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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:53:47 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Notre-Dame-d'Amour + +Author: Jean Aicard + +Release Date: June 19, 2006 [EBook #18627] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR *** + + + + +Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +JEAN AICARD + +NOTRE-DAME-D'AMOUR + +PARIS + +E. FLAMMARION, ÉDITEUR + +26, RUE RACINE (PRÈS L'ODÉON) + + + + +DEDICACE + +À MADEMOISELLE MADELEINE AICARD + +_Ma bonne vieille tante_, + +_Pourquoi je vous dédie ce livre? Parce qu'on y voit passer deux figures +qui, je le sais, vous toucheront_. + +_C'est, d'abord, dans la chapelle abandonnée, la pauvre statuette de +Notre-Dame-d'Amour_. + +_C'est, ensuite, la vieille mère du gardian Pastorel_.... _Ne trouvez-vous +pas qu'elle ressemble un peu à la vôtre, à ma grand'mère_? _Et n'est-ce +pas que, pour cela, vous aimerez mon livre_? + + _Votre neveu dévoué,_ + + JEAN AICARD. + + + + +NOTRE-DAME-D'AMOUR + + + + +I + +NOTRE-DAME-D'AMOUR. + + +Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le +prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était +resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne +sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle +de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux +noirs, qui, sous le hennin à l'arlésienne, pendaient lourdement sur la +blancheur dorée de son cou. + +Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait +la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-à-dire dans +l'entre-bâillement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir +un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à +la chaînette des grand'mères. + +Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses +poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. À +l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches. + +Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules +et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers +la mer, vers la mer si grande, où des bateaux vont et viennent, comme +des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un +songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans +espéraient. + +...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La +Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront, +est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui +traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en +novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie +lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline.... + +Et il écoute, en rêvant.... + +Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus +petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les +couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font +sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes. +On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une +seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des +ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le +château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de +tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la +toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le +touche, furent, voilà bien longtemps, baptisés du nom qu'ils portent +encore. + +Entre la ferme et la château, une vieille chapelle décrépite, où jadis +on disait la messe, se dresse, étroite et longue. + +On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises. + +Les huttes sont en «tape», en argile desséchée, recouvertes de roseaux, +et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais +les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en +l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle, +portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces +croix penchantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu +tous les arbres des plaines provençales, dans la même direction. Tous +ils gardent un peu la marque du vent maître, «magistral», à qui les +Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine, +protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles +donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées, +l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et +résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées +mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi +sans relâche battue des vents.... + +Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe. +Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne l'abandonnent pas; +ordre est donné à Zanette par les maîtres du château, riches négociants +qui habitent Marseille,--de tirer, aux jours de fête,--de dessous +l'autel qui forme placard,--les vêtements sacerdotaux précieusement +enfermés là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis, +les araignées, les tarentes. + +Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le nom de +Notre-Dame-d'Amour. + +Hélas! même parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des +glorieux! Il y a, hélas! par le monde, des Notre-Dames illustres, +vénérées de tous, à qui on apporte chaque jour des présents magnifiques, +des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants! Il +y a des Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette,--l'univers +le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite +Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, délaissée même des gens +du pays, habite une pauvre chapelle décrépitée, semblable à la plus +pauvre des cabanes de ce désert!... Notre-Dame-d'Amour! c'est sous ce +nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si +Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les +Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée comme eux, tant s'en +faut! Et dans sa niche de pierre, au-dessus de l'humble autel où +brillent deux candélabres de cuivre et un tabernacle de bois doré, la +Notre-Dame, dorée également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du +moins est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser +sa prière, depuis sa petite enfance. + +Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne protège pas contre +l'abandon! Elle est pourtant jolie à voir, grande, oh! grande comme une +enfant de dix ans, vêtue, par-dessus la robe de bois doré, d'une robe en +vraie étoffe, jadis blanche, toute piquée de fleurettes bleues. Elle est +coiffée d'un velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles; +elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre; au cou, un collier de +perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dorées bien +solidement par un maître-ouvrier, puisque la dorure du visage et des +mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte, +chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce +Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux +murailles, tableaux naïfs, béquilles, fusils crevés offerts par des +chasseurs, petits bateaux jadis apportés par des marins sauvés du +naufrage. + +Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous point de +miracles? Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-Mer--à cinq lieues d'ici, au +sud,--voyez l'église crénelée, de six cents ans plus vieille que vous, +et voyez comme les pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai! Ce +jour-là, les saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes +Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie, du haut de la +voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les +Saintes guérissent quelquefois les paralysés. Elles ne sont pas toujours +justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles +guérissent celui-ci au lieu de celui-là,--mais à tous également elles +donnent l'espérance, c'est-à-dire le meilleur de la vie. + +Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en caravane, +visitent leur église.... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame? Vous +êtes leur reine pourtant, et la propre mère de Dieu, et c'est elles +qu'on visite seules, c'est elles et même sainte Sare, qui fut leur +servante, et dont les reliques, dans la crypte souterraine de l'église, +sont vénérées surtout des bohémiens! Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous +êtes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans +honneur et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai +qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez-vous.... +Protégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour! Et donnez-lui l'amour vrai. +Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées de la terre, la +plus humaine et la plus divine! + +Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller +dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon horizontal du matin +entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la +vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin +enserre étroitement son haut chignon au-dessus duquel elle se termine en +deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire les +anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au +passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans +l'entre-bâillement de ses fichus arlésiens.... Et elle prie, agenouillée +dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui +découvre ses pattes fines de perdrix de Crau; ses gros bas de fille +sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis trois ans. + +--Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette +terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du +mauvais amour. Et quelque jour, si je le mérite, accordez moi d'avoir un +amoureux que j'aime.... Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières +courses des plaines de Meyran, vint,--comme s'il m'eût connue et +aimée,--m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du +taureau en colère! + + * * * * * + +Or, voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à Notre-Dame +d'Amour était si fervente; sa foi, si entière. + +Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un chien qu'elle +aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés des tous petits pour les +bêtes. Ce chien, dans l'écurie, où il couchait, fut blessé d'une ruade +par un cheval malade. Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la +chapelle du château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette +circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-aimé. +Hélas! il arriva que juste à l'heure où elle venait de faire cette +prière, le chien mourut, et l'enfant révoltée déclara qu'elle ne +demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante!... Elle s'exaltait +dans cette idée, quand le vétérinaire, arrivé d'Arles pour voir le +cheval, ayant demandé à examiner le chien mort, déclara que l'accident +du coup de pied mortel était une chance heureuse, le chien étant bien et +dûment enragé quoique l'horrible maladie ne se fût pas déclarée +encore.... L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de +bonté.... + +C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par +Notre-Dame-d'Amour. + + + + +II + +LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE. + + +Pour bien comprendre pourquoi le gardian Martégas n'avait pas le droit, +véritablement, d'aimer Zanette, il faut savoir quel «marrias», quel +homme de rien était ce grand diable de vingt-six ans, à grosse barbe +noire et inculte, carré d'épaules, puissant comme un taureau, de haute +mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de +franchise, c'était un traître, un homme dont on ne savait jamais l'idée. +Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait, +mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des +yeux gris piquetés de petits points d'or comme ceux des chats) un +trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se traîne +au-dessus des marais, cachant les trous, les fondrières, les pièges.... + +Quelque chose sortait de ces yeux-là d'implacablement malin; mais de +malin sans esprit, sans clarté.... Ce n'était pas un éclair de mal, oh +non! une fumée plutôt, comme celle qui sort des «lorons», ces trous +mystérieux, ouverts ça et là parmi les marécages de Camargue, et qui +exhalent sans cesse une buée, la chaleur des dangereux ferments de +dessous, le souffle des enfers fiévreux, faits de moisissure +croupissante. Il avait une mauvaise âme, bien sûr, ce Martégas, et +vraiment c'était effrayant de penser qu'il essayait de faire sa cour à +Zanette, qu'il rêvait d'en faire sa femme, «le gueux!»--ou même sa +maîtresse! Voyez-vous cela, la mignonne fermière du mas de la Sirène, +épousant ce lourd coquin! une petite caille mariée à la _lardarasse_, +l'oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses +serres dures, au bec fait pour déchirer les proies mortes et +corrompues.... Ce pesant animal, avoir à lui cette jolie poulette de +chaume! + +On ne voyait pas ça, non, pour sûr! Ni au physique ni au moral, ces deux +êtres ne se pourraient rapprocher. On tremblait à l'idée d'un tel +sacrilège. Et pourtant il s'était mis ce projet en tête,--«le +gueux!»--de plaire à Zanette! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse +ou de force! + +Zanette, jolie comme un coeur, avec sa coiffe arlésienne, avec son fichu +aux mille plis qui s'ouvrait galamment pour montrer un peu de sa +poitrine naissante, avait seize ans et demi. C'était une petite créature +brune, un sage petit coeur, aimant son père, Dieu et saint Trophime, +patron des Arlèses,--et dévote, chacun le savait, à Notre-Dame-d'Amour. + +Et afin de vous montrer que Martégas n'était point fait pour l'honneur +et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de +l'enfant, entre ses bras d'hercule la taille légère de la mignonne, ni +de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine où battait ce +bon petit coeur, il n'y a qu'à savoir où il passait ses soirées depuis +quelque temps, le bouvier Martégas, aux yeux troubles. + + + + +III + +LE REMORDS DE MARTÉGAS. + + +Ses soirées, il les passait en des bouges qu'on trouve, à Arles, le long +du Rhône, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du +Rhône. Sinistres le soir, ces ruelles pavées en galets roulés de Crau, +dressés sur leurs pointes. Elles aboutissent à la digue de pierre qui +semble les barrer d'une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac, +leur donne des airs de coupe-gorge profonds, où le bruit du Rhône et la +voix du mistral seraient chargés d'étouffer le cri des victimes. Les +maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent +livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres +s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le +quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d'un parapet +massif, attire et blesse l'oeil, comme un mur de prison.... + +Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rhône dangereux, +qui grogne et se lamente et qui menace.... + +Martégas, au rez-de-chaussée d'une maison ouverte sur la rue, est là, +buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rhône +n'apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets +horribles ou puants; à qui il montre les cadavres d'assassinés ou les +charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se +débarrassent avec dégoût les villes du haut fleuve. + +Il faut voir l'endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le +futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints +d'images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination +d'un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques +et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C'est une +débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer, +du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s'il se peut le +passant lui-même. + +Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et +boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas, +puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans +leurs dents rageuses,--faces congestionnées, barbes sales, mains +spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeâtres, formes d'hommes en +qui sont des âmes de bêtes. Parmi eux s'ennuie la maîtresse du logis, +jeune femme qui paraît vieille, drôlesse édentée, mal coiffée, +dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup, +toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret +ou dans une chambre à coucher; il y a, au fond, une alcôve ouverte, +mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres; il y a une +commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées.... + +Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis +deux heures, il commence, maintenant, à s'embrouiller dans ses récits, +il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que +jamais demeurent fixes. + +--Eh bien, Martégas, qu'as-tu? + +On le secoue, il répond enfin: + +--Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-là, non, je ne +l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me +rongera encore! + +--Martégas a un remords! + +--Et tu n'en as qu'un, Martégas? + +--Je n'en ai qu'un! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses +cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête +avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en +ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en +des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades. +Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles +étaient là.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable +remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai.... + +Les autres gaillards se mirent à rire grossement. + +--Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une +qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourmenté jusque dans les +bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles.... + +Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui +lui sourit avec une espèce de reconnaissance. + +Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le +coude en disant: + +--A la vôtre!... Que cela dure! et longuement! + +Il y eut un lourd silence. + +Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les +camarades, l'oeil sur sa vision, un des hommes dit: + +--As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme? l'as-tu tombé? en as-tu +démoli un? as-tu démoli quelqu'un, homme ou femme? + +--Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un +peu, d'être plus bête que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si +Martégas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous +ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un +secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours après!... +Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous +conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il +plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui +pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut +pas l'être plus!... Être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au +contraire, et ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gueït? n'est-ce +pas, Cabasse?... Pas un mot de plus, Martégas; ne l'excite pas, toi, +Cabrol! + +Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L'oeil injecté, le poil +hérissé, le colosse grogna: + +--Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu! + +Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de +taureau collant. + +Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales +s'entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les +jupes de la fille d'un liquide rougeâtre et douteux. + +Et se tournant tout d'une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé: + +--C'est ta faute à toi, ô âne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si +aujourd'hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des +fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les +poings. Le jour, je m'arrête de travailler, des fois, pour y penser, et +rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval, +d'autres fois, le remords me revient et si rudement m'attrape que, de +colère, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer, +comme s'il y était pour quelque chose.... Ce n'est pas à lui, pourtant, +pas à lui la faute, pauvre bête! C'est à toi, Cabrol, à toi, je te dis, +ta faute à toi, mauvais conseil, fainéant, gueusas! Pourquoi t'ai-je +écouté! Sainte Vierge! oui, pourquoi! Je serais heureux, maintenant.... +Nous boirions heureux! + +--N'y pense plus! dit l'autre. + +--Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'était possible! +soyez témoins, vous autres, jugez un peu! Écoutez, je vais vous dire. + +Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s'allumèrent dans les yeux. +Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard, +rayonnèrent, prêtes à jouir du mal... il y eut un gros silence. + +--Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,--mais tu es +un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir! + +Martégas s'essuya le front d'un revers de main. + +--Voilà, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!... +Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte +bien, si Barême n'est pas un âne, on s'était battu depuis le jour levé, +contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce +pas? Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas; +c'était par là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des +coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le +matin. Nous étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même +compagnie et nous avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil +tout le matin.... A présent, tout s'en allait, de tous côtés, à la +débandade, va comme tu voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez, +comme une manade folle qui s'éparpille de peur, on ne sait pas +pourquoi,--parce que le bateau à vapeur siffle sur le Rhône... pour +rien, on filait, voilà tout, on détalait, on se levait de devant. Ce +fainéant qui maintenant boit là, bien tranquille à mon côté, comme si +rien n'était, ce Cabrol que vous voyez était avec moi, oui, près de +moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il +traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, oh! oui, un peu +trop, à moitié crevés de fatigue... et voilà que nous nous arrêtons dans +un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme des soldats à +l'exercice; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au beau milieu +d'une plaine, au bord d'une route, où, de temps en temps passaient les +derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il n'en +passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je +pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous +deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de +partir, de déserter.... Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route +qui était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier +de notre régiment. Un des soldats et l'officier étaient blessés, vous +entendez bien, blessés, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et +je dis à cette bête brute qui est là; je dis à Cabrol: + +--Regarde! + +Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous? la caisse de +bois, la caisse ferrée où était l'argent, l'argent de la solde pour tout +notre régiment. Elle était lourde, allez! ils la portaient sur un +brancard de malade et, à leur démarche, on voyait bien qu'elle était +lourde... oh lourde! lourde bougrement! + +Martégas, bourrelé de remords, essuya de nouveau son front en sueur; il +y eut un silence embarrassé. + +--Tu es à temps de ne rien dire, Martégas! Tu y es à temps! + +Pourtant, les têtes des auditeurs se rapprochèrent encore.... La +convoitise fit reluire tous les yeux; ils la voyaient, la caisse! Déjà +ils ne comprenaient plus les remords de Martégas.... Eh bien quoi? +après? il avait attaqué les soldats et l'officier? n'est-ce pas? il +avait un peu volé la caisse; ce Martégas, et--pour cela--tué un peu; tué +un ou deux hommes tout au plus!... eh! mon Dieu, à la guerre! un de +plus, un de moins! Ils le regardaient avec un peu d'admiration et +d'envie. + +--Il devait y avoir au moins... cent mille francs! dit une voix. + +Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui +représente les grosses fortunes. Après cent mille francs, tout de suite +après, il y a «des millions». + +--Pour sûr, gronda Martégas! Pour sûr, ils y étaient, les cent mille +francs!... Et je lui dis: + +--Regarde! + +Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer près de nous, à +trente pas, la bonne portée, ils ne nous voyaient pas, ils ne se +méfiaient de rien. + +Mon camarade me comprit. Je vis très bien qu'il me comprenait parce +qu'il devenait pâle, tout blanc comme un mort, l'imbécile. Et à voix +basse je lui dis: + +--Deux que nous en tuons et les autres vont détaler, et vite! Je me +charge de l'officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble.... + +Alors, j'épaulai mon fusil.... + +Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table. + +--Ah! quel remords! quel remords, gémit Martégas, tout à fait ivre, et +de plus en plus obstiné à répéter son cri de regret poignant... quel +remords, mes amis!... + +--Mais alors, Martégas, tu es riche? s'écria tout à coup la fille. Tu ne +me disais pas ça!... + +Et elle posa sa main sur le bras de l'homme. + +--Riche! pleura Martégas, décidément désespéré, voilà bien tout +justement mon remords! riche! c'est que j'aurais pu l'être, sans +celui-ci! sans toi, sans toi! hurla-t-il à tue-tête, en tendant contre +son voisin un poing furieux.... Figurez-vous, les amis, que, au moment +où j'allais tirer... (et je l'avais, croyez-moi, au bout du fusil, le +gibier! et je ne manque pas plus un perdreau en l'air qu'on ne peut +manquer un boeuf dans un corridor)... cette bête mauvaise que Dieu +préfonde, oui, toi! toi! que le tonnerre du bon Dieu te brûle et te +vide!... cet animal malfaisant m'empêcha de tirer: + +--Ne fais pas ça, qu'il dit, Martégas! ne fais pas ça! Pour l'amour de +Dieu, pas ça! + +Et il détourna mon fusil avec sa main. + +--Voilà. Les gens étaient passés, le coup manqué _pour toujours_! Il +était trop tard... jamais, non, jamais, je ne m'en consolerai! un coup +si sûr! si beau!... cent mille francs au moins, comme vous dites!... +une occasion comme un homme dans sa vie n'en trouve qu'une! La guerre, +oui, la débandade, qui nous favorisait; oui, tout était embrouillé, +l'ennemi par là, autour de nous, on ne savait pas bien où.... Personne +pour nous accuser, pour deviner!... Ah! quel remords, collègues! quel +remords d'avoir manqué ce coup-là! De ma vie, je vous dis, je ne m'en +consolerai! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse +mal gardée, qu'on n'avait qu'à prendre! Pourquoi t'ai-je écouté, +imbécile! je serais riche à présent! Misère de moi! malheur! malheur! +quel remords! + +Et sinistrement comique, Martégas se désolait. Les auditeurs +partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en +ivrognes. + +--Je comprends, disaient-ils, chacun à son tour--c'était un beau +coup,--ça ne se retrouve pas, non!--J'ai cru d'abord que tu regrettais +d'avoir fait un beau coup, c'est tout au contraire. Tu as le regret de +l'avoir manqué....--C'est malheureux, Martégas, bien malheureux.... + +Il était inconsolable, ce Martégas. + +On ne pouvait donc pas dire qu'il n'eût pas de conscience. Seulement, sa +conscience travaillait à l'envers. Le diable en personne doit avoir des +_remords_ pareils, quand il a, par sa faute, manqué une occasion +favorable de bien mal faire! + + + + +IV + +A QUI LE CHEVAL? + + +Un peu avant le lever du jour, à l'heure blafarde, Martégas sortit du +bouge avec Cabrol. + +Tous deux montèrent sur la digue, et s'en allèrent longeant le parapet, +le cerveau lourd, suivant des yeux le Rhône orageux, dont on devinait la +couleur de terre, sous le ciel violacé, vineux. + +Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la tête +au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux. + +Une bise qui, par caprice, remontait le Rhône, fouettait leurs visages +terreux, énergiques et jaunes comme le Rhône même. Ce coup de fouet les +réveilla. + +Dégrisés, ils marchaient droit, sans rien dire, éclairés parfois d'une +clarté brusque par un des réverbères accrochés aux maisons du quai; ils +avaient l'air de deux mauvais fantômes. + +Et Cabrol tout à coup, répondant aux lamentations par lesquelles +Martégas, toute la nuit, avait découvert le fond de son âme obscure, il +dit, ce Cabrol: + +--Marie-toi avec Zanette, la Zanette de maître Augias. Son père a un peu +de bien et d'argent et la confiance des maîtres du château de la Sirène. +Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, à voir, elle donne +faim et soif. C'est une cerise qui pend à l'arbre. Tu n'as qu'à prendre. +Et je t'en avertis, Martégas, pour que tu le saches,--un que l'on nomme +Pastorel--tu le connais peut-être, Jean Pastorel, le gardian? + +--Je sais qui tu veux dire; il habite près des Saintes, à Silve-Réal. +C'est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-là? + +--Pardi, qu'il en tient pour Zanette! + +--En es-tu sûr? demanda Martégas, s'arrêtant tout sec. + +--Si j'en suis sûr!... quand je le dis? + +--Et comment le sais-tu, Cabrol? Prends garde à ce que tu vas dire. Car +celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux +dire! Je suis aussi matelot, mon homme! + +--Comment je le sais? La belle affaire! Pas n'est besoin d'être sorcier, +pour ça, collègue!... Il n'y a pas quinze jours, aux dernières fêtes du +mois de mai, aux plaines de Meyran.... + +--Eh bien? + +--Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n'y +étais-tu pas? + +--Avance donc! Je t'écoute! Tu as une parole qui ne marche pas! Tu me +fais bouillir le sang d'impatience! Si je n'y étais pas, c'est que +j'avais d'autres affaires meilleures.... Avance donc, ânesse. + +--Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et +renversé joliment un jeune taureau un peu difficile, est allé la prendre +par la main, ta Zanette, afin qu'elle vînt marquer la bête avec le fer +rouge, au chiffre du maître.... Et ça, on ne le fait, voyons, que pour +sa fiancée, ou pour sa maîtresse. + +--Gueusard de sort! gronda Martégas. + +Et il s'assit sur le parapet de pierre, comme pour réfléchir mieux à son +aise. + +--Qu'il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu'il prenne garde ce +Pastorel! Que je ne le voie pas recommencer! Moi étant là, il aurait du +mal! + +--C'est que, répliqua Cabrol, riant d'un gros rire... il a recommencé +déjà. + +--Où? Dis, que je sache! + +--Il a recommencé le même jour, aux Plaines. Pourquoi n'y es-tu pas +venu? + +--J'étais allé conduire à Aigues-Mortes un cheval vendu qu'il fallait +remettre précisément ce jour-là, sans faute.... Dis-moi tout sur ce +Pastorel, dis-moi tout ça que tu sais, hé? Sans rien oublier, sans rien +me cacher surtout. + +--Eh bien, après la ferrade, où l'on marque les plus jeunes bêtes, il y +eut course à la cocarde. Une jeune vache, très méchante, échappait aux +plus malins. La cordette un peu lâche qu'on avait mal tendue, d'une +corne à l'autre, pendait, balançant, au beau milieu du front, la +cocarde. Un de Montpellier, au moment où il croyait tenir cette cocarde +ensorcelée, quand il ne tenait que la ficelle solide d'où il ne put +dégager ses doigts sinon coupés et saignants, fut pris entre les cornes +par le milieu du corps!... Oh! par bonheur il était maigre, de manière +qu'entre les deux cornes il eut toute la place pour être à son aise!... + +Un autre, qui avait le crochet de fer préparé dans sa main, pour +accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de +la vaquette maladroitement; il fut piqué d'un coup de corne à la cuisse +et on l'emporta évanoui comme une femme! Pastorel se fit voir alors, il +semblait ne vouloir entrer dans l'arène que s'il y avait du danger, +comme on fait pour plaire; et en effet la chose arriva. Et quand les +plus fameux coureurs se montrèrent fatigués, il sauta dans l'arène, du +haut de son banc, car il ne s'était pas mis sur les charrettes qui +formaient le cirque, non, il s'était placé sur la tribune des gros +messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta +dans l'arène, à ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi: + +«Pastorel! Pastorel! c'est Pastorel qui l'aura!» La vache courut sur +lui, décidée, tout droit, tête basse, il l'esquiva, la laissa passer, +en pivotant sur un talon, et elle ne l'avait pas dépassé de la tête, +qu'il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l'air de +rien! On trépignait de contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla +vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la +tribune en traversant toute l'arène comme s'il n'y avait pas eu de +vache.... Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine +d'aller à lui, quoiqu'elle le regardât de travers en faisant, du pied, +des trous dans la terre.... + +--Sais-tu s'il y a longtemps qu'il connaît Zanette? + +--Ça, je n'en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette +avant un autre. + +--Si je la veux! cria Martégas en se levant.... Si je la veux!... il y a +longtemps que je la guette! Quand j'étais gardian au mas de la Sirène, +d'où son père m'a chassé (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle +était petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et +demi. Eh bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un +perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et +tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il +faut, ma maîtresse, pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu +que ça sera comme ça. + +--Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix, +il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un +chapeau, pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours +contre tes idées? Tu m'entends de reste.... + +--Et je te dis «gramaci», collègue. + +Les deux complices se serrèrent la main. + +--Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas +donné encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait, +autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu +Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert +des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales? + +--Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans. + +--Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les âges +du cheval? + +--Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept +ans pour mon ennemi. + +--Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh +bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le +gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou +moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre! + +--Eh bien? interrogea Martégas. + +--Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale, +il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire, +hier, qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en +cadeau, il s'est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais +comme il l'aime au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se +faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du +cheval, disant qu'à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la +manade des pâturages où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les +taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser +retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils prétendent se +fâcher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade. + +...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la +fille puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu +enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire, +hé?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait +chasser... il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval?... + +--Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur +ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui +enlèverai sa fille! on verra ça! + + + + +V + +LE SULTAN ET SON SÉRAIL. + + +Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute +seule; ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un +accès de mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la +maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher «le +remède», la quinine, dont la provision était épuisée. + +Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette +Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en +vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain +d'alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne +terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme +autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à +enchaîner. + +Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois, +dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques +années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà +que cette nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et +à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant +il en avait gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout, +qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués, +bizarres--et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou +bien, s'il était éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie +au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir +devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace, +l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous. + +--Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles. +Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné +pour moi.... + +Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu +visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame +l'abandonnée! + +Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans +peine, si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ, +mais sans beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des +paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux +malgré tout. + +A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle +fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui +l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les +ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la +voix même de la lumière. + +Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses +épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était +tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces +bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des +piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc +et sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne +piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main +les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y fût +habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop.... + +--Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix. + +Elle avait pris, pour aller plus vite, des «raccourcis» qu'elle +connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles +violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et +grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette +trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe, +levant avec précision ses sabots vierges de fer, de façon à retomber +toujours dans le sable d'où il les retirait sans fatigue--ce que +n'aurait pas su faire un cheval né en d'autres pays. Mais lui, c'était +un pur camarguais; il était né au soleil, un matin, en plein marécage, +au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes. +Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de +courir chez lui avec sa petite maîtresse camarguaise comme lui, il +s'ébrouait en balançant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue +traînante. + +--Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement. + +Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et, +pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile +et, faisant mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu +en arrière se mit à hennir fièrement. + +C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les +taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur +vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs +dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps +en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se +rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le +voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe +saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient.... + +Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés; +ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des +fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche +jusqu'à terre. Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais +lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros +yeux fixes semblaient rêver; ils songeaient à d'autres pâturages, +regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le +Rhône qu'il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où +quelquefois ils avaient été blessés. + +Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier, +surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs +taureaux. + +Zanette s'arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et +nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les +caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la +repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer +peut-être.... + +Tout à coup, Zanette vit les gardians s'élancer vers elle, au galop.... + +--Gardez-vous, demoiselle! + +Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu'elle +s'en doutât, la menaçait. + +Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui, +à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux, +cavales, taureaux et même les hommes,--accourait tout à coup contre +elle, derrière elle. Étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu +dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle +regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils +furent tout près d'elle: + +--Zou! en avant! lui crièrent-ils. + +D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle +venait d'entendre derrière elle, tout près, le souffle d'une bête; +Sultan qui broutait un peu à l'écart du troupeau, ayant aperçu tout à +coup Griset, s'était furieusement élancé vers lui; il était, le Sultan, +jaloux de ses cavales, il venait attaquer l'intrus, qu'il connaissait +bien. Et debout derrière son ennemi, son ventre touchant presque la +croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de +ses deux pieds de devant, prêts à retomber sur son rival, et sur +l'amazone sans doute. Heureusement, elle s'était dérobée. Et, détournée +à demi, elle vit la terrible bête, mâtée tout debout, irritée, +menaçante, ses deux pieds battant l'air, sa tête fière et farouche +détachée en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crinière au vent. + +Les deux gardians le menacèrent de la pique... il fit une brusque tête à +queue, détacha vers eux une ruade insolente et, tête haute, queue +rigide, il détala, superbe, les crins en tous sens envolés, avec un cri +d'orgueil, de colère et de mépris qui fit se relever d'un seul coup la +tête de toutes les cavales... et il alla passer près d'elles, comme pour +leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beauté libre... il +tourna légèrement vers elles la tête avec un sourd hennissement d'appel, +caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui,--et +voilà qu'elles s'émurent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant +auparavant, étaient penchés vers la terre, vers la pâture, se dressèrent +bien haut.... Les naseaux, rouges au fond, renâclèrent, aspirant l'air, +la liberté, l'amour, le Rhône voisin, la mer lointaine, et la cavale +favorite du Syrien, s'émouvant la première, bondit vers lui, +frémissante, avec un hennissement auquel il répondit, toujours fuyant et +déjà loin. Alors la manade s'ébranla entière. Une brusque trépidation, +comme un roulement de mille tambours voilés, commença.... Zanette et les +gardiens ne virent bientôt plus, dans les volutes nuageuses de la +poussière, que des têtes ardentes, qui cherchaient à se dépasser, des +crinières envolées au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de +fines pointes d'oreilles rapprochées, dardées, hérissées par-dessus les +courbes des croupes... et les taureaux bientôt debout à ce bruit, un +instant surpris et indécis, à leur tour partirent; et à la suite et +comme sur l'ordre de l'étalon, voici que se pressa en tumulte, derrière +la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux +cornes aiguës, aux queues sèches, aux échines noueuses.... Le roulement +des pieds innombrables s'éloigna, comme absorbé par l'immensité de la +plaine, et en un clin d'oeil tout disparut derrière les tamaris là-bas, +dans la poussière de sable qui, soulevée en ondes, semblait, sous le +clair soleil du matin, une fumée d'or! + +--Vous l'avez échappé belle, mademoiselle Zanette! dit un des +gardians.... Ah! bien! il nous aurait manqué cela! Voyez-vous, si +Sultan vous avait, du pied, frappée sur les épaules... il vous eût +écrasée, pechère, comme une reinette dans le marais!... il serait temps +de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que +c'est sans doute du diable qu'il vient.... Pourvu qu'il ne les dépayse +pas, nos aigues. S'il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rhône +à la nage! il l'a fait plusieurs fois déjà!... + +--Voyez-vous, dit l'autre gardian, vous pouvez dire au bayle, à votre +père donc, que j'ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre +une balle dans la tête. C'est un cheval de mort, ce coquin-là, il serait +temps de s'en défaire. Dites-le au bayle, qui d'ailleurs le sait bien. + +Zanette ayant promis de parler à son père, se remit en route. + + + + +VI + +LE CONSEIL DES BÊTES. + + +Après avoir trotté quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par +le charme de la saison autour d'elle et par le rêve, en elle, de sa +naissante jeunesse. L'année, plus âgée qu'elle, avait déjà une ardeur +grande, mais la journée était adolescente comme la fille. La première +heure matinale, l'enfance du jour, s'en allait, avec ses insouciantes +gaîtés d'oiseaux, ses souffles très frais, odorants, à peine imprégnés +du parfum des fleurs éveillées à peine. Un cadran solaire, au mur d'une +cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette rêvait. Et de quoi, +sinon d'amour? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis, +«l'alouette de pays», la tête fière sous sa huppe dressée, et qui siffle +un trille moqueur, car jamais ne l'approchent que les gens inoffensifs; +les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis, +devant Zanette et se posaient à portée du regard, toujours sur quelque +motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d'où elles pouvaient +surveiller un horizon nécessaire, par-dessus les touffes des saladelles. +On les sentait inquiètes, songeant à leur nid où déjà sans doute +dormaient les oeufs, leur espérance d'avenir.... Dans les groupes +d'arbres qui bordent le Rhône, les rossignols, depuis l'avril, +chantaient à tue-tête leur bonheur de vivre, irréfléchi et pourtant +convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se +tenaient toujours à deux portées de fusil, et regardaient la petite +Zanette avec leur oeil vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient +semblant aussi de regarder à terre, parce que leur nid fait de +brindilles sèches était bien haut, là-bas au sommet de quelque +peuplier.... Elles affectaient l'insouciance, mais leur pensée d'agace +était tourmentée.... «Que veut-elle, cette fillette? elle est petite, +l'enfant; elle ressemble encore, par la taille, à ces êtres malfaisants +qui grimpent aux peupliers, jusqu'aux cîmes, pour prendre nos nids.... +Jacassons, mes soeurs, jacassons comme si nous n'avions rien à faire, +pas même chasser le grillon ou guetter, à leur sortie de terre, les +cigales encore dépourvues d'ailes et qui, après avoir quitté leur +fourreau terreux de larves, nous apparaîtront vertes comme un blé +d'hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles à se servir de leurs +ailes humides, toutes repliées!» À ces discours des agaces prudentes, +des cailles répondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses +semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derrière +blanc sous leur queue naïvement relevée, étonnés d'être pour la première +fois hors des terriers rembourrés avec le poil arraché de la poitrine +des mères, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille, +pour apprendre à faire leur toilette avec la rosée que secouent sur eux +les bonnes herbes. Des libellules, attachées par deux, voletaient, +s'embarrassant parfois dans les roseaux où se débattaient leurs ailes de +mica, avec un bruit métallique.... Leurs yeux immenses, bombés sur leur +tête en boule, réfléchissaient la jeune lumière, attentifs au vol des +hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L'amour partout +espérait, craignait, vivait, se défendait.... Et si elle ne voyait pas +toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d'elle, +et sa jeunesse rêvait un rêve confus, plein d'un désir de vol, de +causerie à deux, de frôlements tendres, d'infinie espérance, d'amour +enfin, d'amour toujours. + +Elle n'avait plus sa mère, et contre les pièges d'amour, son brave père, +maître Augias, pechère! n'aurait pas su la mettre en garde. Il n'aurait +pas osé, le brave homme! Eût-il osé, non, il n'aurait pas su. Ayant +toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n'avait +aimé qu'une fois, et cette fois unique l'avait conduit au mariage, d'où +était née cette chère petite qui était la joie de ses yeux et de son +coeur, bien que jamais il ne lui eût montré combien elle lui était douce +au coeur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu épais avait tous +les dehors de l'indifférence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et +ne l'embrassait jamais. Les paysans ne s'occupent guère de se dire, +sinon peut-être à l'heure première de l'amour adolescent, des +câlineries, ni même des bontés. Ils travaillent l'un pour l'autre, c'est +leur meilleure manière de se marquer de l'amour. Ainsi le soir, au +moment de gagner sa chambre, Zanette n'embrassait jamais son père. Sa +vïore à la main: «Bien le bonsoir, père!» disait-elle.--«Bonsoir, +bonsoir!» répétait-il sourdement, sans quitter la menue besogne +quelconque à laquelle il était tardivement occupé. + +Qui donc pourra la défendre, Zanette, des pièges qu'elle ignore et que +lui prépare un Martégas? que comprendra-t-elle, quand ce loup dévorant +viendra vers la pauvre agnelle? oh! quelle abomination si elle allait +l'écouter! il sera le premier à lui parler d'amour; et le premier qui +parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler +l'amour en personne! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des +loups se déguisent en bergers. + +On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni +conseil, à qui la nature,--par mille et mille voix insinuantes, qui +parlent en elles et hors d'elles,--conseille justement tout le +contraire de ce que veulent les gens, la religion et la vérité.... + +Les oiseaux volètent et caquètent; le vent du matin murmure; l'air frais +se fait tiède; l'heure marche; une langueur d'été commencera bientôt. Au +dedans de son coeur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement +d'ailes qui veulent se déployer, un élan vers la vie ouverte, vers +l'horizon immense qui ne s'arrête pas à la mer! Le premier qui viendra +ne lui plaira-t-il pas trop vite? Hélas, mon Dieu! elle ne sait pas +elle-même combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin.... + +Notre-Dame-d'Amour, protégez-la! + + + + +VII + +LA COCARDE DE ZANETTE. + + +La petite amazone était sortie des endroits sauvages. Les approches de +la ville se faisaient sentir déjà. Elle avait dépassé la moitié du +chemin; autour d'elle maintenant c'est partout des vignes bien +cultivées, en pleine sève, les grappes déjà bien formées sous le pampre +d'un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait à la +route, et se trouva bientôt près des _Plaines de Meyran_ où ont lieu +souvent les courses et les ferrades chères aux habitants de tout le pays +arlésien. + +Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son rêve vague venait de +prendre une figure précise. Voici qu'il avait des moustaches et +s'appelait Jean Pastorel. C'est ce beau Pastorel qui, il y a quelques +semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d'une ferrade et +d'une course de taureaux.... Elle ne put passer si près des fameuses +plaines, sans y courir un instant, pour rien--pour les revoir,--pour se +mieux rappeler l'instant de triomphe où ce gardian, inconnu d'elle, lui +avait offert ce qu'on offre à la mieux aimée,--ou du moins à la plus +jolie.... + +Ce n'était que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement. +Elle mit donc Griset au galop et tout à coup s'arrêta. Elle était devant +les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les +immenses foules des fêtes populaires, par les chevaux, les chariots de +toutes sortes et par les taureaux de course. + +Elle s'arrêta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune +d'honneur était encore debout, et à la pointe des mâts élancés, +flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces, +pareilles à des serpents ailés.... + +Elle se rappela tous les détails de ce grand jour. + +Vers midi, elle était arrivée sur la carriole, avec son père. Déjà les +innombrables chariots et charrettes de toutes formes, dételés, +rapprochés bout à bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou +passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l'enceinte d'un +cirque plus grand peut-être que les arènes d'Arles. Zanette était +arrivée tard, mais juste en face de la tribune d'honneur, une place +inattendue se fit. Un paysan, forcé par un incident quelconque de +rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donné sa place au char à +bancs de maître Augias. Elle était donc aux premières places, et le joli +char à quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des +lourdes charrettes à fumier et des tombereaux de travail, qu'il dominait +un peu.... + +Elle avait été bien contente de trouver cette place en face de la +tribune devant laquelle allaient se passer les principales péripéties +des courses et des jeux. + +Les taureaux étaient là-bas, à l'une des extrémités du cirque ovale, ils +étaient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois, +sans plancher, posées sur des roues, dans lesquelles ils sont forcés de +marcher.... La foule était énorme, car on avait annoncé des fêtes +exceptionnelles, juste au lendemain de la fête annuelle des +Saintes-Maries de la Mer. On avait espéré attirer aux Plaines une partie +des pèlerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour +voir des miracles. + +Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de +la ville d'Arles, et celle d'Avignon; beaucoup de gens d'Aigues-Mortes, +et de Marseille, et de Martigues et d'Aix! Et les fils des paysans de +Camargue et de Crau arrivaient à cheval, chacun ayant en croupe sa +fiancée, ou sa maîtresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la +cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu penché +sur l'oreille, le pied bien assuré dans l'étrier fermé, contents de +sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme +qui, si le cheval s'anime, les presse un peu, comme pour dire: Garde-moi +bien. Et tous ces couples étaient souriants. On sentait que le bonheur, +au moins pour ce jour-là, trottait et galopait avec eux. Elles riaient +parfois aux éclats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du +cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour +sonore et gai d'un passant. + +Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui +avait fait envie.... Pourquoi n'était-elle pas, elle aussi, prise en +croupe par un jeune homme? voilà ce qu'elle avait pensé.... + +Puis, on avait aperçu au large là-bas sur la route, la caravane qui, +tous les ans, dès qu'aux Saintes la fête est finie, part en longue +procession, longue de plus d'un quart de lieue, charrettes, chars, +carrioles, cabriolets même et calèches. Les voitures qui traînaient des +malades tristement avaient continué leur route vers Arles; celles qui +n'emportaient que des curieux avaient tourné vers les plaines de Meyran, +et c'était, dans les plaines, un grouillement bariolé, un bourdonnement +de mer joyeuse, les appels, les cris, les éclats de rire voltigeant, +s'entre-croisant par-dessus les têtes, les cavaliers fendant les groupes +qui s'écartent, les marchands de boisson fraîche, de foulards pour les +filles, de bagues de laiton et d'argent, jetant, plus haut que les +rires et les cris de joie, l'offre engageante de leur marchandise, avec +des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu! en +comptant ceux qu'on avait dételés et qui sont attachés à des piquets +comme à la foire, cela semblait la cavalerie de toute une armée! + +--Aux charrettes! aux charrettes! La ferrade va commencer. + +Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, près de son +père, en face de la belle tribune où trônaient M. le maire et M. le +sous-préfet d'Arles,--le milieu de l'arène commença de se vider, mais +lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l'entrée du +premier taureau. Des gardians à cheval, la pique à l'étrier, trottaient +dans le cirque, demandant qu'on leur laissât le champ libre. + +--A vos places! bonnes gens! à vos places, donc!... Veux-tu que je t'y +mène, gamin! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t'y porte ou faut-il +que je descende de mon cheval pour te faire peur d'un baiser?... + +Et c'est alors qu'elle avait vu, Zanette, apparaître ce Jean Pastorel +qu'elle croyait bien n'avoir jamais vu encore. Il était, bien sûr, de +tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux à l'aise sur sa +selle, comme dans un fauteuil, ma belle! et maniant son cheval si +facilement, d'un si léger mouvement de la main, le faisant tourner sur +place, dans un rond grand comme une assiette,--un beau cheval blanc, un +vrai camarguais. + +Quand le cirque avait été presque libre,--ce Pastorel en avait fait le +tour au pas, frôlant les roues des charrettes qui formaient l'enceinte, +et pour sûr, ayant l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un. + +Et en passant près du char de Zanette, peint de si fraîches couleurs, +son attention avait été attirée. Elle croyait bien lui avoir entendu +dire:--La plus jolie, celle que voilà! + +Elle avait suivi d'un regard tendu, tous les détails de la ferrade en se +disant: «Il ne travaillera donc pas, lui?» + +Et enfin il s'était montré, après que deux autres eurent tenté +inutilement de renverser l'un des taureaux qu'il fallait marquer. Au +milieu de l'arène, le fer rougissait dans le brasero. On eût dit +vraiment que le taureau le connaissait, ce feu; il n'en voulait pas +approcher... il avait vu lutter les autres, et se refusait. + +Alors, oui, Jean parut, il s'avança d'une démarche souple, mais très +ferme; il était mince, sec, pas trop grand, joli homme, l'air brave, il +était allé droit à la bête qui le regardait venir en renâclant, et comme +elle le chargeait, il l'avait prise par les cornes, cédant d'abord au +choc, porté presque par elle, puis, traînant ses pieds pour lui +résister, s'arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l'arrêtant.... +A ce moment (elle s'en souvenait bien!) Zanette ne respirait plus... +serait-il forcé, comme le premier qui avait lutté, de lâcher et de fuir, +ou bien tomberait-il, secoué, piétiné par l'animal? L'homme et la bête +se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l'homme s'efforçait, +serrant à plein poing les cornes, de tourner sur elle-même la tête du +taureau et le taureau s'efforçait de la retourner en sens inverse. + +Brusquement, l'homme adroit, déplaçant sa force, renversant sa pesée, +cédant à la résistance du taureau afin de s'en servir pour le faire +tomber, l'avait en effet couché sur le flanc! Et dix mille mains +l'applaudissaient. Deux hommes aussitôt, s'appuyant sur la croupe et sur +le cou de la bête la maintenaient à terre et Jean se dirigeait, tout +courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette!... et lui tendant +la main: + +--Venez marquer le taureau, demoiselle! c'est le droit de la plus jolie! + +Elle avait regardé son père. Le vieil Augias, fier au fond, avait +murmuré: + +--Vas-y! + +Elle avait sauté, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l'avait +déposée à terre, comme une enfant, et conduite à travers cette immense +arène, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait +ramassé le fer et le lui avait tendu. Et c'est elle qui, de son petit +bras, sur le flanc grésillant et fumant de l'animal qui se débattait, +avait appliqué le fer rougi au feu,--confiante dans l'adresse et la +force de l'inconnu contre lequel elle se pressait, un peu émue, même +beaucoup. + +Puis, il l'avait ramenée à son père, et tous ceux qui étaient assez près +pour la voir avaient dit: + +--Il a eu raison, le gardian; il a bien choisi! + +Toute étonnée et confuse, elle s'était assise à sa place, attendant la +suite des jeux. + +Alors on avait lâché les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du +front, attachée à une cordelette tendue d'une corne à l'autre, une +cocarde blanche et bleue qu'il fallait leur arracher sans se faire +découdre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient été renversés par une +taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau, +Jean Pastorel s'était avancé, et, sans avoir dans sa main, comme les +autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la +cocarde au front terrible de la bête, comme une rose sur un rosier. + + * * * * * + +Et cette jolie cocarde, il était venu la lui offrir avec un joli +compliment. + +...Et revoyant en elle-même toutes ces choses, Zanette, du haut de son +cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide où elles s'étaient +passées; cela lui semblait un songe.... C'était bien là, pourtant... +oui, là. La tribune d'honneur était là encore, comme un témoin debout et +parlant.... Hélas! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel? N'avait-il eu +qu'un caprice, une idée du moment? l'avait-il ainsi appelée pour +l'oublier ensuite? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si +grand honneur, au risque de faire parler les gens? Elle avait interrogé, +sans avoir l'air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur +dont tout le monde s'entretenait ce jour-là. On ne lui en avait dit que +du bien. Dans la voiture voisine du char d'Augias, des paysannes +causaient. Zanette avait prêté l'oreille. Une vieille femme disait: + +--Depuis sa naissance, je le connais, c'est aussi franc que beau, cet +enfant-là. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l'argent +qu'il gagne, il le porte à sa mère, à Silve-Réal, il est tout pour la +vieille qui le traite toujours comme s'il avait douze ans. Elle est un +peu grognon et mauvaise, étant malade. Elle le gronde et le menace. +Jamais il ne lui répond méchamment, jamais il ne s'emporte. C'est un +agneau, ce grand diable-là! + +C'est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment! +Le plaisir qu'elle a eu n'aura-t-il eu qu'un jour? ou même est-il bien +vrai? n'a-t-elle pas rêvé? + +Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte à sa tête sa +main gauche, et dans le pli de sa coiffe arlèse, entre la dentelle +blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et +blanche que depuis trois semaines elle porte cachée. Elle la regarde un +peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de +Meyran, croit revoir toute la fête, les ferrades et les courses, la +foule et le beau gardian,--et lentement elle met sur ses lèvres cette +petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur écrasée, et qui +sent bon, étant tiède du parfum de ses beaux cheveux. + +Puis, brusquement, elle la cache encore à la même place; et, au galop, +la petite Arlèse amoureuse s'en va vers Arles; vite, elle galope pour +regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de +faire attendre le pauvre Augias. + + * * * * * + +Les filles,--c'est ainsi--facilement oublient père et mère pour l'amour +de l'inconnu. + + + + +VIII + +ROSSELINE. + + +Elle n'avait pas tort de s'interroger, Zanette, sur les raisons qui +avaient poussé Jean Pastorel à lui faire «tant d'honneur» le jour des +fêtes aux plaines de Meyran.... + +Jean, si bon à l'ordinaire pour sa vieille mère, lui faisait, depuis +plus d'un an, un gros chagrin, bien gros. Il était tombé amoureux +(tombé, c'est le cas de le dire) d'une de ces coquettes qui font perdre +aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l'avait rencontrée, comme +cela arrive la plupart du temps en ce pays de fêtes, un jour de grande +réjouissance publique. C'était à Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline +Queïrel, était vraiment d'une beauté éblouissante. Sous le velours +sombre posé en couronne, surmonté du fond blanc de la coiffe, son visage +régulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ondés, très +noirs,--éclatait de blancheur pure, un peu mordorée, comme un vieux +marbre du Musée des Antiques. Par sa pureté, son profil rappelait +exactement ceux des plus belles médailles grecques. Le nez suivait tout +droit la ligne du front; la saillie des lèvres bien rouges semblait +l'appel d'un éternel baiser; le menton large et bien arrondi disait +l'énergie dans la beauté; et toute cette tête petite, aux yeux d'ombre +étincelante, était portée par un cou svelte, un peu long, émergeant hors +des plis des fichus de l'Arlèse avec une grâce ferme qu'on devinait +souple. + +De taille moyenne, Rosseline, très bien proportionnée, avec sa poitrine +rebondie que trahissait l'ouverture des fichus, avait une certaine +fierté d'allures. Elle paraissait froide et dédaigneuse. + +C'était tout le contraire; elle était faible, accueillante, prompte aux +ardeurs et aux changements, intéressée seulement quand elle était de +sang-froid, d'âme commune d'ailleurs. Capable de méchanceté si la +méchanceté lui était conseillée avec autorité, elle n'était point +méchante encore de parti pris, mais seulement destinée à le devenir. +Elle le sentait elle-même et n'y répugnait pas, disant au contraire +qu'en ce bas monde les bons sont les dupes,--des imbéciles. Elle ne +mettait encore aucune préméditation à faire souffrir les hommes. +L'heure, le temps qu'il faisait, l'impression qui lui venait du ton +d'une voix, la poussaient de-ci, de-là, en des directions différentes, +parfois contraires. La minute présente lui importait seule. Elle était +vaniteuse; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle était +gourmande, refusait parfois l'humble déjeuner de sa mère,--modeste +couturière,--pour manger, chez le pâtissier voisin, des éclairs au +chocolat et des tartes aux fraises. + +Jean lui avait d'abord fait sa cour «pour le bon motif». Bien pris, +superbe à cheval, de bonne réputation, il avait été, semblait-il, agréé +avec plaisir. + +C'est que, tout simplement, sans se soucier de l'avenir, Rosseline avait +trouvé agréable cet hommage d'un gardian, d'un coureur de taures bien +connu dans tout le pays. Si elle devait l'épouser, elle n'y avait pas +songé beaucoup, elle n'en savait rien. Il n'était pas assez riche pour +qu'elle s'y sentît vraiment contrainte par l'intérêt. C'était un galant +de plus, et de bonne prise, voilà tout. Elle riait d'aise quand, de sa +fenêtre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arrêter son +cheval devant la porte, l'attacher à l'anneau, entouré de quelques +gamins dont l'admiration était attirée par le harnachement du cheval +camarguais et la bonne grâce du «chevalier». + +Elle n'avait point de préjugé, mais elle avait de la discrétion, du +moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l'émotion facile, +si facile que cette admirable fille de vingt ans était depuis des années +une femme. Elle avait mis à mal plus d'un joli adolescent; elle leur +demandait à tous sans distinction de la reconnaissance; elle ne se +reprochait point ses faiblesses, mais ne s'en vantait pas non plus; elle +rougissait à ravir en baissant, d'un mouvement instinctif, sans y +songer, des paupières de vierge tremblante, chaque fois qu'un homme pas +trop mal fait et jeune lui disait: _Je t'aime_. Et finalement, elle +était devenue la maîtresse de Jean dès leur quatrième entrevue. Ce +jour-là, il l'avait innocemment conduite à la promenade, le long du +Rhône; c'était un matin de printemps. Elle avait d'elle-même, tout à +coup défaillante, appuyé sa tête sur la poitrine du jeune gardian, et +le diable,--qui est toujours là dès qu'on est deux, homme et +femme,--avait conseillé le reste et en avait bien ri, aux dépens du bon +Pastorel. + +Alors avait commencé pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie, +de désespoir. Séparé de sa maîtresse par plus de sept lieues, retenu à +Silve-Réal par sa besogne coutumière et par le désir de complaire le +plus possible à sa vieille mère, il ne dormait plus, il ne vivait plus. +Le breuvage qu'il avait goûté ne lui avait laissé que de la soif mêlée +d'un goût précis, âpre, importun à la fois et désirable. + +Ses camarades savaient où il allait, et ne se gênaient pas pour le +plaisanter à l'occasion. On lui donnait à entendre que la belle «en +avait d'autres»; il le croyait et n'en voulait rien croire; il en était +sûr et ne voulait pas l'admettre; il eût voulu que cela fût prouvé et ne +cherchait pas à le savoir. + +--Ceux qui disent ça, l'ont-ils vu? répétait-il pour se consoler. + +On lui citait des noms de galants: il interrogeait naïvement Rosseline +qui riait, en réponse, d'un air si tranquille, si ingénu! + +--Pourrais-tu croire ça, mon pauvre Jean! Tiens, tu me fais peine! + +Alors il lui demandait pardon. + +Puis il la surveilla, et ne parvint qu'à se rendre ennuyeux; il ne +venait plus aux jours dits; il arrivait inopinément, dans la nuit +quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline étaient +éclairées,--et, si elles étaient sombres, il n'en concluait pas moins +que sa maîtresse n'était pas seule. Il faisait contre la fenêtre le +signal convenu. La mère du Rosseline avait sa chambre sur le derrière de +la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n'ouvrait pas, il +attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle +ouvrait, alors entre elle qui était à sa fenêtre du premier étage et +lui qui était sur le pavé de la rue, des dialogues à voix basse, très +basse, un peu sifflante, commençaient; et sur lui bien souvent +pleuvaient l'injure et la menace, en échange des reproches. + +--Tu me perdras, fou que tu es! on te devinera.... Où as-tu laissé ton +cheval? + +--Je l'ai caché un peu loin, au bord du Rhône, dans un coin que je sais, +dans les saules.... + +--Va-t'en! + +--Ai-je fait à cheval cette course si longue, sept lieues, tu +entends!... pour être ainsi reçu? + +--Il ne fallait pas venir! te l'ai-je permis? + +--N'es-tu pas mienne et comme ma femme? + +--Oh! ça pas encore! tu es trop tyran! tu es jaloux. + +--Oui, de tout et de tous! + +--Pourquoi?... c'est bête. + +--Est-ce que je sais?... on bavarde sur toi... tu me fais peur!... je +t'aime. + +--Si je te fais peur, quitte-moi! + +--Est-ce que je peux! + +--Ils disent tous ça. + +--Tu vois qu'il y en a d'autres! + +--Pas comme tu veux dire.... + +--Rosseline! + +--Jean? + +--Ouvre-moi, descends. + +--Ma mère entendrait. + +--Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta mère, +aujourd'hui plutôt que les autres fois? + +--A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y +laisse à la fin sa réputation; il ne faut qu'une fois. + +--Je vais faire un esclandre.... Tu as quelqu'un chez toi! + +--Tu es fou. Tiens, va-t'en, je ne veux plus te voir.... J'en ai assez, +à la fin. + +--Si tu m'aimais, tu ne me renverrais pas ainsi... tu ne pourrais pas! + +--Contente-toi de ce que je te donne.... Beaucoup voudraient ta place. +Adieu! j'ai sommeil et tu m'ennuies. + +Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas à l'esprit, en +pareil cas, qu'on pût, par amour pour un homme, se priver d'aller +dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu'aimer, à +l'heure où ses yeux se sentaient alourdis. + +Elle fermait sa fenêtre dont le craquement léger retentissait au coeur +de Jean, comme un bruit terrible. + +Il restait là, un moment, dans le froid de la nuit--car il était venu +ainsi, des fois, en plein hiver; il restait là, un instant indécis, le +sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges +intérieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses +pensées comme dans une mer ou dans un torrent, réprimant vingt fois, à +grand'peine, l'envie qu'il avait de se ruer contre la porte basse, pour +la briser.... Et puis, s'il faisait cela, après?... Elle était seule, +pour sûr.... La mère, une fois avertie, qu'adviendrait-il? il épouserait +Rosseline, oui, certes! Eh bien?... Eh bien, il n'était plus sûr, à +cette heure, d'en vouloir. Pour maîtresse, soit, oui, toujours,--mais +comme femme? Auprès de sa mère à lui, si rigide, si sévère, introduire +cette terrible fille dont il ne savait rien, après tout, dont il +redoutait la malice inconnue! + +--Ah! pauvre de moi! + +Alors, il allait reprendre son cheval et, là, dans les saules du bord du +Rhône parmi lesquels il l'avait caché, l'envie lui venait de se jeter au +fleuve, de mourir.... Et pourquoi donc? Tout simplement parce qu'il ne +la sentait pas à lui, cette fille. Cet homme habitué à se faire obéir +des bêtes indomptées, s'étonnait, s'irritait de n'être pas ici le +maître absolu.... Et tous les mauvais commérages lui revenaient; des +mots atroces le mordaient au coeur; il se rappelait des gestes d'elle, +des regards équivoques adressés à des jeunes gens.... Il ne savait +plus!... il avait envie de sangloter et ne pouvait pas.... Le bruit de +son sang tourmenté, impétueux, sonnait plus fort à ses oreilles que le +bourdonnement des grosses eaux du fleuve.... Il était là, tout près, le +fleuve; la lune se reflétait, par éclairs bondissants, dans l'eau +obscure.... Pourquoi pas mourir?... mais tout à coup le brave enfant +songeait: «ma mère!» et, remontant à cheval, il partait bien vite, pour +fuir la tentation.... + +Oh! ces courses folles, vertigineuses, irréelles, en pleine nuit froide, +à travers la lande! Cette furie du retour, où il ressentait et +employait, à courir, un désir débridé de dépenser sa force, de tromper +sa jeunesse, de tomber peut-être à la fin, au revers du fossé!... Tout +ce qu'il avait dû tout à l'heure contenir de passion désordonnée, +d'amour, de colère, de jalousie en délire, il le mettait dans sa rage à +piquer sa bête, à lui scier la bouche quand elle refusait le +ralentissement, à la frapper de l'éperon quand elle ralentissait sa +course.... La bouche et les flancs ensanglantés, jetant des écumes, +soufflant du feu, son cheval allait, les yeux démesurément ouverts dans +la nuit, tendu tout entier, comme le désir même de son cavalier, vers +l'espace vide! + +--Qu'elle aille au diable! je ne veux plus la voir. C'est une coquine, +je le sens. + +Ce n'était pas encore une coquine. C'était une créature inconsistante, +sans réflexion, sans prévision, sans connaissance d'elle-même, sans +conscience formée, sans direction propre. Le mal était que Jean demeurât +si loin d'elle. Il implorait d'elle quelque chose, et cela de temps en +temps, alors qu'il aurait fallu commander, imposer, et à toute minute. +Le bien et le mal étaient indifférents à Rosseline. Il fallait être, +pour elle, la force qui épargne aux faibles le souci d'eux-mêmes, qui +les porte, les dirige, les mène à sa guise et dont bientôt ils ne +peuvent plus se passer. Il y a vraiment des créatures qu'il faut +violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui +parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de +s'écraser devant l'homme, leur dieu armé; ou encore natures de cavales +qui veulent un dompteur et qui finissent par l'aimer, s'il a, dans sa +main légère, mais attentive et implacable, le mors d'acier et les +châtiments toujours prêts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou +des apitoyés, ces bêtes-là deviennent irréparablement rétives, à tout +jamais vicieuses. + +Le cavalier est souvent responsable de tous les défauts du cheval. + + + + +IX + +CE QUE ZANETTE IGNORE. + + +Telle était la créature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant +délit de mensonge; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il +devenait sûr de sa fausseté,--il serait guéri. + +Il en était là, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des +plaines de Meyran,--un homme qu'il connaissait à peine, un gardian comme +lui, au retour d'une visite à Arles, lui conta les grandes nouvelles de +la ville. + +Cet homme ne pouvait être soupçonné de vouloir irriter Pastorel contre +Rosseline; il ignorait visiblement que Pastorel la connût. Et ce qu'il +conta fit bondir de rage le coeur du rude gardien de taureaux. + +Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les +marchands de curiosités, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que +le portrait d'une fille, bien connue des jeunes gens de la ville, +artisans et bourgeois; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques +lettres d'imprimerie: _La belle Rosseline_. Les voyageurs qui viennent à +Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d'Arlèse +pour vingt sous,--ce qui, disaient les commérages, avait mis en grande +colère plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s'étaient +rencontrés chez elle, où ils étaient venus, mordus chacun du même désir +de faire reproche à sa maîtresse. Et s'étant reconnus, ils s'étaient +pris de querelle et battus même, publiquement. + +Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle, +maintenant,--c'était un cabaret tout fraîchement installé et dont elle +devenait la patronne, grâce à la générosité d'un peintre parisien. Un +bon vivant, celui-là, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient +et qui était riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le +photographe. + +Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d'un mois, et des gens +avaient vu «le tableau» où la belle, très ressemblante, montrait plus +que ses épaules.... + +Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une +belle et bonne promesse,--car la fille était accueillante, un peu folle +de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c'était dans l'intention +évidente d'attirer les chalands «par le moyen» de sa beauté. Ses +portraits répandus partout étaient une enseigne et une amorce.... + +Et à Pastorel consterné le narrateur avait généreusement donné +l'adresse du cabaret de Rosseline. + +--Et le tableau? avait répondu Pastorel.... Ne peut-on pas le voir, le +tableau?... Ne sais-tu pas l'adresse du peintre? + +--Tout le monde, en Arles, te le dira. C'est dans une des maisons dont +les fenêtres regardent le théâtre antique.... + +Tout transformé dans son coeur par ces nouvelles qui l'éclairaient +décidément sur le caractère de sa belle, étonné de se sentir subitement +tout calme, tout froid, Pastorel était parti pour Arles; il avait couru +chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-même, le gardian +l'avait un peu bousculé et avait entrevu non seulement le portrait de +Rosseline, mais il l'avait entrevue elle-même, montrant, un peu plus +qu'il n'est permis, ses bras nus et ses épaules. Et satisfait de n'être +pas plus longtemps dupé, il était revenu de la ville, résolu +courageusement à ne plus revoir le beau modèle, qu'il appelait +maintenant dans sa pensée «la fille à tout le monde». + +Or il l'avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la fête, entourée +de jeunes débauchés de la ville; et comme, la bouche en coeur, sans +avoir l'air de se douter qu'il pût lui garder rancune, elle était venue +à lui, disant très haut:--«Eh! Jean, tu passes bien fier? On ne +reconnaît plus ses amis, donc?... Écoute, Jean, fais-moi marquer, de ma +main, un des taureaux d'aujourd'hui,» il avait répondu, au milieu des +fainéants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle +Arlèse: + +--Que me veux-tu, fille à tout le monde? Je sais ce que je sais, et, +vois-tu, ne l'oublie pas: je m'en moque, oh! mais, je m'en moque, comme +des premiers souliers que j'ai chaussés, tu m'entends? Les portraits à +vingt sous, c'est trop cher pour moi! je n'aime que ceux qui se donnent! +La belle Rosseline est à vendre? Moi, les choses qui sont miennes, +personne autre n'y doit toucher! + +Elle avait pâli, l'Arlèse, et pâli bien davantage, un peu plus tard, +quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l'immense +assemblée, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et +pour lui donner la cocarde. + +Elle fut d'autant plus irritée, cette Rosseline, que Zanette avec elle +faisait un parfait contraste. Elle, elle était un peu forte, assez +grande, de beauté hautaine, magnifique et d'apparence froide; Zanette, +toute mignonne, jolie à ravir, toute expressive avec ses yeux perçants +et pétillants. A la beauté d'un fruit formé, il opposait la grâce un peu +frêle d'une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle dévora +l'affront, mais elle avait juré de se venger. + +Elle ne se doutait guère, Zanette, qu'elle avait servi une rancune +d'amant; elle ignorait, heureusement, que l'hommage reçu par elle +n'était pas tout à fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troublé le +coeur, un peu à la légère sans doute, lui-même ne pensait pas à la +petite Zanette sans se dire: «Pourquoi pas?» Hélas! le souvenir malsain, +âpre, mordant, précis, de l'autre, de la mauvaise, luttait encore +victorieusement, au fond de son coeur, contre l'image fragile de la +fillette chaste et simple. + + + + +X + +ZANETTE ET ROSSELINE. + + +Zanette fit, en Arles, ce qu'elle avait à faire. Elle acheta «le +remède,» expédia quelques menues commissions, et moins d'une heure après +elle reprit, à la remise d'une auberge, son cheval qui, réjoui par un +double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite maîtresse. La +jolie Zanette ignorait même l'existence de la belle Rosseline. + +C'est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout près du pont qui relie +Arles à l'île de la Camargue, que Rosseline s'était fait acheter, pour y +trôner derrière un comptoir doré, un cabaret étroit, mais bien situé et +repeint à neuf. + +La maison de sa mère était juste à l'autre extrémité du pont, +c'est-à-dire dans l'île de Camargue et dans le faubourg de +Trinquetaille. + +La belle Arlèse se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison où elle +allait coucher quelquefois et à l'abri de la curiosité de sa mère, qui +d'ailleurs, ne pouvant les empêcher, avait fini par souffrir les +libertés de sa fille. + +En ce temps-là, la ville d'Arles ne possédait pas encore le très vilain, +très solide et très utile pont de fer qu'elle doit à la science des +ingénieurs. Arles était relié à l'île et au faubourg par un pont de +bateaux, qui s'ouvrait de temps en temps pour laisser passer les +chalands et les vapeurs. Et lorsqu'ils devaient attendre que la +communication fût rétablie, charretiers, cavaliers et piétons arrêtés +sur la rive gauche n'étaient point fâchés, quelques-uns du moins, de +trouver à bonne portée un cabaret où s'arrêter un instant. + +Or, tout ayant été prévu par le peintre (qui s'était débarrassé de +Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste +rapport, selon lui, avec les services qu'elle lui avait rendus), on +voyait, scellés au mur, à droite et à gauche du joli petit cabaret, des +anneaux où les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur +l'enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge: CAFÉ DES ARÈNES. +Les arènes antiques sont pourtant fort éloignées de là, mais ce titre +qui s'était présenté tout de suite à l'esprit du Parisien gouailleur +pouvait arrêter au passage et retenir une clientèle de gardians et +d'amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant. + +La devanture et la porte vitrées du cabaret étaient à l'intérieur +voilées de rideaux rouges, plissés, très opaques. Et là derrière, depuis +deux soirs déjà, les voisins entendaient de vagues fredons d'harmonica +et des murmures de chansons destinés à amorcer la curiosité que les +rideaux étaient chargés d'irriter encore. Or, comme Zanette venait de +passer devant le café des Arènes, près de tourner la ruelle et de +s'engager sur le quai pour aller au pont, elle s'entendit appeler par +une voix de femme: + +--Eh! la jolie fille, où vas-tu si matin? + +Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas +du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la +reconnaître, sans parvenir à s'expliquer où elle l'avait vue.... C'est +qu'aux vitrines des boutiques, ce matin même, elle avait aperçu les +fameux portraits où on pouvait admirer Rosseline, assise, debout, +souriante ou grave, ici l'air impérieux, là, l'air sentimental. + +L'inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas méchante. Zanette +s'arrêta. + +--Est-ce à moi, madame, que vous parlez? + +--Et à qui donc, ma toute belle? Il n'y a pas un chat dans la rue. +Regarde. Tout le monde est au marché ou sur la Place des Hommes... c'est +samedi. Où vas-tu si vite? + +--Je retourne chez nous; mon père m'attend. Mais... je ne vous reconnais +pas. + +--Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C'est que tu +ne m'as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le +crois! + +--Vous me connaissez? + +Machinalement Zanette fit tourner bride à son cheval et se rapprocha de +la dame. + +--Eh! oui... n'es-tu pas cette fille que nous avons saluée comme la +reine des fêtes, il n'y a pas longtemps, aux dernières courses des +plaines de Meyran? + +Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles. + +--Tu ne vas pas dire non, j'espère. Tiens,... je vois une chose que tu +vas perdre, si tu n'y prends garde... une chose qui me parle, que pour +sûr tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton +bonnet.... N'est-ce pas là, dis-moi, ma belle, la cocarde que t'a +donnée, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel? + +Zanette avait eu un geste rapide, involontaire; elle avait porté la main +à sa coiffure, et si brusquement qu'au lieu de saisir la jolie cocarde, +cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber. + +--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle. + +Rosseline s'était élancée, et, entre les galets roulés de Crau, qui sont +le pavage de la ville d'Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche. + +--Pardon, madame!... fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien +pardon et «gramaci!» + +La belle Arlèse eut alors un mauvais sourire. + +--Tu crois donc qu'on va te la rendre? dit-elle. + +Zanette vit le haineux sourire, l'expression maligne qui, brusquement, +rendaient laide la figure de la belle Arlèse. L'enfant jeta autour +d'elle un regard de détresse. Elle n'avait pas peur, non, mais elle +éprouvait un invincible sentiment d'angoisse. C'était le malaise que +donne aux âmes bonnes la présence des êtres mauvais. + +Elle eut mentalement un cri de prière, qui lui était familier: + +--O Notre-Dame-d'Amour, dit-elle en elle-même. + +Puis, tout haut: + +--Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la +rendriez-vous pas? + +--Comment t'appelle-t-on? interrogea brusquement l'impérieuse +Rosseline. + +--Zanette Augias, du mas de la Sirène en Camargue, où mon père est +bayle. + +La petite fille fit cette réponse avec fermeté et avec un certain air +d'orgueil. Elle était fière de l'honnêteté de son nom. Son père, un +brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance +des maîtres du château. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale +capable de lui résister. Elle se sentit bravée, et répliqua: + +--Je le savais, j'étais aux fêtes; là j'ai questionné des gens sur ton +compte.... Tu m'avais paru plus jolie.... Tu n'es pourtant pas mal, mais +trop petite... ma foi, oui! beaucoup trop petite! + +--Pourquoi me dites-vous cela, à la fin? répliqua Zanette pâlissante et +suffoquée. + +--Pardine! Tu prends les amants des autres! Elles ont bien le droit, les +autres, de juger celle pour qui on les laisse! + +--Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien, +mon père m'attend. + +Le cheval, obéissant à Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas +vers lui, et qui saisit la bride. + +--Lâchez mon cheval! dit Zanette qui, à cet affront menaçant, sentit la +colère gronder, plus grande que son pauvre coeur. + +--Non pas! car tu t'en irais, et je veux que tu m'entendes.... Il est à +moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, à moi, à moi, à moi! +S'il t'a fait, ce jour-là, une politesse,--tant pis pour toi, car elle +n'aura eu qu'un jour, comprends-tu?... Et je te souhaite pour ton +bonheur d'avoir été assez sage pour qu'elle n'ait aucune suite! Le mieux +serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu'il te +vienne encore, tu n'as pas fini de rire!... Voyez-vous ces campagnardes +qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville +d'Arles! Tu es fière de l'honnêteté de ton père, à ce que je vois, et +il paraît que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d'être un peu +honnête toi-même! Et pourquoi, dis, pourquoi m'as-tu volé mon galant? +voleuse! voleuse! voleuse! + +Elle secoua la bride du cheval qui reculait, piétinant avec impatience +les galets pointus où s'écaillait sa corne. + +--Me lâcherez-vous à la fin? cria Zanette toute indignée. + +Ses lèvres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la +tête et recula devant Rosseline. + +Alors, la petite fille de Camargue sentit frémir et bondir son sang de +Sarrasine. Sa fierté de fille libre des vastes plaines désertes s'émut +tout entière au plus profond d'elle-même. + +--La voleuse, c'est vous! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce +qui est à moi.... Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si +vous existiez seulement. Adressez-vous à qui vous doit des comptes. Et +surtout rendez-moi ce qui est à moi, je vous le répète! rendez-le moi! + +--Non! tu ne l'auras plus! + +Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite +cocarde qui, en un clin d'oeil, comme une fleur morte, comme un papillon +noyé, fut emportée au Rhône. + +Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache +était près de s'abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de +la rue étroite, à vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C'était +Martégas. Il ne connaissait encore ni le fameux café des Arènes ni la +belle Arlèse dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d'un +cheval des villes. + +Après un marché passé sur la _Place des Hommes_ où les travailleurs +viennent s'offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en +reconnaissance. Ses amis devaient l'y rejoindre. Martégas avait surpris +le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au coeur une sorte +d'amour mauvais et sauvage. + +De gré ou de force, il voulait l'avoir. Essayer de lui complaire était +le moyen le plus naturel, sinon le plus facile. + +--Lâchez-moi! lâchez-moi! cria plus fort que jamais la pauvre fillette +en reconnaissant Martégas, ce gardian chassé par son père, et pour qui +elle n'avait que de la répugnance. + +--Voleuse! voleuse! répétait Rosseline, tenant toujours le cheval par la +bride. + +Et de cette injure passant à d'autres, elle couvrit Zanette de toutes +les immondes paroles familières aux filles des rues, et que, chose +bizarre, elle prononçait si facilement et si abondamment pour la +première fois!... Mais elle s'interrompit tout à coup avec un cri de +douleur. La cravache de Martégas s'était abattue sur son bras qui lâcha +la bride. + +--Merci, Martégas! fit Zanette délivrée et surprise, et au grand trot +elle s'éloigna.... + +--Où vas-tu? cria-t-il, où vas-tu, petite? + +--A ma maison! + +--Bon! songea Martégas, je la rattraperai toujours. + +Rosseline et Martégas se regardaient. + + + + +XI + +DOMPTEUR. + + +--Et alors? fit Martégas, narquois. + +--Qui êtes-vous et que voulez-vous? dit Rosseline toute pâle. + +--Un client pour ton cabaret, voilà ce que je suis, la belle. + +--Et tu te mets dans la tête qu'après ton injure et le mal que tu m'as +fait, je te recevrai chez moi? + +--Il le faudra bien, ma fille. Ton métier veut ça et il paraît que tu +l'as choisi. A me recevoir mal tu perdrais la clientèle de tous ceux de +Camargue et de beaucoup du Rhône. Voyons, qu'aurais-tu dit, si j'avais +frappé fort?... Pourquoi insultais-tu la petite, une enfant que pour +ainsi dire j'ai vue naître?... Tu l'appelais voleuse, si j'ai bien +entendu. Que t'a-t-elle volé? + +--Ça ne te regarde pas. Passe ton chemin. Es-tu toi aussi de ses +galants, à cette fille? + +--Plût à Dieu! car à la vérité, j'espère bien le devenir. Elle est plus +gentille que toi, à mon goût du moins. + +Rosseline, de nouveau, était blessée au point le plus sensible. Elle ne +pouvait souffrir que même un indifférent lui préférât une femme, une +fille quelconque. Elle fut jalouse subitement du goût que cet inconnu +montrait pour Zanette, et ne sachant comment le punir, elle lui cracha +ce mot: + +--Lâche! dit-elle, lâche! + +--Veux-tu, dit-il en riant, que je recommence? + +Qu'il eût ou non l'intention de frapper encore, il leva sa cravache qui +était un nerf de boeuf. Alors, le ressentiment la saisit; un mélange de +colère et d'épouvante se fit en elle; la rage, la jalousie, l'envie, +l'impuissance déterminèrent l'exaspération folle. Elle arracha de sa +coiffe une épingle à grosse tête ronde, et piqua furieusement la jambe +du cavalier. + +D'un bond il fut à terre et, laissant son cheval libre en pleine rue, il +prit la fille par un bras. + +--Au secours! cria-t-elle. + +Il lui ferma la bouche, et la portant à moitié il la poussa contre la +porte du cabaret dont les vitres éclatèrent et qui s'ouvrit toute +grande. + +--Ah! gueuse! ah! coquine! ah! tu veux en tâter, cavale? + +Il la tenait par le bras, et d'une saccade brusque il la renversa sur le +carreau. Puis, penché sur elle, un genou en terre, il la souffleta. Elle +se couvrit le visage avec ses mains. Les coups tombèrent alors drus et +pressés sur ses cheveux qui se dénouèrent; la coiffe fut lancée au +loin.... Elle se taisait, farouche, les dents serrées, avec seulement +une saccade de respiration plus forte à chaque coup. Les coups sonnaient +sourdement. Tout de suite, elle comprit très bien que ce redoutable +jouteur mesurait sa force, ne voulait pas la tuer... il l'épargnait.... +Cette réserve lui parut une sorte de suffisante tendresse mêlée à la +brutalité; cette retenue lui semblait caressante; elle en jouissait.... + +--En as-tu assez, réponds? Recommenceras-tu, dis? réponds; mais réponds +donc, réponds, je te dis! + +Elle était étendue à terre de tout son long. + +Il la prit par ses longs cheveux dénoués et marchant sur les genoux, il +la secoua, la traîna sur le carreau; mais elle, continuant à comprendre +que s'il eût voulu il l'eût brisée, sentait toujours comme une caresse +sous les coups,--et elle ne répondit pas, ne désirant peut-être pas +être lâchée par ce poing terrible, qui l'épargnait. + +Il la laissa enfin. + +--Lève-toi, dit-il. Donne-moi à boire. + +Elle se leva, le visage tout démonté, les lèvres molles, l'oeil humide +et brillant, ses cheveux épais, lourds, traînant jusqu'à terre. + +Il la trouva belle à ce moment. + +Elle le trouvait beau, l'hercule aux épaules carrées. + +--Coquin de sort! Quel homme! songeait-elle, en le toisant des pieds à +la tête. + +--Écoute, dit-il, il faut me promettre une chose. Alors, nous serons +bons amis. Laisse tranquille la petite. + +Elle ne répondit pas; il se rapprocha, et le visage contre le sien: + +--Tu entends bien? Tu laisseras tranquille la petite?... il faut +promettre. + +En réponse, l'envieuse pinça le bras du gardian et tordit la chair +entre ses doigts. Il ne comprenait pas que, déjà, elle était jalouse de +lui. + +--Ah! tu en veux encore? + +Il l'avait ressaisie, renversée, assise sur un tabouret et il tenait à +deux mains sa tête qu'il fit sonner plusieurs fois contre le bois d'une +table. + +--Promets! promettras-tu? Que t'a-t-elle fait, cette petite? + +Rosseline se décida à parler. + +--J'étais la maîtresse de Pastorel, un que pour sûr tu dois connaître... +il me quitte pour l'épouser. Je ne veux pas! je ne veux pas qu'il +l'épouse! + +--Ça n'est pas une raison pour l'insulter, elle. C'est une innocente, +dit Martégas. + +Rosseline vivement répliqua en serrant les dents: + +--Tu l'aimes donc aussi, toi, cette fille? Non, je ne promets pas. Je la +hais! + +Alors tout à coup il l'embrassa.... Elle le mordit. + +--Écoute, siffla-t-elle.... Prends-la et tu m'auras... comprends-tu? + +Elle ne voulait pas que Zanette devînt la femme de Pastorel. Pour qu'il +ne l'eût pas, elle la livrait à celui-ci.... + +L'horrible marché plut au bandit. + +--Ça va! dit-il en riant. Deux au lieu d'une! Je pars tout de suite. Un +coup d'_aïgarden_ et mon cheval! + +Peut-être se fût-il attardé auprès de Rosseline, s'il n'avait pas songé +que jamais plus il ne retrouverait occasion meilleure de poursuivre +Zanette. Et puis, par la porte du cabaret grande ouverte, des enfants, +même un homme, depuis un instant, regardaient. + +Elle lui servit à boire, en le couvant des yeux. + +--Mon cheval, à présent! + +Lui, n'y faisait pas attention. + +Un passant, voyant ce cheval libre, l'avait attaché à l'anneau. Martégas +se mit en selle. + +--A bientôt, ma fille. Nous nous reverrons bientôt. + +Ils se souriaient. + +Debout sur le seuil de son cabaret, la belle Arlèse regarda s'éloigner +le gardian Martégas et, toute chaude encore de la lutte, elle songeait, +en renouant ses cheveux: + +--Ah! si ce Pastorel m'avait traitée ainsi, comme je l'aurais aimé, +lui! + + + + +XII + +LA POURSUITE. + + +Martégas ne tarda pas à apercevoir, loin devant lui sur la route, la +petite cavalière.... Tout de même elle avait eu une demi-heure d'avance, +et il ne la joignit qu'après avoir couru près de deux lieues. + +Par bonheur pour elle, elle ne s'était point trop hâtée, trottant et +marchant au pas tour à tour, et sa bête était reposée. Ces allures +convenaient à sa réflexion triste mais non pas irritée. + +Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme?... Et pourquoi non? N'était-ce +pas son droit? La galanterie qu'il avait faite à Zanette, le jour des +courses de Meyran, prenait tout à coup son vrai sens aux yeux de la +petite. Elle allait jusqu'à deviner une querelle entre cette femme et +lui, un mouvement de dépit, et c'était pour affronter cette _autre_ +qu'il était venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main +devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue... qui maintenant s'en +était allée, tombée au ruisseau, flétrie, noyée, perdue comme son rêve +d'un jour.... + +Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle était vaillante et +puis... un rêve n'est pas un sentiment. Elle avait rêvé, voilà tout. Son +désir d'aimer, son désir de la seizième année s'était posé un instant +sur ce Pastorel, mais en vérité non, elle ne l'aimait pas encore. +Pourquoi l'eût-elle aimé?... + +Ce qui lui faisait le plus de peine, après tout, c'est qu'une si vilaine +femme l'eût, dans la rue, arrêtée, injuriée.... Et Zanette avait +l'impression de s'être heurtée à une de ces mauvaises figures qui, dans +les songes, vous oppressent, vous empêchent de respirer, de courir, de +vous éloigner d'elles à votre guise. Elle avait peur maintenant, seule +en présence de ce souvenir, bien plus que tout à l'heure devant la +réalité!... + +Elle se disait que ce n'était pas fini, que cette femme inconnue aurait +une influence sur toute sa vie. Comment? Elle ne savait pas. + +L'intervention de Martégas la préoccupait aussi. Comment, pourquoi +avait-il à ce point été secourable pour elle, lui qui, on le savait, +avait été chassé de la ferme par maître Augias? Cependant il l'avait +défendue! il était allé jusqu'à frapper de sa cravache cette femme!... +Sans doute il la connaissait... il était le rival de Pastorel +peut-être!... Si cela était, qu'arriverait-il entre eux?... quelque +chose pour sûr.... Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l'aimait donc +un peu?... elle l'aimait encore? Qu'est-ce que tout cela veut dire, +bonne Notre-Dame-d'Amour? + +Lorsqu'elle se retourna, au bruit de galop qui venait derrière elle, et +qu'elle reconnut Martégas, elle eut un mouvement d'effroi, vite réprimé. +Elle ne se rappelait rien de précis qui lui fût un personnel sujet de +rancune contre cet homme, mais il lui était resté, depuis l'enfance, une +confuse aversion, une répugnance contre ce colosse brutal, qui avait +trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taillée, jamais +peignée, vilaine.... Elle éprouvait un peu, en songeant à lui, ce +qu'elle ressentait, toute petite, lorsqu'on lui parlait de l'Ogre ou de +Barbe-Bleue. + +Maintenant, elle refusait de s'abandonner à son antipathie. + +--Il m'a rendu service, il m'a défendue, songeait-elle. + +Et, dans la pureté de son coeur, elle se reprochait sa répugnance comme +une faute. Elle attendit donc, quoique sans s'arrêter, le cavalier qui +accourait derrière elle.... Elle n'avait pas à s'étonner qu'il fît ce +chemin... il revenait en Camargue, voilà tout. Il allait sans doute +passer devant elle après qu'elle l'aurait de nouveau remercié.... Sans +doute il était pressé, puisqu'il galopait.... + +--Eh bien, petite, es-tu contente? + +Il la tutoyait; cela lui déplut; il continua: + +--Je ne suis pas fâché de te rattraper pour parler un peu de l'affaire. +Je lui ai réglé son compte, sais-tu, et payé d'une bonne raclée son +insolence avec toi!... + +Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il +lui apprit le nom. + +--Oui, oui, je l'ai battue «comme on bat les poulpes pour les +attendrir». J'espère que ça te fera plaisir.... Et quand je pense qu'il +y a une heure je ne la connaissais pas!... Je venais là par hasard, +envoyé par les amis, pour voir le café nouveau.... Je t'ai reconnue et +alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l'ai +abordée?... Il y en a qu'il faut mener comme on mène les cavales! Ce +n'est pas toi, hein, qu'il faudrait traiter comme ça? Du premier coup on +te casserait, pechère! + +Zanette pensait qu'en effet si on l'avait battue, elle n'aurait pu le +supporter. Elle serait morte,--oui,--de rage et de honte. Les coups, +pour elle, ne pouvaient représenter que l'insulte. Qu'on y pût trouver +un plaisir, ça, par exemple! elle ne l'imaginait pas. + +--Vous avez eu tort de la battre, à cause de moi surtout, monsieur +Martégas! J'en suis fâchée... et cependant, pour le secours que vous +m'avez donné, je vous remercie, et mon père, bien sûr, vous remerciera +mieux encore. + +Martégas sentit qu'il inspirait, pour l'instant, une manière de +confiance, et il jugea politique d'apprivoiser la petite, avant tout. + +--Figurez-vous que j'y vais, voir votre père, mademoiselle. On m'a parlé +du fameux cheval dont vos maîtres feront présent à qui l'aura dompté, et +je veux essayer l'affaire. Qu'en dites-vous? + +Zanette jugeait qu'un si beau, si fier cheval, n'était pas fait pour le +lourd et brutal bouvier qui trottait à ses côtés, mais, naturellement, +elle ne laissa rien deviner de sa pensée. + +--C'est bien, dit-elle. C'est un beau cheval. + +Il y eut un silence embarrassé; chacun cherchait ce qu'il fallait dire. +Zanette aurait bien voulu interroger Martégas sur cette Rosseline, sur +Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux êtres qui représentaient +pour elle l'une la haine, l'autre l'amour. + +Elle n'osait pas. Et lui ne se souciait guère d'éveiller en elle le +souvenir de l'homme qui, pensait-il, était devenu son amoureux, son +fiancé sans doute. Il était sûr d'apprendre tôt ou tard la vérité +là-dessus. D'ailleurs, que lui importait! il voulait la petite, voilà +tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur; il la voulait pour +deux raisons maintenant, pour elle-même et aussi parce que l'autre, +cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup +double! Cette perspective lui plaisait fort; il riait en lui-même. Il +comprenait que Rosseline était femme à tenir une promesse de ce genre +plutôt que toute autre; il sentait qu'elle devait sérieusement désirer +une chose qui perdrait Zanette et désespérerait Pastorel, la vengerait à +la fois de la fillette et du galant. Voilà ce que pensait Martégas et il +pensait aussi qu'en compromettant irrémédiablement Zanette, il +arriverait à l'épouser peut-être, après qu'elle aurait servi de trait +d'union entre Rosseline et lui! Il tromperait ainsi sur un point la +belle patronne du café des Arènes; il gagnait, à cet arrangement, une +maîtresse et une femme. La gentille Zanette était un bon parti pour +lui... et honorable! La belle Rosseline serait une maîtresse de quelque +rapport. Avec un bon nerf de boeuf, il la mènerait à tout. En la +secouant, il en ferait tomber de l'or, comme d'un prunier il tombe des +prunes! + +Tout cet avenir s'agitait dans l'esprit de Martégas. Tout cela était +simple et facile. Ses intérêts étaient d'accord avec sa passion de +taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe épaisse il eut un affreux +sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise. + +Zanette vit l'éclair des yeux et elle se sentit en péril. Déjà, depuis +un instant, bien que trompée sur les intentions de Martégas par +l'intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle +éprouvait, au fond d'elle-même, ce malaise, ce serrement de coeur qui +trouble l'agneau devant le loup. + +--Tenez, monsieur Martégas, je vais vous dire... il ne serait pas bon +pour moi qu'on me vît ainsi toute seule marcher à côté de vous, en +causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous +m'avez secourue et je vous en remercie. Venez à la ferme; mon père vous +remerciera; il faut nous quitter, monsieur Martégas; je puis prendre par +ici, à travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par +la route. + +Ce n'était pas l'affaire du gardian. Toutefois, il ne se récria pas, +afin de ne pas effaroucher la fille, et il répondit d'un ton naturel: + +--Par ma foi de Dieu! vous avez peut-être raison, demoiselle: mais, +croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le fossé qui longe +la route--voyez--est ici trop large et trop profond.... Il se rétrécit +là-bas.... Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage. + +Elle jugea qu'il ne serait pas bien honnête d'insister. Elle ne se +rappelait pas que, plus loin, le fossé au contraire allait s'élargissant +jusqu'à être infranchissable. + +Et de temps en temps il lui disait: + +--Le «pas» est plus loin, demoiselle, je le croyais plus près.... +Avançons.... + +Puis il parlait d'autre chose: + +--Vous êtes jolie, savez-vous? + +La petite fronça le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la +blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants. + +--Tu es si mignonnette, l'enfant, si petitette. Mais, c'est là ce qui, +en toi, me plaît tellement que j'en rêve il y a beau temps.... Si tu +veux que je te dise, eh bien, du temps que j'étais loué chez ton +père,--tu n'avais pas treize ans alors,--déjà tu me plaisais, de vrai, +et déjà je pensais à toi comme à une femme! + +Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit coeur. +Elle n'en laissa rien paraître, seulement, son talon battit +involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu'elle dut +retenir. C'est le même instinct qui fait s'entr'ouvrir les ailes de +l'oiseau effarouché,--mais il les referme bien vite, si le renard, en +arrêt, le guette. Il espère encore échapper en se rasant, ou en glissant +sous les herbes. + +Le cheval de Martégas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit +dans sa main énorme le tout petit bras. + +--Une enfant! dit-il tout bas. + +Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle +comprit qu'il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout. +Elle était à sa merci. + +Martégas s'animait. L'ogre apprêtait ses dents. + +Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche, +cherchant, dans sa tête, comment elle pourrait prendre assez d'avance +pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait à boire? il +descendrait de cheval pour aller à un puits.... Pendant ce temps elle +effraierait le cheval de Martégas et elle partirait au galop.... + +La petite vaillante était épouvantée, comprenant bien qu'il ne tomberait +pas dans ce piège enfantin. + +Et elle faisait partager involontairement ses émotions à Griset qui +doublait le pas. + +--Pas si vite, que diable! dit Martégas. + +Il avait la face congestionnée, les pommettes toutes rouges, luisantes +sous la peau tendue, comme lorsqu'il était ivre. + +--Pas si vite! Où tu vas, je vais. J'ai à voir ton père, et puis, que +diable! il peut attendre.... J'ai des choses à te dire, beaucoup.... Et +pareille occasion de n'être pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas +souvent.... Tu avais peur qu'on nous voie, tout à l'heure? Le désert est +tout vide, il se fait midi.... Il faut être enragé pour courir la plaine +à cette heure.... Pas une plume dans l'air.... Voici justement de +l'ombre tout près de la route, un joli bosquet de pins verts.... +Descends de cheval et viens là, à l'ombre. + +Penché sur la selle, il la pinça vilainement à la taille avec ses deux +gros doigts. + +A ce moment, loin devant eux, l'oeil perçant et désespéré de la mignonne +aperçut le providentiel secours. + +--Notre-Dame-d'Amour! dit-elle tout bas. + +Et elle dit tout haut: + +--Les gendarmes! + +Martégas tressaillit. Il n'avait pas seulement des remords, Martégas, +mais beaucoup de méfaits à son compte et il craignait toujours qu'ils +ne fussent pas tous ignorés.... + +Il se mit à rire. + +--Nous ne faisons pas de mal, dit-il. + +Les deux gendarmes s'avançaient au grand trot. En arrivant près de +Martégas, avec qui ils avaient maintes fois causé, aux jours de fête, +quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le +brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Martégas et n'était pas +fâché, à l'occasion, de lui regarder de près le blanc des yeux.... +Encore un que Martégas n'aimait guère. + +--Ah! c'est toi, Martégas?... J'ai besoin d'un renseignement.... Il fait +chaud, hein? + +Martégas dut s'arrêter. + +Zanette n'en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien +dire. Le gendarme comprit qu'il impatientait le gardian en l'arrêtant de +la sorte, et s'amusa à la retenir un peu plus qu'il n'aurait fait sans +cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Martégas, furieux sans +le montrer, répondit à tout, mais à la fin il fit sentir l'éperon à son +cheval qui se cabra. + +--Mon cheval s'impatiente à cause des mouissales. Adieu, brigadier; +j'accompagne chez son père la jolie fille que vous avez vue. C'est +Zanette Augias, de la ferme de la Sirène.... + +Et Martégas mit son cheval au galop. + +--Une fille bien gardée! grogna le brigadier, qui s'en retournait à +Arles avec son compagnon. + +Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derrière eux était +vide. Martégas avait aperçu, loin de la route qu'elle avait quittée, +filant à toute volée à travers la plaine déserte, sous le soleil de +midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d'avance. +Une fureur le prit. Dépit, colère, désir de satyre, désir aussi de +centaure, d'homme de cheval qui ne veut pas être vaincu à la course. +Et, franchissant d'un bond énorme le fossé de la route, il s'élança à +la poursuite de la légère cavalière.... + +Légère en effet! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que +le roitelet de la légende emporté au fond des airs sur la queue de +l'aigle. + +Griset, qui rentrait vers l'écurie, vers le repos, vers les endroits +familiers,--volait, allongeant la tête, le cou, le corps, la queue, les +pattes... il volait, filait, horizontal comme une flèche.... + +--Dzira! criait-elle.... + +Elle avait adopté, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui. +Encore un mot zézayé comme son nom. Il lui était venu aux lèvres, un +jour, en poussant son cheval; elle l'avait répété en pressant Griset du +pied, en le touchant de la cravache; et maintenant Griset n'avait besoin +jamais d'aucune autre excitation. + +--Dzira! sifflait-elle à voix basse. + +Et dans ce mot, qui sonnait comme le désir, il y avait pour Griset, une +magie infaillible. + +«Il ira!... Griset ira! Le Gris ira!» Dzira! c'est peut-être de ces +assonnances qu'était né le cri de départ de la fillette, habituée dès sa +plus petite enfance à monter les chevaux de la manade. + +Sur Griset, elle ne craignait rien; elle tenait sur lui comme l'oiseau à +la branche que le vent peut secouer. + +--Dzira! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la +délicieuse vitesse redoubler.... Elle se retourna et vit Martégas. +Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands +chevaux et Martégas, excellent cavalier, était par bonheur un cavalier +pesant. La lutte était par là heureusement inégale. Le bouvier le +sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montré l'intention +d'atteindre Zanette, en avoir le démenti. + +Il assura son chapeau sur sa tête, se dressa un peu sur ses étriers +fermés qu'il chaussa jusqu'au fond, et se mit à faire tourner rapidement +dans sa main droite le nerf de boeuf qui était sa cravache. Le bruit +continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du +cheval qui la connaissait bien. Tout de même, c'était un cheval plus +fort que celui de Zanette. Et il n'avait pas, comme Griset, fait ses +vingt kilomètres, ce matin.... Martégas gagnait du terrain, il reprit +espoir. + +--Voyez-vous, la coquillade! murmurait-il. + +La coquillade est un des noms de l'alouette huppée, l'alouette de pays, +toujours perchée sur motte ou sur roche,--et qui ne se laisse pas +facilement approcher. + +Alouette ou caille,--Zanette s'envolait, mais la lourde tardarasse, +l'aigle bâtard, volait aussi et comptait bien l'atteindre. + +Zanette fit une faute. Martégas du moins le crut. Au lieu de continuer +sa route tout droit vers la ferme,--dont ils étaient séparés encore par +plus d'une lieue et demie,--elle tourna brusquement à angle aigu, comme +si elle voulait se laisser rapprocher. + +Ce fat énorme le crut d'abord. + +--Voyez-vous, ces filles! se dit-il en riant. + +Et plus fort que jamais, il fonça vers elle. Il pouvait maintenant +distinguer son joli visage. + +...Il pensa aussi que peut-être elle avait vu un obstacle et qu'elle +avait été forcée à cette manoeuvre. + +--Dzira! criait Zanette, et après un bond ailé qui lui fit franchir un +fossé, elle continua sa galopade furieuse..., mais Martégas gagnait du +terrain.... Voilà que Griset ralentissait sensiblement son allure.... +Martégas redoubla d'efforts. Son nerf de boeuf, sifflait, tournoyait +toujours.... La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son désir +sauvage.... Il laissait aller son cheval..., il lui laissait choisir les +endroits où poser les pieds, ne s'occupant que de le maintenir tout +droit dans sa direction. Cela même était inutile. Le cheval de Martégas +courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait. +Deux cent mètres, puis cent mètres à peine séparaient du gibier le fauve +chasseur... il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval, +se rendait, de lassitude sans doute, de volonté peut-être.... + +Tout à coup, Martégas comprit.... Trop tard! Griset, habilement ralenti +à l'ordre de sa maîtresse, entrait sur un fond argileux; il entrait au +galop, mais d'un train raisonnable, sur un terrain résistant, mais +gluant à la surface, pour ainsi dire savonneux, qu'il connaissait bien, +comme tous les chevaux du pays camarguais. Après les premières foulées +sur ce sol particulier, il raidit, en une retombée adroite, ses quatre +jambes nerveuses et se mit à glisser, ainsi planté, sur ce sol gras, où +ses sabots sans fer creusaient des rainures. + +Ce que voulait Zanette pouvait ne pas réussir pour plusieurs raisons, +si, par exemple, Martégas eût bien connu cette région de la plaine +immense. Son cheval lancé sans prévoyance, éperdument, sur cette +dangereuse surface, écrasé par le poids d'un cavalier trop lourd, +fléchit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux, +envoya Martégas la continuer tout seul, roulé sur lui-même comme un +lièvre.... Le cheval aussi glissait quelques mètres, tout couché à +terre, mais le bouvier ne s'arrêtait plus de filer sur le dos, si bien +que sa ridicule et cruelle glissade vint s'achever à trente pas de +Griset que Zanette avait arrêté, doucement, bien prudemment. + +Elle voulut pourtant ne pas l'irriter par trop, ce Martégas. + +--Écoute, Martégas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet +qu'il était. Écoute, je te promets de ne rien dire à mon père. Tu +pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval.... Et Sultan, je +pense, sera à toi.... Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgré +elle,--car le tien--j'en ai peur,--aura les jambes quelque temps +malades. Mais ce n'est pas ta faute; je t'ai attiré sur ce fond, où les +chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais deviné, tu +serais à cheval encore.... Chacun se défend comme il peut--mais je +n'oublierai pas, crois-moi, que ce matin même, tu m'as joliment tirée de +peine. Adieu. + +Elle s'éloigna. + +Martégas se taisait, étourdi, abasourdi. Bien que ce sol fût élastique, +la chute avait été terrible. Demeuré seul, le gardian resta sur place +quelque temps, puis se traîna vers son cheval, prit, dans les fontes de +sa selle, une petite gourde d'eau-de-vie qu'il accola. Et, se traînant, +au bord de ce fond d'argile, jusqu'à l'ombre d'une touffe de tamaris, il +attendit que la boue qui souillait ses vêtements fût assez sèche pour +être grattée et que l'étourdissement eût passé. + +Il arriva, le soir, à la ferme de la Sirène, car jamais Martégas ne +lâchait prise. C'est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des +serres aiguës et un bec recourbé. + + + + +XIII + +L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS. + + +Quand Martégas approcha de la ferme de la Sirène, les deux grands chiens +de garde, des chiens du pays semblables à des terre-neuve, se mirent à +hurler à la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et +Martégas à son arrivée devant la ferme, put apercevoir Zanette qui, +l'ayant vu de son côté, vivement disparaissait dans la maison. + +Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de +l'eau-de-vie; il avait mangé et bu. Et restauré, brossé, rafraîchi, +ayant bouchonné son cheval avec une poignée d'herbe sèche, brûlée déjà +au soleil de juin, il arrivait prêt à toutes les luttes. + +Un valet d'écurie, nouveau apparemment, le reçut devant la ferme. + +--Le bayle Augias? demanda Martégas. + +--Il vous attend, si vous êtes le gardian Martégas, répondit l'homme. Il +vous attend, il est malade; je conduirai à l'écurie votre cheval. + +--Donne-lui de l'avoine, seulement de l'avoine, dit Martégas; il n'a +besoin que de cela.... Où est le bayle? + +Le valet de ferme désigna du doigt la porte de la ferme. + +--En bas, dit-il; entrez. + +Et il emmena le cheval. + +La porte de la ferme était ouverte. Martégas écarta la toile de +protection qui arrête les mouches et tamise la lumière. + +--Bonjour! La bonne santé! dit-il. + +Assis dans la salle basse, sous la huche à pain en bois sculpté, entre +l'horloge à gaine et la table, maître Augias, ayant résolu d'être +aimable avec ce gardian qu'il avait chassé, mais qu'il jugeait utile de +ménager comme dangereux,--répliqua: + +--Bonjour.... C'est toi Martégas? je t'espérais; ma fille m'a dit que tu +allais venir, t'ayant parlé sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le +vin t'attendent. Bois, si tu as soif; mange, si tu as faim. Le pain +n'est pas très tendre, mais le fromage est frais. + +Martégas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle +n'avait rien dit à son père. + +--Merci, fit-il, je n'ai pas faim, mais je trinquerai avec vous.... Vous +êtes malade? + +--Ce n'est rien. La fièvre. L'accès est passé. + +--Et votre fille, elle va bien? dit Martégas. + +--Verse-toi du vin toi-même, fut la réponse d'Augias. + +Le gardian fronça le sourcil. + +--Quel vent t'amène? demanda maître Augias brusquement. + +--Votre fille ne vous l'a pas dit? + +--Elle m'a dit seulement qu'en passant près d'elle au galop, tu lui as +crié: Je vais chez ton père. + +--Eh bien donc, maître Augias, je viens pour le cheval. + +--Quel cheval? + +--Sultan, donc! + +--Qu'est-ce que tu lui veux? + +--N'a-t-on pas fait dire qu'à celui qui saura s'en rendre maître et le +monter convenablement, il sera donné en cadeau? N'est-ce pas l'intention +des maîtres et la vôtre, bayle? + +--C'est l'intention et l'ordre formel des maîtres, et je le regrette, +dit maître Augias. Ils ont reçu des plaintes de nos gardians, oui, des +lettres de plainte! Et ils m'ont ordonné de me défaire ainsi du cheval. +Je dois obéir, mais, pour dire la vérité, cela m'ennuie. Le cheval est +beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait +une manade de princes. Je sais bien que l'animal est aussi difficile et +dangereux qu'il est beau. Il attaque souvent les autres bêtes, de +lui-même, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux +gardians,--mais le métier de gardian est un métier terrible, chacun le +sait, un métier de soldat. Le métier veut qu'on souffre. Toujours à +cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, être +sans cesse exposé aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint +de ces périls-là, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon +sort! Ah! de mon temps, un qui aurait grogné pour une chute de cheval ou +pour un coup de pied de bête, même reçu en pleine figure, on ne +l'aurait, ma foi de Dieu, plus regardé! Les gardians se seraient +détournés de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout +change, c'est le siècle! + +Maître Augias alluma sa pipe et répéta cette expression populaire des +paysans de là-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps: «C'est +le siècle!» + +Les prétentions de son ancien valet déplaisaient à Augias; il bavardait +pour se donner le temps de chercher en sa tête un moyen sinon d'écarter, +au moins d'ajourner la demande de ce Martégas. + +--Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit +Martégas. Et je prendrai bien le cheval! + +--Tu le prendras? dit le bayle souriant, tu le prendras... s'il veut se +laisser prendre. C'est un oiseau; il a des ailes. Et pour le glissement +entre les mains, c'est une anguille. Pour tout le reste, un diable. + +--Je le prendrai, moi! dit Martégas. Quand peut-on? + +--Ah! voilà, mon homme! dit le bayle qui, ainsi pressé, répondit au +hasard:--Ah! voilà! c'est que déjà un autre doit essayer ce que tu veux +toi-même.... Il faudrait attendre. + +--Et qui donc veut essayer? + +Mis au pied du mur, maître Augias prononça le premier nom qui vint à sa +pensée: + +--Jean Pastorel, dit-il. + +Martégas se frappa la cuisse du poing. + +--Il est encore là, celui-là! dit-il. + +--Comment, encore là? + +--Oui, dans toutes les affaires dont je m'occupe, je le retrouve +toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel; ça m'ennuie. Enfin!... il +faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.... Et quand vient-il pour +essayer de prendre le cheval, ce Pastorel? + +--Après-demain, répliqua nettement le bayle, s'affirmant dans son +mensonge. Si tu veux être ici après-demain, dès la pointe du jour, la +manade sera proche; nous irons tous. + +--C'est dit, fit Martégas. + +Maître Augias venait de prendre la résolution d'aller, dès le lendemain, +chercher lui-même Pastorel. Il continuait à ménager Martégas mais il +n'entendait pas qu'il eût le cheval; il avait pour cela ses raisons. + +Il y eut un long silence. Martégas buvait, se demandant où était Zanette +et s'il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imaginé, parvenir à lui +parler un peu, seul à seule.... Le bayle, repassant en lui-même tous les +motifs de colère et de mépris qu'il avait contre Martégas, se sentait +repris d'une envie sourde de le mettre à la porte. Il s'en voulait de le +recevoir si bien, de le faire asseoir à sa table, de lui donner de son +pain, de son vin; mais il se répétait en lui-même qu'avec celui qu'il +appelait tout bas, quelquefois tout haut, une «canaille», un peu de +politique était nécessaire. + +Tous deux fumèrent assez longtemps en silence. Puis Martégas, d'un air +dégagé, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y étaient de +son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu'il connaissait. +Cette aisance, qui était une manière d'insolence, irritait le vieux, en +dedans. Sa fièvre peut-être se mit à le travailler un peu; il s'agita +sur sa chaise, et n'y tenant plus: + +--Quand pars-tu? dit-il. Je t'ai assez vu! je suis malade. Tu reviendras +après-demain, puisque je dois obéir aux ordres des maîtres et donner le +cheval à qui le prendra.... Seulement Pastorel a demandé avant toi. +Voilà. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j'en +serai content.... Je ne suis pas payé pour t'aimer. + +--Vous avez la rancune longue!... fit Martégas. Allons, vieux, je m'en +vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens.... On s'en va!... +Mais je reviendrai. Je serai là après-demain matin. Et je crois bien +que Pastorel manquera son coup... et je serai, moi, le soir même, mieux +monté qu'un empereur!... Adieu, maître Augias.... Ne peut-on voir votre +fille? Elle se fait jolie, savez-vous? + +--Je te défends de me parler de ma fille! cria Augias exaspéré tout à +coup. En voilà assez, va-t'en! Tu te moques de moi, je pense! mais, +coquin de sort! je ne le souffrirai pas! + +--Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle? Pourquoi? +expliquez-vous un peu. + +Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu'Augias partit tout +de bon; il se débonda: + +--Pourquoi? pourquoi? criait-il. Il demande pourquoi!... Que la fièvre +m'étouffe s'il ne le sait pas, le pourquoi! Pourquoi je dis que tu te +moques? Parce que si tu avais quelque chose là (Augias se frappait le +coeur) tu n'aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut +plus!... En te voyant reçu comme je viens de le faire, tu aurais dû, +après avoir eu le tort de venir, comprendre qu'il fallait t'en aller au +plus tôt...! Mon oeil est vieux, mais il voit plus clair que tu ne +penses, compère! j'ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire, +vois-tu, je sais de tes manières, camarade! j'en connais plus long que +tu ne crois, mon homme! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te +vois pas, je suis content.... Tu as du front, de venir ici, pour prendre +ce cheval!... mais tu ne l'auras pas, j'espère. Oui, tu as du front! tu +devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t'ai chassé.... Tu +étais chargé de l'écurie du château et de la ferme. Vingt chevaux à +panser, à dresser; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours. +Comment les traitais-tu? dis, réponds! Tu oubliais de les faire +boire,--et quand ils se fâchaient, tu les battais comme un sauvage. Tu +m'en as gâté plus d'un, car les chevaux sont ce qu'on les fait!... Et tu +veux avoir, toi, ce cheval de prince! Il mourrait de désespoir et de +honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups!... Ah! tu +veux le prendre? Tu peux essayer, c'est entendu; j'y suis consentant, +parce que j'espère bien te voir, la première fois que tu essaieras, +envoyé en l'air cul par-dessus de tête, comme un paquet de linge sale +que tu es! + +Et maître Augias conclut: + +--En te chassant comme j'ai fait, bête brute, j'ai nettoyé mon écurie! + +--Je vois, dit Martégas tranquillement, que vous avez la fièvre, bayle. +Les visions vous tiennent.... Adieu, je m'en vais. Le bonjour à votre +fille.... + +Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d'une voix basse, pleine +de colère contenue: + +--Martégas! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, même pour lui faire +dire simplement bonjour... Écoute. Tu as à ton compte plus d'un méfait +dont on a cherché bien loin les auteurs.... Plus d'une manade a perdu +des bêtes qui n'ont pas été perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a +été trouvé mort, au bord du Vaccarès, tu as été le seul à savoir, hein? +comment lui était arrivé le malheur.... Ce n'est pas tout; il y a des +filles qui se plaignent de toi; me comprends-tu bien? Ne parle jamais de +la mienne à personne, pas même à moi!... Si je t'ai chassé d'ici, ça +n'est pas seulement parce que tu salissais l'écurie!--C'est clair comme +la bonne clarté du jour, hein, ce que je dis?--Si je t'ai chassé c'est +aussi parce que la manière me déplaisait dont tu regardais les +filles--même ma petite, entends-tu, qui était alors presque une enfant! +Garde donc bien ta langue et ta canaillerie là-dessus,--ou, vrai comme +je suis Augias! c'est moi, moi, qui te mettrai dans la tête une balle +de mon fusil! Et pas un père, en Camargue, et pas un gendarme en Arles +ne me donnera tort, tu entends? + +Augias parlait bas, et Martégas se contint. + +--A après-demain matin, maître Augias! dit-il avec une insolence sourde +et menaçante. + +Il dit encore: + +--Je l'aurai, votre cheval! + +Et mentalement il ajoutait: + +--Et aussi ta fille! + +Maître Augias lui montrait la porte.... Le brave homme avait perdu le +fruit de sa politique. Après avoir bien reçu le gardian, il lui avait, +n'y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de +Martégas, les pires levains de rancune et de haine étaient maintenant +soulevés. + + + + +XIV + +NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI! + + +Le père Augias n'eut pas grand'chose à expliquer à sa fille. + +--J'ai tout entendu, lui dit-elle, mais je ne savais pas que Pastorel +dût venir? + +--Il ne doit pas venir, j'ai menti, dit Augias, il le fallait, pour me +débarrasser de ce Martégas. J'aurais dû lui dire tout de suite et tout +simplement que je ne lui permettais pas d'être de ceux qui essaieront de +prendre le cheval... je n'ai pas osé d'abord... j'ai eu peur de lui, +s'il faut que je le dise... peur de lui... oh! pas pour moi.... C'est un +mauvais coureur de filles, capable de tout... il connaît trop bien la +maison!... Aussi, vois-tu, j'ai hâte de te voir mariée, quoique +jeunette. Je peux, d'un moment à l'autre, te manquer... il faut que j'y +pense, à cela. Et donc, c'est au hasard, sans réflexion, que j'ai parlé +à Martégas de ce Pastorel;--me voilà forcé maintenant d'aller le +chercher!... Eh bien, tant mieux! car celui-ci, c'est, je pense, un mari +comme il te faudrait. Il faut que tu sois protégée. + +Zanette rougit un peu: + +--Vous le connaissez donc, mon père? fit-elle. Vous ne m'aviez pas dit +ça. + +--Par prudence, c'est vrai, je n'ai rien dit le jour des fêtes; je le +connaissais seulement un peu, je voulais être sûr que le bien qu'on dit +de lui est véritable; j'ai pris, depuis ce temps, mes renseignements; +j'ai même vu sa mère, à Silve-Réal. Ça n'est pas loin des Saintes, et +j'irai là, demain, pour le chercher.... C'est un brave enfant.... + +Augias ne disait pas tout. Il connaissait l'histoire de Rosseline, mais, +pensait-il, Pastorel se débarrasserait de cette mauvaise femme, en +brave homme qu'il était, avant longtemps. Quand il reverrait Zanette, il +oublierait facilement sa méchante aventure avec la belle Arlèse. Ainsi +pensait Augias, et il ajouta: + +--Il y a bien, pour l'heure, un empêchement qui vient de lui, à ce que +m'a dit sa mère... mais je ne suis pas inquiet; il comprendra où est son +bonheur. + +Zanette comprit l'allusion et elle se tut. Heureuse de sentir son père +favorable à Pastorel, elle s'étonna d'éprouver ce bonheur-là. +Décidément, elle l'aimait donc, cet inconnu? Pauvre Zan!... car déjà, en +elle-même, elle l'appelait Zan, puisqu'elle s'appelait Zanette.... +Pauvre Zan! si on pouvait l'arracher aux griffes de cette mauvaise +femme, ce serait, n'est-il pas vrai, une bien bonne action?... + +Or, de son côté, Jean Pastorel avait parlé à sa mère de la petite +Zanette qu'il n'aimait pas encore, mais qui lui plaisait bien, et du +cheval de la ferme de la Sirène, dont il désirait se rendre maître. + +Sur la petite, la vieille Pastorel n'avait dit que de bonnes choses: + +--C'est une fillette sage. A la bonne heure! En voilà une que tu ferais +bien de demander! il n'est pas bon qu'un homme soit seul. Oh! si, avant +de mourir, je pouvais voir un fils de mon fils, je bénirais la vie, en +la laissant recommençante derrière moi! + +Quant au cheval, la musique avait été autre: + +--Le métier, véritablement, est assez dangereux, sans aller chercher, +par plaisir, des bêtes de mort! Laisse-moi ce cheval tranquille, c'est +quelque sorcier peut-être! Le prenne qui voudra! La fille d'Augias, +oui,--mais son cheval, non! Entends-tu, Jean? + +--Mais... dompter le cheval, ma mère, est un des moyens d'avoir la +fille,--de lui plaire d'abord, et au père aussi. J'en ai connu et mené +de plus difficiles.... + +--Des filles? interrogea sournoisement la vieille. + +--Des filles, oui, et des chevaux!... + +--Eh bien, laisse les bêtes vicieuses où elles sont, toutes! Épouse la +Zanette,--et que Dieu nous bénisse.... + +La vieille fit un signe de croix et regarda, au mur, la sainte image des +deux Maries, surmontée d'une brindille où étaient accrochés des cocons +de vers à soie, et devant laquelle brûlait de l'huile dans une lampe de +forme antique. + +A la même heure, l'idée venait à Zanette d'aller dans la chapelle brûler +un cierge, un des petits cierges jaunes qui étaient suspendus sous le +crucifix, au chevet de son lit. + +Elle y alla. La nuit tombait. Le cierge, planté dans une pointe +de fer, devant l'autel, faisait resplendir le visage d'or de +Notre-Dame-d'Amour, et, agenouillée, Zanette priait de toute son âme. + +Elle prie pour son père, pour l'âme de sa mère morte; pour que Martégas +ne parvienne pas à se rendre maître du cheval sauvage; pour que Pastorel +au contraire, dompte heureusement la bête et la fasse sienne, et encore +pour qu'il oublie cette femme si mauvaise. + +Et Zanette disait: + +--La flamme de ce cierge qui brûle pour vous, je vous l'offre, ô +Notre-Dame-d'Amour, en faisant par-dessus tous les autres, le voeu que +voici: Ce qui sera le meilleur pour Jean, je l'ignore, madame, mais quoi +que ce soit, faites que cela arrive.... Notre-Dame-d'Amour, +exaucez-moi! + + + + +XV + +LA BELLE ET LA BÊTE. + + +Le lendemain matin, à six heures, la carriole fut attelée. + +La mère de Zanette avait laissé,--pauvre morte!--une autre enfant qui, +maintenant, prenait sa cinquième année. Le père Augias, depuis trois +ans, avait confié cette enfant trop petite à sa soeur, mariée avec un +pêcheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu'elle l'élevât parmi les +siens. + +--Si je partais avec vous, père, pour voir la petite? + +--J'allais, dit Augias, te le dire moi-même. + +Ils partirent. + +Le père Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa soeur, puis +revint sur ses pas, avec la carriole, à Silve-Réal, chez la mère de +Pastorel pour savoir d'elle où il trouverait le gardian. + +Il n'avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la +maison de Pastorel. + +Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l'après-midi, +irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une +manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu +bientôt aux arènes d'Arles et on l'avait chargé de se rendre compte par +lui-même de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir à son idée et +de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu'on «trierait» quelques +jours plus tard. + +Augias se remit en route pour aller prendre chez sa soeur, aux Saintes, +le repas de midi. + +Pendant ce temps, Zanette, après avoir joué avec sa petite soeur, +n'avait pu résister au désir de courir un peu sur l'immense plage +déserte des Saintes. + +Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s'y opposa. + +--C'est trop petit, vois-tu, cette mignonne! Et puis,--quoique, si l'on +en croit le monde, les mauvaises fièvres n'existent plus guère,--j'ai +toujours peur. J'en connais, des tout petits, qui n'ont pas la couleur +qu'il faut; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule.... Tu +n'as pas peur, au moins? + +--Oh! dit Zanette, je n'ai peur de rien, jamais. + +Elle venait rarement aux Saintes-maries qui étaient à cinq lieues de +chez elle.... Il y avait tant de travail à la ferme de la Sirène! De +temps à autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui +aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent.... Oui, elle l'aimait +beaucoup, cette mer bleue et vaste où le regard et le rêve s'en vont +loin, à la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches.... + +Tenez, ce matin même, lorsqu'elle avait vu, au bout de la plaine, +là-bas, tout là-bas, au bout du désert plat, par-dessus la vigne, les +sables et les salicornes, se découper la silhouette crénelée de l'église +sur le bleu de la mer,--elle s'était levée tout debout, Zanette, sur le +char à bancs, en poussant des cris,--en battant des mains: «La mar! la +grando mar!» La mer! la mer si grande! Et le coeur de Zanette +s'échappait, s'envolait hors d'elle-même; il volait avec les oiseaux, +au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les +effleurait parfois de l'aile et chantait... un chant de sirène. + +Et comme on était au milieu de juin, qu'il faisait chaud et qu'elle +aimait la mer, Zanette, pendant que son père allait à ses affaires, +avait couru sur la plage. + +Des lieues de plage; un sable, doux sous les pieds, où la nier envoyait +sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les +dessins d'écume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour +disparaître. Aux endroits mouillés, le sable, dans le moment où s'y +posait le pied de Zanette, devenait tout pâle, parce que l'eau, sous le +poids, en sortait comme d'une éponge. Quand elle retirait ce pied, très +petit, le sable de nouveau s'imbibait, redevenait sombre très vite. Et +cela amusait la jeune fille.... Puis, comme la mer essayait de mouiller +ses jupes, elle les relevait en s'enfuyant.... Et, loin des bords, le +sable, sec, très mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la +déchaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage désolée était +maintenant toute couverte des petites traces désordonnées de Zanette. +Ici, elle avait fait de grandes enjambées, là de tout petits pas; ici, +elle avait tourné en rond comme une folle.... Les courbes se +rétrécissaient en une hélice, du centre de laquelle l'enfant s'était +échappée brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps, +longtemps.... Et enfin, elle se vit loin des Saintes, à une lieue au +moins, sur l'immense plage vide, déserte. Elle s'assit alors sur les +petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se +retournant, elle apercevait à peine le faîte de l'église crénelée, avec +ses trois cloches découpées en plein ciel dans l'ajourement du clocher. +Et Zanette, adossée aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer +qui court sans cesse au-devant d'elle-même, impuissante à saisir mieux +la terre qu'elle semble désirer. + +Alors, la petite sauvage éprouva une envie brusque de se plonger dans +cette eau si claire, si bleue, si fraîche. «Dans une heure, il sera +midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J'ai le temps.» + +Le Rhône lui avait appris à nager. Elle se déshabilla, sûre d'être bien +seule. Debout, étendant les bras, elle s'étira au soleil et une joie +physique la saisit, la joie des bêtes captives remises en liberté. + +Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumière, semble peut-être aux +gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n'est ni +l'un ni l'autre. La nature invite au naturel.... Et maintenant Zanette +ressemblait aux petites déesses de la mer, aux ondines, aux sirènes de +l'eau, soeurs légendaires des sirènes de l'air dont les plumes ont +toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des écailles +entrevues sous les vagues. + +La peinture ne doit pas garder seule le privilège de montrer nue la +beauté des déesses et de la femme. Zanette était nue et elle était +chaste. + +Quand elle se fut un peu étirée, la joie qu'elle éprouvait la força de +s'agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu'on rend à la +liberté, qu'on renvoie au troupeau libre après l'avoir attelé plusieurs +jours, s'étonne ainsi, immobile d'abord, puis hume l'air, et tout à coup +bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une +des petites dunes voisines qui s'écroula sous elle; elle regarda, du +sommet, tout le désert verdoyant, où flottaient, vers l'est, des +mirages, des arbres renversés au bord de marais irréels; elle se +retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant à corps +perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu'au bas, la +poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l'air, les mains +en avant,--avec des éclats de rire qui perçaient le bourdonnement de la +mer paisible mais toujours murmurante. + +Zanette se releva, se secoua, puis, courant à toute vitesse, s'élança +vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l'eau +jusqu'à la ceinture, elle se jeta à la nage, toujours avec des cris +perçants auxquels répondaient là-bas les mouettes. + +Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme +la nuit, bondit, non loin de là, par-dessus la dune, et entra aussi dans +les vagues.... Un cavalier presque aussitôt franchit d'un bond la dune +au même endroit et s'arrêta brusquement, au bord de la mer, regardant +tour à tour, d'un air étonné, le sauvage taureau et la fillette sauvage. + +C'était Jean Pastorel. + + + + +XVI + +LE CHEVALIER. + + +Un des taureaux qu'il était venu juger en vue des courses d'Arles, +excité par lui, s'était dérobé tout à coup après l'avoir attaqué +plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s'était +tout seul mis à sa poursuite, il l'avait atteint, piqué de son trident +au moment où le fauve le chargeait une fois encore, et l'animal +farouche, fuyant de nouveau, avait entraîné le cavalier vers la mer, +dans laquelle il cherchait maintenant asile. + +Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau. + +Le taureau, de l'eau jusqu'au cou, apparaissant et disparaissant tour à +tour sous la vague écumante, semblait un rocher noir. L'arête sinueuse +de son échine luisait dans l'éclat palpitant de la mer, sous le +rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et +faisait face à l'ennemi non sans regarder parfois d'un oeil oblique la +petite nageuse qui s'éloignait. + +Pastorel n'avait pas encore reconnu l'enfant. + +Zanette, stupéfaite, consternée, avait reconnu Pastorel. + +Elle n'aurait pu dire lequel l'effrayait davantage, de l'homme ou de la +bête. + +La honte, en elle, dépassait l'effroi. Le taureau lui faisait peur, +certes, pas trop cependant, car elle avait l'habitude de voir les +taureaux libres en Camargue, mais le «chevalier» qu'allait-il faire? +qu'allait-il dire, qu'allait-il surtout penser d'elle? Pourvu qu'il fût +bien l'homme brave et bon qu'on lui avait dit.... Par bien des +histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, élevée +parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un +coup d'amour comme sous un coup de soleil, s'emmalicent et s'emportent à +de subites et dangereuses folies. + +Après tout, elle ne le connaissait pas!... O bonne Notre-Dame, voici +bien le cas de vous invoquer!... Elle n'y manquait pas, Zanette, et +s'éloignait du rivage, afin d'être cachée entièrement par l'eau, +lorsqu'elle prendrait pied, mais ses petites épaules très blanches +apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il était interdit +et amusé, un peu inquiet pourtant.... + +--Prends garde, petite! cria-t-il, la bête est mauvaise.... Je vais +tâcher de la reprendre à la mer et de la reconduire. Reste où tu es! + +Et il poussa son cheval, dans l'intention d'aller tout droit se placer +entre le taureau et la fille. + +La petite tête de Zanette (son lourd chignon tout mouillé, ruisselait +d'eau étincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne +onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le +cheval lui apparut, cabré, pivotant sur ses pieds de derrière, +détournant sa tête de la mer, rebelle au mors et à l'éperon. La lance du +gardian, appuyée à l'étrier, luisait à son côté et rayait le ciel +éclatant d'une barre rigide, au bout de laquelle étincelait le fer en +trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le +trident enflammé au soleil lui parut sans doute plus menaçant que +jamais, car il fit un mouvement, hésita une seconde, puis se dirigea sur +Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui écumait +comme la mer, le pressa si bien que, cabré pour la troisième fois, +l'animal se lança en avant. Ses deux pieds retombèrent dans la vague +qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un +étincellement d'eau éclaboussée, épanouie en gerbe, au milieu duquel +cheval et cavalier étaient superbes. Une fois qu'il fut dans l'eau, le +cheval cessa de résister et se mit à marcher résolument, mais le taureau +continuant à se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers +elle; et quand il parvint à se placer entre la fille et la bête, l'homme +n'était loin ni de l'une ni de l'autre. + +Alors seulement Pastorel reconnut Zanette.... Son visage eut une +expression rapide d'étonnement mêlé de plaisir... puis, aussitôt après, +de vive inquiétude.... Et il ne dit rien. Elle lui en sut gré. + +Il regarda le taureau. Elle fut rassurée, mais elle était lasse. Le +coeur commençait à lui battre fort. Elle fut forcée de s'arrêter. Et le +gardian, bien malgré lui, soumis à la loi invincible, plus volontiers +regardait maintenant du côté de la fille que du côté de la bête, du +côté de l'amour que du côté du péril. Les vagues étaient larges, +espacées, et n'écumaient qu'en arrivant au rivage. Ici, elles étaient +lisses, lourdes, molles, et après chaque gonflement, la mer s'abaissait, +découvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses +bras posés l'un sur l'autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne +savait que faire. Aller plus loin? La vague l'aurait recouverte; elle +était trop fatiguée. Elle avait bu un peu d'eau amère. Elle respirait +avec effort. + +Pastorel réfléchissait, combinant une tactique. + +Le taureau menaçant fit un mouvement vers le cheval. Les deux bêtes, +habituées à se combattre à terre, se sentaient gênées, dans cette eau +lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un +pas en avant.... Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le +plus vite qu'il put pour fuir l'ennemi, marchant vers la fille dont il +était maintenant tout proche. Elle allait se remettre à la nage, +quand,--après avoir tourné vers le rivage la tête du cheval, de manière +à pouvoir faire bien vite face au taureau,--Pastorel lui cria: + +--Écoutez-moi! Écoutez-moi bien, car ce n'est pas un moment pour +rire.... Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n'est pas la première +fois que pareille chose m'arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux +sont gênés, ils ne se sentent plus libres d'eux-mêmes. Ils se méfient de +l'eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille +sur vous, je ne pourrai peut-être pas lui «couper les devants».... +Alors, que ferez-vous? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite, +habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau où il est. Je vous +prendrai en croupe et vous ramènerai aux Saintes. Cela vous plaît-il? Je +ne vois pas comment faire autrement. + +Elle non plus, la pauvre! ne voyait pas «comment faire autrement!» + +--Essayez d'abord, dit-elle, d'emmener le taureau. + +--A votre volonté! dit-il. Éloignez-vous donc un peu. + +A son idée, elle ne gagna pas grand'chose. + +Elle se croyait cachée par la mer, habillée pour ainsi dire d'eau et +d'écume, et elle se mit à nager. Et du haut de son cheval, il regardait, +malgré lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de +l'eau, s'étendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante, +plus blanche qu'elle n'aurait paru à terre. + +Elle s'arrêta de nouveau et prit pied. + +L'homme oubliait la bête.... Il se décida pourtant à l'attaquer, avança +contre elle, la lance en arrêt, la piqua au front, mais le cheval +n'ajoutait pas, comme à l'ordinaire, à la force du coup de trident, +celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d'un pouce; +il ne se détourna même point et fit au contraire un nouveau pas en +avant. + +C'est le cheval qui dut reculer. + +Le gardian cria: + +--Vous voyez! c'est comme j'ai dit. Nous n'en finirions pas. Allez à +terre! + +Et, tournant le dos à la fille, il regardait vers le large, surveillant +la bête. + +Il n'y avait pas à faire de conditions, à établir de pourparlers; il +fallait obéir; mais Zanette s'était éloignée de ses vêtements, dont le +gardian, au contraire, se trouvait rapproché.... Et c'est le taureau qui +était leur maître!... Elle en prit son parti, courut à terre le plus +vite qu'elle put, dans un éclaboussement d'étincelles d'eau. Elle songea +bien à passer derrière la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser +deux fois sur ce piédestal de sable.... Cela valait-il mieux? Elle ne le +pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L'attention du +taureau se détourna du cheval; il suivait des yeux cette petite forme +humaine qui courait.... Inquiet, il se rapprocha du rivage et d'elle. Le +gardian dut le suivre, s'interposer entre la terre et lui, le repousser +dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme +put voir la jolie fille, à demi nue maintenant, qui, en toute hâte, se +rhabillait. + +Déjà, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, il avait trouvé que +Zanette était la plus jolie; il n'avait donc aucune peine à la trouver, +comme ça, plus jolie encore! + +Ils laissèrent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe, +retournait vers les Saintes. + +Pastorel allait au pas, car la route était trop courte... trop courte +vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce +temps-là justement, maître Augias le cherchait. + +Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de +honte, qui s'accrochait à lui. + +De l'aventure qui venait d'arriver, ils ne dirent mot ni l'un ni +l'autre, mais pour l'avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer, +voilà qu'il se croyait tout de bon amoureux. + +A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort. + + + + +XVII + +NOBLESSE. + + +Au père de Zanette, le gardian ne dit qu'une chose: il l'avait prise en +croupe et sauvée du taureau, et la fille se garda bien de raconter la +baignade. Pourquoi faire?... Après tout, elle avait eu tort. Elle le +reconnaissait en elle-même: il ne faut pas se fier à la solitude du +désert, quand on est une fille honnête. Vraiment, que lui serait-il +arrivé si au lieu d'un Pastorel, elle eût rencontré un Martégas! + +--Ah! ce brave Pastorel! dit le père Augias.... Je te connais comme un +des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais +justement pour te chercher.... Je pensais hier à toi, et puisque tu +viens de rendre service à ma fille, c'est-à-dire à moi, bien plus +volontiers je vais te dire ce que je pensais.... Je suis même allé chez +ta mère pour te voir.... Les choses s'arrangent bien.... Nous avons, sur +notre domaine du château de la Sirène, dans une de nos manades, un +cheval magnifique; de plus beau on n'en peut pas voir. + +--Je le sais, dit Pastorel. + +--De plus beau, on n'en peut pas voir, reprit maître Augias, mais c'est +un terrible! + +--Je sais tout cela. On le connaît, ce cheval, dans tout le pays. + +--Il est entier comme pas un!... On peut à peine l'approcher; c'est un +diable; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les +autres étalons; il a cassé les jambes à deux et tué un homme. Tous ceux +qui veulent le prendre, il les attaque. Ça fait que nos maîtres n'en +veulent plus: ils m'ont dit qu'à celui qui pourrait le dompter et +l'emmener sans vider les étriers, ils en faisaient volontiers cadeau.... +Veux-tu le cheval, Jean? Je te le donne. + +Le père Augias ne se doutait guère qu'il copiait le mot de Charlemagne +dans la légende: «Aymerillot, cette ville forte est à toi, je te la +donne.... Tu n'as qu'à la prendre!» + +Ce que le père Augias offrait à Jean, ce n'était pas seulement le fameux +cheval, c'était le moyen de suivre Zanette. + +--Je savais tout cela, maître Augias, dit-il. Et je serais allé moi-même +vous demander la permission de prendre la bête.... Quand partez-vous? + +--Doucement! dit Augias. Connais-tu Martégas? + +--Oui, je sais qui c'est. + +--Eh bien, Martégas arrive à la ferme demain matin; il veut le cheval... +mais c'est à toi que je le donne. Il faudra, je pense, défendre ton +intérêt. + +--Quand partez-vous? répéta Pastorel, pour toute réponse. + +--A deux heures, après déjeuner. + +--Vous avez votre char à bancs? + +--Oui. + +--Je vous suivrai à cheval. + +--Tu es un homme. Le cheval est à toi. Nous dînons ici chez ma soeur. A +ton service! Tant qu'il te plaira, à l'avenir, tu pourras frapper à ma +porte. Tu m'as rendu service. Je ne l'oublierai pas.... Manges-tu avec +nous? + +--Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma mère; je +mangerai chez elle. J'y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai +sur la route. + +Rendez-vous fut pris pour l'après-midi, sur un point de la route où, en +effet, Jean rejoignit la carriole de maître Augias qui retournait à la +ferme de la Sirène. Jean galopait à gauche, tout près de la fille dont +les cheveux noirs, fauves au plein soleil, étaient encore un peu +humides sous le velours posé en couronne, dont les bouts flottaient au +vent de la course. + +Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel +parlaient du cheval. + +Un arrière-grand-père de ce cheval était venu tout droit de là-bas, des +déserts que maître Augias ne savait pas nommer, d'un pays mystérieux et +barbare, du pays des contes de fées. Il avait été donné par un roi à un +autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui +habitait Marseille, n'en put rien faire à la ville. Il le fit venir en +Camargue, chez ses amis les maîtres du château de la Sirène, qui le +firent lâcher dans les pâturages libres, parmi les aigues et les +taureaux. Cet ancêtre était d'un gris doux, d'un gris velouté, pâle, +comme le fond du Vaccarès quand il est à sec, comme les sansouïres, ces +terrains de Camargue, gris, jaspés d'efflorescences salines. Sa crinière +et sa queue étaient très longues, et noires comme du charbon. Sous le +poil, toute sa peau était noire aussi, noire comme la nuit. C'était une +bête d'enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressemblèrent pas. Et +maintenant, voilà que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait, +disait-on, ressembler à son bisaïeul, trait pour trait, au physique et +au moral, méchanceté comprise. + +Était-ce bien de la méchanceté? N'était-ce pas plutôt la colère de +l'étranger retenu malgré lui dans un pays longtemps ennemi? Une rancune +de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes +et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l'église crénelée +des Saintes! + +L'histoire était vraie. L'ancêtre du cheval que maître Augias offrait à +Pastorel était un des Syriens rapportés d'Orient par Lamartine, qui, +dans l'histoire contée par Augias, devenait un roi. A ce roi des poètes, +le cheval syrien avait été offert par un autre roi, un prince arabe, un +émir des grands déserts libres. Ce cheval s'étant blessé un pied, +pendant la traversée, de riches Marseillais, amis du grand poète, +avaient offert de le garder jusqu'à ce qu'il fût guéri. Et plus tard, +quand on voulut le lui rendre, le prince des poètes, royalement +généreux, avait répondu: «Puisqu'il est guéri et si beau, gardez-le.» + +Redevenu sauvage dans le delta du Rhône, qui sans doute lui rappelait +son pays natal pour le lui faire obscurément regretter, le cheval syrien +était mort révolté. Il revivait après un demi-siècle, et refusait par +tous les moyens, en victorieux, l'humiliation de la selle. C'était le +Sultan. + + + + +XVIII + +LE SÉDEN. + + +Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,--toute +confuse, à cause du souvenir de la journée,--surprit le regard du +gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait +que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais +plusieurs fois il continua de regarder «fixe et profond».... Il était, +comme on dit là-bas, «dans ses pensées». + +Il voyait, d'un côté, Rosseline et l'amour tourmenté qu'elle +représentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener +avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce +en même temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite +aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu'il fallait. + +Il la félicita. + +--Vous êtes dégourdie, demoiselle! dit-il. + +--C'est toute sa mère, fit le père Augias. + +Et Augias parla de sa femme. Il conclut: + +--J'ai perdu l'âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la +remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop +jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle pût élever sa petite soeur. Et +je l'ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma soeur à moi, aux +Saintes; ça m'est un crève-coeur. + +--A moi aussi, fit Zanette. + +Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui +pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, à ce brave +Augias. + +Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle +était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la +beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui +apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la +poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus +aimablement qu'elle n'eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que +dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive, +particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus +profond de lui, pour lui prendre le coeur. Cela se faisait non pas à son +insu, mais malgré elle, c'était plus fort qu'elle; c'était, aussi, plus +fort que lui. + +Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins +ce soir-là, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il +voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir +regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce +soir-là, ils s'aimèrent. + +Le père Augias le vit bien et s'en réjouit. + +Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes restèrent seuls. + +--Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais +te montrer ta chambre, mais, avant «d'aller à la paille», écoute un mot +sur ce Martégas. C'est un «marrias». Il ne faut pas qu'il ait le cheval. + +--Il ne l'aura pas. + +--Et pourquoi? + +--Puisque je l'aurai avant lui. + +--Bien! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et +s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait. + +--Peuh! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il +vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, maître Augias. + +--Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le +monstre est capable de tout. + +Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête +travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle +s'éveillait en sursaut bien contente d'être tirée d'un cauchemar. Tantôt +elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre, +d'autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses, +dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait +toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'était Saint +Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et +encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de +Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel +portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la +ressemblance de Jean. + +--Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr!... Si je +n'avais pas été là, il aurait été maître du taureau.... Il n'y a rien à +craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que +dira Martégas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!... +Notre-Dame-d'Amour nous protégera...» + +Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence, +elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les +grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire +escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit à +l'écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient +sur leurs chaînes: «--Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau! +beau! Cabri!» elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du +cheval de Pastorel. + +Aisément, elle les trouva. + +Elle prit le séden (sédène), et l'emporta. + +Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le +séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit +pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de +lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et +même la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce +séden était noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands +chiens, l'emportait.... Où donc? + +Elle alla droit à la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entrèrent. + +Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clarté de la lanterne frappa le +visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de +lumière souriait. Zanette passa derrière l'autel, monta sur une chaise, +et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un +bout, traînant à terre, serpentait jusqu'à la porte et même jusqu'au +dehors. + +Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens +couchés près d'elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de +sa robe.... + +--Bénissez-le, le séden de Jean! murmurait-elle. Bénissez-le, qu'il +n'aille pas rompre! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu'il a été votre +ceinture et qu'il est maintenant sacré. + +Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l'avait pris. + +Comme elle sortait de l'écurie, les chiens donnèrent des marques +d'inquiétude.... + +--Martégas! songea-t-elle. + +Et vivement elle rentra dans la ferme. + + + + +XIX + +A QUI LE CHEVAL? + + +C'était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu +en l'esprit que, s'il n'était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien +jouer un vilain tour à Pastorel,--ou à son cheval, ce qui serait même +chose. + +Augias alla donc avec Martégas, qu'il ne quittait pas de l'oeil, soigner +sa bête à l'écurie. + +Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, «tuer +le ver». Et en route! + +Martégas ne dit rien à Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut +content de voir qu'elle s'apprêtait au départ. + +Et quand, après le café, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe: + +--Nous n'aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter +l'ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la +trouverons près d'une de nos vignes, au quartier du Campas. + +--Bon! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux? + +--Deux seulement, dit Augias. + +--Qui commencera? dit Martégas, narquois. + +--Pastorel! répliqua vivement Augias. + +--Suis-je donc un âne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de +chance. + +--C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il +davantage? + +--Peut-être, dit Martégas. + +Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorité; il lui +déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette.... + +--Commence si tu veux, Martégas! dit-il dédaigneusement, ce n'est pas +toi qui l'auras! + +--C'est ce que nous verrons! + +--Nous le verrons! + +Augias trouva Pastorel imprudent: + +--Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l'aura le plus +tôt. + +Pastorel fronça le sourcil. + +--Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l'autre. Il faut +être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements.... +Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se +contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des +reproches. + +--Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux. + +--J'ai dit ce que j'ai dit. Martégas commencera. + +Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour +pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie +nécessaires ce jour-là. + +Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon +état son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille. + +--Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon +avantage. En échange, j'aurai pour désavantage d'être à pied. Si je +parviens à toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans +parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il +en sera pour lui. + +Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean. + +Jean avait l'air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui, +comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le séden de Jean +se balancer à l'arçon. + +Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius +Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la +recherche de la manade.... + +Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et +souriait, contente. + +Les saladelles violacées s'étendaient devant eux comme un réseau frêle à +travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le +sable çà et là blancs de sel. + +De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de +fumée d'un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs. +Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux +chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au +fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les +avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin +que la vue s'étend, la plaine plate, l'île à peine élevée au-dessus du +niveau de la mer, de la mer qu'on devine là-bas, vers le sud, à la +couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées +sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles. +A l'est et à l'ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et +des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s'élève du double fleuve. + +--La manade! cria le père Augias. + +Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la +manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à +lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les +oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air +salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs +croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l'un +l'autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d'eux-mêmes, +tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme +s'ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des +caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'étaient couchés, leurs pieds +sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de +cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à +l'étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la +lumière dont ils étaient réjouis. + +Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea. + +--C'est lui! dit Augias. + +--Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n'ai jamais vu +son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval? + +--Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son père. + +L'oeil de Martégas s'alluma de convoitise. + +--Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon. + +On ne s'occupait pas de lui. + +Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inquiétude. +En quelques bonds il s'écarta du troupeau, puis s'arrêta bien campé sur +ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute +frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un +monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l'on voyait son +poitrail bien large et la courbe fière de l'encolure et la finesse de sa +petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec +une allure féline.... + +--A moi! dit Martégas. + +--C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse? + +--Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est là que j'irai le prendre. + +Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au +beau milieu. + +Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu'il garda +dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l'étalon, et marcha +vers le troupeau, lentement, l'oeil sur l'animal qu'il voulait +capturer. + +Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon +les mouvements de la manade qu'il fallait empêcher, s'il était possible, +de se dérober. Si elle s'échappait, on la rejoindrait. + +--Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le +lier, s'il t'échappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite! + +Attentif à sa manoeuvre, Martégas ne répondit pas. + +En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout +le reste. + +Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements +inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et +les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s'abritant +derrière une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans être vu, sans +l'effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le +calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi +familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure; il les +approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'étaient +elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière +restait là, en attente. + +A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan +regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la +manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l'étalon. Il +ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s'éloigna de lui, puis tourna +de manière à aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis +marcha vers l'ennemi. Martégas prépara son lasso.... On vit le séden +onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque +volte-face et, d'un coup de pied médité, il frappait l'homme à la +cuisse; aussitôt il détala, au trot. + +La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé, +hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait +rien de cassé.... On ne songea plus à lui. + +La manade s'arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l'étalon +passa à travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'échapper le côté +qui, à dessein, semblait le moins gardé; il vint passer près de +Pastorel. + +Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop, +joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou +son séden, dont l'autre extrémité était solidement fixée autour du haut +troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que +le séden se déroulait, Pastorel manoeuvrait son cheval de façon que la +corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se +raidit enfin; ils s'arrêtèrent. + +...Oh! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et +fixes, remerciait Notre-Dame! + +La bête était prise. Ce n'était rien. L'homme regardait le cheval +hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur +place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan +bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde +se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au +moment où il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, étonné, et +demeura sur place, vaincu. + +Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manoeuvre s'il +se relevait; il ne se releva pas. + +La violence de la secousse et de la chute, l'étonnement, la terreur +visionnaire, paralysèrent une seconde l'animal étouffé, car il avait été +pressé à la gorge rudement. + +Alors, sautant à bas de son cheval, à l'arçon duquel il prit bride, +filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s'assit par +surprise,--pesant de tout son poids,--sur l'encolure de la bête couchée. +Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en +un clin d'oeil, passa le fer d'un filet dans la bouche béante du cheval, +et le coiffa de la têtière.... L'animal, toujours sur le flanc, se +débattit sous l'homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à +se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant. + +--«Notre-Dame-d'Amour!» cria tout haut Zanette tremblante et pleine +d'admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle +admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et +s'abaissait par coups précipités. + +Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la +manade, broutant avec elle. + +Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos! + +Alors, une véritable fureur saisit l'étalon. Il se secoua, se cabra, +s'enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en +l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin, +en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour +rebondir. + +Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de +la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé +par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu'à +laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une +détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval.... On voyait +le cavalier lancé en l'air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval +avec une telle précision qu'on eût dit un jeu appris et souvent répété +par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en +arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage +appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut +en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l'animal il fit la +même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une +menace sous l'oeil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut +tout à coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le +maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun +de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer +d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu'il les vit près de +s'arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait +de l'éperon légèrement; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il +le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envolèrent. + +En un clin d'oeil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne +virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible +cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent +autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se +rétrécissant en spirale jusqu'à revenir juste au point de départ. + +Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se +fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il +suait. L'écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son oeil dur lançait +une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On +voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui, +ne semblait pas plus fatigué qu'au départ, ni plus étonné.... Il se mit +à rire. + +--Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers. + +--Bravo, Pastorel! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais +crois-moi, je connais la bête, ça n'est pas fini entre elle et toi. Le +Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que +nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre, +méfie-toi! + +--Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien +maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux présent que vous m'avez +fait là!.. Je vous remercie. Je l'emmène donc tout de suite, pour le +dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez +moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan. + +--Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute +tout sellé parmi les aigues et les taureaux.... + +--Tiens! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas? + +Tous s'aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au +triomphe de son rival, avait disparu. + +--Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a +bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel. + +--Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce +soit vous!... Oh! de sûr, bien contente! + +Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan +dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et +la rancune. + +--Adieu tous, merci; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias.... +Bientôt... insista Pastorel en regardant Zanette dont le coeur +sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant, +Sultan! + +--Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'élancer, après quelques +bonds désordonnés, dans une course furieuse. + +Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il +imitait, ce Griset, le coeur même de Zanette qui, d'un élan fou, suivait +Sultan et son nouveau maître.... + +Elle retint son cheval et aussi son coeur, mais non ses regards qui ne +se détachèrent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y +fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral. + + + + +XX + +DEUX BONNES AMES. + + +Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui +avait infligée Martégas, n'était plus tout à fait la même femme. Non pas +qu'elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale +de ses pensées vers le mal s'était affirmée. Ce n'était plus, au même +degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce +qu'elle désirait, ce qu'elle espérait; elle n'avait ni but défini, ni +plan précis; en ceci elle était la Rosseline d'autrefois, mais tout en +elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux voeux de colère et +de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en +cela qu'elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu'alors en +puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus +dans son coeur obscur.... Sous l'influence de circonstances différentes, +peut-être seraient-ils restés endormis.... Maintenant, elle laissait ses +instincts de malignité dominer. + +Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle? Tout à la fois, +tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et +mauvais. + +Pour l'exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice, +il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable. +Jalousie, envie, avaient fait lever et s'épanouir dans son coeur les +germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de +Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant, +était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce +confus était décidément le Mal. + +Elle n'aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de +volupté la terreur qui l'avait secouée, sous le poing de cet homme +qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument +peut-être; et «faire marcher» un homme si terrible, en lui refusant +tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise. + +Elle n'avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un +seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d'être abandonnée par lui +si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à +côté d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle? +Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter +dédaigneusement à son tour.... Même elle comptait bien le reprendre et +le faire souffrir d'amour.... Si elle avait été battue par Martégas, +c'est Pastorel, le gueux, qui en était cause!--«Il me le paiera!» Cela +ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas +tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont +elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se +venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie +au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est +entendu qu'être battue est humiliant. + +Quant à Zanette, c'était la rivale triomphante, aimée ou désirée des +deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au +possible! Volontiers Rosseline l'eût déchirée. Et puis, c'était une +vertueuse. On l'épouserait, elle!... A cette idée, Rosseline frémissait. +Oh! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de +fiancée heureuse et candide!... Ce Martégas semblait fait exprès, si +violent, si fort. Elle l'avait lancé sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa +curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance. +Quelle joie elle aurait à dire à Jean: «Elle ne vaut pas mieux que moi, +ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde +bleue, que tu lui avais donnée, et que j'ai su lui reprendre!» + +C'était là quelques-unes des pensées de Rosseline. + +Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui +serait aussi impossible que celle de Sultan. + +Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'être vaincu +comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au coeur, et, sans +s'arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il +n'abandonnait pas l'idée d'avoir un de ces matins Zanette à merci, par +surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître +détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui, +il l'aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La +résistance serait longue! Et il sentait le péril d'une telle victoire, +comme il en reconnaissait la difficulté. + +Rosseline lui échapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il +entrevoyait de chances d'atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée +revenait à la belle Arlèse qu'il avait tenue sous lui, toute frémissante +de colère, qu'il avait battue, dont il se sentait le maître. + +--Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle +est à moi, celle-là du moins. + +Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé +de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit, +prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s'en +était fallu de peu qu'il se rendît maître du cheval indompté et de la +sauvage fillette. + +Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l'avait +trahi, était tombé sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui +avait échappé. + +--Sans cela, tu étais vengée! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir +même, je pense, tu m'aurais payé.... Dette de jeu, c'est sacré. + +Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la +maladresse et le ridicule. + +--Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses +dents...--Pauvre cavalier!... Comme tu devais être drôle, dans cette +boue glissante, roulant sur ton derrière!... c'est bien la peine d'être +si fort!... Ah! ah! + +Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre +encore,--mais il y avait des témoins.... Il conta alors la journée +dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin +d'être excusé, il altérait un peu la vérité: «Il y avait eu un coup +monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel, +qui n'était pas loin, l'avait, d'un geste, effarouché.... Il donnait +avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied +qu'il avait reçu, il ne parla même pas; il avait bien trop peur de la +voir rire encore, se moquer de lui impunément! Le pis, c'est qu'elle +n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-même, rageusement. +Ses deux mésaventures l'exaspéraient; il ne les pardonnerait ni à +Zanette ni à Pastorel, jamais! + +Et il répétait: «C'est un coup monté!» + +Rosseline l'écoutait, en hochant la tête. C'était le soir, très tard. +Deux ou trois buveurs attardés ne s'en allaient pas.... Martégas s'en +impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur +départ: Rosseline les avait priés de rester, et l'un d'eux, pour lui +obéir, avait de bonnes raisons.... + +--Vois-tu, disait Martégas, j'ai bien eu un instant l'idée de lui jouer +un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient +jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,--pas si +terrible qu'on le disait, ce cheval!--j'avais envie de faire ce qu'un +jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade.... +L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade. +A un moment, il est venu tout à côté de moi, et,--vois,--je tenais +toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou +dur, un vrai marbre.... Ça n'est pas gros, non, mais ça a plusieurs +pointes fines.... De quelque côté qu'on le pose,--regarde,--il +porte sur des pointes.--Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je +n'avais--comprends-tu--qu'à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête +et, dans le milieu de la selle, à l'endroit où elle ne touche pas.... Et +dès que l'homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer +sur l'échine du cheval les pointes,--tu comprends?--les pointes du +mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages +se serait rendu maître d'un cheval apprivoisé! L'animal le plus doux +deviendrait féroce, avec ça dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait +fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du +chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête! + +--Je t'aurais tué, si tu avais fait ça! dit-elle violemment. + +Le pauvre Martégas la regarda d'un air ahuri.... + +Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer.... Elle fit un mauvais +songe.... + +Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et +se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression à une +autre toute contraire: + +--Pourquoi n'as-tu pas fait ça? demanda-t-elle d'une voix sourde. + +Martégas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en +moins; il se remit à boire. + +Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait +tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,--en souriant, maligne. + +--D'abord, j'étais trop en vue, pour le cas où quelqu'un d'entre eux se +serait retourné, dit Martégas.... Puis, j'ai réfléchi que sans doute il +rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura +ramené son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian là qui +aurait dansé la danse! Ça, ce n'aurait rien été, mais le mal, c'est que +la mèche, vois-tu, aurait été éventée.... J'ai préféré attendre.... +L'avenir est long. + +Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de +Rosseline: + +--J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je mérite, voyons, quelque +petite chose... un peu de récompense.... + +--Donnant, donnant! répliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne +te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit. + +Il frappa la table du poing. + +Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle +reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de côté: + +--Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la +plumer.... A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le.... +Tu me tenais, et tu me tenais bien,--je te dis,--moi qui suis une +gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une +alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, à bras tendu.... +Tu n'en feras qu'une bouchée.... Débrouille-toi, je n'ai qu'une parole! + +Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau +cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte. + +--C'est l'heure des procès-verbaux! dit le brigadier. «Les minuit» sont +sonnés.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez +la boutique.... Ah! te voilà,--Martégas?--On te retrouve dans tous les +bons endroits, hein? + +Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie. + + + + +XXI + +LE PLAT DE LENTILLES. + + +Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier, +monté sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait à un +arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris, +à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans +l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu +d'avoine. Il détachait Sultan avant que l'animal eût fini de manger, se +mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard +de Zanette. + +Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et +très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme +une véritable enfant. L'idée de la soulever entre ses mains, pour élever +le joli visage jusqu'à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis, +il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de +Zanette, sur l'entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se +laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu'il se +rappelât le jour où il l'avait surprise habillée seulement d'eau et de +blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute +blanche et toute emperlée de gouttelettes d'eau qui étincelaient au +soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne +lui en avait parlé. + +--C'est vous, monsieur Jean? + +--Oui, demoiselle; où est votre père? + +--Au travail, là-bas. + +--Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image. + +--Il faut vous méfier, toujours. + +--Toujours je me méfie, demoiselle... des chevaux comme des femmes.... +C'est un peu traître, des fois. + +--Vous êtes méchant! + +--Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval--fait moins mal +peut-être que blessure d'amour.... + +--Vous voulez rire, Jean! + +--Je ne ris pas, pas du tout, Zanette! + +--Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez? + +--A peu près, j'ai mes moyens. + +--Et qu'est-ce que vous lui faites? + +--Je lui fais désirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me +sera reconnaissant. + +--Qui sait? Peut-être il vous en veut plutôt d'avoir à l'attendre, qu'il +ne vous a reconnaissance de la recevoir. + +--Je le crains! C'est ainsi encore, mais ça changera.... + +--Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous? + +--Regardez, Zanette. + +--Non! non! ne l'approchez pas par derrière!... + +Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le +bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête +comme s'il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un +coup d'oeil oblique, jugea la position du gardian et, portant +brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l'homme un maître +coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva. + +--Voilà, dit-il, comment nous sommes amis! + +Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil, +un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait +quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les +éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour +faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les +mettait au creux de son tablier. + +Jean vint s'asseoir près d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se +sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près +d'elle. Il regardait le profil de sa joue penchée; et, sur le contour de +cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il +songeait que ce visage avait, des pêches sur l'arbre, la fermeté, la +couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,... et que sans +doute aussi il en avait la bonne odeur.... + +--Zanette? + +--Monsieur Jean? + +--Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,--comme +vous avez monté, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur? + +--Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de +rien--jamais, il me semble. + +Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce +que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu'elle ne +voyait pas le regard du jeune homme. + +Il se sentit secoué d'un frisson, et, la voix toute troublée, il dit +avec une oppression: + +--Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, ça? + +--C'est vrai, dit-elle. + +Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille, +brusquement l'éleva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de +baisers le joli visage, partout; ses lèvres allaient du front au cou;... +la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle à +la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement: + +--Oh! mes lentilles! + +Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées, +celles qui étaient triées et les autres... et le plat cassé en vingt +morceaux! + +--Oh! mes lentilles! + +Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s'assit. A genoux +devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de +poussière, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient à rire +comme des fous. + +--Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il. + +--Pour sûr, dit-elle. + +Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il +retira un peu la sienne pour qu'elle le regardât.... Elle vit qu'il +était devenu très grave. + +--Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour +aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage? + +--Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de +roi! + +--Alors, c'est dit? + +--Demandez à mon père. + +Le rude compagnon,--toujours à genoux, à cause des lentilles,--prit dans +sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et dévotement le baisa, +comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer. + +--Je le comprends, que je t'aime! fit-elle. + +Son sein battait très vite, très vite. + +--Alors, fit-il, je suis avec Dieu. + +Elle se leva: + +--Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur +Jean? + +--Pardi! j'ai à parler à ton père. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur +l'arbre est trop en danger d'être volé! + +Longtemps, ils se regardèrent, assis l'un près de l'autre, se tenant les +mains. + +--Et quand m'as-tu aimée, Jean? + +--Quand je t'ai vue habillée d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'écume +blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de +perles.... + +C'était la première fois qu'il rappelait ce souvenir. + +--Tais-toi, méchant! + +--C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant. +Sans ça, t'aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran? + +Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être. + +Il ne s'en aperçut pas, et reprit: + +--Tu fus reine aussi, ce jour-là.... Elle est à moi, la reine, +maintenant. + +--Oh! pas encore. + +--Non, mais bientôt.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette? + +--Le jour des fêtes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le +cheval.... J'aurais voulu être avec toi, avec toi m'envoler sur cette +bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez +l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu être avec toi comme +le jour de la baignade. J'étais fière à l'idée qu'un si courageux +m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,--acheva-t-elle avec un +sourire malicieux,--eh bien... j'y comptais! + +--Ah! coquine! + +Le père Augias fut consentant; ils se fiancèrent. + + + + +XXII + +TOUJOURS. + + +Ils s'étaient plu d'abord parce qu'ils étaient jeunes, beaux et forts, +et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des +heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère; et, peu à +peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur +jeune coeur. + +--Où allais-tu à l'école, quand tu étais petitette? Comment était ta +mère?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle était si brave! Je me souviens +qu'une fois.... + +--Tu l'as connue, Jean? + +--Oui, oui, je m'en souviens maintenant! + +Et il parlait,--ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette, +voulant à tout prix l'avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les +avait rapprochés pour jamais. + +--Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que--voilà cinq ans--tu +n'étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys +dans ta main? + +--Oui, Jean. + +--Eh bien, je t'avais remarquée! Tu n'étais qu'une enfant alors. Mais si +jolie, tout près d'être, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne à +marier. + +--Pas possible qu'alors tu m'aies remarquée! et que tu t'en souviennes! + +--Si! si, il y a des souvenirs comme ça.... Et tiens, veux-tu la preuve? +Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je +te parle, reviennent), ...à la sortie du village donc, les bohémiens se +disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs +épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au +soleil; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux +d'or des Saintes; et toi, tu fus poussée par l'un d'eux. Tu fis un petit +cri... et--souviens-toi--un homme prit un de ces bohémiens, celui qui +était le plus près de toi, et l'envoya, d'un coup d'épaule, rouler dans +le sable.... Eh bien! cet homme, c'était moi! + +--Comment! c'était toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de +ça. + +Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de +l'amour, et qui s'étaient effacés, perdus, et que l'amour leur +rapportait.... + +Une fois elle dit: + +--Quand j'avais huit ans, j'eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit voeu, si +je guérissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener +chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses +descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois, +j'accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de +lys et d'immortelles.... + +Jean écoutait de l'air d'un homme qui, près d'interrompre, se retient. + +--C'était vous! dit-il enfin. C'était vous! J'étais là, un jour de +fête... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'étais +déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort.... Vous ne +pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous +ne pesiez guère! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs +pendant que votre mère me remerciait.... C'était vous! c'était vous, +petite! vous que toute petite j'élevais ainsi dans mes bras.... Qui +m'aurait dit alors: «Voilà ta petite femme!» + +Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se +retrouver en remontant dans l'impalpable passé, de se posséder dans le +néant de ce qui fut vécu, de s'être vus, touchés, avant de s'aimer.... +Ainsi, ce n'était plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle était +avant, et maintenant elle serait toujours. + +L'amour est un espoir, un rêve d'éternité. + +Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean. + +La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très +ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds. +L'arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui +semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut +de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au +sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses +idées.... Une de ses expressions favorites, expression populaire +d'ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci: «On me _pilerait_ +plutôt que de me faire faire ce qu'une fois j'ai décidé de ne pas +faire!» Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en français. +C'était une femme de l'ancien temps. Elle était de ces vieilles gens +d'autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui +ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie +et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d'une longue suite de +générations, bien loin d'être abâtardis, ils semblaient représenter les +forces accumulées de vingt siècles d'expérience populaire. Le génie même +paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont +naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette +terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes +en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N'est-il pas +convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier, +incapable d'un trait d'élévation, d'un mouvement de générosité? La mère +de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche +populaire. + +Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean. + +--Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui +disais: «Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu +seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge.» Et, figurez-vous, des +fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire: «Mère, j'ai mis +la main dans le pot de confiture; mère, j'ai volé du miel ou du sucre!» +Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu +criant: «Corrige-moi! corrige-moi! Je veux être puni, pour qu'après tu +m'embrasses!» Voilà comment il était, mon Jean.... Il me disait aussi: +«Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour +toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!» Et +comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera +un brave homme. Aimez-le comme j'ai aimé son père, petite. Je n'ai +jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur +l'autre. Il faut ça; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous +bénira. + +Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean, +qu'ils s'étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent +faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses +avec lui, des perdreaux qu'on force à cheval, dans le désert, qu'on tue +à coups de bâton lancé, à la manière arabe; il parlait des bécassines, +des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes +des marais, des castors du Rhône; et surtout et sans cesse ils parlaient +métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de +Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train +là-dessus, ils ne s'arrêtaient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que +disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave; +elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la défendre, elle, et, +plus tard, défendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras, +le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa +poitrine. L'homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse +d'être là, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et +l'enfant sur la mère. + +Et la vie devant elle s'annonçait simple, étendue, droite, comme le +désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais +pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui +brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues +libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur +amour, de l'amour... qui est éternel. + + * * * * * + +Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas +autant qu'on pouvait le croire. La mère du gardian ne s'y trompait pas, +mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage, +arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut. + + + + +XXIII + +L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT. + + +La mère de Jean avait raison de s'inquiéter. Toute cette apparence +d'amour, de bonheur, de calme, n'était qu'une apparence, travaillée en +dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L'amour de +Jean pour Zanette était bien vrai, mais n'était pas établi sur la terre +ferme. On aurait pu le comparer à la _trantaïère_. La trantaïère, c'est, +à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine, +abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les +tiges des plantes d'eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se +trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux +regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez, +elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver +qu'elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme! +L'homme est englouti. Il y a là-dessous l'eau trouble, obscure, un +abîme.... Jean regrettait obscurément Rosseline. + +D'abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes +aux plaines de Meyran, une joie de fierté: il était fort, et le faisait +bien voir;--une joie de vanité: il choisissait, pour la remplacer, celle +qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie +de délivrance: il n'était plus l'esclave de la coquette, soumis à ses +caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité, +toujours jaloux.... Quel repos! + +Et, sincèrement, il s'était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa +mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais +ce goût qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre +fille aussi jeune et aussi gentille. + +Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments, +c'est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement, +dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la +grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait +contraste avec la beauté de son infidèle, s'était cru amoureux. La +gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de +la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu'il désirait +passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans +doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa mémoire le +souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu'il +regrettait tous les jours. + +Il aimait en Zanette l'enfant, avec un désir viril et tendre de la +protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il +ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de +larmes. Le rude gardian se sentit le coeur faible et défaillant. Il +aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien! + +Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi +jeunes que Zanette, il aimait en elle l'espérance d'un foyer où se +reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de +son métier; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en +Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l'amour pervers telles +qu'elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une +réalité d'amour, connue, et regrettée. + +Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres +ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il était, +s'efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté, +moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s'engager de +telle sorte qu'il n'y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage +délibérément, mais sans beaucoup d'entrain. + +Hélas! de bonne foi il s'était cru guéri de sa passion pour Rosseline; +il s'était cru guéri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission +d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait. + +Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment désiré avant de le prendre, +et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l'avait +charmé, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur +d'amour. Une enfant! une véritable enfant! répétait-il à son tour après +Martégas, mais avec des pensées bien différentes. + +Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite +soeur.... Serait-ce jamais là une femme? une femme pour lui? pour +l'amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides, +aux lèvres bien mûres.... + +Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est +que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le +bouleversait. «Ce quelque chose» qui sortait d'elle, de son regard, des +plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'était irritant +à la fois et délicieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais +c'était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes, +l'attachaient à l'autre.... + +Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire +les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait +faire un rêve d'amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de +quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des +tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait +naguère sa maîtresse. L'honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère +le voyait bien. + +--Sais-tu? dit-elle un jour à Zanette, j'aime mon fils, mais peut-être +plus encore j'aime l'honnêteté... Écoute, je suis venue te voir pour te +dire des choses. + +Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille, +que l'âge pliait un peu, s'était en parlant redressée. Son menton large, +carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les +saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de +parchemin, des cordes tendues. + +Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette: + +--Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta mère, +je dois la remplacer. L'honnêteté avant tout. C'est le trésor des +pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu +puisses te défendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des +méchants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il +n'y a pas longtemps, une maîtresse? + +--Oui! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais. + +--Par lui? + +--Non. + +--Et comment? + +Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la +cocarde volée et jetée au ruisseau, l'intervention de Martégas, comment +elle avait été poursuivie, tout enfin.... + +--J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu'il soit +au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce +qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois +tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il +faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur! + +Quand la mère de Jean raconta à son fils l'histoire de la cocarde, et +Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la +fureur d'indignation qu'attendait la mère; il dit seulement d'un ton +singulier: Ah? elle m'aime encore! + +--Jure-moi que tu ne la reverras pas. + +Il pâlit, il hésita à répondre. Puis: + +--Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc? + +--De rien, mais jure! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille?... Jure, +sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même +pour lui parler innocemment! + +Et secouant la tête, elle ajouta: + +--Je n'ai pas longtemps à vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me +refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te +demande? de t'engager à suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la +fasses, cette même promesse, devant le curé!... Songe, si tu n'étais pas +ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait +peut-être, ta pauvre petite fiancée! Tu la tuerais! + +--C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne +voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de +faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution. + +La vieille respira profondément, comme soulagée. + +Elle croyait en son fils. Il est «tant brave!» répétait-elle souvent. + + + + +XXIV + +PARJURE. + + +Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l'intervention de +Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie +de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation +contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'était +répandu en injures, disant: «Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!» +mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui +annonça que le bruit public accusait la cabaretière d'être la maîtresse +de Martégas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce +voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes +filles, et les compromettait; il s'écria: + +«J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs, +ça n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est +impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des +dernières!» + +La vieille femme pensa: «Il a encore quelque chose pour elle.... Après +tout, c'est bien naturel.» Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui +défendait aussi de rechercher Martégas. + +Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger +Zanette des insolences du gardian.... + +La vérité, c'est qu'il crevait de rage jalouse, à l'idée que Rosseline +pouvait être à celui-là.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne +connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non! il n'en pouvait +supporter l'idée! il en voulait avoir le coeur net.... Et, un beau +matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, à Arles +même, des renseignements précis. Il est vrai qu'il avait, prétendait-il, +une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un +entrepreneur projetait de donner aux Arènes d'Arles des «courses +monstres», comme disaient les affiches, «courses espagnoles avec mise à +mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs +taureaux de Camargue, etc.» Les affiches couvraient déjà les murs +d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d'Aix, +de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la +région, et même à Nice et à Monte-Carlo. + +En réalité, Pastorel n'avait rien à faire à Arles: il avait vu aux +Saintes l'entrepreneur. Il était convenu qu'avec neuf ou dix autres +gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de +taureaux. Il partit pour la ville où il n'avait rien à faire, avec le +secret désir d'entrevoir Rosseline, de savoir «ce qu'elle devenait», et +peut-être, malgré son serment, de lui parler. + +Son serment? lorsqu'il y songeait: + +--J'ai contenté la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages.... +Si Martégas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier +service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce «marrias». + +Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le +déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment. + +Et de Zanette, que pensait-il? + +--Elle n'en saura rien! que perd-elle à cela? Elle n'est pas encore ma +femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se +marier, ont «des adieux à faire». + +Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit. + +En traversant le pont de Trinquetaille, le coeur lui battait. La petite +rue où était le café des Arènes s'ouvrait presque en face du pont. Il +eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l'entrée de cette rue, +pour voir «au moins l'endroit». Il alla mettre son cheval à la remise +habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l'heure à +laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près. + +Il décida que trois heures et demie serait l'heure favorable. + +A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges. + +Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise +devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de +couture,--un livre à la main, les _Mystères de Paris_. + +Il s'arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre. + +En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une +volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur +le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de +leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la +séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c'était +une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la +terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver.... Cette +impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa +presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa +physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le +premier aveu de l'ami.... Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée, +sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la +première fois, s'avança lentement. Il semblait craindre d'être repoussé. +Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, prêt à la retraite, +la jolie tête entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les +lèvres.... + +Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source, +est aussi délicieux que l'avant-goût du néant. + +--C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment +est-il possible que tu m'aies quittée! Je le savais bien, moi, que ce ne +pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre! + +Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client. + +--Un verre de vin, la belle. + +Le client but et sortit. + +Pastorel avait eu le temps de se ressaisir. + +Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps +préparé: + +Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas +qu'elle le sût par d'autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses +griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne +voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu'elle resterait +tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est +qu'il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue +la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là +surtout une marque d'amour de la part de son ancienne maîtresse! Il +comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait +pas,--jamais. Enfin, il l'engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se +fermer à toujours un avenir d'honnête femme. Belle comme elle était, +elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se +compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nommé... +ce Martégas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et +pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre +d'elle-même?... + +--N'est-ce pas que tu n'es pas tombée à celui-là! un homme sur qui +courent tant de mauvais bruits? Réponds! mais réponds-moi donc!... tu +ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux! + +Il la couvait d'un oeil ardent. + +Elle, toutes ses mauvaises pensées l'avaient reprise. Elle écoutait, +tête basse, l'air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé, +l'oeil en feu,--plus belle encore de sa colère qu'avec son air +tranquille, virginal, de tout à l'heure,--belle d'une autre beauté, +celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la +solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait +l'enfant, la pauvre Zanette. + +--As-tu tout dit? fit-elle. + +--Oui! + +--Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès +d'elle. Tu parles comme un curé! Il n'y a pas à dire tant de paroles. +Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau +sang-froid!... Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis +capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je +ne la détestais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime, +oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aperçois surtout +depuis que tu m'as quittée.... Aux plaines de Meyran, le jour de la +fête,--quand tu m'as insultée,--quand tu m'as dit: «De toi, je m'en +moque!» j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien +dit, j'ai avalé ça! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté, +mais, depuis, je pense à toi, rien qu'à toi, jamais ma pensée ne t'a été +si fidèle. Les hommes? ce Martégas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant +qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltraitée, ton +Martégas, il m'a menacée... j'ai vu le moment où il m'aurait battue!... +Et pourquoi? Pour défendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future! +entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;--je ne lui en veux même +pas, à lui, car c'est à cause de toi que j'ai été injuriée et menacée +par lui, puisque c'est à cause de toi seul que j'ai parlé à cette fille. +Oui, c'est à cause de toi, que j'ai souffert ça!... Oh! Jean! comme tu +as été méchant! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire! +d'être tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte +pas! + +Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant +même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir. + +--Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aimée, je +t'aime. + +Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la +lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue! plus +vivante! + +Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la +bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommençait. + +L'amour qui le reprenait, à cette heure, c'était le mauvais amour, +l'amour purement physique, l'amour égoïste, le plus puissant parce qu'il +est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours +vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement, +il est d'ordre surnaturel, divin,--ou, si l'on veut, idéal. L'amour pur, +unique, éternel, c'est le désir, le songe créé par les coeurs, par les +cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-même. On s'y élève, et +l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche +davantage, le bouvier peut-être, le coeur simple, celui qui suit le +mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères,--ces modèles réels +d'après lesquels se règlent tous les rêves d'affection véritable. + +Le gardian ne se connaissait plus. + +--Ne pleure pas, je t'aime! + +Les larmes lui allaient si bien qu'il était ravi de la voir pleurer! +Loin d'éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait +souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre +d'émotion. + +Chacun d'eux n'aimait que soi. + +Rosseline cria: + +--Alors, laisse-la! ne l'épouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne +veux pas! + +Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte; il crut entendre sa mère +lui dire: «Tu as juré!» il crut la voir lever au ciel ses mains +amaigries, en lui répétant: «Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que +t'a fait cette enfant, pour la tromper lâchement?» + +--Ne l'épouse pas! répétait Rosseline. + +--Pas ça! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas! mais tout le reste, +oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et après mon +mariage, tout ce que tu voudras... tout! + +Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras détendu, +furieux: + +--Compte là-dessus, menteur! La voilà, ton honnêteté! Et ça parle des +autres! ça méprise Martégas! ça me méprise, moi! Ah! je ne suis qu'une +fille,--mais je n'en veux pas, de toi, à ce prix!... Sors d'ici, +menteur! sors d'ici! + +--Rosseline! + +Il restait là, l'air bête, les bras ballants, comme enchaîné d'une +invisible chaîne incassable. + +--Alors, promets que tu ne l'épouseras pas? + +--Pas ça! non pas ça! Ça, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de +malheurs à la fois! je ne peux pas. + +--Alors, prends garde à toi! + +--Que feras-tu donc? + +--Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse. +Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon.... + +--Sinon? + +--Prends garde! je ne réponds plus de moi.... Promets-tu? + +--Non! + +Rosseline était hors d'elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie +bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande +haine qui lui venait pour celui qui était là! Elle l'aimait à condition +seulement qu'il servît ses instincts, qu'il lui fût asservi, obéissant, +assimilé.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait +passivement ses instincts. + +Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n'était plus +qu'une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l'oeil +démesurément ouvert, lançant la colère.... + +Il fit mine de la saisir. + +Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing: + +--Va-t'en! je te tuerais! + +Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à +le provoquer, lui, Jean. + +Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un +lâche! Il la faisait battre par d'autres! + +--Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle. + +Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges +se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de +son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière: + +--Rosseline.... + +--Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage.... + +--Eh bien? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d'homme +ressaisie. + +--Eh bien... nous verrons! + +Elle hocha la tête d'un air de défi. + +--Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il. + +Il leva les mains. Elle fut contente. + +--Frappe! mais frappe donc! dit-elle. + +Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa +retomber, et reprit froidement: + +--Tu menaces? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J'avais +promis à ma mère de ne plus te parler: j'ai manqué à ma promesse +aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus décidé que +jamais à ne plus même te regarder!... jamais!... jamais!... jamais! + +Il sortit. Une heure après, Martégas entrait. + +--Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai changé d'idée. Arrange-toi +seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, empêche-le, +par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes +fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des +honneurs,--et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais +Zanette... je te le donnerai, tu entends? + +--Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant, +donne-moi à boire. + +C'était l'heure de l'absinthe. Des clients entraient.... + + + + +XXV + +L'ABRIVADE. + + +L'abrivade, c'est, à l'arrivée des taureaux en Arles,--lorsque, à la +veille d'une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la +surveillance des gardians à cheval,--c'est le jeu populaire qui consiste +à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à +travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des +rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur à affronter le +fauve évadé, s'abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C'est grande +joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux +jeunes hommes de vingt-cinq. + +Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée, +les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des +boutiques! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers, +chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des +milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de +faïence.... Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive +parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles +n'aime pas l'abrivade. + +Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des +portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on +l'assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à +quelque nouvel ennemi,--le pied martyrisé par le pavage en galets +pointus, lui, habitué aux terrains marécageux,--bientôt perd la tête, se +lasse, s'attriste.... Un moment vient où, s'il était dans le cirque, il +serait hué par la foule, et où le dondaïre, le boeuf à sonnaille, +viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos.... Ici, +dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités, +aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des +moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par +la queue, on s'attelera à cette masse lourde, pantelante et +misérable.... Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à +coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais +d'apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête +armée de tous ses moyens naturels,--dégénère ici en vilenie.... + +M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines sévères pour +les forcenés de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour +les arrêter, avait été d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une +forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au +toril. Et l'entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs +qu'il surveillerait l'arrivée lui-même et que le gardian coupable de +négligence serait mis à l'amende--ou ne serait pas payé. Ces mesures +n'avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent, +moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts. +Martégas devint leur complice. + +Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employé, d'empêcher l'abrivade, +eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il +y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était +destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d'autres bêtes qui +avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques, +ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que +les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée +de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures. + +Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants, +même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l'endroit où +elle aboutit au Rhône. + +La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de +la ville. Beaucoup des étroites rues d'Arles tombent perpendiculairement +sur ce boulevard. L'entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen +de charrettes renversées. + +Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois +traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour +remonter la lice.... Arrivés là, en face d'une foule éparpillée mais +nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en +ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur +les flancs d'un escadron, lancèrent la manade au galop. + +...La foule, dispersée déjà, s'éparpille encore. Chacun court derrière +un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri +inquiétant derrière lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes, +aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes. +Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que +les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du +troupeau, les amateurs déterminés s'acharnent à attirer contre eux, en +agitant quelque lambeau d'étoffe rouge, le taureau qu'ils veulent +entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l'heure, +barrait l'ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La +ville est ouverte!... + +--Li biooù! li biooù!... + +Un hurlement suit la galopade noire. + +--Les taureaux! les taureaux! Zou! à celui-là! Zou! à celui-ci! Li +biooù! li biooù! Zou! zou! + +Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau. + +--Zou! zou! à celui-ci! + +Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un +taureau.... + +La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur +son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les +mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;--et +derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux +gardians. + +Martégas n'avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne +montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux. + +Le taureau était tout près de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour +l'y faire entrer. Déjà la rue, jusqu'au fond, s'épouvantait; les +boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux +fenêtres.... L'alarme était donnée. + +--Martégas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il +entre dans la ville! + +--Je l'empêche de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Martégas, +je n'ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant. + +Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer à l'entrée de la rue, la +lance haute. + +--Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d'un ton gouailleur. +Attention, vous autres! + +Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au +milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône.... + +--Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu'un. + +--Zou, à lui, donc, Martégas! cria Pastorel. + +Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne +bougea pas. + +Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours +courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe, +puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté... échappant ainsi au taureau +qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut +alors derrière lui, l'excitant à fuir dans la direction des Arènes. + +Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec +eux: + +--Aux Arènes, donc, grand lâche! fais ton devoir! lui cria-t-il. + +Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à +fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre +derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde. + +--Tu me la paieras, celle-là! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel +et le taureau. + +--Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course. + +Martégas, sa lance en arrêt, essaya d'en piquer Pastorel au flanc. +Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du +trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart +à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de +nouveau à la croupe, si rudement, que l'animal effaré, en trois bonds +désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires, +des quolibets des assistants. + +Et Martégas entendit ce cri de Pastorel: + +--Et de deux, mon homme! + +Il comprit. C'était une allusion à la chute qu'il avait faite en +poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté!... La rage de +Martégas fut terrible. + +--Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai! + +--Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit à l'improviste le +brigadier, qui l'aida à se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout +vu, de loin. + +Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Arènes antiques. + + + + +XXVI + +AUX ARÈNES. + + +Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles, +apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'église Saint-Trophime +et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là +représentées dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'église, +l'autre par le cirque. + +Si le Parthénon exprime l'âme de l'Attique, il n'est pas vrai de dire +qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'âme de la Rome païenne. + +Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument +de la Force. + +L'église est dédiée à la charité, à l'amour; le cirque à la férocité. + +L'église s'élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme +une aspiration des âmes; elle monte prendre un peu de ciel dans la +dentelle de ses clochers ajourés; le cirque étale, écrase, aplatit sa +rampante ellipse aux gradins massifs, comme un voeu bestial de +s'attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise. + +Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps où la Force impitoyable +s'entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la +guerre et la mort, l'univers physique. + +Magnifiques, les arènes d'Arles, ellipse énorme, formidable, couronne +faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels +les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux, +semblent des joujous d'enfant. + +Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les +emplissait. + +Peut-être n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première +course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille +spectateurs, en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger. + +Il faut songer que les gradins des arènes d'Arles offraient, avant +d'être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres; ils +pouvaient alors recevoir jusqu'à vingt-six mille spectateurs. + +En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans +à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu +construites, à l'intérieur des arènes, aux époques où les habitants s'y +réfugiaient comme dans une forteresse. + +L'antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains +aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu'aux +bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle +s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes. + +Le fond était à peu près libre; c'était l'arène que traversaient des +gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère +gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu, +et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un +bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait, +et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en +une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en +une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame; un appel, +un cri strident se détachaient de la rumeur. C'était encore comme un +bourdonnement de cuve bouillonnante. + +Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'étaient assis du côté de +l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte, +de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie +de l'arène, s'y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la +poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue +impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui +tout à l'heure elle devait monter. + +Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des +vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là, +effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements +d'énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait, +bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades.... + +De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables +paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu: + +--Oh! oui! ça tombe!--Il pleut du feu, hé?--Quel monstre de soleil!--Un +four véritable!--La pierre bout.--Mon échine est une gouttière.--De ce +chaud, mon homme! + +C'était comme un enfer joyeux. + +Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune, +bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes, +papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des +vêtements. + +Des milliers et des milliers d'éventails, dans des milliers et des +milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant +alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourmentées +d'une forêt de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans +cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements +menus et innombrables donnait une sorte de vertige. + +Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient +durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil, +voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de +l'arène et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intolérable +chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits +étincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils +apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de +Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui +vibrait partout, jusqu'à l'horizon infini.... + +Rosseline avait trouvé place du côté de l'ombre. Zanette aussi, avec son +père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans +la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, séparées qu'elles étaient par +une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et +d'oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre. + +Cependant la foule commençait à s'impatienter. Qu'attendait-on, pour +lâcher le premier taureau? Des spectateurs, fatigués du soleil, +quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les +couloirs circulaires, traversés d'un peu d'air, dans le labyrinthe +ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des +gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix, +demandant: «Les taureaux! les taureaux!» + +Beaucoup descendaient dans l'arène, la traversaient, s'y arrêtaient, +contents d'être sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'être, +eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les +barrières s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice +de Martégas, qui en avait la surveillance.... Un taureau était entré +dans l'arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir +devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant +l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'à ce que tous eussent +franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui +s'inscrit dans l'antique muraille de pierre.... + +Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L'amateur à +son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le +rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes +vers le ciel.... + +--Un autre! Zou! Un autre! + +Le dondaïre, le boeuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou. +Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu'elle +fut réjouissante.... Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait +d'entrer pour la première fois, l'impression d'un rêve à coup sûr +nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces +milliers d'hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il +n'avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits, +prolongés à l'infini par la mer.... + +Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni +moins étonnés. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers +ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des bêtes pareilles. +Quelques-uns allaient dans l'arène promener leur parasol et leur complet +de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec +leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique, +pendant que d'autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du +pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans +la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait à tourner la tête +de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti. + +Des touristes parisiens disaient avec mépris: «C'est ça, leurs courses?» + +--Attendez la course espagnole.... On mettra à mort plusieurs taureaux. +Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-être crever un homme, +au moins un cheval en tous cas! + +--A la bonne heure! + +Un cinquième taureau entra tout à coup d'une si furieuse allure qu'un +grand murmure de satisfaction s'éleva partout. On eût dit qu'un souffle +du désert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de colère et de +liberté.... + +Un promeneur, attardé dans l'arène, fut effleuré par les cornes au +moment où il franchissait la barrière. On n'eut que le temps de saisir +ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de +l'enlever.... + +--Ah! ah!--Enfin!--Un vrai, celui-là!...--A qui le tour? + +L'arène était vide. + +L'ami de Martégas, Cabrol, chargé d'ouvrir la barrière, avait lancé +d'abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d'obtenir un +brusque contraste, lorsqu'il lâcherait un taureau vaillant. Même les +jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en +scène. + +Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout +entière à un acteur qui n'avait pas accepté de rôle appris. Il +connaissait le cirque, ce taureau-là; il y avait été piqué plus d'une +fois par des banderilles enflammées; il savait quelle malice froide +assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des +barrières infranchissables, s'apprêtaient à jouir de ses impatiences, de +ses rages, de l'inutilité de ses armes.... + +Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le +soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'arène, il +regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces +hommes assemblés, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se +fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux +pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de liberté +qu'apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer.... + +Rien ne venait!... Il était captif, le petit taureau noir, le fils des +vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes, +d'où tombaient sur lui des huées, des cris, d'impatients désirs de mort +même, car beaucoup appelaient de leurs voeux la course espagnole, la +«vraie course», celle où toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle où +le spectateur tue, par le consentement du coeur, et jouit en sécurité +des souffrances d'un être moribond, homme ou bête... sous le noble +prétexte d'admirer le courage d'autrui. + +Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense arène blanche, le petit +taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés, +attendait sa destinée, fièrement, tête haute; il redressait ses cornes +affilées, toutes prêtes...--«Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils +vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau +inventeront-ils? Je les redoute, mais je les méprise; je saurai +souffrir, mais qu'ils se gardent!» Et il défiait. + +Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à +coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il +étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant.... L'animal avait +au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait +manqué son coup. + +Six ou sept fois il recommença sans succès. + +Alors une huée s'éleva; on se moquait de l'homme. + +Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à +fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse.... +L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru +l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'arène +attira l'attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur +son nouvel adversaire. C'était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à +Zanette: «La première cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer +l'autre...» + +Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment +prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l'arène et, aussitôt, +regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne +parvint pas à la voir, bien qu'il l'eût placée lui-même.... Il ne la vit +pas, mais il se savait regardé. + +Pour lui, le prix de la lutte, c'était Rosseline. + +Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue +autour des reins. + +Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre +son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de +ramasser. + +Son idée était d'appeler l'attention du taureau au moment décisif où +Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en +effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas, +et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant +aussitôt sa manoeuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les +deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les +chargea à fond de train. + +Martégas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit même, +sans parvenir à l'arracher.... Il la toucha au moment où le taureau +baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette +tête, entre les cornes, et, lancé en l'air par la détente de la +puissante encolure, il retombait légèrement derrière l'animal. + +Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière, +toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse. + +Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les +éventails étaient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte +de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu +où respiraient vingt mille poitrines. + +Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalité +entre les deux hommes et qu'ils cherchaient à se nuire l'un à l'autre. +Pour tout le monde l'intérêt du spectacle était puissant; il était plus +saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette. + +Le pesant Martégas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en +prenant la cocarde; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de +Pastorel.... + +Il courut au taureau. + +--Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement à Pastorel, +je l'ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu! + +Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu'échangeaient les +deux rivaux. + +--Bête brute! dit Pastorel, haussant les épaules. + +Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'écartèrent en +même temps chacun d'un côté. Tous deux avaient étendu le bras.... Les +doigts de Pastorel touchèrent la cocarde... mais au moment où ils +allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de +Martégas. + +--Prends garde à toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu +y laisseras quelque chose! + +--Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, répliqua l'autre. + +Le taureau, distrait là-bas, au bout de l'arène, par des gens qui, à +l'abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne +pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux. + +Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds. +Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de +s'en servir pour couper la cordelette qui, attachée d'une corne à +l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la +cocarde désirée.... Quand il avait touché la cocarde, tout à l'heure, il +avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la +trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein +poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'à se +forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs +doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de +se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par +la cordelette même. + +Pastorel crut à une menace. + +--Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indigné. + +Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il +l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait +attiré violemment à lui, et d'un coup d'épaule, il l'envoya rouler au +milieu de l'arène. + +La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité +haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un +autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux. + +Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que +Pastorel ne serait qu'à elle,--ou sinon... malheur! + +--Eh bien, quoi? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a +bien fait! Regarde, il est sûr de lui. + +A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le +taureau revenait à la charge et courut d'abord à Martégas, qui s'était +relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l'honneur +de prendre la cocarde. Dans son coeur, il voulait, à ce moment, en finir +avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l'arracha en +effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et à peine la +bête furieuse s'était-elle éloignée, qu'on vit Pastorel couché contre +terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait +pas voir, c'était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de +l'amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un +grand cri, s'évanouissait. + +Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur. +Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu +Martégas, frapper par derrière, d'un coup de couteau, son rival +victorieux. + +Zanette, la petite chrétienne, s'était évanouie, d'horreur et de +compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour. + +La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris +et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle +regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de +sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule, +en cette minute, faisait palpiter ces milliers de coeurs suspendus au +drame incompréhensible pour eux. + +Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment, +d'une scène qui d'ailleurs se déroula rapidement. + +Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de +folie furieuse, revint tout de suite à lui-même; il vit, dans un +éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de +la barrière, confiée à Cabrol; il y courut, pour s'évader de ce cirque +où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime!... La barrière +s'ouvrit en effet.... Le dondaïre, près d'être lâché dans l'arène, +allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le blessé, +mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Martégas +pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la +porte. Trop tôt! car Martégas recula; le gendarme, entraîné, voulut le +suivre dans l'arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de +Martégas, empêcha le dondaïre d'entrer dans le cirque.... Le taureau +furieux accourait.... + +Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif +devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une +innovation, à une surprise, à une pantomime d'hippodrome. Il y eut +quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à +entrer dans l'arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle +ingénieux,--les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire! + +Le père de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emporté sa +fille évanouie. + +Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de +la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien +réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais: «C'est moi, moi +seule, la cause de tout!» Et il lui semblait qu'elle était grande, très +grande. Peut-être l'était-elle en effet. Avec son beau profil antique, +blanc comme un marbre, sculpté en médaille,--avec sa joie à vivre, à +sentir, fût-ce au prix du sang,--qu'était-elle, sinon la digne +descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'était-elle, +sinon l'âme même, l'âme revivante du cirque mort, l'esprit du temple de +férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère? + +Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur, +cette idée de gladiateur: «Je suis un héros! Que de monde pour me voir!» +Et il s'était redressé. + +Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l'ennemi que désignait +sa forme singulière.... + +Alors, la foule se mit à s'amuser. + +--Lou bioù! lou bioù! Attention! Vive la gendarmerie!--Brigadier! tu +n'as pas raison!... + +Le gendarme, pour courageux qu'il fût, n'avait qu'une chose à faire. Il +la fit. Il battit en retraite.... + +Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme +disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de +nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre +devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y +parvint et fit le tour de l'arène au galop, avec ce trophée grotesque. + +Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante +pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que +le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile. + +Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la +réflexion, une stupeur l'envahit. Il était là, debout, hagard, l'oeil +fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que maître +Augias lui avait dit: «C'est toi qui as tué le gardian Peytral!» Une +fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des +gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce +Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d'un peuple entier! d'un +peuple de témoins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put +supporter l'idée de la prison étroite, d'un toril où il serait enfermé +longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne +l'effrayait plus que la mort.... + +Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s'était amusé, +chargea l'assassin, Martégas, sous tous ces milliers d'yeux avidement +dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas,--se +laissa tomber en avant sur les cornes affilées... qui, toutes deux, lui +crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup. + +Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruauté satisfaite, avait +jailli de vingt mille poitrines à la fois. + +Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut +surhumain. On eût dit que l'esprit de la ruine immense se réveillait +tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec +tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes, +en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé +comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer +dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves +primitifs secoua ces milliers d'êtres humains redevenus brutes à la vue +du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles, +enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au +faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme +s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni Jésus mis +en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s'il n'y avait +aujourd'hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie +de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises +bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les +vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il +n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni +Notre-Dame-d'Amour! + +Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que +les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux. + +Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de +païens modernes s'en alla, plus d'un spectateur résumait ainsi la +journée: + +--En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de +longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort, +celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien... +un coup de couteau mal donné. + + + + +XXVII + +LE GRAND JOUR. + + +Martégas était mort. Pastorel n'était blessé que légèrement. Avec l'aide +de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite guéri. + +Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas! le coup +de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l'amour +brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même; il voulait être +marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le +mariage, puisqu'il serait accompli; être sûr de ne pas lui sacrifier la +jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et +moins fort! Surtout, il voulait contenter sa mère. + +--Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec +toi, en croupe, sur le Sultan? + +--Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-là seulement! +Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai +promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'à te voir sur une telle +bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles +meurent de jalousie! + +Ce grand jour arriva. Comme ils se l'étaient promis, ils le firent: ils +allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur +le Sultan, suivis d'une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves, +la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit +feutre bien planté sur la tête,--et chacun ayant en croupe, sur son +blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arlèse. Le père Augias, la mère +Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles. +Cela fit un superbe cortège. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le +quai, à l'entrée du pont. + +Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui +tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout +d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la +dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur +Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur +qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son +fiancé, son époux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards +eussent été des couteaux, ils l'auraient percée à mort!... + +On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe. + +En tête, marchait Sultan qu'on suivait à distance respectueuse. Sur les +petits pavés pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller à +Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds +sans fer; il y écaillait sa corne; et de temps en temps, virant sur +lui-même, il semblait valser. + +--C'est, disait-on, sa danse de noce! + +On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie; il n'était plus +question que de l'église. + +Le vieux porche de l'église regardait venir cette cavalcade. On était en +août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre, +entre les têtes des saints sculptés dans l'ogive. Les statues mutilées, +sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher +des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles +semblaient dire l'indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître +antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait +pour des épousailles. + +Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de +ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé +par un gardian ami de Pastorel; il fut promené à la main, sur les lices, +aux Aliscamps, et la ville entière vint l'admirer.... Rosseline osa +l'approcher un peu, par côté, lui flatter l'encolure et même la croupe. +Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles. + +En riant, elle disait au cheval:--C'est un gueux, ton maître. + +Pendant ce temps, dans l'église, Pastorel était bien distrait! + +A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers +Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse. + +Rosseline l'avait ressaisi tout à l'heure, d'un regard. Il avait, sous +le coup d'oeil ensorcelé qu'elle lui avait lancé, frémi dans tout son +être; Zanette ne s'y était pas trompée. + +Et voici qu'au moment solennel où il s'engageait à aimer Zanette, une +enfant... une véritable enfant,... à l'aimer comme sa femme, à la +protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,--se +jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement! Pour sûr, il +irait encore à l'autre, à celle qu'il détestait d'amour, à celle qui +l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!... +N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?... + +«A quoi bon ces pensées... c'est trop tard maintenant!» se dit-il. Et il +détourna son esprit de sa destinée; il fit comme ceux qui, menacés d'une +mort inévitable, ferment les yeux.... + +La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la +bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter. + +Habitué à ses folies: + +--Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq +minutes seulement. + +Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là, +sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena +vers le champ où se tient à l'ordinaire le marché aux chevaux, aux +Aliscamps--dans l'allée sablonneuse et isolée que bordent les +sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et +de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante, +c'est-à-dire à Notre-Dame-d'Amour, _Deiparæ adhuc viventi_. + +Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On prétendit que +les vieilles rancunes du cheval syrien s'étaient tout à coup exaspérées. +Jean était parvenu à le monter, mais l'animal furieux l'avait envoyé se +briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est là +qu'on le trouva, évanoui, mourant. + +Quant à Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts +peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son +épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la +tête du cheval qui, frappé à l'épaule, s'arrêta net et fut repris par +les gardians accourus. + +Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore. +Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l'avait marié, et +qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean +Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, déposé +dans un char à boeufs, et toute une longue journée, le char funèbre +chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de +Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la +carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours +vêtue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter. + +Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne +pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur, +craignant la folie. + + + + +XXVIII + +UNE VENDETTA. + + +Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'être quand, à +quelques jours de là, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant, +avaient voulu acheter à Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le +bruit de sa mort. + +--Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait +froid.--Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous +le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le. + +Quatre gardians arrivaient, les témoins de son mariage. Ils avaient des +fusils. Ils étaient venus en chassant.... C'est du moins ce que les +messieurs pensèrent alors. + +--Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. Dépêchons. +Mon père est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval à +présent est mien... et la mère de Jean et moi, sa mère et moi, toutes +deux... nous sommes d'accord. + +Les messieurs étaient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et +sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un +air de résolution farouche, de douleur irritée, de cruauté vengeresse. + +Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait +voulu détacher elle-même dans l'écurie, sans terreur, sans prendre +aucune précaution.--«S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai +Jean...» + +--Le cheval, le voilà! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le +regarder.... + +Elle l'attacha à l'arbre où, d'ordinaire, l'attachait son maître. Le +Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait +fait, sachant peut-être par lui-même que la vengeance est attisante, +pointait et renâclait. Il tirait sur la corde, à la rompre. + +Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'était en effet une +admirable bête, le cheval même de Saladin. + +--Cinq mille francs! dit l'officier tout à coup, plein de convoitise. + +Alors, toute pâle, sa petite lèvre frémissante, l'oeil dur: + +--Il a tué mon fiancé: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il +mourra. Morte la bête, mort le venin! + +Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de mépris. + +Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous +l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit +la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arrêta, +frappé de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins +épars, montrant une dernière fois, en plein ciel bleu, le profil de sa +beauté syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut +jeté au fleuve, le même soir, charrié par le Rhône, emporté vers la +mer.... + + + + +XXIX + +NOTRE-DAME-D'AMOUR. + + +Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène: + +--Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait +d'arriver,--mère, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la +douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux +plus croire à Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute +petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqué de la prier, chaque +matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait? +Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle protégé de la haine de +Martégas, qu'afin de le faire mourir plus méchamment tué par son +cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, mère! +il n'y a pas de Bonne Mère! + +Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu'elle +perdait, en même temps qu'un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu'elle +croyait avoir dans le ciel. + +--Non! non! il n'y a pas de Bonne Mère! non! il n'y en a pas! il n'y en +a pas! + +Les deux femmes étaient assises tout près l'une de l'autre. La vieille +prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au +ciel ses yeux creux. + +--Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le curé des +Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime; +il m'a parlé, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur, +mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on +savait «les raisons pourquoi», on se résignerait toujours. Le mal qui +nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m'a +dit comme ça: «Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard, +ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes!» Il a +raison, le curé.... Les hommes, c'est faible. Ayez pitié de nous, +Notre-Dame-d'Amour!... + +La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une +sorte d'exaltation mystique. Elle reprit: + +--Tu ne sais pas, petite? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout +ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres +s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à +Notre-Dame-d'Amour. Là, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre +ce qui est à Elle.... Viens avec moi, Zanette. + +--Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule, +mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là, +à côté. + +Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été +déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs, +posée le cuir en dessous, les panneaux en l'air, écartés. + +La selle dormait là, sur les sacs. + +La vieille femme s'en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup +elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut.... + +--Qu'y a-t-il, mère? + +--Regarde! + +Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le +rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un +petit caillou à pointes aiguës. + +--Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je +comprends! je devine!... Cela vient pour sûr de cette Rosseline! + +La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race +descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de +légendes et de chansons très anciennes: + +--Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle.... C'est son âme!... + +Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une +résolution sans merci se voyait «dans toute elle». + +--Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d'elle! + +--Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre +cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus +que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison: on ne sait pas +tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la +permission de là-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi.... +Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose à te dire, que je ne dois +dire que là. + +Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame +d'or. + +La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute +révoltée, en fit autant. + +La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée, +ses yeux levés brillant sous l'arcade sourcilière profonde, prononça, en +manière de prière et de lamentation funèbre: + +--Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun +de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous!... Puis-je +laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa mère, que +je garderai de tout mal, et que je marierai, j'espère, à quelque autre +de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,--puis-je la laisser, +cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que +vous lui retiriez votre bénédiction à jamais? Non! non! Et mon fils ne +l'a pas voulu. Hélas! et il faut, il faut, pour la punition de mes +fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de +mon propre enfant, de mon malheureux enfant! + +Zanette étouffait, croyant deviner déjà. + +La vieille femme poursuivit: + +--Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le +moyen de cette femme... à qui, en votre nom, nous devons pardonner... +c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, juré +sur l'image, et sur le rameau bénit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a +dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il +a dit en mourant: «J'ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher, +j'ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma +fiancée, monsieur le curé, que je n'étais pas sûr de moi. Mieux vaut +peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus +grands malheurs!» Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, à cette +petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d'Amour!... + +Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée. + +La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices +corses: + +--Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils +l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son coeur, en désirant avec +amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir +l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans +avoir horreur de lui-même! + +Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se +rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le +regard de Rosseline, à l'arrivée en Arles, le jour du mariage.... Ce +frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce +jour-là, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si +Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l'avait si +visiblement protégé, c'est qu'il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans +son coeur à Rosseline... tandis que, le jour même du mariage, il avait, +sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux côtés +mêmes de sa fiancée! + +La vieille se lamentait toujours: + +--Il courait à la faute! il serait retourné au péché mortel! Et vous, +qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu'il meure, qu'il meure pour +son salut plutôt que de vivre pour le péché!... Vous me l'avez repris, ô +Notre-Dame-d'Amour! que votre volonté soit faite, que votre saint nom +soit béni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, ô +Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait où cette femme l'aurait conduit! Hélas! +où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte! + +Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait +l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleuré, lorsqu'elle était +toute petite. Et voici qu'à son tour, à l'exemple de la vieille, elle +parlait, en même temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle +répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et +ses gémissements: + +--Pardon! pardon, de vous avoir reniée, d'avoir douté de vous, ô +Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de +lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fidèle, +ô Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne +Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd'hui, comme +autrefois ma mère m'avait vouée aux Saintes Maries qui m'avaient +délivrée d'une mauvaise fièvre.... L'amour pour moi a été méchant; je +n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, ô Notre-Dame. Ma +petite soeur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh +bien, alors, ses enfants, ô Madame! deviendront les miens, je vous +promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai à jamais +dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à +vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère! + +Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la +voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives: + +--Protégez-nous, ô Notre-Dame-d'Amour!... + +--Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d'Amour.... + +--Sauvez, s'il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d'Amour!... + +--Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d'Amour!... + +--Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d'Amour!... + + + + +TABLE + + I.--NOTRE-DAME-D'AMOUR + II.--LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE + III.--LE REMORDS DE MARTÉGAS + IV.--A QUI LE CHEVAL? + V.--LE SULTAN ET SON SÉRAIL + VI.--LE CONSEIL DES BÊTES + VII.--LA COCARDE DE ZANETTE + VIII.--ROSSELINE + IX.--CE QUE ZANETTE IGNORE + X.--ZANETTE ET ROSSELINE + XI.--DOMPTEUR + XII.--LA POURSUITE + XIII.--L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS + XIV.--NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI! + XV.--LA BELLE ET LA BÊTE + XVI.--LE CHEVALIER + XVII.--NOBLESSE + XVIII.--LE SÉDEN + XIX.--A QUI LE CHEVAL? + XX.--DEUX BONNES AMES + XXI.--LE PLAT DE LENTILLES + XXII.--TOUJOURS + XXIII.--L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT + XXIV.--PARJURE + XXV.--L'ABRIVADE + XXVI.--AUX ARÈNES + XXVII.--LE GRAND JOUR +XXVIII.--UNE VENDETTA + XXIX.--NOTRE-DAME-D'AMOUR + + * * * * * + +OEUVRES DE JEAN AICARD + + +=POÉSIE= + +POÈMES DE PROVENCE +LA CHANSON DE L'ENFANT +MIETTE ET NORÉ +LE DIEU DANS L'HOMME +AU BORD DU DÉSERT +LE LIVRE DES PETITS +L'ÉTERNEL CANTIQUE +VISITE EN HOLLANDE +LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR + +=THÉATRE= + +SMILIS +PYGMALION +AU CLAIR DE LA LUNE +LE PÈRE LEBONNARD +OTHELLO +DON JUAN + +=ROMAN= + +ROI DE CAMARGUE +PAVÉ D'AMOUR +L'IBIS BLEU +FLEUR D'ABIME +DIAMANT NOIR +L'ÉTÉ A L'OMBRE + +2242-95.--CORBEIL. Imprimerie ÉD. CRÉTÉ. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR *** + +***** This file should be named 18627-8.txt or 18627-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/6/2/18627/ + +Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/18627-8.zip b/18627-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..bad3acf --- /dev/null +++ b/18627-8.zip diff --git a/18627-h.zip b/18627-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..41f5936 --- /dev/null +++ b/18627-h.zip diff --git a/18627-h/18627-h.htm b/18627-h/18627-h.htm new file mode 100644 index 0000000..4d8e2bf --- /dev/null +++ b/18627-h/18627-h.htm @@ -0,0 +1,6525 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + text-indent: 2%; + } + h1,h2,h3 { + text-align: center; + clear: both; + } + .droit {text-align: right;} + hr { width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; + } + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + body{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + a:link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:visited {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:hover {background-color: #ffffff; color: red; text-decoration:underline; } + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Notre-Dame-d'Amour + +Author: Jean Aicard + +Release Date: June 19, 2006 [EBook #18627] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR *** + + + + +Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>JEAN AICARD</h1> + +<h1>NOTRE-DAME-D'AMOUR</h1> + +<h3>PARIS</h3> + +<h3>E. FLAMMARION, ÉDITEUR</h3> + +<h3>26, RUE RACINE (PRÈS L'ODÉON)</h3> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<p><a name="table" id="table"></a></p> + +<table summary="table"> +<tr><td> </td><td><b> TABLE</b><br /></td></tr> +<tr><td> </td><td><a href="#DEDICACE"><b> DEDICACE</b></a><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#I"><b>I.</b></a></td><td align="left"><b>—NOTRE-DAME-D'AMOUR</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#II"><b>II.</b></a></td><td align="left"><b>—LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#III"><b>III.</b></a></td><td align="left"><b>—LE REMORDS DE MARTÉGAS</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#IV"><b>IV.</b></a></td><td align="left"><b>—A QUI LE CHEVAL?</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#V"><b>V.</b></a></td><td align="left"><b>—LE SULTAN ET SON SÉRAIL</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#VI"><b>VI.</b></a></td><td align="left"><b>—LE CONSEIL DES BÊTES</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#VII"><b>VII.</b></a></td><td align="left"><b>—LA COCARDE DE ZANETTE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#VIII"><b>VIII.</b></a></td><td align="left"><b>—ROSSELINE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#IX"><b>IX.</b></a></td><td align="left"><b>—CE QUE ZANETTE IGNORE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#X"><b>X.</b></a></td><td align="left"><b>—ZANETTE ET ROSSELINE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XI"><b>XI.</b></a></td><td align="left"><b>—DOMPTEUR</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XII"><b>XII.</b></a></td><td align="left"><b>—LA POURSUITE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XIII"><b>XIII.</b></a></td><td align="left"><b>—L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XIV"><b>XIV.</b></a></td><td align="left"><b>—NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XV"><b>XV.</b></a></td><td align="left"><b>—LA BELLE ET LA BÊTE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XVI"><b>XVI.</b></a></td><td align="left"><b>—LE CHEVALIER</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XVII"><b>XVII.</b></a></td><td align="left"><b>—NOBLESSE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XVIII"><b>XVIII.</b></a></td><td align="left"><b>—LE SÉDEN</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XIX"><b>XIX.</b></a></td><td align="left"><b>—A QUI LE CHEVAL?</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XX"><b>XX.</b></a></td><td align="left"><b>—DEUX BONNES AMES</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXI"><b>XXI.</b></a></td><td align="left"><b>—LE PLAT DE LENTILLES</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXII"><b>XXII.</b></a></td><td align="left"><b>—TOUJOURS</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXIII"><b>XXIII.</b></a></td><td align="left"><b>—L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXIV"><b>XXIV.</b></a></td><td align="left"><b>—PARJURE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXV"><b>XXV.</b></a></td><td align="left"><b>—L'ABRIVADE</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXVI"><b>XXVI.</b></a></td><td align="left"><b>—AUX ARÈNES</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXVII"><b>XXVII.</b></a></td><td align="left"><b>—LE GRAND JOUR</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXVIII"><b>XXVIII.</b></a></td><td align="left"><b>—UNE VENDETTA</b><br /></td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#XXIX"><b>XXIX.</b></a></td><td align="left"><b>—NOTRE-DAME-D'AMOUR</b><br /></td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DEDICACE" id="DEDICACE"></a><a href="#table">DEDICACE</a></h2> + +<p>À <span class="smcap">Mademoiselle Madeleine Aicard</span></p> + +<p><i>Ma bonne vieille tante</i>,</p> + +<p><i>Pourquoi je vous dédie ce livre? Parce qu'on y voit passer deux figures +qui, je le sais, vous toucheront</i>.</p> + +<p><i>C'est, d'abord, dans la chapelle abandonnée, la pauvre statuette de +Notre-Dame-d'Amour</i>.</p> + +<p><i>C'est, ensuite, la vieille mère du gardian Pastorel</i>.... <i>Ne trouvez-vous +pas qu'elle ressemble un peu à la vôtre, à ma grand'mère</i>? <i>Et n'est-ce +pas que, pour cela, vous aimerez mon livre</i>?</p> + +<table summary="signature"> +<tr><td align="left"> +<i>Votre neveu dévoué,</i> +</td></tr> + +<tr><td align="right"><span class="smcap">Jean Aicard</span>. +</td></tr> +</table> + + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h2>NOTRE-DAME-D'AMOUR</h2> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#table">I</a></h2> + +<h3>NOTRE-DAME-D'AMOUR.</h3> + + +<p>Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le +prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était +resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne +sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle +de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux +noirs, qui, sous le hennin à l'arlésienne, pendaient lourdement sur la +blancheur dorée de son cou.</p> + +<p>Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait +la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-à-dire dans +l'entre-bâillement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir +un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à +la chaînette des grand'mères.</p> + +<p>Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses +poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. À +l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.</p> + +<p>Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules +et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers +la mer, vers la mer si grande, où des bateaux vont et viennent, comme +des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un +songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans +espéraient.</p> + +<p>...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La +Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront, +est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui +traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en +novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie +lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....</p> + +<p>Et il écoute, en rêvant....</p> + +<p>Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus +petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les +couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font +sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes. +On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une +seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des +ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le +château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de +tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la +toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le +touche, furent, voilà bien longtemps, baptisés du nom qu'ils portent +encore.</p> + +<p>Entre la ferme et la château, une vieille chapelle décrépite, où jadis +on disait la messe, se dresse, étroite et longue.</p> + +<p>On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.</p> + +<p>Les huttes sont en «tape», en argile desséchée, recouvertes de roseaux, +et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais +les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en +l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle, +portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces +croix penchantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu +tous les arbres des plaines provençales, dans la même direction. Tous +ils gardent un peu la marque du vent maître, «magistral», à qui les +Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine, +protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles +donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées, +l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et +résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées +mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi +sans relâche battue des vents....</p> + +<p>Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe. +Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne l'abandonnent pas; +ordre est donné à Zanette par les maîtres du château, riches négociants +qui habitent Marseille,—de tirer, aux jours de fête,—de dessous +l'autel qui forme placard,—les vêtements sacerdotaux précieusement +enfermés là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis, +les araignées, les tarentes.</p> + +<p>Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le nom de +Notre-Dame-d'Amour.</p> + +<p>Hélas! même parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des +glorieux! Il y a, hélas! par le monde, des Notre-Dames illustres, +vénérées de tous, à qui on apporte chaque jour des présents magnifiques, +des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants! Il +y a des Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette,—l'univers +le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite +Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, délaissée même des gens +du pays, habite une pauvre chapelle décrépitée, semblable à la plus +pauvre des cabanes de ce désert!... Notre-Dame-d'Amour! c'est sous ce +nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si +Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les +Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée comme eux, tant s'en +faut! Et dans sa niche de pierre, au-dessus de l'humble autel où +brillent deux candélabres de cuivre et un tabernacle de bois doré, la +Notre-Dame, dorée également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du +moins est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser +sa prière, depuis sa petite enfance.</p> + +<p>Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne protège pas contre +l'abandon! Elle est pourtant jolie à voir, grande, oh! grande comme une +enfant de dix ans, vêtue, par-dessus la robe de bois doré, d'une robe en +vraie étoffe, jadis blanche, toute piquée de fleurettes bleues. Elle est +coiffée d'un velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles; +elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre; au cou, un collier de +perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dorées bien +solidement par un maître-ouvrier, puisque la dorure du visage et des +mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte, +chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce +Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux +murailles, tableaux naïfs, béquilles, fusils crevés offerts par des +chasseurs, petits bateaux jadis apportés par des marins sauvés du +naufrage.</p> + +<p>Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous point de +miracles? Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-Mer—à cinq lieues d'ici, au +sud,—voyez l'église crénelée, de six cents ans plus vieille que vous, +et voyez comme les pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai! Ce +jour-là, les saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes +Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie, du haut de la +voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les +Saintes guérissent quelquefois les paralysés. Elles ne sont pas toujours +justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles +guérissent celui-ci au lieu de celui-là,—mais à tous également elles +donnent l'espérance, c'est-à-dire le meilleur de la vie.</p> + +<p>Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en caravane, +visitent leur église.... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame? Vous +êtes leur reine pourtant, et la propre mère de Dieu, et c'est elles +qu'on visite seules, c'est elles et même sainte Sare, qui fut leur +servante, et dont les reliques, dans la crypte souterraine de l'église, +sont vénérées surtout des bohémiens! Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous +êtes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans +honneur et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai +qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez-vous.... +Protégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour! Et donnez-lui l'amour vrai. +Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées de la terre, la +plus humaine et la plus divine!</p> + +<p>Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller +dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon horizontal du matin +entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la +vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin +enserre étroitement son haut chignon au-dessus duquel elle se termine en +deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire les +anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au +passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans +l'entre-bâillement de ses fichus arlésiens.... Et elle prie, agenouillée +dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui +découvre ses pattes fines de perdrix de Crau; ses gros bas de fille +sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis trois ans.</p> + +<p>—Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette +terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du +mauvais amour. Et quelque jour, si je le mérite, accordez moi d'avoir un +amoureux que j'aime.... Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières +courses des plaines de Meyran, vint,—comme s'il m'eût connue et +aimée,—m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du +taureau en colère!</p> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Or, voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à Notre-Dame +d'Amour était si fervente; sa foi, si entière.</p> + +<p>Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un chien qu'elle +aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés des tous petits pour les +bêtes. Ce chien, dans l'écurie, où il couchait, fut blessé d'une ruade +par un cheval malade. Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la +chapelle du château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette +circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-aimé. +Hélas! il arriva que juste à l'heure où elle venait de faire cette +prière, le chien mourut, et l'enfant révoltée déclara qu'elle ne +demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante!... Elle s'exaltait +dans cette idée, quand le vétérinaire, arrivé d'Arles pour voir le +cheval, ayant demandé à examiner le chien mort, déclara que l'accident +du coup de pied mortel était une chance heureuse, le chien étant bien et +dûment enragé quoique l'horrible maladie ne se fût pas déclarée +encore.... L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de +bonté....</p> + +<p>C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par +Notre-Dame-d'Amour.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#table">II</a></h2> + +<h3>LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE.</h3> + + +<p>Pour bien comprendre pourquoi le gardian Martégas n'avait pas le droit, +véritablement, d'aimer Zanette, il faut savoir quel «marrias», quel +homme de rien était ce grand diable de vingt-six ans, à grosse barbe +noire et inculte, carré d'épaules, puissant comme un taureau, de haute +mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de +franchise, c'était un traître, un homme dont on ne savait jamais l'idée. +Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait, +mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des +yeux gris piquetés de petits points d'or comme ceux des chats) un +trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se traîne +au-dessus des marais, cachant les trous, les fondrières, les pièges....</p> + +<p>Quelque chose sortait de ces yeux-là d'implacablement malin; mais de +malin sans esprit, sans clarté.... Ce n'était pas un éclair de mal, oh +non! une fumée plutôt, comme celle qui sort des «lorons», ces trous +mystérieux, ouverts ça et là parmi les marécages de Camargue, et qui +exhalent sans cesse une buée, la chaleur des dangereux ferments de +dessous, le souffle des enfers fiévreux, faits de moisissure +croupissante. Il avait une mauvaise âme, bien sûr, ce Martégas, et +vraiment c'était effrayant de penser qu'il essayait de faire sa cour à +Zanette, qu'il rêvait d'en faire sa femme, «le gueux!»—ou même sa +maîtresse! Voyez-vous cela, la mignonne fermière du mas de la Sirène, +épousant ce lourd coquin! une petite caille mariée à la <i>lardarasse</i>, +l'oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses +serres dures, au bec fait pour déchirer les proies mortes et +corrompues.... Ce pesant animal, avoir à lui cette jolie poulette de +chaume!</p> + +<p>On ne voyait pas ça, non, pour sûr! Ni au physique ni au moral, ces deux +êtres ne se pourraient rapprocher. On tremblait à l'idée d'un tel +sacrilège. Et pourtant il s'était mis ce projet en tête,—«le +gueux!»—de plaire à Zanette! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse +ou de force!</p> + +<p>Zanette, jolie comme un cœur, avec sa coiffe arlésienne, avec son fichu +aux mille plis qui s'ouvrait galamment pour montrer un peu de sa +poitrine naissante, avait seize ans et demi. C'était une petite créature +brune, un sage petit cœur, aimant son père, Dieu et saint Trophime, +patron des Arlèses,—et dévote, chacun le savait, à Notre-Dame-d'Amour.</p> + +<p>Et afin de vous montrer que Martégas n'était point fait pour l'honneur +et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de +l'enfant, entre ses bras d'hercule la taille légère de la mignonne, ni +de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine où battait ce +bon petit cœur, il n'y a qu'à savoir où il passait ses soirées depuis +quelque temps, le bouvier Martégas, aux yeux troubles.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#table">III</a></h2> + +<h3>LE REMORDS DE MARTÉGAS.</h3> + + +<p>Ses soirées, il les passait en des bouges qu'on trouve, à Arles, le long +du Rhône, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du +Rhône. Sinistres le soir, ces ruelles pavées en galets roulés de Crau, +dressés sur leurs pointes. Elles aboutissent à la digue de pierre qui +semble les barrer d'une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac, +leur donne des airs de coupe-gorge profonds, où le bruit du Rhône et la +voix du mistral seraient chargés d'étouffer le cri des victimes. Les +maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent +livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres +s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le +quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d'un parapet +massif, attire et blesse l'œil, comme un mur de prison....</p> + +<p>Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rhône dangereux, +qui grogne et se lamente et qui menace....</p> + +<p>Martégas, au rez-de-chaussée d'une maison ouverte sur la rue, est là, +buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rhône +n'apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets +horribles ou puants; à qui il montre les cadavres d'assassinés ou les +charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se +débarrassent avec dégoût les villes du haut fleuve.</p> + +<p>Il faut voir l'endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le +futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints +d'images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination +d'un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques +et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C'est une +débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer, +du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s'il se peut le +passant lui-même.</p> + +<p>Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et +boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas, +puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans +leurs dents rageuses,—faces congestionnées, barbes sales, mains +spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeâtres, formes d'hommes en +qui sont des âmes de bêtes. Parmi eux s'ennuie la maîtresse du logis, +jeune femme qui paraît vieille, drôlesse édentée, mal coiffée, +dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup, +toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret +ou dans une chambre à coucher; il y a, au fond, une alcôve ouverte, +mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres; il y a une +commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées....</p> + +<p>Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis +deux heures, il commence, maintenant, à s'embrouiller dans ses récits, +il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que +jamais demeurent fixes.</p> + +<p>—Eh bien, Martégas, qu'as-tu?</p> + +<p>On le secoue, il répond enfin:</p> + +<p>—Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-là, non, je ne +l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me +rongera encore!</p> + +<p>—Martégas a un remords!</p> + +<p>—Et tu n'en as qu'un, Martégas?</p> + +<p>—Je n'en ai qu'un! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses +cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête +avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en +ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en +des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades. +Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles +étaient là.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable +remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai....</p> + +<p>Les autres gaillards se mirent à rire grossement.</p> + +<p>—Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une +qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourmenté jusque dans les +bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles....</p> + +<p>Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui +lui sourit avec une espèce de reconnaissance.</p> + +<p>Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le +coude en disant:</p> + +<p>—A la vôtre!... Que cela dure! et longuement!</p> + +<p>Il y eut un lourd silence.</p> + +<p>Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les +camarades, l'œil sur sa vision, un des hommes dit:</p> + +<p>—As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme? l'as-tu tombé? en as-tu +démoli un? as-tu démoli quelqu'un, homme ou femme?</p> + +<p>—Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un +peu, d'être plus bête que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si +Martégas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous +ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un +secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours après!... +Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous +conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il +plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui +pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut +pas l'être plus!... Être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au +contraire, et ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gueït? n'est-ce +pas, Cabasse?... Pas un mot de plus, Martégas; ne l'excite pas, toi, +Cabrol!</p> + +<p>Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L'œil injecté, le poil +hérissé, le colosse grogna:</p> + +<p>—Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu!</p> + +<p>Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de +taureau collant.</p> + +<p>Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales +s'entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les +jupes de la fille d'un liquide rougeâtre et douteux.</p> + +<p>Et se tournant tout d'une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé:</p> + +<p>—C'est ta faute à toi, ô âne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si +aujourd'hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des +fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les +poings. Le jour, je m'arrête de travailler, des fois, pour y penser, et +rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval, +d'autres fois, le remords me revient et si rudement m'attrape que, de +colère, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer, +comme s'il y était pour quelque chose.... Ce n'est pas à lui, pourtant, +pas à lui la faute, pauvre bête! C'est à toi, Cabrol, à toi, je te dis, +ta faute à toi, mauvais conseil, fainéant, gueusas! Pourquoi t'ai-je +écouté! Sainte Vierge! oui, pourquoi! Je serais heureux, maintenant.... +Nous boirions heureux!</p> + +<p>—N'y pense plus! dit l'autre.</p> + +<p>—Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'était possible! +soyez témoins, vous autres, jugez un peu! Écoutez, je vais vous dire.</p> + +<p>Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s'allumèrent dans les yeux. +Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard, +rayonnèrent, prêtes à jouir du mal... il y eut un gros silence.</p> + +<p>—Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,—mais tu es +un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir!</p> + +<p>Martégas s'essuya le front d'un revers de main.</p> + +<p>—Voilà, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!... +Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte +bien, si Barême n'est pas un âne, on s'était battu depuis le jour levé, +contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce +pas? Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas; +c'était par là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des +coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le +matin. Nous étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même +compagnie et nous avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil +tout le matin.... A présent, tout s'en allait, de tous côtés, à la +débandade, va comme tu voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez, +comme une manade folle qui s'éparpille de peur, on ne sait pas +pourquoi,—parce que le bateau à vapeur siffle sur le Rhône... pour +rien, on filait, voilà tout, on détalait, on se levait de devant. Ce +fainéant qui maintenant boit là, bien tranquille à mon côté, comme si +rien n'était, ce Cabrol que vous voyez était avec moi, oui, près de +moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il +traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, oh! oui, un peu +trop, à moitié crevés de fatigue... et voilà que nous nous arrêtons dans +un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme des soldats à +l'exercice; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au beau milieu +d'une plaine, au bord d'une route, où, de temps en temps passaient les +derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il n'en +passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je +pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous +deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de +partir, de déserter.... Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route +qui était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier +de notre régiment. Un des soldats et l'officier étaient blessés, vous +entendez bien, blessés, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et +je dis à cette bête brute qui est là; je dis à Cabrol:</p> + +<p>—Regarde!</p> + +<p>Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous? la caisse de +bois, la caisse ferrée où était l'argent, l'argent de la solde pour tout +notre régiment. Elle était lourde, allez! ils la portaient sur un +brancard de malade et, à leur démarche, on voyait bien qu'elle était +lourde... oh lourde! lourde bougrement!</p> + +<p>Martégas, bourrelé de remords, essuya de nouveau son front en sueur; il +y eut un silence embarrassé.</p> + +<p>—Tu es à temps de ne rien dire, Martégas! Tu y es à temps!</p> + +<p>Pourtant, les têtes des auditeurs se rapprochèrent encore.... La +convoitise fit reluire tous les yeux; ils la voyaient, la caisse! Déjà +ils ne comprenaient plus les remords de Martégas.... Eh bien quoi? +après? il avait attaqué les soldats et l'officier? n'est-ce pas? il +avait un peu volé la caisse; ce Martégas, et—pour cela—tué un peu; tué +un ou deux hommes tout au plus!... eh! mon Dieu, à la guerre! un de +plus, un de moins! Ils le regardaient avec un peu d'admiration et +d'envie.</p> + +<p>—Il devait y avoir au moins... cent mille francs! dit une voix.</p> + +<p>Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui +représente les grosses fortunes. Après cent mille francs, tout de suite +après, il y a «des millions».</p> + +<p>—Pour sûr, gronda Martégas! Pour sûr, ils y étaient, les cent mille +francs!... Et je lui dis:</p> + +<p>—Regarde!</p> + +<p>Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer près de nous, à +trente pas, la bonne portée, ils ne nous voyaient pas, ils ne se +méfiaient de rien.</p> + +<p>Mon camarade me comprit. Je vis très bien qu'il me comprenait parce +qu'il devenait pâle, tout blanc comme un mort, l'imbécile. Et à voix +basse je lui dis:</p> + +<p>—Deux que nous en tuons et les autres vont détaler, et vite! Je me +charge de l'officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble....</p> + +<p>Alors, j'épaulai mon fusil....</p> + +<p>Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table.</p> + +<p>—Ah! quel remords! quel remords, gémit Martégas, tout à fait ivre, et +de plus en plus obstiné à répéter son cri de regret poignant... quel +remords, mes amis!...</p> + +<p>—Mais alors, Martégas, tu es riche? s'écria tout à coup la fille. Tu ne +me disais pas ça!...</p> + +<p>Et elle posa sa main sur le bras de l'homme.</p> + +<p>—Riche! pleura Martégas, décidément désespéré, voilà bien tout +justement mon remords! riche! c'est que j'aurais pu l'être, sans +celui-ci! sans toi, sans toi! hurla-t-il à tue-tête, en tendant contre +son voisin un poing furieux.... Figurez-vous, les amis, que, au moment +où j'allais tirer... (et je l'avais, croyez-moi, au bout du fusil, le +gibier! et je ne manque pas plus un perdreau en l'air qu'on ne peut +manquer un bœuf dans un corridor)... cette bête mauvaise que Dieu +préfonde, oui, toi! toi! que le tonnerre du bon Dieu te brûle et te +vide!... cet animal malfaisant m'empêcha de tirer:</p> + +<p>—Ne fais pas ça, qu'il dit, Martégas! ne fais pas ça! Pour l'amour de +Dieu, pas ça!</p> + +<p>Et il détourna mon fusil avec sa main.</p> + +<p>—Voilà. Les gens étaient passés, le coup manqué <i>pour toujours</i>! Il +était trop tard... jamais, non, jamais, je ne m'en consolerai! un coup +si sûr! si beau!... cent mille francs au moins, comme vous dites!... +une occasion comme un homme dans sa vie n'en trouve qu'une! La guerre, +oui, la débandade, qui nous favorisait; oui, tout était embrouillé, +l'ennemi par là, autour de nous, on ne savait pas bien où.... Personne +pour nous accuser, pour deviner!... Ah! quel remords, collègues! quel +remords d'avoir manqué ce coup-là! De ma vie, je vous dis, je ne m'en +consolerai! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse +mal gardée, qu'on n'avait qu'à prendre! Pourquoi t'ai-je écouté, +imbécile! je serais riche à présent! Misère de moi! malheur! malheur! +quel remords!</p> + +<p>Et sinistrement comique, Martégas se désolait. Les auditeurs +partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en +ivrognes.</p> + +<p>—Je comprends, disaient-ils, chacun à son tour—c'était un beau +coup,—ça ne se retrouve pas, non!—J'ai cru d'abord que tu regrettais +d'avoir fait un beau coup, c'est tout au contraire. Tu as le regret de +l'avoir manqué....—C'est malheureux, Martégas, bien malheureux....</p> + +<p>Il était inconsolable, ce Martégas.</p> + +<p>On ne pouvait donc pas dire qu'il n'eût pas de conscience. Seulement, sa +conscience travaillait à l'envers. Le diable en personne doit avoir des +<i>remords</i> pareils, quand il a, par sa faute, manqué une occasion +favorable de bien mal faire!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#table">IV</a></h2> + +<h3>A QUI LE CHEVAL?</h3> + + +<p>Un peu avant le lever du jour, à l'heure blafarde, Martégas sortit du +bouge avec Cabrol.</p> + +<p>Tous deux montèrent sur la digue, et s'en allèrent longeant le parapet, +le cerveau lourd, suivant des yeux le Rhône orageux, dont on devinait la +couleur de terre, sous le ciel violacé, vineux.</p> + +<p>Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la tête +au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux.</p> + +<p>Une bise qui, par caprice, remontait le Rhône, fouettait leurs visages +terreux, énergiques et jaunes comme le Rhône même. Ce coup de fouet les +réveilla.</p> + +<p>Dégrisés, ils marchaient droit, sans rien dire, éclairés parfois d'une +clarté brusque par un des réverbères accrochés aux maisons du quai; ils +avaient l'air de deux mauvais fantômes.</p> + +<p>Et Cabrol tout à coup, répondant aux lamentations par lesquelles +Martégas, toute la nuit, avait découvert le fond de son âme obscure, il +dit, ce Cabrol:</p> + +<p>—Marie-toi avec Zanette, la Zanette de maître Augias. Son père a un peu +de bien et d'argent et la confiance des maîtres du château de la Sirène. +Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, à voir, elle donne +faim et soif. C'est une cerise qui pend à l'arbre. Tu n'as qu'à prendre. +Et je t'en avertis, Martégas, pour que tu le saches,—un que l'on nomme +Pastorel—tu le connais peut-être, Jean Pastorel, le gardian?</p> + +<p>—Je sais qui tu veux dire; il habite près des Saintes, à Silve-Réal. +C'est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-là?</p> + +<p>—Pardi, qu'il en tient pour Zanette!</p> + +<p>—En es-tu sûr? demanda Martégas, s'arrêtant tout sec.</p> + +<p>—Si j'en suis sûr!... quand je le dis?</p> + +<p>—Et comment le sais-tu, Cabrol? Prends garde à ce que tu vas dire. Car +celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux +dire! Je suis aussi matelot, mon homme!</p> + +<p>—Comment je le sais? La belle affaire! Pas n'est besoin d'être sorcier, +pour ça, collègue!... Il n'y a pas quinze jours, aux dernières fêtes du +mois de mai, aux plaines de Meyran....</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n'y +étais-tu pas?</p> + +<p>—Avance donc! Je t'écoute! Tu as une parole qui ne marche pas! Tu me +fais bouillir le sang d'impatience! Si je n'y étais pas, c'est que +j'avais d'autres affaires meilleures.... Avance donc, ânesse.</p> + +<p>—Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et +renversé joliment un jeune taureau un peu difficile, est allé la prendre +par la main, ta Zanette, afin qu'elle vînt marquer la bête avec le fer +rouge, au chiffre du maître.... Et ça, on ne le fait, voyons, que pour +sa fiancée, ou pour sa maîtresse.</p> + +<p>—Gueusard de sort! gronda Martégas.</p> + +<p>Et il s'assit sur le parapet de pierre, comme pour réfléchir mieux à son +aise.</p> + +<p>—Qu'il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu'il prenne garde ce +Pastorel! Que je ne le voie pas recommencer! Moi étant là, il aurait du +mal!</p> + +<p>—C'est que, répliqua Cabrol, riant d'un gros rire... il a recommencé +déjà.</p> + +<p>—Où? Dis, que je sache!</p> + +<p>—Il a recommencé le même jour, aux Plaines. Pourquoi n'y es-tu pas +venu?</p> + +<p>—J'étais allé conduire à Aigues-Mortes un cheval vendu qu'il fallait +remettre précisément ce jour-là, sans faute.... Dis-moi tout sur ce +Pastorel, dis-moi tout ça que tu sais, hé? Sans rien oublier, sans rien +me cacher surtout.</p> + +<p>—Eh bien, après la ferrade, où l'on marque les plus jeunes bêtes, il y +eut course à la cocarde. Une jeune vache, très méchante, échappait aux +plus malins. La cordette un peu lâche qu'on avait mal tendue, d'une +corne à l'autre, pendait, balançant, au beau milieu du front, la +cocarde. Un de Montpellier, au moment où il croyait tenir cette cocarde +ensorcelée, quand il ne tenait que la ficelle solide d'où il ne put +dégager ses doigts sinon coupés et saignants, fut pris entre les cornes +par le milieu du corps!... Oh! par bonheur il était maigre, de manière +qu'entre les deux cornes il eut toute la place pour être à son aise!...</p> + +<p>Un autre, qui avait le crochet de fer préparé dans sa main, pour +accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de +la vaquette maladroitement; il fut piqué d'un coup de corne à la cuisse +et on l'emporta évanoui comme une femme! Pastorel se fit voir alors, il +semblait ne vouloir entrer dans l'arène que s'il y avait du danger, +comme on fait pour plaire; et en effet la chose arriva. Et quand les +plus fameux coureurs se montrèrent fatigués, il sauta dans l'arène, du +haut de son banc, car il ne s'était pas mis sur les charrettes qui +formaient le cirque, non, il s'était placé sur la tribune des gros +messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta +dans l'arène, à ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi:</p> + +<p>«Pastorel! Pastorel! c'est Pastorel qui l'aura!» La vache courut sur +lui, décidée, tout droit, tête basse, il l'esquiva, la laissa passer, +en pivotant sur un talon, et elle ne l'avait pas dépassé de la tête, +qu'il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l'air de +rien! On trépignait de contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla +vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la +tribune en traversant toute l'arène comme s'il n'y avait pas eu de +vache.... Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine +d'aller à lui, quoiqu'elle le regardât de travers en faisant, du pied, +des trous dans la terre....</p> + +<p>—Sais-tu s'il y a longtemps qu'il connaît Zanette?</p> + +<p>—Ça, je n'en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette +avant un autre.</p> + +<p>—Si je la veux! cria Martégas en se levant.... Si je la veux!... il y a +longtemps que je la guette! Quand j'étais gardian au mas de la Sirène, +d'où son père m'a chassé (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle +était petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et +demi. Eh bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un +perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et +tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il +faut, ma maîtresse, pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu +que ça sera comme ça.</p> + +<p>—Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix, +il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un +chapeau, pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours +contre tes idées? Tu m'entends de reste....</p> + +<p>—Et je te dis «gramaci», collègue.</p> + +<p>Les deux complices se serrèrent la main.</p> + +<p>—Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas +donné encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait, +autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu +Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert +des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales?</p> + +<p>—Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.</p> + +<p>—Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les âges +du cheval?</p> + +<p>—Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept +ans pour mon ennemi.</p> + +<p>—Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh +bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le +gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou +moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre!</p> + +<p>—Eh bien? interrogea Martégas.</p> + +<p>—Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale, +il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire, +hier, qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en +cadeau, il s'est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais +comme il l'aime au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se +faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du +cheval, disant qu'à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la +manade des pâturages où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les +taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser +retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils prétendent se +fâcher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade.</p> + +<p>...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la +fille puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu +enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire, +hé?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait +chasser... il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval?...</p> + +<p>—Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur +ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui +enlèverai sa fille! on verra ça!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#table">V</a></h2> + +<h3>LE SULTAN ET SON SÉRAIL.</h3> + + +<p>Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute +seule; ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un +accès de mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la +maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher «le +remède», la quinine, dont la provision était épuisée.</p> + +<p>Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette +Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en +vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain +d'alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne +terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme +autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à +enchaîner.</p> + +<p>Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois, +dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques +années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà +que cette nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et +à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant +il en avait gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout, +qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués, +bizarres—et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou +bien, s'il était éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie +au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir +devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace, +l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.</p> + +<p>—Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles. +Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné +pour moi....</p> + +<p>Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu +visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame +l'abandonnée!</p> + +<p>Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans +peine, si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ, +mais sans beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des +paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux +malgré tout.</p> + +<p>A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle +fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui +l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les +ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la +voix même de la lumière.</p> + +<p>Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses +épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était +tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces +bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des +piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc +et sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne +piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main +les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y fût +habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop....</p> + +<p>—Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.</p> + +<p>Elle avait pris, pour aller plus vite, des «raccourcis» qu'elle +connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles +violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et +grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette +trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe, +levant avec précision ses sabots vierges de fer, de façon à retomber +toujours dans le sable d'où il les retirait sans fatigue—ce que +n'aurait pas su faire un cheval né en d'autres pays. Mais lui, c'était +un pur camarguais; il était né au soleil, un matin, en plein marécage, +au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes. +Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de +courir chez lui avec sa petite maîtresse camarguaise comme lui, il +s'ébrouait en balançant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue +traînante.</p> + +<p>—Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.</p> + +<p>Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et, +pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile +et, faisant mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu +en arrière se mit à hennir fièrement.</p> + +<p>C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les +taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur +vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs +dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps +en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se +rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le +voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe +saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient....</p> + +<p>Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés; +ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des +fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche +jusqu'à terre. Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais +lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros +yeux fixes semblaient rêver; ils songeaient à d'autres pâturages, +regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le +Rhône qu'il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où +quelquefois ils avaient été blessés.</p> + +<p>Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier, +surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs +taureaux.</p> + +<p>Zanette s'arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et +nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les +caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la +repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer +peut-être....</p> + +<p>Tout à coup, Zanette vit les gardians s'élancer vers elle, au galop....</p> + +<p>—Gardez-vous, demoiselle!</p> + +<p>Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu'elle +s'en doutât, la menaçait.</p> + +<p>Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui, +à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux, +cavales, taureaux et même les hommes,—accourait tout à coup contre +elle, derrière elle. Étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu +dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle +regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils +furent tout près d'elle:</p> + +<p>—Zou! en avant! lui crièrent-ils.</p> + +<p>D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle +venait d'entendre derrière elle, tout près, le souffle d'une bête; +Sultan qui broutait un peu à l'écart du troupeau, ayant aperçu tout à +coup Griset, s'était furieusement élancé vers lui; il était, le Sultan, +jaloux de ses cavales, il venait attaquer l'intrus, qu'il connaissait +bien. Et debout derrière son ennemi, son ventre touchant presque la +croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de +ses deux pieds de devant, prêts à retomber sur son rival, et sur +l'amazone sans doute. Heureusement, elle s'était dérobée. Et, détournée +à demi, elle vit la terrible bête, mâtée tout debout, irritée, +menaçante, ses deux pieds battant l'air, sa tête fière et farouche +détachée en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crinière au vent.</p> + +<p>Les deux gardians le menacèrent de la pique... il fit une brusque tête à +queue, détacha vers eux une ruade insolente et, tête haute, queue +rigide, il détala, superbe, les crins en tous sens envolés, avec un cri +d'orgueil, de colère et de mépris qui fit se relever d'un seul coup la +tête de toutes les cavales... et il alla passer près d'elles, comme pour +leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beauté libre... il +tourna légèrement vers elles la tête avec un sourd hennissement d'appel, +caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui,—et +voilà qu'elles s'émurent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant +auparavant, étaient penchés vers la terre, vers la pâture, se dressèrent +bien haut.... Les naseaux, rouges au fond, renâclèrent, aspirant l'air, +la liberté, l'amour, le Rhône voisin, la mer lointaine, et la cavale +favorite du Syrien, s'émouvant la première, bondit vers lui, +frémissante, avec un hennissement auquel il répondit, toujours fuyant et +déjà loin. Alors la manade s'ébranla entière. Une brusque trépidation, +comme un roulement de mille tambours voilés, commença.... Zanette et les +gardiens ne virent bientôt plus, dans les volutes nuageuses de la +poussière, que des têtes ardentes, qui cherchaient à se dépasser, des +crinières envolées au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de +fines pointes d'oreilles rapprochées, dardées, hérissées par-dessus les +courbes des croupes... et les taureaux bientôt debout à ce bruit, un +instant surpris et indécis, à leur tour partirent; et à la suite et +comme sur l'ordre de l'étalon, voici que se pressa en tumulte, derrière +la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux +cornes aiguës, aux queues sèches, aux échines noueuses.... Le roulement +des pieds innombrables s'éloigna, comme absorbé par l'immensité de la +plaine, et en un clin d'œil tout disparut derrière les tamaris là-bas, +dans la poussière de sable qui, soulevée en ondes, semblait, sous le +clair soleil du matin, une fumée d'or!</p> + +<p>—Vous l'avez échappé belle, mademoiselle Zanette! dit un des +gardians.... Ah! bien! il nous aurait manqué cela! Voyez-vous, si +Sultan vous avait, du pied, frappée sur les épaules... il vous eût +écrasée, pechère, comme une reinette dans le marais!... il serait temps +de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que +c'est sans doute du diable qu'il vient.... Pourvu qu'il ne les dépayse +pas, nos aigues. S'il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rhône +à la nage! il l'a fait plusieurs fois déjà!...</p> + +<p>—Voyez-vous, dit l'autre gardian, vous pouvez dire au bayle, à votre +père donc, que j'ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre +une balle dans la tête. C'est un cheval de mort, ce coquin-là, il serait +temps de s'en défaire. Dites-le au bayle, qui d'ailleurs le sait bien.</p> + +<p>Zanette ayant promis de parler à son père, se remit en route.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2> + +<h3>LE CONSEIL DES BÊTES.</h3> + + +<p>Après avoir trotté quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par +le charme de la saison autour d'elle et par le rêve, en elle, de sa +naissante jeunesse. L'année, plus âgée qu'elle, avait déjà une ardeur +grande, mais la journée était adolescente comme la fille. La première +heure matinale, l'enfance du jour, s'en allait, avec ses insouciantes +gaîtés d'oiseaux, ses souffles très frais, odorants, à peine imprégnés +du parfum des fleurs éveillées à peine. Un cadran solaire, au mur d'une +cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette rêvait. Et de quoi, +sinon d'amour? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis, +«l'alouette de pays», la tête fière sous sa huppe dressée, et qui siffle +un trille moqueur, car jamais ne l'approchent que les gens inoffensifs; +les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis, +devant Zanette et se posaient à portée du regard, toujours sur quelque +motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d'où elles pouvaient +surveiller un horizon nécessaire, par-dessus les touffes des saladelles. +On les sentait inquiètes, songeant à leur nid où déjà sans doute +dormaient les œufs, leur espérance d'avenir.... Dans les groupes +d'arbres qui bordent le Rhône, les rossignols, depuis l'avril, +chantaient à tue-tête leur bonheur de vivre, irréfléchi et pourtant +convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se +tenaient toujours à deux portées de fusil, et regardaient la petite +Zanette avec leur œil vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient +semblant aussi de regarder à terre, parce que leur nid fait de +brindilles sèches était bien haut, là-bas au sommet de quelque +peuplier.... Elles affectaient l'insouciance, mais leur pensée d'agace +était tourmentée.... «Que veut-elle, cette fillette? elle est petite, +l'enfant; elle ressemble encore, par la taille, à ces êtres malfaisants +qui grimpent aux peupliers, jusqu'aux cîmes, pour prendre nos nids.... +Jacassons, mes sœurs, jacassons comme si nous n'avions rien à faire, +pas même chasser le grillon ou guetter, à leur sortie de terre, les +cigales encore dépourvues d'ailes et qui, après avoir quitté leur +fourreau terreux de larves, nous apparaîtront vertes comme un blé +d'hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles à se servir de leurs +ailes humides, toutes repliées!» À ces discours des agaces prudentes, +des cailles répondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses +semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derrière +blanc sous leur queue naïvement relevée, étonnés d'être pour la première +fois hors des terriers rembourrés avec le poil arraché de la poitrine +des mères, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille, +pour apprendre à faire leur toilette avec la rosée que secouent sur eux +les bonnes herbes. Des libellules, attachées par deux, voletaient, +s'embarrassant parfois dans les roseaux où se débattaient leurs ailes de +mica, avec un bruit métallique.... Leurs yeux immenses, bombés sur leur +tête en boule, réfléchissaient la jeune lumière, attentifs au vol des +hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L'amour partout +espérait, craignait, vivait, se défendait.... Et si elle ne voyait pas +toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d'elle, +et sa jeunesse rêvait un rêve confus, plein d'un désir de vol, de +causerie à deux, de frôlements tendres, d'infinie espérance, d'amour +enfin, d'amour toujours.</p> + +<p>Elle n'avait plus sa mère, et contre les pièges d'amour, son brave père, +maître Augias, pechère! n'aurait pas su la mettre en garde. Il n'aurait +pas osé, le brave homme! Eût-il osé, non, il n'aurait pas su. Ayant +toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n'avait +aimé qu'une fois, et cette fois unique l'avait conduit au mariage, d'où +était née cette chère petite qui était la joie de ses yeux et de son +cœur, bien que jamais il ne lui eût montré combien elle lui était douce +au cœur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu épais avait tous +les dehors de l'indifférence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et +ne l'embrassait jamais. Les paysans ne s'occupent guère de se dire, +sinon peut-être à l'heure première de l'amour adolescent, des +câlineries, ni même des bontés. Ils travaillent l'un pour l'autre, c'est +leur meilleure manière de se marquer de l'amour. Ainsi le soir, au +moment de gagner sa chambre, Zanette n'embrassait jamais son père. Sa +vïore à la main: «Bien le bonsoir, père!» disait-elle.—«Bonsoir, +bonsoir!» répétait-il sourdement, sans quitter la menue besogne +quelconque à laquelle il était tardivement occupé.</p> + +<p>Qui donc pourra la défendre, Zanette, des pièges qu'elle ignore et que +lui prépare un Martégas? que comprendra-t-elle, quand ce loup dévorant +viendra vers la pauvre agnelle? oh! quelle abomination si elle allait +l'écouter! il sera le premier à lui parler d'amour; et le premier qui +parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler +l'amour en personne! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des +loups se déguisent en bergers.</p> + +<p>On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni +conseil, à qui la nature,—par mille et mille voix insinuantes, qui +parlent en elles et hors d'elles,—conseille justement tout le +contraire de ce que veulent les gens, la religion et la vérité....</p> + +<p>Les oiseaux volètent et caquètent; le vent du matin murmure; l'air frais +se fait tiède; l'heure marche; une langueur d'été commencera bientôt. Au +dedans de son cœur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement +d'ailes qui veulent se déployer, un élan vers la vie ouverte, vers +l'horizon immense qui ne s'arrête pas à la mer! Le premier qui viendra +ne lui plaira-t-il pas trop vite? Hélas, mon Dieu! elle ne sait pas +elle-même combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin....</p> + +<p>Notre-Dame-d'Amour, protégez-la!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2> + +<h3>LA COCARDE DE ZANETTE.</h3> + + +<p>La petite amazone était sortie des endroits sauvages. Les approches de +la ville se faisaient sentir déjà. Elle avait dépassé la moitié du +chemin; autour d'elle maintenant c'est partout des vignes bien +cultivées, en pleine sève, les grappes déjà bien formées sous le pampre +d'un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait à la +route, et se trouva bientôt près des <i>Plaines de Meyran</i> où ont lieu +souvent les courses et les ferrades chères aux habitants de tout le pays +arlésien.</p> + +<p>Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son rêve vague venait de +prendre une figure précise. Voici qu'il avait des moustaches et +s'appelait Jean Pastorel. C'est ce beau Pastorel qui, il y a quelques +semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d'une ferrade et +d'une course de taureaux.... Elle ne put passer si près des fameuses +plaines, sans y courir un instant, pour rien—pour les revoir,—pour se +mieux rappeler l'instant de triomphe où ce gardian, inconnu d'elle, lui +avait offert ce qu'on offre à la mieux aimée,—ou du moins à la plus +jolie....</p> + +<p>Ce n'était que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement. +Elle mit donc Griset au galop et tout à coup s'arrêta. Elle était devant +les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les +immenses foules des fêtes populaires, par les chevaux, les chariots de +toutes sortes et par les taureaux de course.</p> + +<p>Elle s'arrêta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune +d'honneur était encore debout, et à la pointe des mâts élancés, +flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces, +pareilles à des serpents ailés....</p> + +<p>Elle se rappela tous les détails de ce grand jour.</p> + +<p>Vers midi, elle était arrivée sur la carriole, avec son père. Déjà les +innombrables chariots et charrettes de toutes formes, dételés, +rapprochés bout à bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou +passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l'enceinte d'un +cirque plus grand peut-être que les arènes d'Arles. Zanette était +arrivée tard, mais juste en face de la tribune d'honneur, une place +inattendue se fit. Un paysan, forcé par un incident quelconque de +rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donné sa place au char à +bancs de maître Augias. Elle était donc aux premières places, et le joli +char à quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des +lourdes charrettes à fumier et des tombereaux de travail, qu'il dominait +un peu....</p> + +<p>Elle avait été bien contente de trouver cette place en face de la +tribune devant laquelle allaient se passer les principales péripéties +des courses et des jeux.</p> + +<p>Les taureaux étaient là-bas, à l'une des extrémités du cirque ovale, ils +étaient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois, +sans plancher, posées sur des roues, dans lesquelles ils sont forcés de +marcher.... La foule était énorme, car on avait annoncé des fêtes +exceptionnelles, juste au lendemain de la fête annuelle des +Saintes-Maries de la Mer. On avait espéré attirer aux Plaines une partie +des pèlerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour +voir des miracles.</p> + +<p>Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de +la ville d'Arles, et celle d'Avignon; beaucoup de gens d'Aigues-Mortes, +et de Marseille, et de Martigues et d'Aix! Et les fils des paysans de +Camargue et de Crau arrivaient à cheval, chacun ayant en croupe sa +fiancée, ou sa maîtresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la +cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu penché +sur l'oreille, le pied bien assuré dans l'étrier fermé, contents de +sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme +qui, si le cheval s'anime, les presse un peu, comme pour dire: Garde-moi +bien. Et tous ces couples étaient souriants. On sentait que le bonheur, +au moins pour ce jour-là, trottait et galopait avec eux. Elles riaient +parfois aux éclats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du +cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour +sonore et gai d'un passant.</p> + +<p>Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui +avait fait envie.... Pourquoi n'était-elle pas, elle aussi, prise en +croupe par un jeune homme? voilà ce qu'elle avait pensé....</p> + +<p>Puis, on avait aperçu au large là-bas sur la route, la caravane qui, +tous les ans, dès qu'aux Saintes la fête est finie, part en longue +procession, longue de plus d'un quart de lieue, charrettes, chars, +carrioles, cabriolets même et calèches. Les voitures qui traînaient des +malades tristement avaient continué leur route vers Arles; celles qui +n'emportaient que des curieux avaient tourné vers les plaines de Meyran, +et c'était, dans les plaines, un grouillement bariolé, un bourdonnement +de mer joyeuse, les appels, les cris, les éclats de rire voltigeant, +s'entre-croisant par-dessus les têtes, les cavaliers fendant les groupes +qui s'écartent, les marchands de boisson fraîche, de foulards pour les +filles, de bagues de laiton et d'argent, jetant, plus haut que les +rires et les cris de joie, l'offre engageante de leur marchandise, avec +des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu! en +comptant ceux qu'on avait dételés et qui sont attachés à des piquets +comme à la foire, cela semblait la cavalerie de toute une armée!</p> + +<p>—Aux charrettes! aux charrettes! La ferrade va commencer.</p> + +<p>Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, près de son +père, en face de la belle tribune où trônaient M. le maire et M. le +sous-préfet d'Arles,—le milieu de l'arène commença de se vider, mais +lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l'entrée du +premier taureau. Des gardians à cheval, la pique à l'étrier, trottaient +dans le cirque, demandant qu'on leur laissât le champ libre.</p> + +<p>—A vos places! bonnes gens! à vos places, donc!... Veux-tu que je t'y +mène, gamin! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t'y porte ou faut-il +que je descende de mon cheval pour te faire peur d'un baiser?...</p> + +<p>Et c'est alors qu'elle avait vu, Zanette, apparaître ce Jean Pastorel +qu'elle croyait bien n'avoir jamais vu encore. Il était, bien sûr, de +tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux à l'aise sur sa +selle, comme dans un fauteuil, ma belle! et maniant son cheval si +facilement, d'un si léger mouvement de la main, le faisant tourner sur +place, dans un rond grand comme une assiette,—un beau cheval blanc, un +vrai camarguais.</p> + +<p>Quand le cirque avait été presque libre,—ce Pastorel en avait fait le +tour au pas, frôlant les roues des charrettes qui formaient l'enceinte, +et pour sûr, ayant l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un.</p> + +<p>Et en passant près du char de Zanette, peint de si fraîches couleurs, +son attention avait été attirée. Elle croyait bien lui avoir entendu +dire:—La plus jolie, celle que voilà!</p> + +<p>Elle avait suivi d'un regard tendu, tous les détails de la ferrade en se +disant: «Il ne travaillera donc pas, lui?»</p> + +<p>Et enfin il s'était montré, après que deux autres eurent tenté +inutilement de renverser l'un des taureaux qu'il fallait marquer. Au +milieu de l'arène, le fer rougissait dans le brasero. On eût dit +vraiment que le taureau le connaissait, ce feu; il n'en voulait pas +approcher... il avait vu lutter les autres, et se refusait.</p> + +<p>Alors, oui, Jean parut, il s'avança d'une démarche souple, mais très +ferme; il était mince, sec, pas trop grand, joli homme, l'air brave, il +était allé droit à la bête qui le regardait venir en renâclant, et comme +elle le chargeait, il l'avait prise par les cornes, cédant d'abord au +choc, porté presque par elle, puis, traînant ses pieds pour lui +résister, s'arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l'arrêtant.... +A ce moment (elle s'en souvenait bien!) Zanette ne respirait plus... +serait-il forcé, comme le premier qui avait lutté, de lâcher et de fuir, +ou bien tomberait-il, secoué, piétiné par l'animal? L'homme et la bête +se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l'homme s'efforçait, +serrant à plein poing les cornes, de tourner sur elle-même la tête du +taureau et le taureau s'efforçait de la retourner en sens inverse.</p> + +<p>Brusquement, l'homme adroit, déplaçant sa force, renversant sa pesée, +cédant à la résistance du taureau afin de s'en servir pour le faire +tomber, l'avait en effet couché sur le flanc! Et dix mille mains +l'applaudissaient. Deux hommes aussitôt, s'appuyant sur la croupe et sur +le cou de la bête la maintenaient à terre et Jean se dirigeait, tout +courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette!... et lui tendant +la main:</p> + +<p>—Venez marquer le taureau, demoiselle! c'est le droit de la plus jolie!</p> + +<p>Elle avait regardé son père. Le vieil Augias, fier au fond, avait +murmuré:</p> + +<p>—Vas-y!</p> + +<p>Elle avait sauté, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l'avait +déposée à terre, comme une enfant, et conduite à travers cette immense +arène, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait +ramassé le fer et le lui avait tendu. Et c'est elle qui, de son petit +bras, sur le flanc grésillant et fumant de l'animal qui se débattait, +avait appliqué le fer rougi au feu,—confiante dans l'adresse et la +force de l'inconnu contre lequel elle se pressait, un peu émue, même +beaucoup.</p> + +<p>Puis, il l'avait ramenée à son père, et tous ceux qui étaient assez près +pour la voir avaient dit:</p> + +<p>—Il a eu raison, le gardian; il a bien choisi!</p> + +<p>Toute étonnée et confuse, elle s'était assise à sa place, attendant la +suite des jeux.</p> + +<p>Alors on avait lâché les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du +front, attachée à une cordelette tendue d'une corne à l'autre, une +cocarde blanche et bleue qu'il fallait leur arracher sans se faire +découdre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient été renversés par une +taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau, +Jean Pastorel s'était avancé, et, sans avoir dans sa main, comme les +autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la +cocarde au front terrible de la bête, comme une rose sur un rosier.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Et cette jolie cocarde, il était venu la lui offrir avec un joli +compliment.</p> + +<p>...Et revoyant en elle-même toutes ces choses, Zanette, du haut de son +cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide où elles s'étaient +passées; cela lui semblait un songe.... C'était bien là, pourtant... +oui, là. La tribune d'honneur était là encore, comme un témoin debout et +parlant.... Hélas! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel? N'avait-il eu +qu'un caprice, une idée du moment? l'avait-il ainsi appelée pour +l'oublier ensuite? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si +grand honneur, au risque de faire parler les gens? Elle avait interrogé, +sans avoir l'air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur +dont tout le monde s'entretenait ce jour-là. On ne lui en avait dit que +du bien. Dans la voiture voisine du char d'Augias, des paysannes +causaient. Zanette avait prêté l'oreille. Une vieille femme disait:</p> + +<p>—Depuis sa naissance, je le connais, c'est aussi franc que beau, cet +enfant-là. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l'argent +qu'il gagne, il le porte à sa mère, à Silve-Réal, il est tout pour la +vieille qui le traite toujours comme s'il avait douze ans. Elle est un +peu grognon et mauvaise, étant malade. Elle le gronde et le menace. +Jamais il ne lui répond méchamment, jamais il ne s'emporte. C'est un +agneau, ce grand diable-là!</p> + +<p>C'est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment! +Le plaisir qu'elle a eu n'aura-t-il eu qu'un jour? ou même est-il bien +vrai? n'a-t-elle pas rêvé?</p> + +<p>Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte à sa tête sa +main gauche, et dans le pli de sa coiffe arlèse, entre la dentelle +blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et +blanche que depuis trois semaines elle porte cachée. Elle la regarde un +peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de +Meyran, croit revoir toute la fête, les ferrades et les courses, la +foule et le beau gardian,—et lentement elle met sur ses lèvres cette +petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur écrasée, et qui +sent bon, étant tiède du parfum de ses beaux cheveux.</p> + +<p>Puis, brusquement, elle la cache encore à la même place; et, au galop, +la petite Arlèse amoureuse s'en va vers Arles; vite, elle galope pour +regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de +faire attendre le pauvre Augias.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Les filles,—c'est ainsi—facilement oublient père et mère pour l'amour +de l'inconnu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#table">VIII</a></h2> + +<h3>ROSSELINE.</h3> + + +<p>Elle n'avait pas tort de s'interroger, Zanette, sur les raisons qui +avaient poussé Jean Pastorel à lui faire «tant d'honneur» le jour des +fêtes aux plaines de Meyran....</p> + +<p>Jean, si bon à l'ordinaire pour sa vieille mère, lui faisait, depuis +plus d'un an, un gros chagrin, bien gros. Il était tombé amoureux +(tombé, c'est le cas de le dire) d'une de ces coquettes qui font perdre +aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l'avait rencontrée, comme +cela arrive la plupart du temps en ce pays de fêtes, un jour de grande +réjouissance publique. C'était à Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline +Queïrel, était vraiment d'une beauté éblouissante. Sous le velours +sombre posé en couronne, surmonté du fond blanc de la coiffe, son visage +régulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ondés, très +noirs,—éclatait de blancheur pure, un peu mordorée, comme un vieux +marbre du Musée des Antiques. Par sa pureté, son profil rappelait +exactement ceux des plus belles médailles grecques. Le nez suivait tout +droit la ligne du front; la saillie des lèvres bien rouges semblait +l'appel d'un éternel baiser; le menton large et bien arrondi disait +l'énergie dans la beauté; et toute cette tête petite, aux yeux d'ombre +étincelante, était portée par un cou svelte, un peu long, émergeant hors +des plis des fichus de l'Arlèse avec une grâce ferme qu'on devinait +souple.</p> + +<p>De taille moyenne, Rosseline, très bien proportionnée, avec sa poitrine +rebondie que trahissait l'ouverture des fichus, avait une certaine +fierté d'allures. Elle paraissait froide et dédaigneuse.</p> + +<p>C'était tout le contraire; elle était faible, accueillante, prompte aux +ardeurs et aux changements, intéressée seulement quand elle était de +sang-froid, d'âme commune d'ailleurs. Capable de méchanceté si la +méchanceté lui était conseillée avec autorité, elle n'était point +méchante encore de parti pris, mais seulement destinée à le devenir. +Elle le sentait elle-même et n'y répugnait pas, disant au contraire +qu'en ce bas monde les bons sont les dupes,—des imbéciles. Elle ne +mettait encore aucune préméditation à faire souffrir les hommes. +L'heure, le temps qu'il faisait, l'impression qui lui venait du ton +d'une voix, la poussaient de-ci, de-là, en des directions différentes, +parfois contraires. La minute présente lui importait seule. Elle était +vaniteuse; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle était +gourmande, refusait parfois l'humble déjeuner de sa mère,—modeste +couturière,—pour manger, chez le pâtissier voisin, des éclairs au +chocolat et des tartes aux fraises.</p> + +<p>Jean lui avait d'abord fait sa cour «pour le bon motif». Bien pris, +superbe à cheval, de bonne réputation, il avait été, semblait-il, agréé +avec plaisir.</p> + +<p>C'est que, tout simplement, sans se soucier de l'avenir, Rosseline avait +trouvé agréable cet hommage d'un gardian, d'un coureur de taures bien +connu dans tout le pays. Si elle devait l'épouser, elle n'y avait pas +songé beaucoup, elle n'en savait rien. Il n'était pas assez riche pour +qu'elle s'y sentît vraiment contrainte par l'intérêt. C'était un galant +de plus, et de bonne prise, voilà tout. Elle riait d'aise quand, de sa +fenêtre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arrêter son +cheval devant la porte, l'attacher à l'anneau, entouré de quelques +gamins dont l'admiration était attirée par le harnachement du cheval +camarguais et la bonne grâce du «chevalier».</p> + +<p>Elle n'avait point de préjugé, mais elle avait de la discrétion, du +moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l'émotion facile, +si facile que cette admirable fille de vingt ans était depuis des années +une femme. Elle avait mis à mal plus d'un joli adolescent; elle leur +demandait à tous sans distinction de la reconnaissance; elle ne se +reprochait point ses faiblesses, mais ne s'en vantait pas non plus; elle +rougissait à ravir en baissant, d'un mouvement instinctif, sans y +songer, des paupières de vierge tremblante, chaque fois qu'un homme pas +trop mal fait et jeune lui disait: <i>Je t'aime</i>. Et finalement, elle +était devenue la maîtresse de Jean dès leur quatrième entrevue. Ce +jour-là, il l'avait innocemment conduite à la promenade, le long du +Rhône; c'était un matin de printemps. Elle avait d'elle-même, tout à +coup défaillante, appuyé sa tête sur la poitrine du jeune gardian, et +le diable,—qui est toujours là dès qu'on est deux, homme et +femme,—avait conseillé le reste et en avait bien ri, aux dépens du bon +Pastorel.</p> + +<p>Alors avait commencé pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie, +de désespoir. Séparé de sa maîtresse par plus de sept lieues, retenu à +Silve-Réal par sa besogne coutumière et par le désir de complaire le +plus possible à sa vieille mère, il ne dormait plus, il ne vivait plus. +Le breuvage qu'il avait goûté ne lui avait laissé que de la soif mêlée +d'un goût précis, âpre, importun à la fois et désirable.</p> + +<p>Ses camarades savaient où il allait, et ne se gênaient pas pour le +plaisanter à l'occasion. On lui donnait à entendre que la belle «en +avait d'autres»; il le croyait et n'en voulait rien croire; il en était +sûr et ne voulait pas l'admettre; il eût voulu que cela fût prouvé et ne +cherchait pas à le savoir.</p> + +<p>—Ceux qui disent ça, l'ont-ils vu? répétait-il pour se consoler.</p> + +<p>On lui citait des noms de galants: il interrogeait naïvement Rosseline +qui riait, en réponse, d'un air si tranquille, si ingénu!</p> + +<p>—Pourrais-tu croire ça, mon pauvre Jean! Tiens, tu me fais peine!</p> + +<p>Alors il lui demandait pardon.</p> + +<p>Puis il la surveilla, et ne parvint qu'à se rendre ennuyeux; il ne +venait plus aux jours dits; il arrivait inopinément, dans la nuit +quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline étaient +éclairées,—et, si elles étaient sombres, il n'en concluait pas moins +que sa maîtresse n'était pas seule. Il faisait contre la fenêtre le +signal convenu. La mère du Rosseline avait sa chambre sur le derrière de +la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n'ouvrait pas, il +attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle +ouvrait, alors entre elle qui était à sa fenêtre du premier étage et +lui qui était sur le pavé de la rue, des dialogues à voix basse, très +basse, un peu sifflante, commençaient; et sur lui bien souvent +pleuvaient l'injure et la menace, en échange des reproches.</p> + +<p>—Tu me perdras, fou que tu es! on te devinera.... Où as-tu laissé ton +cheval?</p> + +<p>—Je l'ai caché un peu loin, au bord du Rhône, dans un coin que je sais, +dans les saules....</p> + +<p>—Va-t'en!</p> + +<p>—Ai-je fait à cheval cette course si longue, sept lieues, tu +entends!... pour être ainsi reçu?</p> + +<p>—Il ne fallait pas venir! te l'ai-je permis?</p> + +<p>—N'es-tu pas mienne et comme ma femme?</p> + +<p>—Oh! ça pas encore! tu es trop tyran! tu es jaloux.</p> + +<p>—Oui, de tout et de tous!</p> + +<p>—Pourquoi?... c'est bête.</p> + +<p>—Est-ce que je sais?... on bavarde sur toi... tu me fais peur!... je +t'aime.</p> + +<p>—Si je te fais peur, quitte-moi!</p> + +<p>—Est-ce que je peux!</p> + +<p>—Ils disent tous ça.</p> + +<p>—Tu vois qu'il y en a d'autres!</p> + +<p>—Pas comme tu veux dire....</p> + +<p>—Rosseline!</p> + +<p>—Jean?</p> + +<p>—Ouvre-moi, descends.</p> + +<p>—Ma mère entendrait.</p> + +<p>—Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta mère, +aujourd'hui plutôt que les autres fois?</p> + +<p>—A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y +laisse à la fin sa réputation; il ne faut qu'une fois.</p> + +<p>—Je vais faire un esclandre.... Tu as quelqu'un chez toi!</p> + +<p>—Tu es fou. Tiens, va-t'en, je ne veux plus te voir.... J'en ai assez, +à la fin.</p> + +<p>—Si tu m'aimais, tu ne me renverrais pas ainsi... tu ne pourrais pas!</p> + +<p>—Contente-toi de ce que je te donne.... Beaucoup voudraient ta place. +Adieu! j'ai sommeil et tu m'ennuies.</p> + +<p>Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas à l'esprit, en +pareil cas, qu'on pût, par amour pour un homme, se priver d'aller +dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu'aimer, à +l'heure où ses yeux se sentaient alourdis.</p> + +<p>Elle fermait sa fenêtre dont le craquement léger retentissait au cœur +de Jean, comme un bruit terrible.</p> + +<p>Il restait là, un moment, dans le froid de la nuit—car il était venu +ainsi, des fois, en plein hiver; il restait là, un instant indécis, le +sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges +intérieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses +pensées comme dans une mer ou dans un torrent, réprimant vingt fois, à +grand'peine, l'envie qu'il avait de se ruer contre la porte basse, pour +la briser.... Et puis, s'il faisait cela, après?... Elle était seule, +pour sûr.... La mère, une fois avertie, qu'adviendrait-il? il épouserait +Rosseline, oui, certes! Eh bien?... Eh bien, il n'était plus sûr, à +cette heure, d'en vouloir. Pour maîtresse, soit, oui, toujours,—mais +comme femme? Auprès de sa mère à lui, si rigide, si sévère, introduire +cette terrible fille dont il ne savait rien, après tout, dont il +redoutait la malice inconnue!</p> + +<p>—Ah! pauvre de moi!</p> + +<p>Alors, il allait reprendre son cheval et, là, dans les saules du bord du +Rhône parmi lesquels il l'avait caché, l'envie lui venait de se jeter au +fleuve, de mourir.... Et pourquoi donc? Tout simplement parce qu'il ne +la sentait pas à lui, cette fille. Cet homme habitué à se faire obéir +des bêtes indomptées, s'étonnait, s'irritait de n'être pas ici le +maître absolu.... Et tous les mauvais commérages lui revenaient; des +mots atroces le mordaient au cœur; il se rappelait des gestes d'elle, +des regards équivoques adressés à des jeunes gens.... Il ne savait +plus!... il avait envie de sangloter et ne pouvait pas.... Le bruit de +son sang tourmenté, impétueux, sonnait plus fort à ses oreilles que le +bourdonnement des grosses eaux du fleuve.... Il était là, tout près, le +fleuve; la lune se reflétait, par éclairs bondissants, dans l'eau +obscure.... Pourquoi pas mourir?... mais tout à coup le brave enfant +songeait: «ma mère!» et, remontant à cheval, il partait bien vite, pour +fuir la tentation....</p> + +<p>Oh! ces courses folles, vertigineuses, irréelles, en pleine nuit froide, +à travers la lande! Cette furie du retour, où il ressentait et +employait, à courir, un désir débridé de dépenser sa force, de tromper +sa jeunesse, de tomber peut-être à la fin, au revers du fossé!... Tout +ce qu'il avait dû tout à l'heure contenir de passion désordonnée, +d'amour, de colère, de jalousie en délire, il le mettait dans sa rage à +piquer sa bête, à lui scier la bouche quand elle refusait le +ralentissement, à la frapper de l'éperon quand elle ralentissait sa +course.... La bouche et les flancs ensanglantés, jetant des écumes, +soufflant du feu, son cheval allait, les yeux démesurément ouverts dans +la nuit, tendu tout entier, comme le désir même de son cavalier, vers +l'espace vide!</p> + +<p>—Qu'elle aille au diable! je ne veux plus la voir. C'est une coquine, +je le sens.</p> + +<p>Ce n'était pas encore une coquine. C'était une créature inconsistante, +sans réflexion, sans prévision, sans connaissance d'elle-même, sans +conscience formée, sans direction propre. Le mal était que Jean demeurât +si loin d'elle. Il implorait d'elle quelque chose, et cela de temps en +temps, alors qu'il aurait fallu commander, imposer, et à toute minute. +Le bien et le mal étaient indifférents à Rosseline. Il fallait être, +pour elle, la force qui épargne aux faibles le souci d'eux-mêmes, qui +les porte, les dirige, les mène à sa guise et dont bientôt ils ne +peuvent plus se passer. Il y a vraiment des créatures qu'il faut +violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui +parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de +s'écraser devant l'homme, leur dieu armé; ou encore natures de cavales +qui veulent un dompteur et qui finissent par l'aimer, s'il a, dans sa +main légère, mais attentive et implacable, le mors d'acier et les +châtiments toujours prêts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou +des apitoyés, ces bêtes-là deviennent irréparablement rétives, à tout +jamais vicieuses.</p> + +<p>Le cavalier est souvent responsable de tous les défauts du cheval.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#table">IX</a></h2> + +<h3>CE QUE ZANETTE IGNORE.</h3> + + +<p>Telle était la créature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant +délit de mensonge; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il +devenait sûr de sa fausseté,—il serait guéri.</p> + +<p>Il en était là, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des +plaines de Meyran,—un homme qu'il connaissait à peine, un gardian comme +lui, au retour d'une visite à Arles, lui conta les grandes nouvelles de +la ville.</p> + +<p>Cet homme ne pouvait être soupçonné de vouloir irriter Pastorel contre +Rosseline; il ignorait visiblement que Pastorel la connût. Et ce qu'il +conta fit bondir de rage le cœur du rude gardien de taureaux.</p> + +<p>Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les +marchands de curiosités, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que +le portrait d'une fille, bien connue des jeunes gens de la ville, +artisans et bourgeois; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques +lettres d'imprimerie: <i>La belle Rosseline</i>. Les voyageurs qui viennent à +Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d'Arlèse +pour vingt sous,—ce qui, disaient les commérages, avait mis en grande +colère plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s'étaient +rencontrés chez elle, où ils étaient venus, mordus chacun du même désir +de faire reproche à sa maîtresse. Et s'étant reconnus, ils s'étaient +pris de querelle et battus même, publiquement.</p> + +<p>Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle, +maintenant,—c'était un cabaret tout fraîchement installé et dont elle +devenait la patronne, grâce à la générosité d'un peintre parisien. Un +bon vivant, celui-là, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient +et qui était riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le +photographe.</p> + +<p>Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d'un mois, et des gens +avaient vu «le tableau» où la belle, très ressemblante, montrait plus +que ses épaules....</p> + +<p>Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une +belle et bonne promesse,—car la fille était accueillante, un peu folle +de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c'était dans l'intention +évidente d'attirer les chalands «par le moyen» de sa beauté. Ses +portraits répandus partout étaient une enseigne et une amorce....</p> + +<p>Et à Pastorel consterné le narrateur avait généreusement donné +l'adresse du cabaret de Rosseline.</p> + +<p>—Et le tableau? avait répondu Pastorel.... Ne peut-on pas le voir, le +tableau?... Ne sais-tu pas l'adresse du peintre?</p> + +<p>—Tout le monde, en Arles, te le dira. C'est dans une des maisons dont +les fenêtres regardent le théâtre antique....</p> + +<p>Tout transformé dans son cœur par ces nouvelles qui l'éclairaient +décidément sur le caractère de sa belle, étonné de se sentir subitement +tout calme, tout froid, Pastorel était parti pour Arles; il avait couru +chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-même, le gardian +l'avait un peu bousculé et avait entrevu non seulement le portrait de +Rosseline, mais il l'avait entrevue elle-même, montrant, un peu plus +qu'il n'est permis, ses bras nus et ses épaules. Et satisfait de n'être +pas plus longtemps dupé, il était revenu de la ville, résolu +courageusement à ne plus revoir le beau modèle, qu'il appelait +maintenant dans sa pensée «la fille à tout le monde».</p> + +<p>Or il l'avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la fête, entourée +de jeunes débauchés de la ville; et comme, la bouche en cœur, sans +avoir l'air de se douter qu'il pût lui garder rancune, elle était venue +à lui, disant très haut:—«Eh! Jean, tu passes bien fier? On ne +reconnaît plus ses amis, donc?... Écoute, Jean, fais-moi marquer, de ma +main, un des taureaux d'aujourd'hui,» il avait répondu, au milieu des +fainéants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle +Arlèse:</p> + +<p>—Que me veux-tu, fille à tout le monde? Je sais ce que je sais, et, +vois-tu, ne l'oublie pas: je m'en moque, oh! mais, je m'en moque, comme +des premiers souliers que j'ai chaussés, tu m'entends? Les portraits à +vingt sous, c'est trop cher pour moi! je n'aime que ceux qui se donnent! +La belle Rosseline est à vendre? Moi, les choses qui sont miennes, +personne autre n'y doit toucher!</p> + +<p>Elle avait pâli, l'Arlèse, et pâli bien davantage, un peu plus tard, +quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l'immense +assemblée, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et +pour lui donner la cocarde.</p> + +<p>Elle fut d'autant plus irritée, cette Rosseline, que Zanette avec elle +faisait un parfait contraste. Elle, elle était un peu forte, assez +grande, de beauté hautaine, magnifique et d'apparence froide; Zanette, +toute mignonne, jolie à ravir, toute expressive avec ses yeux perçants +et pétillants. A la beauté d'un fruit formé, il opposait la grâce un peu +frêle d'une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle dévora +l'affront, mais elle avait juré de se venger.</p> + +<p>Elle ne se doutait guère, Zanette, qu'elle avait servi une rancune +d'amant; elle ignorait, heureusement, que l'hommage reçu par elle +n'était pas tout à fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troublé le +cœur, un peu à la légère sans doute, lui-même ne pensait pas à la +petite Zanette sans se dire: «Pourquoi pas?» Hélas! le souvenir malsain, +âpre, mordant, précis, de l'autre, de la mauvaise, luttait encore +victorieusement, au fond de son cœur, contre l'image fragile de la +fillette chaste et simple.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#table">X</a></h2> + +<h3>ZANETTE ET ROSSELINE.</h3> + + +<p>Zanette fit, en Arles, ce qu'elle avait à faire. Elle acheta «le +remède,» expédia quelques menues commissions, et moins d'une heure après +elle reprit, à la remise d'une auberge, son cheval qui, réjoui par un +double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite maîtresse. La +jolie Zanette ignorait même l'existence de la belle Rosseline.</p> + +<p>C'est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout près du pont qui relie +Arles à l'île de la Camargue, que Rosseline s'était fait acheter, pour y +trôner derrière un comptoir doré, un cabaret étroit, mais bien situé et +repeint à neuf.</p> + +<p>La maison de sa mère était juste à l'autre extrémité du pont, +c'est-à-dire dans l'île de Camargue et dans le faubourg de +Trinquetaille.</p> + +<p>La belle Arlèse se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison où elle +allait coucher quelquefois et à l'abri de la curiosité de sa mère, qui +d'ailleurs, ne pouvant les empêcher, avait fini par souffrir les +libertés de sa fille.</p> + +<p>En ce temps-là, la ville d'Arles ne possédait pas encore le très vilain, +très solide et très utile pont de fer qu'elle doit à la science des +ingénieurs. Arles était relié à l'île et au faubourg par un pont de +bateaux, qui s'ouvrait de temps en temps pour laisser passer les +chalands et les vapeurs. Et lorsqu'ils devaient attendre que la +communication fût rétablie, charretiers, cavaliers et piétons arrêtés +sur la rive gauche n'étaient point fâchés, quelques-uns du moins, de +trouver à bonne portée un cabaret où s'arrêter un instant.</p> + +<p>Or, tout ayant été prévu par le peintre (qui s'était débarrassé de +Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste +rapport, selon lui, avec les services qu'elle lui avait rendus), on +voyait, scellés au mur, à droite et à gauche du joli petit cabaret, des +anneaux où les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur +l'enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge: CAFÉ DES ARÈNES. +Les arènes antiques sont pourtant fort éloignées de là, mais ce titre +qui s'était présenté tout de suite à l'esprit du Parisien gouailleur +pouvait arrêter au passage et retenir une clientèle de gardians et +d'amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant.</p> + +<p>La devanture et la porte vitrées du cabaret étaient à l'intérieur +voilées de rideaux rouges, plissés, très opaques. Et là derrière, depuis +deux soirs déjà, les voisins entendaient de vagues fredons d'harmonica +et des murmures de chansons destinés à amorcer la curiosité que les +rideaux étaient chargés d'irriter encore. Or, comme Zanette venait de +passer devant le café des Arènes, près de tourner la ruelle et de +s'engager sur le quai pour aller au pont, elle s'entendit appeler par +une voix de femme:</p> + +<p>—Eh! la jolie fille, où vas-tu si matin?</p> + +<p>Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas +du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la +reconnaître, sans parvenir à s'expliquer où elle l'avait vue.... C'est +qu'aux vitrines des boutiques, ce matin même, elle avait aperçu les +fameux portraits où on pouvait admirer Rosseline, assise, debout, +souriante ou grave, ici l'air impérieux, là, l'air sentimental.</p> + +<p>L'inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas méchante. Zanette +s'arrêta.</p> + +<p>—Est-ce à moi, madame, que vous parlez?</p> + +<p>—Et à qui donc, ma toute belle? Il n'y a pas un chat dans la rue. +Regarde. Tout le monde est au marché ou sur la Place des Hommes... c'est +samedi. Où vas-tu si vite?</p> + +<p>—Je retourne chez nous; mon père m'attend. Mais... je ne vous reconnais +pas.</p> + +<p>—Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C'est que tu +ne m'as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le +crois!</p> + +<p>—Vous me connaissez?</p> + +<p>Machinalement Zanette fit tourner bride à son cheval et se rapprocha de +la dame.</p> + +<p>—Eh! oui... n'es-tu pas cette fille que nous avons saluée comme la +reine des fêtes, il n'y a pas longtemps, aux dernières courses des +plaines de Meyran?</p> + +<p>Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles.</p> + +<p>—Tu ne vas pas dire non, j'espère. Tiens,... je vois une chose que tu +vas perdre, si tu n'y prends garde... une chose qui me parle, que pour +sûr tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton +bonnet.... N'est-ce pas là, dis-moi, ma belle, la cocarde que t'a +donnée, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel?</p> + +<p>Zanette avait eu un geste rapide, involontaire; elle avait porté la main +à sa coiffure, et si brusquement qu'au lieu de saisir la jolie cocarde, +cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! murmura-t-elle.</p> + +<p>Rosseline s'était élancée, et, entre les galets roulés de Crau, qui sont +le pavage de la ville d'Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche.</p> + +<p>—Pardon, madame!... fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien +pardon et «gramaci!»</p> + +<p>La belle Arlèse eut alors un mauvais sourire.</p> + +<p>—Tu crois donc qu'on va te la rendre? dit-elle.</p> + +<p>Zanette vit le haineux sourire, l'expression maligne qui, brusquement, +rendaient laide la figure de la belle Arlèse. L'enfant jeta autour +d'elle un regard de détresse. Elle n'avait pas peur, non, mais elle +éprouvait un invincible sentiment d'angoisse. C'était le malaise que +donne aux âmes bonnes la présence des êtres mauvais.</p> + +<p>Elle eut mentalement un cri de prière, qui lui était familier:</p> + +<p>—O Notre-Dame-d'Amour, dit-elle en elle-même.</p> + +<p>Puis, tout haut:</p> + +<p>—Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la +rendriez-vous pas?</p> + +<p>—Comment t'appelle-t-on? interrogea brusquement l'impérieuse +Rosseline.</p> + +<p>—Zanette Augias, du mas de la Sirène en Camargue, où mon père est +bayle.</p> + +<p>La petite fille fit cette réponse avec fermeté et avec un certain air +d'orgueil. Elle était fière de l'honnêteté de son nom. Son père, un +brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance +des maîtres du château. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale +capable de lui résister. Elle se sentit bravée, et répliqua:</p> + +<p>—Je le savais, j'étais aux fêtes; là j'ai questionné des gens sur ton +compte.... Tu m'avais paru plus jolie.... Tu n'es pourtant pas mal, mais +trop petite... ma foi, oui! beaucoup trop petite!</p> + +<p>—Pourquoi me dites-vous cela, à la fin? répliqua Zanette pâlissante et +suffoquée.</p> + +<p>—Pardine! Tu prends les amants des autres! Elles ont bien le droit, les +autres, de juger celle pour qui on les laisse!</p> + +<p>—Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien, +mon père m'attend.</p> + +<p>Le cheval, obéissant à Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas +vers lui, et qui saisit la bride.</p> + +<p>—Lâchez mon cheval! dit Zanette qui, à cet affront menaçant, sentit la +colère gronder, plus grande que son pauvre cœur.</p> + +<p>—Non pas! car tu t'en irais, et je veux que tu m'entendes.... Il est à +moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, à moi, à moi, à moi! +S'il t'a fait, ce jour-là, une politesse,—tant pis pour toi, car elle +n'aura eu qu'un jour, comprends-tu?... Et je te souhaite pour ton +bonheur d'avoir été assez sage pour qu'elle n'ait aucune suite! Le mieux +serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu'il te +vienne encore, tu n'as pas fini de rire!... Voyez-vous ces campagnardes +qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville +d'Arles! Tu es fière de l'honnêteté de ton père, à ce que je vois, et +il paraît que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d'être un peu +honnête toi-même! Et pourquoi, dis, pourquoi m'as-tu volé mon galant? +voleuse! voleuse! voleuse!</p> + +<p>Elle secoua la bride du cheval qui reculait, piétinant avec impatience +les galets pointus où s'écaillait sa corne.</p> + +<p>—Me lâcherez-vous à la fin? cria Zanette toute indignée.</p> + +<p>Ses lèvres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la +tête et recula devant Rosseline.</p> + +<p>Alors, la petite fille de Camargue sentit frémir et bondir son sang de +Sarrasine. Sa fierté de fille libre des vastes plaines désertes s'émut +tout entière au plus profond d'elle-même.</p> + +<p>—La voleuse, c'est vous! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce +qui est à moi.... Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si +vous existiez seulement. Adressez-vous à qui vous doit des comptes. Et +surtout rendez-moi ce qui est à moi, je vous le répète! rendez-le moi!</p> + +<p>—Non! tu ne l'auras plus!</p> + +<p>Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite +cocarde qui, en un clin d'œil, comme une fleur morte, comme un papillon +noyé, fut emportée au Rhône.</p> + +<p>Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache +était près de s'abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de +la rue étroite, à vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C'était +Martégas. Il ne connaissait encore ni le fameux café des Arènes ni la +belle Arlèse dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d'un +cheval des villes.</p> + +<p>Après un marché passé sur la <i>Place des Hommes</i> où les travailleurs +viennent s'offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en +reconnaissance. Ses amis devaient l'y rejoindre. Martégas avait surpris +le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au cœur une sorte +d'amour mauvais et sauvage.</p> + +<p>De gré ou de force, il voulait l'avoir. Essayer de lui complaire était +le moyen le plus naturel, sinon le plus facile.</p> + +<p>—Lâchez-moi! lâchez-moi! cria plus fort que jamais la pauvre fillette +en reconnaissant Martégas, ce gardian chassé par son père, et pour qui +elle n'avait que de la répugnance.</p> + +<p>—Voleuse! voleuse! répétait Rosseline, tenant toujours le cheval par la +bride.</p> + +<p>Et de cette injure passant à d'autres, elle couvrit Zanette de toutes +les immondes paroles familières aux filles des rues, et que, chose +bizarre, elle prononçait si facilement et si abondamment pour la +première fois!... Mais elle s'interrompit tout à coup avec un cri de +douleur. La cravache de Martégas s'était abattue sur son bras qui lâcha +la bride.</p> + +<p>—Merci, Martégas! fit Zanette délivrée et surprise, et au grand trot +elle s'éloigna....</p> + +<p>—Où vas-tu? cria-t-il, où vas-tu, petite?</p> + +<p>—A ma maison!</p> + +<p>—Bon! songea Martégas, je la rattraperai toujours.</p> + +<p>Rosseline et Martégas se regardaient.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#table">XI</a></h2> + +<h3>DOMPTEUR.</h3> + + +<p>—Et alors? fit Martégas, narquois.</p> + +<p>—Qui êtes-vous et que voulez-vous? dit Rosseline toute pâle.</p> + +<p>—Un client pour ton cabaret, voilà ce que je suis, la belle.</p> + +<p>—Et tu te mets dans la tête qu'après ton injure et le mal que tu m'as +fait, je te recevrai chez moi?</p> + +<p>—Il le faudra bien, ma fille. Ton métier veut ça et il paraît que tu +l'as choisi. A me recevoir mal tu perdrais la clientèle de tous ceux de +Camargue et de beaucoup du Rhône. Voyons, qu'aurais-tu dit, si j'avais +frappé fort?... Pourquoi insultais-tu la petite, une enfant que pour +ainsi dire j'ai vue naître?... Tu l'appelais voleuse, si j'ai bien +entendu. Que t'a-t-elle volé?</p> + +<p>—Ça ne te regarde pas. Passe ton chemin. Es-tu toi aussi de ses +galants, à cette fille?</p> + +<p>—Plût à Dieu! car à la vérité, j'espère bien le devenir. Elle est plus +gentille que toi, à mon goût du moins.</p> + +<p>Rosseline, de nouveau, était blessée au point le plus sensible. Elle ne +pouvait souffrir que même un indifférent lui préférât une femme, une +fille quelconque. Elle fut jalouse subitement du goût que cet inconnu +montrait pour Zanette, et ne sachant comment le punir, elle lui cracha +ce mot:</p> + +<p>—Lâche! dit-elle, lâche!</p> + +<p>—Veux-tu, dit-il en riant, que je recommence?</p> + +<p>Qu'il eût ou non l'intention de frapper encore, il leva sa cravache qui +était un nerf de bœuf. Alors, le ressentiment la saisit; un mélange de +colère et d'épouvante se fit en elle; la rage, la jalousie, l'envie, +l'impuissance déterminèrent l'exaspération folle. Elle arracha de sa +coiffe une épingle à grosse tête ronde, et piqua furieusement la jambe +du cavalier.</p> + +<p>D'un bond il fut à terre et, laissant son cheval libre en pleine rue, il +prit la fille par un bras.</p> + +<p>—Au secours! cria-t-elle.</p> + +<p>Il lui ferma la bouche, et la portant à moitié il la poussa contre la +porte du cabaret dont les vitres éclatèrent et qui s'ouvrit toute +grande.</p> + +<p>—Ah! gueuse! ah! coquine! ah! tu veux en tâter, cavale?</p> + +<p>Il la tenait par le bras, et d'une saccade brusque il la renversa sur le +carreau. Puis, penché sur elle, un genou en terre, il la souffleta. Elle +se couvrit le visage avec ses mains. Les coups tombèrent alors drus et +pressés sur ses cheveux qui se dénouèrent; la coiffe fut lancée au +loin.... Elle se taisait, farouche, les dents serrées, avec seulement +une saccade de respiration plus forte à chaque coup. Les coups sonnaient +sourdement. Tout de suite, elle comprit très bien que ce redoutable +jouteur mesurait sa force, ne voulait pas la tuer... il l'épargnait.... +Cette réserve lui parut une sorte de suffisante tendresse mêlée à la +brutalité; cette retenue lui semblait caressante; elle en jouissait....</p> + +<p>—En as-tu assez, réponds? Recommenceras-tu, dis? réponds; mais réponds +donc, réponds, je te dis!</p> + +<p>Elle était étendue à terre de tout son long.</p> + +<p>Il la prit par ses longs cheveux dénoués et marchant sur les genoux, il +la secoua, la traîna sur le carreau; mais elle, continuant à comprendre +que s'il eût voulu il l'eût brisée, sentait toujours comme une caresse +sous les coups,—et elle ne répondit pas, ne désirant peut-être pas +être lâchée par ce poing terrible, qui l'épargnait.</p> + +<p>Il la laissa enfin.</p> + +<p>—Lève-toi, dit-il. Donne-moi à boire.</p> + +<p>Elle se leva, le visage tout démonté, les lèvres molles, l'œil humide +et brillant, ses cheveux épais, lourds, traînant jusqu'à terre.</p> + +<p>Il la trouva belle à ce moment.</p> + +<p>Elle le trouvait beau, l'hercule aux épaules carrées.</p> + +<p>—Coquin de sort! Quel homme! songeait-elle, en le toisant des pieds à +la tête.</p> + +<p>—Écoute, dit-il, il faut me promettre une chose. Alors, nous serons +bons amis. Laisse tranquille la petite.</p> + +<p>Elle ne répondit pas; il se rapprocha, et le visage contre le sien:</p> + +<p>—Tu entends bien? Tu laisseras tranquille la petite?... il faut +promettre.</p> + +<p>En réponse, l'envieuse pinça le bras du gardian et tordit la chair +entre ses doigts. Il ne comprenait pas que, déjà, elle était jalouse de +lui.</p> + +<p>—Ah! tu en veux encore?</p> + +<p>Il l'avait ressaisie, renversée, assise sur un tabouret et il tenait à +deux mains sa tête qu'il fit sonner plusieurs fois contre le bois d'une +table.</p> + +<p>—Promets! promettras-tu? Que t'a-t-elle fait, cette petite?</p> + +<p>Rosseline se décida à parler.</p> + +<p>—J'étais la maîtresse de Pastorel, un que pour sûr tu dois connaître... +il me quitte pour l'épouser. Je ne veux pas! je ne veux pas qu'il +l'épouse!</p> + +<p>—Ça n'est pas une raison pour l'insulter, elle. C'est une innocente, +dit Martégas.</p> + +<p>Rosseline vivement répliqua en serrant les dents:</p> + +<p>—Tu l'aimes donc aussi, toi, cette fille? Non, je ne promets pas. Je la +hais!</p> + +<p>Alors tout à coup il l'embrassa.... Elle le mordit.</p> + +<p>—Écoute, siffla-t-elle.... Prends-la et tu m'auras... comprends-tu?</p> + +<p>Elle ne voulait pas que Zanette devînt la femme de Pastorel. Pour qu'il +ne l'eût pas, elle la livrait à celui-ci....</p> + +<p>L'horrible marché plut au bandit.</p> + +<p>—Ça va! dit-il en riant. Deux au lieu d'une! Je pars tout de suite. Un +coup d'<i>aïgarden</i> et mon cheval!</p> + +<p>Peut-être se fût-il attardé auprès de Rosseline, s'il n'avait pas songé +que jamais plus il ne retrouverait occasion meilleure de poursuivre +Zanette. Et puis, par la porte du cabaret grande ouverte, des enfants, +même un homme, depuis un instant, regardaient.</p> + +<p>Elle lui servit à boire, en le couvant des yeux.</p> + +<p>—Mon cheval, à présent!</p> + +<p>Lui, n'y faisait pas attention.</p> + +<p>Un passant, voyant ce cheval libre, l'avait attaché à l'anneau. Martégas +se mit en selle.</p> + +<p>—A bientôt, ma fille. Nous nous reverrons bientôt.</p> + +<p>Ils se souriaient.</p> + +<p>Debout sur le seuil de son cabaret, la belle Arlèse regarda s'éloigner +le gardian Martégas et, toute chaude encore de la lutte, elle songeait, +en renouant ses cheveux:</p> + +<p>—Ah! si ce Pastorel m'avait traitée ainsi, comme je l'aurais aimé, +lui!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XII" id="XII"></a><a href="#table">XII</a></h2> + +<h3>LA POURSUITE.</h3> + + +<p>Martégas ne tarda pas à apercevoir, loin devant lui sur la route, la +petite cavalière.... Tout de même elle avait eu une demi-heure d'avance, +et il ne la joignit qu'après avoir couru près de deux lieues.</p> + +<p>Par bonheur pour elle, elle ne s'était point trop hâtée, trottant et +marchant au pas tour à tour, et sa bête était reposée. Ces allures +convenaient à sa réflexion triste mais non pas irritée.</p> + +<p>Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme?... Et pourquoi non? N'était-ce +pas son droit? La galanterie qu'il avait faite à Zanette, le jour des +courses de Meyran, prenait tout à coup son vrai sens aux yeux de la +petite. Elle allait jusqu'à deviner une querelle entre cette femme et +lui, un mouvement de dépit, et c'était pour affronter cette <i>autre</i> +qu'il était venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main +devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue... qui maintenant s'en +était allée, tombée au ruisseau, flétrie, noyée, perdue comme son rêve +d'un jour....</p> + +<p>Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle était vaillante et +puis... un rêve n'est pas un sentiment. Elle avait rêvé, voilà tout. Son +désir d'aimer, son désir de la seizième année s'était posé un instant +sur ce Pastorel, mais en vérité non, elle ne l'aimait pas encore. +Pourquoi l'eût-elle aimé?...</p> + +<p>Ce qui lui faisait le plus de peine, après tout, c'est qu'une si vilaine +femme l'eût, dans la rue, arrêtée, injuriée.... Et Zanette avait +l'impression de s'être heurtée à une de ces mauvaises figures qui, dans +les songes, vous oppressent, vous empêchent de respirer, de courir, de +vous éloigner d'elles à votre guise. Elle avait peur maintenant, seule +en présence de ce souvenir, bien plus que tout à l'heure devant la +réalité!...</p> + +<p>Elle se disait que ce n'était pas fini, que cette femme inconnue aurait +une influence sur toute sa vie. Comment? Elle ne savait pas.</p> + +<p>L'intervention de Martégas la préoccupait aussi. Comment, pourquoi +avait-il à ce point été secourable pour elle, lui qui, on le savait, +avait été chassé de la ferme par maître Augias? Cependant il l'avait +défendue! il était allé jusqu'à frapper de sa cravache cette femme!... +Sans doute il la connaissait... il était le rival de Pastorel +peut-être!... Si cela était, qu'arriverait-il entre eux?... quelque +chose pour sûr.... Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l'aimait donc +un peu?... elle l'aimait encore? Qu'est-ce que tout cela veut dire, +bonne Notre-Dame-d'Amour?</p> + +<p>Lorsqu'elle se retourna, au bruit de galop qui venait derrière elle, et +qu'elle reconnut Martégas, elle eut un mouvement d'effroi, vite réprimé. +Elle ne se rappelait rien de précis qui lui fût un personnel sujet de +rancune contre cet homme, mais il lui était resté, depuis l'enfance, une +confuse aversion, une répugnance contre ce colosse brutal, qui avait +trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taillée, jamais +peignée, vilaine.... Elle éprouvait un peu, en songeant à lui, ce +qu'elle ressentait, toute petite, lorsqu'on lui parlait de l'Ogre ou de +Barbe-Bleue.</p> + +<p>Maintenant, elle refusait de s'abandonner à son antipathie.</p> + +<p>—Il m'a rendu service, il m'a défendue, songeait-elle.</p> + +<p>Et, dans la pureté de son cœur, elle se reprochait sa répugnance comme +une faute. Elle attendit donc, quoique sans s'arrêter, le cavalier qui +accourait derrière elle.... Elle n'avait pas à s'étonner qu'il fît ce +chemin... il revenait en Camargue, voilà tout. Il allait sans doute +passer devant elle après qu'elle l'aurait de nouveau remercié.... Sans +doute il était pressé, puisqu'il galopait....</p> + +<p>—Eh bien, petite, es-tu contente?</p> + +<p>Il la tutoyait; cela lui déplut; il continua:</p> + +<p>—Je ne suis pas fâché de te rattraper pour parler un peu de l'affaire. +Je lui ai réglé son compte, sais-tu, et payé d'une bonne raclée son +insolence avec toi!...</p> + +<p>Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il +lui apprit le nom.</p> + +<p>—Oui, oui, je l'ai battue «comme on bat les poulpes pour les +attendrir». J'espère que ça te fera plaisir.... Et quand je pense qu'il +y a une heure je ne la connaissais pas!... Je venais là par hasard, +envoyé par les amis, pour voir le café nouveau.... Je t'ai reconnue et +alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l'ai +abordée?... Il y en a qu'il faut mener comme on mène les cavales! Ce +n'est pas toi, hein, qu'il faudrait traiter comme ça? Du premier coup on +te casserait, pechère!</p> + +<p>Zanette pensait qu'en effet si on l'avait battue, elle n'aurait pu le +supporter. Elle serait morte,—oui,—de rage et de honte. Les coups, +pour elle, ne pouvaient représenter que l'insulte. Qu'on y pût trouver +un plaisir, ça, par exemple! elle ne l'imaginait pas.</p> + +<p>—Vous avez eu tort de la battre, à cause de moi surtout, monsieur +Martégas! J'en suis fâchée... et cependant, pour le secours que vous +m'avez donné, je vous remercie, et mon père, bien sûr, vous remerciera +mieux encore.</p> + +<p>Martégas sentit qu'il inspirait, pour l'instant, une manière de +confiance, et il jugea politique d'apprivoiser la petite, avant tout.</p> + +<p>—Figurez-vous que j'y vais, voir votre père, mademoiselle. On m'a parlé +du fameux cheval dont vos maîtres feront présent à qui l'aura dompté, et +je veux essayer l'affaire. Qu'en dites-vous?</p> + +<p>Zanette jugeait qu'un si beau, si fier cheval, n'était pas fait pour le +lourd et brutal bouvier qui trottait à ses côtés, mais, naturellement, +elle ne laissa rien deviner de sa pensée.</p> + +<p>—C'est bien, dit-elle. C'est un beau cheval.</p> + +<p>Il y eut un silence embarrassé; chacun cherchait ce qu'il fallait dire. +Zanette aurait bien voulu interroger Martégas sur cette Rosseline, sur +Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux êtres qui représentaient +pour elle l'une la haine, l'autre l'amour.</p> + +<p>Elle n'osait pas. Et lui ne se souciait guère d'éveiller en elle le +souvenir de l'homme qui, pensait-il, était devenu son amoureux, son +fiancé sans doute. Il était sûr d'apprendre tôt ou tard la vérité +là-dessus. D'ailleurs, que lui importait! il voulait la petite, voilà +tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur; il la voulait pour +deux raisons maintenant, pour elle-même et aussi parce que l'autre, +cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup +double! Cette perspective lui plaisait fort; il riait en lui-même. Il +comprenait que Rosseline était femme à tenir une promesse de ce genre +plutôt que toute autre; il sentait qu'elle devait sérieusement désirer +une chose qui perdrait Zanette et désespérerait Pastorel, la vengerait à +la fois de la fillette et du galant. Voilà ce que pensait Martégas et il +pensait aussi qu'en compromettant irrémédiablement Zanette, il +arriverait à l'épouser peut-être, après qu'elle aurait servi de trait +d'union entre Rosseline et lui! Il tromperait ainsi sur un point la +belle patronne du café des Arènes; il gagnait, à cet arrangement, une +maîtresse et une femme. La gentille Zanette était un bon parti pour +lui... et honorable! La belle Rosseline serait une maîtresse de quelque +rapport. Avec un bon nerf de bœuf, il la mènerait à tout. En la +secouant, il en ferait tomber de l'or, comme d'un prunier il tombe des +prunes!</p> + +<p>Tout cet avenir s'agitait dans l'esprit de Martégas. Tout cela était +simple et facile. Ses intérêts étaient d'accord avec sa passion de +taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe épaisse il eut un affreux +sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise.</p> + +<p>Zanette vit l'éclair des yeux et elle se sentit en péril. Déjà, depuis +un instant, bien que trompée sur les intentions de Martégas par +l'intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle +éprouvait, au fond d'elle-même, ce malaise, ce serrement de cœur qui +trouble l'agneau devant le loup.</p> + +<p>—Tenez, monsieur Martégas, je vais vous dire... il ne serait pas bon +pour moi qu'on me vît ainsi toute seule marcher à côté de vous, en +causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous +m'avez secourue et je vous en remercie. Venez à la ferme; mon père vous +remerciera; il faut nous quitter, monsieur Martégas; je puis prendre par +ici, à travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par +la route.</p> + +<p>Ce n'était pas l'affaire du gardian. Toutefois, il ne se récria pas, +afin de ne pas effaroucher la fille, et il répondit d'un ton naturel:</p> + +<p>—Par ma foi de Dieu! vous avez peut-être raison, demoiselle: mais, +croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le fossé qui longe +la route—voyez—est ici trop large et trop profond.... Il se rétrécit +là-bas.... Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage.</p> + +<p>Elle jugea qu'il ne serait pas bien honnête d'insister. Elle ne se +rappelait pas que, plus loin, le fossé au contraire allait s'élargissant +jusqu'à être infranchissable.</p> + +<p>Et de temps en temps il lui disait:</p> + +<p>—Le «pas» est plus loin, demoiselle, je le croyais plus près.... +Avançons....</p> + +<p>Puis il parlait d'autre chose:</p> + +<p>—Vous êtes jolie, savez-vous?</p> + +<p>La petite fronça le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la +blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants.</p> + +<p>—Tu es si mignonnette, l'enfant, si petitette. Mais, c'est là ce qui, +en toi, me plaît tellement que j'en rêve il y a beau temps.... Si tu +veux que je te dise, eh bien, du temps que j'étais loué chez ton +père,—tu n'avais pas treize ans alors,—déjà tu me plaisais, de vrai, +et déjà je pensais à toi comme à une femme!</p> + +<p>Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit cœur. +Elle n'en laissa rien paraître, seulement, son talon battit +involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu'elle dut +retenir. C'est le même instinct qui fait s'entr'ouvrir les ailes de +l'oiseau effarouché,—mais il les referme bien vite, si le renard, en +arrêt, le guette. Il espère encore échapper en se rasant, ou en glissant +sous les herbes.</p> + +<p>Le cheval de Martégas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit +dans sa main énorme le tout petit bras.</p> + +<p>—Une enfant! dit-il tout bas.</p> + +<p>Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle +comprit qu'il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout. +Elle était à sa merci.</p> + +<p>Martégas s'animait. L'ogre apprêtait ses dents.</p> + +<p>Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche, +cherchant, dans sa tête, comment elle pourrait prendre assez d'avance +pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait à boire? il +descendrait de cheval pour aller à un puits.... Pendant ce temps elle +effraierait le cheval de Martégas et elle partirait au galop....</p> + +<p>La petite vaillante était épouvantée, comprenant bien qu'il ne tomberait +pas dans ce piège enfantin.</p> + +<p>Et elle faisait partager involontairement ses émotions à Griset qui +doublait le pas.</p> + +<p>—Pas si vite, que diable! dit Martégas.</p> + +<p>Il avait la face congestionnée, les pommettes toutes rouges, luisantes +sous la peau tendue, comme lorsqu'il était ivre.</p> + +<p>—Pas si vite! Où tu vas, je vais. J'ai à voir ton père, et puis, que +diable! il peut attendre.... J'ai des choses à te dire, beaucoup.... Et +pareille occasion de n'être pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas +souvent.... Tu avais peur qu'on nous voie, tout à l'heure? Le désert est +tout vide, il se fait midi.... Il faut être enragé pour courir la plaine +à cette heure.... Pas une plume dans l'air.... Voici justement de +l'ombre tout près de la route, un joli bosquet de pins verts.... +Descends de cheval et viens là, à l'ombre.</p> + +<p>Penché sur la selle, il la pinça vilainement à la taille avec ses deux +gros doigts.</p> + +<p>A ce moment, loin devant eux, l'œil perçant et désespéré de la mignonne +aperçut le providentiel secours.</p> + +<p>—Notre-Dame-d'Amour! dit-elle tout bas.</p> + +<p>Et elle dit tout haut:</p> + +<p>—Les gendarmes!</p> + +<p>Martégas tressaillit. Il n'avait pas seulement des remords, Martégas, +mais beaucoup de méfaits à son compte et il craignait toujours qu'ils +ne fussent pas tous ignorés....</p> + +<p>Il se mit à rire.</p> + +<p>—Nous ne faisons pas de mal, dit-il.</p> + +<p>Les deux gendarmes s'avançaient au grand trot. En arrivant près de +Martégas, avec qui ils avaient maintes fois causé, aux jours de fête, +quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le +brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Martégas et n'était pas +fâché, à l'occasion, de lui regarder de près le blanc des yeux.... +Encore un que Martégas n'aimait guère.</p> + +<p>—Ah! c'est toi, Martégas?... J'ai besoin d'un renseignement.... Il fait +chaud, hein?</p> + +<p>Martégas dut s'arrêter.</p> + +<p>Zanette n'en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien +dire. Le gendarme comprit qu'il impatientait le gardian en l'arrêtant de +la sorte, et s'amusa à la retenir un peu plus qu'il n'aurait fait sans +cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Martégas, furieux sans +le montrer, répondit à tout, mais à la fin il fit sentir l'éperon à son +cheval qui se cabra.</p> + +<p>—Mon cheval s'impatiente à cause des mouissales. Adieu, brigadier; +j'accompagne chez son père la jolie fille que vous avez vue. C'est +Zanette Augias, de la ferme de la Sirène....</p> + +<p>Et Martégas mit son cheval au galop.</p> + +<p>—Une fille bien gardée! grogna le brigadier, qui s'en retournait à +Arles avec son compagnon.</p> + +<p>Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derrière eux était +vide. Martégas avait aperçu, loin de la route qu'elle avait quittée, +filant à toute volée à travers la plaine déserte, sous le soleil de +midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d'avance. +Une fureur le prit. Dépit, colère, désir de satyre, désir aussi de +centaure, d'homme de cheval qui ne veut pas être vaincu à la course. +Et, franchissant d'un bond énorme le fossé de la route, il s'élança à +la poursuite de la légère cavalière....</p> + +<p>Légère en effet! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que +le roitelet de la légende emporté au fond des airs sur la queue de +l'aigle.</p> + +<p>Griset, qui rentrait vers l'écurie, vers le repos, vers les endroits +familiers,—volait, allongeant la tête, le cou, le corps, la queue, les +pattes... il volait, filait, horizontal comme une flèche....</p> + +<p>—Dzira! criait-elle....</p> + +<p>Elle avait adopté, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui. +Encore un mot zézayé comme son nom. Il lui était venu aux lèvres, un +jour, en poussant son cheval; elle l'avait répété en pressant Griset du +pied, en le touchant de la cravache; et maintenant Griset n'avait besoin +jamais d'aucune autre excitation.</p> + +<p>—Dzira! sifflait-elle à voix basse.</p> + +<p>Et dans ce mot, qui sonnait comme le désir, il y avait pour Griset, une +magie infaillible.</p> + +<p>«Il ira!... Griset ira! Le Gris ira!» Dzira! c'est peut-être de ces +assonnances qu'était né le cri de départ de la fillette, habituée dès sa +plus petite enfance à monter les chevaux de la manade.</p> + +<p>Sur Griset, elle ne craignait rien; elle tenait sur lui comme l'oiseau à +la branche que le vent peut secouer.</p> + +<p>—Dzira! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la +délicieuse vitesse redoubler.... Elle se retourna et vit Martégas. +Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands +chevaux et Martégas, excellent cavalier, était par bonheur un cavalier +pesant. La lutte était par là heureusement inégale. Le bouvier le +sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montré l'intention +d'atteindre Zanette, en avoir le démenti.</p> + +<p>Il assura son chapeau sur sa tête, se dressa un peu sur ses étriers +fermés qu'il chaussa jusqu'au fond, et se mit à faire tourner rapidement +dans sa main droite le nerf de bœuf qui était sa cravache. Le bruit +continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du +cheval qui la connaissait bien. Tout de même, c'était un cheval plus +fort que celui de Zanette. Et il n'avait pas, comme Griset, fait ses +vingt kilomètres, ce matin.... Martégas gagnait du terrain, il reprit +espoir.</p> + +<p>—Voyez-vous, la coquillade! murmurait-il.</p> + +<p>La coquillade est un des noms de l'alouette huppée, l'alouette de pays, +toujours perchée sur motte ou sur roche,—et qui ne se laisse pas +facilement approcher.</p> + +<p>Alouette ou caille,—Zanette s'envolait, mais la lourde tardarasse, +l'aigle bâtard, volait aussi et comptait bien l'atteindre.</p> + +<p>Zanette fit une faute. Martégas du moins le crut. Au lieu de continuer +sa route tout droit vers la ferme,—dont ils étaient séparés encore par +plus d'une lieue et demie,—elle tourna brusquement à angle aigu, comme +si elle voulait se laisser rapprocher.</p> + +<p>Ce fat énorme le crut d'abord.</p> + +<p>—Voyez-vous, ces filles! se dit-il en riant.</p> + +<p>Et plus fort que jamais, il fonça vers elle. Il pouvait maintenant +distinguer son joli visage.</p> + +<p>...Il pensa aussi que peut-être elle avait vu un obstacle et qu'elle +avait été forcée à cette manœuvre.</p> + +<p>—Dzira! criait Zanette, et après un bond ailé qui lui fit franchir un +fossé, elle continua sa galopade furieuse..., mais Martégas gagnait du +terrain.... Voilà que Griset ralentissait sensiblement son allure.... +Martégas redoubla d'efforts. Son nerf de bœuf, sifflait, tournoyait +toujours.... La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son désir +sauvage.... Il laissait aller son cheval..., il lui laissait choisir les +endroits où poser les pieds, ne s'occupant que de le maintenir tout +droit dans sa direction. Cela même était inutile. Le cheval de Martégas +courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait. +Deux cent mètres, puis cent mètres à peine séparaient du gibier le fauve +chasseur... il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval, +se rendait, de lassitude sans doute, de volonté peut-être....</p> + +<p>Tout à coup, Martégas comprit.... Trop tard! Griset, habilement ralenti +à l'ordre de sa maîtresse, entrait sur un fond argileux; il entrait au +galop, mais d'un train raisonnable, sur un terrain résistant, mais +gluant à la surface, pour ainsi dire savonneux, qu'il connaissait bien, +comme tous les chevaux du pays camarguais. Après les premières foulées +sur ce sol particulier, il raidit, en une retombée adroite, ses quatre +jambes nerveuses et se mit à glisser, ainsi planté, sur ce sol gras, où +ses sabots sans fer creusaient des rainures.</p> + +<p>Ce que voulait Zanette pouvait ne pas réussir pour plusieurs raisons, +si, par exemple, Martégas eût bien connu cette région de la plaine +immense. Son cheval lancé sans prévoyance, éperdument, sur cette +dangereuse surface, écrasé par le poids d'un cavalier trop lourd, +fléchit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux, +envoya Martégas la continuer tout seul, roulé sur lui-même comme un +lièvre.... Le cheval aussi glissait quelques mètres, tout couché à +terre, mais le bouvier ne s'arrêtait plus de filer sur le dos, si bien +que sa ridicule et cruelle glissade vint s'achever à trente pas de +Griset que Zanette avait arrêté, doucement, bien prudemment.</p> + +<p>Elle voulut pourtant ne pas l'irriter par trop, ce Martégas.</p> + +<p>—Écoute, Martégas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet +qu'il était. Écoute, je te promets de ne rien dire à mon père. Tu +pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval.... Et Sultan, je +pense, sera à toi.... Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgré +elle,—car le tien—j'en ai peur,—aura les jambes quelque temps +malades. Mais ce n'est pas ta faute; je t'ai attiré sur ce fond, où les +chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais deviné, tu +serais à cheval encore.... Chacun se défend comme il peut—mais je +n'oublierai pas, crois-moi, que ce matin même, tu m'as joliment tirée de +peine. Adieu.</p> + +<p>Elle s'éloigna.</p> + +<p>Martégas se taisait, étourdi, abasourdi. Bien que ce sol fût élastique, +la chute avait été terrible. Demeuré seul, le gardian resta sur place +quelque temps, puis se traîna vers son cheval, prit, dans les fontes de +sa selle, une petite gourde d'eau-de-vie qu'il accola. Et, se traînant, +au bord de ce fond d'argile, jusqu'à l'ombre d'une touffe de tamaris, il +attendit que la boue qui souillait ses vêtements fût assez sèche pour +être grattée et que l'étourdissement eût passé.</p> + +<p>Il arriva, le soir, à la ferme de la Sirène, car jamais Martégas ne +lâchait prise. C'est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des +serres aiguës et un bec recourbé.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#table">XIII</a></h2> + +<h3>L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS.</h3> + + +<p>Quand Martégas approcha de la ferme de la Sirène, les deux grands chiens +de garde, des chiens du pays semblables à des terre-neuve, se mirent à +hurler à la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et +Martégas à son arrivée devant la ferme, put apercevoir Zanette qui, +l'ayant vu de son côté, vivement disparaissait dans la maison.</p> + +<p>Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de +l'eau-de-vie; il avait mangé et bu. Et restauré, brossé, rafraîchi, +ayant bouchonné son cheval avec une poignée d'herbe sèche, brûlée déjà +au soleil de juin, il arrivait prêt à toutes les luttes.</p> + +<p>Un valet d'écurie, nouveau apparemment, le reçut devant la ferme.</p> + +<p>—Le bayle Augias? demanda Martégas.</p> + +<p>—Il vous attend, si vous êtes le gardian Martégas, répondit l'homme. Il +vous attend, il est malade; je conduirai à l'écurie votre cheval.</p> + +<p>—Donne-lui de l'avoine, seulement de l'avoine, dit Martégas; il n'a +besoin que de cela.... Où est le bayle?</p> + +<p>Le valet de ferme désigna du doigt la porte de la ferme.</p> + +<p>—En bas, dit-il; entrez.</p> + +<p>Et il emmena le cheval.</p> + +<p>La porte de la ferme était ouverte. Martégas écarta la toile de +protection qui arrête les mouches et tamise la lumière.</p> + +<p>—Bonjour! La bonne santé! dit-il.</p> + +<p>Assis dans la salle basse, sous la huche à pain en bois sculpté, entre +l'horloge à gaine et la table, maître Augias, ayant résolu d'être +aimable avec ce gardian qu'il avait chassé, mais qu'il jugeait utile de +ménager comme dangereux,—répliqua:</p> + +<p>—Bonjour.... C'est toi Martégas? je t'espérais; ma fille m'a dit que tu +allais venir, t'ayant parlé sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le +vin t'attendent. Bois, si tu as soif; mange, si tu as faim. Le pain +n'est pas très tendre, mais le fromage est frais.</p> + +<p>Martégas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle +n'avait rien dit à son père.</p> + +<p>—Merci, fit-il, je n'ai pas faim, mais je trinquerai avec vous.... Vous +êtes malade?</p> + +<p>—Ce n'est rien. La fièvre. L'accès est passé.</p> + +<p>—Et votre fille, elle va bien? dit Martégas.</p> + +<p>—Verse-toi du vin toi-même, fut la réponse d'Augias.</p> + +<p>Le gardian fronça le sourcil.</p> + +<p>—Quel vent t'amène? demanda maître Augias brusquement.</p> + +<p>—Votre fille ne vous l'a pas dit?</p> + +<p>—Elle m'a dit seulement qu'en passant près d'elle au galop, tu lui as +crié: Je vais chez ton père.</p> + +<p>—Eh bien donc, maître Augias, je viens pour le cheval.</p> + +<p>—Quel cheval?</p> + +<p>—Sultan, donc!</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu lui veux?</p> + +<p>—N'a-t-on pas fait dire qu'à celui qui saura s'en rendre maître et le +monter convenablement, il sera donné en cadeau? N'est-ce pas l'intention +des maîtres et la vôtre, bayle?</p> + +<p>—C'est l'intention et l'ordre formel des maîtres, et je le regrette, +dit maître Augias. Ils ont reçu des plaintes de nos gardians, oui, des +lettres de plainte! Et ils m'ont ordonné de me défaire ainsi du cheval. +Je dois obéir, mais, pour dire la vérité, cela m'ennuie. Le cheval est +beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait +une manade de princes. Je sais bien que l'animal est aussi difficile et +dangereux qu'il est beau. Il attaque souvent les autres bêtes, de +lui-même, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux +gardians,—mais le métier de gardian est un métier terrible, chacun le +sait, un métier de soldat. Le métier veut qu'on souffre. Toujours à +cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, être +sans cesse exposé aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint +de ces périls-là, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon +sort! Ah! de mon temps, un qui aurait grogné pour une chute de cheval ou +pour un coup de pied de bête, même reçu en pleine figure, on ne +l'aurait, ma foi de Dieu, plus regardé! Les gardians se seraient +détournés de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout +change, c'est le siècle!</p> + +<p>Maître Augias alluma sa pipe et répéta cette expression populaire des +paysans de là-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps: «C'est +le siècle!»</p> + +<p>Les prétentions de son ancien valet déplaisaient à Augias; il bavardait +pour se donner le temps de chercher en sa tête un moyen sinon d'écarter, +au moins d'ajourner la demande de ce Martégas.</p> + +<p>—Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit +Martégas. Et je prendrai bien le cheval!</p> + +<p>—Tu le prendras? dit le bayle souriant, tu le prendras... s'il veut se +laisser prendre. C'est un oiseau; il a des ailes. Et pour le glissement +entre les mains, c'est une anguille. Pour tout le reste, un diable.</p> + +<p>—Je le prendrai, moi! dit Martégas. Quand peut-on?</p> + +<p>—Ah! voilà, mon homme! dit le bayle qui, ainsi pressé, répondit au +hasard:—Ah! voilà! c'est que déjà un autre doit essayer ce que tu veux +toi-même.... Il faudrait attendre.</p> + +<p>—Et qui donc veut essayer?</p> + +<p>Mis au pied du mur, maître Augias prononça le premier nom qui vint à sa +pensée:</p> + +<p>—Jean Pastorel, dit-il.</p> + +<p>Martégas se frappa la cuisse du poing.</p> + +<p>—Il est encore là, celui-là! dit-il.</p> + +<p>—Comment, encore là?</p> + +<p>—Oui, dans toutes les affaires dont je m'occupe, je le retrouve +toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel; ça m'ennuie. Enfin!... il +faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.... Et quand vient-il pour +essayer de prendre le cheval, ce Pastorel?</p> + +<p>—Après-demain, répliqua nettement le bayle, s'affirmant dans son +mensonge. Si tu veux être ici après-demain, dès la pointe du jour, la +manade sera proche; nous irons tous.</p> + +<p>—C'est dit, fit Martégas.</p> + +<p>Maître Augias venait de prendre la résolution d'aller, dès le lendemain, +chercher lui-même Pastorel. Il continuait à ménager Martégas mais il +n'entendait pas qu'il eût le cheval; il avait pour cela ses raisons.</p> + +<p>Il y eut un long silence. Martégas buvait, se demandant où était Zanette +et s'il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imaginé, parvenir à lui +parler un peu, seul à seule.... Le bayle, repassant en lui-même tous les +motifs de colère et de mépris qu'il avait contre Martégas, se sentait +repris d'une envie sourde de le mettre à la porte. Il s'en voulait de le +recevoir si bien, de le faire asseoir à sa table, de lui donner de son +pain, de son vin; mais il se répétait en lui-même qu'avec celui qu'il +appelait tout bas, quelquefois tout haut, une «canaille», un peu de +politique était nécessaire.</p> + +<p>Tous deux fumèrent assez longtemps en silence. Puis Martégas, d'un air +dégagé, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y étaient de +son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu'il connaissait. +Cette aisance, qui était une manière d'insolence, irritait le vieux, en +dedans. Sa fièvre peut-être se mit à le travailler un peu; il s'agita +sur sa chaise, et n'y tenant plus:</p> + +<p>—Quand pars-tu? dit-il. Je t'ai assez vu! je suis malade. Tu reviendras +après-demain, puisque je dois obéir aux ordres des maîtres et donner le +cheval à qui le prendra.... Seulement Pastorel a demandé avant toi. +Voilà. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j'en +serai content.... Je ne suis pas payé pour t'aimer.</p> + +<p>—Vous avez la rancune longue!... fit Martégas. Allons, vieux, je m'en +vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens.... On s'en va!... +Mais je reviendrai. Je serai là après-demain matin. Et je crois bien +que Pastorel manquera son coup... et je serai, moi, le soir même, mieux +monté qu'un empereur!... Adieu, maître Augias.... Ne peut-on voir votre +fille? Elle se fait jolie, savez-vous?</p> + +<p>—Je te défends de me parler de ma fille! cria Augias exaspéré tout à +coup. En voilà assez, va-t'en! Tu te moques de moi, je pense! mais, +coquin de sort! je ne le souffrirai pas!</p> + +<p>—Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle? Pourquoi? +expliquez-vous un peu.</p> + +<p>Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu'Augias partit tout +de bon; il se débonda:</p> + +<p>—Pourquoi? pourquoi? criait-il. Il demande pourquoi!... Que la fièvre +m'étouffe s'il ne le sait pas, le pourquoi! Pourquoi je dis que tu te +moques? Parce que si tu avais quelque chose là (Augias se frappait le +cœur) tu n'aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut +plus!... En te voyant reçu comme je viens de le faire, tu aurais dû, +après avoir eu le tort de venir, comprendre qu'il fallait t'en aller au +plus tôt...! Mon œil est vieux, mais il voit plus clair que tu ne +penses, compère! j'ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire, +vois-tu, je sais de tes manières, camarade! j'en connais plus long que +tu ne crois, mon homme! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te +vois pas, je suis content.... Tu as du front, de venir ici, pour prendre +ce cheval!... mais tu ne l'auras pas, j'espère. Oui, tu as du front! tu +devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t'ai chassé.... Tu +étais chargé de l'écurie du château et de la ferme. Vingt chevaux à +panser, à dresser; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours. +Comment les traitais-tu? dis, réponds! Tu oubliais de les faire +boire,—et quand ils se fâchaient, tu les battais comme un sauvage. Tu +m'en as gâté plus d'un, car les chevaux sont ce qu'on les fait!... Et tu +veux avoir, toi, ce cheval de prince! Il mourrait de désespoir et de +honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups!... Ah! tu +veux le prendre? Tu peux essayer, c'est entendu; j'y suis consentant, +parce que j'espère bien te voir, la première fois que tu essaieras, +envoyé en l'air cul par-dessus de tête, comme un paquet de linge sale +que tu es!</p> + +<p>Et maître Augias conclut:</p> + +<p>—En te chassant comme j'ai fait, bête brute, j'ai nettoyé mon écurie!</p> + +<p>—Je vois, dit Martégas tranquillement, que vous avez la fièvre, bayle. +Les visions vous tiennent.... Adieu, je m'en vais. Le bonjour à votre +fille....</p> + +<p>Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d'une voix basse, pleine +de colère contenue:</p> + +<p>—Martégas! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, même pour lui faire +dire simplement bonjour... Écoute. Tu as à ton compte plus d'un méfait +dont on a cherché bien loin les auteurs.... Plus d'une manade a perdu +des bêtes qui n'ont pas été perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a +été trouvé mort, au bord du Vaccarès, tu as été le seul à savoir, hein? +comment lui était arrivé le malheur.... Ce n'est pas tout; il y a des +filles qui se plaignent de toi; me comprends-tu bien? Ne parle jamais de +la mienne à personne, pas même à moi!... Si je t'ai chassé d'ici, ça +n'est pas seulement parce que tu salissais l'écurie!—C'est clair comme +la bonne clarté du jour, hein, ce que je dis?—Si je t'ai chassé c'est +aussi parce que la manière me déplaisait dont tu regardais les +filles—même ma petite, entends-tu, qui était alors presque une enfant! +Garde donc bien ta langue et ta canaillerie là-dessus,—ou, vrai comme +je suis Augias! c'est moi, moi, qui te mettrai dans la tête une balle +de mon fusil! Et pas un père, en Camargue, et pas un gendarme en Arles +ne me donnera tort, tu entends?</p> + +<p>Augias parlait bas, et Martégas se contint.</p> + +<p>—A après-demain matin, maître Augias! dit-il avec une insolence sourde +et menaçante.</p> + +<p>Il dit encore:</p> + +<p>—Je l'aurai, votre cheval!</p> + +<p>Et mentalement il ajoutait:</p> + +<p>—Et aussi ta fille!</p> + +<p>Maître Augias lui montrait la porte.... Le brave homme avait perdu le +fruit de sa politique. Après avoir bien reçu le gardian, il lui avait, +n'y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de +Martégas, les pires levains de rancune et de haine étaient maintenant +soulevés.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#table">XIV</a></h2> + +<h3>NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!</h3> + + +<p>Le père Augias n'eut pas grand'chose à expliquer à sa fille.</p> + +<p>—J'ai tout entendu, lui dit-elle, mais je ne savais pas que Pastorel +dût venir?</p> + +<p>—Il ne doit pas venir, j'ai menti, dit Augias, il le fallait, pour me +débarrasser de ce Martégas. J'aurais dû lui dire tout de suite et tout +simplement que je ne lui permettais pas d'être de ceux qui essaieront de +prendre le cheval... je n'ai pas osé d'abord... j'ai eu peur de lui, +s'il faut que je le dise... peur de lui... oh! pas pour moi.... C'est un +mauvais coureur de filles, capable de tout... il connaît trop bien la +maison!... Aussi, vois-tu, j'ai hâte de te voir mariée, quoique +jeunette. Je peux, d'un moment à l'autre, te manquer... il faut que j'y +pense, à cela. Et donc, c'est au hasard, sans réflexion, que j'ai parlé +à Martégas de ce Pastorel;—me voilà forcé maintenant d'aller le +chercher!... Eh bien, tant mieux! car celui-ci, c'est, je pense, un mari +comme il te faudrait. Il faut que tu sois protégée.</p> + +<p>Zanette rougit un peu:</p> + +<p>—Vous le connaissez donc, mon père? fit-elle. Vous ne m'aviez pas dit +ça.</p> + +<p>—Par prudence, c'est vrai, je n'ai rien dit le jour des fêtes; je le +connaissais seulement un peu, je voulais être sûr que le bien qu'on dit +de lui est véritable; j'ai pris, depuis ce temps, mes renseignements; +j'ai même vu sa mère, à Silve-Réal. Ça n'est pas loin des Saintes, et +j'irai là, demain, pour le chercher.... C'est un brave enfant....</p> + +<p>Augias ne disait pas tout. Il connaissait l'histoire de Rosseline, mais, +pensait-il, Pastorel se débarrasserait de cette mauvaise femme, en +brave homme qu'il était, avant longtemps. Quand il reverrait Zanette, il +oublierait facilement sa méchante aventure avec la belle Arlèse. Ainsi +pensait Augias, et il ajouta:</p> + +<p>—Il y a bien, pour l'heure, un empêchement qui vient de lui, à ce que +m'a dit sa mère... mais je ne suis pas inquiet; il comprendra où est son +bonheur.</p> + +<p>Zanette comprit l'allusion et elle se tut. Heureuse de sentir son père +favorable à Pastorel, elle s'étonna d'éprouver ce bonheur-là. +Décidément, elle l'aimait donc, cet inconnu? Pauvre Zan!... car déjà, en +elle-même, elle l'appelait Zan, puisqu'elle s'appelait Zanette.... +Pauvre Zan! si on pouvait l'arracher aux griffes de cette mauvaise +femme, ce serait, n'est-il pas vrai, une bien bonne action?...</p> + +<p>Or, de son côté, Jean Pastorel avait parlé à sa mère de la petite +Zanette qu'il n'aimait pas encore, mais qui lui plaisait bien, et du +cheval de la ferme de la Sirène, dont il désirait se rendre maître.</p> + +<p>Sur la petite, la vieille Pastorel n'avait dit que de bonnes choses:</p> + +<p>—C'est une fillette sage. A la bonne heure! En voilà une que tu ferais +bien de demander! il n'est pas bon qu'un homme soit seul. Oh! si, avant +de mourir, je pouvais voir un fils de mon fils, je bénirais la vie, en +la laissant recommençante derrière moi!</p> + +<p>Quant au cheval, la musique avait été autre:</p> + +<p>—Le métier, véritablement, est assez dangereux, sans aller chercher, +par plaisir, des bêtes de mort! Laisse-moi ce cheval tranquille, c'est +quelque sorcier peut-être! Le prenne qui voudra! La fille d'Augias, +oui,—mais son cheval, non! Entends-tu, Jean?</p> + +<p>—Mais... dompter le cheval, ma mère, est un des moyens d'avoir la +fille,—de lui plaire d'abord, et au père aussi. J'en ai connu et mené +de plus difficiles....</p> + +<p>—Des filles? interrogea sournoisement la vieille.</p> + +<p>—Des filles, oui, et des chevaux!...</p> + +<p>—Eh bien, laisse les bêtes vicieuses où elles sont, toutes! Épouse la +Zanette,—et que Dieu nous bénisse....</p> + +<p>La vieille fit un signe de croix et regarda, au mur, la sainte image des +deux Maries, surmontée d'une brindille où étaient accrochés des cocons +de vers à soie, et devant laquelle brûlait de l'huile dans une lampe de +forme antique.</p> + +<p>A la même heure, l'idée venait à Zanette d'aller dans la chapelle brûler +un cierge, un des petits cierges jaunes qui étaient suspendus sous le +crucifix, au chevet de son lit.</p> + +<p>Elle y alla. La nuit tombait. Le cierge, planté dans une pointe +de fer, devant l'autel, faisait resplendir le visage d'or de +Notre-Dame-d'Amour, et, agenouillée, Zanette priait de toute son âme.</p> + +<p>Elle prie pour son père, pour l'âme de sa mère morte; pour que Martégas +ne parvienne pas à se rendre maître du cheval sauvage; pour que Pastorel +au contraire, dompte heureusement la bête et la fasse sienne, et encore +pour qu'il oublie cette femme si mauvaise.</p> + +<p>Et Zanette disait:</p> + +<p>—La flamme de ce cierge qui brûle pour vous, je vous l'offre, ô +Notre-Dame-d'Amour, en faisant par-dessus tous les autres, le vœu que +voici: Ce qui sera le meilleur pour Jean, je l'ignore, madame, mais quoi +que ce soit, faites que cela arrive.... Notre-Dame-d'Amour, +exaucez-moi!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XV" id="XV"></a><a href="#table">XV</a></h2> + +<h3>LA BELLE ET LA BÊTE.</h3> + + +<p>Le lendemain matin, à six heures, la carriole fut attelée.</p> + +<p>La mère de Zanette avait laissé,—pauvre morte!—une autre enfant qui, +maintenant, prenait sa cinquième année. Le père Augias, depuis trois +ans, avait confié cette enfant trop petite à sa sœur, mariée avec un +pêcheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu'elle l'élevât parmi les +siens.</p> + +<p>—Si je partais avec vous, père, pour voir la petite?</p> + +<p>—J'allais, dit Augias, te le dire moi-même.</p> + +<p>Ils partirent.</p> + +<p>Le père Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa sœur, puis +revint sur ses pas, avec la carriole, à Silve-Réal, chez la mère de +Pastorel pour savoir d'elle où il trouverait le gardian.</p> + +<p>Il n'avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la +maison de Pastorel.</p> + +<p>Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l'après-midi, +irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une +manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu +bientôt aux arènes d'Arles et on l'avait chargé de se rendre compte par +lui-même de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir à son idée et +de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu'on «trierait» quelques +jours plus tard.</p> + +<p>Augias se remit en route pour aller prendre chez sa sœur, aux Saintes, +le repas de midi.</p> + +<p>Pendant ce temps, Zanette, après avoir joué avec sa petite sœur, +n'avait pu résister au désir de courir un peu sur l'immense plage +déserte des Saintes.</p> + +<p>Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s'y opposa.</p> + +<p>—C'est trop petit, vois-tu, cette mignonne! Et puis,—quoique, si l'on +en croit le monde, les mauvaises fièvres n'existent plus guère,—j'ai +toujours peur. J'en connais, des tout petits, qui n'ont pas la couleur +qu'il faut; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule.... Tu +n'as pas peur, au moins?</p> + +<p>—Oh! dit Zanette, je n'ai peur de rien, jamais.</p> + +<p>Elle venait rarement aux Saintes-maries qui étaient à cinq lieues de +chez elle.... Il y avait tant de travail à la ferme de la Sirène! De +temps à autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui +aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent.... Oui, elle l'aimait +beaucoup, cette mer bleue et vaste où le regard et le rêve s'en vont +loin, à la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches....</p> + +<p>Tenez, ce matin même, lorsqu'elle avait vu, au bout de la plaine, +là-bas, tout là-bas, au bout du désert plat, par-dessus la vigne, les +sables et les salicornes, se découper la silhouette crénelée de l'église +sur le bleu de la mer,—elle s'était levée tout debout, Zanette, sur le +char à bancs, en poussant des cris,—en battant des mains: «La mar! la +grando mar!» La mer! la mer si grande! Et le cœur de Zanette +s'échappait, s'envolait hors d'elle-même; il volait avec les oiseaux, +au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les +effleurait parfois de l'aile et chantait... un chant de sirène.</p> + +<p>Et comme on était au milieu de juin, qu'il faisait chaud et qu'elle +aimait la mer, Zanette, pendant que son père allait à ses affaires, +avait couru sur la plage.</p> + +<p>Des lieues de plage; un sable, doux sous les pieds, où la nier envoyait +sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les +dessins d'écume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour +disparaître. Aux endroits mouillés, le sable, dans le moment où s'y +posait le pied de Zanette, devenait tout pâle, parce que l'eau, sous le +poids, en sortait comme d'une éponge. Quand elle retirait ce pied, très +petit, le sable de nouveau s'imbibait, redevenait sombre très vite. Et +cela amusait la jeune fille.... Puis, comme la mer essayait de mouiller +ses jupes, elle les relevait en s'enfuyant.... Et, loin des bords, le +sable, sec, très mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la +déchaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage désolée était +maintenant toute couverte des petites traces désordonnées de Zanette. +Ici, elle avait fait de grandes enjambées, là de tout petits pas; ici, +elle avait tourné en rond comme une folle.... Les courbes se +rétrécissaient en une hélice, du centre de laquelle l'enfant s'était +échappée brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps, +longtemps.... Et enfin, elle se vit loin des Saintes, à une lieue au +moins, sur l'immense plage vide, déserte. Elle s'assit alors sur les +petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se +retournant, elle apercevait à peine le faîte de l'église crénelée, avec +ses trois cloches découpées en plein ciel dans l'ajourement du clocher. +Et Zanette, adossée aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer +qui court sans cesse au-devant d'elle-même, impuissante à saisir mieux +la terre qu'elle semble désirer.</p> + +<p>Alors, la petite sauvage éprouva une envie brusque de se plonger dans +cette eau si claire, si bleue, si fraîche. «Dans une heure, il sera +midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J'ai le temps.»</p> + +<p>Le Rhône lui avait appris à nager. Elle se déshabilla, sûre d'être bien +seule. Debout, étendant les bras, elle s'étira au soleil et une joie +physique la saisit, la joie des bêtes captives remises en liberté.</p> + +<p>Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumière, semble peut-être aux +gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n'est ni +l'un ni l'autre. La nature invite au naturel.... Et maintenant Zanette +ressemblait aux petites déesses de la mer, aux ondines, aux sirènes de +l'eau, sœurs légendaires des sirènes de l'air dont les plumes ont +toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des écailles +entrevues sous les vagues.</p> + +<p>La peinture ne doit pas garder seule le privilège de montrer nue la +beauté des déesses et de la femme. Zanette était nue et elle était +chaste.</p> + +<p>Quand elle se fut un peu étirée, la joie qu'elle éprouvait la força de +s'agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu'on rend à la +liberté, qu'on renvoie au troupeau libre après l'avoir attelé plusieurs +jours, s'étonne ainsi, immobile d'abord, puis hume l'air, et tout à coup +bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une +des petites dunes voisines qui s'écroula sous elle; elle regarda, du +sommet, tout le désert verdoyant, où flottaient, vers l'est, des +mirages, des arbres renversés au bord de marais irréels; elle se +retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant à corps +perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu'au bas, la +poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l'air, les mains +en avant,—avec des éclats de rire qui perçaient le bourdonnement de la +mer paisible mais toujours murmurante.</p> + +<p>Zanette se releva, se secoua, puis, courant à toute vitesse, s'élança +vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l'eau +jusqu'à la ceinture, elle se jeta à la nage, toujours avec des cris +perçants auxquels répondaient là-bas les mouettes.</p> + +<p>Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme +la nuit, bondit, non loin de là, par-dessus la dune, et entra aussi dans +les vagues.... Un cavalier presque aussitôt franchit d'un bond la dune +au même endroit et s'arrêta brusquement, au bord de la mer, regardant +tour à tour, d'un air étonné, le sauvage taureau et la fillette sauvage.</p> + +<p>C'était Jean Pastorel.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVI" id="XVI"></a><a href="#table">XVI</a></h2> + +<h3>LE CHEVALIER.</h3> + + +<p>Un des taureaux qu'il était venu juger en vue des courses d'Arles, +excité par lui, s'était dérobé tout à coup après l'avoir attaqué +plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s'était +tout seul mis à sa poursuite, il l'avait atteint, piqué de son trident +au moment où le fauve le chargeait une fois encore, et l'animal +farouche, fuyant de nouveau, avait entraîné le cavalier vers la mer, +dans laquelle il cherchait maintenant asile.</p> + +<p>Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau.</p> + +<p>Le taureau, de l'eau jusqu'au cou, apparaissant et disparaissant tour à +tour sous la vague écumante, semblait un rocher noir. L'arête sinueuse +de son échine luisait dans l'éclat palpitant de la mer, sous le +rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et +faisait face à l'ennemi non sans regarder parfois d'un œil oblique la +petite nageuse qui s'éloignait.</p> + +<p>Pastorel n'avait pas encore reconnu l'enfant.</p> + +<p>Zanette, stupéfaite, consternée, avait reconnu Pastorel.</p> + +<p>Elle n'aurait pu dire lequel l'effrayait davantage, de l'homme ou de la +bête.</p> + +<p>La honte, en elle, dépassait l'effroi. Le taureau lui faisait peur, +certes, pas trop cependant, car elle avait l'habitude de voir les +taureaux libres en Camargue, mais le «chevalier» qu'allait-il faire? +qu'allait-il dire, qu'allait-il surtout penser d'elle? Pourvu qu'il fût +bien l'homme brave et bon qu'on lui avait dit.... Par bien des +histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, élevée +parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un +coup d'amour comme sous un coup de soleil, s'emmalicent et s'emportent à +de subites et dangereuses folies.</p> + +<p>Après tout, elle ne le connaissait pas!... O bonne Notre-Dame, voici +bien le cas de vous invoquer!... Elle n'y manquait pas, Zanette, et +s'éloignait du rivage, afin d'être cachée entièrement par l'eau, +lorsqu'elle prendrait pied, mais ses petites épaules très blanches +apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il était interdit +et amusé, un peu inquiet pourtant....</p> + +<p>—Prends garde, petite! cria-t-il, la bête est mauvaise.... Je vais +tâcher de la reprendre à la mer et de la reconduire. Reste où tu es!</p> + +<p>Et il poussa son cheval, dans l'intention d'aller tout droit se placer +entre le taureau et la fille.</p> + +<p>La petite tête de Zanette (son lourd chignon tout mouillé, ruisselait +d'eau étincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne +onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le +cheval lui apparut, cabré, pivotant sur ses pieds de derrière, +détournant sa tête de la mer, rebelle au mors et à l'éperon. La lance du +gardian, appuyée à l'étrier, luisait à son côté et rayait le ciel +éclatant d'une barre rigide, au bout de laquelle étincelait le fer en +trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le +trident enflammé au soleil lui parut sans doute plus menaçant que +jamais, car il fit un mouvement, hésita une seconde, puis se dirigea sur +Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui écumait +comme la mer, le pressa si bien que, cabré pour la troisième fois, +l'animal se lança en avant. Ses deux pieds retombèrent dans la vague +qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un +étincellement d'eau éclaboussée, épanouie en gerbe, au milieu duquel +cheval et cavalier étaient superbes. Une fois qu'il fut dans l'eau, le +cheval cessa de résister et se mit à marcher résolument, mais le taureau +continuant à se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers +elle; et quand il parvint à se placer entre la fille et la bête, l'homme +n'était loin ni de l'une ni de l'autre.</p> + +<p>Alors seulement Pastorel reconnut Zanette.... Son visage eut une +expression rapide d'étonnement mêlé de plaisir... puis, aussitôt après, +de vive inquiétude.... Et il ne dit rien. Elle lui en sut gré.</p> + +<p>Il regarda le taureau. Elle fut rassurée, mais elle était lasse. Le +cœur commençait à lui battre fort. Elle fut forcée de s'arrêter. Et le +gardian, bien malgré lui, soumis à la loi invincible, plus volontiers +regardait maintenant du côté de la fille que du côté de la bête, du +côté de l'amour que du côté du péril. Les vagues étaient larges, +espacées, et n'écumaient qu'en arrivant au rivage. Ici, elles étaient +lisses, lourdes, molles, et après chaque gonflement, la mer s'abaissait, +découvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses +bras posés l'un sur l'autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne +savait que faire. Aller plus loin? La vague l'aurait recouverte; elle +était trop fatiguée. Elle avait bu un peu d'eau amère. Elle respirait +avec effort.</p> + +<p>Pastorel réfléchissait, combinant une tactique.</p> + +<p>Le taureau menaçant fit un mouvement vers le cheval. Les deux bêtes, +habituées à se combattre à terre, se sentaient gênées, dans cette eau +lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un +pas en avant.... Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le +plus vite qu'il put pour fuir l'ennemi, marchant vers la fille dont il +était maintenant tout proche. Elle allait se remettre à la nage, +quand,—après avoir tourné vers le rivage la tête du cheval, de manière +à pouvoir faire bien vite face au taureau,—Pastorel lui cria:</p> + +<p>—Écoutez-moi! Écoutez-moi bien, car ce n'est pas un moment pour +rire.... Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n'est pas la première +fois que pareille chose m'arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux +sont gênés, ils ne se sentent plus libres d'eux-mêmes. Ils se méfient de +l'eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille +sur vous, je ne pourrai peut-être pas lui «couper les devants».... +Alors, que ferez-vous? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite, +habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau où il est. Je vous +prendrai en croupe et vous ramènerai aux Saintes. Cela vous plaît-il? Je +ne vois pas comment faire autrement.</p> + +<p>Elle non plus, la pauvre! ne voyait pas «comment faire autrement!»</p> + +<p>—Essayez d'abord, dit-elle, d'emmener le taureau.</p> + +<p>—A votre volonté! dit-il. Éloignez-vous donc un peu.</p> + +<p>A son idée, elle ne gagna pas grand'chose.</p> + +<p>Elle se croyait cachée par la mer, habillée pour ainsi dire d'eau et +d'écume, et elle se mit à nager. Et du haut de son cheval, il regardait, +malgré lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de +l'eau, s'étendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante, +plus blanche qu'elle n'aurait paru à terre.</p> + +<p>Elle s'arrêta de nouveau et prit pied.</p> + +<p>L'homme oubliait la bête.... Il se décida pourtant à l'attaquer, avança +contre elle, la lance en arrêt, la piqua au front, mais le cheval +n'ajoutait pas, comme à l'ordinaire, à la force du coup de trident, +celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d'un pouce; +il ne se détourna même point et fit au contraire un nouveau pas en +avant.</p> + +<p>C'est le cheval qui dut reculer.</p> + +<p>Le gardian cria:</p> + +<p>—Vous voyez! c'est comme j'ai dit. Nous n'en finirions pas. Allez à +terre!</p> + +<p>Et, tournant le dos à la fille, il regardait vers le large, surveillant +la bête.</p> + +<p>Il n'y avait pas à faire de conditions, à établir de pourparlers; il +fallait obéir; mais Zanette s'était éloignée de ses vêtements, dont le +gardian, au contraire, se trouvait rapproché.... Et c'est le taureau qui +était leur maître!... Elle en prit son parti, courut à terre le plus +vite qu'elle put, dans un éclaboussement d'étincelles d'eau. Elle songea +bien à passer derrière la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser +deux fois sur ce piédestal de sable.... Cela valait-il mieux? Elle ne le +pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L'attention du +taureau se détourna du cheval; il suivait des yeux cette petite forme +humaine qui courait.... Inquiet, il se rapprocha du rivage et d'elle. Le +gardian dut le suivre, s'interposer entre la terre et lui, le repousser +dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme +put voir la jolie fille, à demi nue maintenant, qui, en toute hâte, se +rhabillait.</p> + +<p>Déjà, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, il avait trouvé que +Zanette était la plus jolie; il n'avait donc aucune peine à la trouver, +comme ça, plus jolie encore!</p> + +<p>Ils laissèrent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe, +retournait vers les Saintes.</p> + +<p>Pastorel allait au pas, car la route était trop courte... trop courte +vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce +temps-là justement, maître Augias le cherchait.</p> + +<p>Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de +honte, qui s'accrochait à lui.</p> + +<p>De l'aventure qui venait d'arriver, ils ne dirent mot ni l'un ni +l'autre, mais pour l'avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer, +voilà qu'il se croyait tout de bon amoureux.</p> + +<p>A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVII" id="XVII"></a><a href="#table">XVII</a></h2> + +<h3>NOBLESSE.</h3> + + +<p>Au père de Zanette, le gardian ne dit qu'une chose: il l'avait prise en +croupe et sauvée du taureau, et la fille se garda bien de raconter la +baignade. Pourquoi faire?... Après tout, elle avait eu tort. Elle le +reconnaissait en elle-même: il ne faut pas se fier à la solitude du +désert, quand on est une fille honnête. Vraiment, que lui serait-il +arrivé si au lieu d'un Pastorel, elle eût rencontré un Martégas!</p> + +<p>—Ah! ce brave Pastorel! dit le père Augias.... Je te connais comme un +des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais +justement pour te chercher.... Je pensais hier à toi, et puisque tu +viens de rendre service à ma fille, c'est-à-dire à moi, bien plus +volontiers je vais te dire ce que je pensais.... Je suis même allé chez +ta mère pour te voir.... Les choses s'arrangent bien.... Nous avons, sur +notre domaine du château de la Sirène, dans une de nos manades, un +cheval magnifique; de plus beau on n'en peut pas voir.</p> + +<p>—Je le sais, dit Pastorel.</p> + +<p>—De plus beau, on n'en peut pas voir, reprit maître Augias, mais c'est +un terrible!</p> + +<p>—Je sais tout cela. On le connaît, ce cheval, dans tout le pays.</p> + +<p>—Il est entier comme pas un!... On peut à peine l'approcher; c'est un +diable; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les +autres étalons; il a cassé les jambes à deux et tué un homme. Tous ceux +qui veulent le prendre, il les attaque. Ça fait que nos maîtres n'en +veulent plus: ils m'ont dit qu'à celui qui pourrait le dompter et +l'emmener sans vider les étriers, ils en faisaient volontiers cadeau.... +Veux-tu le cheval, Jean? Je te le donne.</p> + +<p>Le père Augias ne se doutait guère qu'il copiait le mot de Charlemagne +dans la légende: «Aymerillot, cette ville forte est à toi, je te la +donne.... Tu n'as qu'à la prendre!»</p> + +<p>Ce que le père Augias offrait à Jean, ce n'était pas seulement le fameux +cheval, c'était le moyen de suivre Zanette.</p> + +<p>—Je savais tout cela, maître Augias, dit-il. Et je serais allé moi-même +vous demander la permission de prendre la bête.... Quand partez-vous?</p> + +<p>—Doucement! dit Augias. Connais-tu Martégas?</p> + +<p>—Oui, je sais qui c'est.</p> + +<p>—Eh bien, Martégas arrive à la ferme demain matin; il veut le cheval... +mais c'est à toi que je le donne. Il faudra, je pense, défendre ton +intérêt.</p> + +<p>—Quand partez-vous? répéta Pastorel, pour toute réponse.</p> + +<p>—A deux heures, après déjeuner.</p> + +<p>—Vous avez votre char à bancs?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Je vous suivrai à cheval.</p> + +<p>—Tu es un homme. Le cheval est à toi. Nous dînons ici chez ma sœur. A +ton service! Tant qu'il te plaira, à l'avenir, tu pourras frapper à ma +porte. Tu m'as rendu service. Je ne l'oublierai pas.... Manges-tu avec +nous?</p> + +<p>—Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma mère; je +mangerai chez elle. J'y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai +sur la route.</p> + +<p>Rendez-vous fut pris pour l'après-midi, sur un point de la route où, en +effet, Jean rejoignit la carriole de maître Augias qui retournait à la +ferme de la Sirène. Jean galopait à gauche, tout près de la fille dont +les cheveux noirs, fauves au plein soleil, étaient encore un peu +humides sous le velours posé en couronne, dont les bouts flottaient au +vent de la course.</p> + +<p>Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel +parlaient du cheval.</p> + +<p>Un arrière-grand-père de ce cheval était venu tout droit de là-bas, des +déserts que maître Augias ne savait pas nommer, d'un pays mystérieux et +barbare, du pays des contes de fées. Il avait été donné par un roi à un +autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui +habitait Marseille, n'en put rien faire à la ville. Il le fit venir en +Camargue, chez ses amis les maîtres du château de la Sirène, qui le +firent lâcher dans les pâturages libres, parmi les aigues et les +taureaux. Cet ancêtre était d'un gris doux, d'un gris velouté, pâle, +comme le fond du Vaccarès quand il est à sec, comme les sansouïres, ces +terrains de Camargue, gris, jaspés d'efflorescences salines. Sa crinière +et sa queue étaient très longues, et noires comme du charbon. Sous le +poil, toute sa peau était noire aussi, noire comme la nuit. C'était une +bête d'enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressemblèrent pas. Et +maintenant, voilà que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait, +disait-on, ressembler à son bisaïeul, trait pour trait, au physique et +au moral, méchanceté comprise.</p> + +<p>Était-ce bien de la méchanceté? N'était-ce pas plutôt la colère de +l'étranger retenu malgré lui dans un pays longtemps ennemi? Une rancune +de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes +et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l'église crénelée +des Saintes!</p> + +<p>L'histoire était vraie. L'ancêtre du cheval que maître Augias offrait à +Pastorel était un des Syriens rapportés d'Orient par Lamartine, qui, +dans l'histoire contée par Augias, devenait un roi. A ce roi des poètes, +le cheval syrien avait été offert par un autre roi, un prince arabe, un +émir des grands déserts libres. Ce cheval s'étant blessé un pied, +pendant la traversée, de riches Marseillais, amis du grand poète, +avaient offert de le garder jusqu'à ce qu'il fût guéri. Et plus tard, +quand on voulut le lui rendre, le prince des poètes, royalement +généreux, avait répondu: «Puisqu'il est guéri et si beau, gardez-le.»</p> + +<p>Redevenu sauvage dans le delta du Rhône, qui sans doute lui rappelait +son pays natal pour le lui faire obscurément regretter, le cheval syrien +était mort révolté. Il revivait après un demi-siècle, et refusait par +tous les moyens, en victorieux, l'humiliation de la selle. C'était le +Sultan.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a><a href="#table">XVIII</a></h2> + +<h3>LE SÉDEN.</h3> + + +<p>Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,—toute +confuse, à cause du souvenir de la journée,—surprit le regard du +gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait +que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais +plusieurs fois il continua de regarder «fixe et profond».... Il était, +comme on dit là-bas, «dans ses pensées».</p> + +<p>Il voyait, d'un côté, Rosseline et l'amour tourmenté qu'elle +représentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener +avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce +en même temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite +aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu'il fallait.</p> + +<p>Il la félicita.</p> + +<p>—Vous êtes dégourdie, demoiselle! dit-il.</p> + +<p>—C'est toute sa mère, fit le père Augias.</p> + +<p>Et Augias parla de sa femme. Il conclut:</p> + +<p>—J'ai perdu l'âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la +remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop +jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle pût élever sa petite sœur. Et +je l'ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma sœur à moi, aux +Saintes; ça m'est un crève-cœur.</p> + +<p>—A moi aussi, fit Zanette.</p> + +<p>Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui +pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, à ce brave +Augias.</p> + +<p>Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle +était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la +beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui +apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la +poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus +aimablement qu'elle n'eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que +dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive, +particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus +profond de lui, pour lui prendre le cœur. Cela se faisait non pas à son +insu, mais malgré elle, c'était plus fort qu'elle; c'était, aussi, plus +fort que lui.</p> + +<p>Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins +ce soir-là, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il +voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir +regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce +soir-là, ils s'aimèrent.</p> + +<p>Le père Augias le vit bien et s'en réjouit.</p> + +<p>Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes restèrent seuls.</p> + +<p>—Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais +te montrer ta chambre, mais, avant «d'aller à la paille», écoute un mot +sur ce Martégas. C'est un «marrias». Il ne faut pas qu'il ait le cheval.</p> + +<p>—Il ne l'aura pas.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—Puisque je l'aurai avant lui.</p> + +<p>—Bien! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et +s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait.</p> + +<p>—Peuh! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il +vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, maître Augias.</p> + +<p>—Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le +monstre est capable de tout.</p> + +<p>Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête +travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle +s'éveillait en sursaut bien contente d'être tirée d'un cauchemar. Tantôt +elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre, +d'autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses, +dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait +toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'était Saint +Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et +encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de +Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel +portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la +ressemblance de Jean.</p> + +<p>—Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr!... Si je +n'avais pas été là, il aurait été maître du taureau.... Il n'y a rien à +craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que +dira Martégas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!... +Notre-Dame-d'Amour nous protégera...»</p> + +<p>Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence, +elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les +grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire +escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit à +l'écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient +sur leurs chaînes: «—Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau! +beau! Cabri!» elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du +cheval de Pastorel.</p> + +<p>Aisément, elle les trouva.</p> + +<p>Elle prit le séden (sédène), et l'emporta.</p> + +<p>Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le +séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit +pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de +lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et +même la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce +séden était noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands +chiens, l'emportait.... Où donc?</p> + +<p>Elle alla droit à la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entrèrent.</p> + +<p>Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clarté de la lanterne frappa le +visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de +lumière souriait. Zanette passa derrière l'autel, monta sur une chaise, +et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un +bout, traînant à terre, serpentait jusqu'à la porte et même jusqu'au +dehors.</p> + +<p>Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens +couchés près d'elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de +sa robe....</p> + +<p>—Bénissez-le, le séden de Jean! murmurait-elle. Bénissez-le, qu'il +n'aille pas rompre! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu'il a été votre +ceinture et qu'il est maintenant sacré.</p> + +<p>Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l'avait pris.</p> + +<p>Comme elle sortait de l'écurie, les chiens donnèrent des marques +d'inquiétude....</p> + +<p>—Martégas! songea-t-elle.</p> + +<p>Et vivement elle rentra dans la ferme.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIX" id="XIX"></a><a href="#table">XIX</a></h2> + +<h3>A QUI LE CHEVAL?</h3> + + +<p>C'était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu +en l'esprit que, s'il n'était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien +jouer un vilain tour à Pastorel,—ou à son cheval, ce qui serait même +chose.</p> + +<p>Augias alla donc avec Martégas, qu'il ne quittait pas de l'œil, soigner +sa bête à l'écurie.</p> + +<p>Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, «tuer +le ver». Et en route!</p> + +<p>Martégas ne dit rien à Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut +content de voir qu'elle s'apprêtait au départ.</p> + +<p>Et quand, après le café, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe:</p> + +<p>—Nous n'aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter +l'ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la +trouverons près d'une de nos vignes, au quartier du Campas.</p> + +<p>—Bon! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux?</p> + +<p>—Deux seulement, dit Augias.</p> + +<p>—Qui commencera? dit Martégas, narquois.</p> + +<p>—Pastorel! répliqua vivement Augias.</p> + +<p>—Suis-je donc un âne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de +chance.</p> + +<p>—C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il +davantage?</p> + +<p>—Peut-être, dit Martégas.</p> + +<p>Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorité; il lui +déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette....</p> + +<p>—Commence si tu veux, Martégas! dit-il dédaigneusement, ce n'est pas +toi qui l'auras!</p> + +<p>—C'est ce que nous verrons!</p> + +<p>—Nous le verrons!</p> + +<p>Augias trouva Pastorel imprudent:</p> + +<p>—Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l'aura le plus +tôt.</p> + +<p>Pastorel fronça le sourcil.</p> + +<p>—Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l'autre. Il faut +être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements.... +Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se +contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des +reproches.</p> + +<p>—Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux.</p> + +<p>—J'ai dit ce que j'ai dit. Martégas commencera.</p> + +<p>Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour +pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie +nécessaires ce jour-là.</p> + +<p>Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon +état son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille.</p> + +<p>—Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon +avantage. En échange, j'aurai pour désavantage d'être à pied. Si je +parviens à toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans +parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il +en sera pour lui.</p> + +<p>Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean.</p> + +<p>Jean avait l'air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui, +comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le séden de Jean +se balancer à l'arçon.</p> + +<p>Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius +Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la +recherche de la manade....</p> + +<p>Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et +souriait, contente.</p> + +<p>Les saladelles violacées s'étendaient devant eux comme un réseau frêle à +travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le +sable çà et là blancs de sel.</p> + +<p>De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de +fumée d'un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs. +Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux +chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au +fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les +avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin +que la vue s'étend, la plaine plate, l'île à peine élevée au-dessus du +niveau de la mer, de la mer qu'on devine là-bas, vers le sud, à la +couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées +sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles. +A l'est et à l'ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et +des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s'élève du double fleuve.</p> + +<p>—La manade! cria le père Augias.</p> + +<p>Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la +manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à +lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les +oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air +salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs +croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l'un +l'autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d'eux-mêmes, +tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme +s'ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des +caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'étaient couchés, leurs pieds +sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de +cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à +l'étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la +lumière dont ils étaient réjouis.</p> + +<p>Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea.</p> + +<p>—C'est lui! dit Augias.</p> + +<p>—Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n'ai jamais vu +son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval?</p> + +<p>—Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son père.</p> + +<p>L'œil de Martégas s'alluma de convoitise.</p> + +<p>—Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon.</p> + +<p>On ne s'occupait pas de lui.</p> + +<p>Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inquiétude. +En quelques bonds il s'écarta du troupeau, puis s'arrêta bien campé sur +ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute +frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un +monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l'on voyait son +poitrail bien large et la courbe fière de l'encolure et la finesse de sa +petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec +une allure féline....</p> + +<p>—A moi! dit Martégas.</p> + +<p>—C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse?</p> + +<p>—Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est là que j'irai le prendre.</p> + +<p>Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au +beau milieu.</p> + +<p>Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu'il garda +dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l'étalon, et marcha +vers le troupeau, lentement, l'œil sur l'animal qu'il voulait +capturer.</p> + +<p>Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon +les mouvements de la manade qu'il fallait empêcher, s'il était possible, +de se dérober. Si elle s'échappait, on la rejoindrait.</p> + +<p>—Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le +lier, s'il t'échappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite!</p> + +<p>Attentif à sa manœuvre, Martégas ne répondit pas.</p> + +<p>En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout +le reste.</p> + +<p>Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements +inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et +les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s'abritant +derrière une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans être vu, sans +l'effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le +calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi +familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure; il les +approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'étaient +elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière +restait là, en attente.</p> + +<p>A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan +regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la +manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l'étalon. Il +ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s'éloigna de lui, puis tourna +de manière à aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis +marcha vers l'ennemi. Martégas prépara son lasso.... On vit le séden +onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque +volte-face et, d'un coup de pied médité, il frappait l'homme à la +cuisse; aussitôt il détala, au trot.</p> + +<p>La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé, +hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait +rien de cassé.... On ne songea plus à lui.</p> + +<p>La manade s'arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l'étalon +passa à travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'échapper le côté +qui, à dessein, semblait le moins gardé; il vint passer près de +Pastorel.</p> + +<p>Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop, +joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou +son séden, dont l'autre extrémité était solidement fixée autour du haut +troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que +le séden se déroulait, Pastorel manœuvrait son cheval de façon que la +corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se +raidit enfin; ils s'arrêtèrent.</p> + +<p>...Oh! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et +fixes, remerciait Notre-Dame!</p> + +<p>La bête était prise. Ce n'était rien. L'homme regardait le cheval +hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur +place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan +bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde +se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au +moment où il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, étonné, et +demeura sur place, vaincu.</p> + +<p>Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manœuvre s'il +se relevait; il ne se releva pas.</p> + +<p>La violence de la secousse et de la chute, l'étonnement, la terreur +visionnaire, paralysèrent une seconde l'animal étouffé, car il avait été +pressé à la gorge rudement.</p> + +<p>Alors, sautant à bas de son cheval, à l'arçon duquel il prit bride, +filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s'assit par +surprise,—pesant de tout son poids,—sur l'encolure de la bête couchée. +Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en +un clin d'œil, passa le fer d'un filet dans la bouche béante du cheval, +et le coiffa de la têtière.... L'animal, toujours sur le flanc, se +débattit sous l'homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à +se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant.</p> + +<p>—«Notre-Dame-d'Amour!» cria tout haut Zanette tremblante et pleine +d'admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle +admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et +s'abaissait par coups précipités.</p> + +<p>Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la +manade, broutant avec elle.</p> + +<p>Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos!</p> + +<p>Alors, une véritable fureur saisit l'étalon. Il se secoua, se cabra, +s'enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en +l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin, +en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour +rebondir.</p> + +<p>Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de +la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé +par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu'à +laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une +détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval.... On voyait +le cavalier lancé en l'air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval +avec une telle précision qu'on eût dit un jeu appris et souvent répété +par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en +arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage +appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut +en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l'animal il fit la +même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une +menace sous l'œil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut +tout à coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le +maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun +de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer +d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu'il les vit près de +s'arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait +de l'éperon légèrement; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il +le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envolèrent.</p> + +<p>En un clin d'œil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne +virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible +cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent +autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se +rétrécissant en spirale jusqu'à revenir juste au point de départ.</p> + +<p>Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se +fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il +suait. L'écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son œil dur lançait +une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On +voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui, +ne semblait pas plus fatigué qu'au départ, ni plus étonné.... Il se mit +à rire.</p> + +<p>—Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers.</p> + +<p>—Bravo, Pastorel! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais +crois-moi, je connais la bête, ça n'est pas fini entre elle et toi. Le +Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que +nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre, +méfie-toi!</p> + +<p>—Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien +maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux présent que vous m'avez +fait là!.. Je vous remercie. Je l'emmène donc tout de suite, pour le +dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez +moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.</p> + +<p>—Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute +tout sellé parmi les aigues et les taureaux....</p> + +<p>—Tiens! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas?</p> + +<p>Tous s'aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au +triomphe de son rival, avait disparu.</p> + +<p>—Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a +bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel.</p> + +<p>—Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce +soit vous!... Oh! de sûr, bien contente!</p> + +<p>Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan +dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et +la rancune.</p> + +<p>—Adieu tous, merci; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias.... +Bientôt... insista Pastorel en regardant Zanette dont le cœur +sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant, +Sultan!</p> + +<p>—Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'élancer, après quelques +bonds désordonnés, dans une course furieuse.</p> + +<p>Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il +imitait, ce Griset, le cœur même de Zanette qui, d'un élan fou, suivait +Sultan et son nouveau maître....</p> + +<p>Elle retint son cheval et aussi son cœur, mais non ses regards qui ne +se détachèrent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y +fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XX" id="XX"></a><a href="#table">XX</a></h2> + +<h3>DEUX BONNES AMES.</h3> + + +<p>Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui +avait infligée Martégas, n'était plus tout à fait la même femme. Non pas +qu'elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale +de ses pensées vers le mal s'était affirmée. Ce n'était plus, au même +degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce +qu'elle désirait, ce qu'elle espérait; elle n'avait ni but défini, ni +plan précis; en ceci elle était la Rosseline d'autrefois, mais tout en +elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux vœux de colère et +de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en +cela qu'elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu'alors en +puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus +dans son cœur obscur.... Sous l'influence de circonstances différentes, +peut-être seraient-ils restés endormis.... Maintenant, elle laissait ses +instincts de malignité dominer.</p> + +<p>Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle? Tout à la fois, +tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et +mauvais.</p> + +<p>Pour l'exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice, +il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable. +Jalousie, envie, avaient fait lever et s'épanouir dans son cœur les +germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de +Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant, +était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce +confus était décidément le Mal.</p> + +<p>Elle n'aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de +volupté la terreur qui l'avait secouée, sous le poing de cet homme +qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument +peut-être; et «faire marcher» un homme si terrible, en lui refusant +tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise.</p> + +<p>Elle n'avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un +seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d'être abandonnée par lui +si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à +côté d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle? +Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter +dédaigneusement à son tour.... Même elle comptait bien le reprendre et +le faire souffrir d'amour.... Si elle avait été battue par Martégas, +c'est Pastorel, le gueux, qui en était cause!—«Il me le paiera!» Cela +ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas +tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont +elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se +venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie +au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est +entendu qu'être battue est humiliant.</p> + +<p>Quant à Zanette, c'était la rivale triomphante, aimée ou désirée des +deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au +possible! Volontiers Rosseline l'eût déchirée. Et puis, c'était une +vertueuse. On l'épouserait, elle!... A cette idée, Rosseline frémissait. +Oh! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de +fiancée heureuse et candide!... Ce Martégas semblait fait exprès, si +violent, si fort. Elle l'avait lancé sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa +curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance. +Quelle joie elle aurait à dire à Jean: «Elle ne vaut pas mieux que moi, +ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde +bleue, que tu lui avais donnée, et que j'ai su lui reprendre!»</p> + +<p>C'était là quelques-unes des pensées de Rosseline.</p> + +<p>Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui +serait aussi impossible que celle de Sultan.</p> + +<p>Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'être vaincu +comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au cœur, et, sans +s'arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il +n'abandonnait pas l'idée d'avoir un de ces matins Zanette à merci, par +surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître +détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui, +il l'aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La +résistance serait longue! Et il sentait le péril d'une telle victoire, +comme il en reconnaissait la difficulté.</p> + +<p>Rosseline lui échapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il +entrevoyait de chances d'atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée +revenait à la belle Arlèse qu'il avait tenue sous lui, toute frémissante +de colère, qu'il avait battue, dont il se sentait le maître.</p> + +<p>—Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle +est à moi, celle-là du moins.</p> + +<p>Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé +de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit, +prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s'en +était fallu de peu qu'il se rendît maître du cheval indompté et de la +sauvage fillette.</p> + +<p>Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l'avait +trahi, était tombé sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui +avait échappé.</p> + +<p>—Sans cela, tu étais vengée! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir +même, je pense, tu m'aurais payé.... Dette de jeu, c'est sacré.</p> + +<p>Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la +maladresse et le ridicule.</p> + +<p>—Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses +dents...—Pauvre cavalier!... Comme tu devais être drôle, dans cette +boue glissante, roulant sur ton derrière!... c'est bien la peine d'être +si fort!... Ah! ah!</p> + +<p>Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre +encore,—mais il y avait des témoins.... Il conta alors la journée +dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin +d'être excusé, il altérait un peu la vérité: «Il y avait eu un coup +monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel, +qui n'était pas loin, l'avait, d'un geste, effarouché.... Il donnait +avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied +qu'il avait reçu, il ne parla même pas; il avait bien trop peur de la +voir rire encore, se moquer de lui impunément! Le pis, c'est qu'elle +n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-même, rageusement. +Ses deux mésaventures l'exaspéraient; il ne les pardonnerait ni à +Zanette ni à Pastorel, jamais!</p> + +<p>Et il répétait: «C'est un coup monté!»</p> + +<p>Rosseline l'écoutait, en hochant la tête. C'était le soir, très tard. +Deux ou trois buveurs attardés ne s'en allaient pas.... Martégas s'en +impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur +départ: Rosseline les avait priés de rester, et l'un d'eux, pour lui +obéir, avait de bonnes raisons....</p> + +<p>—Vois-tu, disait Martégas, j'ai bien eu un instant l'idée de lui jouer +un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient +jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,—pas si +terrible qu'on le disait, ce cheval!—j'avais envie de faire ce qu'un +jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade.... +L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade. +A un moment, il est venu tout à côté de moi, et,—vois,—je tenais +toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou +dur, un vrai marbre.... Ça n'est pas gros, non, mais ça a plusieurs +pointes fines.... De quelque côté qu'on le pose,—regarde,—il +porte sur des pointes.—Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je +n'avais—comprends-tu—qu'à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête +et, dans le milieu de la selle, à l'endroit où elle ne touche pas.... Et +dès que l'homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer +sur l'échine du cheval les pointes,—tu comprends?—les pointes du +mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages +se serait rendu maître d'un cheval apprivoisé! L'animal le plus doux +deviendrait féroce, avec ça dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait +fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du +chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête!</p> + +<p>—Je t'aurais tué, si tu avais fait ça! dit-elle violemment.</p> + +<p>Le pauvre Martégas la regarda d'un air ahuri....</p> + +<p>Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer.... Elle fit un mauvais +songe....</p> + +<p>Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et +se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression à une +autre toute contraire:</p> + +<p>—Pourquoi n'as-tu pas fait ça? demanda-t-elle d'une voix sourde.</p> + +<p>Martégas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en +moins; il se remit à boire.</p> + +<p>Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait +tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,—en souriant, maligne.</p> + +<p>—D'abord, j'étais trop en vue, pour le cas où quelqu'un d'entre eux se +serait retourné, dit Martégas.... Puis, j'ai réfléchi que sans doute il +rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura +ramené son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian là qui +aurait dansé la danse! Ça, ce n'aurait rien été, mais le mal, c'est que +la mèche, vois-tu, aurait été éventée.... J'ai préféré attendre.... +L'avenir est long.</p> + +<p>Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de +Rosseline:</p> + +<p>—J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je mérite, voyons, quelque +petite chose... un peu de récompense....</p> + +<p>—Donnant, donnant! répliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne +te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit.</p> + +<p>Il frappa la table du poing.</p> + +<p>Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle +reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de côté:</p> + +<p>—Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la +plumer.... A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le.... +Tu me tenais, et tu me tenais bien,—je te dis,—moi qui suis une +gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une +alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, à bras tendu.... +Tu n'en feras qu'une bouchée.... Débrouille-toi, je n'ai qu'une parole!</p> + +<p>Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau +cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte.</p> + +<p>—C'est l'heure des procès-verbaux! dit le brigadier. «Les minuit» sont +sonnés.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez +la boutique.... Ah! te voilà,—Martégas?—On te retrouve dans tous les +bons endroits, hein?</p> + +<p>Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXI" id="XXI"></a><a href="#table">XXI</a></h2> + +<h3>LE PLAT DE LENTILLES.</h3> + + +<p>Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier, +monté sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait à un +arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris, +à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans +l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu +d'avoine. Il détachait Sultan avant que l'animal eût fini de manger, se +mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard +de Zanette.</p> + +<p>Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et +très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme +une véritable enfant. L'idée de la soulever entre ses mains, pour élever +le joli visage jusqu'à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis, +il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de +Zanette, sur l'entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se +laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu'il se +rappelât le jour où il l'avait surprise habillée seulement d'eau et de +blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute +blanche et toute emperlée de gouttelettes d'eau qui étincelaient au +soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne +lui en avait parlé.</p> + +<p>—C'est vous, monsieur Jean?</p> + +<p>—Oui, demoiselle; où est votre père?</p> + +<p>—Au travail, là-bas.</p> + +<p>—Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.</p> + +<p>—Il faut vous méfier, toujours.</p> + +<p>—Toujours je me méfie, demoiselle... des chevaux comme des femmes.... +C'est un peu traître, des fois.</p> + +<p>—Vous êtes méchant!</p> + +<p>—Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval—fait moins mal +peut-être que blessure d'amour....</p> + +<p>—Vous voulez rire, Jean!</p> + +<p>—Je ne ris pas, pas du tout, Zanette!</p> + +<p>—Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez?</p> + +<p>—A peu près, j'ai mes moyens.</p> + +<p>—Et qu'est-ce que vous lui faites?</p> + +<p>—Je lui fais désirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me +sera reconnaissant.</p> + +<p>—Qui sait? Peut-être il vous en veut plutôt d'avoir à l'attendre, qu'il +ne vous a reconnaissance de la recevoir.</p> + +<p>—Je le crains! C'est ainsi encore, mais ça changera....</p> + +<p>—Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous?</p> + +<p>—Regardez, Zanette.</p> + +<p>—Non! non! ne l'approchez pas par derrière!...</p> + +<p>Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le +bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête +comme s'il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un +coup d'œil oblique, jugea la position du gardian et, portant +brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l'homme un maître +coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva.</p> + +<p>—Voilà, dit-il, comment nous sommes amis!</p> + +<p>Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil, +un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait +quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les +éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour +faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les +mettait au creux de son tablier.</p> + +<p>Jean vint s'asseoir près d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se +sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près +d'elle. Il regardait le profil de sa joue penchée; et, sur le contour de +cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il +songeait que ce visage avait, des pêches sur l'arbre, la fermeté, la +couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,... et que sans +doute aussi il en avait la bonne odeur....</p> + +<p>—Zanette?</p> + +<p>—Monsieur Jean?</p> + +<p>—Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,—comme +vous avez monté, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur?</p> + +<p>—Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de +rien—jamais, il me semble.</p> + +<p>Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce +que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu'elle ne +voyait pas le regard du jeune homme.</p> + +<p>Il se sentit secoué d'un frisson, et, la voix toute troublée, il dit +avec une oppression:</p> + +<p>—Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, ça?</p> + +<p>—C'est vrai, dit-elle.</p> + +<p>Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille, +brusquement l'éleva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de +baisers le joli visage, partout; ses lèvres allaient du front au cou;... +la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle à +la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement:</p> + +<p>—Oh! mes lentilles!</p> + +<p>Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées, +celles qui étaient triées et les autres... et le plat cassé en vingt +morceaux!</p> + +<p>—Oh! mes lentilles!</p> + +<p>Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s'assit. A genoux +devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de +poussière, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient à rire +comme des fous.</p> + +<p>—Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il.</p> + +<p>—Pour sûr, dit-elle.</p> + +<p>Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il +retira un peu la sienne pour qu'elle le regardât.... Elle vit qu'il +était devenu très grave.</p> + +<p>—Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour +aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage?</p> + +<p>—Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de +roi!</p> + +<p>—Alors, c'est dit?</p> + +<p>—Demandez à mon père.</p> + +<p>Le rude compagnon,—toujours à genoux, à cause des lentilles,—prit dans +sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et dévotement le baisa, +comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.</p> + +<p>—Je le comprends, que je t'aime! fit-elle.</p> + +<p>Son sein battait très vite, très vite.</p> + +<p>—Alors, fit-il, je suis avec Dieu.</p> + +<p>Elle se leva:</p> + +<p>—Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur +Jean?</p> + +<p>—Pardi! j'ai à parler à ton père. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur +l'arbre est trop en danger d'être volé!</p> + +<p>Longtemps, ils se regardèrent, assis l'un près de l'autre, se tenant les +mains.</p> + +<p>—Et quand m'as-tu aimée, Jean?</p> + +<p>—Quand je t'ai vue habillée d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'écume +blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de +perles....</p> + +<p>C'était la première fois qu'il rappelait ce souvenir.</p> + +<p>—Tais-toi, méchant!</p> + +<p>—C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant. +Sans ça, t'aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran?</p> + +<p>Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être.</p> + +<p>Il ne s'en aperçut pas, et reprit:</p> + +<p>—Tu fus reine aussi, ce jour-là.... Elle est à moi, la reine, +maintenant.</p> + +<p>—Oh! pas encore.</p> + +<p>—Non, mais bientôt.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette?</p> + +<p>—Le jour des fêtes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le +cheval.... J'aurais voulu être avec toi, avec toi m'envoler sur cette +bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez +l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu être avec toi comme +le jour de la baignade. J'étais fière à l'idée qu'un si courageux +m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,—acheva-t-elle avec un +sourire malicieux,—eh bien... j'y comptais!</p> + +<p>—Ah! coquine!</p> + +<p>Le père Augias fut consentant; ils se fiancèrent.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXII" id="XXII"></a><a href="#table">XXII</a></h2> + +<h3>TOUJOURS.</h3> + + +<p>Ils s'étaient plu d'abord parce qu'ils étaient jeunes, beaux et forts, +et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des +heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère; et, peu à +peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur +jeune cœur.</p> + +<p>—Où allais-tu à l'école, quand tu étais petitette? Comment était ta +mère?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle était si brave! Je me souviens +qu'une fois....</p> + +<p>—Tu l'as connue, Jean?</p> + +<p>—Oui, oui, je m'en souviens maintenant!</p> + +<p>Et il parlait,—ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette, +voulant à tout prix l'avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les +avait rapprochés pour jamais.</p> + +<p>—Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que—voilà cinq ans—tu +n'étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys +dans ta main?</p> + +<p>—Oui, Jean.</p> + +<p>—Eh bien, je t'avais remarquée! Tu n'étais qu'une enfant alors. Mais si +jolie, tout près d'être, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne à +marier.</p> + +<p>—Pas possible qu'alors tu m'aies remarquée! et que tu t'en souviennes!</p> + +<p>—Si! si, il y a des souvenirs comme ça.... Et tiens, veux-tu la preuve? +Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je +te parle, reviennent), ...à la sortie du village donc, les bohémiens se +disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs +épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au +soleil; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux +d'or des Saintes; et toi, tu fus poussée par l'un d'eux. Tu fis un petit +cri... et—souviens-toi—un homme prit un de ces bohémiens, celui qui +était le plus près de toi, et l'envoya, d'un coup d'épaule, rouler dans +le sable.... Eh bien! cet homme, c'était moi!</p> + +<p>—Comment! c'était toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de +ça.</p> + +<p>Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de +l'amour, et qui s'étaient effacés, perdus, et que l'amour leur +rapportait....</p> + +<p>Une fois elle dit:</p> + +<p>—Quand j'avais huit ans, j'eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit vœu, si +je guérissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener +chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses +descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois, +j'accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de +lys et d'immortelles....</p> + +<p>Jean écoutait de l'air d'un homme qui, près d'interrompre, se retient.</p> + +<p>—C'était vous! dit-il enfin. C'était vous! J'étais là, un jour de +fête... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'étais +déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort.... Vous ne +pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous +ne pesiez guère! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs +pendant que votre mère me remerciait.... C'était vous! c'était vous, +petite! vous que toute petite j'élevais ainsi dans mes bras.... Qui +m'aurait dit alors: «Voilà ta petite femme!»</p> + +<p>Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se +retrouver en remontant dans l'impalpable passé, de se posséder dans le +néant de ce qui fut vécu, de s'être vus, touchés, avant de s'aimer.... +Ainsi, ce n'était plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle était +avant, et maintenant elle serait toujours.</p> + +<p>L'amour est un espoir, un rêve d'éternité.</p> + +<p>Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean.</p> + +<p>La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très +ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds. +L'arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui +semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut +de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au +sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses +idées.... Une de ses expressions favorites, expression populaire +d'ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci: «On me <i>pilerait</i> +plutôt que de me faire faire ce qu'une fois j'ai décidé de ne pas +faire!» Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en français. +C'était une femme de l'ancien temps. Elle était de ces vieilles gens +d'autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui +ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie +et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d'une longue suite de +générations, bien loin d'être abâtardis, ils semblaient représenter les +forces accumulées de vingt siècles d'expérience populaire. Le génie même +paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont +naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette +terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes +en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N'est-il pas +convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier, +incapable d'un trait d'élévation, d'un mouvement de générosité? La mère +de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche +populaire.</p> + +<p>Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.</p> + +<p>—Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui +disais: «Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu +seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge.» Et, figurez-vous, des +fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire: «Mère, j'ai mis +la main dans le pot de confiture; mère, j'ai volé du miel ou du sucre!» +Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu +criant: «Corrige-moi! corrige-moi! Je veux être puni, pour qu'après tu +m'embrasses!» Voilà comment il était, mon Jean.... Il me disait aussi: +«Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour +toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!» Et +comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera +un brave homme. Aimez-le comme j'ai aimé son père, petite. Je n'ai +jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur +l'autre. Il faut ça; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous +bénira.</p> + +<p>Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean, +qu'ils s'étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent +faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses +avec lui, des perdreaux qu'on force à cheval, dans le désert, qu'on tue +à coups de bâton lancé, à la manière arabe; il parlait des bécassines, +des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes +des marais, des castors du Rhône; et surtout et sans cesse ils parlaient +métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de +Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train +là-dessus, ils ne s'arrêtaient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que +disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave; +elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la défendre, elle, et, +plus tard, défendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras, +le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa +poitrine. L'homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse +d'être là, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et +l'enfant sur la mère.</p> + +<p>Et la vie devant elle s'annonçait simple, étendue, droite, comme le +désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais +pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui +brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues +libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur +amour, de l'amour... qui est éternel.</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas +autant qu'on pouvait le croire. La mère du gardian ne s'y trompait pas, +mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage, +arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a><a href="#table">XXIII</a></h2> + +<h3>L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.</h3> + + +<p>La mère de Jean avait raison de s'inquiéter. Toute cette apparence +d'amour, de bonheur, de calme, n'était qu'une apparence, travaillée en +dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L'amour de +Jean pour Zanette était bien vrai, mais n'était pas établi sur la terre +ferme. On aurait pu le comparer à la <i>trantaïère</i>. La trantaïère, c'est, +à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine, +abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les +tiges des plantes d'eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se +trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux +regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez, +elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver +qu'elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme! +L'homme est englouti. Il y a là-dessous l'eau trouble, obscure, un +abîme.... Jean regrettait obscurément Rosseline.</p> + +<p>D'abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes +aux plaines de Meyran, une joie de fierté: il était fort, et le faisait +bien voir;—une joie de vanité: il choisissait, pour la remplacer, celle +qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie +de délivrance: il n'était plus l'esclave de la coquette, soumis à ses +caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité, +toujours jaloux.... Quel repos!</p> + +<p>Et, sincèrement, il s'était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa +mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais +ce goût qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre +fille aussi jeune et aussi gentille.</p> + +<p>Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments, +c'est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement, +dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la +grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait +contraste avec la beauté de son infidèle, s'était cru amoureux. La +gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de +la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu'il désirait +passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans +doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa mémoire le +souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu'il +regrettait tous les jours.</p> + +<p>Il aimait en Zanette l'enfant, avec un désir viril et tendre de la +protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il +ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de +larmes. Le rude gardian se sentit le cœur faible et défaillant. Il +aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien!</p> + +<p>Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi +jeunes que Zanette, il aimait en elle l'espérance d'un foyer où se +reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de +son métier; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en +Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l'amour pervers telles +qu'elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une +réalité d'amour, connue, et regrettée.</p> + +<p>Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres +ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il était, +s'efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté, +moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s'engager de +telle sorte qu'il n'y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage +délibérément, mais sans beaucoup d'entrain.</p> + +<p>Hélas! de bonne foi il s'était cru guéri de sa passion pour Rosseline; +il s'était cru guéri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission +d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait.</p> + +<p>Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment désiré avant de le prendre, +et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l'avait +charmé, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur +d'amour. Une enfant! une véritable enfant! répétait-il à son tour après +Martégas, mais avec des pensées bien différentes.</p> + +<p>Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite +sœur.... Serait-ce jamais là une femme? une femme pour lui? pour +l'amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides, +aux lèvres bien mûres....</p> + +<p>Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est +que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le +bouleversait. «Ce quelque chose» qui sortait d'elle, de son regard, des +plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'était irritant +à la fois et délicieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais +c'était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes, +l'attachaient à l'autre....</p> + +<p>Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire +les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait +faire un rêve d'amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de +quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des +tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait +naguère sa maîtresse. L'honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère +le voyait bien.</p> + +<p>—Sais-tu? dit-elle un jour à Zanette, j'aime mon fils, mais peut-être +plus encore j'aime l'honnêteté... Écoute, je suis venue te voir pour te +dire des choses.</p> + +<p>Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille, +que l'âge pliait un peu, s'était en parlant redressée. Son menton large, +carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les +saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de +parchemin, des cordes tendues.</p> + +<p>Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette:</p> + +<p>—Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta mère, +je dois la remplacer. L'honnêteté avant tout. C'est le trésor des +pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu +puisses te défendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des +méchants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il +n'y a pas longtemps, une maîtresse?</p> + +<p>—Oui! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais.</p> + +<p>—Par lui?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Et comment?</p> + +<p>Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la +cocarde volée et jetée au ruisseau, l'intervention de Martégas, comment +elle avait été poursuivie, tout enfin....</p> + +<p>—J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu'il soit +au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce +qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois +tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il +faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur!</p> + +<p>Quand la mère de Jean raconta à son fils l'histoire de la cocarde, et +Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la +fureur d'indignation qu'attendait la mère; il dit seulement d'un ton +singulier: Ah? elle m'aime encore!</p> + +<p>—Jure-moi que tu ne la reverras pas.</p> + +<p>Il pâlit, il hésita à répondre. Puis:</p> + +<p>—Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc?</p> + +<p>—De rien, mais jure! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille?... Jure, +sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même +pour lui parler innocemment!</p> + +<p>Et secouant la tête, elle ajouta:</p> + +<p>—Je n'ai pas longtemps à vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me +refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te +demande? de t'engager à suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la +fasses, cette même promesse, devant le curé!... Songe, si tu n'étais pas +ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait +peut-être, ta pauvre petite fiancée! Tu la tuerais!</p> + +<p>—C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne +voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de +faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution.</p> + +<p>La vieille respira profondément, comme soulagée.</p> + +<p>Elle croyait en son fils. Il est «tant brave!» répétait-elle souvent.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a><a href="#table">XXIV</a></h2> + +<h3>PARJURE.</h3> + + +<p>Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l'intervention de +Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie +de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation +contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'était +répandu en injures, disant: «Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!» +mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui +annonça que le bruit public accusait la cabaretière d'être la maîtresse +de Martégas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce +voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes +filles, et les compromettait; il s'écria:</p> + +<p>«J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs, +ça n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est +impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des +dernières!»</p> + +<p>La vieille femme pensa: «Il a encore quelque chose pour elle.... Après +tout, c'est bien naturel.» Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui +défendait aussi de rechercher Martégas.</p> + +<p>Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger +Zanette des insolences du gardian....</p> + +<p>La vérité, c'est qu'il crevait de rage jalouse, à l'idée que Rosseline +pouvait être à celui-là.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne +connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non! il n'en pouvait +supporter l'idée! il en voulait avoir le cœur net.... Et, un beau +matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, à Arles +même, des renseignements précis. Il est vrai qu'il avait, prétendait-il, +une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un +entrepreneur projetait de donner aux Arènes d'Arles des «courses +monstres», comme disaient les affiches, «courses espagnoles avec mise à +mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs +taureaux de Camargue, etc.» Les affiches couvraient déjà les murs +d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d'Aix, +de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la +région, et même à Nice et à Monte-Carlo.</p> + +<p>En réalité, Pastorel n'avait rien à faire à Arles: il avait vu aux +Saintes l'entrepreneur. Il était convenu qu'avec neuf ou dix autres +gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de +taureaux. Il partit pour la ville où il n'avait rien à faire, avec le +secret désir d'entrevoir Rosseline, de savoir «ce qu'elle devenait», et +peut-être, malgré son serment, de lui parler.</p> + +<p>Son serment? lorsqu'il y songeait:</p> + +<p>—J'ai contenté la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages.... +Si Martégas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier +service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce «marrias».</p> + +<p>Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le +déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment.</p> + +<p>Et de Zanette, que pensait-il?</p> + +<p>—Elle n'en saura rien! que perd-elle à cela? Elle n'est pas encore ma +femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se +marier, ont «des adieux à faire».</p> + +<p>Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.</p> + +<p>En traversant le pont de Trinquetaille, le cœur lui battait. La petite +rue où était le café des Arènes s'ouvrait presque en face du pont. Il +eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l'entrée de cette rue, +pour voir «au moins l'endroit». Il alla mettre son cheval à la remise +habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l'heure à +laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près.</p> + +<p>Il décida que trois heures et demie serait l'heure favorable.</p> + +<p>A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges.</p> + +<p>Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise +devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de +couture,—un livre à la main, les <i>Mystères de Paris</i>.</p> + +<p>Il s'arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre.</p> + +<p>En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une +volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur +le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de +leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la +séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c'était +une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la +terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver.... Cette +impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa +presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa +physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le +premier aveu de l'ami.... Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée, +sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la +première fois, s'avança lentement. Il semblait craindre d'être repoussé. +Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, prêt à la retraite, +la jolie tête entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les +lèvres....</p> + +<p>Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source, +est aussi délicieux que l'avant-goût du néant.</p> + +<p>—C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment +est-il possible que tu m'aies quittée! Je le savais bien, moi, que ce ne +pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre!</p> + +<p>Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client.</p> + +<p>—Un verre de vin, la belle.</p> + +<p>Le client but et sortit.</p> + +<p>Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.</p> + +<p>Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps +préparé:</p> + +<p>Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas +qu'elle le sût par d'autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses +griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne +voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu'elle resterait +tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est +qu'il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue +la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là +surtout une marque d'amour de la part de son ancienne maîtresse! Il +comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait +pas,—jamais. Enfin, il l'engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se +fermer à toujours un avenir d'honnête femme. Belle comme elle était, +elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se +compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nommé... +ce Martégas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et +pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre +d'elle-même?...</p> + +<p>—N'est-ce pas que tu n'es pas tombée à celui-là! un homme sur qui +courent tant de mauvais bruits? Réponds! mais réponds-moi donc!... tu +ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux!</p> + +<p>Il la couvait d'un œil ardent.</p> + +<p>Elle, toutes ses mauvaises pensées l'avaient reprise. Elle écoutait, +tête basse, l'air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé, +l'œil en feu,—plus belle encore de sa colère qu'avec son air +tranquille, virginal, de tout à l'heure,—belle d'une autre beauté, +celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la +solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait +l'enfant, la pauvre Zanette.</p> + +<p>—As-tu tout dit? fit-elle.</p> + +<p>—Oui!</p> + +<p>—Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès +d'elle. Tu parles comme un curé! Il n'y a pas à dire tant de paroles. +Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau +sang-froid!... Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis +capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je +ne la détestais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime, +oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aperçois surtout +depuis que tu m'as quittée.... Aux plaines de Meyran, le jour de la +fête,—quand tu m'as insultée,—quand tu m'as dit: «De toi, je m'en +moque!» j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien +dit, j'ai avalé ça! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté, +mais, depuis, je pense à toi, rien qu'à toi, jamais ma pensée ne t'a été +si fidèle. Les hommes? ce Martégas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant +qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltraitée, ton +Martégas, il m'a menacée... j'ai vu le moment où il m'aurait battue!... +Et pourquoi? Pour défendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future! +entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;—je ne lui en veux même +pas, à lui, car c'est à cause de toi que j'ai été injuriée et menacée +par lui, puisque c'est à cause de toi seul que j'ai parlé à cette fille. +Oui, c'est à cause de toi, que j'ai souffert ça!... Oh! Jean! comme tu +as été méchant! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire! +d'être tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte +pas!</p> + +<p>Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant +même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir.</p> + +<p>—Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aimée, je +t'aime.</p> + +<p>Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la +lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue! plus +vivante!</p> + +<p>Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la +bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommençait.</p> + +<p>L'amour qui le reprenait, à cette heure, c'était le mauvais amour, +l'amour purement physique, l'amour égoïste, le plus puissant parce qu'il +est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours +vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement, +il est d'ordre surnaturel, divin,—ou, si l'on veut, idéal. L'amour pur, +unique, éternel, c'est le désir, le songe créé par les cœurs, par les +cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-même. On s'y élève, et +l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche +davantage, le bouvier peut-être, le cœur simple, celui qui suit le +mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères,—ces modèles réels +d'après lesquels se règlent tous les rêves d'affection véritable.</p> + +<p>Le gardian ne se connaissait plus.</p> + +<p>—Ne pleure pas, je t'aime!</p> + +<p>Les larmes lui allaient si bien qu'il était ravi de la voir pleurer! +Loin d'éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait +souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre +d'émotion.</p> + +<p>Chacun d'eux n'aimait que soi.</p> + +<p>Rosseline cria:</p> + +<p>—Alors, laisse-la! ne l'épouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne +veux pas!</p> + +<p>Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte; il crut entendre sa mère +lui dire: «Tu as juré!» il crut la voir lever au ciel ses mains +amaigries, en lui répétant: «Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que +t'a fait cette enfant, pour la tromper lâchement?»</p> + +<p>—Ne l'épouse pas! répétait Rosseline.</p> + +<p>—Pas ça! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas! mais tout le reste, +oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et après mon +mariage, tout ce que tu voudras... tout!</p> + +<p>Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras détendu, +furieux:</p> + +<p>—Compte là-dessus, menteur! La voilà, ton honnêteté! Et ça parle des +autres! ça méprise Martégas! ça me méprise, moi! Ah! je ne suis qu'une +fille,—mais je n'en veux pas, de toi, à ce prix!... Sors d'ici, +menteur! sors d'ici!</p> + +<p>—Rosseline!</p> + +<p>Il restait là, l'air bête, les bras ballants, comme enchaîné d'une +invisible chaîne incassable.</p> + +<p>—Alors, promets que tu ne l'épouseras pas?</p> + +<p>—Pas ça! non pas ça! Ça, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de +malheurs à la fois! je ne peux pas.</p> + +<p>—Alors, prends garde à toi!</p> + +<p>—Que feras-tu donc?</p> + +<p>—Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse. +Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon....</p> + +<p>—Sinon?</p> + +<p>—Prends garde! je ne réponds plus de moi.... Promets-tu?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>Rosseline était hors d'elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie +bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande +haine qui lui venait pour celui qui était là! Elle l'aimait à condition +seulement qu'il servît ses instincts, qu'il lui fût asservi, obéissant, +assimilé.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait +passivement ses instincts.</p> + +<p>Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n'était plus +qu'une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l'œil +démesurément ouvert, lançant la colère....</p> + +<p>Il fit mine de la saisir.</p> + +<p>Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing:</p> + +<p>—Va-t'en! je te tuerais!</p> + +<p>Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à +le provoquer, lui, Jean.</p> + +<p>Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un +lâche! Il la faisait battre par d'autres!</p> + +<p>—Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle.</p> + +<p>Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges +se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de +son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière:</p> + +<p>—Rosseline....</p> + +<p>—Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage....</p> + +<p>—Eh bien? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d'homme +ressaisie.</p> + +<p>—Eh bien... nous verrons!</p> + +<p>Elle hocha la tête d'un air de défi.</p> + +<p>—Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il.</p> + +<p>Il leva les mains. Elle fut contente.</p> + +<p>—Frappe! mais frappe donc! dit-elle.</p> + +<p>Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa +retomber, et reprit froidement:</p> + +<p>—Tu menaces? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J'avais +promis à ma mère de ne plus te parler: j'ai manqué à ma promesse +aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus décidé que +jamais à ne plus même te regarder!... jamais!... jamais!... jamais!</p> + +<p>Il sortit. Une heure après, Martégas entrait.</p> + +<p>—Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai changé d'idée. Arrange-toi +seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, empêche-le, +par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes +fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des +honneurs,—et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais +Zanette... je te le donnerai, tu entends?</p> + +<p>—Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant, +donne-moi à boire.</p> + +<p>C'était l'heure de l'absinthe. Des clients entraient....</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXV" id="XXV"></a><a href="#table">XXV</a></h2> + +<h3>L'ABRIVADE.</h3> + + +<p>L'abrivade, c'est, à l'arrivée des taureaux en Arles,—lorsque, à la +veille d'une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la +surveillance des gardians à cheval,—c'est le jeu populaire qui consiste +à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à +travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des +rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur à affronter le +fauve évadé, s'abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C'est grande +joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux +jeunes hommes de vingt-cinq.</p> + +<p>Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée, +les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des +boutiques! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers, +chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des +milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de +faïence.... Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive +parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles +n'aime pas l'abrivade.</p> + +<p>Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des +portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on +l'assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à +quelque nouvel ennemi,—le pied martyrisé par le pavage en galets +pointus, lui, habitué aux terrains marécageux,—bientôt perd la tête, se +lasse, s'attriste.... Un moment vient où, s'il était dans le cirque, il +serait hué par la foule, et où le dondaïre, le bœuf à sonnaille, +viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos.... Ici, +dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités, +aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des +moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par +la queue, on s'attelera à cette masse lourde, pantelante et +misérable.... Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à +coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais +d'apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête +armée de tous ses moyens naturels,—dégénère ici en vilenie....</p> + +<p>M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines sévères pour +les forcenés de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour +les arrêter, avait été d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une +forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au +toril. Et l'entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs +qu'il surveillerait l'arrivée lui-même et que le gardian coupable de +négligence serait mis à l'amende—ou ne serait pas payé. Ces mesures +n'avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent, +moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts. +Martégas devint leur complice.</p> + +<p>Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employé, d'empêcher l'abrivade, +eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il +y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était +destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d'autres bêtes qui +avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques, +ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que +les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée +de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.</p> + +<p>Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants, +même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l'endroit où +elle aboutit au Rhône.</p> + +<p>La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de +la ville. Beaucoup des étroites rues d'Arles tombent perpendiculairement +sur ce boulevard. L'entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen +de charrettes renversées.</p> + +<p>Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois +traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour +remonter la lice.... Arrivés là, en face d'une foule éparpillée mais +nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en +ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur +les flancs d'un escadron, lancèrent la manade au galop.</p> + +<p>...La foule, dispersée déjà, s'éparpille encore. Chacun court derrière +un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri +inquiétant derrière lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes, +aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes. +Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que +les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du +troupeau, les amateurs déterminés s'acharnent à attirer contre eux, en +agitant quelque lambeau d'étoffe rouge, le taureau qu'ils veulent +entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l'heure, +barrait l'ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La +ville est ouverte!...</p> + +<p>—Li biooù! li biooù!...</p> + +<p>Un hurlement suit la galopade noire.</p> + +<p>—Les taureaux! les taureaux! Zou! à celui-là! Zou! à celui-ci! Li +biooù! li biooù! Zou! zou!</p> + +<p>Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau.</p> + +<p>—Zou! zou! à celui-ci!</p> + +<p>Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un +taureau....</p> + +<p>La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur +son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les +mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;—et +derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux +gardians.</p> + +<p>Martégas n'avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne +montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux.</p> + +<p>Le taureau était tout près de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour +l'y faire entrer. Déjà la rue, jusqu'au fond, s'épouvantait; les +boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux +fenêtres.... L'alarme était donnée.</p> + +<p>—Martégas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il +entre dans la ville!</p> + +<p>—Je l'empêche de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Martégas, +je n'ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant.</p> + +<p>Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer à l'entrée de la rue, la +lance haute.</p> + +<p>—Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d'un ton gouailleur. +Attention, vous autres!</p> + +<p>Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au +milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône....</p> + +<p>—Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu'un.</p> + +<p>—Zou, à lui, donc, Martégas! cria Pastorel.</p> + +<p>Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne +bougea pas.</p> + +<p>Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours +courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe, +puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté... échappant ainsi au taureau +qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut +alors derrière lui, l'excitant à fuir dans la direction des Arènes.</p> + +<p>Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec +eux:</p> + +<p>—Aux Arènes, donc, grand lâche! fais ton devoir! lui cria-t-il.</p> + +<p>Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à +fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre +derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde.</p> + +<p>—Tu me la paieras, celle-là! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel +et le taureau.</p> + +<p>—Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course.</p> + +<p>Martégas, sa lance en arrêt, essaya d'en piquer Pastorel au flanc. +Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du +trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart +à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de +nouveau à la croupe, si rudement, que l'animal effaré, en trois bonds +désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires, +des quolibets des assistants.</p> + +<p>Et Martégas entendit ce cri de Pastorel:</p> + +<p>—Et de deux, mon homme!</p> + +<p>Il comprit. C'était une allusion à la chute qu'il avait faite en +poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté!... La rage de +Martégas fut terrible.</p> + +<p>—Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai!</p> + +<p>—Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit à l'improviste le +brigadier, qui l'aida à se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout +vu, de loin.</p> + +<p>Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Arènes antiques.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXVI" id="XXVI"></a><a href="#table">XXVI</a></h2> + +<h3>AUX ARÈNES.</h3> + + +<p>Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles, +apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'église Saint-Trophime +et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là +représentées dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'église, +l'autre par le cirque.</p> + +<p>Si le Parthénon exprime l'âme de l'Attique, il n'est pas vrai de dire +qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'âme de la Rome païenne.</p> + +<p>Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument +de la Force.</p> + +<p>L'église est dédiée à la charité, à l'amour; le cirque à la férocité.</p> + +<p>L'église s'élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme +une aspiration des âmes; elle monte prendre un peu de ciel dans la +dentelle de ses clochers ajourés; le cirque étale, écrase, aplatit sa +rampante ellipse aux gradins massifs, comme un vœu bestial de +s'attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise.</p> + +<p>Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps où la Force impitoyable +s'entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la +guerre et la mort, l'univers physique.</p> + +<p>Magnifiques, les arènes d'Arles, ellipse énorme, formidable, couronne +faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels +les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux, +semblent des joujous d'enfant.</p> + +<p>Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les +emplissait.</p> + +<p>Peut-être n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première +course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille +spectateurs, en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger.</p> + +<p>Il faut songer que les gradins des arènes d'Arles offraient, avant +d'être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres; ils +pouvaient alors recevoir jusqu'à vingt-six mille spectateurs.</p> + +<p>En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans +à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu +construites, à l'intérieur des arènes, aux époques où les habitants s'y +réfugiaient comme dans une forteresse.</p> + +<p>L'antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains +aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu'aux +bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle +s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.</p> + +<p>Le fond était à peu près libre; c'était l'arène que traversaient des +gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère +gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu, +et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un +bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait, +et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en +une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en +une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame; un appel, +un cri strident se détachaient de la rumeur. C'était encore comme un +bourdonnement de cuve bouillonnante.</p> + +<p>Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'étaient assis du côté de +l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte, +de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie +de l'arène, s'y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la +poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue +impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui +tout à l'heure elle devait monter.</p> + +<p>Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des +vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là, +effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements +d'énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait, +bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades....</p> + +<p>De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables +paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu:</p> + +<p>—Oh! oui! ça tombe!—Il pleut du feu, hé?—Quel monstre de soleil!—Un +four véritable!—La pierre bout.—Mon échine est une gouttière.—De ce +chaud, mon homme!</p> + +<p>C'était comme un enfer joyeux.</p> + +<p>Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune, +bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes, +papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des +vêtements.</p> + +<p>Des milliers et des milliers d'éventails, dans des milliers et des +milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant +alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourmentées +d'une forêt de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans +cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements +menus et innombrables donnait une sorte de vertige.</p> + +<p>Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient +durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil, +voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de +l'arène et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intolérable +chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits +étincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils +apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de +Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui +vibrait partout, jusqu'à l'horizon infini....</p> + +<p>Rosseline avait trouvé place du côté de l'ombre. Zanette aussi, avec son +père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans +la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, séparées qu'elles étaient par +une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et +d'oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre.</p> + +<p>Cependant la foule commençait à s'impatienter. Qu'attendait-on, pour +lâcher le premier taureau? Des spectateurs, fatigués du soleil, +quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les +couloirs circulaires, traversés d'un peu d'air, dans le labyrinthe +ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des +gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix, +demandant: «Les taureaux! les taureaux!»</p> + +<p>Beaucoup descendaient dans l'arène, la traversaient, s'y arrêtaient, +contents d'être sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'être, +eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les +barrières s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice +de Martégas, qui en avait la surveillance.... Un taureau était entré +dans l'arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir +devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant +l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'à ce que tous eussent +franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui +s'inscrit dans l'antique muraille de pierre....</p> + +<p>Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L'amateur à +son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le +rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes +vers le ciel....</p> + +<p>—Un autre! Zou! Un autre!</p> + +<p>Le dondaïre, le bœuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou. +Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu'elle +fut réjouissante.... Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait +d'entrer pour la première fois, l'impression d'un rêve à coup sûr +nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces +milliers d'hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il +n'avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits, +prolongés à l'infini par la mer....</p> + +<p>Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni +moins étonnés. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers +ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des bêtes pareilles. +Quelques-uns allaient dans l'arène promener leur parasol et leur complet +de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec +leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique, +pendant que d'autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du +pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans +la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait à tourner la tête +de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti.</p> + +<p>Des touristes parisiens disaient avec mépris: «C'est ça, leurs courses?»</p> + +<p>—Attendez la course espagnole.... On mettra à mort plusieurs taureaux. +Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-être crever un homme, +au moins un cheval en tous cas!</p> + +<p>—A la bonne heure!</p> + +<p>Un cinquième taureau entra tout à coup d'une si furieuse allure qu'un +grand murmure de satisfaction s'éleva partout. On eût dit qu'un souffle +du désert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de colère et de +liberté....</p> + +<p>Un promeneur, attardé dans l'arène, fut effleuré par les cornes au +moment où il franchissait la barrière. On n'eut que le temps de saisir +ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de +l'enlever....</p> + +<p>—Ah! ah!—Enfin!—Un vrai, celui-là!...—A qui le tour?</p> + +<p>L'arène était vide.</p> + +<p>L'ami de Martégas, Cabrol, chargé d'ouvrir la barrière, avait lancé +d'abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d'obtenir un +brusque contraste, lorsqu'il lâcherait un taureau vaillant. Même les +jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en +scène.</p> + +<p>Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout +entière à un acteur qui n'avait pas accepté de rôle appris. Il +connaissait le cirque, ce taureau-là; il y avait été piqué plus d'une +fois par des banderilles enflammées; il savait quelle malice froide +assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des +barrières infranchissables, s'apprêtaient à jouir de ses impatiences, de +ses rages, de l'inutilité de ses armes....</p> + +<p>Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le +soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'arène, il +regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces +hommes assemblés, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se +fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux +pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de liberté +qu'apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer....</p> + +<p>Rien ne venait!... Il était captif, le petit taureau noir, le fils des +vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes, +d'où tombaient sur lui des huées, des cris, d'impatients désirs de mort +même, car beaucoup appelaient de leurs vœux la course espagnole, la +«vraie course», celle où toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle où +le spectateur tue, par le consentement du cœur, et jouit en sécurité +des souffrances d'un être moribond, homme ou bête... sous le noble +prétexte d'admirer le courage d'autrui.</p> + +<p>Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense arène blanche, le petit +taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés, +attendait sa destinée, fièrement, tête haute; il redressait ses cornes +affilées, toutes prêtes...—«Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils +vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau +inventeront-ils? Je les redoute, mais je les méprise; je saurai +souffrir, mais qu'ils se gardent!» Et il défiait.</p> + +<p>Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à +coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il +étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant.... L'animal avait +au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait +manqué son coup.</p> + +<p>Six ou sept fois il recommença sans succès.</p> + +<p>Alors une huée s'éleva; on se moquait de l'homme.</p> + +<p>Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à +fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse.... +L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru +l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'arène +attira l'attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur +son nouvel adversaire. C'était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à +Zanette: «La première cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer +l'autre...»</p> + +<p>Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment +prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l'arène et, aussitôt, +regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne +parvint pas à la voir, bien qu'il l'eût placée lui-même.... Il ne la vit +pas, mais il se savait regardé.</p> + +<p>Pour lui, le prix de la lutte, c'était Rosseline.</p> + +<p>Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue +autour des reins.</p> + +<p>Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre +son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de +ramasser.</p> + +<p>Son idée était d'appeler l'attention du taureau au moment décisif où +Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en +effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas, +et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant +aussitôt sa manœuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les +deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les +chargea à fond de train.</p> + +<p>Martégas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit même, +sans parvenir à l'arracher.... Il la toucha au moment où le taureau +baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette +tête, entre les cornes, et, lancé en l'air par la détente de la +puissante encolure, il retombait légèrement derrière l'animal.</p> + +<p>Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière, +toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse.</p> + +<p>Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les +éventails étaient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte +de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu +où respiraient vingt mille poitrines.</p> + +<p>Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalité +entre les deux hommes et qu'ils cherchaient à se nuire l'un à l'autre. +Pour tout le monde l'intérêt du spectacle était puissant; il était plus +saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.</p> + +<p>Le pesant Martégas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en +prenant la cocarde; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de +Pastorel....</p> + +<p>Il courut au taureau.</p> + +<p>—Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement à Pastorel, +je l'ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu!</p> + +<p>Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu'échangeaient les +deux rivaux.</p> + +<p>—Bête brute! dit Pastorel, haussant les épaules.</p> + +<p>Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'écartèrent en +même temps chacun d'un côté. Tous deux avaient étendu le bras.... Les +doigts de Pastorel touchèrent la cocarde... mais au moment où ils +allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de +Martégas.</p> + +<p>—Prends garde à toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu +y laisseras quelque chose!</p> + +<p>—Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, répliqua l'autre.</p> + +<p>Le taureau, distrait là-bas, au bout de l'arène, par des gens qui, à +l'abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne +pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux.</p> + +<p>Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds. +Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de +s'en servir pour couper la cordelette qui, attachée d'une corne à +l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la +cocarde désirée.... Quand il avait touché la cocarde, tout à l'heure, il +avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la +trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein +poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'à se +forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs +doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de +se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par +la cordelette même.</p> + +<p>Pastorel crut à une menace.</p> + +<p>—Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indigné.</p> + +<p>Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il +l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait +attiré violemment à lui, et d'un coup d'épaule, il l'envoya rouler au +milieu de l'arène.</p> + +<p>La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité +haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un +autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux.</p> + +<p>Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que +Pastorel ne serait qu'à elle,—ou sinon... malheur!</p> + +<p>—Eh bien, quoi? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a +bien fait! Regarde, il est sûr de lui.</p> + +<p>A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le +taureau revenait à la charge et courut d'abord à Martégas, qui s'était +relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l'honneur +de prendre la cocarde. Dans son cœur, il voulait, à ce moment, en finir +avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l'arracha en +effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et à peine la +bête furieuse s'était-elle éloignée, qu'on vit Pastorel couché contre +terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait +pas voir, c'était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de +l'amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un +grand cri, s'évanouissait.</p> + +<p>Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur. +Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu +Martégas, frapper par derrière, d'un coup de couteau, son rival +victorieux.</p> + +<p>Zanette, la petite chrétienne, s'était évanouie, d'horreur et de +compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour.</p> + +<p>La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris +et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle +regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de +sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule, +en cette minute, faisait palpiter ces milliers de cœurs suspendus au +drame incompréhensible pour eux.</p> + +<p>Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment, +d'une scène qui d'ailleurs se déroula rapidement.</p> + +<p>Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de +folie furieuse, revint tout de suite à lui-même; il vit, dans un +éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de +la barrière, confiée à Cabrol; il y courut, pour s'évader de ce cirque +où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime!... La barrière +s'ouvrit en effet.... Le dondaïre, près d'être lâché dans l'arène, +allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le blessé, +mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Martégas +pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la +porte. Trop tôt! car Martégas recula; le gendarme, entraîné, voulut le +suivre dans l'arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de +Martégas, empêcha le dondaïre d'entrer dans le cirque.... Le taureau +furieux accourait....</p> + +<p>Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif +devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une +innovation, à une surprise, à une pantomime d'hippodrome. Il y eut +quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à +entrer dans l'arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle +ingénieux,—les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire!</p> + +<p>Le père de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emporté sa +fille évanouie.</p> + +<p>Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de +la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien +réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais: «C'est moi, moi +seule, la cause de tout!» Et il lui semblait qu'elle était grande, très +grande. Peut-être l'était-elle en effet. Avec son beau profil antique, +blanc comme un marbre, sculpté en médaille,—avec sa joie à vivre, à +sentir, fût-ce au prix du sang,—qu'était-elle, sinon la digne +descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'était-elle, +sinon l'âme même, l'âme revivante du cirque mort, l'esprit du temple de +férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère?</p> + +<p>Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur, +cette idée de gladiateur: «Je suis un héros! Que de monde pour me voir!» +Et il s'était redressé.</p> + +<p>Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l'ennemi que désignait +sa forme singulière....</p> + +<p>Alors, la foule se mit à s'amuser.</p> + +<p>—Lou bioù! lou bioù! Attention! Vive la gendarmerie!—Brigadier! tu +n'as pas raison!...</p> + +<p>Le gendarme, pour courageux qu'il fût, n'avait qu'une chose à faire. Il +la fit. Il battit en retraite....</p> + +<p>Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme +disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de +nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre +devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y +parvint et fit le tour de l'arène au galop, avec ce trophée grotesque.</p> + +<p>Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante +pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que +le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile.</p> + +<p>Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la +réflexion, une stupeur l'envahit. Il était là, debout, hagard, l'œil +fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que maître +Augias lui avait dit: «C'est toi qui as tué le gardian Peytral!» Une +fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des +gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce +Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d'un peuple entier! d'un +peuple de témoins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put +supporter l'idée de la prison étroite, d'un toril où il serait enfermé +longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne +l'effrayait plus que la mort....</p> + +<p>Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s'était amusé, +chargea l'assassin, Martégas, sous tous ces milliers d'yeux avidement +dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas,—se +laissa tomber en avant sur les cornes affilées... qui, toutes deux, lui +crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup.</p> + +<p>Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruauté satisfaite, avait +jailli de vingt mille poitrines à la fois.</p> + +<p>Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut +surhumain. On eût dit que l'esprit de la ruine immense se réveillait +tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec +tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes, +en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé +comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer +dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves +primitifs secoua ces milliers d'êtres humains redevenus brutes à la vue +du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles, +enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au +faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme +s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni Jésus mis +en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s'il n'y avait +aujourd'hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie +de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises +bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les +vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il +n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni +Notre-Dame-d'Amour!</p> + +<p>Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que +les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux.</p> + +<p>Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de +païens modernes s'en alla, plus d'un spectateur résumait ainsi la +journée:</p> + +<p>—En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de +longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort, +celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien... +un coup de couteau mal donné.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXVII" id="XXVII"></a><a href="#table">XXVII</a></h2> + +<h3>LE GRAND JOUR.</h3> + + +<p>Martégas était mort. Pastorel n'était blessé que légèrement. Avec l'aide +de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite guéri.</p> + +<p>Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas! le coup +de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l'amour +brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même; il voulait être +marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le +mariage, puisqu'il serait accompli; être sûr de ne pas lui sacrifier la +jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et +moins fort! Surtout, il voulait contenter sa mère.</p> + +<p>—Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec +toi, en croupe, sur le Sultan?</p> + +<p>—Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-là seulement! +Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai +promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'à te voir sur une telle +bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles +meurent de jalousie!</p> + +<p>Ce grand jour arriva. Comme ils se l'étaient promis, ils le firent: ils +allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur +le Sultan, suivis d'une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves, +la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit +feutre bien planté sur la tête,—et chacun ayant en croupe, sur son +blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arlèse. Le père Augias, la mère +Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles. +Cela fit un superbe cortège. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le +quai, à l'entrée du pont.</p> + +<p>Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui +tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout +d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la +dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur +Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur +qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son +fiancé, son époux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards +eussent été des couteaux, ils l'auraient percée à mort!...</p> + +<p>On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.</p> + +<p>En tête, marchait Sultan qu'on suivait à distance respectueuse. Sur les +petits pavés pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller à +Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds +sans fer; il y écaillait sa corne; et de temps en temps, virant sur +lui-même, il semblait valser.</p> + +<p>—C'est, disait-on, sa danse de noce!</p> + +<p>On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie; il n'était plus +question que de l'église.</p> + +<p>Le vieux porche de l'église regardait venir cette cavalcade. On était en +août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre, +entre les têtes des saints sculptés dans l'ogive. Les statues mutilées, +sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher +des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles +semblaient dire l'indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître +antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait +pour des épousailles.</p> + +<p>Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de +ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé +par un gardian ami de Pastorel; il fut promené à la main, sur les lices, +aux Aliscamps, et la ville entière vint l'admirer.... Rosseline osa +l'approcher un peu, par côté, lui flatter l'encolure et même la croupe. +Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles.</p> + +<p>En riant, elle disait au cheval:—C'est un gueux, ton maître.</p> + +<p>Pendant ce temps, dans l'église, Pastorel était bien distrait!</p> + +<p>A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers +Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse.</p> + +<p>Rosseline l'avait ressaisi tout à l'heure, d'un regard. Il avait, sous +le coup d'œil ensorcelé qu'elle lui avait lancé, frémi dans tout son +être; Zanette ne s'y était pas trompée.</p> + +<p>Et voici qu'au moment solennel où il s'engageait à aimer Zanette, une +enfant... une véritable enfant,... à l'aimer comme sa femme, à la +protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,—se +jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement! Pour sûr, il +irait encore à l'autre, à celle qu'il détestait d'amour, à celle qui +l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!... +N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?...</p> + +<p>«A quoi bon ces pensées... c'est trop tard maintenant!» se dit-il. Et il +détourna son esprit de sa destinée; il fit comme ceux qui, menacés d'une +mort inévitable, ferment les yeux....</p> + +<p>La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la +bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter.</p> + +<p>Habitué à ses folies:</p> + +<p>—Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq +minutes seulement.</p> + +<p>Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là, +sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena +vers le champ où se tient à l'ordinaire le marché aux chevaux, aux +Aliscamps—dans l'allée sablonneuse et isolée que bordent les +sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et +de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante, +c'est-à-dire à Notre-Dame-d'Amour, <i>Deiparæ adhuc viventi</i>.</p> + +<p>Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On prétendit que +les vieilles rancunes du cheval syrien s'étaient tout à coup exaspérées. +Jean était parvenu à le monter, mais l'animal furieux l'avait envoyé se +briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est là +qu'on le trouva, évanoui, mourant.</p> + +<p>Quant à Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts +peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son +épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la +tête du cheval qui, frappé à l'épaule, s'arrêta net et fut repris par +les gardians accourus.</p> + +<p>Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore. +Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l'avait marié, et +qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean +Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, déposé +dans un char à bœufs, et toute une longue journée, le char funèbre +chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de +Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la +carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours +vêtue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter.</p> + +<p>Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne +pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur, +craignant la folie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a><a href="#table">XXVIII</a></h2> + +<h3>UNE VENDETTA.</h3> + + +<p>Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'être quand, à +quelques jours de là, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant, +avaient voulu acheter à Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le +bruit de sa mort.</p> + +<p>—Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait +froid.—Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous +le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le.</p> + +<p>Quatre gardians arrivaient, les témoins de son mariage. Ils avaient des +fusils. Ils étaient venus en chassant.... C'est du moins ce que les +messieurs pensèrent alors.</p> + +<p>—Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. Dépêchons. +Mon père est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval à +présent est mien... et la mère de Jean et moi, sa mère et moi, toutes +deux... nous sommes d'accord.</p> + +<p>Les messieurs étaient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et +sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un +air de résolution farouche, de douleur irritée, de cruauté vengeresse.</p> + +<p>Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait +voulu détacher elle-même dans l'écurie, sans terreur, sans prendre +aucune précaution.—«S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai +Jean...»</p> + +<p>—Le cheval, le voilà! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le +regarder....</p> + +<p>Elle l'attacha à l'arbre où, d'ordinaire, l'attachait son maître. Le +Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait +fait, sachant peut-être par lui-même que la vengeance est attisante, +pointait et renâclait. Il tirait sur la corde, à la rompre.</p> + +<p>Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'était en effet une +admirable bête, le cheval même de Saladin.</p> + +<p>—Cinq mille francs! dit l'officier tout à coup, plein de convoitise.</p> + +<p>Alors, toute pâle, sa petite lèvre frémissante, l'œil dur:</p> + +<p>—Il a tué mon fiancé: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il +mourra. Morte la bête, mort le venin!</p> + +<p>Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de mépris.</p> + +<p>Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous +l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit +la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arrêta, +frappé de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins +épars, montrant une dernière fois, en plein ciel bleu, le profil de sa +beauté syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut +jeté au fleuve, le même soir, charrié par le Rhône, emporté vers la +mer....</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIX" id="XXIX"></a><a href="#table">XXIX</a></h2> + +<h3>NOTRE-DAME-D'AMOUR.</h3> + + +<p>Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène:</p> + +<p>—Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait +d'arriver,—mère, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la +douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux +plus croire à Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute +petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqué de la prier, chaque +matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait? +Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle protégé de la haine de +Martégas, qu'afin de le faire mourir plus méchamment tué par son +cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, mère! +il n'y a pas de Bonne Mère!</p> + +<p>Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu'elle +perdait, en même temps qu'un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu'elle +croyait avoir dans le ciel.</p> + +<p>—Non! non! il n'y a pas de Bonne Mère! non! il n'y en a pas! il n'y en +a pas!</p> + +<p>Les deux femmes étaient assises tout près l'une de l'autre. La vieille +prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au +ciel ses yeux creux.</p> + +<p>—Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le curé des +Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime; +il m'a parlé, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur, +mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on +savait «les raisons pourquoi», on se résignerait toujours. Le mal qui +nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m'a +dit comme ça: «Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard, +ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes!» Il a +raison, le curé.... Les hommes, c'est faible. Ayez pitié de nous, +Notre-Dame-d'Amour!...</p> + +<p>La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une +sorte d'exaltation mystique. Elle reprit:</p> + +<p>—Tu ne sais pas, petite? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout +ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres +s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à +Notre-Dame-d'Amour. Là, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre +ce qui est à Elle.... Viens avec moi, Zanette.</p> + +<p>—Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule, +mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là, +à côté.</p> + +<p>Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été +déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs, +posée le cuir en dessous, les panneaux en l'air, écartés.</p> + +<p>La selle dormait là, sur les sacs.</p> + +<p>La vieille femme s'en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup +elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut....</p> + +<p>—Qu'y a-t-il, mère?</p> + +<p>—Regarde!</p> + +<p>Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le +rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un +petit caillou à pointes aiguës.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je +comprends! je devine!... Cela vient pour sûr de cette Rosseline!</p> + +<p>La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race +descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de +légendes et de chansons très anciennes:</p> + +<p>—Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle.... C'est son âme!...</p> + +<p>Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une +résolution sans merci se voyait «dans toute elle».</p> + +<p>—Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d'elle!</p> + +<p>—Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre +cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus +que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison: on ne sait pas +tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la +permission de là-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi.... +Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose à te dire, que je ne dois +dire que là.</p> + +<p>Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame +d'or.</p> + +<p>La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute +révoltée, en fit autant.</p> + +<p>La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée, +ses yeux levés brillant sous l'arcade sourcilière profonde, prononça, en +manière de prière et de lamentation funèbre:</p> + +<p>—Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun +de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous!... Puis-je +laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa mère, que +je garderai de tout mal, et que je marierai, j'espère, à quelque autre +de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,—puis-je la laisser, +cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que +vous lui retiriez votre bénédiction à jamais? Non! non! Et mon fils ne +l'a pas voulu. Hélas! et il faut, il faut, pour la punition de mes +fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de +mon propre enfant, de mon malheureux enfant!</p> + +<p>Zanette étouffait, croyant deviner déjà.</p> + +<p>La vieille femme poursuivit:</p> + +<p>—Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le +moyen de cette femme... à qui, en votre nom, nous devons pardonner... +c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, juré +sur l'image, et sur le rameau bénit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a +dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il +a dit en mourant: «J'ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher, +j'ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma +fiancée, monsieur le curé, que je n'étais pas sûr de moi. Mieux vaut +peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus +grands malheurs!» Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, à cette +petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d'Amour!...</p> + +<p>Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée.</p> + +<p>La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices +corses:</p> + +<p>—Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils +l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son cœur, en désirant avec +amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir +l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans +avoir horreur de lui-même!</p> + +<p>Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se +rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le +regard de Rosseline, à l'arrivée en Arles, le jour du mariage.... Ce +frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce +jour-là, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si +Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l'avait si +visiblement protégé, c'est qu'il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans +son cœur à Rosseline... tandis que, le jour même du mariage, il avait, +sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux côtés +mêmes de sa fiancée!</p> + +<p>La vieille se lamentait toujours:</p> + +<p>—Il courait à la faute! il serait retourné au péché mortel! Et vous, +qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu'il meure, qu'il meure pour +son salut plutôt que de vivre pour le péché!... Vous me l'avez repris, ô +Notre-Dame-d'Amour! que votre volonté soit faite, que votre saint nom +soit béni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, ô +Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait où cette femme l'aurait conduit! Hélas! +où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte!</p> + +<p>Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait +l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleuré, lorsqu'elle était +toute petite. Et voici qu'à son tour, à l'exemple de la vieille, elle +parlait, en même temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle +répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et +ses gémissements:</p> + +<p>—Pardon! pardon, de vous avoir reniée, d'avoir douté de vous, ô +Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de +lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fidèle, +ô Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne +Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd'hui, comme +autrefois ma mère m'avait vouée aux Saintes Maries qui m'avaient +délivrée d'une mauvaise fièvre.... L'amour pour moi a été méchant; je +n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, ô Notre-Dame. Ma +petite sœur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh +bien, alors, ses enfants, ô Madame! deviendront les miens, je vous +promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai à jamais +dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à +vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère!</p> + +<p>Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la +voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives:</p> + +<p>—Protégez-nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...</p> + +<p>—Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d'Amour....</p> + +<p>—Sauvez, s'il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d'Amour!...</p> + +<p>—Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d'Amour!...</p> + +<p>—Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> + +<table summary="œuvres"><tr><td> +OEUVRES DE JEAN AICARD<br /> +<br /> +<br /> +<b>POÉSIE</b><br /> +<br /> +POÈMES DE PROVENCE<br /> +LA CHANSON DE L'ENFANT<br /> +MIETTE ET NORÉ<br /> +LE DIEU DANS L'HOMME<br /> +AU BORD DU DÉSERT<br /> +LE LIVRE DES PETITS<br /> +L'ÉTERNEL CANTIQUE<br /> +VISITE EN HOLLANDE<br /> +LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR<br /> +<br /> +<b>THÉATRE</b><br /> +<br /> +SMILIS<br /> +PYGMALION<br /> +AU CLAIR DE LA LUNE<br /> +LE PÈRE LEBONNARD<br /> +OTHELLO<br /> +DON JUAN<br /> +<br /> +<b>ROMAN</b><br /> +<br /> +ROI DE CAMARGUE<br /> +PAVÉ D'AMOUR<br /> +L'IBIS BLEU<br /> +FLEUR D'ABIME<br /> +DIAMANT NOIR<br /> +L'ÉTÉ A L'OMBRE<br /> +<br /> +</td></tr> +</table> + +<h3>2242-95.—<span class="smcap">Corbeil</span>. Imprimerie <span class="smcap">Éd. Crété</span>.</h3> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR *** + +***** This file should be named 18627-h.htm or 18627-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/6/2/18627/ + +Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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