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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:53:33 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Scènes de la vie de jeunesse + Nouvelles + +Author: Henry Murger + +Release Date: June 8, 2006 [EBook #18537] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE *** + + + + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + + + + +Henry Murger + +SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE + +Nouvelles + +(1851) + + + + +Table des matières + +Le souper des funérailles. +I. +II. +III. +IV. +La maîtresse aux mains rouges. +Le bonhomme Jadis. +Les amours d'Olivier. +I. +II. +III. +IV. +V. +VI. +Un poète de gouttières. +Le manchon de Francine. +I. +II. + + + + +Le souper des funérailles + + + + +I + + +C'était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l'opéra, dans un +salon du café de Foy, venaient d'entrer quatre jeunes gens accompagnés +de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de +ces noms qui, prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, +font relever toutes les têtes. Ils s'appelaient le comte de +Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et +Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches, menant +une belle vie semée d'aventures dont le récit défrayait hebdomadairement +les _Courriers de Paris,_ et n'avaient à peu près d'autre profession que +d'être heureux ou de le paraître. Quant aux femmes, qui étaient presque +jeunes, elles n'avaient d'autre profession que d'être belles, et elles +faisaient laborieusement leur métier. + +La carte, commandée d'avance, aurait reçu l'approbation de tous les +maîtres de la gourmandise. + +En entrant dans le salon, les quatre femmes s'étaient démasquées. +C'étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui +semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce. + +--Avant de nous mettre à table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de +faire dresser un couvert de plus. + +--Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens. + +--Un homme? reprirent les femmes. + +--J'attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune +homme, dit Tristan. + +--Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux. + +--Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers. + +--Je veux dire que mon ami est mort. + +--Mort? firent en choeur les trois hommes. + +--Mort? reprirent les femmes en dressant la tête. + +--Quel conte de fées! + +--Mort et enterré, messieurs. + +--Comme Marlboroug? + +--Absolument. + +--Ah çà, mais que signifie cela? vous êtes hiéroglyphique comme une +inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de +Chabannes. + +--Écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La personne que j'attends ne +viendra pas avant une heure; j'aurai donc le temps de vous conter +l'aventure, qui est assez curieuse, et qui vous intéressera d'autant +plus que vous allez en voir le héros tout à l'heure. + +--Une histoire! C'est charmant. Contez! contez! s'écria-t-on de toutes +parts, à l'exception d'une des femmes, qui était restée silencieuse +depuis son entrée. + +--Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu'il serait bon d'absorber +le premier service. Je fais cette proposition à cause de mon +amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe.... + +--Non! non! dit Chabannes, l'histoire. + +--Si! si! mangeons, cria-t-on d'un autre côté. + +--Aux voix!--L'histoire!--Le déjeuner!--L'histoire! + +--Il n'y a qu'un moyen de sortir de là, dit Tristan; c'est de voter. + +--Eh bien, votons. + +--Que ceux qui sont d'avis d'écouter l'histoire veuillent bien se +lever, dit Tristan. Les trois hommes se levèrent. + +--Très bien, fit Tristan; que ceux qui sont d'avis de déjeuner d'abord +veuillent bien se lever. + +Trois des femmes se levèrent, et parurent fort étonnées de voir leur +compagne rester assise. + +--Tiens, dit l'une d'elles, Fanny s'abstient. + +--Pourquoi donc? dit une autre. + +--Je n'ai pas faim, répondit Fanny. + +--Eh bien, il fallait voter pour l'histoire, alors. + +--Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indifférence. + +--En attendant, reprit Tristan, l'épreuve n'a pas de résultat, et nous +voilà aussi embarrassés qu'auparavant. Pour sortir de là et pour +contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c'est de +raconter en mangeant. + +--Adopté! Adopté! + +--D'abord, dit le comte de Chabannes, le nom de votre ami? + +--Feu mon ami s'appelle Ulric-Stanislas de Rouvres. + +--Ulric de Rouvres, dirent les convives, mais il est mort! + +--Puisque je vous dis _feu_ mon ami, répliqua tranquillement Tristan. + +--Ah çà, demanda M. de Sylvers, ce n'était donc pas une plaisanterie, ce +que vous disiez? + +--En aucune façon. Mais laissez-moi raconter maintenant, dit Tristan; et +il commença. + +--En ce temps là,--il y a environ un an,--Ulric de Rouvres tomba +subitement dans une grande tristesse et résolut d'en finir avec la vie. + +--Il y a un an, je me rappelle parfaitement, interrompit le comte de +Puyrassieux, il avait déjà l'air d'un fantôme. + +--Mais quelle était donc la cause de cette tristesse? demanda M. de +Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il était +jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies, +quelles qu'elles fussent. Il n'avait aucune raison raisonnable pour se +tuer. + +--La raison qui vous fait faire une folie n'est jamais raisonnable, dit +entre ses dents M. de Sylvers. + +--Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule +chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'était donc décidé à +mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours. + +--Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives. + +--Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu'une +fois atteint de cette maladie, il n'oserait plus hésiter au bord de sa +résolution. Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à +Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté +de Sussex. Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous +ses jours passés, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se répéta +qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses +affaires en ordre, il prit un pistolet et s'aventura dans la campagne, +où il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son âme à +Dieu. Au bout d'une heure de marche il trouva un lieu qui réalisait +parfaitement la mise en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de +sa poche son pistolet, qu'il arma résolûment, et dont il posa le canon +glacé sur son front brûlant. Il avait déjà le doigt appuyé sur la +détente et s'apprêtait à la lâcher, quand il s'aperçut qu'il n'était pas +seul, et qu'à dix pas de lui il avait un compagnon s'apprêtant également +à passer dans l'autre monde. + +Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le +noeud d'une corde attachée à un arbre. + +--Que faites-vous? lui demanda Ulric. + +--Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon +pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici +les commodités nécessaires. + +--Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur? +demanda Ulric. + +--Je vous serais infiniment obligé, répondit l'autre, si vous vouliez me +tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-être +pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je +vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'être +bien sûr que l'opération a complètement réussi. + +Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement +au moment de mourir. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, et +dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne +appartenant aux classes distinguées de la société. + +--Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à +vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien +s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous +détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre +d'indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me tuer +sous l'ombrage de ce petit bois. + +Et Ulric montra son pistolet à l'Anglais. + +--Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous brûler la cervelle, c'est un +bon moyen. On me l'avait recommandé; mais je préfère la corde, c'est +plus national. + +--Serait-ce à cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant à +son interrogatoire. + +--Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux. + +--Une perte de fortune? + +--Ah! non, je suis millionnaire. + +--Peut-être quelques espérances d'ambition détruites? + +--Je ne suis pas ambitieux. + +--Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est à cause du spleen, l'ennui.... + +--Ah! non, j'étais très heureux, très joyeux de vivre. + +--Mais alors.... + +--Voici, monsieur, puisque cette confidence paraît vous intéresser, le +motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai parié +avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très +considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la +mort n'a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à +elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner.... +Voilà pourquoi.... + +Ulric resta stupéfait. + +--Maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma confidence, je vous +rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, monté +sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou. + +--Un instant, monsieur, de grâce, je n'aurai jamais le courage. + +--Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je +n'ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit +moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort. + +En disant ces mots, voyant que l'aide d'Ulric allait lui faire défaut, +l'Anglais chassa d'un coup de pied le tronc d'arbre qui l'attachait +encore à la terre et se trouva suspendu. + +L'agonie commença sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid à +cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin. + +Au bout d'une demi-heure il revint près de l'arbre changé en gibet, et +trouva l'Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna à +penser à mon jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renonça +soudainement à aller lui demander la consolation des maux que lui +faisait souffrir la vie. Seulement il se trouvait dans une situation +fort embarrassée; car il avait écrit la veille à un de ses amis qu'il +avait mis fin à ses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour +sur cette résolution. Il s'effrayait du ridicule qui allait rejaillir +sur lui quand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à +ses yeux qu'un duel sans résultat. + +Il en était là de ses hésitations quand il aperçut à terre le +portefeuille de l'Anglais pendu. Ulric l'ouvrit et y trouva une foule de +papiers, et entre autres un passeport d'une date récente et pris au nom +de sir Arthur Sydney. Ces papiers étaient ceux du défunt; et ce nom +d'Arthur était également le sien; et voici l'idée qui vint à l'esprit +d'Ulric: il prit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant +son identité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, après en +avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu'il mit dans sa +poche. + +Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort. Son suicide, annoncé par +les feuilles anglaises, fut répété par les journaux français. Ulric +assista à son convoi funèbre; et après s'être rendu lui-même les +derniers honneurs, il partit pour le Mexique sous le nom de sir Arthur +Sydney. Revenu à Londres il y a environ six semaines, il m'écrivait les +détails que je viens de vous raconter. + +--Tout cela est, en vérité, très merveilleux, dit Chabannes; mais si M. +Ulric de Rouvres revient à Paris, sa position y sera au moins +singulière. Sous quel nom prétend-il exister maintenant? Reprendra-t-il +le sien, ou conservera-t-il celui de Sydney? + +--Je crois qu'il prendra un autre nom, répondit Tristan. + +--Mais, fit observer M. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas +à être reconnu dans le monde. + +--Il n'ira pas dans le monde, dit Tristan; je veux dire par là qu'il ne +fréquentera pas cette partie de la société parisienne qu'on appelle le +monde. + +--Il aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son +aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-être +sur son passage; mais au bout d'une semaine on n'y pensera pas, et on +parlera d'autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse. +Toutes les femmes vont se l'arracher. + +--Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan. + +--Mais pourquoi? demandèrent les jeunes gens. + +--Pourquoi? dit tout à coup l'indifférente Fanny, en chassant du bout de +ses doigts effilés les boucles de cheveux qui semblaient par instant +faire à son visage un voile tramé de fils d'or:--Pourquoi? C'est bien +simple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parce qu'il est +ruiné. + +--Ruiné! dirent les jeunes gens. + +--Nécessairement, continua Fanny. Il n'est pas mort, c'est vrai; mais on +l'a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de décès; et comme M. +Ulric de Rouvres n'avait d'autre parent que son oncle, le chevalier de +Neuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mains de +celui-ci. + +--Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l'oncle fera une restitution +d'héritage. + +--Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la même +tranquillité. À l'heure où nous sommes, M. le chevalier de Neuil est +aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-Ménages. + +--Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma +belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les +avares de la comédie classique, avait en main propre au moins vingt +mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a hérité de +son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil, +qui joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est plus mal vêtu que +son portier, est actuellement plus que millionnaire. + +--J'ai dit ce que j'ai dit, répéta Fanny. M. le chevalier de Neuil n'a +plus le sou. + +--Ah çà! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda +Chabannes. + +--Il était l'ami de madame de Villerey, répondit Fanny; et, puisque vous +paraissez l'ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey +avait pour habitude d'imposer à ses favoris l'obligation d'être les +clients de son mari. + +--Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M. +de Puyrassieux. + +--La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la +quinzaine dernière, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette +maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de +Villerey est en fuite. + +--Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma chère? fit M. de +Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion. + +--Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend +un peu maussade ce soir; mais c'est une leçon, cela m'apprendra à faire +des économies, ajouta la jeune femme. + +En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu'un monsieur +le faisait demander. + +--C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il +lui dit tout bas à l'oreille: + +--Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n'est pas +ruiné. + +--Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny. + +--Remettez votre masque un instant, continua Tristan. + +--Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins son +loup de velours. + +--Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze +mille francs que vous avez perdus. + + + + +II + + +Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le +nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il +voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté +britannique. Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont +la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ +faire une visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses +passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si +le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des +ailes. + +Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée +si prompte: + +«Mon cher Ulric, + +«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des +preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par +le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion +sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui +éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet +abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs +tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce +projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez +mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans +un cimetière du comté de Sussex. Selon vos voeux, on a mis sur votre +tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues +qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus +mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez +donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les fanfares +de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle. +Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les +ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament. +Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été +généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus +beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait +jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire +que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand +artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu +au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à +son bâton de chef d'orchestre. + +«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien +vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, +peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains +blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin, +comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu +l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez +adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre +tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher +ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas +me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La mort +est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne? +Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre +saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les +agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de +gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez +être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez +bien me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le +vieux soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais +déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire. + +«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont +je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le +même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et +mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la +nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter +complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on +ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler +trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter +par la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui +a ses quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé +de recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une dépêche +télégraphique, arrivée je ne sais d'où, avait ruiné mon banquier, qui +m'avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le +lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans +témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son +caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé +à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée +la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet +excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin. + +«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je +vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai +dire, le motif sérieux de cette lettre. + +«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été +convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face +d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette, +morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la +mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si +complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de +votre pauvre amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque +effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne +m'était pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue +sur le lit de marbre de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer +dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait +ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une +oasis parfumée. J'ai alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la +nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un +instant qu'elle était peut-être la soeur de Rosette, je lui ai demandé +si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la +voix de votre amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue, +et que d'ailleurs elle n'avait point de soeur. J'ai causé quelque temps +avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie +officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette +s'arrêtait à la forme. + +«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu. +Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette +fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui +sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la +rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute +l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de +bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple +fois son coeur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer +du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de +quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique +et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que +le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous, +comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous +ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé que +votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux +à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces de la vie +et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a +un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des +trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de +vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, +je vous ai d'avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez +samedi prochain, c'est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal +de l'Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d'anciennes +connaissances. + +«Pour ne pas effrayer l'assemblée, il serait peut-être convenable que +vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé +mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du +genre de celle où je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec +des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où +vous les auriez oubliés dans l'autre monde, où les usages ne sont +peut-être pas les mêmes que dans celui-ci, + +«Tout à vous, + +«Tristan.» + + + + +III + + +Pendant qu'Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assigné +Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les +événements qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement avorté. + +Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été mis en possession de +sa fortune avant d'avoir atteint sa majorité, Ulric, ébloui d'abord par +le soleil levant de sa vingtième année, et étourdi par le bruit que +faisait ce monde où il était appelé à vivre, hésita un moment; et, comme +un voyageur qui, mettant pour la première fois le pied sur un sol +inconnu, craint de s'y égarer, il demanda un guide. + +Il s'en présenta cinquante pour un; car, ainsi qu'aux barrières des +villes qui renferment des curiosités, on trouve aux portes du monde une +foule de cicérones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services. + +Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente, +curieuse et impatiente, il aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe +et d'un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs. + +Il vit et il apprit rapidement; et, à vingt-quatre ans l'expérience lui +avait signé son diplôme d'homme. + +L'esprit plein d'une science amère, le coeur changé en un cercueil qui +renfermait les cendres de sa jeunesse, et l'âme encore tourmentée par +d'insatiables désirs, il quitta ce monde où, quatre années auparavant, +il était entré l'oeil souriant et le front levé, en lui jetant la +malédiction désolée des fils d'Obermann et de René; et sinistre et +lamentable, il s'en retourna grossir le nombre de ceux qui épanchent sur +toutes choses leurs doutes amers ou leurs audacieuses négations. + +La brutale disparition d'Ulric fut accueillie dans la société par une +banale accusation de misanthropie; et au bout de huit jours, on n'en +parlait plus. + +De toutes ses anciennes connaissances d'autrefois, Tristan fut le seul +avec qui Ulric conserva quelques relations. Un jour il vint le voir, et +lui tint des discours qui ne laissèrent point de doute à Tristan sur les +idées de suicide qui germaient déjà dans son esprit. + +--À vingt-quatre ans, c'est bien tôt, répondit Tristan; en tout cas vous +me permettrez de ne pas vous accompagner. + +--Ah! c'est donc vrai ce qu'on m'avait dit sur vous? Vous êtes atteint +du mal du siècle, vous aurez trop lu _Faust_ et les esprits chagrins qui +sont venus à sa suite. C'est plutôt l'influence de ces gens-là que tout +le reste qui vous amène au bord de ce moyen extrême. Vous vous croyez +mort, vous n'êtes qu'engourdi, mon cher! Quand on a trop couru on est +fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans une époque de repos; mais, +demain ou après, vous jetterez par la fenêtre votre résolution funeste +et vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau à un pauvre diable de +poète incompris, qui n'aura pour se guérir des misères de ce monde que +le moyen extrême de s'en aller dans l'autre. + +J'ai été comme vous; plus d'une fois j'ai mis la clef dans la serrure de +cette porte qui donne sur l'inconnu; mais je suis revenu sur mes pas, et +j'espère que vous ferez comme moi. Vous me répondrez que vous n'avez +plus ni coeur ni âme, et qu'il vous est impossible de croire à rien. +D'abord, on a toujours un coeur; et pourvu qu'il accomplisse sa fonction +de balancier, on n'a pas besoin de lui en demander davantage. Quant à ce +qui est de l'âme, c'est un mot pour l'explication duquel on a écrit dans +toutes les langues un million de volumes, ce qui fait qu'on est moins +fixé que jamais sur son existence et sa signification. L'âme est une +rime à _flamme,_ voilà ce qu'il y a de plus évident jusqu'ici. + +Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles +qu'on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu'on voit, ce qu'on +touche et ce qu'on entend. À défaut de sentiments, on a toujours des +sensations; et c'est n'être point mort que de posséder de bons yeux pour +voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour +les passer amoureusement dans la chevelure parfumée d'une femme, qui, à +défaut de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l'école +romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de +sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie et perdu les ailes qui +vous emportaient dans les olympes de l'imagination; mais il vous reste +des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose +substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste à faire est le +meilleur du chemin. + +Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient familières, à lui +poète du matérialisme et apôtre du scepticisme, semblaient provoquer +Ulric au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu'il avait +pris d'abord, et le sermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et +presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le +faire renoncer à son dessein de suicide. + +Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui, +malgré tous les soins qu'il prit pour le découvrir, fut longtemps sans +savoir ce qu'il était devenu. + +Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de +cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut là que le hasard +lui fit rencontrer Ulric, après six mois de disparition. Ulric n'était +pas seul; il donnait le bras à une jeune fille de dix-huit à vingt ans, +ayant le costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait +donné dans le monde l'initiative de l'élégance; Ulric, qui avait été +pendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dont les +innovations, si audacieuses qu'elles fussent, étaient toujours +acceptées; qui, s'il lui avait pris un jour l'idée de mettre des gants +rouges, en aurait fait porter à tout le _Jockey Club_, Ulric était vêtu +d'habits coupés sur les modèles trouvés sans doute dans les Herculanums +de mauvais goût. Il était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut +au premier regard et allait s'approcher de lui pour lui parler, quand +Ulric lui fit signe de ne pas l'aborder. + +--Quel est ce mystère? murmura Tristan en s'éloignant. + +En voici l'explication: + +Dans les naïfs récits des romanciers et des poètes du moyen âge, on +rencontre beaucoup d'aventures de princes et de chevaliers mélancoliques +qui, fuyant les cours et les châteaux, se mettent un jour à courir le +pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, déguisés en pauvres +trouvères, s'en vont, la guitare en main, chanter l'amour, et, parmi +toutes les femmes, en cherchent une qui _les aime pour eux-mêmes_. Ils +donnent un soupir pour un sourire, et s'arrêtent aussi volontiers sous +l'humble fenêtre des vassales que sous le balcon armorié des +châtelaines. + +Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-être des aïeux +parmi ces héros, demi-poètes, demi-paladins, dont sont peuplées les +vieilles légendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps +barbares au milieu des moeurs civilisées de notre époque. + +Voici ce qu'Ulric avait fait pour rompre complètement avec un monde où +pendant quatre années les délicatesses trop exagérées de sa nature +avaient été constamment froissées. + +Après avoir réalisé toute sa fortune en rentes sur l'État, il en déposa +l'inscription entre les mains d'un notaire qui fut chargé d'utiliser les +intérêts comme il l'entendrait. Son mobilier, qui était le dernier mot +du luxe et de l'élégance modernes, ses équipages et ses chevaux, dont +quelques-uns étaient cités dans l'aristocratie hippique, furent vendus +aux enchères, et les sommes que produisirent ces ventes diverses +déposées chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda +deux cents francs seulement. + +Huit jours après, les personnes qui vinrent le demander à son logement +de la Chaussée d'Antin apprirent qu'il était parti sans laisser +d'adresse. + +Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se loger dans une des plus +sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison où il habitait était +une espèce de caserne populaire où du matin au soir retentissait le +bruit de trois cents métiers. + +Habitué au confortable recherché au milieu duquel il avait toujours +vécu, Ulric passa sans transition de l'extrême opulence au dénuement +extrême. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans +lesquels le soleil n'ose pas aventurer un rayon, comme s'il craignait de +rester prisonnier dans ces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait +cette chambre était celui du plus pauvre artisan. + +Ce fut là qu'Ulric vint se réfugier, ce fut là qu'il essaya de se +retremper dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers, +partir le matin pour l'atelier la chanson aux lèvres, en les voyant +rentrer le soir ployés en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur +le visage encore trempé de sueur ce reflet de contentement pacifique +qu'imprime l'accomplissement d'un devoir, Ulric s'était dit: + +--Ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui travaille et pétrit de +sa main laborieuse le pain qu'il mange le soir. C'est là, ou jamais, que +je trouverai l'homme avec ses bons instincts. C'est là, ou jamais, que +je pourrai guérir cette invincible tristesse qui m'a suivi dans cette +mansarde, où j'ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon +lit. + +Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ à exécution. Huit +jours après, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau +plébéien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage. +Au bout de six mois, il savait assez son métier pour être employé comme +ouvrier. À dessein il avait choisi dans l'industrie une des professions +les plus fatigantes et exigeant plutôt la force que l'intelligence. Il +s'était fait mécanique vivante, outil de chair et d'os. Et, en voyant +ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du travail, +c'est à peine s'il se reconnaissait lui-même dans le robuste Marc +Gilbert, lui, l'élégant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique +aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse +Borghèse. + +Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s'était voué, au +milieu même de son atelier, et si bruyantes qu'elles fussent, les +clameurs qui l'environnaient ne pouvaient assourdir le choeur de voix +désolées qui parlaient incessamment à son esprit. + +Lorsqu'il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse +journée, Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite +les grabats des prolétaires. L'insomnie s'asseyait à son chevet; et, +quoi qu'il fît pour l'en détourner, son esprit descendait au fond d'une +rêverie dont l'abîme se creusait chaque jour plus profondément, et d'où +il ressortait toujours avec une amertume de plus et une espérance de +moins. + +Ulric avait au coeur cette lèpre mortelle qui est l'amour du bien et du +bon, la haine du faux et de l'injuste; mais une étrange fatalité, qui +semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses +instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu'il avait +touché lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu'il avait +connu lui avait gravé un mépris ou un dégoût dans l'esprit, et, comme +ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses +amours se comptait par une trahison. + +Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa +pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s'empêcher de pousser +des plaintes sinistres. + +On est majeur à tout âge pour les passions; mais le plus grand malheur +qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce. +Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés +sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin +et n'arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la +science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres +chez qui les facultés se développent avant l'heure, et qui, se hâtant +d'aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de +désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l'âge où l'on +commence à peine à respirer l'enivrant parfum des mensonges. + +Lorsqu'on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par +l'expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne +peut interdire la plainte aux blessés, et l'ironie et le blasphème d'un +sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le râle de sa dernière +illusion. + +Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier +dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque +qu'une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par +une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés +par les fièvres de l'inconnu. + +Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la +fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas +qu'il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée +maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en +fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité +son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même, +un fait providentiel. + +--Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y +sont accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs +langes, brodés par la main des fées protectrices, les talismans +enchantés qui leur assurent d'avance toutes les jouissances et toutes +les félicités qu'on peut échanger contre l'or; il est peut-être juste +que ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités +du bonheur, la seule chose qui ne s'achète pas et ne soit point +héréditaire. + +«Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants, +dans cette moitié du monde qui fait l'éternelle envie de l'autre moitié. +Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des +lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à ta jeunesse, et +chacune de tes fantaisies viendra s'épanouir en fleur au premier appel +de ton désir; homme, toutes les routes seront ouvertes à ton ambition. +Tu seras enfin ce qu'on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur +n'aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doublée d'une +déception; car tu vas vivre dans une société où la corruption est +presque une nécessité d'existence, et la perfidie une arme de défense +personnelle qu'on doit toujours avoir à la main comme un soldat son +épée.» + +C'est ainsi qu'Ulric avait raisonné intérieurement, et cette singulière +philosophie l'avait conduit à rêver cette singulière espérance. + +«En revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent abandonnés de la +fortune, les malheureux qui n'ont d'autre protection qu'eux-mêmes et +traversent la vie attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au +milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent +conserver les bons instincts dont ils sont doués nativement. La bonne +foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualités humaines doivent +croître dans les sillons qu'arrose la sueur du travail. L'ouvrier doit +pratiquer avec la rudesse de ses moeurs la fraternité; ne possédant +rien, il ne connaît point les haines que déterminent les rivalités +d'intérêt; ses sympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et +comme celles du monde, n'ont pas seulement la durée d'une paire de gants +ou d'un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont +sont composés les amours du monde, amours faits d'ambition, d'orgueil, +de haine même quelquefois, mais jamais d'amour. L'ignorance du peuple +est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un résultat du savoir. +On fait le bien avec le coeur seulement; le mal exige la collaboration +de l'esprit et de la raison.» + +Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulric s'était obstinément +attaché, ne survécut pas à sa tentative. Après avoir pendant six mois +vécu au milieu des hommes de labeur, l'étude et le contact des moeurs de +ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus désolé; et son +expérience l'amena à cette conclusion absolue que le bien et le bon +n'existaient pas, ou n'existaient qu'à l'état d'instincts dont +l'application et le développement n'étaient pas possibles. + +Dans les classes élevées de la société, parmi le monde des cravates +blanches et des habits noirs, il avait rencontré toute la hideuse +famille des vices humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus, +parlaient le beau langage promulgué par décrets académiques, et +n'agissaient point une seule fois sans consulter le code des +convenances. Il avait souvent, dans un salon, serré avec joie la main +droite d'un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main +était irréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de ces +trahisons vivantes qu'on appelle des femmes; il s'était laissé émouvoir +par les solo de sensibilité qu'elles exécutent en public après les avoir +longuement étudiés, comme on fait d'une sonate de piano ou d'un air +d'opéra, et il avait été dupe; mais, du moins, ces femmes qui le +trompaient étaient vêtues de soie et de velours; les perles et les +diamants, arrachés au mystérieux écrin de la nature, luttaient de feux +et d'éclairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur +leur front comme une constellation d'étoiles terrestres. Ces femmes +étaient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu +déjà l'apothéose de l'histoire, et quand elles traversaient un bal, +laissant derrière elles un sillage de parfums et de grâces, tous les +hommes faisaient sur leur passage une haie d'admirations génuflexes. + +--Ulric ne tarda pas à se convaincre que les moeurs de l'atelier ne +valaient pas mieux que celles du salon. + +En venant pour la première fois à son travail, l'apparence chétive de sa +personne, la pâleur distinguée de son visage, la blancheur de ses mains, +jusque-là restées oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux +compagnons, un accueil plein d'ironie et d'insultes. Résigné d'abord aux +humbles fonctions d'apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre +toutes les oppressions et toutes les injures dont on l'accablait à cause +de sa faiblesse apparente, à cause de sa façon de parler, qui n'avait +rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la +pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille du travail +eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d'un cachet +de mâle virilité, ceux qui, en d'autres temps, avaient abusé de leur +force pour l'opprimer, changèrent subitement de langage et de manières +avec lui dès qu'ils s'aperçurent que son bras frêle soulevait les plus +lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d'orage enlève une plume +du sol. + +Au bout d'un an de séjour dans l'atelier, Ulric, dont l'intelligence +avait été remarquée par ses chefs, fut nommé contremaître. Cette +nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de récriminations +honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se présenta pour la première +fois à l'atelier avec son nouveau titre, la conspiration éclata d'une +façon assez menaçante pour nécessiter l'intervention des chefs. + +--Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux en s'avançant au milieu des ouvriers +en révolte. + +--Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour +contremaître, et il désignait Ulric. + +--Pourquoi n'en voulez-vous pas? dit le patron. + +--Parce que c'est humiliant pour nous d'être commandés par quelqu'un +qui, il y a un an, était encore notre apprenti. + +--Eh bien, répondit le maître, qu'est-ce que cela prouve? + +--Ça prouve, continua l'ouvrier, qui commençait à balbutier, ça prouve +que nous sommes tous égaux et qu'on ne doit pas faire d'injustice. Il y +a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ça les vexe +de voir entrer un étranger comme ça _tout de go_ dans la première bonne +place qui se trouve vacante. + +--Oui, c'est injuste! murmurèrent tous les ouvriers, comme pour +encourager l'orateur qui discutait leurs intérêts. + +--À bas Marc Gilbert! s'écrièrent quelques voix, à bas le monsieur! + +--D'ailleurs, continua l'ouvrier qui avait déjà parlé, pourquoi +avez-vous renvoyé Pierre? C'était un brave homme... qui faisait vivre sa +femme et ses enfants avec sa place. + +--Silence! dit le maître d'une voix impérative, et qu'on n'ajoute plus +un mot. Je n'ai pas de compte à vous rendre, et je fais ce que je veux. +Si Pierre a perdu sa place, il est d'autant plus coupable de s'être +exposé à la perdre qu'il a une femme et des enfants. Pierre était un +paresseux qui encourageait la paresse; c'était un brave homme pour vous, +un bon enfant, et vous le regrettez parce qu'il vous comptait des heures +de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierre était un +voleur.... + +Un murmure, aussitôt comprimé par un geste du maître, s'éleva parmi les +ouvriers. + +--J'ai dit un voleur, et je le répète, et tous ceux qui reçoivent de +l'argent qu'ils n'ont pas gagné sont de malhonnêtes gens. Pierre a abusé +de ma confiance; pourtant j'ai été patient, j'ai eu égard à sa position +de père de famille. + +Mais plus j'étais indulgent, et plus il s'est montré incorrigible. À mon +tour, j'eusse été coupable envers mes associés en conservant chez moi un +homme qui compromettait leurs intérêts. L'honnêteté est dans le devoir; +j'ai fait le mien, donc j'ai été juste en renvoyant Pierre, et juste +encore en le remplaçant par un homme honnête, laborieux, intelligent. +Est-ce ma faute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis +dix ans, je n'en ai pas trouvé un réunissant les qualités et les +capacités nécessaires pour remplir l'emploi vacant? Est-ce ma faute si +c'est justement l'apprenti à qui tout l'atelier commandait il y a un an +qui se trouve être le seul aujourd'hui digne de commander à tout +l'atelier? Vous parliez d'égalité tout à l'heure; eh bien, non, vous +tous qui parlez, vous n'êtes pas les égaux de Marc Gilbert. Vous n'êtes +pas égaux les uns aux autres, puisqu'il y en a parmi vous dont le +salaire est différent, et ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont +des fous; et vous savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir votre +_paye_, que celui qui travaille le plus et le mieux doit être payé +davantage que ceux dont le travail et l'habileté sont moindres. + +Ainsi donc, à compter d'aujourd'hui, Marc Gilbert est votre +contremaître. C'est un autre moi-même, et j'entends qu'on le respecte et +qu'on lui obéisse comme à moi-même. Et maintenant, ceux qui ne sont pas +contents peuvent s'en aller. + +Pendant ce discours, tous les ouvriers étaient silencieusement retournés +à leur travail. + +--Cet homme est juste, pensa Ulric en regardant son patron. + +--Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y a un an vous êtes entré +dans la maison en qualité d'apprenti; aujourd'hui, après moi, vous allez +y occuper la première place. Ce n'est pas une faveur que je vous +accorde, comme je le disais tout à l'heure, c'est une justice. J'espère +que vous êtes content, et qu'en une année vous aurez fait du chemin. +Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et que vous n'auriez pas +peut-être toute l'expérience nécessaire, nous ne vous donnerons d'abord +que les deux tiers des appointements que nous donnions à votre +prédécesseur. Néanmoins la part est encore belle, avouez-le. + +Ulric resta profondément étonné par cette contradiction. + +--Singulière justice, murmura-t-il quand il fut seul. On remplace un +homme paresseux, sans intelligence et sans probité, par un homme qu'on +sait être intelligent, probe et dévoué, et sans tenir compte du bénéfice +que sa gestion loyale procurera à la maison, on paye l'honnête homme +moins cher qu'on ne payait le voleur! + +Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et l'autorité dont elles +investissaient Ulric lui avaient attiré déjà une foule de courtisans, et +ceux-là qui se montraient les plus humbles et les plus empressés autour +de lui étaient les mêmes qui jadis s'étaient montrés les plus durs et +les moins indulgents à son égard, les mêmes qui s'étaient le plus +ouvertement déclarés hostiles à sa nomination. Il expérimenta alors sur +le vif ces _nobles qualités_ qui, disait-il autrefois, devaient croître +dans les sillons arrosés par les sueurs du travail, et son coeur +s'emplit d'un nouveau dégoût en voyant ces hommes qui, devant être +pourtant liés par une commune solidarité, essayaient de se nuire les uns +aux autres en venant dénoncer les infractions qui se commettaient dans +l'atelier, espérant sans doute qu'Ulric leur payerait, en tolérant les +leurs, la dénonciation des fautes commises par ceux de leurs compagnons +dont ils se faisaient les espions. + +--Ô fraternité! murmurait Ulric, fantôme chimérique, mot sonore qu'on +fait retentir comme un tocsin pour ameuter les révoltes. On peut +facilement t'inscrire sur les étendards et sur le fronton des monuments; +mais les siècles futurs ajoutés aux siècles passés auront bien de la +peine à te graver dans le coeur de l'homme. + +Ainsi donc, dans les classes inférieures de la société, dans le monde +des blouses, Ulric avait retrouvé la même corruption, le même esprit de +mensonge, la même fureur d'oppression du fort contre le faible. Là, +comme ailleurs, tous les vices régnaient sous la présidence de +l'égoïsme, maître souverain; tous les nobles instincts étaient crucifiés +sur les croix de l'intérêt; là aussi, toute vertu avait son Judas et son +Pilate. Là aussi, comme ailleurs et plus qu'ailleurs, Ulric put se +convaincre par sa propre expérience que l'ingratitude, celle qui de +toutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissait en +plein coeur. + +En haut, il avait trouvé le mal hypocrite, rusé, mais intelligent et +presque séducteur. + +En bas, il le trouva de même, mais cynique, brutal, et presque +repoussant. + +Un soir Ulric était seul dans sa chambre; plongé dans une misanthropie +qui devenait chaque jour plus aiguë, la tête posée entre ses mains, ses +yeux erraient machinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur une +table: c'était l'_Émile_ de Rousseau, et un signe marginal semblait +annoter ce passage: + +«Il faut être heureux! c'est la fin de tout être sensible; c'est le +premier désir que nous imprima la nature et le seul qui ne nous quitte +jamais. Mais où est le bonheur? Chacun le cherche et nul ne le trouve; +on use sa vie à le poursuivre et on meurt sans l'avoir atteint.» + +Pour la millième fois au moins Ulric faisait en réflexion le tour de +cette phrase, dont la conclusion est si désespérée, lorsque des cris +perçants qui retentissaient au dehors vinrent brusquement l'arracher à +sa rêverie. + +Ulric courut à sa fenêtre. + +Des cris: au secours! Au secours! continuaient plus pressés et plus +inquiets. Ils paraissaient sortir d'une croisée faisant face au corps de +logis habité par Ulric, qui reconnut la voix d'une femme. + +Il descendit en toute hâte l'escalier, et en quelques secondes il était +arrivé sur le palier de l'étage supérieur, où les cris avaient atteint +le diapason de l'épouvante. + +--Qu'y a-t-il donc? demanda Ulric à quelques voisins assemblés sur le +carré. + +--Ah! dit une commère avec un accent de fausse pitié, c'est la mère +Durand qui vient de trépasser, et c'est sa petite qui crie. Que c'est un +enfer dans la maison depuis quinze jours, que la vieille tousse son âme +par petits morceaux du matin au soir; qu'on ne peut pas fermer l'oeil; +que c'est bien malheureux pour de pauvres gens qui ont si besoin de +repos; que la vieille n'a pas voulu aller à l'hôpital, qu'elle était +trop fière; qu'elle a mieux aimé voir sa pauvre enfant s'abîmer le +tempérament à la veiller; qu'elle lui disait encore des sottises +par-dessus le marché; qu'enfin nous en voilà débarrassée, et que nous +allons pouvoir dormir. + +Ce speach avait été prononcé d'un seul trait par une horrible femme, +dont la figure ignoble et la voix enrouée étaient ravagées par +l'ivrognerie. + +Ulric entra dans la chambre, où les sanglots avaient succédé aux cris. +C'était un taudis sinistre, désolé, obscur, humide, et dont +l'atmosphère étreignait la gorge. Dans un coin, sur un grabat mal caché +par de misérables loques servant de rideaux, était étendue la morte, +cadavre jaune et long, dont les membres roidis paraissaient encore +lutter contre les attaques de l'agonie, et dont la bouche horriblement +ouverte semblait vomir des blasphèmes posthumes. + +Au pied du lit, tenant dans ses mains une des mains de la trépassée, +une jeune fille en désordre était accroupie dans l'abrutissement de la +douleur et du désespoir. Une femme du voisinage essayait de lui donner +de banales consolations. À l'entrée d'Ulric la jeune fille avait à peine +levé la tête, et était aussitôt retombée dans son insensibilité. + +--Madame, dit Ulric à la voisine, vous devriez emmener cette jeune fille +de cette chambre, ce spectacle la tue. + +--C'est ce que je lui disais, mon cher monsieur, mais elle ne m'entend +pas. + +--Il faudrait pourtant prendre auprès d'elle quelques informations, dit +Ulric, pour savoir le nom de ses parents, de ses amis, afin de les +avertir. + +--Ah! la pauvre fille! je la crois bien abandonnée, répondit la voisine +en essayant de faire revenir l'orpheline au sentiment de la réalité. + +Enfin elle rouvrit les yeux, qu'elle baissa aussitôt en apercevant un +étranger, et murmura quelques paroles confuses. Puis les sanglots la +reprirent, et elle tomba de nouveau à genoux au pied du lit. + +--Allons, ma petite, dit la voisine, ne vous désolez donc pas comme ça! +à quoi que ça sert? Nous sommes tous mortels, d'ailleurs; et puis, après +tout, c'est un bien pour un mal. Elle n'était pas bonne, la défunte; +méchante, hargneuse et dépensière; on ne pouvait pas la souffrir dans la +maison, d'abord: demandez un peu aux voisins, vous verrez ce qu'ils vous +diront. + +--Madame!... dit Ulric en jetant à la voisine un regard sévère. + +--Eh! c'est la vérité du bon Dieu, ce que je dis là, reprit-elle. Vous +ne vous figurez pas, mon cher monsieur, quelle méchante créature c'était +que la mère Durand, et combien elle a fait souffrir la pauvre Rosette, +qui est bien un véritable ange de patience; qu'elle la battait comme +plâtre, et lui prenait tout l'argent qu'elle gagnait pour aller boire +toute seule des liqueurs qui l'ont conduite insensiblement au tombeau; +que le médecin l'avait bien dit, là! Aussi, moi je dis que ça ne vaut +pas la peine de tant se chagriner, et que c'est un bon débarras, comme +dit cet autre.... + +--Silence! madame! s'écria Ulric indigné de pareils propos. Dans un tel +moment, devant ce lit, c'est odieux. + +Et comme la voisine continuait, Ulric, ne pouvant davantage contenir sa +colère, la prit par le bras et la mit dehors. + +Peu à peu Rosette sortit de son abattement, et lorsque, revenue presque +entièrement à elle, elle aperçut un jeune homme dans cette chambre où +elle se croyait seule, elle ne put retenir un cri d'étonnement. + +--Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric très doucement, si j'ai pris la +liberté d'entrer chez vous.... + +--Je... ne... vous connais pas... je ne sais, monsieur... répondit la +jeune fille en balbutiant. + +--Tout à l'heure, reprit Ulric, j'ai entendu appeler au secours, et je +suis monté; voilà comment vous me trouvez ici. Veuillez m'excuser si +j'ai pris la liberté de rester; dans les circonstances douloureuses où +vous vous trouvez, et vous voyant seule, j'ai cru devoir rester pour me +mettre à votre disposition.... + +--Merci, monsieur, dit Rosette. Je.... + +--La mort de votre mère nécessite des démarches à faire; il y a une +foule de détails dont vous ne pouvez vous occuper vous-même. Il faut +prévenir vos parents, vos amis, pour qu'ils viennent vous assister.... +Toutes ces courses, je les ferai. Ce sont là de légers services qui se +proposent et qui s'acceptent entre voisins, car je suis le vôtre; je +m'appelle Marc Gilbert; je suis ouvrier et je travaille dans la +fabrique de M. Vincent.... + +--Je n'ai ni parents ni amis; je n'avais que ma mère. Ah! Mon Dieu! +Comment faire? Qu'est-ce que je vais devenir? s'écria Rosette en +pleurant. + +Ce cri, qui révélait un abandon et une misère si profonds, émut Ulric. + +--S'il en est ainsi, mademoiselle, dit-il à Rosette, par amour même pour +votre mère, vous devriez accepter mes propositions, et me laisser le +soin de veiller aux tristes devoirs qu'il reste à accomplir. + +Après une longue hésitation, Rosette se laissa convaincre et accepta les +offres de service que lui faisait Ulric. + +Le lendemain un modeste corbillard emmenait à l'église le corps de la +mère Durand, et de là au cimetière, où Ulric avait acquis une fosse +particulière pour que l'orpheline pût y agenouiller son souvenir filial. + +Deux jours après l'enterrement de sa mère, Rosette vint chez Ulric pour +le remercier de ce qu'il avait fait pour elle. Elle exprima sa +reconnaissance avec une franchise et une sincérité telles qu'Ulric resta +encore plus ému après cette seconde entrevue qu'il ne l'avait été lors +de sa première rencontre avec la jeune fille. + +Quelque temps après, comme il rentrait chez lui le soir, son portier lui +remit une lettre. Ulric, inquiet de savoir qui pouvait lui écrire, +courut d'abord à la signature: il y trouva celle de Rosette. La lettre +contenait ces mots: + +«Monsieur Marc, «Excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire; +c'est que j'ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre, et je ne puis +pas aller chez vous pour vous les dire. Il y a des méchantes gens dans +la maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux à cause du service +que vous m'avez rendu. J'ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous +voir un moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par la +grande allée du jardin des plantes. «Votre servante bien reconnaissante, +«Rosette Durand.» + +Ulric courut au rendez-vous que lui donnait l'orpheline. Elle venait +seulement d'arriver. Sans parler, elle prit le bras d'Ulric, et le jeune +homme s'aperçut que son coeur battait avec violence. Son visage était +pâle, fatigué, et laissait voir des traces d'une rosée de larmes. Il la +conduisit dans une allée peu fréquentée, et la fit asseoir auprès de lui +sur un banc désert. + +--Qu'est-il arrivé, Rosette? demanda Ulric. + +--Ne l'avez-vous pas deviné en lisant ma lettre? répondit la jeune +fille en baissant les yeux. Oh! c'est horrible, ce qu'on a dit! +ajouta-t-elle précipitamment, et une rougeur d'indignation empourpra son +visage. + +--Et bien, dit Ulric, qu'a-t-on pu dire? que j'étais votre amant, +n'est-ce pas? + +--Si on n'avait dit que cela, je ne souffrirais pas tant, continua +Rosette,--car ce serait seulement ma vertu qu'on attaquerait;--mais +c'est plus horrible. On a dit que nous avions joué tous les deux une +comédie, le jour même où ma mère est morte. Ce service que vous m'avez +si généreusement rendu sans me connaître, on a dit que c'était une +spéculation, un marché... conclu et payé... devant le corps de ma +mère.... + +--C'est odieux! On a dit cela? fit Ulric. + +--Et depuis quelques jours tout le monde le répète dans la maison, dit +Rosette. + +--Eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y faire? Ce que vous +m'apprenez ne m'étonne pas. Je comprends que vous vous soyez indignée +de cette monstrueuse calomnie; mais, à vrai dire, j'eusse été surpris +davantage si elle n'avait pas été faite. Il y a des gens qui ne peuvent +pas comprendre qu'on fasse le bien seulement pour le bien; nous avons +affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions, quoi que nous fassions, +l'honnêteté de nos relations sera toujours criminelle à leurs yeux. + +En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils +étaient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les +amoureux! + +Rosette tressaillit et se serra auprès d'Ulric. + +Tous deux venaient de reconnaître la voix d'une de leurs voisines. + + + + +IV + + +Peu de jours après leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette +quittaient ensemble la maison où ils s'étaient connus, et emménageaient +dans un logement commun, situé dans une des rues désertes et tranquilles +qui avoisinent le Luxembourg. + +Sa liaison avec Rosette n'avait été dans le principe pour Ulric que le +résultat d'une affection tranquille et presque protectrice que la jeune +orpheline lui avait tout d'abord inspirée. Mais peu à peu, à sa grande +surprise et à sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout à coup +un sens perdu, il comprit qu'il aimait Rosette. + +Alors une nouvelle existence commença pour lui. Cette misanthropie +amère, ce dégoût obstiné des hommes et des choses qui auparavant se +trahissaient dans toutes ses réflexions et dans ses moindres paroles, +s'adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit +aux bonnes pensées. + +Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de +retomber dans les ombres de l'incertitude, un souvenir importun des +jours passés apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale +prophétie de l'avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fantôme +jaloux des femmes qu'il avait aimées jadis, et toutes lui criaient: +«Souviens-toi de nos leçons! Comme toutes celles qui ont tenté de faire +battre ton coeur si bien pétrifié, ta nouvelle idole te prépare une +déception: fuis-la donc aussi, celle-là qui est notre soeur à nous +toutes, qui t'avons trompé. D'ailleurs, tu te trompes toi-même en +croyant l'aimer:--les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe;--tu +as pris un tressaillement de ton coeur pour une résurrection, ton coeur +est bien mort...» + +Mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse +et belle, Rosette, dont le coeur, gonflé d'amour et de juvénile gaieté, +semblait, comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en flots de +sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en écoutant cette voix +vibrante d'une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la +fée souriante de sa vingtième année, et il l'entendait lui dire: + +--C'est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t'es si mal servi. +Tu m'as renvoyée avant l'heure, et pourtant je reviens vers toi. J'ai de +grands trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés, j'en aurai +encore d'autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener: c'est à +l'amour. Tu t'es trompé, et l'on t'a trompé, toutes les fois que tu as +cru aimer; cette fois ne repousse pas l'amour sincère. Celle qui te +l'apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec +toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps. + +Alors Ulric, couvrant de baisers insensés le visage et les mains de sa +petite Rosette, entrait dans une exaltation dont la jeune fille +s'étonnait et s'effrayait presque. Il lui parlait avec un langage dont +le lyrisme, souvent incompréhensible pour elle, faisait craindre à +Rosette que son amant ne fût devenu fou. + +--Merci! mon dieu! s'écriait Ulric, vous êtes bon! La vie a longtemps +été pour moi un lourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où +nulle force humaine n'aurait pu le supporter; j'ai failli fléchir et +m'en débarrasser par un crime. Vous l'avez vu. J'ai douté un instant de +votre justice souveraine; puis au bord de l'abîme où j'étais penché +déjà, j'ai crié vers vous du fond de mon âme: «Ayez pitié de moi!» Vous +m'avez entendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m'avez +sauvé par elle. Merci! mon dieu! vous êtes bon! + +--Comme tu m'as aimé à temps, ma pauvre Rosette! et comme tu as bien +fait de m'aimer! si tu savais.... Maintenant, je ne suis plus le même +qu'autrefois. Le bain de jouvence de ton amour m'a métamorphosé. Dans +moi, hors moi, tout est changé. J'ai laissé au fond de mon passé +ténébreux tout ce que j'avais de flétri: passions mauvaises, instincts +haineux, mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme un +enfant; je salue la vie comme une bonne chose que j'ai longtemps +maudite, dédaignée; et cela, je le dis en vérité, parce que je t'aime, +et parce que tu m'aimes. + +Rosette, dont l'esprit n'avait pas fréquenté le dictionnaire familier +aux passions exaltées, comme l'était devenue celle d'Ulric, ne +comprenait peut-être pas bien les mots dont il se servait, mais sous +l'obscurité du langage elle devinait le sens, et, à défaut de paroles, +elle répondait par des caresses. + +Pendant près d'un an ce fut une belle vie. + +Ulric et Rosette continuaient à travailler chacun de son côté; et comme +ils menaient l'existence régulière et tranquille des ménages d'ouvriers +laborieux et honnêtes, on les croyait mariés, et plus d'une fois leurs +voisins leur firent des avances pour établir entre eux des relations de +voisinage. + +Mais l'un et l'autre avaient préféré rester dans la solitude de leur +amour, et s'étaient obstinément efforcés à vivre en dehors de toute +relation avec les étrangers. + +Un jour, pendant l'absence de Rosette, Ulric reçut la visite d'un jeune +homme qui lui apportait une lettre. + +Cette lettre était adressée à M. le comte Ulric de Rouvres. + +En lisant cette suscription, Ulric ne put s'empêcher de pâlir. + +--Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apporté le +billet; cette lettre n'est pas pour moi.... Je m'appelle Marc Gilbert. + +--Pardon, monsieur le comte, répondit le jeune homme en souriant. Ne +craignez point d'indiscrétion de ma part. Je suis envoyé par Me Morin, +votre notaire. Des motifs très sérieux l'ont mis dans l'obligation de +vous rechercher, et ce n'est qu'après bien des peines et des démarches +que nous avons pu parvenir à vous découvrir.... Cette lettre, qui est +bien pour vous, car, ayant eu l'honneur de vous voir dans l'étude de mon +patron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra, monsieur +le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin à troubler votre +incognito. + +Ulric comprit qu'il était inutile de feindre plus longtemps, et prit +lecture du billet que lui adressait son notaire. + +Il ne contenait que ces quelques lignes: + +«Monsieur le comte, «Étant sur le point de vendre mon étude, je +désirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte +des fonds dont vous avez bien voulu me confier le dépôt il y a dix-huit +mois. Depuis cette époque, les neuf cent mille francs déposés par vous +entre mes mains se sont presque augmentés d'un tiers, grâce à des +placements avantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l'avenir; +toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudrais vous +la soumettre avant de résigner mes fonctions. C'est pourquoi je vous +prie, monsieur le comte, de vouloir bien m'assigner un rendez-vous. +Selon qu'il vous plaira le mieux, j'aurai l'honneur de recevoir chez moi +M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert. +«Recevez, etc. Morin.» + +--Veuillez répondre à M. Morin que j'irai le voir demain, dit Ulric au +clerc de son notaire quand il eut achevé la lettre dont le contenu +venait brutalement lui rappeler un passé, une fortune et un nom qu'il +avait complètement oubliés. Aussi la lecture de cette lettre le +jeta-t-elle dans un courant d'idées qui amenèrent sur son front un nuage +de tristesse et d'inquiétude dont Rosette s'aperçut le soir en rentrant. + +Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit par un banal prétexte +d'indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, après avoir +écouté très indifféremment les explications que M. Morin lui donna sur +l'administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à son +successeur tous les pouvoirs qu'il lui avait donnés; il insista surtout +pour qu'à l'avenir, et sous aucun prétexte, on ne vînt déranger son +incognito, qu'il voulait encore conserver. + +--Ne désirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M. +Morin à son client singulier. + +--De l'argent? dit Ulric; non, j'en gagne.... Il rentra chez lui +l'esprit plus libre, le front rasséréné, et retrouva auprès de Rosette +la tranquille et charmante familiarité que l'incident de la veille avait +vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. +Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric était employé comme +contremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha de l'occupation +dans d'autres établissements; il essaya de se placer seulement en +qualité d'ouvrier; mais on était alors au milieu d'une crise +commerciale, et un grand relâche s'était opéré dans les travaux de son +industrie. Les patrons avaient été dans la nécessité de mettre à pied +une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres,--la +sinistre liberté de la misère; et lui, _ultra-_millionnaire, il comprit +l'épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage est aussi +l'époque de la famine. + +--Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je +n'aurais qu'un mot à dire.... + +Quant à Rosette, jamais peut-être elle n'avait été plus gaie, jamais ses +dix-huit ans en fleur n'avaient embaumé la maison d'un plus doux parfum +de jeunesse et d'amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus +soir et matin; et le petit ménage vécut heureux encore un mois, malgré +les privations imposées par la nécessité. + +À la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le soir, à la nuit +tombante, choisissant les rues désertes, Rosette s'aventura dans ces +comptoirs d'usure patentés vers lesquels les premiers vents de l'hiver +poussent une foule de misères frissonnantes, qui viennent, timides et +honteuses, demander au prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret +de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide. + +Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les magasins du +mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutte avec la misère, Ulric +éprouvait la volupté singulière qui, chez quelques natures, résulte +d'un sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son amour souffrait en +voyant la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid, +vêtue d'une pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour +cause de vétusté et devenue maintenant son unique vêtement. Mais +l'esprit d'analyse l'emportait sur le coeur. La manie de l'expérience +étouffait la voix de l'humanité, et il voulait savoir jusqu'à combien de +degrés pourrait atteindre le dévouement de Rosette. + +Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu'il allait chercher tous les +soirs dans la maison où elle travaillait, Ulric entendit deux femmes +marchant derrière lui, mises avec le somptueux mauvais goût des lorettes +bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement +une antithèse avec la rigueur de la saison. + +--Tiens, vois donc, disait l'une, une robe d'indienne; c'est original. + +--Et un chapeau de paille, ajoutait l'autre, en novembre; c'est un peu +tôt ou un peu tard. + +Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point paraître. Quant à +Ulric, il lança aux deux femmes un coup d'oeil chargé de colère et de +mépris. + +Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris d'une crise violente +dont l'exaltation effraya Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions +d'amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et embrassant à pleines +lèvres la petite robe bleue dont elle était vêtue, il s'écria: + +--Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et +aujourd'hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-être. Si tu +voulais, ta jeunesse pourrait s'épanouir au milieu d'une existence de +joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonnée dans la misère. Mais +patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, +parée, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu +voudras, ma chère. Ah! quels trésors pourraient payer ton sourire? Tu +ne travailleras plus... tes pauvres mains, mordues tout le jour par +l'aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes +lèvres. Oh! ma chère Rosette, ma pauvre fille!... patience, tu verras. + +En cet instant Ulric était bien décidé à aller le lendemain chercher de +l'argent chez son notaire. + +Le lendemain, en effet, il se présenta chez le successeur de M. Morin, +qui, prévenu d'avance sur les excentricités de son client, ne parut +point surpris du costume délabré sous lequel il voyait le comte de +Rouvres. + +--Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque +argent. + +--Je suis à votre disposition: quelle somme désirez-vous, monsieur le +comte? demanda le notaire. + +--J'ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric. Le notaire entendit +cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de +banque, qu'il posa sur son bureau en face d'Ulric. + +--Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c'est seulement +cinq cents francs que j'ai eu l'honneur de vous demander. + +Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis à Ulric, qui +les mit dans sa poche après avoir signé la quittance. + +Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric +fut pris de réflexions qui lui firent regretter la démarche qu'il venait +de faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette la +possession de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l'apparence +d'une fortune? Ulric lui avait trop souvent répété qu'il n'avait aucune +connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu'il pût prétexter un +emprunt fait à quelque personne. Mais ce n'était pas encore là le vrai +motif qui inquiétait Ulric: le motif réel avait sa cause dans l'égoïsme +dont était pétri l'amour violent qu'il éprouvait pour Rosette. Ulric se +savait, plus que tout autre, habile à se créer des tourments +imaginaires. Enclin à faire ce qu'on pourrait appeler de la chimie +morale, il ne pouvait s'empêcher de soumettre tous ses sentiments, +toutes ses sensations aux expérimentations d'une logique impitoyable. Il +avait remarqué que son amour pour Rosette, amour né d'ailleurs dans des +conditions particulières, avait acquis une violence nouvelle depuis +qu'une misère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage. + +À ce dénûment Rosette avait toujours opposé non une résignation muette, +tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une +indifférence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond +dédain du lendemain, qu'Ulric éprouvait un charme étrange à voir cette +créature si insolente avec le malheur. + +Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur maladive qui peu à peu +avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix +dont la fraîche sérénité était souvent altérée par des éclats +métalliques, Ulric se demandait avec inquiétude si ces fanfares de +gaieté immodérée, ces fusées de rires fous qui s'échappaient sans motifs +des lèvres de sa maîtresse, n'était point semblables aux lumières +fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s'élancent par +bonds capricieux et inégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive +que lorsqu'elles vont s'éteindre. + +Alors son coeur se fendait de pitié. Il s'épouvantait lui-même de ce +déplorable égoïsme qui s'obstinait à prolonger une situation misérable +uniquement à cause d'un sentiment qui caressait son amour-propre plus +encore que son amour. + +Dans ces instants où il était sous l'impression d'un esprit de justice, +il s'emportait contre lui-même en de violentes accusations. + +--Ce que je fais est lâche, pensait-il, je joue avec cette malheureuse +fille une comédie d'autant plus horrible qu'elle court le danger d'en +rester victime. J'en fais froidement un holocauste à ma vanité. Pour +moi, sa jeunesse s'épuise, sa santé s'altère. J'assiste tranquillement à +ce martyre quotidien, et tandis qu'elle tremble sous les frissons de la +fièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire.--Qu'ai-je besoin +d'attendre plus longtemps? ajoutait Ulric; ne suis-je pas sûr qu'elle +m'aime comme je voulais être aimé? Cet amour n'a-t-il pas subi le +contrôle de toutes les expériences, et de toutes les épreuves n'a-t-il +pas traversé sans s'altérer la plus dangereuse,--la misère? Que me +faut-il de plus?--Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle, pourquoi Ulric +de Rouvres ne s'en parerait-il pas?--Comme Lindor, errant sous le +manteau d'un pauvre bachelier, j'ai rencontré ma Rosine; pourquoi ne +ferais-je pas comme lui? Pourquoi, à la fin de la comédie, +n'écarterais-je pas le manteau qui cache le comte Almaviva? Rosette n'en +sera-t-elle pas moins Rosette? Non, sans doute... et pourtant j'hésite; +pourtant je perpétue volontairement une existence dangereuse et presque +mortelle pour cette pauvre fille.... Et pour mon châtiment, si Dieu +voulait qu'elle mourût, je l'aurais tuée moi-même avec préméditation! Et +pourtant j'hésite...--pourquoi?... + +Alors une voix qui sortait de lui-même lui répondait: + +--Tu hésites, parce que tu sais bien qu'aussitôt après avoir révélé qui +tu es réellement à ta maîtresse, ton amour sera empoisonné par les +méchantes pensées que te soufflera l'esprit de doute. Ton coeur n'a pas +pu se soustraire à la tutelle de ta raison, et ta raison trouvera une +éloquence pleine de sophismes cruels pour te prouver que Rosette ne +t'aime plus qu'à cause de ton nom, de ta fortune; tu te laisseras +persuader qu'elle était lasse de toi, et qu'elle t'aurait quitté si tu +ne t'étais pas fait connaître; bien plus, tu arriveras à croire qu'elle +ne t'a jamais aimé, qu'elle jouait la comédie de l'amour, comme tu +jouais la comédie de la misère, parce qu'elle savait qui tu étais avant +même que tu la connusses. Voilà pourquoi tu hésites. + +En écoutant cette voix qui l'expliquait si bien lui-même, Ulric ne +pouvait s'empêcher de répondre: + +--C'est vrai! Alors il concluait de cette façon laconiquement égoïste: + +--L'amour de Rosette est la seule chose qui me rattache à la vie; je +l'aime, et je crois à son amour, parce que je ne suis pour elle qu'un +ouvrier, que son dévouement me paraît sincère. Mais si je lui révèle mon +nom, mon amour sera frappé de mort, parce que je ne croirai plus à +celui de Rosette. Et je ne veux pas que mon amour meure; car c'est mon +amour que j'aime. + +Telles étaient les réflexions d'Ulric en revenant de chez son notaire. +Comme il passait sur un pont, une neige épaisse commença à tomber, +dispersée par un vent glacé. Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la +main en disant: + +--Mon bon monsieur, la charité; j'ai ma fille malade, elle a froid, et +j'ai faim. + +--Pauvre Rosette! murmura Ulric, elle aussi elle a froid.... Et il mit +dans la main de la mendiante le rouleau qui contenait les vingt-cinq +louis. Deux jours après les craintes d'Ulric se trouvaient réalisées. +Rosette tomba sérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric +la fit conduire dans un hôpital. + +Quand il revint à la maison et qu'il se trouva seul dans la chambre +déserte, Ulric tomba dans une prostration dans laquelle son être tout +entier demeura anéanti. + +Ce fut son coeur qui sortit le premier de cet anéantissement. + +Au milieu de cette chambre qui avait pendant si longtemps été un +paradis, il entendit s'éveiller le choeur des souvenirs qui chantaient +la joie des jours passés. Comme un tableau fantasmagorique, il vit +bientôt se dérouler devant lui tous les épisodes du poème de son amour. +Il vit Rosette, pétulante et gaie, tournant, chantant dans la chambre, +donnant ses soins au ménage, ou préparant le repas du soir qu'on prenait +en commun, assis au coin du feu, l'un auprès de l'autre, et toujours à +portée de lèvres. + +Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler la grande fête +domestique dont son acquisition avait été la cause. Toutes ces choses +muettes semblaient prendre une voix pour parler et lui dire avec un doux +accent de reproche: + +--Où donc est-elle--celle-là qui avait un si grand soin de nous? Et +qu'as-tu fait de ta jeune amie? + +--Ne reviendra-t-elle plus? disait la petite glace entourée d'un humble +cadre de bois de sapin verni, ne reviendra-t-elle plus celle-là qui, +coquette pour toi seul, venait me demander des conseils? J'étais +l'innocent complice de sa beauté modeste, et quand elle ondulait devant +moi ses cheveux blonds, j'aimais à lui dire: «Tu es belle, ma pauvre +fille du peuple; le printemps de la jeunesse sourit dans tes yeux bleus +comme le ciel d'une aube de mai, et l'amour qui bat dans ton coeur fait +monter à ton front une pourpre charmante. Tu regardes tes mains, et tu +fais une petite moue en voyant tes doigts mutilés par l'aiguille et les +travaux du ménage. Ah! ne les cache pas ces marques de ton labeur +diligent, sois-en fière et montre-les; pour celui qui t'aime elles te +parent plus que les bijoux les plus chers.»--Hélas! ne reviendra-t-elle +pas, et ne réfléchirai-je plus son image? + +--Où donc est-elle, demandait la commode, où donc est-elle l'enfant +soigneuse et économe, qui jadis était si heureuse en rangeant les frêles +trésors de sa coquetterie? Il fut un temps où mes tiroirs étaient +pleins, et sa joie était grande à cette époque de prospérité et +d'abondance où elle avait peine à me faire contenir toutes ces petites +choses qui la rendaient si heureuse. Mais tour à tour sont partis et le +beau châle d'hiver, et la chaude robe de laine, et l'écharpe aux +couleurs vives qui semblait un arc-en-ciel flottant, et les petits +peignoirs d'été qu'elle mettait le dimanche pour aller cueillir les +roses dans les plaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs +se sont trouvés vides, et ne contenaient plus que les papiers gris du +mont-de-piété, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaient été +échangées. Hélas! Où donc est-elle, et ne reviendra-t-elle plus, la +fille sage et économe qui avait si soin de nous? + +Et comme Ulric, pour fuir ces voix qui l'emplissaient de tristesse, +s'était réfugié sur la terrasse, il aperçut, au milieu du petit jardin +planté par son amie, un oranger en caisse dont il lui avait fait cadeau +le jour de sa fête, et il entendit le frêle arbuste qui disait: «Où donc +est-elle, celle à qui tu m'as donné par un beau jour de fête?» Il faut +qu'elle soit malade ou morte, pour m'avoir oublié toute une nuit sur +cette terrasse, où la neige glaciale m'a vêtu de blanc comme d'un +linceul. Hier au matin je l'ai vue encore; elle m'avait mis là parce +qu'il faisait un peu de soleil, et que j'avais froid dans la chambre où +l'on ne faisait plus de feu. Où donc est-elle, pour m'avoir oublié, elle +qui m'aimait tant et que j'ai rendue si heureuse à l'époque de ma +floraison? Hélas! le froid de la nuit m'a tué et je ne refleurirai plus, +et quand reviendra le printemps, ses premières brises trouveront mes +rameaux morts et mes feuilles fanées. Hélas! où donc est-elle celle, à +qui tu m'as donné par un beau jour de fête? + +Sous l'impression des sentiments qu'il éprouvait en ce moment, Ulric +s'épouvanta lui-même en voyant dégagé de tout raisonnement sophistique, +le monstrueux égoïsme qui lui servait de mobile. + +--Je suis fou, s'écria-t-il; ma conduite avec cette pauvre fille est +plus que stupide, elle est odieuse.... Je vais la perdre, et avec elle +tout le bonheur, toute la jeunesse qu'elle avait su me rendre par cet +amour dévoué qui ne s'est pas démenti jusqu'au dernier moment. Oh! non! +non! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas! + +Ulric courut tout d'une haleine chez son notaire, et le rencontra au +moment même où celui-ci se disposait à aller en soirée. + +--Monsieur, lui dit Ulric, les raisons pour lesquelles j'avais quitté +le monde n'existent plus; je quitte mon incognito et je rentre dans la +société; je reprends possession de ma fortune; je vous prie donc, dans +le plus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds que j'ai +déposés chez vous. En attendant, et pour l'heure présente, de quelle +somme pouvez-vous disposer? + +--Monsieur le comte, répondit le notaire, je puis sur-le-champ vous +remettre vingt-cinq mille francs. + +--C'est bien, dit Ulric: je vais vous en signer la quittance. Mais ce +n'est pas tout, j'ai un autre service à vous demander. + +--Je suis entièrement à vos ordres. + +--Il faut, dit Ulric, que d'ici à deux jours vous m'ayez procuré un +appartement habitable pour deux personnes. Comme je n'ai pas le temps de +m'occuper de tous ces détails, je vous prierai également de me trouver +un homme d'affaires intelligent, qui s'occupera de l'ameublement. Je +veux que tout y soit sur le pied le plus confortable, qu'on n'épargne +rien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours. + +--Je prends l'engagement de ne point dépasser ce délai d'une heure, +répondit le notaire; dans deux jours, j'aurai l'honneur de vous faire +prévenir. + +Le lendemain matin Ulric courut à l'hôpital pour voir sa maîtresse, et +lui avouer qui il était. Elle était hors d'état de le comprendre; la +fièvre cérébrale s'était déclarée pendant la nuit, et elle avait le +délire. + +Ulric voulait l'emmener, mais les médecins s'opposèrent au transport; +néanmoins ils donnèrent quelque espérance. + +Au jour fixé, l'appartement du comte Ulric de Rouvres était préparé. +Ulric y donna rendez-vous pour le soir même à trois des plus célèbres +médecins de Paris. Puis il courut chercher Rosette. + +Elle venait de mourir depuis une heure. Ulric revint à son nouveau +logement, où il trouva son ancien ami Tristan, qu'il avait fait appeler, +et qui l'attendait avec les trois médecins. + +--Vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric à ceux-ci. La personne +pour laquelle je désirais vous consulter n'existe plus. + +Tristan, resté seul avec le comte Ulric, n'essaya pas de calmer sa +douleur, mais il s'y associa fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les +splendides obsèques qu'on fit à Rosette, au grand étonnement de tout +l'hôpital. Il racheta les objets que la jeune fille avait emportés avec +elle, et qui, après sa mort, étaient devenus la propriété de +l'administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robe bleue, la +seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soins aussi, l'ancien +mobilier d'Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut transporté dans +une pièce de son nouvel appartement. + +Ce fut peu de jours après qu'Ulric, décidé à mourir, partait pour +l'Angleterre. + +Tels étaient les antécédents de ce personnage au moment où il entrait +dans les salons du café de Foy. + +L'arrivée d'Ulric causa un grand mouvement dans l'assemblée. Les hommes +se levèrent et lui adressèrent le salut courtois des gens du monde. +Quant aux femmes, elles tinrent effrontément pendant cinq minutes le +comte de Rouvres presque embarrassé sous la batterie de leurs regards, +curieux jusqu'à l'indiscrétion. + +--Allons, mon cher trépassé, dit Tristan en faisant asseoir Ulric à la +place qui lui avait été réservée auprès de Fanny, signalez par un toast +votre rentrée dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan en +désignant Fanny, immobile sous son masque, madame vous fera raison. Et +vous, dit-il tout bas à l'oreille de la jeune femme, n'oubliez pas ce +que je vous ai recommandé. + +Ulric prit un grand verre rempli jusqu'au bord et s'écria: + +--Je bois.... + +--N'oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria +Tristan. + +--Je bois à la Mort, dit Ulric en portant le verre à ses lèvres, après +avoir salué sa voisine masquée. + +--Et moi, répondit Fanny en buvant à son tour... je bois à la jeunesse, +à l'amour. Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire de +flamme s'alluma sous son masque de velours. + +En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant +dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit: + +--Répétez, répétez, madame.... + +Fanny reprit son verre, qu'elle n'avait achevé qu'à demi, et répéta avec +un accent d'enthousiasme juvénile: + +--Je bois à la jeunesse, je bois à l'amour! + +--C'est impossible.... Cette voix, d'où vient-elle? Ce n'est pas cette +femme qui a parlé. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est +cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se +borna à lui répondre: «Vous avais-je menti?» + +Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le +capuchon de son domino en même temps qu'elle détachait son masque, et +avec une grâce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui +parlant de si près qu'il sentit la fraîcheur de son haleine: + +--Me ferez-vous raison, monsieur le comte? + +En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroyé, presque +épouvanté. + +Fanny était admirablement belle ce soir-là. + +Une couronne de petites roses naturelles était posée sur son front comme +une auréole printanière, et les brins de son feuillage faisaient une +alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les crêpelures +avaient l'éclat lumineux de l'or en fusion. C'était, comme idéalisée par +un poète mystique, une de ces adorables figures qui sourient si +doucement dans les toiles de Greuze. + +--Rosette! ma Rosette!... c'est Rosette!... s'écria Ulric à demi fou. + +--Pour tout le monde je m'appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant +à Ulric une exaltation qui croissait à chaque coup de son regard bleu, +je m'appelle Fanny; j'ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de +Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux +pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par où l'on sort de +mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et pour y pénétrer, +il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont +ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur +un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d'or; +pour l'instant où je vous parle, je suis presque ruinée à cause d'un +accès de confiance que j'ai eu dans un moment d'ennui. Aussi, pendant +un mois, vais-je coûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur +le comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un +dernier coup d'oeil provocateur, elle sembla dire à Ulric: + +--Maintenant, monsieur, que désirez-vous de moi? + +Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu'elle avait dit; il n'avait +entendu que le son de la voix sans prêter d'attention aux paroles; il +regardait fixement Fanny, comme on regarde un phénomène, et +n'interrompait sa contemplation que pour murmurer de temps en temps: + +--Rosette! Rosette! + +--Eh bien! vint lui demander tout bas son ami Tristan, ce que vous avez +vu ne vaut-il pas la peine du voyage que je vous ai fait faire? + +--Mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai plus repartir, dit +Ulric en montrant Fanny, qui feignait d'être indifférente à la +conversation des deux hommes, bien qu'elle n'en perdît pas un mot. + +--Enfin, dit Tristan en tirant Ulric à l'écart, que voulez-vous faire? + +Ulric parla longuement, en baissant la voix, à l'oreille de Tristan, et +quand il eut achevé, Fanny, qui redoublait d'attention, entendit Tristan +qui répondait à son ami: + +--Je vous assure qu'elle acceptera. + +--Que d'affaires pour une chose si simple! murmura la créature en +elle-même; mais elle ne put dissimuler une certaine inquiétude en voyant +que le comte de Rouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne +pouvant pas contenir l'émotion qu'il avait éprouvée en se trouvant en +face du fantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué +tous les convives et venait de sortir, reconduit jusqu'au dehors par son +ami Tristan. + +--Eh bien! ma chère, dirent les autres femmes en voyant la mine dépitée +de Fanny, voilà une conquête manquée! + +--Je sais bien pourquoi, répondit celle-ci. Je l'ai mis au pied du mur. +Il est ruiné. + +--Encore une fois, vous êtes dans l'erreur, ma belle, dit Tristan qui +venait de rentrer dans le salon. + +--Eh bien! alors, je ne vous fais pas compliment, mon cher, répliqua +Fanny. Malgré toute la mise en scène et la bonne volonté que j'y ai mise +pour ma part, votre plan me paraît complètement manqué. Votre ami ne m'a +pas même fait l'honneur de demander à être reçu chez moi. + +--Mon ami est un homme bien élevé et un homme de sens! il ne s'amuse pas +à faire des demandes inutiles. Vous n'êtes pour lui qu'une curiosité, un +objet d'art, un portrait, et rien de plus, ma chère, répondit +insolemment Tristan. Il m'a chargé d'être son homme d'affaires, et voilà +ce qu'il vous propose par mon entremise. + +--Ah! voyons un peu. + +--Je vous préviens d'avance qu'on ne vous a jamais fait de proposition +semblable. + +--Mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes sur le gril de +l'impatience. + +--Nous y voici. Écoutez, dit Tristan en s'adressant particulièrement à +Fanny. Le comte Ulric de Rouvres renouvelle votre mobilier. + +--Le mien a six mois. Soit, dit Fanny. + +--C'est presque séculaire, ajouta un des hommes. + +--Le comte Ulric vous loue, dans une rue qu'il a choisie lui-même, une +chambre de 160 francs.--Ne m'interrompez pas.--Dans cette chambre il +fait disposer un charmant ménage d'occasion, qu'il tient caché en +quelque endroit. Les meubles seront garnis de tous les objets de +toilette qui vous seront nécessaires; mais je vous préviens que toute +cette garde-robe est d'occasion comme les meubles, et la robe la plus +chère ne vaut pas vingt francs. + +--Après? dit Fanny. + +--Après, continua Tristan, le comte Ulric vous trouvera, dans une maison +à lui connue, une occupation qui vous rapportera quarante sous par jour. + +--Quelle occupation? demanda Fanny. + +--Je n'en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez qu'autant que cela +pourra vous amuser; seulement vous aurez soin de vous faire sur le bout +des doigts des piqûres d'aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le +matin jusqu'au soir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher +pour vous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votre +chambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vous serez +libre de votre personne; mais le lendemain, dès sept heures, vous serez +à la disposition de M. de Rouvres, qui vous conduira à votre travail. Le +dimanche, quand le temps sera beau, vous irez avec lui à la campagne +manger du lait et cueillir des fraises. En outre, vous appellerez M. de +Rouvres _Marc_, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelques +chansons qu'il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-même +certaine cuisine dont il vous indiquera le menu. + +--Est-ce tout? demanda Fanny qui ne savait pas si Tristan se moquait +d'elle. + +--Ce n'est pas tout, reprit celui-ci. Pendant deux mois de l'hiver vous +irez travailler,--ou du moins dans la maison où vous serez censée +travailler,--vêtue seulement d'une vieille petite robe d'indienne bleue +semée de pois blancs. + +--Mais j'aurai froid. + +--Certainement, d'autant plus que pendant ces deux mois d'hiver vous ne +ferez pas de feu dans votre chambre. + +--Ah! dit Fanny, j'ai connu des gens singuliers, mais votre ami les +surpasse; le comte de Rouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me +propose-t-il pas tout de suite de me couper la tête pour la faire +encadrer comme étant le portrait de sa maîtresse? + +--Il y a pensé, dit tranquillement Tristan. + +--Et après? reprit Fanny. Est-ce là tout? + +--C'est tout, dit Tristan. + +--Voilà ce qu'il exige? Et moi, que puis-je exiger en échange de cette +comédie, si je consens à la jouer? + +--Le comte de Rouvres vous offre le traitement d'un ministre: cent mille +francs par an! + +--C'est sérieux? s'écria Fanny. + +--Très sérieux. On passera, si vous l'exigez, un acte notarié. + +--Mais il est donc décidément bien riche? + +--Il a plus d'un million de fortune. + +--Et combien de temps durera cette fantaisie? + +--Tant que vous le voudrez. Ah! j'oubliais de vous dire qu'en acceptant +ces conditions, vous changez de nom, comme mon ami. Il s'appellera Marc +Gilbert, et vous vous nommerez Rosette. + +--Eh bien! Fanny, demanda à celle-ci une de ses compagnes, qu'en dis-tu? + +--Mesdames, répondit Fanny, je ne vous connais plus. Je m'appelle +Rosette, et je suis la maîtresse vertueuse de M. Marc Gilbert. + +Le lendemain soir, dans l'ancienne chambre de la rue de l'Ouest, où +Ulric avait habité pendant un an avec Rosette, Fanny, vêtue de la petite +robe bleue à pois blancs, attendait la première visite du comte de +Rouvres, qui ne tarda pas à arriver, revêtu de son ancien costume +d'ouvrier. + +Pendant la première heure, et pour mieux faire comprendre à Fanny +l'esprit du personnage dont elle devait jouer le rôle, Ulric raconta à +Fanny ses amours avec Rosette. + +--Ce que je vous demande avant tout, dit-il, c'est de ne jamais me +parler de ma fortune, et, le plus que vous pourrez feindre de l'ignorer +vous-même sera le mieux. + +--Alors, monsieur, répondit Fanny en tirant de la poche de sa petite +robe bleue un papier qu'elle présenta à Ulric, reprenez cette lettre qui +vous appartient; car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas +m'empêcher de me rappeler que vous n'êtes pas M. Marc Gilbert, mais bien +M. le comte de Rouvres. + +Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit la lettre et l'ouvrit. + +C'était la lettre qu'il avait reçue de son ancien notaire, M. Morin, +quand celui-ci, prêt à vendre son étude, lui demandait s'il voulait +rentrer dans la possession de sa fortune, dont les chiffres se +trouvaient établis dans cette lettre. + +--Vous avez trouvé cette lettre dans la poche de cette robe? demanda +Ulric en pâlissant. + +--Oui, répondit-elle, et voyant qu'elle vous était adressée, j'ai cru +devoir vous la remettre. + +--Mais, continua Ulric, cette robe appartenait à Rosette, et pour que ma +lettre s'y trouvât, il fallait bien qu'elle en eût pris connaissance. + +Fanny répondit par un sourire. + +--Alors, continua Ulric, Rosette savait qui j'étais,--elle savait que +j'étais riche,--et son amour... ah! malheureux! Et il tomba anéanti sur +le carreau. + +Environ un mois après, comme Fanny, revenue dans son appartement, +s'apprêtait à aller au bal masqué, elle vit entrer chez elle Tristan, +qui tenait à la main un petit paquet. + +--Que m'apportez-vous là,--un cadeau? + +--C'est un legs que vous a fait avant de mourir mon ami le comte de +Rouvres. + +--Voyons, dit Fanny. + +Mais elle devint furieuse en apercevant la petite robe bleue. + +--Votre ami est un être ridicule, mort ou vivant; il m'a fait +banqueroute de cent mille francs. + +--Ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan; et il tira de la +poche de la robe un portefeuille qui contenait cent billets de banque. + + + + +La maîtresse aux mains rouges + + +Depuis quelque temps Théodore était beaucoup plus assidu chez sa tante +la lingère qu'aux cours de l'école de médecine; on ne le voyait plus au +café et il n'allait plus au bal. + +Quel était ce mystère? + +Théodore était tout simplement amoureux d'une ouvrière entrée depuis peu +dans l'atelier de sa tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant +point d'un certain esprit naturel,--telle était Clémence. Elle arrivait +de sa province, où elle avait été élevée fort rigoureusement par une +parente vieille et dévote. + +Et la première fois qu'il vit cette jeune fille, Théodore, qui en amour +était un garçon très improvisateur, en était tombé subitement épris. +Mais Clémence n'était pas une fille à ranger au nombre des conquêtes +faciles, comme il s'en fait tant les soirs de bal, à l'aide de deux ou +trois lieux communs madrigalisés et d'une bouteille d'Aï frappée. Aussi +Théodore comprit qu'il devait cette fois laisser de côté la devise +_Veni, vidi, vici,_ qu'il avait coutume d'arborer dans ses campagnes +galantes. + +Voici donc notre amoureux forcé d'étudier la géographie du pays de +Tendre, qu'il avait jusque-là fort peu parcouru. Néanmoins Théodore ne +se désespéra pas... et tous les jours il venait passer de longues +heures chez sa tante, et, de ses yeux chargés d'une mitraille d'amour, +il assiégeait le coeur de la petite provinciale... qui tâchait de se +défendre de son mieux. + +Cependant la situation commençait à devenir critique. Clémence avait +dix-huit ans, âge où les rêves des jeunes filles ont ordinairement des +moustaches,--brunes ou blondes. Clémence jura de se défendre. Mais +d'avance elle sentait qu'elle était vaincue. Elle avait beau baisser les +yeux devant Théodore, elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire +tout bas: Voici qui va bien, à bientôt l'assaut définitif! En effet, le +moment était venu où il ne pouvait être tenté qu'avec succès. + +Malgré toutes les précautions qu'elle prenait pour le fermer, Clémence +oublia un jour la clef sur la porte de son coeur,--et l'amour entra. + +Quelque temps plus loin, Clémence oubliait une autre clef sur une +porte,--celle de sa chambre, et un matin on en vit sortir Théodore. + +Théodore fut pendant trois mois très enthousiasmé de sa maîtresse; mais +au bout de ce temps, son amour tomba à quelques degrés au-dessous de +l'estime sincère,--point qui, au thermomètre de la passion, équivaut à +l'indifférence. + +Pourtant, Clémence était toujours la même, soumise, aimante, fidèle et +coquette, juste ce qu'il fallait pour plaire à Théodore, qui, de son +côté, devenait de plus en plus insensible à ses coquetteries. + +Enfin, résolu d'en finir avec cet amour, Théodore fit un soir à sa +maîtresse un de ces outrages que toute autre femme n'eût jamais +pardonné. Au milieu d'une conversation paradoxale d'art et d'amour +comparés, et devant une nombreuse compagnie, Théodore déclara qu'il lui +était impossible d'aimer une femme qui n'aurait pas les mains blanches +et les ongles opalisés. Cette brutale épigramme adressée aux mains +rouges et meurtries de la pauvre Clémence lui entra plus avant et plus +douloureusement dans le coeur que ne l'eût fait un coup de poignard; +car cette méchanceté aiguë atteignait plus encore son amour que son +amour-propre. + +Cependant, comme elle avait beaucoup d'orgueil, son parti fut pris +sur-le-champ. Elle résolut de quitter l'étudiant avant qu'il lui eût +fait comprendre d'une manière plus significative que leur liaison devait +avoir une fin. + +Le lendemain, pendant que Théodore était au cours, Clémence réunit en un +paquet tous les objets qui lui appartenaient et les fit transporter dans +un hôtel des environs, où elle avait choisi une chambre. Cependant, +comme elle ne se sentait pas le courage de quitter Théodore avant de +l'avoir revu, la jeune fille attendit son retour. Peut-être +espérait-elle qu'il essayerait de lui faire oublier l'offense de la +veille; et, si banale qu'eût été l'excuse, la pauvre enfant était toute +prête à l'accueillir par un pardon. + +À minuit Théodore fit prévenir qu'il ne rentrerait pas. Il voulait en +effet éviter d'avoir avec sa maîtresse une de ces explications qui, sans +qu'on le veuille, vous acheminent si souvent à un raccommodement. + +Clémence comprit que tout était fini. Elle écrivit à la hâte un mot +d'adieu, et sortit de sa chambre en jetant au portrait de Théodore, qui +au moins avait l'air de lui sourire, un long regard humide de larmes. + +Le matin, en rentrant, Théodore trouva le billet de sa maîtresse. + +--Vive la liberté! s'écria-t-il quand il l'eut achevé; et il courut dans +un café rejoindre ses amis et leur raconter de quelle façon ferme et +brillante il venait de rompre sa chaîne. + +Cependant, les premiers jours qui suivirent sa séparation d'avec +Clémence, Théodore trouva que sa petite chambre était bien grande, et +les premières nuits il lui sembla que son lit était bien large. Mais au +bout de deux semaines la lacune était comblée. + +Cependant Clémence n'avait pas de nouvel amour et se souvenait encore de +Théodore. Elle avait du reste conservé l'espérance que son amant +reviendrait à elle; et pour un pas qu'il eût fait, elle était toute +disposée à en faire dix. Dans cet espoir d'un rapprochement prochain, la +pauvre délaissée s'était surtout attachée à corriger, autant qu'il lui +serait possible, le défaut physique que Théodore lui avait si +brutalement reproché. Elle tenait à montrer à l'ingrat qu'elle pouvait +avoir les mains aussi blanches que n'importe quelle lionne de n'importe +quelle aristocratie. Elle commença donc à prendre des soins qu'elle +avait négligés jusqu'alors. Elle eut des savons, des poudres, des eaux +qui lui coûtaient le plus clair de son gain modique. Enfin elle alla +même jusqu'à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait à peine le +jour. + +Chaque matin, en se levant, elle regardait avec inquiétude le progrès de +ses _remèdes_. Hélas! Ils n'opéraient pas vite! Les soins du ménage, +qu'elle tenait sur un point de propreté flamande; les travaux de couture +surtout, tout cela neutralisait l'action de ses soins coquets; et si ses +mains avaient gagné quelque délicatesse comme forme, elles étaient +restées, comme devant,--rouges, ainsi que des cerises. + +La pauvre Clémence ignorait que la meilleure pâte pour blanchir les +mains s'appelle l'oisiveté, et l'eût-elle su d'ailleurs, elle n'eût +point pu en faire usage. C'était là un remède qui lui eût coûté trop +cher. + +Elle resta donc avec ses mains rouges. + +Un soir Clémence se rappela que, dans le beau temps de leur amour, elle +avait promis à Théodore de lui broder une bourse pour le jour de sa +fête,--et ce jour n'était pas éloigné. + +--Ah! pensa la jeune fille en recueillant avec bonheur ce souvenir, +j'aurai encore le temps; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l'ai +pas oublié, et il reviendra peut-être. Dès le lendemain elle se mit à +l'oeuvre. + +Il lui restait presque toute une semaine devant elle pour ce travail; +c'était plus qu'il ne fallait, si elle avait pu disposer de tout son +temps. Mais comme ses journées ne lui appartenaient point, huit jours +devaient à peine suffire. Clémence travailla la nuit. + +On était dans l'hiver,--il faisait grand froid,--et le budget de la +jeune ouvrière ne lui permettait pas de faire grand feu; souvent même +n'en faisait-elle point du tout. C'est alors que ses pauvres mains +devenaient rouges, grand Dieu! Mais quand au matin elle avait avancé sa +bourse de quelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait +dans l'espérance qu'elle avait d'une réconciliation prochaine de +nouvelles forces pour aller à son travail du jour. Cependant ses +veilles prolongées, dans une chambre humide et mal close, les émotions +qui l'avaient agitée depuis quelque temps, altéraient visiblement la +santé de la jeune fille, qui n'y apportait aucune attention. + +Enfin le petit chef-d'oeuvre de patience et de bon goût sortit achevé de +ses mains, hélas! toujours aussi rouges que les mains de l'Aurore quand +elle ouvre les portes d'un ciel d'hiver. En admirant cette bourse, dans +laquelle elle avait mis tant de superstitieuses espérances, Clémence eut +un bon moment de joie. Elle jeta un coup d'oeil sur les murs tristes de +cette chambre où elle vivait dolente et solitaire, et elle ne put +s'empêcher de dire: + +--Avant peu, je n'y serai plus--ou je n'y serai pas seule! La veille de +la Saint-Théodore, Clémence enveloppa soigneusement sa bourse dans une +boîte garnie de coton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet où +elle fit entrer toutes les fleurs qu'elle savait préférées par Théodore; +elle fit ajouter aussi toutes celles dont le langage emblématique +pouvait éveiller le souvenir.--Hélas! réveille-t-on les morts? + +Au coin d'une rue, Clémence confia son cadeau à un commissionnaire. + +--Y a-t-il une réponse? demanda celui-ci. + +--Non, répondit la jeune fille.--Théodore viendra lui-même, +pensait-elle. + +Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en chemin un jeune homme +qu'elle avait vu quelquefois chez son amant. + +--Tiens, vous voilà, Clémence, lui dit l'étudiant; que devenez-vous +donc? + +--Vous savez bien ce qui est arrivé, répondit-elle. + +--Ah oui, c'est vrai! vous êtes fâchée avec Théodore. + +--Fâchée! dit Clémence, oh! fâchée! + +--Ah! c'est égal... il vous regrette, allez. + +--Il me regrette? fit la jeune fille, en rougissant de plaisir: il vous +l'a dit? + +--Non, pas précisément, mais je le devine.--Nous allons ce soir au bal +de l'Opéra, ajouta l'étudiant. Théodore y sera. Viendrez-vous? + +--Oh! dit Clémence. Je ne crois pas.... Adieu. + +--Adieu, dit l'étudiant, qui continua son chemin en sifflant. + +--Il me regrette! murmura Clémence quand elle fut rentrée, j'en étais +bien sûre, moi!--Quand il verra que je me souviens encore de lui, il +reviendra;--c'est l'amour-propre qui l'aura empêché de revenir plus +tôt... il ne voulait point faire le premier pas... tous les hommes sont +orgueilleux.... + +Et Clémence se mit à chanter d'une voix souvent interrompue par une toux +douloureuse la jolie chanson: + +«Rosine à moi revient fidèle.» + +Seulement, sans s'inquiéter de la mutilation qu'elle faisait subir au +vers, elle y substitua le nom de Théodore. + +Vers le milieu de la journée,--heure à laquelle elle savait l'étudiant +libre,--Clémence fit une jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains, +qu'elle avait du moins su préserver des engelures. + +--Ah! disait-elle en les regardant, elles ne sont pas trop rouges +aujourd'hui. Et elle attendit. + +Or, pendant qu'elle attendait, la nouvelle maîtresse de Théodore, qui en +ce moment était seule chez l'étudiant, recevait l'envoi de Clémence. +Mademoiselle Coralie, qui était une personne rusée, devina de suite que +ces cadeaux venaient d'une femme, et en voyant le C qui était brodé sur +la bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait être +Clémence,--qu'elle avait du reste connue. + +--Elle veut revenir. C'est bon, dit Coralie. Je sais ce que j'ai à +faire. + +Et elle se mit à machiner tout bas une de ces vengeances doublées de +fourberie,--comme savent en trouver les femmes qui ont une rivale en +face de leur amour ou de leur vanité. + +Une heure après Théodore entra. En l'entendant monter, Coralie s'était +cachée derrière les rideaux de l'alcôve, après avoir eu soin de laisser +en évidence le bouquet et la bourse, pour qu'ils tombassent d'abord sous +les yeux de Théodore,--ce qui arriva. + +--Tiens, fit le jeune homme étonné, qu'est-ce que c'est que ça? + +--Quoi, tu ne le devines pas? s'écria Coralie en venant lui sauter au +cou; quel jour sommes-nous aujourd'hui? Théodore songea à sa fête. + +--Comment, c'est toi?... tu t'es souvenue, dit-il en regardant sa +maîtresse, qui ne baissa pas les yeux. + +--Et qui donc veux-tu que ce soit? fit-elle. + +--Allons, se dit Théodore en lui-même, je ne pouvais pas manquer d'avoir +une bourse, cette pauvre Clémence m'en avait promis une. Mais, +demanda-t-il à Coralie, quand donc as-tu fait cela? + +--Eh bien donc, et ma surprise? répondit Coralie. J'ai fait la bourse +pendant la nuit--quand tu dormais. J'ai eu joliment froid va.... +Regarde donc... il y a un C et un T... nos deux noms.... + +--Pauvre chérie... dit Théodore.... Elle est charmante, ta bourse.... Je +veux que tu l'étrennes ce soir au bal.... Tiens, voilà pour la +garnir.... Et comme il venait de recevoir sa pension, Théodore donna à +Coralie une belle pièce d'or.... + +--Ah! pensa celle-ci en prenant les vingt francs, j'ai une fière +idée.... En effet, le cerveau de cette fille, qui était une fine +mécanique à perfidie, venait d'inventer quelque chose de bien noir sans +doute, car les yeux de Coralie brillèrent d'un éclat extraordinaire.... +Oh! la bonne idée, fit-elle encore tout bas.--La vipère se réjouissait +de son abondance de venin. + +Cependant Clémence attendait toujours... à minuit elle attendait +encore... À une heure du matin, n'y pouvant plus tenir, elle se décida à +aller au bal de l'Opéra,--où on lui avait dit qu'elle trouverait +Théodore. Elle voulait le voir... il fallait qu'elle le vît.... + +Elle prit un peu d'argent--le reste de ses économies--et sortit pour +aller louer un domino. Comme elle passait devant la loge du portier, +celui-ci l'appela. + +--Mademoiselle, j'ai quelque chose à vous remettre.--Clémence était déjà +dans la rue. + +À deux heures elle entrait au bal de l'Opéra, le visage soigneusement +caché par un loup de velours. Comme elle traversait la salle, elle +aperçut d'abord à quelques pas d'elle deux masques qui s'apprêtaient à +se mêler à un quadrille... c'étaient Théodore et Coralie, et Clémence +avait reconnu son amant. Elle poussa un cri sourd et s'appuya contre une +banquette pour ne point tomber. Mais elle fit tant d'efforts qu'elle +parvint à comprimer la souffrance atroce qui venait de se mettre à crier +au fond de son coeur, et seule elle en entendit le bruit.... + +Théodore avait donné la bourse et le bouquet qu'elle lui avait envoyés à +sa maîtresse nouvelle.... En effet, la bourse pendait à la ceinture de +Coralie, et le bouquet fleurissait sa main gantée de blanc. + +Clémence resta cinq minutes à regarder Coralie et Théodore danser devant +elle.--À chaque figure du quadrille ils s'embrassaient.--Au moment de +s'élancer pour le galop, Coralie laissa tomber le bouquet à terre. Elle +voulut se baisser pour le ramasser, mais Théodore l'enleva dans ses +bras. + +--Il était tout fané, lui dit-il, je t'en achèterai un plus beau.... Et +ils s'envolèrent dans le tourbillon. Clémence vit son bouquet foulé sous +les mille pieds du gigantesque galop. + +Elle sortit du bal avec précipitation--la tête perdue, le coeur brisé, +ne sachant pas d'où elle sortait, ignorant où elle allait.... Au bout de +deux heures de marche par une neige abondante et glacée, le hasard +ramena Clémence dans sa rue et devant sa porte. + +--Tiens! vous voilà, mademoiselle, lui dit le portier; j'ai quelque +chose pour vous depuis hier. Je voulais vous le remettre quand vous êtes +partie pour le bal, mais vous ne m'avez pas répondu.... C'est un +commissionnaire qui m'a apporté cela de la part de M. Théodore. + +--Théodore! dit Clémence; donnez vite, et elle arracha une petite boîte +des mains du portier. + +À peine arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la boîte et y trouva un +papier dans lequel était enveloppée une pièce d'or toute neuve, qui +s'en alla rouler à terre avec un bruit sonore. Sur le papier ces mots +avaient été écrits au crayon:--_J'ai reçu votre bourse, voici pour vos +peines._ + +C'était la belle idée de mademoiselle Coralie. + +Clémence tomba à terre en poussant un gémissement. Une voisine +l'entendit et vint lui porter secours. Elle eut toutes les peines du +monde à retenir la jeune fille, qui, prise du délire, voulait se jeter +par la fenêtre. + +Le soir un médecin fut appelé. En voyant Clémence il secoua la tête: + +--Ceci est grave, dit-il, mais il est encore temps. Le lendemain +Clémence se réveillait dans un hôpital. Pendant huit jours, on eut des +espérances. Mais le matin du neuvième, en faisant sa visite, le médecin +se pencha à l'oreille de la soeur de charité, qui s'approcha tristement +du lit de Clémence. + +--Je sais ce que vous voulez me dire, ma soeur... murmura la malade. Et +elle demanda les sacrements. + +Le soir, comme la religieuse s'apprêtait à quitter la salle, Clémence la +fit appeler. + +--Tenez, ma soeur, lui dit-elle en lui mettant dans la main une pièce +d'or qui était cachée sous son oreiller, vous mettrez ceci dans le tronc +des pauvres malades. C'est toute ma fortune. Adieu! + +--Couvrez-vous, mon enfant, lui dit la soeur, en voyant qu'elle gardait +ses bras hors du lit. Vous allez avoir froid. + +--Oh! qu'est-ce que cela fait maintenant? dit Clémence. Et elle se prit +à sourire en regardant ses mains que la maladie avait rendues pâles et +transparentes.--Si Théodore me voyait! murmura-t-elle. Puis elle +s'endormit et fit son dernier rêve. + +Vers le milieu de la nuit elle se réveilla pour mourir. L'agonie fut +brève. On avait, comme d'habitude, envoyé chercher l'interne de garde +pour y assister. Quand l'infirmier vint le demander, il achevait une +partie avec un de ses camarades. + +--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il. + +--C'est la jeune fille du numéro 15 qui se meurt. + +--C'est bon, j'y vais.... Théodore, prends donc ma partie. Dix minutes +après, l'interne remontait. + +--Eh bien, lui dit Théodore, qui était venu passer cette nuit avec ses +amis les carabins, et le numéro 15? + +--La petite est morte, dit l'interne en reprenant son jeu: _le roi_!... +c'est dommage, elle était bien jolie;--_valet_... dix-huit ans;--_passe +trèfle_...; des yeux noirs et des mains blanches... oh! mais +blanches.... Tiens, à propos, elle s'appelait Clémence, comme ton +ancienne maîtresse, je crois, Théodore. + +--Ah! reprit celui-ci, Clémence! celle qui avait les mains rouges. Je ne +sais pas ce qu'elle est devenue.--_Atout, atout_ et _atout_. Mon petit, +ça me fait la _vole_ et le point. + + + + +Le bonhomme Jadis + + +À l'époque du terme d'avril, un jeune homme appelé Octave vint prendre +possession d'une chambre qu'il avait quelques jours auparavant arrêtée +dans une maison de la rue de la Tour d'Auvergne. Il avait l'air si +honnête, que le portier n'avait point voulu se déranger pour aller aux +renseignements, comme c'est l'usage, et lui avait loué de confiance. + +Le logement d'Octave était situé au quatrième et dernier étage. C'était +une petite chambre si basse de plafond, qu'un homme d'une taille un peu +élevée n'aurait pas pu y garder son chapeau. Elle était éclairée d'un +côté par une petite fenêtre donnant sur la cour, et d'où l'on +apercevait les hauteurs de Montmartre. Un autre jour était pratiqué au +fond, c'était un châssis mobile ouvrant sur les jardins d'un pensionnat +de jeunes demoiselles. De là on apercevait une partie du panorama de +Paris. + +Octave passa la journée à mettre ses affaires en ordre. Ce n'était +pourtant pas une longue besogne, car il n'avait bien juste que le +nécessaire, et à la vue de son mobilier de modeste apparence, le +portier de la maison avait fait une grimace, et s'était presque repenti +de lui avoir loué sans aller aux informations. + +Son installation terminée, Octave se mit machinalement à sa fenêtre pour +juger ce que serait la vue. En levant les yeux, il aperçut à la croisée +qui faisait face à la sienne un petit vieillard, occupé à couper les +branches mortes de quelques arbustes plantés dans des caisses et +formant un jardin suspendu. Le vieux voisin, qui venait d'apercevoir +Octave, s'interrompit dans sa besogne; puis, après l'avoir examiné +quelques instants, il souleva le bonnet de laine qui couvrait ses +cheveux déjà blancs, et faisant au jeune homme un geste amical, il lui +dit en souriant: + +--Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer. Permettez-moi de vous +souhaiter la bienvenue dans cette maison. + +Octave, un peu étonné, salua le vieillard et répondit à sa politesse. +Puis, comme le voisin s'était remis à son jardinage, Octave ferma sa +fenêtre et descendit pour aller dîner. + +Comme il déposait sa clef chez le portier, celui-ci le prévint qu'il +était d'habitude dans la maison de ne point rentrer après minuit, et +que, passé cette heure, on payait une amende. + +Octave répondit qu'il ne se trouverait jamais dans ce cas-là, et que +d'ailleurs il sortait fort rarement le soir. + +Avec une foule de précautions oratoires, qui rendirent son avertissement +très difficile à comprendre, le portier informa en outre Gustave qu'il +était libre de recevoir des femmes chez lui, à la condition que ce +seraient des personnes décentes qui ne troubleraient jamais la +tranquillité de la maison, habitée par des petits rentiers et des +ouvriers en famille. + +Octave répondit qu'il recevrait peu de visites; mais que sûrement il ne +recevrait jamais de femmes chez lui. + +Le portier conclut en lui demandant s'il désirait que son épouse prît +soin de son ménage, comme elle faisait pour quelques célibataires. Mais +Octave le remercia en disant que son ménage était trop peu de chose, et +qu'il avait l'habitude de le faire lui-même. + +Octave rentra de très bonne-heure. Il lut toute la soirée et se coucha +à minuit. Le lendemain il sortit à dix heures le matin, rentra à quatre, +ressortit à six heures et revint à sept. Il lut toute la soirée, comme +il avait fait la veille, et se coucha à la même heure. + +Tous les jours il faisait ainsi de même, avec la plus parfaite +régularité. Chaque matin il apercevait son vieux voisin qui jardinait à +la fenêtre; ils se saluaient et échangeaient quelques paroles sur +l'état du temps. + +Depuis un mois Octave habitait la maison, et on n'avait pu remarquer +aucun changement dans son existence. Non seulement il ne s'était +présenté aucune visite pour lui, mais encore il n'avait reçu aucune +lettre. On causait de lui quelquefois dans la loge du portier, et on +s'étonnait un peu de l'isolement dans lequel il vivait. + +Octave avait vingt ans. Son histoire était fort courte. Son père était +un petit négociant qu'une mauvaise spéculation avait ruiné. Il était +mort foudroyé par ce désastre. La mère d'Octave, ne pouvant plus payer +sa pension au collège, l'en retira avant qu'il eût achevé ses études. +Ils vécurent dans un grand dénûment l'un et l'autre pendant une année. +Au bout de ce temps la mère, qui traînait en langueur depuis la mort de +son mari, tomba malade, et mourut elle-même après quinze jours de +maladie. Quand Octave eut fait enterrer sa mère avec le produit de la +rente qu'il possédait, à peine lui restait-il assez pour entourer son +chapeau d'un crêpe. Il était orphelin à seize ans, et n'avait au monde +aucun parent, aucun ami qui pût le secourir, même d'un conseil. Il alla +au hasard chez un notaire qui jadis avait fait les affaires de son père. +C'était un homme honnête et charitable. Il eut compassion d'Octave, lui +prêta un peu d'argent et promit de s'intéresser à lui. En effet, il ne +tarda pas à le placer en qualité de secrétaire chez un de ses +clients.--Depuis quatre ans Octave occupait cette place, qui lui +rapportait douze cents francs par an. C'était peu; mais Octave était +sobre, économe, et sut encore mettre de côté quelques centaines de +francs, qui devaient lui servir quand il commencerait l'étude du +droit,--car il voulait réaliser le désir que son père avait eu de le +destiner au barreau. En attendant, il se préparait à passer son examen +de bachelier, et travaillait dans ce but avec une grande assiduité. +Depuis la mort de sa mère il n'avait fait aucune connaissance. Il +n'allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni au café. Ses distractions +se bornaient à quelques promenades faites le dimanche dans les environs +de Paris. + +Un dimanche soir, Octave lisait auprès de sa fenêtre, quand il aperçut +son vieux voisin, dont la tête blanche s'encadrait dans un berceau de +chèvrefeuille et de plantes grimpantes. Ils se saluèrent l'un l'autre +par une inclination de tête. C'était au commencement de mai. La soirée +était magnifique; l'air doux promenait des odeurs de feuilles vertes et +de lilas, et des refrains joyeux que chantaient des ouvriers se rendant +par bandes aux barrières. De temps en temps, et suivant les variations +du vent, on entendait, tantôt distinctement, et tantôt comme des rumeurs +confuses, les orchestres des guinguettes qui peuplent les boulevards +extérieurs. + +--Eh! jeune homme, s'écria tout à coup le vieux voisin, dont le visage +venait de se fendre par un large sourire,--entendez-vous? + +Octave leva les yeux de dessus son livre et regarda le vieillard. + +--Entendez-vous, continua celui-ci, entendez-vous les violons? et en +avant deux, allez donc! ajouta-t-il en se dandinant. + +Et comme une bouffée de musique, apportée par le vent, venait +précisément de lui secouer une gamme dans les oreilles, Octave répondit +qu'il entendait en effet. + +--Eh bien, continua le voisin, est-ce que cela ne vous donne pas envie +de fermer votre livre? Octave sourit, et détourna la tête en signe +négatif. + +À cette réponse, le sourire du vieillard s'éteignit sur sa figure. + +--Vraiment, reprit-il, ça ne vous fait rien? + +--Rien! dit Octave. + +--Quel âge avez-vous donc? + +--J'ai vingt ans.... + +--Vingt ans... et ça ne vous fait rien? prodigieux! Ah! jeune homme, si +vous pouviez me prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou pour +courir où sont les violons. Et vous avez vingt ans? dit le voisin avec +un accent étonné. + +--Je les ai eus précisément aujourd'hui, répondit Octave, qui se +rappelait que ce jour était son anniversaire de naissance. + +--Aujourd'hui! dit le vieillard en frappant dans ses deux mains. +Aujourd'hui! prodigieux! étrange en vérité! Vingt ans; eh bien, moi, +jeune homme, moi qui vous parle, aujourd'hui, ce matin, j'ai eu +soixante-cinq ans. + +--On ne vous les donnerait pas, dit Octave, pour répondre. + +--Oui, mais le bon Dieu me les a donnés, lui, et je ne le tiens pas +quitte. Il voudrait m'en donner encore autant, que ça ne serait pas de +refus. Au reste, quand il lui plaira d'arrêter les frais, je suis tout +prêt; au moins je n'aurai pas loin à aller. Montmartre est à deux pas, +ce sera commode, j'entendrai les violons de plus près. + +Octave avait fermé son livre et regardait son voisin avec plus de +curiosité qu'il ne l'avait fait jusque-là. C'était un petit homme d'une +physionomie à la fois douce et fière. Son front, à demi couvert de +cheveux parfaitement blancs, n'avait pas une seule ride; sa bouche était +spirituelle et fine, et l'éclat de ses yeux vifs jetait sur tout son +visage une clarté gaie qui lui enlevait, à première vue, au moins un +tiers de son âge. + +--Monsieur, dit-il tout à coup pendant qu'Octave l'examinait, +permettez-moi de vous faire une proposition; vous la trouverez peut-être +indiscrète, mais je me risque; après cela vous êtes libre de ne la point +accepter... ce qui me ferait de la peine, je vous l'avoue.... Voilà, +monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec un +charmant sourire. Vous m'avez dit tout à l'heure que vous aviez vingt +ans aujourd'hui même. Par un singulier rapport, il se trouve que ce jour +est l'anniversaire de ma naissance; ordinairement, à cette occasion, +j'ai toujours eu un convive ou deux, des jeunes gens toujours.--Ah! la +jeunesse! dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un +accent indescriptibles, la jeunesse!--Enfin, monsieur, toutes les autres +années, j'ai eu un visage ami à ma table.--On riait, on causait; au +dessert on chantait des chansons, les nouvelles et celles de jadis, et +on arrosait les chansons avec un vieux vin qui est de mon âge et que +j'ai goûté, quand il était raisin, dans un petit clos bourguignon. On +l'a mis en bouteille le jour où on m'a mis une culotte. J'en ai encore +une quarantaine de flacons dans ma cave, et je n'en bois qu'aux jours de +fête, comme aujourd'hui par exemple.--Eh bien, dit le bonhomme, je suis +sûr que j'userai la provision. Mais je reviens à ma proposition, +monsieur, car je vous ennuie en bavardant là:--C'était pour vous dire +qu'aujourd'hui je suis tout seul à dîner, tout à fait seul. L'année +dernière j'avais un voisin, un jeune homme qui logeait précisément dans +la chambre où vous êtes, et sa femme, jolie fille; quand je dis sa +femme, non, ce ne l'était pas, le pauvre garçon, puisqu'il s'est marié +avec une autre. La petite était drôle, gaie comme un pinson, et chantait +du matin au soir. Je passais ma vie à regarder ce joli ménage. Le jeune +homme est parti, comme je vous le disais, et la petite s'est mariée d'un +autre côté.--Elle doit être par là-bas à danser, ajouta le vieillard en +étendant la main du côté d'où venait la musique du bal. Enfin, monsieur, +j'ai été tout triste quand j'ai vu la chambre vide.--Qu'est-ce qui va +venir loger là? me demandais-je tous les jours avec inquiétude.--Une +vieille femme peut-être?--Ah, voyez-vous, cette idée-là me faisait +trembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui me +ressemble. C'est prodigieux, monsieur; mais les vieilles femmes et les +enterrements, je ne peux pas voir ça. Ça m'empêche de boire pendant huit +jours. C'est pourquoi je me suis logé sur le derrière. Sur le devant, +j'aurais trop été exposé à voir les corbillards qui passent dans cette +rue du matin au soir, parce que c'est le chemin pour aller au cimetière. +Je n'aurais pu me mettre à la fenêtre. À chaque voiture qui serait +passée, j'aurais eu peur d'entendre le cocher m'appeler pour m'emmener. +Merci, je ne suis pas pressé, c'est moi qui enterrerai les autres. +Enfin, monsieur, quand vous êtes emménagé, j'ai été ravi.--Un jeune +homme! bon, voilà un jeune homme, me suis-je dit; je ferai sa +connaissance, et je me suis intéressé à vous du premier jour où je vous +ai vu. C'est pourquoi, monsieur, je vous invite à dîner avec moi pour +célébrer mon jour de naissance, qui est aussi le vôtre, à moins que vous +n'ayez disposé de votre temps. + +Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de ce bavardage plein de franchise, +de bonne humeur et de gaieté. Le vieux bonhomme paraissait attendre avec +anxiété sa réponse, et il poussa un véritable cri de joie quand Octave +lui eut répondu qu'il acceptait. + +Octave descendit de chez lui et monta chez son voisin, qui lui avait +indiqué par où il devait passer. + +Le portier ayant aperçu Octave qui montait l'escalier du devant, lui +demanda où il allait. + +--Je vais chez mon voisin d'en face, dit Octave. + +--C'est drôle, fit le portier à sa femme, voilà M. Octave qui va chez le +bonhomme Jadis. Et cet événement fut toute la soirée un thème de +causerie dans la loge. + +Quand Octave entra chez le vieillard, celui-ci l'accueillit avec une +cordialité toute juvénile, qui semblait vouloir abréger tout préambule +de politesse et les mettre sur-le-champ dans l'intimité. + +--Attendez-moi un instant, dit le voisin en faisant asseoir Octave, je +vais faire un bout de toilette. + +--Je vous en supplie, monsieur, dit Octave en se levant, ne faites point +de _cérémonies_ à cause de moi. + +--Eh! monsieur, s'écria le vieillard avec un sourire, c'est aujourd'hui +fête; on sort la croix et la bannière, comme on dit; je ne puis point +rester comme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier? +ajouta-t-il en montrant un tablier qui était serré autour de son corps; +depuis ce matin je suis auprès de mes fourneaux à préparer ma petite +_noce_; nous avons un joli petit dîner; je suis gourmand, fils de +_gueulards_, comme nous disions dans le temps jadis. Enfin, vous +verrez. J'avais bien peur de le manger tout seul, mon pauvre dîner; mais +j'ai eu la bonne idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous dans +un instant; je vous ménage une surprise; je parie que vous ne me +reconnaîtrez pas tout à l'heure. Ah! bah! Vous direz que je suis un +vieux fou; mais c'est égal, je n'ai pas de perruque et je ne porte pas +lunettes. Mon vin est bon, mes verres sont grands, et nous allons rire. + +Et il passa dans une chambre voisine, laissant Octave tout stupéfait. + +En attendant le retour de son hôte, Octave examina la pièce où il se +trouvait. C'était un petit salon tendu de papier de couleur gaie et +garni de meubles d'un autre âge. Les fauteuils, dont les housses étaient +enlevées, racontaient de galantes histoires et des bergeries dans le +style de Boucher et de Watteau: bergers et bergères, chaumières +fleuries, troupeaux enrubannés, Colins et Colettes, tout le monde +charmant de la pastorale. Au-dessus d'une petite glace au cadre historié +qui se trouvait posée sur la cheminée, on voyait dans un autre cadre un +parchemin jauni sur lequel était apposé le grand sceau de l'empire: +c'était un brevet de chevalier de la légion d'honneur. Au-dessous +étincelait la croix, attachée à un bout de ruban. À côté de la croix, +des épaulettes de laine noircies par la fumée de la poudre, et, pour +compléter ce trophée, un sabre d'honneur dont la lame avait brillé au +soleil des grandes batailles impériales. Aux murailles étaient accrochés +quelques tableaux, ou plutôt de simples lithographies coloriées, dont +les sujets étaient empruntés à des histoires d'amour d'une littérature +qui florissait jadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon +était recouvert d'une assez belle tapisserie représentant l'enlèvement +d'Hélène. + +Au bout d'un quart d'heure d'absence,--et comme Octave avait achevé son +examen,--le vieux voisin entra dans le salon. Comme il en avait prévenu +Octave, celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il était changé. + +Le vieux voisin avait un costume d'il y a soixante ans: c'était un habit +complet de paysan endimanché. + +La veste en surcot marron, culotte en velours olive, gilet de +basin,--laissant voir une chemise à petits plis, agrafée au col par un +anneau d'argent; cravate à pointes brodées, des breloques en graines +d'Amérique battant sur le ventre, des bas chinés et des souliers à +boucles;--un gros bouquet comme en ont les mariés de campagne était +attaché à la veste. + +Il s'avança en souriant et d'un air leste vers Octave, qui était au +comble de l'étonnement. + +--Ah! ah! fit-il, vous ne me reconnaissez pas. Je vous l'avais bien dit; +ça me fait plaisir tout de même. C'est l'habit de ma jeunesse, +voyez-vous. Je ne le mets plus qu'une fois par an, au jour de ma +naissance. Ça vous fait rire!... Ah! jeune homme... quand je mets cet +habit-là, voyez-vous, il me semble que je change de peau... et que mes +cheveux redeviennent blonds. + +Et comme il disait ces paroles, ses gestes, son accent, son +regard,--tout cela n'avait que vingt ans. + +Octave ne comprenait rien à cette métamorphose subite. + +--Allons, dit le vieillard... passons dans la salle à manger; tout est +prêt, la table est mise, et nous n'aurons point à nous déranger. Je me +sers moi-même, mon jeune ami. Autrefois j'avais une servante jeune et +jolie; c'était la fille d'une pauvre femme; mais on jasait dans la +maison, et quand on rencontrait ma domestique, on lui chantait sur +l'escalier: + +«Allons, Babet, un peu de complaisance.» J'ai entendu ça un jour et ça +m'a fâché. La pauvre fille était innocente. Je lui ai payé un an de +gages et je l'ai renvoyée; j'ai préféré rester seul plutôt que d'avoir +une servante vieille. + +--Allons, dit le vieux voisin en faisant entrer Octave dans une petite +salle à manger--où un appétissant dîner était préparé,--allons, jeune +homme, asseyez-vous là,--en face de moi, et pour commencer, +buvons,--buvons à nos vingt ans! + +Et, faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux vin, contemporain +de son enfance, le voisin en versa deux verres et trinqua avec Octave, +qui se plaça en face de lui. + +--Comment vous nommez-vous? demanda tout à coup le voisin. + +--Je m'appelle Octave, dit celui-ci. + +--Et moi... dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en riant, appelez-moi +comme tout le monde... le bonhomme Jadis... et votre maîtresse, comment +se nomme-t-elle? dites, que nous buvions à sa santé. + +--Je n'ai pas de maîtresse, dit Octave en rougissant presque. + +Ah! ciel!--fit le bonhomme Jadis. Vous êtes sûr.... Ordinairement +l'approche de la jeunesse a toutes les douceurs souriantes d'une aube +d'été, et, comme l'oiseau qui va tenter sa première volée et se penche +au bord du nid pour saluer d'un chant joyeux le rayon matinal, le coeur +de ceux qui arrivent à l'âge juvénile s'emplit de murmures: mille voix +pleines de charmantes promesses s'éveillent dans leur âme, et leurs +lèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d'un cri d'espérance le +soleil levant de leur vingtième année. + +Il n'en était pas de même pour Octave, qui avait trouvé le malheur +assis au seuil de son adolescence. Aussi la jeunesse lui +apparaissait-elle à travers une brumeuse tristesse, et il aurait voulu +pouvoir franchir d'un seul pas, et dans un seul jour, cet âge qui sépare +l'époque où l'on rêve de l'époque où l'on se souvient. À vingt ans, il +ne savait donc rien d'exact et de précis sur les choses de la vie. +C'était une de ces natures tardives qui atteignent quelquefois le milieu +de la jeunesse sans que rien ait tressailli dans leur coeur, recouvert +d'une cuirasse de placidité. Aussi avait-il paru étonné et presque +effrayé quand son vieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse. + +Mais le vieillard parut encore surpris davantage lorsque Octave lui +répondit qu'il n'était pas amoureux. Un sourire d'incrédulité courut sur +ses lèvres, et il fit un petit geste qui voulait dire: + +--Allons donc! + +Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelques mots, raconta son passé +et sa situation présente. Le vieillard l'avait écouté, les coudes sur la +table et la tête appuyée dans ses mains. + +--Pas de maîtresse! C'est prodigieux! murmurait-il. Mais alors, jeune +homme, qu'est-ce que vous faites donc de vos vingt ans? + +--Je suis pauvre, j'ai mon avenir à assurer, et pour moi le travail est +un devoir, dit Octave. + +--Le premier devoir de la jeunesse, c'est le plaisir, et l'amour en est +la première vertu, dit le bonhomme Jadis en vidant son verre. Moi, j'ai +été vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec un large +rire. + +Ces maximes d'une philosophie avancée, inconnue à Octave, +l'effarouchèrent au point qu'il se leva de dessus sa chaise, comme s'il +s'apprêtait à sortir. + +--Eh! là là, dit en souriant le bonhomme Jadis, n'ayez point peur, mon +jeune ami, je ne suis point le diable, rassurez-vous.--Ah! dit le +vieillard, voilà qui est certainement bien étrange. D'après ce que vous +m'avez dit, vous vivez dans l'isolement, fuyant exprès toute société, +dans la crainte qu'elle ne vous induise à mal. Je suis sans doute la +seule personne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des relations, +et c'est probablement mon âge qui m'a valu cette préférence. Vous +m'aurez pris pour un marchand de morale, un bon _père sermon_ bien +radoteur, et vous vous serez dit: Voilà mon affaire. De même que moi, +lorsque je vous ai vu arriver ici pour la première fois, je me suis dit +de mon côté: mon nouveau voisin est jeune, ça doit faire un gaillard; il +amènera un régiment de colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme +en indiquant du doigt la chambre d'Octave, ça me réjouira la vue; et ce +soir, quand je vous ai vu à votre fenêtre et que j'ai eu l'idée de vous +inviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble notre jour de +naissance, je me suis dit encore: Bon, ça va être gai, nous nous +conterons nos fredaines. Et puis... pas du tout, voilà que nous sommes +trompés tous deux: c'est moi qui suis le jeune homme, et c'est vous qui +avez des cheveux blancs. C'est prodigieux, n'est-ce pas? acheva le vieux +bonhomme en regardant Octave, qui ne put s'empêcher de sourire. + +--Voyons, dit le bonhomme Jadis en frappant sur l'épaule d'Octave, +avouez que je vous fais peur, que vous me prenez pour un libertin, pour +un fou tout au moins. Ah! fit le vieillard avec un autre accent et en +levant les yeux vers le ciel, fou... oui, je le suis peut-être, et Dieu +me la conserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personne +et qui me fait du bien à moi. Eh! mais, dit-il en relevant la tête après +un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce que je crois, jeune +homme. + +Et débouchant un second flacon, il versa du vin dans les verres. + +Octave avait d'abord eu l'idée de chercher une excuse pour se retirer; +mais un vague instinct de curiosité le retint près de ce singulier +vieillard: il but le verre que le bonhomme venait de remplir. + +--Ah! bon vin de mon pays, disait celui-ci en buvant lentement, tu as +baptisé mon premier amour; et quand tu coules dans ma poitrine, il me +semble que mon coeur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays! +Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convive dans les +yeux, vous n'aurez rien à me conter? Au fait, qu'est-ce que vous me +pourriez dire? vous ne savez rien, puisque vous vivez dans un trou. + +--Ah! c'est bien triste, autant vaudrait avoir pour voisin un +séminariste. Quel funèbre compagnon vous faites! Dieu vous punira, jeune +homme. + +Octave releva la tête et regarda son hôte, dont le visage s'animait de +plus en plus. + +--Dieu me punira! dit Octave, qu'est-ce que je fais donc de mal? +pourquoi? + +--À quoi bon vous le dire? reprit le vieillard, vous ne me comprendriez +pas. Vous ne croyez pas à mon évangile; c'est pourtant un livre honnête, +car il conseille le bonheur, qui est la santé de l'âme. Après tout, +continua le bonhomme, vous n'avez que vingt ans; vous êtes en retard, +c'est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu +le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager; cette maison m'attriste +maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à la fenêtre sans apercevoir +une vieille figure. Je comptais sur votre voisinage; mais.... Bah! n'en +parlons plus. J'irai loger de l'autre côté de l'eau, dans le quartier +latin, c'est plein de jeunes gens; quelquefois je vais m'y promener. Je +monte dans les maisons, sous le prétexte de louer un logement, j'entre +partout, je regarde, j'écoute. Quelles jolies filles, quelle bonne +humeur! comme tout ce monde-là est heureux! Seulement ils ont le tort de +boire trop de bière; c'est mauvais, ça glace le sang. Parlez-moi du vin, +à la bonne heure. Et il se versa une nouvelle rasade. + +En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de Montmartre secouait +à la fenêtre de la salle à manger les lambeaux d'une vieille ronde +populaire nouvellement arrangée en quadrille; et un musicien d'alentour, +qui faisait à sa croisée des exercices de hautbois, se mit à répéter +comme un écho l'air exécuté par l'orchestre de la barrière. + +Le bonhomme Jadis, qui s'était subitement tu quand il avait entendu les +sons lointains de cette musique, tressaillit et se leva précipitamment +lorsque le hautbois du voisinage répéta l'air, dont pas une note +n'était perdue. + +Comme Octave faisait quelque bruit en se remuant sur sa chaise, le +vieillard, qui avait l'oreille tendue dans la direction où l'on +entendait l'instrument, se retourna vers le jeune homme et lui dit +presque brutalement: + +--Chut! taisez-vous donc. + +Mais le hautbois avait cessé. Il s'était mis à jouer des fragments de +musique empruntés aux opéras nouveaux. + +--Il faudra que je découvre ce musicien, dit le bonhomme Jadis; et il +allait verser à boire, quand le hautbois capricieux laissa de côté la +musique moderne et recommença le vieil air populaire. + +--Ah! le bon musicien, fit le bonhomme Jadis en se levant tout à fait et +en se mettant à danser dans la chambre; le bon musicien! comme c'est +bien ça.--Ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui paraissait +de plus en plus surpris. + +--Je vais vous dire, j'ai beaucoup aimé sur cet air-là autrefois, au +temps où cette culotte, que vous me voyez, était neuve, l'habit aussi et +mes mollets aussi, dit en riant le bonhomme en frappant sur ses jambes +grêles. Ah! les pauvres quilles; elles se sont joliment trémoussées sur +cet air-là. Et pourtant, si j'avais ma pauvre Jacqueline et que nous +fussions sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur un tonneau et +raclant sur son violon ce vieil air, je ne m'en tirerais pas encore +trop mal. Ah! Jacqueline, voilà une fille; on l'appelait _la belle aux +cent amoureux._ Et ce n'était pas assez dire, tout le pays en tenait +pour elle; il y avait à l'armée une compagnie de gens qui s'étaient +faits soldats à cause d'elle; j'en ai fait partie à mon tour. + +Pour cette fois, Octave ne douta plus que son vieux voisin ne fût fou. + +Une nouvelle bouffée de vent apporta les sons de l'orchestre de la +guinguette, où l'on dansait encore le vieux quadrille dont le principal +motif avait été répété par le hautbois. + +Le bonhomme Jadis ne put pas y résister cette fois. + +--Encore un coup, dit-il en vidant la bouteille, buvons et en route! + +--En route! dit Octave, pendant que son voisin mettait son chapeau. Où +allons-nous? + +--Eh! parbleu,--nous allons à la danse. Ces diables de violons qui +s'avisent de jouer cet air-là justement aujourd'hui, quand je suis dans +mes idées. Il me semble que c'est Jacqueline qui m'appelle. Allons, +jeune homme, en avant! + +Octave hésitait, mais la curiosité l'emporta. + +--Je vous accompagnerai, dit-il. + +--Encore un coup, fit le vieillard en montrant les verres, ça donnera +des jambes. + +--Encore un coup, donc, dit Octave en trinquant avec le bonhomme Jadis. + +--Et en route! fit celui-ci. Vous voyez que je marche droit et sans +canne, dit-il à Octave. Au bout d'une demi-heure, le vieillard et le +jeune homme couraient toutes les guinguettes de la barrière. + +Dans chaque bal où il entrait suivi de son compagnon, le costume +singulier du bonhomme Jadis lui attirait de bruyantes ovations mêlées de +rires et de quolibets; mais le vieillard ne se fâchait pas et savait +toujours répondre à ceux qui l'agaçaient, quelque repartie qui mettait +les rieurs de son côté. + +--C'est bien fâcheux, disait le bonhomme à Octave, je n'entends plus +mon air, j'aurais volontiers dansé. + +--Vous oseriez... devant le monde! fit Octave avec inquiétude. + +--Et pourquoi non? J'ai bien osé d'autres choses sur cet air-là. Tenez, +quand je me suis fait soldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j'avais +à peu près votre âge, et je n'étais certainement pas la valeur en +personne. La première fois que je me suis trouvé en face des +Autrichiens, dans les plaines de la Lombardie, j'ai joliment regretté ma +Bourgogne et le violon du gros Blaise; et si on m'avait offert mon +congé, je l'aurais bien accepté. Quand j'ai entendu le premier coup de +canon,--c'était un tapage horrible, de la fumée, des cris de mort!--je +n'étais pas à mon aise. Notre commandant nous crie: Braves soldats, +c'est notre tour! en avant! en avant! C'était justement du côté des +canons. Tous mes camarades partent comme s'ils couraient à la fête; moi, +je manquais d'enthousiasme.--Mais voilà que la musique d'un régiment qui +était en position s'avise justement de jouer mon air... _Tra deri dera, +deri dera;_ moi, si doux et si paisible, j'avais à peine entendu la +ritournelle, que je me métamorphosai en héros, je devins un vrai lion, +il me poussait une crinière, et me voilà en avant de mon escadron, +engagé dans une charge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au +poing, jurant, tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air _Tra +deri dera, deri dera, la la,_--j'allais comme le diable.--Tout à coup je +rencontre sur mon chemin un grand gaillard tout doré, qui tenait un +drapeau. _Tra deri,_ ça ferait une jolie robe pour Jacqueline, que je me +dis, et je lui tombe dessus, _deri dera_.--Je le coupe en deux,--_Tra +deri_;--je lui enlève son drapeau, _deri deri_,--Le général m'embrasse, +on met mon nom à l'ordre du jour de l'armée... et la république me fait +cadeau d'un sabre d'honneur. _Tra deri dera, la la deri_,--En 1812 un +aide de camp de Murat vient nous prier très poliment de nous donner la +peine d'entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre colonel salue l'aide +de camp et lui répond: On y va. En arrivant sous les murs de la redoute, +nous n'étions plus que quarante de notre escadron, et le canon +tonnait... l'on aurait dit un tremblement de terre. C'est pour le coup +que je regrettais le violon du gros Blaise.--Mes camarades et moi, nous +hésitions un peu, et je me disais à moi-même en regardant la terrible +redoute:--Bien sûr, c'est imprudent d'entrer là-dedans. Mais voilà-t-il +pas qu'une musique éloignée se met à jouer mon air, _tra deri..._ Je +pars en avant, les miens me suivent, et nous tombons dans la redoute, +terribles et rapides comme des boulets vivants.... Un régiment presque +entier nous suit, puis deux, puis trois. On fait un hachis de Russes, +et j'attrape la croix d'honneur, toujours sur mon air _Tra deri deri +dera_,--et après ça, comment diable voulez-vous que j'aie peur de danser +dans un bal? + +Comme le bonhomme achevait son récit, l'orchestre commença précisément +le quadrille en vogue dans lequel se trouvait l'air sur lequel le vieux +soldat avait accompli ses exploits guerriers. + +--Ah! enfin, dit le vieillard, nous y voilà.... Et, quittant le bras +d'Octave, qui ne put le retenir, il fit le tour du bal pour aller +inviter une danseuse. Il s'arrêta devant une jeune fille de dix-huit ou +vingt ans, vêtue d'une toilette de couleur claire. Elle avait de jolis +yeux gris bleu, des cheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et +un grand air d'honnêteté sur son visage. + +--Elle est charmante, dit le vieillard. Et, s'approchant de la jeune +fille, qui paraissait être venue seule au bal, le bonhomme Jadis ôta son +petit chapeau rond, se ploya en deux comme un arc, et enchâssa son +invitation dans un compliment qui avait une tournure tout à fait +galante. + +La jeune fille leva les yeux sur ce cavalier singulier, et ne put +s'empêcher de sourire en voyant le costume du vieux bonhomme, qui +ressemblait à un Colin d'opéra-comique. + +--Mais, monsieur, répondit-elle d'une voix douce, je ne sais pas danser. + +--Vous ne savez pas danser!... fit le bonhomme. Ah! ciel! c'est +prodigieux... mais moi, j'ai su danser avant de savoir lire. + +--Du moins, je ne sais pas danser comme on danse aujourd'hui, répondit +la jeune fille. + +--Oh! ni moi... répliqua le vieillard, ni moi.... On va un peu plus +loin, en effet, aujourd'hui... ce sont presque des tours de force.... +Cependant je n'ai pas oublié les figures... dit-il; et sur cet air +qu'on joue en ce moment, je suis sûr de me tirer d'affaire.... Si vous +voulez que nous essayions... fit le bonhomme Jadis en revenant à la +charge. + +--Oh! non merci, monsieur... dit la demoiselle. Je ne suis pas venue +dans l'intention de danser. Je suis entrée ici par curiosité... un +moment... parce que c'était sur mon chemin.... Je n'ai pas l'habitude +d'aller au bal.... Merci.... + +--Cependant... fit le bonhomme en insistant, sur cet air-là, qui est si +joli... Écoutez-donc... _Tra deri, deri dera._ Hein! Comme c'est gai... +_deri, dera_.... Ça ne vous donne pas envie? ajouta-t-il en battant fort +prestement un entrechat. + +--Merci, monsieur, merci, répondit la jeune fille en se cachant la +figure pour ne pas rire.--D'ailleurs il va pleuvoir, dit-elle. + +En effet, le ciel s'était chargé, l'air était lourd, le ciel se coupait +d'éclairs par intervalles; et le quadrille était à peine commencé, +qu'une grosse pluie vint disperser les danseurs, qui se réfugièrent dans +le café, où il n'y eut bientôt plus assez de place. + +Pendant le dialogue de son vieux voisin avec la jeune fille, Octave +s'était tenu à quelque distance. Mais quand l'orage avait éclaté, il +s'approcha du bonhomme Jadis et lui dit: + +--Il faut nous retirer. Il est tard, d'ailleurs. + +--Où diable voulez-vous que nous allions, dit le vieillard, par ce +temps affreux? Un vrai déluge! Il faut entrer quelque part... prendre +quelque chose. Nous ne pouvons pas rester là. Voilà déjà que je +ressemble à une éponge...--Ah! mon dieu! fit-il en se retournant vers la +jeune fille.... Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas rester +dehors.... Vous allez gâter votre jolie toilette. Venez avec nous vous +mettre un instant à l'abri. + +--Merci, monsieur, dit-elle, je vais m'en aller... je prendrai une +voiture... je ne demeure pas loin d'ailleurs, rue Rochechouart... c'est +à côté.... + +Et, mal abritée sous un petit acacia faisant dôme, elle regardait +tristement la pluie qui commençait à mouiller sa robe. + +--Rue Rochechouart, dit le bonhomme Jadis, mais alors nous sommes +voisins, mademoiselle.--Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne +levait pas les yeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d'Auvergne, +numéro.... + +--Tiens, fit la jeune fille, nos maisons se touchent... moi j'habite le +pensionnat de demoiselles.... + +--Ah! fit Octave en levant les yeux. J'ai une fenêtre qui donne sur le +jardin. + +--Eh bien, c'est ça! fit le bonhomme Jadis, nous sommes tous voisins.... +Alors mademoiselle n'a plus de raisons pour refuser de se mettre avec +nous à l'abri; nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous +reconduirons mademoiselle; il sera un peu tard... comme elle est +seule.... + +--En effet... ce serait plus prudent... dit Octave. La jeune fille garda +le silence. Le bonhomme Jadis regarda les deux jeunes gens; un sourire +courut sur ses lèvres, et il chantonna tout bas le refrain de son vieil +ami: _Tra deri, dera, dera._ + +--Allons, dit-il, voilà qui est entendu... entrons là-dedans. Et il se +dirigea vers le café du jardin champêtre, laissant derrière lui la jeune +fille et Octave, très embarrassés tous les deux. + +--Eh bien, venez-vous? s'écria le vieillard, sur la porte du café. + +--Nous voici, dit Octave, qui, après une courte hésitation se décida à +offrir la main à sa compagne pour l'aider à franchir une petite mare +d'eau. + +Ce fut seulement bien après minuit que l'on put songer à se retirer. +L'orage n'avait point cessé, et il avait plu à torrents. + +--Nous allons être à l'amende, disait le bonhomme Jadis à Octave, en +entendant sonner une heure du matin comme ils passaient à la barrière. + +--Une heure... déjà... mon Dieu! fit la jeune fille avec épouvante.--Si +on n'allait pas m'ouvrir.... + +--Hi! hi! hi! fit le bonhomme Jadis en lui-même. Ça serait drôle... _Tra +deri_,--très drôle... _deri dera_.... + +--Rassurez-vous, mademoiselle, disait Octave à sa compagne, dont il +sentait le coeur battre sous son bras, nous voici arrivés; dans un +moment nous serons à votre porte.... + +Et il pressait le pas, tandis que le vieux voisin ralentissait exprès sa +marche, en murmurant des mots décousus, comme: + +--Il sera trop tard... pauvre fille... rester à la porte... à la belle +étoile...--Ah! bah! _tra deri..._ si mon jeune ami savait s'y prendre... +l'hospitalité... de mon temps... _deri dera_... je sais bien ce que +j'aurais fait... pas de maîtresse... à vingt ans... _tra deri..._ c'est +prodigieux, _deri dera_.... + +--Tiens! Tiens! on n'ouvre pas, dit-il en s'arrêtant tout à fait à +quelque distance des deux jeunes gens, qui étaient arrêtés devant une +maison de la rue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la +tour d'Auvergne. + +Trois ou quatre coups de marteau retentirent violemment dans le silence +et furent répétés par tous les échos de la rue déserte. + +--C'est qu'on n'ouvre pas... tout de même, continuait le bonhomme Jadis +en se rapprochant. Comment vont-ils se tirer de là? + +Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, qui resta close. + +--Eh bien, fit le vieillard en s'approchant, ils sont donc sourds? + +--Ah! mon Dieu, disait la jeune fille, qui paraissait en proie à une +grande agitation, qu'est-ce que madame va dire? Et le portier qui +n'entend pas! + +--Madame? Qui ça, madame? demanda le bonhomme. + +--La directrice de la pension où je suis sous-maîtresse; je devais être +de retour à dix heures. Mon Dieu! je vous en prie, ajouta-t-elle en +parlant à Octave, frappez plus fort, on entendra peut-être. + +Octave frappa, mais plus doucement qu'il n'avait fait, et tout en +frappant il regardait la jeune fille, dont l'inquiétude était à son +comble, et il aperçut une larme qui roulait sur sa joue. Ces pleurs +dans ses yeux bleus causèrent au jeune homme une telle impression qu'il +n'avait plus la force de frapper. + +--On n'entend pas, dit-il, c'est inutile. Comment faire? Et il regarda +sa compagne. + +--Ah! mon Dieu, reprit le bonhomme Jadis d'une voix ironiquement +dolente, comment faire? + +--Comment faire? dit doucement la jeune fille. + +--Ah! s'écria-t-elle en relevant la tête, j'entends du bruit... on a +entendu. + +--C'est impossible, s'écria Octave, tout le monde dort. + +--Mais on s'est réveillé.... Vous avez frappé trop fort, jeune homme, +lui dit à l'oreille le bonhomme Jadis. C'est égal, la partie est bien +engagée, mes compliments. + +--Je ne vous comprends pas, fit Octave. + +--_Tra deri dera_, chantonna le vieillard. + +Pendant ce temps-là une petite fenêtre en oeil-de-boeuf venait de +s'ouvrir au-dessus de la porte cochère. + +--Qui est là? dit une voix. + +--C'est moi, répondit presque à voix basse la jeune fille. + +--Qui, vous? demanda la voix; ça n'est pas un nom ça. + +--Mademoiselle Clarisse, de chez Madame Hubert, la maîtresse de pension; +ouvrez. + +--Ah! c'est vous, répliqua la voix. C'est vous qui rentrez à des heures +pareilles.... C'est du joli! Excusez.... + +--Mais ouvrez donc, s'écria Octave avec vivacité; voilà une heure que +nous sommes à la porte. + +--Chut! dit doucement Clarisse en mettant sa main sur la bouche du +jeune homme, ne le fâchez pas, il est méchant et serait capable de ne +pas m'ouvrir. + +--Ouvrirez-vous, à la fin? cria Octave d'une voix de tonnerre. + +Le bonhomme Jadis avait entendu la recommandation faite tout bas par la +jeune fille; et voyant de quelle façon le jeune homme lui avait obéi, +il s'approcha d'Octave et lui glissa à l'oreille: + +--Très bien! Je vous les réitère, mes compliments. + +--Puisque c'est comme ça qu'on me parle, reprit la voix du portier, je +n'ouvrirai pas; à cette heure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n'y +a que les vagabonds qui sont dehors. + +--Vous voyez, fit Clarisse à Octave.... Je vous l'avais bien dit, il est +fâché; j'en étais bien sûre, on va me laisser à la porte, et demain +Madame Hubert ne voudra plus me recevoir. Qu'est-ce que je deviendrai? +Et elle se mit à fondre en larmes. + +--Voyons, mon brave homme, dit le bonhomme Jadis au portier... vous ne +laisserez pas cette pauvre petite à la porte. Vous avez la voix +grosse... mais vous êtes sensible, le coeur est bon.... Allons! ajouta +le bonhomme, le cordon, s'il vous plaît. + +Le portier crut qu'on se raillait de lui; et il s'apprêtait à refermer +la fenêtre, quand il entendit les pas d'une patrouille qui s'avançait +dans la rue; il craignit qu'on ne l'appelât, et, sans répondre, il tira +le cordon. + +Au moment où elle s'y attendait le moins, Clarisse, qui était appuyée +contre la porte, la sentit fléchir sous elle.... + +--Il a ouvert! Il a ouvert. Merci, messieurs, je rentre bien vite.... +Ah! j'ai eu bien peur, ajouta-t-elle en regardant Octave, qui +paraissait tout stupéfait. Adieu! dit-elle; et elle disparut, fermant la +porte derrière elle. + +--Eh bien, dit le bonhomme Jadis à Octave, qui ne bougeait pas, est-ce +que nous allons coucher là, mon jeune ami? + +--Non, non, répondit machinalement Octave en regardant toujours la +porte; le portier avait pourtant dit qu'il n'ouvrirait pas, ajouta-t-il. + +--Oui, mais il a ouvert; c'est égal, dit le vieillard, vous êtes en bon +chemin maintenant. C'est toujours tout droit; et comme vous allez d'un +assez bon pas, à ce que j'ai pu voir, vous arriverez. Et maintenant, +allons nous coucher. + +Arrivés à leur porte, Octave et le bonhomme Jadis recommencèrent le même +manège qu'ils venaient de faire à la porte de Mademoiselle Clarisse. Ce +ne fut qu'au bout d'un grand quart d'heure que le portier consentit à +leur ouvrir. + +Octave se jeta sur son lit et ne dormit presque pas. Le lendemain, dès +le matin,--il était installé à la petite fenêtre donnant sur le jardin +de l'institution de demoiselles. À l'heure de la récréation des élèves, +Octave aperçut enfin mademoiselle Clarisse. Elle était assise sur un +petit banc appuyé au mur, et justement situé dans une perpendiculaire +directe au-dessous de la fenêtre du jeune homme. Tout à coup un petit +papier attaché à un petit morceau de bois tomba sur le livre qu'elle +tenait à la main. La jeune fille releva la tête et aperçut Octave;--elle +lui sourit en mettant un doigt sur sa bouche, ramassa le petit papier +et le mit dans sa poche; puis, la cloche ayant sonné pour la rentrée en +classe, elle disparut avec ses élèves. Octave sauta en bas de la fenêtre +et exécuta une danse folle. + +--Bravo!... bravo! cria une voix qui venait d'une fenêtre de la cour. + +Octave courut à sa croisée--qui était resté ouverte--et il aperçut le +bonhomme Jadis qui jardinait comme de coutume. + +--Eh bien, nous savons donc danser maintenant? dit le vieillard. + +Octave lui répondit par un sourire accompagné par un geste amical. + +Le soir du même jour, le portier monta tout essoufflé et tout +effaré.... + +--Monsieur Octave, dit-il... c'est extraordinaire... ce qui arrive.... + +--Quoi donc? demanda le jeune homme avec inquiétude. + +--Une lettre... une lettre pour vous!... C'est une dame qui l'a +apportée.... Nous en avons été saisis, ma femme et moi.... + +--Donnez donc vite, s'écria Octave en prenant la lettre des mains du +portier, sur qui il referma sa porte. + +Quelques jours après,--le matin,--comme le bonhomme Jadis arrosait ses +fleurs, il entendit un duo d'éclats de rire qui s'échappait de la +chambre d'Octave. + +--Ah! dit le bonhomme en se frottant les mains, je n'ai plus besoin de +déménager; j'ai mon affaire en face de moi, ça me rappellera Jacqueline. +Vingt ans! et pas d'amourettes! c'était trop fort aussi... À la bonne +heure, maintenant.--Il faut bien se ranger. _Tra deri, deri dera._ + + + + +Les amours d'Olivier + + + + +I + + +Olivier avait vingt ans. La poésie n'avait d'abord été chez lui qu'une +maladie de la première jeunesse, qu'un premier amour avait fort +envenimée, et que plus tard la fréquentation de jeunes gens voués à +l'art avait rendue chronique. Le père d'Olivier, homme très rigide et +très positif, voulait faire suivre à son fils la carrière du commerce, +et dans cette intention il avait envoyé Olivier prendre des leçons de +tenue de livres chez un professeur du quartier. C'était un homme déjà +vieux, ayant mené longtemps la vie des joueurs et des débauchés, et le +moins habile physionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte +de tous les mauvais penchants. À quarante-cinq ans cet homme, qui +s'appelait M. Duchampy, avait épousé une jeune fille qu'il avait +séduite. À l'époque où Olivier vint prendre des leçons chez lui, M. +Duchampy était marié depuis quelques années; sa femme avait vingt-quatre +ans. C'était une femme de cette race frêle et maladive, où les poètes de +l'école poitrinaire vont ordinairement chercher leur idéal. Madame +Duchampy possédait toutes les grâces langoureuses et attractives de ces +sortes de tempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une +apparence de faiblesse, cachent de grandes provisions de force et +d'ardeur. Ses yeux d'un bleu indécis s'allumaient parfois d'un éclair +fugace aux lueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle, +s'animait et se colorait à la fois. Mais ce n'étaient là que de rares +accidents, de passagères éruptions de vie, résultant peut-être d'un flux +de jeunesse et de passion comprimées. Sans être précisément un appel à +la pitié, son sourire excitait l'intérêt, et paraissait accuser +confusément une vie de souffrances ignorées dont la confidence, faite de +sa voix lente et douce, pouvait être souhaitée par un jeune homme +enclin à l'élégie. Madame Duchampy restait souvent le soir dans la salle +d'étude où Olivier venait prendre sa leçon quotidienne. Elle travaillait +à quelque ouvrage de tapisserie ou donnait ses soins à une petite fille +de deux ans, qui, dans les bras de sa mère, semblait une fleur mourante +attachée à un arbrisseau malade. Pendant que son professeur s'occupait +auprès de ses autres élèves, Olivier détournait les yeux de ses cahiers +noirs de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s'arrangeait +toujours de façon à être surprise dans quelque attitude de coquetterie +maternelle. + +Il arriva une chose bien simple: c'est qu'Olivier n'apprit aucunement la +tenue des livres, et qu'il devint parfaitement amoureux de la femme de +son professeur. Un soir madame Duchampy se trouvant seule avec Olivier, +elle lui fit ses confidences. C'était quelques jours après la mort de +sa petite fille. Olivier tomba à ses genoux et laissa couler sur ses +mains ces larmes toutes chaudes de sincérité qui gonflent les coeurs +naïfs. Il eut toute l'éloquence de l'inexpérience. Il exprima la passion +réelle avec l'accent vrai, et il fut écouté d'autant plus qu'il était +attendu. À compter de ce jour-là Madame Duchampy s'appela Marie pour +Olivier. + +Cependant, quoi qu'il eût fait pour enrayer ses progrès, afin d'avoir +un prétexte pour venir dans la maison, au bout de six mois de leçons +Olivier en savait assez pour entrer dans n'importe quel comptoir +commercial. Son professeur le lui déclara un jour; mais il ajouta: +«J'espère néanmoins que cela ne vous empêchera pas de venir nous voir, +et le plus souvent sera le mieux.» Olivier vint hardiment tous les +jours. + +Le professeur ne paraissait aucunement s'inquiéter de cette assiduité. +Il en connaissait parfaitement le motif; mais il savait à quoi s'en +tenir sur les relations de ce jeune homme avec sa femme, et se tenait +rassuré sur l'innocence de cette passion, qui vivait dans l'outre-mer du +platonisme le plus pur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le +poète écrivait à Marie. Cette épître, que le pudique Joseph lui-même +aurait signée sans difficulté, commençait par ces mots: «Ma soeur!» M. +Duchampy poussa un grossier éclat de rire. + +--Et vous, demanda-t-il à sa femme, le nommez-vous mon frère? Cela +serait curieux. Mais en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne +savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d'inceste +dans le terrain de l'adultère? + +--Olivier est un enfant, dit Marie; c'est de l'amitié qu'il a pour moi, +c'est de la pitié que j'ai pour lui. Voilà tout, vraiment; mais, si vous +le désirez, je le renverrai. + +--Non pas! répliqua le mari. À moins qu'il ne vous ennuie trop avec son +amour bleu de ciel. Gardez-le, cela m'est égal. + +Au fond, M. Duchampy était réellement fort indifférent. Il n'aimait sa +femme que comme un être docile et silencieux sur lequel il pouvait à +loisir épancher ses colères quand il avait perdu au jeu. D'un autre +côté, l'assiduité d'Olivier lui servait de prétexte pour s'échapper de +son ménage et courir de honteux guilledous. + +Les amours de Marie avec Olivier durèrent dix-huit mois, pendant +lesquels ils ne s'écartèrent point des pures régions du sentiment. Au +bout de ce temps, des pertes successives faites au jeu engagèrent M. +Duchampy dans d'assez méchantes affaires, compliquées de faux. Il fut +forcé de fuir en Angleterre pour éviter des poursuites. Sa femme resta à +Paris, sans ressources. Olivier, qui jusqu'alors n'était resté avec +Marie que du matin jusqu'au soir, y resta une fois du soir jusqu'au +matin: c'était une nuit d'hiver, une de ces longues nuits, si longues +et si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les +passent les bras au cou d'une femme aimée. Mais le réveil de cette nuit +fut terrible. Madame Duchampy était avertie qu'elle allait être +poursuivie comme complice de son mari, affilié à une société de gens +suspects. Voyant la liberté de sa maîtresse menacée, et sans réfléchir +un seul moment qu'il pouvait se compromettre en la dérobant aux +poursuites dont elle était l'objet, Olivier voulut sauver celle qui +n'avait désormais d'autre appui que lui. Comme il ne pouvait l'emmener +dans la maison de son père, où il logeait, Olivier pensa à un jeune +peintre de ses amis qui, outre l'atelier où il travaillait, possédait +dans un quartier voisin une chambre qui lui servait seulement pour +coucher. Urbain consentit à céder cette chambre à Olivier, qui vint y +cacher sa maîtresse. Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les +deux jeunes gens à qui il donnait l'hospitalité. Après plusieurs +visites il revint un jour pendant l'absence d'Olivier, et passa beaucoup +de temps avec Marie; le lendemain il revint de nouveau, et aussi le +surlendemain. Le troisième jour, en rentrant le soir, Olivier ne trouva +plus personne dans la chambre:--Marie était partie, laissant pour +Olivier une lettre très laconique. + +Elle lui apprenait qu'ayant reçu avis qu'on avait découvert son refuge, +elle avait dû en chercher un autre chez une parente. Olivier ne lui en +connaissait pas. Dans sa lettre Marie conseillait à son amant de ne +point compromettre sa sûreté en cherchant à la voir, et lui ajournait à +huit jours de là une entrevue, le soir, place Saint-Sulpice. + +Olivier courut à l'atelier d'Urbain, pour lui apprendre ce qui lui +arrivait. + +Le peintre le reçut avec un air embarrassé. + +--J'étais allé dans ma chambre tantôt pour prendre quelque chose dont +j'avais besoin, dit Urbain. J'ai trouvé Marie en émoi: elle venait de +recevoir l'avis dont elle parle dans la lettre; elle est partie +sur-le-champ.... Je l'ai accompagnée, ajouta-t-il maladroitement. + +--Alors, tu sais où elle est? dit Olivier avec vivacité. + +--À peu près, répondit le peintre, mais ce secret n'est point le mien, +et je ne puis rien te dire. Qu'il te suffise de savoir que Marie est en +sûreté; et comprends bien que, pour un certain temps, toi, qui es +peut-être surveillé aussi, suivi sans doute, il importe, et la prudence +l'exige, que tu cesses de voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis +tout à toi, et je ferai auprès de ta maîtresse toutes les commissions +dont tu me chargeras. + +Olivier n'eut aucun soupçon. Au jour que lui avait indiqué Marie, il se +trouva le soir place Saint-Sulpice; l'heure désignée avait déjà sonné et +Marie n'était pas encore arrivée. Au moment où il commençait à perdre +patience, il aperçut venir Urbain. + +--Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le peintre. + +--Malade! fit Olivier, pâle d'angoisse. Conduis-moi vers elle. + +--Non, reprit Urbain, elle me l'a défendu. Olivier regarda son ami, qui, +malgré lui, baissa les yeux. + +--Je veux voir Marie absolument, dit Olivier, entends-tu cela? ce soir, +tout de suite, sans retard. Arrange-toi comme tu voudras; qu'elle vienne +ou que j'aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie. + +--C'est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. Je vais aller dire à +Marie, malade, brûlée par la fièvre, qu'elle quitte son lit pour courir +la rue, sous les frissons d'un ciel noir; je lui dirai que, dût-elle +arriver en rampant sur le pavé et tomber morte sur cette place, il faut +qu'elle vienne. + +--Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle? dit Olivier doucement. + +--Parce qu'elle ne peut point te recevoir là où elle est; ce n'est pas +chez elle. + +--Mais elle te reçoit bien, toi. + +--Je ne suis pas son amant, moi, je ne suis que son ami à peine, et le +tien; le trait d'union qui vous unit, voilà tout ce que je suis. Que +décides-tu? Demain... après... dans quelques jours Marie pourra sortir +sans danger pour sa santé et pour sa liberté. Attends. + +--Je n'attendrai pas une minute, dit Olivier; va chercher Marie. + +--C'est bien, répondit Urbain, j'y vais. Une idée terrible traversa +l'esprit d'Olivier. Marie est chez Urbain, lui cria un instinct +prophétique; et il s'élança sur les traces du peintre, le rejoignit, et +sans avoir été aperçu, le vit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un +angle obscur du voisinage pour surprendre Urbain au moment où il +sortirait. Au bout de quelques instants le peintre sortit de la maison +où était son atelier; il n'était point seul, quelqu'un l'accompagnait, +c'était un jeune homme. + +Olivier respira plus librement, seulement son inquiétude n'avait pas +cessé. + +Comment Urbain, qui l'avait quitté pour aller chercher Marie, +revenait-il avec un jeune homme et non avec Marie? et si ç'avait été +elle, comment et pourquoi se serait-elle trouvée chez Urbain? Olivier se +posait toutes ces questions en rejoignant à la hâte la place +Saint-Sulpice par un chemin plus abrégé que celui pris par Urbain. +Aussi arriva-t-il quelques secondes avant lui. + +--Et Marie? cria Olivier en voyant Urbain s'avancer sur la place, où +est-elle, Marie? + +--Me voilà, répondit une voix, la voix du compagnon d'Urbain, qui +n'était autre que Marie sous des habits d'homme. + +--Ah! fit Olivier.... C'était donc toi, tout à l'heure! + +--Mais le cri de sa maîtresse, la révélation subite de la trahison +d'Urbain, avaient frappé Olivier au coeur,--il chancela comme un homme +qui vient de recevoir une balle, et sans l'appui d'un arbre qui se +trouvait derrière lui, il serait tombé sur le pavé. + +--Le malheureux! s'écria Marie, en se précipitant vers Olivier. + +--Allons, bon! dit Urbain avec impatience, allons-nous faire des scènes +en public, à présent? Pourquoi êtes-vous venue? Laissez-moi seul avec +Olivier, nous nous expliquerons, c'est impossible devant vous; allez... +retournez à la maison. + +Jamais les plus orageuses colères de son mari n'avaient autant épouvanté +la jeune femme que cette brutalité froide. L'attitude cruelle d'Urbain +la trouva sans résistance, et sous son regard impératif elle ploya comme +un saule sous l'ouragan. Après une courte hésitation elle se retira +lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur la place déjà déserte. + +La fraîcheur de l'air tira un instant Olivier de son presque +évanouissement. Il regarda autour de lui. + +--Où est Marie? demanda-t-il. + +--Elle est retournée chez elle, chez moi, répondit Urbain brièvement. + +--Chez elle... chez toi... murmura machinalement Olivier.... C'est donc +vrai... chez elle... chez toi?... + +--Eh bien, oui, puisque nous demeurons ensemble. Après?... Est-ce tout +ce que tu as à me dire? + +Olivier parut chercher une réponse, mais sa pensée était pour ainsi dire +asphyxiée par sa douleur, et sa parole, noyée dans les larmes, +n'arrivait pas jusqu'à sa bouche. + +--Que dire à cela? murmura Urbain, j'aimerais mieux une querelle. Mais +des pleurs ici, des pleurs là-bas sans doute; que le diable les emporte +tous les deux!--Si ce qui arrive est arrivé, c'est autant la faute de +Marie que la mienne;--d'ailleurs--_c'était dans ma chambre._ Voyons, +dit-il en secouant Olivier, parle-moi, accuse-moi.... Je me défendrai si +je veux.... Marie est ma maîtresse, eh bien, oui! c'est vrai... elle +était bien la tienne! + +Olivier n'entendait pas,--il avait un millier de cloches dans la tête, +qui toutes lui donnaient ce nom, Marie. Sa bouche se contractait +horriblement, et il paraissait souffrir comme s'il eût mâché des +charbons ardents. C'était une espèce d'apoplexie du désespoir. + +--Mais parle-moi donc! s'écria Urbain. + +--Oh! oh! fit Olivier... en tombant aux genoux du peintre... je t'en +supplie... mène-moi voir Marie;--et il retomba dans son insensibilité. + +--Allons, dit Urbain, il n'y a rien à faire. + +Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui paya sa course +d'avance, lui donna l'adresse d'Olivier, qui sanglotait comme une fille, +et fit monter celui-ci dans la voiture. + +--Il est malade, le bourgeois, dit le cocher, il pleure. + +--Il est ivre, dit Urbain. + +--Ah! oui, il sue son boire par les yeux, moi j'ai pas le vin tendre. +Hue, la blonde! ajouta le cocher, en allongeant un coup de fouet à sa +rosse. + + + + +II + + +Pendant la course Olivier retrouva graduellement un peu de calme. En +arrivant chez lui il alla dire bonsoir à son père, qui le reçut fort +mal. Puis il monta dans sa chambre. Sans même songer à fermer la +fenêtre, par où soufflait une bise aiguë dont les baisers, qui pouvaient +être des caresses mortelles, glissaient sur son front humide d'une sueur +brûlante, Olivier s'assit près d'une table, la tête posée entre ses +mains. + +Avez-vous vu dans un hôpital faire à un homme l'amputation d'un membre? +On étend le malade sur une haute table recouverte d'un drap blanc. Tout +autour se rangent le chirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la +trousse, font cliqueter l'arsenal des instruments de chirurgie. À ce +bruit sinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf qui +entend l'aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de la salle, +les autres malades de l'hôpital viennent voir _comme cela se joue._ Le +chirurgien retrousse le parement de son habit, choisit un joli +instrument à manche d'ivoire ou de nacre, et, s'il est habile, fend d'un +seul coup l'épiderme. Une rosée pourpre vient tacher le drap. +L'opération est commencée. Le patient crie; ce n'est rien encore. Voici +tous les bistouris, tous les couteaux et les scalpels, toute la meute de +fer et d'acier qui se précipite à la curée et ouvre dans la chair une +brèche sanglante au passage de la scie qui s'en va mordre l'os. Le +chirurgien continue son exécution; et, si c'est un jour de clinique, +tâche de se distinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un +concert à son bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé +l'os. Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et les +tampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entre eux de +l'actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant le patient pousse +un cri suprême: la scie a donné son dernier coup de dent; et le membre, +détaché du tronc, tombe dans une mare de sang. + +Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains, rabat les manches de +son habit, et dit au malade: + +--Adieu, mon brave homme. Vous n'aurez plus la goutte à cette jambe-là; +ou vous n'aurez plus d'engelures à cette main-là, si c'est un bras qu'on +vient de couper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à +chaque genre d'opération. + +Quant au malade, on le transporte dans son lit:--il meurt ou il guérit. +Mais, dans ce dernier cas, il est bien sûr que sa jambe ou son bras +coupé ne lui repousseront pas--et qu'il n'aura plus à subir le martyre +d'une nouvelle amputation. + +Mais si, au lieu d'un membre, il s'agit d'un sentiment, d'une passion, +d'une amitié rompue, d'un amour trahi; si c'est surtout la première de +nos illusions qu'il s'agit d'amputer, c'est autre chose de bien plus +terrible, ma foi! D'ailleurs tout n'est pas fini et l'opération n'a pas +le résultat brutal de l'acier du chirurgien, qui coupe et retranche à +jamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle; à cet amour +trahi un amour nouveau, qui doivent, l'une se rompre encore et l'autre +être encore trahi. Et de nouveau l'expérience viendra vous dire: Je +t'avais pourtant prévenu: pourquoi n'es-tu pas encore guéri? et elle +recommencera ses terribles opérations; mais à peine partie, arrivera +derrière elle l'espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchirera +l'appareil posé par l'expérience et détruira son ouvrage; et ainsi +toujours, jusqu'à la fin de la fin. + +Il est des natures qui ne survivent pas à la mort de leur première +illusion: ce sont les natures privilégiées. Il en est d'autres chez qui +l'espérance perpétue la douleur. + +Olivier avait dix-huit ans. Son premier amour et sa première amitié +gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse. Un peu plus tôt, un peu +plus tard, qu'importe! son heure était venue. Subissant le sort commun, +il allait à son tour s'étendre sur le sinistre chevalet de torture où, +venant lui porter son premier coup de griffe et lui donner sa première +leçon, l'expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous ses +couteaux. + +À cette heure même, dans une chambre voisine de la sienne, une compagnie +de jeunes gens et de jeunes femmes, buvant à plein verre le vin, qui est +le jus du plaisir, chantaient ce refrain connu: + +«Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans.» + +Méchant mensonge qu'on croirait écrit par un propriétaire pour faire +une réclame à ses mansardes! Triste paradoxe qui montre les coudes comme +un habit usé! Mauvais vers au milieu des vers de ce poète qui, pour +avoir trop consommé de lauriers pendant sa vie, n'en aura peut-être plus +assez pour indiquer sa tombe. + +Toute la moitié de la nuit Olivier resta immobile à la même place, se +crucifiant sur la croix des souvenirs et buvant la douleur à pleine +coupe jusqu'à ce que son coeur lui criât: assez! + +Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres, les sinistres pensées +qui rôdent autour du désespoir voltigeaient autour d'Olivier, et lui +soufflaient au coeur la haine de la vie et l'amour de cette haine; son +cerveau ébranlé battait sous son crâne comme le marteau d'une cloche: +c'était le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse. + +On chantait toujours dans la chambre voisine, et chaque vers de ces +joyeux couplets, comme une flèche de gaieté acérée, s'enfonçait dans le +coeur moribond du jeune homme. + +Enfin, sortant de cette muette immobilité, il prit du papier et écrivit +rapidement jusqu'au jour levant. + +Il écrivit deux longues lettres, l'une à Urbain, l'autre à Marie. Ces +lettres terminées, il réunit dans un seul paquet toutes les petites +choses que sa maîtresse lui avait données _au temps de l'autrefois._ Il +ferma ce paquet en répétant une strophe d'un des poèmes les plus +lamentables d'Alfred de Musset: + + _Je rassemblais des lettres de la veille,_ + _Des cheveux, des débris d'amour;_ + _Tout ce passé me criait à l'oreille_ + _Ses éternels serments d'un jour,_ + + _Je contemplais ces reliques sacrées_ + _Qui me faisaient trembler la main,_ + _Larmes du coeur par le coeur dévorées,_ + _Et que les yeux qui les avaient pleurées,_ + _Ne reconnaîtront plus demain._ + +Au matin, la servante de son père monta pour faire le ménage. + +--Où est mon père? demanda Olivier. + +--Il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme. + +Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le +pharmacien de la maison avec une ordonnance qu'il avait faite lui-même. +Il la chargea aussi de mettre à la poste les deux lettres pour Urbain +et Marie. + +--Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de +pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m'a bien recommandé de +vous dire de ne boire ça que par cuillerées, de deux heures en deux +heures. Il paraît que c'est _de la poison_ tout de même. C'est pour +faire dormir, pas vrai? + +--Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne. + +En moins d'une heure il avait bu entièrement le sirop de pavots. + + + + +III + + +Depuis près de deux jours le père d'Olivier ne l'avait pas vu. Pris de +quelque inquiétude, il monta à la chambre de son fils pour savoir ce que +celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d'habitude, la clef +sur la porte, qui était intérieurement fermée au double tour, il frappa +violemment et appela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit +pas. Ce silence obstiné augmenta son inquiétude et l'effraya presque. Il +alla chercher de l'aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui +céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipita dans la +chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit; il avait dormi trente +heures. L'énorme dose de soporifique qu'il avait prise, mortelle pour +des natures moins robustes que la sienne ne l'avait point tué, et le +premier mot qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom de Marie. + +En apercevant son père, Olivier avait essayé de se lever du lit où il +s'était couché tout habillé, mais il ne put faire un pas. + +Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l'estomac. + +--Qu'est-ce que tu as? lui demanda son père, resté seul avec lui. + +--J'ai mal à la tête, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de +rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n'y en avait pas assez! +Il y en avait trop, au contraire, et c'était cela qui l'avait sauvé. + +Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père d'Olivier comprit sa +tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu'on +entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu +le pas qui s'approchait. + +--Mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer. + +--Mais tu souffres, lui dit son père; il faut envoyer chercher un +médecin. + +--Non, fit Olivier avec vivacité. N'ayez point de crainte; je me suis +bien manqué. Et d'ailleurs j'ai l'idée que la personne qui vient +m'apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi +seul... après, tantôt... plus tard, nous causerons... je vous dirai +tout ce que vous voudrez. + +En ce moment on frappa à la porte. + +--Entrez, dit Olivier. + +La porte s'ouvrit. Urbain entra. Le père d'Olivier sortit. Les deux +rivaux restèrent seuls. + +--Et Marie? s'écria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit. + +--Et toi? répondit Urbain. + +--Ne me parle pas de moi, répliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui +as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la +fiole de sirop, je ne mentais pas, va... j'ai bu.... + +Puis il répéta encore.... Mais il n'y en avait pas assez. Qu'a-t-elle +dit, Marie? + +--Marie n'a point reçu ta lettre; mais au moment où tu lui écrivais elle +_nous_ écrivait aussi; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle +tentait le suicide... et comme toi elle n'est point morte, ajouta Urbain +avec vivacité. + +--Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie égoïste, Marie a voulu +mourir parce qu'elle me croyait mort... elle n'avait pas cessé de +m'aimer alors... et tu as menti. Ô Marie! ma pauvre Marie! Je lui +pardonne... je l'embrasserai encore... je la reverrai... je +l'entendrai. As-tu remarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur +elle dit certains mots... _mon ami_, par exemple... et _vois-tu_?... +C'est bien peu de chose, ces deux mots-là... pourtant, _mon ami_, +_vois-tu_!... ô douce musique de la voix aimée!... ô Marie! ma pauvre +Marie!... + +--Je t'ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n'avait point +reçu ta lettre. + +--Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?... + +--Parce que je n'ai point revu Marie depuis le moment où je t'ai quitté, +avant-hier soir, place Saint-Sulpice. + +--Comment cela? demanda Olivier. Elle n'est donc point rentrée chez +toi? + +--Elle y est rentrée, dit Urbain. J'avais loué sur le même carré où +était mon atelier une chambre toute meublée, c'est là qu'elle habitait. + +--Seule? dit Olivier. + +--C'est là qu'elle habitait, continua Urbain. C'est là qu'on est venu +l'arrêter au moment où elle rentrait après nous avoir quittés tous les +deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu'il était +dangereux pour elle de sortir.... Malgré la précaution que j'avais eue +de la vêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens qui +l'épiaient. + +Enfin, quand je suis rentré, j'ai trouvé la chambre vide et sur la +table cette lettre qu'on lui avait permis d'écrire avant de l'emmener. +La voici. Et Urbain tendit à Olivier la lettre de Marie. Elle était +écrite sur du papier et avec du crayon à dessin. + +«Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bontés pour moi; votre +hospitalité a prolongé ma liberté de quelques jours. Au moment où je +vous écris, on vient m'arrêter sur un mandat du juge d'instruction. Je +ne sais pas de quoi l'on peut m'accuser, je vous assure. J'ignorais les +affaires de mon mari. Mais, quoi qu'il arrive, j'ai pris mes précautions +pour ne point paraître devant la justice.... Dans la crainte d'être +arrêtée un jour ou l'autre, j'avais sur moi un petit flacon plein de +cette eau bleue qui vous servait pour graver...» + +--De l'acide sulfurique, dit Urbain. Heureusement il était éventé. +Olivier continua à lire la lettre de Marie: + +«Je boirai cette eau, qui est du poison, et ça sera fini. Je n'ai pas eu +le temps de vous aimer, Urbain, parce que je n'avais pas eu le temps +d'oublier Olivier.» + +En cet endroit de la lettre, il y avait quelques mots raturés avec de +l'encre et non point du crayon, comme l'écriture de la lettre. Cette +suppression avait été faite par Urbain; mais Olivier n'en déchiffra pas +moins l'alinéa supprimé. Il continua: + +«que j'ai aimé pendant si longtemps. Vous lui donnerez mes cheveux, que +j'ai coupés le jour où vous m'aviez fait déguiser en homme. MARIE.» + +--Urbain, resta confondu en voyant son ami lire presque couramment ce +passage, malgré la rature qui le recouvrait. + +--Pourquoi as-tu rayé cela? demanda Olivier. + +--Je voulais garder les cheveux de Marie, répondit Urbain; je te les +donnerai. + +--Écoute, dit Olivier, si tu veux me donner cette lettre, nous +partagerons les cheveux. + +--Oui, répondit Urbain. Écoute le reste... le lendemain du jour où Marie +a été arrêtée, j'ai couru au palais de justice, où je connais quelqu'un; +c'est là que j'ai appris que Marie avait en effet tenté de se suicider. +Mais, comme je te l'ai dit, l'acide qu'elle avait employé était éventé: +elle ne mourra pas.... Maintenant je vais te dire adieu; après ce qui +est arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir de relations. +J'ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse de huit jours, je +perds un ami de longue date; j'ai du malheur. + +--Pourquoi ne plus nous revoir? dit Olivier avec un sourire +mélancolique; et, tendant la main à Urbain, il ajouta: Il faut bien que +je te revoie... à qui donc veux-tu que je parle d'ELLE? + +Comme Urbain sortait de chez Olivier, le père de celui-ci y rentrait. +Resté sur le carré, l'oreille collée à la porte, il avait entendu tout +l'entretien des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la tentative de +suicide faite par son fils avait sa source dans quelque amourette +contrariée. Mais en apprenant que sa maîtresse était en état +d'arrestation, il craignit que les relations d'Olivier avec cette femme +n'eussent des suites compromettantes. Sans aucun préambule conciliateur, +il aborda la discussion avec une violente colère, que le calme d'Olivier +ne fit qu'irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyable +encore pour la maîtresse de celui-ci, qu'il traita de femme perdue. + +Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frappé aux portes de la +mort, Olivier ne put l'entendre injurier par son père; celui-ci avait +été sans pitié, Olivier fut sans respect. Cette scène horrible se +prolongea deux heures. Elle se termina par cette épouvantable accusation +que le fils en délire jeta au visage du père en courroux: + +--Vous avez été le bourreau de ma mère, morte lentement sous vos +colères. + +--Malheureux! s'écria son père, en levant sa main, qu'il laissa aussitôt +retomber. + +--Si je suis sacrilège, que Dieu vous venge! répondit Olivier. + +--Retire les affreuses paroles que tu viens de dire, reprit son père. + +--Retirez les injures que vous avez jetées à Marie, à une femme +malheureuse, mourante peut-être en ce moment. + +--Cette femme est une misérable, elle te perdra. + +--Ma mère est morte de chagrin, dit Olivier avec un regard sinistre. +Encore une fois, si j'ai menti, qu'elle me maudisse, et si je dis vrai +qu'elle vous pardonne! + +Le père était blanc de fureur; et comme il venait d'apercevoir sur la +cheminée, parmi les souvenirs que Marie avait donnés à Olivier, un +portrait d'elle au daguerréotype, il le prit et s'écria: + +--La voilà donc la créature pour qui tu m'insultes, malheureux! + +Et jetant le portrait à terre, il l'écrasa sous son pied. + +--Mon père, dit Olivier en se dressant sur son lit et en étendant sa +main vers la porte, pas un mot de plus... sortez. + +--Pourquoi n'est-ce pas elle que j'ai là sous mon pied? continuait le +père en écrasant les morceaux déjà brisés du portrait. + +Il n'avait pas achevé, que son fils était debout devant lui, terrible, +l'oeil hagard, la voix étranglée. + +--Mon père, murmura-t-il en paroles hachées par le claquement de ses +dents... vous voyez bien cette arme... et il montrait un petit pistolet, +dit _coup de poing_, qu'il venait de décrocher du mur, vous voyez cette +arme... je n'ai pas osé m'en servir hier quand je voulais mourir... j'ai +préféré le poison, qui ne fait pas de bruit.... + +--Après? lui dit son père froidement, en portant la main sur les autres +souvenirs de Marie. + +--Après? continua Olivier... qui armait son pistolet.... Si vous dites +un mot de plus sur Marie... si vous touchez à ces choses qui lui ont +appartenu, eh bien, mon père, je me brûle la cervelle devant vous... et +ceux qui vous connaissent diront ceci: «Il avait mis vingt ans à tuer la +mère... mais il a tué le fils d'un seul coup.» + +Son père le regarda un moment... et saisissant rapidement parmi les +souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées, il le jeta à terre.... + +Comme il mettait le pied dessus, Olivier porta le pistolet à son front +et lâcha la détente. + +On entendit le bruit sec causé par la chute du chien sur la cheminée. + +--Oh! malheur! s'écria Olivier en retombant sur son lit la tête entre +ses mains... la mort ne veut pas de moi! + +Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre huit jours +auparavant, le pistolet avait été trouvé par son père, qui l'avait +déchargé. + +Olivier était resté seul. Cinq minutes après sa sortie, son père lui +envoyait la servante avec une lettre et un petit rouleau d'argent. + +La lettre contenait seulement ces mots: «Voilà cent francs. Sois parti +demain.» + +--Dites à mon père que je serai parti ce soir, répondit Olivier, et +allez me chercher une voiture. + +Il jeta au hasard dans une malle ses habits, son linge, tous ses +papiers; il ramassa tous les souvenirs de Marie, éparpillés par +l'ouragan de la colère paternelle, les enveloppa soigneusement, et ayant +fait monter le cocher, il lui fit transporter sa malle dans la voiture. + +En descendant l'escalier bien lentement, car il était faible et brisé +par toutes ces émotions, il rencontra son père. + +Ils s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, et échangèrent cet adieu plein +de voeux qui durent épouvanter le ciel: + +--Va-t'en, dit le père.... Je t'abandonne et te laisse à la honte, à la +misère. + +--Je sors encore vivant de cette maison, d'où ma mère est sortie morte. +Adieu, mon père, dit Olivier, je vous laisse à vos remords. + +Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il était +onze heures du soir. Le peintre était seul dans son atelier. + +--Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui +portait sa malle. + +--Il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls, que mon père m'a +chassé, et pour la seconde fois je viens te demander l'hospitalité. + +Urbain n'avait plus cette chambre du voisinage qu'autrefois il avait +prêtée à Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour où la maîtresse +du poète était devenue la sienne, il avait quitté son second logement et +vendu les meubles pour faire vivre Marie. + +--Mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu donc? Je ne vois pas +de lit. + +--Je suis pauvre, répondit Urbain, et montrant derrière une grande toile +qui séparait l'atelier en deux, une paillasse jetée à terre, et +recouverte d'un lambeau de laine, il ajouta: «Je couche là-dessus et j'y +dors.» + +--J'ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les +ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon père me les refuse, nous +achèterons un lit, au moins. J'ai cent francs. + +--Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la +moitié de ce qu'il nous aura coûté? Ô mon ami! ne sois pas si fier pour +une pile d'écus que tu as dans ta poche.... Cent francs... c'est bien +joli, mais ce n'est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite +fondu, quoiqu'il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton +argent est à toi; et si tu es si délicat qu'un grabat de paille +t'effraye, il y a la chambre d'en face, la chambre garnie où logeait +Marie.... Le lit est doux; mais moi je n'aime pas les douceurs, et c'est +seulement à cause de Marie que j'avais loué cette chambre.... Tu peux la +prendre si tu la veux; j'ai encore la clef. Demain, tu t'arrangeras avec +le propriétaire, qui la loue. + +--Je la prendrai, dit Olivier; viens m'y conduire. Urbain le mena dans +une petite chambre assez propre, et qui n'avait pas été rangée. Tout y +était dans le même état où Marie l'avait laissé. + +--Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune +homme tombèrent d'abord sur le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur +l'un d'eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié sans doute par +Marie. Sur l'autre, une sorte de calotte, de forme dite _grecque_, +qu'Olivier avait vue plusieurs fois sur la tête d'Urbain. Cette vue +porta un coup terrible au coeur d'Olivier: son dernier doute venait de +s'évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus voir. + + + + +IV + + +Autant Olivier avait d'abord souhaité être dans cette chambre où Marie +avait habité, autant il souhaita en être dehors lorsqu'au premier regard +qu'il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse. + +Mais où aller à une heure du matin par cette froide nuit d'hiver? +D'ailleurs Olivier était dans un état horrible. La terrible journée +qu'il avait passée, succédant à la lutte terrible qu'il avait soutenue +contre le poison, avait anéanti toutes ses forces. Chauffé à outrance +par la fièvre ardente à laquelle il était en proie depuis deux jours, +son sang était presque en ébullition et grondait dans ses veines, +tellement gonflées, que celles du front s'accusaient en relief comme des +coutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de +larmes, son coeur assassiné par la souffrance se débattait en criant au +secours. + +Espérant qu'à défaut de l'oubli il trouverait peut-être, pour une heure +ou deux, l'inertie du sommeil, qui est encore l'oubli, il se jeta sur +une chaise après avoir éteint la lumière. Mais le sommeil ne vint pas. +Les ténèbres appelées par Olivier se mirent à flamboyer; il eut beau +mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il +voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu'il venait de fermer +s'entr'ouvrirent d'eux-mêmes; et sur les deux oreillers il aperçut deux +têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards +humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies par un incessant baiser; +c'étaient les deux têtes d'Urbain et de Marie. + +Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et ralluma la chandelle. +La clarté chassa les fantômes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, ô +terreur! voici que derrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant +bien fermés, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes, +tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l'humanité +répète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie, même +dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambre redisaient +l'un après l'autre ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces +deux jeunes voix jumelles étaient la voix de Marie et la voix d'Urbain. + +Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d'amour au mal +de dents. La comparaison est peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du +moins par beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens +appellent _des peines de coeur,_ agit sur la partie morale de l'être +avec une violence insupportable, comme l'affection à laquelle on la +compare agit sur la partie physique. L'un et l'autre de ces maux, si +différents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises +d'un enfer où l'on se rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui +forment le répertoire des damnés. On se roule par terre avec des +torsions d'enragé, on s'ouvre le front aux angles des murs, et si l'une +et l'autre de ces douleurs n'avaient point leurs intermittences et se +prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient à la folie. + +Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre ces deux +affections, de nature si opposée, c'est l'indifférent intérêt, les +consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-là qui les +éprouvent. On s'inquiétera beaucoup autour d'un homme qui aura une +fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son père ou sa +mère; mais s'il a perdu sa maîtresse, ou s'il a mal aux dents, on +haussera les épaules en disant: «Bon, ce n'est que cela, on n'en meurt +pas!» Où la comparaison cesse d'être possible, c'est à l'application du +remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, qui vous arrache +quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d'amour? On n'a pas +encore inventé de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c'est +tant pis. Ce serait une industrie très productive, car celui qui la +pratiquerait aurait toute l'humanité pour clientèle. + +--Ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'à présent pour guérir des peines +d'amour--et bien longtemps avant l'homéopathie,--c'est l'amour lui-même. +Il y a bien encore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, +car c'est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passé +dans l'âme; on meurt avec. + +Comme il s'était bouché les yeux pour ne point voir, Olivier se boucha +les oreilles pour ne point entendre. Mais le son des voix lui arrivait +toujours, comme si elles eussent parlé en lui-même. Il se roula sur le +carreau froid, en se mordant les poings, et il entendait toujours ces +mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le coeur comme les dards +d'une couvée de serpents. Il se heurta le front au mur... et il entendit +encore. Alors il se précipita vers la fenêtre de la chambre, l'ouvrit, +et se jeta la tête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous +le poids de son front la neige fondit et fuma, ainsi que l'eau dans +laquelle on plonge un fer rouge. + +C'était là de quoi mourir. Pourtant ce bain glacial eut pour un moment +un résultat salutaire. Il détermina une réaction dans la crise +désespérée qu'Olivier venait de subir. L'hallucination cessa subitement, +les fantômes s'envolèrent, les bruits de voix s'éteignirent. Il était +seul, dans l'isolement de la nuit, accoudé au bord de la fenêtre, et +regardant autour de lui la ville silencieuse endormie sous la neige, qui +tombait toujours lente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit +ne troublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d'un +passant attardé, ni l'aboi vague et lointain d'un chien errant, +indéfiniment répété par de lamentables échos; le vol des bises, paralysé +par le froid, ne tourmentait pas les girouettes des toits voisins, +recouverts d'une fourrure d'hermine, et aucune lumière ne brillait aux +fenêtres des maisons. Après avoir contemplé quelques instants ce repos +de toutes choses, qui avait autant l'aspect de la mort que celui du +sommeil, Olivier referma sa croisée, aux carreaux de laquelle le givre +avait buriné les étranges caprices d'une mosaïque irisée. + +--Tout dort, murmura-t-il avec l'accent de regret et d'envie dont +Macbeth s'écrie: «J'ai perdu le sommeil, le doux baume!» Puis, l'esprit +traversé soudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre +sans faire de bruit, et, se collant l'oreille à la porte de l'atelier +d'Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendre d'abord; mais +peu à peu il distingua une respiration lente et régulière. Urbain +dormait sur sa paille. + +--Il dort, dit Olivier avec un sourire ironique. Ô Marie, il dort, et il +dit qu'il t'a aimée! + +Olivier rentra dans sa chambre: il se sentait si fatigué, il avait la +tête si lourde, les yeux si brûlants, qu'il espéra de nouveau pouvoir, +lui aussi, dormir un instant. Après avoir encore une fois éteint la +chandelle, il entr'ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout +habillé. Mais sa tête n'était point depuis deux minutes sur l'oreiller, +qu'un vague parfum vint l'étourdir, et il sentit son coeur, un moment +immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum était celui que Marie +employait ordinairement pour ses cheveux, un vague arôme était resté sur +cet oreiller où elle avait dormi, et sur lequel Olivier venait de poser +sa tête. + + + + +V + + +--Je ne puis rester ici, s'écria Olivier; et se jetant hors du lit, il +s'enveloppa dans un manteau, descendit l'escalier d'un seul trait, et se +trouva dans la rue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant +lui. Il s'asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et +pétrissait des boules de neige qu'il lançait contre les murs. Après ces +grandes crises, les distractions les plus puériles suffisent quelquefois +pour détourner l'esprit de la pensée qui alimente la douleur, et pour +amener, au moins momentanément, une trêve durant laquelle l'être tout +entier se plonge pour ainsi dire dans un bain d'insensibilité. Ce n'est +point l'absence de la douleur, c'en est le sommeil, mais un sommeil +furtif qui s'enfuit dès que le moindre accident effleure l'esprit +engourdi et le remet en face de la pensée qui fait son tourment. Alors +tout est fini. L'esprit réveillé s'en va réveiller le coeur, et la +souffrance renaît plus active et plus aiguë. + +Olivier était donc dans cet état de quasi-idiotisme qui suit les +prostrations. Il était parvenu à s'isoler de lui-même, et au bout d'une +heure sa course sans but l'avait conduit à la halle: trois heures du +matin sonnaient à l'église Saint-Eustache. + +Comme il était arrêté sur la place des Innocents, examinant l'aspect +fantastique de la fontaine de Jean Goujon, que la neige amoncelée avait +revêtue d'une housse blanche, Olivier fut distrait de son attention par +un grand bruit de voix qui s'élevait auprès de lui; il détourna la tête, +et voyant à deux pas un groupe d'où s'élevaient des cris et des rires, +il s'en approcha: un incident bien vulgaire était la cause de toutes ces +rumeurs, c'était un grand chien de chasse, à robe noire et aux pattes +blanches, qui venait d'engager un duel terrible avec un énorme matou +appartenant à une marchande dont l'étalage était voisin. L'objet de la +querelle était un morceau de viande avariée. Aux miaulements de son +chat, la marchande était arrivée, tombant à coups de balai sur le chien, +qui ne voulait pas lâcher prise. + +--Gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours le même, criait la +marchande, en faisant pleuvoir une grêle de coups sur le chien, qui ne +s'émouvait non plus que si on l'eût caressé avec des marabouts. + +--Qu'est-ce qu'il y a là-bas? dit une voix en dehors du groupe qui +faisait galerie. + +À cette voix Olivier, qui examinait le chien, comme s'il eût cherché à +le reconnaître, leva les yeux pour voir qui avait parlé. + +--C'est encore votre bête féroce de chien qui veut meurtrir mon pauvre +mouton, dit la marchande. + +--Allons, ici, Diane, dit le jeune homme; ici tout de suite. À l'appel +de son maître, le chien lâcha prise et reçut un dernier coup de balai de +la marchande, qui l'appela Lacenaire! + +--Je ne me trompe pas, murmura Olivier à lui-même, en regardant plus +attentivement le maître du chien,--c'est Lazare,--et s'approchant du +jeune homme au moment où il allait se retirer, il lui frappa sur +l'épaule. + +--Olivier! dit Lazare en se retournant et en rougissant beaucoup; vous +ici, la nuit, par cet horrible temps, continua-t-il avec un accent +embarrassé; quel singulier hasard!... est-ce qu'il y a longtemps... que +vous m'avez vu... ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude. + +--À l'instant même, répondit Olivier. Mais, vous-même, comment se +fait-il que je vous rencontre ici? + +--Oh! moi, répondit Lazare, qui paraissait plus rassuré... c'est par +curiosité. Vous savez mon tableau de Samson, dont je vous ai parlé, je +l'achève pour le prochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici +le matin, les _forts_, j'ai pensé que je trouverais peut-être mon type. +Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu'est-ce que vous +faites ici? Ne seriez-vous pas en aventure galante?... et comme Olivier, +en mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner une pile +d'écus, Lazare ajouta en riant: + +--Diable... vous avez de la pluie pour les Danaés.... Mais, dit-il, je +vous croyais en ménage... à ce que nous avait conté Urbain.... + +Comme Lazare disait ces mots, une marchande de marée, qui préparait son +étalage, regardait Olivier avec admiration. + +--Regarde donc, s'écria-t-elle en parlant à une commère, sa voisine, à +qui elle désignait Olivier du doigt, regarde donc ce joli chérubin, +Marie.... + +--Ah! quel amour!... répondit sa voisine en élevant sa lanterne.... + +Dans tout ce dialogue dont il était l'objet, Olivier ne distingua qu'un +mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au même instant où Lazare lui +parlait de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité. + +--Eh bien, dit Lazare... en le voyant tressaillir, qu'est-ce qui vous +prend? + +--Il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson...--Eh! la +barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe à Lazare, qu'elle voulait +désigner... amène-le un peu ici, ton ami.... Sa mère est donc folle, à +ce pauvre coeur, de le laisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, +quoi... amène-le, Barbiche.... Marie... va lui donner un peu de +bouillon, ça le réchauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de +cire.... Eh! Marie, fais chauffer un bol. + +--Oh!... murmurait Olivier, Marie... elle est donc ici, Lazare, mon +ami... je vous en prie... laissez-moi la chercher... on vient de +l'appeler... je la trouverai bien.... Laissez-moi.... + +--Bon, murmura Lazare... en lui-même et dans son langage pittoresque, je +comprends, j'ai fait un beau coup, _j'aurai marché sur ses cors_. + +--Eh bien, viens-tu donc? s'écria la marchande, qui tenait à la main une +tasse de bouillon tout fumant. + +--Merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier, c'est autre chose +qu'il lui faut. + +--C'est de bon coeur, tout de même, fit la brave femme... il a tort s'il +fait le fier... pas vrai, Marie! + +--Eh! oui donc, répondit la voisine et du bouillon que le roi n'en a pas +de meilleur, encore! + +Cinq minutes après, Olivier était assis en face de Lazare, dans le +cabinet d'un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une +bouteille à demi pleine d'eau-de-vie. + +--Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire à un amoureux +de raconter ses amours, c'est inviter un auteur tragique à vous lire sa +tragédie. Olivier raconta toute son histoire à Lazare.... Lorsqu'il +arriva à la trahison d'Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une +grimace de dégoût. Toujours le même! murmura-t-il. À la fin de +l'histoire... la bouteille d'eau-de-vie était vide, Olivier était ivre +et récitait des lambeaux de vers qu'il avait jadis faits pour Marie. + +En ce moment trois ou quatre _déchargeurs_ entrèrent dans le cabinet et +échangèrent des poignées de mains avec Lazare. + +--Tiens! Barbiche, dit l'un d'eux, voilà ta paye que tu m'as dit de +prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit +quatre pièces de cent sous qu'il remit à Lazare.... + +Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s'était fait déchargeur à +la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux +membres d'une société d'artistes dont il faisait partie--la société _des +Buveurs d'eau_, (Voir les _Scènes de la Bohème)_--les moyens de +travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n'avait pas +de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché +était malade. On l'appelait Barbiche, à cause d'un bouquet de poils roux +qui lui cachait le menton. Olivier l'avait rencontré plusieurs fois à +l'atelier de son ami Urbain, qu'on n'avait pas voulu admettre dans la +société dont Lazare était le président. + +À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le +reconduisit à l'adresse d'Urbain, que le poète avait su lui indiquer au +milieu de son ivresse. + +En rentrant dans la chambre où Lazare l'avait accompagné, car il n'était +pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l'ivresse, +tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s'endormit +profondément. + +--Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j'ai eu ma +Marie, et mon coeur, si pétrifié qu'il soit, garde encore la trace des +clous qui l'ont crucifié.... Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses +doigts, tout ça, c'est l'histoire ancienne d'un beau temps tombé dans le +puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse, +Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l'atelier +d'Urbain, il y entra. + +--Qu'est-ce qui t'amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en +voyant Lazare? Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau? + +--Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas +devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps +de l'interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et +Marie, ça ne m'étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible +nature. + +--Qui est-ce qui t'a dit?... fit Urbain. + +--C'est Olivier, ou plutôt c'est son ivresse, répondit Lazare, et il +raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète. + +Comme Urbain cherchait à s'excuser à propos de l'aventure avec Marie, +Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie: + +--Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas +d'une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le +coeur. Bien que j'y sois personnellement étranger, il y a des actes qui +m'indignent jusqu'à la colère, et me donnent des envies de me laver les +mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas +est du nombre. + +--Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais +pas comment les choses se sont passées. + +--Si tu avais pour toi l'excuse d'une passion sincère, j'aurais pu, +jusqu'à un certain point, comprendre que dans un moment d'oubli, +d'exaltation, tu aies pu tenter d'enlever Marie à Olivier; mais la lui +prendre chez toi, en abusant de l'hospitalité que tu lui avais offerte, +pour satisfaire une méchante fantaisie, c'est là un acte qui ne peut +pas se justifier. Ça s'appelle lâcheté dans toutes les langues +d'honnêtes gens. Si tu m'avais joué un tour semblable, je t'aurais +simplement cassé les reins avec la première chose venue: voilà mon +opinion. Maintenant, ça ne m'étonne pas qu'Olivier ait passé là-dessus +aussi tranquillement: c'est une de ces natures faibles et pacifiques qui +n'ont ni haine, ni colère, ni aucun des sentiments virils de résistance +à l'oppression, des élégies et non des hommes. Je l'ai trouvé cette nuit +sur le carreau de la halle, pleurant comme une fontaine, c'était +pitoyable. J'ai cautérisé son désespoir avec l'ivresse. Il dort +maintenant, mais quand il va se réveiller, ça sera pis. Je suis venu +pour te prévenir et te dire de le surveiller; j'ai peur qu'il ne fasse +un mauvais coup. + +--Il a déjà essayé, mais il s'est manqué, dit Urbain. + +--J'ignorais cela, reprit Lazare... il s'est manqué, tant pis. Si la +mort n'en a pas voulu, c'est que le malheur a des vues sur lui. Il est +mûr de bonne heure. + +--Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de +Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s'est manquée aussi. + +--Qu'est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en +regardant Urbain en face. + +--Qui sait? répondit celui-ci; j'aurais creusé la mienne, peut-être. + +--Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise +nature n'a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce +n'est pas toi qu'un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc! +Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton +lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te +croirai. Maintenant, bonjour, je n'ai plus rien à te dire. Et Lazare +sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain. + +--Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le +même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu'à +deux heures de l'après-midi. + +Olivier dormit toute la journée et s'éveilla seulement le soir. D'abord +il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à +peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible +nuit d'angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par +celui-ci pour le faire _oublier_; Olivier se leva, la tête encore +lourde, et alla trouver Urbain, qui s'apprêtait à venir chez lui. + +--Où vas-tu? lui demanda-t-il. + +--Il est six heures, c'est l'_angelus_ de l'appétit; je vais dîner, +répondit le peintre. + +--Où cela? + +--Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu +as vu Lazare? + +--Oui, en effet, répondit Olivier, je l'ai rencontré à la halle cette +nuit. + +--Qu'est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit? + +--Je ne sais pas. J'étais sorti parce que je me trouvais malade.... Je +ne pouvais pas dormir dans cette chambre.... Tu comprends... malgré moi. +Je pensais.... + +--Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C'est pourquoi je te répéterai +encore qu'il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien. +Nous avons à oublier l'un et l'autre, et ce n'est point en demeurant +ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t'en! + +--Mais où veux-tu que j'aille? répondit Olivier avec une vivacité +croissante. + +--C'est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une +semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma +maîtresse, continua Urbain. + +--Je le sais bien, s'écria Olivier, mais n'importe, je veux rester dans +cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre +dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je +parlerai _d'elle_. Si cette chambre t'ennuie, tu n'y viendras pas, toi, +ce ne sera pas difficile de n'y pas venir.... Oh! l'isolement! la +solitude.... Mais je deviendrais fou, et la folie, c'est l'oubli. Elle a +été ta maîtresse, c'est vrai.... Mais quand cela est arrivé, elle avait +perdu la tête. Son coeur dormait quand elle m'a trompé; tu sais bien ce +qu'elle écrivait: «Je n'ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je +n'avais pas eu le temps d'oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir +pour moi.... Qu'est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta +maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je +l'ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la +jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l'amour; et le plus +souvent c'est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie.... +Non, Urbain, je ne m'en irai pas, je resterai dans cette chambre. + +Malgré l'égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par +l'explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses +mains celles d'Olivier, c'est absurde de rester ici, encore une fois, +songes-y, c'est perpétuer ton chagrin. + +--Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s'écria Olivier. +Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours. + +--Alors, si tu te décides à rester ici, c'est moi qui m'en irai, reprit +Urbain. + +--Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t'en aller? + +--Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va +fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis +ne m'aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j'ai eu plus de +chance qu'eux. Lazare m'a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu +restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d'argent, ils diront +et feront redire que je t'exploite après t'avoir trompé. Je ne veux pas. +J'en ai assez de ces amitiés-là. D'ailleurs, malgré toi, tu finirais par +penser comme eux. + +--Je leur dirai qu'ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la +seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t'en va pas. Qu'est-ce que +cela te fait de rester? Je ne t'en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant +les mains d'Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les +choses qu'elle me disait. Je n'ai pas pu tout te dire encore... car elle +m'aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu'elle te disait, et +tu verras que ce n'étaient plus les mêmes choses qu'à moi. Ah! je serais +trop malheureux tout seul. Je n'avais au monde qu'elle et toi. + +--C'est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai. + +--Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui. + + + + +VI + + +Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un +robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n'avait presque rien pris +depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un +portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l'état normal, avait +toujours l'appétit d'un moine à la fin du carême, il mangea de façon à +se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu'on +apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un +cri terrible, et recommença plusieurs fois l'addition, ne pouvant jamais +croire qu'il fût possible d'atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul +repas. + +Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont +attardés avec les bouteilles. + +En mettant le pied dans la rue, bien qu'il fût soigneusement enveloppé +dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en +effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait +claquer ses dents: + +--Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher. + +--Non, non, dit Olivier... pas encore... je voudrais que tu vinsses avec +moi. + +--Où cela? fit Urbain. + +--C'est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous +promènera. + +--Allons où tu voudras. + +Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu'à la barrière de +l'étoile. + +--Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des +Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à +la campagne? + +--Tu vas voir; nous arrivons, ce n'est plus bien loin, murmurait +Olivier, qui tremblait de plus en plus. + +En ce moment ils avaient laissé l'arc de triomphe derrière eux, et +s'engageaient dans l'avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de +Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial +courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons. + +--Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois? +Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?... je ne +vois pas de maison.... + +Et le peintre s'arrêta un instant, comme s'il hésitait à aller plus +loin. + +Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir +l'avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois +autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine +entourée d'un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de +fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique. + +--Est-ce que c'est là que nous allons? dit Urbain, en montrant la +maison, dont la lune éclairait tous les détails: Qui diable peut loger +dans ce joujou? N'importe, entrons, j'ai hâte de voir du feu, il me +semble que je nage dans la Bérézina. + +--Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement. + +--Mais alors, fit Urbain impatienté, où me mènes-tu? il n'y a point +d'autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin. + +--C'est inutile, dit Olivier, nous sommes arrivés. + +--Arrivés... où? + +--À la fontaine, dit le poète, tu vas l'entendre chanter.... + +--Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux +lieues, à dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gelée, au +risque de me faire assassiner avec toi!... + +--C'est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les +beaux jours. Et, étendant sa main vers un immense espace, il ajouta: +Voilà les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il à Urbain, j'ai regardé +de cette place de très beaux soleils couchants; le ciel était en feu +derrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souvent nous +allions jusqu'au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bordé d'une +haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin était tout blanc de +fleurs tombées des arbres. C'était pendant l'été alors, maintenant c'est +la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l'ai vue si gaie +au mois d'août dernier, il n'y a pas très longtemps, tu vois. C'était un +dimanche, un jour de fête aux environs, j'étais couché dans l'herbe, +près de ces peupliers, les blés venaient d'être fauchés, on entendait +les cigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, la +fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l'air +comme des fumées d'encens. Marie est venue par ce chemin où il y a un +grand noyer, je l'ai aperçue de loin; elle avait une robe blanche et une +ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arrivée, +ses cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe aux buissons. +Nous sommes restés ensemble jusqu'au soir. Ah! la belle journée! J'ai +été bien heureux ce jour-là. Pourquoi me l'as-tu prise? acheva Olivier, +qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et le trouvait tout à +coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, ne parlons +plus de cela.... Je ne veux me rappeler du passé que les bonnes choses. +J'ai voulu revoir cet endroit. C'est bien triste, c'est comme un +linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gelée. Mais c'est +égal... je suis content d'être venu. Maintenant nous nous en irons si tu +veux. + +--_Si tu veux_ est joli, pensa Urbain, qui n'eut cependant pas le +courage de railler tout haut. + +Ils rentrèrent chez eux fort tard. Le tremblement d'Olivier avait +redoublé. Urbain fit grand feu dans la cheminée, et comme son ami ne +parvenait pas à se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu +de punch chaud. + +--Ah! oui, dit Olivier... oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je +dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu'Urbain était allé chercher +de l'eau-de-vie. + +Ainsi qu'il l'avait espéré, Olivier dormit cette nuit-là. Mais le +lendemain il se réveillait avec une fièvre cérébrale. Urbain, effrayé, +alla chez le père d'Olivier, qui le reçut très froidement et se borna à +lui donner l'adresse de son médecin. Urbain y courut aussitôt, et, +l'ayant heureusement trouvé, le ramena auprès d'Olivier. Le médecin fit +un mauvais signe de tête, écrivit une prescription, ordonna les plus +grands soins, et alla redire au père d'Olivier que son fils était en +péril. Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin; j'irai le voir. +Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin il revint sur ses +pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne. + +--M. Olivier est très mal, vint lui redire la servante. On a été obligé +de l'attacher sur son lit; il passe son temps à mordre une grosse +poignée de cheveux et crie à faire peur: Marie! Marie!... + +--Ah! dit le père, Marie, c'est le nom de cette femme. Mal d'amour... ça +n'est pas mortel. Qu'est-ce qui le soigne? + +--Un de ses amis, répondit la servante, celui qui est venu ici, il est +très inquiet.... + +Au bout de huit jours Olivier n'allait pas mieux. Urbain vint trouver le +père et lui demanda de l'argent. Celui-ci lui en remit un peu, mais avec +un air si maussade, qu'Urbain lui dit très sèchement: + +--Le médecin ne répond pas de votre fils. En cas de malheur, devrai-je +vous prévenir pour l'enterrement, monsieur? + +--Sans doute, répondit tranquillement le père. + +Lazare et les autres artistes ayant appris la maladie d'Olivier étaient +accourus, et se relayaient pour venir auprès de lui la nuit. Urbain +était désespéré; il avait raconté au médecin l'histoire d'Olivier et de +Marie, la part qu'il y avait eue, et le long désespoir dont son ami +avait été atteint quand il s'était trouvé séparé de sa maîtresse. + +--Dès qu'il sera un peu mieux, dit le médecin, il faudra le retirer de +cette chambre et l'éloigner de tout ce qui pourrait lui rappeler cette +femme. Au bout d'une dizaine de jours le délire devint moins fréquent. +On transporta Olivier au logement de Lazare, situé près de la maison +d'Urbain. Les _Buveurs d'eau_ mirent leur habitation sens dessus dessous +pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecin commença à +donner des espérances. D'après les conseils de Lazare, Urbain avait +cessé de venir dès l'époque où Olivier avait commencé à retrouver un peu +de raison. Quand Olivier, hors de danger, demanda après lui, Lazare +répondit qu'Urbain était en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de +Marie commençait à renaître dans le coeur d'Olivier; mais ce souvenir +n'était déjà plus la douleur ni le désespoir, c'était la mélancolie, +muse rêveuse et caressante. La convalescence d'Olivier, hâtée par les +soins fraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions +qui pouvaient éloigner son coeur d'une rechute. Enfin le jour de la +première sortie arriva. C'était au commencement de mars; Lazare et +Valentin conduisirent Olivier dans le jardin du Luxembourg. Des choeurs +d'oiseaux, perchés dans les arbres verdissants, récitaient le prologue +de la saison nouvelle, dont ce beau jour était comme le premier sourire. + +En ce moment, à quelques pas du banc où ils étaient assis, un jeune +homme passait avec une jeune femme, se tenant par le bras et riant tout +haut. Leurs éclats de rire firent tourner la tête à Olivier. Avant que +Lazare et Valentin eussent eu le temps de le retenir, il s'était levé de +son banc et avait couru après Urbain. + +--Olivier! s'écria Urbain en reconnaissant son ancien ami; et sur un +signe que lui fit Lazare il ajouta: Je suis arrivé de voyage seulement +hier: je devais aller te voir... mais je savais de tes nouvelles. + +La compagne d'Urbain s'était retirée un peu à l'écart. + +--Et Marie? demanda Olivier, dont le coeur avait tout d'abord tremblé en +rencontrant le peintre son ami avec une femme. + +--Mais, dit Urbain, j'ai été absent de Paris. D'ailleurs je ne m'en suis +point inquiété. J'ai l'oubli prompt. Voici qui doit te le prouver, +ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme qui était avec lui. + +--Oh! fit Olivier avec un éclair de regard qui trahissait la joie +intérieure, j'étais bien sûr que tu ne l'aimais pas. + +--Celle-là aussi s'appelle Marie, dit Urbain en indiquant sa nouvelle +maîtresse, et je l'aime beaucoup depuis hier. Marie est morte, Vive +Marie! + +--J'irai vous voir, dit Olivier en quittant Urbain. + +Cette rencontre le laissa calme, et il rentra à la maison presque gai. +Le lendemain, accompagné de Lazare, Olivier alla pour voir son père et +lui demander de l'argent qui lui revenait. Son père était absent, mais +il trouva la servante. + +--Ah! monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente de vous revoir. +Voici une lettre pour vous. C'est une dame qui l'a apportée pendant que +votre père n'y était pas, heureusement! Car il l'aurait déchirée comme +il a fait des autres. Il était bien en colère après cette dame, et il +m'a menacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse. + +Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elle était de Marie et ne contenait +que ces mots: + +«Depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai écrit trois fois: +Vous ne m'avez pas répondu, Olivier! Vous avez cru comme tant d'autres, +sans doute, en me voyant arrêtée, que j'étais coupable. Pourtant on ne +voulait de moi que des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien, +je n'ai pu rien dire. On m'a remise en liberté. Voilà quinze jours que +je vous attends. Vous ne m'avez pas pardonné sans doute. Je vous +attendrai encore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois +pas je quitterai Paris. Mon départ est arrêté: j'ai vendu mes meubles. +Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vous resterez libre. Je +vous jure que je n'ai pas revu Urbain et que je ne l'ai jamais aimé. +J'ai souvent attendu, bien avant dans la nuit, devant la maison de votre +père, comptant vous voir rentrer.... Mais vous ne rentriez pas.... C'est +la dernière fois que je vous écris, et dans deux jours je serai partie. +Au revoir, ou pour toujours, adieu. + +--Quand vous a-t-on remis cette lettre? demanda Olivier à la servante. + +--Il y a cinq ou six jours, répondit celle-ci. + +--Il est trop tard! s'écria Olivier. Oh! mon père! Cependant il força +Lazare à l'accompagner à l'ancienne demeure de Marie. + +--Madame Duchampy est partie depuis quatre jours, dit le portier. + +--J'aime mieux ça! murmura Lazare; et il emmena Olivier. + +--Au moins Urbain ne l'a pas revue, pensa Olivier, dont l'amour +commençait à tourner à la poésie. + + + + +Un poète de gouttières + + +Il y a maintenant à Paris plus de poètes que de becs de gaz. Et si la +police n'y met ordre, le nombre ira encore en croissant de jour en jour. +Peu de maisons de la capitale sont privées d'un _vates_ quelconque. +Perché dans les mansardes, il empêche ses voisins de dormir par les +convulsions et les coliques d'un lyrisme nocturne. C'est dans le nid +d'un de ces oiseaux de gouttière qui pondent, bon an, mal an, deux ou +trois milliers de vers, que nous introduirons le lecteur. + +Melchior (il s'appelait Melchior) habitait rue de la Tour-d'Auvergne une +chambre de cent francs dans laquelle il faisait de la poésie lyrique. +Cette chambre était meublée d'un de ces mobiliers qui sont la terreur +des propriétaires, aux approches du terme surtout. Melchior avait dans +un bureau une place qui lui rapportait quarante francs par mois, et ne +lui prenait que trois heures par jour. Ce fut à la suite d'un premier +amour très fécond en orages qu'il s'était décidé à prendre la lyre. + +Ses amis encouragèrent sa déplorable manie en le comparant à Lamartine, +et, dans le tête-à-tête, avec sa modestie qui, comme celle de tant +d'autres, n'était que l'hypocrisie de l'orgueil, Melchior s'avouait, à +part lui, qu'il pourrait bien un jour justifier la comparaison. Il +avait, du reste, une foi inébranlable en lui-même, et croyait +entièrement au _nascuntur poetae_ de l'orateur romain. Si parfois il lui +venait quelques doutes sur sa vocation, il se hâtait de les dissiper par +la lecture d'un de ses poèmes, et devant cette oeuvre de son coeur il +entrait en des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il +battait des mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s'il +n'avait pas une auréole au front, et il en voyait une. Dans ces +moments-là, Melchior aurait voulu pouvoir se dédoubler, afin qu'une +moitié de lui-même s'inclinât devant l'autre. Et tout cela de bonne foi, +sincèrement, réellement, croyant bien qu'il ne se rendait pas la moitié +des honneurs qui lui étaient dus. + +Au reste, ces ridicules n'étaient pas inhérents à la nature de Melchior. +Ils lui avaient été inoculés par les amis au milieu desquels il vivait, +et qui lui assuraient chaque jour qu'il était appelé à de hautes +destinées poétiques. Si les personnes sensées qui s'intéressaient à lui +essayaient de lui montrer dans quelle voie fausse il s'engageait aussi +gratuitement, Melchior se récriait. Il répondait qu'il avait une mission +à remplir, que les poètes sont les prêtres de l'humanité, et que, dût-il +mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc. Melchior avait +d'ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à la mémoire de son premier +amour un superbe monument poétique au front duquel il placerait le nom +de sa maîtresse, pour le faire passer à la postérité à côté des noms de +Laure et de Béatrix. Depuis deux ans il travaillait à ce poème, et +n'écrivait pas une strophe où il ne plantât deux saules et n'allumât une +auréole. Chaque fois qu'il avait ajouté une centaine de nouveaux vers à +son poème d'amour, il réunissait ses amis dans des soirées où l'on +buvait de l'eau non filtrée, et il leur lisait ses nouvelles élégies +qu'on applaudissait avec fureur. + +Ces lectures étaient ordinairement accompagnées d'une mise en scène dont +les ridicules étaient peut-être excusables à cause du sentiment profond +et sincère où ils avaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les +fragments de son poème d'amour sur une table où il avait d'avance +disposé symétriquement toutes les reliques qui lui étaient restées de +cette grande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un +masque de bal, des bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimental +était ordinairement accroché au fond de son alcôve. Au milieu se +détachait son masque à lui, moulé en plâtre et entouré d'un lambeau +d'étoffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces puérilités étaient du +reste gravement acceptées par les amis de Melchior, qui, pendant plus de +deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fidélité la religion du +souvenir. Une des autres manies de ce singulier garçon était celle-ci: +il achetait tous les volumes de vers à couvertures multicolores qui, +deux fois l'an, au printemps et à l'automne, viennent s'abattre sur les +rampes des quais. Il ne se publiait pas un seul hémistiche qu'il n'en +eût connaissance; un de ses amis, garçon de bon sens, qui appelait ce +genre de recueil les _Punaises de la librairie_, lui ayant demandé +pourquoi il dépensait son argent à d'aussi bêtes acquisitions, Melchior +lui répondit qu'il fallait bien se tenir au courant des progrès de +l'art. Le fait est qu'il voulait simplement juger s'il était de la force +des auteurs des _Soupirs nocturnes_, _Matutina_ et autres _Brises de +mai_. Chaque fois qu'il paraissait un de ces abominables recueils, +Melchior se le procurait et assemblait tout le clan des poètereaux de sa +connaissance pour leur donner lecture du poème nouveau, et lorsque de +son avis et de celui de ses admirateurs la comparaison tournait à son +avantage, il était content et acceptait sans conteste la supériorité +qu'on lui accordait. C'était un spectacle vraiment bien curieux que ces +réunions où un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaient sans +rire avec les plus graves questions d'art et se drapaient +prétentieusement dans le manteau de leur _sainte misère_: ces soirées se +terminaient ordinairement par une lecture à haute voix du _Chatterton_ +de M. Alfred de Vigny. C'est avec ce livre que Melchior avait achevé de +se griser l'esprit; et combien de jeunes gens comme lui ont bu le poison +de l'amour-propre dans ces pages brûlantes! + +Le drame de _Chatterton_ est certainement une belle oeuvre, mais son +succès a dû souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de +son auteur, qui aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence que +ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanités +ambitieuses. _Chatterton_ est une de ces créations qui ont tout +l'attrait de l'abîme, et cette pièce, qui n'est après tout, sous forme +dramatique, que l'apothéose de l'orgueil et de la médiocrité, avec le +suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coup +sûr les représentations de _Chatterton_ ont créé cette lamentable école +de poètes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n'a pas +sévi avec assez de violence. Je l'ai dit déjà, Melchior et ses amis +faisaient partie de cette bande, et ils avaient inventé pour leur usage +cette maxime singulière «que la misère est l'engrais du talent.» Bien +que plusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior +à sortir de sa mauvaise situation, il s'obstinait à y demeurer; cette +misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux pures +étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la +misère! la misère, cela prête si bien à l'élégie et au dithyrambe! cela +fournit naturellement de si glorieux parallèles! Melchior, lui, ne +trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il +manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la +fatalité qui se montrait si clémente à son égard, après avoir été si +rigoureuse pour ses frères. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait +l'hôpital, et ne désirait rien tant qu'une bonne maladie qui lui +permettrait d'aller à son tour chanter un hymne à la douleur sur un +grabat de l'Hôtel-Dieu. Mais cette satisfaction lui était refusée par le +sort, et malgré les privations de toute nature qu'il subissait, et +s'imposait même parfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à +ses allures de poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant +que le sort lui refusait la _gloire d'aller souffrir dans le lit de +Gilbert,_ il imagina une combinaison aussi ridicule que périlleuse pour +s'ouvrir la porte de _l'asile des douleurs._ Il se mit pendant quinze +jours à un régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un +livre de médecine, il étudia, pour les simuler autant que possible, les +symptômes d'une maladie qui, à son début, ne se manifeste que par un +affaiblissement général accompagné d'une toux légère et fréquente. +Lorsqu'il crut savoir assez convenablement son rôle de phtisique pour +affronter l'examen de la science, Melchior résolut d'aller se présenter +à la consultation de l'Hôtel-Dieu. La veille du jour qu'il avait choisi, +il fit par un temps affreux une course d'environ dix lieues dans les +environs de Paris, et lorsqu'il arriva à l'hôpital, la fatigue l'avait +si bien grimé et le froid l'avait si bien enrhumé, qu'il avait l'air +d'un poitrinaire authentique.... Quand son tour fut venu de passer à la +visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plus beaux vers pour +cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si épouvantable, et la +peur de voir sa ruse découverte lui avait procuré une si belle fièvre, +que le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin d'admission. + +--Quelle est votre profession? lui demanda-t-il à titre de +renseignement. + +--Je suis poète, monsieur, répondit Melchior en prenant une pose fatale; +c'est-à-dire un de ces malheureux que la brutalité du siècle abandonne +sans pitié à toutes les misères, et que.... + +--C'est bon! C'est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n'en mourrez +pas cette fois-ci. + +Un candidat académique qui vient d'être élu n'est pas plus heureux, en +s'asseyant pour la première fois dans son fauteuil, que ne le fut +Melchior lorsqu'il entra dans la salle de l'hôpital. + +--Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voilà +donc sur cet affreux grabat des misères humaines, et sur-le-champ il +commença une ode _À l'hôpital._ Voici quel était son but: une fois cette +ode achevée, et il était bien convenu qu'elle serait sublime, Melchior +la datait du _Lieu des douleurs_, et il l'adressait à la _Revue des +Deux-Mondes_, qui s'empressait de l'imprimer, cela était encore convenu. +L'ode imprimée excitait l'admiration générale. La presse, le public, +tout le monde s'inquiétait de ce poète martyr, de cet autre Gilbert, de +ce frère de Moreau, qui agonisait sur un _infâme grabat_, etc., etc. Et +alors, cela était toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son +_lit de souffrance_. Les femmes du monde arrivaient en équipage et +voulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leurs +consolations. La chambre des députés elle-même s'émouvait; le ministre +était interpellé et donnait une pension à Melchior pour faire taire les +criailleries des journaux libéraux qui hurleraient: _Encore un grand +poète qui se meurt de misère!_ Les éditeurs accouraient en foule et se +disputaient l'honneur d'imprimer les vers de Melchior. La célébrité +chantait son nom dans tous les carrefours de l'univers, et il faisait +renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plan combiné par +Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à son ode, qui, +lorsqu'elle fut terminée ne comptait pas moins de trois cents vers. +C'était un ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie +dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écrite dans un style +médiocre. Le poète l'adressa à une grande revue, et s'endormit, sûr de +son affaire. + +Mais les choses ne se passèrent point comme le poète l'avait espéré. La +grande revue n'imprima point son ode; l'univers entier ignora qu'il +était à l'hôpital; les femmes du monde allèrent au bois, à l'Opéra et au +bal; les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveau +Gilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme +on était alors en hiver, époque où les malades sont plus nombreux et les +lits d'hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyant que la maladie de +Melchior n'avait rien de sérieux, lui donna à entendre qu'il eût à +demander son _exeat_, s'il ne préférait pas qu'on le lui offrît. Il +retourna donc chez lui; mais, durant son séjour à l'hôpital, l'ennui, +les drogues et les tisanes qu'il avait été forcé de prendre pour faire +croire à cette fausse maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette +leçon le fit un peu revenir sur le bonheur qu'on éprouve à _souffrir +dans le lit de Gilbert._ Lorsqu'il fut guéri il alla à la _Revue_ savoir +ce qu'on pensait de son ode et à quelle époque on l'imprimerait. On lui +répondit qu'on ne l'imprimerait pas, et il parut étonné. + +Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer Melchior à son +système: il commença de nouveau à se _monter des coups_, comme on dit, +et il ne se passait guère de jours où il ne s'ouvrît en rêve de radieux +chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il +caressait son idée fixe, qui était, comme on le sait, d'élever un +monument poétique à celle qui avait eu les prémices de son coeur. Il ne +lui manquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, en +faisant imprimer son volume d'élégies. Un beau matin il ne lui manqua +plus rien: un oncle qu'il avait en Bourgogne mourut subitement, et une +somme de douze cents francs dégringola avec un grand fracas du testament +de l'oncle jusqu'au milieu de la misère du neveu, qui, sans faire ni une +ni deux, courut chez un imprimeur s'entendre pour l'impression de son +livre. + +Le jour où il devait recevoir l'épreuve de la première feuille de son +livre, Melchior convoqua ses amis à une grande soirée littéraire et les +pria d'amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d'un +auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et à +l'heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior +était en habit noir et en cravate blanche à noeud mélancolique; il +allait commencer, après une petite allocution aux dames, la lecture du +poème, déjà lu tant de fois, lorsqu'un nouveau couple retardataire entra +subitement au milieu de l'assemblée. C'était un ami de Melchior, +accompagné de sa maîtresse de la veille. + +En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de +reconnaître son idole, sa première maîtresse, qu'il croyait morte depuis +deux ans en Angleterre, où l'avait entraînée un mari barbare et jaloux. +La dame, en réalité, avait bien été en Angleterre; mais elle n'avait +point tardé à jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et +après deux années de séjour parmi les brouillards de Londres, elle +était depuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le +soleil de Paris. Pour le moment elle n'était pas très heureuse, et donna +clairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle était restée +seule, qu'elle préférait une robe et des bottines à tous les poèmes du +monde. + +Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l'imprimeur.... + +--Comment, mon pauvre chéri, tu as écrit tout cela pour moi... +pendant... que.... Ah! ah! c'est bien drôle, fit la dame. + +--Oui, dit Melchior, je t'ai aimée en vers pendant deux ans; maintenant +je vais t'aimer en prose. Il l'aima ainsi pendant six semaines, après +quoi il employa le reste de son argent à apprendre la tenue des livres, +afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il est +actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu'il le fut jadis +de la fièvre des rimes. + + + + +Le manchon de Francine + + + + +I + + +Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j'ai connu autrefois un +garçon nommé Jacques D...; il était sculpteur, et promettait d'avoir un +jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps +d'accomplir ses promesses. Il est mort d'épuisement au mois de mars +1844, à l'hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14. + +J'ai connu Jacques à l'hôpital, où j'étais moi-même détenu par une +longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai dit, l'étoffe d'un grand +talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire. Pendant les deux +mois que je l'ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans +les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule +fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule +l'artiste incompris. Il est mort sans _pose_, en faisant l'horrible +grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les +plus atroces que j'aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs +humaines. Son père, instruit de l'événement, était venu pour réclamer le +corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs +réclamés par l'administration. Il avait marchandé aussi pour le service +de l'église, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par lui rabattre +six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l'infirmier +enleva la serpillière de l'hôpital et demanda à un des amis du défunt +qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui +n'avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une +colère atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer. + +La soeur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur +le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole: + +--Oh! monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme cela, ce pauvre garçon: +il fait si froid, donnez-lui au moins une chemise, qu'il n'arrive pas +tout nu devant le bon Dieu. + +Le père donna cinq francs à l'ami pour avoir une chemise; mais il lui +recommanda d'aller chez un fripier de la rue Grange aux Belles qui +vendait du linge d'occasion. + +--Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il. Cette cruauté du père de Jacques +me fut expliquée plus tard; il était furieux que son fils eût embrassé +la carrière des arts, et sa colère ne s'était pas apaisée, même devant +un cercueil. Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son +manchon. J'y reviens: mademoiselle Francine avait été la première et +unique maîtresse de Jacques, qui n'était pourtant pas mort vieux, car il +avait à peine vingt-trois ans à l'époque où son père voulait le laisser +mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a été conté par Jacques +lui-même, alors qu'il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle +Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir. Ah! tenez, lecteur, +avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le +raconter tel qu'il m'a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer +une pipe dans la vieille pipe de terre qu'il m'a donnée le jour où le +médecin lui en avait défendu l'usage. Pourtant la nuit, quand +l'infirmier dormait, mon ami Jacques m'empruntait sa pipe et me +demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit dans ces grandes +salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre! + +--Rien qu'une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, +et la soeur Sainte-Geneviève n'avait point l'air de sentir la fumée +lorsqu'elle passait faire sa ronde. Ah! bonne soeur! que vous étiez +bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter +l'eau bénite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous +les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si +beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! bonne soeur! vous +étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations, +qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami +Jacques n'était pas mort un jour qu'il tombait de la neige, il vous +aurait sculpté une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule, +bonne soeur Sainte-Geneviève! + +UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon? je ne vois pas le manchon, moi. + +AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine? où est-elle donc? + +PREMIER LECTEUR. Ce n'est point très gai, cette histoire! + +DEUXIÈME LECTEUR. Nous allons voir la fin. + +--Je vous demande bien pardon, messieurs, c'est la pipe de mon ami +Jacques qui m'a entraîné dans ces digressions. Mais d'ailleurs je n'ai +point juré de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai tous les +jours, la bohème. + +Jacques et Francine s'étaient rencontrés dans une maison de la rue de la +Tour-d'Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme +d'avril. + +L'artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d'entamer ces +relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu'on +habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule +parole, ils se connaissaient déjà l'un l'autre. Francine savait que son +voisin était un pauvre diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa +voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper +aux mauvais traitements d'une belle-mère. Elle faisait des miracles +d'économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme +elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne l'enviait point. Voici +comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la +cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui +harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d'une +de ces tristesses vagues qui n'ont point de cause précise et qui vous +prennent partout, à toute heure, espèce d'apoplexie du coeur à laquelle +sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. +Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la +fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil +couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de +Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le choeur ailé +des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela +augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta +un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à +Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux +n'étaient plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa +fenêtre, tira le rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de +l'huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu'il avait +rapportée d'un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus +triste, il bourra sa pipe. + +--Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet, +murmura-t-il, et il se mit à fumer. + +Il fallait qu'il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu'il +songeât à cacher le pistolet. C'était sa ressource suprême dans les +grandes crises, et elle lui réussissait assez ordinairement. Voici en +quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur lequel il +répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'à ce que le +nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui +dérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout +un pistolet accroché au mur. C'était l'affaire d'une dizaine de pipes. +Quand le pistolet était entièrement devenu invisible, il arrivait +presque toujours que la fumée et le laudanum combinés endormaient +Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l'abandonnait au +seuil de ses rêves. Mais, ce soir-là, il avait usé tout son tabac, le +pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours amèrement +triste. Ce soir-là, au contraire, mademoiselle Francine était +extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était en cause, +comme la tristesse de Jacques: c'était une de ces joies qui tombent du +ciel et que le bon Dieu jette dans les bons coeurs. Donc, mademoiselle +Francine était en belle humeur, et chantonnait en montant l'escalier. +Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entré par la +fenêtre ouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle. + +--Mon Dieu, que c'est ennuyeux! exclama la jeune fille, voilà qu'il faut +encore descendre et monter six étages. + +Mais ayant aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un +instant de paresse, enté sur un sentiment de curiosité, lui conseilla +d'aller demander de la lumière à l'artiste. C'est un service qu'on se +rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n'a rien de +compromettant. Elle frappa donc deux petits coups à la porte de Jacques, +qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais à peine +eut-elle fait un pas dans la chambre, que la fumée qui l'emplissait la +suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle +glissa évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et +sa clef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques +ne jugea point à propos d'appeler du secours; il craignait d'abord de +compromettre sa voisine. Il se borna donc à ouvrir la fenêtre pour +laisser pénétrer un peu d'air; et, après avoir jeté quelques gouttes +d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir +à elle peu à peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut entièrement +repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amenée chez +l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui était arrivé. + +--Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez +moi. + +Et elle avait déjà ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aperçut que +non seulement elle oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle +n'avait pas la clef de sa chambre. + +--Étourdie que je suis, dit-elle en approchant son flambeau du cierge de +résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j'allais m'en +aller sans. + +Mais au même instant le courant d'air établi dans la chambre par la +porte et la fenêtre, qui étaient restées entr'ouvertes, éteignit +subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans +l'obscurité. + +--On croirait que c'est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi, +monsieur, tout l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour +faire de la lumière, pour que je puisse retrouver ma clef. + +--Certainement, mademoiselle, répondit Jacques en cherchant des +allumettes à tâtons. + +Il les eut bien vite trouvées. Mais une idée singulière lui traversa +l'esprit; il mit les allumettes dans sa poche en s'écriant: + +--Mon Dieu! mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n'ai point +une seule allumette ici, j'ai employé la dernière quand je suis rentré. + +J'espère que voilà une ruse crânement bien machinée! pensa-t-il en +lui-même. + +--Mon Dieu! mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez +moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y +perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi à +chercher, elle doit être à terre. + +--Cherchons, mademoiselle, dit Jacques. + +Et les voilà tous deux dans l'obscurité en quête de l'objet perdu; +mais, comme s'ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que +pendant ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même +endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient +aussi maladroits l'un que l'autre, ils ne trouvèrent point la clef. + +--La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein dans ma +chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout à l'heure elle pourra +éclairer nos recherches. + +Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une +causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une nuit +de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et insignifiante, aborde +le chapitre des confidences, vous savez où cela mène.... Les paroles +deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences; la voix baisse, +les mots s'alternent de soupirs.... Les mains qui se rencontrent +achèvent la pensée, qui, du coeur, monte aux lèvres, et.... Cherchez la +conclusion dans vos souvenirs, ô jeunes couples! Rappelez-vous, jeune +homme, rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd'hui la main +dans la main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deux jours! + +Enfin la lune se démasqua, et sa lueur claire inonda la chambrette; +mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri. + +--Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses +bras. + +--Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que +Jacques s'en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef +qu'elle venait d'apercevoir. + +Elle ne voulait pas la retrouver. + +PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre +les mains de ma fille. + +SECOND LECTEUR. Jusqu'à présent je n'ai point encore vu un seul poil du +manchon de mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais +pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde. + +Patience, ô lecteurs! patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous +le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie +Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l'ai expliqué +dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde, +Francine, blonde et gaie, ce qui n'est pas commun. Elle avait ignoré +l'amour jusqu'à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin +prochaine lui conseilla de ne plus tarder si elle voulait le connaître. + +Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois. Ils +s'étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l'automne. Francine +était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi: +quinze jours après s'être mis avec la jeune fille, il l'avait appris +d'un de ses amis qui était médecin. «Elle s'en ira aux feuilles jaunes,» +avait dit celui-ci. + +Francine avait entendu cette confidence, et s'aperçut du désespoir +qu'elle causait à son ami. + +--Qu'importent les feuilles jaunes? lui disait-elle, en mettant tout son +amour dans un sourire; qu'importe l'automne, nous sommes en été et les +feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami.... Quand tu me verras prête +à m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m'embrassant et +tu me défendras de m'en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je +resterai. + +Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères +de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, +il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: «Francine va plus +mal, il lui faut des soins.» Alors Jacques battait tout Paris pour +trouver de quoi faire faire l'ordonnance du médecin; mais Francine n'en +voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les +fenêtres. La nuit, lorsqu'elle était prise par la toux, elle sortait de +la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l'entendît point. + +Un jour qu'ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques +aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda +tristement Francine, qui marchait lentement et un peu rêveuse. + +Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur. + +--Tu es bête, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en +juillet; jusqu'à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et +jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à +passer ensemble. Et puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux +feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les +feuilles sont toujours vertes. + + * * * * * + +Au mois d'octobre Francine fut forcée de rester au lit. L'ami de Jacques +la soignait.... La petite chambrette où ils logeaient était située tout +au haut de la maison et donnait sur une cour où s'élevait un arbre, qui +chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la +fenêtre pour cacher cet arbre à la malade; mais Francine exigea qu'on +retirât le rideau. + +--Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de +baisers qu'il n'a de feuilles.... Et elle ajoutait: Je vais beaucoup +mieux, d'ailleurs.... Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid, +et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m'achèteras un manchon. + +Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique. La veille de +la Toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui +donner du courage; et, pour lui prouver qu'elle allait mieux, elle se +leva. Le médecin arriva au même instant: il la fit recoucher de force. + +--Jacques, dit-il à l'oreille de l'artiste, du courage! Tout est fini, +Francine va mourir. Jacques fondit en larmes. + +--Tu peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le +médecin: il n'y a plus d'espoir. + +Francine _entendit des yeux_ ce que le médecin avait dit à son amant. + +--Ne l'écoute pas, s'écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne +l'écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la +Toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon.... Je t'en prie, j'ai +peur des engelures pour cet hiver. + +Jacques allait sortir avec son ami; mais Francine retint le médecin +auprès d'elle. + +--Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques, prends-le beau, qu'il +dure longtemps. + +Et quand elle fut seule, elle dit au médecin: + +--Ô monsieur, je vais mourir, et je le sais.... Mais avant de m'en +aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, +je vous en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure +après, puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps.... + +Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans +la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à +l'arbre de la petite cour. + +Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre dépouillé complètement. + +--C'est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller. + +--Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous avez une nuit à +vous. + +--Ah! quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle sera +longue. Jacques rentra; il apportait un manchon. Il est bien joli, dit +Francine; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avec Jacques. + +Le lendemain, jour de la Toussaint, à l'_Angelus_ de midi, elle fut +prise par l'agonie et tout son corps se mit à trembler. + +--J'ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon. Et elle +plongea ses pauvres mains dans la fourrure. + +--C'est fini, dit le médecin à Jacques; va l'embrasser. Jacques colla +ses lèvres à celles de son amie. Au dernier moment on voulait lui +retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains. + +--Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait +froid. Ah! mon pauvre Jacques.... Ah! mon pauvre Jacques... qu'est-ce +que tu vas devenir? Ah! mon Dieu! + +Et le lendemain Jacques était seul. + +PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que ce n'était point gai, cette +histoire. + +--Que voulez-vous, lecteur? on ne peut pas toujours rire. + + + + +II + + +C'était le matin du jour de la Toussaint: Francine venait de mourir. + +Deux hommes veillaient au chevet: l'un, qui se tenait debout, était le +médecin; l'autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains +de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré: +c'était Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six heures il était +plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui +passa sous les fenêtres vint l'en tirer. + +Cet orgue jouait un air que Francine avait l'habitude de chanter le +matin en s'éveillant. + +Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les +grands désespoirs traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans +le passé, à l'époque où Francine n'était encore que mourante; il oublia +l'heure présente, et s'imagina un moment que la trépassée n'était +qu'endormie, et qu'elle allait s'éveiller tout à l'heure la bouche +ouverte à son refrain matinal. + +Mais les sons de l'orgue n'étaient pas encore éteints que Jacques était +déjà revenu à la réalité. La bouche de Francine était éternellement +close pour les chansons, et le sourire qu'y avait amené sa dernière +pensée s'effaçait de ses lèvres, où la mort commençait à naître. + +--Du courage! Jacques, dit le médecin, qui était l'ami du sculpteur. + +Jacques se releva et dit en regardant le médecin: + +--C'est fini, n'est-ce pas, il n'y a plus d'espérance? + +Sans répondre à cette triste folie, l'ami alla fermer les rideaux du +lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main. + +--Francine est morte... dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait +que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C'était +une honnête fille, Jacques, qui t'a beaucoup aimé, plus et autrement que +tu ne l'aimais toi-même; car son amour n'était fait que d'amour, tandis +que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est +pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires +pour l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre +absence nous prierons la voisine de veiller ici. + +Jacques se laissa entraîner par son ami. Toute la journée ils coururent, +à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière. Comme Jacques n'avait +point d'argent, le médecin engagea sa montre, une bague et quelques +effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au +lendemain. + +Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir; la voisine força Jacques à +manger un peu. + +--Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un +peu de force, car j'aurai à travailler cette nuit. + +La voisine et le médecin ne comprirent pas. + +Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées +qu'il faillit s'étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son +verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui +s'était brisé avait réveillé sa douleur un instant engourdie. Le jour où +Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui +était déjà souffrante, s'était trouvée indisposée, et Jacques lui avait +donné à boire un peu d'eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils +demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour. + +Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie +une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui était +prescrit, et c'était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa +tendresse puisait une gaieté charmante. + +Jacques resta plus d'une demi-heure à regarder, sans rien dire, les +morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui sembla que son +coeur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les éclats déchirer +sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre +et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher +deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier. + +--Ne t'en va pas, dit-il au médecin, qui n'y songeait aucunement, +j'aurai besoin de toi tout à l'heure. + +On apporta l'eau et les bougies; les deux amis restèrent seuls. + +--Que veux-tu faire? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir +versé de l'eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à +poignées égales. + +--Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? je vais +mouler la tête de Francine; et comme je manquerais de courage si je +restais seul, tu ne t'en iras pas. + +Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on +avait jeté sur la figure de la morte. La main de Jacques commença à +trembler, et un sanglot étouffé monta jusqu'à ses lèvres. + +--Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile. +L'un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute +sa clarté sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut placée au +pied. À l'aide d'un pinceau trempé dans l'huile d'olive, l'artiste +oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que +Francine faisait le plus habituellement. + +--Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque, +murmura Jacques à lui-même. + +Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans +une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches +successives jusqu'à ce que le moule eût atteint l'épaisseur nécessaire. +Au bout d'un quart d'heure l'opération était terminée et avait +complètement réussi. + +Par une étrange particularité un changement s'était opéré sur le visage +de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer +entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué +vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se +mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les +paupières, qui s'étaient soulevées lorsqu'on avait enlevé le moule, +laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait +receler une vague intelligence; et des lèvres, entr'ouvertes par un +sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette +dernière parole qu'on entend seulement avec le coeur. + +Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument là où commence +l'insensibilité de l'être? Qui peut dire que les passions s'éteignent et +meurent juste avec la dernière pulsation du coeur qu'elles ont agité? +L'âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive +dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison +charnelle, épier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont +ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent! + +Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de +l'art, qui sait? une pensée d'outre-vie était peut-être revenue +réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être +s'était-elle rappelé que celui qu'elle venait de quitter était un +artiste en même temps qu'un amant; qu'il était l'un et l'autre, parce +qu'il ne pouvait être l'un sans l'autre; que pour lui l'amour était +l'âme de l'art, et que, s'il l'avait tant aimée, c'est qu'elle avait su +être pour lui une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme. +Et alors peut-être Francine, voulant laisser à Jacques l'image humaine +qui était devenue pour lui un idéal incarné, avait su, morte, déjà +glacée, revêtir encore une fois son visage de tous les rayonnements de +l'amour et de toutes les grâces de la jeunesse; elle ressuscitait objet +d'art. + +Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensé vrai; car il existe parmi +les vrais artistes de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de +l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes. + +Devant la sérénité de cette figure, où l'agonie n'offrait plus de +traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi +de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve d'amour; et +en la voyant ainsi, on eût dit qu'elle était morte de beauté. + +Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin. + +Quant à Jacques, il était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit +halluciné s'obstinait à croire que celle qu'il avait tant aimée allait +se réveiller; et comme de légères contractions nerveuses, déterminées +par l'action récente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilité +du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse +illusion, qui dura jusqu'au matin, à l'heure où un commissaire vint +constater le décès et autoriser l'inhumation. + +Au reste, s'il avait fallu toute la folie du désespoir pour douter de sa +mort en voyant cette belle créature, il fallait aussi pour y croire +toute l'infaillibilité de la science. + +Pendant que la voisine ensevelissait Francine on avait entraîné Jacques +dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis, venus pour +suivre le convoi. Les bohèmes s'abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu'ils +aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne +font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si +difficiles à trouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour +serrer silencieusement la main de leur ami. + +--Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux. + +--Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre +de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant +l'inflexibilité d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par +étouffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit +dans sa vie. Depuis qu'il connaît Francine, Jacques est bien changé. + +--Elle l'a rendu heureux, dit un autre. + +--Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux? Comment nommez-vous +bonheur une passion qui met un homme dans l'état où Jacques est en ce +moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'oeuvre: il ne détournerait pas +les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu'il +marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est +immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle +_Joconde_. + +Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l'art et le +sentiment on vint avertir qu'on allait partir pour l'église. + +Après quelques basses prières le convoi se dirigea vers le cimetière.... +Comme c'était précisément le jour de la fête des Morts, une foule +immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient +pour regarder Jacques, qui marchait la tête nue derrière le corbillard. + +--Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute. + +--C'est son père, disait un autre. + +--C'est sa soeur, disait-on autre part. Venu là pour étudier l'attitude +des regrets à cette fête des souvenirs, qui se célèbre une fois l'an +sous le brouillard de novembre, seul, un poète, en voyant passer +Jacques, devina qu'il suivait les funérailles de sa maîtresse. + +Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête +nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord; son ami le médecin +le tenait par le bras. + +Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vivement les +choses. + +--Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! tant mieux. Houp! +camarade! allons, là! + +Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et +descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du +trou; puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle et commença à +jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite +croix de bois. + +Au milieu de ses sanglots le médecin entendit Jacques qui laissait +échapper ce cri d'égoïsme: + +--Ô ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre! + +Jacques faisait partie d'une société appelée _les Buveurs d'eau_, et qui +paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cénacle de la rue +des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du _Grand +homme de province_. Seulement il existait une grande différence entre le +héros du cénacle et les _Buveurs d'eau_, qui, comme tous les imitateurs, +avaient exagéré le système qu'ils voulaient mettre en application. Cette +différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de +Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu'ils se +proposaient et prouvent que tout système est bon qui réussit; tandis +qu'après plusieurs années d'existence la société des _Buveurs d'eau_ +s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que +le nom d'aucun soit resté attaché à une oeuvre qui pût attester de leur +existence. + +Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la +société des _Buveurs d'eau_ devinrent moins fréquents. Les nécessités +d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines conditions, +signées et jurées solennellement par les _Buveurs d'eau_ le jour où la +société avait été fondée. + +Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces jeunes +gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils +ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que, +malgré leur misère mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession +à la nécessité. Ainsi le poète Melchior n'aurait jamais consenti à +abandonner ce qu'il appelait sa lyre pour écrire un prospectus +commercial ou une profession de foi. C'était bon pour le poète Rodolphe, +un propre à rien, qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer +une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus, n'importe avec +quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eût jamais voulu +salir ses pinceaux à faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet +sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en +échange de ce fameux habit surnommé _Mathusalem_, et que la main de +chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu'il +avait vécu en communion d'idées avec les _Buveurs d'eau_, le sculpteur +Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de société; mais dès qu'il +connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà +malade, au régime qu'il avait accepté tout le temps de sa solitude. +Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla +trouver le président de la société, l'exclusif Lazare, et lui annonça +que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être +productif. + +--Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta +démission d'artiste. Nous resterons tes amis, si tu veux, mais nous ne +serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu +n'es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu +pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à +manger notre pain de munition, nous resterons des artistes. + +Quoi qu'en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver +Francine auprès de lui il se livrait, quand les occasions se +présentaient, à des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travaillât +longtemps dans l'atelier de l'ornemaniste Romagnési. Habile dans +l'exécution, ingénieux dans l'invention, Jacques aurait pu, sans +abandonner l'art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces +composition de genre qui sont devenues un des principaux éléments du +commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais +artistes, et amoureux à la façon des poètes. La jeunesse en lui s'était +éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin +prochaine, il voulait tout entière l'épuiser entre les bras de Francine. +Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient +frapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu'il +aurait fallu se déranger, et qu'il se trouvait trop bien à rêver aux +lueurs des yeux de son amie. + +Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis +les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun +des membres vivait pétrifié dans l'égoïsme de l'art. Jacques n'y trouva +pas ce qu'il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, +qu'on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de +sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir +exposée à la discussion. Il rompit donc complètement avec les _Buveurs +d'eau_ et s'en alla vivre seul. + +Cinq ou six jours après l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver +un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec +lui le marché suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un +entourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait en outre à +l'artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait +pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier +tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait +alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l'atelier de +Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que +le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit +jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la +croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom +gravé en creux. + +Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit que +cent kilos de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées ne +pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent +lui avait rapporté plusieurs milliers d'écus. Il offrit à l'artiste de +l'attacher à son entreprise moyennant un intérêt, mais Jacques ne +consentit point. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa +nature inventive; d'ailleurs il avait ce qu'il voulait, un gros morceau +de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un +chef-d'oeuvre qu'il destinait à la tombe de Francine. + +Au commencement du printemps la situation de Jacques devint meilleure: +son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger +qui venait se fixer à Paris et y faisait construire un magnifique hôtel +dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient +été appelés à concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à +Jacques une cheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons de +Jacques; c'était une chose charmante: tout le poème de l'hiver était +raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre à la flamme. L'atelier +de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son +oeuvre, une pièce dans l'hôtel, encore inhabité. On lui avança même une +assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença +par rembourser à son ami le médecin l'argent que celui-ci lui avait +prêté lorsque Francine était morte; puis il courut au cimetière, pour y +faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse. + +Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune +fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante. +L'artiste n'eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces +fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui +demandait ce qu'il devait faire des roses et des pensées qu'il avait +apportées, Jacques lui ordonne de les planter sur une fosse voisine +nouvellement creusée, pauvre tombe d'un pauvre, sans clôture, et n'ayant +pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqué en terre, et +surmonté d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de +la douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu'il n'y +était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau +soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de +Francine lorsqu'elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec +ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le +coeur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard +extérieur, il se rappela qu'un jour, ayant été surpris par l'orage, il +était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient dîné. +Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna +du dessert dans une soucoupe à vignettes; il reconnut la soucoupe et se +souvint que Francine était restée une demi-heure à deviner le rébus qui +y était peint; et il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chantée +Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet qui ne coûte pas +bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue +de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur. +Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et +rêveurs, Jacques s'imagina que c'était Francine qui, en l'entendant +marcher tout à l'heure auprès d'elle, lui avait envoyé cette bouffée de +bons souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut par les mouiller +d'une larme. Et il sortit du cabaret pied leste, front haut, oeil vif, +coeur battant, presque un sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce +refrain de la chanson de Francine: + + L'amour rôde dans mon quartier, + Il faut tenir ma porte ouverte. + +Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un souvenir, mais +aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter, Jacques +fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la +tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! quoi qu'on +veuille et quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le +veut ainsi. + +De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient +poussé sur sa tombe, des sèves de jeunesse fleurissaient dans le coeur +de Jacques, où les souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues +aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs Jacques était de cette +race d'artistes et de poètes qui font de la passion un instrument de +l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a d'activité qu'autant qu'il +est mis en mouvement par les forces motrices du coeur. Chez Jacques, +l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une +parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il +s'aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à +la meule qui s'use elle-même quand le grain lui manque, son coeur +s'usait faute d'émotion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui; +l'invention, jadis fiévreuse et spontanée, n'arrivait plus que sous +l'effort de la patience; Jacques était mécontent, et enviait presque la +vie de ses anciens amis les _Buveurs d'eau_. + +Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de +nouvelles liaisons. Il fréquenta le poète Rodolphe, qu'il avait +rencontré dans un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie +l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne +fut pas bien longtemps à en comprendre le motif. + +--Mon ami, lui dit-il, je connais ça... et lui frappant la poitrine à +l'endroit du coeur, il ajouta: Vite et vite, il faut rallumer le feu +là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous +reviendront. + +--Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine. + +--Ça ne vous empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur +les lèvres d'une autre. + +--Oh! dit Jacques; seulement si je pouvais rencontrer une femme qui lui +ressemblât!... Et il quitta Rodolphe tout rêveur. + + * * * * * + +Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux +doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté +maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli +en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six +semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec +Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d'un bal +champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contrebasse phtisique et +d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontrée +un soir où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à la +danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné +jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui +connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles: + +--Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à +enterrer? + +Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le +coeur aux épines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacité, +en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de +l'artiste, triste comme un _De profundis_. Ce fut au milieu de cette +rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait +comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et +entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il +s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles +elle répondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin: elle +accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le +fit répéter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux +arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce +rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté. +Jacques pensa à la Bible et songea qu'on ne devait jamais désespérer +avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. +Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi +qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même. + +Cependant Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de +Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et +travaillait en secret à la figure qu'il voulait placer sur la tombe de +la morte. + +Un jour qu'il avait reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie, +une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva +que le noir n'était pas gai pour l'été. Mais Jacques lui dit qu'il +aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette +robe tous les jours. Marie lui obéit. + +Un samedi, Jacques dit à la jeune fille: + +--Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne. + +--Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras; demain +il fera du soleil. + +Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu'elle avait +achetée sur ses économies, une jolie robe rose. + +Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier +de Jacques. + +L'artiste la reçut froidement, brutalement presque. + +--Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette +toilette réjouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de +Jacques. + +--Nous n'irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller, +j'ai à travailler. + +Marie s'en retourna chez elle le coeur gros. En route, elle rencontra un +jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la +cour, à elle. + +--Tiens, mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? lui dit-il. + +--En deuil, dit Marie, et de qui? + +--Quoi! vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire +que Jacques vous a donnée.... + +--Eh bien? dit Marie. + +--Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de +Francine. + +À compter de ce jour Jacques ne revit plus Marie. + +Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut +plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant +plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire +entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d'oeil que cette +admission n'était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait +pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine. + +On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis. + +Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de +l'hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point, +pour qu'il pût y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit +apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les +quinze premiers jours il travailla à la figure qu'il destinait au +tombeau de Francine. C'était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette +figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement +achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt il ne +put plus quitter son lit. + +Un jour le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en +voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit qu'il était perdu; il +écrivit à sa famille et fit appeler la soeur Sainte-Geneviève, qui +l'entourait de tous ses soins charitables. + +--Ma soeur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous +m'avez fait prêter, une petite figure en plâtre; cette statuette, qui +représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le +temps de l'exécuter en marbre. Pourtant j'en ai un beau morceau chez +moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin... ma soeur, je vous donne ma +petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté. + +Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu le jour même +de l'ouverture du _salon_, les _Buveurs d'eau_ n'y assistèrent pas. +«L'art avant tout,» avait dit Lazare. + +La famille de Jacques n'était pas riche, et l'artiste n'eut pas de +terrain particulier. Il fut enterré quelque part. + + + + + + +End of Project Gutenberg's Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE *** + +***** This file should be named 18537-8.txt or 18537-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/5/3/18537/ + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/18537-8.zip b/18537-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e44d34d --- /dev/null +++ b/18537-8.zip diff --git a/18537-h.zip b/18537-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4642574 --- /dev/null +++ b/18537-h.zip diff --git a/18537-h/18537-h.htm b/18537-h/18537-h.htm new file mode 100644 index 0000000..2030360 --- /dev/null +++ b/18537-h/18537-h.htm @@ -0,0 +1,6352 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + text-indent: 2%; + } + h1,h2,h3 { + text-align: center; + clear: both; + } + hr { width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; + } + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + body{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + a:link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:visited {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:hover {background-color: #ffffff; color: red; text-decoration:underline; } + .poem {margin-left:20%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Scènes de la vie de jeunesse + Nouvelles + +Author: Henry Murger + +Release Date: June 8, 2006 [EBook #18537] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE *** + + + + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + + + + + +</pre> + + +<h1>Henry Murger</h1> + +<h1>SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE</h1> + +<h2>Nouvelles</h2> + +<h3>(1851)</h3> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<table summary="table"> +<tr><td> +<a name="table" id="table"></a> +<p><b>Table des matières</b></p> +<a href="#Le_souper_des_funerailles"><b>Le souper des funérailles</b></a> +<a href="#Ia"> <b>I,</b></a> +<a href="#IIa"><b>II,</b></a> +<a href="#IIIa"><b>III,</b></a> +<a href="#IVa"><b>IV</b></a><br /> +<a href="#La_maitresse_aux_mains_rouges"><b>La maîtresse aux mains rouges</b></a><br /> +<a href="#Le_bonhomme_Jadis"><b>Le bonhomme Jadis</b></a><br /> +<a href="#Les_amours_dOlivier"><b>Les amours d'Olivier</b></a> +<a href="#Ib"> <b>I,</b></a> +<a href="#IIb"><b>II,</b></a> +<a href="#IIIb"><b>III,</b></a> +<a href="#IVb"><b>IV,</b></a> +<a href="#V"><b>V,</b></a> +<a href="#VI"><b>VI</b></a><br /> +<a href="#Un_poete_de_gouttieres"><b>Un poète de gouttières</b></a><br /> +<a href="#Le_manchon_de_Francine"><b>Le manchon de Francine</b></a> +<a href="#Ic"> <b>I,</b></a> +<a href="#IIc"><b>II</b></a><br /> +</td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h2><a name="Le_souper_des_funerailles" id="Le_souper_des_funerailles"></a><a href="#table">Le souper des funérailles</a></h2> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Ia" id="Ia"></a><a href="#table">I</a></h2> + + +<p>C'était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l'opéra, dans un +salon du café de Foy, venaient d'entrer quatre jeunes gens accompagnés +de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de +ces noms qui, prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, +font relever toutes les têtes. Ils s'appelaient le comte de +Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et +Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches, menant +une belle vie semée d'aventures dont le récit défrayait hebdomadairement +les <i>Courriers de Paris,</i> et n'avaient à peu près d'autre profession que +d'être heureux ou de le paraître. Quant aux femmes, qui étaient presque +jeunes, elles n'avaient d'autre profession que d'être belles, et elles +faisaient laborieusement leur métier.</p> + +<p>La carte, commandée d'avance, aurait reçu l'approbation de tous les +maîtres de la gourmandise.</p> + +<p>En entrant dans le salon, les quatre femmes s'étaient démasquées. +C'étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui +semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.</p> + +<p>—Avant de nous mettre à table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de +faire dresser un couvert de plus.</p> + +<p>—Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens.</p> + +<p>—Un homme? reprirent les femmes.</p> + +<p>—J'attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune +homme, dit Tristan.</p> + +<p>—Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers.</p> + +<p>—Je veux dire que mon ami est mort.</p> + +<p>—Mort? firent en chœur les trois hommes.</p> + +<p>—Mort? reprirent les femmes en dressant la tête.</p> + +<p>—Quel conte de fées!</p> + +<p>—Mort et enterré, messieurs.</p> + +<p>—Comme Marlboroug?</p> + +<p>—Absolument.</p> + +<p>—Ah çà, mais que signifie cela? vous êtes hiéroglyphique comme une +inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de +Chabannes.</p> + +<p>—Écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La personne que j'attends ne +viendra pas avant une heure; j'aurai donc le temps de vous conter +l'aventure, qui est assez curieuse, et qui vous intéressera d'autant +plus que vous allez en voir le héros tout à l'heure.</p> + +<p>—Une histoire! C'est charmant. Contez! contez! s'écria-t-on de toutes +parts, à l'exception d'une des femmes, qui était restée silencieuse +depuis son entrée.</p> + +<p>—Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu'il serait bon d'absorber +le premier service. Je fais cette proposition à cause de mon +amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe....</p> + +<p>—Non! non! dit Chabannes, l'histoire.</p> + +<p>—Si! si! mangeons, cria-t-on d'un autre côté.</p> + +<p>—Aux voix!—L'histoire!—Le déjeuner!—L'histoire!</p> + +<p>—Il n'y a qu'un moyen de sortir de là, dit Tristan; c'est de voter.</p> + +<p>—Eh bien, votons.</p> + +<p>—Que ceux qui sont d'avis d'écouter l'histoire veuillent bien se lever, +dit Tristan. Les trois hommes se levèrent.</p> + +<p>—Très bien, fit Tristan; que ceux qui sont d'avis de déjeuner d'abord +veuillent bien se lever.</p> + +<p>Trois des femmes se levèrent, et parurent fort étonnées de voir leur +compagne rester assise.</p> + +<p>—Tiens, dit l'une d'elles, Fanny s'abstient.</p> + +<p>—Pourquoi donc? dit une autre.</p> + +<p>—Je n'ai pas faim, répondit Fanny.</p> + +<p>—Eh bien, il fallait voter pour l'histoire, alors.</p> + +<p>—Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indifférence.</p> + +<p>—En attendant, reprit Tristan, l'épreuve n'a pas de résultat, et nous +voilà aussi embarrassés qu'auparavant. Pour sortir de là et pour +contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c'est de +raconter en mangeant.</p> + +<p>—Adopté! Adopté!</p> + +<p>—D'abord, dit le comte de Chabannes, le nom de votre ami?</p> + +<p>—Feu mon ami s'appelle Ulric-Stanislas de Rouvres.</p> + +<p>—Ulric de Rouvres, dirent les convives, mais il est mort!</p> + +<p>—Puisque je vous dis <i>feu</i> mon ami, répliqua tranquillement Tristan.</p> + +<p>—Ah çà, demanda M. de Sylvers, ce n'était donc pas une plaisanterie, ce +que vous disiez?</p> + +<p>—En aucune façon. Mais laissez-moi raconter maintenant, dit Tristan; et +il commença.</p> + +<p>—En ce temps là,—il y a environ un an,—Ulric de Rouvres tomba +subitement dans une grande tristesse et résolut d'en finir avec la vie.</p> + +<p>—Il y a un an, je me rappelle parfaitement, interrompit le comte de +Puyrassieux, il avait déjà l'air d'un fantôme.</p> + +<p>—Mais quelle était donc la cause de cette tristesse? demanda M. de +Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il était +jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies, +quelles qu'elles fussent. Il n'avait aucune raison raisonnable pour se +tuer.</p> + +<p>—La raison qui vous fait faire une folie n'est jamais raisonnable, dit +entre ses dents M. de Sylvers.</p> + +<p>—Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule +chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'était donc décidé à +mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours.</p> + +<p>—Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.</p> + +<p>—Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu'une +fois atteint de cette maladie, il n'oserait plus hésiter au bord de sa +résolution. Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à +Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté +de Sussex. Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous +ses jours passés, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se répéta +qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses +affaires en ordre, il prit un pistolet et s'aventura dans la campagne, +où il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son âme à +Dieu. Au bout d'une heure de marche il trouva un lieu qui réalisait +parfaitement la mise en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de +sa poche son pistolet, qu'il arma résolûment, et dont il posa le canon +glacé sur son front brûlant. Il avait déjà le doigt appuyé sur la +détente et s'apprêtait à la lâcher, quand il s'aperçut qu'il n'était pas +seul, et qu'à dix pas de lui il avait un compagnon s'apprêtant également +à passer dans l'autre monde.</p> + +<p>Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le +nœud d'une corde attachée à un arbre.</p> + +<p>—Que faites-vous? lui demanda Ulric.</p> + +<p>—Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon +pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici +les commodités nécessaires.</p> + +<p>—Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur? +demanda Ulric.</p> + +<p>—Je vous serais infiniment obligé, répondit l'autre, si vous vouliez me +tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-être +pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je +vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'être +bien sûr que l'opération a complètement réussi.</p> + +<p>Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement +au moment de mourir. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, et +dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne +appartenant aux classes distinguées de la société.</p> + +<p>—Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à +vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien +s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous +détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre +d'indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me tuer +sous l'ombrage de ce petit bois.</p> + +<p>Et Ulric montra son pistolet à l'Anglais.</p> + +<p>—Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous brûler la cervelle, c'est un +bon moyen. On me l'avait recommandé; mais je préfère la corde, c'est +plus national.</p> + +<p>—Serait-ce à cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant à +son interrogatoire.</p> + +<p>—Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux.</p> + +<p>—Une perte de fortune?</p> + +<p>—Ah! non, je suis millionnaire.</p> + +<p>—Peut-être quelques espérances d'ambition détruites?</p> + +<p>—Je ne suis pas ambitieux.</p> + +<p>—Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est à cause du spleen, l'ennui....</p> + +<p>—Ah! non, j'étais très heureux, très joyeux de vivre.</p> + +<p>—Mais alors....</p> + +<p>—Voici, monsieur, puisque cette confidence paraît vous intéresser, le +motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai parié +avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très +considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la +mort n'a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à +elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner.... +Voilà pourquoi....</p> + +<p>Ulric resta stupéfait.</p> + +<p>—Maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma confidence, je vous +rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, monté +sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou.</p> + +<p>—Un instant, monsieur, de grâce, je n'aurai jamais le courage.</p> + +<p>—Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je +n'ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit +moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.</p> + +<p>En disant ces mots, voyant que l'aide d'Ulric allait lui faire défaut, +l'Anglais chassa d'un coup de pied le tronc d'arbre qui l'attachait +encore à la terre et se trouva suspendu.</p> + +<p>L'agonie commença sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid à +cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin.</p> + +<p>Au bout d'une demi-heure il revint près de l'arbre changé en gibet, et +trouva l'Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna à +penser à mon jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renonça +soudainement à aller lui demander la consolation des maux que lui +faisait souffrir la vie. Seulement il se trouvait dans une situation +fort embarrassée; car il avait écrit la veille à un de ses amis qu'il +avait mis fin à ses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour +sur cette résolution. Il s'effrayait du ridicule qui allait rejaillir +sur lui quand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à +ses yeux qu'un duel sans résultat.</p> + +<p>Il en était là de ses hésitations quand il aperçut à terre le +portefeuille de l'Anglais pendu. Ulric l'ouvrit et y trouva une foule de +papiers, et entre autres un passeport d'une date récente et pris au nom +de sir Arthur Sydney. Ces papiers étaient ceux du défunt; et ce nom +d'Arthur était également le sien; et voici l'idée qui vint à l'esprit +d'Ulric: il prit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant +son identité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, après en +avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu'il mit dans sa +poche.</p> + +<p>Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort. Son suicide, annoncé par +les feuilles anglaises, fut répété par les journaux français. Ulric +assista à son convoi funèbre; et après s'être rendu lui-même les +derniers honneurs, il partit pour le Mexique sous le nom de sir Arthur +Sydney. Revenu à Londres il y a environ six semaines, il m'écrivait les +détails que je viens de vous raconter.</p> + +<p>—Tout cela est, en vérité, très merveilleux, dit Chabannes; mais si M. +Ulric de Rouvres revient à Paris, sa position y sera au moins +singulière. Sous quel nom prétend-il exister maintenant? Reprendra-t-il +le sien, ou conservera-t-il celui de Sydney?</p> + +<p>—Je crois qu'il prendra un autre nom, répondit Tristan.</p> + +<p>—Mais, fit observer M. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas +à être reconnu dans le monde.</p> + +<p>—Il n'ira pas dans le monde, dit Tristan; je veux dire par là qu'il ne +fréquentera pas cette partie de la société parisienne qu'on appelle le +monde.</p> + +<p>—Il aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son +aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-être +sur son passage; mais au bout d'une semaine on n'y pensera pas, et on +parlera d'autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse. +Toutes les femmes vont se l'arracher.</p> + +<p>—Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan.</p> + +<p>—Mais pourquoi? demandèrent les jeunes gens.</p> + +<p>—Pourquoi? dit tout à coup l'indifférente Fanny, en chassant du bout de +ses doigts effilés les boucles de cheveux qui semblaient par instant +faire à son visage un voile tramé de fils d'or:—Pourquoi? C'est bien +simple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parce qu'il est +ruiné.</p> + +<p>—Ruiné! dirent les jeunes gens.</p> + +<p>—Nécessairement, continua Fanny. Il n'est pas mort, c'est vrai; mais on +l'a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de décès; et comme M. +Ulric de Rouvres n'avait d'autre parent que son oncle, le chevalier de +Neuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mains de +celui-ci.</p> + +<p>—Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l'oncle fera une restitution +d'héritage.</p> + +<p>—Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la même +tranquillité. À l'heure où nous sommes, M. le chevalier de Neuil est +aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-Ménages.</p> + +<p>—Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma +belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les +avares de la comédie classique, avait en main propre au moins vingt +mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a hérité de +son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil, +qui joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est plus mal vêtu que +son portier, est actuellement plus que millionnaire.</p> + +<p>—J'ai dit ce que j'ai dit, répéta Fanny. M. le chevalier de Neuil n'a +plus le sou.</p> + +<p>—Ah çà! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda +Chabannes.</p> + +<p>—Il était l'ami de madame de Villerey, répondit Fanny; et, puisque vous +paraissez l'ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey +avait pour habitude d'imposer à ses favoris l'obligation d'être les +clients de son mari.</p> + +<p>—Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M. +de Puyrassieux.</p> + +<p>—La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la +quinzaine dernière, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette +maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de +Villerey est en fuite.</p> + +<p>—Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma chère? fit M. de +Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion.</p> + +<p>—Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend +un peu maussade ce soir; mais c'est une leçon, cela m'apprendra à faire +des économies, ajouta la jeune femme.</p> + +<p>En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu'un monsieur +le faisait demander.</p> + +<p>—C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il +lui dit tout bas à l'oreille:</p> + +<p>—Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n'est pas +ruiné.</p> + +<p>—Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny.</p> + +<p>—Remettez votre masque un instant, continua Tristan.</p> + +<p>—Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins son +loup de velours.</p> + +<p>—Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze +mille francs que vous avez perdus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIa" id="IIa"></a><a href="#table">II</a></h2> + + +<p>Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le +nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il +voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté +britannique. Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont +la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ +faire une visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses +passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si +le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des +ailes.</p> + +<p>Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée +si prompte:</p> + +<p>«Mon cher Ulric,</p> + +<p>«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des +preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par +le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion +sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui +éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet +abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs +tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce +projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez +mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans +un cimetière du comté de Sussex. Selon vos vœux, on a mis sur votre +tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues +qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus +mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez +donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les fanfares +de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle. +Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les +ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament. +Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été +généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus +beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait +jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire +que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand +artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu +au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à +son bâton de chef d'orchestre.</p> + +<p>«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien +vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, +peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains +blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin, +comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu +l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez +adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre +tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher +ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas +me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La mort +est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne? +Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre +saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les +agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de +gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez +être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez +bien me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le +vieux soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais +déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.</p> + +<p>«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont +je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le +même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et +mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la +nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter +complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on +ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler +trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter +par la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui +a ses quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé +de recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une dépêche +télégraphique, arrivée je ne sais d'où, avait ruiné mon banquier, qui +m'avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le +lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans +témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son +caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé +à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée +la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet +excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.</p> + +<p>«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je +vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai +dire, le motif sérieux de cette lettre.</p> + +<p>«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été +convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face +d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette, +morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la +mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si +complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de +votre pauvre amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque +effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne +m'était pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue +sur le lit de marbre de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer +dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait +ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une +oasis parfumée. J'ai alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la +nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un +instant qu'elle était peut-être la sœur de Rosette, je lui ai demandé +si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la +voix de votre amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue, +et que d'ailleurs elle n'avait point de sœur. J'ai causé quelque temps +avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie +officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette +s'arrêtait à la forme.</p> + +<p>«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu. +Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette +fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui +sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la +rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute +l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de +bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple +fois son cœur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer +du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de +quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique +et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que +le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous, +comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous +ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé que +votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux +à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces de la vie +et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a +un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des +trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de +vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, +je vous ai d'avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez +samedi prochain, c'est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal +de l'Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d'anciennes +connaissances.</p> + +<p>«Pour ne pas effrayer l'assemblée, il serait peut-être convenable que +vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé +mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du +genre de celle où je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec +des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où +vous les auriez oubliés dans l'autre monde, où les usages ne sont +peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,</p> + +<p>«Tout à vous,</p> + +<p>«Tristan.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIIa" id="IIIa"></a><a href="#table">III</a></h2> + + +<p>Pendant qu'Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assigné +Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les +événements qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement avorté.</p> + +<p>Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été mis en possession de +sa fortune avant d'avoir atteint sa majorité, Ulric, ébloui d'abord par +le soleil levant de sa vingtième année, et étourdi par le bruit que +faisait ce monde où il était appelé à vivre, hésita un moment; et, comme +un voyageur qui, mettant pour la première fois le pied sur un sol +inconnu, craint de s'y égarer, il demanda un guide.</p> + +<p>Il s'en présenta cinquante pour un; car, ainsi qu'aux barrières des +villes qui renferment des curiosités, on trouve aux portes du monde une +foule de cicérones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services.</p> + +<p>Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente, +curieuse et impatiente, il aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe +et d'un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.</p> + +<p>Il vit et il apprit rapidement; et, à vingt-quatre ans l'expérience lui +avait signé son diplôme d'homme.</p> + +<p>L'esprit plein d'une science amère, le cœur changé en un cercueil qui +renfermait les cendres de sa jeunesse, et l'âme encore tourmentée par +d'insatiables désirs, il quitta ce monde où, quatre années auparavant, +il était entré l'œil souriant et le front levé, en lui jetant la +malédiction désolée des fils d'Obermann et de René; et sinistre et +lamentable, il s'en retourna grossir le nombre de ceux qui épanchent sur +toutes choses leurs doutes amers ou leurs audacieuses négations.</p> + +<p>La brutale disparition d'Ulric fut accueillie dans la société par une +banale accusation de misanthropie; et au bout de huit jours, on n'en +parlait plus.</p> + +<p>De toutes ses anciennes connaissances d'autrefois, Tristan fut le seul +avec qui Ulric conserva quelques relations. Un jour il vint le voir, et +lui tint des discours qui ne laissèrent point de doute à Tristan sur les +idées de suicide qui germaient déjà dans son esprit.</p> + +<p>—À vingt-quatre ans, c'est bien tôt, répondit Tristan; en tout cas vous +me permettrez de ne pas vous accompagner.</p> + +<p>—Ah! c'est donc vrai ce qu'on m'avait dit sur vous? Vous êtes atteint +du mal du siècle, vous aurez trop lu <i>Faust</i> et les esprits chagrins qui +sont venus à sa suite. C'est plutôt l'influence de ces gens-là que tout +le reste qui vous amène au bord de ce moyen extrême. Vous vous croyez +mort, vous n'êtes qu'engourdi, mon cher! Quand on a trop couru on est +fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans une époque de repos; mais, +demain ou après, vous jetterez par la fenêtre votre résolution funeste +et vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau à un pauvre diable de +poète incompris, qui n'aura pour se guérir des misères de ce monde que +le moyen extrême de s'en aller dans l'autre.</p> + +<p>J'ai été comme vous; plus d'une fois j'ai mis la clef dans la serrure de +cette porte qui donne sur l'inconnu; mais je suis revenu sur mes pas, et +j'espère que vous ferez comme moi. Vous me répondrez que vous n'avez +plus ni cœur ni âme, et qu'il vous est impossible de croire à rien. +D'abord, on a toujours un cœur; et pourvu qu'il accomplisse sa fonction +de balancier, on n'a pas besoin de lui en demander davantage. Quant à ce +qui est de l'âme, c'est un mot pour l'explication duquel on a écrit dans +toutes les langues un million de volumes, ce qui fait qu'on est moins +fixé que jamais sur son existence et sa signification. L'âme est une +rime à <i>flamme,</i> voilà ce qu'il y a de plus évident jusqu'ici.</p> + +<p>Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles +qu'on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu'on voit, ce qu'on +touche et ce qu'on entend. À défaut de sentiments, on a toujours des +sensations; et c'est n'être point mort que de posséder de bons yeux pour +voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour +les passer amoureusement dans la chevelure parfumée d'une femme, qui, à +défaut de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l'école +romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de +sa beauté. Vous avez fini votre temps de poésie et perdu les ailes qui +vous emportaient dans les olympes de l'imagination; mais il vous reste +des pieds pour marcher encore un bon bout de temps dans une prose +substantielle et nourrissante; et ce qui vous reste à faire est le +meilleur du chemin.</p> + +<p>Mais en voyant que ces railleries, qui lui étaient familières, à lui +poète du matérialisme et apôtre du scepticisme, semblaient provoquer +Ulric au lieu de le calmer, Tristan quitta subitement le ton qu'il avait +pris d'abord, et le sermonna avec une éloquence onctueuse, persuasive et +presque paternelle, qui eut, du moins un instant, pour résultat de le +faire renoncer à son dessein de suicide.</p> + +<p>Cependant, à compter de ce jour, Ulric ne revint plus voir Tristan, qui, +malgré tous les soins qu'il prit pour le découvrir, fut longtemps sans +savoir ce qu'il était devenu.</p> + +<p>Un jour Tristan faisait, en compagnie de quelques amis, une partie de +cheval dans une campagne des environs de Paris. Ce fut là que le hasard +lui fit rencontrer Ulric, après six mois de disparition. Ulric n'était +pas seul; il donnait le bras à une jeune fille de dix-huit à vingt ans, +ayant le costume des ouvrières. Ulric aussi, Ulric, qui jadis avait +donné dans le monde l'initiative de l'élégance; Ulric, qui avait été +pendant un temps le thermomètre des variations de la mode et dont les +innovations, si audacieuses qu'elles fussent, étaient toujours +acceptées; qui, s'il lui avait pris un jour l'idée de mettre des gants +rouges, en aurait fait porter à tout le <i>Jockey Club</i>, Ulric était vêtu +d'habits coupés sur les modèles trouvés sans doute dans les Herculanums +de mauvais goût. Il était méconnaissable. Cependant Tristan le reconnut +au premier regard et allait s'approcher de lui pour lui parler, quand +Ulric lui fit signe de ne pas l'aborder.</p> + +<p>—Quel est ce mystère? murmura Tristan en s'éloignant.</p> + +<p>En voici l'explication:</p> + +<p>Dans les naïfs récits des romanciers et des poètes du moyen âge, on +rencontre beaucoup d'aventures de princes et de chevaliers mélancoliques +qui, fuyant les cours et les châteaux, se mettent un jour à courir le +pays, cachant leur naissance et leur fortune, et, déguisés en pauvres +trouvères, s'en vont, la guitare en main, chanter l'amour, et, parmi +toutes les femmes, en cherchent une qui <i>les aime pour eux-mêmes</i>. Ils +donnent un soupir pour un sourire, et s'arrêtent aussi volontiers sous +l'humble fenêtre des vassales que sous le balcon armorié des +châtelaines.</p> + +<p>Enfant de ce siècle, Ulric de Rouvres, qui comptait peut-être des aïeux +parmi ces héros, demi-poètes, demi-paladins, dont sont peuplées les +vieilles légendes, semblait vouloir continuer la tradition de ces temps +barbares au milieu des mœurs civilisées de notre époque.</p> + +<p>Voici ce qu'Ulric avait fait pour rompre complètement avec un monde où +pendant quatre années les délicatesses trop exagérées de sa nature +avaient été constamment froissées.</p> + +<p>Après avoir réalisé toute sa fortune en rentes sur l'État, il en déposa +l'inscription entre les mains d'un notaire qui fut chargé d'utiliser les +intérêts comme il l'entendrait. Son mobilier, qui était le dernier mot +du luxe et de l'élégance modernes, ses équipages et ses chevaux, dont +quelques-uns étaient cités dans l'aristocratie hippique, furent vendus +aux enchères, et les sommes que produisirent ces ventes diverses +déposées chez le notaire qui avait la gestion de sa fortune. Ulric garda +deux cents francs seulement.</p> + +<p>Huit jours après, les personnes qui vinrent le demander à son logement +de la Chaussée d'Antin apprirent qu'il était parti sans laisser +d'adresse.</p> + +<p>Sous le nom de Marc Gilbert, Ulric avait été se loger dans une des plus +sombres rues du quartier Saint-Marceau. La maison où il habitait était +une espèce de caserne populaire où du matin au soir retentissait le +bruit de trois cents métiers.</p> + +<p>Habitué au confortable recherché au milieu duquel il avait toujours +vécu, Ulric passa sans transition de l'extrême opulence au dénuement +extrême. Sa chambre était un de ces taudis humides et obscurs dans +lesquels le soleil n'ose pas aventurer un rayon, comme s'il craignait de +rester prisonnier dans ces cachots aériens. Le mobilier qui garnissait +cette chambre était celui du plus pauvre artisan.</p> + +<p>Ce fut là qu'Ulric vint se réfugier, ce fut là qu'il essaya de se +retremper dans une autre existence. En voyant ses voisins, les ouvriers, +partir le matin pour l'atelier la chanson aux lèvres, en les voyant +rentrer le soir ployés en deux par la fatigue du labeur, mais ayant sur +le visage encore trempé de sueur ce reflet de contentement pacifique +qu'imprime l'accomplissement d'un devoir, Ulric s'était dit:</p> + +<p>—Ceci est le vrai peuple, le peuple honnête, qui travaille et pétrit de +sa main laborieuse le pain qu'il mange le soir. C'est là, ou jamais, que +je trouverai l'homme avec ses bons instincts. C'est là, ou jamais, que +je pourrai guérir cette invincible tristesse qui m'a suivi dans cette +mansarde, où j'ai retrouvé le spectre du dégoût assis au pied de mon +lit.</p> + +<p>Son plan était tout tracé, et il le mit sur-le-champ à exécution. Huit +jours après, Ulric, sous le nom de Marc Gilbert, avait revêtu le sarreau +plébéien, et entrait comme apprenti dans un grand atelier du voisinage. +Au bout de six mois, il savait assez son métier pour être employé comme +ouvrier. À dessein il avait choisi dans l'industrie une des professions +les plus fatigantes et exigeant plutôt la force que l'intelligence. Il +s'était fait mécanique vivante, outil de chair et d'os. Et, en voyant +ses doigts glorieusement mutilés par les saintes cicatrices du travail, +c'est à peine s'il se reconnaissait lui-même dans le robuste Marc +Gilbert, lui, l'élégant Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique +aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse +Borghèse.</p> + +<p>Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s'était voué, au +milieu même de son atelier, et si bruyantes qu'elles fussent, les +clameurs qui l'environnaient ne pouvaient assourdir le chœur de voix +désolées qui parlaient incessamment à son esprit.</p> + +<p>Lorsqu'il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse +journée, Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite +les grabats des prolétaires. L'insomnie s'asseyait à son chevet; et, +quoi qu'il fît pour l'en détourner, son esprit descendait au fond d'une +rêverie dont l'abîme se creusait chaque jour plus profondément, et d'où +il ressortait toujours avec une amertume de plus et une espérance de +moins.</p> + +<p>Ulric avait au cœur cette lèpre mortelle qui est l'amour du bien et du +bon, la haine du faux et de l'injuste; mais une étrange fatalité, qui +semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses +instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu'il avait +touché lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu'il avait +connu lui avait gravé un mépris ou un dégoût dans l'esprit, et, comme +ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses +amours se comptait par une trahison.</p> + +<p>Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa +pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s'empêcher de pousser +des plaintes sinistres.</p> + +<p>On est majeur à tout âge pour les passions; mais le plus grand malheur +qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce. +Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés +sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin +et n'arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la +science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres +chez qui les facultés se développent avant l'heure, et qui, se hâtant +d'aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de +désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l'âge où l'on +commence à peine à respirer l'enivrant parfum des mensonges.</p> + +<p>Lorsqu'on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par +l'expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne +peut interdire la plainte aux blessés, et l'ironie et le blasphème d'un +sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le râle de sa dernière +illusion.</p> + +<p>Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier +dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque +qu'une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par +une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés +par les fièvres de l'inconnu.</p> + +<p>Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la +fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas +qu'il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée +maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en +fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité +son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même, +un fait providentiel.</p> + +<p>—Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y +sont accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs +langes, brodés par la main des fées protectrices, les talismans +enchantés qui leur assurent d'avance toutes les jouissances et toutes +les félicités qu'on peut échanger contre l'or; il est peut-être juste +que ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités +du bonheur, la seule chose qui ne s'achète pas et ne soit point +héréditaire.</p> + +<p>«Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants, +dans cette moitié du monde qui fait l'éternelle envie de l'autre moitié. +Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des +lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à ta jeunesse, et +chacune de tes fantaisies viendra s'épanouir en fleur au premier appel +de ton désir; homme, toutes les routes seront ouvertes à ton ambition. +Tu seras enfin ce qu'on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur +n'aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doublée d'une +déception; car tu vas vivre dans une société où la corruption est +presque une nécessité d'existence, et la perfidie une arme de défense +personnelle qu'on doit toujours avoir à la main comme un soldat son +épée.»</p> + +<p>C'est ainsi qu'Ulric avait raisonné intérieurement, et cette singulière +philosophie l'avait conduit à rêver cette singulière espérance.</p> + +<p>«En revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent abandonnés de la +fortune, les malheureux qui n'ont d'autre protection qu'eux-mêmes et +traversent la vie attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au +milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent +conserver les bons instincts dont ils sont doués nativement. La bonne +foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualités humaines doivent +croître dans les sillons qu'arrose la sueur du travail. L'ouvrier doit +pratiquer avec la rudesse de ses mœurs la fraternité; ne possédant +rien, il ne connaît point les haines que déterminent les rivalités +d'intérêt; ses sympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et +comme celles du monde, n'ont pas seulement la durée d'une paire de gants +ou d'un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont +sont composés les amours du monde, amours faits d'ambition, d'orgueil, +de haine même quelquefois, mais jamais d'amour. L'ignorance du peuple +est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un résultat du savoir. +On fait le bien avec le cœur seulement; le mal exige la collaboration +de l'esprit et de la raison.»</p> + +<p>Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulric s'était obstinément +attaché, ne survécut pas à sa tentative. Après avoir pendant six mois +vécu au milieu des hommes de labeur, l'étude et le contact des mœurs de +ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus désolé; et son +expérience l'amena à cette conclusion absolue que le bien et le bon +n'existaient pas, ou n'existaient qu'à l'état d'instincts dont +l'application et le développement n'étaient pas possibles.</p> + +<p>Dans les classes élevées de la société, parmi le monde des cravates +blanches et des habits noirs, il avait rencontré toute la hideuse +famille des vices humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus, +parlaient le beau langage promulgué par décrets académiques, et +n'agissaient point une seule fois sans consulter le code des +convenances. Il avait souvent, dans un salon, serré avec joie la main +droite d'un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main +était irréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de ces +trahisons vivantes qu'on appelle des femmes; il s'était laissé émouvoir +par les solo de sensibilité qu'elles exécutent en public après les avoir +longuement étudiés, comme on fait d'une sonate de piano ou d'un air +d'opéra, et il avait été dupe; mais, du moins, ces femmes qui le +trompaient étaient vêtues de soie et de velours; les perles et les +diamants, arrachés au mystérieux écrin de la nature, luttaient de feux +et d'éclairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur +leur front comme une constellation d'étoiles terrestres. Ces femmes +étaient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu +déjà l'apothéose de l'histoire, et quand elles traversaient un bal, +laissant derrière elles un sillage de parfums et de grâces, tous les +hommes faisaient sur leur passage une haie d'admirations génuflexes.</p> + +<p>—Ulric ne tarda pas à se convaincre que les mœurs de l'atelier ne +valaient pas mieux que celles du salon.</p> + +<p>En venant pour la première fois à son travail, l'apparence chétive de sa +personne, la pâleur distinguée de son visage, la blancheur de ses mains, +jusque-là restées oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux +compagnons, un accueil plein d'ironie et d'insultes. Résigné d'abord aux +humbles fonctions d'apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre +toutes les oppressions et toutes les injures dont on l'accablait à cause +de sa faiblesse apparente, à cause de sa façon de parler, qui n'avait +rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la +pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille du travail +eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d'un cachet +de mâle virilité, ceux qui, en d'autres temps, avaient abusé de leur +force pour l'opprimer, changèrent subitement de langage et de manières +avec lui dès qu'ils s'aperçurent que son bras frêle soulevait les plus +lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d'orage enlève une plume +du sol.</p> + +<p>Au bout d'un an de séjour dans l'atelier, Ulric, dont l'intelligence +avait été remarquée par ses chefs, fut nommé contremaître. Cette +nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de récriminations +honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se présenta pour la première +fois à l'atelier avec son nouveau titre, la conspiration éclata d'une +façon assez menaçante pour nécessiter l'intervention des chefs.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux en s'avançant au milieu des ouvriers +en révolte.</p> + +<p>—Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour +contremaître, et il désignait Ulric.</p> + +<p>—Pourquoi n'en voulez-vous pas? dit le patron.</p> + +<p>—Parce que c'est humiliant pour nous d'être commandés par quelqu'un +qui, il y a un an, était encore notre apprenti.</p> + +<p>—Eh bien, répondit le maître, qu'est-ce que cela prouve?</p> + +<p>—Ça prouve, continua l'ouvrier, qui commençait à balbutier, ça prouve +que nous sommes tous égaux et qu'on ne doit pas faire d'injustice. Il y +a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ça les vexe +de voir entrer un étranger comme ça <i>tout de go</i> dans la première bonne +place qui se trouve vacante.</p> + +<p>—Oui, c'est injuste! murmurèrent tous les ouvriers, comme pour +encourager l'orateur qui discutait leurs intérêts.</p> + +<p>—À bas Marc Gilbert! s'écrièrent quelques voix, à bas le monsieur!</p> + +<p>—D'ailleurs, continua l'ouvrier qui avait déjà parlé, pourquoi +avez-vous renvoyé Pierre? C'était un brave homme... qui faisait vivre sa +femme et ses enfants avec sa place.</p> + +<p>—Silence! dit le maître d'une voix impérative, et qu'on n'ajoute plus +un mot. Je n'ai pas de compte à vous rendre, et je fais ce que je veux. +Si Pierre a perdu sa place, il est d'autant plus coupable de s'être +exposé à la perdre qu'il a une femme et des enfants. Pierre était un +paresseux qui encourageait la paresse; c'était un brave homme pour vous, +un bon enfant, et vous le regrettez parce qu'il vous comptait des heures +de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierre était un +voleur....</p> + +<p>Un murmure, aussitôt comprimé par un geste du maître, s'éleva parmi les +ouvriers.</p> + +<p>—J'ai dit un voleur, et je le répète, et tous ceux qui reçoivent de +l'argent qu'ils n'ont pas gagné sont de malhonnêtes gens. Pierre a abusé +de ma confiance; pourtant j'ai été patient, j'ai eu égard à sa position +de père de famille.</p> + +<p>Mais plus j'étais indulgent, et plus il s'est montré incorrigible. À mon +tour, j'eusse été coupable envers mes associés en conservant chez moi un +homme qui compromettait leurs intérêts. L'honnêteté est dans le devoir; +j'ai fait le mien, donc j'ai été juste en renvoyant Pierre, et juste +encore en le remplaçant par un homme honnête, laborieux, intelligent. +Est-ce ma faute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis +dix ans, je n'en ai pas trouvé un réunissant les qualités et les +capacités nécessaires pour remplir l'emploi vacant? Est-ce ma faute si +c'est justement l'apprenti à qui tout l'atelier commandait il y a un an +qui se trouve être le seul aujourd'hui digne de commander à tout +l'atelier? Vous parliez d'égalité tout à l'heure; eh bien, non, vous +tous qui parlez, vous n'êtes pas les égaux de Marc Gilbert. Vous n'êtes +pas égaux les uns aux autres, puisqu'il y en a parmi vous dont le +salaire est différent, et ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont +des fous; et vous savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir votre +<i>paye</i>, que celui qui travaille le plus et le mieux doit être payé +davantage que ceux dont le travail et l'habileté sont moindres.</p> + +<p>Ainsi donc, à compter d'aujourd'hui, Marc Gilbert est votre +contremaître. C'est un autre moi-même, et j'entends qu'on le respecte et +qu'on lui obéisse comme à moi-même. Et maintenant, ceux qui ne sont pas +contents peuvent s'en aller.</p> + +<p>Pendant ce discours, tous les ouvriers étaient silencieusement retournés +à leur travail.</p> + +<p>—Cet homme est juste, pensa Ulric en regardant son patron.</p> + +<p>—Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y a un an vous êtes entré +dans la maison en qualité d'apprenti; aujourd'hui, après moi, vous allez +y occuper la première place. Ce n'est pas une faveur que je vous +accorde, comme je le disais tout à l'heure, c'est une justice. J'espère +que vous êtes content, et qu'en une année vous aurez fait du chemin. +Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et que vous n'auriez pas +peut-être toute l'expérience nécessaire, nous ne vous donnerons d'abord +que les deux tiers des appointements que nous donnions à votre +prédécesseur. Néanmoins la part est encore belle, avouez-le.</p> + +<p>Ulric resta profondément étonné par cette contradiction.</p> + +<p>—Singulière justice, murmura-t-il quand il fut seul. On remplace un +homme paresseux, sans intelligence et sans probité, par un homme qu'on +sait être intelligent, probe et dévoué, et sans tenir compte du bénéfice +que sa gestion loyale procurera à la maison, on paye l'honnête homme +moins cher qu'on ne payait le voleur!</p> + +<p>Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et l'autorité dont elles +investissaient Ulric lui avaient attiré déjà une foule de courtisans, et +ceux-là qui se montraient les plus humbles et les plus empressés autour +de lui étaient les mêmes qui jadis s'étaient montrés les plus durs et +les moins indulgents à son égard, les mêmes qui s'étaient le plus +ouvertement déclarés hostiles à sa nomination. Il expérimenta alors sur +le vif ces <i>nobles qualités</i> qui, disait-il autrefois, devaient croître +dans les sillons arrosés par les sueurs du travail, et son cœur +s'emplit d'un nouveau dégoût en voyant ces hommes qui, devant être +pourtant liés par une commune solidarité, essayaient de se nuire les uns +aux autres en venant dénoncer les infractions qui se commettaient dans +l'atelier, espérant sans doute qu'Ulric leur payerait, en tolérant les +leurs, la dénonciation des fautes commises par ceux de leurs compagnons +dont ils se faisaient les espions.</p> + +<p>—Ô fraternité! murmurait Ulric, fantôme chimérique, mot sonore qu'on +fait retentir comme un tocsin pour ameuter les révoltes. On peut +facilement t'inscrire sur les étendards et sur le fronton des monuments; +mais les siècles futurs ajoutés aux siècles passés auront bien de la +peine à te graver dans le cœur de l'homme.</p> + +<p>Ainsi donc, dans les classes inférieures de la société, dans le monde +des blouses, Ulric avait retrouvé la même corruption, le même esprit de +mensonge, la même fureur d'oppression du fort contre le faible. Là, +comme ailleurs, tous les vices régnaient sous la présidence de +l'égoïsme, maître souverain; tous les nobles instincts étaient crucifiés +sur les croix de l'intérêt; là aussi, toute vertu avait son Judas et son +Pilate. Là aussi, comme ailleurs et plus qu'ailleurs, Ulric put se +convaincre par sa propre expérience que l'ingratitude, celle qui de +toutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissait en +plein cœur.</p> + +<p>En haut, il avait trouvé le mal hypocrite, rusé, mais intelligent et +presque séducteur.</p> + +<p>En bas, il le trouva de même, mais cynique, brutal, et presque +repoussant.</p> + +<p>Un soir Ulric était seul dans sa chambre; plongé dans une misanthropie +qui devenait chaque jour plus aiguë, la tête posée entre ses mains, ses +yeux erraient machinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur une +table: c'était l'<i>Émile</i> de Rousseau, et un signe marginal semblait +annoter ce passage:</p> + +<p>«Il faut être heureux! c'est la fin de tout être sensible; c'est le +premier désir que nous imprima la nature et le seul qui ne nous quitte +jamais. Mais où est le bonheur? Chacun le cherche et nul ne le trouve; +on use sa vie à le poursuivre et on meurt sans l'avoir atteint.»</p> + +<p>Pour la millième fois au moins Ulric faisait en réflexion le tour de +cette phrase, dont la conclusion est si désespérée, lorsque des cris +perçants qui retentissaient au dehors vinrent brusquement l'arracher à +sa rêverie.</p> + +<p>Ulric courut à sa fenêtre.</p> + +<p>Des cris: au secours! Au secours! continuaient plus pressés et plus +inquiets. Ils paraissaient sortir d'une croisée faisant face au corps de +logis habité par Ulric, qui reconnut la voix d'une femme.</p> + +<p>Il descendit en toute hâte l'escalier, et en quelques secondes il était +arrivé sur le palier de l'étage supérieur, où les cris avaient atteint +le diapason de l'épouvante.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc? demanda Ulric à quelques voisins assemblés sur le +carré.</p> + +<p>—Ah! dit une commère avec un accent de fausse pitié, c'est la mère +Durand qui vient de trépasser, et c'est sa petite qui crie. Que c'est un +enfer dans la maison depuis quinze jours, que la vieille tousse son âme +par petits morceaux du matin au soir; qu'on ne peut pas fermer l'œil; +que c'est bien malheureux pour de pauvres gens qui ont si besoin de +repos; que la vieille n'a pas voulu aller à l'hôpital, qu'elle était +trop fière; qu'elle a mieux aimé voir sa pauvre enfant s'abîmer le +tempérament à la veiller; qu'elle lui disait encore des sottises +par-dessus le marché; qu'enfin nous en voilà débarrassée, et que nous +allons pouvoir dormir.</p> + +<p>Ce speach avait été prononcé d'un seul trait par une horrible femme, +dont la figure ignoble et la voix enrouée étaient ravagées par +l'ivrognerie.</p> + +<p>Ulric entra dans la chambre, où les sanglots avaient succédé aux cris. +C'était un taudis sinistre, désolé, obscur, humide, et dont l'atmosphère +étreignait la gorge. Dans un coin, sur un grabat mal caché par de +misérables loques servant de rideaux, était étendue la morte, cadavre +jaune et long, dont les membres roidis paraissaient encore lutter contre +les attaques de l'agonie, et dont la bouche horriblement ouverte +semblait vomir des blasphèmes posthumes.</p> + +<p>Au pied du lit, tenant dans ses mains une des mains de la trépassée, une +jeune fille en désordre était accroupie dans l'abrutissement de la +douleur et du désespoir. Une femme du voisinage essayait de lui donner +de banales consolations. À l'entrée d'Ulric la jeune fille avait à peine +levé la tête, et était aussitôt retombée dans son insensibilité.</p> + +<p>—Madame, dit Ulric à la voisine, vous devriez emmener cette jeune fille +de cette chambre, ce spectacle la tue.</p> + +<p>—C'est ce que je lui disais, mon cher monsieur, mais elle ne m'entend +pas.</p> + +<p>—Il faudrait pourtant prendre auprès d'elle quelques informations, dit +Ulric, pour savoir le nom de ses parents, de ses amis, afin de les +avertir.</p> + +<p>—Ah! la pauvre fille! je la crois bien abandonnée, répondit la voisine +en essayant de faire revenir l'orpheline au sentiment de la réalité.</p> + +<p>Enfin elle rouvrit les yeux, qu'elle baissa aussitôt en apercevant un +étranger, et murmura quelques paroles confuses. Puis les sanglots la +reprirent, et elle tomba de nouveau à genoux au pied du lit.</p> + +<p>—Allons, ma petite, dit la voisine, ne vous désolez donc pas comme ça! +à quoi que ça sert? Nous sommes tous mortels, d'ailleurs; et puis, après +tout, c'est un bien pour un mal. Elle n'était pas bonne, la défunte; +méchante, hargneuse et dépensière; on ne pouvait pas la souffrir dans la +maison, d'abord: demandez un peu aux voisins, vous verrez ce qu'ils vous +diront.</p> + +<p>—Madame!... dit Ulric en jetant à la voisine un regard sévère.</p> + +<p>—Eh! c'est la vérité du bon Dieu, ce que je dis là, reprit-elle. Vous +ne vous figurez pas, mon cher monsieur, quelle méchante créature c'était +que la mère Durand, et combien elle a fait souffrir la pauvre Rosette, +qui est bien un véritable ange de patience; qu'elle la battait comme +plâtre, et lui prenait tout l'argent qu'elle gagnait pour aller boire +toute seule des liqueurs qui l'ont conduite insensiblement au tombeau; +que le médecin l'avait bien dit, là! Aussi, moi je dis que ça ne vaut +pas la peine de tant se chagriner, et que c'est un bon débarras, comme +dit cet autre....</p> + +<p>—Silence! madame! s'écria Ulric indigné de pareils propos. Dans un tel +moment, devant ce lit, c'est odieux.</p> + +<p>Et comme la voisine continuait, Ulric, ne pouvant davantage contenir sa +colère, la prit par le bras et la mit dehors.</p> + +<p>Peu à peu Rosette sortit de son abattement, et lorsque, revenue presque +entièrement à elle, elle aperçut un jeune homme dans cette chambre où +elle se croyait seule, elle ne put retenir un cri d'étonnement.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Ulric très doucement, si j'ai pris la +liberté d'entrer chez vous....</p> + +<p>—Je... ne... vous connais pas... je ne sais, monsieur... répondit la +jeune fille en balbutiant.</p> + +<p>—Tout à l'heure, reprit Ulric, j'ai entendu appeler au secours, et je +suis monté; voilà comment vous me trouvez ici. Veuillez m'excuser si +j'ai pris la liberté de rester; dans les circonstances douloureuses où +vous vous trouvez, et vous voyant seule, j'ai cru devoir rester pour me +mettre à votre disposition....</p> + +<p>—Merci, monsieur, dit Rosette. Je....</p> + +<p>—La mort de votre mère nécessite des démarches à faire; il y a une +foule de détails dont vous ne pouvez vous occuper vous-même. Il faut +prévenir vos parents, vos amis, pour qu'ils viennent vous assister.... +Toutes ces courses, je les ferai. Ce sont là de légers services qui se +proposent et qui s'acceptent entre voisins, car je suis le vôtre; je +m'appelle Marc Gilbert; je suis ouvrier et je travaille dans la fabrique +de M. Vincent....</p> + +<p>—Je n'ai ni parents ni amis; je n'avais que ma mère. Ah! Mon Dieu! +Comment faire? Qu'est-ce que je vais devenir? s'écria Rosette en +pleurant.</p> + +<p>Ce cri, qui révélait un abandon et une misère si profonds, émut Ulric.</p> + +<p>—S'il en est ainsi, mademoiselle, dit-il à Rosette, par amour même pour +votre mère, vous devriez accepter mes propositions, et me laisser le +soin de veiller aux tristes devoirs qu'il reste à accomplir.</p> + +<p>Après une longue hésitation, Rosette se laissa convaincre et accepta les +offres de service que lui faisait Ulric.</p> + +<p>Le lendemain un modeste corbillard emmenait à l'église le corps de la +mère Durand, et de là au cimetière, où Ulric avait acquis une fosse +particulière pour que l'orpheline pût y agenouiller son souvenir filial.</p> + +<p>Deux jours après l'enterrement de sa mère, Rosette vint chez Ulric pour +le remercier de ce qu'il avait fait pour elle. Elle exprima sa +reconnaissance avec une franchise et une sincérité telles qu'Ulric resta +encore plus ému après cette seconde entrevue qu'il ne l'avait été lors +de sa première rencontre avec la jeune fille.</p> + +<p>Quelque temps après, comme il rentrait chez lui le soir, son portier lui +remit une lettre. Ulric, inquiet de savoir qui pouvait lui écrire, +courut d'abord à la signature: il y trouva celle de Rosette. La lettre +contenait ces mots:</p> + +<p>«Monsieur Marc, «Excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire; +c'est que j'ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre, et je ne puis +pas aller chez vous pour vous les dire. Il y a des méchantes gens dans +la maison, et on dit de vilaines choses sur nous deux à cause du service +que vous m'avez rendu. J'ai beaucoup de chagrin, et je voudrais vous +voir un moment. Ce soir, en revenant de mon ouvrage, je passerai par la +grande allée du jardin des plantes. «Votre servante bien reconnaissante, +«Rosette Durand.»</p> + +<p>Ulric courut au rendez-vous que lui donnait l'orpheline. Elle venait +seulement d'arriver. Sans parler, elle prit le bras d'Ulric, et le jeune +homme s'aperçut que son cœur battait avec violence. Son visage était +pâle, fatigué, et laissait voir des traces d'une rosée de larmes. Il la +conduisit dans une allée peu fréquentée, et la fit asseoir auprès de lui +sur un banc désert.</p> + +<p>—Qu'est-il arrivé, Rosette? demanda Ulric.</p> + +<p>—Ne l'avez-vous pas deviné en lisant ma lettre? répondit la jeune fille +en baissant les yeux. Oh! c'est horrible, ce qu'on a dit! ajouta-t-elle +précipitamment, et une rougeur d'indignation empourpra son visage.</p> + +<p>—Et bien, dit Ulric, qu'a-t-on pu dire? que j'étais votre amant, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Si on n'avait dit que cela, je ne souffrirais pas tant, continua +Rosette,—car ce serait seulement ma vertu qu'on attaquerait;—mais +c'est plus horrible. On a dit que nous avions joué tous les deux une +comédie, le jour même où ma mère est morte. Ce service que vous m'avez +si généreusement rendu sans me connaître, on a dit que c'était une +spéculation, un marché... conclu et payé... devant le corps de ma +mère....</p> + +<p>—C'est odieux! On a dit cela? fit Ulric.</p> + +<p>—Et depuis quelques jours tout le monde le répète dans la maison, dit +Rosette.</p> + +<p>—Eh bien, ma pauvre enfant, que voulez-vous y faire? Ce que vous +m'apprenez ne m'étonne pas. Je comprends que vous vous soyez indignée de +cette monstrueuse calomnie; mais, à vrai dire, j'eusse été surpris +davantage si elle n'avait pas été faite. Il y a des gens qui ne peuvent +pas comprendre qu'on fasse le bien seulement pour le bien; nous avons +affaire à ces gens-là, et quoi que nous disions, quoi que nous fassions, +l'honnêteté de nos relations sera toujours criminelle à leurs yeux.</p> + +<p>En ce moment une ombre passa rapidement devant le banc sur lequel ils +étaient assis, et une voix leur jeta ces mots en passant: Bonsoir, les +amoureux!</p> + +<p>Rosette tressaillit et se serra auprès d'Ulric.</p> + +<p>Tous deux venaient de reconnaître la voix d'une de leurs voisines.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVa" id="IVa"></a><a href="#table">IV</a></h2> + + +<p>Peu de jours après leur entrevue au jardin des plantes, Ulric et Rosette +quittaient ensemble la maison où ils s'étaient connus, et emménageaient +dans un logement commun, situé dans une des rues désertes et tranquilles +qui avoisinent le Luxembourg.</p> + +<p>Sa liaison avec Rosette n'avait été dans le principe pour Ulric que le +résultat d'une affection tranquille et presque protectrice que la jeune +orpheline lui avait tout d'abord inspirée. Mais peu à peu, à sa grande +surprise et à sa grande joie, comme un homme qui recouvre tout à coup un +sens perdu, il comprit qu'il aimait Rosette.</p> + +<p>Alors une nouvelle existence commença pour lui. Cette misanthropie +amère, ce dégoût obstiné des hommes et des choses qui auparavant se +trahissaient dans toutes ses réflexions et dans ses moindres paroles, +s'adoucirent graduellement, et son esprit retrouva le chemin qui conduit +aux bonnes pensées.</p> + +<p>Cependant quelquefois, par une brusque transition, il lui arrivait de +retomber dans les ombres de l'incertitude, un souvenir importun des +jours passés apparaissait tout à coup devant lui, comme une fatale +prophétie de l'avenir. Il voyait alors se dresser devant lui le fantôme +jaloux des femmes qu'il avait aimées jadis, et toutes lui criaient: +«Souviens-toi de nos leçons! Comme toutes celles qui ont tenté de faire +battre ton cœur si bien pétrifié, ta nouvelle idole te prépare une +déception: fuis-la donc aussi, celle-là qui est notre sœur à nous +toutes, qui t'avons trompé. D'ailleurs, tu te trompes toi-même en +croyant l'aimer:—les cadavres remuent quelquefois dans leur tombe;—tu +as pris un tressaillement de ton cœur pour une résurrection, ton cœur +est bien mort...»</p> + +<p>Mais, en relevant la tête, Ulric apercevait devant lui Rosette, heureuse +et belle, Rosette, dont le cœur, gonflé d'amour et de juvénile gaieté, +semblait, comme un vase trop plein, déborder par ses lèvres en flots de +sourires. Alors, en regardant ce doux visage, en écoutant cette voix +vibrante d'une douceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la +fée souriante de sa vingtième année, et il l'entendait lui dire:</p> + +<p>—C'est moi qui suis ta jeunesse, ta jeunesse dont tu t'es si mal servi. +Tu m'as renvoyée avant l'heure, et pourtant je reviens vers toi. J'ai de +grands trésors à prodiguer, et quand tu les auras dépensés, j'en aurai +encore d'autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener: c'est à +l'amour. Tu t'es trompé, et l'on t'a trompé, toutes les fois que tu as +cru aimer; cette fois ne repousse pas l'amour sincère. Celle qui te +l'apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veut partager avec +toi. Laisse-toi rendre heureux; il est bien temps.</p> + +<p>Alors Ulric, couvrant de baisers insensés le visage et les mains de sa +petite Rosette, entrait dans une exaltation dont la jeune fille +s'étonnait et s'effrayait presque. Il lui parlait avec un langage dont +le lyrisme, souvent incompréhensible pour elle, faisait craindre à +Rosette que son amant ne fût devenu fou.</p> + +<p>—Merci! mon dieu! s'écriait Ulric, vous êtes bon! La vie a longtemps +été pour moi un lourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où +nulle force humaine n'aurait pu le supporter; j'ai failli fléchir et +m'en débarrasser par un crime. Vous l'avez vu. J'ai douté un instant de +votre justice souveraine; puis au bord de l'abîme où j'étais penché +déjà, j'ai crié vers vous du fond de mon âme: «Ayez pitié de moi!» Vous +m'avez entendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m'avez +sauvé par elle. Merci! mon dieu! vous êtes bon!</p> + +<p>—Comme tu m'as aimé à temps, ma pauvre Rosette! et comme tu as bien +fait de m'aimer! si tu savais.... Maintenant, je ne suis plus le même +qu'autrefois. Le bain de jouvence de ton amour m'a métamorphosé. Dans +moi, hors moi, tout est changé. J'ai laissé au fond de mon passé +ténébreux tout ce que j'avais de flétri: passions mauvaises, instincts +haineux, mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme un +enfant; je salue la vie comme une bonne chose que j'ai longtemps +maudite, dédaignée; et cela, je le dis en vérité, parce que je t'aime, +et parce que tu m'aimes.</p> + +<p>Rosette, dont l'esprit n'avait pas fréquenté le dictionnaire familier +aux passions exaltées, comme l'était devenue celle d'Ulric, ne +comprenait peut-être pas bien les mots dont il se servait, mais sous +l'obscurité du langage elle devinait le sens, et, à défaut de paroles, +elle répondait par des caresses.</p> + +<p>Pendant près d'un an ce fut une belle vie.</p> + +<p>Ulric et Rosette continuaient à travailler chacun de son côté; et comme +ils menaient l'existence régulière et tranquille des ménages d'ouvriers +laborieux et honnêtes, on les croyait mariés, et plus d'une fois leurs +voisins leur firent des avances pour établir entre eux des relations de +voisinage.</p> + +<p>Mais l'un et l'autre avaient préféré rester dans la solitude de leur +amour, et s'étaient obstinément efforcés à vivre en dehors de toute +relation avec les étrangers.</p> + +<p>Un jour, pendant l'absence de Rosette, Ulric reçut la visite d'un jeune +homme qui lui apportait une lettre.</p> + +<p>Cette lettre était adressée à M. le comte Ulric de Rouvres.</p> + +<p>En lisant cette suscription, Ulric ne put s'empêcher de pâlir.</p> + +<p>—Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apporté le +billet; cette lettre n'est pas pour moi.... Je m'appelle Marc Gilbert.</p> + +<p>—Pardon, monsieur le comte, répondit le jeune homme en souriant. Ne +craignez point d'indiscrétion de ma part. Je suis envoyé par Me Morin, +votre notaire. Des motifs très sérieux l'ont mis dans l'obligation de +vous rechercher, et ce n'est qu'après bien des peines et des démarches +que nous avons pu parvenir à vous découvrir.... Cette lettre, qui est +bien pour vous, car, ayant eu l'honneur de vous voir dans l'étude de mon +patron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra, monsieur +le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin à troubler votre incognito.</p> + +<p>Ulric comprit qu'il était inutile de feindre plus longtemps, et prit +lecture du billet que lui adressait son notaire.</p> + +<p>Il ne contenait que ces quelques lignes:</p> + +<p>«Monsieur le comte, «Étant sur le point de vendre mon étude, je +désirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte +des fonds dont vous avez bien voulu me confier le dépôt il y a dix-huit +mois. Depuis cette époque, les neuf cent mille francs déposés par vous +entre mes mains se sont presque augmentés d'un tiers, grâce à des +placements avantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l'avenir; +toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudrais vous +la soumettre avant de résigner mes fonctions. C'est pourquoi je vous +prie, monsieur le comte, de vouloir bien m'assigner un rendez-vous. +Selon qu'il vous plaira le mieux, j'aurai l'honneur de recevoir chez moi +M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert. +«Recevez, etc. Morin.»</p> + +<p>—Veuillez répondre à M. Morin que j'irai le voir demain, dit Ulric au +clerc de son notaire quand il eut achevé la lettre dont le contenu +venait brutalement lui rappeler un passé, une fortune et un nom qu'il +avait complètement oubliés. Aussi la lecture de cette lettre le +jeta-t-elle dans un courant d'idées qui amenèrent sur son front un nuage +de tristesse et d'inquiétude dont Rosette s'aperçut le soir en rentrant.</p> + +<p>Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit par un banal prétexte +d'indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, après avoir +écouté très indifféremment les explications que M. Morin lui donna sur +l'administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à son +successeur tous les pouvoirs qu'il lui avait donnés; il insista surtout +pour qu'à l'avenir, et sous aucun prétexte, on ne vînt déranger son +incognito, qu'il voulait encore conserver.</p> + +<p>—Ne désirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M. +Morin à son client singulier.</p> + +<p>—De l'argent? dit Ulric; non, j'en gagne.... Il rentra chez lui l'esprit +plus libre, le front rasséréné, et retrouva auprès de Rosette la +tranquille et charmante familiarité que l'incident de la veille avait +vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. +Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric était employé comme +contremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha de l'occupation +dans d'autres établissements; il essaya de se placer seulement en +qualité d'ouvrier; mais on était alors au milieu d'une crise +commerciale, et un grand relâche s'était opéré dans les travaux de son +industrie. Les patrons avaient été dans la nécessité de mettre à pied +une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres,—la +sinistre liberté de la misère; et lui, <i>ultra-</i>millionnaire, il comprit +l'épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage est aussi +l'époque de la famine.</p> + +<p>—Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je +n'aurais qu'un mot à dire....</p> + +<p>Quant à Rosette, jamais peut-être elle n'avait été plus gaie, jamais ses +dix-huit ans en fleur n'avaient embaumé la maison d'un plus doux parfum +de jeunesse et d'amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus +soir et matin; et le petit ménage vécut heureux encore un mois, malgré +les privations imposées par la nécessité.</p> + +<p>À la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le soir, à la nuit +tombante, choisissant les rues désertes, Rosette s'aventura dans ces +comptoirs d'usure patentés vers lesquels les premiers vents de l'hiver +poussent une foule de misères frissonnantes, qui viennent, timides et +honteuses, demander au prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret +de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide.</p> + +<p>Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les magasins du +mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutte avec la misère, Ulric +éprouvait la volupté singulière qui, chez quelques natures, résulte d'un +sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son amour souffrait en voyant +la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid, vêtue +d'une pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour cause +de vétusté et devenue maintenant son unique vêtement. Mais l'esprit +d'analyse l'emportait sur le cœur. La manie de l'expérience étouffait +la voix de l'humanité, et il voulait savoir jusqu'à combien de degrés +pourrait atteindre le dévouement de Rosette.</p> + +<p>Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu'il allait chercher tous les +soirs dans la maison où elle travaillait, Ulric entendit deux femmes +marchant derrière lui, mises avec le somptueux mauvais goût des lorettes +bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement +une antithèse avec la rigueur de la saison.</p> + +<p>—Tiens, vois donc, disait l'une, une robe d'indienne; c'est original.</p> + +<p>—Et un chapeau de paille, ajoutait l'autre, en novembre; c'est un peu +tôt ou un peu tard.</p> + +<p>Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point paraître. Quant à +Ulric, il lança aux deux femmes un coup d'œil chargé de colère et de +mépris.</p> + +<p>Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris d'une crise violente +dont l'exaltation effraya Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions +d'amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et embrassant à pleines +lèvres la petite robe bleue dont elle était vêtue, il s'écria:</p> + +<p>—Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et +aujourd'hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-être. Si tu +voulais, ta jeunesse pourrait s'épanouir au milieu d'une existence de +joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonnée dans la misère. Mais +patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, +parée, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu +voudras, ma chère. Ah! quels trésors pourraient payer ton sourire? Tu ne +travailleras plus... tes pauvres mains, mordues tout le jour par +l'aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes +lèvres. Oh! ma chère Rosette, ma pauvre fille!... patience, tu verras.</p> + +<p>En cet instant Ulric était bien décidé à aller le lendemain chercher de +l'argent chez son notaire.</p> + +<p>Le lendemain, en effet, il se présenta chez le successeur de M. Morin, +qui, prévenu d'avance sur les excentricités de son client, ne parut +point surpris du costume délabré sous lequel il voyait le comte de +Rouvres.</p> + +<p>—Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque +argent.</p> + +<p>—Je suis à votre disposition: quelle somme désirez-vous, monsieur le +comte? demanda le notaire.</p> + +<p>—J'ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric. Le notaire entendit +cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de +banque, qu'il posa sur son bureau en face d'Ulric.</p> + +<p>—Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c'est seulement +cinq cents francs que j'ai eu l'honneur de vous demander.</p> + +<p>Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis à Ulric, qui +les mit dans sa poche après avoir signé la quittance.</p> + +<p>Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric fut +pris de réflexions qui lui firent regretter la démarche qu'il venait de +faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette la possession +de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l'apparence d'une +fortune? Ulric lui avait trop souvent répété qu'il n'avait aucune +connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu'il pût prétexter un +emprunt fait à quelque personne. Mais ce n'était pas encore là le vrai +motif qui inquiétait Ulric: le motif réel avait sa cause dans l'égoïsme +dont était pétri l'amour violent qu'il éprouvait pour Rosette. Ulric se +savait, plus que tout autre, habile à se créer des tourments +imaginaires. Enclin à faire ce qu'on pourrait appeler de la chimie +morale, il ne pouvait s'empêcher de soumettre tous ses sentiments, +toutes ses sensations aux expérimentations d'une logique impitoyable. Il +avait remarqué que son amour pour Rosette, amour né d'ailleurs dans des +conditions particulières, avait acquis une violence nouvelle depuis +qu'une misère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.</p> + +<p>À ce dénûment Rosette avait toujours opposé non une résignation muette, +tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une +indifférence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond +dédain du lendemain, qu'Ulric éprouvait un charme étrange à voir cette +créature si insolente avec le malheur.</p> + +<p>Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur maladive qui peu à peu +avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix +dont la fraîche sérénité était souvent altérée par des éclats +métalliques, Ulric se demandait avec inquiétude si ces fanfares de +gaieté immodérée, ces fusées de rires fous qui s'échappaient sans motifs +des lèvres de sa maîtresse, n'était point semblables aux lumières +fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s'élancent par +bonds capricieux et inégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive +que lorsqu'elles vont s'éteindre.</p> + +<p>Alors son cœur se fendait de pitié. Il s'épouvantait lui-même de ce +déplorable égoïsme qui s'obstinait à prolonger une situation misérable +uniquement à cause d'un sentiment qui caressait son amour-propre plus +encore que son amour.</p> + +<p>Dans ces instants où il était sous l'impression d'un esprit de justice, +il s'emportait contre lui-même en de violentes accusations.</p> + +<p>—Ce que je fais est lâche, pensait-il, je joue avec cette malheureuse +fille une comédie d'autant plus horrible qu'elle court le danger d'en +rester victime. J'en fais froidement un holocauste à ma vanité. Pour +moi, sa jeunesse s'épuise, sa santé s'altère. J'assiste tranquillement à +ce martyre quotidien, et tandis qu'elle tremble sous les frissons de la +fièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire.—Qu'ai-je besoin +d'attendre plus longtemps? ajoutait Ulric; ne suis-je pas sûr qu'elle +m'aime comme je voulais être aimé? Cet amour n'a-t-il pas subi le +contrôle de toutes les expériences, et de toutes les épreuves n'a-t-il +pas traversé sans s'altérer la plus dangereuse,—la misère? Que me +faut-il de plus?—Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle, pourquoi Ulric +de Rouvres ne s'en parerait-il pas?—Comme Lindor, errant sous le +manteau d'un pauvre bachelier, j'ai rencontré ma Rosine; pourquoi ne +ferais-je pas comme lui? Pourquoi, à la fin de la comédie, +n'écarterais-je pas le manteau qui cache le comte Almaviva? Rosette n'en +sera-t-elle pas moins Rosette? Non, sans doute... et pourtant j'hésite; +pourtant je perpétue volontairement une existence dangereuse et presque +mortelle pour cette pauvre fille.... Et pour mon châtiment, si Dieu +voulait qu'elle mourût, je l'aurais tuée moi-même avec préméditation! Et +pourtant j'hésite...—pourquoi?...</p> + +<p>Alors une voix qui sortait de lui-même lui répondait:</p> + +<p>—Tu hésites, parce que tu sais bien qu'aussitôt après avoir révélé qui +tu es réellement à ta maîtresse, ton amour sera empoisonné par les +méchantes pensées que te soufflera l'esprit de doute. Ton cœur n'a pas +pu se soustraire à la tutelle de ta raison, et ta raison trouvera une +éloquence pleine de sophismes cruels pour te prouver que Rosette ne +t'aime plus qu'à cause de ton nom, de ta fortune; tu te laisseras +persuader qu'elle était lasse de toi, et qu'elle t'aurait quitté si tu +ne t'étais pas fait connaître; bien plus, tu arriveras à croire qu'elle +ne t'a jamais aimé, qu'elle jouait la comédie de l'amour, comme tu +jouais la comédie de la misère, parce qu'elle savait qui tu étais avant +même que tu la connusses. Voilà pourquoi tu hésites.</p> + +<p>En écoutant cette voix qui l'expliquait si bien lui-même, Ulric ne +pouvait s'empêcher de répondre:</p> + +<p>—C'est vrai! Alors il concluait de cette façon laconiquement égoïste:</p> + +<p>—L'amour de Rosette est la seule chose qui me rattache à la vie; je +l'aime, et je crois à son amour, parce que je ne suis pour elle qu'un +ouvrier, que son dévouement me paraît sincère. Mais si je lui révèle mon +nom, mon amour sera frappé de mort, parce que je ne croirai plus à celui +de Rosette. Et je ne veux pas que mon amour meure; car c'est mon amour +que j'aime.</p> + +<p>Telles étaient les réflexions d'Ulric en revenant de chez son notaire. +Comme il passait sur un pont, une neige épaisse commença à tomber, +dispersée par un vent glacé. Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la +main en disant:</p> + +<p>—Mon bon monsieur, la charité; j'ai ma fille malade, elle a froid, et +j'ai faim.</p> + +<p>—Pauvre Rosette! murmura Ulric, elle aussi elle a froid.... Et il mit +dans la main de la mendiante le rouleau qui contenait les vingt-cinq +louis. Deux jours après les craintes d'Ulric se trouvaient réalisées. +Rosette tomba sérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric +la fit conduire dans un hôpital.</p> + +<p>Quand il revint à la maison et qu'il se trouva seul dans la chambre +déserte, Ulric tomba dans une prostration dans laquelle son être tout +entier demeura anéanti.</p> + +<p>Ce fut son cœur qui sortit le premier de cet anéantissement.</p> + +<p>Au milieu de cette chambre qui avait pendant si longtemps été un +paradis, il entendit s'éveiller le chœur des souvenirs qui chantaient +la joie des jours passés. Comme un tableau fantasmagorique, il vit +bientôt se dérouler devant lui tous les épisodes du poème de son amour. +Il vit Rosette, pétulante et gaie, tournant, chantant dans la chambre, +donnant ses soins au ménage, ou préparant le repas du soir qu'on prenait +en commun, assis au coin du feu, l'un auprès de l'autre, et toujours à +portée de lèvres.</p> + +<p>Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler la grande fête +domestique dont son acquisition avait été la cause. Toutes ces choses +muettes semblaient prendre une voix pour parler et lui dire avec un doux +accent de reproche:</p> + +<p>—Où donc est-elle—celle-là qui avait un si grand soin de nous? Et +qu'as-tu fait de ta jeune amie?</p> + +<p>—Ne reviendra-t-elle plus? disait la petite glace entourée d'un humble +cadre de bois de sapin verni, ne reviendra-t-elle plus celle-là qui, +coquette pour toi seul, venait me demander des conseils? J'étais +l'innocent complice de sa beauté modeste, et quand elle ondulait devant +moi ses cheveux blonds, j'aimais à lui dire: «Tu es belle, ma pauvre +fille du peuple; le printemps de la jeunesse sourit dans tes yeux bleus +comme le ciel d'une aube de mai, et l'amour qui bat dans ton cœur fait +monter à ton front une pourpre charmante. Tu regardes tes mains, et tu +fais une petite moue en voyant tes doigts mutilés par l'aiguille et les +travaux du ménage. Ah! ne les cache pas ces marques de ton labeur +diligent, sois-en fière et montre-les; pour celui qui t'aime elles te +parent plus que les bijoux les plus chers.»—Hélas! ne reviendra-t-elle +pas, et ne réfléchirai-je plus son image?</p> + +<p>—Où donc est-elle, demandait la commode, où donc est-elle l'enfant +soigneuse et économe, qui jadis était si heureuse en rangeant les frêles +trésors de sa coquetterie? Il fut un temps où mes tiroirs étaient +pleins, et sa joie était grande à cette époque de prospérité et +d'abondance où elle avait peine à me faire contenir toutes ces petites +choses qui la rendaient si heureuse. Mais tour à tour sont partis et le +beau châle d'hiver, et la chaude robe de laine, et l'écharpe aux +couleurs vives qui semblait un arc-en-ciel flottant, et les petits +peignoirs d'été qu'elle mettait le dimanche pour aller cueillir les +roses dans les plaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs se +sont trouvés vides, et ne contenaient plus que les papiers gris du +mont-de-piété, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaient été +échangées. Hélas! Où donc est-elle, et ne reviendra-t-elle plus, la +fille sage et économe qui avait si soin de nous?</p> + +<p>Et comme Ulric, pour fuir ces voix qui l'emplissaient de tristesse, +s'était réfugié sur la terrasse, il aperçut, au milieu du petit jardin +planté par son amie, un oranger en caisse dont il lui avait fait cadeau +le jour de sa fête, et il entendit le frêle arbuste qui disait: «Où donc +est-elle, celle à qui tu m'as donné par un beau jour de fête?» Il faut +qu'elle soit malade ou morte, pour m'avoir oublié toute une nuit sur +cette terrasse, où la neige glaciale m'a vêtu de blanc comme d'un +linceul. Hier au matin je l'ai vue encore; elle m'avait mis là parce +qu'il faisait un peu de soleil, et que j'avais froid dans la chambre où +l'on ne faisait plus de feu. Où donc est-elle, pour m'avoir oublié, elle +qui m'aimait tant et que j'ai rendue si heureuse à l'époque de ma +floraison? Hélas! le froid de la nuit m'a tué et je ne refleurirai plus, +et quand reviendra le printemps, ses premières brises trouveront mes +rameaux morts et mes feuilles fanées. Hélas! où donc est-elle celle, à +qui tu m'as donné par un beau jour de fête?</p> + +<p>Sous l'impression des sentiments qu'il éprouvait en ce moment, Ulric +s'épouvanta lui-même en voyant dégagé de tout raisonnement sophistique, +le monstrueux égoïsme qui lui servait de mobile.</p> + +<p>—Je suis fou, s'écria-t-il; ma conduite avec cette pauvre fille est +plus que stupide, elle est odieuse.... Je vais la perdre, et avec elle +tout le bonheur, toute la jeunesse qu'elle avait su me rendre par cet +amour dévoué qui ne s'est pas démenti jusqu'au dernier moment. Oh! non! +non! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas!</p> + +<p>Ulric courut tout d'une haleine chez son notaire, et le rencontra au +moment même où celui-ci se disposait à aller en soirée.</p> + +<p>—Monsieur, lui dit Ulric, les raisons pour lesquelles j'avais quitté le +monde n'existent plus; je quitte mon incognito et je rentre dans la +société; je reprends possession de ma fortune; je vous prie donc, dans +le plus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds que j'ai +déposés chez vous. En attendant, et pour l'heure présente, de quelle +somme pouvez-vous disposer?</p> + +<p>—Monsieur le comte, répondit le notaire, je puis sur-le-champ vous +remettre vingt-cinq mille francs.</p> + +<p>—C'est bien, dit Ulric: je vais vous en signer la quittance. Mais ce +n'est pas tout, j'ai un autre service à vous demander.</p> + +<p>—Je suis entièrement à vos ordres.</p> + +<p>—Il faut, dit Ulric, que d'ici à deux jours vous m'ayez procuré un +appartement habitable pour deux personnes. Comme je n'ai pas le temps de +m'occuper de tous ces détails, je vous prierai également de me trouver +un homme d'affaires intelligent, qui s'occupera de l'ameublement. Je +veux que tout y soit sur le pied le plus confortable, qu'on n'épargne +rien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.</p> + +<p>—Je prends l'engagement de ne point dépasser ce délai d'une heure, +répondit le notaire; dans deux jours, j'aurai l'honneur de vous faire +prévenir.</p> + +<p>Le lendemain matin Ulric courut à l'hôpital pour voir sa maîtresse, et +lui avouer qui il était. Elle était hors d'état de le comprendre; la +fièvre cérébrale s'était déclarée pendant la nuit, et elle avait le +délire.</p> + +<p>Ulric voulait l'emmener, mais les médecins s'opposèrent au transport; +néanmoins ils donnèrent quelque espérance.</p> + +<p>Au jour fixé, l'appartement du comte Ulric de Rouvres était préparé. +Ulric y donna rendez-vous pour le soir même à trois des plus célèbres +médecins de Paris. Puis il courut chercher Rosette.</p> + +<p>Elle venait de mourir depuis une heure. Ulric revint à son nouveau +logement, où il trouva son ancien ami Tristan, qu'il avait fait appeler, +et qui l'attendait avec les trois médecins.</p> + +<p>—Vous pouvez vous retirer, messieurs, dit Ulric à ceux-ci. La personne +pour laquelle je désirais vous consulter n'existe plus.</p> + +<p>Tristan, resté seul avec le comte Ulric, n'essaya pas de calmer sa +douleur, mais il s'y associa fraternellement. Ce fut lui qui dirigea les +splendides obsèques qu'on fit à Rosette, au grand étonnement de tout +l'hôpital. Il racheta les objets que la jeune fille avait emportés avec +elle, et qui, après sa mort, étaient devenus la propriété de +l'administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robe bleue, la +seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soins aussi, l'ancien +mobilier d'Ulric, quand il demeurait avec Rosette, fut transporté dans +une pièce de son nouvel appartement.</p> + +<p>Ce fut peu de jours après qu'Ulric, décidé à mourir, partait pour +l'Angleterre.</p> + +<p>Tels étaient les antécédents de ce personnage au moment où il entrait +dans les salons du café de Foy.</p> + +<p>L'arrivée d'Ulric causa un grand mouvement dans l'assemblée. Les hommes +se levèrent et lui adressèrent le salut courtois des gens du monde. +Quant aux femmes, elles tinrent effrontément pendant cinq minutes le +comte de Rouvres presque embarrassé sous la batterie de leurs regards, +curieux jusqu'à l'indiscrétion.</p> + +<p>—Allons, mon cher trépassé, dit Tristan en faisant asseoir Ulric à la +place qui lui avait été réservée auprès de Fanny, signalez par un toast +votre rentrée dans le monde des vivants. Madame, ajouta Tristan en +désignant Fanny, immobile sous son masque, madame vous fera raison. Et +vous, dit-il tout bas à l'oreille de la jeune femme, n'oubliez pas ce +que je vous ai recommandé.</p> + +<p>Ulric prit un grand verre rempli jusqu'au bord et s'écria:</p> + +<p>—Je bois....</p> + +<p>—N'oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria +Tristan.</p> + +<p>—Je bois à la Mort, dit Ulric en portant le verre à ses lèvres, après +avoir salué sa voisine masquée.</p> + +<p>—Et moi, répondit Fanny en buvant à son tour... je bois à la jeunesse, +à l'amour. Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire de flamme +s'alluma sous son masque de velours.</p> + +<p>En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant +dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit:</p> + +<p>—Répétez, répétez, madame....</p> + +<p>Fanny reprit son verre, qu'elle n'avait achevé qu'à demi, et répéta avec +un accent d'enthousiasme juvénile:</p> + +<p>—Je bois à la jeunesse, je bois à l'amour!</p> + +<p>—C'est impossible.... Cette voix, d'où vient-elle? Ce n'est pas cette +femme qui a parlé. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est +cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se +borna à lui répondre: «Vous avais-je menti?»</p> + +<p>Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le +capuchon de son domino en même temps qu'elle détachait son masque, et +avec une grâce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui +parlant de si près qu'il sentit la fraîcheur de son haleine:</p> + +<p>—Me ferez-vous raison, monsieur le comte?</p> + +<p>En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroyé, presque +épouvanté.</p> + +<p>Fanny était admirablement belle ce soir-là.</p> + +<p>Une couronne de petites roses naturelles était posée sur son front comme +une auréole printanière, et les brins de son feuillage faisaient une +alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les crêpelures +avaient l'éclat lumineux de l'or en fusion. C'était, comme idéalisée par +un poète mystique, une de ces adorables figures qui sourient si +doucement dans les toiles de Greuze.</p> + +<p>—Rosette! ma Rosette!... c'est Rosette!... s'écria Ulric à demi fou.</p> + +<p>—Pour tout le monde je m'appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant +à Ulric une exaltation qui croissait à chaque coup de son regard bleu, +je m'appelle Fanny; j'ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de +Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux +pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par où l'on sort de +mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et pour y pénétrer, +il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont +ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur +un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d'or; +pour l'instant où je vous parle, je suis presque ruinée à cause d'un +accès de confiance que j'ai eu dans un moment d'ennui. Aussi, pendant un +mois, vais-je coûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur le +comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un +dernier coup d'œil provocateur, elle sembla dire à Ulric:</p> + +<p>—Maintenant, monsieur, que désirez-vous de moi?</p> + +<p>Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu'elle avait dit; il n'avait +entendu que le son de la voix sans prêter d'attention aux paroles; il +regardait fixement Fanny, comme on regarde un phénomène, et +n'interrompait sa contemplation que pour murmurer de temps en temps:</p> + +<p>—Rosette! Rosette!</p> + +<p>—Eh bien! vint lui demander tout bas son ami Tristan, ce que vous avez +vu ne vaut-il pas la peine du voyage que je vous ai fait faire?</p> + +<p>—Mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai plus repartir, dit +Ulric en montrant Fanny, qui feignait d'être indifférente à la +conversation des deux hommes, bien qu'elle n'en perdît pas un mot.</p> + +<p>—Enfin, dit Tristan en tirant Ulric à l'écart, que voulez-vous faire?</p> + +<p>Ulric parla longuement, en baissant la voix, à l'oreille de Tristan, et +quand il eut achevé, Fanny, qui redoublait d'attention, entendit Tristan +qui répondait à son ami:</p> + +<p>—Je vous assure qu'elle acceptera.</p> + +<p>—Que d'affaires pour une chose si simple! murmura la créature en +elle-même; mais elle ne put dissimuler une certaine inquiétude en voyant +que le comte de Rouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne +pouvant pas contenir l'émotion qu'il avait éprouvée en se trouvant en +face du fantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué +tous les convives et venait de sortir, reconduit jusqu'au dehors par son +ami Tristan.</p> + +<p>—Eh bien! ma chère, dirent les autres femmes en voyant la mine dépitée +de Fanny, voilà une conquête manquée!</p> + +<p>—Je sais bien pourquoi, répondit celle-ci. Je l'ai mis au pied du mur. +Il est ruiné.</p> + +<p>—Encore une fois, vous êtes dans l'erreur, ma belle, dit Tristan qui +venait de rentrer dans le salon.</p> + +<p>—Eh bien! alors, je ne vous fais pas compliment, mon cher, répliqua +Fanny. Malgré toute la mise en scène et la bonne volonté que j'y ai mise +pour ma part, votre plan me paraît complètement manqué. Votre ami ne m'a +pas même fait l'honneur de demander à être reçu chez moi.</p> + +<p>—Mon ami est un homme bien élevé et un homme de sens! il ne s'amuse pas +à faire des demandes inutiles. Vous n'êtes pour lui qu'une curiosité, un +objet d'art, un portrait, et rien de plus, ma chère, répondit +insolemment Tristan. Il m'a chargé d'être son homme d'affaires, et voilà +ce qu'il vous propose par mon entremise.</p> + +<p>—Ah! voyons un peu.</p> + +<p>—Je vous préviens d'avance qu'on ne vous a jamais fait de proposition +semblable.</p> + +<p>—Mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes sur le gril de +l'impatience.</p> + +<p>—Nous y voici. Écoutez, dit Tristan en s'adressant particulièrement à +Fanny. Le comte Ulric de Rouvres renouvelle votre mobilier.</p> + +<p>—Le mien a six mois. Soit, dit Fanny.</p> + +<p>—C'est presque séculaire, ajouta un des hommes.</p> + +<p>—Le comte Ulric vous loue, dans une rue qu'il a choisie lui-même, une +chambre de 160 francs.—Ne m'interrompez pas.—Dans cette chambre il +fait disposer un charmant ménage d'occasion, qu'il tient caché en +quelque endroit. Les meubles seront garnis de tous les objets de +toilette qui vous seront nécessaires; mais je vous préviens que toute +cette garde-robe est d'occasion comme les meubles, et la robe la plus +chère ne vaut pas vingt francs.</p> + +<p>—Après? dit Fanny.</p> + +<p>—Après, continua Tristan, le comte Ulric vous trouvera, dans une maison +à lui connue, une occupation qui vous rapportera quarante sous par jour.</p> + +<p>—Quelle occupation? demanda Fanny.</p> + +<p>—Je n'en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez qu'autant que cela +pourra vous amuser; seulement vous aurez soin de vous faire sur le bout +des doigts des piqûres d'aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le +matin jusqu'au soir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher +pour vous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votre +chambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vous serez +libre de votre personne; mais le lendemain, dès sept heures, vous serez +à la disposition de M. de Rouvres, qui vous conduira à votre travail. Le +dimanche, quand le temps sera beau, vous irez avec lui à la campagne +manger du lait et cueillir des fraises. En outre, vous appellerez M. de +Rouvres <i>Marc</i>, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelques +chansons qu'il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-même +certaine cuisine dont il vous indiquera le menu.</p> + +<p>—Est-ce tout? demanda Fanny qui ne savait pas si Tristan se moquait +d'elle.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, reprit celui-ci. Pendant deux mois de l'hiver vous +irez travailler,—ou du moins dans la maison où vous serez censée +travailler,—vêtue seulement d'une vieille petite robe d'indienne bleue +semée de pois blancs.</p> + +<p>—Mais j'aurai froid.</p> + +<p>—Certainement, d'autant plus que pendant ces deux mois d'hiver vous ne +ferez pas de feu dans votre chambre.</p> + +<p>—Ah! dit Fanny, j'ai connu des gens singuliers, mais votre ami les +surpasse; le comte de Rouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me +propose-t-il pas tout de suite de me couper la tête pour la faire +encadrer comme étant le portrait de sa maîtresse?</p> + +<p>—Il y a pensé, dit tranquillement Tristan.</p> + +<p>—Et après? reprit Fanny. Est-ce là tout?</p> + +<p>—C'est tout, dit Tristan.</p> + +<p>—Voilà ce qu'il exige? Et moi, que puis-je exiger en échange de cette +comédie, si je consens à la jouer?</p> + +<p>—Le comte de Rouvres vous offre le traitement d'un ministre: cent mille +francs par an!</p> + +<p>—C'est sérieux? s'écria Fanny.</p> + +<p>—Très sérieux. On passera, si vous l'exigez, un acte notarié.</p> + +<p>—Mais il est donc décidément bien riche?</p> + +<p>—Il a plus d'un million de fortune.</p> + +<p>—Et combien de temps durera cette fantaisie?</p> + +<p>—Tant que vous le voudrez. Ah! j'oubliais de vous dire qu'en acceptant +ces conditions, vous changez de nom, comme mon ami. Il s'appellera Marc +Gilbert, et vous vous nommerez Rosette.</p> + +<p>—Eh bien! Fanny, demanda à celle-ci une de ses compagnes, qu'en dis-tu?</p> + +<p>—Mesdames, répondit Fanny, je ne vous connais plus. Je m'appelle +Rosette, et je suis la maîtresse vertueuse de M. Marc Gilbert.</p> + +<p>Le lendemain soir, dans l'ancienne chambre de la rue de l'Ouest, où +Ulric avait habité pendant un an avec Rosette, Fanny, vêtue de la petite +robe bleue à pois blancs, attendait la première visite du comte de +Rouvres, qui ne tarda pas à arriver, revêtu de son ancien costume +d'ouvrier.</p> + +<p>Pendant la première heure, et pour mieux faire comprendre à Fanny +l'esprit du personnage dont elle devait jouer le rôle, Ulric raconta à +Fanny ses amours avec Rosette.</p> + +<p>—Ce que je vous demande avant tout, dit-il, c'est de ne jamais me +parler de ma fortune, et, le plus que vous pourrez feindre de l'ignorer +vous-même sera le mieux.</p> + +<p>—Alors, monsieur, répondit Fanny en tirant de la poche de sa petite +robe bleue un papier qu'elle présenta à Ulric, reprenez cette lettre qui +vous appartient; car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas +m'empêcher de me rappeler que vous n'êtes pas M. Marc Gilbert, mais bien +M. le comte de Rouvres.</p> + +<p>Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit la lettre et l'ouvrit.</p> + +<p>C'était la lettre qu'il avait reçue de son ancien notaire, M. Morin, +quand celui-ci, prêt à vendre son étude, lui demandait s'il voulait +rentrer dans la possession de sa fortune, dont les chiffres se +trouvaient établis dans cette lettre.</p> + +<p>—Vous avez trouvé cette lettre dans la poche de cette robe? demanda +Ulric en pâlissant.</p> + +<p>—Oui, répondit-elle, et voyant qu'elle vous était adressée, j'ai cru +devoir vous la remettre.</p> + +<p>—Mais, continua Ulric, cette robe appartenait à Rosette, et pour que ma +lettre s'y trouvât, il fallait bien qu'elle en eût pris connaissance.</p> + +<p>Fanny répondit par un sourire.</p> + +<p>—Alors, continua Ulric, Rosette savait qui j'étais,—elle savait que +j'étais riche,—et son amour... ah! malheureux! Et il tomba anéanti sur +le carreau.</p> + +<p>Environ un mois après, comme Fanny, revenue dans son appartement, +s'apprêtait à aller au bal masqué, elle vit entrer chez elle Tristan, +qui tenait à la main un petit paquet.</p> + +<p>—Que m'apportez-vous là,—un cadeau?</p> + +<p>—C'est un legs que vous a fait avant de mourir mon ami le comte de +Rouvres.</p> + +<p>—Voyons, dit Fanny.</p> + +<p>Mais elle devint furieuse en apercevant la petite robe bleue.</p> + +<p>—Votre ami est un être ridicule, mort ou vivant; il m'a fait +banqueroute de cent mille francs.</p> + +<p>—Ne vous pressez pas de le calomnier, dit Tristan; et il tira de la +poche de la robe un portefeuille qui contenait cent billets de banque.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="La_maitresse_aux_mains_rouges" id="La_maitresse_aux_mains_rouges"></a><a href="#table">La maîtresse aux mains rouges</a></h2> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<p>Depuis quelque temps Théodore était beaucoup plus assidu chez sa tante +la lingère qu'aux cours de l'école de médecine; on ne le voyait plus au +café et il n'allait plus au bal.</p> + +<p>Quel était ce mystère?</p> + +<p>Théodore était tout simplement amoureux d'une ouvrière entrée depuis peu +dans l'atelier de sa tante. Jolie, douce, laborieuse et ne manquant +point d'un certain esprit naturel,—telle était Clémence. Elle arrivait +de sa province, où elle avait été élevée fort rigoureusement par une +parente vieille et dévote.</p> + +<p>Et la première fois qu'il vit cette jeune fille, Théodore, qui en amour +était un garçon très improvisateur, en était tombé subitement épris. +Mais Clémence n'était pas une fille à ranger au nombre des conquêtes +faciles, comme il s'en fait tant les soirs de bal, à l'aide de deux ou +trois lieux communs madrigalisés et d'une bouteille d'Aï frappée. Aussi +Théodore comprit qu'il devait cette fois laisser de côté la devise +<i>Veni, vidi, vici,</i> qu'il avait coutume d'arborer dans ses campagnes +galantes.</p> + +<p>Voici donc notre amoureux forcé d'étudier la géographie du pays de +Tendre, qu'il avait jusque-là fort peu parcouru. Néanmoins Théodore ne +se désespéra pas... et tous les jours il venait passer de longues heures +chez sa tante, et, de ses yeux chargés d'une mitraille d'amour, il +assiégeait le cœur de la petite provinciale... qui tâchait de se +défendre de son mieux.</p> + +<p>Cependant la situation commençait à devenir critique. Clémence avait +dix-huit ans, âge où les rêves des jeunes filles ont ordinairement des +moustaches,—brunes ou blondes. Clémence jura de se défendre. Mais +d'avance elle sentait qu'elle était vaincue. Elle avait beau baisser les +yeux devant Théodore, elle le voyait mieux, et le jeune homme de se dire +tout bas: Voici qui va bien, à bientôt l'assaut définitif! En effet, le +moment était venu où il ne pouvait être tenté qu'avec succès.</p> + +<p>Malgré toutes les précautions qu'elle prenait pour le fermer, Clémence +oublia un jour la clef sur la porte de son cœur,—et l'amour entra.</p> + +<p>Quelque temps plus loin, Clémence oubliait une autre clef sur une +porte,—celle de sa chambre, et un matin on en vit sortir Théodore.</p> + +<p>Théodore fut pendant trois mois très enthousiasmé de sa maîtresse; mais +au bout de ce temps, son amour tomba à quelques degrés au-dessous de +l'estime sincère,—point qui, au thermomètre de la passion, équivaut à +l'indifférence.</p> + +<p>Pourtant, Clémence était toujours la même, soumise, aimante, fidèle et +coquette, juste ce qu'il fallait pour plaire à Théodore, qui, de son +côté, devenait de plus en plus insensible à ses coquetteries.</p> + +<p>Enfin, résolu d'en finir avec cet amour, Théodore fit un soir à sa +maîtresse un de ces outrages que toute autre femme n'eût jamais +pardonné. Au milieu d'une conversation paradoxale d'art et d'amour +comparés, et devant une nombreuse compagnie, Théodore déclara qu'il lui +était impossible d'aimer une femme qui n'aurait pas les mains blanches +et les ongles opalisés. Cette brutale épigramme adressée aux mains +rouges et meurtries de la pauvre Clémence lui entra plus avant et plus +douloureusement dans le cœur que ne l'eût fait un coup de poignard; car +cette méchanceté aiguë atteignait plus encore son amour que son +amour-propre.</p> + +<p>Cependant, comme elle avait beaucoup d'orgueil, son parti fut pris +sur-le-champ. Elle résolut de quitter l'étudiant avant qu'il lui eût +fait comprendre d'une manière plus significative que leur liaison devait +avoir une fin.</p> + +<p>Le lendemain, pendant que Théodore était au cours, Clémence réunit en un +paquet tous les objets qui lui appartenaient et les fit transporter dans +un hôtel des environs, où elle avait choisi une chambre. Cependant, +comme elle ne se sentait pas le courage de quitter Théodore avant de +l'avoir revu, la jeune fille attendit son retour. Peut-être +espérait-elle qu'il essayerait de lui faire oublier l'offense de la +veille; et, si banale qu'eût été l'excuse, la pauvre enfant était toute +prête à l'accueillir par un pardon.</p> + +<p>À minuit Théodore fit prévenir qu'il ne rentrerait pas. Il voulait en +effet éviter d'avoir avec sa maîtresse une de ces explications qui, sans +qu'on le veuille, vous acheminent si souvent à un raccommodement.</p> + +<p>Clémence comprit que tout était fini. Elle écrivit à la hâte un mot +d'adieu, et sortit de sa chambre en jetant au portrait de Théodore, qui +au moins avait l'air de lui sourire, un long regard humide de larmes.</p> + +<p>Le matin, en rentrant, Théodore trouva le billet de sa maîtresse.</p> + +<p>—Vive la liberté! s'écria-t-il quand il l'eut achevé; et il courut dans +un café rejoindre ses amis et leur raconter de quelle façon ferme et +brillante il venait de rompre sa chaîne.</p> + +<p>Cependant, les premiers jours qui suivirent sa séparation d'avec +Clémence, Théodore trouva que sa petite chambre était bien grande, et +les premières nuits il lui sembla que son lit était bien large. Mais au +bout de deux semaines la lacune était comblée.</p> + +<p>Cependant Clémence n'avait pas de nouvel amour et se souvenait encore de +Théodore. Elle avait du reste conservé l'espérance que son amant +reviendrait à elle; et pour un pas qu'il eût fait, elle était toute +disposée à en faire dix. Dans cet espoir d'un rapprochement prochain, la +pauvre délaissée s'était surtout attachée à corriger, autant qu'il lui +serait possible, le défaut physique que Théodore lui avait si +brutalement reproché. Elle tenait à montrer à l'ingrat qu'elle pouvait +avoir les mains aussi blanches que n'importe quelle lionne de n'importe +quelle aristocratie. Elle commença donc à prendre des soins qu'elle +avait négligés jusqu'alors. Elle eut des savons, des poudres, des eaux +qui lui coûtaient le plus clair de son gain modique. Enfin elle alla +même jusqu'à mettre des gants la nuit, elle qui en mettait à peine le +jour.</p> + +<p>Chaque matin, en se levant, elle regardait avec inquiétude le progrès de +ses <i>remèdes</i>. Hélas! Ils n'opéraient pas vite! Les soins du ménage, +qu'elle tenait sur un point de propreté flamande; les travaux de couture +surtout, tout cela neutralisait l'action de ses soins coquets; et si ses +mains avaient gagné quelque délicatesse comme forme, elles étaient +restées, comme devant,—rouges, ainsi que des cerises.</p> + +<p>La pauvre Clémence ignorait que la meilleure pâte pour blanchir les +mains s'appelle l'oisiveté, et l'eût-elle su d'ailleurs, elle n'eût +point pu en faire usage. C'était là un remède qui lui eût coûté trop +cher.</p> + +<p>Elle resta donc avec ses mains rouges.</p> + +<p>Un soir Clémence se rappela que, dans le beau temps de leur amour, elle +avait promis à Théodore de lui broder une bourse pour le jour de sa +fête,—et ce jour n'était pas éloigné.</p> + +<p>—Ah! pensa la jeune fille en recueillant avec bonheur ce souvenir, +j'aurai encore le temps; en recevant mon cadeau, il verra que je ne l'ai +pas oublié, et il reviendra peut-être. Dès le lendemain elle se mit à +l'œuvre.</p> + +<p>Il lui restait presque toute une semaine devant elle pour ce travail; +c'était plus qu'il ne fallait, si elle avait pu disposer de tout son +temps. Mais comme ses journées ne lui appartenaient point, huit jours +devaient à peine suffire. Clémence travailla la nuit.</p> + +<p>On était dans l'hiver,—il faisait grand froid,—et le budget de la +jeune ouvrière ne lui permettait pas de faire grand feu; souvent même +n'en faisait-elle point du tout. C'est alors que ses pauvres mains +devenaient rouges, grand Dieu! Mais quand au matin elle avait avancé sa +bourse de quelques mailles, elle oubliait froid et fatigue, et trouvait +dans l'espérance qu'elle avait d'une réconciliation prochaine de +nouvelles forces pour aller à son travail du jour. Cependant ses veilles +prolongées, dans une chambre humide et mal close, les émotions qui +l'avaient agitée depuis quelque temps, altéraient visiblement la santé +de la jeune fille, qui n'y apportait aucune attention.</p> + +<p>Enfin le petit chef-d'œuvre de patience et de bon goût sortit achevé de +ses mains, hélas! toujours aussi rouges que les mains de l'Aurore quand +elle ouvre les portes d'un ciel d'hiver. En admirant cette bourse, dans +laquelle elle avait mis tant de superstitieuses espérances, Clémence eut +un bon moment de joie. Elle jeta un coup d'œil sur les murs tristes de +cette chambre où elle vivait dolente et solitaire, et elle ne put +s'empêcher de dire:</p> + +<p>—Avant peu, je n'y serai plus—ou je n'y serai pas seule! La veille de +la Saint-Théodore, Clémence enveloppa soigneusement sa bourse dans une +boîte garnie de coton et alla chez une bouquetière prendre un bouquet où +elle fit entrer toutes les fleurs qu'elle savait préférées par Théodore; +elle fit ajouter aussi toutes celles dont le langage emblématique +pouvait éveiller le souvenir.—Hélas! réveille-t-on les morts?</p> + +<p>Au coin d'une rue, Clémence confia son cadeau à un commissionnaire.</p> + +<p>—Y a-t-il une réponse? demanda celui-ci.</p> + +<p>—Non, répondit la jeune fille.—Théodore viendra lui-même, +pensait-elle.</p> + +<p>Comme elle rentrait chez elle, elle rencontra en chemin un jeune homme +qu'elle avait vu quelquefois chez son amant.</p> + +<p>—Tiens, vous voilà, Clémence, lui dit l'étudiant; que devenez-vous +donc?</p> + +<p>—Vous savez bien ce qui est arrivé, répondit-elle.</p> + +<p>—Ah oui, c'est vrai! vous êtes fâchée avec Théodore.</p> + +<p>—Fâchée! dit Clémence, oh! fâchée!</p> + +<p>—Ah! c'est égal... il vous regrette, allez.</p> + +<p>—Il me regrette? fit la jeune fille, en rougissant de plaisir: il vous +l'a dit?</p> + +<p>—Non, pas précisément, mais je le devine.—Nous allons ce soir au bal +de l'Opéra, ajouta l'étudiant. Théodore y sera. Viendrez-vous?</p> + +<p>—Oh! dit Clémence. Je ne crois pas.... Adieu.</p> + +<p>—Adieu, dit l'étudiant, qui continua son chemin en sifflant.</p> + +<p>—Il me regrette! murmura Clémence quand elle fut rentrée, j'en étais +bien sûre, moi!—Quand il verra que je me souviens encore de lui, il +reviendra;—c'est l'amour-propre qui l'aura empêché de revenir plus +tôt... il ne voulait point faire le premier pas... tous les hommes sont +orgueilleux....</p> + +<p>Et Clémence se mit à chanter d'une voix souvent interrompue par une toux +douloureuse la jolie chanson:</p> + +<p>«Rosine à moi revient fidèle.»</p> + +<p>Seulement, sans s'inquiéter de la mutilation qu'elle faisait subir au +vers, elle y substitua le nom de Théodore.</p> + +<p>Vers le milieu de la journée,—heure à laquelle elle savait l'étudiant +libre,—Clémence fit une jolie toilette. Elle soigna surtout ses mains, +qu'elle avait du moins su préserver des engelures.</p> + +<p>—Ah! disait-elle en les regardant, elles ne sont pas trop rouges +aujourd'hui. Et elle attendit.</p> + +<p>Or, pendant qu'elle attendait, la nouvelle maîtresse de Théodore, qui en +ce moment était seule chez l'étudiant, recevait l'envoi de Clémence. +Mademoiselle Coralie, qui était une personne rusée, devina de suite que +ces cadeaux venaient d'une femme, et en voyant le C qui était brodé sur +la bourse avec un T, elle pensa que cette femme devait être +Clémence,—qu'elle avait du reste connue.</p> + +<p>—Elle veut revenir. C'est bon, dit Coralie. Je sais ce que j'ai à +faire.</p> + +<p>Et elle se mit à machiner tout bas une de ces vengeances doublées de +fourberie,—comme savent en trouver les femmes qui ont une rivale en +face de leur amour ou de leur vanité.</p> + +<p>Une heure après Théodore entra. En l'entendant monter, Coralie s'était +cachée derrière les rideaux de l'alcôve, après avoir eu soin de laisser +en évidence le bouquet et la bourse, pour qu'ils tombassent d'abord sous +les yeux de Théodore,—ce qui arriva.</p> + +<p>—Tiens, fit le jeune homme étonné, qu'est-ce que c'est que ça?</p> + +<p>—Quoi, tu ne le devines pas? s'écria Coralie en venant lui sauter au +cou; quel jour sommes-nous aujourd'hui? Théodore songea à sa fête.</p> + +<p>—Comment, c'est toi?... tu t'es souvenue, dit-il en regardant sa +maîtresse, qui ne baissa pas les yeux.</p> + +<p>—Et qui donc veux-tu que ce soit? fit-elle.</p> + +<p>—Allons, se dit Théodore en lui-même, je ne pouvais pas manquer d'avoir +une bourse, cette pauvre Clémence m'en avait promis une. Mais, +demanda-t-il à Coralie, quand donc as-tu fait cela?</p> + +<p>—Eh bien donc, et ma surprise? répondit Coralie. J'ai fait la bourse +pendant la nuit—quand tu dormais. J'ai eu joliment froid va.... Regarde +donc... il y a un C et un T... nos deux noms....</p> + +<p>—Pauvre chérie... dit Théodore.... Elle est charmante, ta bourse.... Je +veux que tu l'étrennes ce soir au bal.... Tiens, voilà pour la garnir.... +Et comme il venait de recevoir sa pension, Théodore donna à Coralie une +belle pièce d'or....</p> + +<p>—Ah! pensa celle-ci en prenant les vingt francs, j'ai une fière idée.... +En effet, le cerveau de cette fille, qui était une fine mécanique à +perfidie, venait d'inventer quelque chose de bien noir sans doute, car +les yeux de Coralie brillèrent d'un éclat extraordinaire.... Oh! la bonne +idée, fit-elle encore tout bas.—La vipère se réjouissait de son +abondance de venin.</p> + +<p>Cependant Clémence attendait toujours... à minuit elle attendait +encore... À une heure du matin, n'y pouvant plus tenir, elle se décida à +aller au bal de l'Opéra,—où on lui avait dit qu'elle trouverait +Théodore. Elle voulait le voir... il fallait qu'elle le vît....</p> + +<p>Elle prit un peu d'argent—le reste de ses économies—et sortit pour +aller louer un domino. Comme elle passait devant la loge du portier, +celui-ci l'appela.</p> + +<p>—Mademoiselle, j'ai quelque chose à vous remettre.—Clémence était déjà +dans la rue.</p> + +<p>À deux heures elle entrait au bal de l'Opéra, le visage soigneusement +caché par un loup de velours. Comme elle traversait la salle, elle +aperçut d'abord à quelques pas d'elle deux masques qui s'apprêtaient à +se mêler à un quadrille... c'étaient Théodore et Coralie, et Clémence +avait reconnu son amant. Elle poussa un cri sourd et s'appuya contre une +banquette pour ne point tomber. Mais elle fit tant d'efforts qu'elle +parvint à comprimer la souffrance atroce qui venait de se mettre à crier +au fond de son cœur, et seule elle en entendit le bruit....</p> + +<p>Théodore avait donné la bourse et le bouquet qu'elle lui avait envoyés à +sa maîtresse nouvelle.... En effet, la bourse pendait à la ceinture de +Coralie, et le bouquet fleurissait sa main gantée de blanc.</p> + +<p>Clémence resta cinq minutes à regarder Coralie et Théodore danser devant +elle.—À chaque figure du quadrille ils s'embrassaient.—Au moment de +s'élancer pour le galop, Coralie laissa tomber le bouquet à terre. Elle +voulut se baisser pour le ramasser, mais Théodore l'enleva dans ses +bras.</p> + +<p>—Il était tout fané, lui dit-il, je t'en achèterai un plus beau.... Et +ils s'envolèrent dans le tourbillon. Clémence vit son bouquet foulé sous +les mille pieds du gigantesque galop.</p> + +<p>Elle sortit du bal avec précipitation—la tête perdue, le cœur brisé, +ne sachant pas d'où elle sortait, ignorant où elle allait.... Au bout de +deux heures de marche par une neige abondante et glacée, le hasard +ramena Clémence dans sa rue et devant sa porte.</p> + +<p>—Tiens! vous voilà, mademoiselle, lui dit le portier; j'ai quelque +chose pour vous depuis hier. Je voulais vous le remettre quand vous êtes +partie pour le bal, mais vous ne m'avez pas répondu.... C'est un +commissionnaire qui m'a apporté cela de la part de M. Théodore.</p> + +<p>—Théodore! dit Clémence; donnez vite, et elle arracha une petite boîte +des mains du portier.</p> + +<p>À peine arrivée dans sa chambre, elle ouvrit la boîte et y trouva un +papier dans lequel était enveloppée une pièce d'or toute neuve, qui s'en +alla rouler à terre avec un bruit sonore. Sur le papier ces mots avaient +été écrits au crayon:—<i>J'ai reçu votre bourse, voici pour vos peines.</i></p> + +<p>C'était la belle idée de mademoiselle Coralie.</p> + +<p>Clémence tomba à terre en poussant un gémissement. Une voisine +l'entendit et vint lui porter secours. Elle eut toutes les peines du +monde à retenir la jeune fille, qui, prise du délire, voulait se jeter +par la fenêtre.</p> + +<p>Le soir un médecin fut appelé. En voyant Clémence il secoua la tête:</p> + +<p>—Ceci est grave, dit-il, mais il est encore temps. Le lendemain +Clémence se réveillait dans un hôpital. Pendant huit jours, on eut des +espérances. Mais le matin du neuvième, en faisant sa visite, le médecin +se pencha à l'oreille de la sœur de charité, qui s'approcha tristement +du lit de Clémence.</p> + +<p>—Je sais ce que vous voulez me dire, ma sœur... murmura la malade. Et +elle demanda les sacrements.</p> + +<p>Le soir, comme la religieuse s'apprêtait à quitter la salle, Clémence la +fit appeler.</p> + +<p>—Tenez, ma sœur, lui dit-elle en lui mettant dans la main une pièce +d'or qui était cachée sous son oreiller, vous mettrez ceci dans le tronc +des pauvres malades. C'est toute ma fortune. Adieu!</p> + +<p>—Couvrez-vous, mon enfant, lui dit la sœur, en voyant qu'elle gardait +ses bras hors du lit. Vous allez avoir froid.</p> + +<p>—Oh! qu'est-ce que cela fait maintenant? dit Clémence. Et elle se prit +à sourire en regardant ses mains que la maladie avait rendues pâles et +transparentes.—Si Théodore me voyait! murmura-t-elle. Puis elle +s'endormit et fit son dernier rêve.</p> + +<p>Vers le milieu de la nuit elle se réveilla pour mourir. L'agonie fut +brève. On avait, comme d'habitude, envoyé chercher l'interne de garde +pour y assister. Quand l'infirmier vint le demander, il achevait une +partie avec un de ses camarades.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il.</p> + +<p>—C'est la jeune fille du numéro 15 qui se meurt.</p> + +<p>—C'est bon, j'y vais.... Théodore, prends donc ma partie. Dix minutes +après, l'interne remontait.</p> + +<p>—Eh bien, lui dit Théodore, qui était venu passer cette nuit avec ses +amis les carabins, et le numéro 15?</p> + +<p>—La petite est morte, dit l'interne en reprenant son jeu: <i>le roi</i>!... +c'est dommage, elle était bien jolie;—<i>valet</i>... dix-huit ans;—<i>passe +trèfle</i>...; des yeux noirs et des mains blanches... oh! mais blanches.... +Tiens, à propos, elle s'appelait Clémence, comme ton ancienne maîtresse, +je crois, Théodore.</p> + +<p>—Ah! reprit celui-ci, Clémence! celle qui avait les mains rouges. Je ne +sais pas ce qu'elle est devenue.—<i>Atout, atout</i> et <i>atout</i>. Mon petit, +ça me fait la <i>vole</i> et le point.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Le_bonhomme_Jadis" id="Le_bonhomme_Jadis"></a><a href="#table">Le bonhomme Jadis</a></h2> +<hr style="width: 65%;" /> + + +<p>À l'époque du terme d'avril, un jeune homme appelé Octave vint prendre +possession d'une chambre qu'il avait quelques jours auparavant arrêtée +dans une maison de la rue de la Tour d'Auvergne. Il avait l'air si +honnête, que le portier n'avait point voulu se déranger pour aller aux +renseignements, comme c'est l'usage, et lui avait loué de confiance.</p> + +<p>Le logement d'Octave était situé au quatrième et dernier étage. C'était +une petite chambre si basse de plafond, qu'un homme d'une taille un peu +élevée n'aurait pas pu y garder son chapeau. Elle était éclairée d'un +côté par une petite fenêtre donnant sur la cour, et d'où l'on apercevait +les hauteurs de Montmartre. Un autre jour était pratiqué au fond, +c'était un châssis mobile ouvrant sur les jardins d'un pensionnat de +jeunes demoiselles. De là on apercevait une partie du panorama de Paris.</p> + +<p>Octave passa la journée à mettre ses affaires en ordre. Ce n'était +pourtant pas une longue besogne, car il n'avait bien juste que le +nécessaire, et à la vue de son mobilier de modeste apparence, le portier +de la maison avait fait une grimace, et s'était presque repenti de lui +avoir loué sans aller aux informations.</p> + +<p>Son installation terminée, Octave se mit machinalement à sa fenêtre pour +juger ce que serait la vue. En levant les yeux, il aperçut à la croisée +qui faisait face à la sienne un petit vieillard, occupé à couper les +branches mortes de quelques arbustes plantés dans des caisses et formant +un jardin suspendu. Le vieux voisin, qui venait d'apercevoir Octave, +s'interrompit dans sa besogne; puis, après l'avoir examiné quelques +instants, il souleva le bonnet de laine qui couvrait ses cheveux déjà +blancs, et faisant au jeune homme un geste amical, il lui dit en +souriant:</p> + +<p>—Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer. Permettez-moi de vous +souhaiter la bienvenue dans cette maison.</p> + +<p>Octave, un peu étonné, salua le vieillard et répondit à sa politesse. +Puis, comme le voisin s'était remis à son jardinage, Octave ferma sa +fenêtre et descendit pour aller dîner.</p> + +<p>Comme il déposait sa clef chez le portier, celui-ci le prévint qu'il +était d'habitude dans la maison de ne point rentrer après minuit, et +que, passé cette heure, on payait une amende.</p> + +<p>Octave répondit qu'il ne se trouverait jamais dans ce cas-là, et que +d'ailleurs il sortait fort rarement le soir.</p> + +<p>Avec une foule de précautions oratoires, qui rendirent son avertissement +très difficile à comprendre, le portier informa en outre Gustave qu'il +était libre de recevoir des femmes chez lui, à la condition que ce +seraient des personnes décentes qui ne troubleraient jamais la +tranquillité de la maison, habitée par des petits rentiers et des +ouvriers en famille.</p> + +<p>Octave répondit qu'il recevrait peu de visites; mais que sûrement il ne +recevrait jamais de femmes chez lui.</p> + +<p>Le portier conclut en lui demandant s'il désirait que son épouse prît +soin de son ménage, comme elle faisait pour quelques célibataires. Mais +Octave le remercia en disant que son ménage était trop peu de chose, et +qu'il avait l'habitude de le faire lui-même.</p> + +<p>Octave rentra de très bonne-heure. Il lut toute la soirée et se coucha à +minuit. Le lendemain il sortit à dix heures le matin, rentra à quatre, +ressortit à six heures et revint à sept. Il lut toute la soirée, comme +il avait fait la veille, et se coucha à la même heure.</p> + +<p>Tous les jours il faisait ainsi de même, avec la plus parfaite +régularité. Chaque matin il apercevait son vieux voisin qui jardinait à +la fenêtre; ils se saluaient et échangeaient quelques paroles sur l'état +du temps.</p> + +<p>Depuis un mois Octave habitait la maison, et on n'avait pu remarquer +aucun changement dans son existence. Non seulement il ne s'était +présenté aucune visite pour lui, mais encore il n'avait reçu aucune +lettre. On causait de lui quelquefois dans la loge du portier, et on +s'étonnait un peu de l'isolement dans lequel il vivait.</p> + +<p>Octave avait vingt ans. Son histoire était fort courte. Son père était +un petit négociant qu'une mauvaise spéculation avait ruiné. Il était +mort foudroyé par ce désastre. La mère d'Octave, ne pouvant plus payer +sa pension au collège, l'en retira avant qu'il eût achevé ses études. +Ils vécurent dans un grand dénûment l'un et l'autre pendant une année. +Au bout de ce temps la mère, qui traînait en langueur depuis la mort de +son mari, tomba malade, et mourut elle-même après quinze jours de +maladie. Quand Octave eut fait enterrer sa mère avec le produit de la +rente qu'il possédait, à peine lui restait-il assez pour entourer son +chapeau d'un crêpe. Il était orphelin à seize ans, et n'avait au monde +aucun parent, aucun ami qui pût le secourir, même d'un conseil. Il alla +au hasard chez un notaire qui jadis avait fait les affaires de son père. +C'était un homme honnête et charitable. Il eut compassion d'Octave, lui +prêta un peu d'argent et promit de s'intéresser à lui. En effet, il ne +tarda pas à le placer en qualité de secrétaire chez un de ses +clients.—Depuis quatre ans Octave occupait cette place, qui lui +rapportait douze cents francs par an. C'était peu; mais Octave était +sobre, économe, et sut encore mettre de côté quelques centaines de +francs, qui devaient lui servir quand il commencerait l'étude du +droit,—car il voulait réaliser le désir que son père avait eu de le +destiner au barreau. En attendant, il se préparait à passer son examen +de bachelier, et travaillait dans ce but avec une grande assiduité. +Depuis la mort de sa mère il n'avait fait aucune connaissance. Il +n'allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni au café. Ses distractions +se bornaient à quelques promenades faites le dimanche dans les environs +de Paris.</p> + +<p>Un dimanche soir, Octave lisait auprès de sa fenêtre, quand il aperçut +son vieux voisin, dont la tête blanche s'encadrait dans un berceau de +chèvrefeuille et de plantes grimpantes. Ils se saluèrent l'un l'autre +par une inclination de tête. C'était au commencement de mai. La soirée +était magnifique; l'air doux promenait des odeurs de feuilles vertes et +de lilas, et des refrains joyeux que chantaient des ouvriers se rendant +par bandes aux barrières. De temps en temps, et suivant les variations +du vent, on entendait, tantôt distinctement, et tantôt comme des rumeurs +confuses, les orchestres des guinguettes qui peuplent les boulevards +extérieurs.</p> + +<p>—Eh! jeune homme, s'écria tout à coup le vieux voisin, dont le visage +venait de se fendre par un large sourire,—entendez-vous?</p> + +<p>Octave leva les yeux de dessus son livre et regarda le vieillard.</p> + +<p>—Entendez-vous, continua celui-ci, entendez-vous les violons? et en +avant deux, allez donc! ajouta-t-il en se dandinant.</p> + +<p>Et comme une bouffée de musique, apportée par le vent, venait +précisément de lui secouer une gamme dans les oreilles, Octave répondit +qu'il entendait en effet.</p> + +<p>—Eh bien, continua le voisin, est-ce que cela ne vous donne pas envie +de fermer votre livre? Octave sourit, et détourna la tête en signe +négatif.</p> + +<p>À cette réponse, le sourire du vieillard s'éteignit sur sa figure.</p> + +<p>—Vraiment, reprit-il, ça ne vous fait rien?</p> + +<p>—Rien! dit Octave.</p> + +<p>—Quel âge avez-vous donc?</p> + +<p>—J'ai vingt ans....</p> + +<p>—Vingt ans... et ça ne vous fait rien? prodigieux! Ah! jeune homme, si +vous pouviez me prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou pour +courir où sont les violons. Et vous avez vingt ans? dit le voisin avec +un accent étonné.</p> + +<p>—Je les ai eus précisément aujourd'hui, répondit Octave, qui se +rappelait que ce jour était son anniversaire de naissance.</p> + +<p>—Aujourd'hui! dit le vieillard en frappant dans ses deux mains. +Aujourd'hui! prodigieux! étrange en vérité! Vingt ans; eh bien, moi, +jeune homme, moi qui vous parle, aujourd'hui, ce matin, j'ai eu +soixante-cinq ans.</p> + +<p>—On ne vous les donnerait pas, dit Octave, pour répondre.</p> + +<p>—Oui, mais le bon Dieu me les a donnés, lui, et je ne le tiens pas +quitte. Il voudrait m'en donner encore autant, que ça ne serait pas de +refus. Au reste, quand il lui plaira d'arrêter les frais, je suis tout +prêt; au moins je n'aurai pas loin à aller. Montmartre est à deux pas, +ce sera commode, j'entendrai les violons de plus près.</p> + +<p>Octave avait fermé son livre et regardait son voisin avec plus de +curiosité qu'il ne l'avait fait jusque-là. C'était un petit homme d'une +physionomie à la fois douce et fière. Son front, à demi couvert de +cheveux parfaitement blancs, n'avait pas une seule ride; sa bouche était +spirituelle et fine, et l'éclat de ses yeux vifs jetait sur tout son +visage une clarté gaie qui lui enlevait, à première vue, au moins un +tiers de son âge.</p> + +<p>—Monsieur, dit-il tout à coup pendant qu'Octave l'examinait, +permettez-moi de vous faire une proposition; vous la trouverez peut-être +indiscrète, mais je me risque; après cela vous êtes libre de ne la point +accepter... ce qui me ferait de la peine, je vous l'avoue.... Voilà, +monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec un +charmant sourire. Vous m'avez dit tout à l'heure que vous aviez vingt +ans aujourd'hui même. Par un singulier rapport, il se trouve que ce jour +est l'anniversaire de ma naissance; ordinairement, à cette occasion, +j'ai toujours eu un convive ou deux, des jeunes gens toujours.—Ah! la +jeunesse! dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un +accent indescriptibles, la jeunesse!—Enfin, monsieur, toutes les autres +années, j'ai eu un visage ami à ma table.—On riait, on causait; au +dessert on chantait des chansons, les nouvelles et celles de jadis, et +on arrosait les chansons avec un vieux vin qui est de mon âge et que +j'ai goûté, quand il était raisin, dans un petit clos bourguignon. On +l'a mis en bouteille le jour où on m'a mis une culotte. J'en ai encore +une quarantaine de flacons dans ma cave, et je n'en bois qu'aux jours de +fête, comme aujourd'hui par exemple.—Eh bien, dit le bonhomme, je suis +sûr que j'userai la provision. Mais je reviens à ma proposition, +monsieur, car je vous ennuie en bavardant là:—C'était pour vous dire +qu'aujourd'hui je suis tout seul à dîner, tout à fait seul. L'année +dernière j'avais un voisin, un jeune homme qui logeait précisément dans +la chambre où vous êtes, et sa femme, jolie fille; quand je dis sa +femme, non, ce ne l'était pas, le pauvre garçon, puisqu'il s'est marié +avec une autre. La petite était drôle, gaie comme un pinson, et chantait +du matin au soir. Je passais ma vie à regarder ce joli ménage. Le jeune +homme est parti, comme je vous le disais, et la petite s'est mariée d'un +autre côté.—Elle doit être par là-bas à danser, ajouta le vieillard en +étendant la main du côté d'où venait la musique du bal. Enfin, monsieur, +j'ai été tout triste quand j'ai vu la chambre vide.—Qu'est-ce qui va +venir loger là? me demandais-je tous les jours avec inquiétude.—Une +vieille femme peut-être?—Ah, voyez-vous, cette idée-là me faisait +trembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui me +ressemble. C'est prodigieux, monsieur; mais les vieilles femmes et les +enterrements, je ne peux pas voir ça. Ça m'empêche de boire pendant huit +jours. C'est pourquoi je me suis logé sur le derrière. Sur le devant, +j'aurais trop été exposé à voir les corbillards qui passent dans cette +rue du matin au soir, parce que c'est le chemin pour aller au cimetière. +Je n'aurais pu me mettre à la fenêtre. À chaque voiture qui serait +passée, j'aurais eu peur d'entendre le cocher m'appeler pour m'emmener. +Merci, je ne suis pas pressé, c'est moi qui enterrerai les autres. +Enfin, monsieur, quand vous êtes emménagé, j'ai été ravi.—Un jeune +homme! bon, voilà un jeune homme, me suis-je dit; je ferai sa +connaissance, et je me suis intéressé à vous du premier jour où je vous +ai vu. C'est pourquoi, monsieur, je vous invite à dîner avec moi pour +célébrer mon jour de naissance, qui est aussi le vôtre, à moins que vous +n'ayez disposé de votre temps.</p> + +<p>Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de ce bavardage plein de franchise, +de bonne humeur et de gaieté. Le vieux bonhomme paraissait attendre avec +anxiété sa réponse, et il poussa un véritable cri de joie quand Octave +lui eut répondu qu'il acceptait.</p> + +<p>Octave descendit de chez lui et monta chez son voisin, qui lui avait +indiqué par où il devait passer.</p> + +<p>Le portier ayant aperçu Octave qui montait l'escalier du devant, lui +demanda où il allait.</p> + +<p>—Je vais chez mon voisin d'en face, dit Octave.</p> + +<p>—C'est drôle, fit le portier à sa femme, voilà M. Octave qui va chez le +bonhomme Jadis. Et cet événement fut toute la soirée un thème de +causerie dans la loge.</p> + +<p>Quand Octave entra chez le vieillard, celui-ci l'accueillit avec une +cordialité toute juvénile, qui semblait vouloir abréger tout préambule +de politesse et les mettre sur-le-champ dans l'intimité.</p> + +<p>—Attendez-moi un instant, dit le voisin en faisant asseoir Octave, je +vais faire un bout de toilette.</p> + +<p>—Je vous en supplie, monsieur, dit Octave en se levant, ne faites point +de <i>cérémonies</i> à cause de moi.</p> + +<p>—Eh! monsieur, s'écria le vieillard avec un sourire, c'est aujourd'hui +fête; on sort la croix et la bannière, comme on dit; je ne puis point +rester comme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier? +ajouta-t-il en montrant un tablier qui était serré autour de son corps; +depuis ce matin je suis auprès de mes fourneaux à préparer ma petite +<i>noce</i>; nous avons un joli petit dîner; je suis gourmand, fils de +<i>gueulards</i>, comme nous disions dans le temps jadis. Enfin, vous verrez. +J'avais bien peur de le manger tout seul, mon pauvre dîner; mais j'ai eu +la bonne idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous dans un +instant; je vous ménage une surprise; je parie que vous ne me +reconnaîtrez pas tout à l'heure. Ah! bah! Vous direz que je suis un +vieux fou; mais c'est égal, je n'ai pas de perruque et je ne porte pas +lunettes. Mon vin est bon, mes verres sont grands, et nous allons rire.</p> + +<p>Et il passa dans une chambre voisine, laissant Octave tout stupéfait.</p> + +<p>En attendant le retour de son hôte, Octave examina la pièce où il se +trouvait. C'était un petit salon tendu de papier de couleur gaie et +garni de meubles d'un autre âge. Les fauteuils, dont les housses étaient +enlevées, racontaient de galantes histoires et des bergeries dans le +style de Boucher et de Watteau: bergers et bergères, chaumières +fleuries, troupeaux enrubannés, Colins et Colettes, tout le monde +charmant de la pastorale. Au-dessus d'une petite glace au cadre historié +qui se trouvait posée sur la cheminée, on voyait dans un autre cadre un +parchemin jauni sur lequel était apposé le grand sceau de l'empire: +c'était un brevet de chevalier de la légion d'honneur. Au-dessous +étincelait la croix, attachée à un bout de ruban. À côté de la croix, +des épaulettes de laine noircies par la fumée de la poudre, et, pour +compléter ce trophée, un sabre d'honneur dont la lame avait brillé au +soleil des grandes batailles impériales. Aux murailles étaient accrochés +quelques tableaux, ou plutôt de simples lithographies coloriées, dont +les sujets étaient empruntés à des histoires d'amour d'une littérature +qui florissait jadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon +était recouvert d'une assez belle tapisserie représentant l'enlèvement +d'Hélène.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure d'absence,—et comme Octave avait achevé son +examen,—le vieux voisin entra dans le salon. Comme il en avait prévenu +Octave, celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il était changé.</p> + +<p>Le vieux voisin avait un costume d'il y a soixante ans: c'était un habit +complet de paysan endimanché.</p> + +<p>La veste en surcot marron, culotte en velours olive, gilet de +basin,—laissant voir une chemise à petits plis, agrafée au col par un +anneau d'argent; cravate à pointes brodées, des breloques en graines +d'Amérique battant sur le ventre, des bas chinés et des souliers à +boucles;—un gros bouquet comme en ont les mariés de campagne était +attaché à la veste.</p> + +<p>Il s'avança en souriant et d'un air leste vers Octave, qui était au +comble de l'étonnement.</p> + +<p>—Ah! ah! fit-il, vous ne me reconnaissez pas. Je vous l'avais bien dit; +ça me fait plaisir tout de même. C'est l'habit de ma jeunesse, +voyez-vous. Je ne le mets plus qu'une fois par an, au jour de ma +naissance. Ça vous fait rire!... Ah! jeune homme... quand je mets cet +habit-là, voyez-vous, il me semble que je change de peau... et que mes +cheveux redeviennent blonds.</p> + +<p>Et comme il disait ces paroles, ses gestes, son accent, son +regard,—tout cela n'avait que vingt ans.</p> + +<p>Octave ne comprenait rien à cette métamorphose subite.</p> + +<p>—Allons, dit le vieillard... passons dans la salle à manger; tout est +prêt, la table est mise, et nous n'aurons point à nous déranger. Je me +sers moi-même, mon jeune ami. Autrefois j'avais une servante jeune et +jolie; c'était la fille d'une pauvre femme; mais on jasait dans la +maison, et quand on rencontrait ma domestique, on lui chantait sur +l'escalier:</p> + +<p>«Allons, Babet, un peu de complaisance.» J'ai entendu ça un jour et ça +m'a fâché. La pauvre fille était innocente. Je lui ai payé un an de +gages et je l'ai renvoyée; j'ai préféré rester seul plutôt que d'avoir +une servante vieille.</p> + +<p>—Allons, dit le vieux voisin en faisant entrer Octave dans une petite +salle à manger—où un appétissant dîner était préparé,—allons, jeune +homme, asseyez-vous là,—en face de moi, et pour commencer, +buvons,—buvons à nos vingt ans!</p> + +<p>Et, faisant sauter le bouchon d'une bouteille de vieux vin, contemporain +de son enfance, le voisin en versa deux verres et trinqua avec Octave, +qui se plaça en face de lui.</p> + +<p>—Comment vous nommez-vous? demanda tout à coup le voisin.</p> + +<p>—Je m'appelle Octave, dit celui-ci.</p> + +<p>—Et moi... dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en riant, appelez-moi +comme tout le monde... le bonhomme Jadis... et votre maîtresse, comment +se nomme-t-elle? dites, que nous buvions à sa santé.</p> + +<p>—Je n'ai pas de maîtresse, dit Octave en rougissant presque.</p> + +<p>Ah! ciel!—fit le bonhomme Jadis. Vous êtes sûr.... Ordinairement +l'approche de la jeunesse a toutes les douceurs souriantes d'une aube +d'été, et, comme l'oiseau qui va tenter sa première volée et se penche +au bord du nid pour saluer d'un chant joyeux le rayon matinal, le cœur +de ceux qui arrivent à l'âge juvénile s'emplit de murmures: mille voix +pleines de charmantes promesses s'éveillent dans leur âme, et leurs +lèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d'un cri d'espérance le +soleil levant de leur vingtième année.</p> + +<p>Il n'en était pas de même pour Octave, qui avait trouvé le malheur assis +au seuil de son adolescence. Aussi la jeunesse lui apparaissait-elle à +travers une brumeuse tristesse, et il aurait voulu pouvoir franchir d'un +seul pas, et dans un seul jour, cet âge qui sépare l'époque où l'on rêve +de l'époque où l'on se souvient. À vingt ans, il ne savait donc rien +d'exact et de précis sur les choses de la vie. C'était une de ces +natures tardives qui atteignent quelquefois le milieu de la jeunesse +sans que rien ait tressailli dans leur cœur, recouvert d'une cuirasse +de placidité. Aussi avait-il paru étonné et presque effrayé quand son +vieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse.</p> + +<p>Mais le vieillard parut encore surpris davantage lorsque Octave lui +répondit qu'il n'était pas amoureux. Un sourire d'incrédulité courut sur +ses lèvres, et il fit un petit geste qui voulait dire:</p> + +<p>—Allons donc!</p> + +<p>Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelques mots, raconta son passé +et sa situation présente. Le vieillard l'avait écouté, les coudes sur la +table et la tête appuyée dans ses mains.</p> + +<p>—Pas de maîtresse! C'est prodigieux! murmurait-il. Mais alors, jeune +homme, qu'est-ce que vous faites donc de vos vingt ans?</p> + +<p>—Je suis pauvre, j'ai mon avenir à assurer, et pour moi le travail est +un devoir, dit Octave.</p> + +<p>—Le premier devoir de la jeunesse, c'est le plaisir, et l'amour en est +la première vertu, dit le bonhomme Jadis en vidant son verre. Moi, j'ai +été vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec un large +rire.</p> + +<p>Ces maximes d'une philosophie avancée, inconnue à Octave, +l'effarouchèrent au point qu'il se leva de dessus sa chaise, comme s'il +s'apprêtait à sortir.</p> + +<p>—Eh! là là, dit en souriant le bonhomme Jadis, n'ayez point peur, mon +jeune ami, je ne suis point le diable, rassurez-vous.—Ah! dit le +vieillard, voilà qui est certainement bien étrange. D'après ce que vous +m'avez dit, vous vivez dans l'isolement, fuyant exprès toute société, +dans la crainte qu'elle ne vous induise à mal. Je suis sans doute la +seule personne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des relations, +et c'est probablement mon âge qui m'a valu cette préférence. Vous +m'aurez pris pour un marchand de morale, un bon <i>père sermon</i> bien +radoteur, et vous vous serez dit: Voilà mon affaire. De même que moi, +lorsque je vous ai vu arriver ici pour la première fois, je me suis dit +de mon côté: mon nouveau voisin est jeune, ça doit faire un gaillard; il +amènera un régiment de colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme +en indiquant du doigt la chambre d'Octave, ça me réjouira la vue; et ce +soir, quand je vous ai vu à votre fenêtre et que j'ai eu l'idée de vous +inviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble notre jour de +naissance, je me suis dit encore: Bon, ça va être gai, nous nous +conterons nos fredaines. Et puis... pas du tout, voilà que nous sommes +trompés tous deux: c'est moi qui suis le jeune homme, et c'est vous qui +avez des cheveux blancs. C'est prodigieux, n'est-ce pas? acheva le vieux +bonhomme en regardant Octave, qui ne put s'empêcher de sourire.</p> + +<p>—Voyons, dit le bonhomme Jadis en frappant sur l'épaule d'Octave, +avouez que je vous fais peur, que vous me prenez pour un libertin, pour +un fou tout au moins. Ah! fit le vieillard avec un autre accent et en +levant les yeux vers le ciel, fou... oui, je le suis peut-être, et Dieu +me la conserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personne +et qui me fait du bien à moi. Eh! mais, dit-il en relevant la tête après +un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce que je crois, jeune +homme.</p> + +<p>Et débouchant un second flacon, il versa du vin dans les verres.</p> + +<p>Octave avait d'abord eu l'idée de chercher une excuse pour se retirer; +mais un vague instinct de curiosité le retint près de ce singulier +vieillard: il but le verre que le bonhomme venait de remplir.</p> + +<p>—Ah! bon vin de mon pays, disait celui-ci en buvant lentement, tu as +baptisé mon premier amour; et quand tu coules dans ma poitrine, il me +semble que mon cœur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays! +Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convive dans les +yeux, vous n'aurez rien à me conter? Au fait, qu'est-ce que vous me +pourriez dire? vous ne savez rien, puisque vous vivez dans un trou.</p> + +<p>—Ah! c'est bien triste, autant vaudrait avoir pour voisin un +séminariste. Quel funèbre compagnon vous faites! Dieu vous punira, jeune +homme.</p> + +<p>Octave releva la tête et regarda son hôte, dont le visage s'animait de +plus en plus.</p> + +<p>—Dieu me punira! dit Octave, qu'est-ce que je fais donc de mal? +pourquoi?</p> + +<p>—À quoi bon vous le dire? reprit le vieillard, vous ne me comprendriez +pas. Vous ne croyez pas à mon évangile; c'est pourtant un livre honnête, +car il conseille le bonheur, qui est la santé de l'âme. Après tout, +continua le bonhomme, vous n'avez que vingt ans; vous êtes en retard, +c'est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurez perdu +le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager; cette maison m'attriste +maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à la fenêtre sans apercevoir +une vieille figure. Je comptais sur votre voisinage; mais.... Bah! n'en +parlons plus. J'irai loger de l'autre côté de l'eau, dans le quartier +latin, c'est plein de jeunes gens; quelquefois je vais m'y promener. Je +monte dans les maisons, sous le prétexte de louer un logement, j'entre +partout, je regarde, j'écoute. Quelles jolies filles, quelle bonne +humeur! comme tout ce monde-là est heureux! Seulement ils ont le tort de +boire trop de bière; c'est mauvais, ça glace le sang. Parlez-moi du vin, +à la bonne heure. Et il se versa une nouvelle rasade.</p> + +<p>En ce moment, le vent qui soufflait des hauteurs de Montmartre secouait +à la fenêtre de la salle à manger les lambeaux d'une vieille ronde +populaire nouvellement arrangée en quadrille; et un musicien d'alentour, +qui faisait à sa croisée des exercices de hautbois, se mit à répéter +comme un écho l'air exécuté par l'orchestre de la barrière.</p> + +<p>Le bonhomme Jadis, qui s'était subitement tu quand il avait entendu les +sons lointains de cette musique, tressaillit et se leva précipitamment +lorsque le hautbois du voisinage répéta l'air, dont pas une note n'était +perdue.</p> + +<p>Comme Octave faisait quelque bruit en se remuant sur sa chaise, le +vieillard, qui avait l'oreille tendue dans la direction où l'on +entendait l'instrument, se retourna vers le jeune homme et lui dit +presque brutalement:</p> + +<p>—Chut! taisez-vous donc.</p> + +<p>Mais le hautbois avait cessé. Il s'était mis à jouer des fragments de +musique empruntés aux opéras nouveaux.</p> + +<p>—Il faudra que je découvre ce musicien, dit le bonhomme Jadis; et il +allait verser à boire, quand le hautbois capricieux laissa de côté la +musique moderne et recommença le vieil air populaire.</p> + +<p>—Ah! le bon musicien, fit le bonhomme Jadis en se levant tout à fait et +en se mettant à danser dans la chambre; le bon musicien! comme c'est +bien ça.—Ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui paraissait +de plus en plus surpris.</p> + +<p>—Je vais vous dire, j'ai beaucoup aimé sur cet air-là autrefois, au +temps où cette culotte, que vous me voyez, était neuve, l'habit aussi et +mes mollets aussi, dit en riant le bonhomme en frappant sur ses jambes +grêles. Ah! les pauvres quilles; elles se sont joliment trémoussées sur +cet air-là. Et pourtant, si j'avais ma pauvre Jacqueline et que nous +fussions sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur un tonneau et +raclant sur son violon ce vieil air, je ne m'en tirerais pas encore trop +mal. Ah! Jacqueline, voilà une fille; on l'appelait <i>la belle aux cent +amoureux.</i> Et ce n'était pas assez dire, tout le pays en tenait pour +elle; il y avait à l'armée une compagnie de gens qui s'étaient faits +soldats à cause d'elle; j'en ai fait partie à mon tour.</p> + +<p>Pour cette fois, Octave ne douta plus que son vieux voisin ne fût fou.</p> + +<p>Une nouvelle bouffée de vent apporta les sons de l'orchestre de la +guinguette, où l'on dansait encore le vieux quadrille dont le principal +motif avait été répété par le hautbois.</p> + +<p>Le bonhomme Jadis ne put pas y résister cette fois.</p> + +<p>—Encore un coup, dit-il en vidant la bouteille, buvons et en route!</p> + +<p>—En route! dit Octave, pendant que son voisin mettait son chapeau. Où +allons-nous?</p> + +<p>—Eh! parbleu,—nous allons à la danse. Ces diables de violons qui +s'avisent de jouer cet air-là justement aujourd'hui, quand je suis dans +mes idées. Il me semble que c'est Jacqueline qui m'appelle. Allons, +jeune homme, en avant!</p> + +<p>Octave hésitait, mais la curiosité l'emporta.</p> + +<p>—Je vous accompagnerai, dit-il.</p> + +<p>—Encore un coup, fit le vieillard en montrant les verres, ça donnera +des jambes.</p> + +<p>—Encore un coup, donc, dit Octave en trinquant avec le bonhomme Jadis.</p> + +<p>—Et en route! fit celui-ci. Vous voyez que je marche droit et sans +canne, dit-il à Octave. Au bout d'une demi-heure, le vieillard et le +jeune homme couraient toutes les guinguettes de la barrière.</p> + +<p>Dans chaque bal où il entrait suivi de son compagnon, le costume +singulier du bonhomme Jadis lui attirait de bruyantes ovations mêlées de +rires et de quolibets; mais le vieillard ne se fâchait pas et savait +toujours répondre à ceux qui l'agaçaient, quelque repartie qui mettait +les rieurs de son côté.</p> + +<p>—C'est bien fâcheux, disait le bonhomme à Octave, je n'entends plus mon +air, j'aurais volontiers dansé.</p> + +<p>—Vous oseriez... devant le monde! fit Octave avec inquiétude.</p> + +<p>—Et pourquoi non? J'ai bien osé d'autres choses sur cet air-là. Tenez, +quand je me suis fait soldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j'avais +à peu près votre âge, et je n'étais certainement pas la valeur en +personne. La première fois que je me suis trouvé en face des +Autrichiens, dans les plaines de la Lombardie, j'ai joliment regretté ma +Bourgogne et le violon du gros Blaise; et si on m'avait offert mon +congé, je l'aurais bien accepté. Quand j'ai entendu le premier coup de +canon,—c'était un tapage horrible, de la fumée, des cris de mort!—je +n'étais pas à mon aise. Notre commandant nous crie: Braves soldats, +c'est notre tour! en avant! en avant! C'était justement du côté des +canons. Tous mes camarades partent comme s'ils couraient à la fête; moi, +je manquais d'enthousiasme.—Mais voilà que la musique d'un régiment qui +était en position s'avise justement de jouer mon air... <i>Tra deri dera, +deri dera;</i> moi, si doux et si paisible, j'avais à peine entendu la +ritournelle, que je me métamorphosai en héros, je devins un vrai lion, +il me poussait une crinière, et me voilà en avant de mon escadron, +engagé dans une charge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au +poing, jurant, tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air <i>Tra +deri dera, deri dera, la la,</i>—j'allais comme le diable.—Tout à coup +je rencontre sur mon chemin un grand gaillard tout doré, qui tenait un +drapeau. <i>Tra deri,</i> ça ferait une jolie robe pour Jacqueline, que je me +dis, et je lui tombe dessus, <i>deri dera</i>.—Je le coupe en deux,—<i>Tra +deri</i>;—je lui enlève son drapeau, <i>deri deri</i>,—Le général +m'embrasse, on met mon nom à l'ordre du jour de l'armée... et la +république me fait cadeau d'un sabre d'honneur. <i>Tra deri dera, la la +deri</i>,—En 1812 un aide de camp de Murat vient nous prier très poliment +de nous donner la peine d'entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre +colonel salue l'aide de camp et lui répond: On y va. En arrivant sous +les murs de la redoute, nous n'étions plus que quarante de notre +escadron, et le canon tonnait... l'on aurait dit un tremblement de +terre. C'est pour le coup que je regrettais le violon du gros +Blaise.—Mes camarades et moi, nous hésitions un peu, et je me disais à +moi-même en regardant la terrible redoute:—Bien sûr, c'est imprudent +d'entrer là-dedans. Mais voilà-t-il pas qu'une musique éloignée se met à +jouer mon air, <i>tra deri...</i> Je pars en avant, les miens me suivent, et +nous tombons dans la redoute, terribles et rapides comme des boulets +vivants.... Un régiment presque entier nous suit, puis deux, puis trois. +On fait un hachis de Russes, et j'attrape la croix d'honneur, toujours +sur mon air <i>Tra deri deri dera</i>,—et après ça, comment diable +voulez-vous que j'aie peur de danser dans un bal?</p> + +<p>Comme le bonhomme achevait son récit, l'orchestre commença précisément +le quadrille en vogue dans lequel se trouvait l'air sur lequel le vieux +soldat avait accompli ses exploits guerriers.</p> + +<p>—Ah! enfin, dit le vieillard, nous y voilà.... Et, quittant le bras +d'Octave, qui ne put le retenir, il fit le tour du bal pour aller +inviter une danseuse. Il s'arrêta devant une jeune fille de dix-huit ou +vingt ans, vêtue d'une toilette de couleur claire. Elle avait de jolis +yeux gris bleu, des cheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et +un grand air d'honnêteté sur son visage.</p> + +<p>—Elle est charmante, dit le vieillard. Et, s'approchant de la jeune +fille, qui paraissait être venue seule au bal, le bonhomme Jadis ôta son +petit chapeau rond, se ploya en deux comme un arc, et enchâssa son +invitation dans un compliment qui avait une tournure tout à fait +galante.</p> + +<p>La jeune fille leva les yeux sur ce cavalier singulier, et ne put +s'empêcher de sourire en voyant le costume du vieux bonhomme, qui +ressemblait à un Colin d'opéra-comique.</p> + +<p>—Mais, monsieur, répondit-elle d'une voix douce, je ne sais pas danser.</p> + +<p>—Vous ne savez pas danser!... fit le bonhomme. Ah! ciel! c'est +prodigieux... mais moi, j'ai su danser avant de savoir lire.</p> + +<p>—Du moins, je ne sais pas danser comme on danse aujourd'hui, répondit +la jeune fille.</p> + +<p>—Oh! ni moi... répliqua le vieillard, ni moi.... On va un peu plus loin, +en effet, aujourd'hui... ce sont presque des tours de force.... Cependant +je n'ai pas oublié les figures... dit-il; et sur cet air qu'on joue en +ce moment, je suis sûr de me tirer d'affaire.... Si vous voulez que nous +essayions... fit le bonhomme Jadis en revenant à la charge.</p> + +<p>—Oh! non merci, monsieur... dit la demoiselle. Je ne suis pas venue +dans l'intention de danser. Je suis entrée ici par curiosité... un +moment... parce que c'était sur mon chemin.... Je n'ai pas l'habitude +d'aller au bal.... Merci....</p> + +<p>—Cependant... fit le bonhomme en insistant, sur cet air-là, qui est si +joli... Écoutez-donc... <i>Tra deri, deri dera.</i> Hein! Comme c'est gai... +<i>deri, dera</i>.... Ça ne vous donne pas envie? ajouta-t-il en battant fort +prestement un entrechat.</p> + +<p>—Merci, monsieur, merci, répondit la jeune fille en se cachant la +figure pour ne pas rire.—D'ailleurs il va pleuvoir, dit-elle.</p> + +<p>En effet, le ciel s'était chargé, l'air était lourd, le ciel se coupait +d'éclairs par intervalles; et le quadrille était à peine commencé, +qu'une grosse pluie vint disperser les danseurs, qui se réfugièrent dans +le café, où il n'y eut bientôt plus assez de place.</p> + +<p>Pendant le dialogue de son vieux voisin avec la jeune fille, Octave +s'était tenu à quelque distance. Mais quand l'orage avait éclaté, il +s'approcha du bonhomme Jadis et lui dit:</p> + +<p>—Il faut nous retirer. Il est tard, d'ailleurs.</p> + +<p>—Où diable voulez-vous que nous allions, dit le vieillard, par ce temps +affreux? Un vrai déluge! Il faut entrer quelque part... prendre quelque +chose. Nous ne pouvons pas rester là. Voilà déjà que je ressemble à une +éponge...—Ah! mon dieu! fit-il en se retournant vers la jeune fille.... +Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas rester dehors.... Vous allez +gâter votre jolie toilette. Venez avec nous vous mettre un instant à +l'abri.</p> + +<p>—Merci, monsieur, dit-elle, je vais m'en aller... je prendrai une +voiture... je ne demeure pas loin d'ailleurs, rue Rochechouart... c'est +à côté....</p> + +<p>Et, mal abritée sous un petit acacia faisant dôme, elle regardait +tristement la pluie qui commençait à mouiller sa robe.</p> + +<p>—Rue Rochechouart, dit le bonhomme Jadis, mais alors nous sommes +voisins, mademoiselle.—Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne +levait pas les yeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d'Auvergne, +numéro....</p> + +<p>—Tiens, fit la jeune fille, nos maisons se touchent... moi j'habite le +pensionnat de demoiselles....</p> + +<p>—Ah! fit Octave en levant les yeux. J'ai une fenêtre qui donne sur le +jardin.</p> + +<p>—Eh bien, c'est ça! fit le bonhomme Jadis, nous sommes tous voisins.... +Alors mademoiselle n'a plus de raisons pour refuser de se mettre avec +nous à l'abri; nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous +reconduirons mademoiselle; il sera un peu tard... comme elle est +seule....</p> + +<p>—En effet... ce serait plus prudent... dit Octave. La jeune fille garda +le silence. Le bonhomme Jadis regarda les deux jeunes gens; un sourire +courut sur ses lèvres, et il chantonna tout bas le refrain de son vieil +ami: <i>Tra deri, dera, dera.</i></p> + +<p>—Allons, dit-il, voilà qui est entendu... entrons là-dedans. Et il se +dirigea vers le café du jardin champêtre, laissant derrière lui la jeune +fille et Octave, très embarrassés tous les deux.</p> + +<p>—Eh bien, venez-vous? s'écria le vieillard, sur la porte du café.</p> + +<p>—Nous voici, dit Octave, qui, après une courte hésitation se décida à +offrir la main à sa compagne pour l'aider à franchir une petite mare +d'eau.</p> + +<p>Ce fut seulement bien après minuit que l'on put songer à se retirer. +L'orage n'avait point cessé, et il avait plu à torrents.</p> + +<p>—Nous allons être à l'amende, disait le bonhomme Jadis à Octave, en +entendant sonner une heure du matin comme ils passaient à la barrière.</p> + +<p>—Une heure... déjà... mon Dieu! fit la jeune fille avec épouvante.—Si +on n'allait pas m'ouvrir....</p> + +<p>—Hi! hi! hi! fit le bonhomme Jadis en lui-même. Ça serait drôle... <i>Tra +deri</i>,—très drôle... <i>deri dera</i>....</p> + +<p>—Rassurez-vous, mademoiselle, disait Octave à sa compagne, dont il +sentait le cœur battre sous son bras, nous voici arrivés; dans un +moment nous serons à votre porte....</p> + +<p>Et il pressait le pas, tandis que le vieux voisin ralentissait exprès sa +marche, en murmurant des mots décousus, comme:</p> + +<p>—Il sera trop tard... pauvre fille... rester à la porte... à la belle +étoile...—Ah! bah! <i>tra deri...</i> si mon jeune ami savait s'y prendre... +l'hospitalité... de mon temps... <i>deri dera</i>... je sais bien ce que +j'aurais fait... pas de maîtresse... à vingt ans... <i>tra deri...</i> c'est +prodigieux, <i>deri dera</i>....</p> + +<p>—Tiens! Tiens! on n'ouvre pas, dit-il en s'arrêtant tout à fait à +quelque distance des deux jeunes gens, qui étaient arrêtés devant une +maison de la rue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la +tour d'Auvergne.</p> + +<p>Trois ou quatre coups de marteau retentirent violemment dans le silence +et furent répétés par tous les échos de la rue déserte.</p> + +<p>—C'est qu'on n'ouvre pas... tout de même, continuait le bonhomme Jadis +en se rapprochant. Comment vont-ils se tirer de là?</p> + +<p>Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, qui resta close.</p> + +<p>—Eh bien, fit le vieillard en s'approchant, ils sont donc sourds?</p> + +<p>—Ah! mon Dieu, disait la jeune fille, qui paraissait en proie à une +grande agitation, qu'est-ce que madame va dire? Et le portier qui +n'entend pas!</p> + +<p>—Madame? Qui ça, madame? demanda le bonhomme.</p> + +<p>—La directrice de la pension où je suis sous-maîtresse; je devais être +de retour à dix heures. Mon Dieu! je vous en prie, ajouta-t-elle en +parlant à Octave, frappez plus fort, on entendra peut-être.</p> + +<p>Octave frappa, mais plus doucement qu'il n'avait fait, et tout en +frappant il regardait la jeune fille, dont l'inquiétude était à son +comble, et il aperçut une larme qui roulait sur sa joue. Ces pleurs dans +ses yeux bleus causèrent au jeune homme une telle impression qu'il +n'avait plus la force de frapper.</p> + +<p>—On n'entend pas, dit-il, c'est inutile. Comment faire? Et il regarda +sa compagne.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu, reprit le bonhomme Jadis d'une voix ironiquement +dolente, comment faire?</p> + +<p>—Comment faire? dit doucement la jeune fille.</p> + +<p>—Ah! s'écria-t-elle en relevant la tête, j'entends du bruit... on a +entendu.</p> + +<p>—C'est impossible, s'écria Octave, tout le monde dort.</p> + +<p>—Mais on s'est réveillé.... Vous avez frappé trop fort, jeune homme, lui +dit à l'oreille le bonhomme Jadis. C'est égal, la partie est bien +engagée, mes compliments.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas, fit Octave.</p> + +<p>—<i>Tra deri dera</i>, chantonna le vieillard.</p> + +<p>Pendant ce temps-là une petite fenêtre en œil-de-bœuf venait de +s'ouvrir au-dessus de la porte cochère.</p> + +<p>—Qui est là? dit une voix.</p> + +<p>—C'est moi, répondit presque à voix basse la jeune fille.</p> + +<p>—Qui, vous? demanda la voix; ça n'est pas un nom ça.</p> + +<p>—Mademoiselle Clarisse, de chez Madame Hubert, la maîtresse de pension; +ouvrez.</p> + +<p>—Ah! c'est vous, répliqua la voix. C'est vous qui rentrez à des heures +pareilles.... C'est du joli! Excusez....</p> + +<p>—Mais ouvrez donc, s'écria Octave avec vivacité; voilà une heure que +nous sommes à la porte.</p> + +<p>—Chut! dit doucement Clarisse en mettant sa main sur la bouche du jeune +homme, ne le fâchez pas, il est méchant et serait capable de ne pas +m'ouvrir.</p> + +<p>—Ouvrirez-vous, à la fin? cria Octave d'une voix de tonnerre.</p> + +<p>Le bonhomme Jadis avait entendu la recommandation faite tout bas par la +jeune fille; et voyant de quelle façon le jeune homme lui avait obéi, il +s'approcha d'Octave et lui glissa à l'oreille:</p> + +<p>—Très bien! Je vous les réitère, mes compliments.</p> + +<p>—Puisque c'est comme ça qu'on me parle, reprit la voix du portier, je +n'ouvrirai pas; à cette heure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n'y +a que les vagabonds qui sont dehors.</p> + +<p>—Vous voyez, fit Clarisse à Octave.... Je vous l'avais bien dit, il est +fâché; j'en étais bien sûre, on va me laisser à la porte, et demain +Madame Hubert ne voudra plus me recevoir. Qu'est-ce que je deviendrai? +Et elle se mit à fondre en larmes.</p> + +<p>—Voyons, mon brave homme, dit le bonhomme Jadis au portier... vous ne +laisserez pas cette pauvre petite à la porte. Vous avez la voix +grosse... mais vous êtes sensible, le cœur est bon.... Allons! ajouta le +bonhomme, le cordon, s'il vous plaît.</p> + +<p>Le portier crut qu'on se raillait de lui; et il s'apprêtait à refermer +la fenêtre, quand il entendit les pas d'une patrouille qui s'avançait +dans la rue; il craignit qu'on ne l'appelât, et, sans répondre, il tira +le cordon.</p> + +<p>Au moment où elle s'y attendait le moins, Clarisse, qui était appuyée +contre la porte, la sentit fléchir sous elle....</p> + +<p>—Il a ouvert! Il a ouvert. Merci, messieurs, je rentre bien vite.... Ah! +j'ai eu bien peur, ajouta-t-elle en regardant Octave, qui paraissait +tout stupéfait. Adieu! dit-elle; et elle disparut, fermant la porte +derrière elle.</p> + +<p>—Eh bien, dit le bonhomme Jadis à Octave, qui ne bougeait pas, est-ce +que nous allons coucher là, mon jeune ami?</p> + +<p>—Non, non, répondit machinalement Octave en regardant toujours la +porte; le portier avait pourtant dit qu'il n'ouvrirait pas, ajouta-t-il.</p> + +<p>—Oui, mais il a ouvert; c'est égal, dit le vieillard, vous êtes en bon +chemin maintenant. C'est toujours tout droit; et comme vous allez d'un +assez bon pas, à ce que j'ai pu voir, vous arriverez. Et maintenant, +allons nous coucher.</p> + +<p>Arrivés à leur porte, Octave et le bonhomme Jadis recommencèrent le même +manège qu'ils venaient de faire à la porte de Mademoiselle Clarisse. Ce +ne fut qu'au bout d'un grand quart d'heure que le portier consentit à +leur ouvrir.</p> + +<p>Octave se jeta sur son lit et ne dormit presque pas. Le lendemain, dès +le matin,—il était installé à la petite fenêtre donnant sur le jardin +de l'institution de demoiselles. À l'heure de la récréation des élèves, +Octave aperçut enfin mademoiselle Clarisse. Elle était assise sur un +petit banc appuyé au mur, et justement situé dans une perpendiculaire +directe au-dessous de la fenêtre du jeune homme. Tout à coup un petit +papier attaché à un petit morceau de bois tomba sur le livre qu'elle +tenait à la main. La jeune fille releva la tête et aperçut Octave;—elle +lui sourit en mettant un doigt sur sa bouche, ramassa le petit papier et +le mit dans sa poche; puis, la cloche ayant sonné pour la rentrée en +classe, elle disparut avec ses élèves. Octave sauta en bas de la fenêtre +et exécuta une danse folle.</p> + +<p>—Bravo!... bravo! cria une voix qui venait d'une fenêtre de la cour.</p> + +<p>Octave courut à sa croisée—qui était resté ouverte—et il aperçut le +bonhomme Jadis qui jardinait comme de coutume.</p> + +<p>—Eh bien, nous savons donc danser maintenant? dit le vieillard.</p> + +<p>Octave lui répondit par un sourire accompagné par un geste amical.</p> + +<p>Le soir du même jour, le portier monta tout essoufflé et tout effaré....</p> + +<p>—Monsieur Octave, dit-il... c'est extraordinaire... ce qui arrive....</p> + +<p>—Quoi donc? demanda le jeune homme avec inquiétude.</p> + +<p>—Une lettre... une lettre pour vous!... C'est une dame qui l'a +apportée.... Nous en avons été saisis, ma femme et moi....</p> + +<p>—Donnez donc vite, s'écria Octave en prenant la lettre des mains du +portier, sur qui il referma sa porte.</p> + +<p>Quelques jours après,—le matin,—comme le bonhomme Jadis arrosait ses +fleurs, il entendit un duo d'éclats de rire qui s'échappait de la +chambre d'Octave.</p> + +<p>—Ah! dit le bonhomme en se frottant les mains, je n'ai plus besoin de +déménager; j'ai mon affaire en face de moi, ça me rappellera Jacqueline. +Vingt ans! et pas d'amourettes! c'était trop fort aussi... À la bonne +heure, maintenant.—Il faut bien se ranger. <i>Tra deri, deri dera.</i></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Les_amours_dOlivier" id="Les_amours_dOlivier"></a><a href="#table">Les amours d'Olivier</a></h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Ib" id="Ib"></a><a href="#table">I</a></h2> + + +<p>Olivier avait vingt ans. La poésie n'avait d'abord été chez lui qu'une +maladie de la première jeunesse, qu'un premier amour avait fort +envenimée, et que plus tard la fréquentation de jeunes gens voués à +l'art avait rendue chronique. Le père d'Olivier, homme très rigide et +très positif, voulait faire suivre à son fils la carrière du commerce, +et dans cette intention il avait envoyé Olivier prendre des leçons de +tenue de livres chez un professeur du quartier. C'était un homme déjà +vieux, ayant mené longtemps la vie des joueurs et des débauchés, et le +moins habile physionomiste aurait lu facilement sur sa figure la carte +de tous les mauvais penchants. À quarante-cinq ans cet homme, qui +s'appelait M. Duchampy, avait épousé une jeune fille qu'il avait +séduite. À l'époque où Olivier vint prendre des leçons chez lui, M. +Duchampy était marié depuis quelques années; sa femme avait vingt-quatre +ans. C'était une femme de cette race frêle et maladive, où les poètes de +l'école poitrinaire vont ordinairement chercher leur idéal. Madame +Duchampy possédait toutes les grâces langoureuses et attractives de ces +sortes de tempéraments, hypocrites quelquefois, et qui, sous une +apparence de faiblesse, cachent de grandes provisions de force et +d'ardeur. Ses yeux d'un bleu indécis s'allumaient parfois d'un éclair +fugace aux lueurs duquel son visage, ordinairement calme et pâle, +s'animait et se colorait à la fois. Mais ce n'étaient là que de rares +accidents, de passagères éruptions de vie, résultant peut-être d'un flux +de jeunesse et de passion comprimées. Sans être précisément un appel à +la pitié, son sourire excitait l'intérêt, et paraissait accuser +confusément une vie de souffrances ignorées dont la confidence, faite de +sa voix lente et douce, pouvait être souhaitée par un jeune homme enclin +à l'élégie. Madame Duchampy restait souvent le soir dans la salle +d'étude où Olivier venait prendre sa leçon quotidienne. Elle travaillait +à quelque ouvrage de tapisserie ou donnait ses soins à une petite fille +de deux ans, qui, dans les bras de sa mère, semblait une fleur mourante +attachée à un arbrisseau malade. Pendant que son professeur s'occupait +auprès de ses autres élèves, Olivier détournait les yeux de ses cahiers +noirs de chiffres, et regardait Madame Duchampy, qui s'arrangeait +toujours de façon à être surprise dans quelque attitude de coquetterie +maternelle.</p> + +<p>Il arriva une chose bien simple: c'est qu'Olivier n'apprit aucunement la +tenue des livres, et qu'il devint parfaitement amoureux de la femme de +son professeur. Un soir madame Duchampy se trouvant seule avec Olivier, +elle lui fit ses confidences. C'était quelques jours après la mort de sa +petite fille. Olivier tomba à ses genoux et laissa couler sur ses mains +ces larmes toutes chaudes de sincérité qui gonflent les cœurs naïfs. Il +eut toute l'éloquence de l'inexpérience. Il exprima la passion réelle +avec l'accent vrai, et il fut écouté d'autant plus qu'il était attendu. +À compter de ce jour-là Madame Duchampy s'appela Marie pour Olivier.</p> + +<p>Cependant, quoi qu'il eût fait pour enrayer ses progrès, afin d'avoir un +prétexte pour venir dans la maison, au bout de six mois de leçons +Olivier en savait assez pour entrer dans n'importe quel comptoir +commercial. Son professeur le lui déclara un jour; mais il ajouta: +«J'espère néanmoins que cela ne vous empêchera pas de venir nous voir, +et le plus souvent sera le mieux.» Olivier vint hardiment tous les +jours.</p> + +<p>Le professeur ne paraissait aucunement s'inquiéter de cette assiduité. +Il en connaissait parfaitement le motif; mais il savait à quoi s'en +tenir sur les relations de ce jeune homme avec sa femme, et se tenait +rassuré sur l'innocence de cette passion, qui vivait dans l'outre-mer du +platonisme le plus pur. Un jour M. Duchampy surprit une lettre que le +poète écrivait à Marie. Cette épître, que le pudique Joseph lui-même +aurait signée sans difficulté, commençait par ces mots: «Ma sœur!» M. +Duchampy poussa un grossier éclat de rire.</p> + +<p>—Et vous, demanda-t-il à sa femme, le nommez-vous mon frère? Cela +serait curieux. Mais en vous appelant ainsi de ces noms fraternels, ne +savez-vous point que vous semez tout simplement de la graine d'inceste +dans le terrain de l'adultère?</p> + +<p>—Olivier est un enfant, dit Marie; c'est de l'amitié qu'il a pour moi, +c'est de la pitié que j'ai pour lui. Voilà tout, vraiment; mais, si vous +le désirez, je le renverrai.</p> + +<p>—Non pas! répliqua le mari. À moins qu'il ne vous ennuie trop avec son +amour bleu de ciel. Gardez-le, cela m'est égal.</p> + +<p>Au fond, M. Duchampy était réellement fort indifférent. Il n'aimait sa +femme que comme un être docile et silencieux sur lequel il pouvait à +loisir épancher ses colères quand il avait perdu au jeu. D'un autre +côté, l'assiduité d'Olivier lui servait de prétexte pour s'échapper de +son ménage et courir de honteux guilledous.</p> + +<p>Les amours de Marie avec Olivier durèrent dix-huit mois, pendant +lesquels ils ne s'écartèrent point des pures régions du sentiment. Au +bout de ce temps, des pertes successives faites au jeu engagèrent M. +Duchampy dans d'assez méchantes affaires, compliquées de faux. Il fut +forcé de fuir en Angleterre pour éviter des poursuites. Sa femme resta à +Paris, sans ressources. Olivier, qui jusqu'alors n'était resté avec +Marie que du matin jusqu'au soir, y resta une fois du soir jusqu'au +matin: c'était une nuit d'hiver, une de ces longues nuits, si longues et +si dures pour les pauvres, si courtes et si douces pour ceux qui les +passent les bras au cou d'une femme aimée. Mais le réveil de cette nuit +fut terrible. Madame Duchampy était avertie qu'elle allait être +poursuivie comme complice de son mari, affilié à une société de gens +suspects. Voyant la liberté de sa maîtresse menacée, et sans réfléchir +un seul moment qu'il pouvait se compromettre en la dérobant aux +poursuites dont elle était l'objet, Olivier voulut sauver celle qui +n'avait désormais d'autre appui que lui. Comme il ne pouvait l'emmener +dans la maison de son père, où il logeait, Olivier pensa à un jeune +peintre de ses amis qui, outre l'atelier où il travaillait, possédait +dans un quartier voisin une chambre qui lui servait seulement pour +coucher. Urbain consentit à céder cette chambre à Olivier, qui vint y +cacher sa maîtresse. Urbain venait quelquefois passer la soirée avec les +deux jeunes gens à qui il donnait l'hospitalité. Après plusieurs visites +il revint un jour pendant l'absence d'Olivier, et passa beaucoup de +temps avec Marie; le lendemain il revint de nouveau, et aussi le +surlendemain. Le troisième jour, en rentrant le soir, Olivier ne trouva +plus personne dans la chambre:—Marie était partie, laissant pour +Olivier une lettre très laconique.</p> + +<p>Elle lui apprenait qu'ayant reçu avis qu'on avait découvert son refuge, +elle avait dû en chercher un autre chez une parente. Olivier ne lui en +connaissait pas. Dans sa lettre Marie conseillait à son amant de ne +point compromettre sa sûreté en cherchant à la voir, et lui ajournait à +huit jours de là une entrevue, le soir, place Saint-Sulpice.</p> + +<p>Olivier courut à l'atelier d'Urbain, pour lui apprendre ce qui lui +arrivait.</p> + +<p>Le peintre le reçut avec un air embarrassé.</p> + +<p>—J'étais allé dans ma chambre tantôt pour prendre quelque chose dont +j'avais besoin, dit Urbain. J'ai trouvé Marie en émoi: elle venait de +recevoir l'avis dont elle parle dans la lettre; elle est partie +sur-le-champ.... Je l'ai accompagnée, ajouta-t-il maladroitement.</p> + +<p>—Alors, tu sais où elle est? dit Olivier avec vivacité.</p> + +<p>—À peu près, répondit le peintre, mais ce secret n'est point le mien, +et je ne puis rien te dire. Qu'il te suffise de savoir que Marie est en +sûreté; et comprends bien que, pour un certain temps, toi, qui es +peut-être surveillé aussi, suivi sans doute, il importe, et la prudence +l'exige, que tu cesses de voir Marie. Au reste, ajouta Urbain, je suis +tout à toi, et je ferai auprès de ta maîtresse toutes les commissions +dont tu me chargeras.</p> + +<p>Olivier n'eut aucun soupçon. Au jour que lui avait indiqué Marie, il se +trouva le soir place Saint-Sulpice; l'heure désignée avait déjà sonné et +Marie n'était pas encore arrivée. Au moment où il commençait à perdre +patience, il aperçut venir Urbain.</p> + +<p>—Marie est malade et ne peut sortir ce soir, dit le peintre.</p> + +<p>—Malade! fit Olivier, pâle d'angoisse. Conduis-moi vers elle.</p> + +<p>—Non, reprit Urbain, elle me l'a défendu. Olivier regarda son ami, qui, +malgré lui, baissa les yeux.</p> + +<p>—Je veux voir Marie absolument, dit Olivier, entends-tu cela? ce soir, +tout de suite, sans retard. Arrange-toi comme tu voudras; qu'elle vienne +ou que j'aille la trouver. Choisis, il faut que je la voie.</p> + +<p>—C'est bien, dit Urbain, qui paraissait inquiet. Je vais aller dire à +Marie, malade, brûlée par la fièvre, qu'elle quitte son lit pour courir +la rue, sous les frissons d'un ciel noir; je lui dirai que, dût-elle +arriver en rampant sur le pavé et tomber morte sur cette place, il faut +qu'elle vienne.</p> + +<p>—Pourquoi ne veux-tu pas me conduire chez elle? dit Olivier doucement.</p> + +<p>—Parce qu'elle ne peut point te recevoir là où elle est; ce n'est pas +chez elle.</p> + +<p>—Mais elle te reçoit bien, toi.</p> + +<p>—Je ne suis pas son amant, moi, je ne suis que son ami à peine, et le +tien; le trait d'union qui vous unit, voilà tout ce que je suis. Que +décides-tu? Demain... après... dans quelques jours Marie pourra sortir +sans danger pour sa santé et pour sa liberté. Attends.</p> + +<p>—Je n'attendrai pas une minute, dit Olivier; va chercher Marie.</p> + +<p>—C'est bien, répondit Urbain, j'y vais. Une idée terrible traversa +l'esprit d'Olivier. Marie est chez Urbain, lui cria un instinct +prophétique; et il s'élança sur les traces du peintre, le rejoignit, et +sans avoir été aperçu, le vit entrer chez lui. Olivier se cacha dans un +angle obscur du voisinage pour surprendre Urbain au moment où il +sortirait. Au bout de quelques instants le peintre sortit de la maison +où était son atelier; il n'était point seul, quelqu'un l'accompagnait, +c'était un jeune homme.</p> + +<p>Olivier respira plus librement, seulement son inquiétude n'avait pas +cessé.</p> + +<p>Comment Urbain, qui l'avait quitté pour aller chercher Marie, +revenait-il avec un jeune homme et non avec Marie? et si ç'avait été +elle, comment et pourquoi se serait-elle trouvée chez Urbain? Olivier se +posait toutes ces questions en rejoignant à la hâte la place +Saint-Sulpice par un chemin plus abrégé que celui pris par Urbain. Aussi +arriva-t-il quelques secondes avant lui.</p> + +<p>—Et Marie? cria Olivier en voyant Urbain s'avancer sur la place, où +est-elle, Marie?</p> + +<p>—Me voilà, répondit une voix, la voix du compagnon d'Urbain, qui +n'était autre que Marie sous des habits d'homme.</p> + +<p>—Ah! fit Olivier.... C'était donc toi, tout à l'heure!</p> + +<p>—Mais le cri de sa maîtresse, la révélation subite de la trahison +d'Urbain, avaient frappé Olivier au cœur,—il chancela comme un homme +qui vient de recevoir une balle, et sans l'appui d'un arbre qui se +trouvait derrière lui, il serait tombé sur le pavé.</p> + +<p>—Le malheureux! s'écria Marie, en se précipitant vers Olivier.</p> + +<p>—Allons, bon! dit Urbain avec impatience, allons-nous faire des scènes +en public, à présent? Pourquoi êtes-vous venue? Laissez-moi seul avec +Olivier, nous nous expliquerons, c'est impossible devant vous; allez... +retournez à la maison.</p> + +<p>Jamais les plus orageuses colères de son mari n'avaient autant épouvanté +la jeune femme que cette brutalité froide. L'attitude cruelle d'Urbain +la trouva sans résistance, et sous son regard impératif elle ploya comme +un saule sous l'ouragan. Après une courte hésitation elle se retira +lentement, laissant Urbain et Olivier seuls sur la place déjà déserte.</p> + +<p>La fraîcheur de l'air tira un instant Olivier de son presque +évanouissement. Il regarda autour de lui.</p> + +<p>—Où est Marie? demanda-t-il.</p> + +<p>—Elle est retournée chez elle, chez moi, répondit Urbain brièvement.</p> + +<p>—Chez elle... chez toi... murmura machinalement Olivier.... C'est donc +vrai... chez elle... chez toi?...</p> + +<p>—Eh bien, oui, puisque nous demeurons ensemble. Après?... Est-ce tout +ce que tu as à me dire?</p> + +<p>Olivier parut chercher une réponse, mais sa pensée était pour ainsi dire +asphyxiée par sa douleur, et sa parole, noyée dans les larmes, +n'arrivait pas jusqu'à sa bouche.</p> + +<p>—Que dire à cela? murmura Urbain, j'aimerais mieux une querelle. Mais +des pleurs ici, des pleurs là-bas sans doute; que le diable les emporte +tous les deux!—Si ce qui arrive est arrivé, c'est autant la faute de +Marie que la mienne;—d'ailleurs—<i>c'était dans ma chambre.</i> Voyons, +dit-il en secouant Olivier, parle-moi, accuse-moi.... Je me défendrai si +je veux.... Marie est ma maîtresse, eh bien, oui! c'est vrai... elle +était bien la tienne!</p> + +<p>Olivier n'entendait pas,—il avait un millier de cloches dans la tête, +qui toutes lui donnaient ce nom, Marie. Sa bouche se contractait +horriblement, et il paraissait souffrir comme s'il eût mâché des +charbons ardents. C'était une espèce d'apoplexie du désespoir.</p> + +<p>—Mais parle-moi donc! s'écria Urbain.</p> + +<p>—Oh! oh! fit Olivier... en tombant aux genoux du peintre... je t'en +supplie... mène-moi voir Marie;—et il retomba dans son insensibilité.</p> + +<p>—Allons, dit Urbain, il n'y a rien à faire.</p> + +<p>Un cabriolet passait. Urbain appela le cocher, lui paya sa course +d'avance, lui donna l'adresse d'Olivier, qui sanglotait comme une fille, +et fit monter celui-ci dans la voiture.</p> + +<p>—Il est malade, le bourgeois, dit le cocher, il pleure.</p> + +<p>—Il est ivre, dit Urbain.</p> + +<p>—Ah! oui, il sue son boire par les yeux, moi j'ai pas le vin tendre. +Hue, la blonde! ajouta le cocher, en allongeant un coup de fouet à sa +rosse.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIb" id="IIb"></a><a href="#table">II</a></h2> + + +<p>Pendant la course Olivier retrouva graduellement un peu de calme. En +arrivant chez lui il alla dire bonsoir à son père, qui le reçut fort +mal. Puis il monta dans sa chambre. Sans même songer à fermer la +fenêtre, par où soufflait une bise aiguë dont les baisers, qui pouvaient +être des caresses mortelles, glissaient sur son front humide d'une sueur +brûlante, Olivier s'assit près d'une table, la tête posée entre ses +mains.</p> + +<p>Avez-vous vu dans un hôpital faire à un homme l'amputation d'un membre? +On étend le malade sur une haute table recouverte d'un drap blanc. Tout +autour se rangent le chirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la +trousse, font cliqueter l'arsenal des instruments de chirurgie. À ce +bruit sinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf qui +entend l'aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de la salle, +les autres malades de l'hôpital viennent voir <i>comme cela se joue.</i> Le +chirurgien retrousse le parement de son habit, choisit un joli +instrument à manche d'ivoire ou de nacre, et, s'il est habile, fend d'un +seul coup l'épiderme. Une rosée pourpre vient tacher le drap. +L'opération est commencée. Le patient crie; ce n'est rien encore. Voici +tous les bistouris, tous les couteaux et les scalpels, toute la meute de +fer et d'acier qui se précipite à la curée et ouvre dans la chair une +brèche sanglante au passage de la scie qui s'en va mordre l'os. Le +chirurgien continue son exécution; et, si c'est un jour de clinique, +tâche de se distinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un +concert à son bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé +l'os. Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et les +tampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entre eux de +l'actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant le patient pousse +un cri suprême: la scie a donné son dernier coup de dent; et le membre, +détaché du tronc, tombe dans une mare de sang.</p> + +<p>Le chirurgien essuie ses outils, lave ses mains, rabat les manches de +son habit, et dit au malade:</p> + +<p>—Adieu, mon brave homme. Vous n'aurez plus la goutte à cette jambe-là; +ou vous n'aurez plus d'engelures à cette main-là, si c'est un bras qu'on +vient de couper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à +chaque genre d'opération.</p> + +<p>Quant au malade, on le transporte dans son lit:—il meurt ou il guérit. +Mais, dans ce dernier cas, il est bien sûr que sa jambe ou son bras +coupé ne lui repousseront pas—et qu'il n'aura plus à subir le martyre +d'une nouvelle amputation.</p> + +<p>Mais si, au lieu d'un membre, il s'agit d'un sentiment, d'une passion, +d'une amitié rompue, d'un amour trahi; si c'est surtout la première de +nos illusions qu'il s'agit d'amputer, c'est autre chose de bien plus +terrible, ma foi! D'ailleurs tout n'est pas fini et l'opération n'a pas +le résultat brutal de l'acier du chirurgien, qui coupe et retranche à +jamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle; à cet amour +trahi un amour nouveau, qui doivent, l'une se rompre encore et l'autre +être encore trahi. Et de nouveau l'expérience viendra vous dire: Je +t'avais pourtant prévenu: pourquoi n'es-tu pas encore guéri? et elle +recommencera ses terribles opérations; mais à peine partie, arrivera +derrière elle l'espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchirera +l'appareil posé par l'expérience et détruira son ouvrage; et ainsi +toujours, jusqu'à la fin de la fin.</p> + +<p>Il est des natures qui ne survivent pas à la mort de leur première +illusion: ce sont les natures privilégiées. Il en est d'autres chez qui +l'espérance perpétue la douleur.</p> + +<p>Olivier avait dix-huit ans. Son premier amour et sa première amitié +gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse. Un peu plus tôt, un peu +plus tard, qu'importe! son heure était venue. Subissant le sort commun, +il allait à son tour s'étendre sur le sinistre chevalet de torture où, +venant lui porter son premier coup de griffe et lui donner sa première +leçon, l'expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous ses +couteaux.</p> + +<p>À cette heure même, dans une chambre voisine de la sienne, une compagnie +de jeunes gens et de jeunes femmes, buvant à plein verre le vin, qui est +le jus du plaisir, chantaient ce refrain connu:</p> + +<p>«Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans.»</p> + +<p>Méchant mensonge qu'on croirait écrit par un propriétaire pour faire une +réclame à ses mansardes! Triste paradoxe qui montre les coudes comme un +habit usé! Mauvais vers au milieu des vers de ce poète qui, pour avoir +trop consommé de lauriers pendant sa vie, n'en aura peut-être plus assez +pour indiquer sa tombe.</p> + +<p>Toute la moitié de la nuit Olivier resta immobile à la même place, se +crucifiant sur la croix des souvenirs et buvant la douleur à pleine +coupe jusqu'à ce que son cœur lui criât: assez!</p> + +<p>Pareilles aux corbeaux qui flairent les cadavres, les sinistres pensées +qui rôdent autour du désespoir voltigeaient autour d'Olivier, et lui +soufflaient au cœur la haine de la vie et l'amour de cette haine; son +cerveau ébranlé battait sous son crâne comme le marteau d'une cloche: +c'était le tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.</p> + +<p>On chantait toujours dans la chambre voisine, et chaque vers de ces +joyeux couplets, comme une flèche de gaieté acérée, s'enfonçait dans le +cœur moribond du jeune homme.</p> + +<p>Enfin, sortant de cette muette immobilité, il prit du papier et écrivit +rapidement jusqu'au jour levant.</p> + +<p>Il écrivit deux longues lettres, l'une à Urbain, l'autre à Marie. Ces +lettres terminées, il réunit dans un seul paquet toutes les petites +choses que sa maîtresse lui avait données <i>au temps de l'autrefois.</i> Il +ferma ce paquet en répétant une strophe d'un des poèmes les plus +lamentables d'Alfred de Musset:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Je rassemblais des lettres de la veille,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Des cheveux, des débris d'amour;</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Tout ce passé me criait à l'oreille</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ses éternels serments d'un jour,</i><br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Je contemplais ces reliques sacrées</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Qui me faisaient trembler la main,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Larmes du cœur par le cœur dévorées,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Et que les yeux qui les avaient pleurées,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ne reconnaîtront plus demain.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Au matin, la servante de son père monta pour faire le ménage.</p> + +<p>—Où est mon père? demanda Olivier.</p> + +<p>—Il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme.</p> + +<p>Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le +pharmacien de la maison avec une ordonnance qu'il avait faite lui-même. +Il la chargea aussi de mettre à la poste les deux lettres pour Urbain et +Marie.</p> + +<p>—Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de +pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m'a bien recommandé de +vous dire de ne boire ça que par cuillerées, de deux heures en deux +heures. Il paraît que c'est <i>de la poison</i> tout de même. C'est pour +faire dormir, pas vrai?</p> + +<p>—Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne.</p> + +<p>En moins d'une heure il avait bu entièrement le sirop de pavots.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIIb" id="IIIb"></a><a href="#table">III</a></h2> + + +<p>Depuis près de deux jours le père d'Olivier ne l'avait pas vu. Pris de +quelque inquiétude, il monta à la chambre de son fils pour savoir ce que +celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d'habitude, la clef sur +la porte, qui était intérieurement fermée au double tour, il frappa +violemment et appela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit +pas. Ce silence obstiné augmenta son inquiétude et l'effraya presque. Il +alla chercher de l'aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui +céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipita dans la +chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit; il avait dormi trente +heures. L'énorme dose de soporifique qu'il avait prise, mortelle pour +des natures moins robustes que la sienne ne l'avait point tué, et le +premier mot qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom de Marie.</p> + +<p>En apercevant son père, Olivier avait essayé de se lever du lit où il +s'était couché tout habillé, mais il ne put faire un pas.</p> + +<p>Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l'estomac.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as? lui demanda son père, resté seul avec lui.</p> + +<p>—J'ai mal à la tête, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de +rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n'y en avait pas assez! +Il y en avait trop, au contraire, et c'était cela qui l'avait sauvé.</p> + +<p>Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père d'Olivier comprit sa +tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu'on +entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu +le pas qui s'approchait.</p> + +<p>—Mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer.</p> + +<p>—Mais tu souffres, lui dit son père; il faut envoyer chercher un +médecin.</p> + +<p>—Non, fit Olivier avec vivacité. N'ayez point de crainte; je me suis +bien manqué. Et d'ailleurs j'ai l'idée que la personne qui vient +m'apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi +seul... après, tantôt... plus tard, nous causerons... je vous dirai tout +ce que vous voudrez.</p> + +<p>En ce moment on frappa à la porte.</p> + +<p>—Entrez, dit Olivier.</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Urbain entra. Le père d'Olivier sortit. Les deux +rivaux restèrent seuls.</p> + +<p>—Et Marie? s'écria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit.</p> + +<p>—Et toi? répondit Urbain.</p> + +<p>—Ne me parle pas de moi, répliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui +as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole +de sirop, je ne mentais pas, va... j'ai bu....</p> + +<p>Puis il répéta encore.... Mais il n'y en avait pas assez. Qu'a-t-elle +dit, Marie?</p> + +<p>—Marie n'a point reçu ta lettre; mais au moment où tu lui écrivais elle +<i>nous</i> écrivait aussi; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle +tentait le suicide... et comme toi elle n'est point morte, ajouta Urbain +avec vivacité.</p> + +<p>—Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie égoïste, Marie a voulu +mourir parce qu'elle me croyait mort... elle n'avait pas cessé de +m'aimer alors... et tu as menti. Ô Marie! ma pauvre Marie! Je lui +pardonne... je l'embrasserai encore... je la reverrai... je l'entendrai. +As-tu remarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle dit +certains mots... <i>mon ami</i>, par exemple... et <i>vois-tu</i>?... C'est bien +peu de chose, ces deux mots-là... pourtant, <i>mon ami</i>, <i>vois-tu</i>!... ô +douce musique de la voix aimée!... ô Marie! ma pauvre Marie!...</p> + +<p>—Je t'ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n'avait point +reçu ta lettre.</p> + +<p>—Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?...</p> + +<p>—Parce que je n'ai point revu Marie depuis le moment où je t'ai quitté, +avant-hier soir, place Saint-Sulpice.</p> + +<p>—Comment cela? demanda Olivier. Elle n'est donc point rentrée chez toi?</p> + +<p>—Elle y est rentrée, dit Urbain. J'avais loué sur le même carré où +était mon atelier une chambre toute meublée, c'est là qu'elle habitait.</p> + +<p>—Seule? dit Olivier.</p> + +<p>—C'est là qu'elle habitait, continua Urbain. C'est là qu'on est venu +l'arrêter au moment où elle rentrait après nous avoir quittés tous les +deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu'il était +dangereux pour elle de sortir.... Malgré la précaution que j'avais eue de +la vêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens qui +l'épiaient.</p> + +<p>Enfin, quand je suis rentré, j'ai trouvé la chambre vide et sur la table +cette lettre qu'on lui avait permis d'écrire avant de l'emmener. La +voici. Et Urbain tendit à Olivier la lettre de Marie. Elle était écrite +sur du papier et avec du crayon à dessin.</p> + +<p>«Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bontés pour moi; votre +hospitalité a prolongé ma liberté de quelques jours. Au moment où je +vous écris, on vient m'arrêter sur un mandat du juge d'instruction. Je +ne sais pas de quoi l'on peut m'accuser, je vous assure. J'ignorais les +affaires de mon mari. Mais, quoi qu'il arrive, j'ai pris mes précautions +pour ne point paraître devant la justice.... Dans la crainte d'être +arrêtée un jour ou l'autre, j'avais sur moi un petit flacon plein de +cette eau bleue qui vous servait pour graver...»</p> + +<p>—De l'acide sulfurique, dit Urbain. Heureusement il était éventé. +Olivier continua à lire la lettre de Marie:</p> + +<p>«Je boirai cette eau, qui est du poison, et ça sera fini. Je n'ai pas eu +le temps de vous aimer, Urbain, parce que je n'avais pas eu le temps +d'oublier Olivier.»</p> + +<p>En cet endroit de la lettre, il y avait quelques mots raturés avec de +l'encre et non point du crayon, comme l'écriture de la lettre. Cette +suppression avait été faite par Urbain; mais Olivier n'en déchiffra pas +moins l'alinéa supprimé. Il continua:</p> + +<p>«que j'ai aimé pendant si longtemps. Vous lui donnerez mes cheveux, que +j'ai coupés le jour où vous m'aviez fait déguiser en homme. MARIE.»</p> + +<p>—Urbain, resta confondu en voyant son ami lire presque couramment ce +passage, malgré la rature qui le recouvrait.</p> + +<p>—Pourquoi as-tu rayé cela? demanda Olivier.</p> + +<p>—Je voulais garder les cheveux de Marie, répondit Urbain; je te les +donnerai.</p> + +<p>—Écoute, dit Olivier, si tu veux me donner cette lettre, nous +partagerons les cheveux.</p> + +<p>—Oui, répondit Urbain. Écoute le reste... le lendemain du jour où Marie +a été arrêtée, j'ai couru au palais de justice, où je connais quelqu'un; +c'est là que j'ai appris que Marie avait en effet tenté de se suicider. +Mais, comme je te l'ai dit, l'acide qu'elle avait employé était éventé: +elle ne mourra pas.... Maintenant je vais te dire adieu; après ce qui est +arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir de relations. +J'ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse de huit jours, je +perds un ami de longue date; j'ai du malheur.</p> + +<p>—Pourquoi ne plus nous revoir? dit Olivier avec un sourire +mélancolique; et, tendant la main à Urbain, il ajouta: Il faut bien que +je te revoie... à qui donc veux-tu que je parle d'ELLE?</p> + +<p>Comme Urbain sortait de chez Olivier, le père de celui-ci y rentrait. +Resté sur le carré, l'oreille collée à la porte, il avait entendu tout +l'entretien des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la tentative de +suicide faite par son fils avait sa source dans quelque amourette +contrariée. Mais en apprenant que sa maîtresse était en état +d'arrestation, il craignit que les relations d'Olivier avec cette femme +n'eussent des suites compromettantes. Sans aucun préambule conciliateur, +il aborda la discussion avec une violente colère, que le calme d'Olivier +ne fit qu'irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyable +encore pour la maîtresse de celui-ci, qu'il traita de femme perdue.</p> + +<p>Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frappé aux portes de la +mort, Olivier ne put l'entendre injurier par son père; celui-ci avait +été sans pitié, Olivier fut sans respect. Cette scène horrible se +prolongea deux heures. Elle se termina par cette épouvantable accusation +que le fils en délire jeta au visage du père en courroux:</p> + +<p>—Vous avez été le bourreau de ma mère, morte lentement sous vos +colères.</p> + +<p>—Malheureux! s'écria son père, en levant sa main, qu'il laissa aussitôt +retomber.</p> + +<p>—Si je suis sacrilège, que Dieu vous venge! répondit Olivier.</p> + +<p>—Retire les affreuses paroles que tu viens de dire, reprit son père.</p> + +<p>—Retirez les injures que vous avez jetées à Marie, à une femme +malheureuse, mourante peut-être en ce moment.</p> + +<p>—Cette femme est une misérable, elle te perdra.</p> + +<p>—Ma mère est morte de chagrin, dit Olivier avec un regard sinistre. +Encore une fois, si j'ai menti, qu'elle me maudisse, et si je dis vrai +qu'elle vous pardonne!</p> + +<p>Le père était blanc de fureur; et comme il venait d'apercevoir sur la +cheminée, parmi les souvenirs que Marie avait donnés à Olivier, un +portrait d'elle au daguerréotype, il le prit et s'écria:</p> + +<p>—La voilà donc la créature pour qui tu m'insultes, malheureux!</p> + +<p>Et jetant le portrait à terre, il l'écrasa sous son pied.</p> + +<p>—Mon père, dit Olivier en se dressant sur son lit et en étendant sa +main vers la porte, pas un mot de plus... sortez.</p> + +<p>—Pourquoi n'est-ce pas elle que j'ai là sous mon pied? continuait le +père en écrasant les morceaux déjà brisés du portrait.</p> + +<p>Il n'avait pas achevé, que son fils était debout devant lui, terrible, +l'œil hagard, la voix étranglée.</p> + +<p>—Mon père, murmura-t-il en paroles hachées par le claquement de ses +dents... vous voyez bien cette arme... et il montrait un petit pistolet, +dit <i>coup de poing</i>, qu'il venait de décrocher du mur, vous voyez cette +arme... je n'ai pas osé m'en servir hier quand je voulais mourir... j'ai +préféré le poison, qui ne fait pas de bruit....</p> + +<p>—Après? lui dit son père froidement, en portant la main sur les autres +souvenirs de Marie.</p> + +<p>—Après? continua Olivier... qui armait son pistolet.... Si vous dites un +mot de plus sur Marie... si vous touchez à ces choses qui lui ont +appartenu, eh bien, mon père, je me brûle la cervelle devant vous... et +ceux qui vous connaissent diront ceci: «Il avait mis vingt ans à tuer la +mère... mais il a tué le fils d'un seul coup.»</p> + +<p>Son père le regarda un moment... et saisissant rapidement parmi les +souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées, il le jeta à terre....</p> + +<p>Comme il mettait le pied dessus, Olivier porta le pistolet à son front +et lâcha la détente.</p> + +<p>On entendit le bruit sec causé par la chute du chien sur la cheminée.</p> + +<p>—Oh! malheur! s'écria Olivier en retombant sur son lit la tête entre +ses mains... la mort ne veut pas de moi!</p> + +<p>Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre huit jours +auparavant, le pistolet avait été trouvé par son père, qui l'avait +déchargé.</p> + +<p>Olivier était resté seul. Cinq minutes après sa sortie, son père lui +envoyait la servante avec une lettre et un petit rouleau d'argent.</p> + +<p>La lettre contenait seulement ces mots: «Voilà cent francs. Sois parti +demain.»</p> + +<p>—Dites à mon père que je serai parti ce soir, répondit Olivier, et +allez me chercher une voiture.</p> + +<p>Il jeta au hasard dans une malle ses habits, son linge, tous ses +papiers; il ramassa tous les souvenirs de Marie, éparpillés par +l'ouragan de la colère paternelle, les enveloppa soigneusement, et ayant +fait monter le cocher, il lui fit transporter sa malle dans la voiture.</p> + +<p>En descendant l'escalier bien lentement, car il était faible et brisé +par toutes ces émotions, il rencontra son père.</p> + +<p>Ils s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, et échangèrent cet adieu plein +de vœux qui durent épouvanter le ciel:</p> + +<p>—Va-t'en, dit le père.... Je t'abandonne et te laisse à la honte, à la +misère.</p> + +<p>—Je sors encore vivant de cette maison, d'où ma mère est sortie morte. +Adieu, mon père, dit Olivier, je vous laisse à vos remords.</p> + +<p>Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il était +onze heures du soir. Le peintre était seul dans son atelier.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui +portait sa malle.</p> + +<p>—Il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls, que mon père m'a +chassé, et pour la seconde fois je viens te demander l'hospitalité.</p> + +<p>Urbain n'avait plus cette chambre du voisinage qu'autrefois il avait +prêtée à Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour où la maîtresse +du poète était devenue la sienne, il avait quitté son second logement et +vendu les meubles pour faire vivre Marie.</p> + +<p>—Mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu donc? Je ne vois pas de +lit.</p> + +<p>—Je suis pauvre, répondit Urbain, et montrant derrière une grande toile +qui séparait l'atelier en deux, une paillasse jetée à terre, et +recouverte d'un lambeau de laine, il ajouta: «Je couche là-dessus et j'y +dors.»</p> + +<p>—J'ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les +ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon père me les refuse, nous +achèterons un lit, au moins. J'ai cent francs.</p> + +<p>—Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la +moitié de ce qu'il nous aura coûté? Ô mon ami! ne sois pas si fier pour +une pile d'écus que tu as dans ta poche.... Cent francs... c'est bien +joli, mais ce n'est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite +fondu, quoiqu'il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton +argent est à toi; et si tu es si délicat qu'un grabat de paille +t'effraye, il y a la chambre d'en face, la chambre garnie où logeait +Marie.... Le lit est doux; mais moi je n'aime pas les douceurs, et c'est +seulement à cause de Marie que j'avais loué cette chambre.... Tu peux la +prendre si tu la veux; j'ai encore la clef. Demain, tu t'arrangeras avec +le propriétaire, qui la loue.</p> + +<p>—Je la prendrai, dit Olivier; viens m'y conduire. Urbain le mena dans +une petite chambre assez propre, et qui n'avait pas été rangée. Tout y +était dans le même état où Marie l'avait laissé.</p> + +<p>—Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune +homme tombèrent d'abord sur le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur +l'un d'eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié sans doute par +Marie. Sur l'autre, une sorte de calotte, de forme dite <i>grecque</i>, +qu'Olivier avait vue plusieurs fois sur la tête d'Urbain. Cette vue +porta un coup terrible au cœur d'Olivier: son dernier doute venait de +s'évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus voir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVb" id="IVb"></a><a href="#table">IV</a></h2> + + +<p>Autant Olivier avait d'abord souhaité être dans cette chambre où Marie +avait habité, autant il souhaita en être dehors lorsqu'au premier regard +qu'il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse.</p> + +<p>Mais où aller à une heure du matin par cette froide nuit d'hiver? +D'ailleurs Olivier était dans un état horrible. La terrible journée +qu'il avait passée, succédant à la lutte terrible qu'il avait soutenue +contre le poison, avait anéanti toutes ses forces. Chauffé à outrance +par la fièvre ardente à laquelle il était en proie depuis deux jours, +son sang était presque en ébullition et grondait dans ses veines, +tellement gonflées, que celles du front s'accusaient en relief comme des +coutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de +larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattait en criant au +secours.</p> + +<p>Espérant qu'à défaut de l'oubli il trouverait peut-être, pour une heure +ou deux, l'inertie du sommeil, qui est encore l'oubli, il se jeta sur +une chaise après avoir éteint la lumière. Mais le sommeil ne vint pas. +Les ténèbres appelées par Olivier se mirent à flamboyer; il eut beau +mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il +voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu'il venait de fermer +s'entr'ouvrirent d'eux-mêmes; et sur les deux oreillers il aperçut deux +têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards +humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies par un incessant baiser; +c'étaient les deux têtes d'Urbain et de Marie.</p> + +<p>Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et ralluma la chandelle. +La clarté chassa les fantômes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, ô +terreur! voici que derrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant +bien fermés, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes, +tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l'humanité +répète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie, même +dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambre redisaient +l'un après l'autre ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces +deux jeunes voix jumelles étaient la voix de Marie et la voix d'Urbain.</p> + +<p>Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d'amour au mal +de dents. La comparaison est peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du +moins par beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens +appellent <i>des peines de cœur,</i> agit sur la partie morale de l'être +avec une violence insupportable, comme l'affection à laquelle on la +compare agit sur la partie physique. L'un et l'autre de ces maux, si +différents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises +d'un enfer où l'on se rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui +forment le répertoire des damnés. On se roule par terre avec des +torsions d'enragé, on s'ouvre le front aux angles des murs, et si l'une +et l'autre de ces douleurs n'avaient point leurs intermittences et se +prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient à la folie.</p> + +<p>Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre ces deux +affections, de nature si opposée, c'est l'indifférent intérêt, les +consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-là qui les +éprouvent. On s'inquiétera beaucoup autour d'un homme qui aura une +fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son père ou sa +mère; mais s'il a perdu sa maîtresse, ou s'il a mal aux dents, on +haussera les épaules en disant: «Bon, ce n'est que cela, on n'en meurt +pas!» Où la comparaison cesse d'être possible, c'est à l'application du +remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, qui vous arrache +quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d'amour? On n'a pas +encore inventé de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c'est +tant pis. Ce serait une industrie très productive, car celui qui la +pratiquerait aurait toute l'humanité pour clientèle.</p> + +<p>—Ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'à présent pour guérir des peines +d'amour—et bien longtemps avant l'homéopathie,—c'est l'amour lui-même. +Il y a bien encore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, +car c'est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passé +dans l'âme; on meurt avec.</p> + +<p>Comme il s'était bouché les yeux pour ne point voir, Olivier se boucha +les oreilles pour ne point entendre. Mais le son des voix lui arrivait +toujours, comme si elles eussent parlé en lui-même. Il se roula sur le +carreau froid, en se mordant les poings, et il entendait toujours ces +mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le cœur comme les dards +d'une couvée de serpents. Il se heurta le front au mur... et il entendit +encore. Alors il se précipita vers la fenêtre de la chambre, l'ouvrit, +et se jeta la tête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous +le poids de son front la neige fondit et fuma, ainsi que l'eau dans +laquelle on plonge un fer rouge.</p> + +<p>C'était là de quoi mourir. Pourtant ce bain glacial eut pour un moment +un résultat salutaire. Il détermina une réaction dans la crise +désespérée qu'Olivier venait de subir. L'hallucination cessa subitement, +les fantômes s'envolèrent, les bruits de voix s'éteignirent. Il était +seul, dans l'isolement de la nuit, accoudé au bord de la fenêtre, et +regardant autour de lui la ville silencieuse endormie sous la neige, qui +tombait toujours lente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit +ne troublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d'un +passant attardé, ni l'aboi vague et lointain d'un chien errant, +indéfiniment répété par de lamentables échos; le vol des bises, paralysé +par le froid, ne tourmentait pas les girouettes des toits voisins, +recouverts d'une fourrure d'hermine, et aucune lumière ne brillait aux +fenêtres des maisons. Après avoir contemplé quelques instants ce repos +de toutes choses, qui avait autant l'aspect de la mort que celui du +sommeil, Olivier referma sa croisée, aux carreaux de laquelle le givre +avait buriné les étranges caprices d'une mosaïque irisée.</p> + +<p>—Tout dort, murmura-t-il avec l'accent de regret et d'envie dont +Macbeth s'écrie: «J'ai perdu le sommeil, le doux baume!» Puis, l'esprit +traversé soudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre +sans faire de bruit, et, se collant l'oreille à la porte de l'atelier +d'Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendre d'abord; mais +peu à peu il distingua une respiration lente et régulière. Urbain +dormait sur sa paille.</p> + +<p>—Il dort, dit Olivier avec un sourire ironique. Ô Marie, il dort, et il +dit qu'il t'a aimée!</p> + +<p>Olivier rentra dans sa chambre: il se sentait si fatigué, il avait la +tête si lourde, les yeux si brûlants, qu'il espéra de nouveau pouvoir, +lui aussi, dormir un instant. Après avoir encore une fois éteint la +chandelle, il entr'ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout +habillé. Mais sa tête n'était point depuis deux minutes sur l'oreiller, +qu'un vague parfum vint l'étourdir, et il sentit son cœur, un moment +immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum était celui que Marie +employait ordinairement pour ses cheveux, un vague arôme était resté sur +cet oreiller où elle avait dormi, et sur lequel Olivier venait de poser +sa tête.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2> + + +<p>—Je ne puis rester ici, s'écria Olivier; et se jetant hors du lit, il +s'enveloppa dans un manteau, descendit l'escalier d'un seul trait, et se +trouva dans la rue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant +lui. Il s'asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et +pétrissait des boules de neige qu'il lançait contre les murs. Après ces +grandes crises, les distractions les plus puériles suffisent quelquefois +pour détourner l'esprit de la pensée qui alimente la douleur, et pour +amener, au moins momentanément, une trêve durant laquelle l'être tout +entier se plonge pour ainsi dire dans un bain d'insensibilité. Ce n'est +point l'absence de la douleur, c'en est le sommeil, mais un sommeil +furtif qui s'enfuit dès que le moindre accident effleure l'esprit +engourdi et le remet en face de la pensée qui fait son tourment. Alors +tout est fini. L'esprit réveillé s'en va réveiller le cœur, et la +souffrance renaît plus active et plus aiguë.</p> + +<p>Olivier était donc dans cet état de quasi-idiotisme qui suit les +prostrations. Il était parvenu à s'isoler de lui-même, et au bout d'une +heure sa course sans but l'avait conduit à la halle: trois heures du +matin sonnaient à l'église Saint-Eustache.</p> + +<p>Comme il était arrêté sur la place des Innocents, examinant l'aspect +fantastique de la fontaine de Jean Goujon, que la neige amoncelée avait +revêtue d'une housse blanche, Olivier fut distrait de son attention par +un grand bruit de voix qui s'élevait auprès de lui; il détourna la tête, +et voyant à deux pas un groupe d'où s'élevaient des cris et des rires, +il s'en approcha: un incident bien vulgaire était la cause de toutes ces +rumeurs, c'était un grand chien de chasse, à robe noire et aux pattes +blanches, qui venait d'engager un duel terrible avec un énorme matou +appartenant à une marchande dont l'étalage était voisin. L'objet de la +querelle était un morceau de viande avariée. Aux miaulements de son +chat, la marchande était arrivée, tombant à coups de balai sur le chien, +qui ne voulait pas lâcher prise.</p> + +<p>—Gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours le même, criait la +marchande, en faisant pleuvoir une grêle de coups sur le chien, qui ne +s'émouvait non plus que si on l'eût caressé avec des marabouts.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a là-bas? dit une voix en dehors du groupe qui +faisait galerie.</p> + +<p>À cette voix Olivier, qui examinait le chien, comme s'il eût cherché à +le reconnaître, leva les yeux pour voir qui avait parlé.</p> + +<p>—C'est encore votre bête féroce de chien qui veut meurtrir mon pauvre +mouton, dit la marchande.</p> + +<p>—Allons, ici, Diane, dit le jeune homme; ici tout de suite. À l'appel +de son maître, le chien lâcha prise et reçut un dernier coup de balai de +la marchande, qui l'appela Lacenaire!</p> + +<p>—Je ne me trompe pas, murmura Olivier à lui-même, en regardant plus +attentivement le maître du chien,—c'est Lazare,—et s'approchant du +jeune homme au moment où il allait se retirer, il lui frappa sur +l'épaule.</p> + +<p>—Olivier! dit Lazare en se retournant et en rougissant beaucoup; vous +ici, la nuit, par cet horrible temps, continua-t-il avec un accent +embarrassé; quel singulier hasard!... est-ce qu'il y a longtemps... que +vous m'avez vu... ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude.</p> + +<p>—À l'instant même, répondit Olivier. Mais, vous-même, comment se +fait-il que je vous rencontre ici?</p> + +<p>—Oh! moi, répondit Lazare, qui paraissait plus rassuré... c'est par +curiosité. Vous savez mon tableau de Samson, dont je vous ai parlé, je +l'achève pour le prochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici +le matin, les <i>forts</i>, j'ai pensé que je trouverais peut-être mon type. +Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu'est-ce que vous +faites ici? Ne seriez-vous pas en aventure galante?... et comme Olivier, +en mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner une pile +d'écus, Lazare ajouta en riant:</p> + +<p>—Diable... vous avez de la pluie pour les Danaés.... Mais, dit-il, je +vous croyais en ménage... à ce que nous avait conté Urbain....</p> + +<p>Comme Lazare disait ces mots, une marchande de marée, qui préparait son +étalage, regardait Olivier avec admiration.</p> + +<p>—Regarde donc, s'écria-t-elle en parlant à une commère, sa voisine, à +qui elle désignait Olivier du doigt, regarde donc ce joli chérubin, +Marie....</p> + +<p>—Ah! quel amour!... répondit sa voisine en élevant sa lanterne....</p> + +<p>Dans tout ce dialogue dont il était l'objet, Olivier ne distingua qu'un +mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au même instant où Lazare lui +parlait de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.</p> + +<p>—Eh bien, dit Lazare... en le voyant tressaillir, qu'est-ce qui vous +prend?</p> + +<p>—Il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson...—Eh! la +barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe à Lazare, qu'elle voulait +désigner... amène-le un peu ici, ton ami.... Sa mère est donc folle, à ce +pauvre cœur, de le laisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, +quoi... amène-le, Barbiche.... Marie... va lui donner un peu de bouillon, +ça le réchauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de cire.... Eh! +Marie, fais chauffer un bol.</p> + +<p>—Oh!... murmurait Olivier, Marie... elle est donc ici, Lazare, mon +ami... je vous en prie... laissez-moi la chercher... on vient de +l'appeler... je la trouverai bien.... Laissez-moi....</p> + +<p>—Bon, murmura Lazare... en lui-même et dans son langage pittoresque, je +comprends, j'ai fait un beau coup, <i>j'aurai marché sur ses cors</i>.</p> + +<p>—Eh bien, viens-tu donc? s'écria la marchande, qui tenait à la main +une tasse de bouillon tout fumant.</p> + +<p>—Merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier, c'est autre chose +qu'il lui faut.</p> + +<p>—C'est de bon cœur, tout de même, fit la brave femme... il a tort s'il +fait le fier... pas vrai, Marie!</p> + +<p>—Eh! oui donc, répondit la voisine et du bouillon que le roi n'en a pas +de meilleur, encore!</p> + +<p>Cinq minutes après, Olivier était assis en face de Lazare, dans le +cabinet d'un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une +bouteille à demi pleine d'eau-de-vie.</p> + +<p>—Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire à un amoureux +de raconter ses amours, c'est inviter un auteur tragique à vous lire sa +tragédie. Olivier raconta toute son histoire à Lazare.... Lorsqu'il +arriva à la trahison d'Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une +grimace de dégoût. Toujours le même! murmura-t-il. À la fin de +l'histoire... la bouteille d'eau-de-vie était vide, Olivier était ivre +et récitait des lambeaux de vers qu'il avait jadis faits pour Marie.</p> + +<p>En ce moment trois ou quatre <i>déchargeurs</i> entrèrent dans le cabinet et +échangèrent des poignées de mains avec Lazare.</p> + +<p>—Tiens! Barbiche, dit l'un d'eux, voilà ta paye que tu m'as dit de +prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit +quatre pièces de cent sous qu'il remit à Lazare....</p> + +<p>Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s'était fait déchargeur à +la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux +membres d'une société d'artistes dont il faisait partie—la société <i>des +Buveurs d'eau</i>, (Voir les <i>Scènes de la Bohème)</i>—les moyens de +travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n'avait pas +de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché +était malade. On l'appelait Barbiche, à cause d'un bouquet de poils roux +qui lui cachait le menton. Olivier l'avait rencontré plusieurs fois à +l'atelier de son ami Urbain, qu'on n'avait pas voulu admettre dans la +société dont Lazare était le président.</p> + +<p>À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le +reconduisit à l'adresse d'Urbain, que le poète avait su lui indiquer au +milieu de son ivresse.</p> + +<p>En rentrant dans la chambre où Lazare l'avait accompagné, car il n'était +pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l'ivresse, +tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s'endormit +profondément.</p> + +<p>—Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j'ai eu ma +Marie, et mon cœur, si pétrifié qu'il soit, garde encore la trace des +clous qui l'ont crucifié.... Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses +doigts, tout ça, c'est l'histoire ancienne d'un beau temps tombé dans le +puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse, +Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l'atelier +d'Urbain, il y entra.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui t'amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en +voyant Lazare? Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau?</p> + +<p>—Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas +devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps +de l'interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et +Marie, ça ne m'étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible +nature.</p> + +<p>—Qui est-ce qui t'a dit?... fit Urbain.</p> + +<p>—C'est Olivier, ou plutôt c'est son ivresse, répondit Lazare, et il +raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète.</p> + +<p>Comme Urbain cherchait à s'excuser à propos de l'aventure avec Marie, +Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:</p> + +<p>—Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas +d'une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le +cœur. Bien que j'y sois personnellement étranger, il y a des actes qui +m'indignent jusqu'à la colère, et me donnent des envies de me laver les +mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas +est du nombre.</p> + +<p>—Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais +pas comment les choses se sont passées.</p> + +<p>—Si tu avais pour toi l'excuse d'une passion sincère, j'aurais pu, +jusqu'à un certain point, comprendre que dans un moment d'oubli, +d'exaltation, tu aies pu tenter d'enlever Marie à Olivier; mais la lui +prendre chez toi, en abusant de l'hospitalité que tu lui avais offerte, +pour satisfaire une méchante fantaisie, c'est là un acte qui ne peut pas +se justifier. Ça s'appelle lâcheté dans toutes les langues d'honnêtes +gens. Si tu m'avais joué un tour semblable, je t'aurais simplement cassé +les reins avec la première chose venue: voilà mon opinion. Maintenant, +ça ne m'étonne pas qu'Olivier ait passé là-dessus aussi tranquillement: +c'est une de ces natures faibles et pacifiques qui n'ont ni haine, ni +colère, ni aucun des sentiments virils de résistance à l'oppression, des +élégies et non des hommes. Je l'ai trouvé cette nuit sur le carreau de +la halle, pleurant comme une fontaine, c'était pitoyable. J'ai cautérisé +son désespoir avec l'ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va se +réveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire de le +surveiller; j'ai peur qu'il ne fasse un mauvais coup.</p> + +<p>—Il a déjà essayé, mais il s'est manqué, dit Urbain.</p> + +<p>—J'ignorais cela, reprit Lazare... il s'est manqué, tant pis. Si la +mort n'en a pas voulu, c'est que le malheur a des vues sur lui. Il est +mûr de bonne heure.</p> + +<p>—Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de +Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s'est manquée aussi.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en +regardant Urbain en face.</p> + +<p>—Qui sait? répondit celui-ci; j'aurais creusé la mienne, peut-être.</p> + +<p>—Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise +nature n'a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce +n'est pas toi qu'un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc! +Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton +lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te +croirai. Maintenant, bonjour, je n'ai plus rien à te dire. Et Lazare +sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.</p> + +<p>—Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le +même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu'à +deux heures de l'après-midi.</p> + +<p>Olivier dormit toute la journée et s'éveilla seulement le soir. D'abord +il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à +peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible +nuit d'angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par +celui-ci pour le faire <i>oublier</i>; Olivier se leva, la tête encore +lourde, et alla trouver Urbain, qui s'apprêtait à venir chez lui.</p> + +<p>—Où vas-tu? lui demanda-t-il.</p> + +<p>—Il est six heures, c'est l'<i>angelus</i> de l'appétit; je vais dîner, +répondit le peintre.</p> + +<p>—Où cela?</p> + +<p>—Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu +as vu Lazare?</p> + +<p>—Oui, en effet, répondit Olivier, je l'ai rencontré à la halle cette +nuit.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit?</p> + +<p>—Je ne sais pas. J'étais sorti parce que je me trouvais malade.... Je ne +pouvais pas dormir dans cette chambre.... Tu comprends... malgré moi. Je +pensais....</p> + +<p>—Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C'est pourquoi je te répéterai +encore qu'il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien. +Nous avons à oublier l'un et l'autre, et ce n'est point en demeurant +ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t'en!</p> + +<p>—Mais où veux-tu que j'aille? répondit Olivier avec une vivacité +croissante.</p> + +<p>—C'est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une +semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma +maîtresse, continua Urbain.</p> + +<p>—Je le sais bien, s'écria Olivier, mais n'importe, je veux rester dans +cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre +dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je +parlerai <i>d'elle</i>. Si cette chambre t'ennuie, tu n'y viendras pas, toi, +ce ne sera pas difficile de n'y pas venir.... Oh! l'isolement! la +solitude.... Mais je deviendrais fou, et la folie, c'est l'oubli. Elle a +été ta maîtresse, c'est vrai.... Mais quand cela est arrivé, elle avait +perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m'a trompé; tu sais bien ce +qu'elle écrivait: «Je n'ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je +n'avais pas eu le temps d'oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir +pour moi.... Qu'est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta +maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je +l'ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la +jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l'amour; et le plus +souvent c'est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie.... +Non, Urbain, je ne m'en irai pas, je resterai dans cette chambre.</p> + +<p>Malgré l'égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par +l'explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses +mains celles d'Olivier, c'est absurde de rester ici, encore une fois, +songes-y, c'est perpétuer ton chagrin.</p> + +<p>—Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s'écria Olivier. +Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.</p> + +<p>—Alors, si tu te décides à rester ici, c'est moi qui m'en irai, reprit +Urbain.</p> + +<p>—Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t'en aller?</p> + +<p>—Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va +fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis +ne m'aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j'ai eu plus de +chance qu'eux. Lazare m'a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu +restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d'argent, ils diront +et feront redire que je t'exploite après t'avoir trompé. Je ne veux pas. +J'en ai assez de ces amitiés-là. D'ailleurs, malgré toi, tu finirais par +penser comme eux.</p> + +<p>—Je leur dirai qu'ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la +seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t'en va pas. Qu'est-ce que +cela te fait de rester? Je ne t'en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant +les mains d'Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les +choses qu'elle me disait. Je n'ai pas pu tout te dire encore... car elle +m'aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu'elle te disait, et +tu verras que ce n'étaient plus les mêmes choses qu'à moi. Ah! je serais +trop malheureux tout seul. Je n'avais au monde qu'elle et toi.</p> + +<p>—C'est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.</p> + +<p>—Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2> + + +<p>Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un +robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n'avait presque rien pris +depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un +portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l'état normal, avait +toujours l'appétit d'un moine à la fin du carême, il mangea de façon à +se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu'on +apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un +cri terrible, et recommença plusieurs fois l'addition, ne pouvant jamais +croire qu'il fût possible d'atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul +repas.</p> + +<p>Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont +attardés avec les bouteilles.</p> + +<p>En mettant le pied dans la rue, bien qu'il fût soigneusement enveloppé +dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en +effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait +claquer ses dents:</p> + +<p>—Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.</p> + +<p>—Non, non, dit Olivier... pas encore... je voudrais que tu vinsses avec +moi.</p> + +<p>—Où cela? fit Urbain.</p> + +<p>—C'est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous +promènera.</p> + +<p>—Allons où tu voudras.</p> + +<p>Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu'à la barrière de +l'étoile.</p> + +<p>—Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des +Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à +la campagne?</p> + +<p>—Tu vas voir; nous arrivons, ce n'est plus bien loin, murmurait +Olivier, qui tremblait de plus en plus.</p> + +<p>En ce moment ils avaient laissé l'arc de triomphe derrière eux, et +s'engageaient dans l'avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de +Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial +courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons.</p> + +<p>—Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois? +Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?... je ne +vois pas de maison....</p> + +<p>Et le peintre s'arrêta un instant, comme s'il hésitait à aller plus +loin.</p> + +<p>Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir +l'avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois +autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine +entourée d'un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de +fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique.</p> + +<p>—Est-ce que c'est là que nous allons? dit Urbain, en montrant la +maison, dont la lune éclairait tous les détails: Qui diable peut loger +dans ce joujou? N'importe, entrons, j'ai hâte de voir du feu, il me +semble que je nage dans la Bérézina.</p> + +<p>—Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement.</p> + +<p>—Mais alors, fit Urbain impatienté, où me mènes-tu? il n'y a point +d'autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin.</p> + +<p>—C'est inutile, dit Olivier, nous sommes arrivés.</p> + +<p>—Arrivés... où?</p> + +<p>—À la fontaine, dit le poète, tu vas l'entendre chanter....</p> + +<p>—Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux +lieues, à dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gelée, au +risque de me faire assassiner avec toi!...</p> + +<p>—C'est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les +beaux jours. Et, étendant sa main vers un immense espace, il ajouta: +Voilà les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il à Urbain, j'ai regardé +de cette place de très beaux soleils couchants; le ciel était en feu +derrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souvent nous +allions jusqu'au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bordé d'une +haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin était tout blanc de +fleurs tombées des arbres. C'était pendant l'été alors, maintenant c'est +la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l'ai vue si gaie +au mois d'août dernier, il n'y a pas très longtemps, tu vois. C'était un +dimanche, un jour de fête aux environs, j'étais couché dans l'herbe, +près de ces peupliers, les blés venaient d'être fauchés, on entendait +les cigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, la +fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l'air +comme des fumées d'encens. Marie est venue par ce chemin où il y a un +grand noyer, je l'ai aperçue de loin; elle avait une robe blanche et une +ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arrivée, +ses cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe aux buissons. +Nous sommes restés ensemble jusqu'au soir. Ah! la belle journée! J'ai +été bien heureux ce jour-là. Pourquoi me l'as-tu prise? acheva Olivier, +qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et le trouvait tout à +coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, ne parlons +plus de cela.... Je ne veux me rappeler du passé que les bonnes choses. +J'ai voulu revoir cet endroit. C'est bien triste, c'est comme un +linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gelée. Mais c'est +égal... je suis content d'être venu. Maintenant nous nous en irons si tu +veux.</p> + +<p>—<i>Si tu veux</i> est joli, pensa Urbain, qui n'eut cependant pas le +courage de railler tout haut.</p> + +<p>Ils rentrèrent chez eux fort tard. Le tremblement d'Olivier avait +redoublé. Urbain fit grand feu dans la cheminée, et comme son ami ne +parvenait pas à se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu +de punch chaud.</p> + +<p>—Ah! oui, dit Olivier... oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je +dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu'Urbain était allé chercher +de l'eau-de-vie.</p> + +<p>Ainsi qu'il l'avait espéré, Olivier dormit cette nuit-là. Mais le +lendemain il se réveillait avec une fièvre cérébrale. Urbain, effrayé, +alla chez le père d'Olivier, qui le reçut très froidement et se borna à +lui donner l'adresse de son médecin. Urbain y courut aussitôt, et, +l'ayant heureusement trouvé, le ramena auprès d'Olivier. Le médecin fit +un mauvais signe de tête, écrivit une prescription, ordonna les plus +grands soins, et alla redire au père d'Olivier que son fils était en +péril. Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin; j'irai le voir. +Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin il revint sur ses +pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne.</p> + +<p>—M. Olivier est très mal, vint lui redire la servante. On a été obligé +de l'attacher sur son lit; il passe son temps à mordre une grosse +poignée de cheveux et crie à faire peur: Marie! Marie!...</p> + +<p>—Ah! dit le père, Marie, c'est le nom de cette femme. Mal d'amour... ça +n'est pas mortel. Qu'est-ce qui le soigne?</p> + +<p>—Un de ses amis, répondit la servante, celui qui est venu ici, il est +très inquiet....</p> + +<p>Au bout de huit jours Olivier n'allait pas mieux. Urbain vint trouver le +père et lui demanda de l'argent. Celui-ci lui en remit un peu, mais avec +un air si maussade, qu'Urbain lui dit très sèchement:</p> + +<p>—Le médecin ne répond pas de votre fils. En cas de malheur, devrai-je +vous prévenir pour l'enterrement, monsieur?</p> + +<p>—Sans doute, répondit tranquillement le père.</p> + +<p>Lazare et les autres artistes ayant appris la maladie d'Olivier étaient +accourus, et se relayaient pour venir auprès de lui la nuit. Urbain +était désespéré; il avait raconté au médecin l'histoire d'Olivier et de +Marie, la part qu'il y avait eue, et le long désespoir dont son ami +avait été atteint quand il s'était trouvé séparé de sa maîtresse.</p> + +<p>—Dès qu'il sera un peu mieux, dit le médecin, il faudra le retirer de +cette chambre et l'éloigner de tout ce qui pourrait lui rappeler cette +femme. Au bout d'une dizaine de jours le délire devint moins fréquent. +On transporta Olivier au logement de Lazare, situé près de la maison +d'Urbain. Les <i>Buveurs d'eau</i> mirent leur habitation sens dessus dessous +pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecin commença à +donner des espérances. D'après les conseils de Lazare, Urbain avait +cessé de venir dès l'époque où Olivier avait commencé à retrouver un peu +de raison. Quand Olivier, hors de danger, demanda après lui, Lazare +répondit qu'Urbain était en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de +Marie commençait à renaître dans le cœur d'Olivier; mais ce souvenir +n'était déjà plus la douleur ni le désespoir, c'était la mélancolie, +muse rêveuse et caressante. La convalescence d'Olivier, hâtée par les +soins fraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions +qui pouvaient éloigner son cœur d'une rechute. Enfin le jour de la +première sortie arriva. C'était au commencement de mars; Lazare et +Valentin conduisirent Olivier dans le jardin du Luxembourg. Des chœurs +d'oiseaux, perchés dans les arbres verdissants, récitaient le prologue +de la saison nouvelle, dont ce beau jour était comme le premier sourire.</p> + +<p>En ce moment, à quelques pas du banc où ils étaient assis, un jeune +homme passait avec une jeune femme, se tenant par le bras et riant tout +haut. Leurs éclats de rire firent tourner la tête à Olivier. Avant que +Lazare et Valentin eussent eu le temps de le retenir, il s'était levé de +son banc et avait couru après Urbain.</p> + +<p>—Olivier! s'écria Urbain en reconnaissant son ancien ami; et sur un +signe que lui fit Lazare il ajouta: Je suis arrivé de voyage seulement +hier: je devais aller te voir... mais je savais de tes nouvelles.</p> + +<p>La compagne d'Urbain s'était retirée un peu à l'écart.</p> + +<p>—Et Marie? demanda Olivier, dont le cœur avait tout d'abord tremblé en +rencontrant le peintre son ami avec une femme.</p> + +<p>—Mais, dit Urbain, j'ai été absent de Paris. D'ailleurs je ne m'en suis +point inquiété. J'ai l'oubli prompt. Voici qui doit te le prouver, +ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme qui était avec lui.</p> + +<p>—Oh! fit Olivier avec un éclair de regard qui trahissait la joie +intérieure, j'étais bien sûr que tu ne l'aimais pas.</p> + +<p>—Celle-là aussi s'appelle Marie, dit Urbain en indiquant sa nouvelle +maîtresse, et je l'aime beaucoup depuis hier. Marie est morte, Vive +Marie!</p> + +<p>—J'irai vous voir, dit Olivier en quittant Urbain.</p> + +<p>Cette rencontre le laissa calme, et il rentra à la maison presque gai. +Le lendemain, accompagné de Lazare, Olivier alla pour voir son père et +lui demander de l'argent qui lui revenait. Son père était absent, mais +il trouva la servante.</p> + +<p>—Ah! monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente de vous revoir. +Voici une lettre pour vous. C'est une dame qui l'a apportée pendant que +votre père n'y était pas, heureusement! Car il l'aurait déchirée comme +il a fait des autres. Il était bien en colère après cette dame, et il +m'a menacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.</p> + +<p>Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elle était de Marie et ne contenait +que ces mots:</p> + +<p>«Depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai écrit trois fois: +Vous ne m'avez pas répondu, Olivier! Vous avez cru comme tant d'autres, +sans doute, en me voyant arrêtée, que j'étais coupable. Pourtant on ne +voulait de moi que des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien, +je n'ai pu rien dire. On m'a remise en liberté. Voilà quinze jours que +je vous attends. Vous ne m'avez pas pardonné sans doute. Je vous +attendrai encore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois +pas je quitterai Paris. Mon départ est arrêté: j'ai vendu mes meubles. +Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vous resterez libre. Je +vous jure que je n'ai pas revu Urbain et que je ne l'ai jamais aimé. +J'ai souvent attendu, bien avant dans la nuit, devant la maison de votre +père, comptant vous voir rentrer.... Mais vous ne rentriez pas.... C'est +la dernière fois que je vous écris, et dans deux jours je serai partie. +Au revoir, ou pour toujours, adieu.</p> + +<p>—Quand vous a-t-on remis cette lettre? demanda Olivier à la servante.</p> + +<p>—Il y a cinq ou six jours, répondit celle-ci.</p> + +<p>—Il est trop tard! s'écria Olivier. Oh! mon père! Cependant il força +Lazare à l'accompagner à l'ancienne demeure de Marie.</p> + +<p>—Madame Duchampy est partie depuis quatre jours, dit le portier.</p> + +<p>—J'aime mieux ça! murmura Lazare; et il emmena Olivier.</p> + +<p>—Au moins Urbain ne l'a pas revue, pensa Olivier, dont l'amour +commençait à tourner à la poésie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Un_poete_de_gouttieres" id="Un_poete_de_gouttieres"></a><a href="#table">Un poète de gouttières</a></h2> +<hr style="width: 65%;" /> + + +<p>Il y a maintenant à Paris plus de poètes que de becs de gaz. Et si la +police n'y met ordre, le nombre ira encore en croissant de jour en jour. +Peu de maisons de la capitale sont privées d'un <i>vates</i> quelconque. +Perché dans les mansardes, il empêche ses voisins de dormir par les +convulsions et les coliques d'un lyrisme nocturne. C'est dans le nid +d'un de ces oiseaux de gouttière qui pondent, bon an, mal an, deux ou +trois milliers de vers, que nous introduirons le lecteur.</p> + +<p>Melchior (il s'appelait Melchior) habitait rue de la Tour-d'Auvergne une +chambre de cent francs dans laquelle il faisait de la poésie lyrique. +Cette chambre était meublée d'un de ces mobiliers qui sont la terreur +des propriétaires, aux approches du terme surtout. Melchior avait dans +un bureau une place qui lui rapportait quarante francs par mois, et ne +lui prenait que trois heures par jour. Ce fut à la suite d'un premier +amour très fécond en orages qu'il s'était décidé à prendre la lyre.</p> + +<p>Ses amis encouragèrent sa déplorable manie en le comparant à Lamartine, +et, dans le tête-à-tête, avec sa modestie qui, comme celle de tant +d'autres, n'était que l'hypocrisie de l'orgueil, Melchior s'avouait, à +part lui, qu'il pourrait bien un jour justifier la comparaison. Il +avait, du reste, une foi inébranlable en lui-même, et croyait +entièrement au <i>nascuntur poetae</i> de l'orateur romain. Si parfois il lui +venait quelques doutes sur sa vocation, il se hâtait de les dissiper par +la lecture d'un de ses poèmes, et devant cette œuvre de son cœur il +entrait en des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il +battait des mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s'il +n'avait pas une auréole au front, et il en voyait une. Dans ces +moments-là, Melchior aurait voulu pouvoir se dédoubler, afin qu'une +moitié de lui-même s'inclinât devant l'autre. Et tout cela de bonne foi, +sincèrement, réellement, croyant bien qu'il ne se rendait pas la moitié +des honneurs qui lui étaient dus.</p> + +<p>Au reste, ces ridicules n'étaient pas inhérents à la nature de Melchior. +Ils lui avaient été inoculés par les amis au milieu desquels il vivait, +et qui lui assuraient chaque jour qu'il était appelé à de hautes +destinées poétiques. Si les personnes sensées qui s'intéressaient à lui +essayaient de lui montrer dans quelle voie fausse il s'engageait aussi +gratuitement, Melchior se récriait. Il répondait qu'il avait une mission +à remplir, que les poètes sont les prêtres de l'humanité, et que, dût-il +mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc. Melchior avait +d'ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à la mémoire de son premier +amour un superbe monument poétique au front duquel il placerait le nom +de sa maîtresse, pour le faire passer à la postérité à côté des noms de +Laure et de Béatrix. Depuis deux ans il travaillait à ce poème, et +n'écrivait pas une strophe où il ne plantât deux saules et n'allumât une +auréole. Chaque fois qu'il avait ajouté une centaine de nouveaux vers à +son poème d'amour, il réunissait ses amis dans des soirées où l'on +buvait de l'eau non filtrée, et il leur lisait ses nouvelles élégies +qu'on applaudissait avec fureur.</p> + +<p>Ces lectures étaient ordinairement accompagnées d'une mise en scène dont +les ridicules étaient peut-être excusables à cause du sentiment profond +et sincère où ils avaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les +fragments de son poème d'amour sur une table où il avait d'avance +disposé symétriquement toutes les reliques qui lui étaient restées de +cette grande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un +masque de bal, des bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimental +était ordinairement accroché au fond de son alcôve. Au milieu se +détachait son masque à lui, moulé en plâtre et entouré d'un lambeau +d'étoffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces puérilités étaient du +reste gravement acceptées par les amis de Melchior, qui, pendant plus de +deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fidélité la religion du +souvenir. Une des autres manies de ce singulier garçon était celle-ci: +il achetait tous les volumes de vers à couvertures multicolores qui, +deux fois l'an, au printemps et à l'automne, viennent s'abattre sur les +rampes des quais. Il ne se publiait pas un seul hémistiche qu'il n'en +eût connaissance; un de ses amis, garçon de bon sens, qui appelait ce +genre de recueil les <i>Punaises de la librairie</i>, lui ayant demandé +pourquoi il dépensait son argent à d'aussi bêtes acquisitions, Melchior +lui répondit qu'il fallait bien se tenir au courant des progrès de +l'art. Le fait est qu'il voulait simplement juger s'il était de la force +des auteurs des <i>Soupirs nocturnes</i>, <i>Matutina</i> et autres <i>Brises de mai</i>. +Chaque fois qu'il paraissait un de ces abominables recueils, Melchior se +le procurait et assemblait tout le clan des poètereaux de sa +connaissance pour leur donner lecture du poème nouveau, et lorsque de +son avis et de celui de ses admirateurs la comparaison tournait à son +avantage, il était content et acceptait sans conteste la supériorité +qu'on lui accordait. C'était un spectacle vraiment bien curieux que ces +réunions où un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaient sans +rire avec les plus graves questions d'art et se drapaient +prétentieusement dans le manteau de leur <i>sainte misère</i>: ces soirées se +terminaient ordinairement par une lecture à haute voix du <i>Chatterton</i> +de M. Alfred de Vigny. C'est avec ce livre que Melchior avait achevé de +se griser l'esprit; et combien de jeunes gens comme lui ont bu le poison +de l'amour-propre dans ces pages brûlantes!</p> + +<p>Le drame de <i>Chatterton</i> est certainement une belle œuvre, mais son +succès a dû souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de +son auteur, qui aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence que +ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanités +ambitieuses. <i>Chatterton</i> est une de ces créations qui ont tout +l'attrait de l'abîme, et cette pièce, qui n'est après tout, sous forme +dramatique, que l'apothéose de l'orgueil et de la médiocrité, avec le +suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coup +sûr les représentations de <i>Chatterton</i> ont créé cette lamentable école +de poètes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n'a pas +sévi avec assez de violence. Je l'ai dit déjà, Melchior et ses amis +faisaient partie de cette bande, et ils avaient inventé pour leur usage +cette maxime singulière «que la misère est l'engrais du talent.» Bien +que plusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior +à sortir de sa mauvaise situation, il s'obstinait à y demeurer; cette +misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux pures +étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la +misère! la misère, cela prête si bien à l'élégie et au dithyrambe! cela +fournit naturellement de si glorieux parallèles! Melchior, lui, ne +trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il +manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la +fatalité qui se montrait si clémente à son égard, après avoir été si +rigoureuse pour ses frères. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait +l'hôpital, et ne désirait rien tant qu'une bonne maladie qui lui +permettrait d'aller à son tour chanter un hymne à la douleur sur un +grabat de l'Hôtel-Dieu. Mais cette satisfaction lui était refusée par le +sort, et malgré les privations de toute nature qu'il subissait, et +s'imposait même parfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à +ses allures de poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant +que le sort lui refusait la <i>gloire d'aller souffrir dans le lit de +Gilbert,</i> il imagina une combinaison aussi ridicule que périlleuse pour +s'ouvrir la porte de <i>l'asile des douleurs.</i> Il se mit pendant quinze +jours à un régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un +livre de médecine, il étudia, pour les simuler autant que possible, les +symptômes d'une maladie qui, à son début, ne se manifeste que par un +affaiblissement général accompagné d'une toux légère et fréquente. +Lorsqu'il crut savoir assez convenablement son rôle de phtisique pour +affronter l'examen de la science, Melchior résolut d'aller se présenter +à la consultation de l'Hôtel-Dieu. La veille du jour qu'il avait choisi, +il fit par un temps affreux une course d'environ dix lieues dans les +environs de Paris, et lorsqu'il arriva à l'hôpital, la fatigue l'avait +si bien grimé et le froid l'avait si bien enrhumé, qu'il avait l'air +d'un poitrinaire authentique.... Quand son tour fut venu de passer à la +visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plus beaux vers pour +cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si épouvantable, et la +peur de voir sa ruse découverte lui avait procuré une si belle fièvre, +que le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin d'admission.</p> + +<p>—Quelle est votre profession? lui demanda-t-il à titre de +renseignement.</p> + +<p>—Je suis poète, monsieur, répondit Melchior en prenant une pose fatale; +c'est-à-dire un de ces malheureux que la brutalité du siècle abandonne +sans pitié à toutes les misères, et que....</p> + +<p>—C'est bon! C'est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n'en mourrez +pas cette fois-ci.</p> + +<p>Un candidat académique qui vient d'être élu n'est pas plus heureux, en +s'asseyant pour la première fois dans son fauteuil, que ne le fut +Melchior lorsqu'il entra dans la salle de l'hôpital.</p> + +<p>—Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voilà +donc sur cet affreux grabat des misères humaines, et sur-le-champ il +commença une ode <i>À l'hôpital.</i> Voici quel était son but: une fois cette +ode achevée, et il était bien convenu qu'elle serait sublime, Melchior +la datait du <i>Lieu des douleurs</i>, et il l'adressait à la <i>Revue des +Deux-Mondes</i>, qui s'empressait de l'imprimer, cela était encore convenu. +L'ode imprimée excitait l'admiration générale. La presse, le public, +tout le monde s'inquiétait de ce poète martyr, de cet autre Gilbert, de +ce frère de Moreau, qui agonisait sur un <i>infâme grabat</i>, etc., etc. Et +alors, cela était toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son +<i>lit de souffrance</i>. Les femmes du monde arrivaient en équipage et +voulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leurs +consolations. La chambre des députés elle-même s'émouvait; le ministre +était interpellé et donnait une pension à Melchior pour faire taire les +criailleries des journaux libéraux qui hurleraient: <i>Encore un grand +poète qui se meurt de misère!</i> Les éditeurs accouraient en foule et se +disputaient l'honneur d'imprimer les vers de Melchior. La célébrité +chantait son nom dans tous les carrefours de l'univers, et il faisait +renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plan combiné par +Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à son ode, qui, +lorsqu'elle fut terminée ne comptait pas moins de trois cents vers. +C'était un ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie +dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écrite dans un style +médiocre. Le poète l'adressa à une grande revue, et s'endormit, sûr de +son affaire.</p> + +<p>Mais les choses ne se passèrent point comme le poète l'avait espéré. La +grande revue n'imprima point son ode; l'univers entier ignora qu'il +était à l'hôpital; les femmes du monde allèrent au bois, à l'Opéra et au +bal; les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveau +Gilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme +on était alors en hiver, époque où les malades sont plus nombreux et les +lits d'hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyant que la maladie de +Melchior n'avait rien de sérieux, lui donna à entendre qu'il eût à +demander son <i>exeat</i>, s'il ne préférait pas qu'on le lui offrît. Il +retourna donc chez lui; mais, durant son séjour à l'hôpital, l'ennui, +les drogues et les tisanes qu'il avait été forcé de prendre pour faire +croire à cette fausse maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette +leçon le fit un peu revenir sur le bonheur qu'on éprouve à <i>souffrir +dans le lit de Gilbert.</i> Lorsqu'il fut guéri il alla à la <i>Revue</i> savoir +ce qu'on pensait de son ode et à quelle époque on l'imprimerait. On lui +répondit qu'on ne l'imprimerait pas, et il parut étonné.</p> + +<p>Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer Melchior à son +système: il commença de nouveau à se <i>monter des coups</i>, comme on dit, +et il ne se passait guère de jours où il ne s'ouvrît en rêve de radieux +chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il +caressait son idée fixe, qui était, comme on le sait, d'élever un +monument poétique à celle qui avait eu les prémices de son cœur. Il ne +lui manquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, en +faisant imprimer son volume d'élégies. Un beau matin il ne lui manqua +plus rien: un oncle qu'il avait en Bourgogne mourut subitement, et une +somme de douze cents francs dégringola avec un grand fracas du testament +de l'oncle jusqu'au milieu de la misère du neveu, qui, sans faire ni une +ni deux, courut chez un imprimeur s'entendre pour l'impression de son +livre.</p> + +<p>Le jour où il devait recevoir l'épreuve de la première feuille de son +livre, Melchior convoqua ses amis à une grande soirée littéraire et les +pria d'amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d'un +auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et à +l'heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior +était en habit noir et en cravate blanche à nœud mélancolique; il +allait commencer, après une petite allocution aux dames, la lecture du +poème, déjà lu tant de fois, lorsqu'un nouveau couple retardataire entra +subitement au milieu de l'assemblée. C'était un ami de Melchior, +accompagné de sa maîtresse de la veille.</p> + +<p>En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de +reconnaître son idole, sa première maîtresse, qu'il croyait morte depuis +deux ans en Angleterre, où l'avait entraînée un mari barbare et jaloux. +La dame, en réalité, avait bien été en Angleterre; mais elle n'avait +point tardé à jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et +après deux années de séjour parmi les brouillards de Londres, elle était +depuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le soleil de +Paris. Pour le moment elle n'était pas très heureuse, et donna +clairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle était restée +seule, qu'elle préférait une robe et des bottines à tous les poèmes du +monde.</p> + +<p>Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l'imprimeur....</p> + +<p>—Comment, mon pauvre chéri, tu as écrit tout cela pour moi... +pendant... que.... Ah! ah! c'est bien drôle, fit la dame.</p> + +<p>—Oui, dit Melchior, je t'ai aimée en vers pendant deux ans; maintenant +je vais t'aimer en prose. Il l'aima ainsi pendant six semaines, après +quoi il employa le reste de son argent à apprendre la tenue des livres, +afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il est +actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu'il le fut jadis +de la fièvre des rimes.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Le_manchon_de_Francine" id="Le_manchon_de_Francine"></a><a href="#table">Le manchon de Francine</a></h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Ic" id="Ic"></a><a href="#table">I</a></h2> + + +<p>Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j'ai connu autrefois un +garçon nommé Jacques D...; il était sculpteur, et promettait d'avoir un +jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps +d'accomplir ses promesses. Il est mort d'épuisement au mois de mars +1844, à l'hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.</p> + +<p>J'ai connu Jacques à l'hôpital, où j'étais moi-même détenu par une +longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai dit, l'étoffe d'un grand +talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire. Pendant les deux +mois que je l'ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans +les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule +fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule +l'artiste incompris. Il est mort sans <i>pose</i>, en faisant l'horrible +grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les +plus atroces que j'aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs +humaines. Son père, instruit de l'événement, était venu pour réclamer le +corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs +réclamés par l'administration. Il avait marchandé aussi pour le service +de l'église, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par lui rabattre +six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l'infirmier +enleva la serpillière de l'hôpital et demanda à un des amis du défunt +qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui +n'avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une +colère atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer.</p> + +<p>La sœur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur +le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole:</p> + +<p>—Oh! monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme cela, ce pauvre garçon: +il fait si froid, donnez-lui au moins une chemise, qu'il n'arrive pas +tout nu devant le bon Dieu.</p> + +<p>Le père donna cinq francs à l'ami pour avoir une chemise; mais il lui +recommanda d'aller chez un fripier de la rue Grange aux Belles qui +vendait du linge d'occasion.</p> + +<p>—Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il. Cette cruauté du père de Jacques +me fut expliquée plus tard; il était furieux que son fils eût embrassé +la carrière des arts, et sa colère ne s'était pas apaisée, même devant +un cercueil. Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son +manchon. J'y reviens: mademoiselle Francine avait été la première et +unique maîtresse de Jacques, qui n'était pourtant pas mort vieux, car il +avait à peine vingt-trois ans à l'époque où son père voulait le laisser +mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a été conté par Jacques +lui-même, alors qu'il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle +Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir. Ah! tenez, lecteur, +avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le +raconter tel qu'il m'a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer +une pipe dans la vieille pipe de terre qu'il m'a donnée le jour où le +médecin lui en avait défendu l'usage. Pourtant la nuit, quand +l'infirmier dormait, mon ami Jacques m'empruntait sa pipe et me +demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit dans ces grandes +salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre!</p> + +<p>—Rien qu'une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, +et la sœur Sainte-Geneviève n'avait point l'air de sentir la fumée +lorsqu'elle passait faire sa ronde. Ah! bonne sœur! que vous étiez +bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter +l'eau bénite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous +les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si +beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! bonne sœur! vous +étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations, +qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami +Jacques n'était pas mort un jour qu'il tombait de la neige, il vous +aurait sculpté une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule, +bonne sœur Sainte-Geneviève!</p> + +<p>UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon? je ne vois pas le manchon, moi.</p> + +<p>AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine? où est-elle donc?</p> + +<p>PREMIER LECTEUR. Ce n'est point très gai, cette histoire!</p> + +<p>DEUXIÈME LECTEUR. Nous allons voir la fin.</p> + +<p>—Je vous demande bien pardon, messieurs, c'est la pipe de mon ami +Jacques qui m'a entraîné dans ces digressions. Mais d'ailleurs je n'ai +point juré de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai tous les +jours, la bohème.</p> + +<p>Jacques et Francine s'étaient rencontrés dans une maison de la rue de la +Tour-d'Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme +d'avril.</p> + +<p>L'artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d'entamer ces +relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu'on +habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule +parole, ils se connaissaient déjà l'un l'autre. Francine savait que son +voisin était un pauvre diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa +voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper +aux mauvais traitements d'une belle-mère. Elle faisait des miracles +d'économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme +elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne l'enviait point. Voici +comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la +cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui +harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d'une +de ces tristesses vagues qui n'ont point de cause précise et qui vous +prennent partout, à toute heure, espèce d'apoplexie du cœur à laquelle +sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. +Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la +fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil +couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de +Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé +des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela +augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta +un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à +Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux +n'étaient plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa +fenêtre, tira le rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de +l'huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu'il avait +rapportée d'un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus +triste, il bourra sa pipe.</p> + +<p>—Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet, +murmura-t-il, et il se mit à fumer.</p> + +<p>Il fallait qu'il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu'il +songeât à cacher le pistolet. C'était sa ressource suprême dans les +grandes crises, et elle lui réussissait assez ordinairement. Voici en +quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur lequel il +répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'à ce que le +nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui +dérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout +un pistolet accroché au mur. C'était l'affaire d'une dizaine de pipes. +Quand le pistolet était entièrement devenu invisible, il arrivait +presque toujours que la fumée et le laudanum combinés endormaient +Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l'abandonnait au +seuil de ses rêves. Mais, ce soir-là, il avait usé tout son tabac, le +pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours amèrement +triste. Ce soir-là, au contraire, mademoiselle Francine était +extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était en cause, +comme la tristesse de Jacques: c'était une de ces joies qui tombent du +ciel et que le bon Dieu jette dans les bons cœurs. Donc, mademoiselle +Francine était en belle humeur, et chantonnait en montant l'escalier. +Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entré par la +fenêtre ouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle.</p> + +<p>—Mon Dieu, que c'est ennuyeux! exclama la jeune fille, voilà qu'il faut +encore descendre et monter six étages.</p> + +<p>Mais ayant aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un +instant de paresse, enté sur un sentiment de curiosité, lui conseilla +d'aller demander de la lumière à l'artiste. C'est un service qu'on se +rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n'a rien de +compromettant. Elle frappa donc deux petits coups à la porte de Jacques, +qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais à peine +eut-elle fait un pas dans la chambre, que la fumée qui l'emplissait la +suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle +glissa évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et +sa clef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques +ne jugea point à propos d'appeler du secours; il craignait d'abord de +compromettre sa voisine. Il se borna donc à ouvrir la fenêtre pour +laisser pénétrer un peu d'air; et, après avoir jeté quelques gouttes +d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir +à elle peu à peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut entièrement +repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amenée chez +l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui était arrivé.</p> + +<p>—Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez +moi.</p> + +<p>Et elle avait déjà ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aperçut que +non seulement elle oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle +n'avait pas la clef de sa chambre.</p> + +<p>—Étourdie que je suis, dit-elle en approchant son flambeau du cierge de +résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j'allais m'en +aller sans.</p> + +<p>Mais au même instant le courant d'air établi dans la chambre par la +porte et la fenêtre, qui étaient restées entr'ouvertes, éteignit +subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans +l'obscurité.</p> + +<p>—On croirait que c'est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi, +monsieur, tout l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour +faire de la lumière, pour que je puisse retrouver ma clef.</p> + +<p>—Certainement, mademoiselle, répondit Jacques en cherchant des +allumettes à tâtons.</p> + +<p>Il les eut bien vite trouvées. Mais une idée singulière lui traversa +l'esprit; il mit les allumettes dans sa poche en s'écriant:</p> + +<p>—Mon Dieu! mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n'ai point +une seule allumette ici, j'ai employé la dernière quand je suis rentré.</p> + +<p>J'espère que voilà une ruse crânement bien machinée! pensa-t-il en +lui-même.</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez +moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y +perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi à +chercher, elle doit être à terre.</p> + +<p>—Cherchons, mademoiselle, dit Jacques.</p> + +<p>Et les voilà tous deux dans l'obscurité en quête de l'objet perdu; mais, +comme s'ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que +pendant ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même +endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient +aussi maladroits l'un que l'autre, ils ne trouvèrent point la clef.</p> + +<p>—La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein dans ma +chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout à l'heure elle pourra +éclairer nos recherches.</p> + +<p>Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une +causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une nuit +de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et insignifiante, aborde +le chapitre des confidences, vous savez où cela mène.... Les paroles +deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences; la voix baisse, +les mots s'alternent de soupirs.... Les mains qui se rencontrent achèvent +la pensée, qui, du cœur, monte aux lèvres, et.... Cherchez la conclusion +dans vos souvenirs, ô jeunes couples! Rappelez-vous, jeune homme, +rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd'hui la main dans la +main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deux jours!</p> + +<p>Enfin la lune se démasqua, et sa lueur claire inonda la chambrette; +mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri.</p> + +<p>—Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses +bras.</p> + +<p>—Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que +Jacques s'en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef +qu'elle venait d'apercevoir.</p> + +<p>Elle ne voulait pas la retrouver.</p> + +<p>PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre +les mains de ma fille.</p> + +<p>SECOND LECTEUR. Jusqu'à présent je n'ai point encore vu un seul poil du +manchon de mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais +pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.</p> + +<p>Patience, ô lecteurs! patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous +le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie +Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l'ai expliqué +dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde, +Francine, blonde et gaie, ce qui n'est pas commun. Elle avait ignoré +l'amour jusqu'à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin +prochaine lui conseilla de ne plus tarder si elle voulait le connaître.</p> + +<p>Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois. Ils +s'étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l'automne. Francine +était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi: +quinze jours après s'être mis avec la jeune fille, il l'avait appris +d'un de ses amis qui était médecin. «Elle s'en ira aux feuilles jaunes,» +avait dit celui-ci.</p> + +<p>Francine avait entendu cette confidence, et s'aperçut du désespoir +qu'elle causait à son ami.</p> + +<p>—Qu'importent les feuilles jaunes? lui disait-elle, en mettant tout son +amour dans un sourire; qu'importe l'automne, nous sommes en été et les +feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami.... Quand tu me verras prête +à m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m'embrassant et +tu me défendras de m'en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je +resterai.</p> + +<p>Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères +de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, +il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: «Francine va plus +mal, il lui faut des soins.» Alors Jacques battait tout Paris pour +trouver de quoi faire faire l'ordonnance du médecin; mais Francine n'en +voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les +fenêtres. La nuit, lorsqu'elle était prise par la toux, elle sortait de +la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l'entendît point.</p> + +<p>Un jour qu'ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques +aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda +tristement Francine, qui marchait lentement et un peu rêveuse.</p> + +<p>Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.</p> + +<p>—Tu es bête, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en +juillet; jusqu'à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et +jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à +passer ensemble. Et puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux +feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les +feuilles sont toujours vertes.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Au mois d'octobre Francine fut forcée de rester au lit. L'ami de Jacques +la soignait.... La petite chambrette où ils logeaient était située tout +au haut de la maison et donnait sur une cour où s'élevait un arbre, qui +chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la +fenêtre pour cacher cet arbre à la malade; mais Francine exigea qu'on +retirât le rideau.</p> + +<p>—Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de +baisers qu'il n'a de feuilles.... Et elle ajoutait: Je vais beaucoup +mieux, d'ailleurs.... Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid, +et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m'achèteras un manchon.</p> + +<p>Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique. La veille de +la Toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui +donner du courage; et, pour lui prouver qu'elle allait mieux, elle se +leva. Le médecin arriva au même instant: il la fit recoucher de force.</p> + +<p>—Jacques, dit-il à l'oreille de l'artiste, du courage! Tout est fini, +Francine va mourir. Jacques fondit en larmes.</p> + +<p>—Tu peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le +médecin: il n'y a plus d'espoir.</p> + +<p>Francine <i>entendit des yeux</i> ce que le médecin avait dit à son amant.</p> + +<p>—Ne l'écoute pas, s'écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne +l'écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la +Toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon.... Je t'en prie, j'ai +peur des engelures pour cet hiver.</p> + +<p>Jacques allait sortir avec son ami; mais Francine retint le médecin +auprès d'elle.</p> + +<p>—Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques, prends-le beau, qu'il +dure longtemps.</p> + +<p>Et quand elle fut seule, elle dit au médecin:</p> + +<p>—Ô monsieur, je vais mourir, et je le sais.... Mais avant de m'en aller, +trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je vous +en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure après, +puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps....</p> + +<p>Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans +la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à +l'arbre de la petite cour.</p> + +<p>Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre dépouillé complètement.</p> + +<p>—C'est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.</p> + +<p>—Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous avez une nuit à +vous.</p> + +<p>—Ah! quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle sera +longue. Jacques rentra; il apportait un manchon. Il est bien joli, dit +Francine; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avec Jacques.</p> + +<p>Le lendemain, jour de la Toussaint, à l'<i>Angelus</i> de midi, elle fut +prise par l'agonie et tout son corps se mit à trembler.</p> + +<p>—J'ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon. Et elle +plongea ses pauvres mains dans la fourrure.</p> + +<p>—C'est fini, dit le médecin à Jacques; va l'embrasser. Jacques colla +ses lèvres à celles de son amie. Au dernier moment on voulait lui +retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.</p> + +<p>—Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait +froid. Ah! mon pauvre Jacques.... Ah! mon pauvre Jacques... qu'est-ce que +tu vas devenir? Ah! mon Dieu!</p> + +<p>Et le lendemain Jacques était seul.</p> + +<p>PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que ce n'était point gai, cette +histoire.</p> + +<p>—Que voulez-vous, lecteur? on ne peut pas toujours rire.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIc" id="IIc"></a><a href="#table">II</a></h2> + + +<p>C'était le matin du jour de la Toussaint: Francine venait de mourir.</p> + +<p>Deux hommes veillaient au chevet: l'un, qui se tenait debout, était le +médecin; l'autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains +de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré: +c'était Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six heures il était +plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui +passa sous les fenêtres vint l'en tirer.</p> + +<p>Cet orgue jouait un air que Francine avait l'habitude de chanter le +matin en s'éveillant.</p> + +<p>Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les +grands désespoirs traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans +le passé, à l'époque où Francine n'était encore que mourante; il oublia +l'heure présente, et s'imagina un moment que la trépassée n'était +qu'endormie, et qu'elle allait s'éveiller tout à l'heure la bouche +ouverte à son refrain matinal.</p> + +<p>Mais les sons de l'orgue n'étaient pas encore éteints que Jacques était +déjà revenu à la réalité. La bouche de Francine était éternellement +close pour les chansons, et le sourire qu'y avait amené sa dernière +pensée s'effaçait de ses lèvres, où la mort commençait à naître.</p> + +<p>—Du courage! Jacques, dit le médecin, qui était l'ami du sculpteur.</p> + +<p>Jacques se releva et dit en regardant le médecin:</p> + +<p>—C'est fini, n'est-ce pas, il n'y a plus d'espérance?</p> + +<p>Sans répondre à cette triste folie, l'ami alla fermer les rideaux du +lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main.</p> + +<p>—Francine est morte... dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait +que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C'était +une honnête fille, Jacques, qui t'a beaucoup aimé, plus et autrement que +tu ne l'aimais toi-même; car son amour n'était fait que d'amour, tandis +que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est +pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires +pour l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre +absence nous prierons la voisine de veiller ici.</p> + +<p>Jacques se laissa entraîner par son ami. Toute la journée ils coururent, +à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière. Comme Jacques n'avait +point d'argent, le médecin engagea sa montre, une bague et quelques +effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au +lendemain.</p> + +<p>Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir; la voisine força Jacques à +manger un peu.</p> + +<p>—Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un +peu de force, car j'aurai à travailler cette nuit.</p> + +<p>La voisine et le médecin ne comprirent pas.</p> + +<p>Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées +qu'il faillit s'étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son +verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui +s'était brisé avait réveillé sa douleur un instant engourdie. Le jour où +Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui +était déjà souffrante, s'était trouvée indisposée, et Jacques lui avait +donné à boire un peu d'eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils +demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour.</p> + +<p>Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie +une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui était +prescrit, et c'était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa +tendresse puisait une gaieté charmante.</p> + +<p>Jacques resta plus d'une demi-heure à regarder, sans rien dire, les +morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui sembla que son +cœur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les éclats déchirer +sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre +et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher +deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier.</p> + +<p>—Ne t'en va pas, dit-il au médecin, qui n'y songeait aucunement, +j'aurai besoin de toi tout à l'heure.</p> + +<p>On apporta l'eau et les bougies; les deux amis restèrent seuls.</p> + +<p>—Que veux-tu faire? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir +versé de l'eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à +poignées égales.</p> + +<p>—Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? je vais +mouler la tête de Francine; et comme je manquerais de courage si je +restais seul, tu ne t'en iras pas.</p> + +<p>Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on +avait jeté sur la figure de la morte. La main de Jacques commença à +trembler, et un sanglot étouffé monta jusqu'à ses lèvres.</p> + +<p>—Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile. +L'un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute +sa clarté sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut placée au +pied. À l'aide d'un pinceau trempé dans l'huile d'olive, l'artiste +oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que +Francine faisait le plus habituellement.</p> + +<p>—Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque, +murmura Jacques à lui-même.</p> + +<p>Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans +une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches +successives jusqu'à ce que le moule eût atteint l'épaisseur nécessaire. +Au bout d'un quart d'heure l'opération était terminée et avait +complètement réussi.</p> + +<p>Par une étrange particularité un changement s'était opéré sur le visage +de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer +entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué +vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se +mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les +paupières, qui s'étaient soulevées lorsqu'on avait enlevé le moule, +laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait +receler une vague intelligence; et des lèvres, entr'ouvertes par un +sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette +dernière parole qu'on entend seulement avec le cœur.</p> + +<p>Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument là où commence +l'insensibilité de l'être? Qui peut dire que les passions s'éteignent et +meurent juste avec la dernière pulsation du cœur qu'elles ont agité? +L'âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive +dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison +charnelle, épier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont +ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent!</p> + +<p>Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de +l'art, qui sait? une pensée d'outre-vie était peut-être revenue +réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être +s'était-elle rappelé que celui qu'elle venait de quitter était un +artiste en même temps qu'un amant; qu'il était l'un et l'autre, parce +qu'il ne pouvait être l'un sans l'autre; que pour lui l'amour était +l'âme de l'art, et que, s'il l'avait tant aimée, c'est qu'elle avait su +être pour lui une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme. +Et alors peut-être Francine, voulant laisser à Jacques l'image humaine +qui était devenue pour lui un idéal incarné, avait su, morte, déjà +glacée, revêtir encore une fois son visage de tous les rayonnements de +l'amour et de toutes les grâces de la jeunesse; elle ressuscitait objet +d'art.</p> + +<p>Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensé vrai; car il existe parmi +les vrais artistes de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de +l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.</p> + +<p>Devant la sérénité de cette figure, où l'agonie n'offrait plus de +traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi +de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve d'amour; et +en la voyant ainsi, on eût dit qu'elle était morte de beauté.</p> + +<p>Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin.</p> + +<p>Quant à Jacques, il était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit +halluciné s'obstinait à croire que celle qu'il avait tant aimée allait +se réveiller; et comme de légères contractions nerveuses, déterminées +par l'action récente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilité +du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse +illusion, qui dura jusqu'au matin, à l'heure où un commissaire vint +constater le décès et autoriser l'inhumation.</p> + +<p>Au reste, s'il avait fallu toute la folie du désespoir pour douter de sa +mort en voyant cette belle créature, il fallait aussi pour y croire +toute l'infaillibilité de la science.</p> + +<p>Pendant que la voisine ensevelissait Francine on avait entraîné Jacques +dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis, venus pour +suivre le convoi. Les bohèmes s'abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu'ils +aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne +font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si +difficiles à trouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour +serrer silencieusement la main de leur ami.</p> + +<p>—Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux.</p> + +<p>—Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre +de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant +l'inflexibilité d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par +étouffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit +dans sa vie. Depuis qu'il connaît Francine, Jacques est bien changé.</p> + +<p>—Elle l'a rendu heureux, dit un autre.</p> + +<p>—Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux? Comment nommez-vous +bonheur une passion qui met un homme dans l'état où Jacques est en ce +moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'œuvre: il ne détournerait pas +les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu'il +marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est +immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle +<i>Joconde</i>.</p> + +<p>Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l'art et le +sentiment on vint avertir qu'on allait partir pour l'église.</p> + +<p>Après quelques basses prières le convoi se dirigea vers le cimetière.... +Comme c'était précisément le jour de la fête des Morts, une foule +immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient +pour regarder Jacques, qui marchait la tête nue derrière le corbillard.</p> + +<p>—Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute.</p> + +<p>—C'est son père, disait un autre.</p> + +<p>—C'est sa sœur, disait-on autre part. Venu là pour étudier l'attitude +des regrets à cette fête des souvenirs, qui se célèbre une fois l'an +sous le brouillard de novembre, seul, un poète, en voyant passer +Jacques, devina qu'il suivait les funérailles de sa maîtresse.</p> + +<p>Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête +nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord; son ami le médecin +le tenait par le bras.</p> + +<p>Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vivement les +choses.</p> + +<p>—Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! tant mieux. Houp! +camarade! allons, là!</p> + +<p>Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et +descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du +trou; puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle et commença à +jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite +croix de bois.</p> + +<p>Au milieu de ses sanglots le médecin entendit Jacques qui laissait +échapper ce cri d'égoïsme:</p> + +<p>—Ô ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre!</p> + +<p>Jacques faisait partie d'une société appelée <i>les Buveurs d'eau</i>, et qui +paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cénacle de la rue +des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du <i>Grand +homme de province</i>. Seulement il existait une grande différence entre le +héros du cénacle et les <i>Buveurs d'eau</i>, qui, comme tous les imitateurs, +avaient exagéré le système qu'ils voulaient mettre en application. Cette +différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de +Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu'ils se +proposaient et prouvent que tout système est bon qui réussit; tandis +qu'après plusieurs années d'existence la société des <i>Buveurs d'eau</i> +s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que +le nom d'aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur +existence.</p> + +<p>Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la +société des <i>Buveurs d'eau</i> devinrent moins fréquents. Les nécessités +d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines conditions, +signées et jurées solennellement par les <i>Buveurs d'eau</i> le jour où la +société avait été fondée.</p> + +<p>Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces jeunes +gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils +ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que, +malgré leur misère mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession +à la nécessité. Ainsi le poète Melchior n'aurait jamais consenti à +abandonner ce qu'il appelait sa lyre pour écrire un prospectus +commercial ou une profession de foi. C'était bon pour le poète Rodolphe, +un propre à rien, qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer +une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus, n'importe avec +quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eût jamais voulu +salir ses pinceaux à faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet +sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en +échange de ce fameux habit surnommé <i>Mathusalem</i>, et que la main de +chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu'il +avait vécu en communion d'idées avec les <i>Buveurs d'eau</i>, le sculpteur +Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de société; mais dès qu'il +connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà +malade, au régime qu'il avait accepté tout le temps de sa solitude. +Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla +trouver le président de la société, l'exclusif Lazare, et lui annonça +que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être +productif.</p> + +<p>—Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta +démission d'artiste. Nous resterons tes amis, si tu veux, mais nous ne +serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu +n'es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu +pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à +manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.</p> + +<p>Quoi qu'en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver +Francine auprès de lui il se livrait, quand les occasions se +présentaient, à des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travaillât +longtemps dans l'atelier de l'ornemaniste Romagnési. Habile dans +l'exécution, ingénieux dans l'invention, Jacques aurait pu, sans +abandonner l'art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces +composition de genre qui sont devenues un des principaux éléments du +commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais +artistes, et amoureux à la façon des poètes. La jeunesse en lui s'était +éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin +prochaine, il voulait tout entière l'épuiser entre les bras de Francine. +Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient +frapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu'il +aurait fallu se déranger, et qu'il se trouvait trop bien à rêver aux +lueurs des yeux de son amie.</p> + +<p>Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis +les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun +des membres vivait pétrifié dans l'égoïsme de l'art. Jacques n'y trouva +pas ce qu'il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, +qu'on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de +sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir +exposée à la discussion. Il rompit donc complètement avec les <i>Buveurs +d'eau</i> et s'en alla vivre seul.</p> + +<p>Cinq ou six jours après l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver +un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec +lui le marché suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un +entourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait en outre à +l'artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait +pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier +tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait +alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l'atelier de +Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que +le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit +jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la +croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom +gravé en creux.</p> + +<p>Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit que +cent kilos de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées ne +pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent +lui avait rapporté plusieurs milliers d'écus. Il offrit à l'artiste de +l'attacher à son entreprise moyennant un intérêt, mais Jacques ne +consentit point. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa +nature inventive; d'ailleurs il avait ce qu'il voulait, un gros morceau +de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un +chef-d'œuvre qu'il destinait à la tombe de Francine.</p> + +<p>Au commencement du printemps la situation de Jacques devint meilleure: +son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger +qui venait se fixer à Paris et y faisait construire un magnifique hôtel +dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient +été appelés à concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à +Jacques une cheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons de +Jacques; c'était une chose charmante: tout le poème de l'hiver était +raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre à la flamme. L'atelier +de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son +œuvre, une pièce dans l'hôtel, encore inhabité. On lui avança même une +assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença +par rembourser à son ami le médecin l'argent que celui-ci lui avait +prêté lorsque Francine était morte; puis il courut au cimetière, pour y +faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.</p> + +<p>Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune +fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante. +L'artiste n'eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces +fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui +demandait ce qu'il devait faire des roses et des pensées qu'il avait +apportées, Jacques lui ordonne de les planter sur une fosse voisine +nouvellement creusée, pauvre tombe d'un pauvre, sans clôture, et n'ayant +pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqué en terre, et +surmonté d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de +la douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu'il n'y +était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau +soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de +Francine lorsqu'elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec +ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le +cœur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard +extérieur, il se rappela qu'un jour, ayant été surpris par l'orage, il +était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient dîné. +Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna +du dessert dans une soucoupe à vignettes; il reconnut la soucoupe et se +souvint que Francine était restée une demi-heure à deviner le rébus qui +y était peint; et il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chantée +Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet qui ne coûte pas +bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue +de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur. +Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et +rêveurs, Jacques s'imagina que c'était Francine qui, en l'entendant +marcher tout à l'heure auprès d'elle, lui avait envoyé cette bouffée de +bons souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut par les mouiller +d'une larme. Et il sortit du cabaret pied leste, front haut, œil vif, +cœur battant, presque un sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce +refrain de la chanson de Francine:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">L'amour rôde dans mon quartier,<br /></span> +<span class="i0">Il faut tenir ma porte ouverte.<br /></span> +</div></div> + +<p>Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un souvenir, mais +aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter, Jacques +fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la +tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! quoi qu'on +veuille et quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le +veut ainsi.</p> + +<p>De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient +poussé sur sa tombe, des sèves de jeunesse fleurissaient dans le cœur +de Jacques, où les souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues +aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs Jacques était de cette +race d'artistes et de poètes qui font de la passion un instrument de +l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a d'activité qu'autant qu'il +est mis en mouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques, +l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une +parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il +s'aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à la +meule qui s'use elle-même quand le grain lui manque, son cœur s'usait +faute d'émotion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui; +l'invention, jadis fiévreuse et spontanée, n'arrivait plus que sous +l'effort de la patience; Jacques était mécontent, et enviait presque la +vie de ses anciens amis les <i>Buveurs d'eau</i>.</p> + +<p>Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de +nouvelles liaisons. Il fréquenta le poète Rodolphe, qu'il avait +rencontré dans un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie +l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne +fut pas bien longtemps à en comprendre le motif.</p> + +<p>—Mon ami, lui dit-il, je connais ça... et lui frappant la poitrine à +l'endroit du cœur, il ajouta: Vite et vite, il faut rallumer le feu +là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous +reviendront.</p> + +<p>—Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine.</p> + +<p>—Ça ne vous empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur +les lèvres d'une autre.</p> + +<p>—Oh! dit Jacques; seulement si je pouvais rencontrer une femme qui lui +ressemblât!... Et il quitta Rodolphe tout rêveur.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux +doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté +maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli +en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six +semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec +Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d'un bal +champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contrebasse phtisique et +d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontrée +un soir où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à la +danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné +jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui +connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles:</p> + +<p>—Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à +enterrer?</p> + +<p>Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le +cœur aux épines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacité, +en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de +l'artiste, triste comme un <i>De profundis</i>. Ce fut au milieu de cette +rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait +comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et +entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il +s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles +elle répondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin: elle +accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le +fit répéter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux +arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce +rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté. +Jacques pensa à la Bible et songea qu'on ne devait jamais désespérer +avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. +Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi +qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même.</p> + +<p>Cependant Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de +Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et +travaillait en secret à la figure qu'il voulait placer sur la tombe de +la morte.</p> + +<p>Un jour qu'il avait reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie, +une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva +que le noir n'était pas gai pour l'été. Mais Jacques lui dit qu'il +aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette +robe tous les jours. Marie lui obéit.</p> + +<p>Un samedi, Jacques dit à la jeune fille:</p> + +<p>—Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne.</p> + +<p>—Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras; demain +il fera du soleil.</p> + +<p>Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu'elle avait +achetée sur ses économies, une jolie robe rose.</p> + +<p>Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier +de Jacques.</p> + +<p>L'artiste la reçut froidement, brutalement presque.</p> + +<p>—Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette +toilette réjouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de +Jacques.</p> + +<p>—Nous n'irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller, +j'ai à travailler.</p> + +<p>Marie s'en retourna chez elle le cœur gros. En route, elle rencontra un +jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la +cour, à elle.</p> + +<p>—Tiens, mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? lui dit-il.</p> + +<p>—En deuil, dit Marie, et de qui?</p> + +<p>—Quoi! vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire +que Jacques vous a donnée....</p> + +<p>—Eh bien? dit Marie.</p> + +<p>—Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de +Francine.</p> + +<p>À compter de ce jour Jacques ne revit plus Marie.</p> + +<p>Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut +plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant +plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire +entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d'œil que cette +admission n'était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait +pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine.</p> + +<p>On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis.</p> + +<p>Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de +l'hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point, +pour qu'il pût y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit +apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les +quinze premiers jours il travailla à la figure qu'il destinait au +tombeau de Francine. C'était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette +figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement +achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt il ne +put plus quitter son lit.</p> + +<p>Un jour le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en +voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit qu'il était perdu; il +écrivit à sa famille et fit appeler la sœur Sainte-Geneviève, qui +l'entourait de tous ses soins charitables.</p> + +<p>—Ma sœur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous +m'avez fait prêter, une petite figure en plâtre; cette statuette, qui +représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le +temps de l'exécuter en marbre. Pourtant j'en ai un beau morceau chez +moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin... ma sœur, je vous donne ma +petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.</p> + +<p>Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu le jour même +de l'ouverture du <i>salon</i>, les <i>Buveurs d'eau</i> n'y assistèrent pas. +«L'art avant tout,» avait dit Lazare.</p> + +<p>La famille de Jacques n'était pas riche, et l'artiste n'eut pas de +terrain particulier. Il fut enterré quelque part.</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Scènes de la vie de jeunesse, by Henry Murger + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE *** + +***** This file should be named 18537-h.htm or 18537-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/5/3/18537/ + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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