de son
+livre, Melchior convoqua ses amis &agrave; une grande soir&eacute;e litt&eacute;raire et les
+pria d'amener leurs ma&icirc;tresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d'un
+auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et &agrave;
+l'heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior
+&eacute;tait en habit noir et en cravate blanche &agrave; n&oelig;ud m&eacute;lancolique; il
+allait commencer, apr&egrave;s une petite allocution aux dames, la lecture du
+po&egrave;me, d&eacute;j&agrave; lu tant de fois, lorsqu'un nouveau couple retardataire entra
+subitement au milieu de l'assembl&eacute;e. C'&eacute;tait un ami de Melchior,
+accompagn&eacute; de sa ma&icirc;tresse de la veille.</p>
+
+<p>En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de
+reconna&icirc;tre son idole, sa premi&egrave;re ma&icirc;tresse, qu'il croyait morte depuis
+deux ans en Angleterre, o&ugrave; l'avait entra&icirc;n&eacute;e un mari barbare et jaloux.
+La dame, en r&eacute;alit&eacute;, avait bien &eacute;t&eacute; en Angleterre; mais elle n'avait
+point tard&eacute; &agrave; jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et
+apr&egrave;s deux ann&eacute;es de s&eacute;jour parmi les brouillards de Londres, elle &eacute;tait
+depuis trois mois revenue faire de la boh&egrave;me galante sous le soleil de
+Paris. Pour le moment elle n'&eacute;tait pas tr&egrave;s heureuse, et donna
+clairement &agrave; entendre &agrave; son ancien amant, avec qui elle &eacute;tait rest&eacute;e
+seule, qu'elle pr&eacute;f&eacute;rait une robe et des bottines &agrave; tous les po&egrave;mes du
+monde.</p>
+
+<p>Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l'imprimeur....</p>
+
+<p>&mdash;Comment, mon pauvre ch&eacute;ri, tu as &eacute;crit tout cela pour moi...
+pendant... que.... Ah! ah! c'est bien dr&ocirc;le, fit la dame.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Melchior, je t'ai aim&eacute;e en vers pendant deux ans; maintenant
+je vais t'aimer en prose. Il l'aima ainsi pendant six semaines, apr&egrave;s
+quoi il employa le reste de son argent &agrave; apprendre la tenue des livres,
+afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, o&ugrave; il est
+actuellement, aussi poss&eacute;d&eacute; de la fi&egrave;vre des chiffres qu'il le fut jadis
+de la fi&egrave;vre des rimes.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Le_manchon_de_Francine" id="Le_manchon_de_Francine"></a><a href="#table">Le manchon de Francine</a></h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Ic" id="Ic"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+
+<p>Parmi les vrais boh&eacute;miens de la vraie boh&egrave;me, j'ai connu autrefois un
+gar&ccedil;on nomm&eacute; Jacques D...; il &eacute;tait sculpteur, et promettait d'avoir un
+jour un grand talent. Mais la mis&egrave;re ne lui a pas donn&eacute; le temps
+d'accomplir ses promesses. Il est mort d'&eacute;puisement au mois de mars
+1844, &agrave; l'h&ocirc;pital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.</p>
+
+<p>J'ai connu Jacques &agrave; l'h&ocirc;pital, o&ugrave; j'&eacute;tais moi-m&ecirc;me d&eacute;tenu par une
+longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai dit, l'&eacute;toffe d'un grand
+talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire. Pendant les deux
+mois que je l'ai fr&eacute;quent&eacute;, et durant lesquels il se sentait berc&eacute; dans
+les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule
+fois, ni se livrer &agrave; ces lamentations qui ont rendu si ridicule
+l'artiste incompris. Il est mort sans <i>pose</i>, en faisant l'horrible
+grimace des agonisants. Cette mort me rappelle m&ecirc;me une des sc&egrave;nes les
+plus atroces que j'aie jamais vues dans ce caravans&eacute;rail des douleurs
+humaines. Son p&egrave;re, instruit de l'&eacute;v&eacute;nement, &eacute;tait venu pour r&eacute;clamer le
+corps et avait longtemps marchand&eacute; pour donner les trente-six francs
+r&eacute;clam&eacute;s par l'administration. Il avait marchand&eacute; aussi pour le service
+de l'&eacute;glise, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par lui rabattre
+six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bi&egrave;re, l'infirmier
+enleva la serpilli&egrave;re de l'h&ocirc;pital et demanda &agrave; un des amis du d&eacute;funt
+qui se trouvait l&agrave; de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui
+n'avait pas le sou, alla trouver le p&egrave;re de Jacques, qui entra dans une
+col&egrave;re atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer.</p>
+
+<p>La s&oelig;ur novice qui assistait &agrave; ce monstrueux d&eacute;bat jeta un regard sur
+le cadavre et laissa &eacute;chapper cette tendre et na&iuml;ve parole:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme cela, ce pauvre gar&ccedil;on:
+il fait si froid, donnez-lui au moins une chemise, qu'il n'arrive pas
+tout nu devant le bon Dieu.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re donna cinq francs &agrave; l'ami pour avoir une chemise; mais il lui
+recommanda d'aller chez un fripier de la rue Grange aux Belles qui
+vendait du linge d'occasion.</p>
+
+<p>&mdash;Cela co&ucirc;tera moins cher, ajouta-t-il. Cette cruaut&eacute; du p&egrave;re de Jacques
+me fut expliqu&eacute;e plus tard; il &eacute;tait furieux que son fils e&ucirc;t embrass&eacute;
+la carri&egrave;re des arts, et sa col&egrave;re ne s'&eacute;tait pas apais&eacute;e, m&ecirc;me devant
+un cercueil. Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son
+manchon. J'y reviens: mademoiselle Francine avait &eacute;t&eacute; la premi&egrave;re et
+unique ma&icirc;tresse de Jacques, qui n'&eacute;tait pourtant pas mort vieux, car il
+avait &agrave; peine vingt-trois ans &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; son p&egrave;re voulait le laisser
+mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a &eacute;t&eacute; cont&eacute; par Jacques
+lui-m&ecirc;me, alors qu'il &eacute;tait le num&eacute;ro 14 et moi le num&eacute;ro 16 de la salle
+Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir. Ah! tenez, lecteur,
+avant de commencer ce r&eacute;cit, qui serait une belle chose si je pouvais le
+raconter tel qu'il m'a &eacute;t&eacute; fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer
+une pipe dans la vieille pipe de terre qu'il m'a donn&eacute;e le jour o&ugrave; le
+m&eacute;decin lui en avait d&eacute;fendu l'usage. Pourtant la nuit, quand
+l'infirmier dormait, mon ami Jacques m'empruntait sa pipe et me
+demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit dans ces grandes
+salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre!</p>
+
+<p>&mdash;Rien qu'une ou deux bouff&eacute;es, me disait-il, et je le laissais faire,
+et la s&oelig;ur Sainte-Genevi&egrave;ve n'avait point l'air de sentir la fum&eacute;e
+lorsqu'elle passait faire sa ronde. Ah! bonne s&oelig;ur! que vous &eacute;tiez
+bonne, et comme vous &eacute;tiez belle aussi quand vous veniez nous jeter
+l'eau b&eacute;nite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous
+les vo&ucirc;tes sombres, drap&eacute;e dans vos voiles blancs, qui faisaient de si
+beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! bonne s&oelig;ur! vous
+&eacute;tiez la B&eacute;atrice de cet enfer. Si douces &eacute;taient vos consolations,
+qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami
+Jacques n'&eacute;tait pas mort un jour qu'il tombait de la neige, il vous
+aurait sculpt&eacute; une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule,
+bonne s&oelig;ur Sainte-Genevi&egrave;ve!</p>
+
+<p>UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon? je ne vois pas le manchon, moi.</p>
+
+<p>AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine? o&ugrave; est-elle donc?</p>
+
+<p>PREMIER LECTEUR. Ce n'est point tr&egrave;s gai, cette histoire!</p>
+
+<p>DEUXI&Egrave;ME LECTEUR. Nous allons voir la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande bien pardon, messieurs, c'est la pipe de mon ami
+Jacques qui m'a entra&icirc;n&eacute; dans ces digressions. Mais d'ailleurs je n'ai
+point jur&eacute; de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai tous les
+jours, la boh&egrave;me.</p>
+
+<p>Jacques et Francine s'&eacute;taient rencontr&eacute;s dans une maison de la rue de la
+Tour-d'Auvergne, o&ugrave; ils &eacute;taient emm&eacute;nag&eacute;s en m&ecirc;me temps au terme
+d'avril.</p>
+
+<p>L'artiste et la jeune fille rest&egrave;rent huit jours avant d'entamer ces
+relations de voisinage qui sont presque toujours forc&eacute;es lorsqu'on
+habite sur le m&ecirc;me carr&eacute;; cependant, sans avoir &eacute;chang&eacute; une seule
+parole, ils se connaissaient d&eacute;j&agrave; l'un l'autre. Francine savait que son
+voisin &eacute;tait un pauvre diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa
+voisine &eacute;tait une petite couturi&egrave;re sortie de sa famille pour &eacute;chapper
+aux mauvais traitements d'une belle-m&egrave;re. Elle faisait des miracles
+d'&eacute;conomie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme
+elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne l'enviait point. Voici
+comment ils en vinrent tous deux &agrave; passer par la commune loi de la
+cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui
+harass&eacute; de fatigue, &agrave; jeun depuis le matin et profond&eacute;ment triste, d'une
+de ces tristesses vagues qui n'ont point de cause pr&eacute;cise et qui vous
+prennent partout, &agrave; toute heure, esp&egrave;ce d'apoplexie du c&oelig;ur &agrave; laquelle
+sont particuli&egrave;rement sujets les malheureux qui vivent solitaires.
+Jacques, qui se sentait &eacute;touffer dans son &eacute;troite cellule, ouvrit la
+fen&ecirc;tre pour respirer un peu. La soir&eacute;e &eacute;tait belle, et le soleil
+couchant d&eacute;ployait ses m&eacute;lancoliques f&eacute;eries sur les collines de
+Montmartre. Jacques resta pensif &agrave; sa crois&eacute;e, &eacute;coutant le ch&oelig;ur ail&eacute;
+des harmonies printani&egrave;res qui chantaient dans le calme du soir, et cela
+augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta
+un croassement, il songea au temps o&ugrave; les corbeaux apportaient du pain &agrave;
+&Eacute;lie, le pieux solitaire, et il fit cette r&eacute;flexion que les corbeaux
+n'&eacute;taient plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa
+fen&ecirc;tre, tira le rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de
+l'huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de r&eacute;sine qu'il avait
+rapport&eacute;e d'un voyage &agrave; la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus
+triste, il bourra sa pipe.</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet,
+murmura-t-il, et il se mit &agrave; fumer.</p>
+
+<p>Il fallait qu'il f&ucirc;t bien triste ce soir-l&agrave;, mon ami Jacques, pour qu'il
+songe&acirc;t &agrave; cacher le pistolet. C'&eacute;tait sa ressource supr&ecirc;me dans les
+grandes crises, et elle lui r&eacute;ussissait assez ordinairement. Voici en
+quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur lequel il
+r&eacute;pandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'&agrave; ce que le
+nuage de fum&eacute;e qui sortait de sa pipe f&ucirc;t devenu assez &eacute;pais pour lui
+d&eacute;rober tous les objets qui &eacute;taient dans sa petite chambre, et surtout
+un pistolet accroch&eacute; au mur. C'&eacute;tait l'affaire d'une dizaine de pipes.
+Quand le pistolet &eacute;tait enti&egrave;rement devenu invisible, il arrivait
+presque toujours que la fum&eacute;e et le laudanum combin&eacute;s endormaient
+Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l'abandonnait au
+seuil de ses r&ecirc;ves. Mais, ce soir-l&agrave;, il avait us&eacute; tout son tabac, le
+pistolet &eacute;tait parfaitement cach&eacute;, et Jacques &eacute;tait toujours am&egrave;rement
+triste. Ce soir-l&agrave;, au contraire, mademoiselle Francine &eacute;tait
+extr&ecirc;mement gaie en rentrant chez elle, et sa gaiet&eacute; &eacute;tait en cause,
+comme la tristesse de Jacques: c'&eacute;tait une de ces joies qui tombent du
+ciel et que le bon Dieu jette dans les bons c&oelig;urs. Donc, mademoiselle
+Francine &eacute;tait en belle humeur, et chantonnait en montant l'escalier.
+Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entr&eacute; par la
+fen&ecirc;tre ouverte du carr&eacute; &eacute;teignit brusquement sa chandelle.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, que c'est ennuyeux! exclama la jeune fille, voil&agrave; qu'il faut
+encore descendre et monter six &eacute;tages.</p>
+
+<p>Mais ayant aper&ccedil;u de la lumi&egrave;re &agrave; travers la porte de Jacques, un
+instant de paresse, ent&eacute; sur un sentiment de curiosit&eacute;, lui conseilla
+d'aller demander de la lumi&egrave;re &agrave; l'artiste. C'est un service qu'on se
+rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n'a rien de
+compromettant. Elle frappa donc deux petits coups &agrave; la porte de Jacques,
+qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais &agrave; peine
+eut-elle fait un pas dans la chambre, que la fum&eacute;e qui l'emplissait la
+suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle
+glissa &eacute;vanouie sur une chaise et laissa tomber &agrave; terre son flambeau et
+sa clef. Il &eacute;tait minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques
+ne jugea point &agrave; propos d'appeler du secours; il craignait d'abord de
+compromettre sa voisine. Il se borna donc &agrave; ouvrir la fen&ecirc;tre pour
+laisser p&eacute;n&eacute;trer un peu d'air; et, apr&egrave;s avoir jet&eacute; quelques gouttes
+d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir
+&agrave; elle peu &agrave; peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut enti&egrave;rement
+repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amen&eacute;e chez
+l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui &eacute;tait arriv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez
+moi.</p>
+
+<p>Et elle avait d&eacute;j&agrave; ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aper&ccedil;ut que
+non seulement elle oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle
+n'avait pas la clef de sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;tourdie que je suis, dit-elle en approchant son flambeau du cierge de
+r&eacute;sine, je suis entr&eacute;e ici pour avoir de la lumi&egrave;re, et j'allais m'en
+aller sans.</p>
+
+<p>Mais au m&ecirc;me instant le courant d'air &eacute;tabli dans la chambre par la
+porte et la fen&ecirc;tre, qui &eacute;taient rest&eacute;es entr'ouvertes, &eacute;teignit
+subitement le cierge, et les deux jeunes gens rest&egrave;rent dans
+l'obscurit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;On croirait que c'est un fait expr&egrave;s, dit Francine. Pardonnez-moi,
+monsieur, tout l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour
+faire de la lumi&egrave;re, pour que je puisse retrouver ma clef.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, mademoiselle, r&eacute;pondit Jacques en cherchant des
+allumettes &agrave; t&acirc;tons.</p>
+
+<p>Il les eut bien vite trouv&eacute;es. Mais une id&eacute;e singuli&egrave;re lui traversa
+l'esprit; il mit les allumettes dans sa poche en s'&eacute;criant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n'ai point
+une seule allumette ici, j'ai employ&eacute; la derni&egrave;re quand je suis rentr&eacute;.</p>
+
+<p>J'esp&egrave;re que voil&agrave; une ruse cr&acirc;nement bien machin&eacute;e! pensa-t-il en
+lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez
+moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y
+perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi &agrave;
+chercher, elle doit &ecirc;tre &agrave; terre.</p>
+
+<p>&mdash;Cherchons, mademoiselle, dit Jacques.</p>
+
+<p>Et les voil&agrave; tous deux dans l'obscurit&eacute; en qu&ecirc;te de l'objet perdu; mais,
+comme s'ils eussent &eacute;t&eacute; guid&eacute;s par le m&ecirc;me instinct, il arriva que
+pendant ces recherches leurs mains, qui t&acirc;tonnaient dans le m&ecirc;me
+endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils &eacute;taient
+aussi maladroits l'un que l'autre, ils ne trouv&egrave;rent point la clef.</p>
+
+<p>&mdash;La lune, qui est masqu&eacute;e par les nuages, donne en plein dans ma
+chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout &agrave; l'heure elle pourra
+&eacute;clairer nos recherches.</p>
+
+<p>Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent &agrave; causer. Une
+causerie au milieu des t&eacute;n&egrave;bres, dans une chambre &eacute;troite, par une nuit
+de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et insignifiante, aborde
+le chapitre des confidences, vous savez o&ugrave; cela m&egrave;ne.... Les paroles
+deviennent peu &agrave; peu confuses, pleines de r&eacute;ticences; la voix baisse,
+les mots s'alternent de soupirs.... Les mains qui se rencontrent ach&egrave;vent
+la pens&eacute;e, qui, du c&oelig;ur, monte aux l&egrave;vres, et.... Cherchez la conclusion
+dans vos souvenirs, &ocirc; jeunes couples! Rappelez-vous, jeune homme,
+rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd'hui la main dans la
+main, et qui ne vous &eacute;tiez jamais vus il y a deux jours!</p>
+
+<p>Enfin la lune se d&eacute;masqua, et sa lueur claire inonda la chambrette;
+mademoiselle Francine sortit de sa r&ecirc;verie en jetant un petit cri.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses
+bras.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que
+Jacques s'en aper&ccedil;&ucirc;t, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef
+qu'elle venait d'apercevoir.</p>
+
+<p>Elle ne voulait pas la retrouver.</p>
+
+<p>PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre
+les mains de ma fille.</p>
+
+<p>SECOND LECTEUR. Jusqu'&agrave; pr&eacute;sent je n'ai point encore vu un seul poil du
+manchon de mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais
+pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.</p>
+
+<p>Patience, &ocirc; lecteurs! patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous
+le donnerai &agrave; la fin, comme mon ami Jacques fit &agrave; sa pauvre amie
+Francine, qui &eacute;tait devenue sa ma&icirc;tresse, ainsi que je l'ai expliqu&eacute;
+dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle &eacute;tait blonde,
+Francine, blonde et gaie, ce qui n'est pas commun. Elle avait ignor&eacute;
+l'amour jusqu'&agrave; vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin
+prochaine lui conseilla de ne plus tarder si elle voulait le conna&icirc;tre.</p>
+
+<p>Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois. Ils
+s'&eacute;taient pris au printemps, ils se quitt&egrave;rent &agrave; l'automne. Francine
+&eacute;tait poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi:
+quinze jours apr&egrave;s s'&ecirc;tre mis avec la jeune fille, il l'avait appris
+d'un de ses amis qui &eacute;tait m&eacute;decin. &laquo;Elle s'en ira aux feuilles jaunes,&raquo;
+avait dit celui-ci.</p>
+
+<p>Francine avait entendu cette confidence, et s'aper&ccedil;ut du d&eacute;sespoir
+qu'elle causait &agrave; son ami.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importent les feuilles jaunes? lui disait-elle, en mettant tout son
+amour dans un sourire; qu'importe l'automne, nous sommes en &eacute;t&eacute; et les
+feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami.... Quand tu me verras pr&ecirc;te
+&agrave; m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m'embrassant et
+tu me d&eacute;fendras de m'en aller. Je suis ob&eacute;issante, tu sais, et je
+resterai.</p>
+
+<p>Et cette charmante cr&eacute;ature traversa ainsi pendant cinq mois les mis&egrave;res
+de la vie de boh&egrave;me, la chanson et le sourire aux l&egrave;vres. Pour Jacques,
+il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: &laquo;Francine va plus
+mal, il lui faut des soins.&raquo; Alors Jacques battait tout Paris pour
+trouver de quoi faire faire l'ordonnance du m&eacute;decin; mais Francine n'en
+voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les
+fen&ecirc;tres. La nuit, lorsqu'elle &eacute;tait prise par la toux, elle sortait de
+la chambre et allait sur le carr&eacute; pour que Jacques ne l'entend&icirc;t point.</p>
+
+<p>Un jour qu'ils &eacute;taient all&eacute;s tous les deux &agrave; la campagne, Jacques
+aper&ccedil;ut un arbre dont le feuillage &eacute;tait jaunissant. Il regarda
+tristement Francine, qui marchait lentement et un peu r&ecirc;veuse.</p>
+
+<p>Francine vit Jacques p&acirc;lir, et elle devina la cause de sa p&acirc;leur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es b&ecirc;te, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en
+juillet; jusqu'&agrave; octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et
+jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons &agrave;
+passer ensemble. Et puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux
+feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les
+feuilles sont toujours vertes.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Au mois d'octobre Francine fut forc&eacute;e de rester au lit. L'ami de Jacques
+la soignait.... La petite chambrette o&ugrave; ils logeaient &eacute;tait situ&eacute;e tout
+au haut de la maison et donnait sur une cour o&ugrave; s'&eacute;levait un arbre, qui
+chaque jour se d&eacute;pouillait davantage. Jacques avait mis un rideau &agrave; la
+fen&ecirc;tre pour cacher cet arbre &agrave; la malade; mais Francine exigea qu'on
+retir&acirc;t le rideau.</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; mon ami, disait-elle &agrave; Jacques, je te donnerai cent fois plus de
+baisers qu'il n'a de feuilles.... Et elle ajoutait: Je vais beaucoup
+mieux, d'ailleurs.... Je vais sortir bient&ocirc;t; mais comme il fera froid,
+et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m'ach&egrave;teras un manchon.</p>
+
+<p>Pendant toute la maladie, ce manchon fut son r&ecirc;ve unique. La veille de
+la Toussaint, voyant Jacques plus d&eacute;sol&eacute; que jamais, elle voulut lui
+donner du courage; et, pour lui prouver qu'elle allait mieux, elle se
+leva. Le m&eacute;decin arriva au m&ecirc;me instant: il la fit recoucher de force.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques, dit-il &agrave; l'oreille de l'artiste, du courage! Tout est fini,
+Francine va mourir. Jacques fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le
+m&eacute;decin: il n'y a plus d'espoir.</p>
+
+<p>Francine <i>entendit des yeux</i> ce que le m&eacute;decin avait dit &agrave; son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'&eacute;coute pas, s'&eacute;cria-t-elle en &eacute;tendant les bras vers Jacques, ne
+l'&eacute;coute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la
+Toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon.... Je t'en prie, j'ai
+peur des engelures pour cet hiver.</p>
+
+<p>Jacques allait sortir avec son ami; mais Francine retint le m&eacute;decin
+aupr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Va chercher mon manchon, dit-elle &agrave; Jacques, prends-le beau, qu'il
+dure longtemps.</p>
+
+<p>Et quand elle fut seule, elle dit au m&eacute;decin:</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; monsieur, je vais mourir, et je le sais.... Mais avant de m'en aller,
+trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je vous
+en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure apr&egrave;s,
+puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps....</p>
+
+<p>Comme le m&eacute;decin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans
+la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrach&eacute;e &agrave;
+l'arbre de la petite cour.</p>
+
+<p>Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre d&eacute;pouill&eacute; compl&egrave;tement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la derni&egrave;re, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne mourrez que demain, lui dit le m&eacute;decin, vous avez une nuit &agrave;
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle sera
+longue. Jacques rentra; il apportait un manchon. Il est bien joli, dit
+Francine; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avec Jacques.</p>
+
+<p>Le lendemain, jour de la Toussaint, &agrave; l'<i>Angelus</i> de midi, elle fut
+prise par l'agonie et tout son corps se mit &agrave; trembler.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon. Et elle
+plongea ses pauvres mains dans la fourrure.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini, dit le m&eacute;decin &agrave; Jacques; va l'embrasser. Jacques colla
+ses l&egrave;vres &agrave; celles de son amie. Au dernier moment on voulait lui
+retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait
+froid. Ah! mon pauvre Jacques.... Ah! mon pauvre Jacques... qu'est-ce que
+tu vas devenir? Ah! mon Dieu!</p>
+
+<p>Et le lendemain Jacques &eacute;tait seul.</p>
+
+<p>PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que ce n'&eacute;tait point gai, cette
+histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, lecteur? on ne peut pas toujours rire.</p>
+
+
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+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIc" id="IIc"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+
+<p>C'&eacute;tait le matin du jour de la Toussaint: Francine venait de mourir.</p>
+
+<p>Deux hommes veillaient au chevet: l'un, qui se tenait debout, &eacute;tait le
+m&eacute;decin; l'autre, agenouill&eacute; pr&egrave;s du lit, collait ses l&egrave;vres aux mains
+de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;:
+c'&eacute;tait Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six heures il &eacute;tait
+plong&eacute; dans une douloureuse insensibilit&eacute;. Un orgue de Barbarie qui
+passa sous les fen&ecirc;tres vint l'en tirer.</p>
+
+<p>Cet orgue jouait un air que Francine avait l'habitude de chanter le
+matin en s'&eacute;veillant.</p>
+
+<p>Une de ces esp&eacute;rances insens&eacute;es qui ne peuvent na&icirc;tre que dans les
+grands d&eacute;sespoirs traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans
+le pass&eacute;, &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; Francine n'&eacute;tait encore que mourante; il oublia
+l'heure pr&eacute;sente, et s'imagina un moment que la tr&eacute;pass&eacute;e n'&eacute;tait
+qu'endormie, et qu'elle allait s'&eacute;veiller tout &agrave; l'heure la bouche
+ouverte &agrave; son refrain matinal.</p>
+
+<p>Mais les sons de l'orgue n'&eacute;taient pas encore &eacute;teints que Jacques &eacute;tait
+d&eacute;j&agrave; revenu &agrave; la r&eacute;alit&eacute;. La bouche de Francine &eacute;tait &eacute;ternellement
+close pour les chansons, et le sourire qu'y avait amen&eacute; sa derni&egrave;re
+pens&eacute;e s'effa&ccedil;ait de ses l&egrave;vres, o&ugrave; la mort commen&ccedil;ait &agrave; na&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Du courage! Jacques, dit le m&eacute;decin, qui &eacute;tait l'ami du sculpteur.</p>
+
+<p>Jacques se releva et dit en regardant le m&eacute;decin:</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini, n'est-ce pas, il n'y a plus d'esp&eacute;rance?</p>
+
+<p>Sans r&eacute;pondre &agrave; cette triste folie, l'ami alla fermer les rideaux du
+lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Francine est morte... dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait
+que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C'&eacute;tait
+une honn&ecirc;te fille, Jacques, qui t'a beaucoup aim&eacute;, plus et autrement que
+tu ne l'aimais toi-m&ecirc;me; car son amour n'&eacute;tait fait que d'amour, tandis
+que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est
+pas fini, il faut maintenant songer &agrave; faire les d&eacute;marches n&eacute;cessaires
+pour l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre
+absence nous prierons la voisine de veiller ici.</p>
+
+<p>Jacques se laissa entra&icirc;ner par son ami. Toute la journ&eacute;e ils coururent,
+&agrave; la mairie, aux pompes fun&egrave;bres, au cimeti&egrave;re. Comme Jacques n'avait
+point d'argent, le m&eacute;decin engagea sa montre, une bague et quelques
+effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fix&eacute; au
+lendemain.</p>
+
+<p>Ils rentr&egrave;rent tous deux fort tard le soir; la voisine for&ccedil;a Jacques &agrave;
+manger un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un
+peu de force, car j'aurai &agrave; travailler cette nuit.</p>
+
+<p>La voisine et le m&eacute;decin ne comprirent pas.</p>
+
+<p>Jacques se mit &agrave; table et mangea si pr&eacute;cipitamment quelques bouch&eacute;es
+qu'il faillit s'&eacute;touffer. Alors il demanda &agrave; boire. Mais en portant son
+verre &agrave; sa bouche, Jacques le laissa tomber &agrave; terre. Le verre qui
+s'&eacute;tait bris&eacute; avait r&eacute;veill&eacute; sa douleur un instant engourdie. Le jour o&ugrave;
+Francine &eacute;tait venue pour la premi&egrave;re fois chez lui, la jeune fille, qui
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave; souffrante, s'&eacute;tait trouv&eacute;e indispos&eacute;e, et Jacques lui avait
+donn&eacute; &agrave; boire un peu d'eau sucr&eacute;e dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils
+demeur&egrave;rent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour.</p>
+
+<p>Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie
+une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui &eacute;tait
+prescrit, et c'&eacute;tait dans ce verre que Francine buvait la liqueur o&ugrave; sa
+tendresse puisait une gaiet&eacute; charmante.</p>
+
+<p>Jacques resta plus d'une demi-heure &agrave; regarder, sans rien dire, les
+morceaux &eacute;pars de ce fragile et cher souvenir, et il lui sembla que son
+c&oelig;ur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les &eacute;clats d&eacute;chirer
+sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu &agrave; lui, il ramassa les d&eacute;bris du verre
+et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher
+deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'en va pas, dit-il au m&eacute;decin, qui n'y songeait aucunement,
+j'aurai besoin de toi tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>On apporta l'eau et les bougies; les deux amis rest&egrave;rent seuls.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu faire? dit le m&eacute;decin en voyant Jacques qui, apr&egrave;s avoir
+vers&eacute; de l'eau dans une s&eacute;bile en bois, y jetait du pl&acirc;tre fin &agrave;
+poign&eacute;es &eacute;gales.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? je vais
+mouler la t&ecirc;te de Francine; et comme je manquerais de courage si je
+restais seul, tu ne t'en iras pas.</p>
+
+<p>Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on
+avait jet&eacute; sur la figure de la morte. La main de Jacques commen&ccedil;a &agrave;
+trembler, et un sanglot &eacute;touff&eacute; monta jusqu'&agrave; ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Apporte les bougies, cria-t-il &agrave; son ami, et viens me tenir la s&eacute;bile.
+L'un des flambeaux fut pos&eacute; &agrave; la t&ecirc;te du lit, de fa&ccedil;on &agrave; r&eacute;pandre toute
+sa clart&eacute; sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut plac&eacute;e au
+pied. &Agrave; l'aide d'un pinceau tremp&eacute; dans l'huile d'olive, l'artiste
+oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que
+Francine faisait le plus habituellement.</p>
+
+<p>&mdash;Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enl&egrave;verons le masque,
+murmura Jacques &agrave; lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ces pr&eacute;cautions prises, et apr&egrave;s avoir dispos&eacute; la t&ecirc;te de la morte dans
+une attitude favorable, Jacques commen&ccedil;a &agrave; couler le pl&acirc;tre par couches
+successives jusqu'&agrave; ce que le moule e&ucirc;t atteint l'&eacute;paisseur n&eacute;cessaire.
+Au bout d'un quart d'heure l'op&eacute;ration &eacute;tait termin&eacute;e et avait
+compl&egrave;tement r&eacute;ussi.</p>
+
+<p>Par une &eacute;trange particularit&eacute; un changement s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; sur le visage
+de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer
+enti&egrave;rement, r&eacute;chauff&eacute; sans doute par la chaleur du pl&acirc;tre, avait afflu&eacute;
+vers les r&eacute;gions sup&eacute;rieures, et un nuage aux transparences ros&eacute;es se
+m&ecirc;lait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les
+paupi&egrave;res, qui s'&eacute;taient soulev&eacute;es lorsqu'on avait enlev&eacute; le moule,
+laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait
+receler une vague intelligence; et des l&egrave;vres, entr'ouvertes par un
+sourire commenc&eacute;, semblait sortir, oubli&eacute;e dans le dernier adieu, cette
+derni&egrave;re parole qu'on entend seulement avec le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument l&agrave; o&ugrave; commence
+l'insensibilit&eacute; de l'&ecirc;tre? Qui peut dire que les passions s'&eacute;teignent et
+meurent juste avec la derni&egrave;re pulsation du c&oelig;ur qu'elles ont agit&eacute;?
+L'&acirc;me ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive
+dans le corps v&ecirc;tu d&eacute;j&agrave; pour le cercueil, et, du fond de sa prison
+charnelle, &eacute;pier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont
+ont tant de raisons pour se d&eacute;fier de ceux qui restent!</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; Jacques songeait &agrave; conserver ses traits par les moyens de
+l'art, qui sait? une pens&eacute;e d'outre-vie &eacute;tait peut-&ecirc;tre revenue
+r&eacute;veiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-&ecirc;tre
+s'&eacute;tait-elle rappel&eacute; que celui qu'elle venait de quitter &eacute;tait un
+artiste en m&ecirc;me temps qu'un amant; qu'il &eacute;tait l'un et l'autre, parce
+qu'il ne pouvait &ecirc;tre l'un sans l'autre; que pour lui l'amour &eacute;tait
+l'&acirc;me de l'art, et que, s'il l'avait tant aim&eacute;e, c'est qu'elle avait su
+&ecirc;tre pour lui une femme et une ma&icirc;tresse, un sentiment dans une forme.
+Et alors peut-&ecirc;tre Francine, voulant laisser &agrave; Jacques l'image humaine
+qui &eacute;tait devenue pour lui un id&eacute;al incarn&eacute;, avait su, morte, d&eacute;j&agrave;
+glac&eacute;e, rev&ecirc;tir encore une fois son visage de tous les rayonnements de
+l'amour et de toutes les gr&acirc;ces de la jeunesse; elle ressuscitait objet
+d'art.</p>
+
+<p>Et peut-&ecirc;tre aussi la pauvre fille avait pens&eacute; vrai; car il existe parmi
+les vrais artistes de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de
+l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galat&eacute;es vivantes.</p>
+
+<p>Devant la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de cette figure, o&ugrave; l'agonie n'offrait plus de
+traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi
+de pr&eacute;face &agrave; la mort. Francine paraissait continuer un r&ecirc;ve d'amour; et
+en la voyant ainsi, on e&ucirc;t dit qu'elle &eacute;tait morte de beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin, bris&eacute; par la fatigue, dormait dans un coin.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Jacques, il &eacute;tait de nouveau retomb&eacute; dans ses doutes. Son esprit
+hallucin&eacute; s'obstinait &agrave; croire que celle qu'il avait tant aim&eacute;e allait
+se r&eacute;veiller; et comme de l&eacute;g&egrave;res contractions nerveuses, d&eacute;termin&eacute;es
+par l'action r&eacute;cente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilit&eacute;
+du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse
+illusion, qui dura jusqu'au matin, &agrave; l'heure o&ugrave; un commissaire vint
+constater le d&eacute;c&egrave;s et autoriser l'inhumation.</p>
+
+<p>Au reste, s'il avait fallu toute la folie du d&eacute;sespoir pour douter de sa
+mort en voyant cette belle cr&eacute;ature, il fallait aussi pour y croire
+toute l'infaillibilit&eacute; de la science.</p>
+
+<p>Pendant que la voisine ensevelissait Francine on avait entra&icirc;n&eacute; Jacques
+dans une autre pi&egrave;ce, o&ugrave; il trouva quelques-uns de ses amis, venus pour
+suivre le convoi. Les boh&egrave;mes s'abstinrent vis-&agrave;-vis de Jacques, qu'ils
+aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne
+font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si
+difficiles &agrave; trouver et si p&eacute;nibles &agrave; entendre, ils allaient tour &agrave; tour
+serrer silencieusement la main de leur ami.</p>
+
+<p>&mdash;Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre
+de bonne heure toutes les r&eacute;bellions de la jeunesse en leur imposant
+l'inflexibilit&eacute; d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par
+&eacute;touffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit
+dans sa vie. Depuis qu'il conna&icirc;t Francine, Jacques est bien chang&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Elle l'a rendu heureux, dit un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux? Comment nommez-vous
+bonheur une passion qui met un homme dans l'&eacute;tat o&ugrave; Jacques est en ce
+moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'&oelig;uvre: il ne d&eacute;tournerait pas
+les yeux; et pour revoir encore une fois sa ma&icirc;tresse, je suis s&ucirc;r qu'il
+marcherait sur un Titien ou sur un Rapha&euml;l. Ma ma&icirc;tresse &agrave; moi est
+immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle
+<i>Joconde</i>.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; Lazare allait continuer ses th&eacute;ories sur l'art et le
+sentiment on vint avertir qu'on allait partir pour l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s quelques basses pri&egrave;res le convoi se dirigea vers le cimeti&egrave;re....
+Comme c'&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment le jour de la f&ecirc;te des Morts, une foule
+immense encombrait l'asile fun&egrave;bre. Beaucoup de gens se retournaient
+pour regarder Jacques, qui marchait la t&ecirc;te nue derri&egrave;re le corbillard.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre gar&ccedil;on! disait l'un, c'est sa m&egrave;re sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;C'est son p&egrave;re, disait un autre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est sa s&oelig;ur, disait-on autre part. Venu l&agrave; pour &eacute;tudier l'attitude
+des regrets &agrave; cette f&ecirc;te des souvenirs, qui se c&eacute;l&egrave;bre une fois l'an
+sous le brouillard de novembre, seul, un po&egrave;te, en voyant passer
+Jacques, devina qu'il suivait les fun&eacute;railles de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Quand on fut arriv&eacute; pr&egrave;s de la fosse r&eacute;serv&eacute;e, les boh&eacute;miens, la t&ecirc;te
+nue, se rang&egrave;rent autour. Jacques se mit sur le bord; son ami le m&eacute;decin
+le tenait par le bras.</p>
+
+<p>Les hommes du cimeti&egrave;re &eacute;taient press&eacute;s et voulurent faire vivement les
+choses.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! tant mieux. Houp!
+camarade! allons, l&agrave;!</p>
+
+<p>Et la bi&egrave;re, tir&eacute;e hors de la voiture, fut li&eacute;e avec des cordes et
+descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du
+trou; puis, aid&eacute; d'un de ses camarades, il prit une pelle et commen&ccedil;a &agrave;
+jeter de la terre. La fosse fut bient&ocirc;t combl&eacute;e. On y planta une petite
+croix de bois.</p>
+
+<p>Au milieu de ses sanglots le m&eacute;decin entendit Jacques qui laissait
+&eacute;chapper ce cri d'&eacute;go&iuml;sme:</p>
+
+<p>&mdash;&Ocirc; ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre!</p>
+
+<p>Jacques faisait partie d'une soci&eacute;t&eacute; appel&eacute;e <i>les Buveurs d'eau</i>, et qui
+paraissait avoir &eacute;t&eacute; fond&eacute;e en vue d'imiter le fameux c&eacute;nacle de la rue
+des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du <i>Grand
+homme de province</i>. Seulement il existait une grande diff&eacute;rence entre le
+h&eacute;ros du c&eacute;nacle et les <i>Buveurs d'eau</i>, qui, comme tous les imitateurs,
+avaient exag&eacute;r&eacute; le syst&egrave;me qu'ils voulaient mettre en application. Cette
+diff&eacute;rence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de
+Balzac, les membres du c&eacute;nacle finissent par atteindre le but qu'ils se
+proposaient et prouvent que tout syst&egrave;me est bon qui r&eacute;ussit; tandis
+qu'apr&egrave;s plusieurs ann&eacute;es d'existence la soci&eacute;t&eacute; des <i>Buveurs d'eau</i>
+s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que
+le nom d'aucun soit rest&eacute; attach&eacute; &agrave; une &oelig;uvre qui p&ucirc;t attester de leur
+existence.</p>
+
+<p>Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la
+soci&eacute;t&eacute; des <i>Buveurs d'eau</i> devinrent moins fr&eacute;quents. Les n&eacute;cessit&eacute;s
+d'existence avaient forc&eacute; l'artiste &agrave; violer certaines conditions,
+sign&eacute;es et jur&eacute;es solennellement par les <i>Buveurs d'eau</i> le jour o&ugrave; la
+soci&eacute;t&eacute; avait &eacute;t&eacute; fond&eacute;e.</p>
+
+<p>Perp&eacute;tuellement juch&eacute;s sur les &eacute;chasses d'un orgueil absurde, ces jeunes
+gens avaient &eacute;rig&eacute; en principe souverain, dans leur association, qu'ils
+ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-&agrave;-dire que,
+malgr&eacute; leur mis&egrave;re mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession
+&agrave; la n&eacute;cessit&eacute;. Ainsi le po&egrave;te Melchior n'aurait jamais consenti &agrave;
+abandonner ce qu'il appelait sa lyre pour &eacute;crire un prospectus
+commercial ou une profession de foi. C'&eacute;tait bon pour le po&egrave;te Rodolphe,
+un propre &agrave; rien, qui &eacute;tait bon &agrave; tout, et qui ne laissait jamais passer
+une pi&egrave;ce de cent sous devant lui sans tirer dessus, n'importe avec
+quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'e&ucirc;t jamais voulu
+salir ses pinceaux &agrave; faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet
+sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en
+&eacute;change de ce fameux habit surnomm&eacute; <i>Mathusalem</i>, et que la main de
+chacune de ses amantes avait &eacute;toil&eacute; de reprises. Tout le temps qu'il
+avait v&eacute;cu en communion d'id&eacute;es avec les <i>Buveurs d'eau</i>, le sculpteur
+Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de soci&eacute;t&eacute;; mais d&egrave;s qu'il
+connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, d&eacute;j&agrave;
+malade, au r&eacute;gime qu'il avait accept&eacute; tout le temps de sa solitude.
+Jacques &eacute;tait par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla
+trouver le pr&eacute;sident de la soci&eacute;t&eacute;, l'exclusif Lazare, et lui annon&ccedil;a
+que d&eacute;sormais il accepterait tout travail qui pourrait lui &ecirc;tre
+productif.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, lui r&eacute;pondit Lazare, ta d&eacute;claration d'amour &eacute;tait ta
+d&eacute;mission d'artiste. Nous resterons tes amis, si tu veux, mais nous ne
+serons plus tes associ&eacute;s. Fais du m&eacute;tier tout &agrave; ton aise; pour moi, tu
+n'es plus un sculpteur, tu es un g&acirc;cheur de pl&acirc;tre. Il est vrai que tu
+pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons &agrave; boire notre eau et &agrave;
+manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.</p>
+
+<p>Quoi qu'en e&ucirc;t dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver
+Francine aupr&egrave;s de lui il se livrait, quand les occasions se
+pr&eacute;sentaient, &agrave; des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travaill&acirc;t
+longtemps dans l'atelier de l'ornemaniste Romagn&eacute;si. Habile dans
+l'ex&eacute;cution, ing&eacute;nieux dans l'invention, Jacques aurait pu, sans
+abandonner l'art s&eacute;rieux, acqu&eacute;rir une grande r&eacute;putation dans ces
+composition de genre qui sont devenues un des principaux &eacute;l&eacute;ments du
+commerce de luxe. Mais Jacques &eacute;tait paresseux comme tous les vrais
+artistes, et amoureux &agrave; la fa&ccedil;on des po&egrave;tes. La jeunesse en lui s'&eacute;tait
+&eacute;veill&eacute;e tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin
+prochaine, il voulait tout enti&egrave;re l'&eacute;puiser entre les bras de Francine.
+Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient
+frapper &agrave; sa porte sans que Jacques voul&ucirc;t y r&eacute;pondre, parce qu'il
+aurait fallu se d&eacute;ranger, et qu'il se trouvait trop bien &agrave; r&ecirc;ver aux
+lueurs des yeux de son amie.</p>
+
+<p>Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis
+les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, o&ugrave; chacun
+des membres vivait p&eacute;trifi&eacute; dans l'&eacute;go&iuml;sme de l'art. Jacques n'y trouva
+pas ce qu'il venait y chercher. On ne comprenait gu&egrave;re son d&eacute;sespoir,
+qu'on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de
+sympathie, Jacques pr&eacute;f&eacute;ra isoler sa douleur plut&ocirc;t que de la voir
+expos&eacute;e &agrave; la discussion. Il rompit donc compl&egrave;tement avec les <i>Buveurs
+d'eau</i> et s'en alla vivre seul.</p>
+
+<p>Cinq ou six jours apr&egrave;s l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver
+un marbrier du cimeti&egrave;re Montparnasse, et lui offrit de conclure avec
+lui le march&eacute; suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un
+entourage que Jacques se r&eacute;servait de dessiner, et donnerait en outre &agrave;
+l'artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait
+pendant trois mois &agrave; la disposition du marbrier, soit comme ouvrier
+tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait
+alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l'atelier de
+Jacques, et, devant plusieurs travaux commenc&eacute;s, il acquit la preuve que
+le hasard qui lui livrait Jacques &eacute;tait une bonne fortune pour lui. Huit
+jours apr&egrave;s la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la
+croix de bois avait &eacute;t&eacute; remplac&eacute;e par une croix de pierre, avec le nom
+grav&eacute; en creux.</p>
+
+<p>Jacques avait heureusement affaire &agrave; un honn&ecirc;te homme, qui comprit que
+cent kilos de fer fondu et trois pieds carr&eacute;s de marbre des Pyr&eacute;n&eacute;es ne
+pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent
+lui avait rapport&eacute; plusieurs milliers d'&eacute;cus. Il offrit &agrave; l'artiste de
+l'attacher &agrave; son entreprise moyennant un int&eacute;r&ecirc;t, mais Jacques ne
+consentit point. Le peu de vari&eacute;t&eacute; des sujets &agrave; traiter r&eacute;pugnait &agrave; sa
+nature inventive; d'ailleurs il avait ce qu'il voulait, un gros morceau
+de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un
+chef-d'&oelig;uvre qu'il destinait &agrave; la tombe de Francine.</p>
+
+<p>Au commencement du printemps la situation de Jacques devint meilleure:
+son ami le m&eacute;decin le mit en relation avec un grand seigneur &eacute;tranger
+qui venait se fixer &agrave; Paris et y faisait construire un magnifique h&ocirc;tel
+dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes c&eacute;l&egrave;bres avaient
+&eacute;t&eacute; appel&eacute;s &agrave; concourir au luxe de ce petit palais. On commanda &agrave;
+Jacques une chemin&eacute;e de salon. Il me semble encore voir les cartons de
+Jacques; c'&eacute;tait une chose charmante: tout le po&egrave;me de l'hiver &eacute;tait
+racont&eacute; dans ce marbre qui devait servir de cadre &agrave; la flamme. L'atelier
+de Jacques &eacute;tant trop petit, il demanda et obtint, pour ex&eacute;cuter son
+&oelig;uvre, une pi&egrave;ce dans l'h&ocirc;tel, encore inhabit&eacute;. On lui avan&ccedil;a m&ecirc;me une
+assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commen&ccedil;a
+par rembourser &agrave; son ami le m&eacute;decin l'argent que celui-ci lui avait
+pr&ecirc;t&eacute; lorsque Francine &eacute;tait morte; puis il courut au cimeti&egrave;re, pour y
+faire cacher sous un champ de fleurs la terre o&ugrave; reposait sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Mais le printemps &eacute;tait venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune
+fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante.
+L'artiste n'eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces
+fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui
+demandait ce qu'il devait faire des roses et des pens&eacute;es qu'il avait
+apport&eacute;es, Jacques lui ordonne de les planter sur une fosse voisine
+nouvellement creus&eacute;e, pauvre tombe d'un pauvre, sans cl&ocirc;ture, et n'ayant
+pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqu&eacute; en terre, et
+surmont&eacute; d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de
+la douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimeti&egrave;re tout autre qu'il n'y
+&eacute;tait entr&eacute;. Il regardait avec une curiosit&eacute; pleine de joie ce beau
+soleil printanier, le m&ecirc;me qui avait tant de fois dor&eacute; les cheveux de
+Francine lorsqu'elle courait dans la campagne, fauchant les pr&eacute;s avec
+ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pens&eacute;es chantait dans le
+c&oelig;ur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard
+ext&eacute;rieur, il se rappela qu'un jour, ayant &eacute;t&eacute; surpris par l'orage, il
+&eacute;tait entr&eacute; dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient d&icirc;n&eacute;.
+Jacques entra et se fit servir &agrave; d&icirc;ner sur la m&ecirc;me table. On lui donna
+du dessert dans une soucoupe &agrave; vignettes; il reconnut la soucoupe et se
+souvint que Francine &eacute;tait rest&eacute;e une demi-heure &agrave; deviner le r&eacute;bus qui
+y &eacute;tait peint; et il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chant&eacute;e
+Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet qui ne co&ucirc;te pas
+bien cher, et qui contient plus de gaiet&eacute; que de raisin. Mais cette crue
+de doux souvenirs r&eacute;veillait son amour sans r&eacute;veiller sa douleur.
+Accessible &agrave; la superstition, comme tous les esprits po&eacute;tiques et
+r&ecirc;veurs, Jacques s'imagina que c'&eacute;tait Francine qui, en l'entendant
+marcher tout &agrave; l'heure aupr&egrave;s d'elle, lui avait envoy&eacute; cette bouff&eacute;e de
+bons souvenirs &agrave; travers sa tombe, et il ne voulut par les mouiller
+d'une larme. Et il sortit du cabaret pied leste, front haut, &oelig;il vif,
+c&oelig;ur battant, presque un sourire aux l&egrave;vres, et murmurant en chemin ce
+refrain de la chanson de Francine:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">L'amour r&ocirc;de dans mon quartier,<br /></span>
+<span class="i0">Il faut tenir ma porte ouverte.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'&eacute;tait encore un souvenir, mais
+aussi c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; une chanson; et peut-&ecirc;tre, sans s'en douter, Jacques
+fit-il ce soir-l&agrave; le premier pas dans ce chemin de transition qui de la
+tristesse m&egrave;ne &agrave; la m&eacute;lancolie, et de l&agrave; &agrave; l'oubli. H&eacute;las! quoi qu'on
+veuille et quoi qu'on fasse, l'&eacute;ternelle et juste loi de la mobilit&eacute; le
+veut ainsi.</p>
+
+<p>De m&ecirc;me que les fleurs qui, n&eacute;es peut-&ecirc;tre du corps de Francine, avaient
+pouss&eacute; sur sa tombe, des s&egrave;ves de jeunesse fleurissaient dans le c&oelig;ur
+de Jacques, o&ugrave; les souvenirs de l'amour ancien &eacute;veillaient de vagues
+aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs Jacques &eacute;tait de cette
+race d'artistes et de po&egrave;tes qui font de la passion un instrument de
+l'art et de la po&eacute;sie, et dont l'esprit n'a d'activit&eacute; qu'autant qu'il
+est mis en mouvement par les forces motrices du c&oelig;ur. Chez Jacques,
+l'invention &eacute;tait vraiment fille du sentiment, et il mettait une
+parcelle de lui-m&ecirc;me dans les plus petites choses qu'il faisait. Il
+s'aper&ccedil;ut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil &agrave; la
+meule qui s'use elle-m&ecirc;me quand le grain lui manque, son c&oelig;ur s'usait
+faute d'&eacute;motion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui;
+l'invention, jadis fi&eacute;vreuse et spontan&eacute;e, n'arrivait plus que sous
+l'effort de la patience; Jacques &eacute;tait m&eacute;content, et enviait presque la
+vie de ses anciens amis les <i>Buveurs d'eau</i>.</p>
+
+<p>Il chercha &agrave; se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se cr&eacute;a de
+nouvelles liaisons. Il fr&eacute;quenta le po&egrave;te Rodolphe, qu'il avait
+rencontr&eacute; dans un caf&eacute;, et tous deux se prirent d'une grande sympathie
+l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqu&eacute; ses ennuis; Rodolphe ne
+fut pas bien longtemps &agrave; en comprendre le motif.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, lui dit-il, je connais &ccedil;a... et lui frappant la poitrine &agrave;
+l'endroit du c&oelig;ur, il ajouta: Vite et vite, il faut rallumer le feu
+l&agrave;-dedans; &eacute;bauchez sans retard une petite passion, et les id&eacute;es vous
+reviendront.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Jacques, j'ai trop aim&eacute; Francine.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne vous emp&ecirc;chera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur
+les l&egrave;vres d'une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Jacques; seulement si je pouvais rencontrer une femme qui lui
+ressembl&acirc;t!... Et il quitta Rodolphe tout r&ecirc;veur.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Six semaines apr&egrave;s, Jacques avait retrouv&eacute; toute sa verve, rallum&eacute;e aux
+doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beaut&eacute;
+maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli
+en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six
+semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec
+Jacques &eacute;taient n&eacute;es au clair de la lune, dans le jardin d'un bal
+champ&ecirc;tre, au son d'un violon aigre, d'une contrebasse phtisique et
+d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontr&eacute;e
+un soir o&ugrave; il se promenait gravement autour de l'h&eacute;micycle r&eacute;serv&eacute; &agrave; la
+danse. En le voyant passer roide, dans son &eacute;ternel habit noir boutonn&eacute;
+jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habitu&eacute;es de l'endroit, qui
+connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles:</p>
+
+<p>&mdash;Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un &agrave;
+enterrer?</p>
+
+<p>Et Jacques marchait toujours isol&eacute;, se faisant int&eacute;rieurement saigner le
+c&oelig;ur aux &eacute;pines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacit&eacute;,
+en ex&eacute;cutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de
+l'artiste, triste comme un <i>De profundis</i>. Ce fut au milieu de cette
+r&ecirc;verie qu'il aper&ccedil;ut Marie qui le regardait dans un coin, et riait
+comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et
+entendit &agrave; trois pas de lui cet &eacute;clat de rire en chapeau rose. Il
+s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles
+elle r&eacute;pondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin: elle
+accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le
+fit r&eacute;p&eacute;ter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux
+arbres du jardin, elle les croqua avec d&eacute;lices en faisant entendre ce
+rire sonore qui semblait &ecirc;tre la ritournelle de sa constante gaiet&eacute;.
+Jacques pensa &agrave; la Bible et songea qu'on ne devait jamais d&eacute;sesp&eacute;rer
+avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes.
+Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi
+qu'&eacute;tant arriv&eacute; seul au bal il n'en &eacute;tait point revenu de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Cependant Jacques n'avait pas oubli&eacute; Francine: suivant les paroles de
+Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les l&egrave;vres de Marie, et
+travaillait en secret &agrave; la figure qu'il voulait placer sur la tombe de
+la morte.</p>
+
+<p>Un jour qu'il avait re&ccedil;u de l'argent, Jacques acheta une robe &agrave; Marie,
+une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva
+que le noir n'&eacute;tait pas gai pour l'&eacute;t&eacute;. Mais Jacques lui dit qu'il
+aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette
+robe tous les jours. Marie lui ob&eacute;it.</p>
+
+<p>Un samedi, Jacques dit &agrave; la jeune fille:</p>
+
+<p>&mdash;Viens demain de bonne heure, nous irons &agrave; la campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur! fit Marie. Je te m&eacute;nage une surprise, tu verras; demain
+il fera du soleil.</p>
+
+<p>Marie passa la nuit chez elle &agrave; achever une robe neuve qu'elle avait
+achet&eacute;e sur ses &eacute;conomies, une jolie robe rose.</p>
+
+<p>Et le dimanche elle arriva, v&ecirc;tue de sa pimpante emplette, &agrave; l'atelier
+de Jacques.</p>
+
+<p>L'artiste la re&ccedil;ut froidement, brutalement presque.</p>
+
+<p>&mdash;Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette
+toilette r&eacute;jouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de
+Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'irons pas &agrave; la campagne, r&eacute;pondit celui-ci, tu peux t'en aller,
+j'ai &agrave; travailler.</p>
+
+<p>Marie s'en retourna chez elle le c&oelig;ur gros. En route, elle rencontra un
+jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la
+cour, &agrave; elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mademoiselle Marie, vous n'&ecirc;tes donc plus en deuil? lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;En deuil, dit Marie, et de qui?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire
+que Jacques vous a donn&eacute;e....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dit Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'&eacute;tait le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de
+Francine.</p>
+
+<p>&Agrave; compter de ce jour Jacques ne revit plus Marie.</p>
+
+<p>Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut
+plus de travaux et tomba dans une si affreuse mis&egrave;re, que, ne sachant
+plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le m&eacute;decin de le faire
+entrer dans un h&ocirc;pital. Le m&eacute;decin vit du premier coup d'&oelig;il que cette
+admission n'&eacute;tait pas difficile &agrave; obtenir. Jacques, qui ne se doutait
+pas de son &eacute;tat, &eacute;tait en route pour aller rejoindre Francine.</p>
+
+<p>On le fit entrer &agrave; l'h&ocirc;pital Saint-Louis.</p>
+
+<p>Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de
+l'h&ocirc;pital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point,
+pour qu'il p&ucirc;t y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit
+apporter une selle, des &eacute;bauchoirs et de la terre glaise. Pendant les
+quinze premiers jours il travailla &agrave; la figure qu'il destinait au
+tombeau de Francine. C'&eacute;tait un grand ange aux ailes ouvertes. Cette
+figure, qui &eacute;tait le portrait de Francine, ne fut pas enti&egrave;rement
+achev&eacute;e, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bient&ocirc;t il ne
+put plus quitter son lit.</p>
+
+<p>Un jour le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en
+voyant les rem&egrave;des qu'on lui ordonnait, comprit qu'il &eacute;tait perdu; il
+&eacute;crivit &agrave; sa famille et fit appeler la s&oelig;ur Sainte-Genevi&egrave;ve, qui
+l'entourait de tous ses soins charitables.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, lui dit Jacques, il y a l&agrave;-haut, dans la chambre que vous
+m'avez fait pr&ecirc;ter, une petite figure en pl&acirc;tre; cette statuette, qui
+repr&eacute;sente un ange, &eacute;tait destin&eacute;e &agrave; un tombeau, mais je n'ai pas le
+temps de l'ex&eacute;cuter en marbre. Pourtant j'en ai un beau morceau chez
+moi, du marbre blanc vein&eacute; de rose. Enfin... ma s&oelig;ur, je vous donne ma
+petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communaut&eacute;.</p>
+
+<p>Jacques mourut peu de jours apr&egrave;s. Comme le convoi eut lieu le jour m&ecirc;me
+de l'ouverture du <i>salon</i>, les <i>Buveurs d'eau</i> n'y assist&egrave;rent pas.
+&laquo;L'art avant tout,&raquo; avait dit Lazare.</p>
+
+<p>La famille de Jacques n'&eacute;tait pas riche, et l'artiste n'eut pas de
+terrain particulier. Il fut enterr&eacute; quelque part.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE ***
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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