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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:53:47 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Notre-Dame-d'Amour
+
+Author: Jean Aicard
+
+Release Date: June 19, 2006 [EBook #18627]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+JEAN AICARD
+
+NOTRE-DAME-D'AMOUR
+
+PARIS
+
+E. FLAMMARION, ÉDITEUR
+
+26, RUE RACINE (PRÈS L'ODÉON)
+
+
+
+
+DEDICACE
+
+À MADEMOISELLE MADELEINE AICARD
+
+_Ma bonne vieille tante_,
+
+_Pourquoi je vous dédie ce livre? Parce qu'on y voit passer deux figures
+qui, je le sais, vous toucheront_.
+
+_C'est, d'abord, dans la chapelle abandonnée, la pauvre statuette de
+Notre-Dame-d'Amour_.
+
+_C'est, ensuite, la vieille mère du gardian Pastorel_.... _Ne trouvez-vous
+pas qu'elle ressemble un peu à la vôtre, à ma grand'mère_? _Et n'est-ce
+pas que, pour cela, vous aimerez mon livre_?
+
+ _Votre neveu dévoué,_
+
+ JEAN AICARD.
+
+
+
+
+NOTRE-DAME-D'AMOUR
+
+
+
+
+I
+
+NOTRE-DAME-D'AMOUR.
+
+
+Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le
+prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était
+resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne
+sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle
+de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux
+noirs, qui, sous le hennin à l'arlésienne, pendaient lourdement sur la
+blancheur dorée de son cou.
+
+Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait
+la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-à-dire dans
+l'entre-bâillement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir
+un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à
+la chaînette des grand'mères.
+
+Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses
+poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. À
+l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.
+
+Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules
+et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers
+la mer, vers la mer si grande, où des bateaux vont et viennent, comme
+des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un
+songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans
+espéraient.
+
+...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La
+Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront,
+est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui
+traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en
+novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie
+lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....
+
+Et il écoute, en rêvant....
+
+Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus
+petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les
+couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font
+sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes.
+On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une
+seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des
+ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le
+château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de
+tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la
+toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le
+touche, furent, voilà bien longtemps, baptisés du nom qu'ils portent
+encore.
+
+Entre la ferme et la château, une vieille chapelle décrépite, où jadis
+on disait la messe, se dresse, étroite et longue.
+
+On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.
+
+Les huttes sont en «tape», en argile desséchée, recouvertes de roseaux,
+et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais
+les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en
+l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle,
+portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces
+croix penchantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu
+tous les arbres des plaines provençales, dans la même direction. Tous
+ils gardent un peu la marque du vent maître, «magistral», à qui les
+Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine,
+protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles
+donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées,
+l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et
+résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées
+mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi
+sans relâche battue des vents....
+
+Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe.
+Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne l'abandonnent pas;
+ordre est donné à Zanette par les maîtres du château, riches négociants
+qui habitent Marseille,--de tirer, aux jours de fête,--de dessous
+l'autel qui forme placard,--les vêtements sacerdotaux précieusement
+enfermés là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis,
+les araignées, les tarentes.
+
+Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le nom de
+Notre-Dame-d'Amour.
+
+Hélas! même parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des
+glorieux! Il y a, hélas! par le monde, des Notre-Dames illustres,
+vénérées de tous, à qui on apporte chaque jour des présents magnifiques,
+des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants! Il
+y a des Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette,--l'univers
+le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite
+Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, délaissée même des gens
+du pays, habite une pauvre chapelle décrépitée, semblable à la plus
+pauvre des cabanes de ce désert!... Notre-Dame-d'Amour! c'est sous ce
+nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si
+Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les
+Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée comme eux, tant s'en
+faut! Et dans sa niche de pierre, au-dessus de l'humble autel où
+brillent deux candélabres de cuivre et un tabernacle de bois doré, la
+Notre-Dame, dorée également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du
+moins est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser
+sa prière, depuis sa petite enfance.
+
+Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne protège pas contre
+l'abandon! Elle est pourtant jolie à voir, grande, oh! grande comme une
+enfant de dix ans, vêtue, par-dessus la robe de bois doré, d'une robe en
+vraie étoffe, jadis blanche, toute piquée de fleurettes bleues. Elle est
+coiffée d'un velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles;
+elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre; au cou, un collier de
+perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dorées bien
+solidement par un maître-ouvrier, puisque la dorure du visage et des
+mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte,
+chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce
+Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux
+murailles, tableaux naïfs, béquilles, fusils crevés offerts par des
+chasseurs, petits bateaux jadis apportés par des marins sauvés du
+naufrage.
+
+Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous point de
+miracles? Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-Mer--à cinq lieues d'ici, au
+sud,--voyez l'église crénelée, de six cents ans plus vieille que vous,
+et voyez comme les pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai! Ce
+jour-là, les saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes
+Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie, du haut de la
+voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les
+Saintes guérissent quelquefois les paralysés. Elles ne sont pas toujours
+justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles
+guérissent celui-ci au lieu de celui-là,--mais à tous également elles
+donnent l'espérance, c'est-à-dire le meilleur de la vie.
+
+Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en caravane,
+visitent leur église.... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame? Vous
+êtes leur reine pourtant, et la propre mère de Dieu, et c'est elles
+qu'on visite seules, c'est elles et même sainte Sare, qui fut leur
+servante, et dont les reliques, dans la crypte souterraine de l'église,
+sont vénérées surtout des bohémiens! Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous
+êtes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans
+honneur et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai
+qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez-vous....
+Protégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour! Et donnez-lui l'amour vrai.
+Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées de la terre, la
+plus humaine et la plus divine!
+
+Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller
+dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon horizontal du matin
+entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la
+vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin
+enserre étroitement son haut chignon au-dessus duquel elle se termine en
+deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire les
+anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au
+passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans
+l'entre-bâillement de ses fichus arlésiens.... Et elle prie, agenouillée
+dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui
+découvre ses pattes fines de perdrix de Crau; ses gros bas de fille
+sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis trois ans.
+
+--Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette
+terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du
+mauvais amour. Et quelque jour, si je le mérite, accordez moi d'avoir un
+amoureux que j'aime.... Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières
+courses des plaines de Meyran, vint,--comme s'il m'eût connue et
+aimée,--m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du
+taureau en colère!
+
+ * * * * *
+
+Or, voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à Notre-Dame
+d'Amour était si fervente; sa foi, si entière.
+
+Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un chien qu'elle
+aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés des tous petits pour les
+bêtes. Ce chien, dans l'écurie, où il couchait, fut blessé d'une ruade
+par un cheval malade. Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la
+chapelle du château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette
+circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-aimé.
+Hélas! il arriva que juste à l'heure où elle venait de faire cette
+prière, le chien mourut, et l'enfant révoltée déclara qu'elle ne
+demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante!... Elle s'exaltait
+dans cette idée, quand le vétérinaire, arrivé d'Arles pour voir le
+cheval, ayant demandé à examiner le chien mort, déclara que l'accident
+du coup de pied mortel était une chance heureuse, le chien étant bien et
+dûment enragé quoique l'horrible maladie ne se fût pas déclarée
+encore.... L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de
+bonté....
+
+C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par
+Notre-Dame-d'Amour.
+
+
+
+
+II
+
+LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE.
+
+
+Pour bien comprendre pourquoi le gardian Martégas n'avait pas le droit,
+véritablement, d'aimer Zanette, il faut savoir quel «marrias», quel
+homme de rien était ce grand diable de vingt-six ans, à grosse barbe
+noire et inculte, carré d'épaules, puissant comme un taureau, de haute
+mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de
+franchise, c'était un traître, un homme dont on ne savait jamais l'idée.
+Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait,
+mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des
+yeux gris piquetés de petits points d'or comme ceux des chats) un
+trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se traîne
+au-dessus des marais, cachant les trous, les fondrières, les pièges....
+
+Quelque chose sortait de ces yeux-là d'implacablement malin; mais de
+malin sans esprit, sans clarté.... Ce n'était pas un éclair de mal, oh
+non! une fumée plutôt, comme celle qui sort des «lorons», ces trous
+mystérieux, ouverts ça et là parmi les marécages de Camargue, et qui
+exhalent sans cesse une buée, la chaleur des dangereux ferments de
+dessous, le souffle des enfers fiévreux, faits de moisissure
+croupissante. Il avait une mauvaise âme, bien sûr, ce Martégas, et
+vraiment c'était effrayant de penser qu'il essayait de faire sa cour à
+Zanette, qu'il rêvait d'en faire sa femme, «le gueux!»--ou même sa
+maîtresse! Voyez-vous cela, la mignonne fermière du mas de la Sirène,
+épousant ce lourd coquin! une petite caille mariée à la _lardarasse_,
+l'oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses
+serres dures, au bec fait pour déchirer les proies mortes et
+corrompues.... Ce pesant animal, avoir à lui cette jolie poulette de
+chaume!
+
+On ne voyait pas ça, non, pour sûr! Ni au physique ni au moral, ces deux
+êtres ne se pourraient rapprocher. On tremblait à l'idée d'un tel
+sacrilège. Et pourtant il s'était mis ce projet en tête,--«le
+gueux!»--de plaire à Zanette! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse
+ou de force!
+
+Zanette, jolie comme un coeur, avec sa coiffe arlésienne, avec son fichu
+aux mille plis qui s'ouvrait galamment pour montrer un peu de sa
+poitrine naissante, avait seize ans et demi. C'était une petite créature
+brune, un sage petit coeur, aimant son père, Dieu et saint Trophime,
+patron des Arlèses,--et dévote, chacun le savait, à Notre-Dame-d'Amour.
+
+Et afin de vous montrer que Martégas n'était point fait pour l'honneur
+et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de
+l'enfant, entre ses bras d'hercule la taille légère de la mignonne, ni
+de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine où battait ce
+bon petit coeur, il n'y a qu'à savoir où il passait ses soirées depuis
+quelque temps, le bouvier Martégas, aux yeux troubles.
+
+
+
+
+III
+
+LE REMORDS DE MARTÉGAS.
+
+
+Ses soirées, il les passait en des bouges qu'on trouve, à Arles, le long
+du Rhône, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du
+Rhône. Sinistres le soir, ces ruelles pavées en galets roulés de Crau,
+dressés sur leurs pointes. Elles aboutissent à la digue de pierre qui
+semble les barrer d'une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac,
+leur donne des airs de coupe-gorge profonds, où le bruit du Rhône et la
+voix du mistral seraient chargés d'étouffer le cri des victimes. Les
+maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent
+livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres
+s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le
+quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d'un parapet
+massif, attire et blesse l'oeil, comme un mur de prison....
+
+Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rhône dangereux,
+qui grogne et se lamente et qui menace....
+
+Martégas, au rez-de-chaussée d'une maison ouverte sur la rue, est là,
+buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rhône
+n'apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets
+horribles ou puants; à qui il montre les cadavres d'assassinés ou les
+charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se
+débarrassent avec dégoût les villes du haut fleuve.
+
+Il faut voir l'endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le
+futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints
+d'images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination
+d'un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques
+et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C'est une
+débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer,
+du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s'il se peut le
+passant lui-même.
+
+Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et
+boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas,
+puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans
+leurs dents rageuses,--faces congestionnées, barbes sales, mains
+spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeâtres, formes d'hommes en
+qui sont des âmes de bêtes. Parmi eux s'ennuie la maîtresse du logis,
+jeune femme qui paraît vieille, drôlesse édentée, mal coiffée,
+dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup,
+toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret
+ou dans une chambre à coucher; il y a, au fond, une alcôve ouverte,
+mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres; il y a une
+commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées....
+
+Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis
+deux heures, il commence, maintenant, à s'embrouiller dans ses récits,
+il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que
+jamais demeurent fixes.
+
+--Eh bien, Martégas, qu'as-tu?
+
+On le secoue, il répond enfin:
+
+--Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-là, non, je ne
+l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me
+rongera encore!
+
+--Martégas a un remords!
+
+--Et tu n'en as qu'un, Martégas?
+
+--Je n'en ai qu'un! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses
+cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête
+avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en
+ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en
+des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades.
+Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles
+étaient là.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable
+remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai....
+
+Les autres gaillards se mirent à rire grossement.
+
+--Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une
+qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourmenté jusque dans les
+bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles....
+
+Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui
+lui sourit avec une espèce de reconnaissance.
+
+Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le
+coude en disant:
+
+--A la vôtre!... Que cela dure! et longuement!
+
+Il y eut un lourd silence.
+
+Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les
+camarades, l'oeil sur sa vision, un des hommes dit:
+
+--As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme? l'as-tu tombé? en as-tu
+démoli un? as-tu démoli quelqu'un, homme ou femme?
+
+--Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un
+peu, d'être plus bête que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si
+Martégas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous
+ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un
+secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours après!...
+Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous
+conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il
+plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui
+pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut
+pas l'être plus!... Être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au
+contraire, et ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gueït? n'est-ce
+pas, Cabasse?... Pas un mot de plus, Martégas; ne l'excite pas, toi,
+Cabrol!
+
+Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L'oeil injecté, le poil
+hérissé, le colosse grogna:
+
+--Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu!
+
+Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de
+taureau collant.
+
+Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales
+s'entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les
+jupes de la fille d'un liquide rougeâtre et douteux.
+
+Et se tournant tout d'une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé:
+
+--C'est ta faute à toi, ô âne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si
+aujourd'hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des
+fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les
+poings. Le jour, je m'arrête de travailler, des fois, pour y penser, et
+rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval,
+d'autres fois, le remords me revient et si rudement m'attrape que, de
+colère, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer,
+comme s'il y était pour quelque chose.... Ce n'est pas à lui, pourtant,
+pas à lui la faute, pauvre bête! C'est à toi, Cabrol, à toi, je te dis,
+ta faute à toi, mauvais conseil, fainéant, gueusas! Pourquoi t'ai-je
+écouté! Sainte Vierge! oui, pourquoi! Je serais heureux, maintenant....
+Nous boirions heureux!
+
+--N'y pense plus! dit l'autre.
+
+--Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'était possible!
+soyez témoins, vous autres, jugez un peu! Écoutez, je vais vous dire.
+
+Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s'allumèrent dans les yeux.
+Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard,
+rayonnèrent, prêtes à jouir du mal... il y eut un gros silence.
+
+--Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,--mais tu es
+un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir!
+
+Martégas s'essuya le front d'un revers de main.
+
+--Voilà, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!...
+Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte
+bien, si Barême n'est pas un âne, on s'était battu depuis le jour levé,
+contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce
+pas? Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas;
+c'était par là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des
+coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le
+matin. Nous étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même
+compagnie et nous avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil
+tout le matin.... A présent, tout s'en allait, de tous côtés, à la
+débandade, va comme tu voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez,
+comme une manade folle qui s'éparpille de peur, on ne sait pas
+pourquoi,--parce que le bateau à vapeur siffle sur le Rhône... pour
+rien, on filait, voilà tout, on détalait, on se levait de devant. Ce
+fainéant qui maintenant boit là, bien tranquille à mon côté, comme si
+rien n'était, ce Cabrol que vous voyez était avec moi, oui, près de
+moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il
+traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, oh! oui, un peu
+trop, à moitié crevés de fatigue... et voilà que nous nous arrêtons dans
+un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme des soldats à
+l'exercice; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au beau milieu
+d'une plaine, au bord d'une route, où, de temps en temps passaient les
+derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il n'en
+passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je
+pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous
+deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de
+partir, de déserter.... Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route
+qui était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier
+de notre régiment. Un des soldats et l'officier étaient blessés, vous
+entendez bien, blessés, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et
+je dis à cette bête brute qui est là; je dis à Cabrol:
+
+--Regarde!
+
+Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous? la caisse de
+bois, la caisse ferrée où était l'argent, l'argent de la solde pour tout
+notre régiment. Elle était lourde, allez! ils la portaient sur un
+brancard de malade et, à leur démarche, on voyait bien qu'elle était
+lourde... oh lourde! lourde bougrement!
+
+Martégas, bourrelé de remords, essuya de nouveau son front en sueur; il
+y eut un silence embarrassé.
+
+--Tu es à temps de ne rien dire, Martégas! Tu y es à temps!
+
+Pourtant, les têtes des auditeurs se rapprochèrent encore.... La
+convoitise fit reluire tous les yeux; ils la voyaient, la caisse! Déjà
+ils ne comprenaient plus les remords de Martégas.... Eh bien quoi?
+après? il avait attaqué les soldats et l'officier? n'est-ce pas? il
+avait un peu volé la caisse; ce Martégas, et--pour cela--tué un peu; tué
+un ou deux hommes tout au plus!... eh! mon Dieu, à la guerre! un de
+plus, un de moins! Ils le regardaient avec un peu d'admiration et
+d'envie.
+
+--Il devait y avoir au moins... cent mille francs! dit une voix.
+
+Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui
+représente les grosses fortunes. Après cent mille francs, tout de suite
+après, il y a «des millions».
+
+--Pour sûr, gronda Martégas! Pour sûr, ils y étaient, les cent mille
+francs!... Et je lui dis:
+
+--Regarde!
+
+Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer près de nous, à
+trente pas, la bonne portée, ils ne nous voyaient pas, ils ne se
+méfiaient de rien.
+
+Mon camarade me comprit. Je vis très bien qu'il me comprenait parce
+qu'il devenait pâle, tout blanc comme un mort, l'imbécile. Et à voix
+basse je lui dis:
+
+--Deux que nous en tuons et les autres vont détaler, et vite! Je me
+charge de l'officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble....
+
+Alors, j'épaulai mon fusil....
+
+Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table.
+
+--Ah! quel remords! quel remords, gémit Martégas, tout à fait ivre, et
+de plus en plus obstiné à répéter son cri de regret poignant... quel
+remords, mes amis!...
+
+--Mais alors, Martégas, tu es riche? s'écria tout à coup la fille. Tu ne
+me disais pas ça!...
+
+Et elle posa sa main sur le bras de l'homme.
+
+--Riche! pleura Martégas, décidément désespéré, voilà bien tout
+justement mon remords! riche! c'est que j'aurais pu l'être, sans
+celui-ci! sans toi, sans toi! hurla-t-il à tue-tête, en tendant contre
+son voisin un poing furieux.... Figurez-vous, les amis, que, au moment
+où j'allais tirer... (et je l'avais, croyez-moi, au bout du fusil, le
+gibier! et je ne manque pas plus un perdreau en l'air qu'on ne peut
+manquer un boeuf dans un corridor)... cette bête mauvaise que Dieu
+préfonde, oui, toi! toi! que le tonnerre du bon Dieu te brûle et te
+vide!... cet animal malfaisant m'empêcha de tirer:
+
+--Ne fais pas ça, qu'il dit, Martégas! ne fais pas ça! Pour l'amour de
+Dieu, pas ça!
+
+Et il détourna mon fusil avec sa main.
+
+--Voilà. Les gens étaient passés, le coup manqué _pour toujours_! Il
+était trop tard... jamais, non, jamais, je ne m'en consolerai! un coup
+si sûr! si beau!... cent mille francs au moins, comme vous dites!...
+une occasion comme un homme dans sa vie n'en trouve qu'une! La guerre,
+oui, la débandade, qui nous favorisait; oui, tout était embrouillé,
+l'ennemi par là, autour de nous, on ne savait pas bien où.... Personne
+pour nous accuser, pour deviner!... Ah! quel remords, collègues! quel
+remords d'avoir manqué ce coup-là! De ma vie, je vous dis, je ne m'en
+consolerai! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse
+mal gardée, qu'on n'avait qu'à prendre! Pourquoi t'ai-je écouté,
+imbécile! je serais riche à présent! Misère de moi! malheur! malheur!
+quel remords!
+
+Et sinistrement comique, Martégas se désolait. Les auditeurs
+partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en
+ivrognes.
+
+--Je comprends, disaient-ils, chacun à son tour--c'était un beau
+coup,--ça ne se retrouve pas, non!--J'ai cru d'abord que tu regrettais
+d'avoir fait un beau coup, c'est tout au contraire. Tu as le regret de
+l'avoir manqué....--C'est malheureux, Martégas, bien malheureux....
+
+Il était inconsolable, ce Martégas.
+
+On ne pouvait donc pas dire qu'il n'eût pas de conscience. Seulement, sa
+conscience travaillait à l'envers. Le diable en personne doit avoir des
+_remords_ pareils, quand il a, par sa faute, manqué une occasion
+favorable de bien mal faire!
+
+
+
+
+IV
+
+A QUI LE CHEVAL?
+
+
+Un peu avant le lever du jour, à l'heure blafarde, Martégas sortit du
+bouge avec Cabrol.
+
+Tous deux montèrent sur la digue, et s'en allèrent longeant le parapet,
+le cerveau lourd, suivant des yeux le Rhône orageux, dont on devinait la
+couleur de terre, sous le ciel violacé, vineux.
+
+Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la tête
+au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux.
+
+Une bise qui, par caprice, remontait le Rhône, fouettait leurs visages
+terreux, énergiques et jaunes comme le Rhône même. Ce coup de fouet les
+réveilla.
+
+Dégrisés, ils marchaient droit, sans rien dire, éclairés parfois d'une
+clarté brusque par un des réverbères accrochés aux maisons du quai; ils
+avaient l'air de deux mauvais fantômes.
+
+Et Cabrol tout à coup, répondant aux lamentations par lesquelles
+Martégas, toute la nuit, avait découvert le fond de son âme obscure, il
+dit, ce Cabrol:
+
+--Marie-toi avec Zanette, la Zanette de maître Augias. Son père a un peu
+de bien et d'argent et la confiance des maîtres du château de la Sirène.
+Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, à voir, elle donne
+faim et soif. C'est une cerise qui pend à l'arbre. Tu n'as qu'à prendre.
+Et je t'en avertis, Martégas, pour que tu le saches,--un que l'on nomme
+Pastorel--tu le connais peut-être, Jean Pastorel, le gardian?
+
+--Je sais qui tu veux dire; il habite près des Saintes, à Silve-Réal.
+C'est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-là?
+
+--Pardi, qu'il en tient pour Zanette!
+
+--En es-tu sûr? demanda Martégas, s'arrêtant tout sec.
+
+--Si j'en suis sûr!... quand je le dis?
+
+--Et comment le sais-tu, Cabrol? Prends garde à ce que tu vas dire. Car
+celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux
+dire! Je suis aussi matelot, mon homme!
+
+--Comment je le sais? La belle affaire! Pas n'est besoin d'être sorcier,
+pour ça, collègue!... Il n'y a pas quinze jours, aux dernières fêtes du
+mois de mai, aux plaines de Meyran....
+
+--Eh bien?
+
+--Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n'y
+étais-tu pas?
+
+--Avance donc! Je t'écoute! Tu as une parole qui ne marche pas! Tu me
+fais bouillir le sang d'impatience! Si je n'y étais pas, c'est que
+j'avais d'autres affaires meilleures.... Avance donc, ânesse.
+
+--Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et
+renversé joliment un jeune taureau un peu difficile, est allé la prendre
+par la main, ta Zanette, afin qu'elle vînt marquer la bête avec le fer
+rouge, au chiffre du maître.... Et ça, on ne le fait, voyons, que pour
+sa fiancée, ou pour sa maîtresse.
+
+--Gueusard de sort! gronda Martégas.
+
+Et il s'assit sur le parapet de pierre, comme pour réfléchir mieux à son
+aise.
+
+--Qu'il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu'il prenne garde ce
+Pastorel! Que je ne le voie pas recommencer! Moi étant là, il aurait du
+mal!
+
+--C'est que, répliqua Cabrol, riant d'un gros rire... il a recommencé
+déjà.
+
+--Où? Dis, que je sache!
+
+--Il a recommencé le même jour, aux Plaines. Pourquoi n'y es-tu pas
+venu?
+
+--J'étais allé conduire à Aigues-Mortes un cheval vendu qu'il fallait
+remettre précisément ce jour-là, sans faute.... Dis-moi tout sur ce
+Pastorel, dis-moi tout ça que tu sais, hé? Sans rien oublier, sans rien
+me cacher surtout.
+
+--Eh bien, après la ferrade, où l'on marque les plus jeunes bêtes, il y
+eut course à la cocarde. Une jeune vache, très méchante, échappait aux
+plus malins. La cordette un peu lâche qu'on avait mal tendue, d'une
+corne à l'autre, pendait, balançant, au beau milieu du front, la
+cocarde. Un de Montpellier, au moment où il croyait tenir cette cocarde
+ensorcelée, quand il ne tenait que la ficelle solide d'où il ne put
+dégager ses doigts sinon coupés et saignants, fut pris entre les cornes
+par le milieu du corps!... Oh! par bonheur il était maigre, de manière
+qu'entre les deux cornes il eut toute la place pour être à son aise!...
+
+Un autre, qui avait le crochet de fer préparé dans sa main, pour
+accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de
+la vaquette maladroitement; il fut piqué d'un coup de corne à la cuisse
+et on l'emporta évanoui comme une femme! Pastorel se fit voir alors, il
+semblait ne vouloir entrer dans l'arène que s'il y avait du danger,
+comme on fait pour plaire; et en effet la chose arriva. Et quand les
+plus fameux coureurs se montrèrent fatigués, il sauta dans l'arène, du
+haut de son banc, car il ne s'était pas mis sur les charrettes qui
+formaient le cirque, non, il s'était placé sur la tribune des gros
+messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta
+dans l'arène, à ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi:
+
+«Pastorel! Pastorel! c'est Pastorel qui l'aura!» La vache courut sur
+lui, décidée, tout droit, tête basse, il l'esquiva, la laissa passer,
+en pivotant sur un talon, et elle ne l'avait pas dépassé de la tête,
+qu'il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l'air de
+rien! On trépignait de contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla
+vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la
+tribune en traversant toute l'arène comme s'il n'y avait pas eu de
+vache.... Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine
+d'aller à lui, quoiqu'elle le regardât de travers en faisant, du pied,
+des trous dans la terre....
+
+--Sais-tu s'il y a longtemps qu'il connaît Zanette?
+
+--Ça, je n'en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette
+avant un autre.
+
+--Si je la veux! cria Martégas en se levant.... Si je la veux!... il y a
+longtemps que je la guette! Quand j'étais gardian au mas de la Sirène,
+d'où son père m'a chassé (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle
+était petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et
+demi. Eh bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un
+perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et
+tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il
+faut, ma maîtresse, pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu
+que ça sera comme ça.
+
+--Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix,
+il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un
+chapeau, pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours
+contre tes idées? Tu m'entends de reste....
+
+--Et je te dis «gramaci», collègue.
+
+Les deux complices se serrèrent la main.
+
+--Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas
+donné encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait,
+autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu
+Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert
+des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales?
+
+--Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.
+
+--Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les âges
+du cheval?
+
+--Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept
+ans pour mon ennemi.
+
+--Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh
+bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le
+gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou
+moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre!
+
+--Eh bien? interrogea Martégas.
+
+--Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale,
+il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire,
+hier, qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en
+cadeau, il s'est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais
+comme il l'aime au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se
+faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du
+cheval, disant qu'à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la
+manade des pâturages où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les
+taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser
+retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils prétendent se
+fâcher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade.
+
+...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la
+fille puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu
+enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire,
+hé?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait
+chasser... il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval?...
+
+--Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur
+ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui
+enlèverai sa fille! on verra ça!
+
+
+
+
+V
+
+LE SULTAN ET SON SÉRAIL.
+
+
+Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute
+seule; ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un
+accès de mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la
+maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher «le
+remède», la quinine, dont la provision était épuisée.
+
+Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette
+Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en
+vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain
+d'alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne
+terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme
+autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à
+enchaîner.
+
+Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois,
+dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques
+années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà
+que cette nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et
+à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant
+il en avait gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout,
+qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués,
+bizarres--et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou
+bien, s'il était éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie
+au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir
+devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace,
+l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.
+
+--Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles.
+Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné
+pour moi....
+
+Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu
+visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame
+l'abandonnée!
+
+Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans
+peine, si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ,
+mais sans beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des
+paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux
+malgré tout.
+
+A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle
+fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui
+l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les
+ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la
+voix même de la lumière.
+
+Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses
+épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était
+tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces
+bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des
+piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc
+et sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne
+piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main
+les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y fût
+habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop....
+
+--Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.
+
+Elle avait pris, pour aller plus vite, des «raccourcis» qu'elle
+connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles
+violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et
+grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette
+trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe,
+levant avec précision ses sabots vierges de fer, de façon à retomber
+toujours dans le sable d'où il les retirait sans fatigue--ce que
+n'aurait pas su faire un cheval né en d'autres pays. Mais lui, c'était
+un pur camarguais; il était né au soleil, un matin, en plein marécage,
+au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes.
+Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de
+courir chez lui avec sa petite maîtresse camarguaise comme lui, il
+s'ébrouait en balançant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue
+traînante.
+
+--Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.
+
+Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et,
+pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile
+et, faisant mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu
+en arrière se mit à hennir fièrement.
+
+C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les
+taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur
+vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs
+dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps
+en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se
+rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le
+voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe
+saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient....
+
+Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés;
+ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des
+fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche
+jusqu'à terre. Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais
+lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros
+yeux fixes semblaient rêver; ils songeaient à d'autres pâturages,
+regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le
+Rhône qu'il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où
+quelquefois ils avaient été blessés.
+
+Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier,
+surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs
+taureaux.
+
+Zanette s'arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et
+nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les
+caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la
+repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer
+peut-être....
+
+Tout à coup, Zanette vit les gardians s'élancer vers elle, au galop....
+
+--Gardez-vous, demoiselle!
+
+Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu'elle
+s'en doutât, la menaçait.
+
+Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui,
+à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux,
+cavales, taureaux et même les hommes,--accourait tout à coup contre
+elle, derrière elle. Étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu
+dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle
+regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils
+furent tout près d'elle:
+
+--Zou! en avant! lui crièrent-ils.
+
+D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle
+venait d'entendre derrière elle, tout près, le souffle d'une bête;
+Sultan qui broutait un peu à l'écart du troupeau, ayant aperçu tout à
+coup Griset, s'était furieusement élancé vers lui; il était, le Sultan,
+jaloux de ses cavales, il venait attaquer l'intrus, qu'il connaissait
+bien. Et debout derrière son ennemi, son ventre touchant presque la
+croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de
+ses deux pieds de devant, prêts à retomber sur son rival, et sur
+l'amazone sans doute. Heureusement, elle s'était dérobée. Et, détournée
+à demi, elle vit la terrible bête, mâtée tout debout, irritée,
+menaçante, ses deux pieds battant l'air, sa tête fière et farouche
+détachée en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crinière au vent.
+
+Les deux gardians le menacèrent de la pique... il fit une brusque tête à
+queue, détacha vers eux une ruade insolente et, tête haute, queue
+rigide, il détala, superbe, les crins en tous sens envolés, avec un cri
+d'orgueil, de colère et de mépris qui fit se relever d'un seul coup la
+tête de toutes les cavales... et il alla passer près d'elles, comme pour
+leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beauté libre... il
+tourna légèrement vers elles la tête avec un sourd hennissement d'appel,
+caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui,--et
+voilà qu'elles s'émurent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant
+auparavant, étaient penchés vers la terre, vers la pâture, se dressèrent
+bien haut.... Les naseaux, rouges au fond, renâclèrent, aspirant l'air,
+la liberté, l'amour, le Rhône voisin, la mer lointaine, et la cavale
+favorite du Syrien, s'émouvant la première, bondit vers lui,
+frémissante, avec un hennissement auquel il répondit, toujours fuyant et
+déjà loin. Alors la manade s'ébranla entière. Une brusque trépidation,
+comme un roulement de mille tambours voilés, commença.... Zanette et les
+gardiens ne virent bientôt plus, dans les volutes nuageuses de la
+poussière, que des têtes ardentes, qui cherchaient à se dépasser, des
+crinières envolées au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de
+fines pointes d'oreilles rapprochées, dardées, hérissées par-dessus les
+courbes des croupes... et les taureaux bientôt debout à ce bruit, un
+instant surpris et indécis, à leur tour partirent; et à la suite et
+comme sur l'ordre de l'étalon, voici que se pressa en tumulte, derrière
+la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux
+cornes aiguës, aux queues sèches, aux échines noueuses.... Le roulement
+des pieds innombrables s'éloigna, comme absorbé par l'immensité de la
+plaine, et en un clin d'oeil tout disparut derrière les tamaris là-bas,
+dans la poussière de sable qui, soulevée en ondes, semblait, sous le
+clair soleil du matin, une fumée d'or!
+
+--Vous l'avez échappé belle, mademoiselle Zanette! dit un des
+gardians.... Ah! bien! il nous aurait manqué cela! Voyez-vous, si
+Sultan vous avait, du pied, frappée sur les épaules... il vous eût
+écrasée, pechère, comme une reinette dans le marais!... il serait temps
+de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que
+c'est sans doute du diable qu'il vient.... Pourvu qu'il ne les dépayse
+pas, nos aigues. S'il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rhône
+à la nage! il l'a fait plusieurs fois déjà!...
+
+--Voyez-vous, dit l'autre gardian, vous pouvez dire au bayle, à votre
+père donc, que j'ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre
+une balle dans la tête. C'est un cheval de mort, ce coquin-là, il serait
+temps de s'en défaire. Dites-le au bayle, qui d'ailleurs le sait bien.
+
+Zanette ayant promis de parler à son père, se remit en route.
+
+
+
+
+VI
+
+LE CONSEIL DES BÊTES.
+
+
+Après avoir trotté quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par
+le charme de la saison autour d'elle et par le rêve, en elle, de sa
+naissante jeunesse. L'année, plus âgée qu'elle, avait déjà une ardeur
+grande, mais la journée était adolescente comme la fille. La première
+heure matinale, l'enfance du jour, s'en allait, avec ses insouciantes
+gaîtés d'oiseaux, ses souffles très frais, odorants, à peine imprégnés
+du parfum des fleurs éveillées à peine. Un cadran solaire, au mur d'une
+cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette rêvait. Et de quoi,
+sinon d'amour? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis,
+«l'alouette de pays», la tête fière sous sa huppe dressée, et qui siffle
+un trille moqueur, car jamais ne l'approchent que les gens inoffensifs;
+les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis,
+devant Zanette et se posaient à portée du regard, toujours sur quelque
+motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d'où elles pouvaient
+surveiller un horizon nécessaire, par-dessus les touffes des saladelles.
+On les sentait inquiètes, songeant à leur nid où déjà sans doute
+dormaient les oeufs, leur espérance d'avenir.... Dans les groupes
+d'arbres qui bordent le Rhône, les rossignols, depuis l'avril,
+chantaient à tue-tête leur bonheur de vivre, irréfléchi et pourtant
+convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se
+tenaient toujours à deux portées de fusil, et regardaient la petite
+Zanette avec leur oeil vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient
+semblant aussi de regarder à terre, parce que leur nid fait de
+brindilles sèches était bien haut, là-bas au sommet de quelque
+peuplier.... Elles affectaient l'insouciance, mais leur pensée d'agace
+était tourmentée.... «Que veut-elle, cette fillette? elle est petite,
+l'enfant; elle ressemble encore, par la taille, à ces êtres malfaisants
+qui grimpent aux peupliers, jusqu'aux cîmes, pour prendre nos nids....
+Jacassons, mes soeurs, jacassons comme si nous n'avions rien à faire,
+pas même chasser le grillon ou guetter, à leur sortie de terre, les
+cigales encore dépourvues d'ailes et qui, après avoir quitté leur
+fourreau terreux de larves, nous apparaîtront vertes comme un blé
+d'hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles à se servir de leurs
+ailes humides, toutes repliées!» À ces discours des agaces prudentes,
+des cailles répondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses
+semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derrière
+blanc sous leur queue naïvement relevée, étonnés d'être pour la première
+fois hors des terriers rembourrés avec le poil arraché de la poitrine
+des mères, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille,
+pour apprendre à faire leur toilette avec la rosée que secouent sur eux
+les bonnes herbes. Des libellules, attachées par deux, voletaient,
+s'embarrassant parfois dans les roseaux où se débattaient leurs ailes de
+mica, avec un bruit métallique.... Leurs yeux immenses, bombés sur leur
+tête en boule, réfléchissaient la jeune lumière, attentifs au vol des
+hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L'amour partout
+espérait, craignait, vivait, se défendait.... Et si elle ne voyait pas
+toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d'elle,
+et sa jeunesse rêvait un rêve confus, plein d'un désir de vol, de
+causerie à deux, de frôlements tendres, d'infinie espérance, d'amour
+enfin, d'amour toujours.
+
+Elle n'avait plus sa mère, et contre les pièges d'amour, son brave père,
+maître Augias, pechère! n'aurait pas su la mettre en garde. Il n'aurait
+pas osé, le brave homme! Eût-il osé, non, il n'aurait pas su. Ayant
+toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n'avait
+aimé qu'une fois, et cette fois unique l'avait conduit au mariage, d'où
+était née cette chère petite qui était la joie de ses yeux et de son
+coeur, bien que jamais il ne lui eût montré combien elle lui était douce
+au coeur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu épais avait tous
+les dehors de l'indifférence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et
+ne l'embrassait jamais. Les paysans ne s'occupent guère de se dire,
+sinon peut-être à l'heure première de l'amour adolescent, des
+câlineries, ni même des bontés. Ils travaillent l'un pour l'autre, c'est
+leur meilleure manière de se marquer de l'amour. Ainsi le soir, au
+moment de gagner sa chambre, Zanette n'embrassait jamais son père. Sa
+vïore à la main: «Bien le bonsoir, père!» disait-elle.--«Bonsoir,
+bonsoir!» répétait-il sourdement, sans quitter la menue besogne
+quelconque à laquelle il était tardivement occupé.
+
+Qui donc pourra la défendre, Zanette, des pièges qu'elle ignore et que
+lui prépare un Martégas? que comprendra-t-elle, quand ce loup dévorant
+viendra vers la pauvre agnelle? oh! quelle abomination si elle allait
+l'écouter! il sera le premier à lui parler d'amour; et le premier qui
+parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler
+l'amour en personne! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des
+loups se déguisent en bergers.
+
+On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni
+conseil, à qui la nature,--par mille et mille voix insinuantes, qui
+parlent en elles et hors d'elles,--conseille justement tout le
+contraire de ce que veulent les gens, la religion et la vérité....
+
+Les oiseaux volètent et caquètent; le vent du matin murmure; l'air frais
+se fait tiède; l'heure marche; une langueur d'été commencera bientôt. Au
+dedans de son coeur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement
+d'ailes qui veulent se déployer, un élan vers la vie ouverte, vers
+l'horizon immense qui ne s'arrête pas à la mer! Le premier qui viendra
+ne lui plaira-t-il pas trop vite? Hélas, mon Dieu! elle ne sait pas
+elle-même combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin....
+
+Notre-Dame-d'Amour, protégez-la!
+
+
+
+
+VII
+
+LA COCARDE DE ZANETTE.
+
+
+La petite amazone était sortie des endroits sauvages. Les approches de
+la ville se faisaient sentir déjà. Elle avait dépassé la moitié du
+chemin; autour d'elle maintenant c'est partout des vignes bien
+cultivées, en pleine sève, les grappes déjà bien formées sous le pampre
+d'un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait à la
+route, et se trouva bientôt près des _Plaines de Meyran_ où ont lieu
+souvent les courses et les ferrades chères aux habitants de tout le pays
+arlésien.
+
+Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son rêve vague venait de
+prendre une figure précise. Voici qu'il avait des moustaches et
+s'appelait Jean Pastorel. C'est ce beau Pastorel qui, il y a quelques
+semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d'une ferrade et
+d'une course de taureaux.... Elle ne put passer si près des fameuses
+plaines, sans y courir un instant, pour rien--pour les revoir,--pour se
+mieux rappeler l'instant de triomphe où ce gardian, inconnu d'elle, lui
+avait offert ce qu'on offre à la mieux aimée,--ou du moins à la plus
+jolie....
+
+Ce n'était que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement.
+Elle mit donc Griset au galop et tout à coup s'arrêta. Elle était devant
+les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les
+immenses foules des fêtes populaires, par les chevaux, les chariots de
+toutes sortes et par les taureaux de course.
+
+Elle s'arrêta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune
+d'honneur était encore debout, et à la pointe des mâts élancés,
+flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces,
+pareilles à des serpents ailés....
+
+Elle se rappela tous les détails de ce grand jour.
+
+Vers midi, elle était arrivée sur la carriole, avec son père. Déjà les
+innombrables chariots et charrettes de toutes formes, dételés,
+rapprochés bout à bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou
+passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l'enceinte d'un
+cirque plus grand peut-être que les arènes d'Arles. Zanette était
+arrivée tard, mais juste en face de la tribune d'honneur, une place
+inattendue se fit. Un paysan, forcé par un incident quelconque de
+rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donné sa place au char à
+bancs de maître Augias. Elle était donc aux premières places, et le joli
+char à quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des
+lourdes charrettes à fumier et des tombereaux de travail, qu'il dominait
+un peu....
+
+Elle avait été bien contente de trouver cette place en face de la
+tribune devant laquelle allaient se passer les principales péripéties
+des courses et des jeux.
+
+Les taureaux étaient là-bas, à l'une des extrémités du cirque ovale, ils
+étaient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois,
+sans plancher, posées sur des roues, dans lesquelles ils sont forcés de
+marcher.... La foule était énorme, car on avait annoncé des fêtes
+exceptionnelles, juste au lendemain de la fête annuelle des
+Saintes-Maries de la Mer. On avait espéré attirer aux Plaines une partie
+des pèlerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour
+voir des miracles.
+
+Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de
+la ville d'Arles, et celle d'Avignon; beaucoup de gens d'Aigues-Mortes,
+et de Marseille, et de Martigues et d'Aix! Et les fils des paysans de
+Camargue et de Crau arrivaient à cheval, chacun ayant en croupe sa
+fiancée, ou sa maîtresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la
+cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu penché
+sur l'oreille, le pied bien assuré dans l'étrier fermé, contents de
+sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme
+qui, si le cheval s'anime, les presse un peu, comme pour dire: Garde-moi
+bien. Et tous ces couples étaient souriants. On sentait que le bonheur,
+au moins pour ce jour-là, trottait et galopait avec eux. Elles riaient
+parfois aux éclats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du
+cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour
+sonore et gai d'un passant.
+
+Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui
+avait fait envie.... Pourquoi n'était-elle pas, elle aussi, prise en
+croupe par un jeune homme? voilà ce qu'elle avait pensé....
+
+Puis, on avait aperçu au large là-bas sur la route, la caravane qui,
+tous les ans, dès qu'aux Saintes la fête est finie, part en longue
+procession, longue de plus d'un quart de lieue, charrettes, chars,
+carrioles, cabriolets même et calèches. Les voitures qui traînaient des
+malades tristement avaient continué leur route vers Arles; celles qui
+n'emportaient que des curieux avaient tourné vers les plaines de Meyran,
+et c'était, dans les plaines, un grouillement bariolé, un bourdonnement
+de mer joyeuse, les appels, les cris, les éclats de rire voltigeant,
+s'entre-croisant par-dessus les têtes, les cavaliers fendant les groupes
+qui s'écartent, les marchands de boisson fraîche, de foulards pour les
+filles, de bagues de laiton et d'argent, jetant, plus haut que les
+rires et les cris de joie, l'offre engageante de leur marchandise, avec
+des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu! en
+comptant ceux qu'on avait dételés et qui sont attachés à des piquets
+comme à la foire, cela semblait la cavalerie de toute une armée!
+
+--Aux charrettes! aux charrettes! La ferrade va commencer.
+
+Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, près de son
+père, en face de la belle tribune où trônaient M. le maire et M. le
+sous-préfet d'Arles,--le milieu de l'arène commença de se vider, mais
+lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l'entrée du
+premier taureau. Des gardians à cheval, la pique à l'étrier, trottaient
+dans le cirque, demandant qu'on leur laissât le champ libre.
+
+--A vos places! bonnes gens! à vos places, donc!... Veux-tu que je t'y
+mène, gamin! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t'y porte ou faut-il
+que je descende de mon cheval pour te faire peur d'un baiser?...
+
+Et c'est alors qu'elle avait vu, Zanette, apparaître ce Jean Pastorel
+qu'elle croyait bien n'avoir jamais vu encore. Il était, bien sûr, de
+tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux à l'aise sur sa
+selle, comme dans un fauteuil, ma belle! et maniant son cheval si
+facilement, d'un si léger mouvement de la main, le faisant tourner sur
+place, dans un rond grand comme une assiette,--un beau cheval blanc, un
+vrai camarguais.
+
+Quand le cirque avait été presque libre,--ce Pastorel en avait fait le
+tour au pas, frôlant les roues des charrettes qui formaient l'enceinte,
+et pour sûr, ayant l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un.
+
+Et en passant près du char de Zanette, peint de si fraîches couleurs,
+son attention avait été attirée. Elle croyait bien lui avoir entendu
+dire:--La plus jolie, celle que voilà!
+
+Elle avait suivi d'un regard tendu, tous les détails de la ferrade en se
+disant: «Il ne travaillera donc pas, lui?»
+
+Et enfin il s'était montré, après que deux autres eurent tenté
+inutilement de renverser l'un des taureaux qu'il fallait marquer. Au
+milieu de l'arène, le fer rougissait dans le brasero. On eût dit
+vraiment que le taureau le connaissait, ce feu; il n'en voulait pas
+approcher... il avait vu lutter les autres, et se refusait.
+
+Alors, oui, Jean parut, il s'avança d'une démarche souple, mais très
+ferme; il était mince, sec, pas trop grand, joli homme, l'air brave, il
+était allé droit à la bête qui le regardait venir en renâclant, et comme
+elle le chargeait, il l'avait prise par les cornes, cédant d'abord au
+choc, porté presque par elle, puis, traînant ses pieds pour lui
+résister, s'arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l'arrêtant....
+A ce moment (elle s'en souvenait bien!) Zanette ne respirait plus...
+serait-il forcé, comme le premier qui avait lutté, de lâcher et de fuir,
+ou bien tomberait-il, secoué, piétiné par l'animal? L'homme et la bête
+se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l'homme s'efforçait,
+serrant à plein poing les cornes, de tourner sur elle-même la tête du
+taureau et le taureau s'efforçait de la retourner en sens inverse.
+
+Brusquement, l'homme adroit, déplaçant sa force, renversant sa pesée,
+cédant à la résistance du taureau afin de s'en servir pour le faire
+tomber, l'avait en effet couché sur le flanc! Et dix mille mains
+l'applaudissaient. Deux hommes aussitôt, s'appuyant sur la croupe et sur
+le cou de la bête la maintenaient à terre et Jean se dirigeait, tout
+courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette!... et lui tendant
+la main:
+
+--Venez marquer le taureau, demoiselle! c'est le droit de la plus jolie!
+
+Elle avait regardé son père. Le vieil Augias, fier au fond, avait
+murmuré:
+
+--Vas-y!
+
+Elle avait sauté, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l'avait
+déposée à terre, comme une enfant, et conduite à travers cette immense
+arène, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait
+ramassé le fer et le lui avait tendu. Et c'est elle qui, de son petit
+bras, sur le flanc grésillant et fumant de l'animal qui se débattait,
+avait appliqué le fer rougi au feu,--confiante dans l'adresse et la
+force de l'inconnu contre lequel elle se pressait, un peu émue, même
+beaucoup.
+
+Puis, il l'avait ramenée à son père, et tous ceux qui étaient assez près
+pour la voir avaient dit:
+
+--Il a eu raison, le gardian; il a bien choisi!
+
+Toute étonnée et confuse, elle s'était assise à sa place, attendant la
+suite des jeux.
+
+Alors on avait lâché les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du
+front, attachée à une cordelette tendue d'une corne à l'autre, une
+cocarde blanche et bleue qu'il fallait leur arracher sans se faire
+découdre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient été renversés par une
+taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau,
+Jean Pastorel s'était avancé, et, sans avoir dans sa main, comme les
+autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la
+cocarde au front terrible de la bête, comme une rose sur un rosier.
+
+ * * * * *
+
+Et cette jolie cocarde, il était venu la lui offrir avec un joli
+compliment.
+
+...Et revoyant en elle-même toutes ces choses, Zanette, du haut de son
+cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide où elles s'étaient
+passées; cela lui semblait un songe.... C'était bien là, pourtant...
+oui, là. La tribune d'honneur était là encore, comme un témoin debout et
+parlant.... Hélas! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel? N'avait-il eu
+qu'un caprice, une idée du moment? l'avait-il ainsi appelée pour
+l'oublier ensuite? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si
+grand honneur, au risque de faire parler les gens? Elle avait interrogé,
+sans avoir l'air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur
+dont tout le monde s'entretenait ce jour-là. On ne lui en avait dit que
+du bien. Dans la voiture voisine du char d'Augias, des paysannes
+causaient. Zanette avait prêté l'oreille. Une vieille femme disait:
+
+--Depuis sa naissance, je le connais, c'est aussi franc que beau, cet
+enfant-là. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l'argent
+qu'il gagne, il le porte à sa mère, à Silve-Réal, il est tout pour la
+vieille qui le traite toujours comme s'il avait douze ans. Elle est un
+peu grognon et mauvaise, étant malade. Elle le gronde et le menace.
+Jamais il ne lui répond méchamment, jamais il ne s'emporte. C'est un
+agneau, ce grand diable-là!
+
+C'est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment!
+Le plaisir qu'elle a eu n'aura-t-il eu qu'un jour? ou même est-il bien
+vrai? n'a-t-elle pas rêvé?
+
+Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte à sa tête sa
+main gauche, et dans le pli de sa coiffe arlèse, entre la dentelle
+blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et
+blanche que depuis trois semaines elle porte cachée. Elle la regarde un
+peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de
+Meyran, croit revoir toute la fête, les ferrades et les courses, la
+foule et le beau gardian,--et lentement elle met sur ses lèvres cette
+petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur écrasée, et qui
+sent bon, étant tiède du parfum de ses beaux cheveux.
+
+Puis, brusquement, elle la cache encore à la même place; et, au galop,
+la petite Arlèse amoureuse s'en va vers Arles; vite, elle galope pour
+regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de
+faire attendre le pauvre Augias.
+
+ * * * * *
+
+Les filles,--c'est ainsi--facilement oublient père et mère pour l'amour
+de l'inconnu.
+
+
+
+
+VIII
+
+ROSSELINE.
+
+
+Elle n'avait pas tort de s'interroger, Zanette, sur les raisons qui
+avaient poussé Jean Pastorel à lui faire «tant d'honneur» le jour des
+fêtes aux plaines de Meyran....
+
+Jean, si bon à l'ordinaire pour sa vieille mère, lui faisait, depuis
+plus d'un an, un gros chagrin, bien gros. Il était tombé amoureux
+(tombé, c'est le cas de le dire) d'une de ces coquettes qui font perdre
+aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l'avait rencontrée, comme
+cela arrive la plupart du temps en ce pays de fêtes, un jour de grande
+réjouissance publique. C'était à Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline
+Queïrel, était vraiment d'une beauté éblouissante. Sous le velours
+sombre posé en couronne, surmonté du fond blanc de la coiffe, son visage
+régulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ondés, très
+noirs,--éclatait de blancheur pure, un peu mordorée, comme un vieux
+marbre du Musée des Antiques. Par sa pureté, son profil rappelait
+exactement ceux des plus belles médailles grecques. Le nez suivait tout
+droit la ligne du front; la saillie des lèvres bien rouges semblait
+l'appel d'un éternel baiser; le menton large et bien arrondi disait
+l'énergie dans la beauté; et toute cette tête petite, aux yeux d'ombre
+étincelante, était portée par un cou svelte, un peu long, émergeant hors
+des plis des fichus de l'Arlèse avec une grâce ferme qu'on devinait
+souple.
+
+De taille moyenne, Rosseline, très bien proportionnée, avec sa poitrine
+rebondie que trahissait l'ouverture des fichus, avait une certaine
+fierté d'allures. Elle paraissait froide et dédaigneuse.
+
+C'était tout le contraire; elle était faible, accueillante, prompte aux
+ardeurs et aux changements, intéressée seulement quand elle était de
+sang-froid, d'âme commune d'ailleurs. Capable de méchanceté si la
+méchanceté lui était conseillée avec autorité, elle n'était point
+méchante encore de parti pris, mais seulement destinée à le devenir.
+Elle le sentait elle-même et n'y répugnait pas, disant au contraire
+qu'en ce bas monde les bons sont les dupes,--des imbéciles. Elle ne
+mettait encore aucune préméditation à faire souffrir les hommes.
+L'heure, le temps qu'il faisait, l'impression qui lui venait du ton
+d'une voix, la poussaient de-ci, de-là, en des directions différentes,
+parfois contraires. La minute présente lui importait seule. Elle était
+vaniteuse; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle était
+gourmande, refusait parfois l'humble déjeuner de sa mère,--modeste
+couturière,--pour manger, chez le pâtissier voisin, des éclairs au
+chocolat et des tartes aux fraises.
+
+Jean lui avait d'abord fait sa cour «pour le bon motif». Bien pris,
+superbe à cheval, de bonne réputation, il avait été, semblait-il, agréé
+avec plaisir.
+
+C'est que, tout simplement, sans se soucier de l'avenir, Rosseline avait
+trouvé agréable cet hommage d'un gardian, d'un coureur de taures bien
+connu dans tout le pays. Si elle devait l'épouser, elle n'y avait pas
+songé beaucoup, elle n'en savait rien. Il n'était pas assez riche pour
+qu'elle s'y sentît vraiment contrainte par l'intérêt. C'était un galant
+de plus, et de bonne prise, voilà tout. Elle riait d'aise quand, de sa
+fenêtre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arrêter son
+cheval devant la porte, l'attacher à l'anneau, entouré de quelques
+gamins dont l'admiration était attirée par le harnachement du cheval
+camarguais et la bonne grâce du «chevalier».
+
+Elle n'avait point de préjugé, mais elle avait de la discrétion, du
+moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l'émotion facile,
+si facile que cette admirable fille de vingt ans était depuis des années
+une femme. Elle avait mis à mal plus d'un joli adolescent; elle leur
+demandait à tous sans distinction de la reconnaissance; elle ne se
+reprochait point ses faiblesses, mais ne s'en vantait pas non plus; elle
+rougissait à ravir en baissant, d'un mouvement instinctif, sans y
+songer, des paupières de vierge tremblante, chaque fois qu'un homme pas
+trop mal fait et jeune lui disait: _Je t'aime_. Et finalement, elle
+était devenue la maîtresse de Jean dès leur quatrième entrevue. Ce
+jour-là, il l'avait innocemment conduite à la promenade, le long du
+Rhône; c'était un matin de printemps. Elle avait d'elle-même, tout à
+coup défaillante, appuyé sa tête sur la poitrine du jeune gardian, et
+le diable,--qui est toujours là dès qu'on est deux, homme et
+femme,--avait conseillé le reste et en avait bien ri, aux dépens du bon
+Pastorel.
+
+Alors avait commencé pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie,
+de désespoir. Séparé de sa maîtresse par plus de sept lieues, retenu à
+Silve-Réal par sa besogne coutumière et par le désir de complaire le
+plus possible à sa vieille mère, il ne dormait plus, il ne vivait plus.
+Le breuvage qu'il avait goûté ne lui avait laissé que de la soif mêlée
+d'un goût précis, âpre, importun à la fois et désirable.
+
+Ses camarades savaient où il allait, et ne se gênaient pas pour le
+plaisanter à l'occasion. On lui donnait à entendre que la belle «en
+avait d'autres»; il le croyait et n'en voulait rien croire; il en était
+sûr et ne voulait pas l'admettre; il eût voulu que cela fût prouvé et ne
+cherchait pas à le savoir.
+
+--Ceux qui disent ça, l'ont-ils vu? répétait-il pour se consoler.
+
+On lui citait des noms de galants: il interrogeait naïvement Rosseline
+qui riait, en réponse, d'un air si tranquille, si ingénu!
+
+--Pourrais-tu croire ça, mon pauvre Jean! Tiens, tu me fais peine!
+
+Alors il lui demandait pardon.
+
+Puis il la surveilla, et ne parvint qu'à se rendre ennuyeux; il ne
+venait plus aux jours dits; il arrivait inopinément, dans la nuit
+quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline étaient
+éclairées,--et, si elles étaient sombres, il n'en concluait pas moins
+que sa maîtresse n'était pas seule. Il faisait contre la fenêtre le
+signal convenu. La mère du Rosseline avait sa chambre sur le derrière de
+la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n'ouvrait pas, il
+attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle
+ouvrait, alors entre elle qui était à sa fenêtre du premier étage et
+lui qui était sur le pavé de la rue, des dialogues à voix basse, très
+basse, un peu sifflante, commençaient; et sur lui bien souvent
+pleuvaient l'injure et la menace, en échange des reproches.
+
+--Tu me perdras, fou que tu es! on te devinera.... Où as-tu laissé ton
+cheval?
+
+--Je l'ai caché un peu loin, au bord du Rhône, dans un coin que je sais,
+dans les saules....
+
+--Va-t'en!
+
+--Ai-je fait à cheval cette course si longue, sept lieues, tu
+entends!... pour être ainsi reçu?
+
+--Il ne fallait pas venir! te l'ai-je permis?
+
+--N'es-tu pas mienne et comme ma femme?
+
+--Oh! ça pas encore! tu es trop tyran! tu es jaloux.
+
+--Oui, de tout et de tous!
+
+--Pourquoi?... c'est bête.
+
+--Est-ce que je sais?... on bavarde sur toi... tu me fais peur!... je
+t'aime.
+
+--Si je te fais peur, quitte-moi!
+
+--Est-ce que je peux!
+
+--Ils disent tous ça.
+
+--Tu vois qu'il y en a d'autres!
+
+--Pas comme tu veux dire....
+
+--Rosseline!
+
+--Jean?
+
+--Ouvre-moi, descends.
+
+--Ma mère entendrait.
+
+--Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta mère,
+aujourd'hui plutôt que les autres fois?
+
+--A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y
+laisse à la fin sa réputation; il ne faut qu'une fois.
+
+--Je vais faire un esclandre.... Tu as quelqu'un chez toi!
+
+--Tu es fou. Tiens, va-t'en, je ne veux plus te voir.... J'en ai assez,
+à la fin.
+
+--Si tu m'aimais, tu ne me renverrais pas ainsi... tu ne pourrais pas!
+
+--Contente-toi de ce que je te donne.... Beaucoup voudraient ta place.
+Adieu! j'ai sommeil et tu m'ennuies.
+
+Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas à l'esprit, en
+pareil cas, qu'on pût, par amour pour un homme, se priver d'aller
+dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu'aimer, à
+l'heure où ses yeux se sentaient alourdis.
+
+Elle fermait sa fenêtre dont le craquement léger retentissait au coeur
+de Jean, comme un bruit terrible.
+
+Il restait là, un moment, dans le froid de la nuit--car il était venu
+ainsi, des fois, en plein hiver; il restait là, un instant indécis, le
+sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges
+intérieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses
+pensées comme dans une mer ou dans un torrent, réprimant vingt fois, à
+grand'peine, l'envie qu'il avait de se ruer contre la porte basse, pour
+la briser.... Et puis, s'il faisait cela, après?... Elle était seule,
+pour sûr.... La mère, une fois avertie, qu'adviendrait-il? il épouserait
+Rosseline, oui, certes! Eh bien?... Eh bien, il n'était plus sûr, à
+cette heure, d'en vouloir. Pour maîtresse, soit, oui, toujours,--mais
+comme femme? Auprès de sa mère à lui, si rigide, si sévère, introduire
+cette terrible fille dont il ne savait rien, après tout, dont il
+redoutait la malice inconnue!
+
+--Ah! pauvre de moi!
+
+Alors, il allait reprendre son cheval et, là, dans les saules du bord du
+Rhône parmi lesquels il l'avait caché, l'envie lui venait de se jeter au
+fleuve, de mourir.... Et pourquoi donc? Tout simplement parce qu'il ne
+la sentait pas à lui, cette fille. Cet homme habitué à se faire obéir
+des bêtes indomptées, s'étonnait, s'irritait de n'être pas ici le
+maître absolu.... Et tous les mauvais commérages lui revenaient; des
+mots atroces le mordaient au coeur; il se rappelait des gestes d'elle,
+des regards équivoques adressés à des jeunes gens.... Il ne savait
+plus!... il avait envie de sangloter et ne pouvait pas.... Le bruit de
+son sang tourmenté, impétueux, sonnait plus fort à ses oreilles que le
+bourdonnement des grosses eaux du fleuve.... Il était là, tout près, le
+fleuve; la lune se reflétait, par éclairs bondissants, dans l'eau
+obscure.... Pourquoi pas mourir?... mais tout à coup le brave enfant
+songeait: «ma mère!» et, remontant à cheval, il partait bien vite, pour
+fuir la tentation....
+
+Oh! ces courses folles, vertigineuses, irréelles, en pleine nuit froide,
+à travers la lande! Cette furie du retour, où il ressentait et
+employait, à courir, un désir débridé de dépenser sa force, de tromper
+sa jeunesse, de tomber peut-être à la fin, au revers du fossé!... Tout
+ce qu'il avait dû tout à l'heure contenir de passion désordonnée,
+d'amour, de colère, de jalousie en délire, il le mettait dans sa rage à
+piquer sa bête, à lui scier la bouche quand elle refusait le
+ralentissement, à la frapper de l'éperon quand elle ralentissait sa
+course.... La bouche et les flancs ensanglantés, jetant des écumes,
+soufflant du feu, son cheval allait, les yeux démesurément ouverts dans
+la nuit, tendu tout entier, comme le désir même de son cavalier, vers
+l'espace vide!
+
+--Qu'elle aille au diable! je ne veux plus la voir. C'est une coquine,
+je le sens.
+
+Ce n'était pas encore une coquine. C'était une créature inconsistante,
+sans réflexion, sans prévision, sans connaissance d'elle-même, sans
+conscience formée, sans direction propre. Le mal était que Jean demeurât
+si loin d'elle. Il implorait d'elle quelque chose, et cela de temps en
+temps, alors qu'il aurait fallu commander, imposer, et à toute minute.
+Le bien et le mal étaient indifférents à Rosseline. Il fallait être,
+pour elle, la force qui épargne aux faibles le souci d'eux-mêmes, qui
+les porte, les dirige, les mène à sa guise et dont bientôt ils ne
+peuvent plus se passer. Il y a vraiment des créatures qu'il faut
+violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui
+parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de
+s'écraser devant l'homme, leur dieu armé; ou encore natures de cavales
+qui veulent un dompteur et qui finissent par l'aimer, s'il a, dans sa
+main légère, mais attentive et implacable, le mors d'acier et les
+châtiments toujours prêts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou
+des apitoyés, ces bêtes-là deviennent irréparablement rétives, à tout
+jamais vicieuses.
+
+Le cavalier est souvent responsable de tous les défauts du cheval.
+
+
+
+
+IX
+
+CE QUE ZANETTE IGNORE.
+
+
+Telle était la créature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant
+délit de mensonge; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il
+devenait sûr de sa fausseté,--il serait guéri.
+
+Il en était là, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des
+plaines de Meyran,--un homme qu'il connaissait à peine, un gardian comme
+lui, au retour d'une visite à Arles, lui conta les grandes nouvelles de
+la ville.
+
+Cet homme ne pouvait être soupçonné de vouloir irriter Pastorel contre
+Rosseline; il ignorait visiblement que Pastorel la connût. Et ce qu'il
+conta fit bondir de rage le coeur du rude gardien de taureaux.
+
+Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les
+marchands de curiosités, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que
+le portrait d'une fille, bien connue des jeunes gens de la ville,
+artisans et bourgeois; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques
+lettres d'imprimerie: _La belle Rosseline_. Les voyageurs qui viennent à
+Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d'Arlèse
+pour vingt sous,--ce qui, disaient les commérages, avait mis en grande
+colère plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s'étaient
+rencontrés chez elle, où ils étaient venus, mordus chacun du même désir
+de faire reproche à sa maîtresse. Et s'étant reconnus, ils s'étaient
+pris de querelle et battus même, publiquement.
+
+Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle,
+maintenant,--c'était un cabaret tout fraîchement installé et dont elle
+devenait la patronne, grâce à la générosité d'un peintre parisien. Un
+bon vivant, celui-là, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient
+et qui était riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le
+photographe.
+
+Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d'un mois, et des gens
+avaient vu «le tableau» où la belle, très ressemblante, montrait plus
+que ses épaules....
+
+Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une
+belle et bonne promesse,--car la fille était accueillante, un peu folle
+de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c'était dans l'intention
+évidente d'attirer les chalands «par le moyen» de sa beauté. Ses
+portraits répandus partout étaient une enseigne et une amorce....
+
+Et à Pastorel consterné le narrateur avait généreusement donné
+l'adresse du cabaret de Rosseline.
+
+--Et le tableau? avait répondu Pastorel.... Ne peut-on pas le voir, le
+tableau?... Ne sais-tu pas l'adresse du peintre?
+
+--Tout le monde, en Arles, te le dira. C'est dans une des maisons dont
+les fenêtres regardent le théâtre antique....
+
+Tout transformé dans son coeur par ces nouvelles qui l'éclairaient
+décidément sur le caractère de sa belle, étonné de se sentir subitement
+tout calme, tout froid, Pastorel était parti pour Arles; il avait couru
+chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-même, le gardian
+l'avait un peu bousculé et avait entrevu non seulement le portrait de
+Rosseline, mais il l'avait entrevue elle-même, montrant, un peu plus
+qu'il n'est permis, ses bras nus et ses épaules. Et satisfait de n'être
+pas plus longtemps dupé, il était revenu de la ville, résolu
+courageusement à ne plus revoir le beau modèle, qu'il appelait
+maintenant dans sa pensée «la fille à tout le monde».
+
+Or il l'avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la fête, entourée
+de jeunes débauchés de la ville; et comme, la bouche en coeur, sans
+avoir l'air de se douter qu'il pût lui garder rancune, elle était venue
+à lui, disant très haut:--«Eh! Jean, tu passes bien fier? On ne
+reconnaît plus ses amis, donc?... Écoute, Jean, fais-moi marquer, de ma
+main, un des taureaux d'aujourd'hui,» il avait répondu, au milieu des
+fainéants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle
+Arlèse:
+
+--Que me veux-tu, fille à tout le monde? Je sais ce que je sais, et,
+vois-tu, ne l'oublie pas: je m'en moque, oh! mais, je m'en moque, comme
+des premiers souliers que j'ai chaussés, tu m'entends? Les portraits à
+vingt sous, c'est trop cher pour moi! je n'aime que ceux qui se donnent!
+La belle Rosseline est à vendre? Moi, les choses qui sont miennes,
+personne autre n'y doit toucher!
+
+Elle avait pâli, l'Arlèse, et pâli bien davantage, un peu plus tard,
+quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l'immense
+assemblée, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et
+pour lui donner la cocarde.
+
+Elle fut d'autant plus irritée, cette Rosseline, que Zanette avec elle
+faisait un parfait contraste. Elle, elle était un peu forte, assez
+grande, de beauté hautaine, magnifique et d'apparence froide; Zanette,
+toute mignonne, jolie à ravir, toute expressive avec ses yeux perçants
+et pétillants. A la beauté d'un fruit formé, il opposait la grâce un peu
+frêle d'une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle dévora
+l'affront, mais elle avait juré de se venger.
+
+Elle ne se doutait guère, Zanette, qu'elle avait servi une rancune
+d'amant; elle ignorait, heureusement, que l'hommage reçu par elle
+n'était pas tout à fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troublé le
+coeur, un peu à la légère sans doute, lui-même ne pensait pas à la
+petite Zanette sans se dire: «Pourquoi pas?» Hélas! le souvenir malsain,
+âpre, mordant, précis, de l'autre, de la mauvaise, luttait encore
+victorieusement, au fond de son coeur, contre l'image fragile de la
+fillette chaste et simple.
+
+
+
+
+X
+
+ZANETTE ET ROSSELINE.
+
+
+Zanette fit, en Arles, ce qu'elle avait à faire. Elle acheta «le
+remède,» expédia quelques menues commissions, et moins d'une heure après
+elle reprit, à la remise d'une auberge, son cheval qui, réjoui par un
+double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite maîtresse. La
+jolie Zanette ignorait même l'existence de la belle Rosseline.
+
+C'est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout près du pont qui relie
+Arles à l'île de la Camargue, que Rosseline s'était fait acheter, pour y
+trôner derrière un comptoir doré, un cabaret étroit, mais bien situé et
+repeint à neuf.
+
+La maison de sa mère était juste à l'autre extrémité du pont,
+c'est-à-dire dans l'île de Camargue et dans le faubourg de
+Trinquetaille.
+
+La belle Arlèse se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison où elle
+allait coucher quelquefois et à l'abri de la curiosité de sa mère, qui
+d'ailleurs, ne pouvant les empêcher, avait fini par souffrir les
+libertés de sa fille.
+
+En ce temps-là, la ville d'Arles ne possédait pas encore le très vilain,
+très solide et très utile pont de fer qu'elle doit à la science des
+ingénieurs. Arles était relié à l'île et au faubourg par un pont de
+bateaux, qui s'ouvrait de temps en temps pour laisser passer les
+chalands et les vapeurs. Et lorsqu'ils devaient attendre que la
+communication fût rétablie, charretiers, cavaliers et piétons arrêtés
+sur la rive gauche n'étaient point fâchés, quelques-uns du moins, de
+trouver à bonne portée un cabaret où s'arrêter un instant.
+
+Or, tout ayant été prévu par le peintre (qui s'était débarrassé de
+Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste
+rapport, selon lui, avec les services qu'elle lui avait rendus), on
+voyait, scellés au mur, à droite et à gauche du joli petit cabaret, des
+anneaux où les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur
+l'enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge: CAFÉ DES ARÈNES.
+Les arènes antiques sont pourtant fort éloignées de là, mais ce titre
+qui s'était présenté tout de suite à l'esprit du Parisien gouailleur
+pouvait arrêter au passage et retenir une clientèle de gardians et
+d'amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant.
+
+La devanture et la porte vitrées du cabaret étaient à l'intérieur
+voilées de rideaux rouges, plissés, très opaques. Et là derrière, depuis
+deux soirs déjà, les voisins entendaient de vagues fredons d'harmonica
+et des murmures de chansons destinés à amorcer la curiosité que les
+rideaux étaient chargés d'irriter encore. Or, comme Zanette venait de
+passer devant le café des Arènes, près de tourner la ruelle et de
+s'engager sur le quai pour aller au pont, elle s'entendit appeler par
+une voix de femme:
+
+--Eh! la jolie fille, où vas-tu si matin?
+
+Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas
+du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la
+reconnaître, sans parvenir à s'expliquer où elle l'avait vue.... C'est
+qu'aux vitrines des boutiques, ce matin même, elle avait aperçu les
+fameux portraits où on pouvait admirer Rosseline, assise, debout,
+souriante ou grave, ici l'air impérieux, là, l'air sentimental.
+
+L'inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas méchante. Zanette
+s'arrêta.
+
+--Est-ce à moi, madame, que vous parlez?
+
+--Et à qui donc, ma toute belle? Il n'y a pas un chat dans la rue.
+Regarde. Tout le monde est au marché ou sur la Place des Hommes... c'est
+samedi. Où vas-tu si vite?
+
+--Je retourne chez nous; mon père m'attend. Mais... je ne vous reconnais
+pas.
+
+--Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C'est que tu
+ne m'as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le
+crois!
+
+--Vous me connaissez?
+
+Machinalement Zanette fit tourner bride à son cheval et se rapprocha de
+la dame.
+
+--Eh! oui... n'es-tu pas cette fille que nous avons saluée comme la
+reine des fêtes, il n'y a pas longtemps, aux dernières courses des
+plaines de Meyran?
+
+Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles.
+
+--Tu ne vas pas dire non, j'espère. Tiens,... je vois une chose que tu
+vas perdre, si tu n'y prends garde... une chose qui me parle, que pour
+sûr tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton
+bonnet.... N'est-ce pas là, dis-moi, ma belle, la cocarde que t'a
+donnée, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel?
+
+Zanette avait eu un geste rapide, involontaire; elle avait porté la main
+à sa coiffure, et si brusquement qu'au lieu de saisir la jolie cocarde,
+cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber.
+
+--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle.
+
+Rosseline s'était élancée, et, entre les galets roulés de Crau, qui sont
+le pavage de la ville d'Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche.
+
+--Pardon, madame!... fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien
+pardon et «gramaci!»
+
+La belle Arlèse eut alors un mauvais sourire.
+
+--Tu crois donc qu'on va te la rendre? dit-elle.
+
+Zanette vit le haineux sourire, l'expression maligne qui, brusquement,
+rendaient laide la figure de la belle Arlèse. L'enfant jeta autour
+d'elle un regard de détresse. Elle n'avait pas peur, non, mais elle
+éprouvait un invincible sentiment d'angoisse. C'était le malaise que
+donne aux âmes bonnes la présence des êtres mauvais.
+
+Elle eut mentalement un cri de prière, qui lui était familier:
+
+--O Notre-Dame-d'Amour, dit-elle en elle-même.
+
+Puis, tout haut:
+
+--Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la
+rendriez-vous pas?
+
+--Comment t'appelle-t-on? interrogea brusquement l'impérieuse
+Rosseline.
+
+--Zanette Augias, du mas de la Sirène en Camargue, où mon père est
+bayle.
+
+La petite fille fit cette réponse avec fermeté et avec un certain air
+d'orgueil. Elle était fière de l'honnêteté de son nom. Son père, un
+brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance
+des maîtres du château. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale
+capable de lui résister. Elle se sentit bravée, et répliqua:
+
+--Je le savais, j'étais aux fêtes; là j'ai questionné des gens sur ton
+compte.... Tu m'avais paru plus jolie.... Tu n'es pourtant pas mal, mais
+trop petite... ma foi, oui! beaucoup trop petite!
+
+--Pourquoi me dites-vous cela, à la fin? répliqua Zanette pâlissante et
+suffoquée.
+
+--Pardine! Tu prends les amants des autres! Elles ont bien le droit, les
+autres, de juger celle pour qui on les laisse!
+
+--Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien,
+mon père m'attend.
+
+Le cheval, obéissant à Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas
+vers lui, et qui saisit la bride.
+
+--Lâchez mon cheval! dit Zanette qui, à cet affront menaçant, sentit la
+colère gronder, plus grande que son pauvre coeur.
+
+--Non pas! car tu t'en irais, et je veux que tu m'entendes.... Il est à
+moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, à moi, à moi, à moi!
+S'il t'a fait, ce jour-là, une politesse,--tant pis pour toi, car elle
+n'aura eu qu'un jour, comprends-tu?... Et je te souhaite pour ton
+bonheur d'avoir été assez sage pour qu'elle n'ait aucune suite! Le mieux
+serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu'il te
+vienne encore, tu n'as pas fini de rire!... Voyez-vous ces campagnardes
+qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville
+d'Arles! Tu es fière de l'honnêteté de ton père, à ce que je vois, et
+il paraît que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d'être un peu
+honnête toi-même! Et pourquoi, dis, pourquoi m'as-tu volé mon galant?
+voleuse! voleuse! voleuse!
+
+Elle secoua la bride du cheval qui reculait, piétinant avec impatience
+les galets pointus où s'écaillait sa corne.
+
+--Me lâcherez-vous à la fin? cria Zanette toute indignée.
+
+Ses lèvres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la
+tête et recula devant Rosseline.
+
+Alors, la petite fille de Camargue sentit frémir et bondir son sang de
+Sarrasine. Sa fierté de fille libre des vastes plaines désertes s'émut
+tout entière au plus profond d'elle-même.
+
+--La voleuse, c'est vous! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce
+qui est à moi.... Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si
+vous existiez seulement. Adressez-vous à qui vous doit des comptes. Et
+surtout rendez-moi ce qui est à moi, je vous le répète! rendez-le moi!
+
+--Non! tu ne l'auras plus!
+
+Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite
+cocarde qui, en un clin d'oeil, comme une fleur morte, comme un papillon
+noyé, fut emportée au Rhône.
+
+Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache
+était près de s'abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de
+la rue étroite, à vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C'était
+Martégas. Il ne connaissait encore ni le fameux café des Arènes ni la
+belle Arlèse dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d'un
+cheval des villes.
+
+Après un marché passé sur la _Place des Hommes_ où les travailleurs
+viennent s'offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en
+reconnaissance. Ses amis devaient l'y rejoindre. Martégas avait surpris
+le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au coeur une sorte
+d'amour mauvais et sauvage.
+
+De gré ou de force, il voulait l'avoir. Essayer de lui complaire était
+le moyen le plus naturel, sinon le plus facile.
+
+--Lâchez-moi! lâchez-moi! cria plus fort que jamais la pauvre fillette
+en reconnaissant Martégas, ce gardian chassé par son père, et pour qui
+elle n'avait que de la répugnance.
+
+--Voleuse! voleuse! répétait Rosseline, tenant toujours le cheval par la
+bride.
+
+Et de cette injure passant à d'autres, elle couvrit Zanette de toutes
+les immondes paroles familières aux filles des rues, et que, chose
+bizarre, elle prononçait si facilement et si abondamment pour la
+première fois!... Mais elle s'interrompit tout à coup avec un cri de
+douleur. La cravache de Martégas s'était abattue sur son bras qui lâcha
+la bride.
+
+--Merci, Martégas! fit Zanette délivrée et surprise, et au grand trot
+elle s'éloigna....
+
+--Où vas-tu? cria-t-il, où vas-tu, petite?
+
+--A ma maison!
+
+--Bon! songea Martégas, je la rattraperai toujours.
+
+Rosseline et Martégas se regardaient.
+
+
+
+
+XI
+
+DOMPTEUR.
+
+
+--Et alors? fit Martégas, narquois.
+
+--Qui êtes-vous et que voulez-vous? dit Rosseline toute pâle.
+
+--Un client pour ton cabaret, voilà ce que je suis, la belle.
+
+--Et tu te mets dans la tête qu'après ton injure et le mal que tu m'as
+fait, je te recevrai chez moi?
+
+--Il le faudra bien, ma fille. Ton métier veut ça et il paraît que tu
+l'as choisi. A me recevoir mal tu perdrais la clientèle de tous ceux de
+Camargue et de beaucoup du Rhône. Voyons, qu'aurais-tu dit, si j'avais
+frappé fort?... Pourquoi insultais-tu la petite, une enfant que pour
+ainsi dire j'ai vue naître?... Tu l'appelais voleuse, si j'ai bien
+entendu. Que t'a-t-elle volé?
+
+--Ça ne te regarde pas. Passe ton chemin. Es-tu toi aussi de ses
+galants, à cette fille?
+
+--Plût à Dieu! car à la vérité, j'espère bien le devenir. Elle est plus
+gentille que toi, à mon goût du moins.
+
+Rosseline, de nouveau, était blessée au point le plus sensible. Elle ne
+pouvait souffrir que même un indifférent lui préférât une femme, une
+fille quelconque. Elle fut jalouse subitement du goût que cet inconnu
+montrait pour Zanette, et ne sachant comment le punir, elle lui cracha
+ce mot:
+
+--Lâche! dit-elle, lâche!
+
+--Veux-tu, dit-il en riant, que je recommence?
+
+Qu'il eût ou non l'intention de frapper encore, il leva sa cravache qui
+était un nerf de boeuf. Alors, le ressentiment la saisit; un mélange de
+colère et d'épouvante se fit en elle; la rage, la jalousie, l'envie,
+l'impuissance déterminèrent l'exaspération folle. Elle arracha de sa
+coiffe une épingle à grosse tête ronde, et piqua furieusement la jambe
+du cavalier.
+
+D'un bond il fut à terre et, laissant son cheval libre en pleine rue, il
+prit la fille par un bras.
+
+--Au secours! cria-t-elle.
+
+Il lui ferma la bouche, et la portant à moitié il la poussa contre la
+porte du cabaret dont les vitres éclatèrent et qui s'ouvrit toute
+grande.
+
+--Ah! gueuse! ah! coquine! ah! tu veux en tâter, cavale?
+
+Il la tenait par le bras, et d'une saccade brusque il la renversa sur le
+carreau. Puis, penché sur elle, un genou en terre, il la souffleta. Elle
+se couvrit le visage avec ses mains. Les coups tombèrent alors drus et
+pressés sur ses cheveux qui se dénouèrent; la coiffe fut lancée au
+loin.... Elle se taisait, farouche, les dents serrées, avec seulement
+une saccade de respiration plus forte à chaque coup. Les coups sonnaient
+sourdement. Tout de suite, elle comprit très bien que ce redoutable
+jouteur mesurait sa force, ne voulait pas la tuer... il l'épargnait....
+Cette réserve lui parut une sorte de suffisante tendresse mêlée à la
+brutalité; cette retenue lui semblait caressante; elle en jouissait....
+
+--En as-tu assez, réponds? Recommenceras-tu, dis? réponds; mais réponds
+donc, réponds, je te dis!
+
+Elle était étendue à terre de tout son long.
+
+Il la prit par ses longs cheveux dénoués et marchant sur les genoux, il
+la secoua, la traîna sur le carreau; mais elle, continuant à comprendre
+que s'il eût voulu il l'eût brisée, sentait toujours comme une caresse
+sous les coups,--et elle ne répondit pas, ne désirant peut-être pas
+être lâchée par ce poing terrible, qui l'épargnait.
+
+Il la laissa enfin.
+
+--Lève-toi, dit-il. Donne-moi à boire.
+
+Elle se leva, le visage tout démonté, les lèvres molles, l'oeil humide
+et brillant, ses cheveux épais, lourds, traînant jusqu'à terre.
+
+Il la trouva belle à ce moment.
+
+Elle le trouvait beau, l'hercule aux épaules carrées.
+
+--Coquin de sort! Quel homme! songeait-elle, en le toisant des pieds à
+la tête.
+
+--Écoute, dit-il, il faut me promettre une chose. Alors, nous serons
+bons amis. Laisse tranquille la petite.
+
+Elle ne répondit pas; il se rapprocha, et le visage contre le sien:
+
+--Tu entends bien? Tu laisseras tranquille la petite?... il faut
+promettre.
+
+En réponse, l'envieuse pinça le bras du gardian et tordit la chair
+entre ses doigts. Il ne comprenait pas que, déjà, elle était jalouse de
+lui.
+
+--Ah! tu en veux encore?
+
+Il l'avait ressaisie, renversée, assise sur un tabouret et il tenait à
+deux mains sa tête qu'il fit sonner plusieurs fois contre le bois d'une
+table.
+
+--Promets! promettras-tu? Que t'a-t-elle fait, cette petite?
+
+Rosseline se décida à parler.
+
+--J'étais la maîtresse de Pastorel, un que pour sûr tu dois connaître...
+il me quitte pour l'épouser. Je ne veux pas! je ne veux pas qu'il
+l'épouse!
+
+--Ça n'est pas une raison pour l'insulter, elle. C'est une innocente,
+dit Martégas.
+
+Rosseline vivement répliqua en serrant les dents:
+
+--Tu l'aimes donc aussi, toi, cette fille? Non, je ne promets pas. Je la
+hais!
+
+Alors tout à coup il l'embrassa.... Elle le mordit.
+
+--Écoute, siffla-t-elle.... Prends-la et tu m'auras... comprends-tu?
+
+Elle ne voulait pas que Zanette devînt la femme de Pastorel. Pour qu'il
+ne l'eût pas, elle la livrait à celui-ci....
+
+L'horrible marché plut au bandit.
+
+--Ça va! dit-il en riant. Deux au lieu d'une! Je pars tout de suite. Un
+coup d'_aïgarden_ et mon cheval!
+
+Peut-être se fût-il attardé auprès de Rosseline, s'il n'avait pas songé
+que jamais plus il ne retrouverait occasion meilleure de poursuivre
+Zanette. Et puis, par la porte du cabaret grande ouverte, des enfants,
+même un homme, depuis un instant, regardaient.
+
+Elle lui servit à boire, en le couvant des yeux.
+
+--Mon cheval, à présent!
+
+Lui, n'y faisait pas attention.
+
+Un passant, voyant ce cheval libre, l'avait attaché à l'anneau. Martégas
+se mit en selle.
+
+--A bientôt, ma fille. Nous nous reverrons bientôt.
+
+Ils se souriaient.
+
+Debout sur le seuil de son cabaret, la belle Arlèse regarda s'éloigner
+le gardian Martégas et, toute chaude encore de la lutte, elle songeait,
+en renouant ses cheveux:
+
+--Ah! si ce Pastorel m'avait traitée ainsi, comme je l'aurais aimé,
+lui!
+
+
+
+
+XII
+
+LA POURSUITE.
+
+
+Martégas ne tarda pas à apercevoir, loin devant lui sur la route, la
+petite cavalière.... Tout de même elle avait eu une demi-heure d'avance,
+et il ne la joignit qu'après avoir couru près de deux lieues.
+
+Par bonheur pour elle, elle ne s'était point trop hâtée, trottant et
+marchant au pas tour à tour, et sa bête était reposée. Ces allures
+convenaient à sa réflexion triste mais non pas irritée.
+
+Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme?... Et pourquoi non? N'était-ce
+pas son droit? La galanterie qu'il avait faite à Zanette, le jour des
+courses de Meyran, prenait tout à coup son vrai sens aux yeux de la
+petite. Elle allait jusqu'à deviner une querelle entre cette femme et
+lui, un mouvement de dépit, et c'était pour affronter cette _autre_
+qu'il était venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main
+devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue... qui maintenant s'en
+était allée, tombée au ruisseau, flétrie, noyée, perdue comme son rêve
+d'un jour....
+
+Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle était vaillante et
+puis... un rêve n'est pas un sentiment. Elle avait rêvé, voilà tout. Son
+désir d'aimer, son désir de la seizième année s'était posé un instant
+sur ce Pastorel, mais en vérité non, elle ne l'aimait pas encore.
+Pourquoi l'eût-elle aimé?...
+
+Ce qui lui faisait le plus de peine, après tout, c'est qu'une si vilaine
+femme l'eût, dans la rue, arrêtée, injuriée.... Et Zanette avait
+l'impression de s'être heurtée à une de ces mauvaises figures qui, dans
+les songes, vous oppressent, vous empêchent de respirer, de courir, de
+vous éloigner d'elles à votre guise. Elle avait peur maintenant, seule
+en présence de ce souvenir, bien plus que tout à l'heure devant la
+réalité!...
+
+Elle se disait que ce n'était pas fini, que cette femme inconnue aurait
+une influence sur toute sa vie. Comment? Elle ne savait pas.
+
+L'intervention de Martégas la préoccupait aussi. Comment, pourquoi
+avait-il à ce point été secourable pour elle, lui qui, on le savait,
+avait été chassé de la ferme par maître Augias? Cependant il l'avait
+défendue! il était allé jusqu'à frapper de sa cravache cette femme!...
+Sans doute il la connaissait... il était le rival de Pastorel
+peut-être!... Si cela était, qu'arriverait-il entre eux?... quelque
+chose pour sûr.... Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l'aimait donc
+un peu?... elle l'aimait encore? Qu'est-ce que tout cela veut dire,
+bonne Notre-Dame-d'Amour?
+
+Lorsqu'elle se retourna, au bruit de galop qui venait derrière elle, et
+qu'elle reconnut Martégas, elle eut un mouvement d'effroi, vite réprimé.
+Elle ne se rappelait rien de précis qui lui fût un personnel sujet de
+rancune contre cet homme, mais il lui était resté, depuis l'enfance, une
+confuse aversion, une répugnance contre ce colosse brutal, qui avait
+trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taillée, jamais
+peignée, vilaine.... Elle éprouvait un peu, en songeant à lui, ce
+qu'elle ressentait, toute petite, lorsqu'on lui parlait de l'Ogre ou de
+Barbe-Bleue.
+
+Maintenant, elle refusait de s'abandonner à son antipathie.
+
+--Il m'a rendu service, il m'a défendue, songeait-elle.
+
+Et, dans la pureté de son coeur, elle se reprochait sa répugnance comme
+une faute. Elle attendit donc, quoique sans s'arrêter, le cavalier qui
+accourait derrière elle.... Elle n'avait pas à s'étonner qu'il fît ce
+chemin... il revenait en Camargue, voilà tout. Il allait sans doute
+passer devant elle après qu'elle l'aurait de nouveau remercié.... Sans
+doute il était pressé, puisqu'il galopait....
+
+--Eh bien, petite, es-tu contente?
+
+Il la tutoyait; cela lui déplut; il continua:
+
+--Je ne suis pas fâché de te rattraper pour parler un peu de l'affaire.
+Je lui ai réglé son compte, sais-tu, et payé d'une bonne raclée son
+insolence avec toi!...
+
+Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il
+lui apprit le nom.
+
+--Oui, oui, je l'ai battue «comme on bat les poulpes pour les
+attendrir». J'espère que ça te fera plaisir.... Et quand je pense qu'il
+y a une heure je ne la connaissais pas!... Je venais là par hasard,
+envoyé par les amis, pour voir le café nouveau.... Je t'ai reconnue et
+alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l'ai
+abordée?... Il y en a qu'il faut mener comme on mène les cavales! Ce
+n'est pas toi, hein, qu'il faudrait traiter comme ça? Du premier coup on
+te casserait, pechère!
+
+Zanette pensait qu'en effet si on l'avait battue, elle n'aurait pu le
+supporter. Elle serait morte,--oui,--de rage et de honte. Les coups,
+pour elle, ne pouvaient représenter que l'insulte. Qu'on y pût trouver
+un plaisir, ça, par exemple! elle ne l'imaginait pas.
+
+--Vous avez eu tort de la battre, à cause de moi surtout, monsieur
+Martégas! J'en suis fâchée... et cependant, pour le secours que vous
+m'avez donné, je vous remercie, et mon père, bien sûr, vous remerciera
+mieux encore.
+
+Martégas sentit qu'il inspirait, pour l'instant, une manière de
+confiance, et il jugea politique d'apprivoiser la petite, avant tout.
+
+--Figurez-vous que j'y vais, voir votre père, mademoiselle. On m'a parlé
+du fameux cheval dont vos maîtres feront présent à qui l'aura dompté, et
+je veux essayer l'affaire. Qu'en dites-vous?
+
+Zanette jugeait qu'un si beau, si fier cheval, n'était pas fait pour le
+lourd et brutal bouvier qui trottait à ses côtés, mais, naturellement,
+elle ne laissa rien deviner de sa pensée.
+
+--C'est bien, dit-elle. C'est un beau cheval.
+
+Il y eut un silence embarrassé; chacun cherchait ce qu'il fallait dire.
+Zanette aurait bien voulu interroger Martégas sur cette Rosseline, sur
+Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux êtres qui représentaient
+pour elle l'une la haine, l'autre l'amour.
+
+Elle n'osait pas. Et lui ne se souciait guère d'éveiller en elle le
+souvenir de l'homme qui, pensait-il, était devenu son amoureux, son
+fiancé sans doute. Il était sûr d'apprendre tôt ou tard la vérité
+là-dessus. D'ailleurs, que lui importait! il voulait la petite, voilà
+tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur; il la voulait pour
+deux raisons maintenant, pour elle-même et aussi parce que l'autre,
+cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup
+double! Cette perspective lui plaisait fort; il riait en lui-même. Il
+comprenait que Rosseline était femme à tenir une promesse de ce genre
+plutôt que toute autre; il sentait qu'elle devait sérieusement désirer
+une chose qui perdrait Zanette et désespérerait Pastorel, la vengerait à
+la fois de la fillette et du galant. Voilà ce que pensait Martégas et il
+pensait aussi qu'en compromettant irrémédiablement Zanette, il
+arriverait à l'épouser peut-être, après qu'elle aurait servi de trait
+d'union entre Rosseline et lui! Il tromperait ainsi sur un point la
+belle patronne du café des Arènes; il gagnait, à cet arrangement, une
+maîtresse et une femme. La gentille Zanette était un bon parti pour
+lui... et honorable! La belle Rosseline serait une maîtresse de quelque
+rapport. Avec un bon nerf de boeuf, il la mènerait à tout. En la
+secouant, il en ferait tomber de l'or, comme d'un prunier il tombe des
+prunes!
+
+Tout cet avenir s'agitait dans l'esprit de Martégas. Tout cela était
+simple et facile. Ses intérêts étaient d'accord avec sa passion de
+taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe épaisse il eut un affreux
+sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise.
+
+Zanette vit l'éclair des yeux et elle se sentit en péril. Déjà, depuis
+un instant, bien que trompée sur les intentions de Martégas par
+l'intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle
+éprouvait, au fond d'elle-même, ce malaise, ce serrement de coeur qui
+trouble l'agneau devant le loup.
+
+--Tenez, monsieur Martégas, je vais vous dire... il ne serait pas bon
+pour moi qu'on me vît ainsi toute seule marcher à côté de vous, en
+causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous
+m'avez secourue et je vous en remercie. Venez à la ferme; mon père vous
+remerciera; il faut nous quitter, monsieur Martégas; je puis prendre par
+ici, à travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par
+la route.
+
+Ce n'était pas l'affaire du gardian. Toutefois, il ne se récria pas,
+afin de ne pas effaroucher la fille, et il répondit d'un ton naturel:
+
+--Par ma foi de Dieu! vous avez peut-être raison, demoiselle: mais,
+croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le fossé qui longe
+la route--voyez--est ici trop large et trop profond.... Il se rétrécit
+là-bas.... Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage.
+
+Elle jugea qu'il ne serait pas bien honnête d'insister. Elle ne se
+rappelait pas que, plus loin, le fossé au contraire allait s'élargissant
+jusqu'à être infranchissable.
+
+Et de temps en temps il lui disait:
+
+--Le «pas» est plus loin, demoiselle, je le croyais plus près....
+Avançons....
+
+Puis il parlait d'autre chose:
+
+--Vous êtes jolie, savez-vous?
+
+La petite fronça le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la
+blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants.
+
+--Tu es si mignonnette, l'enfant, si petitette. Mais, c'est là ce qui,
+en toi, me plaît tellement que j'en rêve il y a beau temps.... Si tu
+veux que je te dise, eh bien, du temps que j'étais loué chez ton
+père,--tu n'avais pas treize ans alors,--déjà tu me plaisais, de vrai,
+et déjà je pensais à toi comme à une femme!
+
+Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit coeur.
+Elle n'en laissa rien paraître, seulement, son talon battit
+involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu'elle dut
+retenir. C'est le même instinct qui fait s'entr'ouvrir les ailes de
+l'oiseau effarouché,--mais il les referme bien vite, si le renard, en
+arrêt, le guette. Il espère encore échapper en se rasant, ou en glissant
+sous les herbes.
+
+Le cheval de Martégas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit
+dans sa main énorme le tout petit bras.
+
+--Une enfant! dit-il tout bas.
+
+Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle
+comprit qu'il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout.
+Elle était à sa merci.
+
+Martégas s'animait. L'ogre apprêtait ses dents.
+
+Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche,
+cherchant, dans sa tête, comment elle pourrait prendre assez d'avance
+pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait à boire? il
+descendrait de cheval pour aller à un puits.... Pendant ce temps elle
+effraierait le cheval de Martégas et elle partirait au galop....
+
+La petite vaillante était épouvantée, comprenant bien qu'il ne tomberait
+pas dans ce piège enfantin.
+
+Et elle faisait partager involontairement ses émotions à Griset qui
+doublait le pas.
+
+--Pas si vite, que diable! dit Martégas.
+
+Il avait la face congestionnée, les pommettes toutes rouges, luisantes
+sous la peau tendue, comme lorsqu'il était ivre.
+
+--Pas si vite! Où tu vas, je vais. J'ai à voir ton père, et puis, que
+diable! il peut attendre.... J'ai des choses à te dire, beaucoup.... Et
+pareille occasion de n'être pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas
+souvent.... Tu avais peur qu'on nous voie, tout à l'heure? Le désert est
+tout vide, il se fait midi.... Il faut être enragé pour courir la plaine
+à cette heure.... Pas une plume dans l'air.... Voici justement de
+l'ombre tout près de la route, un joli bosquet de pins verts....
+Descends de cheval et viens là, à l'ombre.
+
+Penché sur la selle, il la pinça vilainement à la taille avec ses deux
+gros doigts.
+
+A ce moment, loin devant eux, l'oeil perçant et désespéré de la mignonne
+aperçut le providentiel secours.
+
+--Notre-Dame-d'Amour! dit-elle tout bas.
+
+Et elle dit tout haut:
+
+--Les gendarmes!
+
+Martégas tressaillit. Il n'avait pas seulement des remords, Martégas,
+mais beaucoup de méfaits à son compte et il craignait toujours qu'ils
+ne fussent pas tous ignorés....
+
+Il se mit à rire.
+
+--Nous ne faisons pas de mal, dit-il.
+
+Les deux gendarmes s'avançaient au grand trot. En arrivant près de
+Martégas, avec qui ils avaient maintes fois causé, aux jours de fête,
+quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le
+brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Martégas et n'était pas
+fâché, à l'occasion, de lui regarder de près le blanc des yeux....
+Encore un que Martégas n'aimait guère.
+
+--Ah! c'est toi, Martégas?... J'ai besoin d'un renseignement.... Il fait
+chaud, hein?
+
+Martégas dut s'arrêter.
+
+Zanette n'en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien
+dire. Le gendarme comprit qu'il impatientait le gardian en l'arrêtant de
+la sorte, et s'amusa à la retenir un peu plus qu'il n'aurait fait sans
+cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Martégas, furieux sans
+le montrer, répondit à tout, mais à la fin il fit sentir l'éperon à son
+cheval qui se cabra.
+
+--Mon cheval s'impatiente à cause des mouissales. Adieu, brigadier;
+j'accompagne chez son père la jolie fille que vous avez vue. C'est
+Zanette Augias, de la ferme de la Sirène....
+
+Et Martégas mit son cheval au galop.
+
+--Une fille bien gardée! grogna le brigadier, qui s'en retournait à
+Arles avec son compagnon.
+
+Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derrière eux était
+vide. Martégas avait aperçu, loin de la route qu'elle avait quittée,
+filant à toute volée à travers la plaine déserte, sous le soleil de
+midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d'avance.
+Une fureur le prit. Dépit, colère, désir de satyre, désir aussi de
+centaure, d'homme de cheval qui ne veut pas être vaincu à la course.
+Et, franchissant d'un bond énorme le fossé de la route, il s'élança à
+la poursuite de la légère cavalière....
+
+Légère en effet! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que
+le roitelet de la légende emporté au fond des airs sur la queue de
+l'aigle.
+
+Griset, qui rentrait vers l'écurie, vers le repos, vers les endroits
+familiers,--volait, allongeant la tête, le cou, le corps, la queue, les
+pattes... il volait, filait, horizontal comme une flèche....
+
+--Dzira! criait-elle....
+
+Elle avait adopté, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui.
+Encore un mot zézayé comme son nom. Il lui était venu aux lèvres, un
+jour, en poussant son cheval; elle l'avait répété en pressant Griset du
+pied, en le touchant de la cravache; et maintenant Griset n'avait besoin
+jamais d'aucune autre excitation.
+
+--Dzira! sifflait-elle à voix basse.
+
+Et dans ce mot, qui sonnait comme le désir, il y avait pour Griset, une
+magie infaillible.
+
+«Il ira!... Griset ira! Le Gris ira!» Dzira! c'est peut-être de ces
+assonnances qu'était né le cri de départ de la fillette, habituée dès sa
+plus petite enfance à monter les chevaux de la manade.
+
+Sur Griset, elle ne craignait rien; elle tenait sur lui comme l'oiseau à
+la branche que le vent peut secouer.
+
+--Dzira! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la
+délicieuse vitesse redoubler.... Elle se retourna et vit Martégas.
+Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands
+chevaux et Martégas, excellent cavalier, était par bonheur un cavalier
+pesant. La lutte était par là heureusement inégale. Le bouvier le
+sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montré l'intention
+d'atteindre Zanette, en avoir le démenti.
+
+Il assura son chapeau sur sa tête, se dressa un peu sur ses étriers
+fermés qu'il chaussa jusqu'au fond, et se mit à faire tourner rapidement
+dans sa main droite le nerf de boeuf qui était sa cravache. Le bruit
+continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du
+cheval qui la connaissait bien. Tout de même, c'était un cheval plus
+fort que celui de Zanette. Et il n'avait pas, comme Griset, fait ses
+vingt kilomètres, ce matin.... Martégas gagnait du terrain, il reprit
+espoir.
+
+--Voyez-vous, la coquillade! murmurait-il.
+
+La coquillade est un des noms de l'alouette huppée, l'alouette de pays,
+toujours perchée sur motte ou sur roche,--et qui ne se laisse pas
+facilement approcher.
+
+Alouette ou caille,--Zanette s'envolait, mais la lourde tardarasse,
+l'aigle bâtard, volait aussi et comptait bien l'atteindre.
+
+Zanette fit une faute. Martégas du moins le crut. Au lieu de continuer
+sa route tout droit vers la ferme,--dont ils étaient séparés encore par
+plus d'une lieue et demie,--elle tourna brusquement à angle aigu, comme
+si elle voulait se laisser rapprocher.
+
+Ce fat énorme le crut d'abord.
+
+--Voyez-vous, ces filles! se dit-il en riant.
+
+Et plus fort que jamais, il fonça vers elle. Il pouvait maintenant
+distinguer son joli visage.
+
+...Il pensa aussi que peut-être elle avait vu un obstacle et qu'elle
+avait été forcée à cette manoeuvre.
+
+--Dzira! criait Zanette, et après un bond ailé qui lui fit franchir un
+fossé, elle continua sa galopade furieuse..., mais Martégas gagnait du
+terrain.... Voilà que Griset ralentissait sensiblement son allure....
+Martégas redoubla d'efforts. Son nerf de boeuf, sifflait, tournoyait
+toujours.... La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son désir
+sauvage.... Il laissait aller son cheval..., il lui laissait choisir les
+endroits où poser les pieds, ne s'occupant que de le maintenir tout
+droit dans sa direction. Cela même était inutile. Le cheval de Martégas
+courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait.
+Deux cent mètres, puis cent mètres à peine séparaient du gibier le fauve
+chasseur... il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval,
+se rendait, de lassitude sans doute, de volonté peut-être....
+
+Tout à coup, Martégas comprit.... Trop tard! Griset, habilement ralenti
+à l'ordre de sa maîtresse, entrait sur un fond argileux; il entrait au
+galop, mais d'un train raisonnable, sur un terrain résistant, mais
+gluant à la surface, pour ainsi dire savonneux, qu'il connaissait bien,
+comme tous les chevaux du pays camarguais. Après les premières foulées
+sur ce sol particulier, il raidit, en une retombée adroite, ses quatre
+jambes nerveuses et se mit à glisser, ainsi planté, sur ce sol gras, où
+ses sabots sans fer creusaient des rainures.
+
+Ce que voulait Zanette pouvait ne pas réussir pour plusieurs raisons,
+si, par exemple, Martégas eût bien connu cette région de la plaine
+immense. Son cheval lancé sans prévoyance, éperdument, sur cette
+dangereuse surface, écrasé par le poids d'un cavalier trop lourd,
+fléchit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux,
+envoya Martégas la continuer tout seul, roulé sur lui-même comme un
+lièvre.... Le cheval aussi glissait quelques mètres, tout couché à
+terre, mais le bouvier ne s'arrêtait plus de filer sur le dos, si bien
+que sa ridicule et cruelle glissade vint s'achever à trente pas de
+Griset que Zanette avait arrêté, doucement, bien prudemment.
+
+Elle voulut pourtant ne pas l'irriter par trop, ce Martégas.
+
+--Écoute, Martégas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet
+qu'il était. Écoute, je te promets de ne rien dire à mon père. Tu
+pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval.... Et Sultan, je
+pense, sera à toi.... Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgré
+elle,--car le tien--j'en ai peur,--aura les jambes quelque temps
+malades. Mais ce n'est pas ta faute; je t'ai attiré sur ce fond, où les
+chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais deviné, tu
+serais à cheval encore.... Chacun se défend comme il peut--mais je
+n'oublierai pas, crois-moi, que ce matin même, tu m'as joliment tirée de
+peine. Adieu.
+
+Elle s'éloigna.
+
+Martégas se taisait, étourdi, abasourdi. Bien que ce sol fût élastique,
+la chute avait été terrible. Demeuré seul, le gardian resta sur place
+quelque temps, puis se traîna vers son cheval, prit, dans les fontes de
+sa selle, une petite gourde d'eau-de-vie qu'il accola. Et, se traînant,
+au bord de ce fond d'argile, jusqu'à l'ombre d'une touffe de tamaris, il
+attendit que la boue qui souillait ses vêtements fût assez sèche pour
+être grattée et que l'étourdissement eût passé.
+
+Il arriva, le soir, à la ferme de la Sirène, car jamais Martégas ne
+lâchait prise. C'est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des
+serres aiguës et un bec recourbé.
+
+
+
+
+XIII
+
+L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS.
+
+
+Quand Martégas approcha de la ferme de la Sirène, les deux grands chiens
+de garde, des chiens du pays semblables à des terre-neuve, se mirent à
+hurler à la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et
+Martégas à son arrivée devant la ferme, put apercevoir Zanette qui,
+l'ayant vu de son côté, vivement disparaissait dans la maison.
+
+Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de
+l'eau-de-vie; il avait mangé et bu. Et restauré, brossé, rafraîchi,
+ayant bouchonné son cheval avec une poignée d'herbe sèche, brûlée déjà
+au soleil de juin, il arrivait prêt à toutes les luttes.
+
+Un valet d'écurie, nouveau apparemment, le reçut devant la ferme.
+
+--Le bayle Augias? demanda Martégas.
+
+--Il vous attend, si vous êtes le gardian Martégas, répondit l'homme. Il
+vous attend, il est malade; je conduirai à l'écurie votre cheval.
+
+--Donne-lui de l'avoine, seulement de l'avoine, dit Martégas; il n'a
+besoin que de cela.... Où est le bayle?
+
+Le valet de ferme désigna du doigt la porte de la ferme.
+
+--En bas, dit-il; entrez.
+
+Et il emmena le cheval.
+
+La porte de la ferme était ouverte. Martégas écarta la toile de
+protection qui arrête les mouches et tamise la lumière.
+
+--Bonjour! La bonne santé! dit-il.
+
+Assis dans la salle basse, sous la huche à pain en bois sculpté, entre
+l'horloge à gaine et la table, maître Augias, ayant résolu d'être
+aimable avec ce gardian qu'il avait chassé, mais qu'il jugeait utile de
+ménager comme dangereux,--répliqua:
+
+--Bonjour.... C'est toi Martégas? je t'espérais; ma fille m'a dit que tu
+allais venir, t'ayant parlé sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le
+vin t'attendent. Bois, si tu as soif; mange, si tu as faim. Le pain
+n'est pas très tendre, mais le fromage est frais.
+
+Martégas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle
+n'avait rien dit à son père.
+
+--Merci, fit-il, je n'ai pas faim, mais je trinquerai avec vous.... Vous
+êtes malade?
+
+--Ce n'est rien. La fièvre. L'accès est passé.
+
+--Et votre fille, elle va bien? dit Martégas.
+
+--Verse-toi du vin toi-même, fut la réponse d'Augias.
+
+Le gardian fronça le sourcil.
+
+--Quel vent t'amène? demanda maître Augias brusquement.
+
+--Votre fille ne vous l'a pas dit?
+
+--Elle m'a dit seulement qu'en passant près d'elle au galop, tu lui as
+crié: Je vais chez ton père.
+
+--Eh bien donc, maître Augias, je viens pour le cheval.
+
+--Quel cheval?
+
+--Sultan, donc!
+
+--Qu'est-ce que tu lui veux?
+
+--N'a-t-on pas fait dire qu'à celui qui saura s'en rendre maître et le
+monter convenablement, il sera donné en cadeau? N'est-ce pas l'intention
+des maîtres et la vôtre, bayle?
+
+--C'est l'intention et l'ordre formel des maîtres, et je le regrette,
+dit maître Augias. Ils ont reçu des plaintes de nos gardians, oui, des
+lettres de plainte! Et ils m'ont ordonné de me défaire ainsi du cheval.
+Je dois obéir, mais, pour dire la vérité, cela m'ennuie. Le cheval est
+beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait
+une manade de princes. Je sais bien que l'animal est aussi difficile et
+dangereux qu'il est beau. Il attaque souvent les autres bêtes, de
+lui-même, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux
+gardians,--mais le métier de gardian est un métier terrible, chacun le
+sait, un métier de soldat. Le métier veut qu'on souffre. Toujours à
+cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, être
+sans cesse exposé aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint
+de ces périls-là, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon
+sort! Ah! de mon temps, un qui aurait grogné pour une chute de cheval ou
+pour un coup de pied de bête, même reçu en pleine figure, on ne
+l'aurait, ma foi de Dieu, plus regardé! Les gardians se seraient
+détournés de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout
+change, c'est le siècle!
+
+Maître Augias alluma sa pipe et répéta cette expression populaire des
+paysans de là-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps: «C'est
+le siècle!»
+
+Les prétentions de son ancien valet déplaisaient à Augias; il bavardait
+pour se donner le temps de chercher en sa tête un moyen sinon d'écarter,
+au moins d'ajourner la demande de ce Martégas.
+
+--Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit
+Martégas. Et je prendrai bien le cheval!
+
+--Tu le prendras? dit le bayle souriant, tu le prendras... s'il veut se
+laisser prendre. C'est un oiseau; il a des ailes. Et pour le glissement
+entre les mains, c'est une anguille. Pour tout le reste, un diable.
+
+--Je le prendrai, moi! dit Martégas. Quand peut-on?
+
+--Ah! voilà, mon homme! dit le bayle qui, ainsi pressé, répondit au
+hasard:--Ah! voilà! c'est que déjà un autre doit essayer ce que tu veux
+toi-même.... Il faudrait attendre.
+
+--Et qui donc veut essayer?
+
+Mis au pied du mur, maître Augias prononça le premier nom qui vint à sa
+pensée:
+
+--Jean Pastorel, dit-il.
+
+Martégas se frappa la cuisse du poing.
+
+--Il est encore là, celui-là! dit-il.
+
+--Comment, encore là?
+
+--Oui, dans toutes les affaires dont je m'occupe, je le retrouve
+toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel; ça m'ennuie. Enfin!... il
+faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.... Et quand vient-il pour
+essayer de prendre le cheval, ce Pastorel?
+
+--Après-demain, répliqua nettement le bayle, s'affirmant dans son
+mensonge. Si tu veux être ici après-demain, dès la pointe du jour, la
+manade sera proche; nous irons tous.
+
+--C'est dit, fit Martégas.
+
+Maître Augias venait de prendre la résolution d'aller, dès le lendemain,
+chercher lui-même Pastorel. Il continuait à ménager Martégas mais il
+n'entendait pas qu'il eût le cheval; il avait pour cela ses raisons.
+
+Il y eut un long silence. Martégas buvait, se demandant où était Zanette
+et s'il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imaginé, parvenir à lui
+parler un peu, seul à seule.... Le bayle, repassant en lui-même tous les
+motifs de colère et de mépris qu'il avait contre Martégas, se sentait
+repris d'une envie sourde de le mettre à la porte. Il s'en voulait de le
+recevoir si bien, de le faire asseoir à sa table, de lui donner de son
+pain, de son vin; mais il se répétait en lui-même qu'avec celui qu'il
+appelait tout bas, quelquefois tout haut, une «canaille», un peu de
+politique était nécessaire.
+
+Tous deux fumèrent assez longtemps en silence. Puis Martégas, d'un air
+dégagé, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y étaient de
+son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu'il connaissait.
+Cette aisance, qui était une manière d'insolence, irritait le vieux, en
+dedans. Sa fièvre peut-être se mit à le travailler un peu; il s'agita
+sur sa chaise, et n'y tenant plus:
+
+--Quand pars-tu? dit-il. Je t'ai assez vu! je suis malade. Tu reviendras
+après-demain, puisque je dois obéir aux ordres des maîtres et donner le
+cheval à qui le prendra.... Seulement Pastorel a demandé avant toi.
+Voilà. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j'en
+serai content.... Je ne suis pas payé pour t'aimer.
+
+--Vous avez la rancune longue!... fit Martégas. Allons, vieux, je m'en
+vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens.... On s'en va!...
+Mais je reviendrai. Je serai là après-demain matin. Et je crois bien
+que Pastorel manquera son coup... et je serai, moi, le soir même, mieux
+monté qu'un empereur!... Adieu, maître Augias.... Ne peut-on voir votre
+fille? Elle se fait jolie, savez-vous?
+
+--Je te défends de me parler de ma fille! cria Augias exaspéré tout à
+coup. En voilà assez, va-t'en! Tu te moques de moi, je pense! mais,
+coquin de sort! je ne le souffrirai pas!
+
+--Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle? Pourquoi?
+expliquez-vous un peu.
+
+Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu'Augias partit tout
+de bon; il se débonda:
+
+--Pourquoi? pourquoi? criait-il. Il demande pourquoi!... Que la fièvre
+m'étouffe s'il ne le sait pas, le pourquoi! Pourquoi je dis que tu te
+moques? Parce que si tu avais quelque chose là (Augias se frappait le
+coeur) tu n'aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut
+plus!... En te voyant reçu comme je viens de le faire, tu aurais dû,
+après avoir eu le tort de venir, comprendre qu'il fallait t'en aller au
+plus tôt...! Mon oeil est vieux, mais il voit plus clair que tu ne
+penses, compère! j'ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire,
+vois-tu, je sais de tes manières, camarade! j'en connais plus long que
+tu ne crois, mon homme! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te
+vois pas, je suis content.... Tu as du front, de venir ici, pour prendre
+ce cheval!... mais tu ne l'auras pas, j'espère. Oui, tu as du front! tu
+devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t'ai chassé.... Tu
+étais chargé de l'écurie du château et de la ferme. Vingt chevaux à
+panser, à dresser; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours.
+Comment les traitais-tu? dis, réponds! Tu oubliais de les faire
+boire,--et quand ils se fâchaient, tu les battais comme un sauvage. Tu
+m'en as gâté plus d'un, car les chevaux sont ce qu'on les fait!... Et tu
+veux avoir, toi, ce cheval de prince! Il mourrait de désespoir et de
+honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups!... Ah! tu
+veux le prendre? Tu peux essayer, c'est entendu; j'y suis consentant,
+parce que j'espère bien te voir, la première fois que tu essaieras,
+envoyé en l'air cul par-dessus de tête, comme un paquet de linge sale
+que tu es!
+
+Et maître Augias conclut:
+
+--En te chassant comme j'ai fait, bête brute, j'ai nettoyé mon écurie!
+
+--Je vois, dit Martégas tranquillement, que vous avez la fièvre, bayle.
+Les visions vous tiennent.... Adieu, je m'en vais. Le bonjour à votre
+fille....
+
+Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d'une voix basse, pleine
+de colère contenue:
+
+--Martégas! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, même pour lui faire
+dire simplement bonjour... Écoute. Tu as à ton compte plus d'un méfait
+dont on a cherché bien loin les auteurs.... Plus d'une manade a perdu
+des bêtes qui n'ont pas été perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a
+été trouvé mort, au bord du Vaccarès, tu as été le seul à savoir, hein?
+comment lui était arrivé le malheur.... Ce n'est pas tout; il y a des
+filles qui se plaignent de toi; me comprends-tu bien? Ne parle jamais de
+la mienne à personne, pas même à moi!... Si je t'ai chassé d'ici, ça
+n'est pas seulement parce que tu salissais l'écurie!--C'est clair comme
+la bonne clarté du jour, hein, ce que je dis?--Si je t'ai chassé c'est
+aussi parce que la manière me déplaisait dont tu regardais les
+filles--même ma petite, entends-tu, qui était alors presque une enfant!
+Garde donc bien ta langue et ta canaillerie là-dessus,--ou, vrai comme
+je suis Augias! c'est moi, moi, qui te mettrai dans la tête une balle
+de mon fusil! Et pas un père, en Camargue, et pas un gendarme en Arles
+ne me donnera tort, tu entends?
+
+Augias parlait bas, et Martégas se contint.
+
+--A après-demain matin, maître Augias! dit-il avec une insolence sourde
+et menaçante.
+
+Il dit encore:
+
+--Je l'aurai, votre cheval!
+
+Et mentalement il ajoutait:
+
+--Et aussi ta fille!
+
+Maître Augias lui montrait la porte.... Le brave homme avait perdu le
+fruit de sa politique. Après avoir bien reçu le gardian, il lui avait,
+n'y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de
+Martégas, les pires levains de rancune et de haine étaient maintenant
+soulevés.
+
+
+
+
+XIV
+
+NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!
+
+
+Le père Augias n'eut pas grand'chose à expliquer à sa fille.
+
+--J'ai tout entendu, lui dit-elle, mais je ne savais pas que Pastorel
+dût venir?
+
+--Il ne doit pas venir, j'ai menti, dit Augias, il le fallait, pour me
+débarrasser de ce Martégas. J'aurais dû lui dire tout de suite et tout
+simplement que je ne lui permettais pas d'être de ceux qui essaieront de
+prendre le cheval... je n'ai pas osé d'abord... j'ai eu peur de lui,
+s'il faut que je le dise... peur de lui... oh! pas pour moi.... C'est un
+mauvais coureur de filles, capable de tout... il connaît trop bien la
+maison!... Aussi, vois-tu, j'ai hâte de te voir mariée, quoique
+jeunette. Je peux, d'un moment à l'autre, te manquer... il faut que j'y
+pense, à cela. Et donc, c'est au hasard, sans réflexion, que j'ai parlé
+à Martégas de ce Pastorel;--me voilà forcé maintenant d'aller le
+chercher!... Eh bien, tant mieux! car celui-ci, c'est, je pense, un mari
+comme il te faudrait. Il faut que tu sois protégée.
+
+Zanette rougit un peu:
+
+--Vous le connaissez donc, mon père? fit-elle. Vous ne m'aviez pas dit
+ça.
+
+--Par prudence, c'est vrai, je n'ai rien dit le jour des fêtes; je le
+connaissais seulement un peu, je voulais être sûr que le bien qu'on dit
+de lui est véritable; j'ai pris, depuis ce temps, mes renseignements;
+j'ai même vu sa mère, à Silve-Réal. Ça n'est pas loin des Saintes, et
+j'irai là, demain, pour le chercher.... C'est un brave enfant....
+
+Augias ne disait pas tout. Il connaissait l'histoire de Rosseline, mais,
+pensait-il, Pastorel se débarrasserait de cette mauvaise femme, en
+brave homme qu'il était, avant longtemps. Quand il reverrait Zanette, il
+oublierait facilement sa méchante aventure avec la belle Arlèse. Ainsi
+pensait Augias, et il ajouta:
+
+--Il y a bien, pour l'heure, un empêchement qui vient de lui, à ce que
+m'a dit sa mère... mais je ne suis pas inquiet; il comprendra où est son
+bonheur.
+
+Zanette comprit l'allusion et elle se tut. Heureuse de sentir son père
+favorable à Pastorel, elle s'étonna d'éprouver ce bonheur-là.
+Décidément, elle l'aimait donc, cet inconnu? Pauvre Zan!... car déjà, en
+elle-même, elle l'appelait Zan, puisqu'elle s'appelait Zanette....
+Pauvre Zan! si on pouvait l'arracher aux griffes de cette mauvaise
+femme, ce serait, n'est-il pas vrai, une bien bonne action?...
+
+Or, de son côté, Jean Pastorel avait parlé à sa mère de la petite
+Zanette qu'il n'aimait pas encore, mais qui lui plaisait bien, et du
+cheval de la ferme de la Sirène, dont il désirait se rendre maître.
+
+Sur la petite, la vieille Pastorel n'avait dit que de bonnes choses:
+
+--C'est une fillette sage. A la bonne heure! En voilà une que tu ferais
+bien de demander! il n'est pas bon qu'un homme soit seul. Oh! si, avant
+de mourir, je pouvais voir un fils de mon fils, je bénirais la vie, en
+la laissant recommençante derrière moi!
+
+Quant au cheval, la musique avait été autre:
+
+--Le métier, véritablement, est assez dangereux, sans aller chercher,
+par plaisir, des bêtes de mort! Laisse-moi ce cheval tranquille, c'est
+quelque sorcier peut-être! Le prenne qui voudra! La fille d'Augias,
+oui,--mais son cheval, non! Entends-tu, Jean?
+
+--Mais... dompter le cheval, ma mère, est un des moyens d'avoir la
+fille,--de lui plaire d'abord, et au père aussi. J'en ai connu et mené
+de plus difficiles....
+
+--Des filles? interrogea sournoisement la vieille.
+
+--Des filles, oui, et des chevaux!...
+
+--Eh bien, laisse les bêtes vicieuses où elles sont, toutes! Épouse la
+Zanette,--et que Dieu nous bénisse....
+
+La vieille fit un signe de croix et regarda, au mur, la sainte image des
+deux Maries, surmontée d'une brindille où étaient accrochés des cocons
+de vers à soie, et devant laquelle brûlait de l'huile dans une lampe de
+forme antique.
+
+A la même heure, l'idée venait à Zanette d'aller dans la chapelle brûler
+un cierge, un des petits cierges jaunes qui étaient suspendus sous le
+crucifix, au chevet de son lit.
+
+Elle y alla. La nuit tombait. Le cierge, planté dans une pointe
+de fer, devant l'autel, faisait resplendir le visage d'or de
+Notre-Dame-d'Amour, et, agenouillée, Zanette priait de toute son âme.
+
+Elle prie pour son père, pour l'âme de sa mère morte; pour que Martégas
+ne parvienne pas à se rendre maître du cheval sauvage; pour que Pastorel
+au contraire, dompte heureusement la bête et la fasse sienne, et encore
+pour qu'il oublie cette femme si mauvaise.
+
+Et Zanette disait:
+
+--La flamme de ce cierge qui brûle pour vous, je vous l'offre, ô
+Notre-Dame-d'Amour, en faisant par-dessus tous les autres, le voeu que
+voici: Ce qui sera le meilleur pour Jean, je l'ignore, madame, mais quoi
+que ce soit, faites que cela arrive.... Notre-Dame-d'Amour,
+exaucez-moi!
+
+
+
+
+XV
+
+LA BELLE ET LA BÊTE.
+
+
+Le lendemain matin, à six heures, la carriole fut attelée.
+
+La mère de Zanette avait laissé,--pauvre morte!--une autre enfant qui,
+maintenant, prenait sa cinquième année. Le père Augias, depuis trois
+ans, avait confié cette enfant trop petite à sa soeur, mariée avec un
+pêcheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu'elle l'élevât parmi les
+siens.
+
+--Si je partais avec vous, père, pour voir la petite?
+
+--J'allais, dit Augias, te le dire moi-même.
+
+Ils partirent.
+
+Le père Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa soeur, puis
+revint sur ses pas, avec la carriole, à Silve-Réal, chez la mère de
+Pastorel pour savoir d'elle où il trouverait le gardian.
+
+Il n'avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la
+maison de Pastorel.
+
+Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l'après-midi,
+irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une
+manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu
+bientôt aux arènes d'Arles et on l'avait chargé de se rendre compte par
+lui-même de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir à son idée et
+de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu'on «trierait» quelques
+jours plus tard.
+
+Augias se remit en route pour aller prendre chez sa soeur, aux Saintes,
+le repas de midi.
+
+Pendant ce temps, Zanette, après avoir joué avec sa petite soeur,
+n'avait pu résister au désir de courir un peu sur l'immense plage
+déserte des Saintes.
+
+Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s'y opposa.
+
+--C'est trop petit, vois-tu, cette mignonne! Et puis,--quoique, si l'on
+en croit le monde, les mauvaises fièvres n'existent plus guère,--j'ai
+toujours peur. J'en connais, des tout petits, qui n'ont pas la couleur
+qu'il faut; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule.... Tu
+n'as pas peur, au moins?
+
+--Oh! dit Zanette, je n'ai peur de rien, jamais.
+
+Elle venait rarement aux Saintes-maries qui étaient à cinq lieues de
+chez elle.... Il y avait tant de travail à la ferme de la Sirène! De
+temps à autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui
+aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent.... Oui, elle l'aimait
+beaucoup, cette mer bleue et vaste où le regard et le rêve s'en vont
+loin, à la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches....
+
+Tenez, ce matin même, lorsqu'elle avait vu, au bout de la plaine,
+là-bas, tout là-bas, au bout du désert plat, par-dessus la vigne, les
+sables et les salicornes, se découper la silhouette crénelée de l'église
+sur le bleu de la mer,--elle s'était levée tout debout, Zanette, sur le
+char à bancs, en poussant des cris,--en battant des mains: «La mar! la
+grando mar!» La mer! la mer si grande! Et le coeur de Zanette
+s'échappait, s'envolait hors d'elle-même; il volait avec les oiseaux,
+au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les
+effleurait parfois de l'aile et chantait... un chant de sirène.
+
+Et comme on était au milieu de juin, qu'il faisait chaud et qu'elle
+aimait la mer, Zanette, pendant que son père allait à ses affaires,
+avait couru sur la plage.
+
+Des lieues de plage; un sable, doux sous les pieds, où la nier envoyait
+sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les
+dessins d'écume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour
+disparaître. Aux endroits mouillés, le sable, dans le moment où s'y
+posait le pied de Zanette, devenait tout pâle, parce que l'eau, sous le
+poids, en sortait comme d'une éponge. Quand elle retirait ce pied, très
+petit, le sable de nouveau s'imbibait, redevenait sombre très vite. Et
+cela amusait la jeune fille.... Puis, comme la mer essayait de mouiller
+ses jupes, elle les relevait en s'enfuyant.... Et, loin des bords, le
+sable, sec, très mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la
+déchaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage désolée était
+maintenant toute couverte des petites traces désordonnées de Zanette.
+Ici, elle avait fait de grandes enjambées, là de tout petits pas; ici,
+elle avait tourné en rond comme une folle.... Les courbes se
+rétrécissaient en une hélice, du centre de laquelle l'enfant s'était
+échappée brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps,
+longtemps.... Et enfin, elle se vit loin des Saintes, à une lieue au
+moins, sur l'immense plage vide, déserte. Elle s'assit alors sur les
+petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se
+retournant, elle apercevait à peine le faîte de l'église crénelée, avec
+ses trois cloches découpées en plein ciel dans l'ajourement du clocher.
+Et Zanette, adossée aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer
+qui court sans cesse au-devant d'elle-même, impuissante à saisir mieux
+la terre qu'elle semble désirer.
+
+Alors, la petite sauvage éprouva une envie brusque de se plonger dans
+cette eau si claire, si bleue, si fraîche. «Dans une heure, il sera
+midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J'ai le temps.»
+
+Le Rhône lui avait appris à nager. Elle se déshabilla, sûre d'être bien
+seule. Debout, étendant les bras, elle s'étira au soleil et une joie
+physique la saisit, la joie des bêtes captives remises en liberté.
+
+Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumière, semble peut-être aux
+gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n'est ni
+l'un ni l'autre. La nature invite au naturel.... Et maintenant Zanette
+ressemblait aux petites déesses de la mer, aux ondines, aux sirènes de
+l'eau, soeurs légendaires des sirènes de l'air dont les plumes ont
+toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des écailles
+entrevues sous les vagues.
+
+La peinture ne doit pas garder seule le privilège de montrer nue la
+beauté des déesses et de la femme. Zanette était nue et elle était
+chaste.
+
+Quand elle se fut un peu étirée, la joie qu'elle éprouvait la força de
+s'agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu'on rend à la
+liberté, qu'on renvoie au troupeau libre après l'avoir attelé plusieurs
+jours, s'étonne ainsi, immobile d'abord, puis hume l'air, et tout à coup
+bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une
+des petites dunes voisines qui s'écroula sous elle; elle regarda, du
+sommet, tout le désert verdoyant, où flottaient, vers l'est, des
+mirages, des arbres renversés au bord de marais irréels; elle se
+retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant à corps
+perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu'au bas, la
+poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l'air, les mains
+en avant,--avec des éclats de rire qui perçaient le bourdonnement de la
+mer paisible mais toujours murmurante.
+
+Zanette se releva, se secoua, puis, courant à toute vitesse, s'élança
+vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l'eau
+jusqu'à la ceinture, elle se jeta à la nage, toujours avec des cris
+perçants auxquels répondaient là-bas les mouettes.
+
+Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme
+la nuit, bondit, non loin de là, par-dessus la dune, et entra aussi dans
+les vagues.... Un cavalier presque aussitôt franchit d'un bond la dune
+au même endroit et s'arrêta brusquement, au bord de la mer, regardant
+tour à tour, d'un air étonné, le sauvage taureau et la fillette sauvage.
+
+C'était Jean Pastorel.
+
+
+
+
+XVI
+
+LE CHEVALIER.
+
+
+Un des taureaux qu'il était venu juger en vue des courses d'Arles,
+excité par lui, s'était dérobé tout à coup après l'avoir attaqué
+plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s'était
+tout seul mis à sa poursuite, il l'avait atteint, piqué de son trident
+au moment où le fauve le chargeait une fois encore, et l'animal
+farouche, fuyant de nouveau, avait entraîné le cavalier vers la mer,
+dans laquelle il cherchait maintenant asile.
+
+Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau.
+
+Le taureau, de l'eau jusqu'au cou, apparaissant et disparaissant tour à
+tour sous la vague écumante, semblait un rocher noir. L'arête sinueuse
+de son échine luisait dans l'éclat palpitant de la mer, sous le
+rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et
+faisait face à l'ennemi non sans regarder parfois d'un oeil oblique la
+petite nageuse qui s'éloignait.
+
+Pastorel n'avait pas encore reconnu l'enfant.
+
+Zanette, stupéfaite, consternée, avait reconnu Pastorel.
+
+Elle n'aurait pu dire lequel l'effrayait davantage, de l'homme ou de la
+bête.
+
+La honte, en elle, dépassait l'effroi. Le taureau lui faisait peur,
+certes, pas trop cependant, car elle avait l'habitude de voir les
+taureaux libres en Camargue, mais le «chevalier» qu'allait-il faire?
+qu'allait-il dire, qu'allait-il surtout penser d'elle? Pourvu qu'il fût
+bien l'homme brave et bon qu'on lui avait dit.... Par bien des
+histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, élevée
+parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un
+coup d'amour comme sous un coup de soleil, s'emmalicent et s'emportent à
+de subites et dangereuses folies.
+
+Après tout, elle ne le connaissait pas!... O bonne Notre-Dame, voici
+bien le cas de vous invoquer!... Elle n'y manquait pas, Zanette, et
+s'éloignait du rivage, afin d'être cachée entièrement par l'eau,
+lorsqu'elle prendrait pied, mais ses petites épaules très blanches
+apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il était interdit
+et amusé, un peu inquiet pourtant....
+
+--Prends garde, petite! cria-t-il, la bête est mauvaise.... Je vais
+tâcher de la reprendre à la mer et de la reconduire. Reste où tu es!
+
+Et il poussa son cheval, dans l'intention d'aller tout droit se placer
+entre le taureau et la fille.
+
+La petite tête de Zanette (son lourd chignon tout mouillé, ruisselait
+d'eau étincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne
+onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le
+cheval lui apparut, cabré, pivotant sur ses pieds de derrière,
+détournant sa tête de la mer, rebelle au mors et à l'éperon. La lance du
+gardian, appuyée à l'étrier, luisait à son côté et rayait le ciel
+éclatant d'une barre rigide, au bout de laquelle étincelait le fer en
+trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le
+trident enflammé au soleil lui parut sans doute plus menaçant que
+jamais, car il fit un mouvement, hésita une seconde, puis se dirigea sur
+Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui écumait
+comme la mer, le pressa si bien que, cabré pour la troisième fois,
+l'animal se lança en avant. Ses deux pieds retombèrent dans la vague
+qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un
+étincellement d'eau éclaboussée, épanouie en gerbe, au milieu duquel
+cheval et cavalier étaient superbes. Une fois qu'il fut dans l'eau, le
+cheval cessa de résister et se mit à marcher résolument, mais le taureau
+continuant à se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers
+elle; et quand il parvint à se placer entre la fille et la bête, l'homme
+n'était loin ni de l'une ni de l'autre.
+
+Alors seulement Pastorel reconnut Zanette.... Son visage eut une
+expression rapide d'étonnement mêlé de plaisir... puis, aussitôt après,
+de vive inquiétude.... Et il ne dit rien. Elle lui en sut gré.
+
+Il regarda le taureau. Elle fut rassurée, mais elle était lasse. Le
+coeur commençait à lui battre fort. Elle fut forcée de s'arrêter. Et le
+gardian, bien malgré lui, soumis à la loi invincible, plus volontiers
+regardait maintenant du côté de la fille que du côté de la bête, du
+côté de l'amour que du côté du péril. Les vagues étaient larges,
+espacées, et n'écumaient qu'en arrivant au rivage. Ici, elles étaient
+lisses, lourdes, molles, et après chaque gonflement, la mer s'abaissait,
+découvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses
+bras posés l'un sur l'autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne
+savait que faire. Aller plus loin? La vague l'aurait recouverte; elle
+était trop fatiguée. Elle avait bu un peu d'eau amère. Elle respirait
+avec effort.
+
+Pastorel réfléchissait, combinant une tactique.
+
+Le taureau menaçant fit un mouvement vers le cheval. Les deux bêtes,
+habituées à se combattre à terre, se sentaient gênées, dans cette eau
+lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un
+pas en avant.... Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le
+plus vite qu'il put pour fuir l'ennemi, marchant vers la fille dont il
+était maintenant tout proche. Elle allait se remettre à la nage,
+quand,--après avoir tourné vers le rivage la tête du cheval, de manière
+à pouvoir faire bien vite face au taureau,--Pastorel lui cria:
+
+--Écoutez-moi! Écoutez-moi bien, car ce n'est pas un moment pour
+rire.... Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n'est pas la première
+fois que pareille chose m'arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux
+sont gênés, ils ne se sentent plus libres d'eux-mêmes. Ils se méfient de
+l'eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille
+sur vous, je ne pourrai peut-être pas lui «couper les devants»....
+Alors, que ferez-vous? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite,
+habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau où il est. Je vous
+prendrai en croupe et vous ramènerai aux Saintes. Cela vous plaît-il? Je
+ne vois pas comment faire autrement.
+
+Elle non plus, la pauvre! ne voyait pas «comment faire autrement!»
+
+--Essayez d'abord, dit-elle, d'emmener le taureau.
+
+--A votre volonté! dit-il. Éloignez-vous donc un peu.
+
+A son idée, elle ne gagna pas grand'chose.
+
+Elle se croyait cachée par la mer, habillée pour ainsi dire d'eau et
+d'écume, et elle se mit à nager. Et du haut de son cheval, il regardait,
+malgré lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de
+l'eau, s'étendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante,
+plus blanche qu'elle n'aurait paru à terre.
+
+Elle s'arrêta de nouveau et prit pied.
+
+L'homme oubliait la bête.... Il se décida pourtant à l'attaquer, avança
+contre elle, la lance en arrêt, la piqua au front, mais le cheval
+n'ajoutait pas, comme à l'ordinaire, à la force du coup de trident,
+celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d'un pouce;
+il ne se détourna même point et fit au contraire un nouveau pas en
+avant.
+
+C'est le cheval qui dut reculer.
+
+Le gardian cria:
+
+--Vous voyez! c'est comme j'ai dit. Nous n'en finirions pas. Allez à
+terre!
+
+Et, tournant le dos à la fille, il regardait vers le large, surveillant
+la bête.
+
+Il n'y avait pas à faire de conditions, à établir de pourparlers; il
+fallait obéir; mais Zanette s'était éloignée de ses vêtements, dont le
+gardian, au contraire, se trouvait rapproché.... Et c'est le taureau qui
+était leur maître!... Elle en prit son parti, courut à terre le plus
+vite qu'elle put, dans un éclaboussement d'étincelles d'eau. Elle songea
+bien à passer derrière la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser
+deux fois sur ce piédestal de sable.... Cela valait-il mieux? Elle ne le
+pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L'attention du
+taureau se détourna du cheval; il suivait des yeux cette petite forme
+humaine qui courait.... Inquiet, il se rapprocha du rivage et d'elle. Le
+gardian dut le suivre, s'interposer entre la terre et lui, le repousser
+dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme
+put voir la jolie fille, à demi nue maintenant, qui, en toute hâte, se
+rhabillait.
+
+Déjà, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, il avait trouvé que
+Zanette était la plus jolie; il n'avait donc aucune peine à la trouver,
+comme ça, plus jolie encore!
+
+Ils laissèrent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe,
+retournait vers les Saintes.
+
+Pastorel allait au pas, car la route était trop courte... trop courte
+vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce
+temps-là justement, maître Augias le cherchait.
+
+Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de
+honte, qui s'accrochait à lui.
+
+De l'aventure qui venait d'arriver, ils ne dirent mot ni l'un ni
+l'autre, mais pour l'avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer,
+voilà qu'il se croyait tout de bon amoureux.
+
+A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort.
+
+
+
+
+XVII
+
+NOBLESSE.
+
+
+Au père de Zanette, le gardian ne dit qu'une chose: il l'avait prise en
+croupe et sauvée du taureau, et la fille se garda bien de raconter la
+baignade. Pourquoi faire?... Après tout, elle avait eu tort. Elle le
+reconnaissait en elle-même: il ne faut pas se fier à la solitude du
+désert, quand on est une fille honnête. Vraiment, que lui serait-il
+arrivé si au lieu d'un Pastorel, elle eût rencontré un Martégas!
+
+--Ah! ce brave Pastorel! dit le père Augias.... Je te connais comme un
+des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais
+justement pour te chercher.... Je pensais hier à toi, et puisque tu
+viens de rendre service à ma fille, c'est-à-dire à moi, bien plus
+volontiers je vais te dire ce que je pensais.... Je suis même allé chez
+ta mère pour te voir.... Les choses s'arrangent bien.... Nous avons, sur
+notre domaine du château de la Sirène, dans une de nos manades, un
+cheval magnifique; de plus beau on n'en peut pas voir.
+
+--Je le sais, dit Pastorel.
+
+--De plus beau, on n'en peut pas voir, reprit maître Augias, mais c'est
+un terrible!
+
+--Je sais tout cela. On le connaît, ce cheval, dans tout le pays.
+
+--Il est entier comme pas un!... On peut à peine l'approcher; c'est un
+diable; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les
+autres étalons; il a cassé les jambes à deux et tué un homme. Tous ceux
+qui veulent le prendre, il les attaque. Ça fait que nos maîtres n'en
+veulent plus: ils m'ont dit qu'à celui qui pourrait le dompter et
+l'emmener sans vider les étriers, ils en faisaient volontiers cadeau....
+Veux-tu le cheval, Jean? Je te le donne.
+
+Le père Augias ne se doutait guère qu'il copiait le mot de Charlemagne
+dans la légende: «Aymerillot, cette ville forte est à toi, je te la
+donne.... Tu n'as qu'à la prendre!»
+
+Ce que le père Augias offrait à Jean, ce n'était pas seulement le fameux
+cheval, c'était le moyen de suivre Zanette.
+
+--Je savais tout cela, maître Augias, dit-il. Et je serais allé moi-même
+vous demander la permission de prendre la bête.... Quand partez-vous?
+
+--Doucement! dit Augias. Connais-tu Martégas?
+
+--Oui, je sais qui c'est.
+
+--Eh bien, Martégas arrive à la ferme demain matin; il veut le cheval...
+mais c'est à toi que je le donne. Il faudra, je pense, défendre ton
+intérêt.
+
+--Quand partez-vous? répéta Pastorel, pour toute réponse.
+
+--A deux heures, après déjeuner.
+
+--Vous avez votre char à bancs?
+
+--Oui.
+
+--Je vous suivrai à cheval.
+
+--Tu es un homme. Le cheval est à toi. Nous dînons ici chez ma soeur. A
+ton service! Tant qu'il te plaira, à l'avenir, tu pourras frapper à ma
+porte. Tu m'as rendu service. Je ne l'oublierai pas.... Manges-tu avec
+nous?
+
+--Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma mère; je
+mangerai chez elle. J'y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai
+sur la route.
+
+Rendez-vous fut pris pour l'après-midi, sur un point de la route où, en
+effet, Jean rejoignit la carriole de maître Augias qui retournait à la
+ferme de la Sirène. Jean galopait à gauche, tout près de la fille dont
+les cheveux noirs, fauves au plein soleil, étaient encore un peu
+humides sous le velours posé en couronne, dont les bouts flottaient au
+vent de la course.
+
+Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel
+parlaient du cheval.
+
+Un arrière-grand-père de ce cheval était venu tout droit de là-bas, des
+déserts que maître Augias ne savait pas nommer, d'un pays mystérieux et
+barbare, du pays des contes de fées. Il avait été donné par un roi à un
+autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui
+habitait Marseille, n'en put rien faire à la ville. Il le fit venir en
+Camargue, chez ses amis les maîtres du château de la Sirène, qui le
+firent lâcher dans les pâturages libres, parmi les aigues et les
+taureaux. Cet ancêtre était d'un gris doux, d'un gris velouté, pâle,
+comme le fond du Vaccarès quand il est à sec, comme les sansouïres, ces
+terrains de Camargue, gris, jaspés d'efflorescences salines. Sa crinière
+et sa queue étaient très longues, et noires comme du charbon. Sous le
+poil, toute sa peau était noire aussi, noire comme la nuit. C'était une
+bête d'enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressemblèrent pas. Et
+maintenant, voilà que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait,
+disait-on, ressembler à son bisaïeul, trait pour trait, au physique et
+au moral, méchanceté comprise.
+
+Était-ce bien de la méchanceté? N'était-ce pas plutôt la colère de
+l'étranger retenu malgré lui dans un pays longtemps ennemi? Une rancune
+de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes
+et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l'église crénelée
+des Saintes!
+
+L'histoire était vraie. L'ancêtre du cheval que maître Augias offrait à
+Pastorel était un des Syriens rapportés d'Orient par Lamartine, qui,
+dans l'histoire contée par Augias, devenait un roi. A ce roi des poètes,
+le cheval syrien avait été offert par un autre roi, un prince arabe, un
+émir des grands déserts libres. Ce cheval s'étant blessé un pied,
+pendant la traversée, de riches Marseillais, amis du grand poète,
+avaient offert de le garder jusqu'à ce qu'il fût guéri. Et plus tard,
+quand on voulut le lui rendre, le prince des poètes, royalement
+généreux, avait répondu: «Puisqu'il est guéri et si beau, gardez-le.»
+
+Redevenu sauvage dans le delta du Rhône, qui sans doute lui rappelait
+son pays natal pour le lui faire obscurément regretter, le cheval syrien
+était mort révolté. Il revivait après un demi-siècle, et refusait par
+tous les moyens, en victorieux, l'humiliation de la selle. C'était le
+Sultan.
+
+
+
+
+XVIII
+
+LE SÉDEN.
+
+
+Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,--toute
+confuse, à cause du souvenir de la journée,--surprit le regard du
+gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait
+que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais
+plusieurs fois il continua de regarder «fixe et profond».... Il était,
+comme on dit là-bas, «dans ses pensées».
+
+Il voyait, d'un côté, Rosseline et l'amour tourmenté qu'elle
+représentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener
+avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce
+en même temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite
+aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu'il fallait.
+
+Il la félicita.
+
+--Vous êtes dégourdie, demoiselle! dit-il.
+
+--C'est toute sa mère, fit le père Augias.
+
+Et Augias parla de sa femme. Il conclut:
+
+--J'ai perdu l'âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la
+remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop
+jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle pût élever sa petite soeur. Et
+je l'ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma soeur à moi, aux
+Saintes; ça m'est un crève-coeur.
+
+--A moi aussi, fit Zanette.
+
+Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui
+pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, à ce brave
+Augias.
+
+Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle
+était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la
+beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui
+apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la
+poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus
+aimablement qu'elle n'eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que
+dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive,
+particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus
+profond de lui, pour lui prendre le coeur. Cela se faisait non pas à son
+insu, mais malgré elle, c'était plus fort qu'elle; c'était, aussi, plus
+fort que lui.
+
+Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins
+ce soir-là, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il
+voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir
+regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce
+soir-là, ils s'aimèrent.
+
+Le père Augias le vit bien et s'en réjouit.
+
+Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes restèrent seuls.
+
+--Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais
+te montrer ta chambre, mais, avant «d'aller à la paille», écoute un mot
+sur ce Martégas. C'est un «marrias». Il ne faut pas qu'il ait le cheval.
+
+--Il ne l'aura pas.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Puisque je l'aurai avant lui.
+
+--Bien! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et
+s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait.
+
+--Peuh! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il
+vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, maître Augias.
+
+--Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le
+monstre est capable de tout.
+
+Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête
+travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle
+s'éveillait en sursaut bien contente d'être tirée d'un cauchemar. Tantôt
+elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre,
+d'autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses,
+dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait
+toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'était Saint
+Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et
+encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de
+Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel
+portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la
+ressemblance de Jean.
+
+--Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr!... Si je
+n'avais pas été là, il aurait été maître du taureau.... Il n'y a rien à
+craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que
+dira Martégas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!...
+Notre-Dame-d'Amour nous protégera...»
+
+Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence,
+elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les
+grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire
+escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit à
+l'écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient
+sur leurs chaînes: «--Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau!
+beau! Cabri!» elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du
+cheval de Pastorel.
+
+Aisément, elle les trouva.
+
+Elle prit le séden (sédène), et l'emporta.
+
+Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le
+séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit
+pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de
+lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et
+même la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce
+séden était noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands
+chiens, l'emportait.... Où donc?
+
+Elle alla droit à la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entrèrent.
+
+Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clarté de la lanterne frappa le
+visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de
+lumière souriait. Zanette passa derrière l'autel, monta sur une chaise,
+et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un
+bout, traînant à terre, serpentait jusqu'à la porte et même jusqu'au
+dehors.
+
+Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens
+couchés près d'elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de
+sa robe....
+
+--Bénissez-le, le séden de Jean! murmurait-elle. Bénissez-le, qu'il
+n'aille pas rompre! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu'il a été votre
+ceinture et qu'il est maintenant sacré.
+
+Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l'avait pris.
+
+Comme elle sortait de l'écurie, les chiens donnèrent des marques
+d'inquiétude....
+
+--Martégas! songea-t-elle.
+
+Et vivement elle rentra dans la ferme.
+
+
+
+
+XIX
+
+A QUI LE CHEVAL?
+
+
+C'était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu
+en l'esprit que, s'il n'était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien
+jouer un vilain tour à Pastorel,--ou à son cheval, ce qui serait même
+chose.
+
+Augias alla donc avec Martégas, qu'il ne quittait pas de l'oeil, soigner
+sa bête à l'écurie.
+
+Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, «tuer
+le ver». Et en route!
+
+Martégas ne dit rien à Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut
+content de voir qu'elle s'apprêtait au départ.
+
+Et quand, après le café, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe:
+
+--Nous n'aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter
+l'ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la
+trouverons près d'une de nos vignes, au quartier du Campas.
+
+--Bon! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux?
+
+--Deux seulement, dit Augias.
+
+--Qui commencera? dit Martégas, narquois.
+
+--Pastorel! répliqua vivement Augias.
+
+--Suis-je donc un âne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de
+chance.
+
+--C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il
+davantage?
+
+--Peut-être, dit Martégas.
+
+Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorité; il lui
+déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette....
+
+--Commence si tu veux, Martégas! dit-il dédaigneusement, ce n'est pas
+toi qui l'auras!
+
+--C'est ce que nous verrons!
+
+--Nous le verrons!
+
+Augias trouva Pastorel imprudent:
+
+--Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l'aura le plus
+tôt.
+
+Pastorel fronça le sourcil.
+
+--Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l'autre. Il faut
+être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements....
+Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se
+contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des
+reproches.
+
+--Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux.
+
+--J'ai dit ce que j'ai dit. Martégas commencera.
+
+Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour
+pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie
+nécessaires ce jour-là.
+
+Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon
+état son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille.
+
+--Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon
+avantage. En échange, j'aurai pour désavantage d'être à pied. Si je
+parviens à toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans
+parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il
+en sera pour lui.
+
+Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean.
+
+Jean avait l'air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui,
+comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le séden de Jean
+se balancer à l'arçon.
+
+Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius
+Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la
+recherche de la manade....
+
+Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et
+souriait, contente.
+
+Les saladelles violacées s'étendaient devant eux comme un réseau frêle à
+travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le
+sable çà et là blancs de sel.
+
+De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de
+fumée d'un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs.
+Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux
+chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au
+fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les
+avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin
+que la vue s'étend, la plaine plate, l'île à peine élevée au-dessus du
+niveau de la mer, de la mer qu'on devine là-bas, vers le sud, à la
+couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées
+sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles.
+A l'est et à l'ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et
+des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s'élève du double fleuve.
+
+--La manade! cria le père Augias.
+
+Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la
+manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à
+lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les
+oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air
+salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs
+croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l'un
+l'autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d'eux-mêmes,
+tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme
+s'ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des
+caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'étaient couchés, leurs pieds
+sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de
+cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à
+l'étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la
+lumière dont ils étaient réjouis.
+
+Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea.
+
+--C'est lui! dit Augias.
+
+--Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n'ai jamais vu
+son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval?
+
+--Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son père.
+
+L'oeil de Martégas s'alluma de convoitise.
+
+--Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon.
+
+On ne s'occupait pas de lui.
+
+Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inquiétude.
+En quelques bonds il s'écarta du troupeau, puis s'arrêta bien campé sur
+ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute
+frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un
+monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l'on voyait son
+poitrail bien large et la courbe fière de l'encolure et la finesse de sa
+petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec
+une allure féline....
+
+--A moi! dit Martégas.
+
+--C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse?
+
+--Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est là que j'irai le prendre.
+
+Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au
+beau milieu.
+
+Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu'il garda
+dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l'étalon, et marcha
+vers le troupeau, lentement, l'oeil sur l'animal qu'il voulait
+capturer.
+
+Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon
+les mouvements de la manade qu'il fallait empêcher, s'il était possible,
+de se dérober. Si elle s'échappait, on la rejoindrait.
+
+--Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le
+lier, s'il t'échappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite!
+
+Attentif à sa manoeuvre, Martégas ne répondit pas.
+
+En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout
+le reste.
+
+Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements
+inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et
+les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s'abritant
+derrière une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans être vu, sans
+l'effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le
+calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi
+familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure; il les
+approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'étaient
+elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière
+restait là, en attente.
+
+A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan
+regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la
+manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l'étalon. Il
+ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s'éloigna de lui, puis tourna
+de manière à aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis
+marcha vers l'ennemi. Martégas prépara son lasso.... On vit le séden
+onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque
+volte-face et, d'un coup de pied médité, il frappait l'homme à la
+cuisse; aussitôt il détala, au trot.
+
+La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé,
+hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait
+rien de cassé.... On ne songea plus à lui.
+
+La manade s'arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l'étalon
+passa à travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'échapper le côté
+qui, à dessein, semblait le moins gardé; il vint passer près de
+Pastorel.
+
+Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop,
+joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou
+son séden, dont l'autre extrémité était solidement fixée autour du haut
+troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que
+le séden se déroulait, Pastorel manoeuvrait son cheval de façon que la
+corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se
+raidit enfin; ils s'arrêtèrent.
+
+...Oh! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et
+fixes, remerciait Notre-Dame!
+
+La bête était prise. Ce n'était rien. L'homme regardait le cheval
+hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur
+place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan
+bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde
+se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au
+moment où il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, étonné, et
+demeura sur place, vaincu.
+
+Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manoeuvre s'il
+se relevait; il ne se releva pas.
+
+La violence de la secousse et de la chute, l'étonnement, la terreur
+visionnaire, paralysèrent une seconde l'animal étouffé, car il avait été
+pressé à la gorge rudement.
+
+Alors, sautant à bas de son cheval, à l'arçon duquel il prit bride,
+filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s'assit par
+surprise,--pesant de tout son poids,--sur l'encolure de la bête couchée.
+Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en
+un clin d'oeil, passa le fer d'un filet dans la bouche béante du cheval,
+et le coiffa de la têtière.... L'animal, toujours sur le flanc, se
+débattit sous l'homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à
+se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant.
+
+--«Notre-Dame-d'Amour!» cria tout haut Zanette tremblante et pleine
+d'admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle
+admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et
+s'abaissait par coups précipités.
+
+Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la
+manade, broutant avec elle.
+
+Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos!
+
+Alors, une véritable fureur saisit l'étalon. Il se secoua, se cabra,
+s'enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en
+l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin,
+en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour
+rebondir.
+
+Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de
+la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé
+par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu'à
+laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une
+détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval.... On voyait
+le cavalier lancé en l'air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval
+avec une telle précision qu'on eût dit un jeu appris et souvent répété
+par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en
+arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage
+appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut
+en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l'animal il fit la
+même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une
+menace sous l'oeil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut
+tout à coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le
+maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun
+de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer
+d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu'il les vit près de
+s'arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait
+de l'éperon légèrement; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il
+le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envolèrent.
+
+En un clin d'oeil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne
+virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible
+cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent
+autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se
+rétrécissant en spirale jusqu'à revenir juste au point de départ.
+
+Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se
+fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il
+suait. L'écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son oeil dur lançait
+une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On
+voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui,
+ne semblait pas plus fatigué qu'au départ, ni plus étonné.... Il se mit
+à rire.
+
+--Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers.
+
+--Bravo, Pastorel! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais
+crois-moi, je connais la bête, ça n'est pas fini entre elle et toi. Le
+Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que
+nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre,
+méfie-toi!
+
+--Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien
+maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux présent que vous m'avez
+fait là!.. Je vous remercie. Je l'emmène donc tout de suite, pour le
+dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez
+moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.
+
+--Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute
+tout sellé parmi les aigues et les taureaux....
+
+--Tiens! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas?
+
+Tous s'aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au
+triomphe de son rival, avait disparu.
+
+--Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a
+bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel.
+
+--Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce
+soit vous!... Oh! de sûr, bien contente!
+
+Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan
+dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et
+la rancune.
+
+--Adieu tous, merci; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias....
+Bientôt... insista Pastorel en regardant Zanette dont le coeur
+sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant,
+Sultan!
+
+--Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'élancer, après quelques
+bonds désordonnés, dans une course furieuse.
+
+Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il
+imitait, ce Griset, le coeur même de Zanette qui, d'un élan fou, suivait
+Sultan et son nouveau maître....
+
+Elle retint son cheval et aussi son coeur, mais non ses regards qui ne
+se détachèrent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y
+fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral.
+
+
+
+
+XX
+
+DEUX BONNES AMES.
+
+
+Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui
+avait infligée Martégas, n'était plus tout à fait la même femme. Non pas
+qu'elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale
+de ses pensées vers le mal s'était affirmée. Ce n'était plus, au même
+degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce
+qu'elle désirait, ce qu'elle espérait; elle n'avait ni but défini, ni
+plan précis; en ceci elle était la Rosseline d'autrefois, mais tout en
+elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux voeux de colère et
+de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en
+cela qu'elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu'alors en
+puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus
+dans son coeur obscur.... Sous l'influence de circonstances différentes,
+peut-être seraient-ils restés endormis.... Maintenant, elle laissait ses
+instincts de malignité dominer.
+
+Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle? Tout à la fois,
+tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et
+mauvais.
+
+Pour l'exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice,
+il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable.
+Jalousie, envie, avaient fait lever et s'épanouir dans son coeur les
+germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de
+Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant,
+était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce
+confus était décidément le Mal.
+
+Elle n'aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de
+volupté la terreur qui l'avait secouée, sous le poing de cet homme
+qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument
+peut-être; et «faire marcher» un homme si terrible, en lui refusant
+tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise.
+
+Elle n'avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un
+seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d'être abandonnée par lui
+si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à
+côté d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle?
+Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter
+dédaigneusement à son tour.... Même elle comptait bien le reprendre et
+le faire souffrir d'amour.... Si elle avait été battue par Martégas,
+c'est Pastorel, le gueux, qui en était cause!--«Il me le paiera!» Cela
+ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas
+tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont
+elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se
+venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie
+au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est
+entendu qu'être battue est humiliant.
+
+Quant à Zanette, c'était la rivale triomphante, aimée ou désirée des
+deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au
+possible! Volontiers Rosseline l'eût déchirée. Et puis, c'était une
+vertueuse. On l'épouserait, elle!... A cette idée, Rosseline frémissait.
+Oh! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de
+fiancée heureuse et candide!... Ce Martégas semblait fait exprès, si
+violent, si fort. Elle l'avait lancé sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa
+curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance.
+Quelle joie elle aurait à dire à Jean: «Elle ne vaut pas mieux que moi,
+ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde
+bleue, que tu lui avais donnée, et que j'ai su lui reprendre!»
+
+C'était là quelques-unes des pensées de Rosseline.
+
+Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui
+serait aussi impossible que celle de Sultan.
+
+Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'être vaincu
+comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au coeur, et, sans
+s'arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il
+n'abandonnait pas l'idée d'avoir un de ces matins Zanette à merci, par
+surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître
+détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui,
+il l'aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La
+résistance serait longue! Et il sentait le péril d'une telle victoire,
+comme il en reconnaissait la difficulté.
+
+Rosseline lui échapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il
+entrevoyait de chances d'atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée
+revenait à la belle Arlèse qu'il avait tenue sous lui, toute frémissante
+de colère, qu'il avait battue, dont il se sentait le maître.
+
+--Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle
+est à moi, celle-là du moins.
+
+Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé
+de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit,
+prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s'en
+était fallu de peu qu'il se rendît maître du cheval indompté et de la
+sauvage fillette.
+
+Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l'avait
+trahi, était tombé sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui
+avait échappé.
+
+--Sans cela, tu étais vengée! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir
+même, je pense, tu m'aurais payé.... Dette de jeu, c'est sacré.
+
+Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la
+maladresse et le ridicule.
+
+--Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses
+dents...--Pauvre cavalier!... Comme tu devais être drôle, dans cette
+boue glissante, roulant sur ton derrière!... c'est bien la peine d'être
+si fort!... Ah! ah!
+
+Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre
+encore,--mais il y avait des témoins.... Il conta alors la journée
+dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin
+d'être excusé, il altérait un peu la vérité: «Il y avait eu un coup
+monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel,
+qui n'était pas loin, l'avait, d'un geste, effarouché.... Il donnait
+avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied
+qu'il avait reçu, il ne parla même pas; il avait bien trop peur de la
+voir rire encore, se moquer de lui impunément! Le pis, c'est qu'elle
+n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-même, rageusement.
+Ses deux mésaventures l'exaspéraient; il ne les pardonnerait ni à
+Zanette ni à Pastorel, jamais!
+
+Et il répétait: «C'est un coup monté!»
+
+Rosseline l'écoutait, en hochant la tête. C'était le soir, très tard.
+Deux ou trois buveurs attardés ne s'en allaient pas.... Martégas s'en
+impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur
+départ: Rosseline les avait priés de rester, et l'un d'eux, pour lui
+obéir, avait de bonnes raisons....
+
+--Vois-tu, disait Martégas, j'ai bien eu un instant l'idée de lui jouer
+un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient
+jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,--pas si
+terrible qu'on le disait, ce cheval!--j'avais envie de faire ce qu'un
+jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade....
+L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade.
+A un moment, il est venu tout à côté de moi, et,--vois,--je tenais
+toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou
+dur, un vrai marbre.... Ça n'est pas gros, non, mais ça a plusieurs
+pointes fines.... De quelque côté qu'on le pose,--regarde,--il
+porte sur des pointes.--Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je
+n'avais--comprends-tu--qu'à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête
+et, dans le milieu de la selle, à l'endroit où elle ne touche pas.... Et
+dès que l'homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer
+sur l'échine du cheval les pointes,--tu comprends?--les pointes du
+mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages
+se serait rendu maître d'un cheval apprivoisé! L'animal le plus doux
+deviendrait féroce, avec ça dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait
+fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du
+chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête!
+
+--Je t'aurais tué, si tu avais fait ça! dit-elle violemment.
+
+Le pauvre Martégas la regarda d'un air ahuri....
+
+Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer.... Elle fit un mauvais
+songe....
+
+Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et
+se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression à une
+autre toute contraire:
+
+--Pourquoi n'as-tu pas fait ça? demanda-t-elle d'une voix sourde.
+
+Martégas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en
+moins; il se remit à boire.
+
+Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait
+tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,--en souriant, maligne.
+
+--D'abord, j'étais trop en vue, pour le cas où quelqu'un d'entre eux se
+serait retourné, dit Martégas.... Puis, j'ai réfléchi que sans doute il
+rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura
+ramené son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian là qui
+aurait dansé la danse! Ça, ce n'aurait rien été, mais le mal, c'est que
+la mèche, vois-tu, aurait été éventée.... J'ai préféré attendre....
+L'avenir est long.
+
+Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de
+Rosseline:
+
+--J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je mérite, voyons, quelque
+petite chose... un peu de récompense....
+
+--Donnant, donnant! répliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne
+te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit.
+
+Il frappa la table du poing.
+
+Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle
+reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de côté:
+
+--Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la
+plumer.... A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le....
+Tu me tenais, et tu me tenais bien,--je te dis,--moi qui suis une
+gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une
+alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, à bras tendu....
+Tu n'en feras qu'une bouchée.... Débrouille-toi, je n'ai qu'une parole!
+
+Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau
+cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte.
+
+--C'est l'heure des procès-verbaux! dit le brigadier. «Les minuit» sont
+sonnés.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez
+la boutique.... Ah! te voilà,--Martégas?--On te retrouve dans tous les
+bons endroits, hein?
+
+Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie.
+
+
+
+
+XXI
+
+LE PLAT DE LENTILLES.
+
+
+Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier,
+monté sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait à un
+arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris,
+à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans
+l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu
+d'avoine. Il détachait Sultan avant que l'animal eût fini de manger, se
+mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard
+de Zanette.
+
+Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et
+très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme
+une véritable enfant. L'idée de la soulever entre ses mains, pour élever
+le joli visage jusqu'à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis,
+il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de
+Zanette, sur l'entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se
+laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu'il se
+rappelât le jour où il l'avait surprise habillée seulement d'eau et de
+blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute
+blanche et toute emperlée de gouttelettes d'eau qui étincelaient au
+soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne
+lui en avait parlé.
+
+--C'est vous, monsieur Jean?
+
+--Oui, demoiselle; où est votre père?
+
+--Au travail, là-bas.
+
+--Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.
+
+--Il faut vous méfier, toujours.
+
+--Toujours je me méfie, demoiselle... des chevaux comme des femmes....
+C'est un peu traître, des fois.
+
+--Vous êtes méchant!
+
+--Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval--fait moins mal
+peut-être que blessure d'amour....
+
+--Vous voulez rire, Jean!
+
+--Je ne ris pas, pas du tout, Zanette!
+
+--Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez?
+
+--A peu près, j'ai mes moyens.
+
+--Et qu'est-ce que vous lui faites?
+
+--Je lui fais désirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me
+sera reconnaissant.
+
+--Qui sait? Peut-être il vous en veut plutôt d'avoir à l'attendre, qu'il
+ne vous a reconnaissance de la recevoir.
+
+--Je le crains! C'est ainsi encore, mais ça changera....
+
+--Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous?
+
+--Regardez, Zanette.
+
+--Non! non! ne l'approchez pas par derrière!...
+
+Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le
+bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête
+comme s'il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un
+coup d'oeil oblique, jugea la position du gardian et, portant
+brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l'homme un maître
+coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva.
+
+--Voilà, dit-il, comment nous sommes amis!
+
+Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil,
+un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait
+quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les
+éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour
+faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les
+mettait au creux de son tablier.
+
+Jean vint s'asseoir près d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se
+sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près
+d'elle. Il regardait le profil de sa joue penchée; et, sur le contour de
+cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il
+songeait que ce visage avait, des pêches sur l'arbre, la fermeté, la
+couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,... et que sans
+doute aussi il en avait la bonne odeur....
+
+--Zanette?
+
+--Monsieur Jean?
+
+--Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,--comme
+vous avez monté, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur?
+
+--Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de
+rien--jamais, il me semble.
+
+Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce
+que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu'elle ne
+voyait pas le regard du jeune homme.
+
+Il se sentit secoué d'un frisson, et, la voix toute troublée, il dit
+avec une oppression:
+
+--Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, ça?
+
+--C'est vrai, dit-elle.
+
+Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille,
+brusquement l'éleva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de
+baisers le joli visage, partout; ses lèvres allaient du front au cou;...
+la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle à
+la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement:
+
+--Oh! mes lentilles!
+
+Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées,
+celles qui étaient triées et les autres... et le plat cassé en vingt
+morceaux!
+
+--Oh! mes lentilles!
+
+Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s'assit. A genoux
+devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de
+poussière, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient à rire
+comme des fous.
+
+--Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il.
+
+--Pour sûr, dit-elle.
+
+Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il
+retira un peu la sienne pour qu'elle le regardât.... Elle vit qu'il
+était devenu très grave.
+
+--Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour
+aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage?
+
+--Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de
+roi!
+
+--Alors, c'est dit?
+
+--Demandez à mon père.
+
+Le rude compagnon,--toujours à genoux, à cause des lentilles,--prit dans
+sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et dévotement le baisa,
+comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.
+
+--Je le comprends, que je t'aime! fit-elle.
+
+Son sein battait très vite, très vite.
+
+--Alors, fit-il, je suis avec Dieu.
+
+Elle se leva:
+
+--Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur
+Jean?
+
+--Pardi! j'ai à parler à ton père. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur
+l'arbre est trop en danger d'être volé!
+
+Longtemps, ils se regardèrent, assis l'un près de l'autre, se tenant les
+mains.
+
+--Et quand m'as-tu aimée, Jean?
+
+--Quand je t'ai vue habillée d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'écume
+blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de
+perles....
+
+C'était la première fois qu'il rappelait ce souvenir.
+
+--Tais-toi, méchant!
+
+--C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant.
+Sans ça, t'aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran?
+
+Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être.
+
+Il ne s'en aperçut pas, et reprit:
+
+--Tu fus reine aussi, ce jour-là.... Elle est à moi, la reine,
+maintenant.
+
+--Oh! pas encore.
+
+--Non, mais bientôt.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette?
+
+--Le jour des fêtes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le
+cheval.... J'aurais voulu être avec toi, avec toi m'envoler sur cette
+bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez
+l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu être avec toi comme
+le jour de la baignade. J'étais fière à l'idée qu'un si courageux
+m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,--acheva-t-elle avec un
+sourire malicieux,--eh bien... j'y comptais!
+
+--Ah! coquine!
+
+Le père Augias fut consentant; ils se fiancèrent.
+
+
+
+
+XXII
+
+TOUJOURS.
+
+
+Ils s'étaient plu d'abord parce qu'ils étaient jeunes, beaux et forts,
+et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des
+heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère; et, peu à
+peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur
+jeune coeur.
+
+--Où allais-tu à l'école, quand tu étais petitette? Comment était ta
+mère?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle était si brave! Je me souviens
+qu'une fois....
+
+--Tu l'as connue, Jean?
+
+--Oui, oui, je m'en souviens maintenant!
+
+Et il parlait,--ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette,
+voulant à tout prix l'avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les
+avait rapprochés pour jamais.
+
+--Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que--voilà cinq ans--tu
+n'étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys
+dans ta main?
+
+--Oui, Jean.
+
+--Eh bien, je t'avais remarquée! Tu n'étais qu'une enfant alors. Mais si
+jolie, tout près d'être, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne à
+marier.
+
+--Pas possible qu'alors tu m'aies remarquée! et que tu t'en souviennes!
+
+--Si! si, il y a des souvenirs comme ça.... Et tiens, veux-tu la preuve?
+Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je
+te parle, reviennent), ...à la sortie du village donc, les bohémiens se
+disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs
+épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au
+soleil; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux
+d'or des Saintes; et toi, tu fus poussée par l'un d'eux. Tu fis un petit
+cri... et--souviens-toi--un homme prit un de ces bohémiens, celui qui
+était le plus près de toi, et l'envoya, d'un coup d'épaule, rouler dans
+le sable.... Eh bien! cet homme, c'était moi!
+
+--Comment! c'était toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de
+ça.
+
+Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de
+l'amour, et qui s'étaient effacés, perdus, et que l'amour leur
+rapportait....
+
+Une fois elle dit:
+
+--Quand j'avais huit ans, j'eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit voeu, si
+je guérissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener
+chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses
+descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois,
+j'accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de
+lys et d'immortelles....
+
+Jean écoutait de l'air d'un homme qui, près d'interrompre, se retient.
+
+--C'était vous! dit-il enfin. C'était vous! J'étais là, un jour de
+fête... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'étais
+déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort.... Vous ne
+pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous
+ne pesiez guère! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs
+pendant que votre mère me remerciait.... C'était vous! c'était vous,
+petite! vous que toute petite j'élevais ainsi dans mes bras.... Qui
+m'aurait dit alors: «Voilà ta petite femme!»
+
+Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se
+retrouver en remontant dans l'impalpable passé, de se posséder dans le
+néant de ce qui fut vécu, de s'être vus, touchés, avant de s'aimer....
+Ainsi, ce n'était plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle était
+avant, et maintenant elle serait toujours.
+
+L'amour est un espoir, un rêve d'éternité.
+
+Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean.
+
+La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très
+ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds.
+L'arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui
+semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut
+de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au
+sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses
+idées.... Une de ses expressions favorites, expression populaire
+d'ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci: «On me _pilerait_
+plutôt que de me faire faire ce qu'une fois j'ai décidé de ne pas
+faire!» Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en français.
+C'était une femme de l'ancien temps. Elle était de ces vieilles gens
+d'autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui
+ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie
+et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d'une longue suite de
+générations, bien loin d'être abâtardis, ils semblaient représenter les
+forces accumulées de vingt siècles d'expérience populaire. Le génie même
+paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont
+naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette
+terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes
+en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N'est-il pas
+convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier,
+incapable d'un trait d'élévation, d'un mouvement de générosité? La mère
+de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche
+populaire.
+
+Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.
+
+--Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui
+disais: «Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu
+seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge.» Et, figurez-vous, des
+fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire: «Mère, j'ai mis
+la main dans le pot de confiture; mère, j'ai volé du miel ou du sucre!»
+Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu
+criant: «Corrige-moi! corrige-moi! Je veux être puni, pour qu'après tu
+m'embrasses!» Voilà comment il était, mon Jean.... Il me disait aussi:
+«Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour
+toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!» Et
+comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera
+un brave homme. Aimez-le comme j'ai aimé son père, petite. Je n'ai
+jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur
+l'autre. Il faut ça; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous
+bénira.
+
+Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean,
+qu'ils s'étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent
+faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses
+avec lui, des perdreaux qu'on force à cheval, dans le désert, qu'on tue
+à coups de bâton lancé, à la manière arabe; il parlait des bécassines,
+des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes
+des marais, des castors du Rhône; et surtout et sans cesse ils parlaient
+métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de
+Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train
+là-dessus, ils ne s'arrêtaient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que
+disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave;
+elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la défendre, elle, et,
+plus tard, défendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras,
+le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa
+poitrine. L'homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse
+d'être là, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et
+l'enfant sur la mère.
+
+Et la vie devant elle s'annonçait simple, étendue, droite, comme le
+désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais
+pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui
+brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues
+libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur
+amour, de l'amour... qui est éternel.
+
+ * * * * *
+
+Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas
+autant qu'on pouvait le croire. La mère du gardian ne s'y trompait pas,
+mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage,
+arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut.
+
+
+
+
+XXIII
+
+L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.
+
+
+La mère de Jean avait raison de s'inquiéter. Toute cette apparence
+d'amour, de bonheur, de calme, n'était qu'une apparence, travaillée en
+dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L'amour de
+Jean pour Zanette était bien vrai, mais n'était pas établi sur la terre
+ferme. On aurait pu le comparer à la _trantaïère_. La trantaïère, c'est,
+à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine,
+abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les
+tiges des plantes d'eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se
+trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux
+regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez,
+elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver
+qu'elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme!
+L'homme est englouti. Il y a là-dessous l'eau trouble, obscure, un
+abîme.... Jean regrettait obscurément Rosseline.
+
+D'abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes
+aux plaines de Meyran, une joie de fierté: il était fort, et le faisait
+bien voir;--une joie de vanité: il choisissait, pour la remplacer, celle
+qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie
+de délivrance: il n'était plus l'esclave de la coquette, soumis à ses
+caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité,
+toujours jaloux.... Quel repos!
+
+Et, sincèrement, il s'était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa
+mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais
+ce goût qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre
+fille aussi jeune et aussi gentille.
+
+Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments,
+c'est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement,
+dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la
+grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait
+contraste avec la beauté de son infidèle, s'était cru amoureux. La
+gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de
+la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu'il désirait
+passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans
+doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa mémoire le
+souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu'il
+regrettait tous les jours.
+
+Il aimait en Zanette l'enfant, avec un désir viril et tendre de la
+protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il
+ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de
+larmes. Le rude gardian se sentit le coeur faible et défaillant. Il
+aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien!
+
+Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi
+jeunes que Zanette, il aimait en elle l'espérance d'un foyer où se
+reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de
+son métier; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en
+Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l'amour pervers telles
+qu'elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une
+réalité d'amour, connue, et regrettée.
+
+Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres
+ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il était,
+s'efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté,
+moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s'engager de
+telle sorte qu'il n'y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage
+délibérément, mais sans beaucoup d'entrain.
+
+Hélas! de bonne foi il s'était cru guéri de sa passion pour Rosseline;
+il s'était cru guéri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission
+d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait.
+
+Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment désiré avant de le prendre,
+et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l'avait
+charmé, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur
+d'amour. Une enfant! une véritable enfant! répétait-il à son tour après
+Martégas, mais avec des pensées bien différentes.
+
+Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite
+soeur.... Serait-ce jamais là une femme? une femme pour lui? pour
+l'amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides,
+aux lèvres bien mûres....
+
+Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est
+que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le
+bouleversait. «Ce quelque chose» qui sortait d'elle, de son regard, des
+plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'était irritant
+à la fois et délicieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais
+c'était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes,
+l'attachaient à l'autre....
+
+Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire
+les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait
+faire un rêve d'amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de
+quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des
+tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait
+naguère sa maîtresse. L'honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère
+le voyait bien.
+
+--Sais-tu? dit-elle un jour à Zanette, j'aime mon fils, mais peut-être
+plus encore j'aime l'honnêteté... Écoute, je suis venue te voir pour te
+dire des choses.
+
+Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille,
+que l'âge pliait un peu, s'était en parlant redressée. Son menton large,
+carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les
+saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de
+parchemin, des cordes tendues.
+
+Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette:
+
+--Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta mère,
+je dois la remplacer. L'honnêteté avant tout. C'est le trésor des
+pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu
+puisses te défendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des
+méchants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il
+n'y a pas longtemps, une maîtresse?
+
+--Oui! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais.
+
+--Par lui?
+
+--Non.
+
+--Et comment?
+
+Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la
+cocarde volée et jetée au ruisseau, l'intervention de Martégas, comment
+elle avait été poursuivie, tout enfin....
+
+--J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu'il soit
+au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce
+qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois
+tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il
+faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur!
+
+Quand la mère de Jean raconta à son fils l'histoire de la cocarde, et
+Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la
+fureur d'indignation qu'attendait la mère; il dit seulement d'un ton
+singulier: Ah? elle m'aime encore!
+
+--Jure-moi que tu ne la reverras pas.
+
+Il pâlit, il hésita à répondre. Puis:
+
+--Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc?
+
+--De rien, mais jure! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille?... Jure,
+sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même
+pour lui parler innocemment!
+
+Et secouant la tête, elle ajouta:
+
+--Je n'ai pas longtemps à vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me
+refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te
+demande? de t'engager à suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la
+fasses, cette même promesse, devant le curé!... Songe, si tu n'étais pas
+ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait
+peut-être, ta pauvre petite fiancée! Tu la tuerais!
+
+--C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne
+voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de
+faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution.
+
+La vieille respira profondément, comme soulagée.
+
+Elle croyait en son fils. Il est «tant brave!» répétait-elle souvent.
+
+
+
+
+XXIV
+
+PARJURE.
+
+
+Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l'intervention de
+Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie
+de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation
+contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'était
+répandu en injures, disant: «Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!»
+mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui
+annonça que le bruit public accusait la cabaretière d'être la maîtresse
+de Martégas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce
+voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes
+filles, et les compromettait; il s'écria:
+
+«J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs,
+ça n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est
+impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des
+dernières!»
+
+La vieille femme pensa: «Il a encore quelque chose pour elle.... Après
+tout, c'est bien naturel.» Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui
+défendait aussi de rechercher Martégas.
+
+Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger
+Zanette des insolences du gardian....
+
+La vérité, c'est qu'il crevait de rage jalouse, à l'idée que Rosseline
+pouvait être à celui-là.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne
+connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non! il n'en pouvait
+supporter l'idée! il en voulait avoir le coeur net.... Et, un beau
+matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, à Arles
+même, des renseignements précis. Il est vrai qu'il avait, prétendait-il,
+une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un
+entrepreneur projetait de donner aux Arènes d'Arles des «courses
+monstres», comme disaient les affiches, «courses espagnoles avec mise à
+mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs
+taureaux de Camargue, etc.» Les affiches couvraient déjà les murs
+d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d'Aix,
+de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la
+région, et même à Nice et à Monte-Carlo.
+
+En réalité, Pastorel n'avait rien à faire à Arles: il avait vu aux
+Saintes l'entrepreneur. Il était convenu qu'avec neuf ou dix autres
+gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de
+taureaux. Il partit pour la ville où il n'avait rien à faire, avec le
+secret désir d'entrevoir Rosseline, de savoir «ce qu'elle devenait», et
+peut-être, malgré son serment, de lui parler.
+
+Son serment? lorsqu'il y songeait:
+
+--J'ai contenté la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages....
+Si Martégas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier
+service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce «marrias».
+
+Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le
+déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment.
+
+Et de Zanette, que pensait-il?
+
+--Elle n'en saura rien! que perd-elle à cela? Elle n'est pas encore ma
+femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se
+marier, ont «des adieux à faire».
+
+Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.
+
+En traversant le pont de Trinquetaille, le coeur lui battait. La petite
+rue où était le café des Arènes s'ouvrait presque en face du pont. Il
+eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l'entrée de cette rue,
+pour voir «au moins l'endroit». Il alla mettre son cheval à la remise
+habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l'heure à
+laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près.
+
+Il décida que trois heures et demie serait l'heure favorable.
+
+A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges.
+
+Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise
+devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de
+couture,--un livre à la main, les _Mystères de Paris_.
+
+Il s'arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre.
+
+En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une
+volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur
+le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de
+leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la
+séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c'était
+une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la
+terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver.... Cette
+impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa
+presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa
+physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le
+premier aveu de l'ami.... Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée,
+sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la
+première fois, s'avança lentement. Il semblait craindre d'être repoussé.
+Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, prêt à la retraite,
+la jolie tête entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les
+lèvres....
+
+Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source,
+est aussi délicieux que l'avant-goût du néant.
+
+--C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment
+est-il possible que tu m'aies quittée! Je le savais bien, moi, que ce ne
+pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre!
+
+Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client.
+
+--Un verre de vin, la belle.
+
+Le client but et sortit.
+
+Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.
+
+Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps
+préparé:
+
+Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas
+qu'elle le sût par d'autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses
+griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne
+voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu'elle resterait
+tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est
+qu'il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue
+la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là
+surtout une marque d'amour de la part de son ancienne maîtresse! Il
+comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait
+pas,--jamais. Enfin, il l'engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se
+fermer à toujours un avenir d'honnête femme. Belle comme elle était,
+elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se
+compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nommé...
+ce Martégas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et
+pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre
+d'elle-même?...
+
+--N'est-ce pas que tu n'es pas tombée à celui-là! un homme sur qui
+courent tant de mauvais bruits? Réponds! mais réponds-moi donc!... tu
+ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux!
+
+Il la couvait d'un oeil ardent.
+
+Elle, toutes ses mauvaises pensées l'avaient reprise. Elle écoutait,
+tête basse, l'air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé,
+l'oeil en feu,--plus belle encore de sa colère qu'avec son air
+tranquille, virginal, de tout à l'heure,--belle d'une autre beauté,
+celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la
+solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait
+l'enfant, la pauvre Zanette.
+
+--As-tu tout dit? fit-elle.
+
+--Oui!
+
+--Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès
+d'elle. Tu parles comme un curé! Il n'y a pas à dire tant de paroles.
+Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau
+sang-froid!... Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis
+capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je
+ne la détestais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime,
+oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aperçois surtout
+depuis que tu m'as quittée.... Aux plaines de Meyran, le jour de la
+fête,--quand tu m'as insultée,--quand tu m'as dit: «De toi, je m'en
+moque!» j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien
+dit, j'ai avalé ça! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté,
+mais, depuis, je pense à toi, rien qu'à toi, jamais ma pensée ne t'a été
+si fidèle. Les hommes? ce Martégas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant
+qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltraitée, ton
+Martégas, il m'a menacée... j'ai vu le moment où il m'aurait battue!...
+Et pourquoi? Pour défendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future!
+entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;--je ne lui en veux même
+pas, à lui, car c'est à cause de toi que j'ai été injuriée et menacée
+par lui, puisque c'est à cause de toi seul que j'ai parlé à cette fille.
+Oui, c'est à cause de toi, que j'ai souffert ça!... Oh! Jean! comme tu
+as été méchant! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire!
+d'être tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte
+pas!
+
+Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant
+même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir.
+
+--Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aimée, je
+t'aime.
+
+Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la
+lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue! plus
+vivante!
+
+Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la
+bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommençait.
+
+L'amour qui le reprenait, à cette heure, c'était le mauvais amour,
+l'amour purement physique, l'amour égoïste, le plus puissant parce qu'il
+est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours
+vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement,
+il est d'ordre surnaturel, divin,--ou, si l'on veut, idéal. L'amour pur,
+unique, éternel, c'est le désir, le songe créé par les coeurs, par les
+cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-même. On s'y élève, et
+l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche
+davantage, le bouvier peut-être, le coeur simple, celui qui suit le
+mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères,--ces modèles réels
+d'après lesquels se règlent tous les rêves d'affection véritable.
+
+Le gardian ne se connaissait plus.
+
+--Ne pleure pas, je t'aime!
+
+Les larmes lui allaient si bien qu'il était ravi de la voir pleurer!
+Loin d'éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait
+souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre
+d'émotion.
+
+Chacun d'eux n'aimait que soi.
+
+Rosseline cria:
+
+--Alors, laisse-la! ne l'épouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne
+veux pas!
+
+Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte; il crut entendre sa mère
+lui dire: «Tu as juré!» il crut la voir lever au ciel ses mains
+amaigries, en lui répétant: «Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que
+t'a fait cette enfant, pour la tromper lâchement?»
+
+--Ne l'épouse pas! répétait Rosseline.
+
+--Pas ça! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas! mais tout le reste,
+oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et après mon
+mariage, tout ce que tu voudras... tout!
+
+Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras détendu,
+furieux:
+
+--Compte là-dessus, menteur! La voilà, ton honnêteté! Et ça parle des
+autres! ça méprise Martégas! ça me méprise, moi! Ah! je ne suis qu'une
+fille,--mais je n'en veux pas, de toi, à ce prix!... Sors d'ici,
+menteur! sors d'ici!
+
+--Rosseline!
+
+Il restait là, l'air bête, les bras ballants, comme enchaîné d'une
+invisible chaîne incassable.
+
+--Alors, promets que tu ne l'épouseras pas?
+
+--Pas ça! non pas ça! Ça, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de
+malheurs à la fois! je ne peux pas.
+
+--Alors, prends garde à toi!
+
+--Que feras-tu donc?
+
+--Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse.
+Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon....
+
+--Sinon?
+
+--Prends garde! je ne réponds plus de moi.... Promets-tu?
+
+--Non!
+
+Rosseline était hors d'elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie
+bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande
+haine qui lui venait pour celui qui était là! Elle l'aimait à condition
+seulement qu'il servît ses instincts, qu'il lui fût asservi, obéissant,
+assimilé.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait
+passivement ses instincts.
+
+Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n'était plus
+qu'une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l'oeil
+démesurément ouvert, lançant la colère....
+
+Il fit mine de la saisir.
+
+Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing:
+
+--Va-t'en! je te tuerais!
+
+Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à
+le provoquer, lui, Jean.
+
+Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un
+lâche! Il la faisait battre par d'autres!
+
+--Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle.
+
+Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges
+se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de
+son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière:
+
+--Rosseline....
+
+--Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage....
+
+--Eh bien? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d'homme
+ressaisie.
+
+--Eh bien... nous verrons!
+
+Elle hocha la tête d'un air de défi.
+
+--Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il.
+
+Il leva les mains. Elle fut contente.
+
+--Frappe! mais frappe donc! dit-elle.
+
+Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa
+retomber, et reprit froidement:
+
+--Tu menaces? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J'avais
+promis à ma mère de ne plus te parler: j'ai manqué à ma promesse
+aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus décidé que
+jamais à ne plus même te regarder!... jamais!... jamais!... jamais!
+
+Il sortit. Une heure après, Martégas entrait.
+
+--Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai changé d'idée. Arrange-toi
+seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, empêche-le,
+par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes
+fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des
+honneurs,--et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais
+Zanette... je te le donnerai, tu entends?
+
+--Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant,
+donne-moi à boire.
+
+C'était l'heure de l'absinthe. Des clients entraient....
+
+
+
+
+XXV
+
+L'ABRIVADE.
+
+
+L'abrivade, c'est, à l'arrivée des taureaux en Arles,--lorsque, à la
+veille d'une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la
+surveillance des gardians à cheval,--c'est le jeu populaire qui consiste
+à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à
+travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des
+rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur à affronter le
+fauve évadé, s'abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C'est grande
+joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux
+jeunes hommes de vingt-cinq.
+
+Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée,
+les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des
+boutiques! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers,
+chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des
+milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de
+faïence.... Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive
+parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles
+n'aime pas l'abrivade.
+
+Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des
+portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on
+l'assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à
+quelque nouvel ennemi,--le pied martyrisé par le pavage en galets
+pointus, lui, habitué aux terrains marécageux,--bientôt perd la tête, se
+lasse, s'attriste.... Un moment vient où, s'il était dans le cirque, il
+serait hué par la foule, et où le dondaïre, le boeuf à sonnaille,
+viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos.... Ici,
+dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités,
+aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des
+moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par
+la queue, on s'attelera à cette masse lourde, pantelante et
+misérable.... Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à
+coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais
+d'apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête
+armée de tous ses moyens naturels,--dégénère ici en vilenie....
+
+M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines sévères pour
+les forcenés de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour
+les arrêter, avait été d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une
+forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au
+toril. Et l'entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs
+qu'il surveillerait l'arrivée lui-même et que le gardian coupable de
+négligence serait mis à l'amende--ou ne serait pas payé. Ces mesures
+n'avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent,
+moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts.
+Martégas devint leur complice.
+
+Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employé, d'empêcher l'abrivade,
+eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il
+y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était
+destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d'autres bêtes qui
+avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques,
+ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que
+les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée
+de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.
+
+Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants,
+même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l'endroit où
+elle aboutit au Rhône.
+
+La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de
+la ville. Beaucoup des étroites rues d'Arles tombent perpendiculairement
+sur ce boulevard. L'entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen
+de charrettes renversées.
+
+Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois
+traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour
+remonter la lice.... Arrivés là, en face d'une foule éparpillée mais
+nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en
+ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur
+les flancs d'un escadron, lancèrent la manade au galop.
+
+...La foule, dispersée déjà, s'éparpille encore. Chacun court derrière
+un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri
+inquiétant derrière lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes,
+aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes.
+Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que
+les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du
+troupeau, les amateurs déterminés s'acharnent à attirer contre eux, en
+agitant quelque lambeau d'étoffe rouge, le taureau qu'ils veulent
+entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l'heure,
+barrait l'ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La
+ville est ouverte!...
+
+--Li biooù! li biooù!...
+
+Un hurlement suit la galopade noire.
+
+--Les taureaux! les taureaux! Zou! à celui-là! Zou! à celui-ci! Li
+biooù! li biooù! Zou! zou!
+
+Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau.
+
+--Zou! zou! à celui-ci!
+
+Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un
+taureau....
+
+La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur
+son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les
+mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;--et
+derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux
+gardians.
+
+Martégas n'avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne
+montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux.
+
+Le taureau était tout près de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour
+l'y faire entrer. Déjà la rue, jusqu'au fond, s'épouvantait; les
+boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux
+fenêtres.... L'alarme était donnée.
+
+--Martégas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il
+entre dans la ville!
+
+--Je l'empêche de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Martégas,
+je n'ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant.
+
+Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer à l'entrée de la rue, la
+lance haute.
+
+--Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d'un ton gouailleur.
+Attention, vous autres!
+
+Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au
+milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône....
+
+--Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu'un.
+
+--Zou, à lui, donc, Martégas! cria Pastorel.
+
+Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne
+bougea pas.
+
+Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours
+courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe,
+puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté... échappant ainsi au taureau
+qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut
+alors derrière lui, l'excitant à fuir dans la direction des Arènes.
+
+Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec
+eux:
+
+--Aux Arènes, donc, grand lâche! fais ton devoir! lui cria-t-il.
+
+Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à
+fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre
+derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde.
+
+--Tu me la paieras, celle-là! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel
+et le taureau.
+
+--Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course.
+
+Martégas, sa lance en arrêt, essaya d'en piquer Pastorel au flanc.
+Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du
+trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart
+à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de
+nouveau à la croupe, si rudement, que l'animal effaré, en trois bonds
+désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires,
+des quolibets des assistants.
+
+Et Martégas entendit ce cri de Pastorel:
+
+--Et de deux, mon homme!
+
+Il comprit. C'était une allusion à la chute qu'il avait faite en
+poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté!... La rage de
+Martégas fut terrible.
+
+--Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai!
+
+--Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit à l'improviste le
+brigadier, qui l'aida à se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout
+vu, de loin.
+
+Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Arènes antiques.
+
+
+
+
+XXVI
+
+AUX ARÈNES.
+
+
+Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles,
+apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'église Saint-Trophime
+et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là
+représentées dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'église,
+l'autre par le cirque.
+
+Si le Parthénon exprime l'âme de l'Attique, il n'est pas vrai de dire
+qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'âme de la Rome païenne.
+
+Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument
+de la Force.
+
+L'église est dédiée à la charité, à l'amour; le cirque à la férocité.
+
+L'église s'élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme
+une aspiration des âmes; elle monte prendre un peu de ciel dans la
+dentelle de ses clochers ajourés; le cirque étale, écrase, aplatit sa
+rampante ellipse aux gradins massifs, comme un voeu bestial de
+s'attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise.
+
+Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps où la Force impitoyable
+s'entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la
+guerre et la mort, l'univers physique.
+
+Magnifiques, les arènes d'Arles, ellipse énorme, formidable, couronne
+faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels
+les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux,
+semblent des joujous d'enfant.
+
+Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les
+emplissait.
+
+Peut-être n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première
+course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille
+spectateurs, en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger.
+
+Il faut songer que les gradins des arènes d'Arles offraient, avant
+d'être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres; ils
+pouvaient alors recevoir jusqu'à vingt-six mille spectateurs.
+
+En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans
+à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu
+construites, à l'intérieur des arènes, aux époques où les habitants s'y
+réfugiaient comme dans une forteresse.
+
+L'antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains
+aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu'aux
+bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle
+s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.
+
+Le fond était à peu près libre; c'était l'arène que traversaient des
+gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère
+gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu,
+et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un
+bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait,
+et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en
+une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en
+une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame; un appel,
+un cri strident se détachaient de la rumeur. C'était encore comme un
+bourdonnement de cuve bouillonnante.
+
+Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'étaient assis du côté de
+l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte,
+de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie
+de l'arène, s'y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la
+poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue
+impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui
+tout à l'heure elle devait monter.
+
+Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des
+vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là,
+effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements
+d'énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait,
+bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades....
+
+De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables
+paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu:
+
+--Oh! oui! ça tombe!--Il pleut du feu, hé?--Quel monstre de soleil!--Un
+four véritable!--La pierre bout.--Mon échine est une gouttière.--De ce
+chaud, mon homme!
+
+C'était comme un enfer joyeux.
+
+Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune,
+bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes,
+papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des
+vêtements.
+
+Des milliers et des milliers d'éventails, dans des milliers et des
+milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant
+alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourmentées
+d'une forêt de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans
+cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements
+menus et innombrables donnait une sorte de vertige.
+
+Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient
+durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil,
+voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de
+l'arène et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intolérable
+chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits
+étincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils
+apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de
+Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui
+vibrait partout, jusqu'à l'horizon infini....
+
+Rosseline avait trouvé place du côté de l'ombre. Zanette aussi, avec son
+père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans
+la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, séparées qu'elles étaient par
+une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et
+d'oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre.
+
+Cependant la foule commençait à s'impatienter. Qu'attendait-on, pour
+lâcher le premier taureau? Des spectateurs, fatigués du soleil,
+quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les
+couloirs circulaires, traversés d'un peu d'air, dans le labyrinthe
+ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des
+gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix,
+demandant: «Les taureaux! les taureaux!»
+
+Beaucoup descendaient dans l'arène, la traversaient, s'y arrêtaient,
+contents d'être sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'être,
+eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les
+barrières s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice
+de Martégas, qui en avait la surveillance.... Un taureau était entré
+dans l'arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir
+devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant
+l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'à ce que tous eussent
+franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui
+s'inscrit dans l'antique muraille de pierre....
+
+Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L'amateur à
+son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le
+rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes
+vers le ciel....
+
+--Un autre! Zou! Un autre!
+
+Le dondaïre, le boeuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou.
+Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu'elle
+fut réjouissante.... Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait
+d'entrer pour la première fois, l'impression d'un rêve à coup sûr
+nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces
+milliers d'hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il
+n'avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits,
+prolongés à l'infini par la mer....
+
+Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni
+moins étonnés. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers
+ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des bêtes pareilles.
+Quelques-uns allaient dans l'arène promener leur parasol et leur complet
+de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec
+leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique,
+pendant que d'autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du
+pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans
+la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait à tourner la tête
+de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti.
+
+Des touristes parisiens disaient avec mépris: «C'est ça, leurs courses?»
+
+--Attendez la course espagnole.... On mettra à mort plusieurs taureaux.
+Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-être crever un homme,
+au moins un cheval en tous cas!
+
+--A la bonne heure!
+
+Un cinquième taureau entra tout à coup d'une si furieuse allure qu'un
+grand murmure de satisfaction s'éleva partout. On eût dit qu'un souffle
+du désert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de colère et de
+liberté....
+
+Un promeneur, attardé dans l'arène, fut effleuré par les cornes au
+moment où il franchissait la barrière. On n'eut que le temps de saisir
+ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de
+l'enlever....
+
+--Ah! ah!--Enfin!--Un vrai, celui-là!...--A qui le tour?
+
+L'arène était vide.
+
+L'ami de Martégas, Cabrol, chargé d'ouvrir la barrière, avait lancé
+d'abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d'obtenir un
+brusque contraste, lorsqu'il lâcherait un taureau vaillant. Même les
+jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en
+scène.
+
+Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout
+entière à un acteur qui n'avait pas accepté de rôle appris. Il
+connaissait le cirque, ce taureau-là; il y avait été piqué plus d'une
+fois par des banderilles enflammées; il savait quelle malice froide
+assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des
+barrières infranchissables, s'apprêtaient à jouir de ses impatiences, de
+ses rages, de l'inutilité de ses armes....
+
+Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le
+soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'arène, il
+regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces
+hommes assemblés, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se
+fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux
+pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de liberté
+qu'apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer....
+
+Rien ne venait!... Il était captif, le petit taureau noir, le fils des
+vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes,
+d'où tombaient sur lui des huées, des cris, d'impatients désirs de mort
+même, car beaucoup appelaient de leurs voeux la course espagnole, la
+«vraie course», celle où toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle où
+le spectateur tue, par le consentement du coeur, et jouit en sécurité
+des souffrances d'un être moribond, homme ou bête... sous le noble
+prétexte d'admirer le courage d'autrui.
+
+Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense arène blanche, le petit
+taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés,
+attendait sa destinée, fièrement, tête haute; il redressait ses cornes
+affilées, toutes prêtes...--«Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils
+vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau
+inventeront-ils? Je les redoute, mais je les méprise; je saurai
+souffrir, mais qu'ils se gardent!» Et il défiait.
+
+Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à
+coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il
+étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant.... L'animal avait
+au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait
+manqué son coup.
+
+Six ou sept fois il recommença sans succès.
+
+Alors une huée s'éleva; on se moquait de l'homme.
+
+Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à
+fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse....
+L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru
+l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'arène
+attira l'attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur
+son nouvel adversaire. C'était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à
+Zanette: «La première cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer
+l'autre...»
+
+Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment
+prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l'arène et, aussitôt,
+regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne
+parvint pas à la voir, bien qu'il l'eût placée lui-même.... Il ne la vit
+pas, mais il se savait regardé.
+
+Pour lui, le prix de la lutte, c'était Rosseline.
+
+Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue
+autour des reins.
+
+Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre
+son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de
+ramasser.
+
+Son idée était d'appeler l'attention du taureau au moment décisif où
+Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en
+effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas,
+et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant
+aussitôt sa manoeuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les
+deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les
+chargea à fond de train.
+
+Martégas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit même,
+sans parvenir à l'arracher.... Il la toucha au moment où le taureau
+baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette
+tête, entre les cornes, et, lancé en l'air par la détente de la
+puissante encolure, il retombait légèrement derrière l'animal.
+
+Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière,
+toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse.
+
+Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les
+éventails étaient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte
+de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu
+où respiraient vingt mille poitrines.
+
+Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalité
+entre les deux hommes et qu'ils cherchaient à se nuire l'un à l'autre.
+Pour tout le monde l'intérêt du spectacle était puissant; il était plus
+saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.
+
+Le pesant Martégas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en
+prenant la cocarde; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de
+Pastorel....
+
+Il courut au taureau.
+
+--Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement à Pastorel,
+je l'ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu!
+
+Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu'échangeaient les
+deux rivaux.
+
+--Bête brute! dit Pastorel, haussant les épaules.
+
+Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'écartèrent en
+même temps chacun d'un côté. Tous deux avaient étendu le bras.... Les
+doigts de Pastorel touchèrent la cocarde... mais au moment où ils
+allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de
+Martégas.
+
+--Prends garde à toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu
+y laisseras quelque chose!
+
+--Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, répliqua l'autre.
+
+Le taureau, distrait là-bas, au bout de l'arène, par des gens qui, à
+l'abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne
+pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux.
+
+Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds.
+Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de
+s'en servir pour couper la cordelette qui, attachée d'une corne à
+l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la
+cocarde désirée.... Quand il avait touché la cocarde, tout à l'heure, il
+avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la
+trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein
+poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'à se
+forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs
+doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de
+se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par
+la cordelette même.
+
+Pastorel crut à une menace.
+
+--Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indigné.
+
+Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il
+l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait
+attiré violemment à lui, et d'un coup d'épaule, il l'envoya rouler au
+milieu de l'arène.
+
+La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité
+haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un
+autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux.
+
+Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que
+Pastorel ne serait qu'à elle,--ou sinon... malheur!
+
+--Eh bien, quoi? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a
+bien fait! Regarde, il est sûr de lui.
+
+A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le
+taureau revenait à la charge et courut d'abord à Martégas, qui s'était
+relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l'honneur
+de prendre la cocarde. Dans son coeur, il voulait, à ce moment, en finir
+avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l'arracha en
+effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et à peine la
+bête furieuse s'était-elle éloignée, qu'on vit Pastorel couché contre
+terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait
+pas voir, c'était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de
+l'amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un
+grand cri, s'évanouissait.
+
+Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur.
+Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu
+Martégas, frapper par derrière, d'un coup de couteau, son rival
+victorieux.
+
+Zanette, la petite chrétienne, s'était évanouie, d'horreur et de
+compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour.
+
+La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris
+et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle
+regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de
+sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule,
+en cette minute, faisait palpiter ces milliers de coeurs suspendus au
+drame incompréhensible pour eux.
+
+Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment,
+d'une scène qui d'ailleurs se déroula rapidement.
+
+Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de
+folie furieuse, revint tout de suite à lui-même; il vit, dans un
+éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de
+la barrière, confiée à Cabrol; il y courut, pour s'évader de ce cirque
+où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime!... La barrière
+s'ouvrit en effet.... Le dondaïre, près d'être lâché dans l'arène,
+allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le blessé,
+mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Martégas
+pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la
+porte. Trop tôt! car Martégas recula; le gendarme, entraîné, voulut le
+suivre dans l'arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de
+Martégas, empêcha le dondaïre d'entrer dans le cirque.... Le taureau
+furieux accourait....
+
+Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif
+devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une
+innovation, à une surprise, à une pantomime d'hippodrome. Il y eut
+quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à
+entrer dans l'arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle
+ingénieux,--les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire!
+
+Le père de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emporté sa
+fille évanouie.
+
+Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de
+la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien
+réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais: «C'est moi, moi
+seule, la cause de tout!» Et il lui semblait qu'elle était grande, très
+grande. Peut-être l'était-elle en effet. Avec son beau profil antique,
+blanc comme un marbre, sculpté en médaille,--avec sa joie à vivre, à
+sentir, fût-ce au prix du sang,--qu'était-elle, sinon la digne
+descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'était-elle,
+sinon l'âme même, l'âme revivante du cirque mort, l'esprit du temple de
+férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère?
+
+Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur,
+cette idée de gladiateur: «Je suis un héros! Que de monde pour me voir!»
+Et il s'était redressé.
+
+Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l'ennemi que désignait
+sa forme singulière....
+
+Alors, la foule se mit à s'amuser.
+
+--Lou bioù! lou bioù! Attention! Vive la gendarmerie!--Brigadier! tu
+n'as pas raison!...
+
+Le gendarme, pour courageux qu'il fût, n'avait qu'une chose à faire. Il
+la fit. Il battit en retraite....
+
+Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme
+disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de
+nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre
+devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y
+parvint et fit le tour de l'arène au galop, avec ce trophée grotesque.
+
+Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante
+pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que
+le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile.
+
+Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la
+réflexion, une stupeur l'envahit. Il était là, debout, hagard, l'oeil
+fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que maître
+Augias lui avait dit: «C'est toi qui as tué le gardian Peytral!» Une
+fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des
+gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce
+Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d'un peuple entier! d'un
+peuple de témoins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put
+supporter l'idée de la prison étroite, d'un toril où il serait enfermé
+longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne
+l'effrayait plus que la mort....
+
+Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s'était amusé,
+chargea l'assassin, Martégas, sous tous ces milliers d'yeux avidement
+dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas,--se
+laissa tomber en avant sur les cornes affilées... qui, toutes deux, lui
+crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup.
+
+Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruauté satisfaite, avait
+jailli de vingt mille poitrines à la fois.
+
+Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut
+surhumain. On eût dit que l'esprit de la ruine immense se réveillait
+tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec
+tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes,
+en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé
+comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer
+dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves
+primitifs secoua ces milliers d'êtres humains redevenus brutes à la vue
+du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles,
+enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au
+faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme
+s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni Jésus mis
+en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s'il n'y avait
+aujourd'hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie
+de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises
+bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les
+vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il
+n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni
+Notre-Dame-d'Amour!
+
+Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que
+les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux.
+
+Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de
+païens modernes s'en alla, plus d'un spectateur résumait ainsi la
+journée:
+
+--En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de
+longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort,
+celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien...
+un coup de couteau mal donné.
+
+
+
+
+XXVII
+
+LE GRAND JOUR.
+
+
+Martégas était mort. Pastorel n'était blessé que légèrement. Avec l'aide
+de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite guéri.
+
+Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas! le coup
+de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l'amour
+brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même; il voulait être
+marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le
+mariage, puisqu'il serait accompli; être sûr de ne pas lui sacrifier la
+jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et
+moins fort! Surtout, il voulait contenter sa mère.
+
+--Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec
+toi, en croupe, sur le Sultan?
+
+--Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-là seulement!
+Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai
+promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'à te voir sur une telle
+bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles
+meurent de jalousie!
+
+Ce grand jour arriva. Comme ils se l'étaient promis, ils le firent: ils
+allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur
+le Sultan, suivis d'une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves,
+la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit
+feutre bien planté sur la tête,--et chacun ayant en croupe, sur son
+blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arlèse. Le père Augias, la mère
+Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles.
+Cela fit un superbe cortège. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le
+quai, à l'entrée du pont.
+
+Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui
+tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout
+d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la
+dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur
+Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur
+qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son
+fiancé, son époux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards
+eussent été des couteaux, ils l'auraient percée à mort!...
+
+On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.
+
+En tête, marchait Sultan qu'on suivait à distance respectueuse. Sur les
+petits pavés pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller à
+Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds
+sans fer; il y écaillait sa corne; et de temps en temps, virant sur
+lui-même, il semblait valser.
+
+--C'est, disait-on, sa danse de noce!
+
+On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie; il n'était plus
+question que de l'église.
+
+Le vieux porche de l'église regardait venir cette cavalcade. On était en
+août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre,
+entre les têtes des saints sculptés dans l'ogive. Les statues mutilées,
+sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher
+des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles
+semblaient dire l'indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître
+antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait
+pour des épousailles.
+
+Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de
+ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé
+par un gardian ami de Pastorel; il fut promené à la main, sur les lices,
+aux Aliscamps, et la ville entière vint l'admirer.... Rosseline osa
+l'approcher un peu, par côté, lui flatter l'encolure et même la croupe.
+Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles.
+
+En riant, elle disait au cheval:--C'est un gueux, ton maître.
+
+Pendant ce temps, dans l'église, Pastorel était bien distrait!
+
+A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers
+Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse.
+
+Rosseline l'avait ressaisi tout à l'heure, d'un regard. Il avait, sous
+le coup d'oeil ensorcelé qu'elle lui avait lancé, frémi dans tout son
+être; Zanette ne s'y était pas trompée.
+
+Et voici qu'au moment solennel où il s'engageait à aimer Zanette, une
+enfant... une véritable enfant,... à l'aimer comme sa femme, à la
+protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,--se
+jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement! Pour sûr, il
+irait encore à l'autre, à celle qu'il détestait d'amour, à celle qui
+l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!...
+N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?...
+
+«A quoi bon ces pensées... c'est trop tard maintenant!» se dit-il. Et il
+détourna son esprit de sa destinée; il fit comme ceux qui, menacés d'une
+mort inévitable, ferment les yeux....
+
+La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la
+bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter.
+
+Habitué à ses folies:
+
+--Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq
+minutes seulement.
+
+Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là,
+sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena
+vers le champ où se tient à l'ordinaire le marché aux chevaux, aux
+Aliscamps--dans l'allée sablonneuse et isolée que bordent les
+sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et
+de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante,
+c'est-à-dire à Notre-Dame-d'Amour, _Deiparæ adhuc viventi_.
+
+Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On prétendit que
+les vieilles rancunes du cheval syrien s'étaient tout à coup exaspérées.
+Jean était parvenu à le monter, mais l'animal furieux l'avait envoyé se
+briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est là
+qu'on le trouva, évanoui, mourant.
+
+Quant à Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts
+peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son
+épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la
+tête du cheval qui, frappé à l'épaule, s'arrêta net et fut repris par
+les gardians accourus.
+
+Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore.
+Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l'avait marié, et
+qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean
+Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, déposé
+dans un char à boeufs, et toute une longue journée, le char funèbre
+chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de
+Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la
+carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours
+vêtue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter.
+
+Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne
+pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur,
+craignant la folie.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+UNE VENDETTA.
+
+
+Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'être quand, à
+quelques jours de là, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant,
+avaient voulu acheter à Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le
+bruit de sa mort.
+
+--Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait
+froid.--Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous
+le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le.
+
+Quatre gardians arrivaient, les témoins de son mariage. Ils avaient des
+fusils. Ils étaient venus en chassant.... C'est du moins ce que les
+messieurs pensèrent alors.
+
+--Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. Dépêchons.
+Mon père est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval à
+présent est mien... et la mère de Jean et moi, sa mère et moi, toutes
+deux... nous sommes d'accord.
+
+Les messieurs étaient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et
+sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un
+air de résolution farouche, de douleur irritée, de cruauté vengeresse.
+
+Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait
+voulu détacher elle-même dans l'écurie, sans terreur, sans prendre
+aucune précaution.--«S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai
+Jean...»
+
+--Le cheval, le voilà! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le
+regarder....
+
+Elle l'attacha à l'arbre où, d'ordinaire, l'attachait son maître. Le
+Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait
+fait, sachant peut-être par lui-même que la vengeance est attisante,
+pointait et renâclait. Il tirait sur la corde, à la rompre.
+
+Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'était en effet une
+admirable bête, le cheval même de Saladin.
+
+--Cinq mille francs! dit l'officier tout à coup, plein de convoitise.
+
+Alors, toute pâle, sa petite lèvre frémissante, l'oeil dur:
+
+--Il a tué mon fiancé: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il
+mourra. Morte la bête, mort le venin!
+
+Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de mépris.
+
+Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous
+l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit
+la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arrêta,
+frappé de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins
+épars, montrant une dernière fois, en plein ciel bleu, le profil de sa
+beauté syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut
+jeté au fleuve, le même soir, charrié par le Rhône, emporté vers la
+mer....
+
+
+
+
+XXIX
+
+NOTRE-DAME-D'AMOUR.
+
+
+Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène:
+
+--Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait
+d'arriver,--mère, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la
+douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux
+plus croire à Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute
+petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqué de la prier, chaque
+matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait?
+Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle protégé de la haine de
+Martégas, qu'afin de le faire mourir plus méchamment tué par son
+cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, mère!
+il n'y a pas de Bonne Mère!
+
+Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu'elle
+perdait, en même temps qu'un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu'elle
+croyait avoir dans le ciel.
+
+--Non! non! il n'y a pas de Bonne Mère! non! il n'y en a pas! il n'y en
+a pas!
+
+Les deux femmes étaient assises tout près l'une de l'autre. La vieille
+prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au
+ciel ses yeux creux.
+
+--Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le curé des
+Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime;
+il m'a parlé, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur,
+mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on
+savait «les raisons pourquoi», on se résignerait toujours. Le mal qui
+nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m'a
+dit comme ça: «Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard,
+ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes!» Il a
+raison, le curé.... Les hommes, c'est faible. Ayez pitié de nous,
+Notre-Dame-d'Amour!...
+
+La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une
+sorte d'exaltation mystique. Elle reprit:
+
+--Tu ne sais pas, petite? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout
+ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres
+s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à
+Notre-Dame-d'Amour. Là, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre
+ce qui est à Elle.... Viens avec moi, Zanette.
+
+--Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule,
+mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là,
+à côté.
+
+Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été
+déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs,
+posée le cuir en dessous, les panneaux en l'air, écartés.
+
+La selle dormait là, sur les sacs.
+
+La vieille femme s'en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup
+elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut....
+
+--Qu'y a-t-il, mère?
+
+--Regarde!
+
+Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le
+rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un
+petit caillou à pointes aiguës.
+
+--Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je
+comprends! je devine!... Cela vient pour sûr de cette Rosseline!
+
+La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race
+descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de
+légendes et de chansons très anciennes:
+
+--Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle.... C'est son âme!...
+
+Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une
+résolution sans merci se voyait «dans toute elle».
+
+--Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d'elle!
+
+--Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre
+cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus
+que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison: on ne sait pas
+tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la
+permission de là-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi....
+Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose à te dire, que je ne dois
+dire que là.
+
+Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame
+d'or.
+
+La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute
+révoltée, en fit autant.
+
+La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée,
+ses yeux levés brillant sous l'arcade sourcilière profonde, prononça, en
+manière de prière et de lamentation funèbre:
+
+--Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun
+de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous!... Puis-je
+laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa mère, que
+je garderai de tout mal, et que je marierai, j'espère, à quelque autre
+de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,--puis-je la laisser,
+cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que
+vous lui retiriez votre bénédiction à jamais? Non! non! Et mon fils ne
+l'a pas voulu. Hélas! et il faut, il faut, pour la punition de mes
+fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de
+mon propre enfant, de mon malheureux enfant!
+
+Zanette étouffait, croyant deviner déjà.
+
+La vieille femme poursuivit:
+
+--Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le
+moyen de cette femme... à qui, en votre nom, nous devons pardonner...
+c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, juré
+sur l'image, et sur le rameau bénit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a
+dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il
+a dit en mourant: «J'ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher,
+j'ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma
+fiancée, monsieur le curé, que je n'étais pas sûr de moi. Mieux vaut
+peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus
+grands malheurs!» Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, à cette
+petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d'Amour!...
+
+Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée.
+
+La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices
+corses:
+
+--Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils
+l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son coeur, en désirant avec
+amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir
+l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans
+avoir horreur de lui-même!
+
+Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se
+rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le
+regard de Rosseline, à l'arrivée en Arles, le jour du mariage.... Ce
+frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce
+jour-là, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si
+Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l'avait si
+visiblement protégé, c'est qu'il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans
+son coeur à Rosseline... tandis que, le jour même du mariage, il avait,
+sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux côtés
+mêmes de sa fiancée!
+
+La vieille se lamentait toujours:
+
+--Il courait à la faute! il serait retourné au péché mortel! Et vous,
+qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu'il meure, qu'il meure pour
+son salut plutôt que de vivre pour le péché!... Vous me l'avez repris, ô
+Notre-Dame-d'Amour! que votre volonté soit faite, que votre saint nom
+soit béni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, ô
+Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait où cette femme l'aurait conduit! Hélas!
+où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte!
+
+Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait
+l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleuré, lorsqu'elle était
+toute petite. Et voici qu'à son tour, à l'exemple de la vieille, elle
+parlait, en même temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle
+répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et
+ses gémissements:
+
+--Pardon! pardon, de vous avoir reniée, d'avoir douté de vous, ô
+Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de
+lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fidèle,
+ô Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne
+Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd'hui, comme
+autrefois ma mère m'avait vouée aux Saintes Maries qui m'avaient
+délivrée d'une mauvaise fièvre.... L'amour pour moi a été méchant; je
+n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, ô Notre-Dame. Ma
+petite soeur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh
+bien, alors, ses enfants, ô Madame! deviendront les miens, je vous
+promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai à jamais
+dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à
+vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère!
+
+Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la
+voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives:
+
+--Protégez-nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...
+
+--Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d'Amour....
+
+--Sauvez, s'il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d'Amour!...
+
+--Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d'Amour!...
+
+--Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...
+
+
+
+
+TABLE
+
+ I.--NOTRE-DAME-D'AMOUR
+ II.--LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE
+ III.--LE REMORDS DE MARTÉGAS
+ IV.--A QUI LE CHEVAL?
+ V.--LE SULTAN ET SON SÉRAIL
+ VI.--LE CONSEIL DES BÊTES
+ VII.--LA COCARDE DE ZANETTE
+ VIII.--ROSSELINE
+ IX.--CE QUE ZANETTE IGNORE
+ X.--ZANETTE ET ROSSELINE
+ XI.--DOMPTEUR
+ XII.--LA POURSUITE
+ XIII.--L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS
+ XIV.--NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!
+ XV.--LA BELLE ET LA BÊTE
+ XVI.--LE CHEVALIER
+ XVII.--NOBLESSE
+ XVIII.--LE SÉDEN
+ XIX.--A QUI LE CHEVAL?
+ XX.--DEUX BONNES AMES
+ XXI.--LE PLAT DE LENTILLES
+ XXII.--TOUJOURS
+ XXIII.--L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT
+ XXIV.--PARJURE
+ XXV.--L'ABRIVADE
+ XXVI.--AUX ARÈNES
+ XXVII.--LE GRAND JOUR
+XXVIII.--UNE VENDETTA
+ XXIX.--NOTRE-DAME-D'AMOUR
+
+ * * * * *
+
+OEUVRES DE JEAN AICARD
+
+
+=POÉSIE=
+
+POÈMES DE PROVENCE
+LA CHANSON DE L'ENFANT
+MIETTE ET NORÉ
+LE DIEU DANS L'HOMME
+AU BORD DU DÉSERT
+LE LIVRE DES PETITS
+L'ÉTERNEL CANTIQUE
+VISITE EN HOLLANDE
+LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR
+
+=THÉATRE=
+
+SMILIS
+PYGMALION
+AU CLAIR DE LA LUNE
+LE PÈRE LEBONNARD
+OTHELLO
+DON JUAN
+
+=ROMAN=
+
+ROI DE CAMARGUE
+PAVÉ D'AMOUR
+L'IBIS BLEU
+FLEUR D'ABIME
+DIAMANT NOIR
+L'ÉTÉ A L'OMBRE
+
+2242-95.--CORBEIL. Imprimerie ÉD. CRÉTÉ.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+
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+ The Project Gutenberg eBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Notre-Dame-d'Amour
+
+Author: Jean Aicard
+
+Release Date: June 19, 2006 [EBook #18627]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***
+
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+
+
+Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+</pre>
+
+
+<h1>JEAN AICARD</h1>
+
+<h1>NOTRE-DAME-D'AMOUR</h1>
+
+<h3>PARIS</h3>
+
+<h3>E. FLAMMARION, &Eacute;DITEUR</h3>
+
+<h3>26, RUE RACINE (PR&Egrave;S L'OD&Eacute;ON)</h3>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<p><a name="table" id="table"></a></p>
+
+<table summary="table">
+<tr><td>&nbsp;</td><td><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;TABLE</b><br /></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td><td><a href="#DEDICACE"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;DEDICACE</b></a><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#I"><b>I.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;NOTRE-DAME-D'AMOUR</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#II"><b>II.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#III"><b>III.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE REMORDS DE MART&Eacute;GAS</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#IV"><b>IV.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;A QUI LE CHEVAL?</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#V"><b>V.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE SULTAN ET SON S&Eacute;RAIL</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#VI"><b>VI.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE CONSEIL DES B&Ecirc;TES</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#VII"><b>VII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LA COCARDE DE ZANETTE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#VIII"><b>VIII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;ROSSELINE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#IX"><b>IX.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;CE QUE ZANETTE IGNORE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#X"><b>X.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;ZANETTE ET ROSSELINE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XI"><b>XI.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;DOMPTEUR</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XII"><b>XII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LA POURSUITE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XIII"><b>XIII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;L'&Eacute;CURIE DE MAITRE AUGIAS</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XIV"><b>XIV.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XV"><b>XV.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LA BELLE ET LA B&Ecirc;TE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XVI"><b>XVI.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE CHEVALIER</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XVII"><b>XVII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;NOBLESSE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XVIII"><b>XVIII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE S&Eacute;DEN</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XIX"><b>XIX.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;A QUI LE CHEVAL?</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XX"><b>XX.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;DEUX BONNES AMES</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXI"><b>XXI.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE PLAT DE LENTILLES</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXII"><b>XXII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;TOUJOURS</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXIII"><b>XXIII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXIV"><b>XXIV.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;PARJURE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXV"><b>XXV.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;L'ABRIVADE</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXVI"><b>XXVI.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;AUX AR&Egrave;NES</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXVII"><b>XXVII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;LE GRAND JOUR</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXVIII"><b>XXVIII.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;UNE VENDETTA</b><br /></td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#XXIX"><b>XXIX.</b></a></td><td align="left"><b>&mdash;NOTRE-DAME-D'AMOUR</b><br /></td></tr>
+</table>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DEDICACE" id="DEDICACE"></a><a href="#table">DEDICACE</a></h2>
+
+<p>&Agrave; <span class="smcap">Mademoiselle Madeleine Aicard</span></p>
+
+<p><i>Ma bonne vieille tante</i>,</p>
+
+<p><i>Pourquoi je vous d&eacute;die ce livre? Parce qu'on y voit passer deux figures
+qui, je le sais, vous toucheront</i>.</p>
+
+<p><i>C'est, d'abord, dans la chapelle abandonn&eacute;e, la pauvre statuette de
+Notre-Dame-d'Amour</i>.</p>
+
+<p><i>C'est, ensuite, la vieille m&egrave;re du gardian Pastorel</i>.... <i>Ne trouvez-vous
+pas qu'elle ressemble un peu &agrave; la v&ocirc;tre, &agrave; ma grand'm&egrave;re</i>? <i>Et n'est-ce
+pas que, pour cela, vous aimerez mon livre</i>?</p>
+
+<table summary="signature">
+<tr><td align="left">
+<i>Votre neveu d&eacute;vou&eacute;,</i>
+</td></tr>
+
+<tr><td align="right"><span class="smcap">Jean Aicard</span>.
+</td></tr>
+</table>
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h2>NOTRE-DAME-D'AMOUR</h2>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+<h3>NOTRE-DAME-D'AMOUR.</h3>
+
+
+<p>Zanette, c'&eacute;tait son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le
+pronon&ccedil;ait en z&eacute;zayant, lorsqu'elle &eacute;tait toute petite. Tel il lui &eacute;tait
+rest&eacute;. Ce qui, aussi, lui &eacute;tait rest&eacute;, c'&eacute;tait sa gr&acirc;ce d'enfance, on ne
+sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-m&ecirc;me. Elle &eacute;tait belle
+de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux
+noirs, qui, sous le hennin &agrave; l'arl&eacute;sienne, pendaient lourdement sur la
+blancheur dor&eacute;e de son cou.</p>
+
+<p>Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait
+la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-&agrave;-dire dans
+l'entre-b&acirc;illement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir
+un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue &agrave;
+la cha&icirc;nette des grand'm&egrave;res.</p>
+
+<p>Zanette vivait &agrave; la ferme de la Sir&egrave;ne, bien tranquille &agrave; soigner ses
+poules, ses lapins, aupr&egrave;s de son p&egrave;re, ma&icirc;tre Augias, le bayle. &Agrave;
+l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.</p>
+
+<p>Et bien souvent, assise au bord du Petit Rh&ocirc;ne, seule, sous les saules
+et les aubes, elle r&ecirc;vait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers
+la mer, vers la mer si grande, o&ugrave; des bateaux vont et viennent, comme
+des b&ecirc;tes de r&ecirc;ve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un
+songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans
+esp&eacute;raient.</p>
+
+<p>...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sir&egrave;ne? La
+Sir&egrave;ne (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront,
+est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arr&ecirc;te chez nous, et qui
+traverse seulement notre ciel, tr&egrave;s haut. Quelquefois, le laboureur, en
+novembre, arr&ecirc;te son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie
+lointaine, confuse, comme un son prolong&eacute; de viole ou de mandoline....</p>
+
+<p>Et il &eacute;coute, en r&ecirc;vant....</p>
+
+<p>Ce sont les sir&egrave;nes qui passent l&agrave;-haut, tout l&agrave;-haut. Elles sont plus
+petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les
+couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font
+sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes.
+On croit plut&ocirc;t que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une
+seule note qui, de temps en temps, scande et domine la m&eacute;lodie des
+ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait &agrave; peine de construire le
+ch&acirc;teau et sa ferme, une sir&egrave;ne un instant se posa sur le bouquet de
+tamaris en fleurs que les ma&ccedil;ons plantent au bout d'une perche, sur la
+toiture, d&egrave;s qu'elle est achev&eacute;e. Et le ch&acirc;teau, et la ferme qui le
+touche, furent, voil&agrave; bien longtemps, baptis&eacute;s du nom qu'ils portent
+encore.</p>
+
+<p>Entre la ferme et la ch&acirc;teau, une vieille chapelle d&eacute;cr&eacute;pite, o&ugrave; jadis
+on disait la messe, se dresse, &eacute;troite et longue.</p>
+
+<p>On la dirait b&acirc;tie sur le mod&egrave;le des huttes camarguaises.</p>
+
+<p>Les huttes sont en &laquo;tape&raquo;, en argile dess&eacute;ch&eacute;e, recouvertes de roseaux,
+et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais
+les deux toits ont la m&ecirc;me forme, celle d'un bateau long, la quille en
+l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle,
+portent toutes une croix pench&eacute;e, comme renvers&eacute;e en arri&egrave;re. Toutes ces
+croix penchantes font songer au mistral &eacute;ternel qui incline ainsi un peu
+tous les arbres des plaines proven&ccedil;ales, dans la m&ecirc;me direction. Tous
+ils gardent un peu la marque du vent ma&icirc;tre, &laquo;magistral&raquo;, &agrave; qui les
+Romains avaient &eacute;lev&eacute; un temple, comme &agrave; la puissance divine,
+protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles
+donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi &agrave; dessein pench&eacute;es,
+l'impression des choses de la religion, &agrave; la fois vaincues et
+r&eacute;sistantes. Elles sont l&agrave;, tenaces mais inclin&eacute;es, jamais arrach&eacute;es
+mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstin&eacute; d'une foi
+sans rel&acirc;che battue des vents....</p>
+
+<p>Bien d&eacute;laiss&eacute;e en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe.
+Et pourtant, les gens du ch&acirc;teau et de la ferme ne l'abandonnent pas;
+ordre est donn&eacute; &agrave; Zanette par les ma&icirc;tres du ch&acirc;teau, riches n&eacute;gociants
+qui habitent Marseille,&mdash;de tirer, aux jours de f&ecirc;te,&mdash;de dessous
+l'autel qui forme placard,&mdash;les v&ecirc;tements sacerdotaux pr&eacute;cieusement
+enferm&eacute;s l&agrave;, et de les visiter avec soin, d'en &eacute;loigner les fourmis,
+les araign&eacute;es, les tarentes.</p>
+
+<p>Cette chapelle est consacr&eacute;e &agrave; la Vierge, qui porte aussi le nom de
+Notre-Dame-d'Amour.</p>
+
+<p>H&eacute;las! m&ecirc;me parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des
+glorieux! Il y a, h&eacute;las! par le monde, des Notre-Dames illustres,
+v&eacute;n&eacute;r&eacute;es de tous, &agrave; qui on apporte chaque jour des pr&eacute;sents magnifiques,
+des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants! Il
+y a des Notre-Dames &agrave; Lyon, &agrave; Paris, &agrave; Lourdes, &agrave; la Salette,&mdash;l'univers
+le sait. Et peut-&ecirc;tre aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite
+Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, d&eacute;laiss&eacute;e m&ecirc;me des gens
+du pays, habite une pauvre chapelle d&eacute;cr&eacute;pit&eacute;e, semblable &agrave; la plus
+pauvre des cabanes de ce d&eacute;sert!... Notre-Dame-d'Amour! c'est sous ce
+nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si
+Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les
+Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visit&eacute;e comme eux, tant s'en
+faut! Et dans sa niche de pierre, au-dessus de l'humble autel o&ugrave;
+brillent deux cand&eacute;labres de cuivre et un tabernacle de bois dor&eacute;, la
+Notre-Dame, dor&eacute;e &eacute;galement, ne voit plus &agrave; ses genoux que Zanette. Du
+moins est-ce tous les jours, d&egrave;s l'aube, que Zanette vient lui adresser
+sa pri&egrave;re, depuis sa petite enfance.</p>
+
+<p>Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne prot&egrave;ge pas contre
+l'abandon! Elle est pourtant jolie &agrave; voir, grande, oh! grande comme une
+enfant de dix ans, v&ecirc;tue, par-dessus la robe de bois dor&eacute;, d'une robe en
+vraie &eacute;toffe, jadis blanche, toute piqu&eacute;e de fleurettes bleues. Elle est
+coiff&eacute;e d'un velours d'Arl&egrave;se, bleu &eacute;galement, frapp&eacute; de roses p&acirc;les;
+elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre; au cou, un collier de
+perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dor&eacute;es bien
+solidement par un ma&icirc;tre-ouvrier, puisque la dorure du visage et des
+mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte,
+chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce
+Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux
+murailles, tableaux na&iuml;fs, b&eacute;quilles, fusils crev&eacute;s offerts par des
+chasseurs, petits bateaux jadis apport&eacute;s par des marins sauv&eacute;s du
+naufrage.</p>
+
+<p>Aussi, pourquoi, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous point de
+miracles? Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-Mer&mdash;&agrave; cinq lieues d'ici, au
+sud,&mdash;voyez l'&eacute;glise cr&eacute;nel&eacute;e, de six cents ans plus vieille que vous,
+et voyez comme les p&egrave;lerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai! Ce
+jour-l&agrave;, les saintes ch&acirc;sses, qui contiennent les os des deux saintes
+Maries, Jacob&eacute; et Salom&eacute;, descendent en grande c&eacute;r&eacute;monie, du haut de la
+vo&ucirc;te. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les
+Saintes gu&eacute;rissent quelquefois les paralys&eacute;s. Elles ne sont pas toujours
+justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles
+gu&eacute;rissent celui-ci au lieu de celui-l&agrave;,&mdash;mais &agrave; tous &eacute;galement elles
+donnent l'esp&eacute;rance, c'est-&agrave;-dire le meilleur de la vie.</p>
+
+<p>Et c'est pourquoi chaque ann&eacute;e, des milliers de p&egrave;lerins en caravane,
+visitent leur &eacute;glise.... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame? Vous
+&ecirc;tes leur reine pourtant, et la propre m&egrave;re de Dieu, et c'est elles
+qu'on visite seules, c'est elles et m&ecirc;me sainte Sare, qui fut leur
+servante, et dont les reliques, dans la crypte souterraine de l'&eacute;glise,
+sont v&eacute;n&eacute;r&eacute;es surtout des boh&eacute;miens! Et vous, vous, &ocirc; Notre-Dame, vous
+&ecirc;tes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans
+honneur et sans pri&egrave;re... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai
+qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-&ecirc;tre l'aimez-vous....
+Prot&eacute;gez-la donc, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour! Et donnez-lui l'amour vrai.
+Qu'elle aime et qu'elle soit aim&eacute;e. C'est, des destin&eacute;es de la terre, la
+plus humaine et la plus divine!</p>
+
+<p>Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller
+dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon horizontal du matin
+entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la
+vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin
+enserre &eacute;troitement son haut chignon au-dessus duquel elle se termine en
+deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire les
+anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au
+passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans
+l'entre-b&acirc;illement de ses fichus arl&eacute;siens.... Et elle prie, agenouill&eacute;e
+dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui
+d&eacute;couvre ses pattes fines de perdrix de Crau; ses gros bas de fille
+sage, jadis tricot&eacute;s par sa m&egrave;re, qui est morte depuis trois ans.</p>
+
+<p>&mdash;Prot&eacute;gez mon p&egrave;re, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette
+terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du
+mauvais amour. Et quelque jour, si je le m&eacute;rite, accordez moi d'avoir un
+amoureux que j'aime.... Ce Jean Pastorel peut-&ecirc;tre, qui aux derni&egrave;res
+courses des plaines de Meyran, vint,&mdash;comme s'il m'e&ucirc;t connue et
+aim&eacute;e,&mdash;m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du
+taureau en col&egrave;re!</p>
+
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Or, voici comment il se faisait que la d&eacute;votion de Zanette &agrave; Notre-Dame
+d'Amour &eacute;tait si fervente; sa foi, si enti&egrave;re.</p>
+
+<p>Quand elle &eacute;tait toute enfant, &agrave; six ans, Zanette avait un chien qu'elle
+aimait beaucoup, d'un de ces amours passionn&eacute;s des tous petits pour les
+b&ecirc;tes. Ce chien, dans l'&eacute;curie, o&ugrave; il couchait, fut bless&eacute; d'une ruade
+par un cheval malade. Zanette parvint &agrave; p&eacute;n&eacute;trer, toute seule, dans la
+chapelle du ch&acirc;teau, et elle supplia Notre-Dame de la prot&eacute;ger, en cette
+circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-aim&eacute;.
+H&eacute;las! il arriva que juste &agrave; l'heure o&ugrave; elle venait de faire cette
+pri&egrave;re, le chien mourut, et l'enfant r&eacute;volt&eacute;e d&eacute;clara qu'elle ne
+demanderait plus rien &agrave; une Notre-Dame si m&eacute;chante!... Elle s'exaltait
+dans cette id&eacute;e, quand le v&eacute;t&eacute;rinaire, arriv&eacute; d'Arles pour voir le
+cheval, ayant demand&eacute; &agrave; examiner le chien mort, d&eacute;clara que l'accident
+du coup de pied mortel &eacute;tait une chance heureuse, le chien &eacute;tant bien et
+d&ucirc;ment enrag&eacute; quoique l'horrible maladie ne se f&ucirc;t pas d&eacute;clar&eacute;e
+encore.... L'apparente malice de Notre-Dame &eacute;tait donc un miracle de
+bont&eacute;....</p>
+
+<p>C'est de ce jour-l&agrave; que Zanette ne jurait plus que par
+Notre-Dame-d'Amour.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+<h3>LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE.</h3>
+
+
+<p>Pour bien comprendre pourquoi le gardian Mart&eacute;gas n'avait pas le droit,
+v&eacute;ritablement, d'aimer Zanette, il faut savoir quel &laquo;marrias&raquo;, quel
+homme de rien &eacute;tait ce grand diable de vingt-six ans, &agrave; grosse barbe
+noire et inculte, carr&eacute; d'&eacute;paules, puissant comme un taureau, de haute
+mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de
+franchise, c'&eacute;tait un tra&icirc;tre, un homme dont on ne savait jamais l'id&eacute;e.
+Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait,
+mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des
+yeux gris piquet&eacute;s de petits points d'or comme ceux des chats) un
+trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se tra&icirc;ne
+au-dessus des marais, cachant les trous, les fondri&egrave;res, les pi&egrave;ges....</p>
+
+<p>Quelque chose sortait de ces yeux-l&agrave; d'implacablement malin; mais de
+malin sans esprit, sans clart&eacute;.... Ce n'&eacute;tait pas un &eacute;clair de mal, oh
+non! une fum&eacute;e plut&ocirc;t, comme celle qui sort des &laquo;lorons&raquo;, ces trous
+myst&eacute;rieux, ouverts &ccedil;a et l&agrave; parmi les mar&eacute;cages de Camargue, et qui
+exhalent sans cesse une bu&eacute;e, la chaleur des dangereux ferments de
+dessous, le souffle des enfers fi&eacute;vreux, faits de moisissure
+croupissante. Il avait une mauvaise &acirc;me, bien s&ucirc;r, ce Mart&eacute;gas, et
+vraiment c'&eacute;tait effrayant de penser qu'il essayait de faire sa cour &agrave;
+Zanette, qu'il r&ecirc;vait d'en faire sa femme, &laquo;le gueux!&raquo;&mdash;ou m&ecirc;me sa
+ma&icirc;tresse! Voyez-vous cela, la mignonne fermi&egrave;re du mas de la Sir&egrave;ne,
+&eacute;pousant ce lourd coquin! une petite caille mari&eacute;e &agrave; la <i>lardarasse</i>,
+l'oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses
+serres dures, au bec fait pour d&eacute;chirer les proies mortes et
+corrompues.... Ce pesant animal, avoir &agrave; lui cette jolie poulette de
+chaume!</p>
+
+<p>On ne voyait pas &ccedil;a, non, pour s&ucirc;r! Ni au physique ni au moral, ces deux
+&ecirc;tres ne se pourraient rapprocher. On tremblait &agrave; l'id&eacute;e d'un tel
+sacril&egrave;ge. Et pourtant il s'&eacute;tait mis ce projet en t&ecirc;te,&mdash;&laquo;le
+gueux!&raquo;&mdash;de plaire &agrave; Zanette! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse
+ou de force!</p>
+
+<p>Zanette, jolie comme un c&oelig;ur, avec sa coiffe arl&eacute;sienne, avec son fichu
+aux mille plis qui s'ouvrait galamment pour montrer un peu de sa
+poitrine naissante, avait seize ans et demi. C'&eacute;tait une petite cr&eacute;ature
+brune, un sage petit c&oelig;ur, aimant son p&egrave;re, Dieu et saint Trophime,
+patron des Arl&egrave;ses,&mdash;et d&eacute;vote, chacun le savait, &agrave; Notre-Dame-d'Amour.</p>
+
+<p>Et afin de vous montrer que Mart&eacute;gas n'&eacute;tait point fait pour l'honneur
+et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de
+l'enfant, entre ses bras d'hercule la taille l&eacute;g&egrave;re de la mignonne, ni
+de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine o&ugrave; battait ce
+bon petit c&oelig;ur, il n'y a qu'&agrave; savoir o&ugrave; il passait ses soir&eacute;es depuis
+quelque temps, le bouvier Mart&eacute;gas, aux yeux troubles.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+<h3>LE REMORDS DE MART&Eacute;GAS.</h3>
+
+
+<p>Ses soir&eacute;es, il les passait en des bouges qu'on trouve, &agrave; Arles, le long
+du Rh&ocirc;ne, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du
+Rh&ocirc;ne. Sinistres le soir, ces ruelles pav&eacute;es en galets roul&eacute;s de Crau,
+dress&eacute;s sur leurs pointes. Elles aboutissent &agrave; la digue de pierre qui
+semble les barrer d'une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac,
+leur donne des airs de coupe-gorge profonds, o&ugrave; le bruit du Rh&ocirc;ne et la
+voix du mistral seraient charg&eacute;s d'&eacute;touffer le cri des victimes. Les
+maisons basses, blanchies &agrave; la chaux, en ces ruelles-l&agrave; paraissent
+livides. Les unes se ferment avec des discr&eacute;tions louches. Les autres
+s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le
+quai, exhauss&eacute; sur une muraille d&eacute;clive, et surmont&eacute; d'un parapet
+massif, attire et blesse l'&oelig;il, comme un mur de prison....</p>
+
+<p>Et derri&egrave;re ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rh&ocirc;ne dangereux,
+qui grogne et se lamente et qui menace....</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, au rez-de-chauss&eacute;e d'une maison ouverte sur la rue, est l&agrave;,
+buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux &agrave; qui le Rh&ocirc;ne
+n'apprend que les duret&eacute;s, les violences, &agrave; qui il conte ses secrets
+horribles ou puants; &agrave; qui il montre les cadavres d'assassin&eacute;s ou les
+charognes de b&ecirc;tes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se
+d&eacute;barrassent avec d&eacute;go&ucirc;t les villes du haut fleuve.</p>
+
+<p>Il faut voir l'endroit o&ugrave; est en ribote celui qui pr&eacute;tend devenir le
+futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints
+d'images obsc&egrave;nes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination
+d'un peintre de bas &eacute;tage, ayant fait assur&eacute;ment des &eacute;tudes classiques
+et tomb&eacute; dans toutes les d&eacute;ch&eacute;ances, a bizarrement compliqu&eacute;s. C'est une
+d&eacute;bauche de d&eacute;esses et de dieux, fresque pomp&eacute;ienne, destin&eacute;e &agrave; attirer,
+du fond de la rue, le regard du passant &eacute;gar&eacute;, et s'il se peut le
+passant lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Cinq ou six hommes sont attabl&eacute;s, dans ce d&eacute;cor, avec Mart&eacute;gas, et
+boivent, les coudes sur la table, les t&ecirc;tes rapproch&eacute;es, causant bas,
+puis criant parfois et jurant tr&egrave;s fort, serrant des pipes courtes dans
+leurs dents rageuses,&mdash;faces congestionn&eacute;es, barbes sales, mains
+spongieuses et s&egrave;ches, cous gonfl&eacute;s et rouge&acirc;tres, formes d'hommes en
+qui sont des &acirc;mes de b&ecirc;tes. Parmi eux s'ennuie la ma&icirc;tresse du logis,
+jeune femme qui para&icirc;t vieille, dr&ocirc;lesse &eacute;dent&eacute;e, mal coiff&eacute;e,
+d&eacute;penaill&eacute;e, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup,
+toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret
+ou dans une chambre &agrave; coucher; il y a, au fond, une alc&ocirc;ve ouverte,
+mais, au-dessus du lit, des &eacute;tag&egrave;res avec des verres; il y a une
+commode, mais charg&eacute;e des bouteilles &agrave; &eacute;tiquettes vari&eacute;es....</p>
+
+<p>Les langues des hommes sont devenues &eacute;paisses. Mart&eacute;gas p&eacute;rore depuis
+deux heures, il commence, maintenant, &agrave; s'embrouiller dans ses r&eacute;cits,
+il est saoul. Et tout &agrave; coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que
+jamais demeurent fixes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Mart&eacute;gas, qu'as-tu?</p>
+
+<p>On le secoue, il r&eacute;pond enfin:</p>
+
+<p>&mdash;Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-l&agrave;, non, je ne
+l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me
+rongera encore!</p>
+
+<p>&mdash;Mart&eacute;gas a un remords!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu n'en as qu'un, Mart&eacute;gas?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai qu'un! g&eacute;mit Mart&eacute;gas en prenant &agrave; pleins poings ses
+cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa t&ecirc;te
+avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en
+ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en
+des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades.
+Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles
+&eacute;taient l&agrave;.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable
+remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai....</p>
+
+<p>Les autres gaillards se mirent &agrave; rire grossement.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une
+qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourment&eacute; jusque dans les
+bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles....</p>
+
+<p>Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui
+lui sourit avec une esp&egrave;ce de reconnaissance.</p>
+
+<p>Elle profita du compliment pour verser &agrave; la ronde. Et tous lev&egrave;rent le
+coude en disant:</p>
+
+<p>&mdash;A la v&ocirc;tre!... Que cela dure! et longuement!</p>
+
+<p>Il y eut un lourd silence.</p>
+
+<p>Enfin, frappant sur la cuisse de Mart&eacute;gas qui, accoud&eacute;, oubliait les
+camarades, l'&oelig;il sur sa vision, un des hommes dit:</p>
+
+<p>&mdash;As-tu donc tomb&eacute; un chr&eacute;tien, dis, mon homme? l'as-tu tomb&eacute;? en as-tu
+d&eacute;moli un? as-tu d&eacute;moli quelqu'un, homme ou femme?</p>
+
+<p>&mdash;Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un
+peu, d'&ecirc;tre plus b&ecirc;te que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si
+Mart&eacute;gas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous
+ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un
+secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours apr&egrave;s!...
+Un jour viendrait o&ugrave;, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous
+conterait au cabaret l'histoire de Mart&eacute;gas.... Pourquoi se croirait-il
+plus oblig&eacute; que Mart&eacute;gas lui-m&ecirc;me &agrave; garder le silence, celui qui
+pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut
+pas l'&ecirc;tre plus!... &Ecirc;tre saoul ne m'emp&ecirc;che pas de voir clair, bien au
+contraire, et ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gue&iuml;t? n'est-ce
+pas, Cabasse?... Pas un mot de plus, Mart&eacute;gas; ne l'excite pas, toi,
+Cabrol!</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas releva sa t&ecirc;te farouche, sa face velue. L'&oelig;il inject&eacute;, le poil
+h&eacute;riss&eacute;, le colosse grogna:</p>
+
+<p>&mdash;Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu!</p>
+
+<p>Il donnait du front dans son id&eacute;e fixe avec une obstination aveugle de
+taureau collant.</p>
+
+<p>Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales
+s'entre-choqu&egrave;rent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les
+jupes de la fille d'un liquide rouge&acirc;tre et douteux.</p>
+
+<p>Et se tournant tout d'une pi&egrave;ce vers ce Cabrol qui avait parl&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ta faute &agrave; toi, &ocirc; &acirc;ne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si
+aujourd'hui et toujours je regrette &ccedil;a en moi-m&ecirc;me. La nuit, bien des
+fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les
+poings. Le jour, je m'arr&ecirc;te de travailler, des fois, pour y penser, et
+rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours &agrave; cheval,
+d'autres fois, le remords me revient et si rudement m'attrape que, de
+col&egrave;re, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer,
+comme s'il y &eacute;tait pour quelque chose.... Ce n'est pas &agrave; lui, pourtant,
+pas &agrave; lui la faute, pauvre b&ecirc;te! C'est &agrave; toi, Cabrol, &agrave; toi, je te dis,
+ta faute &agrave; toi, mauvais conseil, fain&eacute;ant, gueusas! Pourquoi t'ai-je
+&eacute;cout&eacute;! Sainte Vierge! oui, pourquoi! Je serais heureux, maintenant....
+Nous boirions heureux!</p>
+
+<p>&mdash;N'y pense plus! dit l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'&eacute;tait possible!
+soyez t&eacute;moins, vous autres, jugez un peu! &Eacute;coutez, je vais vous dire.</p>
+
+<p>Les t&ecirc;tes se rapproch&egrave;rent. Les curiosit&eacute;s s'allum&egrave;rent dans les yeux.
+Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard,
+rayonn&egrave;rent, pr&ecirc;tes &agrave; jouir du mal... il y eut un gros silence.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,&mdash;mais tu es
+un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir!</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas s'essuya le front d'un revers de main.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!...
+Nous &eacute;tions, figurez-vous, &agrave; la guerre, voil&agrave; sept ans, si je compte
+bien, si Bar&ecirc;me n'est pas un &acirc;ne, on s'&eacute;tait battu depuis le jour lev&eacute;,
+contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce
+pas? Vous dire o&ugrave; nous &eacute;tions, par exemple, &ccedil;a, je ne le peux pas;
+c'&eacute;tait par l&agrave;-haut, dans le nord, pr&egrave;s de Dijon, nous avions re&ccedil;u des
+coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le
+matin. Nous &eacute;tions, Cabrol qui est l&agrave; et moi, soldats de la m&ecirc;me
+compagnie et nous avions tir&eacute; ensemble, que je dis, des coups de fusil
+tout le matin.... A pr&eacute;sent, tout s'en allait, de tous c&ocirc;t&eacute;s, &agrave; la
+d&eacute;bandade, va comme tu voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez,
+comme une manade folle qui s'&eacute;parpille de peur, on ne sait pas
+pourquoi,&mdash;parce que le bateau &agrave; vapeur siffle sur le Rh&ocirc;ne... pour
+rien, on filait, voil&agrave; tout, on d&eacute;talait, on se levait de devant. Ce
+fain&eacute;ant qui maintenant boit l&agrave;, bien tranquille &agrave; mon c&ocirc;t&eacute;, comme si
+rien n'&eacute;tait, ce Cabrol que vous voyez &eacute;tait avec moi, oui, pr&egrave;s de
+moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il
+tra&icirc;nait la jambe, et moi aussi, fatigu&eacute;s tous deux, oh! oui, un peu
+trop, &agrave; moiti&eacute; crev&eacute;s de fatigue... et voil&agrave; que nous nous arr&ecirc;tons dans
+un petit bois, o&ugrave; les arbres &eacute;taient serr&eacute;s, serr&eacute;s comme des soldats &agrave;
+l'exercice; nous &eacute;tions bien cach&eacute;s l&agrave;, dans ce fourr&eacute;, au beau milieu
+d'une plaine, au bord d'une route, o&ugrave;, de temps en temps passaient les
+derniers tra&icirc;nards. Tous avaient d&eacute;fil&eacute; ou &agrave; peu pr&egrave;s, car il n'en
+passait plus gu&egrave;re. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je
+pense, et voil&agrave; que nous &eacute;tions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous
+deux seuls, ma&icirc;tres de nous, ma&icirc;tres, vous comprenez, de rester l&agrave; ou de
+partir, de d&eacute;serter.... Et nous y pensions. Tout &agrave; coup, sur la route
+qui &eacute;tait d&eacute;couverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier
+de notre r&eacute;giment. Un des soldats et l'officier &eacute;taient bless&eacute;s, vous
+entendez bien, bless&eacute;s, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et
+je dis &agrave; cette b&ecirc;te brute qui est l&agrave;; je dis &agrave; Cabrol:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde!</p>
+
+<p>Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous? la caisse de
+bois, la caisse ferr&eacute;e o&ugrave; &eacute;tait l'argent, l'argent de la solde pour tout
+notre r&eacute;giment. Elle &eacute;tait lourde, allez! ils la portaient sur un
+brancard de malade et, &agrave; leur d&eacute;marche, on voyait bien qu'elle &eacute;tait
+lourde... oh lourde! lourde bougrement!</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, bourrel&eacute; de remords, essuya de nouveau son front en sueur; il
+y eut un silence embarrass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es &agrave; temps de ne rien dire, Mart&eacute;gas! Tu y es &agrave; temps!</p>
+
+<p>Pourtant, les t&ecirc;tes des auditeurs se rapproch&egrave;rent encore.... La
+convoitise fit reluire tous les yeux; ils la voyaient, la caisse! D&eacute;j&agrave;
+ils ne comprenaient plus les remords de Mart&eacute;gas.... Eh bien quoi?
+apr&egrave;s? il avait attaqu&eacute; les soldats et l'officier? n'est-ce pas? il
+avait un peu vol&eacute; la caisse; ce Mart&eacute;gas, et&mdash;pour cela&mdash;tu&eacute; un peu; tu&eacute;
+un ou deux hommes tout au plus!... eh! mon Dieu, &agrave; la guerre! un de
+plus, un de moins! Ils le regardaient avec un peu d'admiration et
+d'envie.</p>
+
+<p>&mdash;Il devait y avoir au moins... cent mille francs! dit une voix.</p>
+
+<p>Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui
+repr&eacute;sente les grosses fortunes. Apr&egrave;s cent mille francs, tout de suite
+apr&egrave;s, il y a &laquo;des millions&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;Pour s&ucirc;r, gronda Mart&eacute;gas! Pour s&ucirc;r, ils y &eacute;taient, les cent mille
+francs!... Et je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde!</p>
+
+<p>Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer pr&egrave;s de nous, &agrave;
+trente pas, la bonne port&eacute;e, ils ne nous voyaient pas, ils ne se
+m&eacute;fiaient de rien.</p>
+
+<p>Mon camarade me comprit. Je vis tr&egrave;s bien qu'il me comprenait parce
+qu'il devenait p&acirc;le, tout blanc comme un mort, l'imb&eacute;cile. Et &agrave; voix
+basse je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Deux que nous en tuons et les autres vont d&eacute;taler, et vite! Je me
+charge de l'officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble....</p>
+
+<p>Alors, j'&eacute;paulai mon fusil....</p>
+
+<p>Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel remords! quel remords, g&eacute;mit Mart&eacute;gas, tout &agrave; fait ivre, et
+de plus en plus obstin&eacute; &agrave; r&eacute;p&eacute;ter son cri de regret poignant... quel
+remords, mes amis!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, Mart&eacute;gas, tu es riche? s'&eacute;cria tout &agrave; coup la fille. Tu ne
+me disais pas &ccedil;a!...</p>
+
+<p>Et elle posa sa main sur le bras de l'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Riche! pleura Mart&eacute;gas, d&eacute;cid&eacute;ment d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, voil&agrave; bien tout
+justement mon remords! riche! c'est que j'aurais pu l'&ecirc;tre, sans
+celui-ci! sans toi, sans toi! hurla-t-il &agrave; tue-t&ecirc;te, en tendant contre
+son voisin un poing furieux.... Figurez-vous, les amis, que, au moment
+o&ugrave; j'allais tirer... (et je l'avais, croyez-moi, au bout du fusil, le
+gibier! et je ne manque pas plus un perdreau en l'air qu'on ne peut
+manquer un b&oelig;uf dans un corridor)... cette b&ecirc;te mauvaise que Dieu
+pr&eacute;fonde, oui, toi! toi! que le tonnerre du bon Dieu te br&ucirc;le et te
+vide!... cet animal malfaisant m'emp&ecirc;cha de tirer:</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas &ccedil;a, qu'il dit, Mart&eacute;gas! ne fais pas &ccedil;a! Pour l'amour de
+Dieu, pas &ccedil;a!</p>
+
+<p>Et il d&eacute;tourna mon fusil avec sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;. Les gens &eacute;taient pass&eacute;s, le coup manqu&eacute; <i>pour toujours</i>! Il
+&eacute;tait trop tard... jamais, non, jamais, je ne m'en consolerai! un coup
+si s&ucirc;r! si beau!... cent mille francs au moins, comme vous dites!...
+une occasion comme un homme dans sa vie n'en trouve qu'une! La guerre,
+oui, la d&eacute;bandade, qui nous favorisait; oui, tout &eacute;tait embrouill&eacute;,
+l'ennemi par l&agrave;, autour de nous, on ne savait pas bien o&ugrave;.... Personne
+pour nous accuser, pour deviner!... Ah! quel remords, coll&egrave;gues! quel
+remords d'avoir manqu&eacute; ce coup-l&agrave;! De ma vie, je vous dis, je ne m'en
+consolerai! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse
+mal gard&eacute;e, qu'on n'avait qu'&agrave; prendre! Pourquoi t'ai-je &eacute;cout&eacute;,
+imb&eacute;cile! je serais riche &agrave; pr&eacute;sent! Mis&egrave;re de moi! malheur! malheur!
+quel remords!</p>
+
+<p>Et sinistrement comique, Mart&eacute;gas se d&eacute;solait. Les auditeurs
+partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en
+ivrognes.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, disaient-ils, chacun &agrave; son tour&mdash;c'&eacute;tait un beau
+coup,&mdash;&ccedil;a ne se retrouve pas, non!&mdash;J'ai cru d'abord que tu regrettais
+d'avoir fait un beau coup, c'est tout au contraire. Tu as le regret de
+l'avoir manqu&eacute;....&mdash;C'est malheureux, Mart&eacute;gas, bien malheureux....</p>
+
+<p>Il &eacute;tait inconsolable, ce Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>On ne pouvait donc pas dire qu'il n'e&ucirc;t pas de conscience. Seulement, sa
+conscience travaillait &agrave; l'envers. Le diable en personne doit avoir des
+<i>remords</i> pareils, quand il a, par sa faute, manqu&eacute; une occasion
+favorable de bien mal faire!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+<h3>A QUI LE CHEVAL?</h3>
+
+
+<p>Un peu avant le lever du jour, &agrave; l'heure blafarde, Mart&eacute;gas sortit du
+bouge avec Cabrol.</p>
+
+<p>Tous deux mont&egrave;rent sur la digue, et s'en all&egrave;rent longeant le parapet,
+le cerveau lourd, suivant des yeux le Rh&ocirc;ne orageux, dont on devinait la
+couleur de terre, sous le ciel violac&eacute;, vineux.</p>
+
+<p>Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la t&ecirc;te
+au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux.</p>
+
+<p>Une bise qui, par caprice, remontait le Rh&ocirc;ne, fouettait leurs visages
+terreux, &eacute;nergiques et jaunes comme le Rh&ocirc;ne m&ecirc;me. Ce coup de fouet les
+r&eacute;veilla.</p>
+
+<p>D&eacute;gris&eacute;s, ils marchaient droit, sans rien dire, &eacute;clair&eacute;s parfois d'une
+clart&eacute; brusque par un des r&eacute;verb&egrave;res accroch&eacute;s aux maisons du quai; ils
+avaient l'air de deux mauvais fant&ocirc;mes.</p>
+
+<p>Et Cabrol tout &agrave; coup, r&eacute;pondant aux lamentations par lesquelles
+Mart&eacute;gas, toute la nuit, avait d&eacute;couvert le fond de son &acirc;me obscure, il
+dit, ce Cabrol:</p>
+
+<p>&mdash;Marie-toi avec Zanette, la Zanette de ma&icirc;tre Augias. Son p&egrave;re a un peu
+de bien et d'argent et la confiance des ma&icirc;tres du ch&acirc;teau de la Sir&egrave;ne.
+Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, &agrave; voir, elle donne
+faim et soif. C'est une cerise qui pend &agrave; l'arbre. Tu n'as qu'&agrave; prendre.
+Et je t'en avertis, Mart&eacute;gas, pour que tu le saches,&mdash;un que l'on nomme
+Pastorel&mdash;tu le connais peut-&ecirc;tre, Jean Pastorel, le gardian?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais qui tu veux dire; il habite pr&egrave;s des Saintes, &agrave; Silve-R&eacute;al.
+C'est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Pardi, qu'il en tient pour Zanette!</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu s&ucirc;r? demanda Mart&eacute;gas, s'arr&ecirc;tant tout sec.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'en suis s&ucirc;r!... quand je le dis?</p>
+
+<p>&mdash;Et comment le sais-tu, Cabrol? Prends garde &agrave; ce que tu vas dire. Car
+celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux
+dire! Je suis aussi matelot, mon homme!</p>
+
+<p>&mdash;Comment je le sais? La belle affaire! Pas n'est besoin d'&ecirc;tre sorcier,
+pour &ccedil;a, coll&egrave;gue!... Il n'y a pas quinze jours, aux derni&egrave;res f&ecirc;tes du
+mois de mai, aux plaines de Meyran....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n'y
+&eacute;tais-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Avance donc! Je t'&eacute;coute! Tu as une parole qui ne marche pas! Tu me
+fais bouillir le sang d'impatience! Si je n'y &eacute;tais pas, c'est que
+j'avais d'autres affaires meilleures.... Avance donc, &acirc;nesse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et
+renvers&eacute; joliment un jeune taureau un peu difficile, est all&eacute; la prendre
+par la main, ta Zanette, afin qu'elle v&icirc;nt marquer la b&ecirc;te avec le fer
+rouge, au chiffre du ma&icirc;tre.... Et &ccedil;a, on ne le fait, voyons, que pour
+sa fianc&eacute;e, ou pour sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;Gueusard de sort! gronda Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>Et il s'assit sur le parapet de pierre, comme pour r&eacute;fl&eacute;chir mieux &agrave; son
+aise.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu'il prenne garde ce
+Pastorel! Que je ne le voie pas recommencer! Moi &eacute;tant l&agrave;, il aurait du
+mal!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, r&eacute;pliqua Cabrol, riant d'un gros rire... il a recommenc&eacute;
+d&eacute;j&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave;? Dis, que je sache!</p>
+
+<p>&mdash;Il a recommenc&eacute; le m&ecirc;me jour, aux Plaines. Pourquoi n'y es-tu pas
+venu?</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais all&eacute; conduire &agrave; Aigues-Mortes un cheval vendu qu'il fallait
+remettre pr&eacute;cis&eacute;ment ce jour-l&agrave;, sans faute.... Dis-moi tout sur ce
+Pastorel, dis-moi tout &ccedil;a que tu sais, h&eacute;? Sans rien oublier, sans rien
+me cacher surtout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, apr&egrave;s la ferrade, o&ugrave; l'on marque les plus jeunes b&ecirc;tes, il y
+eut course &agrave; la cocarde. Une jeune vache, tr&egrave;s m&eacute;chante, &eacute;chappait aux
+plus malins. La cordette un peu l&acirc;che qu'on avait mal tendue, d'une
+corne &agrave; l'autre, pendait, balan&ccedil;ant, au beau milieu du front, la
+cocarde. Un de Montpellier, au moment o&ugrave; il croyait tenir cette cocarde
+ensorcel&eacute;e, quand il ne tenait que la ficelle solide d'o&ugrave; il ne put
+d&eacute;gager ses doigts sinon coup&eacute;s et saignants, fut pris entre les cornes
+par le milieu du corps!... Oh! par bonheur il &eacute;tait maigre, de mani&egrave;re
+qu'entre les deux cornes il eut toute la place pour &ecirc;tre &agrave; son aise!...</p>
+
+<p>Un autre, qui avait le crochet de fer pr&eacute;par&eacute; dans sa main, pour
+accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de
+la vaquette maladroitement; il fut piqu&eacute; d'un coup de corne &agrave; la cuisse
+et on l'emporta &eacute;vanoui comme une femme! Pastorel se fit voir alors, il
+semblait ne vouloir entrer dans l'ar&egrave;ne que s'il y avait du danger,
+comme on fait pour plaire; et en effet la chose arriva. Et quand les
+plus fameux coureurs se montr&egrave;rent fatigu&eacute;s, il sauta dans l'ar&egrave;ne, du
+haut de son banc, car il ne s'&eacute;tait pas mis sur les charrettes qui
+formaient le cirque, non, il s'&eacute;tait plac&eacute; sur la tribune des gros
+messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta
+dans l'ar&egrave;ne, &agrave; ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi:</p>
+
+<p>&laquo;Pastorel! Pastorel! c'est Pastorel qui l'aura!&raquo; La vache courut sur
+lui, d&eacute;cid&eacute;e, tout droit, t&ecirc;te basse, il l'esquiva, la laissa passer,
+en pivotant sur un talon, et elle ne l'avait pas d&eacute;pass&eacute; de la t&ecirc;te,
+qu'il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l'air de
+rien! On tr&eacute;pignait de contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla
+vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la
+tribune en traversant toute l'ar&egrave;ne comme s'il n'y avait pas eu de
+vache.... Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine
+d'aller &agrave; lui, quoiqu'elle le regard&acirc;t de travers en faisant, du pied,
+des trous dans la terre....</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu s'il y a longtemps qu'il conna&icirc;t Zanette?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, je n'en sais rien, Mart&eacute;gas, mais m&eacute;fie-toi, si tu veux Zanette
+avant un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Si je la veux! cria Mart&eacute;gas en se levant.... Si je la veux!... il y a
+longtemps que je la guette! Quand j'&eacute;tais gardian au mas de la Sir&egrave;ne,
+d'o&ugrave; son p&egrave;re m'a chass&eacute; (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle
+&eacute;tait petitette, puisqu'&agrave; peine aujourd'hui elle court sur seize ans et
+demi. Eh bien, j'y pensais d&eacute;j&agrave;, je la guettais comme on guette un
+perdreau trop jeune qui sera juste au point, d&egrave;s la chasse ouverte. Et
+tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il
+faut, ma ma&icirc;tresse, pour qu'on la force &agrave; devenir ma femme. Je jure Dieu
+que &ccedil;a sera comme &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, d&eacute;p&ecirc;che-toi, coll&egrave;gue. A la Saint-R&eacute;my, perdreaux sont perdrix,
+il lui vient des ailes, &agrave; la belle! On ne la prendra pas sous un
+chapeau, pech&egrave;re? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours
+contre tes id&eacute;es? Tu m'entends de reste....</p>
+
+<p>&mdash;Et je te dis &laquo;gramaci&raquo;, coll&egrave;gue.</p>
+
+<p>Les deux complices se serr&egrave;rent la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas
+donn&eacute; encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait,
+autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu
+Sultan, de la manade du mas des Sir&egrave;nes, Sultan, ce poulain du d&eacute;sert
+des Arabis, qui, de ton temps d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait la terreur des cavales?</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en souviens, dit Mart&eacute;gas, il avait alors quatre ans.</p>
+
+<p>&mdash;Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les &acirc;ges
+du cheval?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept
+ans pour mon ennemi.</p>
+
+<p>&mdash;Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh
+bien, il a tu&eacute;, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le
+gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a bless&eacute;, plus ou
+moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, &ccedil;a fait quatre!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? interrogea Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il a bless&eacute; encore cette ann&eacute;e, deux poulains et une cavale,
+il est m&eacute;chant comme une gale, ce Sultan. Et le ma&icirc;tre a fait dire,
+hier, qu'&agrave; celui qui parviendrait &agrave; monter Sultan, il le donnerait en
+cadeau, il s'est d&eacute;cid&eacute; &agrave; &ccedil;a. Il veut se d&eacute;barrasser du cheval, mais
+comme il l'aime au fond, il voudrait le donner &agrave; un ma&icirc;tre qui sache se
+faire ob&eacute;ir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du
+cheval, disant qu'&agrave; chaque instant il d&eacute;tourne, ce cheval du diable, la
+manade des p&acirc;turages o&ugrave; on veut qu'elle demeure. Il attaque m&ecirc;me les
+taureaux, jouant &agrave; les mordre, &agrave; les battre, &agrave; se cabrer pour laisser
+retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils pr&eacute;tendent se
+f&acirc;cher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade.</p>
+
+<p>...Eh bien, Mart&eacute;gas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la
+fille puisque tu es forc&eacute; de t'adresser au p&egrave;re.... Et quelque jour tu
+enl&egrave;veras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire,
+h&eacute;?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le p&egrave;re t'a fait
+chasser... il ne voudra peut-&ecirc;tre pas que tu gagnes le cheval?...</p>
+
+<p>&mdash;Il aura peur de moi: il voudra! fit Mart&eacute;gas; j'irai d&egrave;s demain! Sur
+ce cheval-l&agrave;, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui
+enl&egrave;verai sa fille! on verra &ccedil;a!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+<h3>LE SULTAN ET SON S&Eacute;RAIL.</h3>
+
+
+<p>Zanette s'en allait &agrave; travers la plaine, vers Arles, &agrave; cheval, toute
+seule; ce n'&eacute;tait pas un dimanche, mais son p&egrave;re avait &eacute;t&eacute; pris d'un
+acc&egrave;s de mauvaise fi&egrave;vre pendant qu'elle &eacute;tait seule avec lui &agrave; la
+maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher &laquo;le
+rem&egrave;de&raquo;, la quinine, dont la provision &eacute;tait &eacute;puis&eacute;e.</p>
+
+<p>Les fi&egrave;vres palud&eacute;ennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette
+Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en
+vignobles. La vigne s'accommode tr&egrave;s bien de ce sable, de ce terrain
+d'alluvion du Rh&ocirc;ne qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne
+terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme
+autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint &agrave;
+encha&icirc;ner.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re de Zanette, le p&egrave;re Augias, avait pris les fi&egrave;vres autrefois,
+dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en d&eacute;faire. Depuis quelques
+ann&eacute;es pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voil&agrave;
+que cette nuit m&ecirc;me, tout &agrave; coup, il s'&eacute;tait mis &agrave; claquer des dents et
+&agrave; trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effray&eacute;, tant
+il en avait gard&eacute; mauvais souvenir. Oh! les r&ecirc;ves, les r&ecirc;ves surtout,
+qui, &agrave; heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqu&eacute;s,
+bizarres&mdash;et le tourmentaient comme des sorciers ou des d&eacute;mons!... ou
+bien, s'il &eacute;tait &eacute;veill&eacute;, l'angoisse subite, comme une mont&eacute;e de folie
+au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir
+devant soi pour &eacute;chapper on ne sait &agrave; quelle menace... mais la menace,
+l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.</p>
+
+<p>&mdash;Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le rem&egrave;de en Arles.
+Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagn&eacute;
+pour moi....</p>
+
+<p>Et si vite elle &eacute;tait partie que, ce matin-l&agrave;, elle n'avait pas rendu
+visite, dans sa chapelle, &agrave; Notre-Dame-d'Amour, &agrave; Notre-Dame
+l'abandonn&eacute;e!</p>
+
+<p>Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans
+peine, si l&eacute;g&egrave;re, si mignonne! Elle allait, un peu attrist&eacute;e au d&eacute;part,
+mais sans beaucoup d'inqui&eacute;tude, car on sait le combattre, le mal des
+paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux
+malgr&eacute; tout.</p>
+
+<p>A peine en route, la ga&icirc;t&eacute; de la lumi&egrave;re, du mouvement, la prit, et elle
+fut distraite des pens&eacute;es noires par sa jeunesse et par les choses qui
+l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les
+ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la
+voix m&ecirc;me de la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient &agrave; ses
+&eacute;paules, &agrave; ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en &eacute;tait
+tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces
+bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des
+piq&ucirc;res en fils de pourpre entre-crois&eacute;s qui lui mettaient sur le flanc
+et sur la croupe comme une r&eacute;sille &eacute;carlate! Ces b&ecirc;tes irritantes ne
+piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'o&ugrave; sa main
+les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y f&ucirc;t
+habitu&eacute;, se contenait mal, voulait &agrave; tout moment prendre le galop....</p>
+
+<p>&mdash;Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.</p>
+
+<p>Elle avait pris, pour aller plus vite, des &laquo;raccourcis&raquo; qu'elle
+connaissait, piquant droit &agrave; travers la plaine, dans les saladelles
+violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes &eacute;gales et
+grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette
+trottait ou galopait l&agrave;-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe,
+levant avec pr&eacute;cision ses sabots vierges de fer, de fa&ccedil;on &agrave; retomber
+toujours dans le sable d'o&ugrave; il les retirait sans fatigue&mdash;ce que
+n'aurait pas su faire un cheval n&eacute; en d'autres pays. Mais lui, c'&eacute;tait
+un pur camarguais; il &eacute;tait n&eacute; au soleil, un matin, en plein mar&eacute;cage,
+au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes.
+Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de
+courir chez lui avec sa petite ma&icirc;tresse camarguaise comme lui, il
+s'&eacute;brouait en balan&ccedil;ant la t&ecirc;te, en fouettant ses flancs de sa queue
+tra&icirc;nante.</p>
+
+<p>&mdash;Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.</p>
+
+<p>Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et,
+pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile
+et, faisant mine de s'arr&ecirc;ter, Griset, la gorge renfl&eacute;e, la t&ecirc;te un peu
+en arri&egrave;re se mit &agrave; hennir fi&egrave;rement.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait bien elles, les aigues du mas de la Sir&egrave;ne, et aussi les
+taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur
+vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs
+dents. Elles relev&egrave;rent la t&ecirc;te et reconnurent le Griset qui, de temps
+en temps, leur &eacute;tait rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se
+rappelaient peut-&ecirc;tre les folles caresses et les morsures.... Puis, le
+voyant brid&eacute;, harnach&eacute;, mont&eacute;, elles se remirent &agrave; brouter l'herbe
+saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le m&eacute;prisaient....</p>
+
+<p>Les taureaux tous noirs, en ce moment &eacute;taient pour la plupart couch&eacute;s;
+ils ruminaient, leurs jarrets repli&eacute;s sous les poitrails larges, des
+fils de bave claire, iris&eacute;e au soleil, pendant du coin de leur bouche
+jusqu'&agrave; terre. Ils tourn&egrave;rent tous la t&ecirc;te du c&ocirc;t&eacute; de la voyageuse, mais
+lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros
+yeux fixes semblaient r&ecirc;ver; ils songeaient &agrave; d'autres p&acirc;turages,
+regrett&eacute;s peut-&ecirc;tre, o&ugrave; on les ram&egrave;nerait un jour, aux baignades dans le
+Rh&ocirc;ne qu'il leur faut parfois passer &agrave; la nage, aux jeux du cirque, o&ugrave;
+quelquefois ils avaient &eacute;t&eacute; bless&eacute;s.</p>
+
+<p>Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique &agrave; l'&eacute;trier,
+surveillaient la manade, immobiles et r&ecirc;vant aussi, comme leurs
+taureaux.</p>
+
+<p>Zanette s'arr&ecirc;ta &agrave; regarder deux jolies vaches noires, fines et
+nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les
+caressaient, cherchant la t&eacute;tine, maladroits &agrave; la trouver, et la
+repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer
+peut-&ecirc;tre....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, Zanette vit les gardians s'&eacute;lancer vers elle, au galop....</p>
+
+<p>&mdash;Gardez-vous, demoiselle!</p>
+
+<p>Ils avaient cri&eacute; trop tard pour la pr&eacute;venir du p&eacute;ril qui, sans qu'elle
+s'en dout&acirc;t, la mena&ccedil;ait.</p>
+
+<p>Sultan, le fameux &eacute;talon syrien, indompt&eacute; et peut-&ecirc;tre indomptable, qui,
+&agrave; tout moment, mettait le d&eacute;sordre dans la manade, blessant chevaux,
+cavales, taureaux et m&ecirc;me les hommes,&mdash;accourait tout &agrave; coup contre
+elle, derri&egrave;re elle. &Eacute;touff&eacute; dans le sable, le bruit de son galop, perdu
+dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle
+regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils
+furent tout pr&egrave;s d'elle:</p>
+
+<p>&mdash;Zou! en avant! lui cri&egrave;rent-ils.</p>
+
+<p>D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle
+venait d'entendre derri&egrave;re elle, tout pr&egrave;s, le souffle d'une b&ecirc;te;
+Sultan qui broutait un peu &agrave; l'&eacute;cart du troupeau, ayant aper&ccedil;u tout &agrave;
+coup Griset, s'&eacute;tait furieusement &eacute;lanc&eacute; vers lui; il &eacute;tait, le Sultan,
+jaloux de ses cavales, il venait attaquer l'intrus, qu'il connaissait
+bien. Et debout derri&egrave;re son ennemi, son ventre touchant presque la
+croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de
+ses deux pieds de devant, pr&ecirc;ts &agrave; retomber sur son rival, et sur
+l'amazone sans doute. Heureusement, elle s'&eacute;tait d&eacute;rob&eacute;e. Et, d&eacute;tourn&eacute;e
+&agrave; demi, elle vit la terrible b&ecirc;te, m&acirc;t&eacute;e tout debout, irrit&eacute;e,
+mena&ccedil;ante, ses deux pieds battant l'air, sa t&ecirc;te fi&egrave;re et farouche
+d&eacute;tach&eacute;e en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crini&egrave;re au vent.</p>
+
+<p>Les deux gardians le menac&egrave;rent de la pique... il fit une brusque t&ecirc;te &agrave;
+queue, d&eacute;tacha vers eux une ruade insolente et, t&ecirc;te haute, queue
+rigide, il d&eacute;tala, superbe, les crins en tous sens envol&eacute;s, avec un cri
+d'orgueil, de col&egrave;re et de m&eacute;pris qui fit se relever d'un seul coup la
+t&ecirc;te de toutes les cavales... et il alla passer pr&egrave;s d'elles, comme pour
+leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beaut&eacute; libre... il
+tourna l&eacute;g&egrave;rement vers elles la t&ecirc;te avec un sourd hennissement d'appel,
+caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui,&mdash;et
+voil&agrave; qu'elles s'&eacute;murent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant
+auparavant, &eacute;taient pench&eacute;s vers la terre, vers la p&acirc;ture, se dress&egrave;rent
+bien haut.... Les naseaux, rouges au fond, ren&acirc;cl&egrave;rent, aspirant l'air,
+la libert&eacute;, l'amour, le Rh&ocirc;ne voisin, la mer lointaine, et la cavale
+favorite du Syrien, s'&eacute;mouvant la premi&egrave;re, bondit vers lui,
+fr&eacute;missante, avec un hennissement auquel il r&eacute;pondit, toujours fuyant et
+d&eacute;j&agrave; loin. Alors la manade s'&eacute;branla enti&egrave;re. Une brusque tr&eacute;pidation,
+comme un roulement de mille tambours voil&eacute;s, commen&ccedil;a.... Zanette et les
+gardiens ne virent bient&ocirc;t plus, dans les volutes nuageuses de la
+poussi&egrave;re, que des t&ecirc;tes ardentes, qui cherchaient &agrave; se d&eacute;passer, des
+crini&egrave;res envol&eacute;es au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de
+fines pointes d'oreilles rapproch&eacute;es, dard&eacute;es, h&eacute;riss&eacute;es par-dessus les
+courbes des croupes... et les taureaux bient&ocirc;t debout &agrave; ce bruit, un
+instant surpris et ind&eacute;cis, &agrave; leur tour partirent; et &agrave; la suite et
+comme sur l'ordre de l'&eacute;talon, voici que se pressa en tumulte, derri&egrave;re
+la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux
+cornes aigu&euml;s, aux queues s&egrave;ches, aux &eacute;chines noueuses.... Le roulement
+des pieds innombrables s'&eacute;loigna, comme absorb&eacute; par l'immensit&eacute; de la
+plaine, et en un clin d'&oelig;il tout disparut derri&egrave;re les tamaris l&agrave;-bas,
+dans la poussi&egrave;re de sable qui, soulev&eacute;e en ondes, semblait, sous le
+clair soleil du matin, une fum&eacute;e d'or!</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez &eacute;chapp&eacute; belle, mademoiselle Zanette! dit un des
+gardians.... Ah! bien! il nous aurait manqu&eacute; cela! Voyez-vous, si
+Sultan vous avait, du pied, frapp&eacute;e sur les &eacute;paules... il vous e&ucirc;t
+&eacute;cras&eacute;e, pech&egrave;re, comme une reinette dans le marais!... il serait temps
+de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que
+c'est sans doute du diable qu'il vient.... Pourvu qu'il ne les d&eacute;payse
+pas, nos aigues. S'il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rh&ocirc;ne
+&agrave; la nage! il l'a fait plusieurs fois d&eacute;j&agrave;!...</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, dit l'autre gardian, vous pouvez dire au bayle, &agrave; votre
+p&egrave;re donc, que j'ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre
+une balle dans la t&ecirc;te. C'est un cheval de mort, ce coquin-l&agrave;, il serait
+temps de s'en d&eacute;faire. Dites-le au bayle, qui d'ailleurs le sait bien.</p>
+
+<p>Zanette ayant promis de parler &agrave; son p&egrave;re, se remit en route.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2>
+
+<h3>LE CONSEIL DES B&Ecirc;TES.</h3>
+
+
+<p>Apr&egrave;s avoir trott&eacute; quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par
+le charme de la saison autour d'elle et par le r&ecirc;ve, en elle, de sa
+naissante jeunesse. L'ann&eacute;e, plus &acirc;g&eacute;e qu'elle, avait d&eacute;j&agrave; une ardeur
+grande, mais la journ&eacute;e &eacute;tait adolescente comme la fille. La premi&egrave;re
+heure matinale, l'enfance du jour, s'en allait, avec ses insouciantes
+ga&icirc;t&eacute;s d'oiseaux, ses souffles tr&egrave;s frais, odorants, &agrave; peine impr&eacute;gn&eacute;s
+du parfum des fleurs &eacute;veill&eacute;es &agrave; peine. Un cadran solaire, au mur d'une
+cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette r&ecirc;vait. Et de quoi,
+sinon d'amour? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis,
+&laquo;l'alouette de pays&raquo;, la t&ecirc;te fi&egrave;re sous sa huppe dress&eacute;e, et qui siffle
+un trille moqueur, car jamais ne l'approchent que les gens inoffensifs;
+les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis,
+devant Zanette et se posaient &agrave; port&eacute;e du regard, toujours sur quelque
+motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d'o&ugrave; elles pouvaient
+surveiller un horizon n&eacute;cessaire, par-dessus les touffes des saladelles.
+On les sentait inqui&egrave;tes, songeant &agrave; leur nid o&ugrave; d&eacute;j&agrave; sans doute
+dormaient les &oelig;ufs, leur esp&eacute;rance d'avenir.... Dans les groupes
+d'arbres qui bordent le Rh&ocirc;ne, les rossignols, depuis l'avril,
+chantaient &agrave; tue-t&ecirc;te leur bonheur de vivre, irr&eacute;fl&eacute;chi et pourtant
+convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se
+tenaient toujours &agrave; deux port&eacute;es de fusil, et regardaient la petite
+Zanette avec leur &oelig;il vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient
+semblant aussi de regarder &agrave; terre, parce que leur nid fait de
+brindilles s&egrave;ches &eacute;tait bien haut, l&agrave;-bas au sommet de quelque
+peuplier.... Elles affectaient l'insouciance, mais leur pens&eacute;e d'agace
+&eacute;tait tourment&eacute;e.... &laquo;Que veut-elle, cette fillette? elle est petite,
+l'enfant; elle ressemble encore, par la taille, &agrave; ces &ecirc;tres malfaisants
+qui grimpent aux peupliers, jusqu'aux c&icirc;mes, pour prendre nos nids....
+Jacassons, mes s&oelig;urs, jacassons comme si nous n'avions rien &agrave; faire,
+pas m&ecirc;me chasser le grillon ou guetter, &agrave; leur sortie de terre, les
+cigales encore d&eacute;pourvues d'ailes et qui, apr&egrave;s avoir quitt&eacute; leur
+fourreau terreux de larves, nous appara&icirc;tront vertes comme un bl&eacute;
+d'hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles &agrave; se servir de leurs
+ailes humides, toutes repli&eacute;es!&raquo; &Agrave; ces discours des agaces prudentes,
+des cailles r&eacute;pondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses
+semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derri&egrave;re
+blanc sous leur queue na&iuml;vement relev&eacute;e, &eacute;tonn&eacute;s d'&ecirc;tre pour la premi&egrave;re
+fois hors des terriers rembourr&eacute;s avec le poil arrach&eacute; de la poitrine
+des m&egrave;res, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille,
+pour apprendre &agrave; faire leur toilette avec la ros&eacute;e que secouent sur eux
+les bonnes herbes. Des libellules, attach&eacute;es par deux, voletaient,
+s'embarrassant parfois dans les roseaux o&ugrave; se d&eacute;battaient leurs ailes de
+mica, avec un bruit m&eacute;tallique.... Leurs yeux immenses, bomb&eacute;s sur leur
+t&ecirc;te en boule, r&eacute;fl&eacute;chissaient la jeune lumi&egrave;re, attentifs au vol des
+hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L'amour partout
+esp&eacute;rait, craignait, vivait, se d&eacute;fendait.... Et si elle ne voyait pas
+toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d'elle,
+et sa jeunesse r&ecirc;vait un r&ecirc;ve confus, plein d'un d&eacute;sir de vol, de
+causerie &agrave; deux, de fr&ocirc;lements tendres, d'infinie esp&eacute;rance, d'amour
+enfin, d'amour toujours.</p>
+
+<p>Elle n'avait plus sa m&egrave;re, et contre les pi&egrave;ges d'amour, son brave p&egrave;re,
+ma&icirc;tre Augias, pech&egrave;re! n'aurait pas su la mettre en garde. Il n'aurait
+pas os&eacute;, le brave homme! E&ucirc;t-il os&eacute;, non, il n'aurait pas su. Ayant
+toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n'avait
+aim&eacute; qu'une fois, et cette fois unique l'avait conduit au mariage, d'o&ugrave;
+&eacute;tait n&eacute;e cette ch&egrave;re petite qui &eacute;tait la joie de ses yeux et de son
+c&oelig;ur, bien que jamais il ne lui e&ucirc;t montr&eacute; combien elle lui &eacute;tait douce
+au c&oelig;ur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu &eacute;pais avait tous
+les dehors de l'indiff&eacute;rence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et
+ne l'embrassait jamais. Les paysans ne s'occupent gu&egrave;re de se dire,
+sinon peut-&ecirc;tre &agrave; l'heure premi&egrave;re de l'amour adolescent, des
+c&acirc;lineries, ni m&ecirc;me des bont&eacute;s. Ils travaillent l'un pour l'autre, c'est
+leur meilleure mani&egrave;re de se marquer de l'amour. Ainsi le soir, au
+moment de gagner sa chambre, Zanette n'embrassait jamais son p&egrave;re. Sa
+v&iuml;ore &agrave; la main: &laquo;Bien le bonsoir, p&egrave;re!&raquo; disait-elle.&mdash;&laquo;Bonsoir,
+bonsoir!&raquo; r&eacute;p&eacute;tait-il sourdement, sans quitter la menue besogne
+quelconque &agrave; laquelle il &eacute;tait tardivement occup&eacute;.</p>
+
+<p>Qui donc pourra la d&eacute;fendre, Zanette, des pi&egrave;ges qu'elle ignore et que
+lui pr&eacute;pare un Mart&eacute;gas? que comprendra-t-elle, quand ce loup d&eacute;vorant
+viendra vers la pauvre agnelle? oh! quelle abomination si elle allait
+l'&eacute;couter! il sera le premier &agrave; lui parler d'amour; et le premier qui
+parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler
+l'amour en personne! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des
+loups se d&eacute;guisent en bergers.</p>
+
+<p>On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni
+conseil, &agrave; qui la nature,&mdash;par mille et mille voix insinuantes, qui
+parlent en elles et hors d'elles,&mdash;conseille justement tout le
+contraire de ce que veulent les gens, la religion et la v&eacute;rit&eacute;....</p>
+
+<p>Les oiseaux vol&egrave;tent et caqu&egrave;tent; le vent du matin murmure; l'air frais
+se fait ti&egrave;de; l'heure marche; une langueur d'&eacute;t&eacute; commencera bient&ocirc;t. Au
+dedans de son c&oelig;ur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement
+d'ailes qui veulent se d&eacute;ployer, un &eacute;lan vers la vie ouverte, vers
+l'horizon immense qui ne s'arr&ecirc;te pas &agrave; la mer! Le premier qui viendra
+ne lui plaira-t-il pas trop vite? H&eacute;las, mon Dieu! elle ne sait pas
+elle-m&ecirc;me combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin....</p>
+
+<p>Notre-Dame-d'Amour, prot&eacute;gez-la!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2>
+
+<h3>LA COCARDE DE ZANETTE.</h3>
+
+
+<p>La petite amazone &eacute;tait sortie des endroits sauvages. Les approches de
+la ville se faisaient sentir d&eacute;j&agrave;. Elle avait d&eacute;pass&eacute; la moiti&eacute; du
+chemin; autour d'elle maintenant c'est partout des vignes bien
+cultiv&eacute;es, en pleine s&egrave;ve, les grappes d&eacute;j&agrave; bien form&eacute;es sous le pampre
+d'un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait &agrave; la
+route, et se trouva bient&ocirc;t pr&egrave;s des <i>Plaines de Meyran</i> o&ugrave; ont lieu
+souvent les courses et les ferrades ch&egrave;res aux habitants de tout le pays
+arl&eacute;sien.</p>
+
+<p>Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son r&ecirc;ve vague venait de
+prendre une figure pr&eacute;cise. Voici qu'il avait des moustaches et
+s'appelait Jean Pastorel. C'est ce beau Pastorel qui, il y a quelques
+semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d'une ferrade et
+d'une course de taureaux.... Elle ne put passer si pr&egrave;s des fameuses
+plaines, sans y courir un instant, pour rien&mdash;pour les revoir,&mdash;pour se
+mieux rappeler l'instant de triomphe o&ugrave; ce gardian, inconnu d'elle, lui
+avait offert ce qu'on offre &agrave; la mieux aim&eacute;e,&mdash;ou du moins &agrave; la plus
+jolie....</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement.
+Elle mit donc Griset au galop et tout &agrave; coup s'arr&ecirc;ta. Elle &eacute;tait devant
+les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les
+immenses foules des f&ecirc;tes populaires, par les chevaux, les chariots de
+toutes sortes et par les taureaux de course.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune
+d'honneur &eacute;tait encore debout, et &agrave; la pointe des m&acirc;ts &eacute;lanc&eacute;s,
+flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces,
+pareilles &agrave; des serpents ail&eacute;s....</p>
+
+<p>Elle se rappela tous les d&eacute;tails de ce grand jour.</p>
+
+<p>Vers midi, elle &eacute;tait arriv&eacute;e sur la carriole, avec son p&egrave;re. D&eacute;j&agrave; les
+innombrables chariots et charrettes de toutes formes, d&eacute;tel&eacute;s,
+rapproch&eacute;s bout &agrave; bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou
+passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l'enceinte d'un
+cirque plus grand peut-&ecirc;tre que les ar&egrave;nes d'Arles. Zanette &eacute;tait
+arriv&eacute;e tard, mais juste en face de la tribune d'honneur, une place
+inattendue se fit. Un paysan, forc&eacute; par un incident quelconque de
+rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donn&eacute; sa place au char &agrave;
+bancs de ma&icirc;tre Augias. Elle &eacute;tait donc aux premi&egrave;res places, et le joli
+char &agrave; quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des
+lourdes charrettes &agrave; fumier et des tombereaux de travail, qu'il dominait
+un peu....</p>
+
+<p>Elle avait &eacute;t&eacute; bien contente de trouver cette place en face de la
+tribune devant laquelle allaient se passer les principales p&eacute;rip&eacute;ties
+des courses et des jeux.</p>
+
+<p>Les taureaux &eacute;taient l&agrave;-bas, &agrave; l'une des extr&eacute;mit&eacute;s du cirque ovale, ils
+&eacute;taient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois,
+sans plancher, pos&eacute;es sur des roues, dans lesquelles ils sont forc&eacute;s de
+marcher.... La foule &eacute;tait &eacute;norme, car on avait annonc&eacute; des f&ecirc;tes
+exceptionnelles, juste au lendemain de la f&ecirc;te annuelle des
+Saintes-Maries de la Mer. On avait esp&eacute;r&eacute; attirer aux Plaines une partie
+des p&egrave;lerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour
+voir des miracles.</p>
+
+<p>Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de
+la ville d'Arles, et celle d'Avignon; beaucoup de gens d'Aigues-Mortes,
+et de Marseille, et de Martigues et d'Aix! Et les fils des paysans de
+Camargue et de Crau arrivaient &agrave; cheval, chacun ayant en croupe sa
+fianc&eacute;e, ou sa ma&icirc;tresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la
+cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu pench&eacute;
+sur l'oreille, le pied bien assur&eacute; dans l'&eacute;trier ferm&eacute;, contents de
+sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme
+qui, si le cheval s'anime, les presse un peu, comme pour dire: Garde-moi
+bien. Et tous ces couples &eacute;taient souriants. On sentait que le bonheur,
+au moins pour ce jour-l&agrave;, trottait et galopait avec eux. Elles riaient
+parfois aux &eacute;clats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du
+cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour
+sonore et gai d'un passant.</p>
+
+<p>Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui
+avait fait envie.... Pourquoi n'&eacute;tait-elle pas, elle aussi, prise en
+croupe par un jeune homme? voil&agrave; ce qu'elle avait pens&eacute;....</p>
+
+<p>Puis, on avait aper&ccedil;u au large l&agrave;-bas sur la route, la caravane qui,
+tous les ans, d&egrave;s qu'aux Saintes la f&ecirc;te est finie, part en longue
+procession, longue de plus d'un quart de lieue, charrettes, chars,
+carrioles, cabriolets m&ecirc;me et cal&egrave;ches. Les voitures qui tra&icirc;naient des
+malades tristement avaient continu&eacute; leur route vers Arles; celles qui
+n'emportaient que des curieux avaient tourn&eacute; vers les plaines de Meyran,
+et c'&eacute;tait, dans les plaines, un grouillement bariol&eacute;, un bourdonnement
+de mer joyeuse, les appels, les cris, les &eacute;clats de rire voltigeant,
+s'entre-croisant par-dessus les t&ecirc;tes, les cavaliers fendant les groupes
+qui s'&eacute;cartent, les marchands de boisson fra&icirc;che, de foulards pour les
+filles, de bagues de laiton et d'argent, jetant, plus haut que les
+rires et les cris de joie, l'offre engageante de leur marchandise, avec
+des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu! en
+comptant ceux qu'on avait d&eacute;tel&eacute;s et qui sont attach&eacute;s &agrave; des piquets
+comme &agrave; la foire, cela semblait la cavalerie de toute une arm&eacute;e!</p>
+
+<p>&mdash;Aux charrettes! aux charrettes! La ferrade va commencer.</p>
+
+<p>Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, pr&egrave;s de son
+p&egrave;re, en face de la belle tribune o&ugrave; tr&ocirc;naient M. le maire et M. le
+sous-pr&eacute;fet d'Arles,&mdash;le milieu de l'ar&egrave;ne commen&ccedil;a de se vider, mais
+lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l'entr&eacute;e du
+premier taureau. Des gardians &agrave; cheval, la pique &agrave; l'&eacute;trier, trottaient
+dans le cirque, demandant qu'on leur laiss&acirc;t le champ libre.</p>
+
+<p>&mdash;A vos places! bonnes gens! &agrave; vos places, donc!... Veux-tu que je t'y
+m&egrave;ne, gamin! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t'y porte ou faut-il
+que je descende de mon cheval pour te faire peur d'un baiser?...</p>
+
+<p>Et c'est alors qu'elle avait vu, Zanette, appara&icirc;tre ce Jean Pastorel
+qu'elle croyait bien n'avoir jamais vu encore. Il &eacute;tait, bien s&ucirc;r, de
+tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux &agrave; l'aise sur sa
+selle, comme dans un fauteuil, ma belle! et maniant son cheval si
+facilement, d'un si l&eacute;ger mouvement de la main, le faisant tourner sur
+place, dans un rond grand comme une assiette,&mdash;un beau cheval blanc, un
+vrai camarguais.</p>
+
+<p>Quand le cirque avait &eacute;t&eacute; presque libre,&mdash;ce Pastorel en avait fait le
+tour au pas, fr&ocirc;lant les roues des charrettes qui formaient l'enceinte,
+et pour s&ucirc;r, ayant l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un.</p>
+
+<p>Et en passant pr&egrave;s du char de Zanette, peint de si fra&icirc;ches couleurs,
+son attention avait &eacute;t&eacute; attir&eacute;e. Elle croyait bien lui avoir entendu
+dire:&mdash;La plus jolie, celle que voil&agrave;!</p>
+
+<p>Elle avait suivi d'un regard tendu, tous les d&eacute;tails de la ferrade en se
+disant: &laquo;Il ne travaillera donc pas, lui?&raquo;</p>
+
+<p>Et enfin il s'&eacute;tait montr&eacute;, apr&egrave;s que deux autres eurent tent&eacute;
+inutilement de renverser l'un des taureaux qu'il fallait marquer. Au
+milieu de l'ar&egrave;ne, le fer rougissait dans le brasero. On e&ucirc;t dit
+vraiment que le taureau le connaissait, ce feu; il n'en voulait pas
+approcher... il avait vu lutter les autres, et se refusait.</p>
+
+<p>Alors, oui, Jean parut, il s'avan&ccedil;a d'une d&eacute;marche souple, mais tr&egrave;s
+ferme; il &eacute;tait mince, sec, pas trop grand, joli homme, l'air brave, il
+&eacute;tait all&eacute; droit &agrave; la b&ecirc;te qui le regardait venir en ren&acirc;clant, et comme
+elle le chargeait, il l'avait prise par les cornes, c&eacute;dant d'abord au
+choc, port&eacute; presque par elle, puis, tra&icirc;nant ses pieds pour lui
+r&eacute;sister, s'arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l'arr&ecirc;tant....
+A ce moment (elle s'en souvenait bien!) Zanette ne respirait plus...
+serait-il forc&eacute;, comme le premier qui avait lutt&eacute;, de l&acirc;cher et de fuir,
+ou bien tomberait-il, secou&eacute;, pi&eacute;tin&eacute; par l'animal? L'homme et la b&ecirc;te
+se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l'homme s'effor&ccedil;ait,
+serrant &agrave; plein poing les cornes, de tourner sur elle-m&ecirc;me la t&ecirc;te du
+taureau et le taureau s'effor&ccedil;ait de la retourner en sens inverse.</p>
+
+<p>Brusquement, l'homme adroit, d&eacute;pla&ccedil;ant sa force, renversant sa pes&eacute;e,
+c&eacute;dant &agrave; la r&eacute;sistance du taureau afin de s'en servir pour le faire
+tomber, l'avait en effet couch&eacute; sur le flanc! Et dix mille mains
+l'applaudissaient. Deux hommes aussit&ocirc;t, s'appuyant sur la croupe et sur
+le cou de la b&ecirc;te la maintenaient &agrave; terre et Jean se dirigeait, tout
+courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette!... et lui tendant
+la main:</p>
+
+<p>&mdash;Venez marquer le taureau, demoiselle! c'est le droit de la plus jolie!</p>
+
+<p>Elle avait regard&eacute; son p&egrave;re. Le vieil Augias, fier au fond, avait
+murmur&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Vas-y!</p>
+
+<p>Elle avait saut&eacute;, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l'avait
+d&eacute;pos&eacute;e &agrave; terre, comme une enfant, et conduite &agrave; travers cette immense
+ar&egrave;ne, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait
+ramass&eacute; le fer et le lui avait tendu. Et c'est elle qui, de son petit
+bras, sur le flanc gr&eacute;sillant et fumant de l'animal qui se d&eacute;battait,
+avait appliqu&eacute; le fer rougi au feu,&mdash;confiante dans l'adresse et la
+force de l'inconnu contre lequel elle se pressait, un peu &eacute;mue, m&ecirc;me
+beaucoup.</p>
+
+<p>Puis, il l'avait ramen&eacute;e &agrave; son p&egrave;re, et tous ceux qui &eacute;taient assez pr&egrave;s
+pour la voir avaient dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il a eu raison, le gardian; il a bien choisi!</p>
+
+<p>Toute &eacute;tonn&eacute;e et confuse, elle s'&eacute;tait assise &agrave; sa place, attendant la
+suite des jeux.</p>
+
+<p>Alors on avait l&acirc;ch&eacute; les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du
+front, attach&eacute;e &agrave; une cordelette tendue d'une corne &agrave; l'autre, une
+cocarde blanche et bleue qu'il fallait leur arracher sans se faire
+d&eacute;coudre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient &eacute;t&eacute; renvers&eacute;s par une
+taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau,
+Jean Pastorel s'&eacute;tait avanc&eacute;, et, sans avoir dans sa main, comme les
+autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la
+cocarde au front terrible de la b&ecirc;te, comme une rose sur un rosier.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Et cette jolie cocarde, il &eacute;tait venu la lui offrir avec un joli
+compliment.</p>
+
+<p>...Et revoyant en elle-m&ecirc;me toutes ces choses, Zanette, du haut de son
+cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide o&ugrave; elles s'&eacute;taient
+pass&eacute;es; cela lui semblait un songe.... C'&eacute;tait bien l&agrave;, pourtant...
+oui, l&agrave;. La tribune d'honneur &eacute;tait l&agrave; encore, comme un t&eacute;moin debout et
+parlant.... H&eacute;las! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel? N'avait-il eu
+qu'un caprice, une id&eacute;e du moment? l'avait-il ainsi appel&eacute;e pour
+l'oublier ensuite? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si
+grand honneur, au risque de faire parler les gens? Elle avait interrog&eacute;,
+sans avoir l'air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur
+dont tout le monde s'entretenait ce jour-l&agrave;. On ne lui en avait dit que
+du bien. Dans la voiture voisine du char d'Augias, des paysannes
+causaient. Zanette avait pr&ecirc;t&eacute; l'oreille. Une vieille femme disait:</p>
+
+<p>&mdash;Depuis sa naissance, je le connais, c'est aussi franc que beau, cet
+enfant-l&agrave;. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l'argent
+qu'il gagne, il le porte &agrave; sa m&egrave;re, &agrave; Silve-R&eacute;al, il est tout pour la
+vieille qui le traite toujours comme s'il avait douze ans. Elle est un
+peu grognon et mauvaise, &eacute;tant malade. Elle le gronde et le menace.
+Jamais il ne lui r&eacute;pond m&eacute;chamment, jamais il ne s'emporte. C'est un
+agneau, ce grand diable-l&agrave;!</p>
+
+<p>C'est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment!
+Le plaisir qu'elle a eu n'aura-t-il eu qu'un jour? ou m&ecirc;me est-il bien
+vrai? n'a-t-elle pas r&ecirc;v&eacute;?</p>
+
+<p>Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte &agrave; sa t&ecirc;te sa
+main gauche, et dans le pli de sa coiffe arl&egrave;se, entre la dentelle
+blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et
+blanche que depuis trois semaines elle porte cach&eacute;e. Elle la regarde un
+peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de
+Meyran, croit revoir toute la f&ecirc;te, les ferrades et les courses, la
+foule et le beau gardian,&mdash;et lentement elle met sur ses l&egrave;vres cette
+petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur &eacute;cras&eacute;e, et qui
+sent bon, &eacute;tant ti&egrave;de du parfum de ses beaux cheveux.</p>
+
+<p>Puis, brusquement, elle la cache encore &agrave; la m&ecirc;me place; et, au galop,
+la petite Arl&egrave;se amoureuse s'en va vers Arles; vite, elle galope pour
+regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de
+faire attendre le pauvre Augias.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Les filles,&mdash;c'est ainsi&mdash;facilement oublient p&egrave;re et m&egrave;re pour l'amour
+de l'inconnu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#table">VIII</a></h2>
+
+<h3>ROSSELINE.</h3>
+
+
+<p>Elle n'avait pas tort de s'interroger, Zanette, sur les raisons qui
+avaient pouss&eacute; Jean Pastorel &agrave; lui faire &laquo;tant d'honneur&raquo; le jour des
+f&ecirc;tes aux plaines de Meyran....</p>
+
+<p>Jean, si bon &agrave; l'ordinaire pour sa vieille m&egrave;re, lui faisait, depuis
+plus d'un an, un gros chagrin, bien gros. Il &eacute;tait tomb&eacute; amoureux
+(tomb&eacute;, c'est le cas de le dire) d'une de ces coquettes qui font perdre
+aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l'avait rencontr&eacute;e, comme
+cela arrive la plupart du temps en ce pays de f&ecirc;tes, un jour de grande
+r&eacute;jouissance publique. C'&eacute;tait &agrave; Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline
+Que&iuml;rel, &eacute;tait vraiment d'une beaut&eacute; &eacute;blouissante. Sous le velours
+sombre pos&eacute; en couronne, surmont&eacute; du fond blanc de la coiffe, son visage
+r&eacute;gulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ond&eacute;s, tr&egrave;s
+noirs,&mdash;&eacute;clatait de blancheur pure, un peu mordor&eacute;e, comme un vieux
+marbre du Mus&eacute;e des Antiques. Par sa puret&eacute;, son profil rappelait
+exactement ceux des plus belles m&eacute;dailles grecques. Le nez suivait tout
+droit la ligne du front; la saillie des l&egrave;vres bien rouges semblait
+l'appel d'un &eacute;ternel baiser; le menton large et bien arrondi disait
+l'&eacute;nergie dans la beaut&eacute;; et toute cette t&ecirc;te petite, aux yeux d'ombre
+&eacute;tincelante, &eacute;tait port&eacute;e par un cou svelte, un peu long, &eacute;mergeant hors
+des plis des fichus de l'Arl&egrave;se avec une gr&acirc;ce ferme qu'on devinait
+souple.</p>
+
+<p>De taille moyenne, Rosseline, tr&egrave;s bien proportionn&eacute;e, avec sa poitrine
+rebondie que trahissait l'ouverture des fichus, avait une certaine
+fiert&eacute; d'allures. Elle paraissait froide et d&eacute;daigneuse.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait tout le contraire; elle &eacute;tait faible, accueillante, prompte aux
+ardeurs et aux changements, int&eacute;ress&eacute;e seulement quand elle &eacute;tait de
+sang-froid, d'&acirc;me commune d'ailleurs. Capable de m&eacute;chancet&eacute; si la
+m&eacute;chancet&eacute; lui &eacute;tait conseill&eacute;e avec autorit&eacute;, elle n'&eacute;tait point
+m&eacute;chante encore de parti pris, mais seulement destin&eacute;e &agrave; le devenir.
+Elle le sentait elle-m&ecirc;me et n'y r&eacute;pugnait pas, disant au contraire
+qu'en ce bas monde les bons sont les dupes,&mdash;des imb&eacute;ciles. Elle ne
+mettait encore aucune pr&eacute;m&eacute;ditation &agrave; faire souffrir les hommes.
+L'heure, le temps qu'il faisait, l'impression qui lui venait du ton
+d'une voix, la poussaient de-ci, de-l&agrave;, en des directions diff&eacute;rentes,
+parfois contraires. La minute pr&eacute;sente lui importait seule. Elle &eacute;tait
+vaniteuse; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle &eacute;tait
+gourmande, refusait parfois l'humble d&eacute;jeuner de sa m&egrave;re,&mdash;modeste
+couturi&egrave;re,&mdash;pour manger, chez le p&acirc;tissier voisin, des &eacute;clairs au
+chocolat et des tartes aux fraises.</p>
+
+<p>Jean lui avait d'abord fait sa cour &laquo;pour le bon motif&raquo;. Bien pris,
+superbe &agrave; cheval, de bonne r&eacute;putation, il avait &eacute;t&eacute;, semblait-il, agr&eacute;&eacute;
+avec plaisir.</p>
+
+<p>C'est que, tout simplement, sans se soucier de l'avenir, Rosseline avait
+trouv&eacute; agr&eacute;able cet hommage d'un gardian, d'un coureur de taures bien
+connu dans tout le pays. Si elle devait l'&eacute;pouser, elle n'y avait pas
+song&eacute; beaucoup, elle n'en savait rien. Il n'&eacute;tait pas assez riche pour
+qu'elle s'y sent&icirc;t vraiment contrainte par l'int&eacute;r&ecirc;t. C'&eacute;tait un galant
+de plus, et de bonne prise, voil&agrave; tout. Elle riait d'aise quand, de sa
+fen&ecirc;tre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arr&ecirc;ter son
+cheval devant la porte, l'attacher &agrave; l'anneau, entour&eacute; de quelques
+gamins dont l'admiration &eacute;tait attir&eacute;e par le harnachement du cheval
+camarguais et la bonne gr&acirc;ce du &laquo;chevalier&raquo;.</p>
+
+<p>Elle n'avait point de pr&eacute;jug&eacute;, mais elle avait de la discr&eacute;tion, du
+moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l'&eacute;motion facile,
+si facile que cette admirable fille de vingt ans &eacute;tait depuis des ann&eacute;es
+une femme. Elle avait mis &agrave; mal plus d'un joli adolescent; elle leur
+demandait &agrave; tous sans distinction de la reconnaissance; elle ne se
+reprochait point ses faiblesses, mais ne s'en vantait pas non plus; elle
+rougissait &agrave; ravir en baissant, d'un mouvement instinctif, sans y
+songer, des paupi&egrave;res de vierge tremblante, chaque fois qu'un homme pas
+trop mal fait et jeune lui disait: <i>Je t'aime</i>. Et finalement, elle
+&eacute;tait devenue la ma&icirc;tresse de Jean d&egrave;s leur quatri&egrave;me entrevue. Ce
+jour-l&agrave;, il l'avait innocemment conduite &agrave; la promenade, le long du
+Rh&ocirc;ne; c'&eacute;tait un matin de printemps. Elle avait d'elle-m&ecirc;me, tout &agrave;
+coup d&eacute;faillante, appuy&eacute; sa t&ecirc;te sur la poitrine du jeune gardian, et
+le diable,&mdash;qui est toujours l&agrave; d&egrave;s qu'on est deux, homme et
+femme,&mdash;avait conseill&eacute; le reste et en avait bien ri, aux d&eacute;pens du bon
+Pastorel.</p>
+
+<p>Alors avait commenc&eacute; pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie,
+de d&eacute;sespoir. S&eacute;par&eacute; de sa ma&icirc;tresse par plus de sept lieues, retenu &agrave;
+Silve-R&eacute;al par sa besogne coutumi&egrave;re et par le d&eacute;sir de complaire le
+plus possible &agrave; sa vieille m&egrave;re, il ne dormait plus, il ne vivait plus.
+Le breuvage qu'il avait go&ucirc;t&eacute; ne lui avait laiss&eacute; que de la soif m&ecirc;l&eacute;e
+d'un go&ucirc;t pr&eacute;cis, &acirc;pre, importun &agrave; la fois et d&eacute;sirable.</p>
+
+<p>Ses camarades savaient o&ugrave; il allait, et ne se g&ecirc;naient pas pour le
+plaisanter &agrave; l'occasion. On lui donnait &agrave; entendre que la belle &laquo;en
+avait d'autres&raquo;; il le croyait et n'en voulait rien croire; il en &eacute;tait
+s&ucirc;r et ne voulait pas l'admettre; il e&ucirc;t voulu que cela f&ucirc;t prouv&eacute; et ne
+cherchait pas &agrave; le savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qui disent &ccedil;a, l'ont-ils vu? r&eacute;p&eacute;tait-il pour se consoler.</p>
+
+<p>On lui citait des noms de galants: il interrogeait na&iuml;vement Rosseline
+qui riait, en r&eacute;ponse, d'un air si tranquille, si ing&eacute;nu!</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-tu croire &ccedil;a, mon pauvre Jean! Tiens, tu me fais peine!</p>
+
+<p>Alors il lui demandait pardon.</p>
+
+<p>Puis il la surveilla, et ne parvint qu'&agrave; se rendre ennuyeux; il ne
+venait plus aux jours dits; il arrivait inopin&eacute;ment, dans la nuit
+quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline &eacute;taient
+&eacute;clair&eacute;es,&mdash;et, si elles &eacute;taient sombres, il n'en concluait pas moins
+que sa ma&icirc;tresse n'&eacute;tait pas seule. Il faisait contre la fen&ecirc;tre le
+signal convenu. La m&egrave;re du Rosseline avait sa chambre sur le derri&egrave;re de
+la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n'ouvrait pas, il
+attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle
+ouvrait, alors entre elle qui &eacute;tait &agrave; sa fen&ecirc;tre du premier &eacute;tage et
+lui qui &eacute;tait sur le pav&eacute; de la rue, des dialogues &agrave; voix basse, tr&egrave;s
+basse, un peu sifflante, commen&ccedil;aient; et sur lui bien souvent
+pleuvaient l'injure et la menace, en &eacute;change des reproches.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me perdras, fou que tu es! on te devinera.... O&ugrave; as-tu laiss&eacute; ton
+cheval?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai cach&eacute; un peu loin, au bord du Rh&ocirc;ne, dans un coin que je sais,
+dans les saules....</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en!</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je fait &agrave; cheval cette course si longue, sept lieues, tu
+entends!... pour &ecirc;tre ainsi re&ccedil;u?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne fallait pas venir! te l'ai-je permis?</p>
+
+<p>&mdash;N'es-tu pas mienne et comme ma femme?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! &ccedil;a pas encore! tu es trop tyran! tu es jaloux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de tout et de tous!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?... c'est b&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je sais?... on bavarde sur toi... tu me fais peur!... je
+t'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Si je te fais peur, quitte-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je peux!</p>
+
+<p>&mdash;Ils disent tous &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois qu'il y en a d'autres!</p>
+
+<p>&mdash;Pas comme tu veux dire....</p>
+
+<p>&mdash;Rosseline!</p>
+
+<p>&mdash;Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Ouvre-moi, descends.</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re entendrait.</p>
+
+<p>&mdash;Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta m&egrave;re,
+aujourd'hui plut&ocirc;t que les autres fois?</p>
+
+<p>&mdash;A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y
+laisse &agrave; la fin sa r&eacute;putation; il ne faut qu'une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais faire un esclandre.... Tu as quelqu'un chez toi!</p>
+
+<p>&mdash;Tu es fou. Tiens, va-t'en, je ne veux plus te voir.... J'en ai assez,
+&agrave; la fin.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu m'aimais, tu ne me renverrais pas ainsi... tu ne pourrais pas!</p>
+
+<p>&mdash;Contente-toi de ce que je te donne.... Beaucoup voudraient ta place.
+Adieu! j'ai sommeil et tu m'ennuies.</p>
+
+<p>Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas &agrave; l'esprit, en
+pareil cas, qu'on p&ucirc;t, par amour pour un homme, se priver d'aller
+dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu'aimer, &agrave;
+l'heure o&ugrave; ses yeux se sentaient alourdis.</p>
+
+<p>Elle fermait sa fen&ecirc;tre dont le craquement l&eacute;ger retentissait au c&oelig;ur
+de Jean, comme un bruit terrible.</p>
+
+<p>Il restait l&agrave;, un moment, dans le froid de la nuit&mdash;car il &eacute;tait venu
+ainsi, des fois, en plein hiver; il restait l&agrave;, un instant ind&eacute;cis, le
+sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges
+int&eacute;rieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses
+pens&eacute;es comme dans une mer ou dans un torrent, r&eacute;primant vingt fois, &agrave;
+grand'peine, l'envie qu'il avait de se ruer contre la porte basse, pour
+la briser.... Et puis, s'il faisait cela, apr&egrave;s?... Elle &eacute;tait seule,
+pour s&ucirc;r.... La m&egrave;re, une fois avertie, qu'adviendrait-il? il &eacute;pouserait
+Rosseline, oui, certes! Eh bien?... Eh bien, il n'&eacute;tait plus s&ucirc;r, &agrave;
+cette heure, d'en vouloir. Pour ma&icirc;tresse, soit, oui, toujours,&mdash;mais
+comme femme? Aupr&egrave;s de sa m&egrave;re &agrave; lui, si rigide, si s&eacute;v&egrave;re, introduire
+cette terrible fille dont il ne savait rien, apr&egrave;s tout, dont il
+redoutait la malice inconnue!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pauvre de moi!</p>
+
+<p>Alors, il allait reprendre son cheval et, l&agrave;, dans les saules du bord du
+Rh&ocirc;ne parmi lesquels il l'avait cach&eacute;, l'envie lui venait de se jeter au
+fleuve, de mourir.... Et pourquoi donc? Tout simplement parce qu'il ne
+la sentait pas &agrave; lui, cette fille. Cet homme habitu&eacute; &agrave; se faire ob&eacute;ir
+des b&ecirc;tes indompt&eacute;es, s'&eacute;tonnait, s'irritait de n'&ecirc;tre pas ici le
+ma&icirc;tre absolu.... Et tous les mauvais comm&eacute;rages lui revenaient; des
+mots atroces le mordaient au c&oelig;ur; il se rappelait des gestes d'elle,
+des regards &eacute;quivoques adress&eacute;s &agrave; des jeunes gens.... Il ne savait
+plus!... il avait envie de sangloter et ne pouvait pas.... Le bruit de
+son sang tourment&eacute;, imp&eacute;tueux, sonnait plus fort &agrave; ses oreilles que le
+bourdonnement des grosses eaux du fleuve.... Il &eacute;tait l&agrave;, tout pr&egrave;s, le
+fleuve; la lune se refl&eacute;tait, par &eacute;clairs bondissants, dans l'eau
+obscure.... Pourquoi pas mourir?... mais tout &agrave; coup le brave enfant
+songeait: &laquo;ma m&egrave;re!&raquo; et, remontant &agrave; cheval, il partait bien vite, pour
+fuir la tentation....</p>
+
+<p>Oh! ces courses folles, vertigineuses, irr&eacute;elles, en pleine nuit froide,
+&agrave; travers la lande! Cette furie du retour, o&ugrave; il ressentait et
+employait, &agrave; courir, un d&eacute;sir d&eacute;brid&eacute; de d&eacute;penser sa force, de tromper
+sa jeunesse, de tomber peut-&ecirc;tre &agrave; la fin, au revers du foss&eacute;!... Tout
+ce qu'il avait d&ucirc; tout &agrave; l'heure contenir de passion d&eacute;sordonn&eacute;e,
+d'amour, de col&egrave;re, de jalousie en d&eacute;lire, il le mettait dans sa rage &agrave;
+piquer sa b&ecirc;te, &agrave; lui scier la bouche quand elle refusait le
+ralentissement, &agrave; la frapper de l'&eacute;peron quand elle ralentissait sa
+course.... La bouche et les flancs ensanglant&eacute;s, jetant des &eacute;cumes,
+soufflant du feu, son cheval allait, les yeux d&eacute;mesur&eacute;ment ouverts dans
+la nuit, tendu tout entier, comme le d&eacute;sir m&ecirc;me de son cavalier, vers
+l'espace vide!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle aille au diable! je ne veux plus la voir. C'est une coquine,
+je le sens.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas encore une coquine. C'&eacute;tait une cr&eacute;ature inconsistante,
+sans r&eacute;flexion, sans pr&eacute;vision, sans connaissance d'elle-m&ecirc;me, sans
+conscience form&eacute;e, sans direction propre. Le mal &eacute;tait que Jean demeur&acirc;t
+si loin d'elle. Il implorait d'elle quelque chose, et cela de temps en
+temps, alors qu'il aurait fallu commander, imposer, et &agrave; toute minute.
+Le bien et le mal &eacute;taient indiff&eacute;rents &agrave; Rosseline. Il fallait &ecirc;tre,
+pour elle, la force qui &eacute;pargne aux faibles le souci d'eux-m&ecirc;mes, qui
+les porte, les dirige, les m&egrave;ne &agrave; sa guise et dont bient&ocirc;t ils ne
+peuvent plus se passer. Il y a vraiment des cr&eacute;atures qu'il faut
+violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui
+parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de
+s'&eacute;craser devant l'homme, leur dieu arm&eacute;; ou encore natures de cavales
+qui veulent un dompteur et qui finissent par l'aimer, s'il a, dans sa
+main l&eacute;g&egrave;re, mais attentive et implacable, le mors d'acier et les
+ch&acirc;timents toujours pr&ecirc;ts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou
+des apitoy&eacute;s, ces b&ecirc;tes-l&agrave; deviennent irr&eacute;parablement r&eacute;tives, &agrave; tout
+jamais vicieuses.</p>
+
+<p>Le cavalier est souvent responsable de tous les d&eacute;fauts du cheval.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#table">IX</a></h2>
+
+<h3>CE QUE ZANETTE IGNORE.</h3>
+
+
+<p>Telle &eacute;tait la cr&eacute;ature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant
+d&eacute;lit de mensonge; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il
+devenait s&ucirc;r de sa fausset&eacute;,&mdash;il serait gu&eacute;ri.</p>
+
+<p>Il en &eacute;tait l&agrave;, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des
+plaines de Meyran,&mdash;un homme qu'il connaissait &agrave; peine, un gardian comme
+lui, au retour d'une visite &agrave; Arles, lui conta les grandes nouvelles de
+la ville.</p>
+
+<p>Cet homme ne pouvait &ecirc;tre soup&ccedil;onn&eacute; de vouloir irriter Pastorel contre
+Rosseline; il ignorait visiblement que Pastorel la conn&ucirc;t. Et ce qu'il
+conta fit bondir de rage le c&oelig;ur du rude gardien de taureaux.</p>
+
+<p>Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les
+marchands de curiosit&eacute;s, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que
+le portrait d'une fille, bien connue des jeunes gens de la ville,
+artisans et bourgeois; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques
+lettres d'imprimerie: <i>La belle Rosseline</i>. Les voyageurs qui viennent &agrave;
+Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d'Arl&egrave;se
+pour vingt sous,&mdash;ce qui, disaient les comm&eacute;rages, avait mis en grande
+col&egrave;re plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s'&eacute;taient
+rencontr&eacute;s chez elle, o&ugrave; ils &eacute;taient venus, mordus chacun du m&ecirc;me d&eacute;sir
+de faire reproche &agrave; sa ma&icirc;tresse. Et s'&eacute;tant reconnus, ils s'&eacute;taient
+pris de querelle et battus m&ecirc;me, publiquement.</p>
+
+<p>Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle,
+maintenant,&mdash;c'&eacute;tait un cabaret tout fra&icirc;chement install&eacute; et dont elle
+devenait la patronne, gr&acirc;ce &agrave; la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; d'un peintre parisien. Un
+bon vivant, celui-l&agrave;, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient
+et qui &eacute;tait riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le
+photographe.</p>
+
+<p>Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d'un mois, et des gens
+avaient vu &laquo;le tableau&raquo; o&ugrave; la belle, tr&egrave;s ressemblante, montrait plus
+que ses &eacute;paules....</p>
+
+<p>Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une
+belle et bonne promesse,&mdash;car la fille &eacute;tait accueillante, un peu folle
+de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c'&eacute;tait dans l'intention
+&eacute;vidente d'attirer les chalands &laquo;par le moyen&raquo; de sa beaut&eacute;. Ses
+portraits r&eacute;pandus partout &eacute;taient une enseigne et une amorce....</p>
+
+<p>Et &agrave; Pastorel constern&eacute; le narrateur avait g&eacute;n&eacute;reusement donn&eacute;
+l'adresse du cabaret de Rosseline.</p>
+
+<p>&mdash;Et le tableau? avait r&eacute;pondu Pastorel.... Ne peut-on pas le voir, le
+tableau?... Ne sais-tu pas l'adresse du peintre?</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde, en Arles, te le dira. C'est dans une des maisons dont
+les fen&ecirc;tres regardent le th&eacute;&acirc;tre antique....</p>
+
+<p>Tout transform&eacute; dans son c&oelig;ur par ces nouvelles qui l'&eacute;clairaient
+d&eacute;cid&eacute;ment sur le caract&egrave;re de sa belle, &eacute;tonn&eacute; de se sentir subitement
+tout calme, tout froid, Pastorel &eacute;tait parti pour Arles; il avait couru
+chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-m&ecirc;me, le gardian
+l'avait un peu bouscul&eacute; et avait entrevu non seulement le portrait de
+Rosseline, mais il l'avait entrevue elle-m&ecirc;me, montrant, un peu plus
+qu'il n'est permis, ses bras nus et ses &eacute;paules. Et satisfait de n'&ecirc;tre
+pas plus longtemps dup&eacute;, il &eacute;tait revenu de la ville, r&eacute;solu
+courageusement &agrave; ne plus revoir le beau mod&egrave;le, qu'il appelait
+maintenant dans sa pens&eacute;e &laquo;la fille &agrave; tout le monde&raquo;.</p>
+
+<p>Or il l'avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la f&ecirc;te, entour&eacute;e
+de jeunes d&eacute;bauch&eacute;s de la ville; et comme, la bouche en c&oelig;ur, sans
+avoir l'air de se douter qu'il p&ucirc;t lui garder rancune, elle &eacute;tait venue
+&agrave; lui, disant tr&egrave;s haut:&mdash;&laquo;Eh! Jean, tu passes bien fier? On ne
+reconna&icirc;t plus ses amis, donc?... &Eacute;coute, Jean, fais-moi marquer, de ma
+main, un des taureaux d'aujourd'hui,&raquo; il avait r&eacute;pondu, au milieu des
+fain&eacute;ants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle
+Arl&egrave;se:</p>
+
+<p>&mdash;Que me veux-tu, fille &agrave; tout le monde? Je sais ce que je sais, et,
+vois-tu, ne l'oublie pas: je m'en moque, oh! mais, je m'en moque, comme
+des premiers souliers que j'ai chauss&eacute;s, tu m'entends? Les portraits &agrave;
+vingt sous, c'est trop cher pour moi! je n'aime que ceux qui se donnent!
+La belle Rosseline est &agrave; vendre? Moi, les choses qui sont miennes,
+personne autre n'y doit toucher!</p>
+
+<p>Elle avait p&acirc;li, l'Arl&egrave;se, et p&acirc;li bien davantage, un peu plus tard,
+quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l'immense
+assembl&eacute;e, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et
+pour lui donner la cocarde.</p>
+
+<p>Elle fut d'autant plus irrit&eacute;e, cette Rosseline, que Zanette avec elle
+faisait un parfait contraste. Elle, elle &eacute;tait un peu forte, assez
+grande, de beaut&eacute; hautaine, magnifique et d'apparence froide; Zanette,
+toute mignonne, jolie &agrave; ravir, toute expressive avec ses yeux per&ccedil;ants
+et p&eacute;tillants. A la beaut&eacute; d'un fruit form&eacute;, il opposait la gr&acirc;ce un peu
+fr&ecirc;le d'une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle d&eacute;vora
+l'affront, mais elle avait jur&eacute; de se venger.</p>
+
+<p>Elle ne se doutait gu&egrave;re, Zanette, qu'elle avait servi une rancune
+d'amant; elle ignorait, heureusement, que l'hommage re&ccedil;u par elle
+n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troubl&eacute; le
+c&oelig;ur, un peu &agrave; la l&eacute;g&egrave;re sans doute, lui-m&ecirc;me ne pensait pas &agrave; la
+petite Zanette sans se dire: &laquo;Pourquoi pas?&raquo; H&eacute;las! le souvenir malsain,
+&acirc;pre, mordant, pr&eacute;cis, de l'autre, de la mauvaise, luttait encore
+victorieusement, au fond de son c&oelig;ur, contre l'image fragile de la
+fillette chaste et simple.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#table">X</a></h2>
+
+<h3>ZANETTE ET ROSSELINE.</h3>
+
+
+<p>Zanette fit, en Arles, ce qu'elle avait &agrave; faire. Elle acheta &laquo;le
+rem&egrave;de,&raquo; exp&eacute;dia quelques menues commissions, et moins d'une heure apr&egrave;s
+elle reprit, &agrave; la remise d'une auberge, son cheval qui, r&eacute;joui par un
+double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite ma&icirc;tresse. La
+jolie Zanette ignorait m&ecirc;me l'existence de la belle Rosseline.</p>
+
+<p>C'est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout pr&egrave;s du pont qui relie
+Arles &agrave; l'&icirc;le de la Camargue, que Rosseline s'&eacute;tait fait acheter, pour y
+tr&ocirc;ner derri&egrave;re un comptoir dor&eacute;, un cabaret &eacute;troit, mais bien situ&eacute; et
+repeint &agrave; neuf.</p>
+
+<p>La maison de sa m&egrave;re &eacute;tait juste &agrave; l'autre extr&eacute;mit&eacute; du pont,
+c'est-&agrave;-dire dans l'&icirc;le de Camargue et dans le faubourg de
+Trinquetaille.</p>
+
+<p>La belle Arl&egrave;se se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison o&ugrave; elle
+allait coucher quelquefois et &agrave; l'abri de la curiosit&eacute; de sa m&egrave;re, qui
+d'ailleurs, ne pouvant les emp&ecirc;cher, avait fini par souffrir les
+libert&eacute;s de sa fille.</p>
+
+<p>En ce temps-l&agrave;, la ville d'Arles ne poss&eacute;dait pas encore le tr&egrave;s vilain,
+tr&egrave;s solide et tr&egrave;s utile pont de fer qu'elle doit &agrave; la science des
+ing&eacute;nieurs. Arles &eacute;tait reli&eacute; &agrave; l'&icirc;le et au faubourg par un pont de
+bateaux, qui s'ouvrait de temps en temps pour laisser passer les
+chalands et les vapeurs. Et lorsqu'ils devaient attendre que la
+communication f&ucirc;t r&eacute;tablie, charretiers, cavaliers et pi&eacute;tons arr&ecirc;t&eacute;s
+sur la rive gauche n'&eacute;taient point f&acirc;ch&eacute;s, quelques-uns du moins, de
+trouver &agrave; bonne port&eacute;e un cabaret o&ugrave; s'arr&ecirc;ter un instant.</p>
+
+<p>Or, tout ayant &eacute;t&eacute; pr&eacute;vu par le peintre (qui s'&eacute;tait d&eacute;barrass&eacute; de
+Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste
+rapport, selon lui, avec les services qu'elle lui avait rendus), on
+voyait, scell&eacute;s au mur, &agrave; droite et &agrave; gauche du joli petit cabaret, des
+anneaux o&ugrave; les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur
+l'enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge: CAF&Eacute; DES AR&Egrave;NES.
+Les ar&egrave;nes antiques sont pourtant fort &eacute;loign&eacute;es de l&agrave;, mais ce titre
+qui s'&eacute;tait pr&eacute;sent&eacute; tout de suite &agrave; l'esprit du Parisien gouailleur
+pouvait arr&ecirc;ter au passage et retenir une client&egrave;le de gardians et
+d'amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant.</p>
+
+<p>La devanture et la porte vitr&eacute;es du cabaret &eacute;taient &agrave; l'int&eacute;rieur
+voil&eacute;es de rideaux rouges, pliss&eacute;s, tr&egrave;s opaques. Et l&agrave; derri&egrave;re, depuis
+deux soirs d&eacute;j&agrave;, les voisins entendaient de vagues fredons d'harmonica
+et des murmures de chansons destin&eacute;s &agrave; amorcer la curiosit&eacute; que les
+rideaux &eacute;taient charg&eacute;s d'irriter encore. Or, comme Zanette venait de
+passer devant le caf&eacute; des Ar&egrave;nes, pr&egrave;s de tourner la ruelle et de
+s'engager sur le quai pour aller au pont, elle s'entendit appeler par
+une voix de femme:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! la jolie fille, o&ugrave; vas-tu si matin?</p>
+
+<p>Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas
+du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la
+reconna&icirc;tre, sans parvenir &agrave; s'expliquer o&ugrave; elle l'avait vue.... C'est
+qu'aux vitrines des boutiques, ce matin m&ecirc;me, elle avait aper&ccedil;u les
+fameux portraits o&ugrave; on pouvait admirer Rosseline, assise, debout,
+souriante ou grave, ici l'air imp&eacute;rieux, l&agrave;, l'air sentimental.</p>
+
+<p>L'inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas m&eacute;chante. Zanette
+s'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce &agrave; moi, madame, que vous parlez?</p>
+
+<p>&mdash;Et &agrave; qui donc, ma toute belle? Il n'y a pas un chat dans la rue.
+Regarde. Tout le monde est au march&eacute; ou sur la Place des Hommes... c'est
+samedi. O&ugrave; vas-tu si vite?</p>
+
+<p>&mdash;Je retourne chez nous; mon p&egrave;re m'attend. Mais... je ne vous reconnais
+pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C'est que tu
+ne m'as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le
+crois!</p>
+
+<p>&mdash;Vous me connaissez?</p>
+
+<p>Machinalement Zanette fit tourner bride &agrave; son cheval et se rapprocha de
+la dame.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui... n'es-tu pas cette fille que nous avons salu&eacute;e comme la
+reine des f&ecirc;tes, il n'y a pas longtemps, aux derni&egrave;res courses des
+plaines de Meyran?</p>
+
+<p>Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne vas pas dire non, j'esp&egrave;re. Tiens,... je vois une chose que tu
+vas perdre, si tu n'y prends garde... une chose qui me parle, que pour
+s&ucirc;r tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton
+bonnet.... N'est-ce pas l&agrave;, dis-moi, ma belle, la cocarde que t'a
+donn&eacute;e, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel?</p>
+
+<p>Zanette avait eu un geste rapide, involontaire; elle avait port&eacute; la main
+&agrave; sa coiffure, et si brusquement qu'au lieu de saisir la jolie cocarde,
+cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! murmura-t-elle.</p>
+
+<p>Rosseline s'&eacute;tait &eacute;lanc&eacute;e, et, entre les galets roul&eacute;s de Crau, qui sont
+le pavage de la ville d'Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, madame!... fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien
+pardon et &laquo;gramaci!&raquo;</p>
+
+<p>La belle Arl&egrave;se eut alors un mauvais sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois donc qu'on va te la rendre? dit-elle.</p>
+
+<p>Zanette vit le haineux sourire, l'expression maligne qui, brusquement,
+rendaient laide la figure de la belle Arl&egrave;se. L'enfant jeta autour
+d'elle un regard de d&eacute;tresse. Elle n'avait pas peur, non, mais elle
+&eacute;prouvait un invincible sentiment d'angoisse. C'&eacute;tait le malaise que
+donne aux &acirc;mes bonnes la pr&eacute;sence des &ecirc;tres mauvais.</p>
+
+<p>Elle eut mentalement un cri de pri&egrave;re, qui lui &eacute;tait familier:</p>
+
+<p>&mdash;O Notre-Dame-d'Amour, dit-elle en elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Puis, tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la
+rendriez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelle-t-on? interrogea brusquement l'imp&eacute;rieuse
+Rosseline.</p>
+
+<p>&mdash;Zanette Augias, du mas de la Sir&egrave;ne en Camargue, o&ugrave; mon p&egrave;re est
+bayle.</p>
+
+<p>La petite fille fit cette r&eacute;ponse avec fermet&eacute; et avec un certain air
+d'orgueil. Elle &eacute;tait fi&egrave;re de l'honn&ecirc;tet&eacute; de son nom. Son p&egrave;re, un
+brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance
+des ma&icirc;tres du ch&acirc;teau. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale
+capable de lui r&eacute;sister. Elle se sentit brav&eacute;e, et r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Je le savais, j'&eacute;tais aux f&ecirc;tes; l&agrave; j'ai questionn&eacute; des gens sur ton
+compte.... Tu m'avais paru plus jolie.... Tu n'es pourtant pas mal, mais
+trop petite... ma foi, oui! beaucoup trop petite!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi me dites-vous cela, &agrave; la fin? r&eacute;pliqua Zanette p&acirc;lissante et
+suffoqu&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Pardine! Tu prends les amants des autres! Elles ont bien le droit, les
+autres, de juger celle pour qui on les laisse!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien,
+mon p&egrave;re m'attend.</p>
+
+<p>Le cheval, ob&eacute;issant &agrave; Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas
+vers lui, et qui saisit la bride.</p>
+
+<p>&mdash;L&acirc;chez mon cheval! dit Zanette qui, &agrave; cet affront mena&ccedil;ant, sentit la
+col&egrave;re gronder, plus grande que son pauvre c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! car tu t'en irais, et je veux que tu m'entendes.... Il est &agrave;
+moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, &agrave; moi, &agrave; moi, &agrave; moi!
+S'il t'a fait, ce jour-l&agrave;, une politesse,&mdash;tant pis pour toi, car elle
+n'aura eu qu'un jour, comprends-tu?... Et je te souhaite pour ton
+bonheur d'avoir &eacute;t&eacute; assez sage pour qu'elle n'ait aucune suite! Le mieux
+serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu'il te
+vienne encore, tu n'as pas fini de rire!... Voyez-vous ces campagnardes
+qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville
+d'Arles! Tu es fi&egrave;re de l'honn&ecirc;tet&eacute; de ton p&egrave;re, &agrave; ce que je vois, et
+il para&icirc;t que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d'&ecirc;tre un peu
+honn&ecirc;te toi-m&ecirc;me! Et pourquoi, dis, pourquoi m'as-tu vol&eacute; mon galant?
+voleuse! voleuse! voleuse!</p>
+
+<p>Elle secoua la bride du cheval qui reculait, pi&eacute;tinant avec impatience
+les galets pointus o&ugrave; s'&eacute;caillait sa corne.</p>
+
+<p>&mdash;Me l&acirc;cherez-vous &agrave; la fin? cria Zanette toute indign&eacute;e.</p>
+
+<p>Ses l&egrave;vres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la
+t&ecirc;te et recula devant Rosseline.</p>
+
+<p>Alors, la petite fille de Camargue sentit fr&eacute;mir et bondir son sang de
+Sarrasine. Sa fiert&eacute; de fille libre des vastes plaines d&eacute;sertes s'&eacute;mut
+tout enti&egrave;re au plus profond d'elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;La voleuse, c'est vous! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce
+qui est &agrave; moi.... Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si
+vous existiez seulement. Adressez-vous &agrave; qui vous doit des comptes. Et
+surtout rendez-moi ce qui est &agrave; moi, je vous le r&eacute;p&egrave;te! rendez-le moi!</p>
+
+<p>&mdash;Non! tu ne l'auras plus!</p>
+
+<p>Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite
+cocarde qui, en un clin d'&oelig;il, comme une fleur morte, comme un papillon
+noy&eacute;, fut emport&eacute;e au Rh&ocirc;ne.</p>
+
+<p>Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache
+&eacute;tait pr&egrave;s de s'abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de
+la rue &eacute;troite, &agrave; vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C'&eacute;tait
+Mart&eacute;gas. Il ne connaissait encore ni le fameux caf&eacute; des Ar&egrave;nes ni la
+belle Arl&egrave;se dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d'un
+cheval des villes.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un march&eacute; pass&eacute; sur la <i>Place des Hommes</i> o&ugrave; les travailleurs
+viennent s'offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en
+reconnaissance. Ses amis devaient l'y rejoindre. Mart&eacute;gas avait surpris
+le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au c&oelig;ur une sorte
+d'amour mauvais et sauvage.</p>
+
+<p>De gr&eacute; ou de force, il voulait l'avoir. Essayer de lui complaire &eacute;tait
+le moyen le plus naturel, sinon le plus facile.</p>
+
+<p>&mdash;L&acirc;chez-moi! l&acirc;chez-moi! cria plus fort que jamais la pauvre fillette
+en reconnaissant Mart&eacute;gas, ce gardian chass&eacute; par son p&egrave;re, et pour qui
+elle n'avait que de la r&eacute;pugnance.</p>
+
+<p>&mdash;Voleuse! voleuse! r&eacute;p&eacute;tait Rosseline, tenant toujours le cheval par la
+bride.</p>
+
+<p>Et de cette injure passant &agrave; d'autres, elle couvrit Zanette de toutes
+les immondes paroles famili&egrave;res aux filles des rues, et que, chose
+bizarre, elle pronon&ccedil;ait si facilement et si abondamment pour la
+premi&egrave;re fois!... Mais elle s'interrompit tout &agrave; coup avec un cri de
+douleur. La cravache de Mart&eacute;gas s'&eacute;tait abattue sur son bras qui l&acirc;cha
+la bride.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Mart&eacute;gas! fit Zanette d&eacute;livr&eacute;e et surprise, et au grand trot
+elle s'&eacute;loigna....</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; vas-tu? cria-t-il, o&ugrave; vas-tu, petite?</p>
+
+<p>&mdash;A ma maison!</p>
+
+<p>&mdash;Bon! songea Mart&eacute;gas, je la rattraperai toujours.</p>
+
+<p>Rosseline et Mart&eacute;gas se regardaient.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#table">XI</a></h2>
+
+<h3>DOMPTEUR.</h3>
+
+
+<p>&mdash;Et alors? fit Mart&eacute;gas, narquois.</p>
+
+<p>&mdash;Qui &ecirc;tes-vous et que voulez-vous? dit Rosseline toute p&acirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Un client pour ton cabaret, voil&agrave; ce que je suis, la belle.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu te mets dans la t&ecirc;te qu'apr&egrave;s ton injure et le mal que tu m'as
+fait, je te recevrai chez moi?</p>
+
+<p>&mdash;Il le faudra bien, ma fille. Ton m&eacute;tier veut &ccedil;a et il para&icirc;t que tu
+l'as choisi. A me recevoir mal tu perdrais la client&egrave;le de tous ceux de
+Camargue et de beaucoup du Rh&ocirc;ne. Voyons, qu'aurais-tu dit, si j'avais
+frapp&eacute; fort?... Pourquoi insultais-tu la petite, une enfant que pour
+ainsi dire j'ai vue na&icirc;tre?... Tu l'appelais voleuse, si j'ai bien
+entendu. Que t'a-t-elle vol&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne te regarde pas. Passe ton chemin. Es-tu toi aussi de ses
+galants, &agrave; cette fille?</p>
+
+<p>&mdash;Pl&ucirc;t &agrave; Dieu! car &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, j'esp&egrave;re bien le devenir. Elle est plus
+gentille que toi, &agrave; mon go&ucirc;t du moins.</p>
+
+<p>Rosseline, de nouveau, &eacute;tait bless&eacute;e au point le plus sensible. Elle ne
+pouvait souffrir que m&ecirc;me un indiff&eacute;rent lui pr&eacute;f&eacute;r&acirc;t une femme, une
+fille quelconque. Elle fut jalouse subitement du go&ucirc;t que cet inconnu
+montrait pour Zanette, et ne sachant comment le punir, elle lui cracha
+ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;L&acirc;che! dit-elle, l&acirc;che!</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu, dit-il en riant, que je recommence?</p>
+
+<p>Qu'il e&ucirc;t ou non l'intention de frapper encore, il leva sa cravache qui
+&eacute;tait un nerf de b&oelig;uf. Alors, le ressentiment la saisit; un m&eacute;lange de
+col&egrave;re et d'&eacute;pouvante se fit en elle; la rage, la jalousie, l'envie,
+l'impuissance d&eacute;termin&egrave;rent l'exasp&eacute;ration folle. Elle arracha de sa
+coiffe une &eacute;pingle &agrave; grosse t&ecirc;te ronde, et piqua furieusement la jambe
+du cavalier.</p>
+
+<p>D'un bond il fut &agrave; terre et, laissant son cheval libre en pleine rue, il
+prit la fille par un bras.</p>
+
+<p>&mdash;Au secours! cria-t-elle.</p>
+
+<p>Il lui ferma la bouche, et la portant &agrave; moiti&eacute; il la poussa contre la
+porte du cabaret dont les vitres &eacute;clat&egrave;rent et qui s'ouvrit toute
+grande.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! gueuse! ah! coquine! ah! tu veux en t&acirc;ter, cavale?</p>
+
+<p>Il la tenait par le bras, et d'une saccade brusque il la renversa sur le
+carreau. Puis, pench&eacute; sur elle, un genou en terre, il la souffleta. Elle
+se couvrit le visage avec ses mains. Les coups tomb&egrave;rent alors drus et
+press&eacute;s sur ses cheveux qui se d&eacute;nou&egrave;rent; la coiffe fut lanc&eacute;e au
+loin.... Elle se taisait, farouche, les dents serr&eacute;es, avec seulement
+une saccade de respiration plus forte &agrave; chaque coup. Les coups sonnaient
+sourdement. Tout de suite, elle comprit tr&egrave;s bien que ce redoutable
+jouteur mesurait sa force, ne voulait pas la tuer... il l'&eacute;pargnait....
+Cette r&eacute;serve lui parut une sorte de suffisante tendresse m&ecirc;l&eacute;e &agrave; la
+brutalit&eacute;; cette retenue lui semblait caressante; elle en jouissait....</p>
+
+<p>&mdash;En as-tu assez, r&eacute;ponds? Recommenceras-tu, dis? r&eacute;ponds; mais r&eacute;ponds
+donc, r&eacute;ponds, je te dis!</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait &eacute;tendue &agrave; terre de tout son long.</p>
+
+<p>Il la prit par ses longs cheveux d&eacute;nou&eacute;s et marchant sur les genoux, il
+la secoua, la tra&icirc;na sur le carreau; mais elle, continuant &agrave; comprendre
+que s'il e&ucirc;t voulu il l'e&ucirc;t bris&eacute;e, sentait toujours comme une caresse
+sous les coups,&mdash;et elle ne r&eacute;pondit pas, ne d&eacute;sirant peut-&ecirc;tre pas
+&ecirc;tre l&acirc;ch&eacute;e par ce poing terrible, qui l'&eacute;pargnait.</p>
+
+<p>Il la laissa enfin.</p>
+
+<p>&mdash;L&egrave;ve-toi, dit-il. Donne-moi &agrave; boire.</p>
+
+<p>Elle se leva, le visage tout d&eacute;mont&eacute;, les l&egrave;vres molles, l'&oelig;il humide
+et brillant, ses cheveux &eacute;pais, lourds, tra&icirc;nant jusqu'&agrave; terre.</p>
+
+<p>Il la trouva belle &agrave; ce moment.</p>
+
+<p>Elle le trouvait beau, l'hercule aux &eacute;paules carr&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Coquin de sort! Quel homme! songeait-elle, en le toisant des pieds &agrave;
+la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, dit-il, il faut me promettre une chose. Alors, nous serons
+bons amis. Laisse tranquille la petite.</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas; il se rapprocha, et le visage contre le sien:</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends bien? Tu laisseras tranquille la petite?... il faut
+promettre.</p>
+
+<p>En r&eacute;ponse, l'envieuse pin&ccedil;a le bras du gardian et tordit la chair
+entre ses doigts. Il ne comprenait pas que, d&eacute;j&agrave;, elle &eacute;tait jalouse de
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu en veux encore?</p>
+
+<p>Il l'avait ressaisie, renvers&eacute;e, assise sur un tabouret et il tenait &agrave;
+deux mains sa t&ecirc;te qu'il fit sonner plusieurs fois contre le bois d'une
+table.</p>
+
+<p>&mdash;Promets! promettras-tu? Que t'a-t-elle fait, cette petite?</p>
+
+<p>Rosseline se d&eacute;cida &agrave; parler.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais la ma&icirc;tresse de Pastorel, un que pour s&ucirc;r tu dois conna&icirc;tre...
+il me quitte pour l'&eacute;pouser. Je ne veux pas! je ne veux pas qu'il
+l'&eacute;pouse!</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a n'est pas une raison pour l'insulter, elle. C'est une innocente,
+dit Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>Rosseline vivement r&eacute;pliqua en serrant les dents:</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes donc aussi, toi, cette fille? Non, je ne promets pas. Je la
+hais!</p>
+
+<p>Alors tout &agrave; coup il l'embrassa.... Elle le mordit.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, siffla-t-elle.... Prends-la et tu m'auras... comprends-tu?</p>
+
+<p>Elle ne voulait pas que Zanette dev&icirc;nt la femme de Pastorel. Pour qu'il
+ne l'e&ucirc;t pas, elle la livrait &agrave; celui-ci....</p>
+
+<p>L'horrible march&eacute; plut au bandit.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a va! dit-il en riant. Deux au lieu d'une! Je pars tout de suite. Un
+coup d'<i>a&iuml;garden</i> et mon cheval!</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre se f&ucirc;t-il attard&eacute; aupr&egrave;s de Rosseline, s'il n'avait pas song&eacute;
+que jamais plus il ne retrouverait occasion meilleure de poursuivre
+Zanette. Et puis, par la porte du cabaret grande ouverte, des enfants,
+m&ecirc;me un homme, depuis un instant, regardaient.</p>
+
+<p>Elle lui servit &agrave; boire, en le couvant des yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cheval, &agrave; pr&eacute;sent!</p>
+
+<p>Lui, n'y faisait pas attention.</p>
+
+<p>Un passant, voyant ce cheval libre, l'avait attach&eacute; &agrave; l'anneau. Mart&eacute;gas
+se mit en selle.</p>
+
+<p>&mdash;A bient&ocirc;t, ma fille. Nous nous reverrons bient&ocirc;t.</p>
+
+<p>Ils se souriaient.</p>
+
+<p>Debout sur le seuil de son cabaret, la belle Arl&egrave;se regarda s'&eacute;loigner
+le gardian Mart&eacute;gas et, toute chaude encore de la lutte, elle songeait,
+en renouant ses cheveux:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si ce Pastorel m'avait trait&eacute;e ainsi, comme je l'aurais aim&eacute;,
+lui!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XII" id="XII"></a><a href="#table">XII</a></h2>
+
+<h3>LA POURSUITE.</h3>
+
+
+<p>Mart&eacute;gas ne tarda pas &agrave; apercevoir, loin devant lui sur la route, la
+petite cavali&egrave;re.... Tout de m&ecirc;me elle avait eu une demi-heure d'avance,
+et il ne la joignit qu'apr&egrave;s avoir couru pr&egrave;s de deux lieues.</p>
+
+<p>Par bonheur pour elle, elle ne s'&eacute;tait point trop h&acirc;t&eacute;e, trottant et
+marchant au pas tour &agrave; tour, et sa b&ecirc;te &eacute;tait repos&eacute;e. Ces allures
+convenaient &agrave; sa r&eacute;flexion triste mais non pas irrit&eacute;e.</p>
+
+<p>Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme?... Et pourquoi non? N'&eacute;tait-ce
+pas son droit? La galanterie qu'il avait faite &agrave; Zanette, le jour des
+courses de Meyran, prenait tout &agrave; coup son vrai sens aux yeux de la
+petite. Elle allait jusqu'&agrave; deviner une querelle entre cette femme et
+lui, un mouvement de d&eacute;pit, et c'&eacute;tait pour affronter cette <i>autre</i>
+qu'il &eacute;tait venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main
+devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue... qui maintenant s'en
+&eacute;tait all&eacute;e, tomb&eacute;e au ruisseau, fl&eacute;trie, noy&eacute;e, perdue comme son r&ecirc;ve
+d'un jour....</p>
+
+<p>Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle &eacute;tait vaillante et
+puis... un r&ecirc;ve n'est pas un sentiment. Elle avait r&ecirc;v&eacute;, voil&agrave; tout. Son
+d&eacute;sir d'aimer, son d&eacute;sir de la seizi&egrave;me ann&eacute;e s'&eacute;tait pos&eacute; un instant
+sur ce Pastorel, mais en v&eacute;rit&eacute; non, elle ne l'aimait pas encore.
+Pourquoi l'e&ucirc;t-elle aim&eacute;?...</p>
+
+<p>Ce qui lui faisait le plus de peine, apr&egrave;s tout, c'est qu'une si vilaine
+femme l'e&ucirc;t, dans la rue, arr&ecirc;t&eacute;e, injuri&eacute;e.... Et Zanette avait
+l'impression de s'&ecirc;tre heurt&eacute;e &agrave; une de ces mauvaises figures qui, dans
+les songes, vous oppressent, vous emp&ecirc;chent de respirer, de courir, de
+vous &eacute;loigner d'elles &agrave; votre guise. Elle avait peur maintenant, seule
+en pr&eacute;sence de ce souvenir, bien plus que tout &agrave; l'heure devant la
+r&eacute;alit&eacute;!...</p>
+
+<p>Elle se disait que ce n'&eacute;tait pas fini, que cette femme inconnue aurait
+une influence sur toute sa vie. Comment? Elle ne savait pas.</p>
+
+<p>L'intervention de Mart&eacute;gas la pr&eacute;occupait aussi. Comment, pourquoi
+avait-il &agrave; ce point &eacute;t&eacute; secourable pour elle, lui qui, on le savait,
+avait &eacute;t&eacute; chass&eacute; de la ferme par ma&icirc;tre Augias? Cependant il l'avait
+d&eacute;fendue! il &eacute;tait all&eacute; jusqu'&agrave; frapper de sa cravache cette femme!...
+Sans doute il la connaissait... il &eacute;tait le rival de Pastorel
+peut-&ecirc;tre!... Si cela &eacute;tait, qu'arriverait-il entre eux?... quelque
+chose pour s&ucirc;r.... Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l'aimait donc
+un peu?... elle l'aimait encore? Qu'est-ce que tout cela veut dire,
+bonne Notre-Dame-d'Amour?</p>
+
+<p>Lorsqu'elle se retourna, au bruit de galop qui venait derri&egrave;re elle, et
+qu'elle reconnut Mart&eacute;gas, elle eut un mouvement d'effroi, vite r&eacute;prim&eacute;.
+Elle ne se rappelait rien de pr&eacute;cis qui lui f&ucirc;t un personnel sujet de
+rancune contre cet homme, mais il lui &eacute;tait rest&eacute;, depuis l'enfance, une
+confuse aversion, une r&eacute;pugnance contre ce colosse brutal, qui avait
+trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taill&eacute;e, jamais
+peign&eacute;e, vilaine.... Elle &eacute;prouvait un peu, en songeant &agrave; lui, ce
+qu'elle ressentait, toute petite, lorsqu'on lui parlait de l'Ogre ou de
+Barbe-Bleue.</p>
+
+<p>Maintenant, elle refusait de s'abandonner &agrave; son antipathie.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a rendu service, il m'a d&eacute;fendue, songeait-elle.</p>
+
+<p>Et, dans la puret&eacute; de son c&oelig;ur, elle se reprochait sa r&eacute;pugnance comme
+une faute. Elle attendit donc, quoique sans s'arr&ecirc;ter, le cavalier qui
+accourait derri&egrave;re elle.... Elle n'avait pas &agrave; s'&eacute;tonner qu'il f&icirc;t ce
+chemin... il revenait en Camargue, voil&agrave; tout. Il allait sans doute
+passer devant elle apr&egrave;s qu'elle l'aurait de nouveau remerci&eacute;.... Sans
+doute il &eacute;tait press&eacute;, puisqu'il galopait....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, petite, es-tu contente?</p>
+
+<p>Il la tutoyait; cela lui d&eacute;plut; il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas f&acirc;ch&eacute; de te rattraper pour parler un peu de l'affaire.
+Je lui ai r&eacute;gl&eacute; son compte, sais-tu, et pay&eacute; d'une bonne racl&eacute;e son
+insolence avec toi!...</p>
+
+<p>Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il
+lui apprit le nom.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je l'ai battue &laquo;comme on bat les poulpes pour les
+attendrir&raquo;. J'esp&egrave;re que &ccedil;a te fera plaisir.... Et quand je pense qu'il
+y a une heure je ne la connaissais pas!... Je venais l&agrave; par hasard,
+envoy&eacute; par les amis, pour voir le caf&eacute; nouveau.... Je t'ai reconnue et
+alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l'ai
+abord&eacute;e?... Il y en a qu'il faut mener comme on m&egrave;ne les cavales! Ce
+n'est pas toi, hein, qu'il faudrait traiter comme &ccedil;a? Du premier coup on
+te casserait, pech&egrave;re!</p>
+
+<p>Zanette pensait qu'en effet si on l'avait battue, elle n'aurait pu le
+supporter. Elle serait morte,&mdash;oui,&mdash;de rage et de honte. Les coups,
+pour elle, ne pouvaient repr&eacute;senter que l'insulte. Qu'on y p&ucirc;t trouver
+un plaisir, &ccedil;a, par exemple! elle ne l'imaginait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu tort de la battre, &agrave; cause de moi surtout, monsieur
+Mart&eacute;gas! J'en suis f&acirc;ch&eacute;e... et cependant, pour le secours que vous
+m'avez donn&eacute;, je vous remercie, et mon p&egrave;re, bien s&ucirc;r, vous remerciera
+mieux encore.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas sentit qu'il inspirait, pour l'instant, une mani&egrave;re de
+confiance, et il jugea politique d'apprivoiser la petite, avant tout.</p>
+
+<p>&mdash;Figurez-vous que j'y vais, voir votre p&egrave;re, mademoiselle. On m'a parl&eacute;
+du fameux cheval dont vos ma&icirc;tres feront pr&eacute;sent &agrave; qui l'aura dompt&eacute;, et
+je veux essayer l'affaire. Qu'en dites-vous?</p>
+
+<p>Zanette jugeait qu'un si beau, si fier cheval, n'&eacute;tait pas fait pour le
+lourd et brutal bouvier qui trottait &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, mais, naturellement,
+elle ne laissa rien deviner de sa pens&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit-elle. C'est un beau cheval.</p>
+
+<p>Il y eut un silence embarrass&eacute;; chacun cherchait ce qu'il fallait dire.
+Zanette aurait bien voulu interroger Mart&eacute;gas sur cette Rosseline, sur
+Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux &ecirc;tres qui repr&eacute;sentaient
+pour elle l'une la haine, l'autre l'amour.</p>
+
+<p>Elle n'osait pas. Et lui ne se souciait gu&egrave;re d'&eacute;veiller en elle le
+souvenir de l'homme qui, pensait-il, &eacute;tait devenu son amoureux, son
+fianc&eacute; sans doute. Il &eacute;tait s&ucirc;r d'apprendre t&ocirc;t ou tard la v&eacute;rit&eacute;
+l&agrave;-dessus. D'ailleurs, que lui importait! il voulait la petite, voil&agrave;
+tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur; il la voulait pour
+deux raisons maintenant, pour elle-m&ecirc;me et aussi parce que l'autre,
+cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup
+double! Cette perspective lui plaisait fort; il riait en lui-m&ecirc;me. Il
+comprenait que Rosseline &eacute;tait femme &agrave; tenir une promesse de ce genre
+plut&ocirc;t que toute autre; il sentait qu'elle devait s&eacute;rieusement d&eacute;sirer
+une chose qui perdrait Zanette et d&eacute;sesp&eacute;rerait Pastorel, la vengerait &agrave;
+la fois de la fillette et du galant. Voil&agrave; ce que pensait Mart&eacute;gas et il
+pensait aussi qu'en compromettant irr&eacute;m&eacute;diablement Zanette, il
+arriverait &agrave; l'&eacute;pouser peut-&ecirc;tre, apr&egrave;s qu'elle aurait servi de trait
+d'union entre Rosseline et lui! Il tromperait ainsi sur un point la
+belle patronne du caf&eacute; des Ar&egrave;nes; il gagnait, &agrave; cet arrangement, une
+ma&icirc;tresse et une femme. La gentille Zanette &eacute;tait un bon parti pour
+lui... et honorable! La belle Rosseline serait une ma&icirc;tresse de quelque
+rapport. Avec un bon nerf de b&oelig;uf, il la m&egrave;nerait &agrave; tout. En la
+secouant, il en ferait tomber de l'or, comme d'un prunier il tombe des
+prunes!</p>
+
+<p>Tout cet avenir s'agitait dans l'esprit de Mart&eacute;gas. Tout cela &eacute;tait
+simple et facile. Ses int&eacute;r&ecirc;ts &eacute;taient d'accord avec sa passion de
+taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe &eacute;paisse il eut un affreux
+sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise.</p>
+
+<p>Zanette vit l'&eacute;clair des yeux et elle se sentit en p&eacute;ril. D&eacute;j&agrave;, depuis
+un instant, bien que tromp&eacute;e sur les intentions de Mart&eacute;gas par
+l'intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle
+&eacute;prouvait, au fond d'elle-m&ecirc;me, ce malaise, ce serrement de c&oelig;ur qui
+trouble l'agneau devant le loup.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, monsieur Mart&eacute;gas, je vais vous dire... il ne serait pas bon
+pour moi qu'on me v&icirc;t ainsi toute seule marcher &agrave; c&ocirc;t&eacute; de vous, en
+causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous
+m'avez secourue et je vous en remercie. Venez &agrave; la ferme; mon p&egrave;re vous
+remerciera; il faut nous quitter, monsieur Mart&eacute;gas; je puis prendre par
+ici, &agrave; travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par
+la route.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas l'affaire du gardian. Toutefois, il ne se r&eacute;cria pas,
+afin de ne pas effaroucher la fille, et il r&eacute;pondit d'un ton naturel:</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi de Dieu! vous avez peut-&ecirc;tre raison, demoiselle: mais,
+croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le foss&eacute; qui longe
+la route&mdash;voyez&mdash;est ici trop large et trop profond.... Il se r&eacute;tr&eacute;cit
+l&agrave;-bas.... Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage.</p>
+
+<p>Elle jugea qu'il ne serait pas bien honn&ecirc;te d'insister. Elle ne se
+rappelait pas que, plus loin, le foss&eacute; au contraire allait s'&eacute;largissant
+jusqu'&agrave; &ecirc;tre infranchissable.</p>
+
+<p>Et de temps en temps il lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Le &laquo;pas&raquo; est plus loin, demoiselle, je le croyais plus pr&egrave;s....
+Avan&ccedil;ons....</p>
+
+<p>Puis il parlait d'autre chose:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes jolie, savez-vous?</p>
+
+<p>La petite fron&ccedil;a le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la
+blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es si mignonnette, l'enfant, si petitette. Mais, c'est l&agrave; ce qui,
+en toi, me pla&icirc;t tellement que j'en r&ecirc;ve il y a beau temps.... Si tu
+veux que je te dise, eh bien, du temps que j'&eacute;tais lou&eacute; chez ton
+p&egrave;re,&mdash;tu n'avais pas treize ans alors,&mdash;d&eacute;j&agrave; tu me plaisais, de vrai,
+et d&eacute;j&agrave; je pensais &agrave; toi comme &agrave; une femme!</p>
+
+<p>Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit c&oelig;ur.
+Elle n'en laissa rien para&icirc;tre, seulement, son talon battit
+involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu'elle dut
+retenir. C'est le m&ecirc;me instinct qui fait s'entr'ouvrir les ailes de
+l'oiseau effarouch&eacute;,&mdash;mais il les referme bien vite, si le renard, en
+arr&ecirc;t, le guette. Il esp&egrave;re encore &eacute;chapper en se rasant, ou en glissant
+sous les herbes.</p>
+
+<p>Le cheval de Mart&eacute;gas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit
+dans sa main &eacute;norme le tout petit bras.</p>
+
+<p>&mdash;Une enfant! dit-il tout bas.</p>
+
+<p>Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle
+comprit qu'il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout.
+Elle &eacute;tait &agrave; sa merci.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas s'animait. L'ogre appr&ecirc;tait ses dents.</p>
+
+<p>Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche,
+cherchant, dans sa t&ecirc;te, comment elle pourrait prendre assez d'avance
+pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait &agrave; boire? il
+descendrait de cheval pour aller &agrave; un puits.... Pendant ce temps elle
+effraierait le cheval de Mart&eacute;gas et elle partirait au galop....</p>
+
+<p>La petite vaillante &eacute;tait &eacute;pouvant&eacute;e, comprenant bien qu'il ne tomberait
+pas dans ce pi&egrave;ge enfantin.</p>
+
+<p>Et elle faisait partager involontairement ses &eacute;motions &agrave; Griset qui
+doublait le pas.</p>
+
+<p>&mdash;Pas si vite, que diable! dit Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>Il avait la face congestionn&eacute;e, les pommettes toutes rouges, luisantes
+sous la peau tendue, comme lorsqu'il &eacute;tait ivre.</p>
+
+<p>&mdash;Pas si vite! O&ugrave; tu vas, je vais. J'ai &agrave; voir ton p&egrave;re, et puis, que
+diable! il peut attendre.... J'ai des choses &agrave; te dire, beaucoup.... Et
+pareille occasion de n'&ecirc;tre pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas
+souvent.... Tu avais peur qu'on nous voie, tout &agrave; l'heure? Le d&eacute;sert est
+tout vide, il se fait midi.... Il faut &ecirc;tre enrag&eacute; pour courir la plaine
+&agrave; cette heure.... Pas une plume dans l'air.... Voici justement de
+l'ombre tout pr&egrave;s de la route, un joli bosquet de pins verts....
+Descends de cheval et viens l&agrave;, &agrave; l'ombre.</p>
+
+<p>Pench&eacute; sur la selle, il la pin&ccedil;a vilainement &agrave; la taille avec ses deux
+gros doigts.</p>
+
+<p>A ce moment, loin devant eux, l'&oelig;il per&ccedil;ant et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; de la mignonne
+aper&ccedil;ut le providentiel secours.</p>
+
+<p>&mdash;Notre-Dame-d'Amour! dit-elle tout bas.</p>
+
+<p>Et elle dit tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Les gendarmes!</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas tressaillit. Il n'avait pas seulement des remords, Mart&eacute;gas,
+mais beaucoup de m&eacute;faits &agrave; son compte et il craignait toujours qu'ils
+ne fussent pas tous ignor&eacute;s....</p>
+
+<p>Il se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne faisons pas de mal, dit-il.</p>
+
+<p>Les deux gendarmes s'avan&ccedil;aient au grand trot. En arrivant pr&egrave;s de
+Mart&eacute;gas, avec qui ils avaient maintes fois caus&eacute;, aux jours de f&ecirc;te,
+quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le
+brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Mart&eacute;gas et n'&eacute;tait pas
+f&acirc;ch&eacute;, &agrave; l'occasion, de lui regarder de pr&egrave;s le blanc des yeux....
+Encore un que Mart&eacute;gas n'aimait gu&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, Mart&eacute;gas?... J'ai besoin d'un renseignement.... Il fait
+chaud, hein?</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas dut s'arr&ecirc;ter.</p>
+
+<p>Zanette n'en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien
+dire. Le gendarme comprit qu'il impatientait le gardian en l'arr&ecirc;tant de
+la sorte, et s'amusa &agrave; la retenir un peu plus qu'il n'aurait fait sans
+cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Mart&eacute;gas, furieux sans
+le montrer, r&eacute;pondit &agrave; tout, mais &agrave; la fin il fit sentir l'&eacute;peron &agrave; son
+cheval qui se cabra.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cheval s'impatiente &agrave; cause des mouissales. Adieu, brigadier;
+j'accompagne chez son p&egrave;re la jolie fille que vous avez vue. C'est
+Zanette Augias, de la ferme de la Sir&egrave;ne....</p>
+
+<p>Et Mart&eacute;gas mit son cheval au galop.</p>
+
+<p>&mdash;Une fille bien gard&eacute;e! grogna le brigadier, qui s'en retournait &agrave;
+Arles avec son compagnon.</p>
+
+<p>Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derri&egrave;re eux &eacute;tait
+vide. Mart&eacute;gas avait aper&ccedil;u, loin de la route qu'elle avait quitt&eacute;e,
+filant &agrave; toute vol&eacute;e &agrave; travers la plaine d&eacute;serte, sous le soleil de
+midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d'avance.
+Une fureur le prit. D&eacute;pit, col&egrave;re, d&eacute;sir de satyre, d&eacute;sir aussi de
+centaure, d'homme de cheval qui ne veut pas &ecirc;tre vaincu &agrave; la course.
+Et, franchissant d'un bond &eacute;norme le foss&eacute; de la route, il s'&eacute;lan&ccedil;a &agrave;
+la poursuite de la l&eacute;g&egrave;re cavali&egrave;re....</p>
+
+<p>L&eacute;g&egrave;re en effet! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que
+le roitelet de la l&eacute;gende emport&eacute; au fond des airs sur la queue de
+l'aigle.</p>
+
+<p>Griset, qui rentrait vers l'&eacute;curie, vers le repos, vers les endroits
+familiers,&mdash;volait, allongeant la t&ecirc;te, le cou, le corps, la queue, les
+pattes... il volait, filait, horizontal comme une fl&egrave;che....</p>
+
+<p>&mdash;Dzira! criait-elle....</p>
+
+<p>Elle avait adopt&eacute;, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui.
+Encore un mot z&eacute;zay&eacute; comme son nom. Il lui &eacute;tait venu aux l&egrave;vres, un
+jour, en poussant son cheval; elle l'avait r&eacute;p&eacute;t&eacute; en pressant Griset du
+pied, en le touchant de la cravache; et maintenant Griset n'avait besoin
+jamais d'aucune autre excitation.</p>
+
+<p>&mdash;Dzira! sifflait-elle &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>Et dans ce mot, qui sonnait comme le d&eacute;sir, il y avait pour Griset, une
+magie infaillible.</p>
+
+<p>&laquo;Il ira!... Griset ira! Le Gris ira!&raquo; Dzira! c'est peut-&ecirc;tre de ces
+assonnances qu'&eacute;tait n&eacute; le cri de d&eacute;part de la fillette, habitu&eacute;e d&egrave;s sa
+plus petite enfance &agrave; monter les chevaux de la manade.</p>
+
+<p>Sur Griset, elle ne craignait rien; elle tenait sur lui comme l'oiseau &agrave;
+la branche que le vent peut secouer.</p>
+
+<p>&mdash;Dzira! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la
+d&eacute;licieuse vitesse redoubler.... Elle se retourna et vit Mart&eacute;gas.
+Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands
+chevaux et Mart&eacute;gas, excellent cavalier, &eacute;tait par bonheur un cavalier
+pesant. La lutte &eacute;tait par l&agrave; heureusement in&eacute;gale. Le bouvier le
+sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montr&eacute; l'intention
+d'atteindre Zanette, en avoir le d&eacute;menti.</p>
+
+<p>Il assura son chapeau sur sa t&ecirc;te, se dressa un peu sur ses &eacute;triers
+ferm&eacute;s qu'il chaussa jusqu'au fond, et se mit &agrave; faire tourner rapidement
+dans sa main droite le nerf de b&oelig;uf qui &eacute;tait sa cravache. Le bruit
+continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du
+cheval qui la connaissait bien. Tout de m&ecirc;me, c'&eacute;tait un cheval plus
+fort que celui de Zanette. Et il n'avait pas, comme Griset, fait ses
+vingt kilom&egrave;tres, ce matin.... Mart&eacute;gas gagnait du terrain, il reprit
+espoir.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, la coquillade! murmurait-il.</p>
+
+<p>La coquillade est un des noms de l'alouette hupp&eacute;e, l'alouette de pays,
+toujours perch&eacute;e sur motte ou sur roche,&mdash;et qui ne se laisse pas
+facilement approcher.</p>
+
+<p>Alouette ou caille,&mdash;Zanette s'envolait, mais la lourde tardarasse,
+l'aigle b&acirc;tard, volait aussi et comptait bien l'atteindre.</p>
+
+<p>Zanette fit une faute. Mart&eacute;gas du moins le crut. Au lieu de continuer
+sa route tout droit vers la ferme,&mdash;dont ils &eacute;taient s&eacute;par&eacute;s encore par
+plus d'une lieue et demie,&mdash;elle tourna brusquement &agrave; angle aigu, comme
+si elle voulait se laisser rapprocher.</p>
+
+<p>Ce fat &eacute;norme le crut d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, ces filles! se dit-il en riant.</p>
+
+<p>Et plus fort que jamais, il fon&ccedil;a vers elle. Il pouvait maintenant
+distinguer son joli visage.</p>
+
+<p>...Il pensa aussi que peut-&ecirc;tre elle avait vu un obstacle et qu'elle
+avait &eacute;t&eacute; forc&eacute;e &agrave; cette man&oelig;uvre.</p>
+
+<p>&mdash;Dzira! criait Zanette, et apr&egrave;s un bond ail&eacute; qui lui fit franchir un
+foss&eacute;, elle continua sa galopade furieuse..., mais Mart&eacute;gas gagnait du
+terrain.... Voil&agrave; que Griset ralentissait sensiblement son allure....
+Mart&eacute;gas redoubla d'efforts. Son nerf de b&oelig;uf, sifflait, tournoyait
+toujours.... La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son d&eacute;sir
+sauvage.... Il laissait aller son cheval..., il lui laissait choisir les
+endroits o&ugrave; poser les pieds, ne s'occupant que de le maintenir tout
+droit dans sa direction. Cela m&ecirc;me &eacute;tait inutile. Le cheval de Mart&eacute;gas
+courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait.
+Deux cent m&egrave;tres, puis cent m&egrave;tres &agrave; peine s&eacute;paraient du gibier le fauve
+chasseur... il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval,
+se rendait, de lassitude sans doute, de volont&eacute; peut-&ecirc;tre....</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, Mart&eacute;gas comprit.... Trop tard! Griset, habilement ralenti
+&agrave; l'ordre de sa ma&icirc;tresse, entrait sur un fond argileux; il entrait au
+galop, mais d'un train raisonnable, sur un terrain r&eacute;sistant, mais
+gluant &agrave; la surface, pour ainsi dire savonneux, qu'il connaissait bien,
+comme tous les chevaux du pays camarguais. Apr&egrave;s les premi&egrave;res foul&eacute;es
+sur ce sol particulier, il raidit, en une retomb&eacute;e adroite, ses quatre
+jambes nerveuses et se mit &agrave; glisser, ainsi plant&eacute;, sur ce sol gras, o&ugrave;
+ses sabots sans fer creusaient des rainures.</p>
+
+<p>Ce que voulait Zanette pouvait ne pas r&eacute;ussir pour plusieurs raisons,
+si, par exemple, Mart&eacute;gas e&ucirc;t bien connu cette r&eacute;gion de la plaine
+immense. Son cheval lanc&eacute; sans pr&eacute;voyance, &eacute;perdument, sur cette
+dangereuse surface, &eacute;cras&eacute; par le poids d'un cavalier trop lourd,
+fl&eacute;chit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux,
+envoya Mart&eacute;gas la continuer tout seul, roul&eacute; sur lui-m&ecirc;me comme un
+li&egrave;vre.... Le cheval aussi glissait quelques m&egrave;tres, tout couch&eacute; &agrave;
+terre, mais le bouvier ne s'arr&ecirc;tait plus de filer sur le dos, si bien
+que sa ridicule et cruelle glissade vint s'achever &agrave; trente pas de
+Griset que Zanette avait arr&ecirc;t&eacute;, doucement, bien prudemment.</p>
+
+<p>Elle voulut pourtant ne pas l'irriter par trop, ce Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, Mart&eacute;gas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet
+qu'il &eacute;tait. &Eacute;coute, je te promets de ne rien dire &agrave; mon p&egrave;re. Tu
+pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval.... Et Sultan, je
+pense, sera &agrave; toi.... Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgr&eacute;
+elle,&mdash;car le tien&mdash;j'en ai peur,&mdash;aura les jambes quelque temps
+malades. Mais ce n'est pas ta faute; je t'ai attir&eacute; sur ce fond, o&ugrave; les
+chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais devin&eacute;, tu
+serais &agrave; cheval encore.... Chacun se d&eacute;fend comme il peut&mdash;mais je
+n'oublierai pas, crois-moi, que ce matin m&ecirc;me, tu m'as joliment tir&eacute;e de
+peine. Adieu.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;loigna.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas se taisait, &eacute;tourdi, abasourdi. Bien que ce sol f&ucirc;t &eacute;lastique,
+la chute avait &eacute;t&eacute; terrible. Demeur&eacute; seul, le gardian resta sur place
+quelque temps, puis se tra&icirc;na vers son cheval, prit, dans les fontes de
+sa selle, une petite gourde d'eau-de-vie qu'il accola. Et, se tra&icirc;nant,
+au bord de ce fond d'argile, jusqu'&agrave; l'ombre d'une touffe de tamaris, il
+attendit que la boue qui souillait ses v&ecirc;tements f&ucirc;t assez s&egrave;che pour
+&ecirc;tre gratt&eacute;e et que l'&eacute;tourdissement e&ucirc;t pass&eacute;.</p>
+
+<p>Il arriva, le soir, &agrave; la ferme de la Sir&egrave;ne, car jamais Mart&eacute;gas ne
+l&acirc;chait prise. C'est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des
+serres aigu&euml;s et un bec recourb&eacute;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#table">XIII</a></h2>
+
+<h3>L'&Eacute;CURIE DE MAITRE AUGIAS.</h3>
+
+
+<p>Quand Mart&eacute;gas approcha de la ferme de la Sir&egrave;ne, les deux grands chiens
+de garde, des chiens du pays semblables &agrave; des terre-neuve, se mirent &agrave;
+hurler &agrave; la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et
+Mart&eacute;gas &agrave; son arriv&eacute;e devant la ferme, put apercevoir Zanette qui,
+l'ayant vu de son c&ocirc;t&eacute;, vivement disparaissait dans la maison.</p>
+
+<p>Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de
+l'eau-de-vie; il avait mang&eacute; et bu. Et restaur&eacute;, bross&eacute;, rafra&icirc;chi,
+ayant bouchonn&eacute; son cheval avec une poign&eacute;e d'herbe s&egrave;che, br&ucirc;l&eacute;e d&eacute;j&agrave;
+au soleil de juin, il arrivait pr&ecirc;t &agrave; toutes les luttes.</p>
+
+<p>Un valet d'&eacute;curie, nouveau apparemment, le re&ccedil;ut devant la ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Le bayle Augias? demanda Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous attend, si vous &ecirc;tes le gardian Mart&eacute;gas, r&eacute;pondit l'homme. Il
+vous attend, il est malade; je conduirai &agrave; l'&eacute;curie votre cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-lui de l'avoine, seulement de l'avoine, dit Mart&eacute;gas; il n'a
+besoin que de cela.... O&ugrave; est le bayle?</p>
+
+<p>Le valet de ferme d&eacute;signa du doigt la porte de la ferme.</p>
+
+<p>&mdash;En bas, dit-il; entrez.</p>
+
+<p>Et il emmena le cheval.</p>
+
+<p>La porte de la ferme &eacute;tait ouverte. Mart&eacute;gas &eacute;carta la toile de
+protection qui arr&ecirc;te les mouches et tamise la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour! La bonne sant&eacute;! dit-il.</p>
+
+<p>Assis dans la salle basse, sous la huche &agrave; pain en bois sculpt&eacute;, entre
+l'horloge &agrave; gaine et la table, ma&icirc;tre Augias, ayant r&eacute;solu d'&ecirc;tre
+aimable avec ce gardian qu'il avait chass&eacute;, mais qu'il jugeait utile de
+m&eacute;nager comme dangereux,&mdash;r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour.... C'est toi Mart&eacute;gas? je t'esp&eacute;rais; ma fille m'a dit que tu
+allais venir, t'ayant parl&eacute; sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le
+vin t'attendent. Bois, si tu as soif; mange, si tu as faim. Le pain
+n'est pas tr&egrave;s tendre, mais le fromage est frais.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle
+n'avait rien dit &agrave; son p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, fit-il, je n'ai pas faim, mais je trinquerai avec vous.... Vous
+&ecirc;tes malade?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien. La fi&egrave;vre. L'acc&egrave;s est pass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre fille, elle va bien? dit Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;Verse-toi du vin toi-m&ecirc;me, fut la r&eacute;ponse d'Augias.</p>
+
+<p>Le gardian fron&ccedil;a le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Quel vent t'am&egrave;ne? demanda ma&icirc;tre Augias brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Votre fille ne vous l'a pas dit?</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'a dit seulement qu'en passant pr&egrave;s d'elle au galop, tu lui as
+cri&eacute;: Je vais chez ton p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc, ma&icirc;tre Augias, je viens pour le cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Quel cheval?</p>
+
+<p>&mdash;Sultan, donc!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu lui veux?</p>
+
+<p>&mdash;N'a-t-on pas fait dire qu'&agrave; celui qui saura s'en rendre ma&icirc;tre et le
+monter convenablement, il sera donn&eacute; en cadeau? N'est-ce pas l'intention
+des ma&icirc;tres et la v&ocirc;tre, bayle?</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'intention et l'ordre formel des ma&icirc;tres, et je le regrette,
+dit ma&icirc;tre Augias. Ils ont re&ccedil;u des plaintes de nos gardians, oui, des
+lettres de plainte! Et ils m'ont ordonn&eacute; de me d&eacute;faire ainsi du cheval.
+Je dois ob&eacute;ir, mais, pour dire la v&eacute;rit&eacute;, cela m'ennuie. Le cheval est
+beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait
+une manade de princes. Je sais bien que l'animal est aussi difficile et
+dangereux qu'il est beau. Il attaque souvent les autres b&ecirc;tes, de
+lui-m&ecirc;me, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux
+gardians,&mdash;mais le m&eacute;tier de gardian est un m&eacute;tier terrible, chacun le
+sait, un m&eacute;tier de soldat. Le m&eacute;tier veut qu'on souffre. Toujours &agrave;
+cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, &ecirc;tre
+sans cesse expos&eacute; aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint
+de ces p&eacute;rils-l&agrave;, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon
+sort! Ah! de mon temps, un qui aurait grogn&eacute; pour une chute de cheval ou
+pour un coup de pied de b&ecirc;te, m&ecirc;me re&ccedil;u en pleine figure, on ne
+l'aurait, ma foi de Dieu, plus regard&eacute;! Les gardians se seraient
+d&eacute;tourn&eacute;s de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout
+change, c'est le si&egrave;cle!</p>
+
+<p>Ma&icirc;tre Augias alluma sa pipe et r&eacute;p&eacute;ta cette expression populaire des
+paysans de l&agrave;-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps: &laquo;C'est
+le si&egrave;cle!&raquo;</p>
+
+<p>Les pr&eacute;tentions de son ancien valet d&eacute;plaisaient &agrave; Augias; il bavardait
+pour se donner le temps de chercher en sa t&ecirc;te un moyen sinon d'&eacute;carter,
+au moins d'ajourner la demande de ce Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit
+Mart&eacute;gas. Et je prendrai bien le cheval!</p>
+
+<p>&mdash;Tu le prendras? dit le bayle souriant, tu le prendras... s'il veut se
+laisser prendre. C'est un oiseau; il a des ailes. Et pour le glissement
+entre les mains, c'est une anguille. Pour tout le reste, un diable.</p>
+
+<p>&mdash;Je le prendrai, moi! dit Mart&eacute;gas. Quand peut-on?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave;, mon homme! dit le bayle qui, ainsi press&eacute;, r&eacute;pondit au
+hasard:&mdash;Ah! voil&agrave;! c'est que d&eacute;j&agrave; un autre doit essayer ce que tu veux
+toi-m&ecirc;me.... Il faudrait attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc veut essayer?</p>
+
+<p>Mis au pied du mur, ma&icirc;tre Augias pronon&ccedil;a le premier nom qui vint &agrave; sa
+pens&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Jean Pastorel, dit-il.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas se frappa la cuisse du poing.</p>
+
+<p>&mdash;Il est encore l&agrave;, celui-l&agrave;! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, encore l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dans toutes les affaires dont je m'occupe, je le retrouve
+toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel; &ccedil;a m'ennuie. Enfin!... il
+faut souffrir ce qu'on ne peut emp&ecirc;cher.... Et quand vient-il pour
+essayer de prendre le cheval, ce Pastorel?</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s-demain, r&eacute;pliqua nettement le bayle, s'affirmant dans son
+mensonge. Si tu veux &ecirc;tre ici apr&egrave;s-demain, d&egrave;s la pointe du jour, la
+manade sera proche; nous irons tous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dit, fit Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>Ma&icirc;tre Augias venait de prendre la r&eacute;solution d'aller, d&egrave;s le lendemain,
+chercher lui-m&ecirc;me Pastorel. Il continuait &agrave; m&eacute;nager Mart&eacute;gas mais il
+n'entendait pas qu'il e&ucirc;t le cheval; il avait pour cela ses raisons.</p>
+
+<p>Il y eut un long silence. Mart&eacute;gas buvait, se demandant o&ugrave; &eacute;tait Zanette
+et s'il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imagin&eacute;, parvenir &agrave; lui
+parler un peu, seul &agrave; seule.... Le bayle, repassant en lui-m&ecirc;me tous les
+motifs de col&egrave;re et de m&eacute;pris qu'il avait contre Mart&eacute;gas, se sentait
+repris d'une envie sourde de le mettre &agrave; la porte. Il s'en voulait de le
+recevoir si bien, de le faire asseoir &agrave; sa table, de lui donner de son
+pain, de son vin; mais il se r&eacute;p&eacute;tait en lui-m&ecirc;me qu'avec celui qu'il
+appelait tout bas, quelquefois tout haut, une &laquo;canaille&raquo;, un peu de
+politique &eacute;tait n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Tous deux fum&egrave;rent assez longtemps en silence. Puis Mart&eacute;gas, d'un air
+d&eacute;gag&eacute;, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y &eacute;taient de
+son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu'il connaissait.
+Cette aisance, qui &eacute;tait une mani&egrave;re d'insolence, irritait le vieux, en
+dedans. Sa fi&egrave;vre peut-&ecirc;tre se mit &agrave; le travailler un peu; il s'agita
+sur sa chaise, et n'y tenant plus:</p>
+
+<p>&mdash;Quand pars-tu? dit-il. Je t'ai assez vu! je suis malade. Tu reviendras
+apr&egrave;s-demain, puisque je dois ob&eacute;ir aux ordres des ma&icirc;tres et donner le
+cheval &agrave; qui le prendra.... Seulement Pastorel a demand&eacute; avant toi.
+Voil&agrave;. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j'en
+serai content.... Je ne suis pas pay&eacute; pour t'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez la rancune longue!... fit Mart&eacute;gas. Allons, vieux, je m'en
+vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens.... On s'en va!...
+Mais je reviendrai. Je serai l&agrave; apr&egrave;s-demain matin. Et je crois bien
+que Pastorel manquera son coup... et je serai, moi, le soir m&ecirc;me, mieux
+mont&eacute; qu'un empereur!... Adieu, ma&icirc;tre Augias.... Ne peut-on voir votre
+fille? Elle se fait jolie, savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je te d&eacute;fends de me parler de ma fille! cria Augias exasp&eacute;r&eacute; tout &agrave;
+coup. En voil&agrave; assez, va-t'en! Tu te moques de moi, je pense! mais,
+coquin de sort! je ne le souffrirai pas!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle? Pourquoi?
+expliquez-vous un peu.</p>
+
+<p>Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu'Augias partit tout
+de bon; il se d&eacute;bonda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? pourquoi? criait-il. Il demande pourquoi!... Que la fi&egrave;vre
+m'&eacute;touffe s'il ne le sait pas, le pourquoi! Pourquoi je dis que tu te
+moques? Parce que si tu avais quelque chose l&agrave; (Augias se frappait le
+c&oelig;ur) tu n'aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut
+plus!... En te voyant re&ccedil;u comme je viens de le faire, tu aurais d&ucirc;,
+apr&egrave;s avoir eu le tort de venir, comprendre qu'il fallait t'en aller au
+plus t&ocirc;t...! Mon &oelig;il est vieux, mais il voit plus clair que tu ne
+penses, comp&egrave;re! j'ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire,
+vois-tu, je sais de tes mani&egrave;res, camarade! j'en connais plus long que
+tu ne crois, mon homme! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te
+vois pas, je suis content.... Tu as du front, de venir ici, pour prendre
+ce cheval!... mais tu ne l'auras pas, j'esp&egrave;re. Oui, tu as du front! tu
+devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t'ai chass&eacute;.... Tu
+&eacute;tais charg&eacute; de l'&eacute;curie du ch&acirc;teau et de la ferme. Vingt chevaux &agrave;
+panser, &agrave; dresser; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours.
+Comment les traitais-tu? dis, r&eacute;ponds! Tu oubliais de les faire
+boire,&mdash;et quand ils se f&acirc;chaient, tu les battais comme un sauvage. Tu
+m'en as g&acirc;t&eacute; plus d'un, car les chevaux sont ce qu'on les fait!... Et tu
+veux avoir, toi, ce cheval de prince! Il mourrait de d&eacute;sespoir et de
+honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups!... Ah! tu
+veux le prendre? Tu peux essayer, c'est entendu; j'y suis consentant,
+parce que j'esp&egrave;re bien te voir, la premi&egrave;re fois que tu essaieras,
+envoy&eacute; en l'air cul par-dessus de t&ecirc;te, comme un paquet de linge sale
+que tu es!</p>
+
+<p>Et ma&icirc;tre Augias conclut:</p>
+
+<p>&mdash;En te chassant comme j'ai fait, b&ecirc;te brute, j'ai nettoy&eacute; mon &eacute;curie!</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit Mart&eacute;gas tranquillement, que vous avez la fi&egrave;vre, bayle.
+Les visions vous tiennent.... Adieu, je m'en vais. Le bonjour &agrave; votre
+fille....</p>
+
+<p>Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d'une voix basse, pleine
+de col&egrave;re contenue:</p>
+
+<p>&mdash;Mart&eacute;gas! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, m&ecirc;me pour lui faire
+dire simplement bonjour... &Eacute;coute. Tu as &agrave; ton compte plus d'un m&eacute;fait
+dont on a cherch&eacute; bien loin les auteurs.... Plus d'une manade a perdu
+des b&ecirc;tes qui n'ont pas &eacute;t&eacute; perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a
+&eacute;t&eacute; trouv&eacute; mort, au bord du Vaccar&egrave;s, tu as &eacute;t&eacute; le seul &agrave; savoir, hein?
+comment lui &eacute;tait arriv&eacute; le malheur.... Ce n'est pas tout; il y a des
+filles qui se plaignent de toi; me comprends-tu bien? Ne parle jamais de
+la mienne &agrave; personne, pas m&ecirc;me &agrave; moi!... Si je t'ai chass&eacute; d'ici, &ccedil;a
+n'est pas seulement parce que tu salissais l'&eacute;curie!&mdash;C'est clair comme
+la bonne clart&eacute; du jour, hein, ce que je dis?&mdash;Si je t'ai chass&eacute; c'est
+aussi parce que la mani&egrave;re me d&eacute;plaisait dont tu regardais les
+filles&mdash;m&ecirc;me ma petite, entends-tu, qui &eacute;tait alors presque une enfant!
+Garde donc bien ta langue et ta canaillerie l&agrave;-dessus,&mdash;ou, vrai comme
+je suis Augias! c'est moi, moi, qui te mettrai dans la t&ecirc;te une balle
+de mon fusil! Et pas un p&egrave;re, en Camargue, et pas un gendarme en Arles
+ne me donnera tort, tu entends?</p>
+
+<p>Augias parlait bas, et Mart&eacute;gas se contint.</p>
+
+<p>&mdash;A apr&egrave;s-demain matin, ma&icirc;tre Augias! dit-il avec une insolence sourde
+et mena&ccedil;ante.</p>
+
+<p>Il dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aurai, votre cheval!</p>
+
+<p>Et mentalement il ajoutait:</p>
+
+<p>&mdash;Et aussi ta fille!</p>
+
+<p>Ma&icirc;tre Augias lui montrait la porte.... Le brave homme avait perdu le
+fruit de sa politique. Apr&egrave;s avoir bien re&ccedil;u le gardian, il lui avait,
+n'y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de
+Mart&eacute;gas, les pires levains de rancune et de haine &eacute;taient maintenant
+soulev&eacute;s.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#table">XIV</a></h2>
+
+<h3>NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!</h3>
+
+
+<p>Le p&egrave;re Augias n'eut pas grand'chose &agrave; expliquer &agrave; sa fille.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tout entendu, lui dit-elle, mais je ne savais pas que Pastorel
+d&ucirc;t venir?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne doit pas venir, j'ai menti, dit Augias, il le fallait, pour me
+d&eacute;barrasser de ce Mart&eacute;gas. J'aurais d&ucirc; lui dire tout de suite et tout
+simplement que je ne lui permettais pas d'&ecirc;tre de ceux qui essaieront de
+prendre le cheval... je n'ai pas os&eacute; d'abord... j'ai eu peur de lui,
+s'il faut que je le dise... peur de lui... oh! pas pour moi.... C'est un
+mauvais coureur de filles, capable de tout... il conna&icirc;t trop bien la
+maison!... Aussi, vois-tu, j'ai h&acirc;te de te voir mari&eacute;e, quoique
+jeunette. Je peux, d'un moment &agrave; l'autre, te manquer... il faut que j'y
+pense, &agrave; cela. Et donc, c'est au hasard, sans r&eacute;flexion, que j'ai parl&eacute;
+&agrave; Mart&eacute;gas de ce Pastorel;&mdash;me voil&agrave; forc&eacute; maintenant d'aller le
+chercher!... Eh bien, tant mieux! car celui-ci, c'est, je pense, un mari
+comme il te faudrait. Il faut que tu sois prot&eacute;g&eacute;e.</p>
+
+<p>Zanette rougit un peu:</p>
+
+<p>&mdash;Vous le connaissez donc, mon p&egrave;re? fit-elle. Vous ne m'aviez pas dit
+&ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Par prudence, c'est vrai, je n'ai rien dit le jour des f&ecirc;tes; je le
+connaissais seulement un peu, je voulais &ecirc;tre s&ucirc;r que le bien qu'on dit
+de lui est v&eacute;ritable; j'ai pris, depuis ce temps, mes renseignements;
+j'ai m&ecirc;me vu sa m&egrave;re, &agrave; Silve-R&eacute;al. &Ccedil;a n'est pas loin des Saintes, et
+j'irai l&agrave;, demain, pour le chercher.... C'est un brave enfant....</p>
+
+<p>Augias ne disait pas tout. Il connaissait l'histoire de Rosseline, mais,
+pensait-il, Pastorel se d&eacute;barrasserait de cette mauvaise femme, en
+brave homme qu'il &eacute;tait, avant longtemps. Quand il reverrait Zanette, il
+oublierait facilement sa m&eacute;chante aventure avec la belle Arl&egrave;se. Ainsi
+pensait Augias, et il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a bien, pour l'heure, un emp&ecirc;chement qui vient de lui, &agrave; ce que
+m'a dit sa m&egrave;re... mais je ne suis pas inquiet; il comprendra o&ugrave; est son
+bonheur.</p>
+
+<p>Zanette comprit l'allusion et elle se tut. Heureuse de sentir son p&egrave;re
+favorable &agrave; Pastorel, elle s'&eacute;tonna d'&eacute;prouver ce bonheur-l&agrave;.
+D&eacute;cid&eacute;ment, elle l'aimait donc, cet inconnu? Pauvre Zan!... car d&eacute;j&agrave;, en
+elle-m&ecirc;me, elle l'appelait Zan, puisqu'elle s'appelait Zanette....
+Pauvre Zan! si on pouvait l'arracher aux griffes de cette mauvaise
+femme, ce serait, n'est-il pas vrai, une bien bonne action?...</p>
+
+<p>Or, de son c&ocirc;t&eacute;, Jean Pastorel avait parl&eacute; &agrave; sa m&egrave;re de la petite
+Zanette qu'il n'aimait pas encore, mais qui lui plaisait bien, et du
+cheval de la ferme de la Sir&egrave;ne, dont il d&eacute;sirait se rendre ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Sur la petite, la vieille Pastorel n'avait dit que de bonnes choses:</p>
+
+<p>&mdash;C'est une fillette sage. A la bonne heure! En voil&agrave; une que tu ferais
+bien de demander! il n'est pas bon qu'un homme soit seul. Oh! si, avant
+de mourir, je pouvais voir un fils de mon fils, je b&eacute;nirais la vie, en
+la laissant recommen&ccedil;ante derri&egrave;re moi!</p>
+
+<p>Quant au cheval, la musique avait &eacute;t&eacute; autre:</p>
+
+<p>&mdash;Le m&eacute;tier, v&eacute;ritablement, est assez dangereux, sans aller chercher,
+par plaisir, des b&ecirc;tes de mort! Laisse-moi ce cheval tranquille, c'est
+quelque sorcier peut-&ecirc;tre! Le prenne qui voudra! La fille d'Augias,
+oui,&mdash;mais son cheval, non! Entends-tu, Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... dompter le cheval, ma m&egrave;re, est un des moyens d'avoir la
+fille,&mdash;de lui plaire d'abord, et au p&egrave;re aussi. J'en ai connu et men&eacute;
+de plus difficiles....</p>
+
+<p>&mdash;Des filles? interrogea sournoisement la vieille.</p>
+
+<p>&mdash;Des filles, oui, et des chevaux!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, laisse les b&ecirc;tes vicieuses o&ugrave; elles sont, toutes! &Eacute;pouse la
+Zanette,&mdash;et que Dieu nous b&eacute;nisse....</p>
+
+<p>La vieille fit un signe de croix et regarda, au mur, la sainte image des
+deux Maries, surmont&eacute;e d'une brindille o&ugrave; &eacute;taient accroch&eacute;s des cocons
+de vers &agrave; soie, et devant laquelle br&ucirc;lait de l'huile dans une lampe de
+forme antique.</p>
+
+<p>A la m&ecirc;me heure, l'id&eacute;e venait &agrave; Zanette d'aller dans la chapelle br&ucirc;ler
+un cierge, un des petits cierges jaunes qui &eacute;taient suspendus sous le
+crucifix, au chevet de son lit.</p>
+
+<p>Elle y alla. La nuit tombait. Le cierge, plant&eacute; dans une pointe
+de fer, devant l'autel, faisait resplendir le visage d'or de
+Notre-Dame-d'Amour, et, agenouill&eacute;e, Zanette priait de toute son &acirc;me.</p>
+
+<p>Elle prie pour son p&egrave;re, pour l'&acirc;me de sa m&egrave;re morte; pour que Mart&eacute;gas
+ne parvienne pas &agrave; se rendre ma&icirc;tre du cheval sauvage; pour que Pastorel
+au contraire, dompte heureusement la b&ecirc;te et la fasse sienne, et encore
+pour qu'il oublie cette femme si mauvaise.</p>
+
+<p>Et Zanette disait:</p>
+
+<p>&mdash;La flamme de ce cierge qui br&ucirc;le pour vous, je vous l'offre, &ocirc;
+Notre-Dame-d'Amour, en faisant par-dessus tous les autres, le v&oelig;u que
+voici: Ce qui sera le meilleur pour Jean, je l'ignore, madame, mais quoi
+que ce soit, faites que cela arrive.... Notre-Dame-d'Amour,
+exaucez-moi!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XV" id="XV"></a><a href="#table">XV</a></h2>
+
+<h3>LA BELLE ET LA B&Ecirc;TE.</h3>
+
+
+<p>Le lendemain matin, &agrave; six heures, la carriole fut attel&eacute;e.</p>
+
+<p>La m&egrave;re de Zanette avait laiss&eacute;,&mdash;pauvre morte!&mdash;une autre enfant qui,
+maintenant, prenait sa cinqui&egrave;me ann&eacute;e. Le p&egrave;re Augias, depuis trois
+ans, avait confi&eacute; cette enfant trop petite &agrave; sa s&oelig;ur, mari&eacute;e avec un
+p&ecirc;cheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu'elle l'&eacute;lev&acirc;t parmi les
+siens.</p>
+
+<p>&mdash;Si je partais avec vous, p&egrave;re, pour voir la petite?</p>
+
+<p>&mdash;J'allais, dit Augias, te le dire moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ils partirent.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa s&oelig;ur, puis
+revint sur ses pas, avec la carriole, &agrave; Silve-R&eacute;al, chez la m&egrave;re de
+Pastorel pour savoir d'elle o&ugrave; il trouverait le gardian.</p>
+
+<p>Il n'avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la
+maison de Pastorel.</p>
+
+<p>Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l'apr&egrave;s-midi,
+irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une
+manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu
+bient&ocirc;t aux ar&egrave;nes d'Arles et on l'avait charg&eacute; de se rendre compte par
+lui-m&ecirc;me de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir &agrave; son id&eacute;e et
+de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu'on &laquo;trierait&raquo; quelques
+jours plus tard.</p>
+
+<p>Augias se remit en route pour aller prendre chez sa s&oelig;ur, aux Saintes,
+le repas de midi.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Zanette, apr&egrave;s avoir jou&eacute; avec sa petite s&oelig;ur,
+n'avait pu r&eacute;sister au d&eacute;sir de courir un peu sur l'immense plage
+d&eacute;serte des Saintes.</p>
+
+<p>Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s'y opposa.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop petit, vois-tu, cette mignonne! Et puis,&mdash;quoique, si l'on
+en croit le monde, les mauvaises fi&egrave;vres n'existent plus gu&egrave;re,&mdash;j'ai
+toujours peur. J'en connais, des tout petits, qui n'ont pas la couleur
+qu'il faut; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule.... Tu
+n'as pas peur, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit Zanette, je n'ai peur de rien, jamais.</p>
+
+<p>Elle venait rarement aux Saintes-maries qui &eacute;taient &agrave; cinq lieues de
+chez elle.... Il y avait tant de travail &agrave; la ferme de la Sir&egrave;ne! De
+temps &agrave; autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui
+aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent.... Oui, elle l'aimait
+beaucoup, cette mer bleue et vaste o&ugrave; le regard et le r&ecirc;ve s'en vont
+loin, &agrave; la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches....</p>
+
+<p>Tenez, ce matin m&ecirc;me, lorsqu'elle avait vu, au bout de la plaine,
+l&agrave;-bas, tout l&agrave;-bas, au bout du d&eacute;sert plat, par-dessus la vigne, les
+sables et les salicornes, se d&eacute;couper la silhouette cr&eacute;nel&eacute;e de l'&eacute;glise
+sur le bleu de la mer,&mdash;elle s'&eacute;tait lev&eacute;e tout debout, Zanette, sur le
+char &agrave; bancs, en poussant des cris,&mdash;en battant des mains: &laquo;La mar! la
+grando mar!&raquo; La mer! la mer si grande! Et le c&oelig;ur de Zanette
+s'&eacute;chappait, s'envolait hors d'elle-m&ecirc;me; il volait avec les oiseaux,
+au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les
+effleurait parfois de l'aile et chantait... un chant de sir&egrave;ne.</p>
+
+<p>Et comme on &eacute;tait au milieu de juin, qu'il faisait chaud et qu'elle
+aimait la mer, Zanette, pendant que son p&egrave;re allait &agrave; ses affaires,
+avait couru sur la plage.</p>
+
+<p>Des lieues de plage; un sable, doux sous les pieds, o&ugrave; la nier envoyait
+sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les
+dessins d'&eacute;cume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour
+dispara&icirc;tre. Aux endroits mouill&eacute;s, le sable, dans le moment o&ugrave; s'y
+posait le pied de Zanette, devenait tout p&acirc;le, parce que l'eau, sous le
+poids, en sortait comme d'une &eacute;ponge. Quand elle retirait ce pied, tr&egrave;s
+petit, le sable de nouveau s'imbibait, redevenait sombre tr&egrave;s vite. Et
+cela amusait la jeune fille.... Puis, comme la mer essayait de mouiller
+ses jupes, elle les relevait en s'enfuyant.... Et, loin des bords, le
+sable, sec, tr&egrave;s mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la
+d&eacute;chaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage d&eacute;sol&eacute;e &eacute;tait
+maintenant toute couverte des petites traces d&eacute;sordonn&eacute;es de Zanette.
+Ici, elle avait fait de grandes enjamb&eacute;es, l&agrave; de tout petits pas; ici,
+elle avait tourn&eacute; en rond comme une folle.... Les courbes se
+r&eacute;tr&eacute;cissaient en une h&eacute;lice, du centre de laquelle l'enfant s'&eacute;tait
+&eacute;chapp&eacute;e brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps,
+longtemps.... Et enfin, elle se vit loin des Saintes, &agrave; une lieue au
+moins, sur l'immense plage vide, d&eacute;serte. Elle s'assit alors sur les
+petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se
+retournant, elle apercevait &agrave; peine le fa&icirc;te de l'&eacute;glise cr&eacute;nel&eacute;e, avec
+ses trois cloches d&eacute;coup&eacute;es en plein ciel dans l'ajourement du clocher.
+Et Zanette, adoss&eacute;e aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer
+qui court sans cesse au-devant d'elle-m&ecirc;me, impuissante &agrave; saisir mieux
+la terre qu'elle semble d&eacute;sirer.</p>
+
+<p>Alors, la petite sauvage &eacute;prouva une envie brusque de se plonger dans
+cette eau si claire, si bleue, si fra&icirc;che. &laquo;Dans une heure, il sera
+midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J'ai le temps.&raquo;</p>
+
+<p>Le Rh&ocirc;ne lui avait appris &agrave; nager. Elle se d&eacute;shabilla, s&ucirc;re d'&ecirc;tre bien
+seule. Debout, &eacute;tendant les bras, elle s'&eacute;tira au soleil et une joie
+physique la saisit, la joie des b&ecirc;tes captives remises en libert&eacute;.</p>
+
+<p>Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumi&egrave;re, semble peut-&ecirc;tre aux
+gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n'est ni
+l'un ni l'autre. La nature invite au naturel.... Et maintenant Zanette
+ressemblait aux petites d&eacute;esses de la mer, aux ondines, aux sir&egrave;nes de
+l'eau, s&oelig;urs l&eacute;gendaires des sir&egrave;nes de l'air dont les plumes ont
+toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des &eacute;cailles
+entrevues sous les vagues.</p>
+
+<p>La peinture ne doit pas garder seule le privil&egrave;ge de montrer nue la
+beaut&eacute; des d&eacute;esses et de la femme. Zanette &eacute;tait nue et elle &eacute;tait
+chaste.</p>
+
+<p>Quand elle se fut un peu &eacute;tir&eacute;e, la joie qu'elle &eacute;prouvait la for&ccedil;a de
+s'agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu'on rend &agrave; la
+libert&eacute;, qu'on renvoie au troupeau libre apr&egrave;s l'avoir attel&eacute; plusieurs
+jours, s'&eacute;tonne ainsi, immobile d'abord, puis hume l'air, et tout &agrave; coup
+bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une
+des petites dunes voisines qui s'&eacute;croula sous elle; elle regarda, du
+sommet, tout le d&eacute;sert verdoyant, o&ugrave; flottaient, vers l'est, des
+mirages, des arbres renvers&eacute;s au bord de marais irr&eacute;els; elle se
+retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant &agrave; corps
+perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu'au bas, la
+poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l'air, les mains
+en avant,&mdash;avec des &eacute;clats de rire qui per&ccedil;aient le bourdonnement de la
+mer paisible mais toujours murmurante.</p>
+
+<p>Zanette se releva, se secoua, puis, courant &agrave; toute vitesse, s'&eacute;lan&ccedil;a
+vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l'eau
+jusqu'&agrave; la ceinture, elle se jeta &agrave; la nage, toujours avec des cris
+per&ccedil;ants auxquels r&eacute;pondaient l&agrave;-bas les mouettes.</p>
+
+<p>Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme
+la nuit, bondit, non loin de l&agrave;, par-dessus la dune, et entra aussi dans
+les vagues.... Un cavalier presque aussit&ocirc;t franchit d'un bond la dune
+au m&ecirc;me endroit et s'arr&ecirc;ta brusquement, au bord de la mer, regardant
+tour &agrave; tour, d'un air &eacute;tonn&eacute;, le sauvage taureau et la fillette sauvage.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Jean Pastorel.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVI" id="XVI"></a><a href="#table">XVI</a></h2>
+
+<h3>LE CHEVALIER.</h3>
+
+
+<p>Un des taureaux qu'il &eacute;tait venu juger en vue des courses d'Arles,
+excit&eacute; par lui, s'&eacute;tait d&eacute;rob&eacute; tout &agrave; coup apr&egrave;s l'avoir attaqu&eacute;
+plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s'&eacute;tait
+tout seul mis &agrave; sa poursuite, il l'avait atteint, piqu&eacute; de son trident
+au moment o&ugrave; le fauve le chargeait une fois encore, et l'animal
+farouche, fuyant de nouveau, avait entra&icirc;n&eacute; le cavalier vers la mer,
+dans laquelle il cherchait maintenant asile.</p>
+
+<p>Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau.</p>
+
+<p>Le taureau, de l'eau jusqu'au cou, apparaissant et disparaissant tour &agrave;
+tour sous la vague &eacute;cumante, semblait un rocher noir. L'ar&ecirc;te sinueuse
+de son &eacute;chine luisait dans l'&eacute;clat palpitant de la mer, sous le
+rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et
+faisait face &agrave; l'ennemi non sans regarder parfois d'un &oelig;il oblique la
+petite nageuse qui s'&eacute;loignait.</p>
+
+<p>Pastorel n'avait pas encore reconnu l'enfant.</p>
+
+<p>Zanette, stup&eacute;faite, constern&eacute;e, avait reconnu Pastorel.</p>
+
+<p>Elle n'aurait pu dire lequel l'effrayait davantage, de l'homme ou de la
+b&ecirc;te.</p>
+
+<p>La honte, en elle, d&eacute;passait l'effroi. Le taureau lui faisait peur,
+certes, pas trop cependant, car elle avait l'habitude de voir les
+taureaux libres en Camargue, mais le &laquo;chevalier&raquo; qu'allait-il faire?
+qu'allait-il dire, qu'allait-il surtout penser d'elle? Pourvu qu'il f&ucirc;t
+bien l'homme brave et bon qu'on lui avait dit.... Par bien des
+histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, &eacute;lev&eacute;e
+parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un
+coup d'amour comme sous un coup de soleil, s'emmalicent et s'emportent &agrave;
+de subites et dangereuses folies.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s tout, elle ne le connaissait pas!... O bonne Notre-Dame, voici
+bien le cas de vous invoquer!... Elle n'y manquait pas, Zanette, et
+s'&eacute;loignait du rivage, afin d'&ecirc;tre cach&eacute;e enti&egrave;rement par l'eau,
+lorsqu'elle prendrait pied, mais ses petites &eacute;paules tr&egrave;s blanches
+apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il &eacute;tait interdit
+et amus&eacute;, un peu inquiet pourtant....</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde, petite! cria-t-il, la b&ecirc;te est mauvaise.... Je vais
+t&acirc;cher de la reprendre &agrave; la mer et de la reconduire. Reste o&ugrave; tu es!</p>
+
+<p>Et il poussa son cheval, dans l'intention d'aller tout droit se placer
+entre le taureau et la fille.</p>
+
+<p>La petite t&ecirc;te de Zanette (son lourd chignon tout mouill&eacute;, ruisselait
+d'eau &eacute;tincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne
+onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le
+cheval lui apparut, cabr&eacute;, pivotant sur ses pieds de derri&egrave;re,
+d&eacute;tournant sa t&ecirc;te de la mer, rebelle au mors et &agrave; l'&eacute;peron. La lance du
+gardian, appuy&eacute;e &agrave; l'&eacute;trier, luisait &agrave; son c&ocirc;t&eacute; et rayait le ciel
+&eacute;clatant d'une barre rigide, au bout de laquelle &eacute;tincelait le fer en
+trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le
+trident enflamm&eacute; au soleil lui parut sans doute plus mena&ccedil;ant que
+jamais, car il fit un mouvement, h&eacute;sita une seconde, puis se dirigea sur
+Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui &eacute;cumait
+comme la mer, le pressa si bien que, cabr&eacute; pour la troisi&egrave;me fois,
+l'animal se lan&ccedil;a en avant. Ses deux pieds retomb&egrave;rent dans la vague
+qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un
+&eacute;tincellement d'eau &eacute;clabouss&eacute;e, &eacute;panouie en gerbe, au milieu duquel
+cheval et cavalier &eacute;taient superbes. Une fois qu'il fut dans l'eau, le
+cheval cessa de r&eacute;sister et se mit &agrave; marcher r&eacute;solument, mais le taureau
+continuant &agrave; se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers
+elle; et quand il parvint &agrave; se placer entre la fille et la b&ecirc;te, l'homme
+n'&eacute;tait loin ni de l'une ni de l'autre.</p>
+
+<p>Alors seulement Pastorel reconnut Zanette.... Son visage eut une
+expression rapide d'&eacute;tonnement m&ecirc;l&eacute; de plaisir... puis, aussit&ocirc;t apr&egrave;s,
+de vive inqui&eacute;tude.... Et il ne dit rien. Elle lui en sut gr&eacute;.</p>
+
+<p>Il regarda le taureau. Elle fut rassur&eacute;e, mais elle &eacute;tait lasse. Le
+c&oelig;ur commen&ccedil;ait &agrave; lui battre fort. Elle fut forc&eacute;e de s'arr&ecirc;ter. Et le
+gardian, bien malgr&eacute; lui, soumis &agrave; la loi invincible, plus volontiers
+regardait maintenant du c&ocirc;t&eacute; de la fille que du c&ocirc;t&eacute; de la b&ecirc;te, du
+c&ocirc;t&eacute; de l'amour que du c&ocirc;t&eacute; du p&eacute;ril. Les vagues &eacute;taient larges,
+espac&eacute;es, et n'&eacute;cumaient qu'en arrivant au rivage. Ici, elles &eacute;taient
+lisses, lourdes, molles, et apr&egrave;s chaque gonflement, la mer s'abaissait,
+d&eacute;couvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses
+bras pos&eacute;s l'un sur l'autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne
+savait que faire. Aller plus loin? La vague l'aurait recouverte; elle
+&eacute;tait trop fatigu&eacute;e. Elle avait bu un peu d'eau am&egrave;re. Elle respirait
+avec effort.</p>
+
+<p>Pastorel r&eacute;fl&eacute;chissait, combinant une tactique.</p>
+
+<p>Le taureau mena&ccedil;ant fit un mouvement vers le cheval. Les deux b&ecirc;tes,
+habitu&eacute;es &agrave; se combattre &agrave; terre, se sentaient g&ecirc;n&eacute;es, dans cette eau
+lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un
+pas en avant.... Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le
+plus vite qu'il put pour fuir l'ennemi, marchant vers la fille dont il
+&eacute;tait maintenant tout proche. Elle allait se remettre &agrave; la nage,
+quand,&mdash;apr&egrave;s avoir tourn&eacute; vers le rivage la t&ecirc;te du cheval, de mani&egrave;re
+&agrave; pouvoir faire bien vite face au taureau,&mdash;Pastorel lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi! &Eacute;coutez-moi bien, car ce n'est pas un moment pour
+rire.... Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n'est pas la premi&egrave;re
+fois que pareille chose m'arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux
+sont g&ecirc;n&eacute;s, ils ne se sentent plus libres d'eux-m&ecirc;mes. Ils se m&eacute;fient de
+l'eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille
+sur vous, je ne pourrai peut-&ecirc;tre pas lui &laquo;couper les devants&raquo;....
+Alors, que ferez-vous? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite,
+habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau o&ugrave; il est. Je vous
+prendrai en croupe et vous ram&egrave;nerai aux Saintes. Cela vous pla&icirc;t-il? Je
+ne vois pas comment faire autrement.</p>
+
+<p>Elle non plus, la pauvre! ne voyait pas &laquo;comment faire autrement!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Essayez d'abord, dit-elle, d'emmener le taureau.</p>
+
+<p>&mdash;A votre volont&eacute;! dit-il. &Eacute;loignez-vous donc un peu.</p>
+
+<p>A son id&eacute;e, elle ne gagna pas grand'chose.</p>
+
+<p>Elle se croyait cach&eacute;e par la mer, habill&eacute;e pour ainsi dire d'eau et
+d'&eacute;cume, et elle se mit &agrave; nager. Et du haut de son cheval, il regardait,
+malgr&eacute; lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de
+l'eau, s'&eacute;tendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante,
+plus blanche qu'elle n'aurait paru &agrave; terre.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta de nouveau et prit pied.</p>
+
+<p>L'homme oubliait la b&ecirc;te.... Il se d&eacute;cida pourtant &agrave; l'attaquer, avan&ccedil;a
+contre elle, la lance en arr&ecirc;t, la piqua au front, mais le cheval
+n'ajoutait pas, comme &agrave; l'ordinaire, &agrave; la force du coup de trident,
+celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d'un pouce;
+il ne se d&eacute;tourna m&ecirc;me point et fit au contraire un nouveau pas en
+avant.</p>
+
+<p>C'est le cheval qui dut reculer.</p>
+
+<p>Le gardian cria:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez! c'est comme j'ai dit. Nous n'en finirions pas. Allez &agrave;
+terre!</p>
+
+<p>Et, tournant le dos &agrave; la fille, il regardait vers le large, surveillant
+la b&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas &agrave; faire de conditions, &agrave; &eacute;tablir de pourparlers; il
+fallait ob&eacute;ir; mais Zanette s'&eacute;tait &eacute;loign&eacute;e de ses v&ecirc;tements, dont le
+gardian, au contraire, se trouvait rapproch&eacute;.... Et c'est le taureau qui
+&eacute;tait leur ma&icirc;tre!... Elle en prit son parti, courut &agrave; terre le plus
+vite qu'elle put, dans un &eacute;claboussement d'&eacute;tincelles d'eau. Elle songea
+bien &agrave; passer derri&egrave;re la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser
+deux fois sur ce pi&eacute;destal de sable.... Cela valait-il mieux? Elle ne le
+pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L'attention du
+taureau se d&eacute;tourna du cheval; il suivait des yeux cette petite forme
+humaine qui courait.... Inquiet, il se rapprocha du rivage et d'elle. Le
+gardian dut le suivre, s'interposer entre la terre et lui, le repousser
+dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme
+put voir la jolie fille, &agrave; demi nue maintenant, qui, en toute h&acirc;te, se
+rhabillait.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave;, le jour des f&ecirc;tes aux plaines de Meyran, il avait trouv&eacute; que
+Zanette &eacute;tait la plus jolie; il n'avait donc aucune peine &agrave; la trouver,
+comme &ccedil;a, plus jolie encore!</p>
+
+<p>Ils laiss&egrave;rent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe,
+retournait vers les Saintes.</p>
+
+<p>Pastorel allait au pas, car la route &eacute;tait trop courte... trop courte
+vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce
+temps-l&agrave; justement, ma&icirc;tre Augias le cherchait.</p>
+
+<p>Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de
+honte, qui s'accrochait &agrave; lui.</p>
+
+<p>De l'aventure qui venait d'arriver, ils ne dirent mot ni l'un ni
+l'autre, mais pour l'avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer,
+voil&agrave; qu'il se croyait tout de bon amoureux.</p>
+
+<p>A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVII" id="XVII"></a><a href="#table">XVII</a></h2>
+
+<h3>NOBLESSE.</h3>
+
+
+<p>Au p&egrave;re de Zanette, le gardian ne dit qu'une chose: il l'avait prise en
+croupe et sauv&eacute;e du taureau, et la fille se garda bien de raconter la
+baignade. Pourquoi faire?... Apr&egrave;s tout, elle avait eu tort. Elle le
+reconnaissait en elle-m&ecirc;me: il ne faut pas se fier &agrave; la solitude du
+d&eacute;sert, quand on est une fille honn&ecirc;te. Vraiment, que lui serait-il
+arriv&eacute; si au lieu d'un Pastorel, elle e&ucirc;t rencontr&eacute; un Mart&eacute;gas!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce brave Pastorel! dit le p&egrave;re Augias.... Je te connais comme un
+des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais
+justement pour te chercher.... Je pensais hier &agrave; toi, et puisque tu
+viens de rendre service &agrave; ma fille, c'est-&agrave;-dire &agrave; moi, bien plus
+volontiers je vais te dire ce que je pensais.... Je suis m&ecirc;me all&eacute; chez
+ta m&egrave;re pour te voir.... Les choses s'arrangent bien.... Nous avons, sur
+notre domaine du ch&acirc;teau de la Sir&egrave;ne, dans une de nos manades, un
+cheval magnifique; de plus beau on n'en peut pas voir.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, dit Pastorel.</p>
+
+<p>&mdash;De plus beau, on n'en peut pas voir, reprit ma&icirc;tre Augias, mais c'est
+un terrible!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout cela. On le conna&icirc;t, ce cheval, dans tout le pays.</p>
+
+<p>&mdash;Il est entier comme pas un!... On peut &agrave; peine l'approcher; c'est un
+diable; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les
+autres &eacute;talons; il a cass&eacute; les jambes &agrave; deux et tu&eacute; un homme. Tous ceux
+qui veulent le prendre, il les attaque. &Ccedil;a fait que nos ma&icirc;tres n'en
+veulent plus: ils m'ont dit qu'&agrave; celui qui pourrait le dompter et
+l'emmener sans vider les &eacute;triers, ils en faisaient volontiers cadeau....
+Veux-tu le cheval, Jean? Je te le donne.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Augias ne se doutait gu&egrave;re qu'il copiait le mot de Charlemagne
+dans la l&eacute;gende: &laquo;Aymerillot, cette ville forte est &agrave; toi, je te la
+donne.... Tu n'as qu'&agrave; la prendre!&raquo;</p>
+
+<p>Ce que le p&egrave;re Augias offrait &agrave; Jean, ce n'&eacute;tait pas seulement le fameux
+cheval, c'&eacute;tait le moyen de suivre Zanette.</p>
+
+<p>&mdash;Je savais tout cela, ma&icirc;tre Augias, dit-il. Et je serais all&eacute; moi-m&ecirc;me
+vous demander la permission de prendre la b&ecirc;te.... Quand partez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Doucement! dit Augias. Connais-tu Mart&eacute;gas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais qui c'est.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Mart&eacute;gas arrive &agrave; la ferme demain matin; il veut le cheval...
+mais c'est &agrave; toi que je le donne. Il faudra, je pense, d&eacute;fendre ton
+int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Quand partez-vous? r&eacute;p&eacute;ta Pastorel, pour toute r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;A deux heures, apr&egrave;s d&eacute;jeuner.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez votre char &agrave; bancs?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suivrai &agrave; cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un homme. Le cheval est &agrave; toi. Nous d&icirc;nons ici chez ma s&oelig;ur. A
+ton service! Tant qu'il te plaira, &agrave; l'avenir, tu pourras frapper &agrave; ma
+porte. Tu m'as rendu service. Je ne l'oublierai pas.... Manges-tu avec
+nous?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma m&egrave;re; je
+mangerai chez elle. J'y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai
+sur la route.</p>
+
+<p>Rendez-vous fut pris pour l'apr&egrave;s-midi, sur un point de la route o&ugrave;, en
+effet, Jean rejoignit la carriole de ma&icirc;tre Augias qui retournait &agrave; la
+ferme de la Sir&egrave;ne. Jean galopait &agrave; gauche, tout pr&egrave;s de la fille dont
+les cheveux noirs, fauves au plein soleil, &eacute;taient encore un peu
+humides sous le velours pos&eacute; en couronne, dont les bouts flottaient au
+vent de la course.</p>
+
+<p>Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel
+parlaient du cheval.</p>
+
+<p>Un arri&egrave;re-grand-p&egrave;re de ce cheval &eacute;tait venu tout droit de l&agrave;-bas, des
+d&eacute;serts que ma&icirc;tre Augias ne savait pas nommer, d'un pays myst&eacute;rieux et
+barbare, du pays des contes de f&eacute;es. Il avait &eacute;t&eacute; donn&eacute; par un roi &agrave; un
+autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui
+habitait Marseille, n'en put rien faire &agrave; la ville. Il le fit venir en
+Camargue, chez ses amis les ma&icirc;tres du ch&acirc;teau de la Sir&egrave;ne, qui le
+firent l&acirc;cher dans les p&acirc;turages libres, parmi les aigues et les
+taureaux. Cet anc&ecirc;tre &eacute;tait d'un gris doux, d'un gris velout&eacute;, p&acirc;le,
+comme le fond du Vaccar&egrave;s quand il est &agrave; sec, comme les sansou&iuml;res, ces
+terrains de Camargue, gris, jasp&eacute;s d'efflorescences salines. Sa crini&egrave;re
+et sa queue &eacute;taient tr&egrave;s longues, et noires comme du charbon. Sous le
+poil, toute sa peau &eacute;tait noire aussi, noire comme la nuit. C'&eacute;tait une
+b&ecirc;te d'enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressembl&egrave;rent pas. Et
+maintenant, voil&agrave; que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait,
+disait-on, ressembler &agrave; son bisa&iuml;eul, trait pour trait, au physique et
+au moral, m&eacute;chancet&eacute; comprise.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce bien de la m&eacute;chancet&eacute;? N'&eacute;tait-ce pas plut&ocirc;t la col&egrave;re de
+l'&eacute;tranger retenu malgr&eacute; lui dans un pays longtemps ennemi? Une rancune
+de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes
+et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l'&eacute;glise cr&eacute;nel&eacute;e
+des Saintes!</p>
+
+<p>L'histoire &eacute;tait vraie. L'anc&ecirc;tre du cheval que ma&icirc;tre Augias offrait &agrave;
+Pastorel &eacute;tait un des Syriens rapport&eacute;s d'Orient par Lamartine, qui,
+dans l'histoire cont&eacute;e par Augias, devenait un roi. A ce roi des po&egrave;tes,
+le cheval syrien avait &eacute;t&eacute; offert par un autre roi, un prince arabe, un
+&eacute;mir des grands d&eacute;serts libres. Ce cheval s'&eacute;tant bless&eacute; un pied,
+pendant la travers&eacute;e, de riches Marseillais, amis du grand po&egrave;te,
+avaient offert de le garder jusqu'&agrave; ce qu'il f&ucirc;t gu&eacute;ri. Et plus tard,
+quand on voulut le lui rendre, le prince des po&egrave;tes, royalement
+g&eacute;n&eacute;reux, avait r&eacute;pondu: &laquo;Puisqu'il est gu&eacute;ri et si beau, gardez-le.&raquo;</p>
+
+<p>Redevenu sauvage dans le delta du Rh&ocirc;ne, qui sans doute lui rappelait
+son pays natal pour le lui faire obscur&eacute;ment regretter, le cheval syrien
+&eacute;tait mort r&eacute;volt&eacute;. Il revivait apr&egrave;s un demi-si&egrave;cle, et refusait par
+tous les moyens, en victorieux, l'humiliation de la selle. C'&eacute;tait le
+Sultan.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a><a href="#table">XVIII</a></h2>
+
+<h3>LE S&Eacute;DEN.</h3>
+
+
+<p>Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,&mdash;toute
+confuse, &agrave; cause du souvenir de la journ&eacute;e,&mdash;surprit le regard du
+gardian pos&eacute; sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait
+que son regard &eacute;tait surpris par elle, vite, il le d&eacute;tournait. Mais
+plusieurs fois il continua de regarder &laquo;fixe et profond&raquo;.... Il &eacute;tait,
+comme on dit l&agrave;-bas, &laquo;dans ses pens&eacute;es&raquo;.</p>
+
+<p>Il voyait, d'un c&ocirc;t&eacute;, Rosseline et l'amour tourment&eacute; qu'elle
+repr&eacute;sentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener
+avec cette petite si attentive aupr&egrave;s de son p&egrave;re, si ferme et si douce
+en m&ecirc;me temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite
+aussi, et encore si prompte &agrave; faire elle-m&ecirc;me les choses qu'il fallait.</p>
+
+<p>Il la f&eacute;licita.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes d&eacute;gourdie, demoiselle! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toute sa m&egrave;re, fit le p&egrave;re Augias.</p>
+
+<p>Et Augias parla de sa femme. Il conclut:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai perdu l'&acirc;me de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la
+remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop
+jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle p&ucirc;t &eacute;lever sa petite s&oelig;ur. Et
+je l'ai envoy&eacute;e, ma pauvre cadette, habiter chez ma s&oelig;ur &agrave; moi, aux
+Saintes; &ccedil;a m'est un cr&egrave;ve-c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;A moi aussi, fit Zanette.</p>
+
+<p>Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa m&egrave;re &agrave; lui
+pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, &agrave; ce brave
+Augias.</p>
+
+<p>Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle
+&eacute;tait, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la
+beaut&eacute; de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui
+apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la
+poignant, elle se surprit elle-m&ecirc;me &agrave; faire la coquette, &agrave; r&eacute;pondre plus
+aimablement qu'elle n'e&ucirc;t fait sans cela. Et surtout elle sentait que
+dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive,
+particuli&egrave;re &agrave; ce jour, destin&eacute;es &agrave; entrer par les yeux de Jean, au plus
+profond de lui, pour lui prendre le c&oelig;ur. Cela se faisait non pas &agrave; son
+insu, mais malgr&eacute; elle, c'&eacute;tait plus fort qu'elle; c'&eacute;tait, aussi, plus
+fort que lui.</p>
+
+<p>Cette soir&eacute;e d&eacute;cida de leur destin&eacute;e. Rosseline m&eacute;pris&eacute;e, fut, au moins
+ce soir-l&agrave;, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il
+voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, apr&egrave;s avoir
+regard&eacute; clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce
+soir-l&agrave;, ils s'aim&egrave;rent.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Augias le vit bien et s'en r&eacute;jouit.</p>
+
+<p>Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes rest&egrave;rent seuls.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais
+te montrer ta chambre, mais, avant &laquo;d'aller &agrave; la paille&raquo;, &eacute;coute un mot
+sur ce Mart&eacute;gas. C'est un &laquo;marrias&raquo;. Il ne faut pas qu'il ait le cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne l'aura pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je l'aurai avant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! mais en m&ecirc;me temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et
+s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! dit Pastorel d&eacute;daigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il
+vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, ma&icirc;tre Augias.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tout le temps en m&eacute;fiance, voil&agrave; ce que je voulais te dire. Le
+monstre est capable de tout.</p>
+
+<p>Ils all&egrave;rent dormir. Zanette, elle, ne dormit gu&egrave;re. Sa t&ecirc;te
+travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle
+s'&eacute;veillait en sursaut bien contente d'&ecirc;tre tir&eacute;e d'un cauchemar. Tant&ocirc;t
+elle voyait Rosseline la menacer, tant&ocirc;t Mart&eacute;gas la poursuivre,
+d'autres fois un taureau g&eacute;ant courir contre elle, les cornes basses,
+dans la mer o&ugrave;, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait
+toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'&eacute;tait Saint
+Michel lui-m&ecirc;me, comme il &eacute;tait repr&eacute;sent&eacute; sur une image colori&eacute;e et
+encadr&eacute;e, o&ugrave; on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de
+Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son r&ecirc;ve, le chevalier Saint Michel
+portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la
+ressemblance de Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Il vaincra le cheval m&eacute;chant, ce chevalier-l&agrave;, pour s&ucirc;r!... Si je
+n'avais pas &eacute;t&eacute; l&agrave;, il aurait &eacute;t&eacute; ma&icirc;tre du taureau.... Il n'y a rien &agrave;
+craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que
+dira Mart&eacute;gas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!...
+Notre-Dame-d'Amour nous prot&eacute;gera...&raquo;</p>
+
+<p>Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence,
+elle sortit, une lanterne &agrave; la main. Il faisait encore nuit, mais les
+grands chiens de garde vinrent tous deux &agrave; elle et se mirent &agrave; lui faire
+escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit &agrave;
+l'&eacute;curie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient
+sur leurs cha&icirc;nes: &laquo;&mdash;Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau!
+beau! Cabri!&raquo; elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du
+cheval de Pastorel.</p>
+
+<p>Ais&eacute;ment, elle les trouva.</p>
+
+<p>Elle prit le s&eacute;den (s&eacute;d&egrave;ne), et l'emporta.</p>
+
+<p>Le s&eacute;den est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le
+s&eacute;den est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit
+pas sortir. Vendre un s&eacute;den est une faute de patriote. Le s&eacute;den sert de
+lasso et de licol. De la solidit&eacute; du s&eacute;den pouvait d&eacute;pendre le succ&egrave;s et
+m&ecirc;me la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce
+s&eacute;den &eacute;tait noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands
+chiens, l'emportait.... O&ugrave; donc?</p>
+
+<p>Elle alla droit &agrave; la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entr&egrave;rent.</p>
+
+<p>Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clart&eacute; de la lanterne frappa le
+visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de
+lumi&egrave;re souriait. Zanette passa derri&egrave;re l'autel, monta sur une chaise,
+et du s&eacute;den noir et blanc, elle fit &agrave; Notre-Dame une ceinture dont un
+bout, tra&icirc;nant &agrave; terre, serpentait jusqu'&agrave; la porte et m&ecirc;me jusqu'au
+dehors.</p>
+
+<p>Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens
+couch&eacute;s pr&egrave;s d'elle, leurs museaux appuy&eacute;s sur les plis d&eacute;bordants de
+sa robe....</p>
+
+<p>&mdash;B&eacute;nissez-le, le s&eacute;den de Jean! murmurait-elle. B&eacute;nissez-le, qu'il
+n'aille pas rompre! Souvenez-vous, &ocirc; Notre-Dame, qu'il a &eacute;t&eacute; votre
+ceinture et qu'il est maintenant sacr&eacute;.</p>
+
+<p>Puis, elle alla doucement remettre le s&eacute;den o&ugrave; elle l'avait pris.</p>
+
+<p>Comme elle sortait de l'&eacute;curie, les chiens donn&egrave;rent des marques
+d'inqui&eacute;tude....</p>
+
+<p>&mdash;Mart&eacute;gas! songea-t-elle.</p>
+
+<p>Et vivement elle rentra dans la ferme.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIX" id="XIX"></a><a href="#table">XIX</a></h2>
+
+<h3>A QUI LE CHEVAL?</h3>
+
+
+<p>C'&eacute;tait Mart&eacute;gas. Ma&icirc;tre Augias guettait son arriv&eacute;e. Il lui &eacute;tait venu
+en l'esprit que, s'il n'&eacute;tait pas surveill&eacute;, ce Mart&eacute;gas pourrait bien
+jouer un vilain tour &agrave; Pastorel,&mdash;ou &agrave; son cheval, ce qui serait m&ecirc;me
+chose.</p>
+
+<p>Augias alla donc avec Mart&eacute;gas, qu'il ne quittait pas de l'&oelig;il, soigner
+sa b&ecirc;te &agrave; l'&eacute;curie.</p>
+
+<p>Puis on rentra &agrave; la ferme, pour casser la cro&ucirc;te, boire un coup, &laquo;tuer
+le ver&raquo;. Et en route!</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas ne dit rien &agrave; Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut
+content de voir qu'elle s'appr&ecirc;tait au d&eacute;part.</p>
+
+<p>Et quand, apr&egrave;s le caf&eacute;, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe:</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'aurons pas &agrave; aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter
+l'ordre &agrave; la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la
+trouverons pr&egrave;s d'une de nos vignes, au quartier du Campas.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit Mart&eacute;gas, mais ne sommes-nous que deux?</p>
+
+<p>&mdash;Deux seulement, dit Augias.</p>
+
+<p>&mdash;Qui commencera? dit Mart&eacute;gas, narquois.</p>
+
+<p>&mdash;Pastorel! r&eacute;pliqua vivement Augias.</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je donc un &acirc;ne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de
+chance.</p>
+
+<p>&mdash;C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il
+davantage?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre, dit Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorit&eacute;; il lui
+d&eacute;plut de demander le succ&egrave;s &agrave; la ruse. Il regarda Zanette....</p>
+
+<p>&mdash;Commence si tu veux, Mart&eacute;gas! dit-il d&eacute;daigneusement, ce n'est pas
+toi qui l'auras!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que nous verrons!</p>
+
+<p>&mdash;Nous le verrons!</p>
+
+<p>Augias trouva Pastorel imprudent:</p>
+
+<p>&mdash;Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa b&ecirc;te. A qui l'aura le plus
+t&ocirc;t.</p>
+
+<p>Pastorel fron&ccedil;a le sourcil.</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort &agrave; l'autre. Il faut
+&ecirc;tre libre de ses id&eacute;es en pareille affaire, et de ses mouvements....
+Travailler ensemble &agrave; prendre le cheval ce serait se g&ecirc;ner, se
+contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des
+reproches.</p>
+
+<p>&mdash;Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit ce que j'ai dit. Mart&eacute;gas commencera.</p>
+
+<p>Pastorel, qui connaissait &agrave; peine Mart&eacute;gas, le jugeait trop pesant pour
+pouvoir &eacute;voluer &agrave; cheval avec la rapidit&eacute;, la souplesse, la brusquerie
+n&eacute;cessaires ce jour-l&agrave;.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas se jugeait de m&ecirc;me. De plus, il ne trouvait pas en assez bon
+&eacute;tat son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-il, &eacute;coutez. Je commencerai le premier, ce sera mon
+avantage. En &eacute;change, j'aurai pour d&eacute;savantage d'&ecirc;tre &agrave; pied. Si je
+parviens &agrave; toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans
+parvenir &agrave; le lier aussit&ocirc;t, ce sera le tour de Pastorel, et de m&ecirc;me il
+en sera pour lui.</p>
+
+<p>Ainsi fut convenu, malgr&eacute; Augias, sur les instances de Jean.</p>
+
+<p>Jean avait l'air plein de confiance, et cela r&eacute;jouissait Zanette, qui,
+comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le s&eacute;den de Jean
+se balancer &agrave; l'ar&ccedil;on.</p>
+
+<p>Quelques minutes plus tard, Zanette et son p&egrave;re, Jean Pastorel et Marius
+Mart&eacute;gas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine &agrave; la
+recherche de la manade....</p>
+
+<p>Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel &agrave; Mart&eacute;gas, et
+souriait, contente.</p>
+
+<p>Les saladelles violac&eacute;es s'&eacute;tendaient devant eux comme un r&eacute;seau fr&ecirc;le &agrave;
+travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le
+sable &ccedil;&agrave; et l&agrave; blancs de sel.</p>
+
+<p>De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouff&eacute;es de
+fum&eacute;e d'un vert p&acirc;le, un peu ros&eacute;e, tant sont fines feuilles et fleurs.
+Puis, une roubine ou un foss&eacute; &agrave; traverser. On l&acirc;chait la bride aux
+chevaux qui, &agrave; leur gr&eacute;, sautent les foss&eacute;s ou y descendent, la t&ecirc;te au
+fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les
+avoir fr&eacute;quent&eacute;s au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin
+que la vue s'&eacute;tend, la plaine plate, l'&icirc;le &agrave; peine &eacute;lev&eacute;e au-dessus du
+niveau de la mer, de la mer qu'on devine l&agrave;-bas, vers le sud, &agrave; la
+couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes bu&eacute;es
+sans cesse exhal&eacute;es des eaux. Au nord, le feston estomp&eacute; des Alpilles.
+A l'est et &agrave; l'ouest, au bord des deux Rh&ocirc;nes, la dentelure des aubes et
+des ormeaux, noy&eacute;e dans le brouillard qui s'&eacute;l&egrave;ve du double fleuve.</p>
+
+<p>&mdash;La manade! cria le p&egrave;re Augias.</p>
+
+<p>Dans un marais en contre-bas, parmi les can&eacute;ous et les siagnes, la
+manade paissait. Les aigues, le cou allong&eacute; vers le sol, arrachaient &agrave;
+l&egrave;vres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la t&ecirc;te, les
+oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air
+salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues tra&icirc;nantes leurs
+croupes et leurs flancs gris&acirc;tres. Des poulains se mordillaient l'un
+l'autre au cou, &agrave; la crini&egrave;re. Des &eacute;talons, inquiets d'eux-m&ecirc;mes,
+tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme
+s'ils voulaient plaire, et pr&eacute;luder par des gr&acirc;ces &agrave; la violence des
+caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'&eacute;taient couch&eacute;s, leurs pieds
+sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de
+cristal &eacute;tincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique &agrave;
+l'&eacute;trier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la
+lumi&egrave;re dont ils &eacute;taient r&eacute;jouis.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, au beau milieu du troupeau, une t&ecirc;te de cheval &eacute;mergea.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui! dit Augias.</p>
+
+<p>&mdash;Pardi, r&eacute;pliqua Pastorel. Pas difficile &agrave; deviner. Je n'ai jamais vu
+son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval?</p>
+
+<p>&mdash;Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son p&egrave;re.</p>
+
+<p>L'&oelig;il de Mart&eacute;gas s'alluma de convoitise.</p>
+
+<p>&mdash;Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon.</p>
+
+<p>On ne s'occupait pas de lui.</p>
+
+<p>Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inqui&eacute;tude.
+En quelques bonds il s'&eacute;carta du troupeau, puis s'arr&ecirc;ta bien camp&eacute; sur
+ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renfl&eacute;e, toute
+fr&eacute;missante. Il &eacute;tait sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un
+monticule du bord, il se d&eacute;coupait en plein ciel, et l'on voyait son
+poitrail bien large et la courbe fi&egrave;re de l'encolure et la finesse de sa
+petite t&ecirc;te s&egrave;che et sa queue tr&egrave;s relev&eacute;e, qui frappait sa croupe avec
+une allure f&eacute;line....</p>
+
+<p>&mdash;A moi! dit Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse?</p>
+
+<p>&mdash;Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est l&agrave; que j'irai le prendre.</p>
+
+<p>Les gardians ob&eacute;irent. Le troupeau fut cern&eacute;. Le Sultan se r&eacute;fugia au
+beau milieu.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas attacha son cheval &agrave; un tamaris, prit son s&eacute;den, qu'il garda
+dans sa main gauche tout pr&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre pass&eacute; au cou de l'&eacute;talon, et marcha
+vers le troupeau, lentement, l'&oelig;il sur l'animal qu'il voulait
+capturer.</p>
+
+<p>Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou l&agrave;, selon
+les mouvements de la manade qu'il fallait emp&ecirc;cher, s'il &eacute;tait possible,
+de se d&eacute;rober. Si elle s'&eacute;chappait, on la rejoindrait.</p>
+
+<p>&mdash;Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le
+lier, s'il t'&eacute;chappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite!</p>
+
+<p>Attentif &agrave; sa man&oelig;uvre, Mart&eacute;gas ne r&eacute;pondit pas.</p>
+
+<p>En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout
+le reste.</p>
+
+<p>Tr&egrave;s lentement il entra dans la manade o&ugrave; se firent des mouvements
+inquiets et confus. Il &eacute;tait l&agrave; dedans, press&eacute; parfois par les flancs et
+les encolures, effleurant des crini&egrave;res de sa main droite, s'abritant
+derri&egrave;re une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans &ecirc;tre vu, sans
+l'effaroucher. Et si lentement, si pos&eacute;ment il marchait, que bient&ocirc;t le
+calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs b&ecirc;tes &eacute;taient &agrave; demi
+famili&egrave;res. Celles-ci, Mart&eacute;gas les reconnaissait &agrave; leur allure; il les
+approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'&eacute;taient
+elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade enti&egrave;re
+restait l&agrave;, en attente.</p>
+
+<p>A ce moment Mart&eacute;gas &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; quelques pas de Sultan. Sultan
+regardait, la t&ecirc;te haute, immobile, les gardians qui cernaient la
+manade. La manade tout &agrave; coup se resserra un peu autour de l'&eacute;talon. Il
+ne bougea pas. Mart&eacute;gas, pour le tromper, s'&eacute;loigna de lui, puis tourna
+de mani&egrave;re &agrave; aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis
+marcha vers l'ennemi. Mart&eacute;gas pr&eacute;para son lasso.... On vit le s&eacute;den
+onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque
+volte-face et, d'un coup de pied m&eacute;dit&eacute;, il frappait l'homme &agrave; la
+cuisse; aussit&ocirc;t il d&eacute;tala, au trot.</p>
+
+<p>La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Mart&eacute;gas bless&eacute;,
+hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait
+rien de cass&eacute;.... On ne songea plus &agrave; lui.</p>
+
+<p>La manade s'arr&ecirc;ta devant les six cavaliers accourus, mais l'&eacute;talon
+passa &agrave; travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'&eacute;chapper le c&ocirc;t&eacute;
+qui, &agrave; dessein, semblait le moins gard&eacute;; il vint passer pr&egrave;s de
+Pastorel.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa b&ecirc;te au galop,
+joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou
+son s&eacute;den, dont l'autre extr&eacute;mit&eacute; &eacute;tait solidement fix&eacute;e autour du haut
+troussequin qui forme le dossier des selles &agrave; la gardiane. Pendant que
+le s&eacute;den se d&eacute;roulait, Pastorel man&oelig;uvrait son cheval de fa&ccedil;on que la
+corde se tend&icirc;t progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se
+raidit enfin; ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent.</p>
+
+<p>...Oh! comme Zanette, l&agrave;-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et
+fixes, remerciait Notre-Dame!</p>
+
+<p>La b&ecirc;te &eacute;tait prise. Ce n'&eacute;tait rien. L'homme regardait le cheval
+hagard. Tout &agrave; coup, Pastorel lan&ccedil;a sur Le Sultan son cheval enlev&eacute; sur
+place au galop. Le s&eacute;den d&eacute;tendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan
+bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourn&eacute; bride, et quand la corde
+se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au
+moment o&ugrave; il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, &eacute;tonn&eacute;, et
+demeura sur place, vaincu.</p>
+
+<p>Pastorel se rapprocha de Sultan, pr&ecirc;t &agrave; recommencer cette man&oelig;uvre s'il
+se relevait; il ne se releva pas.</p>
+
+<p>La violence de la secousse et de la chute, l'&eacute;tonnement, la terreur
+visionnaire, paralys&egrave;rent une seconde l'animal &eacute;touff&eacute;, car il avait &eacute;t&eacute;
+press&eacute; &agrave; la gorge rudement.</p>
+
+<p>Alors, sautant &agrave; bas de son cheval, &agrave; l'ar&ccedil;on duquel il prit bride,
+filet et cave&ccedil;on, Pastorel, tenant le s&eacute;den, s'assit par
+surprise,&mdash;pesant de tout son poids,&mdash;sur l'encolure de la b&ecirc;te couch&eacute;e.
+Les quatre pattes &eacute;tendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en
+un clin d'&oelig;il, passa le fer d'un filet dans la bouche b&eacute;ante du cheval,
+et le coiffa de la t&ecirc;ti&egrave;re.... L'animal, toujours sur le flanc, se
+d&eacute;battit sous l'homme qui comprimait sa t&ecirc;te contre terre, il chercha &agrave;
+se soulever, raclant la terre de ses sabots, pi&eacute;tinant le vide, ruant.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Notre-Dame-d'Amour!&raquo; cria tout haut Zanette tremblante et pleine
+d'admiration, les yeux d&eacute;mesur&eacute;ment ouverts comme pour mieux voir. Elle
+admirait, bouche b&eacute;e, et son fichu aux mille plis se gonflait et
+s'abaissait par coups pr&eacute;cipit&eacute;s.</p>
+
+<p>Tout sell&eacute; comme il &eacute;tait, le cheval de Pastorel courut se m&ecirc;ler &agrave; la
+manade, broutant avec elle.</p>
+
+<p>Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel &eacute;tait sur son dos!</p>
+
+<p>Alors, une v&eacute;ritable fureur saisit l'&eacute;talon. Il se secoua, se cabra,
+s'enleva en des ruades folles, se d&eacute;tacha de terre, les quatre pieds en
+l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin,
+en brusques saccades des reins et des flancs, retombait &agrave; terre pour
+rebondir.</p>
+
+<p>Jean, son petit feutre clou&eacute; sur la t&ecirc;te, laissait faire, riv&eacute; au dos de
+la b&ecirc;te, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme viss&eacute;
+par les genoux, les mains hautes et l&eacute;g&egrave;res, un peu narquois jusqu'&agrave;
+laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une
+d&eacute;tente des reins de la b&ecirc;te lui faisait quitter le cheval.... On voyait
+le cavalier lanc&eacute; en l'air, jambes ouvertes, et il retombait &agrave; cheval
+avec une telle pr&eacute;cision qu'on e&ucirc;t dit un jeu appris et souvent r&eacute;p&eacute;t&eacute;
+par avance. Sultan, m&acirc;t&eacute; tout debout, fit mine de se renverser en
+arri&egrave;re. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage
+appuy&eacute; contre le col de sa b&ecirc;te, il tendit le bras droit et tira de haut
+en bas sur la bride. Dix fois au m&ecirc;me mouvement de l'animal il fit la
+m&ecirc;me r&eacute;ponse. Une fois, il saisit &agrave; poign&eacute;e le s&eacute;den et le mit comme une
+menace sous l'&oelig;il du Sultan qui se reprit &agrave; trembler. Sultan voulut
+tout &agrave; coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le
+maintint. Alors la b&ecirc;te dansa sur place, relevant alternativement chacun
+de ses quatre pieds avec une rapidit&eacute; extr&ecirc;me, sans avancer ni reculer
+d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements d&egrave;s qu'il les vit pr&egrave;s de
+s'arr&ecirc;ter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait
+de l'&eacute;peron l&eacute;g&egrave;rement; puis, quand il le jugea un peu domin&eacute; d&eacute;j&agrave;, il
+le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envol&egrave;rent.</p>
+
+<p>En un clin d'&oelig;il, les six spectateurs, du haut de leurs b&ecirc;tes, ne
+virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible
+cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tourn&egrave;rent et d&eacute;crivirent
+autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se
+r&eacute;tr&eacute;cissant en spirale jusqu'&agrave; revenir juste au point de d&eacute;part.</p>
+
+<p>Le Sultan &eacute;tait couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se
+fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il
+suait. L'&eacute;cume tombait &agrave; gros flocons de sa bouche. Son &oelig;il dur lan&ccedil;ait
+une flamme oblique. Les quatre pieds &eacute;taient comme enracin&eacute;s au sol. On
+voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui,
+ne semblait pas plus fatigu&eacute; qu'au d&eacute;part, ni plus &eacute;tonn&eacute;.... Il se mit
+&agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo, Pastorel! dit le p&egrave;re Augias. Le cheval est tien, mais
+crois-moi, je connais la b&ecirc;te, &ccedil;a n'est pas fini entre elle et toi. Le
+Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, &eacute;tant le cavalier que
+nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras &agrave; terre,
+m&eacute;fie-toi!</p>
+
+<p>&mdash;Ma&icirc;tre Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien
+maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux pr&eacute;sent que vous m'avez
+fait l&agrave;!.. Je vous remercie. Je l'emm&egrave;ne donc tout de suite, pour le
+d&eacute;payser d&egrave;s le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez
+moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute
+tout sell&eacute; parmi les aigues et les taureaux....</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit un des gardians, o&ugrave; donc a pass&eacute; celui de Mart&eacute;gas?</p>
+
+<p>Tous s'aper&ccedil;urent alors que Mart&eacute;gas, sans doute pour ne pas assister au
+triomphe de son rival, avait disparu.</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu le b&eacute;nisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a
+bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce
+soit vous!... Oh! de s&ucirc;r, bien contente!</p>
+
+<p>Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait l&eacute;g&egrave;rement de la main Sultan
+dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la m&eacute;fiance et
+la rancune.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu tous, merci; je reviendrai bient&ocirc;t vous voir, ma&icirc;tre Augias....
+Bient&ocirc;t... insista Pastorel en regardant Zanette dont le c&oelig;ur
+sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant,
+Sultan!</p>
+
+<p>&mdash;Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'&eacute;lancer, apr&egrave;s quelques
+bonds d&eacute;sordonn&eacute;s, dans une course furieuse.</p>
+
+<p>Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il
+imitait, ce Griset, le c&oelig;ur m&ecirc;me de Zanette qui, d'un &eacute;lan fou, suivait
+Sultan et son nouveau ma&icirc;tre....</p>
+
+<p>Elle retint son cheval et aussi son c&oelig;ur, mais non ses regards qui ne
+se d&eacute;tach&egrave;rent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y
+fondit comme un flocon nuageux emport&eacute; par le mistral.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XX" id="XX"></a><a href="#table">XX</a></h2>
+
+<h3>DEUX BONNES AMES.</h3>
+
+
+<p>Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui
+avait inflig&eacute;e Mart&eacute;gas, n'&eacute;tait plus tout &agrave; fait la m&ecirc;me femme. Non pas
+qu'elle f&ucirc;t plus ma&icirc;tresse de ses volont&eacute;s, mais la direction g&eacute;n&eacute;rale
+de ses pens&eacute;es vers le mal s'&eacute;tait affirm&eacute;e. Ce n'&eacute;tait plus, au m&ecirc;me
+degr&eacute;, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce
+qu'elle d&eacute;sirait, ce qu'elle esp&eacute;rait; elle n'avait ni but d&eacute;fini, ni
+plan pr&eacute;cis; en ceci elle &eacute;tait la Rosseline d'autrefois, mais tout en
+elle &eacute;tait tourn&eacute; aux violences, aux vengeances, aux v&oelig;ux de col&egrave;re et
+de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en
+cela qu'elle &eacute;tait nouvelle. Les &eacute;l&eacute;ments mauvais, jusqu'alors en
+puissance, cach&eacute;s en elle et comme subordonn&eacute;s, avaient pris le dessus
+dans son c&oelig;ur obscur.... Sous l'influence de circonstances diff&eacute;rentes,
+peut-&ecirc;tre seraient-ils rest&eacute;s endormis.... Maintenant, elle laissait ses
+instincts de malignit&eacute; dominer.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait nettement devenue m&eacute;chante. Que voulait-elle? Tout &agrave; la fois,
+tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce f&ucirc;t violent et
+mauvais.</p>
+
+<p>Pour l'exciter aux rages, pour la pr&eacute;cipiter du seul c&ocirc;t&eacute; de la malice,
+il avait suffi du face &agrave; face avec cette petite, si jolie, si aimable.
+Jalousie, envie, avaient fait lever et s'&eacute;panouir dans son c&oelig;ur les
+germes v&eacute;n&eacute;neux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de
+Mart&eacute;gas avaient provoqu&eacute; en elle la mauvaise b&ecirc;te qui, maintenant,
+&eacute;tait d&eacute;cha&icirc;n&eacute;e. Tout en elle &eacute;tait confus toujours, mais tout ce
+confus &eacute;tait d&eacute;cid&eacute;ment le Mal.</p>
+
+<p>Elle n'aimait pas Mart&eacute;gas, mais elle se rappelait avec une sorte de
+volupt&eacute; la terreur qui l'avait secou&eacute;e, sous le poing de cet homme
+qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument
+peut-&ecirc;tre; et &laquo;faire marcher&raquo; un homme si terrible, en lui refusant
+tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui &ecirc;tre soumise.</p>
+
+<p>Elle n'avait jamais aim&eacute; Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un
+seul de ses caprices, mais il lui d&eacute;plaisait d'&ecirc;tre abandonn&eacute;e par lui
+si d&eacute;daigneusement, pour une fr&ecirc;le, une insignifiante personne, qui, &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait pr&eacute;tendre &agrave; para&icirc;tre belle?
+Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, f&ucirc;t-ce pour le rejeter
+d&eacute;daigneusement &agrave; son tour.... M&ecirc;me elle comptait bien le reprendre et
+le faire souffrir d'amour.... Si elle avait &eacute;t&eacute; battue par Mart&eacute;gas,
+c'est Pastorel, le gueux, qui en &eacute;tait cause!&mdash;&laquo;Il me le paiera!&raquo; Cela
+ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui &eacute;taient pas
+tout &agrave; fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont
+elle ne voulait pas convenir avec elle-m&ecirc;me. Il fallait donc aussi se
+venger sur Pastorel de ces coups dont il &eacute;tait la cause, et que, ravie
+au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est
+entendu qu'&ecirc;tre battue est humiliant.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Zanette, c'&eacute;tait la rivale triomphante, aim&eacute;e ou d&eacute;sir&eacute;e des
+deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au
+possible! Volontiers Rosseline l'e&ucirc;t d&eacute;chir&eacute;e. Et puis, c'&eacute;tait une
+vertueuse. On l'&eacute;pouserait, elle!... A cette id&eacute;e, Rosseline fr&eacute;missait.
+Oh! la faire d&eacute;choir, cette enfant, de son titre de fille honn&ecirc;te, de
+fianc&eacute;e heureuse et candide!... Ce Mart&eacute;gas semblait fait expr&egrave;s, si
+violent, si fort. Elle l'avait lanc&eacute; sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa
+curiosit&eacute; diabolique &eacute;tait excit&eacute;e autant que son d&eacute;pit de vengeance.
+Quelle joie elle aurait &agrave; dire &agrave; Jean: &laquo;Elle ne vaut pas mieux que moi,
+ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde
+bleue, que tu lui avais donn&eacute;e, et que j'ai su lui reprendre!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; quelques-unes des pens&eacute;es de Rosseline.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Mart&eacute;gas, il commen&ccedil;ait &agrave; croire que la conqu&ecirc;te de Zanette lui
+serait aussi impossible que celle de Sultan.</p>
+
+<p>Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'&ecirc;tre vaincu
+comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au c&oelig;ur, et, sans
+s'arr&ecirc;ter &agrave; aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il
+n'abandonnait pas l'id&eacute;e d'avoir un de ces matins Zanette &agrave; merci, par
+surprise, ne f&ucirc;t-ce que pour mettre au d&eacute;sespoir son ancien ma&icirc;tre
+d&eacute;test&eacute;, ma&icirc;tre Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui,
+il l'aurait t&ocirc;t ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La
+r&eacute;sistance serait longue! Et il sentait le p&eacute;ril d'une telle victoire,
+comme il en reconnaissait la difficult&eacute;.</p>
+
+<p>Rosseline lui &eacute;chapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il
+entrevoyait de chances d'atteindre bient&ocirc;t Zanette, plus sa pens&eacute;e
+revenait &agrave; la belle Arl&egrave;se qu'il avait tenue sous lui, toute fr&eacute;missante
+de col&egrave;re, qu'il avait battue, dont il se sentait le ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle
+est &agrave; moi, celle-l&agrave; du moins.</p>
+
+<p>Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le r&eacute;cit d&eacute;taill&eacute;
+de sa d&eacute;convenue et du succ&egrave;s de Pastorel, il alla tout droit,
+prudemment, conter lui-m&ecirc;me &agrave; la belle cabareti&egrave;re, comment il s'en
+&eacute;tait fallu de peu qu'il se rend&icirc;t ma&icirc;tre du cheval indompt&eacute; et de la
+sauvage fillette.</p>
+
+<p>Il commen&ccedil;a par dire comment, la veille, son cheval fatigu&eacute; l'avait
+trahi, &eacute;tait tomb&eacute; sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui
+avait &eacute;chapp&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Sans cela, tu &eacute;tais veng&eacute;e! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir
+m&ecirc;me, je pense, tu m'aurais pay&eacute;.... Dette de jeu, c'est sacr&eacute;.</p>
+
+<p>Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Mart&eacute;gas que la
+maladresse et le ridicule.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses
+dents...&mdash;Pauvre cavalier!... Comme tu devais &ecirc;tre dr&ocirc;le, dans cette
+boue glissante, roulant sur ton derri&egrave;re!... c'est bien la peine d'&ecirc;tre
+si fort!... Ah! ah!</p>
+
+<p>Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre
+encore,&mdash;mais il y avait des t&eacute;moins.... Il conta alors la journ&eacute;e
+derni&egrave;re, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin
+d'&ecirc;tre excus&eacute;, il alt&eacute;rait un peu la v&eacute;rit&eacute;: &laquo;Il y avait eu un coup
+mont&eacute; contre lui. Au moment o&ugrave; il allait capturer le cheval, Pastorel,
+qui n'&eacute;tait pas loin, l'avait, d'un geste, effarouch&eacute;.... Il donnait
+avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied
+qu'il avait re&ccedil;u, il ne parla m&ecirc;me pas; il avait bien trop peur de la
+voir rire encore, se moquer de lui impun&eacute;ment! Le pis, c'est qu'elle
+n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-m&ecirc;me, rageusement.
+Ses deux m&eacute;saventures l'exasp&eacute;raient; il ne les pardonnerait ni &agrave;
+Zanette ni &agrave; Pastorel, jamais!</p>
+
+<p>Et il r&eacute;p&eacute;tait: &laquo;C'est un coup mont&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Rosseline l'&eacute;coutait, en hochant la t&ecirc;te. C'&eacute;tait le soir, tr&egrave;s tard.
+Deux ou trois buveurs attard&eacute;s ne s'en allaient pas.... Mart&eacute;gas s'en
+impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur
+d&eacute;part: Rosseline les avait pri&eacute;s de rester, et l'un d'eux, pour lui
+ob&eacute;ir, avait de bonnes raisons....</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, disait Mart&eacute;gas, j'ai bien eu un instant l'id&eacute;e de lui jouer
+un m&eacute;chant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient
+jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,&mdash;pas si
+terrible qu'on le disait, ce cheval!&mdash;j'avais envie de faire ce qu'un
+jour d&eacute;j&agrave; je fis &agrave; un autre, qui en demeura longtemps bien malade....
+L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sell&eacute;, parmi la manade.
+A un moment, il est venu tout &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et,&mdash;vois,&mdash;je tenais
+toute pr&eacute;par&eacute;e ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou
+dur, un vrai marbre.... &Ccedil;a n'est pas gros, non, mais &ccedil;a a plusieurs
+pointes fines.... De quelque c&ocirc;t&eacute; qu'on le pose,&mdash;regarde,&mdash;il
+porte sur des pointes.&mdash;Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je
+n'avais&mdash;comprends-tu&mdash;qu'&agrave; le glisser, au beau milieu du dos de sa b&ecirc;te
+et, dans le milieu de la selle, &agrave; l'endroit o&ugrave; elle ne touche pas.... Et
+d&egrave;s que l'homme serait mont&eacute;, le poids aurait suffi pour faire entrer
+sur l'&eacute;chine du cheval les pointes,&mdash;tu comprends?&mdash;les pointes du
+mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages
+se serait rendu ma&icirc;tre d'un cheval apprivois&eacute;! L'animal le plus doux
+deviendrait f&eacute;roce, avec &ccedil;a dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait
+fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du
+chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cass&eacute; la t&ecirc;te!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aurais tu&eacute;, si tu avais fait &ccedil;a! dit-elle violemment.</p>
+
+<p>Le pauvre Mart&eacute;gas la regarda d'un air ahuri....</p>
+
+<p>Rosseline, les yeux fixes, se prit &agrave; songer.... Elle fit un mauvais
+songe....</p>
+
+<p>Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et
+se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression &agrave; une
+autre toute contraire:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'as-tu pas fait &ccedil;a? demanda-t-elle d'une voix sourde.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en
+moins; il se remit &agrave; boire.</p>
+
+<p>Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait
+tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,&mdash;en souriant, maligne.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, j'&eacute;tais trop en vue, pour le cas o&ugrave; quelqu'un d'entre eux se
+serait retourn&eacute;, dit Mart&eacute;gas.... Puis, j'ai r&eacute;fl&eacute;chi que sans doute il
+rentrerait chez lui mont&eacute; sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura
+ramen&eacute; son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian l&agrave; qui
+aurait dans&eacute; la danse! &Ccedil;a, ce n'aurait rien &eacute;t&eacute;, mais le mal, c'est que
+la m&egrave;che, vois-tu, aurait &eacute;t&eacute; &eacute;vent&eacute;e.... J'ai pr&eacute;f&eacute;r&eacute; attendre....
+L'avenir est long.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de
+Rosseline:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je m&eacute;rite, voyons, quelque
+petite chose... un peu de r&eacute;compense....</p>
+
+<p>&mdash;Donnant, donnant! r&eacute;pliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne
+te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit.</p>
+
+<p>Il frappa la table du poing.</p>
+
+<p>Les clients qui, l&agrave;-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle
+reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de c&ocirc;t&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la
+plumer.... A pr&eacute;sent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le....
+Tu me tenais, et tu me tenais bien,&mdash;je te dis,&mdash;moi qui suis une
+gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une
+alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, &agrave; bras tendu....
+Tu n'en feras qu'une bouch&eacute;e.... D&eacute;brouille-toi, je n'ai qu'une parole!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau
+cabaret ouvert, cogn&egrave;rent &agrave; la vitre et entre-b&acirc;ill&egrave;rent la porte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'heure des proc&egrave;s-verbaux! dit le brigadier. &laquo;Les minuit&raquo; sont
+sonn&eacute;s.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez
+la boutique.... Ah! te voil&agrave;,&mdash;Mart&eacute;gas?&mdash;On te retrouve dans tous les
+bons endroits, hein?</p>
+
+<p>Il fallut, bon gr&eacute;, mal gr&eacute;, quitter la partie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXI" id="XXI"></a><a href="#table">XXI</a></h2>
+
+<h3>LE PLAT DE LENTILLES.</h3>
+
+
+<p>Il revenait souvent &agrave; la ferme de la Sir&egrave;ne, Jean. Il arrivait, fier,
+mont&eacute; sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait &agrave; un
+arbre, fortement, avec le s&eacute;den. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris,
+&agrave; un m&egrave;tre du sol se divisait en trois ma&icirc;tresses branches. Dans
+l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, pla&ccedil;ait un peu
+d'avoine. Il d&eacute;tachait Sultan avant que l'animal e&ucirc;t fini de manger, se
+mettait en selle par surprise et disparaissait bient&ocirc;t, suivi du regard
+de Zanette.</p>
+
+<p>Jean, de taille moyenne, mais plut&ocirc;t grand que petit, sec, nerveux et
+tr&egrave;s vigoureux, se plaisait &agrave; voir cette jeune fille, mignonne comme
+une v&eacute;ritable enfant. L'id&eacute;e de la soulever entre ses mains, pour &eacute;lever
+le joli visage jusqu'&agrave; sa bouche, lui &eacute;tait venue vingt fois. Et puis,
+il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de
+Zanette, sur l'entre-b&acirc;illement des fichus, o&ugrave; un peu de la poitrine se
+laissait voir, doucement remu&eacute;e par le souffle &eacute;gal, sans qu'il se
+rappel&acirc;t le jour o&ugrave; il l'avait surprise habill&eacute;e seulement d'eau et de
+blanche &eacute;cume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute
+blanche et toute emperl&eacute;e de gouttelettes d'eau qui &eacute;tincelaient au
+soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne
+lui en avait parl&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, monsieur Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, demoiselle; o&ugrave; est votre p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Au travail, l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut vous m&eacute;fier, toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours je me m&eacute;fie, demoiselle... des chevaux comme des femmes....
+C'est un peu tra&icirc;tre, des fois.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes m&eacute;chant!</p>
+
+<p>&mdash;Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval&mdash;fait moins mal
+peut-&ecirc;tre que blessure d'amour....</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez rire, Jean!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne ris pas, pas du tout, Zanette!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il ob&eacute;it, le Sultan, comme vous voulez?</p>
+
+<p>&mdash;A peu pr&egrave;s, j'ai mes moyens.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que vous lui faites?</p>
+
+<p>&mdash;Je lui fais d&eacute;sirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me
+sera reconnaissant.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? Peut-&ecirc;tre il vous en veut plut&ocirc;t d'avoir &agrave; l'attendre, qu'il
+ne vous a reconnaissance de la recevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crains! C'est ainsi encore, mais &ccedil;a changera....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Regardez, Zanette.</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! ne l'approchez pas par derri&egrave;re!...</p>
+
+<p>Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez pr&egrave;s, et il tendit le
+bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna &agrave; peine la t&ecirc;te
+comme s'il voulait que ce mouvement ne f&ucirc;t pas vu. Il jeta en arri&egrave;re un
+coup d'&oelig;il oblique, jugea la position du gardian et, portant
+brusquement sa croupe un peu de c&ocirc;t&eacute;, il d&eacute;tacha vers l'homme un ma&icirc;tre
+coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, dit-il, comment nous sommes amis!</p>
+
+<p>Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil,
+un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait
+quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main o&ugrave; elle les
+&eacute;parpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour
+faire partir les grains de sable. Celles qui &eacute;taient tri&eacute;es, elles les
+mettait au creux de son tablier.</p>
+
+<p>Jean vint s'asseoir pr&egrave;s d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se
+sentait aim&eacute;e. Elle &eacute;tait bien l&agrave;, pr&egrave;s de lui, et lui tout content pr&egrave;s
+d'elle. Il regardait le profil de sa joue pench&eacute;e; et, sur le contour de
+cette joue, la lumi&egrave;re irisait un duvet pareil au duvet des p&ecirc;ches. Il
+songeait que ce visage avait, des p&ecirc;ches sur l'arbre, la fermet&eacute;, la
+couleur, rose, blanche, m&ecirc;me verte un tout petit peu,... et que sans
+doute aussi il en avait la bonne odeur....</p>
+
+<p>&mdash;Zanette?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que, derri&egrave;re moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,&mdash;comme
+vous avez mont&eacute;, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur?</p>
+
+<p>&mdash;Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de
+rien&mdash;jamais, il me semble.</p>
+
+<p>Elle avait r&eacute;pondu comme en r&ecirc;ve, malgr&eacute; elle, sans r&eacute;flexion, parce
+que, pour trier ses lentilles, elle avait la t&ecirc;te baiss&eacute;e, et qu'elle ne
+voyait pas le regard du jeune homme.</p>
+
+<p>Il se sentit secou&eacute; d'un frisson, et, la voix toute troubl&eacute;e, il dit
+avec une oppression:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit-elle.</p>
+
+<p>Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille,
+brusquement l'&eacute;leva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de
+baisers le joli visage, partout; ses l&egrave;vres allaient du front au cou;...
+la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle &agrave;
+la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mes lentilles!</p>
+
+<p>Les lentilles &eacute;taient &agrave; terre, sur les dalles du seuil, &eacute;parpill&eacute;es,
+celles qui &eacute;taient tri&eacute;es et les autres... et le plat cass&eacute; en vingt
+morceaux!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mes lentilles!</p>
+
+<p>Alors, il la reposa &agrave; terre, devant le banc o&ugrave; elle s'assit. A genoux
+devant elle, il ramassa les lentilles &agrave; poign&eacute;es, avec un peu de
+poussi&egrave;re, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient &agrave; rire
+comme des fous.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pour s&ucirc;r, dit-elle.</p>
+
+<p>Et, en lui tendant la derni&egrave;re poign&eacute;e, comme elle avan&ccedil;ait la main, il
+retira un peu la sienne pour qu'elle le regard&acirc;t.... Elle vit qu'il
+&eacute;tait devenu tr&egrave;s grave.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour
+aller &agrave; Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Nous serions fiers, dit-elle, en habits de f&ecirc;te, sur ce cheval de
+roi!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est dit?</p>
+
+<p>&mdash;Demandez &agrave; mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>Le rude compagnon,&mdash;toujours &agrave; genoux, &agrave; cause des lentilles,&mdash;prit dans
+sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et d&eacute;votement le baisa,
+comme on baise la ch&acirc;sse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.</p>
+
+<p>&mdash;Je le comprends, que je t'aime! fit-elle.</p>
+
+<p>Son sein battait tr&egrave;s vite, tr&egrave;s vite.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, fit-il, je suis avec Dieu.</p>
+
+<p>Elle se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur
+Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Pardi! j'ai &agrave; parler &agrave; ton p&egrave;re. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur
+l'arbre est trop en danger d'&ecirc;tre vol&eacute;!</p>
+
+<p>Longtemps, ils se regard&egrave;rent, assis l'un pr&egrave;s de l'autre, se tenant les
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand m'as-tu aim&eacute;e, Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Quand je t'ai vue habill&eacute;e d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'&eacute;cume
+blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute v&ecirc;tue de
+perles....</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois qu'il rappelait ce souvenir.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, m&eacute;chant!</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant.
+Sans &ccedil;a, t'aurais-je donn&eacute; la cocarde, aux f&ecirc;tes de Meyran?</p>
+
+<p>Elle fron&ccedil;a le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubli&eacute;e peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Il ne s'en aper&ccedil;ut pas, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu fus reine aussi, ce jour-l&agrave;.... Elle est &agrave; moi, la reine,
+maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas encore.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais bient&ocirc;t.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette?</p>
+
+<p>&mdash;Le jour des f&ecirc;tes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le
+cheval.... J'aurais voulu &ecirc;tre avec toi, avec toi m'envoler sur cette
+b&ecirc;te farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez
+l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu &ecirc;tre avec toi comme
+le jour de la baignade. J'&eacute;tais fi&egrave;re &agrave; l'id&eacute;e qu'un si courageux
+m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,&mdash;acheva-t-elle avec un
+sourire malicieux,&mdash;eh bien... j'y comptais!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! coquine!</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Augias fut consentant; ils se fianc&egrave;rent.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXII" id="XXII"></a><a href="#table">XXII</a></h2>
+
+<h3>TOUJOURS.</h3>
+
+
+<p>Ils s'&eacute;taient plu d'abord parce qu'ils &eacute;taient jeunes, beaux et forts,
+et que leur &acirc;ge voulait &ccedil;a. Une fois fianc&eacute;s, ils causaient, durant des
+heures, de leur pass&eacute;, de leur enfance, de leurs p&egrave;re et m&egrave;re; et, peu &agrave;
+peu, une tendresse douce se m&ecirc;la au d&eacute;sir ardent, un peu &acirc;pre, de leur
+jeune c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; allais-tu &agrave; l'&eacute;cole, quand tu &eacute;tais petitette? Comment &eacute;tait ta
+m&egrave;re?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle &eacute;tait si brave! Je me souviens
+qu'une fois....</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as connue, Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je m'en souviens maintenant!</p>
+
+<p>Et il parlait,&mdash;ravi de rattacher sa vie pass&eacute;e &agrave; celle de Zanette,
+voulant &agrave; tout prix l'avoir aim&eacute;e avant ce jour de la baignade, qui les
+avait rapproch&eacute;s pour jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Un jour, &agrave; la procession des Saintes, est-ce que&mdash;voil&agrave; cinq ans&mdash;tu
+n'&eacute;tais pas en t&ecirc;te des filles, toute habill&eacute;e de blanc, avec des lys
+dans ta main?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je t'avais remarqu&eacute;e! Tu n'&eacute;tais qu'une enfant alors. Mais si
+jolie, tout pr&egrave;s d'&ecirc;tre, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne &agrave;
+marier.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible qu'alors tu m'aies remarqu&eacute;e! et que tu t'en souviennes!</p>
+
+<p>&mdash;Si! si, il y a des souvenirs comme &ccedil;a.... Et tiens, veux-tu la preuve?
+Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, &agrave; mesure que je
+te parle, reviennent), ...&agrave; la sortie du village donc, les boh&eacute;miens se
+disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs
+&eacute;paules et o&ugrave; les Saintes, en bois sculpt&eacute;, luisaient de dorure au
+soleil; ils voulaient, tous &agrave; la fois, toucher la barque et les manteaux
+d'or des Saintes; et toi, tu fus pouss&eacute;e par l'un d'eux. Tu fis un petit
+cri... et&mdash;souviens-toi&mdash;un homme prit un de ces boh&eacute;miens, celui qui
+&eacute;tait le plus pr&egrave;s de toi, et l'envoya, d'un coup d'&eacute;paule, rouler dans
+le sable.... Eh bien! cet homme, c'&eacute;tait moi!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! c'&eacute;tait toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de
+&ccedil;a.</p>
+
+<p>Ils bavardaient ainsi, trouvant dr&ocirc;les ces souvenirs qui d&eacute;j&agrave; &eacute;taient de
+l'amour, et qui s'&eacute;taient effac&eacute;s, perdus, et que l'amour leur
+rapportait....</p>
+
+<p>Une fois elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Quand j'avais huit ans, j'eus la fi&egrave;vre typho&iuml;de. Ma m&egrave;re fit v&oelig;u, si
+je gu&eacute;rissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener
+chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour o&ugrave; les ch&acirc;sses
+descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois,
+j'accrocherais aux cordes qui font descendre les ch&acirc;sses, un bouquet de
+lys et d'immortelles....</p>
+
+<p>Jean &eacute;coutait de l'air d'un homme qui, pr&egrave;s d'interrompre, se retient.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait vous! dit-il enfin. C'&eacute;tait vous! J'&eacute;tais l&agrave;, un jour de
+f&ecirc;te... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'&eacute;tais
+d&eacute;j&agrave; un gardian, grand comme &agrave; pr&eacute;sent presque et aussi fort.... Vous ne
+pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous
+ne pesiez gu&egrave;re! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs
+pendant que votre m&egrave;re me remerciait.... C'&eacute;tait vous! c'&eacute;tait vous,
+petite! vous que toute petite j'&eacute;levais ainsi dans mes bras.... Qui
+m'aurait dit alors: &laquo;Voil&agrave; ta petite femme!&raquo;</p>
+
+<p>Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se
+retrouver en remontant dans l'impalpable pass&eacute;, de se poss&eacute;der dans le
+n&eacute;ant de ce qui fut v&eacute;cu, de s'&ecirc;tre vus, touch&eacute;s, avant de s'aimer....
+Ainsi, ce n'&eacute;tait plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle &eacute;tait
+avant, et maintenant elle serait toujours.</p>
+
+<p>L'amour est un espoir, un r&ecirc;ve d'&eacute;ternit&eacute;.</p>
+
+<p>Zanette, avec ma&icirc;tre Augias, alla visiter la m&egrave;re de Jean.</p>
+
+<p>La m&egrave;re du gardian &eacute;tait une vieille femme maigre, &agrave; peau s&egrave;che, tr&egrave;s
+rid&eacute;e, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds.
+L'arcade sourcili&egrave;re formait vo&ucirc;te au-dessus de ces yeux-l&agrave; qui
+semblaient embusqu&eacute;s, &eacute;piant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut
+de ses oreilles. Elle &eacute;tait t&ecirc;tue, enti&egrave;re, &eacute;nergique, prenant tout au
+s&eacute;rieux, camp&eacute;e dans son honn&ecirc;tet&eacute; de brave femme comme en toutes ses
+id&eacute;es.... Une de ses expressions favorites, expression populaire
+d'ailleurs, en pays de Camargue, &eacute;tait celle-ci: &laquo;On me <i>pilerait</i>
+plut&ocirc;t que de me faire faire ce qu'une fois j'ai d&eacute;cid&eacute; de ne pas
+faire!&raquo; Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en fran&ccedil;ais.
+C'&eacute;tait une femme de l'ancien temps. Elle &eacute;tait de ces vieilles gens
+d'autrefois, chr&eacute;tiens et sto&iuml;ques, qui ne savaient pas m&ecirc;me lire, qui
+ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie
+et ses plus sublimes sagesses. Derniers n&eacute;s d'une longue suite de
+g&eacute;n&eacute;rations, bien loin d'&ecirc;tre ab&acirc;tardis, ils semblaient repr&eacute;senter les
+forces accumul&eacute;es de vingt si&egrave;cles d'exp&eacute;rience populaire. Le g&eacute;nie m&ecirc;me
+para&icirc;t souvent digne de quelque d&eacute;dain &agrave; c&ocirc;t&eacute; de ces &ecirc;tres-l&agrave; qui sont
+na&iuml;fs, forts, g&eacute;n&eacute;reux et f&eacute;conds. Leur race existe encore sur cette
+terre chr&eacute;tienne et pa&iuml;enne, romaine et gauloise, mais quand les po&egrave;tes
+en parlent, le si&egrave;cle, n&eacute; malin, les traite de r&ecirc;veurs. N'est-il pas
+convenu que le paysan, partout et toujours, est un &ecirc;tre laid, grossier,
+incapable d'un trait d'&eacute;l&eacute;vation, d'un mouvement de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;? La m&egrave;re
+de Pastorel &eacute;tait une de ces belles cr&eacute;atures de vieille roche
+populaire.</p>
+
+<p>Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Quand il &eacute;tait petit, il faisait &ccedil;a et &ccedil;a. Jamais un mensonge. Je lui
+disais: &laquo;Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-m&ecirc;me et tu
+seras alors pardonn&eacute;. Je ne veux pas de mensonge.&raquo; Et, figurez-vous, des
+fois, quand je rentrais &agrave; la maison, il venait me dire: &laquo;M&egrave;re, j'ai mis
+la main dans le pot de confiture; m&egrave;re, j'ai vol&eacute; du miel ou du sucre!&raquo;
+Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu
+criant: &laquo;Corrige-moi! corrige-moi! Je veux &ecirc;tre puni, pour qu'apr&egrave;s tu
+m'embrasses!&raquo; Voil&agrave; comment il &eacute;tait, mon Jean.... Il me disait aussi:
+&laquo;Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour
+toi, m&egrave;re, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!&raquo; Et
+comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera
+un brave homme. Aimez-le comme j'ai aim&eacute; son p&egrave;re, petite. Je n'ai
+jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur
+l'autre. Il faut &ccedil;a; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous
+b&eacute;nira.</p>
+
+<p>Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, &agrave; Zanette et &agrave; Jean,
+qu'ils s'&eacute;taient toujours connus, toujours. Jean &eacute;tait venu souvent
+faire chez ma&icirc;tre Augias un peu de veill&eacute;e. Il parlait de ses chasses
+avec lui, des perdreaux qu'on force &agrave; cheval, dans le d&eacute;sert, qu'on tue
+&agrave; coups de b&acirc;ton lanc&eacute;, &agrave; la mani&egrave;re arabe; il parlait des b&eacute;cassines,
+des h&eacute;rons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les b&ecirc;tes
+des marais, des castors du Rh&ocirc;ne; et surtout et sans cesse ils parlaient
+m&eacute;tier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de
+Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train
+l&agrave;-dessus, ils ne s'arr&ecirc;taient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que
+disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave;
+elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la d&eacute;fendre, elle, et,
+plus tard, d&eacute;fendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras,
+le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa
+poitrine. L'homme la d&eacute;passait de la t&ecirc;te, et elle se sentait heureuse
+d'&ecirc;tre l&agrave;, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et
+l'enfant sur la m&egrave;re.</p>
+
+<p>Et la vie devant elle s'annon&ccedil;ait simple, &eacute;tendue, droite, comme le
+d&eacute;sert m&ecirc;me de Camargue qui lui &eacute;tait familier et qui ne serait jamais
+pour elle ni froid ni d&eacute;sol&eacute;, puisque le vent qui passe, le soleil qui
+brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues
+libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur
+amour, de l'amour... qui est &eacute;ternel.</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Peut-&ecirc;tre oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas
+autant qu'on pouvait le croire. La m&egrave;re du gardian ne s'y trompait pas,
+mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait h&acirc;ter le mariage,
+arriver le plus t&ocirc;t possible &agrave; ce qui lui semblait le port de salut.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a><a href="#table">XXIII</a></h2>
+
+<h3>L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.</h3>
+
+
+<p>La m&egrave;re de Jean avait raison de s'inqui&eacute;ter. Toute cette apparence
+d'amour, de bonheur, de calme, n'&eacute;tait qu'une apparence, travaill&eacute;e en
+dessous par un &eacute;l&eacute;ment de trouble, de corruption, de mort. L'amour de
+Jean pour Zanette &eacute;tait bien vrai, mais n'&eacute;tait pas &eacute;tabli sur la terre
+ferme. On aurait pu le comparer &agrave; la <i>tranta&iuml;&egrave;re</i>. La tranta&iuml;&egrave;re, c'est,
+&agrave; la surface de certains marais de Camargue, une v&eacute;g&eacute;tation saine,
+abondante, bien verte, bien r&eacute;elle, charmante aux yeux, attirante. Les
+tiges des plantes d'eau se m&ecirc;lent entre elles fortement, se nouent, se
+trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux
+regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez,
+elle vous porte, mais elle ondule, pr&ecirc;te &agrave; fl&eacute;chir, et il peut arriver
+qu'elle cr&egrave;ve sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme!
+L'homme est englouti. Il y a l&agrave;-dessous l'eau trouble, obscure, un
+ab&icirc;me.... Jean regrettait obscur&eacute;ment Rosseline.</p>
+
+<p>D'abord, il avait ressenti, &agrave; la quitter, &agrave; la braver, le jour des f&ecirc;tes
+aux plaines de Meyran, une joie de fiert&eacute;: il &eacute;tait fort, et le faisait
+bien voir;&mdash;une joie de vanit&eacute;: il choisissait, pour la remplacer, celle
+qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie
+de d&eacute;livrance: il n'&eacute;tait plus l'esclave de la coquette, soumis &agrave; ses
+caprices, courant &agrave; cheval par tous les temps, toujours maltrait&eacute;,
+toujours jaloux.... Quel repos!</p>
+
+<p>Et, sinc&egrave;rement, il s'&eacute;tait tourn&eacute; vers Zanette, pour faire plaisir &agrave; sa
+m&egrave;re autant que pour punir Rosseline, et aussi par go&ucirc;t personnel. Mais
+ce go&ucirc;t qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre
+fille aussi jeune et aussi gentille.</p>
+
+<p>Ce qui avait surtout servi &agrave; le tromper sur ses propres sentiments,
+c'est la sensation que lui avait donn&eacute;e la matin&eacute;e du bain. Facilement,
+dans cette &eacute;motion matinale de lumi&egrave;re, de jeunesse, de lutte, devant la
+gr&acirc;ce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait
+contraste avec la beaut&eacute; de son infid&egrave;le, s'&eacute;tait cru amoureux. La
+gentillesse de Zanette, les amabilit&eacute;s du p&egrave;re Augias, les instances de
+la vieille m&egrave;re surtout, lui avaient fait croire qu'il d&eacute;sirait
+passionn&eacute;ment une chose qui lui semblait d&eacute;sirable en effet et qui sans
+doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa m&eacute;moire le
+souvenir de joies passionn&eacute;es, pr&eacute;cises, de sensations d&eacute;termin&eacute;es qu'il
+regrettait tous les jours.</p>
+
+<p>Il aimait en Zanette l'enfant, avec un d&eacute;sir viril et tendre de la
+prot&eacute;ger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il
+ne put supporter la vue de ce petit visage crisp&eacute; et tout ruisselant de
+larmes. Le rude gardian se sentit le c&oelig;ur faible et d&eacute;faillant. Il
+aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien!</p>
+
+<p>Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi
+jeunes que Zanette, il aimait en elle l'esp&eacute;rance d'un foyer o&ugrave; se
+reposer dans le contentement de lui-m&ecirc;me, apr&egrave;s les dures fatigues de
+son m&eacute;tier; bref, il aimait en Zanette des id&eacute;es, mais il aimait, en
+Rosseline, Rosseline elle-m&ecirc;me et les fi&egrave;vres de l'amour pervers telles
+qu'elle les lui avait donn&eacute;es et non pas autres. Rosseline &eacute;tait une
+r&eacute;alit&eacute; d'amour, connue, et regrett&eacute;e.</p>
+
+<p>Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fi&egrave;vres
+ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il &eacute;tait,
+s'effor&ccedil;ait en vain de les oublier. Ainsi, moiti&eacute; de sa propre volont&eacute;,
+moiti&eacute; contraint par les circonstances, il en &eacute;tait venu &agrave; s'engager de
+telle sorte qu'il n'y avait plus &agrave; reculer. Il allait donc au mariage
+d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment, mais sans beaucoup d'entrain.</p>
+
+<p>H&eacute;las! de bonne foi il s'&eacute;tait cru gu&eacute;ri de sa passion pour Rosseline;
+il s'&eacute;tait cru gu&eacute;ri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission
+d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait.</p>
+
+<p>Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment d&eacute;sir&eacute; avant de le prendre,
+et qui, la toute premi&egrave;re fois, le jour du plat de lentilles, l'avait
+charm&eacute;, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur
+d'amour. Une enfant! une v&eacute;ritable enfant! r&eacute;p&eacute;tait-il &agrave; son tour apr&egrave;s
+Mart&eacute;gas, mais avec des pens&eacute;es bien diff&eacute;rentes.</p>
+
+<p>Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite
+s&oelig;ur.... Serait-ce jamais l&agrave; une femme? une femme pour lui? pour
+l'amant de Rosseline, de Rosseline, la cr&eacute;ature aux beaux bras solides,
+aux l&egrave;vres bien m&ucirc;res....</p>
+
+<p>Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est
+que la seule approche, la seule vue de cette belle cr&eacute;ature le
+bouleversait. &laquo;Ce quelque chose&raquo; qui sortait d'elle, de son regard, des
+plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'&eacute;tait irritant
+&agrave; la fois et d&eacute;licieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais
+c'&eacute;tait tout, tandis que de myst&eacute;rieuses affinit&eacute;s, profondes,
+l'attachaient &agrave; l'autre....</p>
+
+<p>Et puis, le temps, qui gu&eacute;rit tout &agrave; la longue, exasp&egrave;re au contraire
+les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait
+faire un r&ecirc;ve d'amour trop chaste, trop timide, trop irr&eacute;el. Au bout de
+quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des
+tourments pass&eacute;s, des injures suivies de caresses que lui prodiguait
+nagu&egrave;re sa ma&icirc;tresse. L'honn&ecirc;te gar&ccedil;on se trouva malheureux, et sa m&egrave;re
+le voyait bien.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu? dit-elle un jour &agrave; Zanette, j'aime mon fils, mais peut-&ecirc;tre
+plus encore j'aime l'honn&ecirc;tet&eacute;... &Eacute;coute, je suis venue te voir pour te
+dire des choses.</p>
+
+<p>Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille,
+que l'&acirc;ge pliait un peu, s'&eacute;tait en parlant redress&eacute;e. Son menton large,
+carr&eacute;, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les
+saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de
+parchemin, des cordes tendues.</p>
+
+<p>Et &agrave; br&ucirc;le-pourpoint la vieille dit &agrave; la fillette:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta m&egrave;re,
+je dois la remplacer. L'honn&ecirc;tet&eacute; avant tout. C'est le tr&eacute;sor des
+pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu
+puisses te d&eacute;fendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des
+m&eacute;chants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il
+n'y a pas longtemps, une ma&icirc;tresse?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! dit Zanette qui rougit et p&acirc;lit tour &agrave; tour, oui, je le savais.</p>
+
+<p>&mdash;Par lui?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment?</p>
+
+<p>Zanette alors conta &agrave; la m&egrave;re de Jean sa rencontre avec Rosseline, la
+cocarde vol&eacute;e et jet&eacute;e au ruisseau, l'intervention de Mart&eacute;gas, comment
+elle avait &eacute;t&eacute; poursuivie, tout enfin....</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est n&eacute;cessaire qu'il soit
+au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce
+qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois
+tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il
+faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur!</p>
+
+<p>Quand la m&egrave;re de Jean raconta &agrave; son fils l'histoire de la cocarde, et
+Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la
+fureur d'indignation qu'attendait la m&egrave;re; il dit seulement d'un ton
+singulier: Ah? elle m'aime encore!</p>
+
+<p>&mdash;Jure-moi que tu ne la reverras pas.</p>
+
+<p>Il p&acirc;lit, il h&eacute;sita &agrave; r&eacute;pondre. Puis:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi tranquille, m&egrave;re. De quoi avez-vous peur, donc?</p>
+
+<p>&mdash;De rien, mais jure! Peux-tu refuser &ccedil;a &agrave; ta pauvre vieille?... Jure,
+sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas m&ecirc;me
+pour lui parler innocemment!</p>
+
+<p>Et secouant la t&ecirc;te, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas longtemps &agrave; vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me
+refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te
+demande? de t'engager &agrave; suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la
+fasses, cette m&ecirc;me promesse, devant le cur&eacute;!... Songe, si tu n'&eacute;tais pas
+ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait
+peut-&ecirc;tre, ta pauvre petite fianc&eacute;e! Tu la tuerais!</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne
+voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de
+faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa r&eacute;solution.</p>
+
+<p>La vieille respira profond&eacute;ment, comme soulag&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle croyait en son fils. Il est &laquo;tant brave!&raquo; r&eacute;p&eacute;tait-elle souvent.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a><a href="#table">XXIV</a></h2>
+
+<h3>PARJURE.</h3>
+
+
+<p>Quand la vieille Pastorel avait cont&eacute; &agrave; son fils l'intervention de
+Mart&eacute;gas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie
+de Mart&eacute;gas poursuivant Zanette, Jean avait montr&eacute; quelque irritation
+contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'&eacute;tait
+r&eacute;pandu en injures, disant: &laquo;Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!&raquo;
+mais, quelque temps apr&egrave;s, lorsque sa m&egrave;re, croyant bien faire, lui
+annon&ccedil;a que le bruit public accusait la cabareti&egrave;re d'&ecirc;tre la ma&icirc;tresse
+de Mart&eacute;gas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce
+voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honn&ecirc;tes
+filles, et les compromettait; il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&laquo;J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs,
+&ccedil;a n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est
+impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la derni&egrave;re des
+derni&egrave;res!&raquo;</p>
+
+<p>La vieille femme pensa: &laquo;Il a encore quelque chose pour elle.... Apr&egrave;s
+tout, c'est bien naturel.&raquo; Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui
+d&eacute;fendait aussi de rechercher Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Jean, depuis ce temps-l&agrave;, il ne parlait plus que de venger
+Zanette des insolences du gardian....</p>
+
+<p>La v&eacute;rit&eacute;, c'est qu'il crevait de rage jalouse, &agrave; l'id&eacute;e que Rosseline
+pouvait &ecirc;tre &agrave; celui-l&agrave;.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne
+conna&icirc;trait pas. Mais &agrave; celui-l&agrave;, &agrave; ce bandit, non! il n'en pouvait
+supporter l'id&eacute;e! il en voulait avoir le c&oelig;ur net.... Et, un beau
+matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, &agrave; Arles
+m&ecirc;me, des renseignements pr&eacute;cis. Il est vrai qu'il avait, pr&eacute;tendait-il,
+une affaire &agrave; la ville. Le quatorze juillet approchait, et un
+entrepreneur projetait de donner aux Ar&egrave;nes d'Arles des &laquo;courses
+monstres&raquo;, comme disaient les affiches, &laquo;courses espagnoles avec mise &agrave;
+mort des taureaux, pr&eacute;c&eacute;d&eacute;es de courses proven&ccedil;ales avec les meilleurs
+taureaux de Camargue, etc.&raquo; Les affiches couvraient d&eacute;j&agrave; les murs
+d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de N&icirc;mes, de Montpellier, de Cette, d'Aix,
+de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la
+r&eacute;gion, et m&ecirc;me &agrave; Nice et &agrave; Monte-Carlo.</p>
+
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, Pastorel n'avait rien &agrave; faire &agrave; Arles: il avait vu aux
+Saintes l'entrepreneur. Il &eacute;tait convenu qu'avec neuf ou dix autres
+gardians il conduirait &agrave; Arles, la veille des courses, une trentaine de
+taureaux. Il partit pour la ville o&ugrave; il n'avait rien &agrave; faire, avec le
+secret d&eacute;sir d'entrevoir Rosseline, de savoir &laquo;ce qu'elle devenait&raquo;, et
+peut-&ecirc;tre, malgr&eacute; son serment, de lui parler.</p>
+
+<p>Son serment? lorsqu'il y songeait:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai content&eacute; la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages....
+Si Mart&eacute;gas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier
+service, &agrave; la malheureuse, de la mettre en garde contre ce &laquo;marrias&raquo;.</p>
+
+<p>Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le
+d&eacute;liait de ses promesses &agrave; sa m&egrave;re, et m&ecirc;me de son serment.</p>
+
+<p>Et de Zanette, que pensait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'en saura rien! que perd-elle &agrave; cela? Elle n'est pas encore ma
+femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, &agrave; la veille de se
+marier, ont &laquo;des adieux &agrave; faire&raquo;.</p>
+
+<p>Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.</p>
+
+<p>En traversant le pont de Trinquetaille, le c&oelig;ur lui battait. La petite
+rue o&ugrave; &eacute;tait le caf&eacute; des Ar&egrave;nes s'ouvrait presque en face du pont. Il
+eut toutes les peines du monde &agrave; ne pas courir &agrave; l'entr&eacute;e de cette rue,
+pour voir &laquo;au moins l'endroit&raquo;. Il alla mettre son cheval &agrave; la remise
+habituelle, courut fi&egrave;vreusement la ville en attendant l'heure &agrave;
+laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou &agrave; peu pr&egrave;s.</p>
+
+<p>Il d&eacute;cida que trois heures et demie serait l'heure favorable.</p>
+
+<p>A trois heures un quart, il poussait la porte vitr&eacute;e aux rideaux rouges.</p>
+
+<p>Rosseline &eacute;tait seule, tout pr&egrave;s de cette porte, assise, une chaise
+devant elle, sur laquelle tra&icirc;nait un interminable ouvrage de
+couture,&mdash;un livre &agrave; la main, les <i>Myst&egrave;res de Paris</i>.</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta, saisi. Elle laissa tomber son livre.</p>
+
+<p>En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une
+volupt&eacute; singuli&egrave;re les prit, qui &eacute;tait le souvenir de leur pass&eacute;. Sur
+le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de
+leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la
+s&eacute;paration avait &eacute;t&eacute; long, tr&egrave;s long. Et ce qui les dominait, c'&eacute;tait
+une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la
+terre, au premier beau jour, apr&egrave;s quelque horrible hiver.... Cette
+impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa
+presque la t&ecirc;te, embarrass&eacute;e, la l&egrave;vre un peu tremblante. Toute sa
+physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le
+premier aveu de l'ami.... Sa beaut&eacute; ferme, d&eacute;lib&eacute;r&eacute;e, fut transform&eacute;e,
+sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la
+premi&egrave;re fois, s'avan&ccedil;a lentement. Il semblait craindre d'&ecirc;tre repouss&eacute;.
+Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, pr&ecirc;t &agrave; la retraite,
+la jolie t&ecirc;te entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les
+l&egrave;vres....</p>
+
+<p>Ils ne pensaient &agrave; rien, pas m&ecirc;me &agrave; eux. Le go&ucirc;t de la vie, &agrave; la source,
+est aussi d&eacute;licieux que l'avant-go&ucirc;t du n&eacute;ant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment
+est-il possible que tu m'aies quitt&eacute;e! Je le savais bien, moi, que ce ne
+pouvait &ecirc;tre pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre!</p>
+
+<p>Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client.</p>
+
+<p>&mdash;Un verre de vin, la belle.</p>
+
+<p>Le client but et sortit.</p>
+
+<p>Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.</p>
+
+<p>Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps
+pr&eacute;par&eacute;:</p>
+
+<p>Il avait voulu lui annoncer lui-m&ecirc;me son mariage, il ne voulait pas
+qu'elle le s&ucirc;t par d'autres. Voil&agrave; pourquoi il &eacute;tait venu. Malgr&eacute; ses
+griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne
+voulait pas le rendre malheureux. Il &eacute;tait donc s&ucirc;r qu'elle resterait
+tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est
+qu'il avait appris comment elle avait interpell&eacute; et injuri&eacute; dans la rue
+la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu l&agrave;
+surtout une marque d'amour de la part de son ancienne ma&icirc;tresse! Il
+comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait
+pas,&mdash;jamais. Enfin, il l'engageait &agrave; vivre pour le mieux, &agrave; ne pas se
+fermer &agrave; toujours un avenir d'honn&ecirc;te femme. Belle comme elle &eacute;tait,
+elle pouvait choisir parmi de braves gar&ccedil;ons, et surtout &eacute;viter de se
+compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nomm&eacute;...
+ce Mart&eacute;gas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et
+pourtant, il la savait si coquette, si facile &agrave; entra&icirc;ner, si peu s&ucirc;re
+d'elle-m&ecirc;me?...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas que tu n'es pas tomb&eacute;e &agrave; celui-l&agrave;! un homme sur qui
+courent tant de mauvais bruits? R&eacute;ponds! mais r&eacute;ponds-moi donc!... tu
+ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux!</p>
+
+<p>Il la couvait d'un &oelig;il ardent.</p>
+
+<p>Elle, toutes ses mauvaises pens&eacute;es l'avaient reprise. Elle &eacute;coutait,
+t&ecirc;te basse, l'air farouche, les l&egrave;vres pinc&eacute;es, le sourcil fronc&eacute;,
+l'&oelig;il en feu,&mdash;plus belle encore de sa col&egrave;re qu'avec son air
+tranquille, virginal, de tout &agrave; l'heure,&mdash;belle d'une autre beaut&eacute;,
+celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait &agrave; elle, l&agrave;-bas, dans la
+solitude du d&eacute;sert, m&ecirc;me, surtout peut-&ecirc;tre, quand il embrassait
+l'enfant, la pauvre Zanette.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu tout dit? fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, si tu es venu pour &ccedil;a, tu aurais mieux fait de rester aupr&egrave;s
+d'elle. Tu parles comme un cur&eacute;! Il n'y a pas &agrave; dire tant de paroles.
+Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau
+sang-froid!... Moi je la d&eacute;teste, cette fille, entends-tu, et je suis
+capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je
+ne la d&eacute;testais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime,
+oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aper&ccedil;ois surtout
+depuis que tu m'as quitt&eacute;e.... Aux plaines de Meyran, le jour de la
+f&ecirc;te,&mdash;quand tu m'as insult&eacute;e,&mdash;quand tu m'as dit: &laquo;De toi, je m'en
+moque!&raquo; j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien
+dit, j'ai aval&eacute; &ccedil;a! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fiert&eacute;,
+mais, depuis, je pense &agrave; toi, rien qu'&agrave; toi, jamais ma pens&eacute;e ne t'a &eacute;t&eacute;
+si fid&egrave;le. Les hommes? ce Mart&eacute;gas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant
+qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltrait&eacute;e, ton
+Mart&eacute;gas, il m'a menac&eacute;e... j'ai vu le moment o&ugrave; il m'aurait battue!...
+Et pourquoi? Pour d&eacute;fendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future!
+entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;&mdash;je ne lui en veux m&ecirc;me
+pas, &agrave; lui, car c'est &agrave; cause de toi que j'ai &eacute;t&eacute; injuri&eacute;e et menac&eacute;e
+par lui, puisque c'est &agrave; cause de toi seul que j'ai parl&eacute; &agrave; cette fille.
+Oui, c'est &agrave; cause de toi, que j'ai souffert &ccedil;a!... Oh! Jean! comme tu
+as &eacute;t&eacute; m&eacute;chant! Et maintenant, voil&agrave; tout ce que tu viens me dire!
+d'&ecirc;tre tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte
+pas!</p>
+
+<p>Elle m&ecirc;lait le mensonge &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Et elle pleurait, sinc&egrave;re, oubliant
+m&ecirc;me ses propres torts, dans le d&eacute;sir pressant de le ressaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aim&eacute;e, je
+t'aime.</p>
+
+<p>Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la
+lui rendaient d&eacute;sirable en la lui montrant nouvelle, si &eacute;mue! plus
+vivante!</p>
+
+<p>Avec ses l&egrave;vres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la
+bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommen&ccedil;ait.</p>
+
+<p>L'amour qui le reprenait, &agrave; cette heure, c'&eacute;tait le mauvais amour,
+l'amour purement physique, l'amour &eacute;go&iuml;ste, le plus puissant parce qu'il
+est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours
+vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le d&eacute;vouement,
+il est d'ordre surnaturel, divin,&mdash;ou, si l'on veut, id&eacute;al. L'amour pur,
+unique, &eacute;ternel, c'est le d&eacute;sir, le songe cr&eacute;&eacute; par les c&oelig;urs, par les
+cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-m&ecirc;me. On s'y &eacute;l&egrave;ve, et
+l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche
+davantage, le bouvier peut-&ecirc;tre, le c&oelig;ur simple, celui qui suit le
+mieux le na&iuml;f conseil des vieilles bonnes m&egrave;res,&mdash;ces mod&egrave;les r&eacute;els
+d'apr&egrave;s lesquels se r&egrave;glent tous les r&ecirc;ves d'affection v&eacute;ritable.</p>
+
+<p>Le gardian ne se connaissait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleure pas, je t'aime!</p>
+
+<p>Les larmes lui allaient si bien qu'il &eacute;tait ravi de la voir pleurer!
+Loin d'&eacute;prouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait
+souffrir pour jouir de la beaut&eacute; particuli&egrave;re que lui donnait ce genre
+d'&eacute;motion.</p>
+
+<p>Chacun d'eux n'aimait que soi.</p>
+
+<p>Rosseline cria:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, laisse-la! ne l'&eacute;pouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne
+veux pas!</p>
+
+<p>Il eut peur de lui, vit sa l&acirc;chet&eacute;, eut honte; il crut entendre sa m&egrave;re
+lui dire: &laquo;Tu as jur&eacute;!&raquo; il crut la voir lever au ciel ses mains
+amaigries, en lui r&eacute;p&eacute;tant: &laquo;Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que
+t'a fait cette enfant, pour la tromper l&acirc;chement?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'&eacute;pouse pas! r&eacute;p&eacute;tait Rosseline.</p>
+
+<p>&mdash;Pas &ccedil;a! dit-il lentement. &Ccedil;a, non, je ne peux pas! mais tout le reste,
+oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et apr&egrave;s mon
+mariage, tout ce que tu voudras... tout!</p>
+
+<p>Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras d&eacute;tendu,
+furieux:</p>
+
+<p>&mdash;Compte l&agrave;-dessus, menteur! La voil&agrave;, ton honn&ecirc;tet&eacute;! Et &ccedil;a parle des
+autres! &ccedil;a m&eacute;prise Mart&eacute;gas! &ccedil;a me m&eacute;prise, moi! Ah! je ne suis qu'une
+fille,&mdash;mais je n'en veux pas, de toi, &agrave; ce prix!... Sors d'ici,
+menteur! sors d'ici!</p>
+
+<p>&mdash;Rosseline!</p>
+
+<p>Il restait l&agrave;, l'air b&ecirc;te, les bras ballants, comme encha&icirc;n&eacute; d'une
+invisible cha&icirc;ne incassable.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, promets que tu ne l'&eacute;pouseras pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pas &ccedil;a! non pas &ccedil;a! &Ccedil;a, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de
+malheurs &agrave; la fois! je ne peux pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, prends garde &agrave; toi!</p>
+
+<p>&mdash;Que feras-tu donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse.
+Tu r&eacute;fl&eacute;chiras, tu ob&eacute;iras ou sinon....</p>
+
+<p>&mdash;Sinon?</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde! je ne r&eacute;ponds plus de moi.... Promets-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>Rosseline &eacute;tait hors d'elle. Orgueil humili&eacute;, passion dup&eacute;e, jalousie
+bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande
+haine qui lui venait pour celui qui &eacute;tait l&agrave;! Elle l'aimait &agrave; condition
+seulement qu'il serv&icirc;t ses instincts, qu'il lui f&ucirc;t asservi, ob&eacute;issant,
+assimil&eacute;.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait
+passivement ses instincts.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait, &agrave; ce moment-l&agrave;, hideuse. Son visage d&eacute;mont&eacute; n'&eacute;tait plus
+qu'une face convulsive, aux plis tourment&eacute;s, bouche tordue, l'&oelig;il
+d&eacute;mesur&eacute;ment ouvert, lan&ccedil;ant la col&egrave;re....</p>
+
+<p>Il fit mine de la saisir.</p>
+
+<p>Elle prit ses ciseaux, serr&eacute;s &agrave; plein poing:</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en! je te tuerais!</p>
+
+<p>Elle se vengeait des violences de Mart&eacute;gas. Et puis elle se plaisait &agrave;
+le provoquer, lui, Jean.</p>
+
+<p>Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un
+l&acirc;che! Il la faisait battre par d'autres!</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle.</p>
+
+<p>Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges
+se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de
+son mariage, il fallait &eacute;viter le bruit. Il prit un ton de pri&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Rosseline....</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? dit-il, se redressant &agrave; la fin dans sa force d'homme
+ressaisie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... nous verrons!</p>
+
+<p>Elle hocha la t&ecirc;te d'un air de d&eacute;fi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il.</p>
+
+<p>Il leva les mains. Elle fut contente.</p>
+
+<p>&mdash;Frappe! mais frappe donc! dit-elle.</p>
+
+<p>Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa
+retomber, et reprit froidement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu menaces? tant mieux. Cela me d&eacute;cide &agrave; faire mon devoir. J'avais
+promis &agrave; ma m&egrave;re de ne plus te parler: j'ai manqu&eacute; &agrave; ma promesse
+aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus d&eacute;cid&eacute; que
+jamais &agrave; ne plus m&ecirc;me te regarder!... jamais!... jamais!... jamais!</p>
+
+<p>Il sortit. Une heure apr&egrave;s, Mart&eacute;gas entrait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai chang&eacute; d'id&eacute;e. Arrange-toi
+seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, emp&ecirc;che-le,
+par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes
+f&ecirc;tes des Ar&egrave;nes, de lui offrir, &agrave; elle, des cocardes et des
+honneurs,&mdash;et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais
+Zanette... je te le donnerai, tu entends?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant,
+donne-moi &agrave; boire.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'heure de l'absinthe. Des clients entraient....</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXV" id="XXV"></a><a href="#table">XXV</a></h2>
+
+<h3>L'ABRIVADE.</h3>
+
+
+<p>L'abrivade, c'est, &agrave; l'arriv&eacute;e des taureaux en Arles,&mdash;lorsque, &agrave; la
+veille d'une course aux Ar&egrave;nes on les y am&egrave;ne en libert&eacute; sous la
+surveillance des gardians &agrave; cheval,&mdash;c'est le jeu populaire qui consiste
+&agrave; les attendre, &agrave; les provoquer, &agrave; en faire &eacute;chapper un ou plusieurs &agrave;
+travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des
+rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur &agrave; affronter le
+fauve &eacute;vad&eacute;, s'abritent comme ils peuvent, o&ugrave; ils peuvent. C'est grande
+joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux
+jeunes hommes de vingt-cinq.</p>
+
+<p>Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la b&ecirc;te irrit&eacute;e,
+les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des
+boutiques! Les taureaux, t&ecirc;te basse, rendront visite aux joailliers,
+chargeront les t&ecirc;tes de cire des vitrines du barbier, feront des
+milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de
+fa&iuml;ence.... Les tables des caf&eacute;s danseront des sarabandes. Il arrive
+parfois que les d&eacute;g&acirc;ts sont consid&eacute;rables. Et tout le monde en Arles
+n'aime pas l'abrivade.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des
+portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on
+l'assaille, tournant &agrave; chaque minute sur lui-m&ecirc;me pour faire face &agrave;
+quelque nouvel ennemi,&mdash;le pied martyris&eacute; par le pavage en galets
+pointus, lui, habitu&eacute; aux terrains mar&eacute;cageux,&mdash;bient&ocirc;t perd la t&ecirc;te, se
+lasse, s'attriste.... Un moment vient o&ugrave;, s'il &eacute;tait dans le cirque, il
+serait hu&eacute; par la foule, et o&ugrave; le donda&iuml;re, le b&oelig;uf &agrave; sonnaille,
+viendrait le chercher pour le ramener aux &eacute;tables, au repos.... Ici,
+dans la rue, il demeure inexorablement livr&eacute; sans d&eacute;fense aux excit&eacute;s,
+aux maladroits qui essaient leur agilit&eacute;, &agrave; la taquinerie fuyarde des
+moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par
+la queue, on s'attelera &agrave; cette masse lourde, pantelante et
+mis&eacute;rable.... Elle est tra&icirc;n&eacute;e dans le ruisseau, bafou&eacute;e, frapp&eacute;e &agrave;
+coups de pierre, &agrave; coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais
+d'apparence noble, qui met face &agrave; face un homme courageux et une b&ecirc;te
+arm&eacute;e de tous ses moyens naturels,&mdash;d&eacute;g&eacute;n&egrave;re ici en vilenie....</p>
+
+<p>M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines s&eacute;v&egrave;res pour
+les forcen&eacute;s de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour
+les arr&ecirc;ter, avait &eacute;t&eacute; d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une
+forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au
+toril. Et l'entrepreneur de son c&ocirc;t&eacute; avait annonc&eacute; aux gardians-conducteurs
+qu'il surveillerait l'arriv&eacute;e lui-m&ecirc;me et que le gardian coupable de
+n&eacute;gligence serait mis &agrave; l'amende&mdash;ou ne serait pas pay&eacute;. Ces mesures
+n'avaient pas d&eacute;courag&eacute; les amateurs, au contraire. Ils mirent,
+moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs int&eacute;r&ecirc;ts.
+Mart&eacute;gas devint leur complice.</p>
+
+<p>Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employ&eacute;, d'emp&ecirc;cher l'abrivade,
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il
+y avait &agrave; cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur &eacute;tait
+destin&eacute; ne pouvait les recevoir, &eacute;tant habit&eacute; par d'autres b&ecirc;tes qui
+avaient servi aux jeux pr&eacute;c&eacute;dents et qui, pour des motifs quelconques,
+ne pouvaient &ecirc;tre d&eacute;log&eacute;es que la veille des courses. Or, il fallait que
+les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arriv&eacute;e
+de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.</p>
+
+<p>Une grande foule, o&ugrave; se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants,
+m&ecirc;me quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, &agrave; l'endroit o&ugrave;
+elle aboutit au Rh&ocirc;ne.</p>
+
+<p>La lice, large boulevard plant&eacute; de grands arbres, longe un des c&ocirc;t&eacute;s de
+la ville. Beaucoup des &eacute;troites rues d'Arles tombent perpendiculairement
+sur ce boulevard. L'entr&eacute;e de toutes ces rues &eacute;tait barricad&eacute;e au moyen
+de charrettes renvers&eacute;es.</p>
+
+<p>Le pont de Trinquetaille, par o&ugrave; arrivent les taureaux, une fois
+travers&eacute;, la manade suit un instant le Rh&ocirc;ne, puis tourne &agrave; gauche, pour
+remonter la lice.... Arriv&eacute;s l&agrave;, en face d'une foule &eacute;parpill&eacute;e mais
+nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en
+ligne, les gardians, &agrave; cheval, pique au poing, comme des officiers sur
+les flancs d'un escadron, lanc&egrave;rent la manade au galop.</p>
+
+<p>...La foule, dispers&eacute;e d&eacute;j&agrave;, s'&eacute;parpille encore. Chacun court derri&egrave;re
+un arbre. Un arbrisseau nouvellement plant&eacute; suffit &agrave; faire un abri. Abri
+inqui&eacute;tant derri&egrave;re lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes,
+aux c&ocirc;t&eacute;s desquels passe, en ronflant, le torrent tr&eacute;pidant des b&ecirc;tes.
+Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que
+les plus hardis leur pr&eacute;sentent &agrave; bout de bras. Et sur les c&ocirc;t&eacute;s du
+troupeau, les amateurs d&eacute;termin&eacute;s s'acharnent &agrave; attirer contre eux, en
+agitant quelque lambeau d'&eacute;toffe rouge, le taureau qu'ils veulent
+entra&icirc;ner &agrave; travers la ville, car le charriot qui, tout &agrave; l'heure,
+barrait l'ouverture de la rue voisine, a &eacute;t&eacute; repouss&eacute; bien loin. La
+ville est ouverte!...</p>
+
+<p>&mdash;Li bioo&ugrave;! li bioo&ugrave;!...</p>
+
+<p>Un hurlement suit la galopade noire.</p>
+
+<p>&mdash;Les taureaux! les taureaux! Zou! &agrave; celui-l&agrave;! Zou! &agrave; celui-ci! Li
+bioo&ugrave;! li bioo&ugrave;! Zou! zou!</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas &eacute;tait en t&ecirc;te, Pastorel en queue du troupeau.</p>
+
+<p>&mdash;Zou! zou! &agrave; celui-ci!</p>
+
+<p>Et sous la pique m&ecirc;me de Mart&eacute;gas qui laissa faire, on d&eacute;tourna un
+taureau....</p>
+
+<p>La manade pi&eacute;tinante et ronflante &eacute;tait d&eacute;j&agrave; loin, soulevant partout sur
+son passage les m&ecirc;mes cris, les m&ecirc;mes terreurs, les m&ecirc;mes joies, les
+m&ecirc;mes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;&mdash;et
+derri&egrave;re elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux
+gardians.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas n'avait pas vu Pastorel qui venait derri&egrave;re lui. Pastorel ne
+montait pas Sultan, mais un cheval dress&eacute; &agrave; courir les taureaux.</p>
+
+<p>Le taureau &eacute;tait tout pr&egrave;s de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour
+l'y faire entrer. D&eacute;j&agrave; la rue, jusqu'au fond, s'&eacute;pouvantait; les
+boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux
+fen&ecirc;tres.... L'alarme &eacute;tait donn&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mart&eacute;gas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il
+entre dans la ville!</p>
+
+<p>&mdash;Je l'emp&ecirc;che de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Mart&eacute;gas,
+je n'ai pas promis autre chose. D&eacute;brouillez-vous maintenant.</p>
+
+<p>Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer &agrave; l'entr&eacute;e de la rue, la
+lance haute.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Mart&eacute;gas, ramenons-le o&ugrave; il faut, dit-il d'un ton gouailleur.
+Attention, vous autres!</p>
+
+<p>Il chargea le taureau qui, piqu&eacute; au front, recula, puis bondissant au
+milieu de la lice, prit le galop vers le Rh&ocirc;ne....</p>
+
+<p>&mdash;Il pr&eacute;f&egrave;re la Camargue aux Ar&egrave;nes, dit quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Zou, &agrave; lui, donc, Mart&eacute;gas! cria Pastorel.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, camp&eacute; sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne
+bougea pas.</p>
+
+<p>Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours
+courant, allongeant cou et t&ecirc;te, le mordit brusquement &agrave; la croupe,
+puis, aussit&ocirc;t, fit un &eacute;norme bond de c&ocirc;t&eacute;... &eacute;chappant ainsi au taureau
+qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut
+alors derri&egrave;re lui, l'excitant &agrave; fuir dans la direction des Ar&egrave;nes.</p>
+
+<p>Quand il passa pr&egrave;s de Mart&eacute;gas qui, entour&eacute; de curieux, bavardait avec
+eux:</p>
+
+<p>&mdash;Aux Ar&egrave;nes, donc, grand l&acirc;che! fais ton devoir! lui cria-t-il.</p>
+
+<p>Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Mart&eacute;gas qui partit &agrave;
+fond de train malgr&eacute; les efforts de son cavalier. Mart&eacute;gas put entendre
+derri&egrave;re lui les rires et les moqueries de tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me la paieras, celle-l&agrave;! hurlait-il, en suivant malgr&eacute; lui Pastorel
+et le taureau.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, sa lance en arr&ecirc;t, essaya d'en piquer Pastorel au flanc.
+Heureusement ils couraient dans le m&ecirc;me sens. Pastorel sentit le fer du
+trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un &eacute;cart
+&agrave; sa monture et, fondant sur le cheval de Mart&eacute;gas, il le piqua de
+nouveau &agrave; la croupe, si rudement, que l'animal effar&eacute;, en trois bonds
+d&eacute;sordonn&eacute;s, jeta son cavalier dans la poussi&egrave;re, au milieu des rires,
+des quolibets des assistants.</p>
+
+<p>Et Mart&eacute;gas entendit ce cri de Pastorel:</p>
+
+<p>&mdash;Et de deux, mon homme!</p>
+
+<p>Il comprit. C'&eacute;tait une allusion &agrave; la chute qu'il avait faite en
+poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout racont&eacute;!... La rage de
+Mart&eacute;gas fut terrible.</p>
+
+<p>&mdash;Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai!</p>
+
+<p>&mdash;Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit &agrave; l'improviste le
+brigadier, qui l'aida &agrave; se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout
+vu, de loin.</p>
+
+<p>Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Ar&egrave;nes antiques.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXVI" id="XXVI"></a><a href="#table">XXVI</a></h2>
+
+<h3>AUX AR&Egrave;NES.</h3>
+
+
+<p>Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles,
+apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'&eacute;glise Saint-Trophime
+et les Ar&egrave;nes. Deux &eacute;poques, moyen &acirc;ge et antiquit&eacute;, sont l&agrave;
+repr&eacute;sent&eacute;es dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'&eacute;glise,
+l'autre par le cirque.</p>
+
+<p>Si le Parth&eacute;non exprime l'&acirc;me de l'Attique, il n'est pas vrai de dire
+qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'&acirc;me de la Rome pa&iuml;enne.</p>
+
+<p>Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument
+de la Force.</p>
+
+<p>L'&eacute;glise est d&eacute;di&eacute;e &agrave; la charit&eacute;, &agrave; l'amour; le cirque &agrave; la f&eacute;rocit&eacute;.</p>
+
+<p>L'&eacute;glise s'&eacute;l&egrave;ve en murs brod&eacute;s, fragiles, en colonnettes &eacute;lanc&eacute;es comme
+une aspiration des &acirc;mes; elle monte prendre un peu de ciel dans la
+dentelle de ses clochers ajour&eacute;s; le cirque &eacute;tale, &eacute;crase, aplatit sa
+rampante ellipse aux gradins massifs, comme un v&oelig;u bestial de
+s'attacher, pour jamais accroupi, &agrave; la terre conquise.</p>
+
+<p>Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps o&ugrave; la Force impitoyable
+s'entretenait sans cesse elle-m&ecirc;me de sa joie &agrave; tuer, &agrave; dominer, par la
+guerre et la mort, l'univers physique.</p>
+
+<p>Magnifiques, les ar&egrave;nes d'Arles, ellipse &eacute;norme, formidable, couronne
+faite de portiques superpos&eacute;s, noircis par les si&egrave;cles, et pr&egrave;s desquels
+les pauvres maisons arl&eacute;siennes, annuellement blanchies &agrave; la chaux,
+semblent des joujous d'enfant.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave;, un peuple grouillait autour des ar&egrave;nes, un peuple les
+emplissait.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la premi&egrave;re
+course de taureaux qui y fut donn&eacute;e, devant une foule de vingt mille
+spectateurs, en 1830, &agrave; l'occasion de la prise d'Alger.</p>
+
+<p>Il faut songer que les gradins des ar&egrave;nes d'Arles offraient, avant
+d'&ecirc;tre des ruines, un d&eacute;veloppement de plus de 12000 m&egrave;tres; ils
+pouvaient alors recevoir jusqu'&agrave; vingt-six mille spectateurs.</p>
+
+<p>En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans
+&agrave; faire d&eacute;molir les 212 maisons et la chapelle qui avaient &eacute;t&eacute; peu &agrave; peu
+construites, &agrave; l'int&eacute;rieur des ar&egrave;nes, aux &eacute;poques o&ugrave; les habitants s'y
+r&eacute;fugiaient comme dans une forteresse.</p>
+
+<p>L'antique amphith&eacute;&acirc;tre, &agrave; ciel ouvert, le plus vaste que les Romains
+aient construit dans les Gaules, &eacute;tait donc ce jour-l&agrave; plein jusqu'aux
+bords. Ou e&ucirc;t dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle
+s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.</p>
+
+<p>Le fond &eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s libre; c'&eacute;tait l'ar&egrave;ne que traversaient des
+gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce crat&egrave;re
+gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu,
+et que coupait par moiti&eacute; une grande ombre oblique, montait un
+bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait,
+et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en
+une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en
+une &eacute;toffe uniforme. &Ccedil;&agrave; et l&agrave; un fil rompu h&eacute;risse la trame; un appel,
+un cri strident se d&eacute;tachaient de la rumeur. C'&eacute;tait encore comme un
+bourdonnement de cuve bouillonnante.</p>
+
+<p>Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'&eacute;taient assis du c&ocirc;t&eacute; de
+l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-m&ecirc;me, en tombant du fa&icirc;te,
+de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie
+de l'ar&egrave;ne, s'y d&eacute;coupait en bleu&acirc;tre sur la blancheur &eacute;clatante de la
+poussi&egrave;re, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue
+impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui
+tout &agrave; l'heure elle devait monter.</p>
+
+<p>Sur les gradins expos&eacute;s au plein soleil, on voyait, dans la foule, des
+vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, us&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave;,
+effrit&eacute;es, cass&eacute;es aux angles par les si&egrave;cles. Et sur ces &eacute;tagements
+d'&eacute;normes blocs de pierre, le soleil &eacute;clatant pleuvait, coulait,
+bondissait de marche en marche, ruisselait en &eacute;tincelantes cascades....</p>
+
+<p>De tous c&ocirc;t&eacute;s, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables
+paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on e&ucirc;t entendu:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! &ccedil;a tombe!&mdash;Il pleut du feu, h&eacute;?&mdash;Quel monstre de soleil!&mdash;Un
+four v&eacute;ritable!&mdash;La pierre bout.&mdash;Mon &eacute;chine est une goutti&egrave;re.&mdash;De ce
+chaud, mon homme!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme un enfer joyeux.</p>
+
+<p>Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune,
+bariol&eacute;es, teintaient les visages de leurs ombres transparentes,
+papillotaient, l&eacute;g&egrave;res, sur le papillotage des couleurs claires des
+v&ecirc;tements.</p>
+
+<p>Des milliers et des milliers d'&eacute;ventails, dans des milliers et des
+milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant
+alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourment&eacute;es
+d'une for&ecirc;t de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans
+cesse, sans r&eacute;pit, toujours. Ce perp&eacute;tuel bruissement de mouvements
+menus et innombrables donnait une sorte de vertige.</p>
+
+<p>L&agrave;-haut, sur le couronnement in&eacute;gal de la ruine immense, se d&eacute;tachaient
+durement quelques silhouettes de curieux qui, forc&eacute;s de subir le soleil,
+voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de
+l'ar&egrave;ne et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intol&eacute;rable
+chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits
+&eacute;tincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils
+apercevaient l&agrave;-bas les plaines, les Alpilles, le Rh&ocirc;ne, les cailloux de
+Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumi&egrave;re poudreuse, qui
+vibrait partout, jusqu'&agrave; l'horizon infini....</p>
+
+<p>Rosseline avait trouv&eacute; place du c&ocirc;t&eacute; de l'ombre. Zanette aussi, avec son
+p&egrave;re. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans
+la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, s&eacute;par&eacute;es qu'elles &eacute;taient par
+une tribune officielle, &eacute;chafaudage de bois, d&eacute;cor&eacute; de tapis et
+d'oriflammes, &eacute;lev&eacute; au beau milieu des gradins de pierre.</p>
+
+<p>Cependant la foule commen&ccedil;ait &agrave; s'impatienter. Qu'attendait-on, pour
+l&acirc;cher le premier taureau? Des spectateurs, fatigu&eacute;s du soleil,
+quittaient leur place, erraient sous les hautes vo&ucirc;tes, dans les
+couloirs circulaires, travers&eacute;s d'un peu d'air, dans le labyrinthe
+ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des
+gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix,
+demandant: &laquo;Les taureaux! les taureaux!&raquo;</p>
+
+<p>Beaucoup descendaient dans l'ar&egrave;ne, la traversaient, s'y arr&ecirc;taient,
+contents d'&ecirc;tre sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'&ecirc;tre,
+eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les
+barri&egrave;res s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fid&egrave;le complice
+de Mart&eacute;gas, qui en avait la surveillance.... Un taureau &eacute;tait entr&eacute;
+dans l'ar&egrave;ne, ahuri, allant &ccedil;&agrave; et l&agrave;, au hasard, &eacute;tonn&eacute; de voir fuir
+devant lui tant de gens &agrave; la fois, ne sachant &agrave; qui courir, quittant
+l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'&agrave; ce que tous eussent
+franchi plus ou moins adroitement la haute cl&ocirc;ture de planches qui
+s'inscrit dans l'antique muraille de pierre....</p>
+
+<p>Un amateur se pr&eacute;senta. Le taureau courut &agrave; lui mollement. L'amateur &agrave;
+son tour courut sur le taureau qui se mit &agrave; fuir. Un rire hom&eacute;rique, le
+rire inou&iuml; de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Ar&egrave;nes
+vers le ciel....</p>
+
+<p>&mdash;Un autre! Zou! Un autre!</p>
+
+<p>Le donda&iuml;re, le b&oelig;uf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou.
+Le taureau le suivit avec un bond de ga&icirc;t&eacute;, une joie si preste qu'elle
+fut r&eacute;jouissante.... Ce taureau-l&agrave; emportait du cirque, o&ugrave; il venait
+d'entrer pour la premi&egrave;re fois, l'impression d'un r&ecirc;ve &agrave; coup s&ucirc;r
+nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces
+milliers d'hommes superpos&eacute;s, &eacute;tag&eacute;s en cercle. Non, non, jamais il
+n'avait r&ecirc;v&eacute; cela dans la plate Camargue, aux horizons droits,
+prolong&eacute;s &agrave; l'infini par la mer....</p>
+
+<p>Un, deux, trois autres taureaux ne se montr&egrave;rent ni plus vaillants ni
+moins &eacute;tonn&eacute;s. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers
+ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des b&ecirc;tes pareilles.
+Quelques-uns allaient dans l'ar&egrave;ne promener leur parasol et leur complet
+de coutil gris. On en voyait qui aga&ccedil;aient le taureau inoffensif avec
+leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique,
+pendant que d'autres cherchaient &agrave; saisir au vol la queue fouettante du
+pauvre animal. Tout de m&ecirc;me il se f&acirc;chait un peu, faisait des trous dans
+la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait &agrave; tourner la t&ecirc;te
+de-ci, de-l&agrave;, regardant tout sans arriver &agrave; prendre un parti.</p>
+
+<p>Des touristes parisiens disaient avec m&eacute;pris: &laquo;C'est &ccedil;a, leurs courses?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Attendez la course espagnole.... On mettra &agrave; mort plusieurs taureaux.
+Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-&ecirc;tre crever un homme,
+au moins un cheval en tous cas!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure!</p>
+
+<p>Un cinqui&egrave;me taureau entra tout &agrave; coup d'une si furieuse allure qu'un
+grand murmure de satisfaction s'&eacute;leva partout. On e&ucirc;t dit qu'un souffle
+du d&eacute;sert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de col&egrave;re et de
+libert&eacute;....</p>
+
+<p>Un promeneur, attard&eacute; dans l'ar&egrave;ne, fut effleur&eacute; par les cornes au
+moment o&ugrave; il franchissait la barri&egrave;re. On n'eut que le temps de saisir
+ses mains, crisp&eacute;es au fa&icirc;te de la palissade de bois, et de
+l'enlever....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah!&mdash;Enfin!&mdash;Un vrai, celui-l&agrave;!...&mdash;A qui le tour?</p>
+
+<p>L'ar&egrave;ne &eacute;tait vide.</p>
+
+<p>L'ami de Mart&eacute;gas, Cabrol, charg&eacute; d'ouvrir la barri&egrave;re, avait lanc&eacute;
+d'abord, par ordre, des b&ecirc;tes molles, incertaines, afin d'obtenir un
+brusque contraste, lorsqu'il l&acirc;cherait un taureau vaillant. M&ecirc;me les
+jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en
+sc&egrave;ne.</p>
+
+<p>Maintenant, la sc&egrave;ne d&eacute;barrass&eacute;e des mauvais plaisants appartenait tout
+enti&egrave;re &agrave; un acteur qui n'avait pas accept&eacute; de r&ocirc;le appris. Il
+connaissait le cirque, ce taureau-l&agrave;; il y avait &eacute;t&eacute; piqu&eacute; plus d'une
+fois par des banderilles enflamm&eacute;es; il savait quelle malice froide
+assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, prot&eacute;g&eacute;e par des
+barri&egrave;res infranchissables, s'appr&ecirc;taient &agrave; jouir de ses impatiences, de
+ses rages, de l'inutilit&eacute; de ses armes....</p>
+
+<p>Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la t&ecirc;te dans le
+soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'ar&egrave;ne, il
+regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces
+hommes assembl&eacute;s, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se
+fouettait la croupe de sa queue s&egrave;che, ouvrant et fermant ses naseaux
+pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de libert&eacute;
+qu'apporterait le vent du Rh&ocirc;ne ou la brise de mer....</p>
+
+<p>Rien ne venait!... Il &eacute;tait captif, le petit taureau noir, le fils des
+vastes d&eacute;serts, seul au fond de ce puits immense, &agrave; parois vivantes,
+d'o&ugrave; tombaient sur lui des hu&eacute;es, des cris, d'impatients d&eacute;sirs de mort
+m&ecirc;me, car beaucoup appelaient de leurs v&oelig;ux la course espagnole, la
+&laquo;vraie course&raquo;, celle o&ugrave; toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle o&ugrave;
+le spectateur tue, par le consentement du c&oelig;ur, et jouit en s&eacute;curit&eacute;
+des souffrances d'un &ecirc;tre moribond, homme ou b&ecirc;te... sous le noble
+pr&eacute;texte d'admirer le courage d'autrui.</p>
+
+<p>Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense ar&egrave;ne blanche, le petit
+taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilis&eacute;s,
+attendait sa destin&eacute;e, fi&egrave;rement, t&ecirc;te haute; il redressait ses cornes
+affil&eacute;es, toutes pr&ecirc;tes...&mdash;&laquo;Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils
+vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau
+inventeront-ils? Je les redoute, mais je les m&eacute;prise; je saurai
+souffrir, mais qu'ils se gardent!&raquo; Et il d&eacute;fiait.</p>
+
+<p>Un homme se pr&eacute;senta, marcha droit &agrave; lui, se fit poursuivre, et tout &agrave;
+coup se jetant de c&ocirc;t&eacute;, au moment o&ugrave; le taureau passa pr&egrave;s de lui, il
+&eacute;tendit le bras, porta sa main sur le front mena&ccedil;ant.... L'animal avait
+au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait
+manqu&eacute; son coup.</p>
+
+<p>Six ou sept fois il recommen&ccedil;a sans succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Alors une hu&eacute;e s'&eacute;leva; on se moquait de l'homme.</p>
+
+<p>Excit&eacute;, il recommen&ccedil;a encore, tr&eacute;bucha, tomba, se releva et se mit &agrave;
+fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint &agrave; le frapper &agrave; la cuisse....
+L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru
+l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'ar&egrave;ne
+attira l'attention du fauve et sauva le bless&eacute;. Le taureau fondit sur
+son nouvel adversaire. C'&eacute;tait Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit &agrave;
+Zanette: &laquo;La premi&egrave;re cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer
+l'autre...&raquo;</p>
+
+<p>Mais il avait compt&eacute; sans Mart&eacute;gas qui se m&eacute;nageait, attendant ce moment
+pr&eacute;vu pour entrer en lice. Mart&eacute;gas sauta dans l'ar&egrave;ne et, aussit&ocirc;t,
+regarda du c&ocirc;t&eacute; de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne
+parvint pas &agrave; la voir, bien qu'il l'e&ucirc;t plac&eacute;e lui-m&ecirc;me.... Il ne la vit
+pas, mais il se savait regard&eacute;.</p>
+
+<p>Pour lui, le prix de la lutte, c'&eacute;tait Rosseline.</p>
+
+<p>Les deux hommes &eacute;taient en bras de chemise, avec une ta&iuml;ole bleue
+autour des reins.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber &agrave; terre
+son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de
+ramasser.</p>
+
+<p>Son id&eacute;e &eacute;tait d'appeler l'attention du taureau au moment d&eacute;cisif o&ugrave;
+Pastorel se croirait pr&egrave;s de saisir la cocarde. Juste &agrave; ce moment-l&agrave;, en
+effet, le taureau, sollicit&eacute; par le rouge, tourna la t&ecirc;te vers Mart&eacute;gas,
+et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Mart&eacute;gas et comprenant
+aussit&ocirc;t sa man&oelig;uvre et ses intentions. Il courut &agrave; lui, irrit&eacute;. Les
+deux hommes, face &agrave; face, visiblement se disputaient. Le taureau les
+chargea &agrave; fond de train.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit m&ecirc;me,
+sans parvenir &agrave; l'arracher.... Il la toucha au moment o&ugrave; le taureau
+baissait la t&ecirc;te, mais Pastorel avait vivement pos&eacute; le pied sur cette
+t&ecirc;te, entre les cornes, et, lanc&eacute; en l'air par la d&eacute;tente de la
+puissante encolure, il retombait l&eacute;g&egrave;rement derri&egrave;re l'animal.</p>
+
+<p>Une acclamation salua sa force et sa gr&acirc;ce. Zanette &eacute;tait p&acirc;le et fi&egrave;re,
+toute contente, Rosseline p&acirc;le et humili&eacute;e, envieuse et jalouse.</p>
+
+<p>Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les
+&eacute;ventails &eacute;taient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte
+de bruissement continu, r&eacute;gulier, tout le silence possible dans un lieu
+o&ugrave; respiraient vingt mille poitrines.</p>
+
+<p>Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalit&eacute;
+entre les deux hommes et qu'ils cherchaient &agrave; se nuire l'un &agrave; l'autre.
+Pour tout le monde l'int&eacute;r&ecirc;t du spectacle &eacute;tait puissant; il &eacute;tait plus
+saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.</p>
+
+<p>Le pesant Mart&eacute;gas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en
+prenant la cocarde; il ne devait pas chercher &agrave; imiter la l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de
+Pastorel....</p>
+
+<p>Il courut au taureau.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement &agrave; Pastorel,
+je l'ai promise &agrave; Rosseline, &agrave; Rosseline, entends-tu!</p>
+
+<p>Le peuple assembl&eacute; ne se doutait gu&egrave;re des paroles qu'&eacute;changeaient les
+deux rivaux.</p>
+
+<p>&mdash;B&ecirc;te brute! dit Pastorel, haussant les &eacute;paules.</p>
+
+<p>Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'&eacute;cart&egrave;rent en
+m&ecirc;me temps chacun d'un c&ocirc;t&eacute;. Tous deux avaient &eacute;tendu le bras.... Les
+doigts de Pastorel touch&egrave;rent la cocarde... mais au moment o&ugrave; ils
+allaient la saisir, ils furent repouss&eacute;s violemment par la main de
+Mart&eacute;gas.</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde &agrave; toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Mart&eacute;gas. Tu
+y laisseras quelque chose!</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, r&eacute;pliqua l'autre.</p>
+
+<p>Le taureau, distrait l&agrave;-bas, au bout de l'ar&egrave;ne, par des gens qui, &agrave;
+l'abri de la barri&egrave;re, le provoquaient de la voix et du geste, ne
+pouvait tarder &agrave; revenir sur les deux rivaux.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, &agrave; ce moment, vit luire son couteau &agrave; terre, juste &agrave; ses pieds.
+Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de
+s'en servir pour couper la cordelette qui, attach&eacute;e d'une corne &agrave;
+l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la
+cocarde d&eacute;sir&eacute;e.... Quand il avait touch&eacute; la cocarde, tout &agrave; l'heure, il
+avait tir&eacute; sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il esp&eacute;rait la
+trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu &agrave; plein
+poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'&agrave; se
+forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs
+doigts recourb&eacute;s. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de
+se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par
+la cordelette m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Pastorel crut &agrave; une menace.</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indign&eacute;.</p>
+
+<p>Il se pr&eacute;cipita sur Mart&eacute;gas, et avant que celui-ci se f&ucirc;t reconnu, il
+l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait
+attir&eacute; violemment &agrave; lui, et d'un coup d'&eacute;paule, il l'envoya rouler au
+milieu de l'ar&egrave;ne.</p>
+
+<p>La foule palpitait. Beaucoup &eacute;taient debout, mais une curiosit&eacute;
+haletante fixait chacun &agrave; sa place. Certes, ce spectacle en valait un
+autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux.</p>
+
+<p>Zanette debout, p&acirc;le, &eacute;tait pr&egrave;s de d&eacute;faillir. Rosseline se jurait que
+Pastorel ne serait qu'&agrave; elle,&mdash;ou sinon... malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, quoi? disait &agrave; sa fille ma&icirc;tre Augias, aie pas peur, il a
+bien fait! Regarde, il est s&ucirc;r de lui.</p>
+
+<p>A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le
+taureau revenait &agrave; la charge et courut d'abord &agrave; Mart&eacute;gas, qui s'&eacute;tait
+relev&eacute;. Mais Pastorel &eacute;tait bien d&eacute;cid&eacute; &agrave; ne pas lui laisser l'honneur
+de prendre la cocarde. Dans son c&oelig;ur, il voulait, &agrave; ce moment, en finir
+avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait &agrave; Zanette. Il l'arracha en
+effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et &agrave; peine la
+b&ecirc;te furieuse s'&eacute;tait-elle &eacute;loign&eacute;e, qu'on vit Pastorel couch&eacute; contre
+terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait
+pas voir, c'&eacute;tait, dans ses doigts crisp&eacute;s, le pauvre petit troph&eacute;e de
+l'amoureux, la cocarde destin&eacute;e &agrave; Zanette qui, l&agrave;-haut, &eacute;perdue, avec un
+grand cri, s'&eacute;vanouissait.</p>
+
+<p>Beaucoup crurent que le taureau avait bless&eacute; le hardi lutteur.
+Quelques-uns, et parmi ceux-l&agrave; le brigadier de gendarmerie, avaient vu
+Mart&eacute;gas, frapper par derri&egrave;re, d'un coup de couteau, son rival
+victorieux.</p>
+
+<p>Zanette, la petite chr&eacute;tienne, s'&eacute;tait &eacute;vanouie, d'horreur et de
+compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour.</p>
+
+<p>La pa&iuml;enne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris
+et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-m&ecirc;me, elle
+regardait, effar&eacute;e, heureuse, confus&eacute;ment et diaboliquement heureuse, de
+sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule,
+en cette minute, faisait palpiter ces milliers de c&oelig;urs suspendus au
+drame incompr&eacute;hensible pour eux.</p>
+
+<p>Ceux qui avaient compris demeur&egrave;rent saisis, dans le premier moment,
+d'une sc&egrave;ne qui d'ailleurs se d&eacute;roula rapidement.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, qui avait frapp&eacute; dans un vertige, dans un entra&icirc;nement de
+folie furieuse, revint tout de suite &agrave; lui-m&ecirc;me; il vit, dans un
+&eacute;clair, toutes les cons&eacute;quences probables de son acte. Il &eacute;tait pr&egrave;s de
+la barri&egrave;re, confi&eacute;e &agrave; Cabrol; il y courut, pour s'&eacute;vader de ce cirque
+o&ugrave;, croyait-il, il y avait vingt mille t&eacute;moins du crime!... La barri&egrave;re
+s'ouvrit en effet.... Le donda&iuml;re, pr&egrave;s d'&ecirc;tre l&acirc;ch&eacute; dans l'ar&egrave;ne,
+allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le bless&eacute;,
+mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Mart&eacute;gas
+pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se pr&eacute;senta devant la
+porte. Trop t&ocirc;t! car Mart&eacute;gas recula; le gendarme, entra&icirc;n&eacute;, voulut le
+suivre dans l'ar&egrave;ne. Cabrol, toujours attentif &agrave; servir les int&eacute;r&ecirc;ts de
+Mart&eacute;gas, emp&ecirc;cha le donda&iuml;re d'entrer dans le cirque.... Le taureau
+furieux accourait....</p>
+
+<p>Le drame r&eacute;el se jouait tout entier comme se serait jou&eacute; un drame fictif
+devant un public payant. Quelques-uns commen&ccedil;aient &agrave; croire &agrave; une
+innovation, &agrave; une surprise, &agrave; une pantomime d'hippodrome. Il y eut
+quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea &agrave;
+entrer dans l'ar&egrave;ne, les uns pour ne pas troubler le spectacle
+ing&eacute;nieux,&mdash;les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire!</p>
+
+<p>Le p&egrave;re de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emport&eacute; sa
+fille &eacute;vanouie.</p>
+
+<p>Rosseline, toute p&acirc;le, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de
+la m&ecirc;me joie f&eacute;roce que donne aux amateurs une course &agrave; mort, bien
+r&eacute;ussie. Elle se r&eacute;p&eacute;tait avec un orgueil mauvais: &laquo;C'est moi, moi
+seule, la cause de tout!&raquo; Et il lui semblait qu'elle &eacute;tait grande, tr&egrave;s
+grande. Peut-&ecirc;tre l'&eacute;tait-elle en effet. Avec son beau profil antique,
+blanc comme un marbre, sculpt&eacute; en m&eacute;daille,&mdash;avec sa joie &agrave; vivre, &agrave;
+sentir, f&ucirc;t-ce au prix du sang,&mdash;qu'&eacute;tait-elle, sinon la digne
+descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'&eacute;tait-elle,
+sinon l'&acirc;me m&ecirc;me, l'&acirc;me revivante du cirque mort, l'esprit du temple de
+f&eacute;rocit&eacute;, la digne petite-fille des Romains de N&eacute;ron et de Tib&egrave;re?</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur,
+cette id&eacute;e de gladiateur: &laquo;Je suis un h&eacute;ros! Que de monde pour me voir!&raquo;
+Et il s'&eacute;tait redress&eacute;.</p>
+
+<p>Cependant le taureau courait droit au gendarme, &agrave; l'ennemi que d&eacute;signait
+sa forme singuli&egrave;re....</p>
+
+<p>Alors, la foule se mit &agrave; s'amuser.</p>
+
+<p>&mdash;Lou bio&ugrave;! lou bio&ugrave;! Attention! Vive la gendarmerie!&mdash;Brigadier! tu
+n'as pas raison!...</p>
+
+<p>Le gendarme, pour courageux qu'il f&ucirc;t, n'avait qu'une chose &agrave; faire. Il
+la fit. Il battit en retraite....</p>
+
+<p>Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme
+disparut, mais son chapeau &eacute;tait tomb&eacute; derri&egrave;re lui, excitant de
+nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre
+devant lui, du pied, de la t&ecirc;te, chercha &agrave; le prendre sur ses cornes, y
+parvint et fit le tour de l'ar&egrave;ne au galop, avec ce troph&eacute;e grotesque.</p>
+
+<p>Et sur les gradins, un peuple entier tr&eacute;pignait de joie d&eacute;lirante
+pendant que la victime demeurait couch&eacute;e, toujours immobile, pendant que
+le meurtrier, debout, effar&eacute;, demeurait l&agrave;, non moins immobile.</p>
+
+<p>Mart&eacute;gas finit par revenir tout &agrave; fait &agrave; lui-m&ecirc;me. Et, avec la
+r&eacute;flexion, une stupeur l'envahit. Il &eacute;tait l&agrave;, debout, hagard, l'&oelig;il
+fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que ma&icirc;tre
+Augias lui avait dit: &laquo;C'est toi qui as tu&eacute; le gardian Peytral!&raquo; Une
+fois en prison, tous ses autres m&eacute;faits se l&egrave;veraient contre lui. Des
+gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce
+Pastorel, qui &eacute;tait l&agrave;, mort, tu&eacute; en pr&eacute;sence d'un peuple entier! d'un
+peuple de t&eacute;moins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put
+supporter l'id&eacute;e de la prison &eacute;troite, d'un toril o&ugrave; il serait enferm&eacute;
+longtemps pour &ecirc;tre livr&eacute; plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne
+l'effrayait plus que la mort....</p>
+
+<p>Quand le taureau, d&eacute;barrass&eacute; du ridicule objet dont il s'&eacute;tait amus&eacute;,
+chargea l'assassin, Mart&eacute;gas, sous tous ces milliers d'yeux avidement
+dard&eacute;s, sous les yeux de Rosseline &agrave; laquelle il ne pensa m&ecirc;me pas,&mdash;se
+laissa tomber en avant sur les cornes affil&eacute;es... qui, toutes deux, lui
+crev&egrave;rent la poitrine. Il fut tu&eacute; sur le coup.</p>
+
+<p>Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruaut&eacute; satisfaite, avait
+jailli de vingt mille poitrines &agrave; la fois.</p>
+
+<p>Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut
+surhumain. On e&ucirc;t dit que l'esprit de la ruine immense se r&eacute;veillait
+tout &agrave; coup. Le g&eacute;nie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec
+tant de puissante pr&eacute;cision, les uns sur les autres, ces blocs &eacute;normes,
+en un monument indestructible o&ugrave; depuis tant de si&egrave;cles il dort enferm&eacute;
+comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout &agrave; coup pour passer
+dans la chair de tous ces spectateurs fr&eacute;missants. Une volupt&eacute; de fauves
+primitifs secoua ces milliers d'&ecirc;tres humains redevenus brutes &agrave; la vue
+du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles,
+enfants, murs, vo&ucirc;tes et gradins de pierre, frissonnant de la base au
+fa&icirc;te, jeta un cri de volupt&eacute; f&eacute;roce, comme si Pan vivait encore, comme
+s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni J&eacute;sus mis
+en croix, ni chr&eacute;tiens livr&eacute;s aux b&ecirc;tes, comme s'il n'y avait
+aujourd'hui dans le monde ni piti&eacute;, ni sympathie humaine, ni philosophie
+de charit&eacute;, ni alphabet, ni &eacute;cole, ni &eacute;vangile pr&ecirc;ch&eacute;, ni &eacute;glises
+b&acirc;ties, comme si la petite croix inclin&eacute;e ne r&eacute;sistait pas &agrave; tous les
+vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il
+n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni
+Notre-Dame-d'Amour!</p>
+
+<p>Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus int&eacute;ressantes que
+les courses espagnoles o&ugrave; ne furent tu&eacute;s que des taureaux.</p>
+
+<p>Lorsque, par les vomitoires &acirc;g&eacute;s de tant de si&egrave;cles, cette foule de
+pa&iuml;ens modernes s'en alla, plus d'un spectateur r&eacute;sumait ainsi la
+journ&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de
+longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort,
+celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien...
+un coup de couteau mal donn&eacute;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXVII" id="XXVII"></a><a href="#table">XXVII</a></h2>
+
+<h3>LE GRAND JOUR.</h3>
+
+
+<p>Mart&eacute;gas &eacute;tait mort. Pastorel n'&eacute;tait bless&eacute; que l&eacute;g&egrave;rement. Avec l'aide
+de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite gu&eacute;ri.</p>
+
+<p>Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. H&eacute;las! le coup
+de couteau de Mart&eacute;gas lui semblait la meilleure preuve de l'amour
+brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-m&ecirc;me; il voulait &ecirc;tre
+mari&eacute;, &ecirc;tre bien s&ucirc;r que cette Rosseline ne pouvait plus emp&ecirc;cher le
+mariage, puisqu'il serait accompli; &ecirc;tre s&ucirc;r de ne pas lui sacrifier la
+jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et
+moins fort! Surtout, il voulait contenter sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec
+toi, en croupe, sur le Sultan?</p>
+
+<p>&mdash;Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-l&agrave; seulement!
+Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai
+promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'&agrave; te voir sur une telle
+b&ecirc;te arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles
+meurent de jalousie!</p>
+
+<p>Ce grand jour arriva. Comme ils se l'&eacute;taient promis, ils le firent: ils
+all&egrave;rent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux mont&eacute;s sur
+le Sultan, suivis d'une troupe de gardians &agrave; cheval, en vestes neuves,
+la ta&iuml;ole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit
+feutre bien plant&eacute; sur la t&ecirc;te,&mdash;et chacun ayant en croupe, sur son
+blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arl&egrave;se. Le p&egrave;re Augias, la m&egrave;re
+Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles.
+Cela fit un superbe cort&egrave;ge. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le
+quai, &agrave; l'entr&eacute;e du pont.</p>
+
+<p>Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui
+tenait son bras pass&eacute; autour de la taille de son fianc&eacute;, vit tout
+d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arl&egrave;se, blanche comme la
+dentelle de sa coiffe, les dents serr&eacute;es, les l&egrave;vres minces, dardant sur
+Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur
+qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secou&eacute; le beau gardian, son
+fianc&eacute;, son &eacute;poux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards
+eussent &eacute;t&eacute; des couteaux, ils l'auraient perc&eacute;e &agrave; mort!...</p>
+
+<p>On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.</p>
+
+<p>En t&ecirc;te, marchait Sultan qu'on suivait &agrave; distance respectueuse. Sur les
+petits pav&eacute;s pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller &agrave;
+Saint-Trophime, le Sultan marchait de m&eacute;chante humeur, avec ses pieds
+sans fer; il y &eacute;caillait sa corne; et de temps en temps, virant sur
+lui-m&ecirc;me, il semblait valser.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, disait-on, sa danse de noce!</p>
+
+<p>On avait, la veille, r&eacute;gl&eacute; toutes choses &agrave; la mairie; il n'&eacute;tait plus
+question que de l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>Le vieux porche de l'&eacute;glise regardait venir cette cavalcade. On &eacute;tait en
+ao&ucirc;t, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre,
+entre les t&ecirc;tes des saints sculpt&eacute;s dans l'ogive. Les statues mutil&eacute;es,
+sur la t&ecirc;te desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher
+des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles
+semblaient dire l'indulgence et la ga&icirc;t&eacute; des vieux saints et du clo&icirc;tre
+antique, &agrave; la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait
+pour des &eacute;pousailles.</p>
+
+<p>Tous les chevaux rest&egrave;rent l&agrave;, sur la place, gard&eacute;s par des valets de
+ferme, venus aussi &agrave; cheval. Le Sultan, &agrave; part des autres, fut surveill&eacute;
+par un gardian ami de Pastorel; il fut promen&eacute; &agrave; la main, sur les lices,
+aux Aliscamps, et la ville enti&egrave;re vint l'admirer.... Rosseline osa
+l'approcher un peu, par c&ocirc;t&eacute;, lui flatter l'encolure et m&ecirc;me la croupe.
+Elle fut, pour cet acte de courage, admir&eacute;e par les autres filles.</p>
+
+<p>En riant, elle disait au cheval:&mdash;C'est un gueux, ton ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, dans l'&eacute;glise, Pastorel &eacute;tait bien distrait!</p>
+
+<p>A genoux devant le pr&ecirc;tre, qui lui parlait de ses devoirs envers
+Zanette, sa femme, il pensait &agrave; Rosseline, sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Rosseline l'avait ressaisi tout &agrave; l'heure, d'un regard. Il avait, sous
+le coup d'&oelig;il ensorcel&eacute; qu'elle lui avait lanc&eacute;, fr&eacute;mi dans tout son
+&ecirc;tre; Zanette ne s'y &eacute;tait pas tromp&eacute;e.</p>
+
+<p>Et voici qu'au moment solennel o&ugrave; il s'engageait &agrave; aimer Zanette, une
+enfant... une v&eacute;ritable enfant,... &agrave; l'aimer comme sa femme, &agrave; la
+prot&eacute;ger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,&mdash;se
+jugeant incapable de demeurer fid&egrave;le &agrave; un tel engagement! Pour s&ucirc;r, il
+irait encore &agrave; l'autre, &agrave; celle qu'il d&eacute;testait d'amour, &agrave; celle qui
+l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!...
+N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?...</p>
+
+<p>&laquo;A quoi bon ces pens&eacute;es... c'est trop tard maintenant!&raquo; se dit-il. Et il
+d&eacute;tourna son esprit de sa destin&eacute;e; il fit comme ceux qui, menac&eacute;s d'une
+mort in&eacute;vitable, ferment les yeux....</p>
+
+<p>La c&eacute;r&eacute;monie achev&eacute;e, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la
+b&ecirc;te enrag&eacute;e r&eacute;sista. Elle refusa absolument de se laisser monter.</p>
+
+<p>Habitu&eacute; &agrave; ses folies:</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq
+minutes seulement.</p>
+
+<p>Furieux de voir sa volont&eacute; mise en &eacute;chec par son cheval, et ce jour-l&agrave;,
+sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena
+vers le champ o&ugrave; se tient &agrave; l'ordinaire le march&eacute; aux chevaux, aux
+Aliscamps&mdash;dans l'all&eacute;e sablonneuse et isol&eacute;e que bordent les
+sarcophages antiques, pr&egrave;s de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et
+de celle que Saint Trophime d&eacute;dia &agrave; la Vierge encore vivante,
+c'est-&agrave;-dire &agrave; Notre-Dame-d'Amour, <i>Deipar&aelig; adhuc viventi</i>.</p>
+
+<p>L&agrave;, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On pr&eacute;tendit que
+les vieilles rancunes du cheval syrien s'&eacute;taient tout &agrave; coup exasp&eacute;r&eacute;es.
+Jean &eacute;tait parvenu &agrave; le monter, mais l'animal furieux l'avait envoy&eacute; se
+briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est l&agrave;
+qu'on le trouva, &eacute;vanoui, mourant.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts
+peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son
+&eacute;paule une clef de fontainier, un T de fer &eacute;norme, lan&ccedil;a ce poids &agrave; la
+t&ecirc;te du cheval qui, frapp&eacute; &agrave; l'&eacute;paule, s'arr&ecirc;ta net et fut repris par
+les gardians accourus.</p>
+
+<p>Quand on vint chercher Pastorel avec une civi&egrave;re, il respirait encore.
+Il eut le temps de dire quelques paroles au pr&ecirc;tre qui l'avait mari&eacute;, et
+qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour m&ecirc;me le corps de Jean
+Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, d&eacute;pos&eacute;
+dans un char &agrave; b&oelig;ufs, et toute une longue journ&eacute;e, le char fun&egrave;bre
+chemina dans le d&eacute;sert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de
+Sultan sell&eacute; et brid&eacute;, accompagn&eacute; des gardians qui entouraient la
+carriole de Zanette. Elle &eacute;tait assise pr&egrave;s de son p&egrave;re, et toujours
+v&ecirc;tue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter.</p>
+
+<p>Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne
+pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur,
+craignant la folie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a><a href="#table">XXVIII</a></h2>
+
+<h3>UNE VENDETTA.</h3>
+
+
+<p>Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'&ecirc;tre quand, &agrave;
+quelques jours de l&agrave;, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant,
+avaient voulu acheter &agrave; Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le
+bruit de sa mort.</p>
+
+<p>&mdash;Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait
+froid.&mdash;Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous
+le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le.</p>
+
+<p>Quatre gardians arrivaient, les t&eacute;moins de son mariage. Ils avaient des
+fusils. Ils &eacute;taient venus en chassant.... C'est du moins ce que les
+messieurs pens&egrave;rent alors.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. D&eacute;p&ecirc;chons.
+Mon p&egrave;re est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval &agrave;
+pr&eacute;sent est mien... et la m&egrave;re de Jean et moi, sa m&egrave;re et moi, toutes
+deux... nous sommes d'accord.</p>
+
+<p>Les messieurs &eacute;taient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et
+sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un
+air de r&eacute;solution farouche, de douleur irrit&eacute;e, de cruaut&eacute; vengeresse.</p>
+
+<p>Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait
+voulu d&eacute;tacher elle-m&ecirc;me dans l'&eacute;curie, sans terreur, sans prendre
+aucune pr&eacute;caution.&mdash;&laquo;S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai
+Jean...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Le cheval, le voil&agrave;! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le
+regarder....</p>
+
+<p>Elle l'attacha &agrave; l'arbre o&ugrave;, d'ordinaire, l'attachait son ma&icirc;tre. Le
+Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait
+fait, sachant peut-&ecirc;tre par lui-m&ecirc;me que la vengeance est attisante,
+pointait et ren&acirc;clait. Il tirait sur la corde, &agrave; la rompre.</p>
+
+<p>Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'&eacute;tait en effet une
+admirable b&ecirc;te, le cheval m&ecirc;me de Saladin.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq mille francs! dit l'officier tout &agrave; coup, plein de convoitise.</p>
+
+<p>Alors, toute p&acirc;le, sa petite l&egrave;vre fr&eacute;missante, l'&oelig;il dur:</p>
+
+<p>&mdash;Il a tu&eacute; mon fianc&eacute;: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il
+mourra. Morte la b&ecirc;te, mort le venin!</p>
+
+<p>Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de m&eacute;pris.</p>
+
+<p>Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous
+l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit
+la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arr&ecirc;ta,
+frapp&eacute; de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins
+&eacute;pars, montrant une derni&egrave;re fois, en plein ciel bleu, le profil de sa
+beaut&eacute; syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut
+jet&eacute; au fleuve, le m&ecirc;me soir, charri&eacute; par le Rh&ocirc;ne, emport&eacute; vers la
+mer....</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIX" id="XXIX"></a><a href="#table">XXIX</a></h2>
+
+<h3>NOTRE-DAME-D'AMOUR.</h3>
+
+
+<p>Quelques jours plus tard, &agrave; la ferme de la Sir&egrave;ne:</p>
+
+<p>&mdash;M&egrave;re, disait la fillette &agrave; la vieille Pastorel, qui venait
+d'arriver,&mdash;m&egrave;re, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la
+douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux
+plus croire &agrave; Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute
+petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqu&eacute; de la prier, chaque
+matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait?
+Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle prot&eacute;g&eacute; de la haine de
+Mart&eacute;gas, qu'afin de le faire mourir plus m&eacute;chamment tu&eacute; par son
+cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, m&egrave;re!
+il n'y a pas de Bonne M&egrave;re!</p>
+
+<p>Et la pauvre petite &eacute;clata en d&eacute;chirants sanglots, &agrave; cette id&eacute;e qu'elle
+perdait, en m&ecirc;me temps qu'un mari bien-aim&eacute;, le P&egrave;re et la M&egrave;re qu'elle
+croyait avoir dans le ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! il n'y a pas de Bonne M&egrave;re! non! il n'y en a pas! il n'y en
+a pas!</p>
+
+<p>Les deux femmes &eacute;taient assises tout pr&egrave;s l'une de l'autre. La vieille
+prit la t&ecirc;te de Zanette contre son &eacute;paule d&eacute;charn&eacute;e. Et elle levait au
+ciel ses yeux creux.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le cur&eacute; des
+Saintes est venu me voir ce matin, de la part du cur&eacute; de Saint-Trophime;
+il m'a parl&eacute;, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur,
+mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on
+savait &laquo;les raisons pourquoi&raquo;, on se r&eacute;signerait toujours. Le mal qui
+nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le cur&eacute; m'a
+dit comme &ccedil;a: &laquo;Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard,
+ni des b&ecirc;tes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-m&ecirc;mes!&raquo; Il a
+raison, le cur&eacute;.... Les hommes, c'est faible. Ayez piti&eacute; de nous,
+Notre-Dame-d'Amour!...</p>
+
+<p>La vieille depuis sa conversation avec M. le cur&eacute;, &eacute;tait en proie &agrave; une
+sorte d'exaltation mystique. Elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas, petite? La selle &agrave; la gardiane, la bride et tout, tout
+ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres
+s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer &agrave;
+Notre-Dame-d'Amour. L&agrave;, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre
+ce qui est &agrave; Elle.... Viens avec moi, Zanette.</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule,
+m&egrave;re. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont l&agrave;,
+&agrave; c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait &eacute;t&eacute;
+d&eacute;pos&eacute;e sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait l&agrave;, sur les sacs,
+pos&eacute;e le cuir en dessous, les panneaux en l'air, &eacute;cart&eacute;s.</p>
+
+<p>La selle dormait l&agrave;, sur les sacs.</p>
+
+<p>La vieille femme s'en approcha, la regarda avec &eacute;motion. Tout &agrave; coup
+elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il, m&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Regarde!</p>
+
+<p>Le doigt maigre de la vieille d&eacute;signait une crev&eacute;e, un trou dans le
+rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastr&eacute; &eacute;troitement, un
+petit caillou &agrave; pointes aigu&euml;s.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je
+comprends! je devine!... Cela vient pour s&ucirc;r de cette Rosseline!</p>
+
+<p>La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race
+descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de
+l&eacute;gendes et de chansons tr&egrave;s anciennes:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a, petite, &ccedil;a vient de Mart&eacute;gas, dit-elle.... C'est son &acirc;me!...</p>
+
+<p>Les yeux de Zanette &eacute;tincelaient, sa l&egrave;vre p&acirc;le tremblait. Une
+r&eacute;solution sans merci se voyait &laquo;dans toute elle&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;Je me vengerai de cette femme, dit-elle, s&ucirc;r, je me vengerai d'elle!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre
+cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus
+que jamais je pense comme monsieur le cur&eacute;. Il a raison: on ne sait pas
+tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la
+permission de l&agrave;-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi....
+Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose &agrave; te dire, que je ne dois
+dire que l&agrave;.</p>
+
+<p>Elles entr&egrave;rent dans la chapelle mis&eacute;rable o&ugrave; souriait la Notre-Dame
+d'or.</p>
+
+<p>La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute
+r&eacute;volt&eacute;e, en fit autant.</p>
+
+<p>La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illumin&eacute;e,
+ses yeux lev&eacute;s brillant sous l'arcade sourcili&egrave;re profonde, pronon&ccedil;a, en
+mani&egrave;re de pri&egrave;re et de lamentation fun&egrave;bre:</p>
+
+<p>&mdash;Souvenez-vous, &ocirc; Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun
+de ceux qui vous ont pri&eacute;e aient eu en vain recours &agrave; vous!... Puis-je
+laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa m&egrave;re, que
+je garderai de tout mal, et que je marierai, j'esp&egrave;re, &agrave; quelque autre
+de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,&mdash;puis-je la laisser,
+cette petite, vous accuser, vous m&eacute;conna&icirc;tre, et m&eacute;riter par l&agrave; que
+vous lui retiriez votre b&eacute;n&eacute;diction &agrave; jamais? Non! non! Et mon fils ne
+l'a pas voulu. H&eacute;las! et il faut, il faut, pour la punition de mes
+fautes, que je sois, moi, forc&eacute;e de confesser celle de mon enfant, de
+mon propre enfant, de mon malheureux enfant!</p>
+
+<p>Zanette &eacute;touffait, croyant deviner d&eacute;j&agrave;.</p>
+
+<p>La vieille femme poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le
+moyen de cette femme... &agrave; qui, en votre nom, nous devons pardonner...
+c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, jur&eacute;
+sur l'image, et sur le rameau b&eacute;nit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a
+dit au cur&eacute; de Saint-Trophime de me venir r&eacute;p&eacute;ter sa derni&egrave;re pens&eacute;e. Il
+a dit en mourant: &laquo;J'ai m&eacute;rit&eacute; mon sort, je suis all&eacute; me le chercher,
+j'ai couru apr&egrave;s mon malheur. Dites aux deux femmes, &agrave; ma m&egrave;re et &agrave; ma
+fianc&eacute;e, monsieur le cur&eacute;, que je n'&eacute;tais pas s&ucirc;r de moi. Mieux vaut
+peut-&ecirc;tre que je meure. Ma mort peut-&ecirc;tre bien les pr&eacute;serve de plus
+grands malheurs!&raquo; Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, &agrave; cette
+petite, ne le r&eacute;p&eacute;ter que devant vous, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour!...</p>
+
+<p>Zanette, effar&eacute;e, &eacute;coutait, haletante, presque terrifi&eacute;e.</p>
+
+<p>La vieille poursuivait sa pri&egrave;re, lament&eacute;e &agrave; la mani&egrave;re des voc&eacute;ratrices
+corses:</p>
+
+<p>&mdash;Comment lui faire comprendre, &agrave; cette innocente, que mon fils
+l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son c&oelig;ur, en d&eacute;sirant avec
+amour en faire sa femme, il ait pu, malgr&eacute; son serment, aller revoir
+l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans
+avoir horreur de lui-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se
+rappela, &agrave; ce moment, de quel tressaillement il avait &eacute;t&eacute; agit&eacute; sous le
+regard de Rosseline, &agrave; l'arriv&eacute;e en Arles, le jour du mariage.... Ce
+frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce
+jour-l&agrave;, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si
+Notre-Dame, le jour o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; bless&eacute;, dans les Ar&egrave;nes, l'avait si
+visiblement prot&eacute;g&eacute;, c'est qu'il avait, lui, ce jour-l&agrave;, renonc&eacute; dans
+son c&oelig;ur &agrave; Rosseline... tandis que, le jour m&ecirc;me du mariage, il avait,
+sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux c&ocirc;t&eacute;s
+m&ecirc;mes de sa fianc&eacute;e!</p>
+
+<p>La vieille se lamentait toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Il courait &agrave; la faute! il serait retourn&eacute; au p&eacute;ch&eacute; mortel! Et vous,
+qui &ecirc;tes m&egrave;re comme moi, vous avez pr&eacute;f&eacute;r&eacute; qu'il meure, qu'il meure pour
+son salut plut&ocirc;t que de vivre pour le p&eacute;ch&eacute;!... Vous me l'avez repris, &ocirc;
+Notre-Dame-d'Amour! que votre volont&eacute; soit faite, que votre saint nom
+soit b&eacute;ni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, &ocirc;
+Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait o&ugrave; cette femme l'aurait conduit! H&eacute;las!
+o&ugrave; elle va sans doute elle-m&ecirc;me, &agrave; une vie de perdition et de honte!</p>
+
+<p>Et Zanette, la veuve-enfant, &eacute;cras&eacute;e par la douleur, se rappelait
+l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleur&eacute;, lorsqu'elle &eacute;tait
+toute petite. Et voici qu'&agrave; son tour, &agrave; l'exemple de la vieille, elle
+parlait, en m&ecirc;me temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle
+r&eacute;p&eacute;tait, stup&eacute;faite, elle r&eacute;p&eacute;tait sans fin, &agrave; travers ses sanglots et
+ses g&eacute;missements:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! pardon, de vous avoir reni&eacute;e, d'avoir dout&eacute; de vous, &ocirc;
+Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de
+lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fid&egrave;le,
+&ocirc; Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne
+Notre-Dame, je me consacre &agrave; vous, &agrave; vous seule, d&egrave;s aujourd'hui, comme
+autrefois ma m&egrave;re m'avait vou&eacute;e aux Saintes Maries qui m'avaient
+d&eacute;livr&eacute;e d'une mauvaise fi&egrave;vre.... L'amour pour moi a &eacute;t&eacute; m&eacute;chant; je
+n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, &ocirc; Notre-Dame. Ma
+petite s&oelig;ur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh
+bien, alors, ses enfants, &ocirc; Madame! deviendront les miens, je vous
+promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai &agrave; jamais
+d&eacute;vou&eacute;e, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille &agrave;
+vous, &ocirc; Notre-Dame, &agrave; vous, qui &ecirc;tes Vierge et M&egrave;re!</p>
+
+<p>Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la
+voix ferme de la vieille, r&eacute;p&eacute;t&egrave;rent en litanies plaintives:</p>
+
+<p>&mdash;Prot&eacute;gez-nous, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour!...</p>
+
+<p>&mdash;Pr&eacute;servez-nous du mal, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour....</p>
+
+<p>&mdash;Sauvez, s'il se peut, la m&eacute;chante femme, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour!...</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez &agrave; notre cher mort, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour!...</p>
+
+<p>&mdash;Ayez piti&eacute; de nous, &ocirc; Notre-Dame-d'Amour!...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<table summary="&oelig;uvres"><tr><td>
+OEUVRES DE JEAN AICARD<br />
+<br />
+<br />
+<b>PO&Eacute;SIE</b><br />
+<br />
+PO&Egrave;MES DE PROVENCE<br />
+LA CHANSON DE L'ENFANT<br />
+MIETTE ET NOR&Eacute;<br />
+LE DIEU DANS L'HOMME<br />
+AU BORD DU D&Eacute;SERT<br />
+LE LIVRE DES PETITS<br />
+L'&Eacute;TERNEL CANTIQUE<br />
+VISITE EN HOLLANDE<br />
+LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR<br />
+<br />
+<b>TH&Eacute;ATRE</b><br />
+<br />
+SMILIS<br />
+PYGMALION<br />
+AU CLAIR DE LA LUNE<br />
+LE P&Egrave;RE LEBONNARD<br />
+OTHELLO<br />
+DON JUAN<br />
+<br />
+<b>ROMAN</b><br />
+<br />
+ROI DE CAMARGUE<br />
+PAV&Eacute; D'AMOUR<br />
+L'IBIS BLEU<br />
+FLEUR D'ABIME<br />
+DIAMANT NOIR<br />
+L'&Eacute;T&Eacute; A L'OMBRE<br />
+<br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<h3>2242-95.&mdash;<span class="smcap">Corbeil</span>. Imprimerie <span class="smcap">&Eacute;d. Cr&eacute;t&eacute;</span>.</h3>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard
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+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
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+
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